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1814, 10-12, t. 61, n. 664-666
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MERCURE
DE
FRANCE ,
JOURNAL LITTÉRAIRE ET POLITIQUE.
61
TOME SOIXANTE - UNIÈME
VIRES
ACQUIRIT
EUNDO
.
A PARIS ,
CHEZ ARTHUS - BERTRAND , Libraire , rue Hautefeuille
, nº . 23 , acquéreur du fonds de M. Buisson ,
et de celui de Mme. Ve. Desaint .
1814.
1
THE NEW YORK
PUBLIC LIBRARY
885115
ASTOR, LEPOX AND
TILDEN FOUNDATIONS
1905
DE L'IMPRIMERIE DE FAIN , rue de Racine ,
place de l'Odéon .
TABLE
MERCURE
DE FRANCE .
N° . DCLXIV . - Octobre 1814.
POÉSIE .
1 ءو .
MARIE - STUART , REINE D'ÉCOSSE ,
PRÊTE A MONTER SUR L'ÉCHAFAUD .
ÉLÉGIE.
L'ARRÊT est prononcé. L'heure fatale arrive .
L'envie a mis le comble à ses emportemens.
Ce cachot ténébreux , de mon âme plaintive
Bientôt n'entendra plus les vains gémissemens .
Je souscris à mon sort. Divine Providence ,
D'un coeur respectueux j'adore tes desseins.
Tu vois du haut du ciel mes juges inhumains
Fouler aux pieds ma crédule innocence ,
Fouler aux pieds les droits des Souverains .
Reine du firmament , ô Marie ! ô ma mère !
Prends pitié de ta fille , en ce terrible instant.
D'un monde trop chéri montre- lui le néant ,
La félicité mensongère ,
Et le perfide attachement .
.......
1
MERCURE DE FRANCE ,
Née au sein des plaisirs , j'ai régné sur deux trônes
Qu'environnaient la gloire et la splendeur ;
Et celle dont le front vit briller deux couronnes ( 1)
Ne reçoit qu'en tremblant le painde la douleur.
Dans la captivité j'ai vu périr mes charmes ;
Dans la crainte on l'espoir j'ai perdu mes beaux jours.
Les peuples et les Rois me devaient leur secours :
Ils ne m'ont donné que des larmes !!
Toi seule , Vierge sainte , o source de bonté !
M'as tenu lieu de tout en ma chute effroyable;
Je t'invoquais souvent : et ta main secourable
M'envoyait la constance et la sérénité.
Toi ,dont l'oeil pénétrant lit au fond des abîmes ,
Demon coeur ingénu tu connais les erreurs .,
Ma jeunesse imprudente a causé mes malheurs :
Mais ce coeur est exemptde crimes,
Etde remords et de terreurs .
Q'une Femme implacable , en son délire extrême
S'efforce de couvrir d'indignes attentats :
Mes trésors envahis , mon frêle diadème
De la tombe , où je cours , ne l'affranchiront pas.
Tout un peuple abusé , pressé sur mon passage ,
Peut-être me réserve un farouche mépris;
Peut-être Élisabeth , enflammant les esprits ,
Amontrépas sanglant veut joindre encor l'outrage ! ....
De cet affreux calice , & mère de douleur !
J'accepte l'amertume , et la boirai sans peine .
La hache des bourreaux peut frapper une Reine:
Elle a frappé monMaître etmon Sauveur.
Nem'abandonne pas , au terme du voyage ;
Imprime sur mon front ta sainte majesté.
Que l'univers ému , que la postérité
Connaissent ma candeur à mon noble courage.
(1) Cette princesse était Reine douairière de France , dès l'ige de 17 ans .
OCTOBRE 1814 . 5
J'ai vécu dans les pleurs , je vais mourir en paix.
Je vais revivre en toi , près de toi , Vierge auguste:
Ta couronne m'attend ; et mon supplice injuste
Est le plus glorieux , le plus grand des bienfaits ,
Où se puisse élever l'espérance du juste.
(Beati qui lugent , quoniam ipsi consolabuntur. )
ÉVANG.
ota. Cette pièce parut dans le recueil des Jeux Floraux , en 1806 ,
uteur , en 1808 , eut l'honneur d'en adresser des exemplaires à S. A. R.
AME , Duchesse d'Angoulème , par l'intermédiaire de sa dame lecen
Allemagne.
LE MÉRITE ET LA DIGNITÉ DES FEMMES ,
Imité d'une ode de SCHILLER (1).
VIENS m'inspirer , muse , chantons les femmes !
Au vrai bonheur elles rendent nos âmes
Et de l'amour forment les noeuds charmans.
De la pudeur suivant toujours les traces ,
Nous les voyons sous le voile des Grâces
Nourrir le feu des plus purs sentimens .
Des passions orageuses
Souvent le triste jouet ,
L'homme aux chimères flatteuses
Livre son coeur inquiet.
Ilne craint point de naufrage ;
Et, jusqu'au delà des cieux ,
Il poursuit toujours l'image
De son rêve ambitieux.
Mais la beauté , d'un regard favorable ,
Ases genoux ramène le coupable
Qui s'éloignait de la félicité.
Dans ses revers , une épouse , une amante
Cette ode , qui jouit d'une grande réputation en Allemagne , est
e sur un air fort ancien , qui se vend chez Nadermann. L'auteur
éde conserver jusqu'au rhythme de Schiller et la disposition de šes
s.
6 MERCURE DE FRANCE ,
)
Tarit ses pleurs d'une main caressante :
Pour lui , la femme est une déité.
Enivré de sa puissance ,
L'homme détruit ce qu'il fait :
Fier de son indépendance ,
Jamais il n'est satisfait.
Foyers de mille tempêtes ,
Ses passions , dans leurs cours ,
De l'hydre sont les cent têtes ,
Elles renaissent toujours .
Mais du plaisir , les femmes plus légères
Savent cueillir les roses passagères
Et par leurs soins prolonger ses instans.
De notre vie égayant le voyage ,
Nous les voyons semer sur ce passage
Des fleurs , qu'hélas ! fletrit bientôt le temps.
L'homme en proie à ses caprices
Tombe d'erreur en erreur.
Il ignore ces délices
Que fait naître le bonheur .
Il avance dans la vie
Tout vient le dissuader....
C'est quand sa course et finie
Qu'il voudrait rétrograder .
La femme , ainsi qu'une lyre sonore ,
Qu'un zéphyr frappe et fait vibrer encore ,
Soudain palpite et s'ouvre au sentiment.
Fort d'un pouvoir qu'elle ignore peut- être ,
Son coeur qui semble attendre tout d'un maître ,
Sait l'enchaîner même en le proclamant .
Vainement l'homme s'efforce
De se créer des plaisirs ;
Il ne connaît que la force
Sans connaître ses désirs .
Ses passions ennemies
Se livrent mille combats :
Où dominent les Furies
Les Grâces ne règnent pas.
Par le comte de PROFST-D'EPPE .
1
OCTOBRE 1814. 7
UNE MÈRE A SON FILS .
J'ÉPROUVE le plus doux transport ,
Mon fils , je vois cesser l'orage.
Croîs sous mes yeux , toi que le sort
Condamnait un jour an ravage.
Ah ! c'en est fait , je puis sentir
Tous les charmes de la tendresse :
D'amers soucis pour l'avenir
N'empoisonnent plus mon ivresse .
Ta famille , au sein de la paix,
Verra les jeux de ton enfance ,
Et pour elle , nouveau progrès
Sera nouvelle jouissance.
Mon fils , lorsque tu toucheras
L'âge brillant de la jeunesse ,
La guerre , an moins , ne viendra pas
Te ravir à notre tendresse .
Je veux couronner ton bonheur ;
De ce soin je serai jalouse ;
Tu resteras près de mon coeur ,
Et je verrai ta jeune épouse.
DeMars ne grossis point la cour :
Dédaigne la gloire des armes ;
La victoire qui dare un jour
Coûte souvent dix ans de larmes.
Sous un conquérant inhumain ,
Neva pas désoler la terre.
Ah! je désire que ta main
Ferme un jour les yeux de ta mère .
Le temps sur toi viendra peser ;
L'Europe alors sera sans guerres ,
Et tu pourras te reposer
Auprèsdu tombeau de tes pères .
Par le même.
8 MERCURE DE FRANCE ,
L'AGE D'OR DE LA FRANCE ( 1) .
AIR: De la Sentinelle .
1
De quel éelat mes yeux sont éblouis!
Entendez-vous ces hymnes d'allégresse ?
Un lis paraît .... A l'aspect de Louis
Nos coeurs éteints s'exaltent dans l'ivresse .
Sous'des auspices bien heureux
Le règne des lis recommence ...
Sur le trône de ses aïeux
Louis remonte glorieux ,
Et comment? ... en sauvant la France.
Mais ce n'est-là qu'un seul de ses bienfaits !
Et ma patrie abattue , épuisée ,
De sa sagesse admirant les effets ,
Verra sa plaie un jour cicatrisée.
Des mauxdont il n'est point l'auteur
N'est-ce pas lui qui nous console?
Lui ! qui nous dit du fond du coeur :
«Je viensfaire votre bonheur » ,
Et les Bourbons tiennent parole.
Il est un voeu que nous osons former ;
Près de Louis voyez cette Princesse ,
Ange du ciel descendu pour charmer
Ce peuple entier dont le sort l'intéresse .
L'espoir du monde est dans ses mains ;
Tout notre avenir dépend d'elle ;
Les lis fleurissent incertains .....
Ah ! qu'elle assure leurs destins
En rendant leur branche immortelle .
Eh quoi ! déjà renaissent ces beaux jours
Etde simplesse et de galanterie ,
Temps fortunés où de gais troubadours
Chantaient la gloire et la chevalerie !
(1) Extrait de la 34". année des Étrennes Lyriques , dédiées à S. A. R,
Madame , duchesse d'Angoulême , par M. Charles Malo.
OCTOBRE 1814.
Le Français , dans les camps nourri ,
Fut naguère dur , intraitable ....
Sous les étendards de Berry ,
Le peuple le plus aguerri
Va devenir le plus aimable.
Espoir du trône , honneur du nom Français ,
Ne voit- on pas d'Artois et d'Angoulême ,
Au nom du roi répandre des bienfaits ....
Chacun d'eux semble agir d'après lui-même .
C'est peu d'avoir comblé les voeux
Du bon peuple qui l'environne...
Grâce à ces princes généreux ,
Louis fait partout des heureux
Afin de n'oublier personne.
CHARLES MALO.
ÉNIGME .
J'AI la tête ovale et pointue ;
Le ventre ouvert , et ma queue est fourchue.
Au-dessous de mon ventre un petit escabeau
Me tient le bec en l'air en forme d'un crapaud :
Onme presse d'un pied et de l'autre on m'éventre;
L'un n'en sort que quand l'autre rentre.
Sujet à mille saletés ,
Le plus souvent on m'entoure de crottes ;
Mais à propos de quoi tant de méchancetés ?
Le croiras- tu , lecteur ! c'est à propos de bottes .
LOGOGRIPHE .
S........
Je suis un meuble utile et même nécessaire
En ménage , et que d'ordinaire ,
Comme dit fort bien maître Jean ( 1 ) ,
(1) Ni mon grenier , ni mon armoire
Ne se remplit à babiller.
LA FONTAINE ( Jean ).
TO MERCURE DE FRANCE , OCTOBRE 1814.
On n'emplit pas en babillant.
Outre l'ameublement qu'en mon sein l'on apporte ,
Que d'objets différens dans mon seul nom je porte !
J'entre dans les détails : tu vois , avec moi-même ,
L'être chéri portant le diadème ;
Un perfide élément ; ce qui n'est pas commun ,
Tel avec nous qui ne fait qu'un ;
Le chef de chaque lieu ; ce que fait un tireur ;
L'opposé de pleurer ; ce que cherche un rimeur ;
Un mot synonyme à colère ;
Cequ'on faitdans une galère ;
Le plus beau mois de l'an ; ce qu'on prise le plus ,
Et qu'on préfère aux talens , aux vertus :
La capitale d'Italie ;
Quand nous mourons ce qui survit en nous ;
Ce que de faire il est si doux ,
Surtout au printemps de la vie!
Je porte encor ce qu'allant aux combats ,
Tout guerier doit porter au bras ;
Un saint qui fait époque ; une note en musique ;
Une étoffe qu'on peut regarder comme antique ,
Qui pourtant ne dépare pas ;
Enfin ce qui déplaît aux palais délicats .
.......
CHARADE .
S........
1
Mon premier en Espagne est un titre d'honneur ;
En Perse mon second s'estime un grand docteur ;
Mon entier est partout un obstacle au bonheur.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE insérés
dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme est Roulettes.
Celui du Logogriphe est Cacochime , où l'on trouve mi , coche , ame
ami , cime , mie , mie de pain .
Celui de la Charade est Virago.
LITTÉRATURE ET BEAUX - ARTS.
MÉMOIRE Couronné par la société des sciences , belles-lettres
et arts de Macon , en 1812 , sur la question suivante
: Les anciens avaient-ils des établissemens publics
en faveur des indigens , des enfans orphelins ou abandonnés
, des malades et des militaires blessés , et s'ils
n'en avaient point , qu'est-ce qui en tenait lieu ? par
M. le baron PERCY, commandant de la Légion d'honneur,
grand-cordon de l'ordre de Sainte-Anne de Russie
, chevalier de l'ordre royal du Mérite civil de Bavière
, chirurgien inspecteur général des armées françaises
; et par M. VILLAUME , membre de la Légion
d'honneur, chevalier de l'ordre royal du Mérite civil de
Wurtemberg , chirurgien en chef d'armée et de l'hôtel
royal des militaires invalides à Louvain , avec cette épigraphe
:
Melius est duos esse simul quàm unum , habent enim emolumentum
societatis suce : si unus ceciderit , ab altero
fulcietur.
ECCLES. , cap. 4 , paragr. 9.
Le programme du prix proposé par la société des sciences
de Macon , embrasse une question extrêmement vaste ,
digne à tous égards de méditations profondes et de recherches
les plus capables d'honorer les travaux des savans ,
qui influent si puissamment par leurs lumières sur la perfectibilité
de nos institutions , et c'est le vrai but où doivent
tendre toutes les connaissances humaines . Le choix
d'une question aussi importante est d'un intérêt tout particulier
pour le médecin et le philosophe , et généralement
pour le commundes hommes. En effet , qui est-ce qui mérite
mieux le tribut de nos veilles , aux yeux des vrais philantropes
, que l'indigent vertueux , l'enfant abandonné , le
voyageur exténué de fatigue et de faim , cette mère infortunée
, coupable pour avoir sacrifié à la nature ; ce vieil
12 MERCURE DE FRANCE ,
lard , qu'une longue carrière a privé de ses proches eť de
ses amis ; ce soldat mutilé , qui , tout bouillant de jeunesse ,
arépandu son sang pour sa patrie et son roi ; enfin , l'ennemi
lui-même, que le sort a frappé lorsqu'il se défendait avec
courage ? Non , rien sans doute n'est plus digne de fixer l'attention
du philosophe et du savant , que de connaître quelle
a été , chez les plus anciens peuples , leur coutume , soit
dans la manière de traiter les prisonniers , les vieillards ,
les enfans infirmes , soit même les esclaves. Car, malgré la
simplicité apparente des moeurs de ce temps-là , on n'avait
encore créé aucun asile pour le malheur ; et nous verrons ,
en dépit des reproches adressés aux nations civilisées ,
qu'elles l'emportent du moins par l'utilité des établissemens
de bienfaisance , sur la barbarie des anciens . L'ambition
a été de tout temps le mobile des guerres ; elles sont
donc à peu près aussi anciennes que le monde. Il ne fallait
rien moins , de la part des savans auteurs du mémoire ,
qu'une érudition variée et choisie , appuyée d'une critique
saine , et de la connaissance approfondie de l'histoire , pour
embrasser une foule d'objets , d'autant plus importans à
connaître , qu'ils appartiennent essentiellement à la question
dont il s'agit. La nécessité de remonter aux sources ,
de consulter les anciennes lois des peuples séparés de nous
par des siècles , de se familiariser avec leurs usages , d'interroger
leurs monumens et leurs institutions , avant de parvenir
aux temps modernes , voilà le difficile de la tâche
proposée. L'intervention de la médecine et de la philosophie
, dans la solution d'une question aussi importante ,
était absolument indispensable pour obtenir des résultats
heureux. D'après ce court résumé , c'est déjà faire connaître
les travaux estimables de l'un de nos plus célèbres
professeurs de la faculté de médecine de Paris , M. le baron
Percy , qui s'est illustré par son courage , et les services
importans qu'il a rendus à la chirurgie militaire ; et a mérité
le nom de Paré du siècle ; en associant son nom aux
travaux littéraires de M. Villaume , chirurgien en chef
d'armée , sa rare modestie l'a mis à même de partager avec
l'amitié un prix qu'il eût pu cueillir seul ; ses lauriers n'en
sont que plus beaux. Que cette conduite est louable et mérite
d'être imitée ! Au reste , l'épigraphe du même mé-
1
OCTOBRE 1814. 131
moire , melius est duos esse simul quàm unum ; habent
enim emolumentum societatis sucæ , devient le témoignage
public de la part que M. Villaume a droit de prétendre
aux éloges donnés à son illustre patron. Je vais donc , pour
me renfermer dans mon sujet , exposer, le plus brièvement
qu'il me sera possible , l'ordre adopté par les deux
auteurs du mémoire ; et afin de mieux saisir l'esprit dans
lequel ce dernier est écrit , je rapporterai en entier l'avertissement
de MM. Percy et Villaume :
<< Pour mettre de l'ordre dans l'examen de ce sujet in-
>> téressant , considérons-le d'abord chez la nation la plus
>> ancienne , chez ce peuple chéri , ce peuple de Dieu ,
>> que si long-temps il a voulu éprouver par la misère et
>> les humiliations ; je veux dire les Israélites. Voyons-le
>> ensuite aux trois plus célèbres époques de la société ci-
>> vile, 1º. chez les Grecs , depuis les temps héroïques de
>> la Grèce , jusqu'à l'asservissement de cette terre des arts
>> et de la liberté , à la politique profonde et déliée du roi
» de Macédoine ; 2°. chez les Romains républicains ou
>> obéissans à des empereurs , jusqu'à la translation du
>> règne de l'empire à Bysance , et la conversion de Cons-
» tantin à la foi catholique ; 3°. depuis le règne de ce
>> prince jusqu'aux temps modernes. Notre mémoire se
>> trouvera ainsi divisé en quatre parties , que l'ordre
>> même de la question partagerą naturellement en quatre
>> sections , les pauvres ,les orphelins , les malades et les
>> militaires blessés » ..
Ce plan est exposé clairement , nous ne ferons que parcourir
très-rapidement les trois premières parties du mémoire
, pour nous arrêter à la quatrième , où se trouve
l'objet important de la question qui nous occupe , dont la
solution, donnée par nos deux savans , concerne spécialement
la fondation des premiers hôpitaux en France , ainsi
que cela eut lieu auparavant dans le monde chrétien.
Les Hébreux n'eurent point d'hôpitaux , quoiqu'il soit
incontestable qu'ils avaient des médecins ; témoin ce passage
de l'Ecclésiaste : Honora medicum propter necessitatem
, etenim illum creavit altissimus (1 ) .
(1) Moïse , considéré comme législateur et comme moraliste , par M. de
Pastoret. Paris , 1788 , in-8°.
14 MERCURE DE FRANCE ,
Moïse , ce législateur si humain, et en même temps si
sévère , fit à la multitude un devoir essentiel de la bienfaisance
et de la charité. Ce fut probablement ainsi qu'il rendit
inutiles , aux Hébreux , les établissemens en faveur des
pauvres (2) .
Moïse est aussi le premier exemple d'un enfant exposé
sur les eaux par sa mère , pour le soustraire au barbare édit
de Pharaon. Mais la confiance des Hébreux dans l'infinie.
bonté du Seigneur, dut rendre fort rare un tel attentat
contre l'humanité et la nature , et par conséquent dispenser
d'ouvrir des asiles à ces innocentes victimes .
: Salomon lui-même , que sa sagesse merveilleuse avait
fait nommer l'inspiré de Dieu , quelque grande que semble
avoir été sa sollicitude pour les guerriers , paraît ne s'être
point occupé de leur préparer des secours pour les acci
dens de la guerre , et il est très-vraisemblable que , dans
ces temps reculés , comme plus tard , ceux qui ne périrent
pas d'hémorrhagie sur le champ de bataille , étaient se
courus par leurs compagnons .
Les Macédoniens , les Perses , les Babyloniens et les
Égyptiens , exposaient leurs malades dans les carrefours ,
pour exciter la commisération publique , et n'avaient pas
non plus d'établissemens de bienfaisance. 4.
Cependant nous voyons Alexandre se confier à son mé
decin , et , chez les Grecs , les ministres d'Esculape desser
vir les autels et guérir les malades ; ceux-ci devaient y de
meurer quelque temps ; ainsi , l'on peut augurer de là l'ori
gine des hôpitaux ; mais les célèbres écoles de Gnide , de
Cos, de Rhodes et même d'Alexandrie , qui se succédèrent,
n'avaient aucun de ces établissemens particuliers. Chez les
Grecs plus modernes , ils y existaient sous la dénomination
de Geronthocomia , Pthocotropia , Orphanotropia , selon
qu'ils étaient destinés aux malades , aux vieillards , aux
pauvres et aux orphelins. Chez les Athéniens , ce peuple
spirituel , délicat , et que sa jalouse inquiétude rendit si ingrat
envers ses grands hommes , les soldats mutilés et infirmes
étaient cependant l'objet des soins les plus honora-
(2) Dissertation sur la Médecine et les Médecins des anciens Hébreux, par
dom Calmet.
4
OCTOBRE 1814 15
bles , ils étaient entretenus par l'état , en vertu d'une loi de
Pisistrate. Au rapportde Plutarque , les premiers des peuples
civilisés , ils avaient donné ce bel exemple , et Aristide
les en félicite en leur disant , dans une de ses panathénées
: « Vous seuls de tous les peuples , ô Athéniens ! avez
>> consacré , par une loi , que les citoyens , devenus inva-
>> lides au sérvice de l'état , seraient entretenus à ses
>> frais » .
Au surplus , les sages lois de Lycurgue et de Solon prescrivaient
des distributions de deniers et d'alimens au peuple
, de même que sous les premiers tribuns romains ; et
cela se pratiquait, dès les temps les plus reculés , chez les
Hébreux , comme nous en avons de nombreux témoignages
d'après l'Écriture sainte . Toutes ces précautions avaient
pour but de prévenir la mendicité ; conséquemment les
hôpitaux et autres établissemens de ce genre n'étaient pas,
àproprement parler, d'une nécessité indispensable.
Les Romains , dans l'enfance de leur république , furent
presque aussi barbares que les Lacédémoniens ; mais ,
quand ils eurent à peu près soumis tous leurs voisins , on
vit les lois de l'hospitalité aussi religieusement observées
chez ces mêmes Romains , devenus les maîtres du monde ,
que chez les Athéniens , le peuple le plus policé de la
Grèce. Ils eurent des médecins qui se faisaient accompagner
par un très-grand nombre de disciples , et qui incommodaientbeaucoup
par ce nombreux cortége , si on en juge
d'après ce passage de Martial , qui doit avoir inspiré Molière,
quand il fait dire à son docteur : Gare de là, ouje te
donne lafièvre.b 4
Languebam : sed tu comitatus protinus adme
Venisticennttuumm ,, Symmache , discipulis
Centum me tetigere , manus aquilone gelatæ ;
Nonhabui febrem , Symmache , nunc habeo .
MARTIAL. L. v. epigr. 9.
J
:
1
i
1
14
* Il faut remarquer, avec les auteurs du mémoire , que
chez les peuples les plus célèbres de l'antiquité , mais surtout
chez les Romains , la munificence du gouvernement ,
l'attentionqu'ils donnaient aux grands objets de salubrité
16 MERCURE DE FRANCE ,
publique , les soins et les dépenses des édiles ; l'établissement
de magnifiques égoûts , entretenant la propreté dans
les villes , d'aquéducs y portant de bonne eau ,de portiques
multipliés , de bains publics vastes , et d'un prix à la por
tée du peuple , que toute cette prévoyance , tous ces soins ,
toute cette sollicitude , prévenaient les maladies que font
naître et fixent souvent , chez les nations modernes , nombre
de circonstances , qui tiennent au défaut de prévoyance
ou aux petites vues des gouvernemens .
Cependant , chez les Romains , nous allons véritablement
prendre connaissance des hôpitaux et de leur fondation ,
particulièrement des ambulances à la suite des armées.
1
On lit dans Végèce , de re Militari , au sujet des militaires
blessés , d'assez amples détails sur la manière dont
les soldats romains étaient soignés dans les hôpitaux des
camps ; les personnes qui y étaient employées ; la surveillance
qu'exerçaient les chefs sur ces établissemens : ils
étaient , dit Végèce , sous la direction des préfets du camp ;
éet auteur recommande aux chefs militaires d'y veiller assidument
, aussi se faisaient-ils un devoir de visiter les malades
et de leur procurer tout ce qui leur était nécessaire .
Velleius Paterculus fait cet éloge de Tibère , Pline de Trajan,
Tacite de Germanicus .
Nous voici arrivés à la quatrième partie du mémoire, et
à l'époque où nombre d'hôpitaux , de maisons de bienfaisance
et de charité ,naquirent de cette religion sainte ,
dont la sage conformité des maximés avec le bien public ,
nous rend compatissans aux maux d'autrui . Nous trouvons
le premier exemple de bienfaisance chez une dame romaine
, nommée lola ; cette illustre fondatrice vécut au
quatrième siècle , établit à Rome une maison pour recueillir
des pauvres et des infirmes ; bientôt la capitale du
monde chrétien vit les établissemens de charité se multiplier
sous toutes les formes et pour toutes les classes de
malheureux; les vieillards , les malades indigens , les orphelins
, eurent des asiles, Selon le rapport d'Alexandre
Donat, qui fait mention de la réparation des édifices.publics
par les pontifes après le sac de Rome par Attila, on
voitGrégoire II , Léon III , Etienne II , Serge II , Sixte IV,
OCTOBRE 1814 . 17
s'occuper du soin de rétablir les hôpitaux , et généralement
tous les monumens de bienfaisance .
Grégoire de Tours parle de l'hôpital de Saint-Julien-le-
Pauvre, près duquel il logea pendant son séjour à Paris ;
l'Hôtel-Dieu , élevé par les soins et en partie aux frais de
saint Landry , vingt-neuvième évêque de cette cité , en 660,
fut toujours voisin de la principale église près de laquelle
hous le voyons encore aujourd'hui .
Au huitième siècle , les Arabes eurent à Cordoue un
hôpital magnifique , où se formèrent plusieurs de leurs
médecins fameux.
En 1113 fut fondé l'ordre religieux et militaire des hospitaliers
de Saint-Jean de Jérusalem , ainsi que plusieurs
autres ordres qui eurent la même destination ; la multitude
des hôpitaux et lazarets fondés en Europe , est immense
aux sixième , huitième , quatorzième , quinzième et seizième
siècles , où des pestes très-meurtrières étendirent
leurs ravages . Le nom de lazaret viendrait ou de ce que ces
établissemens furent d'abord mis sous la protection de
saint Lazare , ou peut-être mieux du mot arabe , el hesard,
bel hôpital établi pour les aveugles , près de la grande
Mosquée , dite des Fleurs , au Caire ; lequel frappa tellement
les croisés, que, corrompant son nom arabe , dont ils
firent lazard , ils appelèrent aiusi tous les hôpitaux qu'ils
firent construire à leur retour en Europe .
Ce fut après son premier voyage à la Terre sainte , que
Louis IX , saint Louis du nom , agrandit l'Hôtel-Dieu de
Paris , et qu'il ouvrit l'hospice des Quinze-Vingts à trois
cents de ses guerriers , devenus aveugles pendant cette expédition.
On sait que ce prince religieux fonda aussi des
hôpitaux à Pontoise , à Verneuil , à Compiègne , et que ,
dans ce dernier, il daigna panser, de ses propres mains , le
premier blessé qu'on y reçut.
Mais comment passerait-on sous silence le nom du bienfaiteur
de l'humanité , ce philosophe chrétien , ce religieux
tolérant qui donna la preuve la plus touchante de la bonté
de son coeur, par ce peu de paroles qu'il prononça en
voyant mener au supplice une malheureuse femme qui
avait attenté à la vie de son enfant : Il vaut mieux , dit notre
saint homme , bátir que détruire .
2
18 MERCURE DE FRANCE ,
Dès lors , saint Vincent de Paul devint le fondateur
d'ordres religieux qui furent ensuite multipliés en France ,
et s'il ne parvint pas tout-à-fait à tarir les sources du malheur,
du moins il en opéra la diminution autant que cela
est possible; en instituant l'ordre des Soeurs de la Charité ,
il y introduisit des changemens singulièrement avantageux
, et améliora beaucoup le sort de ces infortunés , qui
auparavant étaient sans secours. Il savait que les femmes
ont en général dans le coeur une vivacité , une fécondité de
sentimens qui les rend capables des soins les plus assidus
et les plus pénibles : nous avons eu surtout des preuves de
dévouement , de la part de ces dames charitables , dont la
douceur angélique , et les soins constans et multipliés ,
dictés par les sentimens de la religion , ont contribué si
puissamment , dans les circonstances difficiles où nous
nous sommes trouvés , au rétablissement de tant de braves
et de pères de familles , qui eussent péri sans ces secours .
Les orages politiques avaient dispersé ces êtres précieux ;
mais la famille auguste , qui nous est rendue , les a pris
désormais sous sa protection ; et, cette fois , ils vont jouir
d'une paix inaltérable .
Dans les temps susmentionnés , il n'y avait pas encore
de chirurgiens attachés aux corps militaires . Ambroise
Paré , le père de la chirurgie française , fut nommé , comme
il le dit lui-même , chirurgien de la compagnie de
M. de Rohan , avant d'appartenir au roi François II. Ces
compagnies eurent aussi des caissons , des médicamens et
autres objets de pansement , comme on le voit par le témoignage
de Paré . Malgré la forme plus régulière que
Charles VII , Louis XI et Charles VIII , donnèrent à leurs
armées , qu'ils augmentèrent considérablement , l'apparence
d'ordre et d'administration qu'ils y introduisirent ,
ne s'étendit pas jusqu'à pourvoir aux besoins du soldat
blessé, qui était réduit à se faire panser et soigner à ses
frais . Mais ce n'est qu'au siége d'Amiens , en 1597 , que ,
par les soins de Sully, on vit pour la première fois , à l'armée
du roi , un hôpital réglé dans lequel les malades et les
blessés reçurent des secours qu'on ne connaissait point
encore , et en général l'armée était si bien pourvue de
toutes choses , qu'on disait de Henri IV qu'il avait amené
OCTOBRE 1814. 19
Paris devant Amiens. Quand de si sages précautions ne
suffisaient pas , à raison du grand nombre de blessés , alors
les hospices civils , les couvens , les maisons des particuliers
leur étaient ouverts ; et on en faisait la répartition entre
les chirurgiens du licu où ils se trouvaient. Nous avons
vu se renouveler ces mesures de nécessité sous nos yeux .
Sous Louis XIII il y eut aussi de très-grandes pertes dans
ses armées , et des malheurs à supporter. Mais Louis XIV
eut à sa disposition de grandes et belles armées avec des
hôpitaux et des ambulances , et les régimens furent pourvus
de chirurgiens. Depuis lors , jusqu'à nos jours , cette
sage administration s'est toujours perfectionnée. Mais les
déprédations successives , et la perte du matériel de l'armée
dans ces derniers temps , out singulièrement été à la
charge du public. On ne se rappelle pas , sans une vive
reconnaissance , les sacrifices en tous genres qui se sont renouvelés
dans toutes les provinces pourlesoulagement de
nos blessés . Car, jusqu'à ce que l'ordre fût rétabli , nous
avons vu , à la suite des armées , les blessés sans secours
ensanglanter les routes et se traîner douloureusement du
champ de bataille jusqu'aux lieux les plus voisins , où ils
ne trouvaient quelquefois pas de ressources en raison du
grand nombre de malades. Aussi les armées se fondaientelles
sans cesse par la dispersion des blessés , dont on ne
savait ni le sort , ni le lieu de retraite. Il fallut renouveler
souvent l'élite de l'armée ; nous avons été témoins de tous
ces désastres , qui heureusement ont cessé comme par enchantement
, à l'aide de la sage administration de notre bon
roi. C'est le dieu tutélaire de la France : elle renaît de sa
cendre.
Nous terminerons cette analyse par un extrait de l'avertissement
des auteurs du mémoire , sur la dissertation concernant
l'antiquité des hôpitaux , par M. Mongèz , membre
de l'institut :
<<Cet écrit , quoique venu trop tard pour nous , n'en a
>>pas moins vivement piqué notre curiosité , comme il ne
>>manquera pas d'exciter celle de nos lecteurs ,et nous
>>avons jugé utile à notre ouvrage même , dont il sera le
» complément , de le mettre sous leurs yeux , persuadés
>>d'ailleurs qu'ils seront bien aises de connaître, dans cette
20 MERCURE DE FRANCE ,
>> production de la jeunesse de M. Mongèz , alors garde
>> des antiques et du cabinet d'histoire naturelle de Sainte-
>> Geneviève , le présage et les premiers fondemens de la
>> haute réputation dont il jouit aujourd'hui à de si justes
>> titres , et comme littérateur savant , et comme archéo-
>> logue des plus profonds » .
C'est ainsi que de vrais savans , pénétrés d'une estime
réciproque , se traitent mutuellement. La tâche que je
viens de remplir m'a fourni de nombreuses occasions de
puiser dans le savant mémoire que j'ai analysé , et je dois
entièrement , aux auteurs que j'ai cités avec tant de plaisir,
l'intérêt dont pourra être cet article .
Je forme des voeux très-ardens pour que M. le baron
Percy, auteur de plusieurs éloges académiques , nous fasse
jouir de cette collection très-importante que nous désirons
tous , et qui ne peut manquer d'ajouter encore à sa gloire .
DE MERCY.
RECHERCHES SUR APOLLON , et sur divers points de grammaire ;
par J.-B. GAIL , lecteur royal , membre de l'institut , et chevalier
de Saint-Waldimir.
APOLLON , comme tous les autres dieux de l'antiquité , avait
d'innombrables surnoms que les poëtes multipliaient encore
tous les jours , pour donner à leurs hymnes plus d'harmonie , à
leurs récits plus de variété. En voici qui paraissent tous avoir
une même origine , Lycien , Lycoctone , Lycabas , Lycigène ou
Lycogène , etc. Λύκος veut dire loup , et c'est par ce mot qu'on
explique le plus souvent ces épithètes poétiques : les loups pouvaient
avoir eu quelques rapports avecApollon, berger d'Admète.
Cette explication n'a pas satisfait de bons esprits ; et
comme Macrobe , Vossius et plusieurs autres , M. Gail soutient
qu'il n'y a point de loup dans tout cela , mais qu'il faut dériver
ces mots de λύκη , le crépuscule du matin , et λύκος , le soleil.
Alors nous reconnaissons facilement Apollon , le père du jour,
le dieu de la lumière. Les moindres objections sont réfutées
dans l'ouvrage avec une rare sagacité. 1
L'étymologie du surnom Loxias , adoptée par M. Gail et par
M. Noël , approuvée par Lalande , et conforme au même système,
se trouvait aussi dans Macrobe , au chapitre des Saturnales
, où il prouve , par les surnoms d'Apollon , que ce dieu
OCTOBRE 1814 . 21
n'est autre que le soleil. Sa dissertation précieuse , quoique mêléede
fausses conjectures , n'était pas connue de l'auteur, lorsqu'il
interpréta ces mots pour la première fois ; elle lui aurait
fourni d'excellentes preuves pour défendre son opinion. Il paraît
qu'on reproche à M. Gail de laisser la tradition incomplète.
Ce reproche n'est pas fondé , quand il s'agit des idées arbitraires
d'un Anglais ou d'un Allemand; mais , si l'on trouve
des éclaircissemens dans un ancien sur un point de critique , il
me semble qu'on ne doit pas les négliger , ou l'on s'expose à répeter
comme une découverte ce que d'autres avaient répété.
Cependant , comme M. Gail donne ici de nouvelles preuves et
des explications plus précises , je n'oserais lui reprocher peutêtre
que de n'avoir pas discuté le texte et les citations de Macrobe
. Le lecteur, qui connaît l'érudition du philologue moderne
, aurait voulu comparer les recherches et les argumens
de deux interprètes dignes de lutter ensemble.
Si l'auteur donnait plus de développement à cette question
littéraire , il n'oublierait pas sans doute ce passage des Euménides
, qui s'accorde si bien avec ses idées : Mais c'est au puissant
Loxias , au dieu médecin , prophète , augure et purificateur
supreme , de veiller à la pureté de son temple. Euménid. , v. 61 .
trad. de M. Du Theil. Je lui recommande aussi le vers 8 du
Plutus d'Aristophane ; Euripide , Ion , passim ; Iphigénie en
Tauride , vers 1013; Oreste , vers 268 ; Suidas , au mot
Loxias , etc.
Λύκειος et Λύκαιος , dit M. Gail. Outre ses autorités pour la seconde
forme , il aurait pu citer encore le manuscrit du poëme
grec intitulé Lysis , dernièrement publié. Le texte , il est vrai ,
était rempli de lacunes , et souvent altéré; mais , dans ce
vers ,
Χλωροῖς Υμηττοῦ καὶ Λυκείου κεύθμασιν,
on lisait très-clairement le mot inusité. Cependant , l'éditeur a
eu raison de préférer l'autre , parce que nous ne devons pas
confondre le Lycée d'Athènes avec le mont Lycée d'Arcadie.
On devrait même avertir quelques professeurs de prendre garde
à l'orthographe du mot Lyceum , quand ils l'écrivent au frontispice
de leurs ouvrages. L'article III de M. Gail sur ce gymnase
, en ne leur laissant aucun doute , leur apprendra en même
temps la nouvelle étymologie qu'il donne à ce mot , et qu'il fait
valoir avec beaucoup dejustesse et d'esprit : « Dans le premier
Lycée de la plus fameuse des cités savantes , on invoqua sans
doute , non pas un dieu qui tue des loups , mais un dieu qui
éclaire » .
22
1 MERCURE DE FRANCE ,
Sur Jupiter τέλειος , M. Gail ne consultera pas sans fruit Diodore
, V, 73 , et les notes de Wesseling.
Quant au passage de Thucydide , 1, 70 , examiné de nouveau
par son illustre traducteur, je lui propose cette version
qui me semble plus exacte et plus concise : « Dévoués à la patrie
, leur corps ne leur appartient pas , et leur esprit n'a de facultés
que pour elle » .
Le savant qui offre au public dans ce mémoire un nouveau
témoignage de son zèle et de sa longue persévérance , termine
ses recherches en nous promettant , pour le commencement de
l'année classique, un journal de grammaire grecque , sur lequel
il appelle d'avance l'attentiondes jeunes professeurs etdes
hellénistes . C'est un projet utile , comme tous ceux que l'auteur
a conçus ; mais j'ai peur qu'il ne soit pas encore temps de
l'exécuter. Le vaste corps de l'université de France , qui a
souffert de la secousse générale , semble distrait aujourd'hui de
tous ces petits détails d'érudition par de plus grands intérêts. Il
n'en est pas moins vrai qu'elle a besoin de travailler le plus tôt
possible pour l'avenir, que des études sérieuses lui fourniraient
à propos l'occasion d'améliorer l'enseignement , et que ses professeurs
laborieux gagneraient à s'éclairer de leurs lumières
mutuelles . Ils trouveront d'illustres auxiliaires dans ceux du
Collége royal et de la Faculté des lettres . Nous désirons que ce
journal commence heureusement; mais nous faisons aussi des
voeux pour qu'il donne aux autres l'exemple de la modération
et des bienséances. On peut discuter et se combattre avec douceur;
et nous devons croire que les savans , qui rédigeront ces
feuilles grammaticales , n'interrompront jamais , par d'injurieuses
boutades , une dissertation sur le sens d'un mot , ou sur
la forme d'un aoriste. Ils choisiront sans doute pour protecteur
Apollon , maisApollon désarmé. J. V. L.
OCTOBRE 1814. 23
VOYAGE EN AUTRICHE , OU Essai statistique et géographique
sur cet empire ; par M. MARCEL DE SERRES. - Quatre
vol . in-8°. , accompagnés d'une carte physique , de
plusieurs coupes de nivellement , et de divers tableaux
comparatifs sur l'étendue et la population de l'Autriche
(1)
QUOIQUE l'Autriche soit une des contrées de l'Europe
qu'il nous importe le plus de connaître , les écrivains
français ne paraissent pas cependant y avoir donné une
grande attention ; aussi n'a - t - on presque rien écrit, sur
l'Autriche. Les travaux de MM. Rhoth et Ramond , quelqu'estimables
qu'ils soient d'ailleurs , ne peuvent être considérés
que comme des traductions d'ouvrages allemands .
Ainsi l'on peut dire que nous ne possédions aucun ouvrage
qui nous fit connaitre avec une certaine exactitude
l'empire d'Autriche , et cependant la France a tous les
jours des relations avec cet empire. Les travaux de M. Marcel
de Serres ont done , sous ce rapport , le mérite de la
nouveauté ; l'on ne peut qu'avoir une opinion favorable
sur leur exactitude , lorsqu'on fait attention à la position
dans laquelle s'est trouvé ce jeune écrivain. Investi de
la confiance du gouvernement français , il a pu , lorsque
nous étions maîtres de l'Autriche , se procurer les données
les plus sûres sur la force , la population et les revenus
de cet empire. Il paraît même qu'il a su tellement concilier
la délicatesse avec ses devoirs , que, depuis son départ
de Vienne, plusieurs seigneurs et divers membres du
gouvernement de l'Autriche lui ont fourni de nouvelles
données , en sorte que son ouvrage nous donne une situation
exacte de l'état de l'Autriche en 1813. Le Voyage
de M. Marcel de Serres ne peut être assimilé à ces descriptions
superficielles qu'on honore trop souvent du titre
pompeux de voyages , et qui ne sont que des descriptions
assez insignifiantes des objets qui ont frappé le voyageur
dans sa route. M. de Serres n'a point adopté l'ordre que
l'on est forcé de suivre dans un itinéraire ; mais , après
(1) A Paris , chez Arthus Bertrand , libraire- éditeur, rue Hautefeuille ,
n. 23.
24 MERCURE DE FRANCE ,
avoir considéré l'Autriche dans son ensemble , il en dé
crit les diverses provinces en particulier. Avant de faire
connaître le plan de l'auteur , qu'on nous permette quelques
réflexions sur les obstacles que la publication de cet
ouvrage a éprouvés .
L'éditeur du Voyage en Autriche nous apprend que
l'ouvrage de M. de Serres a été long-temps retardé par
les circonstances politiques : lorsqu'on a jeté les yeux sur
ce travail , on ne peut qu'être étonné d'une pareille proscription.
Nous avons été encore bienplus surpris lorsque
nous avons su que l'on avait inspiré des craintes au gouvernement
contre cet ouvrage. Ainsi le même gouvernement
qui en avait été le premier investigateur ,avait décidé
qu'il pouvait tout au plus être imprimé dans quatre ans ,
Comme ces rapports existent et que plusieurs sont signés
des principaux membres de l'ancien gouvernement , on
peut se convaincre combien (ainsi que le remarque fort
àpropos l'éditeur de cet ouvrage ) la force est près de la
faiblesse. Ces circonstances étaient trop piquantes pour
ne pas nous faire rechercher avec empressement les passages
qui pouvaient avoir offusqué un gouvernement si
chatouilleux. Quant à l'esprit du livre , il nous a paru
excellent. On n'y trouve jamais rien qui sente la déclamation;
l'on n'y voit pas non plus des éloges faciles
àdémentir. L'ouvrage entier nous a paru écrit avec justice
et impartialité ; il annonce même plus de calme et de
jugement que n'en ont ordinairement les jeunes gens.
Enfin , après avoir parcouru le livre de M. de Serres avec
la plus grande attention , nous n'avons pu découvrir que
deux passages qui pouvaient fort bien ne paraître que trop
vrais à un gouvernementqui paraissait quelquefois craindre
les vérites utiles . Qu'on nous permette de les citer , d'au
tant qu'ils sont assez piquans , quand on se rapporte à
l'époque où ils ont été écrits.
« Depuis long-temps , remarque M. Marcel de Serres ,
> on a dit que les Allemands n'avaient point d'esprit na-
>> tional et qu'ils manquaient de cette unité et de cet en-
» semblequi caractérise les nations , ou , pour mieux dire ,
>>qui en fait la gloire et la force. Ce reproche est-il tout-
» à-fait mérité et a-t-il toute la justesse qu'on lui a sup
OCTOBRE 1814. 25
Dosée? Plusieurs causes , qui dépendentmoins des peuples
ue de leurs institutions , s'opposent à ce qu'il y ait en
Allemagne cette même unité qu'en Angleterre , en Esagne
ou en France. Les Allemands n'étant point réunis
Dus le même chefne peuvent point se considérer comme
ormant une seule nation ; c'est à cette division du pou-
Dir que l'on doit attribuer la faiblesse politique de
Allemagne comparativement à son étendue et à sa
opulation. Cependant de trop grands maux pèsent sur
ette contrée pour ne point faire présumer que cette
ation sentira qu'elle ne peut avoir de la force que dans
n union. Ainsi l'époque n'est sûrement pas éloignée
elle abandonnera des rivalités particulières pour ne
us penser qu'à la cause commune, Les hommes de
tres du nord de l'Allemagne disposent les esprits vers
grand changement. Leurs écrits , lus par toutes les
asses , exercent une influence qu'on ne soupçonne pas
core en France » .
est facile de juger combien ces réflexions pouvaient
aire à une époque où le gouvernement français sem
prendre à plaisir toutes les mesures qui devaient dée
en Allemagne son influence , acquise cependant par
de sang et achetée par des victoires dues antant à
épidité de notre nation qu'à l'habileté de nos géné
- M. de Serres avait assez voyagé en Allemagne pour
r combien toutes les mesures que prenait depuis longs
le gouvernement français , étaient propres à détruire
it de soumission que des conquêtes brillantes et des
prises hardies avait rendu général en Allemagne .
emagne obéissait à la France , parce que tous les indide
la première de ces nations pensaient que rien ne
ait s'opposer à la valeur française. D'ailleurs sile goument
français était redouté , les Français eux-mêmes
saient aimer , et la bonté des Allemands ne pouvait
en vouloir des maux qu'ils étaient obligés de sup-
. Mais l'empire de la crainte ne peut durer , et lorsveut
le pousser trop loin, il change en désespoir
cement etjusqu'à la pusillanimité. D'ailleurs on a tout
ndre des peuples susceptibles d'enthousiasme , et les
llards du nord exaltent autant la tête que le soleil ar
26 MERCURE DE FRANCE ,
dent du midi. Ainsi nous avons vu ces mêmes peuples ,
qui avaient si long-temps ployé sous le joug , se réunir
pour mieux nous vaincre , et venir nous dicter des lois
dans des lieux où ils ne seraient jamais parvenus s'ils
avaient eu une cause moins juste à défendre.
Le second passage où nous avons cru remarquer des
réflexions dont la mauvaise politique d'alors pouvait s'alarmer
, est cependant moins remarquable que celui dont nous
venons de parler. L'auteur observe , avec raison , que
<<l'esprit public est aussi nécessaire à la prospérité des
> nations que l'étendue et la fertilité de leur territoire ,
>> et le nombre de leur population. Les peuples qui pré-
>> fèrent l'intérêt de tous à leur intérêt particulier méri-
>> tent seul le nom de nation. Eux seuls peuvent exécuter
>> de grandes choses sans des efforts trop au-dessus de
>> leurs forces , et eux seuls enfin savent conserver ce qu'ils
>> avaient exécuté par leur valeur ou l'étendue de leurs
>> conceptions. En effet les hommes qui pensent ne doivent
>> point admirer ces entreprises hardies qui étonnent sou-
>> vent par les succès qui les suivent, mais bien ces desseins
>> sagement combinés , que le calcul fait entreprendre et
>> que l'habileté conserve. L'audace peuttout oser etmême
>> être suivie du succès ; mais le génie seul met à l'abri du
>> temps les institutions qu'il crée et les conquêtes qu'il a
>> su habilement ménager. Un ancien l'a déjà dit : celui
>> qui exécute et transmet à ses descendans fortunés ce
>> que sa sagesse ou sa valeur lui ont fait produire , est
>> seul digne de notre admiration » . Voilà les deux seuls
passages de tout l'ouvrage où la malignité pouvait trouver
quelqu'application à faire dans les circonstances où nous
nous sommes trouvés vers la fin de 1812 ; peut - on du
reste s'imaginer que, ces passages ayant été encore supprimés
par la perspicacité des censeurs , on ait pu empêcher
la publication d'un ouvrage qui éclairait le gouvernement
lui-même dans les rapports qu'il avait avec l'Autriche ? Que
conclure de cela si ce n'est qu'il faut plaindre les hommes
et les temps où la vérité ne peut se dire, et bien plus encore
lorsqu'elle paraît dangereuse ?
Les circonstances présentes ne peuvent que donner un
grand intérêt à l'ouvrage de M. de Serres. C'est au milieu
OCTOBRE 1814. 27
de cette Autriche , dont il est le digne historien , que va
se régler le sort de l'Europe , et que va probablement se
rétablir cette balance politique si nécessaire à la prospérité
et au bonheur de toutes les nations . C'est dans les lieux
même où Marie-Thérèse dicta des lois si sages après avoir
reconquis un trône qu'elle ne dut qu'à son courage et à
la fidélité de ses sujets , que va maintenant ètre réglé le
sort de l'Europe , et nous pouvons dire celui du monde.
Puissent des lieux illustrés par les talens politiques des
Kaunitz et des Thugut inspirer encore les ministres qui
doivent présider à de si hautes destinées !
Le plan que M. de Serres a dû suivre dans son ouvrage
devait être nécessairement subordonné aux motifs qui
l'avaient fait entreprendre , et au but que le gouvernement
s'était proposé : ainsi cet ouvrage devait renfermer sur
l'Autriche un très-grand nombre de données , et cela dans
un cadre fort resserré; il a été en quelque sorte forcé de
suivre un plan didactique qui pût renfermer tous les renseignemens
. C'est aussi le parti que l'auteur a pris ; et si
son livre y a gagné sous le rapport de l'ordre et de la méthode
, il y a perdu sous celui de la grâce et de l'agrément .
M. de Serres paraît s'être moins occupé de faire un ouvrage
agréable qu'un ouvrage utile : sous ce dernier rapport
son livre deviendra fondamental pour l'Autriche . On
reconnaît cependant la brillante imagination de l'auteur
dans la description de Vienne et de ses environs , et pour
en donner une idée aux lecteurs , nous citerons plus tard
les passages qui nous ont le plus frappés .
L'ouvrage de M. de Serres se compose , ainsi que nous
l'avons déjà dit , de quatre volumes. Le premier , peutêtre
le plus intéressant , est uniquement consacré à un
aperçu général sur l'Autriche. L'auteur , après avoir fait
connaître dans une introduction très-savante la plupart des
écrivains qui ont publié des travaux sur l'Autriche , porte
ensuite ses recherches sur les commencemens de cette monarchie
, et montre à quel point de splendeur l'avait portée
le génie de Charles-Quint. Successivement il indique les
pertes et les agrandissemens que cette puissance a éprouvés
à différentes époquess ,, et enfin nous trace le tableau de ce
qu'elle était vers la fin de 1813. Ses tableaux , tous pleins
28 MERCURE DE FRANCE ,
1
d'intérêt , l'amènent à faire sentir combien cette puissance
peut accroître sa population , soit à cause de la fertilité
de son territoire , soit en excitant l'industrie dans un grand
nombre de ses provinces . Il n'oublie pas non plus de faire
remarquer combien le gouvernement de l'Autriche est sage
dans son administration , et combien il est loin d'avoir
adopté toutes ces idées de fiscalité qui , pour le malheur
de la France , n'ont que trop germé dans les têtes peu
réfléchies de nos ministres. L'habitant de l'Autriche est
si heureux , que de tous les peuples de l'Europe il est
celui qui désire le moins , étant peu tourmenté par cette
funeste inquiétude de l'existence qui occupe tous les habitans
de nos grandes cités. Un changement quelconque
est pour lui le plus grand des malheurs ; c'est probablement
à cette inactivité qui existe dans toutes les classes
que l'on doit attribuer le peu de succès des Autrichiens
dans la culture des sciences eettdes lettres . Les lettres n'y
donnent pas le moindre éclat , et leur culture n'y est jamais
excitée par aucun genre d'émulation.
Après avoir tracé un aperçu succinct sur l'étendue de
l'empire d'Autriche , l'auteur porte ensuite son attention
sur les peuples qui l'habitent. Il donne surtout une attention
particulière à la race esclavonne , dont on voit enAutriche
un grand nombre de branches. Rien n'est plus intéressant
que le tableau qu'il trace sur la manière dont
ces races se trouvent réparties dans les différentes provinces .
Il faut certainement avoir bien observé et bien recueilli
des données positives pour esquisser un pareil tableau.
Du reste ce grand tableau est suivi d'un autre qui classe
les habitans de l'Autriche d'après leurs différentes races ,
et qui fait distinguer d'un coup d'oeil les races primitives
des branches secondaires . L'auteur étudie ensuite l'aspect
physique de l'Autriche , il montre l'influence que l'inégalité
du sol a exercée sur le climat et les habitans , et finit
ce chapitre , un des plus curieux de l'ouvrage , par des
observations fort piquantes sur les moeurs de ces habitans .
Nous ne pouvons nous empêcher de citer l'auteur luimême
, d'autant que l'on pourra prendre ainsi une idée de
sa manière de voir.
« Les Autrichiens ont en général ( observe-t-il ) une
OCTOBRE 1814. 29
sincérité et une probité à toute épreuve. Ils doivent
autant ces excellences qualités à leurs institutions qu'à
la bonté de leur coeur. En vain voudraient-ils manquer
à leur parole , et imiter la ruse et la tromperie si familières
aux nations du sud , ils seraient trop maladroits
pour ne pas se trahir , et l'on connaîtrait aisément à
leur incertitude qu'ils déguisent la vérité. On n'est jamais
vicieux à demi , a-t-on dit depuis long-temps : cet
axiome est l'histoire toute entière des Allemands. Leur
caractère paisible , leurs longs hivers où les familles se
rassemblent dans des pièces d'une chaleur insupportable
, tout les porte à des idées d'ordre et d'union dont
ils ne se départent jamais . D'ailleurs comment ne les
conserveraient-ils pas , avec leur amour pour le travail ,
leur penchant naturel à réfléchir sur tout , et les idées
religieuses que les guerres , ces grands moyens de corruption,
ne leur ont jamais fait perdre ? La lenteur qu'ils
mettent dans toutes leurs actions et l'importance qu'ils
attachent contribuent à perpétuer parmi eux ces idées
d'honnêteté et d'hospitalité qu'ils exercent sans aucune
distinction , soit envers leurs compatriotes , soit à l'égard
de l'étranger. Quel Français , transporté par les événemens
de la guerre au milieu de ces peuples, n'a pas béni
cent fois leur générosité , et ne s'est pas écrié en en
ecevant des preuves multipliées : Je ne serai point assez
arbare pour faire du mal à des hommes si bons » !
Joyons de quelle manière l'auteur juge les femmes allendes
; elles ont , selon lui , « peut-être plus d'esprit que
es hommes ; comme partout ailleurs leur tact et leur
Lélicatesse les mettent bientôt d'accord avec les moeurs de
étranger. Généralement elles ont plus d'imagination
ue de véritable passion , et plus d'abandon que de senment.
Beaucoup plus libres qu'en France jusqu'au
noment où elles se marient , elles se livrent aussi plus
acilement aux sentimens qu'elles éprouvent. L'amour
eur paraît une vertu ; en France il n'est jamais qu'une
iblesse . A la vérité elles n'excusent qu'une seule pas-
Con ; toutes celles qui suivent un premier sentiment ne
ont pour elles qu'un caprice coupable ou le fruit d'une
magination pervertie. Cette manière d'envisager l'amour
30 MERCURE DE FRANCE ,
>> rend les femmes allemandes capables de bien des sacri-
>> fices pour l'objet qui a su les charmer ; trompées , elles
>> gémissent en secret et s'abandonnent rarement au dé-
>> sespoir. En France , on a cru trop légèrement que les
>> femmes allemandes étaient faciles , parce qu'on a vu
» parmi elles quelques exemples de faiblesse. Mais a-t-on
>> fait attention que ces femmes n'étaient point prévenues ,
>> comme nos Françaises , contre la séduction ? Les femmes
>> allemandes ne peuvent , dans la simplicité de leur coeur,
>> croire qu'un homme d'honneur s'abaisse à feindre des
> sentimens qu'il n'éprouve point , et qu'il se fasse un
» jeu de la plus noble affection. Quel est le plus cou-
>> pable , je le demande : est-ce celui qui trompe ou celui
>> qui est trompé » ?
Après avoir fait connaître d'une manière rapide les
moeurs des habitans de l'Autriche , l'auteur passe ensuite
en revue la constitution de cet empire , et les institutions
diverses auxquelles il est soumis. Il montre combien le
gouvernement de cette monarchie perd de sa force, n'ayant
pu jusqu'à présent soumettre à des lois uniformes les divers
royaumes dont elle est composée. Cependant , à part
ce grand vice , on retrouve dans la constitution de l'Autriche
, et beaucoup de sagesse , et une grande modération
dans l'exercice du pouvoir. Aussi le souverain actuel
de l'Autriche est - il béni de ses peuples , et dans
l'administration de ses vastes états , il n'oublie jamais que
la fortune publique est toujours riche de la fortune des
particuliers .
M. de Serres nous donne encore des détails curieux sur
les forces militaires de l'Autriche , et sur l'organisation de
l'armée autrichienne. Il examine ensuite les lois judiciaires ,
et nous apprend qu'à peu près à la même époque que la
France , cette monarchie s'est donné un code civil et un
code criminel. A la vérité le gouvernement de l'Autriche
avait tenté depuis long-temps de réunir toutes les lois
éparses et de n'en former qu'un seul code ; mais cette
entreprise utile , ébauchée par divers souverains , n'a été
entièrement exécutée que sous le règne de François II .
L'état des finances de l'Autriche occupe également notre
voyageur ,et tout ce qu'il dit sur un plan nouvellement
OCTOBRE 1814. 31
pté en Allemagne pour asseoir la contribution foncière ,
■paru extrêmement intéressant. Il me semble que ceux
s'occupent de cet objet important d'économie polime
devraient donner quelqu'attention à ce nouveau sysme
d'imposition .
Parmi toutes les sectes que l'on voit en Autriche , il
est pas de plus intéressante que celle des frères moes
ou hernnhutes . <<<Les établissemens des frères moaves
, dit M. de Serres , sont en quelque sorte les couens
des protestans . Leur culte est un mélange de
rotestantisme et de lutheranisme. Leurs associations
ès-libérales ne sont gênées par aucune espèce de voeu ;
put y est volontaire , et tout cependant est en commun.
es hommes et les femmes n'y sont pas plus séparés
ue dans nos villes , et le mariage n'y est nullement
terdit. Cette association présente cela de particulier
ue le travail de chaque individu qui la compose ne lui
Opartient point , mais bien à la communauté. La comunauté
profite de l'industrie et des talens de chacun
e ses membres en leur donnant un traitement proporonné
à leur degré de mérite. Long-temps ils ont mangé
acommun , mais cette coutume s'est perdue en grande
artie à mesure qu'ils se sont étendus. Aujourd'hui on
it dans différens états de l'Allemagne , principalement
Moravie , en Saxe et en Prusse , des villages entiers
uplés uniquement par les frères moraves . Tous ces vilzes
se distinguent par une grande propreté , ainsi que
r l'ordre et l'union qui règnent entre tous les habins
. Ils sont en général si paisibles et tout s'y passe
ec tant de silence , qu'on serait tenté de les croire dérts
et abandonnés .
,
Ces communautés , dont tous les individus sont frères ,
nt dirigées par une commission prise dans le sein des
eillards les plus renommés par leur savoir . Cette comssion
, dont les membres sont éligibles tous les ans
: elle-même soumise à une commission générale qui
compose des différens chefs d'ateliers ou bien de
ux qui dirigent les établissemens de la communauté.
1 reste , les membres de la commision n'ont d'autre
antage que celui d'être utiles à leurs frères. Lorsqu'un
32 MERCURE DE FRANCE ,
› membre a été élu cinq fois de suite , le plus ancien fait
>> connaître les services qu'il a rendus à la commu-
>> nauté , et tout le monde le salue du nom de frère bienaimé.
>> Les Hernnhutes s'adonnent peu jusqu'à présent à la
>> culture des terres . Le commerce et les diverses branches
>> d'industrie sont leur unique occupation. L'ordre qu'ils
>> ont établi pour le partage général des profits que la
>> communauté a faits est plus facile à maintenir chez un
>> peuple négociant que chez un peuple agricole , où il y
>> a rarement assez d'instruction pour tenir un compte
>> exact des sommes perçues ou dépensées. Ainsi un mar-
>> chand , un aubergiste,unouvrier , etc. , sont payés par
>> la communauté ,et tout ce qu'ils reçoivent doit être
>> versé dans la caisse générale qui fait vivre les infirmes
>> comme les jeunes gens , et les habiles comme les indo-
>> lens . Des tarifs fixent d'avance ce que chacun doit rece-
>> voir selon le métier qu'il exerce et son degré d'habileté.
>>> De cette manière on a évité toutes les discussions .
>> Quant aux dogmes des Hernnhutes , ils se rapprochent
>> beaucoup de ceux de la confession d'Augsbourg et de
>> la doctrine de Luther. On peut dire que la société
» entière est ecclésiastique : tout ss'y fait dumoins au nom
>> de la religion et uniquement pour elle. Une autorité
>> invisible semble régir cette église qui n'a pointde prêtre .
>> Le vieillard le plus respectablede lacommunauté exerce
>> les fonctions du sacerdoce , et lorsqu'il juge qu'un
>> homme mérite mieux que lui d'en remplir les devoirs ,
>> il le prie , au nom de ses frères , de leur parler de
>> Dieu. Lorsqu'on se trouve pour la première fois au
>> milieu des frères moraves , on se croirait transporté
>> aux premiers temps de l'église chrétienne. Leurs moeurs
>> sont si pures et leur genre de vie si austère , qu'on les
>> prendrait tous pour autantde pieux solitaires . Une dou-
>> ceur sans égale et une bonté inaltérable les caractéri
>> sent , et ce qui n'est pas moins extraordinaire , tous à
» peu près au même degré » .
M. de Serres ne pouvait, ce me semble , mieux terminer
le chapitre de l'instruction publique qu'en nous
faisant connaître les hommes de lettres et les artistes qui
OCTOBRE 1814. 33
illustrent dans ce moment l'Autriche. Il nous rappelle
que c'est à Vienne que Haydn et Mozart ont formé leur
talent et développé leur génie , et il semble croire qu'ils
ont dû en partie au climat et à la tournure d'esprit propre
aux nations du nord de manquer souvent de cette grâce
et de cette douce mélodie qui semblent réservées aubeau
ciel de l'Italie. Ces réflexions nous paraissent du reste
aussi justes que toutes celles qu'il fait sur le genre de mérite
littéraire des Allemands , et enfin sur leur genre de
talent dans les beaux-arts proprement dits...
२
Nous ne suivrons pas l'auteur dans tous les détails qu'il
nous donne sur les manufactures et le commerce de l'Au
triche. Ici M. de Serres traite des objets peu susceptibles
d'extrait . Il l'a fait du reste avec ces connaissances qui
ont placé son nom parmi les hommes les plus habiles.
On reconnaît encore la sagacité de l'auteur et son excellent
esprit d'observation dans le chapitre où il traite des
productions naturelles de l'Autriche. On est étonné de la
foule de détails que ce jeune écrivain a pu embrasser
et des recherches auxquelles les circonstances les plus
difficiles ne l'ont pas empêché de se livrer. Certainement
les gouvernemens qui font faire des entreprises à si grands
frais devraient souvent mieux choisir leurs hommes , et
s'ils en trouvaient beaucoup comme M. de Serres , leurs
encouragemens tourneraient davantage à notre instruction .
Il est difficile , en parcourant cet ouvrage et les divers tra
vaux que M. Marcel de Serres a déjà publiés sur l'Allemagne
, de ne pas être étonné qu'un seul homme ait pu
faire autant de choses. L'on en est encore plus surpris
quand on songe que c'est au milieu de la guerre, et absorbé
par diverses fonctions , que cet infatigable observateur
a rassemblé autant de matériaux. On ne peut du reste
que le féliciter d'avoir trouvé tant de zèle dans des circonstances
aussi difficiles , et quoique peut-être il n'en ait
pas eu la moindre récompense , il ne doit pas moins s'en
féliciter aujourd'hui. Un jour viendra sûrement où les
noms d'Olivier de Serres et de Marcel de Serres seront
unis dans la mémoire des hommes comme ils le sont par
le sang : et quelle récompense vaut cette gloire ! Ici je
m'arrête e , me réservant de faire connaître dans d'autres
3
34 MERCURE DE FRANCE ,
4
articles l'ensemble du travail de M. de Serres , et de mieux
en faire sentir le mérite et l'importance. D. L.
M
LETTRE au rédacteur du Mercure , contenant l'analyse
d'un ouvrage sur plusieurs monumens de la Bretagne.
MONSIEUR , S. A. R. monseigneur le duc d'Angoulême vient
d'agréer la dédicace d'un ouvrage publié par M. le comte de
Penhouët , ancien officier de la marine , chevalier de l'ordre
royal et militaire de Saint-Louis , et ayant pour titre : Recherches
historiques sur la Bretagne , d'après les monumens anciens
et modernes .
Cet ouvragemérite , je crois , à tous égards , de fixer l'attentiondes
savans et de ceux qui s'intéressent à la bonne direction
et aux progrès des études historiques .
En effet , monsieur, sous le point de vue saisi par l'auteur,
des recherches sur la Bretagne offraient une matière tout-àfait
neuve : nous ne possédons aucun travail complet sur cette
belle province, isolée en quelque sorte de la France par les
moeurs , les usages de ses habitans , et surtout par la langue
qui s'y est conservée sans altération sensible , au milieu des
grands mouvemens du commerce et de la civilisation.
Aucun des historiens qui s'en sont occupés n'a osé remonter
au-delà du quatrième siècle. Tous ont pris , pour point dedépart
, les premières tentatives faites par les peuples de cette
province pour secouer le joug de Rome; époque à laquelle se
rapporte le passage en Bretagne du premier prince bretonConan
Mézriadec.
M. de Penhouët a porté ses regards beaucoup plus loin : il a
youlu, ainsi qu'il le dit lui-même dans son avant-propos , reculer
les cippes de l'histoire de la Bretagne, et découvrir surtout
l'origine primitive des Armoricains , celle de la langue que parlent
encore leurs descendans les Bas-Bretons : langue dans laquelle
le père Pezron, comme tous les sectateurs de la fameuse
académie , n'ont vu et voulu voir que le celtique pur.
On jugera sans peine du haut intérêt attaché à ces recherches,
si l'on veut bien se rappeler qu'il a suffi de cette langue ,
trop peu étudiée , pour tracer en Bretagne une ligne de démarcation
toujours subsistante , et tellement profonde , que les ef
OCTOBRE 1814 . 35
forts réunisdu temps etde la civilisation n'ont pu ni la détruire ,
ni la faire reculer.
Dans les évêchés de Nantes , de Rennes , de Saint-Malo , de
Saint-Brieux , en un mot de tout ce qu'on appelle le pays français
, on ne parle que le gallo ou gallec , et cet idiome n'offre
plus rien, absolument rien , qui appartienne au prétendu celtique....
Celui-ci , ou pour mieux dire le bas-breton , et , selon
M. de Penhouët , l'armoricain , s'est exclusivement maintenu
dans la Basse-Bretagne , dans la Bretagne bretonnante; ce caractère
est même si tranchant , que , sur la ligne indiquée , les
habitans des paroisses limitrophes sont aussi étrangers entre
eux par le langage , que peuvent l'être , et le sont réellement ,
les habitans de Douvres à ceux de Calais .
Cette seule observation suffisait sans doute pour écarter l'idée
d'une origine commune entre le gallo ou gallec , et la langue
armoricaine ; mais tel est l'effet ordinaire de cet esprit exclusif
de système qu'il enveloppe d'un épais nuage les plus simples vérités....
On voulait voir le celtique partout.... Il fallait lui trouver
un type existant , dès lors les analogies forcées ne coûtaient
plus rien, et le bas-breton offrait un champd'autant plus vaste
aux rêveries des étymologistes , que peu de personnes avaient
la volonté ou les moyens de tenter la vérification des résultats.
Mais M. de Penhouët n'a pas procédé ainsi , et il faut lui en
savoir gré .... Il a dit avec beaucoup de raison : la langue que
j'étudie , si étrangère d'ailleurs par toutes ses formes aux dialectes
de laGaule , n'a point franchi certaines limites marquées
par une analogie constante de monumens et d'usages .... Cette
langue ne nous est donc pas venue de l'intérieur .
En vain prétendrait-on qu'après s'être progressivement perdue
sur les autres points du continent , elle s'est réfugiée sur
nos côtes comme dans son dernier asile...... Les langues ne se
perdent pas , surtout chez les grands peuples , sans laisser quelques
débrisde leur ancienne existence.
Si l'on avait parlé autrefois dans l'intérieur la langue qui ne
s'est conservée que dans l'ancienne Armorique , on en retrouverait
aujourd'hui de nombreuses et profondes traces. C'est
ainsi que , dans la Cornouaille anglaise , les noms des lieux sont
encore, et demeureront long-temps , d'irrécusables témoins
d'une langue réellement perdue ! Mais ici , riende semblable.....
Endeçà de la grande ligne de démarcation que nous avons indiquée
, la langue armoricaine est restée sans altération sensible....
Au-delà elle n'existe pas , et , ce qui prouve qu'elle n'a
jamais existé , c'est que , sans transition d'aucune espèce, et en
36 MERCURE DE FRANCE ,
quelque sorte sur le même terrain, la différence du langage
devient telle, qu'on pourrait difficilement la concevoir entre
deux peuples séparés par des montagnes inaccessibles , ou par
de vastes déserts . Les racines , les terminaisons , les tournures ,
n'offrent plus rien d'analogue.... Les plus proches voisins ne
s'entendent plus.... Il serait donc absurde de rechercher le berceau
de cette langue vers le point même où elle s'éteint et
meurt , et meurt si brusquement.
Onconçoit bien au contraire qu'un peuple navigateur, déja
très-avancé dans le commerce et les arts , attiré surtout par
l'avantage des sites , la sûreté des stations ,
chesse présumée du territoire , ait jeté
côtes.
s, etaussi parlari
nos
Onconçoit bien encore que ces colonies venant àse multiplier,
à s'étendre , la langue apportée par les colons , soit devenue
la langue commune; qu'elle ait fait , vers l'intérieur,
les mêmes progrès que les établissemens , et enfin qu'elle se soit
arrêtée là où les relations commerciales n'avaient plus ni possibilité
, ni objet. L'établissement de nos colonies et denosJlaann--
gues européennes sur les côtes de l'Afrique et du continent
Américain, nous présentent aujourd'hui un phénomène semblable.
Si l'on remarque maintenant qu'en Irlande , en Afrique et
ailleurs , d'anciennes colonisations , dont l'origine et l'époque
sont bien connues , ont successivement préparé et amené des
résultats du même genre , ce qui ne semblait d'abord qu'une
hypothèse , acquiert tout à coup un haut degré de probabilité.
C'est ainsi , monsieur, que M. de Penhouët a raisonné , et il
enaconclu que la langue armoricaine nous était arrivée par la
mer, et que , pour bien apprécier cette langue , les monumens ,
les usages , auxquels elle se rattache , il fallait en rechercher le
type au-delà de notre continent , dans des pays , chez des peuples
qui ont eu ou conservé une langue , des usages et des monumens
analogues.
Cette première pensée , nécessairement féconde , devait conduire
l'auteur à des développemens d'une grande étendue ; et
c'est ici en effet , monsieur, que ses recherches remarquables ,
surtout par la bonne foi qui les dirige , par l'érudition saine et
les observations pleines de sagacité qui les appuient , prennent
ce caractère de haut intérêt qui doit assurer à M. de Penhouët
les suffrages des hommes instruits , des savans et de tous ces
esprits solides, mais difficiles , que la science trop nue effarouche
toujours un peu.
M. de Penhouët , recherchant donc l'originedes peuples et de
OCTOBRE 1814. 37
la langue de l'armorique sur les côtes de ce vaste continent ,
que nous regardons comme le berceau du monde , s'appuie
tour à tour et des livres saints , et des poëtes , et deshistoriens ,
et des géographes les plus accrédités , pour établir la filiation
desusages et la conformité des idiomes.
Comparant ensuite ce que la tradition nous a conservé de
plus authentique sur les anciens monumens aux monumens que
les âges successifs ont créés , et qui subsistent , il en démontre
laparfaite identité.
-Des témoignages nombreux et solides lui signalent un peuple
industrieux et hardi , portant au loin ses colonies , et s'établissant
sur tous lespoints des côtes ,où il conçoit l'espoir de développer
un nouveau germe de prospérité et de puissance .......
Il suit ce peuple navigateur dans ses stations , sur les côtes d'Afrique
, en Espagne , en Irlande , dans la Cornouaille , dans le
paysdeGalles; et partout, dans les usages qui ont disparu, dans
ceux qui subsistent ,dans les monumens détruits , dans ceux qui
existent , dans la langue primitive, dans la langue dégénérée ,
partout il trouve des traces absolument identiques de la langue ,
des monumens , des usages qui se sont conservés sur les côtes
de notre Morbihan; et de cette masse de faits comparés qui
s'enchaînent , s'appuient et s'éclaircissent réciproquenient, il
arrive à conclure , sans doute avec assez de vraisemblance , que
des peuples chez lesquels la marche et les progrès de la civilisation,
offrent une réunionde témoignages aussi analogues , ont
une origine commune: premier et important résultat d'où se
déduit très-naturellement cette autre conséquence non moins
vraisemblable , que c'est dans les grandes explorations de cette
nation puissante , et sur le continent même qu'elle habitait ,
qu'il faut chercher et l'origine des premiers établissemens de
nos côtes armoricaines , et le type des monumens et de la langue
qui s'y sont conservés.
Et ici , monsieur, point d'analogies forcées , point de conséquences
téméraires auxquelles M. de Penhouèt ait la prétentionde
donner crédit : « qu'on ne voie ici , dit-il , que ceque j'y
vois moi-même, des recherches , de simples recherches , et non
une histoire arrêtée » .
Mais cette remarque me ramène à mon tour au véritable
objet de ma lettre. Ce n'est pas non plus une analyse détaillée
du travail deM. de Penhouët que j'ai eu l'intention de vous sou
mettre; cette tâche exige des connaissances et un talent de discussion
que je n'ai pas. J'ai voulu seulement réveiller l'atten
tiondeshabiles, et les provoquer àfaire ce queje ne puis qu'in
diquer.
38 MERCURE DE FRANCE ,
Parmi les grands résultats qui méritent de les occuper, je signalerai
surtout les nouveaux éclaircissemens donnés sur les
forces navales des Venètes ; des détails intéressans sur le fameux
combat des Trente , livré en 1351 , dans laplaine de Ploërmel
, près du chêne de Mi-Voie , et enfin une notice très-curieuse
sur les galères à plusieurs rangs de rames .
L'histoire ne nous a rien transmis sur la forme et les dimensions
des vaisseaux des Venètes.... Les commentaires de César à
la main , M. de Penhouët détermine d'une manière très-satisfaisante
la force de ces vaisseaux , et le nombre de leurs combattans
, dans cette mémorable bataille qui décida du sort de
l'Armorique , et dont l'auteur fixe l'époque à l'an 55 avant l'ère
vulgaire.
Au reste , ces recherches , les connaissances étendues et variées
qu'elles supposent, sont le fruitd'une constante application
aux mêmes études.... Jeune encore , et par amour pour les
arts , M. de Penhouët avait parcouru les côtes de la Méditerranée
et de la Grèce : en 1788, il fit un voyage en Italie pour
reconnaître et étudier les monumens qui pouvaient jeter quelque
jour sur l'état de la marine chez les Romains. Plus tard ,
lorsque les événemens politiques le forcèrent à s'expatrier , occupéde
ses recherches sur l'histoire de la Bretagne, il parcourut
à pied les montagnes du pays de Galles , où il soupçonnait avec
raison que la langue et les antiquités lui offriraient des types
correspondans à ceux de l'ancienne Armorique; un ouvrage publié
en anglais sous le titre de Tour through part of south
Walles , fut le fruit de cette fatigante , mais curieuse excursion.
Plus récemment encore ( en 1812) , M. de Penhouët a en
quelque sorte préludé à ces recherches historiques par un mémoire
très-étendu sur les antiquités égyptiennesduMorbihan ,
dédié aux manes du comte de Caylus , et imprimé à Vannes
chez Mahé Bizettes , in-folio , avec fig. C'est dans cet ouvrage ,
qu'appliquant avec une heureuse sagacité les résultats de ses
nombreuses observations , de ses longues études sur le style et
les attributs caractéristiques des monumens antiques , il est arrivé
à expliquer et à démontrer, autant du moins que les données
fournies par la science et les règles de l'analogie le permettent
, les monumens de Quinipili et de Locmini , si étrangement
défigurés par la superstition populaire et l'esprit de système.
La statue colossale de Quinipili , et la pierre creusée qui l'a
toujours accompagnée , étaient successivement devenues , pour
le peuple superstitieux et ignorant, la mère du Sauveur, et une
Piscine purificatoire; pour les observateurs prévenus , une Vé-
1
OCTOBRE 1814. 39
nus victorieuse , protectrice de la maison Julie. On y avait vu
encore un Magdala , révéré par les Celtes , uneDiane.
M. de Penhouët y reconnaît un véritable monument égyptien,
c'est Isis pleurant sur le tombeau d'Osiris .
Les mêmes observateurs avaient transformé les statues colossales
de Locmini en Hercules gaulois; M. de Penhouët restitue
encore ces deux monumens , dont le caractère, les attributs , le
style , ne permettent pasdeméconnaître l'origine.... Il y voit
deux prêtres attachés au culte d'Osiris , et une commission
nommée pour vérifier les assertions de l'auteur, confirme par
son rapport cette double conjecture.
Tels sont , monsieur, les titresdéjà acquis de M. de Penhouët
à l'estime et à la confiance des amateurs de l'antiquité et des
érudits. L'ouvrage qu'il publie aujourd'hui ne pourra que les
confirmer. Il est accompagné de planches bien exécutées , dont
M. de Penhouët a composé les dessins , et qui offrent , avec la
représentation bien fidèle des sites et des monumens divers , un
grand nombre de figures destinées àfaire connaître les costumes
variés et peu connus des divers cantons de la Basse-Bretagne.
Je m'arrêterai peu sur le style ,j'y ai remarqué quelques incorrections
, quelques négligences , que l'on ferait aisément disparaître;
mais il a en général de la simplicité , de l'abandon ,
souvent de la chaleur, et l'auteur ditbien ce qu'il veut dire.....
D'ailleurs , plus d'un motif réclamerait ici de l'indulgence.
M. de Penhouët appartient à un corps dont la fidélité , le dévouement
à la juste cause des princes légitimes sont connus , et
qui vient d'en recevoir d'honorables et précieux témoignages.
Depuis vingt ans , au-dedans comme au dehors , on a trouvé
des officiers de la marine partout où les généreux défenseurs
des lis et de l'antique dynastie trouvaient encore à résister ou
à combattre. C'est dans les rangs des royalistes , durant l'interrègne
, que M. de Penhouët acquittait cette noble dette ; et souvent
au milieu des dangers de la guerre de partisan , il suivait
son travail avec une persévérance que l'amour passionné des
arts et de la science peut seul expliquer.
La première partie de ces recherches , la seule qui soit encore
publiée , se terminepar lanotice sur les Triremes et Biremes
dont j'ai déjà parlé , et à la suite de laquelle M. de Penhouët
a fait graver, avec beaucoup de soins, cinq galeres anciennes
d'après l'antique , et entr'autres la capitasse de Cléopâtre
, sculptée sur la frise du temple de la Fortune à Preneste.
L'ouvrage paraît par souscription , et l'ontrouve,surlaliste
déjà nombreuse des souscripteurs , MM. de Ses-Maisons , de
40 MERCURE DE FRANCE ,
Kergariou , le comte Émeriau , madame la princesse de
Tremouille , MM. de Rohan , le comte de Saint-Priest , M.
minDidot.
Agréez , monsieur, l'expression de la considération disting
avec laquelle j'ai l'honneur d'être , votre , etc.
A. L. DE SAHUNE , chevalier de Saint-Louis
Paris , le ser, octobre 1814.
L'ENEIDE , traduction enprose de C.-L. MOLLEVAUT, C
respondant de l'institut.-Deuxième édition. Un v
in-8°. et in- 12 (1).
Aune époque où il était fort importantde distraire
tre attention des événemens politiques ,on agita plusieu
questions bizarres ; ot ,,quoiqu'elles fussent attaquées et d
fendues avec esprit , elles n'en étaient pas moins un peu
dicules. L'unede celles qui fit le plus debruit , voulut él
ver des doutes sur le mérite et l'utilité des traduction
Quant à leurmérite , il n'était pas difficile de le conteste:
toutes les anciennes traductions ne valent rien , et les m
dernes sont trop nouvelles pour que leur gloire soit cons
crée. Ala vérité , nous en avons d'excellentes ; mais les a
teurs vivent encore , et il est dur quelquefois d'avou
qu'un homme vivant a fait un bon ouvrage ! ...
Mais peut-on faire de bonnes traductions , et à qui c
traductions seront-elles utiles ? Je suis tentéde dire que
ne sais comment répondre sur une chose qui me paraît
aisée , si naturelle et si incontestable, Quoi done ! Racin
n'aurait pas pu traduire Euripide ! Molière nous aurait m
rendu Plaute ou Térence ! La Fontaine n'aurait pas s
transmettre dans ses écrits toutes les beautés de Phèd
ou d'Ésope ?.... On sent , je pense , combien ce petit non
bre d'exemples simplifie une question déjà si simple. N
tre langue, quoi qu'on en dise, se prête à tous les tons, El
(1) Cet ouvrage , d'une impression très-soignée , ne se trouve que ch
l'auteur,boulevart Montmartre , n°. 14.
OCTOBRE 1814. 41
est brillante , forte , concise, sonore; elle n'est pas une
gueusefière , comme le disait Voltaire , qui a prouvé luimême,
dans une foule d'écrits que , si elle était fière , elle
n'était pas gueuse. Est-ce que , dans l'antiquité la plus reculée,
on a écrit avec plus d'éloquence que Bossuet ? Pline
est-il supérieur àBuffon pour le style ? Cicéron ouDémosthène
(à la différence du genre près ) , l'emportent-ils sur
cesophiste si véhément , sur ce J.-J. Rousseau , dont les
opinions sontquelquefois si dangereuses , mais dont les discours
sont si pleins d'entraînement et de charmes ? Quand
onpeut se servir d'un pareil instrument , quand on peut
écrire comme La Bruyère , Pascal , Fénélon , etc. , ce n'est
plus la fautede la langue , mais celle de l'ouvrier, s'il fait
mal. Sans doute il sera toujours mieux de lire l'original
que les copies. Mais tout le monde peut-il lire les origi
naux ? Qu'on n'aille pas croire cependant que c'est la
cause des ignorans que je veux défendre ; je ne défends
que celle de ceux qui ne le sont pas. Les érudits , les hel
lénistes , lisent des traductions. Dans les auteurs grees ou
latins , combiende passages difficiles à expliquer pour ceux
mêmes qui sont les plus instruits ! Est-on embarrassé?une
bonne traduction résoud la difficulté , ou du moins abrège
les recherches. Le maître la consulte , en donnant des leçons
à ses élèves ; l'élève, pour se rendre compte des leçons
de son maître ; les gens du monde , pour se rappeler leurs
anciennes études , les gensdelettres, pour comparer les diverses
manières de faire une heureuse version ; les femmes....
Eh! pourquoi ne s'occuperait-on pas d'elles , de
leurs loisirs , de leur instruction P... Mais je réponds à des
savans , et ils me reprocheront peut-être d'attacher tant
de prix au suffrage des femmes , quoiqu'il soit si doux de
pouvoir l'obtenir !
Mais il est temps que je parle de l'ouvrage que j'annonce;
c'est une traduction. L'auteur, ne voulant sans
doute rien avoir à démêler avec ses critiques , n'a mis ni
préface , ni notes ; cela est remarquable à une époque où
les notes et les préfaces sont si multipliées. Cette extrême
réserve nous prive des confidences que l'auteur aurait pu
nous faire sur ses opinions et sur son système. Il doit être
partisan des traductions , puisqu'il en publie une. Quantà
42 MERCURE DE FRANCE ,
son système , il est facile de deviner qu'un poëte traduisant
un poëte , a tâché de rendre son style aussi poétique qu'il
lui était possible de le faire , en voulant toujours rester fidèle
au texte. Y a-t-il réussi? Nous l'allons voir par des
exemples . Didon, abandonnée par Énée , se plaint ainsi
dans le quatrième livre :
<<Non, une déesse n'est point tamère; Dardanus nn''eest
point l'auteur de ta race , perfide ! L'horrible Caucase t'enfanta
dans ses durs rochers , et les tigresses d'Hyrcanie
t'offrirent leurs mamelles. Car pourquoi dissimuler ? Qu'attendre
de plus encore? A-t-il gémi de mes pleurs ? A-t-il
tourné ses yeux vers moi ? Vaincu , m'a-t-il donné une
larme ou pris pitié de son amante? Quel est le plus sanglant
de ses affronts ? Eh quoi ! la grande Junon , quoi ! le
fils de Saturnele voient d'un oeil indifférent ! Il n'est donc
plus de bonne foi ! Jeté sur ce rivage , manquant de tout ,
je l'accueille ; insensée ! je partage avec lui mon empire ; je
sauve sa flotte du naufrage , ses compagnons de la mort.
Ah! les furies m'embrasent ! Maintenant l'oracle d'Apollon,
maintenant les sorts de la Lycie , maintenant l'interprète
des dieux envoyé par Jupiter lui-même , apporte du
haut des airs d'horribles décrets. Soins dignes en effet
des immortels ! Sollicitudes bien faites pour troubler
leur repos ! Je ne te retiens plus , je ne te répondrai plus .
Va , poursuis ton Italie , à la merci des vents , cherche des
royaumes à travers les ondes . Certes , je l'espère , si les
justes dieux ont quelque pouvoir, au milieu des écueils tu
épuiseras tous les supplices , et souvent tu nommeras Didon.
Absente , je te suivrai avec de noires flammes ; et ,
lorsque la froide mort aura séparé mon corps de mon âme ,
spectre, je serai partout près de toi. Misérable , tu périras !
Je le saurai , le bruit m'en viendra dans le profond séjour
des mânes .
Pour faire contraste avec ce discours , rapportons une
description des enfers , d'après le sixième livree::
<<<Alors , criant sur ses gonds avec un bruit horrible , la
porte s'est ouverte. Tu vois quelle garde s'assied sous ce
vestibule , quel monstre en défend l'entrée. Plus terrible
encore, l'hydre effroyable, aux cinquante gueules béantes ,
habite dedans ces demeures. Enfin , le Tartare lui-même ,
OCTOBRE 1814. 43
,
ouvrant ses gouffres, se plonge sous les ombres deux fois
autant qu'au-dessus de nos regards s'élève la voûte de
l'Olympe. Là , les antiques enfans de la terre , les Titans ,
renversés par la foudre,roulent au fond des abîmes . Là
j'ai vu les corps énormes des deux fils d'Aloée , qui voulurent
briser de leurs mains le vaste ciel , et précipiter
Jupiter de son trône immortel. J'ai vu Salmonée en
proie aux plus cruels châtimens , pour avoir imité les flammes
de Jupiter et le bruit de l'Olympe. Traîné par quatre
coursiers , agitant une torche , il traversait en triomphe la
ville d'Élide , auxyeux du peuple de laGrèce , et réclamait
les honneurs divins. Insensé!quiavecson airain et les pieds
retentissans de ses coursiers , voulait imiter les orages et la
foudre inimitable. Mais le dieu tout-puissant lança dans un
épais nuage, non des torches , nonde fumantes lumières ,
mais un trait qui le précipita , enveloppé d'un immense
tourbillon. J'ai pu contempler Titye , enfant de la terre
fertile: sur neufarpens entiers ses membres sont étendus ;
de son bec crochu un impitoyable vautour, frappant son
foie immortel et ses entrailles fécondes pour son supplice ,
déchire sa proie , habite dans sa profonde poitrine , et ne
donne aucun relâche à ses chairs renaissantes » .
Ces deuxmorceaux prouvent du moins qu'il ne manque
rienà cette traduction du côté de la fidélité; mais peut-être
laisse-t-elle encore à désirer du côtéde l'élégance? Les formes
du style ne sont pas toujours assez libres ; on sent que
l'auteur est gêné par le désir de faire trop bien. Il ferait
mieux s'il y mettait plus de naturel et d'abandon. Au
reste, nous ne craignons pas d'assurer que cet essai est
d'un très-bon augure , et que M. Mollevaut l'emporte sur
tous les autres traducteurs en prose de Virgile.91.
AUG. DE L
FABLES INÉDITES DE M. GINGUENÉ , membre de l'Institut ,
servant de supplément à son recueil publié en 18ιο , et
suivies de quelques autres poésies du même auteur.
-Un vol. in-18 .
(SECOND ARTICLE.)
!
Les poésies diverses , qui sont à la suite des fables de
1
44 MERCURE DE FRANCE ,
M. Ginguené , consistent en sept épîtres , deux petits
poëmes et quelques pièces fugitives ; je parlerai d'abord
du poëme d'Adonis , ouvrage dela jeunesse de l'auteur.
Voici cequ'il en dit lui-même dans un petit avant-propos
: « J'étais fort jeune , et dans la première chaleur de
mon goût pour la poésie italienne , lorsque j'entrepris de
tirerde l'énormeAdonis de Mariniun poëmeérotique français
,encinq chants .... Jejetai rapidementmon esquisse ;
mais bientôt, distrait par d'autres occupations , je laissai
cetravail imparfait. Quelques circonstances m'y ramenè
rent peu d'années avant la révolution. Je terminai et mis
au net les deux premiers chants. De nouvelles distractions
m'interrompirent encore. Elles furent suivies d'événemens
au milieu desquels il eût été aussi déplacé que difficile que
je m'occupasse d'Adonis je l'ai totalement oublié pendant
quinze ans. Il y en a dix qu'après une maladie grave ,
j'allai , pour me rétablir , passer un mois à Laon chez un
de mes frères. Je portai avec moi , parmi quelques travaux
commencés , l'ébauche des trois premiers chants . J'achevai
le troisième et le quatrième; le cinquième seul restait à
finir. En revenant àParis , tous mes effets me furent volés ,
et du même coup mon porte-feuille , où étaient , avec
quelques autres papiers assez précieux pour moi , ces trois
chants de monAdonis. Le chagrin que j'en eus ne faitsans
doute rienà personne : aussi je n'en parlerai pas. Ma mémoire
me rappelait bien alors quelques lambeaux ; mais il
aurait fallu refaire presque tout ces deux chants , et , à peu
de chose près , entièrement le dernier. Je n'en eus pas le
courage, ou plutôt, j'eus celui de renoncer tout à fait à
cette entreprisejuvénile , dont il n'était pardonnable deme
faire un objet de travail qu'à l'âge où je l'avais formé pour
la première fois. Les deux premiers chants , que j'avais
laissés à Paris , ont échappé seuls à ce naufrage ; ils peuvent,
enparaissant au grand jour , en éprouver un d'une
autre espèce. Quoique terminés , ilsn'avaient point encore
reçu cettedernière mainqu'on ne donne à un ouvrage qu'après
l'avoir conduit jusqu'à la ſin ; maisj'ai senti une répugnance
invincible à y rien faire de plus. Ils ne contiennent
de l'actiondu poëme que ce qui précède la rencontre et les
amours de Vénus etd'Adonis . Les deux suivans étaientcon
1
OCTOBRE 1814. 45
sacrésàla peinture très-variée de ces amours; le cinquième
P'était à lajalousie de Mars , à la chasse fataledu sanglier, à
lamortd'Adonis et aux jeux funèbres célébrés ensonhonneur.
Au lieu deregretter ce qui a péri , peut-être jugerat-
on, après avoir lu ces deux chants , qu'il n'y aurait pas
grand mal quand ils auraient éprouvé le même sort » .
On ne peut s'exécuter de meilleure grâce. Je sais qu'il
ne faut pas trop se fier à l'indifférence que marquent les
poëtes sur le sort qui attend leurs ouvrages. Quoi qu'il en
soit, les deux premiers chants d'Adonis font présumer
que cepetit poëme eût été reçu avec plaisir , si l'auteur eût
pule donner dans son entier. L'action s'annonce et se développe
avec rapidité, plusieurs descriptions gracieuses et
poétiques s'y rattachent , et les vers , saufquelques défauts,
sont en général d'une touche élégante et facile.
Fille de l'Onde et mère de l'Amour,
Divinité de l'étoile éclatante
Qu'on voit aux cieux, courrière diligente,
Guider la Nuit et ramener le Jour ;.
Astre fécond , dont l'active influence
Jusques au sein de l'humide séjour
Épanddes feux , sourcede l'existence;
Belle Vénus ! viens donner à ma voix
Ces tendres sons , cette douce harmonie
Dont tu douas le cygne d'Ansonie ( 1) ,
Qui d'Adonis a chantéles exploits ,
Exploits charmans, et les seulsque j'envie!
Junonvientse plaindre à Venus des infidélités de Jupiter
dont elle rejette la faute sur l'Amour , et prie la déesse de
châtier son fils . Vénus mande l'Amour et lui adresse des
reproches où respire la colère :
LeCiel sans moeurs , et tous les dieux brouillés ,
Voilà tes jeux et tes exploits sublimes !
Etc'est àmoi qu'on impute tes crimes!
Ils sont au comble ,et je dois t'en punir.
L'enfant surpris a beau prier, gémir ;
(1) Marini.
46
٢٠
MERCURE DE FRANCE ,
:
Il tient en mains deux frais bouquets de roses ,
Dans ses jardins nouvellement écloses ,
Et qu'il destine àformer ces doux noeuds
Dont il unit les coeurs bien amoureux ;
Mais par malheur, àces roses divines ,
Leplus souvent il laisse leurs épines ..
Vénus les prend , elle en frappe son fils , etc.
L'Amour, furieux d'un pareil traitement , s'enfuit
chez sa mère et va trouver le Soleil dans son palais .
vient naturellement une description ; elle est fort belle
paraît empreinte de quelques-unes des couleurs dont Ov
aenrichi son tableau. Phébus était brouillé avec la m
de l'Amour depuis qu'il avait découvert à Vulcain les
fidélités de son épouse avec le dieu Mars.
Le dieu du jour, lui prêtant sa lumière ,
Vint éclairer ce spectacle lascif;
Et des Amours déshonorant la mère ,
La fit rougir, à la facedes cieux ,
Sous un filet envié par les dieux.
Apollon prend l'Amour sous sa protection et lui indiq
les moyens de se venger de sa mère , il lui reproche mên
le retard de sa vengeance.
Où sont tes traits , et les flammes actives
De ce flambeau , redoutable autrefois ?
Quoi! l'on t'outrage , et tes flèches captives
Dorment encor dans ton faible carquois !
Éveille-les : prends ces puissantes armes ;
Qu'à sa vengeance on connaisse l'Amour :
Frappe Vénus , frappe; et fais à ton tour
Verser des pleurs à l'auteur de tes larmes .
De la punir j'ai trouvé le moyen.
Sur les confins de l'heureuseArabie,
Second Phénix de sa riche patrie ,
Unique fruit d'un coupable lien ,
VitAdonis , enfant du beau Cynire -
Et de Myrrha , dont le triste délire
OCTOBRE 1814 47
S'exhale encore en liquides odeurs
Sur des rameaux enrichis de ses pleurs.
174
.
Mon oeil perçant , qui voit d'un seul regard
Tous les objets que l'univers rassemble ,
Ne vit jamais tant de beautés ensemble.
Il les ignore : et l'étude ni l'art
1. Ne valent pas cette aimable ignorance.
Nature exprès le fit pour ta vengeance.
Que ta marâtre apprenne , en le voyant ,
Que cetAmour, qu'elle traite en enfant ,
Est le tyrandes fiers tyrans du monde.
Qu'une blessure incurable et profonde
Plaise à son coeur, même en le déchirant ;
Qu'enfin la peine à l'offense réponde.
Ace discours , le coeur du jeune dieu
Se sent gonflé d'orgueil etde courage.
Sans rien répondre il quitte ce beau licu ,
Précipitant vers l'arabique plage
Son vol léger : plus vite que le vent ,
Il court des vents la mobile carrière , etc.
:
:
1
voit le bel Adonis , lui présente une image trompeuse
Eduisante qui l'entraîne vers une nacelle ; le berger s'y
e , et bientôt il a perdu la terre de vue et se trouve
au milieu des mers. Telle est succinctement l'action
remier chant. Le second chant offre encore des inciplus
variés et des tableaux plus agréablės . L'Amour ,
ant assurer sa vengeance , va trouver Vulcain :
Exauce-moi , lui dit-il , mon père !
Forge à l'instant une ſflèche légère ,
Un trait perçant , plus fin , plus dangereux
Que tous mes traits, :
a pense bien qu'il ne confie pas à Vulcain l'usage qu'il
en faire. Le bon Vulcain se met à l'ouvrage , et penqu'il
travaille , le malicieux enfant se moque et de lui
s Cyclopes :
Auxnoirs géans , empressés de lui plaire,
Tantôt livrant une indiscrète guerre ,
48 MERCURE DE FRANCE ,
Etde samain couvrant unde ses yeux ,
Il les poursuit d'un ris malicieux;
Tantôt boitant pour imiter son père ,
Etde son arc se faisant un appui ,
En sautillant il marche auprès de lui.
L'Amour dans les arsenaux de Vulcain etau milieu des
Cyclopes , est une idée aussineuve que piquante: elle donne
lieuà des développemens très-bien exprimés. La flèche est
forgée , l'Amour s'en empare et ne songe plus qu'au bel
Adonis abandonné aux vagues de lamer. Ilfautqu'il aborde
à la plage habitée par Vénus et sa cour ; mais Cupidon ne
peut soumettre les vents et les flots ni les faire agir à son
gré. Il va trouver Neptune dans ses humides palais , lui
adresse un discours artificieux auquel le dieu répond favorablement.
Neptune , pour servir les voeux de Cupidon ,
agite son redoutable trident, ébranle les mers et suscite
une violente tempête ; mais cette tempête n'a rien de fatal
pour Adonis; au contraire , elle jette la barque sur le rivage
où la belle Cythérée doit le choisirpour amant. Ici se
termine le poëme, ou du moins le fragment que l'auteur a
pu sauver. Mes lecteurs jugeront d'après cette courte
analyse , si les autres chants doivent être regrettés : quant
àmoi je les regrette beaucoup, et j'accuserais M. Ginguené
deparesse ou d'insouciance , s'il n'avait donné des preuves
ducontraire par les importantes occupations qu'il s'est imposées
depuis .
Le plaisir d'offrir des citations me fait outre-passer, sans
que j'y pense , les justes bornes qui sont prescrites à un extrait
, et cependant je n'ai pas cité une foule de jolis morceaux
qu'on aurait sans doute lus avec plaisir. On me pardonnera
, je crois , de m'être étendu sur un recueil dont
l'auteur est recommandable sous tous les rapports. D'ailleurs
j'ai la bonhomie de me figurer qu'il faut dire quelque
chose de l'ouvrage dont on rend compte , et je n'ose imiter
messieurs les journalistes qui parlent de tout dans leurs
extraits , hormis du livre qu'ils sont chargés d'annoncer ;
etqui ont la fureur de montrer leur esprit, bon ou mauvais ,
plutôt que celui de l'auteur ; pour eux , un ouvrage n'est
plus qu'un texte sur lequel ils bâtissent leurs idées et leurs
OCTOBRE 1814. 49
systèmes, à la grande impatience du lecteur qui s'inquiète
fort peu de leur érudition.
Je ne dois point passer sous silence le poëme de Léopold
, qui précède celui d'Adonis. Il a été composé pour
célébrer la mort du jeune prince Léopold de Brunswick ,
qui se noya dans undébordement de l'Oder, en voulant
passer ce fleuve pour aller sauver des malheureux. Il fut
alors proposé , au nom de monseigneur le Comte d'Artois ,
aujourd'hui Monsieur, un prix extraordinaire pour le poëte
qui célébrerait le mieux cette belle action , au jugement de
l'académie française. M. Ginguené fut tenté par le sujet,
et par l'éclat du concours ; mais il n'obtint pasles honneurs
du laurier académique. Il paraît qu'il y éut à cette occasion
des intrigues fort singulières. « L'histoire secrète de ce
prix est , dit-il , une anecdote académique très-curieuse ,
dont ce n'est pas ici la place » . Ce poëme m'embarrasse
moi -même beaucoup ; M. Ginguené semble marquer
pour lui une prédilection que je ne partage point : je n'en
suis pas moins convaincu que l'académie a décerné le prix
à un ouvrage bien inférieur au sien. Mais je préfère de
beaucoup Adonis ; l'apologue et la poésie gracieuse me
semblent être les véritables genres propres au talent de
M. Ginguené. Je trouve un peu trop de déclamation
dans plusieurs morceaux du poëme de Léopold, en un mot,
je le trouve trop académique. Le poëte nous annonce que
c'est celui qu'il a le plus travaillé , et c'est peut - être pour
cette raisonmême qu'il a moins d'agrément. Les descriptions
sont trop chargées , il semble que le poëte ait pris à
tâche de n'omettre aucun incident , aucun détail ; l'action
principale tient très -peu de place , les accessoires remplissent
presque tout le poëme , et , de plus , on pourraity
désirer plus d'abandon. On y trouve , au reste , defort
beaux vers : le début et la fin me paraissent surtout dignes
d'être cités avec de grands éloges :
Si , dans un rang obscur, d'intrépides humains ,
S'offrant pour leurs égaux à des périls certains ,
Ont par un beau trépas illustré leur mémoire ;
Si la patrie élève au temple de la Gloire
Celui qui , pour défendre un monarque adoré,
Victime du devoir, à la mort s'est livré ,
4
50 MERCURE DE FRANCE ,
Quelshommages, quels voeux , quelle reconnaissance ,
De quels marbres publics la muette éloquence
Sera le digne prix du trépas généreux
D'un prince dévoué pour d'obscurs malheureux ,
Pour ce peuple courbé sous le poids des misèrès ,
Vulgaire méprisé par des princes vulgaires ?
Ah! ces princes , d'orgueil et de faste enivrés ,
Sont d'erreurs en erreurs tristement égarés ;
Du plus granddes plaisirs ils ignorent les charmes >
Ilsn'ont jamais tari ni répandu de larmes.
Tes jours , ô Léopold, ces trop rapides jours
Eurent un plus heureux et plus illustre cours , etc.
A
Tel est le débutdu poëme ; en voici la fin :
Tes destins sont remplis , ô prince magnanime !
Tu meurs , d'un saint transport honorable victime .
Et pourquoi tant de pleurs ? pourquoi plaindre ton sort?
Un immortel éclat est le prix de ta mort.
Comme un dieu bienfaisant l'univers te contemple .
Ton trépas te couronne , et laisse un grand exemple.
Tonmatin fut paisible : hélas ! qui peut prévoir
Dans cejour passager les orages du soir ?
Tu meurs , mais tes vertus vivront dans la mémoire.
Objetde notre amour, du sein de cette gloire
Où ton âme respire , échappée à tes sens ,
Jette sur nous les yeux : vois , comme un pur encens ,
Monter du genre humain les regrets et l'hommage.
D'autres sont moissonnés au printemps de leur age ;
Mais seulement fameux par des exploits sanglans ,
Ils expirent , flétris dunom de conquérans :
Cenom répandl'effroi ; le tien charme et console.
Tu seras de la terre et l'honneur et l'idole .
Les arts qui t'ont pleuré , les arts , vainqueurs du temps ,
T'élèvent à l'envi d'augustes monumens .
Des princes à jamais tu seras le modèle.....
Il en est qu'au récit d'une action si belle ,
On verra s'animer du feu de tes vertus ,
Et payer à ton nom les plus nobles tributs .
Veille sur eux , du haut de la céleste voûte :
Ah ! qui t'admire ainsi t'imiterait sans doute.
1
OCTOBRE 1814. 51
Les derniers vers sont un compliment délicat à Monseigneur
le Comte d'Artois , qui avait ordonné le concours
pour célébrer cette action héroïque ; c'est même mieux
qu'un compliment : c'est une justice rendue et une vérité.
Le reste du volume contient des épîtres où respire une
douce philosophie , une ode sur les états - généraux et plusieurs
pièces érotiques pleines de grâce , sans fadeur. Entre
ces charmans opuscules , on peut citer particulièrement le
Songe, Tibulle,le Bal , la Toilette , une Larme, et surtout
cette fameuse Confession de Zulmé, qui commença la réputationde
l'auteur. Écoutons un instant ce qu'il en dit luimême
: « Cette pièce a obtenu dans le monde à peu près
tout ce que de pareils jeux d'esprit peuvent avoir de célébrité.
Une piècefugitive un peu passable , était alors une
espèce d'événement public. Lorsque je fis à vingt ans , au
fond de ma province , la Confession de Zulmé, j'étais loin
de soupçonner l'espèce de bruit qu'elle ferait alors à Paris .
J'y arrivai , pour la première fois , en 1772. M. de Rochefort,
de l'académie des inscriptions et belles-lettres , fut le
premier à qui je montrai cette pièce , avec quelques autres .
Il en voulut avoir copie ; il la lut dans plusieurs maisons
et la laissa copier. C'est ainsi qu'elle commença à circuler
dans le monde. Comme elle parut sans nom d'auteur ,
plusieurs personnes ne firent pas difficulté de se l'attribuer.
M. de Pezay fut de ce nombre ; un M. de la Fare , qui
demeurait à Saint-Germain ; M. Borde , de Lyon , et plusieurs
autres encore. Je la trouvais imprimée partout, défigurée
de mille manières , et toujours attribuée à de nouveaux
auteurs. Cela me devint importun. Je me déterminai
à la publier avec mon nom , et les seules fautes
qui étaient de moi. Elle parut dans l'Almanach des
Muses en 1779. Elle me suscita , dans sa nouveauté ,
une querelle des plus singulières. On a vu plusieurs fois
des plagiaires s'attribuer l'oeuvre d'autrui , mais non pas ,
que je sache , attaquer le véritable auteur, comme si c'étaitlui
qui eût été le plagiaire. C'est ce que fit pourtant
M. Mérard de Saint-Just . Les pièces de ce bizarre procès
se trouvent dans le Journal de Paris de Janvier 1779, etc.
Cette jolie Confession, et toutes les pièces que contient le
même recueil , viennent, je crois , à l'appui de l'opinion
52 MERCURE DE FRANCE ,
que j'ai émise dans cet article ; elles assurent à M. Ginguené
le titre de poëte à la fois gracieux et caustique ,
agréable et piquant , outre celui de savant littérateur que
lui ont acquis des travaux d'un autre genre . DE S .... E.
RÉFLEXIONS sur quelques parties de notre législation civile
, envisagées sous le rapport de la religion et de la
morale ; par M. AMBROISE RENDU , avocat à la cour
royale de Paris , inspecteur-général et conseiller ordinaire
de l'Université royale de France .-Brochure in-8°.
au
Le traducteur de la Vie d'Agricola n'est pas un écrivain
ordinaire . Très-peu de littérateurs oseraient se flatter de
rendre, avec autantde fidélité, leportrait d'unmodèle regardépresquecomme
inimitable , soit pour la vigueur dutrait,
soit pour l'énergie , la précision du style , soit pour laprofondeurdu
sens qui s'y rattache . La vie d'Agricola (aussibienque
les autres ouvrages de Tacite ) , « n'est pas ,
jugement de Montaigne , qui s'y connaissait , n'est pas un
livre à lire , c'est un livre à estudier et apprendre » . Que
dirons-nous de l'homme qui , jeune encore , non content
d'étudier, d'apprendre ce livre , en fit passer les mâles
beautés dans notre langue , instrument si difficile à manier,
dès qu'il s'agit de l'appliquer à une langue étrangère et
morte ? Un nouvel écrit du traducteur de la vie d'Agricola
, écrit intitulé : Réflexions sur quelques parties de
notre législation civile , doit nécessairement fixer l'attention
publique.
Quand on parle religion à certains esprits de ce siècle, ou
dumoins quand on essaie d'associer la divinité à toutes les
entreprises humaines , à tous les actes de la vie sociale ,
quand on montre les saints rapports qui unissent la loi
divine et la loi humaine, union recommandée cependant ,
adoptée par tous les législateurs de l'antiquité, on court le
risque d'être en butte aux traits du ridicule , et de s'entendre
dire , à tous propos et hors de propos , que l'on s'exprime
comme les RR. PP. Capucins . Les ennemis de cette
unionnaturelle ignorent , sans doute , que ce n'est pas seu
OCTOBRE 1814. 53
lement tel ou tel auteur de nos jours qu'ils insultent, mais
Lycurgue , mais Solon , mais Zaleucus , Charondas et les
personnages les plus sages d'entre les Grecs et les Romains .
Envisager la législation civile sous le double rapport de la
religion et de la morale , ce n'est pas vouloir simplement
édifier ses lecteurs, c'est les instruire sérieusement , et leur
indiquer la source véritable de toutes les actions humaines,
Un langage de cette nature ne fournit nullement le mot
pour rire , puisque les rieurs s'exposent eux mêmes à être
confondus , accablés sous le poids des autorités les plus
graves , sans qu'on ait besoin de recourir ni aux pères de
l'église , ni aux docteurs en théologie, Certes , aux divers
siècles de Lycurgue , de Numa - Pompilius , de Solon
d'Épictète , les RR. PP. Capucins n'étaient pas encore
fort connus , à moins qu'on ne veuille désigner, par cette
épithète , les flamines , qu prêtres romains , qui effectivement<<
portaient des capuchons pointus par le bout » , suivant
l'observation de Dacier, dans ses notes sur la vie de
Numa , par Plutarque. Qui sait si , pour compléter l'ana
logie , une longue barbe ne descendait pas sur la poitrine
de ces flamines ?
१.
Il faut , en dépit de toutes les mauvaises plaisanteries de
l'incrédulité , il faut que les fugitives destinées de la terre
se lient étroitement aux destinées éternelles du ciel . Le règne
de l'impiété et de l'anarchie a cessé parmi nous , et celui
de la religion et de l'ordre recommence ; l'interruption
acoûté assez cher à l'humanité pour que la postérité s'en
ressouvienne efficacement. Il faut emprunter le secours
d'enhaut pour adoucir l'humeur sauvage de l'homme ; il
faut captiver son entendement sous un joug salutaire , et
couvrir d'une égide sacrée sa morale , ses lois et ses vertus .
Malheur! malheur aux peuples chez lesquels on prêcherait
une seconde fois cette doctrine qu'un poëte nous prè
chait sur le théâtre en 1790 , comme s'il eût voulu marquer
lanation entière du sceau de la colère céleste :
L'audace enfin succède à la timidité ,
Ledésir de connaître à la crédulité.
Ce qui fut décidé , maintenant s'examine ,
Et vers nous pas à pas la raison s'achemine....
54 MERCURE DE FRANCE ,
N'enchaînons point les coeurs par des liens sacrés :
La vertu des humains n'est point dans leur croyance ,
Elle est dans la justice et dans la bienfaisance ( 1 ) .
C'est pourtant le vertueux chancelier de L'Hôpital qui
endosse cette sacrilége doctrine , subversive du trône et de
l'autel . Ah ! si Melpomène n'eût jamais paru que sous un
masque aussi affreux , la colère de Solon me semblerait
sublime , lorsque ce sage , frappant la terre de son bâton ,
dit à Thespis , qui venait de donner une représentation dramatique
: « Ne rougis-tu point de mentir ainsi en présence
du peuple >> ? L'inventeur de la tragédie pouvait répondre
et répondit : « Ces mensonges ne sont qu'un jeu , et n'ont
rien de dangereux>> . Thespis ne débitait pas des impiétés :
Thespis ne prêchaitpas la révolte sous desnoms empruntés.
Mais Chénier ! que pouvait-il alléguer pour sa justification?
Quel jeu barbare de s'amuser à travestir un chancelier de
France en jacobin!
Comme le désordre religieux ne va jamais sans le désordre
politique , bientôt les fondemens de tous les pouvoirs
terrestres seraient détruits , et l'on publierait impunément
cette profession anarchique de foi qui devint celle de nos
législateurs en 1793 :
Raisonneurs , beaux esprits , et vous qui croyez l'être ,
Voulez - vous vivre heureux ? vivez toujours sans maître.
On dirait aux guerriers chargés de la défense de l'état,
chargés d'assurer la tranquillité des citoyens :
Vous n'êtes , dans nos misères ,
Quedes assassins mercénaires ,
Armés pour des maîtres ingrats (2).
Telles étaient les funestes maximes qui nous ouvrirent les
sanglantes barrières de la révolution. Voilà les services
qu'ont rendus aux peuples ces grandes machines à raisonnemens
, et tout le fruit de leur audacieuse loquacité. Oui ,
(1 ) Charles IX , tragédie de Marie Chénier.
(2) Ode sur la paix.
1
OCTOBRE 1814. 55
il est enfin temps que l'on cesse de nous prendre pour des
singes , des renards et des loups. Nous ne voulons plus de
vérités nouvelles ; nous n'en avons déjà eu que trop ; ne changeons
pas aisément les anciennes, de peur de perdre au
change. Les éclats de la fatale roue que les faux philosophes
tournaient incessamment, ont atteint et frappé à
mort plusieurs de leurs adeptes.
En examinant le langage des législateurs les plus célébres
de la Grèce et de Rome , on se convaincra que les capucinades
(puisqu''oonn cherche à flétrirdecenom les prin
cipes les plus purs ) forment les principaux traits de leur
çaractère. L'aveugle et misérable prévention des esprits ,
gàtés par la philosophie moderne , pervertit les idées les
plus saines , les opinions les plus justes, et nous livre àun
sens réprouvé. Eh bien! la philosophie ancienne , d'accord
avec la religion , nous déclare que , si l'homme pense
être quelque chose par lui-même , il se séduit et se trompe
grossièrement. « L'intelligence est aux dieux », dit Plutarque,
et nous leur dérobons réellement ce que nous nous
comptons dans notre orgueil , et ce que nous nous prisons .
«Plus nous nous renvoyons , ajoute Montaigne , et commettons
à Dieu , et renonçons à nous , mieux nous en valons
... Il a fait nous et notre connaisance » . Cet auteur, si
judicieux , que l'on taxe de hardiesse , parce qu'on ne connaît
pas beaucoup ses Essais , parce que , pour le lire , il
faut étre ferré à glace (je me sers des termes de sa fille
d'alliance ) ; cet auteur, septiciste seulement lorsqu'il
tombe sur le chapitre de nos sciences , ne se moque pas autant
des argumens in ferio et in barbara, que des argumens
dictés par la misère de la vanité contre Dieu , la providence
et les mystères supernaturels.
Qui peut se flatter d'une sagesse soutenue et ferme ?
Elle nous montre , tout au plus , à combien de vicissitudes ,
de variations et d'erreurs la science humaine est sujette , et
par-là nous empêche d'en tirer vanité. Les grands hommes
dont nous avons parlé, plus jaloux de l'intérêt du créateur,
que de leur amour-propre , guidés par la reconnaissance
envers Dieu , au milieu des épaisses ténèbres de
l'idolatrie , étaient intimement convaincus que , pour dicter
des lois à leurs semblables , l'ascendant même du gé-
1
56 MERCURE DE FRANCE ,
nie ne suffisait point. Ils ne voulaient donc rien paraître
créer d'eux - mêmes. C'était de leur part l'aveu d'une ignorance
haute , raisonnée et vraiment philosophique. Voilà
pourquoi les grands législateurs firent, au préalable, agréer
leur code à la divinité , qu'ils ne rougissaient point d'invoquer
solennellement, en lui soumettant leur sagesse et leurs
lumières .- Lycurgue prit le chemin de Delphes , pour
aller consulterApollon , qui devint le législateur des Spartiates
, lesquels, durant huit siècles , ne se trouvèrent pas
très-mal de cette constitution née sous des auspices religieux.
« Toutes polices , remarque Montaigne , que je me
plais à citer dans une cause aussi importante , toutes polices
ont tiré fruict de leur dévotion. Les hommes , les
actions impies ont eu partout les événemens sortables » ; et
c'est une vérité incontestable , quoique Voltaire , dans un
singulier transport d'enthousiasme , se soit écrié : « Heureux
le temps auquel les Français neferont que plaisanter
de la religion » ! Ils ont eu effectivement le malheur de la
plaisanter ; les hommes , les actions impies ont eu des
événemens sortables. A cette malheureuse époque de nos
infortunes , où le lien de la religion et des lois cessa d'être
indissoluble , où notre patrie eut la sacrilége audace de
rompre solennellement avec le ciel , quels hommes et
quels événemens effrayèrent l'univers entier ! Oreste , agité
par les noires furies , ne commit pas dans la Grèce plus
d'extravagances , ne se livra pas à un délire aussi terrible
que celui des législateurs conventionnels de la France.
Quel peuple ! quelles scènes affreuses firent naître les actions
impies !
•Avant de parler de l'ouvrage même de M. Rendu , nous
avons cru devoir en faire précéder l'analyse de ces réflexions
morales et philosophiques. On ne peut qu'applaudir
à l'opinion de l'auteur sur le divorce , sur les enfans
naturels , sur l'adoption et sur la puissance paternelle ;
mais il n'en est pas de même de son opinion sur la validité
du mariage. M. Rendu , nonobstant la rigidité de ses
principes religieux , se plaint de ce que l'on force « la religio,
n elle-même à bénir extérieurement ceux pour qui elle
savait bien que ses prières seraient vaines » . Mais la religion
est plus indulgente que certains hommes ; la bénédiction
1
OCTOBRE 1814. 57
nuptiale est donnée aux chrétiens qui remplissent extérieurement
leurs devoirs , et donnée avec plaisir. La religion
ne rejette personne de son sein , et , par cet acte solennel
, constate , en quelque sorte , à la face du ciel et de
la terre , l'union de l'homme et de la femme. Pourquoi
paraître moins indulgent que l'Eglise ? N'est - ce donc pas
beaucoup que d'éviter le scandale public ? En fermant ,
sans miséricorde , les portes du temple sacré à ceux qui ne
sont pas bien préparés à recevoir le sacrement de mariage
, qu'en résulterait-il ? Cet acte religieux serait bientôt
oublié et abandonné. Il est facile de s'en convaincre : l'auteur
suit les erremens de Nicole , du P. Quesnel, de tous
les messieurs de Port-Royal , et je le prouve en citant cette
tirade extraite de la Législation civile. « Tous se sont présentés
aux prêtres , tous , purs ou impurs , fidèles ou impies,
athées ou croyans , tous ont reçu le sacrement , et sous les
auspices de la loi même , on s'est fait de l'hypocrisie une
nécessité , de la profanation un devoir, du scandale une habitude
» . Les abbés de Saint-Cyran , de Singlin , les appelans,
et les réappelans ne s'exprimeraient pas d'une manière
différente. Dieu seul lit au fond des coeurs . Quand
les prêtres voient un homme se présenter respectueuse-"
ment au pied des autels , les prêtres doivent y voir aussi le
chrétien : encore une fois , c'est à Dieu qu'il est réservé de
démêler l'ivraie du bon grain , et non pas à la créature.
Quoi ! dans le siècle où nous vivons , afficher une sévérité
aussi outrée ! Mais que deviendrait la religion avec de pareilles
maximes , j'ose dire , d'intolérance et de désespoir?
Il m'est pénible d'être obligé de combattre de semblables
paradoxes , et d'avoir en tête un adversaire du mérite de
M. Rendu , que l'excès de son zèle religieux entraîne audelà
de toutes les bornes de ladouceur et de l'indulgence
évangéliques . Etrange effet de ce zèle pour le moins indiscret
! Afin demaintenir cette rigidité de principes , l'auteur
passe par -dessus le sacrement , et déclare qu'il n'est point
nécessaire pour la validité du mariage. Qu'un calviniste
avance cette singulière doctrine , rien de surprenant ;
mais elle ne doit pas être celle d'un homme qui professe ,
et qui se glorifie de professer le catholicisme .
En parlant du divorce , l'auteur des Réflexions sur la
58 MERCURE DE FRANCE ,
législation civile , s'appuie de l'autorité de M. deBonald ,
autorité vraiment imposante , lorsqu'il s'agit de raison et
d'éloquence. Aucun écrivain n'a frappé plus victorieusementle
divorce de ses armes redoutables ; mais puisque
M. Rendu cite Tacite, cite un grand nombre de législateurs
dans cette cause intéressante , il me semble qu'il aurait pu
remonter plus haut, qu'il auraitpu réprouver et flétrir ledivorce
de concert avec Solon et le poëte Euripide : <<< Je ne
trouverai jamais heureux , s'écrie celui-ci , un homme qui
aura deux femmes , ni des enfans qui reconnaîtront deux
mères , c'est une source de disputes et de chagrins ».
Quelles que soient les prétentions de l'esprit humain , les
preuves du sentiment seront toujours les plus fortes , et ce
langage si simple , si naïf , vaudra toujours beaucoup
mieux que le faste de nos théories métaphysiques. La première
femme qui , chez les Grecs, osa remplacer un
époux , fut notée d'infamie : cette femme odieuse , nommée
Gorgophone , l'histoire l'a immortalisée comme
Erostrate .
On lira avec plaisir le chapitre 3 des Réflexions sur la
législation civile , chapitre concernant les enfans naturels .
L'auteur se plaint du grand nombre de ces victimes innocentes
, nées au sein de la corruption et de l'opprobre..
Chez les Athéniens , la république rejetait les bâtards .
<< Il est évident , disait Solon , que celui qui méprise les
saintes lois du mariage sacrifie moins à l'amour qu'à la
brutalité... Il ne s'est réservé aucun droit sur ceux qu'il
arendus les objets d'une opprobre éternel » . Périclès alla
plus loin ; car, au rapport de Plutarque , il fit un décret
qui portait qu'on ne tiendrait pour Athéniens naturels et
véritables , que ceux qui seraient nés de père et de mère
athéniens » . Le promoteur de cette loi l'annula bientôt ;
mais ses concitoyens venaient de voir leur ville dépeuplée
par la peste connue sous le nom de peste attique. Périclès
était chéri du peuple ; émus de pitié à l'aspect de ce grand
homme, qui pleurait la mortde tous ses enfans légitimes ,
les Athéniens laissèrent dormir cette fois la loi de Solon ,
et <<permirent , dit Plutarque , de faire inscrire son bàtard
dans les registres des citoyens de sa tribu , et de lui
donner son nom propre ». Cette faveur signalée devint
OCTOBRE 1814. 59
plus tard bien funeste; ce fils de Périclès fut du nombre
des généraux que les Athéniens condamnèrent à mort ,
après la bataille des Arginuses.
L'écrit de M. Rendu est d'un honnête homme : on regrette
seulement , nous le répétons , d'y remarquer plusieurs
erreurs graves , en rappelant le souvenir de disputes
que l'on s'efforce heureusement d'oublier, parce qu'elles
ne sont pas à l'avantage de la raison humaine. Le style de
M. Rendu ne manque ni de clarté ni d'élégance , et il est
nourri d'une érudition qui a bien aussi son prix par le
temps qui court , où les connaissances positives sont devenues
si rares . JONDOT.
:: MÉLANGES.
Finde la NOTICE HISTORIQUE SUR LAVATER , par L. J. MOREAU
(de la Sarthe) , docteur et bibliothécaire de la faculté de
médecine de Paris.
Lavater manifesta de bonne heure la noblesse de ses sentimens
et ses penchans vertueux. Dans l'intervalle de 1754 à
1762, sa sensibilité et l'activité de son imagination furent vivement
excitées , l'une par la mort d'un frère qu'il chérissait tendrement
, et l'autre par l'effet d'un tremblement de terre qui
arriva à cette époque. Il se reportait très-bien , par ses sourenirs
, jusqu'à ses premiers temps , jusqu'à ses premières émotions;
et il aurait pu dire , comme Rousseau , que de ses sentimens
premiers , il datait , sans interruption , la conscience de
lui-même. Il fit son portrait à cette époque, en commençant
déjà à prendre une habitude d'observation intérieure et de
contemplation, qui a marqué si fortement dans la suite et dans
l'ensemble de son caractère. Il avoue qu'il était un assez mauvais
écolier , et que la crainte de l'humiliation était le mobile le
plus puissant de ses travaux et des premiers développemens de
ses facultés . Il était à la fois d'une timidité extrême et d'une audace
inconcevable. Lorsque l'indignation que lui faisait éprouver
la vue d'une injustice excitait son courage et sa colère ,
alors sa résistance ou son attaque allait jusqu'à la furie , et ne
connaissait aucun moyen de répression. Il donna un jour la
preuve de cette réaction généreuse , et osa seul résister à un pé
60 MERCURE DE FRANCE ,
dant qui voulait injustement punir un de ses camarades.
M. Gessner a fait dessiner Lavater dans cette situation violente,
et osant menacer , au milieu de ses jeunes amis , le maître redoutable
, dont il semble braver la force et la vengeance.
Dans un âge plus avancé , Lavater donna presque le même
exemple dans une affaire beaucoup plus importante , où son dévouement
patriotique lui fit courir un grand danger. Après son
retour de Berlin , où il fut forcé de se retirer pendant quelques
mois , il continua ses études théologiques avec un nouveau zèle
et dans une nouvelle direction. Ce fut après ce retour qu'il prit
une part si active aux travaux de la société ascétique. Son mariage
et sa nomination au diaconat , dans la maison des orphelins
, datent du même temps. Un peu plus tard , il fut jeté dans
une profonde tristesse par la mortde son ami Hess , qu'il chérissait
si tendrement , et qui, depuis l'enfance , avait toujours été
demoitié dans ses sentimens et dans ses pensées; duquel enfin il
aurait pu dire , comme la Boétie de Montaigne : « Nous nous
>> trouvions si présens , si cognus , si obligés entre nous , que rien
>> ne nous futplus proche que l'un à l'autre » . Heureusementpour
Lavater, qu'il était encore assez jeune pour former une nouvelle
liaison intime ; et toute l'amitié qu'il avait pour Hess , il la reporta
sur Feminguer, qui en était digne, et auquel il eut aussi
le malheur de survivre. Ses liaisons avec Zimmermann ne furent
pas aussi intimes; il eut souvent à se plaindre de cet ami
prétendu , dont il paraît que les qualités morales n'égalaient pas
les lumières. Lavater souffrit souvent de sa fausseté , de ses
tours perfides , et revenait toujours au premier signe de bienveillance.
En 1770 , la grande disette dont la Suisse eut à souffrir ,
donna une belle occasion à Lavater de développer ses qualités
morales , et son ardente philantropie. Quelque temps après ,
il fit , pour sa santé, un voyage aux eaux d'Ens , où il trouva
Gassner, avec lequel il eut de fréquens entretiens . Il lui écrivit
dans la suite : « Je crois en grande partie à votre prophétie.
>> Toutes les parties de votre système sont bien liées , et j'avoue
» que tous les maux éventuels et mobiles viennent de Satan;
>>qu'il est loin de ma pensée de nier Satan et de refuser ma
>> croyance aux saintes écritures , etc. » !
Dans son voyage avec le célèbre prédicateur Zollikofer , it
eut une entrevue avec l'empereur Joseph II. Ce prince , qui
voyageait sous le nom du comte de Falkenstein , devait passer à
Waldshrurtt. Lavater s'y rendit pour le voir. Ayant été reconnu
parM. Deinerle , son compatriote, il fut averti par un signe d'avancer,
et présenté à sa majesté impériale. « M. Lavater , luil:
OCTOBRE 1814. 61
-
Et l'empereur , vous êtes un homme dangereux; vous entrez
ans le coeur de l'homme; il faut être sur ses gardes quand
paraît à vos yeux » . « L'honnête homme , répondit
avater, n'a point à me craindre; et si j'avais le savoir que
Dus m'accordez , je chercherais plutôt la vertu que le vice ,
arce que je suis moi-même un pauvre pécheur , à qui il
érait mal d'être sévère » .
Alors , ajoute Lavater, qui raconte toutes les particularis
de cette entrevue , alors le roi me tira à part , et nous
mmençâmes un entretien assez long sur la physiognoonie.
Comment , me dit l'empereur , vous est-il venu dans la
nsée de vous occuper de l'étude des physionomies et de
re votre ouvrage ?-En dessinant , lui répondis-je , je
5 souvent frappé de l'analogie de certains traits du visage ,
la similitude des formes de différentes parties , des nez ,
r exemple, des fronts , etc. Je parvins ensuite à lier queles
observations sur ces ressemblances physiques , avec le
oport de quelques traits du caractère.
Mais , reprit l'empereur , n'avait-on pas tenté quelque
ose de semblable avant vous ?-Je puis assurer votre exlence
, dit alors Lavater , que presque tous mes prédécesars
n'ont fait que copier Aristote ; qu'ils n'ont pas observé
- eux-mêmes , et que d'ailleurs la plupart , comme des
vins , ont confondu souvent la physiognomonie avec la
romancie et la métoposcopie.- Eh ! comment avez-vous
ité la chose , M. Lavater ? --Je me suis plus occupé de la
sionomie en repos , que de la physionomie en mouvent.
Je n'ai pas seulement observé les formes ; j'ai remaré
en outre tous les degrés de courbure , d'inclinaison ; j'ai
gné des valeurs à chaque partie , prise séparément ; je me
- souvent plutôt décidé par un trait que par l'ensemble ,
e me suis bien gardé de répéter sans examen les assertions
anciens et les opinions populaires. Ainsi , par exemple ,
avu d'une manière trop générale que les fronts élevés et
nds indiquent la paresse; il y ade ces fronts qui , comme
ai de Jules-César , annoncent la force et l'activité. Je
ttachai à reconnaître ces nuances et à faire des distincs
plus exactes.
L'empereur , ajoute Lavater , m'écoutait avec beaucoup
tention , sourit , se détourna un peu , et me laissa voir
profil , que je n'avais pu encore apercevoir. Il reprit : Je
s accorde beaucoup de choses , M. Lavater ; les passions
es , les affections vives doivent avoir des traces.... mais
:
62 MERCURE DE FRANCE ,
1
>> P'honnêteté , comment la reconnaîtriez-vous ? ... Il faut être
» sur vos gardes , car vous êtes loin de connaître tous les arts
>> de ladissimulation .
"
» J'avoue , repartit Lavater, que les chiffres de l'honnêteté
sont plus difficiles à reconnaître que les traces les plus légè-
>> res de l'intelligence; cependant l'honnêteté tient elle-même
» à la force , à la sagesse et à la bonté , qui se voient , qui don-
» nent un accord , une harmonie de trait que l'expérience et
>> l'habitude font aisément reconnaître. L'empereur me fit en-
>> core plusieurs autres remarques , ajoute Lavater , et écouta
>> mes réponses avec autant de bienveillance que d'attention>».
Les recherches de Lavater, sur les physionomies , n'amenerent
pas toujours pour lui des rencontres et des événemens aussi
agréables. Dans l'édition allemande il avait laissé tomber quelques
mots sur la physionomie des cordonniers. L'honorable corporation
se plaignit , et la ville de Zurich , qui n'avait pas assez
debelle humeur athénienne pour tolérer une liberté aristophanique
, força le philosophe à adresser une lettre d'excuses à
MM. les membres de la confrérie offensée. Cette lettre fut publiée
dans le Musée alleïnand , à l'insçu de l'auteur , qui prit le
parti de s'en plaindre . Mais il se refusa à l'idée que cette misérable
querelle venait de plus loin , et que des ennemis plus
puissans avaient excité ces plaisans adversaires .
« Voici , nous écrit l'ami de Lavater, qui nous a communi-
>>qué ce fait , voici comme il s'explique à ce sujet dans une
lettre dont je vous adresse le fragment, où vous trouverez
>> un des principaux traits de son caractère :
»
»
1
Je vous le proteste , mon cher B.... , je tiens pour impossible
que parmi toutes ces personnes qu'on me désigne pour
>> me vouloir du mal, une seule soit réellement mon ennemie.
>> Qu'on en pense ce que l'on voudra; mais je déclare que j'ai
de fierté pour croire qu'il n'est pas un seul individu,
>>une seule des personnes qui me connaissent personnellement,
» et qui aient quelque connaissance des hommes , dont je
» assez
» sois véritablement haï. On peut sans doute rester indiffé-
>> rent pour moi , on peut être d'un avis contraire , on peut
>> me trouver faible, me contredire , me plaindre , gémir sur
>>moi , peut-être , et dire, c'est dommage pour lui... ; mais on
>> ne laissera point s'allumer contre ma personne et moncarac-
>> tère une flamme haineuse ». « Pauvre Lavater ! ajoute son
>> ami , pauvre Lavater ! tu présumais trop bien , comme
>> Rousseau trop mal , des hommes! Le mot de l'Antigone de
>>Sophocle , je ne saurais hair , me semble avoir été dit pour
>>toi. Pardonnez , Monsieur, cet épanchement, etc. » .
OCTOBRE 1814. 63
Ces désagrémens passagers , ceux que procurèrent à Lavater
critiques plus ou moins fondées , furent bien rachetés par
réputation que lui donna , surtout chez l'étranger , son
nd ouvrage sur les physionomies.
Cette réputation contribua beaucoup à augmenter ses liai-
, et le mit en rapport avec les hommes les plus recomman-
Hes par leurs talens ou par leurs distinctions sociales. Il vit
i se multiplier les sujets de ses observations , et agrandir la
ere de ses moyens de bienfaisance.
orsque le grand-duc et la grande-duchesse de Russie firent
oyage en Suisse, ils voulurent le voir, le traitèrent avec la
honorable distinction , et , à sa sollicitation , retirèrent de
me du malheur une des familles les plus respectables de
Ech .
avater , ayant rejoint les princes à Schaffouse , pour leur
ander l'avancement du frère de l'un de ses amis , alors au
ice de Russie , fut de nouveau reçu avec la plus grande bienance.
Il vit avec eux les cataractes du Rhin. «Quelle image
-la vie ! lui dit la grande-duchesse , à la vue de la chute
uyante et rapide de ses eaux. -Oui , dit Lavater ; mais
s rochers , au milieu desquels ce torrent se précipite , deeurent
, sont inébranlables : image de la puissance etde la
Dire immortelle de Votre Majesté.
Non , reprit la grande-duchesse; le torrent usera les roers
, et le fleuve de la vie aura bientôt entraîné ce qu'il
us plaît de leur comparer » .
fut , je crois , à peu près à cette époque que Lavater cone
savant Meiners , et qu'il fit sa propre épitaphe , dont
le sens :
Passant , celui de qui vient cette cendre fut trop aimé et
phaï » .
Vater , dans la destinée duquel il était de tout croire , crut
mer aussi-bien qu'à Gassner .
s événemens qui marquent dans la vie se succèdent alors
rapidement. Il fut nommé membre du consistoire et pase
l'église de Saint-Pierre , nouvelle dignité qui n'ajouta à
onheur que parce qu'elle donna plus d'étendue au dode
sa charité. Lavater alors eut quelque rapport avec le
deMontbelliard , auquel il développa son opinion sur les
et les progrès de l'athéisme. « Il est évident , lui disait-il
Jour , dans une conversation fort animée , que le dogme
atheisme se répand de jour en jour davantage. Je crois
ne que cette révolution tient aux progrès et à la direcdes
lumières.-Eh! que Satan emporte plutôt les lu
64 MERCURE DE FRANCE ,
>> mières » , répondit M. de Montbelliard , qui était à la fois un
francmilitaire et un prince très-chrétien.-« Non , reprit Lava-
>> ter , l'empire de l'athéisme sera passager sur la terre; Dieu
>> se fera connaître par de nouvelles manifestations de sa puis-
>> sance , et peut-être la révélation et les miracles sont sur le
> point de recommencer pour éclairer et sauver les hommes » .
Dans un âge déjà avancé , Lavater suivit un cours du célèbre
métaphysicien Ficht. Un de ses compatriotes les plus éclairés ,
qui l'examina alors avec beaucoup de soin, m'a assuré que rien
n'était plus piquant et plus curieux , pour un philosophe , que
de voir ainsi en présence , avec le dessein de s'entendre et de
s'apprécier , deux hommes qui avaient le plus exercé les facultés
opposées de leur esprit. L'intelligence de Lavater , accoutumée
aux images , faisait de vains efforts pour comprendre et
suivre les abstractions de Ficht. Ficht , à son tour , cherchait en
vain à intéresser Lavater , en jetant quelques images au milieu
des profondeurs et de l'obscurité de samétaphysique. C'était
deux étrangers qui , ne sachant pas un mot de leur langue respective
, voulaient communiquer et s'entendre sans interprète.
Lavater honora les dernières années de sa vie par les vertus
bienfaisantes et courageuses qu'il développa au milieu des agitations
et des malheurs de sa patrie. Placé tantôt entre l'oppression
et l'abus du pouvoir, et tantôt entre la violence démocratique
et l'injuste persécution des familles nobles , il se montra
constamment l'ami des infortunés de tous les partis ; et l'on peut
dire de lui comme de Malesherbes , qu'il défendait les droits du
peuple contre l'abus de l'autorité , et les dépositaires de l'autorité,
contre les injustices populaires. Cette conduite , aussi sage
que généreuse, n'obtint pas toute l'admiration qu'elle devait
inspirer, malgré l'esprit de parti et la violence des passions.
On ne sait trop , dit M. Meister , sous combiende rapports ,
Lavater devint la victime de son courage , et quel coup imprévu
, mais dirigé probablement par la vengeance et l'esprit
de parti, dut précipiter enfin à travers tant de souffrances le
terme fatal de sa noble et vertueuse carrière .
1
Lavater a voulu lui-même couvrir du voile le plus impénétrable
, et avec une charité vraiment chrétienne , le motif et
les circonstances d'un attentat aussi horrible ( 1 ); mais ce qu'il
n'a pu cacher à la postérité , c'est l'exemple vraiment héroïque
(1 ) Ce que l'on a pu connaître des circonstances de ces assassinats a
prouvéque ce ne fut point un soldat français qui , lors de l'affaire de Zurich,
porta le coup mortel à Lavater.
OCTOBRE 1814 . 65
atience, de résignation , de courage , de sérénité d'esprit ,
ne cessa d'offrir pendant plus de quinze mois , de douleurs
que continuelles. Pendant ce temps il trouvait encore parle
moyen de se livrer au travail , et il n'a jamais cessé
ecevoir les étrangers qui venaient le voir , et de les entre-
- avec une grande liberté d'esprit .
adame de *** , nièce de Lavater , qui vécut long-temps
ses yeux et dans sa douce intimité , m'adressa sur les
cipaux traits de son caractère , et en réponse à quelques
Lions que je lui avais faites , une lettre fort détaillée et
voici quelques fragmens .
Lavater avait le talent de faire aimer la vertu , en
ant le voile formidable dont les préjugés et l'ignorance
nt si souvent enveloppée.
Son amour pour la vertu se répandait sur toutes ses acns;
il ne pouvait rien entrer dans son coeur de ce qui
misse les mortels : il était tout amour et bonté; il ne fit
sans amour et bonté. Comme il était touchant , quand
dressait ces paroles à son épouse : « Je t'aimai comme
e, je t'aimai comme ma fiancée , bien plus encore comme
femme, et bien plus encore comme mère » .
e l'entendais dire un jour à son secrétaire qui avait
voix dure : Mon cher ami , pour vous faire aimer datage
, vous devriez bien adoucir votre organe » .
avater ne répondit jamais aux écrits calomnieux de ses
agonistes , mais il chercha les occasions de se venger par
Dienfaits. Le malheur fut toujours pour lui le droit le
fort que l'on pût avoir à son intérêt. Quand il se voyait
gé de préparer des criminels au supplice , il manquait
ment de les fléchir par sa douce et insinuante vertu ;
que leur âme était comme épurée , lorsqu'ils se senat
dignes du titre d'homme , il les appelait ses frères,
chers convertis ; il couvrait d'espérance le moment du
lice et les horreurs de la mort » .
ter sut réunir , comme J.-J. Rousseau , différentes
qui paraissent s'exclure , l'amour de l'ordre , une paminutieuse
et l'activité de l'esprit , la vivacité de l'ima-
1. Réglant l'emploi de tous les instans de la journée , il
t vouloir ainsi en augmenter la durée et modérer en
emps , par cette régularité , cette économie des heures ,
lité et l'exaltation naturelle de son caractère ; cette
e explique aussi comment il put , tout en se livrant
Ombreux travaux , remplir scrupuleusement tous ses
entretenir une correspondance très-étendue , et rece
5
66 MERCURE DE FRANCE ,
voir les visites nombreuses que lui attirait sa célébrité. Ily avait
dans son esprit une souplesse , une élasticité , qui ne lui laissait
jamais montrer dans la société la moindre gêne et le
moindre embarras. Il paraît en général que sa conversation
inspirait plus d'intérêt que ses écrits. Rien n'était plus varié
que ses liaisons et ses rapports de tout genre. Il en avait formé
plus qu'aucun autre de ses contemporains , m'écrivait mon
honorable ami , M. Stapfer , avec de vieux savans et de
jeunes femmes ; avec des Moraves et des philosophes ; avec
les premiers magistrats de sa patrie et les pauvres servantes
de son quartier ; avec de grands princes et de malheureux
mendians . S'agissait-il d'un acte de bienfaisance et d'humanité
, c'est avec la plus grande confiance qu'il écrivait au
premier souverain de l'Europe. Entraîné par sa charité ,
il ne répondait pas moins avec exactitude à l'ouvrier le
plus obscur , lorsqu'il croyait pouvoir le consoler ou le servir,
qu'au ministre de Danemarck , M. de Bernstorff , qui ,
jusqu'à la fin de sa vie , lui conserva_une affection toute
particulière.
Pendant toute sa vie , Lavater sentit beaucoup plus qu'il
ne pensa , et lorsqu'il pensait il avait encore l'air de sentir;
de là, sans doute , cette foule d'erreurs , d'égaremens qu'on lui
a reprochés avec trop d'amertume , et qui tenaient aux mêmes
principes que son éloquence naturelle , ses observations délicates
et ses belles actions. Du reste , son exaltation religieuse ,
ses liaisons de famille et l'exercice continuel de sa charité ne
lui suffisaient pas toujours pour employer cette sensibilité surabondante
,et cette mobilité d'imagination qui formaient le
fond de son caractère. Le sentiment impérieux de ses devoirs le
préserva constamment des intrigues galantes , mais il se livra
souvent et à son insu à l'amour sentimental platonique. On
assure même qu'il lisait avec le plus vif intérêt tous les romans
où cet amour était mis en action. Un de ses amis , qui
a parcouru plusieurs ouvrages de ce genre qui faisaient partie
de sa bibliothéque , en a trouvé tous les passages les plus éloquens
, notés de sa main, et conservant ainsi des traces de
l'attrait et du plaisir , avec lesquels un grave pasteur s'était
arrêté à ces tableaux du délire et des écarts de l'imagination.
Ces dispositions rendirent toujours Lavater très-indulgent
pour les femmes galantes. Il les traitait avec affection , les
nommant ses chères pécheresses , et les rappelant à la vertu ,
avec la voix du sentiment. Quelquefois aussi, il mit un peu de
chaleur platonique dans son amitié pour quelques femmes qui
OCTOBRE 1814 . 67
ne méritaient pas ces sentimens épurés et ces hommages
angéliques .
Lavater mourut à l'âge de cinquante-neuf ans , en 1800 , une
année après l'attentat dont nous avons rappelé les suites et
les principales circonstances. Les portraits qu'on a faits de lui ,
dans les dernières années de sa vie, ont quelque chose d'inspiré
et de prophétique. Il prenait insensiblement la physionomie
dece qu'il croyait être , et il paraît qu'il mourut dans la persuasion
qu'il était devenu l'apôtre saint Jean. Rien d'ailleurs
ne fut plus héroïque ,plus exemplaire que ses derniers momens .
Il a laissé une épouse , qu'il chérissait tendrement ; deux
filles , dont l'une a été mariée à M. Gessner , et un fils ,
médecin, éditeur du quatrième volume des Fragmens de
physiognomonie , et auteur d'un traité d'anatomie , à l'usage
des peintres.
LE FILS DE JOSEPH , OU SAINTE PÉTRONILLE ,
Suite du Mariage ou le Bonnet d'hermine .
( Voyez le No. 660 , second cahier . )
MES chers enfans , je dois m'absenter pour un ou deux jours;
bien certainement vous mettrez ce temps à profit pour vous
abandonner à toutes vos fantaisies , et faire mille espiégleries ,
mille sottises : je vais donc vous châtier d'avance , afin que la
nécessité où je serais infailliblement de vous punir à mon retour,
ne trouble pas le plaisir que j'aurai à vous revoir. Aussitôt
la bonne Catherine , avec le plus grand sang-froid du
monde , leur infligea à chacun ce que l'on inflige aux enfans
qu'on veut corriger ; puis elle les embrassa tendrement et
quitta la cabane ( 1 ) .
Tels étaient les adieux ordinaires de Catherine , lorsqu'il lui
arrivait de laisser ses enfans seuls pour aller travailler chez un
gros fermier dont elle espérait être un jour la gouvernante ;
car elle avait toutes les peines possibles à soutenir sa petite famille
. Jadis elle n'avait pas craint de l'augmenter, parce que
son mari , laboureur actif et intelligent , avait su faire valoir le
(1) Ce trait est rapporté dans les Mélanges de Littérature , d'Histoire ,
de Morale et de Philosophie , par M. le comte d'Escherny .
68 MERCURE DE FRANCE ,
peu qu'il possédait. Mais , depuis la mort de son robuste époux ,
Catherine avait vu ses moyens diminuer chaque jour, et elle
songeait sérieusement à prévenir sa ruine totale. Ses enfans
n'étaient pas d'âge à travailler à la terre. L'aîné avait douze
ans; et quoique jouissant d'une excellente santé et d'une force
assez remarquable à cet âge , le petit Albert aimait mieux tenir
un livre qu'une pioche , et ses idées en général ne s'accordaient
guère avec l'économie. Ce qui sûrement l'avait distrait
des occupations rustiques , c'était le soin que le curé du
village avait mis à l'instruire. Lui trouvant de grandes dispositions
et une intelligence peu ordinaire , il avait prédit que le
jeune homme ferait un jour sa fortune et celle de ses parens ,
s'il savait seulement l'orthographe et quelques mots latins .
Dans cette espérance, Catherine le laissait volontiers perdre
son temps chez le bon pasteur; mais comme elle voyait qu'Albert
ne se pressait pas de faire fortune ,elle jugea que le bon
pasteur n'était pas un bon prophète , ou que du moins sa prophétie
tardait trop à s'accomplir. Elle fit une dernière tentative
près du fermier Pétersling , qui cette fois avait besoin
d'une femme à la tête de son ménage ; ses propositions furent
assez favorables pour qu'elle les acceptât sans hésiter . Elle reprit
en sanglotant le chemin de sa cabane ; elle marchait à pas
lents , poussait de temps à autre de gros soupirs , et le tablier
sur les yeux , elle se présente à ses fils sans cette satisfaction
qu'elle montrait ordinairement à son retour . Aussitôt elle prend
ses enfans , les embrasse l'un après l'autre ; mais Albert , quoique
le plus aimable des trois , est celui qui a le moins de part à
ses caresses ..
Le lendemain Catherine fait faire à ses enfans un copieux déjeuner,
mais sans toucher à rien , elle les considère avec un regard
de pitié ; jamais elle ne s'était montrée et si indulgente et
si prodigue. Ensuite elle bouleverse tous les meubles de la pauvre
maisonnette: elle fait quatre paquets ; ses vêtemens faisaient
partie de l'un, les autres étaient composés des garde-robes
de MM. Albert , Guillaume et Léonard. Après cela , Catherine
fait le partage du mobilier ; elle ajoute au paquet d'Albert unc
vieille bassinoire qu'elle avait eue par héritage , puis une paire
de pincettes et une broche. Celui de Guillaume a pour supplément
un petit sac de cuir, une sellette de vacher, un cornet
, tout ce qui sert enfin aux bergers ; et Léonard , destiné
apparemment au métier de ramoneur , eut tous les outils de
cet état. Quand la distribution fut faite , Catherine prit de l'eau
béníte , aspergea les paquets et les enfans , leur donna sa bénédiction
et dit , en mettant le petit avoir de ses fils sur leur dos :
OCTOBRE 1814. 69
Mes pauvres enfans , je suis réduite à la cruelle nécessité de
vous mettre à la porte , car moi-même j'entre au service chez
le fermier Pétersling ; cette maison ne m'appartient pas , iill faut
donc que vous cherchiez fortune ailleurs. Mais que l'on ne dise
pas que je renvoie mes enfans sans aucune ressource : Albert
peut se faire marchand de ferrailles, on a vu des négocians commencer
avec de moins grands moyens ; Guillaume a des dispositions
pour l'état de berger , aussi-bien il aime les bêtes , et il
en est aimé particulièrement , il semble même que le bon
Dieu l'ait fait naître pour garder les vaches ; Léonard est trèspropre
au métier de ramoneur, ce n'est pas le plus beau des
métiers , mais tous les états peuvent conduire à la fortune , et
puis sainte Pétronille , notre patronne , a soin des enfans qui ont
de bonnes inclinations et de bonnes moeurs. Que celui d'entre
vous qui sera le plus heureux vienne au secours de ses frères.
Embrassez-moi , mes chers enfans , et que Dieu vous conduise
. Prenez tous trois un chemin différent , afin que vous
ayez plus de chances pour rencontrer la fortune. Étourdis de ce
coup inattendu , ils laissèrent leur mère parler et agir ; ils prirent
en pleurant la route qu'elle leur indiquait , et tous trois se
tournèrent le dos après s'être embrassés tendrement.
J'ai oublié de dire une chose cependant fort essentielle : Catherine
possédait une belle chienne de chasse que l'on nommait
Diane , et qui avait pour Albert un attachement tout particulier ;
par la suite cette prédilection semblera assez naturelle. Comme
cette chienne embarrassait Catherine sans lui être utile en aucune
manière , elle la laissa suivre Albert ; elle eut quelque
peine às'en séparer, parce que jadis on lui avait assuré que Diane
servirait à découvrir des choses très - intéressantes pour sa famille.
Voilà donc Albert et Diane voyageant dans la meilleure intelligence
, se reposant de temps à autre , et reprenant des forces
pour arriver je ne sais où.
Assis à l'ombre d'un chêne , Albert visita son bissac , dans
lequel il trouva un bonnet de nuit; ce bonnet lui fit faire de
sérieuses réflexions . Voilà bien un bonnet de nuit , se dit-il ,
mais je ne sais pas précisément dans quel lit il me servira. Ma
mère m'a bien dit : Marche , tu trouveras la fortune ; mais elle
n'a pas ajouté , tu trouveras un lit. Ala vérité , elle m'a promis
l'appui de sainte Pétronille ; j'ai beaucoup entendu parler de
cette bonne sainte , mais je ne l'ai jamais vue. Quoi qu'il en soit ,
lorsqu'un mendiant s'adressait à ma mère , elle le renvoyait à la
patronne de la paroisse , il faut que ce soit une dame bien charitable:
mais il faut aussi qu'elle ait trompé quelquefois , car
70
MERCURE DE FRANCE ,
son nom ne consolait pas toujours les indigens , qui murmuraient
en poursuivant leur chemin. Mais après tout , si je
la rencontre , je lui souhaiterai le bonjour, et nous verrons ce
qu'elle répondra.
Albert replace sur son dos sa petite boutique de ferraille, sa
garde-robe non moins petite , et se remet en marche , s'arrêtant
à chaque carrefour. Alors les deux voyageurs se regardaient
mutuellement , comme pour se demander quel chemin il
fallait prendre ; mais Diane , qui semblait inspirée , choisissait
et terminait toute incertitude.
Cependant la nuit approche , et Albert ne rencontre ni
sainte , ni lit , ni fortune. Il traverse un petit village et entre
chez un fermier , où il vend sa paire de pincettes un batz et demi
, ce qui lui procure du lait pour rafraîchir lui et sa chienne.
Trop fier pour demander une hospitalité qu'on ne lui offre pas ,
il quitte le village , où l'on s'écrie de toute part en les voyant :
Ah le joli garçon ! ah le beau chien ! Un chasseur s'offre à lui ,
et lui offre cavalièrement un petit écu de la belle Diane. Un
écu! c'est un trésor pour un voyageur qui ne sait ou coucher ;
mais Albert réponddiitt sèchement qu'il n'avait pas coutume de
vendre ses amis . Acette boutade naïve , le chasseur partit d'un
grand éclat de rire , et les habitans firent chorus : piqué du
mauvais succès de sa proposition , il ajoute ces mots aux complimens
qui circulent autour d'Albert : C'est dommage qu'un
si beau garçon soit assez délicat , assez frileux pour porter, au
mois de juillet , une bassinoire afin de chauffer son lit. Albert
lui répondit , en continuant tranquillement sa route , qu'aussitôt
qu'il serait grand il viendrait lui casser la tête. Le chasseur,
se fachant et riant tour à tour , s'avance sur Albert ; mais Diane
se rapproche de son maître et menace de rendre la plaisanterie
sérieuse. On s'en tint là prudemment, et les inséparables continuèrent
leur route.
Il faisait déjà nuit , lorsqu'Albert et sa compagne découvrirent
un petit pré dans lequel se trouvaient plusieurs meules de
foin. Albert reconnut la nécessité d'en choisir une pour en faire
son lit , crainte de marcher beaucoup sans trouver rien de
mieux . Après avoir mis son bonnet de coton , pour que tout
fût dans les règles autant que possible , il pénétra dans la meule
avec sa chienne , et tous deux , dans les bras l'un de l'autre ,
dormirent du sommeil de l'innocence .
Le lendemain , Diane et Albert se réveillèrent en très-bonne
santé , et aussi frais , aussi dispos que s'ils avaient couché sur
de l'édredon; mais ils ressentaient un grand appétit ; leur situaOCTOBRE
1814 .. 71
tion devenait inquiétante , et le pourvoyeur Albert commençait
à spéculer sur sa bassinoire.
Il aperçoit à une certaine distance quelques maisons éparses ;
il se dirige de ce côté afin de rencontrer des acheteurs et un
déjeuner. En traversant un petit bois , Albert voit un lièvre superbe
s'élancer de son gîte et disparaître. Diane était déjà à sa
poursuite; le jeune homme , tremblant de perdre sa chienne ,
l'appelle de toutes ses forces ; elle revient en effet avec sa proie
encore palpitante. Albert s'attendrissait sur le sort de l'innocent
animal , sans songer combien il lui serait utile , lorsqu'il fut surpris
par un garde-chasse que sa voix avait attiré. En voyant ce
lièvre , le garde fit éclater une noble indignation , et voulut
l'arracher de la gueule de Diane ; mais celle-ci n'était pas dis->
posée à céder le gibier.
Alors s'éleva une grande contestation. Le garde était prodigue
d'épithètes injurieuses ; car les vêtemens d'Albert n'annonçaient
pas un rang distingué. Ce dernier, qui avait une
certaine élévation dans l'âme , s'étonnait qu'on lui parlât de la
sorte. Il avait bien quelqu'envie d'envoyer sa bassinoire à la
tête du discoureur, mais il songea qu'elle n'était pas propre àle
garantir d'un coup de feu. Le garde Antoine soutint qu'Albert
était un braconnier de profession , et que cette bassinoire
servait à cacher le gibier ; d'où il conclut qu'elle lui appartenait
de droit , ainsi que le lièvre , et il allait s'en saisir comme
d'une pièce essentielle du procès. Albert résista , et s'efforçait
en même temps d'apaiser la colère de Diane , qui ne cessait
de murmurer ; il tremblait qu'elle ne s'élançât sur le garde , et
qu'elle ne devînt victime de son zèle. Mais quel fut le désespoir
d'Albert , lorsque l'impitoyable Antoine affirma que Diane
était la chienne que l'on avait volée à son maître , qui la regrettait
beaucoup. Je la reconnais , dit-il , (le perfide , il ne
l'avait jamais vue ! ) , oui , c'est bien là sa joue noire , et son
oreille jaune . Cela dit , il mesure la taille et les pates de Diane ;
et le résultat de cet examen fut que cette chienne appartenait à
monseigneur. Il se disposait donc à l'emmener , et à s'emparer
aussi du lièvre et de la bassinoire , qu'il considérait comme un
bien faible dédommagement de l'amende qu'il était en droit
d'imposer au braconnier pour ces divers délits : après quoi il
invita Albert à le remercier de sa modération , à le saluer poliment
, et à continuer son chemin du côté qu'il lui plairait.
Le jeune homme ne fit rien de tout cela : il était indigné à l'excès
, car il n'est rien au monde de plus révoltant que cette apparence
dejustice dont le plus fort cherche à couvrir la noirceur
de son action , en arrachant par violence le bien du plus
72 MERCURE DE FRANCE ,
faible. Albert fit ranger Diane auprès de lui , et , sa broche en
arrêt , il attendait la décision : il n'attendit pas long-temps , car
Antoine, non moins intrépide , coucha en joue la pauvre Diane,
qui semblait désirer un ordre pour se jeter sur l'ennemi. Il fallut
se soumettre , mais Albert jura qu'il suivrait le garde jusqu'à
ce que son maître lui eût assuré à lui-même que Diane lui appartenait
; encore ne voulait-il la lui céder que si elle le reconnaissait.
Le garde, ne sachant trop quel parti prendre , consent machinalement
qu'Albert l'accompagne , espérant se venger de
son opiniâtreté.
Ils arrivent tous deux au château de Reindolf , qui n'était
alors habité que par Antoine et une vieille concierge. Albert ,
qui espérait y trouver le maître , fut consterné de cet incident ;
il se voyait au pouvoir de son persécuteur. Celui-ci forma aussitôt
un tribunal pour juger , c'est-à-dire condamner Albert.
Madame Pétersling , la concierge , fut nommée arbitre suprême
du débat. Elle prit alors le maintien qui convenait à une présidente;
elle s'assit sur le fauteuil le plus large , mit ses lunettes ,
et d'un air imposant elle écouta l'accusateur , et interrogea l'accusé.
Achaque nouvelle allégation du premier , elle s'écriait :
quel dommage qu'un si beau garçon soit déjà si corrompu! ... à
cet âge.... ! Hélas ! on ne sait plus où trouver l'innocence. Albert
était d'autant plus outré , qu'il apercevait des signes d'intelligence
entre son ennemi et son juge. Cependant , son tour
arriva , et il se justifia avec l'éloquence du jeune âge ; c'est-àdire
, qu'il ne s'arrêta point à l'harmonie des expressions , à ces
subtilités ingénieuses qui suppléent à l'évidence des faits. Il raconta
comment sa mère l'avait renvoyé de la maison paternelle.
Elle m'a promis que sainte Pétronille viendrait à mon secours ,
et pourtant je ne l'ai pas encore rencontrée ; car, ajouta-t-il en
s'adressant à la présidente, bien certainement ce n'est pas vous :
M. le curé assure qu'elle est bonne et belle ; je lui apprendrai
ce qui s'est passé , et tôt ou tard elle me veennggeerraa du mal qu'on
m'aura fait. Miséricorde ! s'écria madame Pétersling , de quel
pays vient-il , avec sa sainte bonne et belle? Il s'agit bien de
sainte Pétronille , vraiment ! apprenez , mon petit homme, que
sainte Pétronille ne se mêle pas des chiens , des bassinoires , et
des impertinens . Le garde avait ri de la naïveté d'Albert. , il rit
encore plus fort du dépit de la présidente. Celle-ci s'en apercevant
, se contint , et bientôt même elle parut s'attendrir sur
le sort du prétendu coupable , au point de l'interrompre à chaque
instant pour s'écrier, d'un air pénétré: le cher petit ami ! ....
nous le mettrons en prison.... L'innocent ! .... il faudra le lier
OCTOBRE 1814. 73
dans la cave .... L'aimable infortuné ! .... nous lui donnerons de
l'eau et du pain sec.... hélas ! nous y ajouterons quelques coups
de.... Mais Albert , fort peu touché de la compassion de son
juge , l'interrompit pour l'avertir qu'il ne voulait être jugé que
par le maître de la maison , et qu'il ne quitterait pas le château
avant son arrivée , à moins qu'on ne lui rendît son chien. Cependant
on arrêta que , pour s'assurer du coupable , il fallait ,
selon l'usage , le mettre en prison. Albert trouva fort étrange
qu'on lepunît avant que l'on eût prouvé ses torts ; mais on trouva
encore plus étrange qu'il raisonnât , étant le plus faible .
Le garde le conduisit dans une petite cave, où le jour pénétrait
avec peine , et dont l'air était humide et mal sain. Là
son conducteur lui laissa du pain bis et de l'eau , puis lui souhaita
un bon appétit en le quittant. Albert demande si l'on
doit le traiter de la sorte avant qu'il soit condamné ; l'impitoyable
geôlier répète que c'est conforme à l'usage et à la justice
de tout pays. D'ou Albert conclut , en poussant un soupir ,
que la justice elsainte Pétronille ne pouvaient être parentes.
Il est quelquefois bien commode d'être poëte ; soit dans un
cachot , soit dans la cave , on peut en toute liberté s'abandonner
à sesheureuses inspirations. Albert ne pouvait se consoler par
cemoyen; il ne faisait pas de vers , à peine savait-il les lire :
mais il réfléchissait très-profondément sur les vicissitudes humaines
, ce qui ne surprendra pas quand on apprendra qu'il
était déjà à huit lieues de lamaison parternelle ; or on sait
combienun homme s'instruit promptement en parcourant le
monde. Albert philosophait donc , faute de mieux : hélas ! se
disait-il , hier au soir je croyais qu'il n'était pas de lit plus mauvais
que le mien. J'étais vraiment bien simple; il faut avoir
voyagé pour connaitre les peines de la vie ; tel qui se plaint
un jour amèrement de son sort , sera puni le lendemain d'avoir
gémi pour si peu de chose , et même il traitera de pur enfantillage
ses chagrins passés . Après quelques autres remarques
toutes aussi simples que celle-là , il s'ennuya de réfléchir ; et
convaincu que les raisonnemens ne le délivreraient pas de
captivité , il prit la résolution de tenter un moyen plus efficace.
Albert était naturellement fort timide , mais lorsqu'il parvenait
à dompter cette timidité , il savait tout braver. Il exécutait
ses desseins avec un sang-froid imperturbable , et il mettait
autant de flegme dans ses jeux , que dans les affaires les plus
sérieuses .
Le soir , Antoine vint visiter son prisonnier , et les bras
croisés , il lui demanda ce qu'il pensait de sa nouvelle manière
devivre,et s'il n'aimerait pas mieux qu'on le mit à la porte ,
74 MERCURE DE FRANCE ,
que de souffrir ainsi pour une chienne. Albert interrompit brusquement
l'insensible harangueur , sauta súr lui , et lui donnant
unviolent coup dans les jarrets , il l'étendit à terre , s'élança
hors de prison , enferma le geôlier , et courut aussitôt délivrer
sa Diane chérie , qui versa des larmes d'attendrissement en
voyant son jeune maître.
Comme Albert voulait qu'il ne restât aucun doute sur sa
probité , il se décida à attendre M. Wormes de Reindolf qui
devait arriver le lendemain , à la suite d'une partie de chasse,
faite avec son père , son beau-père M. de Beligheim , et d'autres
gentilshommes du voisinage. Albert trouva madame
Pétersling soupant seule , et de fort mauvaise humeur contre
le garde qui n'arrivait pas. Le jeune homme s'empare de la
place vide , en racontant son expédition à madame Pétersling ,
et en lui annonçant qu'il agirait de même à son égard , si
ellene prenait son parti de bonne grâce. Il lui dit qu'elle doit
s'attendre à céder à Diane la moitié de son lit , mais que pour
lui il se contentera du canapé. La bonne femme jugea que
puisqu'Albert était le plus fort , ou le plus adroit , ce qui est la
même chose , cela voulait dire qu'il avait raison. Car , pensaitelle,
Dieu se range du bon côté : bien des gens moins religieux
qu'elle font le même calcul , ainsi qu'on ne la blâme point.
Tous trois soupèrent fort gaiement , et se couchèrent dans la
meilleure intelligence , quoique la concierge fût d'abord très-,
scandalisée de voir une chienne occuper la meilleure place de son
lit ; mais elle ne put davantage lui refuser son amitié , lorsqu'elle
sentit la bonne bête promener sa langue sur son visage , et lui
faire mille tendres caresses ,
Avant de s'endormir , madame Pétersling parla de sonmaître
et de sa bonne maîtresse ; elle raconta comment Joseph
Wormes s'était fait reconnaître de son oncle M. d'Elnach ;
comment il s'était marié , comment par la mort de ce même
oncle , il avait hérité de la terre de Reindolf dont il avait
aussitôt porté le nom ; elle parla des qualités de ses maîtres.
C'est bien le plus heureux ménage qui soit sous le ciel , ajouta-
t-elle , il faut voir comme il s'aiment ! ... Monseigneur est.
aussi empressé auprès de madame que s'il n'était pas son mari.
C'est une bien aimable femme que madame ! ... il n'est qu'une
chose qui la chagrine , c'est de n'avoir point d'enfans. Le premier
né lui a été enlevé on ne sait pourquoi , ni comment, et
les deux autres sont morts en bas âge. Ce que c'est que le
monde ! ... moi qui ne voulais pas d'enfans , j'en ai eu douze ;
Dieu me les a donnés , je les ai pris ; Dieu meles a ôtés , je l'ai
壽
OCTOBRE 1814. 75
laissé faire, ainsi soit-il : bonne nuit. Bonne nuit, répondit
Albert ; et tous trois dormirent d'un profond sommeil.
Albert fit un rêve qui le combla de joie. Il se voyait assailli
de toutes parts , et sur le point de perdre sa belle Diane ; mais
sainte Petronille s'avance vers lui , et lui présente , ainsi qu'à
sa chienne , une main secourable. Son air de bonté, et son
souris gracieux ravissent Albert , qui est aussitôt distrait de
son illusion par les aboiemens de Dianedont on n'ajamais su le
rêve. Albert entendit plusieurs voix d'hommes , qui frappaient
avec l'opiniâtreté de gens qui veulent entrer à toute force. Ce
sont mes maîtres , s'écria madame Pétersling en s'élançant hors
du lit. Ils font bien d'arriver , dit tranquillement Albert ; demain
j'irai leur souhaiter le bonjour, me faire rendre justice , et
prendre congé d'eux.
Les voyageurs , fatigués de la chasse , se couchèrent aussitôt ,
et madame Pétersling pressée d'en faire autant , et encore à
moitié endormie , oublia de fermer la grille , et vint reprendre
sa place auprès de la chienne ; laissant ainsi la maison ouverte au
premier aventurier que cette facilité pouvait séduire .
Il était trois heures du matin , lorsqu'un second avertissement
de Diane réveilla de nouveau le jeune Albert , qui , prêtant
une oreille attentive , distingua parfaitement les pas d'un cheval.
Lachambre de la concierge était au rez de chaussée : l'écurie en
était siprès , qu'il était difficile qu'il s'y passât la moindre chose ,
sans que l'on en fût aussitôt averti. Cependant Albert demeurait
paisible , mais sa curiosité fut excitée par un mouvement
plus brusque que fit le cheval en résistant , et il courut vers la
croisée. Il vit un homme sortir de l'écurie , entraînant après
lui une belle jument qui ne semblait pas disposée à voyager de
nuit. Albert prit le fusil du garde , et couchant en joue l'impudent
voleur : Arrête , ou je fais feu , s'écrie-t-il d'une voix
qu'il sait rendre imposante ; cet homme se retourne et voit
qu'il n'y a pas moyende se refuser à une invitation si positive.
Lejeune homme saute par la fenêtre avec sa chienne , et commande
de plus près au voleur de faire rentrer le cheval dans
l'écurie. Lemalheureux pris sur le fait, veut attendrir le vain-.
queur par des prières , puis par des menaces ; ce dernier expédient
ne sert qu'à fortifier notre héros , qui enferme l'homme
et l'animal , et se constitue la sentinelle dela porte de l'écurie .
Mais le héros , nullement façonné à la discipline militaire ,
s'endort avec le fusil et sa fidèle compagne dans les bras ; néanmoins
Diane veille pour son maître , et gronde au moindre
bruit qu'elle entend. Le matin , les domestiques , madame
Péterslinget legarde-chassequ'elle venaitde délivrer,trouventnos
26 MERCURE DE FRANCE ,
deux héros étendus devant la porte qu'ilsgardaient. Debruyantes
plaisanteries réveillent Albert , qui raconte aussitôt son aventure
en livrant le prisonnier . Tous les domestiques applaudissent
à ce trait de courage ; Antoine seul , secoue la tête d'un air de
doute ; mais Robert , l'ancien garde-chasse , maintenant domestique
de comfiance de M. Reindolf , dédommage Albert par ses
complimens , de l'impertinence d'Antoine. Le voleur Bardelini
avait remarqué le geste malveillant de ce dernier ; il espère en
profiter , en s'informant du poste qu'Albert occupe dans le
château , et jusqu'à quel point on peut se venger de lui , sans
craindre aucun obstacle. Les renseignemens obtenus lui fournissentles
moyens de nuire à son jeune vainqueur; et pour comble
de maux , le destin perfide, qui ne se lasse point de poursuivre
l'innocence , veut que Robert , le bon Robert , reconnaisse
aussi la chienne de son maître : il examine le colier sur
lequel étaient gravées les lettres initiales J. W. C'est elle en
effet , dit Robert , mais quoi qu'il en soit le jeune homme ne
saurait être coupable , parce qu'il doit être du même âge que la
chienne: car il y a douze ans que mon maître l'a perdue , elle
était alors fort jeune .
Les maîtres de la maison et les convives étant rassemblés, on
jugea ce moment favorable pour expliquer et terminer la chose .
Albert , qui sentait bien que l'accidentdont il avait si heureusement
garanti le seigneur de Reindolf, lui servirait de recommandation
auprès de lui , s'appropria le voleur. Son Bardelini
d'uncôté , sa chienne de l'autre , son petit paquet sur le dos , la
broche et la bassinoire sur l'épaule , il se présenta dans cet
équipagedevant ses juges. Dieu me damne ! c'est mon original ,
s'écrie un des convives.Albert reconnaît M. de Laufinburg , le
chasseur qui avait voulu acheter la belle Diane. A côté de lui
était sa femme qu'il aimaitsans amour , mais qu'il affectait d'aimer
, uniquement par vanité etpar dépit d'avoir échoué auprès
de madame de Reindolf, autrefois Hélène de Beligheim. Madame
de Laufinburg était parfaite en tout point : parfaitement
belle , parfaitement roide , parfaitement insipide , et Joseph de
Reindolf n'était nullement jaloux du trésor que possédait son
ancien rival .
L'entrée d'Albert exita la gaieté dans la réunion des chasseurs
déjà disposés à la joie. Albert n'y fit aucune attention ;
tout entier à l'importante affaire qui l'occupait , et conservant
cesang-froid quisied àune longue expérience , il prit sachienne ,
laposa au milieu de la table.Reconnaissez-vous ce chien , dit-il
d'une voix élevée ? A cette vue le maître de la maison recule de
surprise et rougit , sa femme rougit, les assistans étonnés rougis
OCTOBRE 1814. 77
sent provisoirement; et Albert pressentant de nouvelles difficul
tés, rougit encore plus fort. C'est elle ! dit M. de Reindolf: c'est elle !
s'écrient au hasard les amis complaisans ; et l'émulation servile
commençant à gagner les domestiques: c'est elle ! répètent- ils .
Albert s'embarrassait dans une longue péroraison qui avait pour
but d'attendrir l'aréopage , lorsque tout à coup , il lui prit fantaisie
en jetant les yeux sur madame de Reindolf, de trouver
qu'elle ressemblait singulièrement à la sainte qu'il avait vue en
songe; il courut avec transport se jeter à ses pieds , en lui disant:
Je vois , madame , àvotre air parfaitementbon et gracieux ,
que vous êtes cette belle sainte Pétronille dont le pouvoir est
aussi grand que respectable ; je vous conjure de faire connaître
lavérité , en me rendantce qui m'appartient. Cette étrange
erreur fit éclater de rire toute l'assemblée; sainte Pétronille
elle-même sourit , mais ce sourire n'avait rien d'offensant, et
ses yeux étaient remplis de larmes. Madame de Laufinburg ,
piquée de ne pas être sainte Pétronille , ridiculisa la bonhomie
d'Albert qui , avec son flegme accoutumé , fit hommage à madame
de Reindolf du voleur qu'il entraînait à sa suite , en expliquant
de quelle manière il s'était emparé de lui.
Mais quel fut l'étonnement d'Albert , de se voir accusé de
complicité par le voleur Bardelini lui-même ! L'ingrat ! s'écria
ce dernier d'un ton pathétique , c'est moi qui l'ai formé ; c'est
moi qui l'ai instruit dans l'art difficile de dérober łe bien d'autrui:
je fus forcé de le corriger pour une maladresse qui compromettait
mon honneur ; il m'a quitté , se croyant assez habile
pour se passer de son maître. Cette nuit, en traversant le
village , j'ai trouvé la grille du château ouverte : j'entre dans
Punique intention de vous en avertir obligeamment; le cruel
m'aperçoit , et saisit l'occasion de se venger en me supposant
des intentions coupables , tandis que je ne cherche plus qu'à réparer
mes anciennes erreurs. Eh quoi ! ajouta-t- il , en s'adressant
àAlbert , tu ne t'attendris pas au souvenir de mes bienfaits?
Albert n'était pas le moins du monde disposé à s'attendrir.
Afin de prouver son innocence , il demanda que l'on fit venir sa
mèrepour le confronter avec elle .
Il se trouva que la concierge , madame Pétersling, était la
femme du fermier chez qui Catherine était placée , et cette
ferme dépendait du château ; ony envoya aussitôt un domestique
, avec l'ordre d'amener la mère d'Albert . La pauvre femme ,
ayant appris que son fils était vivement soupçonné d'avoir
adopté un métier honteux, quoique très-lucratif, assurait à qui
voulait l'entendre , qu'elle n'était pas la mère de ce fils , et qu'on
ne pouvait la rendre responsable d'une chose qui ne la regardait
78 MERCURE DE FRANCE ,
nullement. A son arrivée , elle distribue des revérences à droite
et à gauche , elle embrasse son fils , le repousse , l'appelle son
cher enfant , le renie , pleure et parle tout à la fois , et personne
ne la comprend. Ce petit mauvais sujet est-il votre fils ? lui
demande Antoine. - Non, Dieu merci , il ne l'est pas , il ne l'a
jamais été... Cependant , je vous en conjure, ne le tuez pas
tout-à-fait . Nous nous en garderons bien, dit madame de
Reindolf , c'est un charmant enfant. - N'est-ce pas , madame ?
c'est le plus aimable de mes fils.-Et pourtant vous avez dit
que vous n'étiez pas sa mère. Quoi qu'il en soit , dit M. de Laufinburg
, sa réputation est des plus mauvaises. Et l'infortuné
n'en avait seulement pas ! Bien certainement non , ce n'est pas
mon fils , se hâta de répondre Catherine , il ne ressemble ni à
défunt notre homme Polycarpe , ni àGuillaume , ni à Léonard ;
bref, il ne ressemble à rien ; si ce n'est à monsieur , ajouta-t- elle ,
endésignant Josephde Reindolf : à qui ressemblerait-il , le pauvre
enfant ? il n'a ni père ni mère , et Dieu sait comment il est
venu au monde. Bardelini s'approcha d'elle et lui demanda d'un
air important et mystérieux , si Albert n'avait pas la marque
d'un champignon sur l'épaule droite. Un champignon ! s'écrie
madame de Reindolf, et elle tombe évanouie. Un champignon !
répète Joseph en relevant sa femme. C'est lui ! c'est lui ! c'est
lui ! tels furent les mots qui circulèrent autour d'Albert , qui ne
concevait pas qu'un champignon pût causer tant de trouble et
de surprise. Bien certainement voilà le père du jeune homme ,
dit Catherine en saisissant Bardelini. Cet aventurier, que je crus
être un grand seigneur , vint un jour m'apporter l'enfant et
le chien , enm'assurant qu'il ne tarderait pas à me récompenser
de mes soins. Bardelini , croyant mieux disposer l'auditoire en sa
faveur par un noble aveu , interrompit Catherine, et raconta luimêmecomment
et dans quelle intention , il avait enlevé le fils de
M. de Reindolf. Je suis Italien , dit-il , mais comme les talens que
j'avais acquis dès l'enfance avaient eu trop de publicité dans ma
patrie , je la quittai pour venir faire une récolte dans l'Allemague.
J'avais le génie inventif, et je trouvai le moyen de
me faire , avec le temps , un revenu assez considérable ; mais un
associé m'était nécessaire : bientôt j'en trouvai un, et votre fils
a été notre première victime. Voici quel était mon emploi: j'enlevais
, soit par force , soit par ruse, les enfans nés de parens
riches , dont lalibéralité pouvait récompenser l'individu qui rendait
ce trésor ; trésor d'autant plus précieux que je donnais la
préférence aux fils uniques. Mon associé devait , sous un nom
respectable , se faire passer pour un voyageur , qui , attaquédans
sa route et s'étant rendu maître d'un voleur , avait découvert
OCTOBRE 1814. 79
sa ruse, ainsi que la naissance de l'enfant qui suivait son prétendu
père . Il était impossible de prouver à ce voyageur qu'il
était le complice du voleur même ; car celui-ci était censé lui
avoir ensuite échappé: nous avions d'ailleurs mille moyens ,
tous aussi bien combinés les uns que les autres, de ramener les
enfans à lamaison paternelle. Ilya douze ans que m'étant arrêté
à Elnach , j'appris d'un de vos domestiques ce que j'avais
besoin de savoir. Une femme de la maison devait aller le lendemain
chercher votre fils chez sa nourrice , qui demeurait à Efel.
Jeme disposai aussitôt à faire cette capture. Cette chienne accompagnaitvotre
femme de chambre; comme elle me parut fort
belle , et que surtout , elle pouvaitservir à faire unjour reconnaître
l'enfant , je m'emparai d'elle dans le villagemême; et l'ayantdonnée
àmon aide ,je courus me placer dans un endroit de la forêt
très-favorable à un coup de main,etlà , j'attendis le retour de
la femmede chambre. Je tombai sur elle à l'improviste , et lui
donnai sur la tête un violent coup qui lui fit perdre connaissance .
Je prends l'enfant et m'enfuis au plus vite. Bien persuadé qu'on
ferait de grandes recherches , et craignant de m'exposer en
gardant l'enfant , j'arrive chez Catherine ;je me fais passer pour
l'intendantd'unpersonnage illustredont Albert est le fils naturel ;
je lui remets l'enfant et la chienne , en lui recommandant le
plus profond secret. Laissez croire que cet enfant est à vous ,
lui dis-je , votre fortune dépend de votre discrétion. Conservez
bien la chienne , elle doit servir d'extrait baptistaire au fils du
comte de *** , ainsi que le champignon que l'enfant porte sur
l'épaule. Cachez bien pendant quelques mois ,et l'enfant et la
chienne . Je viendrai unjour lesréclamer , et vous récompenser
selon la conduite que vous aurez tenue. Je la quittai aussitôt ,
sans attendre sa reponse, qui peut-être eût été un refus. N'ayant
pas réussi de même dans une autre entreprise de cette nature ,
je quittai l'Allemagne pour chercher en France un peu de sécurité.
Au bout dedouze ans , j'ai cru pouvoir reparaître ici
sans aucune crainte , et y recueillir le fruit de ma coupable industrie
; mais en traversant le village , je trouvai la grille de
votre maison ouverte ; je pensai que je devais saisir une occasion
si favorable , et maintenant je paie cher une semblable
imprudence: puissiez-vous du moins reconnaître mon repentir ,
me permettre de vivre en honnête homme , et moi , puissé-je
réparer le mal que j'ai fait !
Pendant ce récit , monsieur et madame de Reindolf accablaient
de caresses ce fils tant regretté , et Albert , charmé d'être
le fils de sainte Pétronille , lui rendait ses caresses sans s'inquiéter
de quelle manière sa métamorphose s'opérait .
80 MERCURE DE FRANCE ,
1
Le repentir de Bardelini étant un peu tardif, onjugea que
sa contrition pourrait bien n'être que momentanée ; et afin de
la rendre plus durable , on le livra aux mains de la justice , malgré
les instances d'Albert qui voulait que tout le monde fût
heureux comme lui.
La bonne Catherine était dans l'extase , et tandis qu'elle souhaitait
à chacun de ses enfans d'être les fils d'une semblable
sainte , Guillaume et Léonard entrent , et se jettent dans les
bras de leur mère qui pleure de joie en les revoyant.
On sait que Léonard et Guillaume , en quittant leur mère ,
avaient pris chacun un chemin différent . Ils le suivirent pendant
quelques heures; mais l'un et l'autre netardèrent pas à faire des
réflexions fort sages. De toute manière , se dirent-ils , il a été
promis à notre frère Albert qu'il trouverait la fortune; en prenant
le même chemin que lui , nous devons la rencontrer infailliblement
, elle ne saurait être sur plusieurs routes à la fois ,
donc il faut rejoindre Albert ; s'il devient riche , il partagera
avec nous ce qu'il possèdera , parce qu'Albert est humain , et qu'il
nous aime de tout son coeur. Cela dit , tous deux retournèrent
sur leurs pas , et suivirent les traces de leur frère. Guillaume et
Léonard ne se rencontrerent point le mêmejour ; le premier
passa la nuit dans un fossé assez humide ; le lendemain il fut à
moitié perclus , et le voyage commençait à lui paraître fatigant
: Léonard grimpa sur un arbre , mais sa position contrainte
lui ayant donné le torticolis et une courbature , il eut le
lendemain fort mauvaise grâce à marcher. C'est pourquoi tous
les deux n'arrivèrent au château qu'un jour après Albert .
M. de Reindolf , ne sachant comment remercier plus dignement
le ciel qui lui rendait son fils unique , fit donà la pauvre
Catherine d'une ferme très-productive et agréablement située
aux environs d'Elnach , en lui recommandant de ne pas mettre
une seconde fois ses enfans à la porte. Ensuite il rassembla les
paysans du voisinage et les gens de la maison; il les rangea se-
Ion leur mérite; il mit Albert entre Guillaume et Léonard , à
la tête de la procession : l'un portait la broche d'Albert , l'autre
sa bassinoire . M. Wormes père et sa femme les précédaient ;
Robert suivait son jeune maître , et les seigneurs et les paysans
étaient pêle-mêle ensemble. Ils se mirent en marche vers une
petite chapelle , et là , chacun en son langage , fit de sincères
remercimens à la Divinité. On retourna dans le même ordre
au château ; M. de Reindolf pendit la broche et la bassinoire
parmi les armures de ses ancêtres ; et avec cette respectable
simplicité que l'on rencontre encore dans quelques pays de l'Allemagne
, M. de Reindolf reçut à sa table ses paysans , ses do
OCTOBRE 1814 . 81
mestiques même qui l'adoraient , et ne respectaient pas moins
leur maître , après avoir choqué leurs verres contre le sien.
Mademoiselle V. CORNÉLIE DE S***.
BULLETIN LITTÉRAIRE .
SPECTACLES. Theatre Feydeau. Première représentation du
Premier en date , opéra-comique en un acte et en prose , paroles
de M. Désaugiers , musique de M. Catel.
Madame de Millière , jeune et jolie veuve , qui doit le gain
d'un procès important au zèle et à l'amitié active du baron de
Corval , lui accorde , par reconnaissance , la main de sa nièce
Aglaé de Gennevilliers ; mais la jeune personne a encore présent
à sa mémoire le colonel Florvel , qu'elle a vu au bal une
fois , il y a quelque mois. Ce Florvel , neveu du baron , s'est
plu , jusqu'à présent , à lui ravir toutes ses conquêtes ; il lui enleve
encore celle-ci. Arrivé dans l'hôtel garni où logent madame
de Millière et sa nièce , dont il a conservé pareillement
un tendre souvenir, il obtient sa main commepremier en date.
A la première représentation , le baron épousait aussi madame
de Millière ; mais le public n'a pas ratifié ce double mariage.
Cette pièce a été applaudie en quelques endroits , et sifflée
dans d'autres . Huet est vena à la fin nommer les auteurs , à la
demande de quelque amis du parterre. On sent combien est
invraisemblable cet amour de Florvel et d'Aglaé , qui , chacun
de leur côté , ont éprouvé le même sentiment pour une personne
qu'ils n'ont vue qu'une fois ; leur constance est d'ailleurs
en contradiction avec la légèreté de leur caractère. Le nom de
l'auteur des paroles , connu assez généralement avant la représentation
, promettait beaucoup d'esprit et de saillies ; mais les
espérances ont été trompées. Il s'en est montré fort avare , et ,
ce qu'il y a de plus fâcheux dans un opéra, son poëme n'était
nullement favorable au développement du génie de l'auteur de
lamusique. C'est ainsi qu'on peut expliquer l'insipidité de celleci
, dans laquelle , à l'exception de l'ouverture , dont l'effet est
assez agréable , et d'un joli air chanté par madame Boulanger,
on ne trouve absolument rien qui soit digne d'être cité.
Théâtre de l'Odéon .-Première représentation de Charlotte
Blondel , ou le Hameau de Sainte- Colombe , comédie en
unacte et en prose de M. Paccard.
Charlotte Blondel , jeune orpheline , pleure l'ingratitude de
6
82 MERCURE DE FRANCE ,
A
Gervais , l'ami de son coeur, qui est allé à Paris pour recouvrer
la vue , et depuis son départ n'a pas donné une seule fois de ses
nouvelles. Lucas , garçon le plus gai du village , fait la cour à
l'infortunée Charlotte ; mais , comme on peut le présumer, son
amour n'est pas accueilli. Cependant Gervais arrive; la vue lui
a été rendue , et il s'est échappé de la maison de ses parens , qui
voulaient lui faire contracter un mariage contre son gré. Le
bonheur des deux amans réunis est bientôt troublé par les
épreuves auxquelles les soumet le seigneur du hameau , d'après
les intentions du père de Gervais , dont il est l'ami. Le jeune
homme , d'après l'avis de la vertueuse Charlotte , se dispose à
retourner chez l'auteur de ses jours; mais le seigneur, satisfait ,
lui annonce le consentement paternel à une aussi tendre union,
Le fond de cette pièce sentimentale est assez triste ; Armand,
chargé du rôle de Lucas , dont il s'est très-bien acquitté , l'a de
temps en temps égayée. Elle n'a eu qu'un faible succès , et
même quelques signes d'improbation ont été entendus à la fin.
Première représentation d'une Journée de Pierre-le-Grand ,
ou Pierre et Paul, comédie en 3 trois actes et en prose de
M. de Lamartellière .
Paul , capitaine hollandais et gendre du négociant Kalf de
Sardam , chez lequel le czar Pierre a logé lorsque , sous le nom
de Pétervas , il faisait en Hollande son apprentissage de charpentier,
vient à Pétersbourg avec sa belle-soeur Lisbeth , promise
à Barloff, fils d'un boyard rebelle , arrêté par les ordres
de l'empereur. Le czar, instruit de son arrivée et de ses dispositions
à la jalousie , s'amuse à le mystifier . Il met dans sa confidence
son épouse Catherine et ses favoris , et fait conduire le
capitainedans sa maison de campagne , appelée la chaumière de
Pierre. Il se présente à lui comme l'aîné des frères Barloff;
Gellowin, unde ses officiers, joue le rôle du prétendu , et , par
un hasard singulier, ce Gellowin, qui a vu Lisbeth en Hollande ,
aconçu pour elle des sentimens qui sont payés de retour. Chacun
parle àPaulde la beauté , de l'affabilité de Gertrude ; mais
enfin tout s'éclaircit par la reconnaissance du czar, qui unit les
deux amans au préjudice du véritable Barloff.
On a trouvé tropd'uniformité , et quelquefois trop de liberté
dans lesplaisanteries dont le pauvre mari hollandais est l'objet; la
mystification a paru peu digne du réformateur de la Russie : elle
n'est point d'ailleurs analogue avec son caractère connu. Malgré
ces défauts , la pièce , qui a du moins le mérite de la gaieté,
si rare aujourd'hui, abeaucoup amusé, elle a été favorablement
accueillie . Bourdais , au bénéfice duquel était la représentation ,
OCTOBRE 1814. , 83
s'est bien acquitté du personnage de Paul; Clozel a représenté
avec noblesse et dignité celui de Pierre. Les autres ont été
pareillement rendus d'une manière satisfaisante. MARTINE.
A M. LE RÉDACTEUR DU MERCURE DE FRANCE.
MONSIEUR , j'ai lu avec infiniment d'intérêt , dans votre journal
, un article plein d'érudition , où M. Letronne , jeune savant
, nous fait apprécier tout le prix d'une bonne traduction
de Pausanias. En rendant compte de l'estimable ouvrage de
M. Clavier, l'un de nos plus habiles hellénistes , la plume savante
qui s'est plu à retracer quelques-unes des nombreuses difficultés
qu'il avaincues avec tant de bonheur, nous a donné des preuves
d'un goût pur et éclairé. Sije ne craignais que mon suffrage
ne fût trop équivoque pour donner plus de prix aux conjectures
très- ingénieuses présentées par M. le rédacteur, je me permettrais
d'ajouter aux nombreuses et respectables autorités qu'il a
citées , le témoignage d'un auteur grec très-célèbre. On devine
déjà que c'est Hippocrate ; car c'est à peu près là ma seule ressource
, après toutes les citations de notre savant , dont la sagacité
et les lumières l'ont mis à portée de deviner, dans plusieurs
endroits du texte de Pausanias , la pensée de cet auteur. On
it , page 513 (dernier numéro du Mercure , septembre ,
Heuxième article , de M. Letronne) , chapitre 35 , page 253 , de
Je la nouvelle traduction et édition de Pausanias , par M. Cla-
Vier : ἐνθαῦτα πεῤῥιραγέντος λόφου ( correct. de Lambin ) , διὰ χει
μῶνα ὀσὰ ἐφάνη τὸ σχῆμα παρέχοντα ( correct. de M. Clavier ) ,
c'est-à- dire , une colline s'étantfendue par la rigueur dufroid,
on y aperçut des ossemens .
« Qui a jamais vu , dit le rédacteur, que la rigueur du froid
→ fit fendre des collines ? » Il conclut , d'après ce raisonnement
res-plausible , « qu'il paraît convenable de supposer à χειμῶν la
signification très-ordinaire de grandes pluies d'hiver ou d'été,
- ce qui donnera à la phrase un sens très-juste et très-naturel ,
- en ce que la circonstance , rapportée par Pausanias , rappelle
⚫ un de ces éboulemens si communs dans les pays de mon-
-tagnes>> .
Non-seulement on peut supposer à χειμῶν la signification
res-ordinaire de grandes pluies d'hiver ou d'été , mais c'est
u'il jouit effectivement de la double prérogative d'exprimer à
afois , dans la même langue , ou desfroids très-apres , ou des
empétes et des ouragans accompagnés de grandes pluies. Nous
84 MERCURE DE FRANCE ,
en avons la preuve dans ce passage de la deuxième sectiondu
livre des Epidémies d'Hippocrate.
Ἐν Θάσω προϊ τοῦ φθινοπώρου χειμῶνες οὐ κατὰ καιρὸν ἀλλ᾽ ἐξαίφνης
ἐν βορηΐοισι καὶ νοτίοσι πολλοῖσι ὑγροὶ καὶ προεκρήγνυμενοι. « A Tha-
> sos , dès avant l'automne , des tempêtes extraordinaires pour
» la saison éclatèrent tout à coup avec de grandes pluies ac-
> compagnées de vents de nord et de midi , qui amenèrent
» une humidité excessive et prématurée » . Il est certain que
cette citation est parfaitement d'accord avec le passage du
texte que nous avons transcrit ; en un mot , il serait difficile ,
pour ne pas dire impossible , d'en donner une autre explication.
La seconde observation est purement historique. Ch. 18 ,
pag. 121 de Paus. ( p. 511 du Merc. ) , κατάκειται δὲ ἐς αὐτο βι
βλία καὶ γυμνάσιου ἐςιν ἐπώνυμον ἀδριανοῦ. Le rédacteur dit encore
, M. Facius a très-bien vu que ἐς αὐτό n'avait point de
sens, il lit ἐνθαῦτα ; il ajoute ensuite que , par une de ces transpositions
si fréquentes dans le texte de Pausanias , on doit lire ,
και. γ. ἐ. ἐ. ἀδριανοῦ. κατάκειται δὲ ἐς αὐτὸ βιβλία , en rapportant
αὐτὸ ὰ γυμνάσιου ; conclusion : « l'on sent qu'il est tout naturel
» qu'on eût rassemblé dés livres dans un gymnase bien fré-
>>quenté par les philosophes , les sophistes et les rhéteurs , et
> destinés à l'éducation de lajeunesse » .
Cette conjecture me paraît d'autant mieux fondée , qu'il est
fait mention spécialement , dans la préface du second livre
des prédictions d'Hippocrate , des écrits qui furent publiés notamment
par les médecins gymnosophistes. Or, ily a tout lieu
de croire que ces écrits (avec d'autres qui traitaient de la philosophie),
étaient conservés précieusement en dépôtdansle gymnase
, comme chez nous dans nos bibliothéques. Voici le texte
d'Hippocrate : τῶν δὲ ξυγγράμματα ἔλαβον· ὅσε εὐ εἰδὼς οἷα ἕκαςος
αὐτῶν ἐφρόνει καὶ τὰς ἀκριβηΐας οὐδαμοῦ εὐρῶν ἐπεχείρησα τὰ δὲ γρά-
φειν. « J'ai eu en main leurs écrits ( des gymnosophistes ) , et ce
>> n'est qu'après m'être bien mis au fait de ce que chacun
>> pense , que ne trouvant point cette exactitude ( si vantée dans
>> les prédictions ), j'ai résolu de mettre ceci au jour ( 1 ) » .
Latroisième et dernière observation que je me permettrai ,
est unpeu moins favorable à l'opinion du rédacteur : ainsi , par
exemple , dans ce passage , chap. 28, p. 197 de Paus. , et 512
du Merc. , ὅσον ὑπὸ τὰ προπύλαιω , πηγή τε ὑδατός ἐσι , il croit
qu'il manque un mot : « car a-t-on jamais dit , dans aucune
(1) Voyez édition française avec le texte grec des oeuvres d'Hipp . , a vol. ,
p. 265, par M.de Mercy. Paris , 1813 .
OCTOBRE 1814. 85
» langue , une source d'eau , à moins de vouloir spécifier si
" cette eau est chaude , froide , douce, salée , saumdire , etc. ,
» ou d'avoir l'intention de comparer cette source avec une au
» tre d'une nature différente , ainsi que l'a fait Lucien , qui
» dit πηγὴ ὕδατος par opposition avec πηγή μύρου , πηγή μέλι
» τος, etc. En un mot , πηγή ne doit pas s'écrire sans un adjec-
> tif qui lui donne une qualification quelconque » .
Cependant , Hippocrate , dans son Traité des airs , des eaux
et des lieux ( p. 32 , chap. 38 , de l'édit. de M. Coray ) , cite le
mot πηγαῖ sans addition.
ὁκόσων μὲν αἱ πηγαὶ πρὸς τὰς ἀνατολὰς ἔχουσι , ταῦτα μὲν ἄριζα αὐτὰ
ἑωϋτέων ἐςι , c'est-à-dire , les sources situées au levant sont les
meilleures ; il est vrai qu'à la fin du chap. 42 , on lit : περὶ μὲν
τῶν πηγαίων ὑδάτων ὧδε ἔχει. Voilà pour ce qui concerne les
eaux de source , parce que précédemment on a expliqué qu'elles
étaient douces ou saumatres . Quant à l'usage reçu , il paraît
bien prouvé qu'on peut citer πηγή sans adjectif; mais , d'après
la remarque très-judicieuse du rédacteur, on ne peut s'empêcher
de sous-entendre ici πικροῦ , « parce que la source dont
>>parle Pausanias , est celle qui existe encore au pied de l'acro-
>>pole d'Athènes du côté de l'ouest ; il est probable que ,
>>> comme historien,Pausanias n'avait pas manqué de remarquer
>> cette source, ainsi que la qualité de ses eaux . » Cela est à peu
près douteux , et l'on peut laisser le passage tel qu'il est , sans y
rien ajouter.
Je conclus , avec le rédacteur, que rien n'est plus perfide ,
pour nuire à un auteur et à son ouvrage , que d'en rapporter
des passages isolés . D'abord , l'on ne manque pas de les altérer
s'ils sont bons , ou de les transcrire tout au long , pour peu
qu'ils paraissent faibles , et cela , afin de mettre le lecteur en
étatde mieux juger du mérite de l'ouvrage. Par exemple , s'il
s'agit d'une traduction , on se garde bien de mettre le texte
sous les yeux du lecteur. Il arrive assez souvent qu'un auteur a
des Zoïles ignorans pour le critiquer, et peu de personnes en
état de le juger. Mais M. Clavier doit se louer des brillantes connaissances
de son critique , l'envie ne réside que dans des âmes
basses et jalouses ; il a du moins la consolation d'être loué ; encore
sa réputation est-elle bien au-dessus des éloges que l'on en
pourrait faire. Je me plais à lui rendre ce témoignage , qui est
celuides savans etdes gens de lettres , dont il m'est bien agréable
d'être l'interprète dans cette circonstance.
Recevez , M. le rédacteur, l'assurance de mes sentimens distingués.
D. M.
86 MERCURE DE FRANCE ,
A M. LE RÉDACTEUR DU MERCURE .
Haarlem , ce 6 novembre 1814.
Monsieur , ce n'est pas sans le plus grand étonnement que
j'ai lu , dans le Nº. 662 de votre journal ( cahier d'août 1814) ,
une lettre de Condorcet , datée Paris 1783 , dans laquelle il fait
mention d'un moyen (selon lui) employé en Hollande , pour
obliger au travail des forçats paresseux. Je ne sais ce qui a pu
induire M. de Condorcet en erreur, d'une aussi étrange manière;
mais je dois à la nation , à laquelle j'ai l'honneurd'appartenir,
de la relever, et vous prie en conséquence de vouloir
insérer cette lettre , que je prends la liberté de vous écrire
dans un des prochains numéros du Mercure.
Je vous garantis que jamais le moyen de corriger la paresse ,
dont il s'agit , n'a été en usage ni ne l'est en ce moment. Il n'est
nullement dans le caractère hollandais de traiter , même des
coupables , avec barbarie; et ceux de votre nation , qui , dans
les dernières années, ont été particulièrement à même de connaître
nos institutions publiques , nommément les maisons de
force, n'ont pu nous refuser leur approbation. Les travaux
auxquels on emploie les forçats ont tous un but d'utilité , les
punitions mêmes ne mettent jamais endanger la santé ni la vie
d'aucun individu. En donnant une place dans votre journal à
ce peu de lignes , vous en effacerez une tache qui le dépare , et
•rendrez justice à un peuple trop doux et trop humain , pour
oser être soupçonné d'une cruauté ridicule envers des infortunés,
àunpeuple trop souvent méconnu, mais qui a donné des preuves
récentes de ce qu'il ne se laisse point outrager impunément.
J'ai l'honneur de vous saluer , Μ.Τ.
AU MÊME.
Observations sur une exacte ressemblance , qui ne pouvait étre
obtenue qu'au moyen de données physiognomoniques ; par
M. CADET- DE -VAUX , Censeur royal honoraire, etc.
Vous publiez , Monsieur , sur Lavater, une notice historique
que son savant auteur, le Dr. Moreau de la Sarthe , accompaOCTOBRE
1814 . 87
gne de réflexions et d'observations , d'après lesquelles il serait
difficile de ne pas croire à la science physiognomonique.
Les développemens que donne à cet effet le Dr. Moreau ,
en cinquante-trois muscles , qu'il désigne comme prenant part
à tous les phénomènes intérieurs des passions , m'ont rappelé
un fait que j'ai souvent raconté , mais qui mérite d'être consacré
comme venant à l'appui du degré de probabilité , etmême
de la certitude de la physiognomonie; combien de ces faits ainsi
perdus , et qu'on retrouve utilement pour la science !
Unhomme, qui avait acquis quelque célébrité , meurt d'apoplexie.
Sa famille , autant par attachement que par vanité , désire
en avoir le buste en marbre. Nul portraitde lui ! Un sculpteur
de l'académie royale prend le moule de la figure en plâtre ,
l'emporte et commence à modeler. N'ayant jamais vu celui
dont il avait à rendre les traits , il invite la famille à venir juger
de l'ébauche : pas un trait dans cette esquisse ; on engage d'anciens
amis du défunt à se transporter à l'atelier : Bayeu, de l'académie
royale des sciences ; Pia , chevalier de Saint - Michel ,
etmoi composions ce juri ; on nous découvre plusieurs bustes
encore frais , dont un nous offre l'image d'un mort, et rien
qui rallie à sa ressemblance.
Une séance aussi négative ne dut pas être longue ; et nous
nous retirions , lorsqu'à cinquante pas de l'atelier je conçus le
moyende donner à l'artiste des points de ralliement. Je n'étais
pas élève de Lavater , mais bien de Diderot , qui avait des idées
très-philosophiques et très -justes sur cette sympathie qui de
prime abord s'établit entre certains individus ; rapports involontaires
qu'il regardait comme le résultat d'une science pratique
etde comparaison. Nous tînmes conseil dans le vestibule
du Louvre,je fis part de mon idée. Retournons , dit Bayeu , et
nous rentrâmes ; et j'exposai au sculpteur le motif de notre
réapparition , et lui donnai l'espoir de parvenir à une parfaite
ressemblance.
Ce n'est pas , lui dis-je , le panégyrique du mort que je viens
faire : il avait du mérite , mais il avait des défauts ; or, il s'agit
ici de son portrait ; et les défauts impriment plus de reliefs
que les vertus sur la physionomie; veuillez donc vous prêter à
une séance de plus, et nous osons répondre du succès . C'est tout
ceque pouvait désirer le sculpteur. Habile et savant dans votre
art , la myologie , lui dis-je , vous est familière. La physiognomonie
est une véritable science et non un système. Beaucoup
de gens la possèdent sans s'en douter, ou plutôt tout le monde
est physionomiste , les animaux même. Y a-t-il un meilleur
physionomiste que ce gros chien qui , entrant dans un cercle
88 MERCURE DE FRANCE ,
de visages nouveaux pour lui , fixe son monde ,et se laisse ou
non caresser par tel et tel individu ; tandis qu'il ne frétillera
pas de la queue , et que même il grommelera , approché par
tel ou tel autre.
Voici un fait plus positif :
Casanova , le peintre , fut un jour invité à dîner avec un
orang- outan , chez M. de Bouguainville; Casanova avait de la
prestance , une belle et agréable figure. Notre orang - outan
s'attacha à sa personne ; il se place à table près de lui ; au jeu il
s'assied à ses côtés et semble s'associer à sa bonne ou mauvaise
fortune; enfin , il s'établit de la part de cet animal une véritable
sympathie , mais que ne partagea pas Casanova , qui revint
de cette entrevue un peu mélancolique ; il trouva trop
près de l'homme cet anneau de la chaîne qui lie les êtres
créés.
D'accord avec notre sculpteur sur cette théorie , dont le fil
devait le conduire , il ne s'agissait plus que de la réaliser . C'est
déjà quelque chose que la charpente osseuse , repris-je ; ne nous
occupons plus que de la physionomie , laquelle consistant dans
lejeu seul des muscles , a totalement dû disparaître par le
désordre qu'y a jeté le gonflement de la face entière. Rétablissons
donc dans ces muscles l'harmonie qui y a préexisté.
M.... , à du mérite , joignait beaucoup d'orgueil , de vanité ;
enfin il avait tous les amours-propres .
D'une petite taille , il voulait paraître grand ; et , à cet effet,
il se dressait sur la pointe du pied et portait la tête haute , ce
qui tiraillaitet gonflait les muscles du cou ; en suivant leur réaction
sur ceux de la face , vous aurez déjà un grand point de
ressemblance , celle de l'attitude. Le sculpteur eut promptetement
imprimé à nos muscles leur caractère en profil ; et , vu
de profil , on eût déjà reconnu M.... à son attitude , c'était déjà
la mimique des portraits à la silhouette.
Maintenant , monsieur, prononcez fortement le muscle orgueilleux
; ensuite donnez beaucoupde relief au muscle mépriseur.
M.... était rarement de l'avis des gens , et n'écoutait qu'en
méditant une contradiction. En conséquence ,pincez les lèvres ,
relevez celle du côté droit , pour l'ouvrir dédaigneusement.
Bien! s'écria le juri , la ressemblance gagne. Voici, monsieur,
votre thème fait , achevez-le , et nous reviendrons dans deux
jours. Ce que nous fimes. La famille revint à l'atelier, et trouva
le buste frappant de ressemblance; il l'était en effet ; exposé
au salon , il fut généralement reconnu .
Si ce fait, messieurs , peut paraître problématique à quel
OCTOBRE 1814. 89
ques personnes, au moins ne l'est-il pas pour le peintre , le
sculpteur, l'anatomiste , et surtout le physiognomiste.
C'est ainsi que l'honorable famille des Cochin n'a pu jouir da
portrait de son aïeul vénérable que d'après un mémoire descriptifde
sa physionomie.
De Franconville-la-Garenne , le 31 octobre 1814.
AU MÊME .
Sur l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem.
Tous vos lecteurs (je me le persuade , monsieur ) , auront
applaudi aux deux articles concernant l'ordre de Saint-Jean
de Jérusalem , insérés dans les deux derniers Mercures .
A bon droit l'on y rappelle ses antiques vertus , son dévoument
, les services signalés qu'il a rendus au monde civilisé , et
l'on y déplore les excès , les pillages et la captivité , l'esclavage
honteux dont la disparution de l'ordre nous rend , de la part
des Barbaresques , de plus en plus victimes .
Un tel degré d'avanies , d'outrages , d'atrocités , ne se peut
tolérer plus long-temps.
Unmoment il avait semblé qu'il allait y être mis un terme.
Cet instant ( je crois me le rapeller) , précéda la guerre désastreuse
que le Directoire français intenta contre les Turcs en
Égypte , expédition qui ne le céda en immoralité qu'à la guerre
portée au coeur de l'Espagne.
Cette expédition d'Egypte était immorale : nous étions en
paix avec le Turc , et toutà coup les rivages de l'Égypte furent
envahis. Ce n'est pas que , dès avant la révolution française ,
des voeux n'aient pu être formés pour que l'Égypte pût devenir
française , ou qu'au moins le gouvernement spoliateur , oppresseur
des pachas , fût détruit , pour rendre , s'il se peut , cette
antique et intéressante contrée aux arts , à la civilisation , à la
lumière. Avant 1789 , j'en formais le voeu ardent et secret. Trois
raisons déterminaient ma pensée : 1º. le sol de l'Égypte doit pouvoir
rapprocher de nous les productionsdes colonies américaines;
2º. un particulier seul , pouvant offrir une suffisante caution
pour sa moralité , doué de génie , à quelque somme que puisse
monter son entreprise , doit ouvrir ou plutôt rouvrir (car je ne
doute pas de son antique existence ), un canal communicatif des
eauxde lamerRouge à celles du Nil; et ce bienfait inappréciable
solderait nécessairement d'une manière prodigieuse toute avance
de fonds quelconque; 3 °. un séjour assuré, tranquille en Égypte ,
remontant jusqu'en Nubie , nous mettrait en rapports directs
90 MERCURE DE FRANCE ,
avec l'Abyssinie , avec l'intérieur de l'Afriqne , et pourrait , avec
du travail , nous fournir sur l'antiquité les plus précieuses_découvertes.
Ces contrées ne sont plus les mêmes ; les arts , la
civilisation en ont fui; peut-être en saurions-nous retrouver les
traces ? Tels ont toujours été mes désirs , mes pensées. Pour en
tenter l'exécution , fallait-il recourir à des mesures iniques? Le
voeu dela philosophie s'exécuterait-il par des voies injustes et sanglantes?
Cen'est point à ceprix que se peut obtenir le bonheur.
Avant cetteexpédition, un crid'une indignation générale s'était
fait entendre contre Alger et Tunis , ces repaires de pirates , de
brigands. Leur destruction fut annoncée ; en mon particulier ,
j'en tressaillis d'aise , et tout à coup il n'en fut plus question .
On ne voulait apparemment qu'opérer une diversion , et on la
préféra illégitime.
Revenons à ces sentimens de justice , de sûreté nécessaire ,
d'indignation générale contre ces voleurs effrénés . Qu'un ordre
nouveau , conforme en beaucoup de points à celui de Malte ,
plus étendu dans ses vues , s'élève et assure la paix des nations ,
leur commerce , leurs communications mutuelles , la liberté des
mers .
Qu'il serait beau que toute la marine européenne , américaine
et d'Asie , reconnût cet ordre nouveau pour centre d'esprit , de
vues , d'opérations et de conduite.
Peuple anglais , peuple éclairé , magnanime , que veux-tu !
l'ordre,lajustice! C'est sur elle , ainsi que pour nous , que reposent
pour toi les véritables élémens de gloire et de bonheur. Sur
terre , sur mer , vous ne voulez pas la domination , la tyrannie.
Opprimer les nations , direz-vous avec nous , est un crime , et
le règnedu crime est éphémère. Chaque peuple , vous le savez ,
est indépendant et souverain dans son enceinte ; il est libre dans
ses relations extérieures , et ses traités ne se peuvent conclure
qu'à des termes égaux .
Que notre cri soit : Sécurité , protection mutuelle ! Le plus
grand bonheur est d'avoir son voisin pour ami. Que nul ne
puisse arborer un pavillon étranger, et que tous soient l'objet
d'une déférence, d'un salut , d'un secours réciproques ! Que
nulle contestation , que nul recours à la force ne puisse avoir
lieu entre nations ; mais que toute querelle soit toujours renvoyée
pardevers des arbitres. ( Alors qu'un congrès , formé
d'un député et d'un suppléant pour chaque nation , sans faste
comme sans orgueil , sans autre prééminence que l'âge , soit
établi en un lienquelconque pour juger des rapports généraux
extérieurs des peuples , et transiger sur toute querelle ) .
Que l'élite de chaque nation , au jugement de son gouverne
OCTOBRE 1814 . 91
ment , et selon sa population , fasse partie de cet ordre maritime.
Que les statuts de l'ordre soient une éducation libérale , des
études, des connaissances déterminées , un dévouement sans
bornes ; la destruction de tous les forbans; la protection du
juste contre l'injuste ; la répression sur mer de toute voie de
fait; l'assurance du commerce; la liberté des mers.
Que l'ordre ait des stations sur toutes les mers;
Que ses membres se reconnaissent pour frères ;
Que la hiérarchie des grades s'obtienne par les services ;
Et la suprématie par le suffrage éclatant de la majorité.
Qu'elle soit individuelle et ne puisse être transmise par le sang ,
ni succéder à l'habitant d'une même patrie.
Que sa devise soit : justice, vaillance , abnégation de soimême!
Que tout peuple soit appelé à fournir sa part , son nombre
de chevaliers ; à les doter, puisqu'ils ont pour objet une surveillance
, une garantie universelles.
Que leurs dogmes politiques soient :
La religion des sermens ; l'intégrité, la probité la plus sévère;
l'appel , dans tous les momens de la vie , à un dieu de
bonté , de justice , proscrivant tout abus de force , prescrivant
toute vertu particulière et publique.
Alors , l'honneur ne sera pas un vain nom; l'honneur, qui
défend l'innocent , qui apaise , qui réprime les querelles et sait
braver tous les dangers.
Alors, tout commerce sera assuré ; toute propriété sera garantie;
tout crime politique sera réprimé , puni. Les hommes
cesseront de s'égorger, et toutes les nations, comme tous les
coeurs , seront réunis par les sentimens d'héroïsme , de courage
, de bienveillance , de confiance , d'indulgence et d'amitié,
Une objection sera faite. Ce projet demanderait un assentiment
universel , impossible à obtenir.
Qu'il nous suffise de le proposer à tous les peuples : autant
qu'il est en nous , commençons par l'adopter ; et (j'ose le prédire)
bientôt , de tous les coins du monde , de nouveaux chevaliers
vont s'offrir. Tunis , Alger, cesseront leurs ravages honteux
, ou de nouveaux habitans peupleront leurs rivages.
Le but de cet ordre est une générale neutralité armée ,
puisque tous les peuples seraient toujours appelés et aptes à en
faire partie. Alors qu'il ait pour titre :
Ordre de la neutralité armée maritime.
Quel peuple , quel potentat s'y pourrait refuser ?
Le comte D. FRANCLIEU.
Senlis ( Oise ) , 15 novembre 1814.
92 MERCURE DE FRANCE ,
Sur un monument peu connu que l'on voit à Paris , dans la
rue des Précheurs .
Toutes les descriptions de Paris , que je connais , disent que la
rue des Prêcheurs , qui communique du quartier des Grandes
Halles à la rue Saint-Denis , est ainsi nommée , parce que sur le
coin de lamaison qui forme l'angle de ces deux rues , du côté du
midi ,, on voit un arbre chargé de figures de saints ou moines
qui , sortant des calices de grandes fleurs , semblent être dans
des chaires à prêcher.
Les auteurs de ces descriptions n'ont voulu voir que les
fleurons ; ils ne se sont pas aperçus que les racines de l'arbre
sortent du corps d'un homme et que l'arbre est terminé à son
sommet par une statue de la sainte Vierge.
Je crois que ce monument date du milieu du quatorzième
siècle , et qu'il représente la généalogie de la sainte Vierge ,
d'après la prophétie d'Isaïe , que l'Église lui a consacrée dans
son office . ( Orietur stella ex Jacob et consurget Virga de
Israel. - Egredietur Virga de radice Jesse et flos de radice
ejus ascendet , etc. ) Voyez le Bréviaire de Paris , aux premières
vepres du 8septembre.
L'ignorance aura pu prendre les rois d'Israël pour des
moines ou pour des prêcheurs ; mais , à la simple inspection de
ce monument , il est aisé de se convaincre que mon explication
est fondée.
La dévotion des siècles antérieurs au nôtre se manifestait
ordinairement par de semblables monumens. C'est d'eux que
nos aïeux , dans leur simplicité , faisaient dépendre la sûreté de
leurs habitations et le succès de leurs affaires . Tel est , je crois ,
l'origine des enseignes sous l'invocation de saints, de mêmeque
celle des statues de Madone et de saints qu'on voit dans les rues
des villes du midi de l'Europe , et qu'on trouve , même encore
aujourd'hui , dans quelques rues de Paris : statues qui ont donné
leurs noms aux rues où elles se trouvent , et qui les ont laissés
à celles d'où elles ont disparu.
Cemonument est en bois de chêne , et assez bien conservé.
Lamaison où il se trouve vient d'être restaurée; mais on a
eu la louable précaution de ne point toucher à ce reste de la
dévotion de ses premiers propriétaires. B**.
1
OCTOBRE 1814.
POLITIQUE.
PIÈCES OFFICIELLES .
Loi relativeà la liberté de la presse.
LOUIS , PAR LA GRACE DE DIEU , ROI DE FRANCE ET DE NAVARRE.
Nous avons proposé , les deux Chambres ont adopté , nous avons ordonné
etordonnons ce qui suit :
Titre It.- De la Públication des Ouvrages .
Art. 1er. Tout écrit de plus de vingt feuilles d'impression pourra être
publié librement et sans examen ou censure préalable .
2. Il en sera de même , quel que soit le nombre de feuilles ,
1º. Des écrits en langues mortes et en langues étrangères ;
2º. Des mandemens , lettres pastorales , catechismeš etlivresdeprières;
3º. Des mémoires sur procès , signés d'un avocat ou d'un avoué près les
cours et les tribunaux ;
4°. Des mémoires des sociétés littéraires et savantes établies ou reconnues
par leRoi;
5°. Des opinions des membres des deux Chambres .
3. A l'égard des écrits de vingt feuilles et au-dessous , non désignés en
l'article précédent , le directeur-général de la librairie de Paris , et les préfets
dans lesdépartemens , pourront ordonner, selon les circonstances , qu'ils
soientcommuniqués avant l'impression.
4. Le directeur-général de la librairie fera examiner, par un ou plusieurs
censeurs choisis entre ceux que le Roi aura nommés , les écrits dont il aura
requis la communication et ceux que les préfets lui auront adressés.
5. Si deux censeurs au moins jugent que l'écrit est un libelle diffamatoire,
ou qu'il peut troubler la tranquillité publique , ou qu'il est contraire à la
charteconstitutionnelle , ou qu'il blesse les bonnes moeurs , le directeur-général
de la librairie pourra ordonner qu'il soit sursis à l'impression .
6. Il sera formé , au commencement de chaque session des deux Chambres
, une commission composée de trois pairs , trois députés des départe
mens , élus par leur Chambre respective , et trois commissaires du Roi.
7. Le directeur- général de la librairie rendra compte à cette commission
des sursis qu'il aura ordonnés depuis la fin de la session précédente , et il
mettra sous ses yeux l'avis des censeurs .
8. Si la commission estime que les motifs d'un sursis sont insuffisans , ou
qu'ils ne subsistent plus , il sera levé par le directeur de la librairie.
9. Les auteurs et imprimeurs pourront requérir, avant la publication
d'un écrit , qu'il soit examiné en la forme prescrite par l'art. 4 ; s'il est
approuvé, l'auteur et l'imprimeur sont déchargés de toute responsabilité , si
cen'est envers les particuliers lésés .
Titre II . De la Police de la Presse.
10. Nul ne sera imprimeur ou librairé s'il n'est breveté par le roi et assermenté,
!
94 MERCURE DE FRANCE ,
11. Le brevet pourra être retiré à tout imprimeur ou libraire qui aura été
convaincu ,par un jugement , de contravention aux lois et règlemens .
12. Les imprimeries clandestines seront détruites , et les possesseurs et
dépositaires punis d'une amende de dix mille francs et d'un emprisonnement
de six mois.
Sera réputée clandestine toute imprimerie non déclarée à la direction
générale de la librairie , et pour laquellllee il n'aura pas été obtenude permission.
13. Nul imprimeur ne poura inprimer un écrit avant d'avoir déclaré qu'il
se propose de l'imprimer , ni le mettre en vente ou le publier, de quelque
manière que ce soit , avant d'avoir déposé le nombre prescrit d'exemplaires ;
savoir, à Paris , au secrétariat de la direction générale, et , dans les départemens
, au secrétariat de la préfecture .
14. Il y a lieu à saisie et sequestre d'un ouvrage ,
1º. Si l'imprimeur ne représente pas les récépissés de la déclaration du
dépôt ordonné en l'article précédent ;
2º. Si chaque exemplaire ne porte pas le vrai nom et la vraie demeure
de l'imprimeur;
3º. Si l'ouvrage est déféré aux tribunaux pour son contenin.
15. Le défaut de déclaration avant l'impression , et le défaut de dépôt
avant la publication , constatés comme il est dit en l'article précédent , seront
punis chacun d'une amende de mille francs pour la première fois , et de
deux mille francs pour la seconde.
16. Le défaut d'indication de la part de l'imprimeur, de son nom et de
sa demeure , sera puní d'une amende de trois mille francs . L'indication
d'un faux nom et d'une fausse demeure sera punie d'une amende de six
mille francs , sans préjudice de l'emprisonnement prononcé par le Code
penal.
17. Les exemplaires saisis par simple contravention à la présente loi , seront
restitués après le paiement des amendes.
18. Tout libraire chez qui il sera trouvé ou qui sera convaincu d'avoir
mis en vente ou distribué un ouvrage sans nom d'imprimeur, sera condamné
àune amende de deux mille francs , à moins qu'il ne prouve qu'il a été
imprimé avant la promulgation de la présente loi. L'amende sera réduite à
mille francs si le libraire fait connaître l'imprimeur.
19. Les contraventions seront constatées par les procès-verbaux des inspecteurs
de la librairie et des commissaires de police.
20. Le ministère public poursuivra d'office les contrevenans par-devant
les tribunaux de police correctionnelle , sur la dénonciation du directeurgénéral
de la librairie et la remise d'une copie des procès -verbaux.
23. Les dispositions du titre 1er , cesseront d'avoir leur effet à la fin de
la cession de 1816 , à moins qu'elles n'aient été renouvellées par une loi , si
les circonstances le faisaient juger nécessaire.
Mandons et ordonnons , etc.
Donné à Paris , le 21 octobre de l'an de grace 1814 , et de notre règne le
vingtième. Signé LOUIS.
LOUIS , PAN LA GRACE DE DIEU , ROI DE FRANCE ET DE NAVARRE , etc. ,
Sur le rapport de notre amé et féal chevalier le chancelier de France ,
Notre conseil d'état entendu , ٤٢
Nous avons ordonné et ordonnons ce qui suit :
ART. 1er . Les brevets d'imprimeur et de libraire délivrés jusqu'à ce jour
sont confirmés ; les conditions auxquelles il en sera délivré à l'avenir seront
déterminées par un nouveau règlement .
OCTOBRE 1814. 95
2. Chaque imprimeur sera tenu , conformément aux réglemens , d'avoir
un livre coté et paraphé par le maire de la ville où il réside , où il insérera ,
par ordre de date , et avec une série de numéros , le titre littéral de tous les
ouvrages qu'il se propose d'imprimer , le nombre des feuilles, des volumes
etdes exemplaires, et le format de l'édition. Ce livre sera représenté, à toute
réquisition , aux inspecteurs de la librairie et aux commissaires de police ,
et visé par eux , s'ils le jugent convenable .
La déclaration prescrite par l'article 14 de la loi du 21 octobre 1814 sera
conforme à l'inscription portée au livre.
3. Les dispositions dudit article s'appliquent aux estampes et aux planches
gravées , accompagnées d'un texte .
4. Le nombre d'exemplaires qui doivent être déposés , ainsi qu'il est dit
au même article , reste fixé à cinq , lesquels seront répartis ainsi qu'il suit :
un pour notre bibliothéque ; un pour notre amé et féal chevalier le chancelierdeFrance;
un pour notre ministre secrétaire d'état au département de
l'intérieur ; un pour le directeur général de la librairie, et le cinquième pour
le censeur qui aura été ou qui sera chargé d'examiner l'ouvrage.
5. Si un écrit a été examiné sur la réquisition de l'auteur ou de l'imprimeur
, et qu'il soit approuvé , il leur sera délivré un procès- verbal d'approbation
, etla remise de ce procès -verbal lesdéchargera detouteresponsabilité
, si ce n'est envers les particuliers lésés , conformément àl'article 10.
6. Si l'examen d'un écrit n'a lieu que par ordre du directeur général de la
librairie , ou du préfet du département , la permission d'imprimer pourra
être donnée sans approbation , et en ce cas , elle sera seulement constatée
par la délivrance du récépissé de la déclaration.
7. En exécution de l'article 20 , les commissaires de police rechercheront
et constateront d'office toutes les contraventions , et ils seront tenus aussi de
déférer à toutes les réquisitions qui seront adressées à cet effet par les préfets
, sous-préfets et maires , et par les inspecteurs de la librairie. Ils enverront
dans les vingt-quatre heures tous les procès-verbaux qu'ils auront dressés
, à Paris , au directeur général de la librairie , et dans les départemens ,
aux préfets , qui les feront passer sur-le-champ au directeur général , seul
chargé , par l'article 21 , de dénoncer les contrevenans aux tribunaux.
8. Le nombre d'épreuves des estampes et planches gravées , sans texte ,
qui doivent être déposées pour notre bibliotheque , reste fixé à deux , dont
une avant la lettre ou en couleur , s'il en a été tiré ou imprimé de cette
espèce.
Il sera déposé en outre trois épreuves , dont une pour notre amé et féal
chevalier le chancelier de France , une pour notre ministre secrétaire-d'état
au département de l'intérieur , et la troisième pour le directeur général de
la librairie.
9. Le dépôt ordonné en l'article précédent sera fait , à Paris , au secrétariatde
la direction générale, et dans les départemens , au secrétariat de la
préfecture. Le récépissé détaillé qui en sera délivré à l'auteur , fornera son
titre de propriété , conformément aux dispositions de la loi du 19 juillet
1793.
Toute estampe ou planche gravée, publice ou mise en vente avant le
dépôt de cinq épreuves constaté par le récépissé , sera saisie par les inspecteurs
de la librairie et les commissaires de police , qui en dresseront procès
10.
verbal .
11. Il est défendu de publier aucune estampe et gravure diffamatoire ou
contraire aux bonnes moeurs , sous la peine prononcée par le Code pénal.
12. Conformément aux dispositions de l'article 12 de l'arrêté du conseil
du 16 avril 1785, et à l'article 3 du décret du 14 octobre 1811 , il est défendu
à tous auteurs et éditeurs de journaux , affiches et feuilles périodi-
:
96 MERCURE DE FRANCE , ОСТОВ. 1814.
ques , tant àParis que dans les départemens , sous peine de déchéance de P'autorisation qu'ils auraient obtenue , d'annoncer aucun ouvrage , imprimé ou gravé, si ce n'est après qu'il aura été annoncé par le Journal de la
Librairie.
Donné à Paris, en notre château des Tuileries , le 24 octobre 1814.
Signé, LOUIS .
7
ERRATA DE LA DERNIÈRE LIVRAISON.
Le premier extrait des Fables etpoésies diverses de M. Ginguené n'a
pu être corrigé ; il s'y est glissé des fantes considérables ; on y a même passé
deux vers entiers . Les lecteurs sont priés de corriger ainsi le tout sur leur
exemplaire.
Page 527, après ces deux vers :
Ce n'est ni le chant, ni lesvers ,
C'est la louange qui chatouille ,
Ajoutez celui-ci :
Et maîtrise les rois , maîtres de l'univers.
Même page , vers 10 de la seconde citation .
1
Lisez:
Celle que sa parenté;
Celle que la parenté.
Page 530 , troisième vers :
t
Contre les bonnes gens armée ;
Lisez :
Contre les grenouilles armée .
Même page ; dernier vers de laseconde citation :
Lisez :
Il ne nuit jamais tant ;
Il ne nuit jamais plus .
Page 532 , troisième vers : brusque ; lisez : lourd.
Même page, après les trois derniers vers , ajoutez celui-ci :
Ce bon prince , avant tout , en a fait son repas.
Page 550 , ligne 21 , au lieu de : l'intérêt de lamoralité; lisez : l'intérêt et
lamoralité.
Page 551 , ligne 12 , au lieude : à l'exemple de Timon le misantrope; lisez
à l'exemple de ceux de Timon, etc.
Page 552, ligne 2 , au lieu de : au-delàduquel; lises : auquel.
POÉSIE.
ÉPISODE extrait d'un poëme posthume de Laharpe, intitulé :
leTriomphe de la Religion.
Au sortir du conseil , par de secrets détours ,
En son appartement Louis fait introduire ,
Sur les pas d'un vieillard chargé de la conduire ,
Une vierge sacrée , humble enfant du Carmel ,
Qui cacha son printemps à l'ombre de l'autel.
C'est le ciel aujourd'hui qui la dirige encore ,
Et l'amène à Louis par les soins d'Edgewore ,
De ce noble étranger si Français par le coeur ,
Au milieu de la cour apôtre du Seigneur ,
De Dieu près de son roi ministre vénérable.
Toujours ferme et soumis , toujours inébranlable ,
Un jour il le suivra jusqu'au théâtre affreux
Où le trépas attend ce prince généreux .
L'Éternel le destine à ce grand ministère ,
Et gravant sur son front un divin caractère ,
Veut quede sa parole organe solennel ,
Il conduise un saint roi jusqu'aux portes du ciel.
Il veut même ici-bas récompenser son zèle ;
Et trompant des tyrans la poursuite cruelle ,
Le pienx Edgewore , aux yeux des nations ,
Suivra jusques au bout le destin des Bourbons.
La jeune Carmélite à ses soins confiée
Sans doute lui parut par Dieu même envoyée.
Cécile était son nom ; de ses attraits charmé ,
D'Orsanne l'adora , d'Orsanne en fut aimé ;
Mais léger dans ses voeux , volage autant qu'aimable,
Il rompit un hymen pour tous deux honorable.
Aveugle , il préféra dans ses emportemens ,
Aubonheur des époux l'ivresse des amans .
Cécile à sesdouleurs se vit abandonnée :
Cette âme pure et tendre àlui s'était donnée ;
Elle fut seule , et vint , pleine du même feu ,
1
1.
१ t
:
:
7
98 MERCURE DE FRANCE ,
Remettre sa faiblesse entre les bras d'un Dieu .
Cécile , en choisissant la loi la plus austère ,
N'avait point redouté le cilice et la haire.
Un amour malheureux craint -il d'antres douleurs ?
Dicu plaignit sa jeunesse et regarda ses pleurs ;
Ce coeur qui toujours vrai , dans son malheur extrême ,
Ne songeait à tromper ni le ciel , ni soi-même ,
Et qui par ses désirs sans cesse combattu ,
Posta , même en aimant , le joug de la vertu.
Dieu daigna le remplir de ses clartés célestes .
Ces murs où des Capets sont déposés les restes ,
Où du tombeau des rois le trône est si voisin ,
Où Cécile à seize ans enferma son destin ,
Saint-Denis , lieu fameux dans notre antique église ,
Possédait dans son sein cette illustre Louise ,
La fille des Bourbons , qui de tant de grandeur
Descendit dans le rang des vierges du Seigneur :
Sublime abaissement dont le siècle s'étonne ,
Donts'honore la grâce , et que le ciel couronne.
Louise de ses soeurs dirigeant le troupeau ,
Se voyait avant l'âge approcher du tombeau ;
A la règle en tout temps la première asservie ,
Quinze ans d'austérités avaient usé sa vie.
Cécile lui fut chère , et leurs coeurs confondus
L'un dans l'autre épanchaient leurs secrètes vertus.
De ses amours trompés Louise apprit l'histoire ;
Témoin de ses combats , elle aida sa victoire ,
Lui fit chercher au sein d'un Dieu consolateur
L'amour , le seul amour qui n'est jamais trompeur.
Le voile enfin couvrit sa beauté , sa jeunesse ;
Cécile le reçut des mains de la princesse ,
Et fidèle à son sortdans l'ombre enseveli ,
Jura dès lors au monde un éternel oubli.
Exemple de ses soeürs , à ses devoirs soumise,
Cécile après son Dieu n'aima rien que Louise,
Et ses soins empressés , et sa soumission ,
Faisaient tous ses plaisirs et son ambition .
Telle en ces cloîtres saints qu'avaient peuplés le zèle,
Et qu'en France a fermés l'impiété rebelle ,
Où les lois de Bruno , parmi tantde rigueurs ,
Ases fils pénitens permettaient quelques fleurs ,
Une rose croissaiten secret cultivée,
1
OCTOBRE 1814. 99
1
Par de pieuses mains chaque jour abreuvée.
Jamais à d'autres yeux ses couleurs n'ont brillé ;
Leur solitaire éclat ne fut jamais souillé.
Mais sur son humble tige en son temps moissonnée ,
Aparer les autels elle était destinée ;
Et ses derniers parfums embaumaient le saint lieu .
Telle dans sa retraite en présence de Dieu ,
Croissait , pleine d'attraits , l'innocente Cécile ,
Même en ses souvenirs résignée et tranquille.
Mais le malheur partout s'attachait à ses pas ;
Elle vit sa princesse expirer dans ses bras .
De ses derniers momens elle fut confidente ,
Et cette triste image à ses regrets présente ,
Sans cesse rappelait à son coeur oppressé
L'avenir qu'en mourant Louise avait tracé.
Déjà depuis trois ans nos erreurs , nos disgrâces ,
De sa voix prophétique expliquaient les menaces ,
Lorsqu'en songe une nuit Cécile crut la voir
Portant d'un sort plus doux la promesse et l'espoir.
Mais loin d'oser du ciel pénétrer les mystères ,
Elle voulut d'un guide invoquer les lumières ,
Et consulté par elle , Edgewore permit
Que Louis de sa bouche écoutât ce récit ;
Que rompant une fois la clôture prescrite ,
L'humble vierge à Paris par lui-même conduite ,
Aux regards de son roi parût secrètement.
Louis voyant son trouble et son saisissement ,
La rassure et l'engage à s'expliquer sans crainte .
Elle restait muette : entrant dans cette enceinte ,
Elle se figurait cet aspect radieux
Dont la cour autrefois éblouissait les yeux ,
Tout ce noble appareil des grandeurs de nos pères ,
Du cortége royal pompes héréditaires ;
Le roi lui-même orné des brillans attributs ,
Qui d'un juste respect commandent les tributs .
Elle ne voyait rien qu'un désert et des armes ,
Que de mornes soldats , des fronts chargés d'alarmes ;
Nulle trace de rangs , d'honneurs , de dignité ,
Et d'un même néant la triste égalité ;
Louis enfin , ce roi , le premier de la terre ,
Sous l'obscur vêtement d'un citoyen vulgaire.
Ses yeux à cet aspect se couvrirent depleurs ;
1
100 MERCURE DE FRANCE ,
Mais contraignant enfin son trouble et ses douleurs :
« Sire, ferez - vous grâce au zèle qui me guide ?
( Dit-elle ) du Seigneur laservante timide
N'aurait jamais osé parler devant son roi ,
Si ce sage mortel ne m'en eût fait la loi.
Vous avez su de lui quelle est ma destinée;
Que par des voeux sacrés ma jeunesse enchaînée
De l'auguste Louise éprouva les bontés ,
Et quand elle expira , j'étais à ses côtés.
C'estmoiqui de mes mains lui fermai les paupières ;
Je crois entendre encor ses paroles dernières :
« Mon âme du Très-Haut bénit la volonté ;
Mon trépas est encore un don de sa bonté.
De justes châtimens , dignes de sa vengeance ,
• Vont tout-à-l'heure , hélas ! éclater sur la France.
Je ne les verrai point ; mais si le Dieu du ciel
Daigne me recevoir en son sein paternel ,
Je le prierai du moins pour ma triste patrie ,
Pour vous , chère Cécile.... » et sa voix attendrie
Défaillit et mourut en prononçant mon nom .
J'éprouvai dans sa perte un cruel abandon .
Hélas ! depuis trois ans à cette ombre si chère
J'apporte chaque nuit mes pleurs et ma prière ,
Etquand sur son tombeau ma douleur a gémi ,
Je sens rentrer le calme en mon coeur raffermi .
Deux jours sont écoulés depuis que sur sa cendre
Au sommeil, en priant , je me laissai surprendre .
Louise dans un songe apparut à mes yeux;
Je la vis ... je la vois , qui des voûtes des cieux
Descendait près de moi d'anges environnéc ,
Rayonnante de gloire et de lis couronnée ;
Et moi je l'appelais en lui tendant lesbras :
<< Prends contage , dit-elle, il ne faut plus qu'un pas ;
Ma Cécile bientôt rejoindra son amie ,
..
Et la gloire l'attend au terme de sa vie.
Tu dois être éprouvée au jourde ton trépas ;
L'épreuve sera grande , et tu la soutiendras .
Il te faut , sous les yeuxdu ciel qui te seconde ,
Triompher doublement de la chair et du monde.
Etpourrécompenser ton courage et ta foi ,
Ce qui te fut plus cher sera sauvé par toi .
Tapleures maintenant sur les mauxde la France:
OCTOBRE 1814 . ΙΟΣ
Au flambeau de la mort je les ai vus d'avance .
Espère : les Français long-temps encor punis ,
Ne devront leur salut qu'aux vertus de Louis » .
Je vis en cet instant d'une tige sanglante
Sortir et s'élever une palme éclatante :
Louise la suivait , en remontant au ciel .
Aussitôt du milieu de ce choeur immortel ,
Retentirent au loin des concerts d'allégresse ,
Et j'entendais , au seinde la plus douce ivresse ,
L'ineffable louange et les accens divins
Que n'entendit jamais l'oreille des humains.
Mais , Sire , quel réveil ! seule dans l'ombre immense ,
Sur ce marbre funèbre , et dans ce noir silence!...
J'eus peine , je l'avoue , à recueillir mes sens ;
Mais ces mêmes objets et ces mêmes accens
Sont demeurés toujours présens à ma pensée ,
Et l'image en mon coeur n'en peut être effacée ».
Vers le saint prêtre alors Louis se retournant ,
« Que vous semble ( dit-il ) de ce songe étonnant ?
Que faut-il en penser ? que nous faut-il entendre ? »
Edgewore répond : <<<Nous devons nousdéfendre
D'interpréter jamais ce que Dieu veut cacher ,
Sire , et de son secret nul ne peut approcher.
Mais toujours de sa loi la clarté salutaire
Suffit pour écarter l'erreur involontaire,
Et nous fait reconnaître à des signes certains,
On l'oeuvre des démons , ou l'oeuvre de ses mains.
Ildaigne quelquefois nous parler dans un songe :
Rien n'y ressemble alors à l'esprit de mensonge ;
Touty porte les traits de la Divinité ,
Tous ceux de la sagesse et de la sainteté.
L'enfer n'imite pas de si grands caractères ,
On distingue aisément ses prestiges vulgaires ;
La foi sait d'un coup-d'oeil en voir la fausseté;
L'erreur ne parle point comme la vérité.
LesongedeCécile en estun témoignage :
La clémence d'un Dieu s'y couvre d'un nuage,
Qu'un effort curieux voudrait percer en vain :
Cequ'il dit , ce qu'il cache est de l'Esprit divin.
J'y vois d'un noble prix vos vertus couronnées ;
J'y vois en leur faveur nos fautes pardonnées .
Dieu nous endit assez : je n'en cherche pas plus
:
102 MERCURE DE FRANCE ,
Les moyens qu'il prépare à lui seul sont connus .
« J'ai mes desseins ( dit- il ) qui ne sont pas les vôtres. >>>
Mais ce qu'il cache un jour , il le découvre en d'autres.
Sire , n'en doutez pas , ces oracles voilés ,
Quand il en sera temps vous seront révélés ;
Et de ce qu'à Cécile il voulut en apprendre ,
Vous n'avez tous les deux que des grâces à rendre.
Mais ce secret encor doit rester entre nous ,
Sire ; qu'il en soit un pour la reine et pour tous.
Jusqu'à l'événement Dieu nous prescrit de taire
Les dons mystérieux qu'il lui plaît de nous faire ».
Le roi toujours docile à ses conseils pieux ,
S'abandonne avec joie aux promesses des cieux.
Il admire Cécile , et cette humble sagesse ,
Dont le ciel enrichit son heureuse jeunesse.
Elle s'incline alors aux pieds du souverain ;
Elle arrose de pleurs cette royale main ,
S'éloigne ; et sur les pas de son guide fidèle ,
Va retrouver le cloître où son devoir l'appelle .
FRAGMENS IMITÉS DE THOMSON.
HYMNE AU SOLEIL (1) .
Le Dieu du jour se lève en sa pompe royale :
Il dore de ses feux la rive orientale ,
Rougit l'azur du ciel , illumine les eaux ,
Et blanchit le torrent sur le flanc des côteaux.
Tout prend dans la nature une face nouvelle :
Dans toute sa splendeur déjà l'astre étincelle ,
Et ses rayons brisés dans le prisme des airs
Par le jeu des couleurs cinbellit l'univers.
f Toi qui donnes la vie à la nature entière ,
Salut ! fille du ciel , immortelle lumière !
Et toi , flambeau du monde , image de ton roi ,
Salut , astre sacré , je m'élève vers toi !
:
Soleil , quelle est ta force ? elle enchaine , elle embrasse
Tous ces globes errans suspendus dans l'espace ,
(1) Butyonder comes the powerful king ofday,
Rejoicing in the cast... ( THOM. Summer. V. 8 ) .
OCTOBRE 1814. 103
1
Depuis le froid Saturne à l'anneau lumineux
Jusqu'à l'ardent Mercure éclipsé dans tes feux.
Roi des mondes ! sans toi la nature stérile
Dans un morne repos languirait immobile ,
Et l'hiver règnerait sur d'éternels frimas .
La chaleur et la vie accompagnent tes pas.
Par toi l'homme s'élève et la brute respire ,
:
Le monde végétal reconnaît ton empire.
Dans leurs antres secrets tu mûris ces métaux,
Instrumens du commerce et source de nos maux.
L'airain ami des arts et l'étain domestique ,
Leglaive des combats et le soc pacifique.
Le sauvage rocher , stérile enfant des monts ,
Conçoit tous ses trésors au feu de tes rayons ,
De ses riches reflets tu revêts la matière.
Lediamant pompeux usurpe ta lumière ;
Tes rayons embellis de changeantes lueurs
Sur l'opale inconstante épuisent tes couleurs ,
Et la robe des champs dont tu peins la nature
De la verte émeraude emprunte la parure.
Quedis-je? tont s'anime à ton feu créateur !
Sur les objets muets tu verses ta splendeur .
L'affreuse cataracte en sa chute bruyante
De tes plus beaux rayons peint son onde écumante,
Le ruisseau transparent réfléchit ta clarté ,
Ledésert te sourit dans son immensité ,
Et l'abîme des mers soulevé par l'orage
De tes feux empruntés embellit son rivage.
EXORDE DU IV CHANT DES SAISONS DE THOMSON (1).
L'HIVER vient terminer le cercle des saisons ,
Il sort en rugissant de ses antres profonds ,
Entraînant son cortége et ses pompes funèbres ,
Les orages , les vents et les froides ténèbres.
Vous qui préparez l'âme à de mâles accens ,
Objets affreux , soyez le sujet de mes chants !
(1) See , winter comes , to rule the variedyear.
1 ( THOMSON. Winter. V. )
104 MERCURE DE FRANCE ,
Salut , nobles horreurs ! tempêtes solemnelles ,
Salut ! je vais chanter vos beautés éternelles .
Que j'aimais autrefois au printemps de mes jours
Interroger l'année à la fin de son cours !
Bravant des monts altiers la cime glaciale
Je foulais sous mes pas la neige virginale ,
Je prêtais mon oreille au fracas des torrens ,
J'écoutais dans la nuit le murmure des vents ,
Sous un ciel nebuleux , j'observais sur ma tête ,
Lentement en grondant se former la tempète .
Ainsi coulaient mes jours , mais bientôt le printemps
Éclairait du midi les portiques brillans.
Toi qui daignas sourire à ma muse naissante ,
De Lyvois , ton suffrage a comblé mon attente.
J'esquissai du printemps les charmes et les jeux.
Tel qu'un aigle superbe au vol audacieux ,
Sur un rayon d'été j'osai monter ma lyre ,
Puis je chantai l'automne et les dons de zéphyre.
Maintenant entouré d'orages nébuleux ,
Je dirige plus haut mon vol ambitieux ,
Je vais chanter l'hiver , et ma muse intrépide
Échappe impatiente au pouvoir qui la guide ,
Volant sur l'aquilon , elle accorde ses chants
Au bruit majestueux des fleaves mugissans ,
Etcomme son sujet , elle est grande et sublime.
ÉDOUAR
COUPLETS
Chantés à un banquet militaire , à Boulogne-sur-Me
de la bénédiction du drapeau du 86 régime
IMPATIENT de la victoire ,
Garant de nos futurs exploits ,
Dans nos rangs s'élève avec gloire
L'antiquedrapeau de nos rois.
Si , loin des héros de la France ,
Vingt ans ont paru le vieillir ,
Nos fers vengeront son absence
-Etnous saurons le rajeunir.
De nos aïcux c'est la bannière ,
Le lis'est sa noble couleur.
(
105
. 1814 OCTOBRE
Des vieux Français la main guerrière
Le déployait au champ d'honneur.
Nos mains , à la honte étrangères ,
Sont dignes de le ressaisir ,
Et nous jurons , comme nos pères ,
De le défendre ou de mourir.
Si l'affreux démon des conquêtes
De la paix troublait l'heureux cours ,
Les combats deviendraient nos fêtes ,
Le Français y brilla toujours .
Que notre drapeau nous anime ,
Que partout il marche en vainqueur ,
Etque ce cri soit unanime :
Le Roi , la Patrie et l'Honneur !
Par M. MANG , chevalier de la Légion d'Honneur,
capitainede voltigeurs au 86º régiment.
MES ADIEUX AUX PLAISIRS DE LA SOCIÉTÉ .
AIR: Chantez , dansez , amusez-vous .
A l'âge heureux de la gaîté,
Age brillantde la jeunesse ,
Par-ci , par-là j'étais fêté
Parl'amitié , par la tendresse ;
Rarement un, triste hasard
Me faisait laisser à l'écart .
Dans les cercles où l'enjouement
Fêtait le vin , les vers , les belles ,
Je fredonnais modestement
Quelquefois des chansons nouvelles ;
Rarement un triste hasard
Les faisait ranger à l'écart.
Mais depuis que l'âge a glacé
Ma verve si long-temps folâtre ,
Je sens que je suis déplacé
Dans ce monde que j'idolâtre .
Il faut , avant qu'il soit plus tard ,
Que je me retire à l'écart .
Chez l'ami qui me tend les bras ,
Je vous l'avoue avec franchise ,
7
106 MERCURE DE FRANCE
Je tremble de faire un faux pas ,
Ou de dire quelque sottise ,
Pour n'en pas courir le hasard ,
Je dois me tenir à l'écart.
Adieu donc , banquets radicux ,
La raison ici me répète
Qu'il faut vivre, quand on est vieux,
De souvenirs , dans la retraite;
Mais pourtant n'entonner que tard ,
S'il se peut , le chant du départ.
Par M. M**, de l'Inst . , agé de 85 ans
ODE A S. A. R. MONSIEUR , COMTE D'ARTOIS ,
l'occasion de son voyage dans les provinces , theatre de la
guerre.
QUELS flots de sang versa le démon de la guerre,
Dans nos champs dévastés ,
Quand , terrible , il levait sa torche incendiaire
Sur nos pâles cités !
Français ! vous avez vu sa fureur inhumaine ,
Vous qui peuplez ces bords ,
Où les flots jadis purs de l'Aube et de la Seine
Ne roulaient que des morts .
La mère s'exilait aux rives étrangères
Aveč ses jeunes fils ;
:
Et le vieillard , cherchant la maison de ses pères,
Pleurait sur ses débris .
:
Voyez le laboureur, quand de sombres orages
Tourmentent les sillons ,
Saluer l'arc-en-ciel qui , vainqueur des nuages,
Protège ses moissons.
7
Peuples , ainsi vos coeurs , durant ces jours d'alarmes,
Invoquaient l'heureux jour,
Où le fils de vos rois devait changer vos larmes
En doux transports d'amour.
1
C'est le fils de Henri , c'est d'Artois , c'est unpère;
Il rappelle à vos yeux
:
7
OCTOBRE 1814 . 107
L'auguste majesté, la grâce populaire
De ses nobles aïeux .
Digneorgane du roi que Dieu rend à la France ,
Chargé de ses bienfaits ,
Il vous ramène enfin la joie et l'abondance ,
Compagnes de la paix.
Tel aux tristes Hébreux un ange se présente ,
Et , messager du ciel ,
Verse dans le désert la manne bienfaisante
Qu'implorait Israël .
D'Artois de la fortune éprouva l'inconstance ;
Instruit par le malheur,
Il cherche l'humble toit où languit l'indigence ,
Où veille la douleur .
Il porte au citoyen victime de la guerre
Les dons de l'amitié ,
Le console , en mêlant aux pleurs de la misère
Les pleurs de la pitié.
Quelquefois , retraçant la bonté familière
Du plus granddes Henris ,
Il aime à visiter la table hospitalière
Du laboureur surpris.
:
Sa vertu cache aux yeux les bienfaits qu'il dispense ;
Généreux voyageur,
Il cherche le secret , mais la reconnaissance
Trahit le bienfaiteur.
:
Pour admirer son prince un peuple entier se presse;
Ses cris nomment d'Artois ,
Quimarche environné de la commune ivresse,
Doux salaire des rois . :
Le pauvre ne rend pas à l'héritier du trône
De fastueux honneurs ,
Il offre son amour, et , sans apprêts , lui donne
Ses chansons et ses fleurs .
Le prince ému jouit du bonheur qu'il envoie;
Et les fils du hameau ,
Fiers de traîner son char, se courbent avec joie
Sous le royal fardeau,
:
!
108 MERCURE DE FRANCE ,
Le vieillard , ranimant sa force qui succombe ,
Veut contempler ses traits ;
Il les a reconnus ; et content , de la tombe
Approche sans regrets .
Spectacle attendrissant! fête simple et touchante!
Des favoris de Mars
Combien vous effacez la pompe triomphante ,
Et l'orgueil des Césars!
Que de sang et de pleurs pour payer la victoire,
Idole des héros !
D'Artois vientnous montier qu'une plus noble gloire
Coûtemoins de travaux!
FOUQUEAU DE PUSSY.
A LAÏS.
BELLE Laïs , ne me dis point, Je t'aime ;
Tumentirais, je le sais trop ! .... Hélas !
L'or seul me rend digne de tes appas :
Mais , par pitié pour ma faiblesse extrême ,
Ne me dis point que tu ne m'aimes pas !
EUSÈBE SALVERTE.
LES DEUX SOEURS .
Τοι pour Florval , moi pour le beau Gercour,
Commemaman nous gronde chaque jour !
-Nous la devons écouter en silence.
Ecouter ! bon! c'est à périr d'ennui.
Moi , je m'endors sitôt qu'elle commence.
-Moi , je l'écoute : elle parle de lui.
ÉNIGME.
QUOIQUE faites pour la lumière ,
Nous ne nous montrons quede nuit;
Celleou celui qui nous conduit,
Doit avoir une main légère ,
Par le méme.
OCTOBRE 1814. 109
Etnous diriger de manière
Que l'on ne dise pas de lui ,
Ce qu'on dit quelquefois d'autrui ,
Que toujours de ce qu'il veut faire'
Il fait justement le contraire.
LOGOGRIPHE .
Je donne sans ma tête une bête féroce
Dont la cruauté cède aux secours obligeans .
Jadis avec ma tête un rapt qui fut atroce
Causama perte après un siége de dix ans .
...........
BONNARD , ancien militaire .
CHARADE.
Nete laisse jamais manger par mon premier;
Unpronom possessif se montre en mon dernier ;
Fort ou faible chacun porte en soi mon entier.
S .........
1
Mots de l'ÉNIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE insérés
dans le dernier Numéro .
Lemotde l'Enigme est Tire-bottes.
Celui du Logogriphe est Armoire, où l'on trouve : moi, roi , mer ,
rare , ami , maire , mire , rire , rime , ire , ramer , mai , or , Rome , áme ,
aimer, arme , Remi , mi , moire , amer.
Celui de la Charade est Dommage.
:
SCIENCES ET ARTS .
TRAITÉ DES MALADIES CHIRURGICALES ET DES OPÉRATIONS
QUI LEUR CONVIENNENT , par M. le baron BOYER , membre
de la légion d'honneur , professeur de chirurgiepratique
à la Faculté de médecine de Paris , chirurgien
en chef, adjoint de l'hôpital de la Charité , membre
de plusieurs sociétés savantes , étrangères et nationales ,
etc. 4 vol. in-8 . , prix 27 fr. , et 34 fr. par la poste . A
Paris chez l'auteur , rue de Grenelle , faubourg Saint-
Germain , nº. 9 , et chez madame veuve Migneret , imprimeur
, rue du Dragon, faubourg Saint -Germain ,
n°. 20 .
;
Dans tous les temps , la médecine a été l'objet d'ingénieuses
plaisanteries et de mordantes épigrammes ; si
même la certitude de cette science fut souvent mise en
doute , par des hommes d'un esprit très-distingué , la chirurgie
plus heureuse , loin de rencontrer de pareils détracteurs
, n'a jamais donné lieu qu'à des éloges unanimes .
Quoiqu'il ne fût pas très - difficile peut-être de trouver
les raisons d'une destinée si différente entre les deux
branches de la même science , nous ne chercherons point
ici à les découvrir. D'ailleurs à quoi servirait , par exemple
, de prouver que celle dont on proclame sans cesse
avec de justes motifs , la certitude et les succès , se compose
d'élémens plus faciles à observer , à rassembler , à
combiner que ceux de la médecine proprement dite. Ne
vaut-il pas mieux avouer , avec une impartiale vérité , qu'il
est impossible de contester les progrès immenses qu'a faits
la chirurgie , vers la fin du siècle dernier , époque où des
méthodes plus rigoureuses que celles employées jusqu'alors
furent introduites dans l'étude de toutes les sciences .
On ne saurait nier la part très-active qu'eurent à ces progrès
, l'académie de chirurgie , et les hommes formés par
MERCURE DE FRANCE , OСТОВ. 1814. 111
cette société célèbre. Ils imprimèrent à la science un mouvement
inconnu jusqu'alors , et la firent marcher d'un pas
rapide vers sa perfection. Aussi ,depuis une cinquantaine
d'années , les anciens Traités de chirurgie , ne peuventils
plus servir de guides aux jeunes étudians . C'est ce motif,
qui , dans ces derniers temps , a déterminé plusieurs
hommes célèbres à composer et à publier de nouveaux
Traités , dont les uns n'embrassent qu'une partie de la
science , tandis que les autres l'embrassent toute entière.
A cette dernière classe appartient l'ouvrage dont
nous annonçons les quatre premiers volumes , puisqu'il
renferme , rédigées en un corps de doctrine , les leçons
que son illustre auteur fait depuis plus de vingt ans sur
la pathologie externe , et sur les opérations de chirurgie.
En le publiant , l'auteur a cru ne devoir rien changer
au plan qu'il a adopté depuis qu'il se livre à l'enseignement.
Ainsi , il divise les maladies chirurgicales en deux
parties , dont la première est consacrée à celles qui peuvent
se montrer dans toutes les régions du corps , telles
sont l'inflammation en général , les abcès , la gangrène ,
la brûlure , les plaies , les tumeurs , les fistules , et enfin
les maladies des os. C'est de cette première partie que se
composent les volumes , qui paraissent maintenant. L'ordre
de la seconde partie est purement anatomique . Cette
partie renfermera les maladies chirurgicales de la tête , du
cou , de la poitrine , de l'abdomen , des membres , et en
outre , la description des procédés opératoires , que réclament
les diverses maladies . Quoique les opérations
aient déjà été traitées par plusieurs hommes fort habiles ,
et tout récemment par M. Roux , nous espérons que
M. Boyer ne se croira pas dispensé de donner , à cette partie
de son ouvrage, tous les développemens qu'elle comporte.
Sans doute , il ne voudra pas que les chirurgiens
puissent lui reprocher d'avoir refusé aux opérations , dont
la pratique lui a acquis tant de gloire , l'autorité importante
desonnom et de sa longue expérience. Le plan de
l'auteur joint une extrême simplicité, à l'avantage d'être
généralement reçu , et de retracer , à peu de chose près ,
ceux de Fabrice , d'Aquapendente et de Heister. Est-il à
l'abri de toute critique ?non sans doute , mais c'est un in
112 MERCURE DE FRANCE ,
convénient qu'il partage avec tous ceux qui ont été imaginés
jusqu'à ce jour , et dont ne seront point exempts
ceux qu'on inventora par la suite. Cela tient à la nature
même des choses , puisque les méthodes ne sont et ne
peuvent être que des moyens artificiels , propres à soula
ger lamémoire et à faciliter l'étude. Il est un reproche
que de prime abord , on ne manquera point de faire à notre
auteur , c'est celui d'être nécessairement entraîné à
des répétitions , dans la seconde partie de son ouvrage.
Quant à nous , nous regardons ces répétitions , dans un
ouvrage classique , plutôt comme un avantage que comme
un très-léger défaut. Mais ce qui ne donnera lieu à aucune
espèce de critique , c'est la manière savante et fidèle avec
laquelle se trouvent décrits les causes éloignées et prochaines
, les symptômes , les complications , les terminaisons
et le traitement de chaque espèce de maladie chirurgicale.
Partout on reconnaît l'observateur scrupuleux ,
le grand praticien , qui , nourri des préceptes dela meil
leure école , les reproduit, les modifie , les rejette d'après
les décisions de sa vaste et sage expérience. Partout
on trouve l'admirable talent de présenter les idées , dans
l'ordre où elles s'enchaînent le mieux , où elles se gravent
plus nettement dans la mémoire. Aussi , le lecteur
est - il tout étonné de l'instruction qu'il acquiert , sans
peine et sans effort.
Il y a déjà quelques années que les chirurgiens et surtout
les élèves, attendent avec une impatience qui va se
trouver à la fois satisfaite , et justifier l'ouvrage dont nous
venons d'entretenir nos lecteurs . Et ce ne sera pas sans un
vif sentiment de reconnaissance pour l'auteur , que son
livre sera accueilli par ceux qui ont suivi ses leçons . Ils
savent à quel degré éminent cet habile professeur réunit
tout ce qui doit attirer la confiance , et motiver la grande
réputation dont il jouit. Ce sont eux qui , mieux que personne
, peuvent apprécier cette inaltérable candeur , cette
véracité scrupuleuse , la première qualité , le premier devoir
dans toutes les sciences , et surtout dans celles qui
ont pour objet l'homme malade, qualités précieuses et
respectables qu'aucun auteur , peut-être , n'a possédées à
un plus haut degré que celui dont nous annonçons l'ou
OCTOBRE 1814. 113
vrage. Qu'il nous soit permis de le dire : d'ailleurs pourquoi
une discrétion trop susceptible enchaînerait-elle notre
pensée , et l'expression de nos sentimens , que partagent ,
non-seulement les nombreux élèves que l'auteur a formés ,
pour la France et pour l'Europe , mais encore les chirurgiens
, qui rivalisent avec lui de talens et de renommée .
F... т.
De la police des manufactures et des avantages qui
pourraient en résulter pour le commerce .
APRÈS les produits du sol , ceux, de l'industrie sont la
première source des richesses pour toutes les nations ,
surtout si cette industrie s'exerce sur des matières que l'on
n'est point obligé d'acheter dans les marchés de l'étranger .
Si l'industrie est d'une aussi haute importance pour la
prospérité des empires , tout ce qui doit en augmenter
l'essor , ou mieux en diriger les résultats , ne peut également
qu'avoir une grande influence sur le commerce en
général et sur ses profits . Mais par quels moyens peut-on
exciter l'industrie ou en diriger les efforts de manière à
les faire concourir à augmenter la masse des richesses ?
c'est ce qu'il importe d'éclaircir , ces deux questions ayant
un nouveau degré d'intérêt dans un moment où les relations
commerciales vont s'étendre , et les marchés des diverses
nations s'ouvrir à toutes les marchandises .
Encouragez l'industrie , accordez des récompenses à
ceux qui s'y livrent , répandez des écrits propres à éclairer
les fabricans qui s'exercent sur de nouveaux procédés ,
et vous serez sûr d'éveiller l'attention de tous les manufacturiers
. Tels sont les moyens simples que le gouvernement
de la France a pris à différentes époques , et qui
ont également réussi à Pierre Ier. et à Joseph II . Les
uns et les autres ont aussi appelé dans les ateliers de
leurs états , des ouvriers capables de montrer les pratiques
d'un art que l'on voulait transplanter , car l'expérience a
bien plus encore d'importance dans les procédés des diverses
branches de l'industrie que dans les arts où l'imagination
a quelqu'influence. Mais produire n'est pas tout
8
114 MERCURE DE FRANCE ,
pour l'avantage des nations , et les efforts du génie s
souvent bien vains , si de sages calculs n'en dirigeaie
les effets . Le manufacturier ne peut que produire, l'h
d'état peut seul savoir quelle est l'espèce et la qua
marchandises qu'il importe de fabriquer , car il n'
toujours avantageux de bien faire , puisque avant
faut consulter le goût de l'acheteur. S'il est glorie
fabriquer les étoffes les plus belles , il est souver
profitable d'en préparer de communes et à bas prix
ces divers rapports , une surveillance sagement m
estutile à la prospérité des manufactures', et je dirai
à leur conservation. L'ancien gouvernement de la I
qui avait beaucoup fait pour l'avantage du commerce
bien senti cette vérité ; aussi avait-il chargé des ho
instruits de surveiller les produits de nos manufac
et de les diriger en ayant égard aux marchés où ils de
être vendus ? La France leur a dû long-temps la c
vationde son commerce avec le levant et l'Espagne ; I
l'industrie n'a plus suivi une seule impulsion , ce com
s'est anéanti , soit parce qu'il a pris une autre dire
soit enfin parce qu'on n'a plus consulté le go
acheteurs .
Mais pour rendre ceci évident , citons quelques
ples , et donnons des preuves qui puissent facileme
appréciées . Les Américains ont fait pendant long-ter
grand commerce avec la France ; ce commerce a di
dans l'espace de quelques années d'une manière effra
sans qu'on puisse l'attribuer à la guerre ou aux ra
que les mêmes usages ont établis entre les Anglais
Américains. Il paraît au contraire que cette dimi
dans le commerce a beaucoup tenu à la qualité et a
des marchandises que les négocians français ont livr
Américains. Les Anglais qui se sont aperçus q
peuples donnaient la préférence aux étoffes légèr
bas prix , ont également fabriqué des étoffes qui p
remplir ces deux conditions. Ils ont donc prép
mauvaises marchandises aussi-bien que des bonnes
de fournir tous les marchés et de satisfaire tous les
Cequi leur a réussi pour les étoffes , leur a égalem
avantageux pour les draps , et ils se sont attaché
OCTOBRE 1814 . 115
fabriquer de fort légers et à bas prix. Cependant si ceux
qui dirigeaient notre commerce avaient été plus éclairés ,
ils auraient bien pu supplanter les Anglais dans ce genre
de trafic , puisque nous savons mieux tisser les draps , et
que d'ailleurs nos couleurs sont meilleures et notre maind'oeuvre
moins chère. De même nos négocians pourraient
supplanter les Anglais dans tous les articles de toilerie
et de bijouterie , mais il faudrait pour cela consulter le
caprice des acheteurs , et leur vendre des marchandises
meilleures et à plus bas prix , car la meilleure qualité et
le meilleur marché sont dans tous les pays deux grandes
raisons de préférence .
Les négocians anglais auront toujours sur les nôtres de
l'avantage dans les spéculations en grand , et cela parce
qu'ils calculent non-seulement pour leur avantage particulier
, mais encore pour celui de leur nation. Ils nous
endonnent dans ce moment une preuve bien frappante :
s'étant aperçus de la supériorité de nos draps et de la
préférence qu'ils pourraient obtenir sur ceux de leurs
manufactures , ils ont fait acheter nos laines en très-grande
quantité , afin de nous priver de matière première. Cette
spéculation , dont les suites peuvent être funestes à notre
industrie , a déjà produit en France l'effet qu'en avaient
espéré les Anglais , et nos draps ont augmenté beaucoup
deprix.
Pour se faire une idée de la supériorité de calcul que
les Anglais portent dans toutes leurs entreprises , on n'a
qu'à considérer l'augmentation énorme qu'ils ont su donner
àleur commerce avec les États-Unis. Ainsi en 1774, époque
de la révolution américaine , ce commerce produisait à
peine une somme de trente millions , et déjà en 1800 , il
dépassait trois cents millions ; mais le gouvernement français
qui venait de donner la liberté à l'Amérique , n'aurait-
il pas pu donner la même extension à ses relations
commerciales avec les Américains ? Ill'a négligé ,, on ne
trop pourquoi , et peut-être seulement parce qu'en France
on ne sait rien suivre avec constance , et que tout se fait
pour les hommes et non pour la chose. Les Anglais , plus
éclairés , ont senti l'importance de ce commerce ; ils lui
ontdû en grande partie laprospérité de leur industrie , et
sait
16 MERCURE DE FRANCE ,
surtout de leur marine qui a trouvé en Amérique un
plément aux munitions navales que lui refusait la Balt
Ce que les Anglais ont fait en Amérique , ils l'on
lement fait en Espagne et dans le Levant ; ils ont p
perdre dans le commencement sur la vente de leurs
chandises plutôt que de ne pas être maîtres des march
nous portions les nôtres . Pour rétablir notre comme
général , il faudrait connaître les objets qui se venden
ces différens marchés et le goût des acheteurs . Un
cette connaissance acquise , on n'aurait plus qu'à e
rager la fabrication de certaines étoffes et les sour
à des marques particulières qui assurassent l'achete
la bonne qualité. C'était ainsi qu'une simple lisière ,
couleur particulière , se trouvait autrefois sur les
dont le fabricant assurait le bon teint ; le marcha
Levant ne regardait que cette lisière , parce qu'e
donnait une garantie suffisante. Ce qui avait lieu p
draps se pratiquait également pour les autres étoli
des inspecteurs étaient chargés de veiller à ce que les
mens fussent observés , afin que le consommateur
être trompé. Du reste il existait des marchandises
qui n'étant point marquées , n'étaient point garant
le fabricant. C'est sous ce rapport qu'une surve
éclairée peut être utile à notre commerce en généra
nos manufactures en particulier. Quelques manufac
paraissent craindre qu'on revienne à des institution
Î'expérience avaitdéjà fait sentir l'utilité, mais leurs c
sont-elles bien fondées ? qu'ils en jugent par le pas
gouvernement ferait certainement une grande fa
gênait en aucune manière l'industrie , mais ne doi
aussi quelque chose au consommateur , et n'y a-t-il
grand avantage de l'assurer , par des signes faciles à
naître, de labonté de l'objet qu'il achète? Cette surve
ne portant jamais que sur une certaine quantité et
de marchandises , ne peut nuire à l'industrie , ca
qu'une étoffe ne portera pas la marque qui annonce
est de bon teint ou qu'elle a une telle largeur , le c
mateur sera toujours libre d'acheter ou de ne pas a
mais il le fera sans pouvoir se plaindre. Dans ce n
toutes les villes de commerce demandent qu'on rê
OCTOBRE 1814 . 117
à l'égard des manufactures les anciennes institutions. Les
seules places de manufactures paraissent le craindre ; mais
si elles ont l'intention de ne donner pour bonne qualité
que les marchandises qui le sont réellement, quelles craintes
légitimes peuvent-elles avoir ? Pour moi qui ne fais fabriquer
qu'une denrée de première nécessité , je voudrais
fort qu'on empêchât d'en préparer de mauvaise qualité ,
ouqu'il ne fût pas possible de la détériorer. Le consommateur
et le fabricant de bonne foi y trouveraient également
de l'avantage. Les bornes de ce journal me forcent
de m'arrêter dans un sujet d'une aussi haute importance ,
mais je m'estime heureux d'annoncer à ceux qui s'intéressent
à cet objet d'économie , qu'il sera traité avec une
rare perfection dans un ouvrage qu'un ancien ministre va
publier sur cette matière. Placé dans le poste le plus éminent
, cet homme d'état et cet habile manufacturier a pu
apprécier la direction que les diverses mesures administratives
ont fait prendre à différentes époques au commerce ;
ainsi il a tracé depuis Colbert jusqu'à nous un tableau
aussi précis que lumineux sur l'influence que le gouvernement
a exercé sur le commerce en général et sur l'industrie
, ainsi que sur celle que le commerce a fait éprouver
à l'industrie et réciproquement. Du reste si ce sujet intéresse
les lecteurs de ce journal , j'y reviendrai en entrant
dans des détails plus particuliers.
M. S.
LITTÉRATURE ET BEAUX - ARTS.
EXPOSÉ DES MOYENS EMPLOYÉS PAR L'EMPEREUR NAPOLÉON
POUR USURPER LA COURONNE D'ESPAGNE ; par dón PEDRO
CEVALLOS , premier secrétaire d'état et de dépêches de
S. M. C. FERDINAND VII : publié à Madrid , le 1er . septembre
1808 , et traduit par M. Nettement , ancien secrétaire
de la légation française à Londres , avec des
notes historiques , suivi de pièces officielles ; troisième
édition augmentée du manifeste de la junte , et de plusieurs
autres pièces officielles. A Paris , chez Petit ,
libraire , Palais royal , galerie de bois , Nº. 257. L. G.
Michaud , Imprimeur du Roi , rue des bons Enfans ,
N°. 34. 1814 .
,
Le grand attentat qui a fait tomber la couronne d'Espagne
entre les mains du dévastateur de l'Europe , a rempli
d'épouvante tout ce qui tenait aux idées de justice ,
d'honneur , et de gloire nationale ; l'armée elle-même ,
noble instrument de cette action sacrilége , détestait une
guerre qui ne lui présentait que des périls sans résultat
glorieux et des lauriers sans considération. L'usurpateur
est tombé , et sa chute a éclairé le dédale de sapolitique ,
tout à la fois absurde et cruelle. La brochure que D. Pedro
de Cevallos a publiée , sur ces grands événemens met au
jour des mystères d'iniquité dont les ressorts étaient soigneusement
cachés loin des yeux du vulgaire. Plus d'une
réputation , jusques là assez bien conservée , s'accommodera
fort mal de cette terrible révélation. La curiosité publique,
excitée par un grand intérêt , a mis dans toutes les
les mains cet important mémoire historique. D. Pedro de
Cevallos a joué , à cette époque un rôle qui lui donne
droit à la confiance de ses lecteurs ; ministre du roi Ferdinand
, il a tout vu , tout entendu. Je sais que quelques
contradicteurs se sont élevés contre son récit , mais les variations
ne portent que sur des détails de négociations , et
,
MERCURE DE FRANCE , OCTOBRE 1814. 119
non sur leur objet et les résultats qui les ont suivis. Je ne
répéterai pas ce que vingt journaux ont déjà publié sur
l'ouvrage de M. de Cevallos ; trois éditions , rapidement
épuisées , ont satisfait à l'empressement général. Quel
Français n'a pas frémi d'horreur en voyant une guerre
intestine allumée dans le sein de la maison royale d'Espagne
; le roi Charles Iv , son auguste famille , le roi Ferdinand
VII et ses fidèles serviteurs , attirés à Baïonne
par de trompeuses promesses , et les marques du plus
tendre intérêt ! Tout à coup la scène change . L'abdication
du roi Charles n'est plus qu'un acte arraché par la violence
; Napoléon se constitue le vengeur d'un père outragé.
Ce sont les droits méconnus de la nature et du
trône , qu'il invoque en faveur de son crime qui' commence
à éclater ; le roi Ferdinand s'indigne : Prince , lui
dit Buonaparte , il faut opter entre la cession ou la mort .
Enmême temps la correspondance la plus étrange s'ouvre
entre le fils et le père. Rien n'est oublié pour colorer la
suggestion , la contrainte que décèle chaque expression .
L'Europe attentive vit le dénoûment de ce drame polique
: le malheureux roi ne reprit la couronne des mains
d'un fils respectueux que pour la voir passer sur la tête
d'un aventurier. Des fers , des humiliations , des outrages
multipliés furent le prix , dont on paya tant de bonne
foi , une confiance trop aveugle et l'abandon d'une puissante
monarchie ! Mais des actes extorqués ou supposés ,
des diffamations , des promesses , dont la magnificence ne
dissimule pas la fausseté , sont encore des moyens insuffisans
pour s'emparer d'un trône que défend l'amour des
peuples, et le courage d'une nation entraînée par le légitime
enthousiasme de l'indépendance. On connaît les chances
variées de cette lutte opiniâtre et terrible ; tout ce que
l'impétuosité et la valeur française eurent de plus brillant ;
tout ce que la fierté castillane et l'horreur de l'esclavage ,
ont de plus énergique , fut déployé tour à tour. Les ruines
de Saragosse, de Ciudad Rodrigo , et de tant d'autres villes ,
déposeront , aux siècles à venir , des grands exploits qui
signalèrent l'attaque et de la fureur que les Espagnols mirent
à se défendre. La capitale était envahie , le royaume
couvert de troupes victorieuses , le monarque prisonnier ;
120 MERCURE DE FRANCE ,
et l'espoir du succès n'abandonnait pas encore les fidèles
partisans de la famille royale ; le gouvernement , renfermé
dans une petite île à l'extrémité de la péninsule , bravait
encore l'oppresseur de l'Europe , et appelait sur sa tête la
vengeance des nations civilisées. C'est de là , que la junte
suprême fit paraître ce manifeste , éternel monument d'un
courage au-dessus des revers , et le plus noble exemple de
fidélité qu'un peuple put donner à son souverain. M. de
Cevallos a joint cette pièce importante à la 3º. édition de
son ouvrage, elle en est le complément. La junte suprême
osa faire un appel à tous les rois de l'Europe ; la violence,
les parjures , les forfaits projetés même de Napoléon , tout
est dévoilé ; son hypocrite bienveillance pour le malheureux
Charles Iv , est expliquée aux yeux du monde. Si
les princes de l'Europe , plus tôt éclairés sur leurs véritables
intérêts , eussent répondu au courageux appel de la
nation espagnole , plusieurs millions d'Européens ne seraient
pas enterrés dans les plaines sablonneuses de l'Arragon
et de la Castille , ou dans les vastes forêts de l'Allemagne ,
ou dans les déserts glacés de la Russie ; tant de familles ,
naguères heureuses et paisibles , ne seraient pas maintenant
vouées à l'indigence et au désespoir : ce colosse de
puissance qui pesait sur l'Europe , serait depuis longtemps
écroulé ; la France , rendue à son prince légitime ,
aurait déjà cicatrisé ses plaies , et les larmes que le tyran
a fait couler , eussent été moins abondantes. Mais il faut
du temps pour qu'une grande vérité puisse s'établir.
L'Espagne , dans son manifeste , prédit tout ce que la
folle ambition de Buonaparte lui a fait entreprendre . Elle
voit la chute de toutes les monarchies , et la soif insatiable
d'un agrandissement qui doit toujours être suivi de nouvelles
conquêtes ; mais il fallait une volonté ferme , dégagée
des prétentions et des vues secrètes de l'ambition
particulière ; les temps n'étaient pas encore arrivés , et la
France devait , pendant plusieurs années , prodiguer son
sang et ses trésors pour satisfaire aux caprices orgueilleux
de l'homme qui affecta toujours le plus profond mépris
pour ceux même qui se disaient ses sujets et pour l'espèce
humaine en général .
Le mémoire de M. de Cevallos est une pièce historique
OCTOBRE 1814. 121
qui sera consultée un jour avec fruit par ceux qui écriront
l'importante histoire de notre siècle. Le traducteur
était assuré d'un succès non équivoque , en publiant
en France ce récit intéressant; il n'avait pas besoin de
recourir aux injures pour donner plus de vogue à son
ouvrage. Ses notes sont pour la plupart superflues , quelques-
unes même renferment des personnalités outrageantes
envers des hommes étrangers, par leurs fonctions et par
leur caractère, aux sanguinaires folies de Napoléon ; la confiance
de notre monarque et l'estime publique les vengent
de ces obscures attaques . Ceux là sont de véritables anarchistes
, qui veulent élever , par des écrits au moins
indiscrets , des barrières entre les fidèles sujets du roi .
Sous la tyrannie , des discours ne signifient rien ; ils sont
commandés , et leur effet est en, raison inverse de la contrainte
employée pour les obtenir. Sous un gouvernement
paternel , ils sont la véritable mesure de la confiance et
de l'amour; tous doivent tendre à la concorde , à la paix;
et c'est manquer aux premiers devoirs d'un bon Français ,
que de chercher à perpétuer de funestes divisions .
G. M.
CAMPAGNE DE PARIS en 1814 , précédée d'un coupd'oeil
sur celle de 1813 , ou précis historique et impartial
des événemens depuis l'invasion de la France , par
les armées étrangères , jusqu'à la capitulation de Paris ,
avec une carte pour l'intelligence des mouvemens des
armées , etc. , par P.-F.-F.-J. Giraud . Sixième édition
, revue , etc.- AParis , chez A. Eymery , libraire ,
rue Mazarine , nº. 30 .
-
Quand les mots sixième édition se trouvent dans l'annonce
d'un livre , chacun voit d'abord qu'un grand nombre
de personnes le connaissent , et que si on en parlait encore
au public , ce serait moins pour lui en rendre compte que
pour faire , sur la matière qui y est traitée , quelques observations
particulières .
Le précis de la campagne de 1814 en fournirait beaucoup
, et tout en rendant justice à l'auteur , peut-être ne
122 MERCURE DE FRANCE ,
serait-on pas de son avis sur divers points : cela viendrait
surtout de ce qu'en s'attachant moins au présent , on s'efforcerait
de considérer d'avance cette mémorable année à
sa place , dans l'histoire du dix-neuvième siècle , et les
événemens du Rhin , de la Marne , de la Seine , d'après
leur influence probable sur les destinées générales de
l'Europe. Après avoir invoqué la justice au commencement
de 1814 , l'Europe se souviendra-t-elle de ses voeux à la fin
de l'année ? Les guides qu'elle reconnaît depuis peu ,
s'attacheront-ils long-temps à une justice sur laquelle on
puisse être d'accord , et qui ne paraisse pas très-commode
dans quelques pays , mais incompréhensible dans d'autres ?
Onne saurait trop louer, toutefois , l'impartialité dont
M. Giraud fait profession , le soin qu'il paraît avoir mis
dans ses recherches , les sentimens de justice ou d'humanité
qu'il montre en divers endroits , et son aversion pour
un gouvernement immoral et tyrannique .
Ce n'est pas une chose très-simple de juger un tyran.
Que d'idées un peu vagues ce seul mot réunit ! Un tyran ,
c'est également Octave ou Sylla , Périclès ou Lysander ;
c'est surtout Mahomet , Cortez ou Timour , l'un de ces
hommes à qui l'on a cent reproches à faire , et que pourtant
l'histoire ne sait comment flétrir , qui excitent de justes
ressentimens , mais que ceux qui ne les ont jamais approuvés
ne condamnent qu'avec circonspection , que les
esprits faibles se hâtent de mépriser et que les gens sages
doivent observer long-temps .
Il faut calculer les obstacles , comparer les circonstances ,
entrevoir les desseins , discerner ce qui fut de l'homme ou
de la fortune. Il ne faut attribuer à celui qui gouverne , ni
tout le bienqueson siècle aurait pu faire sans lui , ni tout le
le mal qu'une sagesse extrême aurait pu seule empêcher .
Il n'appartient qu'aux hommes raisonnables , mais
forts , de juger ces hommes dont la force est souvent
injuste et quelquefois désordonnée . Les Sylla sont compris
par les Montesquieu .
C'est la honte de la terre civilisée qu'elle paraisse encore
, à de certaines époques , avoir des raisons de souffrir
un tyran , un homme dont le génie altier soutienne les
peuples en les fatiguant , unhomme qui plein de la sombre
OCTOBRE 1814. 123
1
énergie d'un temps difficile , précipite une génération pour
combler l'abîme où les générations suivantes pourraient
être poussées , et que l'on croie assez actif, assez heureux ,
assez impitoyable pour tout menacer et tout régénérer ,
comme ces incendies après lesquels on rebâtit des villes
plus régulières ou plus magnifiques. DE SEN** .
DE L'INTÉRÊT DE LA FRANCE A L'EGARD DE LA TRAITE
DES NEGRES ; par J.-C.-L. SIMONDE DE SISMONDI ,
- seconde édition , 1814.-A Genève , chez Paschoud ;
et à Paris , même maison de commerce , rue Mazarine ,
n°. 22 .
Cet écrit est plus important par son objet que par son
étendue. L'auteur , à qui les idées d'utilité publique sont
familières , ne s'y borne pas à des réflexions générales ;
il y discute la question d'après des renseignemens positifs ,
et à plusieurs égards il semble la résoudre .
M. de Sismondi objecte contre la clause du traité de Paris ,
relative aux colonies , que tout ce qui a pu contribuer ,
soit dans le principe , soit après un long usage , à rendre
la traite moins odieuse , n'existant plus pour nous , elle
serait aujourd'hui sans excuse .
La Martinique et la Guadeloupe , dit-il ensuite , n'ont
point perdu leur prospérité sous le régime auquel ces îles
sont soumises depuis plusieurs années . C'est donc presque
uniquement pour Saint-Domingue qu'il paraîtrait nécessaire
de se procurer de nouveaux Nègres : mais auparavant
il faudrait avoir exterminé tous ceux qui possèdent l'île ;
car si l'on ne veut que se les concilier et les gouverner ensuite
comme on gouverne les blancs , on doit trouver très -dangereux
d'exciter leur indignation, ou de leur inspirer de fortes
craintes , en leur montrant d'autres Africains amenés
parmi eux pour l'esclavage , et traités sous leurs yeux en
bêtes de somme. Et d'ailleurs , eût-on même , à la manière
des premiers conquérans de cette ancienne Haïti ,
fait périr toute la race plus forte et beaucoup mieux
préparée pour la défense ,qui la possède aujourd'hui , il
serait encore contraire à l'intérêt de l'État d'employer ,
1
124 MERCURE DE FRANCE ,
avances . «
pour former promptement dans cette île une population
nouvelle , des capitaux qui dans le commerce ou l'industrie
de la France ne sont point surabondans. Les cinq années
stipulées par le traité de paix , ne seraient pas même suffisantes
, et de plus , les sucres et les cafés de l'Asie ou de la
Guiane ôtent tout espoir de retirer d'une colonie rétablie
avec de si grands frais , des produits proportionnés aux
Tout est changé , dit l'auteur, dans le com-
>> merce des Tropiques . Pendant l'enfance de ce com-
» merce , il a pu être contenu dans une sorte de monopole
>> hautement profitable , non point aux nations , mais aux
>> planteurs et aux commerçans que les lois favorisaient.
>> Alors toutes les denrées coloniales devaient être produites
>> dans un petit nombre d'îles ..... Mais aujourd'hui que
>> les pays producteurs , plus vastes et plus riches que les
>> pays consommateurs , rivalisent à qui vendra meilleur
>> marché , il est absurde de croire que la possession d'une
>> île , que celle d'une province sous la zône torride, puisse
>> procurer des trésors à la métropole..... Il faut négocier
>> entre les Tropiques comme on négocie chez les peuples
>> d'Europe ; il faut que , selon l'esprit du commerce ,
>> chacun s'enrichisse par des échanges qui mettent à sa
>>>portée la chose dont il a besoin » .
Montesquieu termine ainsi ses réflexions sur l'esclavage
des Nègres : << De petits esprits exagèrent l'injustice que
>> l'on fait aux Africains ; car si elle était telle qu'ils le
>> disent , ne serait-il pas venu dans la tête des princes de
>> l'Europe qui font entre eux tant de conventions inutiles,
>> d'en faire une générale en faveur de la miséricorde et
>> de la pitié ? » D'après ce qu'avance M. de Sismondi ,
l'empereur russe pourrait être un de ces princes que Montesquieu
cherchait en vain. Ce n'est pas toutefois que Montesquieu
puisse faire autorité , soit en Russie , soit ailleurs ,
il ne faut pas perdre de vue qu'il écrivait dans le dix-huitième
siècle.
J'ignore , et je dois ignorer les intentions de l'empereur
de Russie ; je vois seulement que M.de Sismondi est fort
prévenu dans son système en faveur de celles de l'Angleterre.
« L'Angleterre qui , après de longs débats , s'est
>>interdit cet odieux commerce ( en 1807 , long - temps
OCTOBRE 1814. 125
> après la France ) , a manifesté avec une glorieuse una-
>>nimité sa douleur de ce que le traité de Paris ne l'avait
>> pas aboli , etc. » Je rends justice à des sentimens si
généreux ; mais bien que ce soit par exemple un sort
beaucoup moins déplorable d'être esclave ou prisonnier
chez les Anglais que dans tout autre pays , je me permettrai
d'observer que la traite a été faite par les Anglais jusqu'à
ce qu'il leur ait été démontré qu'elle ne convenait plus
à leurs intérêts . C'est plus tard qu'ils ont enfin reconnu
qu'il ne leur convenait pas davantage qu'elle fût faite
par d'autres nations .
L'Angleterre raisonne en cela très-exactement , et c'est
ainsiqu'il fautfaire dans toute spéculation. Ces grands mots
dejustice, d'humanité, de religion, tous ces mots dont il est
si facile d'abuser, n'ont rien de commun avec les besoins du
commerce ; or , c'est le commerce qui est maintenant le
premier lien des Etats , et tout doit être subordonné aux
convenances du lucre et du trafic. Pourquoi s'inquiéter
dans tout ceci de ce qui plairait aux Nègres ? Leurs tribus
sont-elles au nombre des puissances ? Jamais prince afrieain
osa-t-il exposer à quelque avanie sa noire figure dans
nos brillans congrès d'Europe ? L'intérêt présumé de l'Angleterre
, voilà ce qui pourra nous interdire la traite. L'intérêt
de la France , voilà ce qui nous la prescrirait , s'il
n'était évident au contraire que nos îles , à peine rétablies ,
verraient bientôt des flottes accourir pour y substituer à
nos drapeaux un drapeau plus heureux , sur lequel on
lirait , en caractères déjà connus sur tant de rivages : Sic
vos non vobis .
On a dit quelque part : « L'Angleterre ne s'impose au-
>> cun sacrifice en abolissant le commerce des noirs . Elle
>>donne un grand exemple au monde , sans qu'il puisse
» lui en rien coûter. Si elle parvient à obtenir des autres
>>métropoles de l'Europe , qu'elles renoncent aussi à ce
> commerce , elle seule alors pourra le faire sans qu'on
>> puisse l'en accuser , puisqu'elle seule a des possessions
» sur la côte d'Afrique , et ses établissemens du Sénégal
» et de la Guinée en prospèreront d'autant plus. La puis-
» sance de cette nation s'étend par d'immenses ramifica-
» tions dans les quatre parties du monde , son pavillou
126 MERCURE DE FRANCE ,
>> flotte sur toutes les mers . Dans cet état de choses , la
>> question de la traite des Nègres s'offre à nous sous un
>> aspect tout particulier. Nos colonies, dans l'impuissance
>> où nous place le traité de paix de rien faire pour leur
>> défense , et dans l'état de délâbrement où se trouve notre
» marine , ne sont-elles pas entièrement à la discrétion de
>> laGrande-Bretagne ? S'il est un moyen de les conserver,
>> c'est d'y détruire l'esclavage ..... »
Ces dernières considérations paraissent les seules qu'on
doive faire valoir pour nous détourner d'acheter de nouveau
des esclaves . Quant à ce qui fu tallégué contre la
traite il y a vingt ans, un homme d'état ne saurait l'écouter ;
tout cela est erroné par une conséquence de cette date
même.
Pour moi , je le demanderai à M. de Sismondi et à
plusieurs autres écrivains dont il faut biend'ailleurs tolérer
les principes : Que prouvent- elles ces déclamations en
faveur des noirs étrangers ? quelle force ont-elles contre
les raisons positives alléguées par les blancs nos compatriotes
? On n'est point dupe de ces vieux détours. Quoi !
vous écriez-vous , des Français se montreraient si inhumains
; un peuple civilisé ramènerait des usages barbares ;
des chrétiens seraient en opposition manifeste avec la
doctrine de l'évangile ! Mais , qui vous accorde toutes ces
suppositions ? Quel colon , quel planteur a jamais prétendu
que les Français dussent être arrêtés par l'humanité , par
la raison, quand il s'agit de s'abandonner à l'heureux cours
de leurs vieilles habitudes ? Où avez-vous pris que l'on dût
être chrétien en Afrique de la même manière qu'en Europe ,
ou suivre contre soi-même , dans le nouveau monde , la
loi dont on a profité dans l'ancien ? Enfin , qui vous a dit
que notre Europe fût réellement civilisée ? Plaisant moyen
d'engager les gens à suivre vos conseils , que de leur supposer
des qualités dont vous ne voyez pas qu'ils se montrent
jaloux , et de leur rappeler des engagemens qu'ils avouent
n'avoir pris avec le ciel que pour rencontrer moins d'obstacles
sur la terre !
M. DE SEN**.
OCTOBRE 1814. 127
DU GOUVERNEMENT , DES MOEURS ET DES CONDITIONS EN
FRANCE AVANT LA RÉVOLUTION , avec le caractère des
principaux personnages du règne de Louis XVI ; par
M. SÉNAC DE MEILHAN , ancien intendant de Valenciennes
. -Un vol . in-8° .
Repetendum videtur , qualis status urbis , quæ mens exercituum ,
quis habitus provinciarum , quid validum , quid ægrumfuerit ,
ut non modò casus , eventusque rerum , qui plerumque fortuiti
sunt , sed ratio etiam, causæque noscantur. TACIT. Lib . I. Hist.
3
( ICF. ARTICLE. )
Un homme de bien qui recherchera de bonne foi les
causes de l'épouvantable et monstrueuse révolution dont
tous les Français ont été les témoins ou les victimes , les
trouvera difficilement s'il ne s'applique pas à démêler cette
multiplicité d'intrigues et de machinations infernales qui ,
sans contredit, en sont le premier principe. Bien des causes
secondaires , parmi lesquelles le mauvais état des finances
doit tenir le premier rang , ont concouru au développement
de l'incendie ; mais un complot était tramé dès long-temps ;
le fameux déficit et les prétendus abus , n'étaient que des
prétextes pour la malveillance qui les grossissait avec impudence
et perfidie ; les premières émeutes populaires
avaient des excitateurs cachés ; des piéges étaient tendus
de toutes parts au meilleur des rois ; les imputations les
plus odieuses étaient répandues contre lui ; enfin sa perte
était jurée ! ... C'est à l'histoire qu'il appartient de sonder
cet abîme , et de dénoncer à la postérité les trames qui ont
amené le renversement de cette monarchie , si heureusement
et si glorieusement relevée de nos jours .
Mais enfin , comment à cette époque désastreuse , qu'il
est malheureusement impossible d'effacer de notre histoire
, la nation , ou du moins une partie , a-t-elle pu se
livrer, d'une manière si outrée et si criminelle , à des suggestions
perfides qui ne tendaient qu'à la précipiter dans
les plus funestes égaremens ? En effet , quand on voit un
1
128 MERCURE DE FRANCE ,
grand peuple , célèbre par la facilité et la douceur de ses
moeurs , remarquable depuis dix siècles par un amour
passionné pour ses rois , passer de l'obéissance et du respect
aux plus violens excès contre le roi , les princes , les
grands , le clergé , on croirait que les plus cruelles injustices
ont seules pu altérer le caractère de ce peuple et le
porter du désespoir à l'insurrection ; au contraire , le gouvernement
était doux , paternel et se prêtait volontiers aux
améliorations qui pouvaient établir un système de félicité
générale . Or, un ouvrage qui ferait connaître avec impartialité
les élémens , l'essence , la forme et même les abus
de ce gouvernement , et qui tracerait l'état de la France
avant la révolution , serait sans doute utile à ceux qui veulent
chercher la vérité de bonne foi . Tel est le but de l'ouvrage
de feu M. Senac de Meilhan , homme de beaucoup
d'esprit et administrateur éclairé autant qu'écrivain élégant.
Comme une grande partie du public actuel n'a que des
notions fausses ou imcomplètes du mécanisme civil de la
France avant la révolution , cet ouvrage devient à la fois
instructif et intéressant ; il a d'ailleurs fort peu d'étendue, et
l'on s'étonnemême de la multitude de choses que l'auteur a
su présenter avec clarté et renfermer dans un cadre si étroit.
Il nous offre une suite de chapitres fort courts , dont les
titres sont faits pour piquer la curiosité ; tels que : Moeurs
de la cour; le roi et la reine ; le clergé; la noblesse ; le tiers
état ; du rapprochement des diverses conditions ; de la vénalité
des charges ; des lettres de cachet ; de la dette publique;
des gens de lettres et de leur influence etc. Son
épigraphe annonce le plan qu'il se propose de suivre ; en
voici la traduction :
« Il paraît nécessaire de remonter à l'état de la capitale , à l'espritde
>> l'armée , à la disposition des provinces , d'examiner ce qui était
> faible et ce qui était robuste , afin de connaître non-seulement
>> les chances et la succession des événemens , qui presque toujours
> dépendent du hasard, mais encore leur principe et leurs causes ».
Nous verrons si l'auteur a bien rempli ce texte pompeux;
commençons,par examiner succinctement quelques - uns
des objets les plus importans qu'il a traités .
Il nous peint d'abord les commencemens du vertueux
OCTOBRE 1814 .
129
58
e
I
el
2
LBes
en
Louis XVI . La licence qui caractérisait la cour de son
prédécesseur , n'influa en rien sur le caractère du prince.
Louis XV mourut , et la cour changea de face sous
Louis XVI. Le nouveau roi annonçait les qualités qu'il a
toujours montrées , des moeurs pures , la haine de la dépense
et les dispositions les plus favorables pour le peuple.
Ce caractère , et la lassitude du règne précédent , excitèrent
un enthousiasme général. Le goût d'une vie privée s'introduisit
à la cour; la représentation souveraine ne montra
son éclat que dans les jours indispensables ; et la cour du
roi , celle de la reine et celle des princes , offraient l'image
de sociétés particulières . Pouvait-on se plaindre du faste de
la cour ? Louis XVI n'avait ni le goût des plaisirs d'éclat ,
ni le désir d'augmenter sa puissance. A son avénement au
trône , il remit le tribut connu sous le nom dejoyeux ave
nement , s'empressa d'abolir la question , supprima ensuite
le droit d'aubaine et les corvées , et voulut bien consulter la
voix publique dans le choix de la plupart de ses ministres .
Avec de telles dispositions , comment a-t-il donc encouru la
haine du peuple ? Comment expliquer encore les horribles
imputations dirigées contre la reine , sans remonter à des
causes secrètes qui seront un jour dévoilées ? On chercherait
en vain dans ses discours et dans ses manières , ce caractère
de hauteur qu'on lui avait si injustement attribué.
Elle n'a jamais provoqué la rigueur de l'autorité contre
personne , ni protégé une injustice. Loin que les dépenses
qu'on lui reproche soient fondées , elle a manifesté le goût
d'une vie retirée et d'une société intime , qui a été peut-être
un des principes de son infortune. Elle n'a jamais cherché
! à exercer la moindre influence dans les affaires du gouvernement
; et , loin d'avoir choqué les sentimens publics ,
entraînée par l'envie de plaire , elle a peut-être trop déféré
à des opinions qu'elle a cru générales .
Après nous avoir fait le tableau de la cour, M. de M.
passe à l'article du clergé ; et comme ses chapitres sont
tous détachés , je suivrai à peu près la même marche que
l'auteur, etje présenterai à la fin les considérations générales
auxquelles son ouvrage doit donner lieu. M. de M. , qui
blâme ailleurs l'ambition et le zèle intolérant du clergé
sous les règnes de Louis XIV et de Louis XV, désapprouve
/
9
130 MERCURE DE FRANCE ,
!
la propension qu'il témoigna sous celui de Louis XVI pour
les plaisirs de la société , et le séjour presque continuel des
évêques dans la capitale. Il reconnaît d'ailleurs que notre
clergé était celui de l'Europe qui montrait le plus de lumières
et les moeurs les plus décentes . Mais l'évaluation
➡ des revenus du clergé , qu'il suppose de cent quarante
millions , le porte à désapprouver le manque de zèle que
manifesta le clergé pour subvenir aux besoins urgens de
l'état en proportion avec ses immenses richesses .
Les priviléges de la noblesse, qui ont excité de si grandes
clameurs , sont présentés par M. de M. sous leur véritable
point de vue, et surtout d'une manière impartiale , qui
sera avouée de tous ceux qui liront son ouvrage. L'institution
de la noblesse remonte aux premiers temps de la
monarchie . Les nobles menaient leurs vassaux à la guerre,
contribuaient de leur personne et de leur fortune à la défense
de l'état ; n'était-il pas juste qu'ils fussent affranchis
de plusieurs autres charges ? Lorsque les rois ont substitué
des milices permanentes à l'assemblage confus des troupes
féodales , et lorsque les nobles furent payés par le roi en
temps de guerre, ils furent soumis à la plupart des taxes
acquittées par les bourgeois et les habitans des campagnes.
Dans les derniers temps , il ne leur était resté de leur antique
splendeur et de leur indépendance , que le privilége
d'une exemption de taille pour l'exploitation de trois charrues
; mais il fallait encore que le noble qui voulait en
jouir , fit valoir par lui-même sa terre : le privilége cessait
dès qu'elle était affermée. Quant aux droits féodaux , la
plupart avaient pour origine des concessions faites par les
seigneurs eux-mêmes ; et de plus , le progrès des lumières
avait ôté à ces droits ce qu'ils pouvaient avoir de dur et
d'onéreux .
de
Maintenant , le tiers-état , cette multitude immense
d'hommes actifs et industrieux qui embrasse , par ses travaux
, tous les arts utiles et agréables , était-il opprimé ,
humilié ? Était-il donc privé des moyens d'avancer ,
faire fortune , de faire valoir les talens qu'il avait reçus de
la nature ? Etait-il rare de voir ses membres parvenir à des
charges éminentes ? Leur était-il très-difficile d'obtenir
cette qualité de noble qu'ils enviaient dans les autres , et
OCTOBRE 1814 . 131
sans
qu'ils désiraient tant pour eux ? M. de M. prouve aisément
l'affirmative de ces diverses questions . En effet , toutes
les carrières étaient ouvertes au tiers-état , et une foule de
charges et d'emplois honorables et lucratifs , dans les tribunaux
, les cours , les parlemens , les diverses chambres
et administrations , étaient son apanage exclusif ,
compter la finance , où se faisaient des fortunes aussi brillantes
que rapides , qui mettaient leurs acquéreurs à même
d'acheter des charges du premier rang. M. de M. cite en
outre une quantité de chanceliers , de premiers présidens ,
de maréchaux de France , et même de ministres , sortis
du tiers-état ; et un homme de cet ordre , si sa fortune le
lui permettait , pouvait acheter une terre , une seigneurie
qui lui donnait les mêmes droits et les mêmes priviléges
qu'à un noble.
Le rapprochement des conditions , si sensible en France
depuis un siècle , surtout dans ces derniers temps , où la
cour et les grands avaient quitté le faste extérieur , ce rapprochement
concourait encore à favoriser de plus en plus
le tiers-état. Les talens , l'esprit , les agrémens , la célébrité
dans les arts libéraux , faisaient obtenir des égards
flatteurs , et mettaient des hommes sans naissance à portée
de vivre dans une apparente égalité avec les plus grands
seigneurs , qui se faisaient une gloire d'accueillir les talens .
Le tiers avait enfin une foule de moyens de s'enrichir , de
s'élever , de s'allier avec les plus grands noms , d'ètre admis
dans les premiers cercles. Tous ces moyens n'existent
pas dans les autres pays : les diverses conditions y sont
classées invariablement . M. de M. ne trouve donc aucun
motif qui puisse légitimer le mutinement et l'insurrection
du tiers .
On a beaucoup déclamé contre la vénalité des charges ;
cependant, sans avoir le dessein exclusif de vanter le temps
passé , on peut prouver que ce qui semble un abus révoltant
, n'en était plus un , étant consacré par plusieurs siècles
. Certes il serait difficile ,pour ne pas dire impossible ,
de rétablir aujourd'hui cette institution ; M. de M. pense
qu'elle a produit originairement un grand mal , et qu'on a
dù trouver absurde, scandaleux , de voir acheter le droit de
juger. Mais une fois passée en coutume , cette vénalité
)
:
132 MERCURE DE FRANCE,
avait du moins un avantage. Elle était un garant que la
fortune du magistrat le mettait au-dessus du besoin et de
la corruption , et qu'il était assez riche pour soutenir sa
dignité d'une manière honorable . D'ailleurs , si l'on n'exerçait
pas sa charge avec justice , avec probité , le roi avait
le droit de vous inviter à la vendre ; et il y avait toujours ,
pour les nominations , un choix de mérite à faire entre
Jes concurrens qui se présentaient. Cette institution , par
son ancienneté même , n'était plus un abus de fait , mais
seulement de droit : elle pouvait paraître odieuse moralement
, mais dans le système politique , elle se trouvait
consacrée par la coutume.
Cependant , si M. de M. ne voit pas la vénalité des charges
sous le même aspect que les partisans de la réforme , il
condamne hautement l'institution des lettres-de-cachet ,
qu'il trouve aussi injuste qu'impolitique. Mais sous
Louis XVI , on ne vit point d'exemple de ces abus d'autorité.
L'indulgence a caractérisé son règne , et les principes
sur l'emploi de l'autorité avaient changé. Il n'est
point d'époque où elle ait eu moins d'action ; et c'est pendant
ce règne à jamais remarquable par l'indulgence, qu'on
s'est élevé contre l'autorité avec une violence qui l'a ensevelie
sous ses ruines , et qu'on s'est porté aux excès les
plus criminels . Au milieu des attentats d'un peuple révolté,
le monarque , loin de sévir , consentait à la restriction
de son autorité , souscrivait aux sacrifices qu'on exigeait
de la dignité souveraine , croyant assurer par-là le
bonheur et la paix , tandis qu'il ne faisait que tomber dans
les piéges tendus à sa belle âme , par la perfidie la plus
atroce. DE S.
(La suite au numéro prochain.)
--
HISTOIRE LITTÉRAIRE DES HUIT PREMIERS SIÈCLES DE L'ERE
CHRÉTIENNE , depuis Auguste jusqu'à Charlemagne , traduite
de l'anglais de J. BÉRINGTON. A Paris , chez
Delaunay , libraire , au Palais-Royal , et chez Sajou ,
rue de la Harpe , nº. 11 .
L'AUTEUR de cette traduction , déjà connu dans les
OCTOBRE 1814 . 133
lettres par plusieurs ouvrages utiles qu'il a reproduits avec
succès dans notre langue, semble avoir adopté pour devise :
Indocti discant , et ament meminisse periti.
M. Joseph Bérington, curé catholique à Buckland, près
d'Oxford , a publié cette année à Londres l'Histoire littéraire
du moyen âge. Le traducteur n'a pas hésité à faire
jouir les littérateurs français auxquels la langue anglaise
n'est pas familière , d'un ouvrage qui nous manquait. Le
volume que nous annonçons ne renferme que les deux
premiers livres de l'ouvrage de Bérington ; mais l'on nous
ypromet sous peu de temps la suite de ces deux livres, qui
traitera des siècles postérieurs à celui de Charlemagne .
L'entreprise d'une histoire littéraire du moyen âge semblait
au premier aspect offrir de grandes difficultés . Elle
demandait , comme l'a fait le judicieux pasteur de Buckland
, qu'on joignît à la connaissance d'une littérature
étendue les soins d'une critique sage et éclairée, qui pût
servir de guide à travers cette foule d'historiens obscurs ,
de chroniqueurs , d'annotateurs suspects , de panégyristes
dont il fallait avec raison se défier et redouter la partialité.
Ce travail ingrat exigeait une étude profonde des écrits et
de l'écrivain ; des relations de celui-ci avec ses contemporains
; des temps et des événemens politiques qui ont influé
sur les lettres ; des causes qui les ont amenés ;des motifs
qui ont pu enchaîner la pensée ou lui donner enfin une
direction , si non contraire , du moins différente de celle
qu'elle devait naturellement suivre.
Tiraboschi , dans un ouvrage intitulé : Storia della litteratura
italiana , en 10 vol . in-4°. , paraît avoir rendu à
sa patrie le service que Bérington rend à la république
entière des lettres . Mais le savant Italien , quoiqu'il n'ait
embrassé que l'histoire de l'Italie proprement dite , n'en
apas moins ouvert à l'auteur anglais une carrière dont les
plus grandes difficultés se trouvaient déjà aplanies. Ce
dernier ne dissimule pas lui - même les obligations qu'il
lui doit ; et , outre Tiraboschi, il n'a pas négligé de recourir
aux sources mêmes , et de l'abandonner dans les
parties de son histoire qui paraissaient douteuses ou qui
peuvent être envisagées sous un autre point de vue.
134 MERCURE DE FRANCE ,
On ne saurait disconvenir qu'une fois le siècle d'A
passé , ce siècle de gloire où les lettres et les arts r
dirent de tant d'éclat , leur décadence , dont le triste
offre encore parfois quelques lueurs de talent, font
succéder le ténèbres de l'ignorance et de la ba
Pour arriver au règne brillant de Léon X , où la
sance de ces mêmes arts offre un aspect si nouveau
pli du plus touchant intérêt , combien de déserts fa
résoudre à traverser? La nuit la plus profonde rè
l'univers ; la tyrannie , les guerres , et un fléau cent
encore , la superstition , semblaient épaissir dava
voile de l'ignorance; le peu de connaissances et de l
qu'on avait recueillies de la Grèce et de Rome ,
écrivains illustres et nombreux avaient éclairé le
l'Europe , était concentré dans quelques cloîtres o
et l'esprit monacal , pendant neuf siècles en op
avec les chefs-d'oeuvres de l'antiquité , faillit eng
jamais les préceptes du goût et les immortels ex
que le génie avait légués à l'admiration des races fu
Bérington a'su se resserrer dans les bornes conv
à une histoire littéraire où tout autre que lui n'au
manqué d'étaler une science biographique dont la
eût été aussi fastidieuse qu'aride . Ses chapitres son
et pleins de faits ; leur division a pour objet l'exan
ticulier d'une cause qui a influé sur la décadenc
partie de la littérature , ou le tableau historique des
qui se sont élevés au-dessus de leur siècle . Ces étin
dans la route ténébreuse que le lecteur parcourt ,
blent à ces météores qui sillonnent les cieux , et apr
éclairé le voyageur par leur chute , le replongent
nuit où il se trouvait auparavant .
Après avoir exposé en peu de mots l'état des lett
le siècle d'Auguste, et la cause de leurs progrès ,
examine celle de leur déclin qu'il divise en plusieu
ques : il porte la première jusqu'à Adrien ; la seco
qu'à Constantin , et la troisième jusqu'à la chute c
pire d'Occident. C'est alors qu'il passe en revue, d
décadence , 1º l'éloquence dont Cicéron , à Rom
atteint le dernier période ; dont Asinius Pollion
menté de la gloire même de Cicéron , essaya va
OCTOBRE 1814. 135
de maintenir l'éclat qu'elle avait acquis ; dont Pline le
jeune s'appropria les charmes pour les appliquer à l'éloge
des princes ; dont les sophistes grecs , alors si nombreux ,
déshonoraient la voix sur la même tribune où Démosthène
avait jadis tonné.
2º. La poésie qui survécut à l'éloquence , et , qui après
l'ère la plus brillante qu'avaient ouverte Virgile , Tibulle ,
Horace et Ovide , s'enorgueillissait encore d'un Lucain
mort à 27 ans , d'un Valérius Flaccus qui promettait un
rival au chantre de l'Énéide ; d'un Stace dont le goût n'a
pas toujours été le guide ; d'un Silius Italicus , dont la fortune
et les honneurs étouffèrent peut-être le talent. Quelques
ouvrages qui ont surnagé sur l'océan des âges nous
ont permis de juger en partie Juvénal , Perse , Martial
Claudien , Pétrone , Némésien , Apulée , Ausone ; et
malgré les beautés qui distinguent leurs productions , il
suffit de les nommer pour rappeler la décadence de la
poésie latine.
3º. L'histoire dont le style de plusieurs écrivains romains
a fait le désespoir de tous les historiens qui leur
ont succédé. On voit encore paraître avec honneur Tacite ,
Quinte-Curce , Suétone. Je passe sous silence Velleius
Paterculus qui , dit-on , flatta si bassement Tibère et son
infâme ministre ; Valère Maxime , son contemporain , qui
fit une compilation assez peu estimée ; Aurélius Victor ,
l'historien des empereurs jusqu'à Constance ; Eutrope ,
Ammien Marcellin, grec d'origine , écrivain latinmédiocre
; Orose , qui vécut avec saint Jérôme et saint Augustin.
4°. La philosophie enfin qui ne devint plus , après
Pline le naturaliste , que la proie des rhéteurs , et ne tarda
pas à se confondre avec l'éloquence dégénérée.
Les réflexions de Bérington s'étendent sur toute l'Europe
et les cités qui s'illustrèrent par les sciences ou les
arts . De l'Italie , il passe dans la Grèce et dans l'Asie mineure
; et , après avoir examiné l'influence de l'établissement
du christianisme sur les lettres , il nous montre l'issue
des différentes irruptions des barbares, soit dans la Gaule ,
l'Italie , les Espagnes , l'Afrique, l'Allemagne et la Grande-
Bretagne . Ses réflexions sur les Huns et le caractère des
Goths ne sont pas sans intérêt. Le règne des Lombards ,
136 MERCURE DE FRANCE ,
qui dura depuis le fameux Alboin jusqu'à l'an 774 , offre
un tissu d'obscurités et de faits confus sur lesquels l'auteur
cherche à jeter les lumières de la critique ; la fin de cet
empire qui se trouve naturellement rattaché aux différens
peuples qui l'avoisinaient , fournit alors à Bérington
l'occasion de tracer le tableau de l'Europe policée , qui ne
comprenait guère que la France , l'Espagne , l'Allemagne
et l'Angleterre. La première avait déjà produit Grégoire
de Tours , Fortunat , évêque de Poitiers ; l'Espagne , Isidore
de Séville ; saint Augustin habitait l'Angleterre, dont
il était pour ainsi dire l'apôtre . Bede , contemporain des
sages de l'heptarchie , qui faisaient alors tant de bruit dans
la Grande-Bretagne , étonna même Sergius , alors pape ,
et le successeur de saint Pierre demanda qu'on le lui envoyât
pour qu'il conférât avec lui , dans quelques circonstances
difficiles de l'église. Mais Bede ne quitta point sa
cellule. Il paraît que les couvens du Nord renfermaient des
hommes qui , par leurs lumières , furent souvent recherchés
des souverains .
Les deux premiers livres de l'Histoire littéraire des huit
premiers siècles de l'ère chrétienne , donnent aux amis des
lettres le désir que le traducteur de l'ouvrage du pasteur
de Buckland continue une entreprise qui ne peut manquer
d'être accueillie avec le plus vifintérêt. Quelques parties
de cette histoire sont peut-être un peu sèches et auraient
pu prêter à des développemens que l'auteur anglais a négligés
; mais , malgré les défauts que la critique pourrait
signaler , cet ouvrage , quand il sera terminé , ne viendra
pas moins prendre une place honorable dans nos bibliothéques
. Етс.
VERGY , ou l'Interrègne , depuis 1792 jusqu'à 1814 ,
époque du retour de Louis XVIII à Paris , et de la
restauration de la monarchie française , poëme en douze
chants ; dédié au roi, par M. le comte de Proisy-d'Eppe ,
avec cette épigraphe tirée de Juvénal :
-
Gaudent securi narrare pericula nautoe .
A Paris , chez Lenormant , imprimeur-libraire , rue
de Seine , faubourg Saint-Germain ; Dentu , imprimeur-
1
OCTOBRE 1814. 137
libraire , rue du Pont de Lodi , et Delaunay , libraire ,
au Palais-Royal .
Lorsqu'un ouvrage de littérature ou de poésie paraît
pour la première fois , il est jugé ordinairement par deux
sortes de lecteurs. Les premiers , et c'est le plus grand
nombre , n'ont d'autre but que de s'interroger eux-mêmes
sur les sensations que leur donne l'ouvrage et de s'en
rendre un compte très-léger. Leur résultat se borne à
savoir si ce qu'ils ont lu les a amusés , intéressés ou ennuyés
: ils ne s'informent pas s'il était , d'après songenre , un
peu plus ou un peu moins difficile à composer , si l'auteur
y a employé beaucoup de temps , et s'il est jeune , d'un
age mûr ou sur son déclin. C'est surtout pour cette espèce
de lecteurs que l'axiome , le temps ne fait rien à l'affaire ,
est vrai .
Mais il en est d'autres qui ont , vis-à-vis du public , des
devoirs à remplir. Chargés , dans le très-chatouilleux département
des journaux , de la difficultueuse fonction de
rapporteur , ils doivent , devant le tribunal de l'opinion ,
diriger pour ainsi dire , son jugement , et fournir des
motifs à ses arrêts . C'est pour les journalistes donc (car il
faut bien les nommer , puisqu'on les désigne ) , qu'il est
important de faire remarquer aux lecteurs et de l'ouvrage et
de l'extrait , si son sujet est important ou non , si sa composition
a été prompte et comme improvisée ou travaillée
long-temps , et si l'auteur est dans sa jeunesse , dans la
maturité de ses ans ou dans leur décadence . Toutes ces
considérations ne doivent pas être passées sous silence
en matière de goût ; et pour les progrès de l'art , il est
essentiel de s'y arrêter .
Par exemple , je suppose qu'un journaliste eût dû rendre
compte du poëme des Fastes de notre Lemierre. Eh !
bien, la tache , car c'en est une , aurait été de faire observer
au lecteur , que les légendes de nos saints n'étaient
pas , même pour des Français , d'une importance aussi
majeure que l'étaient , pour les Romains , les fastes d'Ovide
dans lesquels la politique anoblissait la superstition et la
sauvait par làdu ridicule. Il aurait fait voir que Lemierre ,
quoique dans la maturité de l'âge , qui autorise et ordonne
même une composition plus soignée , avait trop négligé
1
1
:
!
138 MERCURE DE FRANCE ,
la sienne ; qu'il ne s'était pas même élevé à cet égard
niveau de son poëme de la Peinture , ouvrage beau
moins défectueux . Enfin , la dernière remarque aura
de faire entrevoir , avec tous les ménagemens que l'on
à l'homme de talent , que Lemierre étant plus pr
la vieillesse que de l'âge mûr , il était à craindre
n'eût plus assez de force pour ajouter à ses beau
pour corriger ses fautes .
Cette marche , que j'aurais désiré qu'eût suivie le
naliste qui aurait dûrendre compte des Fastes de Lem
je me l'ordonne à moi-même dans cette analyse du p
de M. de Proisy.
D'abord се роёте , sans avoir l'importance de l'É
(et l'on peut voir , dans la préface de l'Auteur , q
porte point si haut ses prétentions ) ; ce poëme , с
quoiqu'il ne soit qu'historique et ciclique , ne laisse
à cause du sujet et indépendamment de la mach
de la fable , qui sont peu de chose ou rien , d'êtr
intérêt pressant pour des lecteurs français , surtout
le terrible défilé par lequel il a fallu qu'ils passasser
arriver jusqu'au temps actuel .
Vergy , le héros du poëme , est un personnage
naire , si l'on ne considère que son nom , mais pas
ses aventures n'est fictive , et il ne serait pas bien di
la mémoire de se rappeler les époques où elles sont an
Vergy , soit par lui-même , soit par ses amis d'Ep
Derval, Voldant, Herard, dont les malheurs sé rallic
cesseaux siens , parcourt et fait parcourir à ses lecteurles
phases de ce grand crime politique ou plutôt très
litique qu'on est convenu d'appeler la révolution. I
lui échappe et il n'est étranger à rien , depuis 1
miers troubles de la Vendée et les premières émer
Paris , jusqu'à la première aurore du beau jour q
luit. Vergy , dans ces récits a du moins cet a
que , grâces à la magie souvent terrible et souve
chante des grands forfaits et des grandes vertus
nous entretient , il a l'air d'inventer ce que sim
il raconte , et les invraisemblances même plaisent
qu'elle ne laissent pas que d'être la vérité. Que de
venirs se rattachent à ces énergiques peintures
:
,
OCTOBRE 1814. 139
plusieurs tableaux d'un genre gracieux viennent ensuite ,
non pas affaiblir mais tempérer l'impression. Aussi , je ne
doute pas que ce poëme , malgré ses défauts ( car il en a,
et même de grands , et le plus essentiel de tous , mais
pourtant excusable , est de n'avoir pas une marche régulière
et de présenter les événemens avec quelque confusion)
; je ne doute pas , dis-je , que ce poëme ne soit
souvent relu , parce qu'il nous parle de ce qui nous intéresse,
et qu'il remue , s'il m'est permis de m'exprimer ainsi
les cordes les plus résonnantes de notre sensibilité , les
regrets , les remords et les espérances .
,
Et quand on songe que l'auteur a composé ce poëme
très-rapidement , et ici cette rapidité de composition est
un mérite , parce que l'auteur qui a fait cet ouvrage sous
le règne du despotisme et de la tyrannie , était obligé
d'en précipiter la conclusion pour que leurs satellites ne
le surprissent pas dans ce travail dangereux pour sa liberté
et même pour sa vie ; quand on songe que dans sa prévision
, il a nécessairement deviné notre bonheur , puisque
le temps depuis lequel nous respirons de notre longue
tourmente , n'a pas été assez long pour qu'il ait pu prédire
après l'événement ; on doit le louer de sa vitesse et d'avoir
su improviser en poésie comme la fresque improvise en
peinture : on doit même lui savoir gré de sa jeunesse ( il
n'a que vingt-six ans ) , parce qu'il n'est pas comme Lucain ,
menacé de mourir au premier coup-d'oeil de Néron , et
qu'il aura le loisir de corriger ses fautes , graves sans
doute , aux yeux de ceux qui préfèrent l'ordre d'un plan
régulier à tout , mais qui ne le sont pas assez cependant
pour qu'on ne conçoive point de lui de grandes espérances .
Il est temps que je mette le lecteur à même de juger si
je lui promets trop. Quelques citations suffiront pour
cela. Peut-on peindre avec plus d'énergie et à plus grands
traits , les incendies qu'on organisait , c'est le mot, dans la
Vendée , les proscriptions de Marius Robespierre et de
Cinna Carrier , qui avaient sur leurs modèles , l'avantage
d'être atroces et ridicules tout ensemble ? Qu'on lise les
vers suivans et l'on frémira .
Quoi ? .... j'entends petiller les flammes dévorantes !
On poursuit dans les champs les familles errantes !
140 MERCURE DE FRANCE ,
Une zone de feux presse , atteint les hameaux !
Un incendie immense , aux débris des châteaux
Mêle , en se déployant les débris des chaumières ;
Et l'élément , plus fort que toutes les barrières ,
Dans ses embrasemens , chaque jour répétés ,
Confond l'homme des champs et l'homme des citést
Ainsi , grâce aux fureurs des guerres intestines ,
L'Égalité s'assied au milieu des ruines !
,
Cependant , de stupeur frappant tous les esprits ,
Un tigre à face humaine , épouvantait Paris.
Chaque mot prononcé par ce tyran farouche
Est un arrêt de mort que va hurler sa bouche.
La hache , insuffisante à ses meurtres nouveaux ,
S'échappe , en se brisant , des mains de ses bourreaux.
Partisan de son règne , émule de sa gloire ,
Etbien digne en effet d'éclipser sa mémoire ,
Un disciple fameux de ce maître abhorré
ANante , est revêtu d'un pouvoir exécré.
De ses atrocités pour retracer le nombre ,
Ma palette n'a point de couleur assez sombre.
Tantôt , des Vendéens , malgré lui triomphans ,
Il massacrait la femme , égorgeait les enfans :
Comme si chacun d'eux était un loup vorace ,
Dont il fallût détruire et l'espèce et la race ;
Tantôt , du mariage outrageant les saints noeuds ,
D'un amant , d'une vierge , enchaînés deux à deux ,
Il plongeait dans les flots la jeunesse première ;
Et, ce que n'eût pas fait peut-être Robespierre ,
Deces hymens , par lui nommés républicains ,
Sa volupté féroce égayait ses festins .
Veut-on voir comme l'auteur sait nuancer ses teintes
et rendre les horreurs même attachantes , par l'intérêt du
style ? Voici comme le poëte retrace l'assassinat des filles
de Verdun.
Que de femmes , hélas ! payèrent , de leur sang ,
Leur touchante pudeur , leur fortune ou leur rang !
O filles de Verdun , innocentes victimes !
Les vertus quelquefois ont donc le sort des crimes ,
Puisque votre trépas nous coûta tant de pleurs !
OCTOBRE 1814. 141
Quoi ! l'on ne fait pas grâce à d'innocentes fleurs !
Simples comme vos moeurs , jeunes infortunées
Qu'on vit de vos hameaux dans Paris amenées ,
Peut-on se rappeler , sans plaindre votre sort ,
Quelle fierté modeste honora votre mort ?
L'une de vous , qui vit , dans sa douleur amère ,
Les fers håter l'instant où le ciel la fit mère ,
Au pied de l'échafaud , pour unique bienfait ,
Demandait que son fils puisât encor son lait ,
Ce lait, dont les bourreaux allaient tarir la source !
Le refus à son coeur ôtant toute ressource ,
Un cri s'en échappa dans ce moment cruel ,
Etce fut le dernier de l'amour maternel !
Un écueil assez difficile à éviter , même pour les hommes
d'un vrai talent , c'est d'avoir à peindre et à rajeunir ces
êtres métaphysiques , tels que le Temps , par exemple ,
que l'on nous représente presque toujours sous la figure
d'un vieillard armé d'une faux , ou s'enfuyant une horloge
à la main. Eh bien ! M. de Proisy le peint sous la
figure d'un dieu toujours jeune et toujours prêt à réparer
les maux du passé. Voici les couleurs nouvelles que M. de
Proisy sait broyer pour le portrait d'un dieu vieux comme
le monde.
Mais il voit s'entrouvrir des nuages flottans :
Ils recelaient un dieu ; ce dien c'était le Temps ,
Non ce triste vieillard , dont l'aile infatigable
Outrage la beauté qu'il laisse inconsolable ;
Ce tyran , qui , l'horloge et la faux à la main ,
Nous compte les instans donnés par le destin ;
Mais le Temps créateur , qui , semblable à l'enfance ,
Sans prévoir l'avenir , sourit à l'espérance.
Son bras faible aide l'homme au sortir du berceau ;
Lui montre , chaque jour , quelque progrès nouveau ;
Dissipe ses erreurs , enhardit sa faiblesse ;
Grandit même avec lui , pour hater sa jeunesse ;
Et , lorsque son élève a rêvé la beauté,
Aumagique désir l'abandonne enchanté.
Il aime à s'entourer des muses désolées ,
Que la guerre et le crime ont souvent exilées ;
Des regrets d'une mère adoucit le tourment ,
142 MERCURE DE FRANCE ,
Sur les débris poudreux élève un monument ;
Et les maux , qu'un seul jour accumule ou prépare ,
Le Temps , qui sait attendre , est là qui les répare .
Un des morceaux de poésie où l'auteur a mis le
de grâce et il y en a beaucoup de ce genre , c'est
l'imitation suivante d'un sonnet de Crudeli , un des po
d'Italie qui ont le mieux réussi dans ce genre depuis
trarque. Cette imitation n'était pas sans difficulté. Epon
la nuit qui précède le jour où elle doit épouser Vergy
amant , voit en songe une nymphe qu'elle reconnaît F
la déesse de la virginité. Voici cette imitation :
Mais Eponine , en songe , a cru voir , toute en pleurs ,
Une Nymphe arracher elle-même les fleurs ,
Que , pour parer encor ses grâces naturelles ,
Attachait sur sa tête un bandeau blanc comme elle.
« Eh quoi ! lui dit alors la jeune déité
>> Que son oeil reconnut pour la Virginité ,
>> Tu vas donc allumer les flambeaux d'hyménée ?
➤ Libre jusqu'à ce jour , tu vas être enchaînée !
>> Des myrtes vont bientôt , de ton front virginal
>> Descendre , et s'effeuiller sur le lit nuptial !
» Il faut nous séparer ! .... Vierge aimable et si belle ,
>> Hélas ! jusqu'à présent , ta compagne fidèle ,
➤ Je t'offrais les plaisirs les plus purs , les plus doux ;
>> Puis-je vivre avec toi si tu prends un époux ?
>> D'un nouveau dieu tu vas éprouver la puissance ;
>> Et les lis , dont j'avais embelli ton enfance ,
>> Dans les jeux de l'amour vont être dispersés ;
>>>Par des roses , sans doute , ils seront remplacés !
>> Adieu , puisque l'hymen a pour toi tant de charmes .
>> Tu pleures ... Mais les ris succèderont aux larmes .
>> Adieu , ma fille , adieu , pour la dernière fois » .
Au jour s'évanouit et la nymphe et sa voix.
Je ne peux me refuser aussi au plaisir de citer 1
derniers vers du poëme , qui , sous la plus ingénieuse
plus touchante allégorie , nous peint le retour d'une
cesse bien digne d'être du sang des Bourbons , et qui
nous fut toujours le gage de notre réconciliation a
ciel , et par conséquent avec le bonheur.
1
OCTOBRE 1814. 143
Français , vous avez vu la fille de vos rois ,
Ange consolateur , que le ciel , autrefois ,
Pour la rendre à nos voeux , a soustraite à la tombe :
Elle nous apparaît , semblable à la colombe ,
Qui , de l'arche échappée , en des jours de forfaits ,
Nous rapporta de Dieu le pardon et la paix.
Enfin , cet ouvrage , bien digne d'être encouragé , joint
au mérite d'une impression très-soignée et d'une gravure
intéressante qui lui sert de frontispice , celui d'être terminé
par des notes instructives et pleines de faits singuliers
que l'auteur a rassemblés avec discernement ,
qu'on trouverait difficilement autre part.
et
POÉSIES DE C. L. MOLLEVAUT . - A Paris , imprimerie de
J. L. Chanson , rue des Mathurins , nº . 10. - 1813 .
DURANT la période qui s'est écoulée depuis le moment
où l'ambition insensée et la puissance extraordinaire d'un
seul homme éleva la France au plus haut degré de force et
de gloire , jusqu'à celui où son imprudence et son obstination
l'ont ensuite fait descendre d'une manière aussi rapide
qu'étrange , on doit remarquer comme un phénomène
assez singulier , l'invincible prédilection qui portait
une foule de jeunes gens capables de servir et d'honorer
l'état dans les sciences , les lettres , les arts et l'industrie ,
à suivre exclusivement la carrière de l'administration
et de la politique , et à ne rechercher que les faveurs
dela fortune et les succès de l'ambition. Dans cette troupe
si nombreuse d'auditeurs au conseil-d'état , combien de
jeunes gens qui briguaient l'honneur d'aller remplir des
places plus ou moins importantes dans les extrémités les
plus monstrueusement opposées de l'empire gigantesque
élevé par Buonaparte , se seraient couverts d'une gloire
paisible en honorant le barreau par leur savoir et leur éloquence
, les arts et la poésie par leur imagination et leur
goût, ou bien l'agriculture par leur industrie, le commerce
par leurs lumières et leur probité. Parmi les jeunes gens
qui à cette époque entraient dans le monde après avoir
par d'excellentes études acquis les talens nécessaires pour
144 MERCURE DE FRANCE ,
1
cultiver heureusement les différentes branches des connaissances
humaines, il en est sans doute un grand nombre
qui en se vouant à l'administration et à la politique , ont
suivi leur vocation naturelle , et qui par là ont servi et servent
encore en ce moment l'état , sous le chef auguste et
paternel auquel ses destinées sont maintenant confiées . Il
n'y en eut qu'un petit nombre qui restèrent exclusivement
fidèles au culte des muses , et ne voulurent adresser qu'à
elles seules leurs voeux et leurs hommages . Parmi ces derniers
, M. Mollevaut mérite d'être glorieusement distingué;
on doit lui savoir d'autant plus de gré de sa constante et
invariable fidélité dans la culture des lettres et de la poésie
en particulier , qu'il aurait apporté en entrant dans la carrière
de l'administration et de la politique des droits et
des titres qui lui auraient assuré les succès les plus honorables
. En consacrant tous ses momens à la gloire seule
des lettres , il a prouvé à la fois et l'amour sincère qu'il
leur porte et la conscience légitime d'un véritable talent.
Une traduction en vers de Tibulle fut l'ouvrage de
M. Mollevaut , qui le fit le plus avantageusement connaître
: nous n'avions encore du poëte des grâces et du
sentiment qu'une seule bonne traduction en prose. La
première édition de cet ouvrage jeta les bases de sa réputation
littéraire ; la seconde singulièrement perfectionnée
lui ouvrit le sanctuaire des lettres en lui méritant le titre
d'associé correspondant de la classe d'histoire et de littérature
ancienne de l'Institut de France. Bientôt après il se
rendit avec autant de succès l'interprète d'un auteur plus
grave , plus austère , non moins célèbre dans un genre
bien différent : il se plut à sonder avec profondeur les beautés
mâles et énergiques de l'écrivain qui nous dépeignit
avec tant de force et de vérité l'atroce conspiration de
Catilina , l'auguste infortune de Pompée , ami véritable
du peuple et du sénat ; César fondant , à l'aide des plus
heureux attentats et d'une fausse popularité, le despotisme
dans la république ; et Cicéron , au milieu de tant de scènes
violentes , léguant à la postérité le précieux héritage de la
sagesse et d'une morale sublime . La troisième édition de
cet ouvrage vient de paraître , elle est enrichie d'un trèsgrand
nombre de notes éminemment érudites et intéresOCTOBRE
1814. 145
er
eel
car
Set
M
re
el
santes , par un des respectables et savans membres de la
classe d'histoire et de littérature ancienne de l'institut royal
de France , M. Barbié du Bocage.
Ces notes , qui sont enrichies d'une carte qui augmente
leur valeur sans pouvoir ajouter à leur prix , ajoutent singulièrement
à la réputation de l'ouvrage. La traduction en
prose de l'Enéide de Virgile est le dernier ouvrage que
M. Mollevaut ait entrepris. Nous en avons rendu compte
dans le dernier No. duMercure.
Mais tout en se livrant à la composition de ces grands
et importans travaux qui lui assurent un rang distingué
parmi les traducteurs des classiques antiques , M. Mollevaut
prouvaitdetemps en temps pardes compositions originales
et intéressantes que le talent du traducteur n'était
point le seul qu'il possédait , et que la verve, l'imagination
et le sentiment ne lui étaient point étrangers. Plusieurs
palmes honorables furent le prix de ces essais, qu'il réunit
aujourd'hui enun seul faisceau , en publiant le recueil de
ses poésies fugitives. Ceux quiconnaissent personnellement
M. Mollevaut liront avec d'autant plus d'intérêt son recueil,
ts qu'ils trouveront dans plusieurs des pièces qui le composent
, l'expression des sentimens qui ont dû l'animer aux
époques les plus intéressantes de sa vie; et c'est ce qui
arrive presque toujours dans les ouvrages de ce genre.
Ami etcollègue de l'auteur , j'éprouverai à rendre justice
à ses talens une satisfaction d'autant plus vive , qu'en parcourant
ce recueil je trouverai pour moi-même lasource
de divers et intéressans souvenirs , et , pour ainsi,dire ,
l'occasion de remonter avec lui le fleuve de la vie ...
200
re
life
il se
plo
eat
guit
T
,
La première pièce du recueil publié par M. Mollevaut
est une élégie touchante sur la mort prématurée de sa soeur
de chérie , dont la perte a dû en effet le rendre inconsolable ,
ale si l'esprit ,, lamodestie et lapiétésont dignes d'inspirerde
longs regrets à l'amitié fraternelle ; et ladouleur dont les
vers de M. Mollevautportent l'empreinte garantissent à la
fois ses sentimens et son talent. Cette élégie a été insérée
plat
16
dans le Moniteur; plusieurs autres pièces de ce recueil ont reçu le genre de publicité ,entr'autres la mort de
Henri IV, poëme honoré d'un second prix par l'Académie de Nîmes . La première couronne fut donnée au jeune
10
146 MERCURE DE FRANCE,
vétéran des concours académiques , M. Victorin-Fabre .
Le poëme de M. Fabre a sans doute sur celui de M. Mollevaut
une supériorité incontestable ; mais personne mieux
que ce dernier n'a retracé en vers énergiques le crime
affreux qui fit tomber le monarque idole des Français et
délices du genre humain , sous la main implacable de la
haine et du fanatisme .
La muse de Sion a surtout heureusement inspiré notre
auteur , et c'est pour lui surtout que selon l'expression
d'un des plus grands poëtes existans , l'enthousiasme habite
aux bords du Jourdain. Son poëme du sacrifice de
Jephté , couronné par l'Athénée de Niort , n'est pas audessous
de l'intérêt que présentait un des traits les plus
touchans d'un livre qui en offre tant d'autres en ce genre.
La complainte que l'auteur met dans la bouche de la fille
de Jephté , a surtout mérité le suffrage des connaisseurs ,
nous ne pouvons nous refuser au plaisir de la leur rappeler
ici ;
Lajeune vigne en paix boit les feux de l'aurore ,
Le palmier verdoyant ne craint point de périr ,
La fleur même vivra plus d'un matin encore ,
Et moi je vais mourir .
Mes compagnes , un jour , au nom sacré de mère ,
En secret tressaillant d'orgueil et de plaisir ,
Verront sourire un fils aussi beau que son père ,
1
Etmoi je vais mourir.
Aux auteurs de leurs jours prodiguant leur tendresse ,
Sous le fardeau des ans s'ils viennent à fléchir ,
Elles seront l'appui de leur faible vieillesse ,
Etmoi je vais mourir.
Toi qui des cieux entends une vierge plaintive ,
Vois les pleurs de mon père et daigne les tarir ,
Donne lui tous les jours dont ta rigueur me prive ,
Etje saurai mourir.
L'Agar dans le désert de M. Mollevaut a été couronnée
par la célèbre académie des Jeux-Floraux de Toulouse ,
et mérite cette glorieuse distinction. Comme tableau ,
nous lui reprocherons cependant d'avoir un cadre trop
::
OCTOBRE 1814. 147
resserré. L'auteur , il est vrai , nous peint en beaux vers
le désespoir d'Agar abandonnée dans le désert , sa joie en
apercevant l'ange libérateur , et la source abondante qui
la sauva, en arrachant son fils à la mort, mais on y cherche
en vain les traits qu'on devait s'attendre à y trouver sur
l'époque qui précéda l'événement qui fait le sujet du
poëme , et la description qui serait si riche et féconde des
lieux où elle se passe. En pensant que M. Mollevaut n'a
pas tiré d'un aussi beau sujet le parti qu'il lui présentait
, je hasarde une observation que je soumets à luimême.
L'embrasement de Sodôme , couronné également par
l'athénée de Niort , présentait les plus grandes difficultés
au poëte, et des difficultés qui devaient paraître insurmontables
à M. Mollevaut , dont le talent n'avait présenté jusqu'ici
que le caractère de l'élégance et de la douceur. Il
montra dans cette occasion combien son talent était
flexible. Le poëte commence ainsi :
Où sont ces enfans de la terre ,
Qui, contre leur Dieu révoltés ,
Ont rendu leur coeur tributaire
Des plus affreuses voluptés .
Un matin leur ville infidèle ,
Frappant les cieux d'un front rebelle ,
L'insultait de chants dissolus ;
Le soir au fond d'une eau brûlante ,
Le passant , pâle d'épouvante ,
La cherche et ne la trouve plus.
Elle a dit : le Dieu qu'on adore
En vain appelle mon encens :
Le vrai Dieu , le seul que j'honore ,
C'est le dieu qui flatte mes sens ;
Et , dans son impudique ivresse ,
Elle osait s'abreuver sans cesse
Anx sources de honteux plaisirs ;
Et là cent lyres effrontées ,
Des saintes harpes attristées
Etouffaient les chastes soupirs .
Las enfin de l'excès du crime ,
Tremblez, profanes ! l'Éternel
148. MERCURE DE FRANCE ,
Ouvre les portes de l'abîme
Altéré d'un sang criminel.
Abraham , tu vois leur supplice ,
Mais l'encens de ton sacrifice
Ne peut arracher leur pardon.
Il n'a plus , ce peuple parjure ,
Dix justes de qui la main pure ,
Du crime offre à Dieu la rançon.
Le reste du poëme n'est pas au-dessous de ce début.
La médaille qu'il obtint de l'académie française dans le
concours ouvert pour célébrer le dévouement du jeune
Goffin aux mines de Beaujonc , n'est assurément , parmi
les monumens de ses succès , ni le moins doux , ni le
moins flatteur. Il s'empressa d'entrer dans la lice pour
chanter le héros citoyen qui montra , pour sauver des victimes
d'un trépas qui paraissait certain , l'intrépidité qui
ne brille ordinairement que dans les champs de lamort et
du carnage. M. Mollevaut ne remporta , il est vrai , que
l'accessit dans ce concours solennel qui honorait à la fois
la littérature et les hommes de lettres , mais il était glorieux
de remporter le second prix dans une lutte dont
M. Millevoie était le premier vainqueur .
Dans la Naissance des fleurs, poëme couronné par
l'Académie de Liége , on retrouve l'éclat et la fraîcheur
du sujet ; peut-être encore M. Mollevaut ne l'a-t-il pas
embrassé dans toute son étendue , et peut-on lui reprocher
d'avoir négligé d'ingénieuses allégories qui se présentaient
naturellement, et qui étaient dignes de son pinceau .
La traduction du poëme de Héro et Léandre , qui a
commencé la carrière poétique de M. Mollevaut , termine
le recueil dontnous parlons. Les autres pièces qui le composent
sont des romances , des contes , des fables , des
idylles et des épîtres. Parmi les idylles , le Saule est une
pièce empreintede toute la mélancolie que le sujet réveille .
La fable suivante , le Chéne et les Ormeaux , me paraît
empreinte du cachet du coeur et de l'esprit de l'auteur.
Le Chéne et les Ormeaux .- FABLE .
Un chêne était heureux au sein de nos vallons ;
Pleinde vigueur, riche en feuillage ,
OCTOBRE 1814. 149
Sous l'abri protecteur du paternel ombrage ,
Il voyait prospérer ses nombreux rejetons .
Tous s'aimaient d'amitié sincère :
Leurs bras flexibles s'enlaçaient ,
Et les zéphirs les caressaient ;
Du même côté , vers la terre ,
Toujours leurs fronts se balançaient;
Mais dans le voisinage
On n'était point si sage.
Vivant , sans être unis , là de jeunes ormeaux ,
Orgueilleux de leurs longs rameaux ,
Agitant à grand bruit leur tête ,
Insultaient le tonnerre et bravaient la tempête .
« Voyez-vous , disaient-ils , ces enfans de la peur ,
Comme ils sont rassemblés dans leur crainte servile ;
Esclaves enchaînés autour de leur asile ,
Ils rampent , et des cieux notre front estvainqueur ».
Tandis qu'ils vantaient leur bonheur ,
Sur son aile bruyante apportant le ravage
Éole accourt , s'enfle , souffle avec rage ;
La famille se presse et son fidèle accord
Du vent trompe aisément l'effort ;
Alors que mutilés , écrasés par l'orage ,
Leurs frères insolens , sans qu'on plaigne leur sort ,
S'en furent murmurer sur le sombre rivage .
Voulez-vous être fort ? Qu'une douce harmonie
De ses noeuds enchanteurs l'un à l'autre vous lie.
Voulez-vous être heureux ?
:
Ne cherchez pas au loin : c'est dans le sein d'un père,
D'une chastecompagne oud'un ami sincère ,
Quele parfait bonheur fut placé par les dieux.
Ah! si trompant un jour mes destins rigoureux ,
Ilsdaignent m'accorder le seul bien que j'envie ,
Laissez moi , leur dirai-je , aux champs de mes aïeux,
Loinde la gloire et de l'envie
Assister en famille au banquetde la vie.
2
:
A
On lira surtout, je crois, avec un vif intérêt les vers que
M. Mollevaut adressa au célèbre Isabey , son compatriote
et son ami , lorsque celui-ci lui eut envoyé le charmant
dessin dans lequel il s'est présenté allégoriquement réuni
avec sa famille qu'il conduitdans une barque.
150 MERCURE DE FRANCE ,
M. Isabey , sur son dessin de la barque.
Toi , dont les flexibles crayons
Guidés par la main du génie ,
Rendent chaque nuance , expriment tous les tons ,
Et montrant à l'âme ravie
Tantôt ces gracieux tableaux
Où brillent la chaste innocence
Et la grâce avec la décence ,
Éternisant la gloire et les traits des héros ;
Isabey , j'aime à voir cette barque légère
Où ton aimable épouse et ses jennes enfans ,
Sagement conduits par leur père
Voguent surdes flots caressans .
Douce et touchante allégorie
D'un père dont les soins et le talent vainqueur
Dirigent ces objets , les plus chers à son coeur ,
Sur les flots inconstans du fleuve de la vie.
Innocente famille , ah ! pourquoi tremblez-vous ?
Votre tendre mère est tranquille ,
Elle a pour guide son époux.
Opère heureux ! pilote habile ,
Maître d'un si riche trésor,
Acceptes-en l'augure , il gagnera le port ;
Et la barque charmante ,
ءا
Qu'enfanta tongénie , où s'assied la beanté,
Sans craindre la tourmente ,
Te conduit en famille à l'immortalité.
L
J'aime à terminer cette revue intéressante par une
de vers qui rappelle deux hommes qui , dans des g
différens , honorent mon pays natal, Jeune enc
M. Mollevaut a mérité de placer son nomparmi les hor
distingués qui sont nés dans cette ville , où vivra éter
ment dans le coeur des habitans le nom du bienfa
Stanislas , aïeul et parent de notre monarque chéri.A
fois les Tressan , don Calmet , Graffigni , Gilbert ,
sot, maintenant les Boufflers , Lacretelle , Choiseuil
dame de Vannoz et leurs dignes émules , forme
liste intéressante des littérateurs distingués dont
revendiquons les noms et les travaux. Nanci , ville
OCTOBRE 1814. 151
peuse et chérie ! combien de sentimens et d'affections
m'attachent à ton souvenir ; il n'est pas jusqu'à l'injustice ,
qu'il est si doux et si juste d'oublier , qui ne me rende tes
rives et ton sol paternel plus chers que ne l'était aux enfans
de l'antique Jourdain la poussière de Sion et de
Solime ! heureux ou frustré dans mes plus douces espérances
, c'est dans tes murs seuls qu'il me sera doux un
jour de bénir une providence indulgente , ou de me résigner
à ses rigueurs . MICHEL BERR.
MÉLANGES .
LES ENLÈVEMENS.
Suite dufils de Joseph.
Detout temps , les grands pères se sont approprié les enfans
de leurs fils ; quelquefois même leur indulgence , leurs caresses ,
moins souvent interrompues par la nécessité de corriger , leur
valent la première place dans ces jeunes coeurs.
Joseph Wormes de Reindolf avait des occupations qui le
rendaient plus grave , plus sérieux que son beau-père M. de
Beligheim . Attaché à l'armée , il s'absentait souvent de chez
lui pour quelques semaines , et même pour quelques mois ;
l'oisifM. de Beligheim se trouvait donc seul , avec des femmes ,
depuis que la famille avait perdu M. de Wormes , père de
Joseph. Il avait bien auprès de lui une nièce dont il était le
tuteur; mais cette nièce ne pouvait diriger un coursier , faire
des armes , ou monter à l'assaut; de plus elle avait une certaine
antipathie pour l'antiquité ; c'en était assez pour faire le désespoirde
sononcle.
né- Dès que Joseph eut retrouvé son fils Albert , il sentit la
cessité de réparer le temps perdu , en s'occupant avec chaleur
de l'éducation du jeune homme : mais ses fréquentes absences
l'empêchaient de diriger lui-même les études d'Albert; et il
accueillit avec empressement l'offre de son beau-père , qui se
chargea de former le jeune homme , et d'en faire un loyal
chevalier. M. de Beligheim , dont on connaît la manie, était
d'ailleurs charmé d'avoir un petit-fils , assez jeune pour le seconder
avec joie dans ses jeux. Aussitôt il forma pour son
Albert une petite bibliothéque toute composée des anciens
152 MERCURE DE FRANCE ,
poëtes et des anciens historiens ; puis il y ajouta une collection
de bustes représentant des héros grecs. Il voulait qu'Albert
eût le même caractère qu'Epaminondas , parce qu'il trouvait
une grande ressemblance dans les traits du grand et du petit
homme. En comparant toutes ces figures de plâtre à la petite
figure animée d'Albert , il soutenait que ce dernier avait aussi
le nez d'Alcibiade , le menton de Démosthène , et la bouche de
Pélopidas ; d'où il concluait qu'Albert devait réunir en lui toutes
les qualités de ces divers personnages. C'était en vain que
madame de Beligheim , qui s'occupait beaucoup plus du présent
, lui' représentait soir et matin qu'il devait élever Albert
selon les usages actuels , puisque nous ne ressemblons en rien
aux Grecs; son mari se contentait de lui répondre : « Tant
pis , madame , tant pis; il faut faire revivre ces beaux siècles » .
M. de Beligheim , pour donner de l'émulation à son petitfils
, lui faisait remarquer les progrès de sa nièce Louise de
Liesthal , qui venait d'atteindre sa neuvième année. L'adroit
grand papa permit à Albert de donner à sa cousine le titre
de sa petitefemme , lui promettant qu'il l'épouserait aussitôt
que son savoir surpasserait celui de la charmante Louise , con-
* dition qu'il était assez naturel d'exiger .
Albert , pressé apparemment de se marier , menaça au bout
d'un an d'être en droit d'épouser celle qui lui était promise.
Il est vrai que , soit par distraction , soit par bonté , et afin que
son petit mari parût avoir encore plus d'intelligence qu'elle,
Louise se montra beaucoup plus négligente qu'elle ne l'avait
jamais été; en sorte qu'avec le zèle et la persévérance qu'Albert
mettait dans tout ce qu'il entreprenait , il lui fut facile
d'atteindre sa cousine. Mais ce n'était pas assez , il fallait encore
qu'il devînt plus savant qu'elle. M. de Beligheim s'était
bien gardé de fixer le degré auquel il devait parvenir ; ainsi
Albert se croyait toujours assez docte,et toujours on lui soutenait
le contraire.
Louise s'efforçait d'imiter la mère d'Albert ; elle avait cette
douceur , cette affabilité qui se faisaient remarquer dans madame
de Reindolf; et bientôt elle parvint à ressembler en tout
point au modèle qu'elle avait eu la sagacité de se choisir , et
lorsque son petit mari voulait faire indirectement son éloge,
il lui disait qu'elle avait le caractère de son aimable maman.
M. de Beligheim , mêlant de la politique à toute chose ,
avait eu soin de donner un rival à son petit-fils , dans l'intention
de l'exciter à surpasser quiconque pourrait lui disputer
le coeur de sa cousine : en faisant mouvoir ces petits ressorts ,
il n'était pas fâché d'éveiller les passions d'Albert , afin de les
1
OCTOBRE 1814 . 153
diriger tandis que c'était facile , et d'habituer son disciple à se
vaincre avant que de plus grands efforts fussent indispensables.
Cette méthode , employée par un maître plus modéré , plus
patient , aurait pu être excellente , mais les idées d'Albert n'étaient
pas encore assez formées; on l'avait tout àcoup transporté
chez les anciens avant qu'il connût ce qui se passait
autour de lui : ainsi cette éducation prématurée produisit le
chaos dans sa tête. Son grand-père lui avait appris bien particulièrement
à préférer aux mesures tempérées les mesures
expéditives et hardies , les seules , disait-il , qui convinssent à
un homme.-Par exemple ,Paris se borna-t-il à soupirer en
vain pour la belle Hélène ? Non ; il l'enleva , et suscita cette
guerre dans laquelle s'illustrerent tant de héros qui eussent
vécu ignorés sans cette audacieuse entreprise. Ce raisonnement
était fort mauvais; mais personne n'était là pour le faire sentir
au jeune homme qui était déjà bien assez disposé à faire ce
qu'on appelledes coups de tête : il l'était encore plus à se considérer
comme un homme. Or il entre un jour dans le cabinet
de son grand-père , avec cet air intrépide qu'il savait lui être
agréable; et là , d'un ton imposant et grave , il le somme de
remplir ses promesses . Ma femme et moi , dit-il ( car ma petite
femme lui semblait déjà trop enfantin ) , nous nous sommes
mutuellement jugés assez raisonnables , assez instruits pour
nous marier et pour conduire nos propres affaires. M. de Beligheim
affecta de rire ; mais il était difficile de faire perdre au
sérieux Albert ce sang-froid qu'il prenait dans les occasions
importantes ; il continua paisiblement à développer ses motifs ;
M. de Beligheim , prenant une expression de dignité , lui fit
poliment ses excuses , qu'il accompagna de refus très-positifs.
Albert se retira fort scandalisé de ce peu de bonne foi , et méditant
de grands projets de vengeance. Eh quor ! se disait- il ,
mon grand-père me fera chaque jour des leçons de morale,
et il sedispensera d'observer envers son disciple ses propres
préceptes ? Il me manque de foi , et c'est ainsi qu'il donne
l'exemple ! Montrons une résolution mâle , et enlevons le bien
qu'on veut me retenir aumépris des conventions les plus sacrées
; M. de Beligheim apprendra du moins à tenir sa parole :
oui , enlevons, enlevons; aussi bienje saurai comment on enlève.
Le maître , trouvé en défaut , rappela son élève , et s'imagina
lebien dédommager en lui faisant cadeau d'une bourse remplie
de petites monnaies blanches. Ce présent toucha le coeur
du reconnaissant Albert , qui faillit abandonner son projet;
mais il ne pouvait se dissimuler que sa petite femme ne fût
plus intéressante que la petite bourse.
t
1
1
154 MERCURE DE FRANCE ,
1
Cependant Ernest, le rival d'Albert, avait pour mademoiselle
de Liesthal mille attentions futiles , que notre héros croyait
insuffisantes pour toucher un coeur , et qui néanmoins menaçaient
de lui ravir celui de sa petite femme. Sans être précisément
très-jaloux , Albert ne pouvait être le témoin indifférent
du bon accueil que Louise faisait quelquefois à Ernest , et
il était réellement affecté de cette inconstance imaginaire. Plusieurs
fois il avait proposé un duel à son rival ; mais ce dernier
n'avait jamais voulu goûter cette proposition , parce qu'il ne
se trouvait pas le coeur assez épris pour exposer sa vie avec un
semblable adversaire .
Les boutades du soucieux Albert , les petits efforts d'Ernest
pour plaire à Louise , la coquetterie de cette dernière , et enfin
tous les détails de ce burlesque roman divertissaient beaucoup
M. de Beligheim et sa famille. Robert était le conseiller du
héros qui l'avait choisi pour le confident de ses peines ; et de
son côté madame de Reindolfdonnait de sages avis à la tendre
héroïne. Robert seul pensait que ces jeux pouvaient avoir des
conséquences , et M. de Beligheim le trouvait presque aussi
comique avec ses inquiétudes , qu'il qualifiait d'enfantillage ,
que le flegmatique et passionné Albert.
Ernest ne se bornait pas à vouloir supplanter légitimement
Albert ; il lui arrivait parfois de le plaisanter , tout comme si
lui-même n'eût pas eu lieu d'être incertain des, sentimens de
Louise. Le jeune Reindolf , ne sachant de quelle manière avoir
satisfaction de ces épigrammes, et ne pouvant forcer son grandpère
à convenir qu'il méritait la récompense promise à son
aptitude , à son activité , résolut enfin d'enlever le trésor qu'il
prétendait lui appartenir. Ce n'était pas chose facile ; il fallait
se procurer une voiture , des chevaux , et un homme pour
seconder le ravisseur : encore Albert était-il fort embarrassé
de trouver les moyens de se marier ; il savait que deux témoins
étaient indispensables , et cependant il ignorait d'autres
formalités encore plus nécessaires,
Il y avait dans le voisinage un bon ermite qui venait souvent
remplir sa besace au château , et chez qui Albert allait de
temps à autre pour lui porter ses petites épargnes. Le jeune
homme affectionnait beaucoup le père Bruno , qui lui faisait
toujours un accueil très-obligeant. Ce fut sur lui qu'Albert
jeta les yeux pour la cérémonie du mariage , et sans paraître
attacher beaucoup d'importance à cette question , il demanda
à Robert si les ermites pouvaient marier ; la première réponse e
de Robert fut un non,puis il se ravisa , en ajoutant que de
certains ermites avaient ce pouvoir. Albert s'informa si le père
OCTOBRE 1814. 155
Bruno était de ce nombre; et sur l'affirmative de son confident
, Albert satisfait courut aussitôt annoncer à sa petite femme
qu'il se proposait de l'enlever. Cette singulière fantaisie la surprit
beaucoup , et elle fut très-indignée qu'on la supposât capable
d'y donner son assentiment. Néanmoins Albert persista ;
il se servit de toute son éloquence pour apaiser sa Louise , et
il semontra si tendre , si pressant , si convaincant , qu'il parvint
à la réduire au silence. Albert lui assura qu'ils se marieraient
au sortir du château , et qu'elle n'avait d'autres raisons
à lui alléguer que son indifférence , parce qu'il ne pouvait être
vaincu que par celle-là. Or Louise se serait bien gardée de la
faire valoir , parce que c'eût été mentir , et qu'elle avait le
mensonge en horreur. Ainsi la jeune fille de dix ans , tout aussi
peu expérimentée que le jeune homme de quatorze , croyant
que le mariage devait tout légitimer , s'avoua tacitement vaincue;
elle ne dit pas : J'y consens , mais elle ne dit pas : Je m'y
oppose; et par un instinct naturel , Albert comprenait déjà ce
que signifie le silence dans de certains cas .
Il fallait aussi avertir l'ermite Bruno ; Albert comptait assez
sur son amitié pour ne prévoir aucune difficulté de sa part; il
lui expliqua sans plus de cérémonie ce qu'il exigeait de son
ministère. L'ermite lui fit des remontrances , en prenant la
chose fort sérieusement , parce qu'il savait qu'Albert n'aimait
pas qu'on se moquât de lui , ce qui était assez naturel : mais
Albert n'aimait pas non plus à abandonner ses entreprises , et
il annonça au père Bruno que s'il ne voulait pas l'obliger , il
s'adresserait à un autre ; l'ermite lui demanda du temps pour
se décider , ce qui lui fut accordé sous cette condition que
dans le cas où la chose aurait lieu , il se chargerait de trouver
les deux témoins.
>
Le jeune Reindolf sentit la nécessité de se procurer un asile
où il pût se retirer avec sa femme après la cérémonie du
mariage ; il n'imagina rien de plus commode que la ferme de
la bonne Catherine.
On était alors au milieu de l'été ; la famille de M. de Beligheim
passait ordinairement la belle saison au château de
Reindolf, et l'hiver à Elnach. Or on sait que Joseph de Reindolf
avait donné une ferme dépendante du château d'Elnach
à la pauvre femme qui avait servi de mère à son fils. Il y avait
près de six lieues d'Elnach à Reindolf , et Albert jugeait que
cette distance devait suffire pour le présent. Il écrit à sa chère
Catherine , et demande qu'elle lui envoie son fils Guillaume ,
avec une voiture attelée de deux chevaux , afin de transporter
un sac de blé. Il se réserva de lui expliquer de quelle nature
156 MERCURE DE FRANCE ,
1
était ce sac à son arrivée chez elle ; et le lieu du rendez-vous
était près de l'ermitage du père Bruno. Guillaume ,jadis son
frère , lui répondit comme il put qu'il exécuterait ponctuellement
ses ordres. Albert n'avait donc plus d'autres soucis que
celui de réussir auprès du père Bruno ; ce dernier fit encore
quelques objections ; elles furent toutes réfutées par l'intrépide
Albert , qui promit de récompenser magnifiquement l'ermite
aussitôt qu'il jouirait de toute sa fortune.
De retour au château , Albert dans son transport, embrassait
quiconque se trouvait sur son passage ; Ernest lui-même eut part
aux caresses de son joyeux rival, qui le plaignait déjà du fond
de son coeur ; il se prêta même de bonne grâce aux plaisanteries
qu'on lui adressait ordinairement. Son grand-père le
félicitait sur cet heureux changement; mais le prévoyant Robert
se caressait le menton et ne disait mot , lui qui ressentait en
général tant de plaisir à entendre louer son jeune ami : ce der
nier éprouvait déjà une sorte de honte , mêlée de remords ,
d'être applaudi tandis qu'il était coupable ; néanmoins il n'était
plus temps; tout était préparé , et les mauvais procédés d'Ernest
contribuèrent encore à l'affermir dans son dessein.
Le lendemain à huit heures du soir , Albert , suivi de sa
Diane , dont il ne pouvait se séparer , trouva Louise se promenant
dans le parc , sa poupée sous le bras. Cette poupée
choquait prodigieusement Albert ; il sentait que ce genre de
✔récréation ne convenait pas à une femme qui allait se trouver
bientôt à la tête d'une maison , et il se promettait de lui faire
cette observation dès qu'elle serait sa femme. Elle n'était déjà
plus disposée à se laissser enlever; elle pleura , fit quelque résistance,
mais Albert était fort de bras et de raisonnement ;
Louise était faible de corps et de coeur; en disputant ils avançaient
toujours , et sans y songer ils arrivent à la porte du
père Bruno. Albert entraîne sa petite femme qui est prête à
perdre connaissance en voyant deux religieux dont la figure
était enveloppée dans de larges capuchons , et qui lui apparurent
comme deux ombres sinistrement éclairées par une seule
lampe. Les deux hommes se prosternèrent en silence. Mais ce
qui surprit singulièrement Albert et sa compagne , ce fut l'agitation
de Diane à la vue de ces témoins ; son trouble , ses
gémissemens étaient inexprimables ; et les deux religieux ,
par leur pantomime , montraient le plus grand étonnement.
Albert déconcerté , demanda à l'ermite de quel ordre étaient
ces témoins qui ne parlaient pas. Ce sontdes trappistes , répondit
le père Bruno. Sa réponse rassura faiblement la tremblante
Louise, que ce mystère , cet appareil remplissait d'effroi;
OCTOBRE 1814. 157
de
JE
elle craignait de fournir aux disciples dè madame Radcliff le
sujet cl'un roman tel que celui de la Soeur de la Miséricorde.
Cepenclant l'ermite commença la cérémonie du mariage; elle
fut sans cesse interrompue par les sauts et les lamentations
de Diane qui secouait avec ses dents les robes des pères silencieux.
Bruno , qui faisait la fonction de prêtre , demanda , par
malice sans doute , si c'était la poupée que l'on mariait. On
sait que Louise en partant du château n'avait pas plus négligé
sa chère poupée qu'Albert n'avait négligé sa fidèle Diane.
Toutes les formalités étaient à peine remplies , qu'Albert
se hâta de quitter l'ermitage , lequel semblait fort peu agréable
àsa petite femme. Mais l'impitoyable ermite chargea les témoins
de conduire les nouveaux mariés jusqu'à leur équipage ;
ils arrivèrent tous quatre au lieu du rendez-vous. O cruel
contre-temps ! Guillaume n'y était pas encore ; ils se décidèrent
pourtant à marcher à sa rencontre , afin de ne pas être surpris
par les gens qu'on pourrait envoyer à leur poursuite :pendant
cetemps , Albert recommanda le secret aux témoins , qui lui
firent signe de se tranquilliser.
Il était près de dix heures lorsqu'ils aperçurent une sorte de
patache traînée par un mulet : le conducteur chantait à pleine
des voix, et Albert reconnut bientôt le joyeux Guillaume. Sa mère
er Catherine , croyant que de bons chevaux n'étaient pas nécesoupe
saires pour charier un sac de blé , avait envoyé une mauvaise
recariole avec sa mule boiteuse ; en sorte que le cocher n'avait
O pu arriver fort exactement à l'heure indiquée.
200
Les deux compagnons de nos voyageurs posèrent madame
sur la charette , lui firent une profonde révérence , et s'en re-
Detournèrent paisiblement. Guillaume en voyant Louise demanda
au mari si c'était là le sac de blé ; et sur l'affirmative de ce
ardh dernier , il reprit le chemin d'Elnach.
mea
te Quels que fussent les efforts du conducteur, on n'arriva qu'au
ree point du jour chez la bonne Catherine , qui éprouva beaucoup
fig de joie en voyant celui qu'elle appelait encore son fils. Ce
par dernier la mit aussitôt dans sa confidence , et lui dit, en montrant
Louise, que c'était sa femme qu'elle voyait .- Votre
[ab femme ? c'est impossible ! - Oui , ma mère , c'est ma femme;
bien plus , un ermite et deux trappistes nous ont mariés. Guille,
laume affirme avoir vu en effet ces derniers la veille au soir.
ned Catherine s'imagine enfin que les gentilshommes se marient
mautrement que les roturiers; c'est pourquoi elle ne s'arrête pas
elate davantage à ce qui d'abord lui paraissait incroyable.
tre
ettis
Le prévoyant Albert s'informe si l'on ne peut pas donner
un petit appartement à sa femme. Catherine lui répond qu'elle
1
158 MERCURE DE FRANCE ,
a une chambre à côté de la sienne , où madame sera trèscommodément;
mais que pour lui il sera contraint de coucher
dans le même cabinet que Guillaume. Catherine éprouvait encore
quelques scrupules sur ce mariage qui n'était point autorisé
par les parens ; elle jugea donc qu'il était à propos de
prévenir une trop grande intimité entre les deux époux.
Cependant Albert monta sa maison : Catherine fut nommée
intendante , et Léonard , le plus jeune de ses fils , était le jokey
de madame; Guillaume servait particulièrement monsieur ,
c'était le domestique de confiance. Catherine , qui était pourvoyeur
et cuisinière , servait à ses hôtes de la volaille , d'excelleut
laitage , et quelquefois du gibier , qu'on devait à l'adresse
de Diane , parce qu'Albert ne s'était pas encore procuré de la
poudre et un fusil.
Souvent madame daignait aider Catherine dans les soins du
ménage ; le reste du temps se passait à la promenade , et le
soir monsieur lisait le Magasin des Adolescens , tandis
que madame faisait des robes à sa poupée , ou la déshabillait
pour la mettre au lit.
M. de Reindolf ne tarda pas à faire entendre à sa femme
qu'elle devait abandonner sa poupée et s'occuper de choses plus
utiles. Ces enfantillages ne sont plus dignes de vous , lui disaitil
, il faut maintenant songer à notre future famille , et préparer
à nos enfans des bonnets , des robes , tout ce qui peut enfin
leur servir. Louise fit en soupirant le sacrifice que son mari
exigeait d'elle , puis elle lui demanda de se procurer les étoffes
nécessaires pour former une garde-robe au premier enfant qui
naîtrait. Albert , charmé de voir sa femme parler raison , la
prit sous le bras , et la conduisit à la ville la plus prochaine ,
où tous deux firent leurs petites acquisitions que Guillaume
portait en guidant ses jeunes maîtres.
Après avoir parcouru la ville pour recueillir les complimens
que l'on adressait à sa femme et quelquefois à lui-même,Albert
reprit le cheminde la maison. Mais en approchant d'Elnach ils
rencontrèrent M. de C**. , ancien ami du baron d'Elnach , et
qui était aussi fort lié avec M. de Beligheim. En vain Albert
s'efforça de détourner la tête , il fut reconnu et abordé par le
baron de C**. , qui parut surpris de le voir à Elnach, tandis
que ses parens étaient à Reindolf. Le jeune homme chercha
d'abord à éluder ces questions , puis à gagner les bonnes grâces
deceluiqui les lui faisait. Mais ilse vit bientôt dans la nécessité de
lui confier son secret. Le baron l'écouta avec intérêt, et les aventures
d'Albert lui parurent si piquantes qu'il luioffrit son amitié.
Curieuxde mieux connaître un semblable caractère, il n'était pas
OCTOBRE 1814 . 159
fâché en même temps de divertir un peu sa famille . Il permit à
Albert de chasser sur ses terres tant qu'il habiterait la ferme ;
et il l'invita , ainsi que sa femme , à venir dîner chez lui le lendemain
même , ce qu'ils acceptèrent , se proposant aussi de le
recevoir à leur table. Le baron , imitant jusqu'au bout la gravité
de son nouvel ami , lui dit qu'il voulait être le parrain de
son premier fils; le jeune mari lui sut fort bon gré de cette
attention , et l'on se sépara très-satisfait les uns des autres.
Le lendemain Albert et Louise jugèrent qu'il était à propos
d'écrire à leurs parens pour les tranquilliser , et leur annoncer
enmême temps le mariage qui s'était fait à leur insçu. Chacun
de son côté composa sa lettre , et se montra prodigue d'expressions
tendres et respectueuses , parce que c'est la chose du
monde qui coûte le moins. Guillaume fut chargé de faire parvenir
les deux lettres à Reindolf sans que l'on pût savoir de
quel lieu elles venaient. Cela fait , monsieur et madame se préparèrent
et se rendirent chez le baron qui les reçut avec cordialité.
Il y avait chez lui deux ou trois autres individus qui
eurent toutes les peines du monde à conserver leur sang-froid
en apercevant les jeunes époux. Ces derniers furent accablés
dequestions souvent embarrassantes par l'impitoyable madame
deC**. , dont le babil ne leur laissait aucun repos ; mais c'était
le moindre des soucis d'Albert. Un des convives avait amené
avec lui son fils Auguste , âgé de seize ans , et qui aimait à
saisir l'occasion d'amuser les assistans en faisant étalage de son
esprit aux dépens de celui des autres. Il fit donc une cour
assidue à madame de Reindolf , et en même temps il persiffla
le mari , déjà fatigué des nombreuses questions qu'on lui adressait
de toute part avec politesse , etdont il se serait fort bien
passé. Albert n'avait pas le talent du persifflage , mais il avait
celui de faire taire les persiffleurs par deux seuls mots. Soyez
réservé ou je vous tue , dit - il à l'oreille de son rival , lequel
parut ne pas l'entendre. Toutefois il borna ses prétentions à
inspirer de la jalousie au mari de Louise ; celle-ci n'avait pas
encore l'art de repousser par ses manières un hommage illégitime
, et Albert cruellement agité , se promit bien de ne pas
accepter souvent le dîner de son voisin . Il prit congé du baron
le plus tôt qu'il lui fut possible , en assurant que madaine était
dans l'usage de se retirer de bonne heure ; et cependant madame
assurait naïvement qu'elle n'avait aucun usage , mais un
regard de son mari lui persuada le contraire. Hélas ! pour comble
de malheur , il avait plu pendant le dîner , et les chemins
étaient impraticables. Auguste , d'après l'aveu de son père ,
offrit obligeamment son char-à-bancs aux deux époux; et ma- :
1
160 MERCURE DE FRANCE ,
dame , qui craignait singulièrement de passer la nuit sur les
grands chemins , accepta , ne se doutant pas qu'elle déchirait le
coeurde son mari. Le jokey de madame , Léonard , qui ne la
quittait jamais , servit de cocher , et laissa au perfide Auguste
le temps d'adresser mille expressions agréables à madame de
Reindolf, à qui cette assiduité paraissait déjà fatigante. Son
mari , par un dépit dont il était la victime , marchait hardiment
dans la boue , afin d'apprendre à madame , qu'elle aurait pu
comme lui , se passer d'une voiture. En vain la douce Louise
le conjurait de se placer à côté d'elle; à peine daignait-il répondre
, et madame était vivement affectée de ce manque
d'attention , d'autant plus que le bon , le prévenant Albert, ne
l'avait pas accoutumée à ce ton maussade. Auguste , profitant
decette mésintelligence , faisait remarquer à Louise combien
les maris étaient peu aimables , peu complaisans : pour elle , elle
sentait bien que son mari n'était pas comme les maris ordinaires;
elle se disait qu'il avait quelque juste motifd'humeur ,
mais elle ne savait pas précisément à quoi l'attribuer. En quittant
Albert , Auguste lui offrit son amitié , mais le mari jaloux
répondit brusquement qu'il n'en avait que faire.
Cependant Albert se réconcilia bientôt avec sa petite femme;
il ne pouvait être insensible àson affliction, et la paix fut rétabliedans
leménage , du moins pour quelques jours.
Voulant que sa femme n'eût aucun prétexte pour se servir
de la voiture des autres , Albert fit un char-à-bancs qu'il ajusta
de son mieux au train de carriole de Catherine ; et ce char-àbancs
fut destiné à être traîné par la mule boiteuse , les jours
oùl'on irait rendre des visites , et enfin toutes les fois qu'il faudrait
user de cérémonie.
Souvent Albert allait à la chasse , soit avec Guillaume , soit
avec le baron de C** , qui trouvait Diane très-adroite , trèsintelligente
, malgré sa vieillesse; Albert était au comble de la
joie lorsqu'il pouvait apporter à sa femme des perdrix ou
des bécasses , d'autant plus que sa chienne était alors fort bien
reçue à la ferme , et qu'il tenait beaucoup à ce qu'elle s'attirât
tous les coeurs .
Unmois se passa de la sorte, et les finances d'Albert s'en
ressentaient prodigieusement; il se vit bientôt réduit à avoir
recours au serviable baron de C** , qui ne fit aucune difficulté
pour remettre à Guillaume la somme que le jeune maître de ce
dernier lui demandait par un mot d'écrit , accompagné d'un
reçu dans toutes les règles .
Pendant un mois encore , rien ne troubla la félicité des deux
époux , si ce n'est l'opiniâtreté de l'infatigable Auguste , qui ne
OCTOBRE 1814 . 161
perdait pas une occasion de voir Louise. Mais un incident
réveilla leur inquiétude ; il tomba entre les mains d'Albert
une circulaire qui le concernait. Elle promettait une récompense
à l'individu qui ramènerait à Reindolf un petit drôle , un
enfantdequatorze ans , coupable d'un rapt, et qui s'était enfui
de la maison paternelle avec une jeune fille de dix ans. Le
petit drôle fut très-formalisé de voir avec quelle irrévérence on
parlait d'un homme respectable , d'un homme marié , qui d'un
jour à l'autre pouvait être père de famille. Tous ses voisins
semblaient prendre à tâche de lui montrer cet imprimé , afin
de rendre leur discrétion plus méritoire . 1
Mais l'infortuné Albert était destiné à éprouver tous les
genres de malheurs. Un jour qu'il était absent , M. Auguste se
présenta audacieusement à la maison en demandant à voir
madame. Leonard lui répondit , d'après l'ordre de sa maîtresse
, que madame n'était pas visible. Auguste insista , Léonard
persista , Auguste le repoussa, Léonard résista , madame
se cacha , Guillaume entra , et secondé par son frère , il jeta à
la porte l'indigne rival de son maître. Albert à son retour fut
informé de la tentative d'Auguste ; il se décida à lui demander
raison de cet outrage , afin de prévenir d'autres démarches de
cette nature; il savait bien qu'un tel ennemi pouvait divulguer
son secret ; mais comme il était marié, et qu'après tout on
- n'avait pas le droit de le séparer de sa femme , le reste lui im-
- portait assez peu. Il envoya donc un cartel à Auguste , qui eut
grand soin d'en rire , et de publier qu'il jugeait indigne de lui
decompromettre son honneur, en acceptant le défi d'un enfant.
Cet enfant n'avait que deux ans de moins que lui , mais
c'en était assez pour l'excuser. Albert se trouva seul au rendezvous,
il attendit patiemment , bien qu'il fût inondé par une
abondante pluie d'orage; à peine chercha-t-il un abri , et s'il
montra de l'humeur , ce futcontre son ennemi discourtois. Mais
Albert s'étonnait de voir plusieurs individus passer dans un lieu
= habituellement désert. Tous lui adressaient la parole ; l'un
d'eux lui offrait son parapluie , un autre lui demandait s'il avait
un goût particulier pour l'eau du ciel : Albert s'aperçut enfin
= qu'on se moquait de lui , mais il n'en devinait pas la véritable
cause. Cependant après trois heures de promenade , avec son
épée sous le bras , Albert jugea qu'il avait eu assez de persé
vérance , pour qu'il lui fût permis de se retirer sans honte.
En rentrant , il trouva un billet d'Auguste qui contenait des
excuses , et renvoyait le rendez-vous à un autre jour. M. Auguste
assurait avoir été absent lorsque Guillaume avait apporté
chez lui le cartel .
ΙΙ
162 MERCURE DE FRANCE ,
Il était évident que l'on avait fait en sorte qu'Albert ne
reçût pas à temps le mot de réponse , afiu que le jeune homme
trop crédule fit une promenade inutile , et que les oisifs eussent
le plaisir de rire à ses dépens. Mais M. de Reindolf se
promit bien de chercher Auguste jusques dans sa maison
même, s'il n'était pas exact cette seconde fois. Albert souhaitait
passionnément de voir arriver le jour de la lutte; les
hommes courageux se croient invulnérables , et notre héros
n'imaginait pas qu'il pût succomber. Hélas ! le sort lui réservait
le coup le plus mortel qu'il eût jamais éprouvé.
Le jour du combat , Albert en quittant sa femme , l'embrassa
tendrement , comme s'il eût pressenti ses revers. Il
arriva au lieu désigné ; Auguste n'y était point encore : Albert
s'assit paisiblement , et comine il faisait une extrême chaleur ,
et qu'il était fatigué d'une course qu'il avait faite la veille , il
s'endormit avec sa chienne à ses côtés. Après deux heures de
sommeil , il se réveilla , regarda l'heure , et fut convaincu que
décidément Auguste se jouait de lui. Toujours invariable dans
ses desseins , Albert encore plus indigné de cette nouvelle insulte
, résolut de ne la pas laisser impunie; il se dirigea vers la
demeure de son adversaire , qui ne se trouva pas chez lui ; il
était , disait-on , parti pour plusieurs jours avec une calèche à
deux chevaux. Albert n'en voulait rien croire ; mais ensuite
ce récit étant confirmé par des gens qui n'avaient aucun intérêt
à le tromper , il reprit le cheminde la maison , au désespoirde
voir sa vengeance retardée , et se hâtant d'arriver pour
délivrer d'inquiétude sa petite femme , àqui il avait laissé ignorer
dans quelle intention il était sorti.
Albert arrive , Guillaume lui ouvre avec un air vraiment
déconcerté. Où est madame ? Point de réponse. Léonard se
présente. Où est madaine? Point de réponse. Enfin Catherine
paraît. Où est donc madame ? Point de madame. La consternation
générale commence à gagner Albert , qui parcourt
commeun insensé l'appartement , la grange , l'écurie ; et partout
, point de madame. Personne ne se hâtait de lui expliquer
cette singularité , personne ne s'empressait d'ajouter au trouble
du bon Albert. Cependant Catherine , pressée de répondre ,
apprit à l'infortuné mari que deux heures après son départ ,
tandis que madame déjeunait , une calèche attelée de deux
chevaux s'était arrêtée à la porte; que M. Auguste en était aussitôt
descendu , pour demander à parler à madame de Reindolf
, disant avoir à lui communiquer une lettre qui devait
l'intéresser bien particulièrement ; qu'en effet madame avait
lu cette lettre; et qu'après avoir long-temps hésité , elle s'était
I
OCTOBRE 1814. 163
rendue aux pressantes sollicitations d'Auguste , qui l'engageait
vivement à monter en voiture; mais qu'enfin ce départ ressemblait
beaucoup à un enlèvement. Il y avait près d'une
heure qu'il avait eu lieu ; et Albert s'imagina qu'il était encore
temps de poursuivre le ravisseur. Il s'informa de la route que
la voiture avait prise; résolu d'en suivre les traces , il sella sa
mule , et partit avec son épée , ses pistolets et sa Diane.
La pauvre mule allait cahin caha, et laissait à son maître le
temps de réfléchir sur l'inconstance des femmes ; il jeta un regard
attendri sur sa chienne , en songeant qu'il pouvait du
moins avoir confiance en elle , et dans l'effusion de son coeur ,
il lui prodiguait mille tendres expressions .
Albert s'informait de la voiture qu'il voulait atteindre à tous
les individus qu'il rencontrait ; et tous lui répondaient que
cette voiture était attelée de deux chevaux plus vigoureux ,
plus alertes que le sien ; le jeune homme poursuivait sa route ,
trop indigné pour être sensible à ces mauvaises plaisanteries.
Il était à une lieue de la ferme , lorsqu'il vit un superbe équipage
descendre une pente assez douce avec la rapidité de
l'éclair. La route n'était pas fort large , et le coursier d'Albert
n'était pas fort docile ; il n'eut pas le temps de se ranger. Forcé
de faire faire un brusque mouvement à l'animal , le cavalier se
- précipita dans un fossé avec sa monture. Les gens de l'équipage
, témoins de cet accident , s'arrêtèrent et secoururent le
désolé voyageur , qui sortit de là aussi bien portant qu'il y était
entré.
-
-
-
-
Il y avait dans la voiture une petite femme fort étourdie ,
fort moqueuse , qui mit son petit nez retroussé à la portière
pour voir s'il n'y avait pas là une occasion de se divertir.
Monsieur voyage ?-Oui madame. Monsieur a sans doute
des affaires très-pressantes ? Oui Madame , très-pressantes ;
je poursuis ma femme , ne l'auriez-vous pas rencontrée ?
Votre femme? ... Ah! oui , vraiment je ne me le serais pas
imaginé. J'ai vu une petite fille que sa nourrice portait dans
les bras ; c'est sûrement cela. Eh bien ! du train dont vous allez ,
vous ne sauriez manquer de l'atteindre. Adieu , Monsieur ,
présentez mes respects à madame , si toutefois madame sait
déjà ce que c'est que des respects. Usez de modération avec
elle, je vous prie; à coup sûr c'est sa première faute , il faut
être indulgent. Votre coursier est à la vérité d'une belle race
antique ; mais je vous avertis que cette belle race commence à
s'abâtardir; c'est une vraie perte pour des cavaliers tels que
vous. Mais votre Bucéphale ronge le frein, impatient de fendre
les airs.... Partez , monsieur , partez .
164 MERCURE DE FRANCE ,
Pendant ce dialogue , Albert n'avait pas pris garde à la
pauvre Diane , qui dans la bagarre s'étant laissé fouler aux
pieds des chevaux ; elle était étendue à terre et dans un piteux
état. Bien qu'ayant peine à respirer , elle trouvait encore des
forces pour remercier son maître des soins qu'il lui donnait.
Albert la caressait , en oubliant sa dignité d'homme pour pleurer
comme un enfant; cette nouvelle catastrophe servait du
moins à lui faire oublier ses autres peines. Forcé d'abandonner
ou safemme ou sa Diane , il hésita long-temps ; et dans cette
cruelle alternative , il donna la préférence à sa chienne , d'autantplus
qu'elle demandait de prompts secours , et qu'il n'y
avait pas d'apparence qu'après tous ces retards Albert pût
joindre son rival. Il jugea donc que c'était assez d'aventures
en unjour; il mit Diane en croupe , et retourna sur ses pas
pour éprouver de nouvelles disgrâces.
Les malheurs sont souvent enchaînés l'un à l'autre.
Ason retour , Albert trouva une lettre du baron de C**
qui le priait très-poliment d'acquitter sa dette. Albert répondit
avec non moins de politesse que l'état de ses affaires ne lui permettait
pas de remplir ses engagemens. Il reçut une seconde
fettre , dans laquelle le baron , redoublant de politesse , annonça
au triste Albert que l'état de ses affaires ne lui permettant
pas d'attendre davantage, il envoyait un huissier pour terminer
promptement la chose. Albert s'excusa du mieux qu'il
put; mais l'huissier n'agréa point ces excuses. Lejeune homme
essaya d'attendrir celui dont la physionomie sévère annonçait
un coeur assez peu sensible; cet homme répondit froidement
qu'il nepouvait ressentir aucune commisération pour un enfant
dont la conduite faisait le tourment d'une famille respectable.
Albert l'interrompit , en lui disant qu'il ne recevait de réprimandes
que de ses parens. L'huissier répondit aussitôt , que
dans ce cas , on ne demandait des services qu'à ses parens.
Albert aurait dû prévoir cette réplique : ses fautes et son inexpérience
causaient ses malheurs; il commençaità s'en convaincre,
mais il était trop tard.
L'infortuné jeune homme , malgré les larmes , les efforts de
Catherine et de ses fils , fut contraint de suivre le barbare
huissier ; et comme si Diane n'eût pu survivre au bonheur de
son maître , elle rendit le dernier soupir au moment où l'on
entraînait Albert hors de la ferme. Accablé par tant de désastres,
il suivant machinalement son guide , qui le conduisit en
prison dans cette même ville où Albert , lors de sa félicité,
avait été faire des emplettés de ménage avec sa chère Louise.
OCTOBRE 1814 . 165
Il n'est rien de tel que le malheur pour exciter le remords
dans un coeur accessible à ce sentiment; seul avec sa douleur ,
rien ne pouvait distraire Albert de ses tristes méditations ; il se
reprochait amèrement ses imprudences , et les inquiétudes qu'il
avait dû causer à sa famille , à sa mère qui l'aimait si tendrement
, à M. de Beligheim , dont tous les efforts avaient pour
but le bonheur du petit ingrat.
Tandis qu'Albert se plaît à nourrir sa douleur , en se reprochant
ses propres revers , on glisse sous la porte un billet écrit
de la mainde Louise. Elle invitait son mari à se tranquilliser ,
parce que, disait-elle , ses maux ne pouvaient durer longtemps.
Albert donne à ces deux lignes laconiques le sens d'une
détestable ironie; il en est vivement offensé , et il jure de ne
plus aimer de sa vie , puisque les femmes sont perfides à ce
point.
Il y avait près de huit jours que le jeune Reindolf habitait
sa nouvelle demeure , lorsqu'un soir Guillaume entre suivi de
deux trappistes et du père Bruno. Le dévoué Guillaume n'avait
pas eu la permission de partager la captivité de son maître;
mais il lui apportait deux lettres , l'une d'Ernest et l'autre
d'Auguste. Ernest offrait à Albert de le réconcilier avec sa
famille , s'il renonçait formellement à ses prétentions auprès de
celle qu'il croyait être sa femme. De son côté , Auguste lui
promettait de payer sa dette et de lui faire rendre sa liberté,
s'il jurait de le laisser , lui , Auguste de N** , paisible possesseur
du trésor qu'il lui avait enlevé. L'ermite était venu dans
l'intentionde casser le mariage d'Albert , s'il adoptait la proposition
qui lui était faite , et de ratifier les engagemens qu'il
devait prendre avec Auguste. Albert répondit à Ernest qu'il
n'acceptait jamais des services si intéressés et si bassement
offerts. Il répondit au second , qu'ayant un désir tout particulier
de lui brûler la cervelle , il l'assurait que lui , Albert de
Reindolf, prendrait tous les moyens possibles , et en même
temps convenables,de sortir au plus tôt de prison , afin de bien
vite exécuter son projet.
Guillaume , qui se désolait de voir son jeune maître occuper
unsi triste appartement , lui conseillait d'avoir recours à son
grand-père; mais Albert voulait que sa soumission ne fût attribuée
qu'à son coeur et àsabonne volonté ; c'est pourquoi ilse
décida à souffrir patiemment , quel que fût le pressant désir
qu'il éprouvait de se venger. Cependant il recommanda bien
particulièrement au fils de Catherine de s'informer de la santé
deses parens , et de les tranquilliser s'ils paraissaient inquiets .
Guillaume lui annonça qué sa famille était arrivée de la veille
166 MERCURE DE FRANCE ,
au château d'Elnach; que son père , Joseph de Reindolf , à son
retour , avait paru profondément affecté de la disparition de
son fils , et que sa mère était malade de chagrin. Albert désespéré
s'élança vers la porte comme s'il lui était permis de la
franchir; les deux trappistes le retinrent , quoique le jeune
homme s'écriât qu'il reviendrait après avoir consolé ses parens ,
et pourpreuve ddee sa bonne foi il demandait qu'on le fit accompagner
de deux gardes. En disant ces mots il sanglottait et se
livrait au désespoir; mais les deux trappistes , se débarrassant
de leurs capuchons , laissèrent à découvert Joseph de Reindolf
et M. de Beligheim . Le prisonnier se jeta avec transport dans
les bras qui lui étaient ouverts ; et revenu de sa surprise et de
son émotion , il se vit entouré de tout ce qu'il aimait ; sa petite
femme elle-même s'avança vers lui , mais il recula d'un air indigué.
Alors son grand-père lui demanda s'il avait le droit de
condamner , tandis qu'il était lui-même si condamnable. Le
jeune homme reconnut ses torts ; sa raison lui disait de les réparer
, mais son coeur s'y refusait , parce qu'il était cruellement
blessé. Eh ! quel effort de courage peut-on exiger d'un
malade ? M. de Beligheim, pour le guérir , apprit à son petit- fils
que c'était par son ordre que sa nièce avait quitté la ferme , et
qu'il avait écrit lui-même la lettre dont Auguste avait été le
porteur. Cette lettre promettait à Louise de tout pardonner ,
sielle consentait à suivre Auguste et son père , qui devaient la
conduire à Elnach . Cette assurance rétablit le calme dans
l'âme du tendre Albert , qui conjura ses parens de sanctionner
son mariage par leur consentement. Alors Joseph lui affirına
que ce mariage était nul , parce qu'un ermite et deux trappistes
tels que M. de Beligheim et Robert ne pouvaient marier
un homme sans plus de cérémonie; mais pour tranquilliser son
fils , M. de Reindolf lui promit très-formellement que son mariage
ne serait retardé que de quelques années .
Il est temps d'expliquer comment Albert avait pu accomplir
ses desseins sans être arrêté par aucune entrave insurmontable.
On se rappelle sans doute les inquiétudes de Robert; ces inquiétudes
, ainsi qu'on l'a pu voir , n'étaientpas sans quelques
fondemens. En effet, le bonhomme Bruno vient un jour demander
mystérieusement à parler à M. de Beligheim; il lui
révèle les secrets d'Albert, et lui demande ce qu'il doit faire.
L'ingrat! s'écrie M. de Beligheim , puisqu'il s'imagine pouvoir
se passer de son grand-papa qui l'aime tant , qu'il essaye donc
la vie sans les soutiens que lui a donnés la nature , et qu'il voie
si son expérience et ses propres forces surmonteront tous les
obstacles. En apprenant la démarche d'Albert auprès de l'er
OCTOBRE 1814. 167
mite , Madame de Beligheim ne manqua pas de dire que c'étaitlà
un résultat du singulier mode d'éducation adopté par son
mari , et qu'il verrait son élève en être la victime. Mais bien au
contraire, en réfléchissant davantage , M. de Beligheim se
félicita d'avoir trouvé une occasion de mettre son petit-fils à
l'épreuve , et de pouvoir juger avec certitude si dans des circonstances
pénibles il se conduirait selon les lois de l'honneur.
Il n'était pas fâché en même temps que des revers adroitement
suscités servissent de leçon au jeune homme. ;
Ainsi il autorise l'ermite à paraître consentir à ce qu'Albert
lui propose , et il se charge de remplir le rôle de témoin avec le
✔zélé Robert. Tous deux , en effet , prirent l'habillement de
trappistes le plus propre à les rendre méconnaissables , et à les
dispenser de parler; mais ils n'avaient pas prévu que Diane les
reconnaîtrait malgré leur déguisement.
M. de Beligheim avait accompagné les deux époux au sortir
de l'ermitage , dans l'intention de connaître leur retraite , afin
de pouvoir veiller sur eux. Il fit aussitôt savoir à Catherine
qu'elle eût à ne leur rien céder, s'ils ne la payaient exactement.
Il voulait que son petit-fils se trouvat dans un tel embarras ,
qu'il fût contraint à emprunter. M. de Beligheim vint secrètement
à Elnach; il se ligua avec le baron de C** , qui le secondade
son mieux , en fournissant au jeune homme l'argent
qu'il demandait , et en acceptant un reçu. Le barbare M. de
Beligheim excita le rival d'Albert , voulant savoir si son petitfils
souffrirait une insulte ; il engagea donc Auguste à accepter
le duel , mais à le différer , pour que l'on eût le temps de se préparer
à l'enlèvement de Louise. Afin qu'Albert crût à l'infidélité
de sa femme , M. de Beligheim jugea qu'il était à propos
qu'elle parût suivre de bonne grâce le nouveau ravisseur. Il
écrivit à sa nièce une lettre fort tendre , et à laquelle on pouvait
difficilement résister. Cela fait , M. de Beligheim pria le
baron de C** de contraindre Albert à lui rendre ce qu'il lui
devait; le baron choisit parmi ses gens l'homme qui portait la
figure la plus rébarbative pour faire l'office d'huissier; cet
homme s'en acquitta fort bien, au grand déplaisir du pauvre
Albert.
En vain la bonne Louise , instruite des projets de vengeance
de son oncle , cherchait à l'adoucir ; il lui fut seulement permis
d'écrire à l'intéressant prisonnier les deux lignes que l'on connaît
, et que M. de Beligheim jugea devoir être prises dans un
sens défavorable. Ce fut aussi lui qui dicta les deux billets
d'Ernest et d'Auguste ; il voulait être certain que son petit-fils
n'accepterait pas lâchement une proposition insultante.
168 MERCURE DE FRANCE ,
Joseph, de retour dans sa famille, avait été fort surpris
d'apprendre que son fils était marié : mais sonbeau-père assez
satisfait sous quelques rapports de la conduite d'Albert , résolut
defaire cesser ses maux; aussi-bien madame de Reindolf trouvaitque
ces épreuves étaient bien longues et bien pénibles .Joseph
remplaça Robert dans le rôle du second père de la Trappe ; on
amena le père Bruno, afin de rendre naturelle la présence des
faux trappistes qui étaient curieux de savoir comment Albert
accueillerait les offres de ses rivaux . Toute la famille les suivit .
Les deux religieux ne purent résister au repentir , aux larmes
du bonAlbert, ils se découvrirent pour lui pardonner.
Mademoiselle V. CORNÉLIE DE SEN**.
LA ROSE.
Article extrait de la Guirlande de Flore de M. CHARLES
MALO..
Origine de la Rose.
PARMI les fleurs qui ornent nos jardins, celle qui tient le premier
rang est sans contredit la rose. Mais que dire de son origine?
comment expliquer sa couleur? Les poëtes de tous les siècles ,
de tous les pays , ont célébré cette fleur dont la seule présence
rappelle à notre esprit les comparaisons les plus flatteuses , les
emblèmes les plus voluptueux,
L'origine de la rose a donné lieu à plusieurs fictions assez ingénieuses
. D'abord , si nous devions en croire le chantre de
Théos , l'aimable Anacreon , la rose naquit lorsque Vénus sortit
du sein des flots : ce serait aussi l'avis de notre Anacreon moderne.
M. de Parny n'a-t-il pas dit ?
Lorsque Vénus , sortant du seindes mers ,
Sourit aux Dieux charmés de sa présence ,
Unnouveau jour éclaira l'univers :
Dans ce moment la Rose prit naissance.
L
Ajouterai -je que les Musulmans rapportent son origine à
Mahonet , en assurant qu'elle a été formée de la sueur de prophète.
Le P. Rapin raconte à sa manière l'origine de la rose ,
etil nous assure que cette fleur était jadis une reine de Corinthe.
(Tâchons de croire aux fables. ) Rhodante , c'est ainsique cette
reine se nominait , fut , à cause de sa grande beauté , accablée
d'une multitude d'amans qui voulaient probablement l'épouser
tous : la chose n'étant guères possible , elle se trouva donc fort
OCTOBRE 1814 . 169
embarrassée:Poursedélivrer de tantd'importunités, cettepauvre
femmene vit enfin d'autre moyen que celui de se réfugier dans
untemple consacré à Diane. Elle s'y crut en sûreté. Trois de
ses amans eurent la hardiesse de suivre ses pas et de briser les
portes du temple : il paraît que la pudique Rhodante se serait
défendue avec une telle vigueur , qu'elle aurait mis ces trois
messieurs hors de combat. Mais je m'arrête ..... J'entends déjà
le beau sexe se récrier contre la singularité de ce fait . Hélas !
mesdames , que ne pouvait jadis chez une jeune princesse le
désir de conserver son innocence ! J'en reviens à mon conte.
Soit alors que la pudeur alarmée prêtât de nouvelles grâces à la
beauté , soit que l'air martial et redoutable qu'affectait Rhodante
, la rendît réellement imposante , le peuple , ébloui de
tant de charmes, s'écria soudain : « Que la belle Rhodante soit
» désormais la déesse de ce temple ; ôtons-en Diane » . Mais ,
hélas ! sur quoi compter dans ce monde? il fallait qu'Apollon
se trouvât précisément près du temple de sa soeur. Il y entre.
Qu'on juge de sa colère : furieux de l'outrage fait à Diane , il
métamorphose Rhodante en rosier ; et , qui pourrait le croire !
ce même peuple , qui avait été l'ornement de son triomphe ,
s'arme alors contre elle , et l'infortunée princesse se voit en un
moment ensevelie sous des monceaux d'épines (ce sont les mêmes
qui nous piquent encore aujourd'hui toutes les fois que nous
cherchons à cueillir la fleur du rosier ). Au surplus Apollon ,
toujours galant , voulut conserver à Rhodante l'image de sa
grâce primitive , et la rose est devenue dès lors l'emblème de la
beauté. A propos , je n'ai point dit encore de quelle manière
il crat devoir punir ces trois amans mal appris qui n'avaient
pas su respecter la sainteté du temple de Diane : il changea
l'un en ver , l'autre en mouche , le dernier en papillon. Sous
cette nouvelle forme ils obsèdent toujours leur cruelle maîtresse.
Les auteurs anciens nous ont transmis les noms de ces, trois
illustres personnages ; ce sont Brien , Arcas et Halesin.
Aussi ne puis-je voir un papillon sur un rosier sans songer de
suite à Halesin; une mouche , qui ne me rappelle l'honnête
Arcas; un ver au pied de ce charmant arbrisseau , que je ne
reconnaisse aussitôt l'infortuné Brien.
Mevoilà bien persuadé que la métamorphose de la reine de
Corinthe a donné naissance à la rose..... Oui ; mais Rhodante
était, dit-on , très-blanche : point de doute , conséquemment ,
que la fleur qui nous représente son image n'ait été primitivement
blanche. Quelle serait donc l'origine de son incarnat ?
Voulez-vous consulter sur ce point tous les auteurs de l'antiquité
: aucun d'eux ne sera d'accord. Les uns prétendront ,
170 MERCURE DE FRANCE ,
comme Ovide et Bion , qu'il est dâû au sang d'Adonis ; d'autres
vous assureront bien positivement que Bacchus en est l'auteur
involontaire ; et M. de Parny, adoptant cette fiction des
anciens , vous la redira en jolis vers :
D'un jeune lis elle avait la blancheur :
Mais aussitôt le père de la treille ,
De ce nectar dont il fut l'inventeur ,
Laissa tomber une goutte vermeille ,
Et pour toujours il changea sa couleur .
D'autres écrivains , aussi dignes de foi , ont enfin attribué cet
incarnat au sang de Vénus. Tout le monde sait qu'Adonis fut
tué par un sanglier ; Cypris , en volant à son secours , ne fit
point attention aux ronces qui la déchiraient de tous côtés :
Des rosiers épineux se trouvèrent teints de son sang , et plusieurs
gouttes jaillirent sur les roses : ces fleurs , qui jusqu'alors
avaient été blanches , ont conservé depuis la couleur du sang
de Vénus .
C'est peut-être autant pour consacrer la mémoire de ce
petit accident , qu'en raison de sa beauté , que la rose a été
dédiée par tous les poëtes à cette déesse ; on va même jusqu'a
dire que l'île de Rhodes , où elle s'était retirée secrètement avec
Apollon pour faire l'amour, était couverte de roses , et qu'il y
en avait plu ( 1) .
Histoire des Roses chez les différens peuples .
Commençons par les Hébreux. La rose était chez eux consacrée
aux pompes religieuses et funéraires : ils en faisaient
principalement des couronnes ,dont le grand-prêtre ornait son
front dans les sacrifices .
En Grèce , pour savoir si l'on était aimé , on faisait claquer
des feuilles de roses ; si elles rendaient un son éclatant , c'était
un favorable augure. Cet usage de faire claquer des feuilles de
roses est venu jusqu'à nous : la jeunesse badine , en effeuillant
une rose , s'en fait unjeu bien innocent , et n'y attache aucune
idée superstitieuse; oh! nous ne sommes pas aussi simples que
(1) Il est bon de faire remarquer à mes lecteurs que les noms de Rhodante
etde Rhodes sont dérivés d'un mot grec qui signifie Rose.
OCTOBRE 1814 . 171
les Grecs. Chez eux , Aglaé (2) , la plus jeune des trois Grâces ,
était représentée avec un bouton de rose à la main , comme
'attribut de la jeunesse et de la beauté.
ARome , on aimait les roses de passion : les Romains faisaient
de grandes dépenses pour en avoir lorsque la saison en
était passée : ils en faisaient même venir des pays les plus éloignés
, et surtout d'Egypte. Ils portaient l'usage des roses jusqu'à
l'excès : ils mettaient sur leurs têtes des chapeaux de ces
fleurs ; ils en paraient leurs buffets , en parfumaient également
leurs vins : tout était couvert d'odeurs , jusqu'aux cages de leurs
oiseaux. Du temps mêmedela république, ces fiers Romainsn'eussent
pas été contens si , au milieu de l'hiver , les roses n'avaient
pas nagésur les coupesdu vieux Falerne qu'on leur présentait(3) .
Dans les repas dont Horace nous fait ladescription en véritable
épicurien , remarquez-vous qu'il nous entretient toujours de
guirlandes de roses : c'est une preuve que la rose était chez les
Romains le symbole du plaisir , de la mollesse et de la volupté.
Aussi l'hymen était-il représenté sous la figure d'un jeune
homme blond couronné de roses. A propos d'hymen , grâce
aux moeurs modernes , j'ai beaucoup de peine à croire que
nous fussions aussi galans envers lui que les anciens , s'il s'agissait
de lui ériger chez nous une statue ( chose qu'on ne fera
jamais ) , et de le caractériser par quelques attributs allégoriques
: le jeune blondin , au visage riant , ne serait plus alors
qu'un homme mûr , dont l'air paraîtrait soucieux , inquiet et
farouche. On devine que la couronne de roses se changerait en
pavots ou en fleurs de quelqu'autre couleur.... Mais de quoi
m'avisé-je d'insulter à la dignité de ce pauvre hymen : retournons
à mes roses. Marc-Antoine , en mourant , demanda à
Cléopâtre d'en couvrir sa tombe. Eh quoi ! va-t-on me dire
avec raison , des roses sur la tombe d'un homme ! Fi donc !
Encore passe , si M. Marc-Antoine eût été une jolie femme.....
Sans doute : mais cette petite fantaisie d'Antoine ne paraîtra
plus qu'un jeu d'enfans , sij'ajoute que les anciens parsermaient
leurs lits de roses , qu'ils couchaient sur des fleurs ; que , pendant
leur sommeil , des esclaves brûlaient autour d'eux des pastilles
odorantes , et qu'enfin l'empereur Gallien dormait sous
des berceaux de roses. Tout récemment encore à Rome , on
(2) Aglaé vient d'un mot grec qui signifie beau.
(3) Les Romains du dix-neuvième siècle n'ont pas conservé le goût de
leurs ancêtres ; car ils détestent toutes les espèces de parfums : une dame
romaine surtout se trouverait mal en approchant de la toilette d'une petite
bourgeoise de Paris.
1
172 MERCURE DE FRANCE ,
bénissait la rose le jour appelé Dominica in rosa : enfin
nous dit que la rose était regardée chez les anciens com
préservatifd'une infinité de maladies.
Faut-il maintenant nous occuper du culte de la Rose
les peuples modernes : nous verrons que cette fleur n'a
perdu des hommages que les anciens lui adressaient. Ja
France , elle était si précieuse , que dans plusieurs pays il
une permission pour cultiver des rosiers; dans nos parle
il existait un jour de cérémonie, très-célèbre alors , qu'on
mait la baillée de roses. Aujourd'hui même, de quelle co
ration la rose ne jouit-elle pas? elle pare nos jardins , no
quets , nos parterres ; vous la retrouvez dans les sallon
le sein des belles , jusque sur leur tête: partout la ros
sonempire.
La rose est la fleur chère aux Dieux :
Dans ses cheveux Hébé la pose ,
Et le nectar qu'on boit aux cieux
N'est rien que le suc de la rose.
Au Pinde à côté des lauriers ,
Acôté du myrthe à Cythère ,
Partout s'élèvent des rosiers ;
Bacchus les associe au lierre .
Du poëte elle est l'ornement :
Lebuveur à table l'accueille ;
Maisque son destin est charmant ,
Lorsqu'amantheureux je la cueille !
Alors sur le sein de Zélis ,
Qu'un double boutonnet couronne ,
Parmi deux touffes d'un beau lis ,
La reine des fleurs trouve un trône.
Sans la rose ,que dire de galant aux dames ! sans elle
compliment devient insipide. Aussi , depuis le vieux F
jusqu'au gentil chantre de l'Art d'aimer , et depuis ce
jusqu'à nous , combiende milliers de grands et de petits
ont célébré la rosé (4) , ont fait des couplets à la rose
(4) Malherbe a exprimé , on ne peut mieux, la courte durée de
en parlant de la fille de M. Duperrier .
Mais elle était du monde, où les plus belles choses
Ontlepire destin ;
Et rose , elle a vécu ce que vivent les roses ,
L'espace d'un matin.
OCTOBRE 1814. 173
fleur est donc pour nous , comme chez les anciens , l'emblème
leplus séduisant des grâces et de la beauté, le symbole de la
galanterie , de la mollesse et de la volupté.
Les Perses célèbrent encore une fête qui tombe vers l'équinoxe
d'automne , nommée Abrizan; elle consiste à se faire
réciproquement des visites en se jetant des roses à la figure.
Cesont eux qui bouchent les flacons de vin qu'on met sur leur
table avec des roses .
En Pologne, on eouvre de roses le cercueil d'un enfant;
quand son convoi passe , on jette des fenêtres une multitude
de roses.
En Turquie, on sculpte une rose sur le tombeau des jeunes
filles.
En Allemagne , une fille déshonorée est forcée , le jour de
son mariage , de mettre sur sa tête une couronne de roses au
lieu d'une couronne de myrthe.
Dans les Indes , on distille une huile de rose , excessivement
précieuse , qui sert dans les présens de souverains à souverains.
S'il était permis d'allier le sacré au profane , je dirais que
l'église fait usagede la rose dans ses cérémonies les plus augustes,
que c'est elle qu'on effeuilledevant le Saint-Sacrement;
je rappellerais cette antique institution de saint Médard , qui
consistait à couronner tous les ans une rosière dans l'église de
Salency : le prix de la vertu était unsimple chapeau de roses.
Depuis des siècles , cette pieuse institution a été religieusement
observée. Souvent aussi l'on joignait une petite dot à la couronne
: on supposait probablement que la rosière ne serait pas
fâchéedesemarier. De nosjours on trouve encore des rosières....
aux environs de Paris , dans les petits villages de Falaise et de
Suresnes; et on les y couronne, à l'imitation de celle de Salency.
Dois-je enfin rappeler à mes lecteurs ces rose blanche et
rose rouge si célèbres dans l'histoire d'Angleterre? ce nom
étaitdonné aux deux maisons d'Yorck et de Lancastre ; après
avoir duré plus de trente ans , cette querelle si sanglante finit
par la destruction de la rose rouge.
CHARLES MALO.
174 MERCURE DE FRANCE ,
.....
ENCORE UN MOT SUR L'UNIVERSITÉ.
DEPUIS vingt cinq ans on n'élève plus chez nous que pour
renverser ; l'ony faitet l'on y défait sans cesse : la source de cette
funeste manie est, sans doute, dans cette inconstance et cet amour
des nouveautés qui caractérisent l'esprit français. On trouve plus
expéditifetplus commodededétruirecequiexistequede chercher
les moyensde l'améliorer par de sages etlentes modifications , fruit
des méditations et de l'expérience , et l'on oublie que les plus
belles et les plus utiles institutions ne recoivent que du temps le
degré de perfection dont elles sont susceptibles ( 1 ) . Ces réflexions
s'appliquent naturellement à l'Université. Cette institution ,
essentiellement monarchique , est une de celles qui se concilient
le mieux avec nos vieilles idées et nos anciennes formes . En
recevant le dépôt de chaque génération nouvelle , l'Université
met toute la jeunesse dans les mains du prince , et son premier
soin est de former des citoyens et des sujets fidèles ,
nourris des sages maximes et de saines doctrines sur lesquelles
reposent essentiellement les antiques libertés de la France ,
ainsi que l'honneur et la stabilité du trône.
Rollin définit ainsi l'Université de Paris , type de l'Université
de France : « cette république littéraire , la mère et le modèle
» detoutes les Universités du monde chrétien , qui , née dans le
➤ palais même des rois , formée sous leurs yeux et sous leurs
>> auspices , a vu pendant tant de siècles sa gloire augmenter
» de jour en jour avec les sciences qu'elle cultivait (2) » . Et
ailleurs , en parlant de ce corps respectable , il rappelle sa
fidélité pour ses rois , son zèle pour la libertéde la France , sa
fermetédans la défense de la véritable doctrine , etc. (3) .
« L'Université de Paris , écrivait le pape Grégoire IX , est
>> un fleuve qui arrose et fertilise , par la grâce de l'Esprit
>> Saint , non-seulement le royaume de France , mais encore
>> l'église universelle ; et le lit. de ce fleuve est la ville même
» de Paris , où la jeunesse de toutes les contrées de la terre ,
>> s'empresse de venir puiser les eaux de la sagesse (4) » .
(1) On est toujours tenté de dire , avec le philosophe scythe, à ces
hommes avides de destruction ,
Quittez-moi cette serpe , instrument de dommage.
(2) Discours sur l'instruction gratuite .
(3) Ibid.
(4) Lettre à saint Louis et à la reineBlanche.
OCTOBRE 1814. 175
Henri IV , ce roi bien supérieur à son siècle , avait conçu le
projet de centraliser l'Université de Paris et d'en étendre les
avantages sur tout son royaume ; mais la mort de cet excellent
prince , aussi éclairé que bienfaisant , l'empêcha de réaliser
cette grande vue qu'adoptèrent depuis , Louis XVI et l'assemblée
constituante (5).
Ce qu'il y avait de justement repréhensible et de choquant
dans l'Université dite impériale , comme cet appareil militaire
dont elle s'environnait et qui semblait annoncer qu'elle
cherchait plutôt à former des soldats que des citoyens , des
savans , des magistrats , etc. , appartenait essentiellement à
l'esprit du chef du gouvernement , et elle s'est empressée de
faire disparaître ces vices de son règlement , dès qu'elle en a été
lamaîtresse(6).
Plusieurs améliorations se font encore désirer , et l'on ne peut
qu'exprimer le voeu de les voir s'opérer promptement ; nous
indiquerons sommairement ici les principales :
Donnerun titre plus modeste et plus analogue à ses fonctions
et à ses devoirs , au chef de l'Université , celui de recteur entouré
de tant de respects et d'honneur (7) dans l'ancienne
Université , et à jamais illustré par tant d'hommes savans et
vertueux; ne faire, comme précédemment , du rectorat , qu'une
commission temporaire , et rétablir ses anciennes formes d'élection;
Réduire l'état-major de l'Université et ses dépenses ;
Établir un mode régulier et invariable d'avancement ;
Diminuer le nombre des académies : il existe plusieurs chaires
académiques inutiles ; ne point assimiler leurs cours dans les
provinces à ceux du collége royal à Paris , car ce qui est bon
dans lacapitale d'un grand royaume , qui est en même temps
celle des lettres en Europe , cesse de l'être dans une ville de
département (8) ;
(5) Constitutionde 1741 .
(6) Arrêté du gouvernement provisoire qui supprime le régime militaire
dans les lycées.
(7) Les rois de France avaient permis au recteur de l'Université de Paris
un libre accès auprès de leurs personnes , sans distinction des heures ou des
lieux où ils faisaient leur séjour . Des chanceliers de France firent placer le
recteur au-dessus d'eux dans des assemblées académiques .
1
(8) Les cours des académies qui sont publics comme ceux du collége de
France , sont déserts dans beaucoup de départemens , ou ne sont fréquentés
quepardes élèves des lycées et des écoles particulières .
176 MERCURE DE FRANCE ,
Donner au premier fonctionnaire de l'Académie le titre de
modérateur , au lieude celui de recteur , réservé au chef de
l'Université ;
Diminuer également le nombre des lycées;
Multiplier le nombre des colléges ou écoles secondaires communales
, bien préférables aux écoles secondaires particulières(
9);
Compléter le système toujours imparfaitdes écoles primaires ,
et donner sur elles une action directe et immédiate : y faire
également concourir les curés dont les directions et l'influence
ne peuvent qu'être utiles ;
Enfin , placer l'Université dans les attributions du chancelier
de France : avant la révolution , l'instruction publique était de
son département. Magistrat suprême et inamovible , il imprime
nécessairement à toutes les institutions de son domaine , un
caractère de gravité et d'immuabilité qu'elles ne sauraient recevoir
des autres ministres. Les fonctions d'instituteur de la
jeunesse sont une véritable magistrature qui doit ressortir au
chefde toutes les magistraturesdu royaume.
Au reste, on ne doit pas se dissimuler que plusieurs attaques
portées dans lesderniers temps à l'Université , ont eu pour but
d'atteindre particulièrement l'homme de lettres et d'état à qui
labelle définition de l'orateur convient si bien (10) . Il flatta le
maître , dit-on ; oui , mais comme Cicéron flatta César , comme
les bons flattent les méchans; non par aucun calcul personnel ,
par aucun motif d'intérêt particulier , mais uniquement pour
les rendre bons , s'il est possible , et pour les ramener au goût
dubeau ,dujuste et de l'honnéte par le sentiment de la gloire
lorsqu'il parle à leurs coeurs. Heureux l'orateur , s'il peut les
rendre sensibles au langage de cette passiondes grandes âmes !
Ledéfenseur de Ligarius et de Marcellus ( 11) trouva des armes
pour triompher de celui qui , jeune , versait des larmes devant
la statue du héros de Macédoine , mais toute l'éloquence de
Platon échoua contre les inclinations perverses du tyran de
Syracuse..... Une autre leçon l'attendait à Corinthe !
En fixant ces idées fugitives sur le papier et en les consignant
dans ce journal , jc les offre à mes lecteurs , non comme
bonnes , mais comme miennes , pour me servir des expressions
du philosophe Montaigne. On peut , sans doute , proposer
(9) AFoxception des écoles de Sorèze , de Vendôme,dePont-Levoy, etc.
(10) Vir bonus dicendi peritus. CICERO , de oratore.
(11) CICERO; pro Ligario , pro Marcello.
L
OCTOBRE 1814. 177
d'utiles améliorations , des amendemens nécessaires au système
actuel d'instruction publique en France ,
Onle peut, je l'essaye : un plus savant le fasse.
Plusieurs mémoires publiés sur cette matière , et qui sont les
résultats de l'observation et des méditations de gens de lettres
et de savans recommandables , ont déjà pu atteindre ce but..
L'auteur de cet article a principalement en vue de défendre
contre d'injustes agresseurs et des détracteurs passionnés , un
corps auquel il s'honore d'appartenir , et s'unit d'esprit et de
doctrine.
Lebaronde CRAZANNES ,
officier de l'Université royale de France ; de plusieurs
académies nationales et étrangères , etc.
SUR LES THEATRES.
AMonsieur le Rédacteur du Mercure de France.
M. le rédacteur , je vous prie de vouloir bien insérer , dans
votre prochainnuméro , la réponse suivante aux observations
deM. de S ....e , et de M. H. , concernant inon ouvrage sur les
théâtres , couronné par l'académie de Bordeaux .
Agréez , je vous prie, le témoignage de ma parfaite considération.
A. DELPLA,
L'académie de Bordeaux remettait pour la troisième fois au
concours la question : « Quels sont les moyensde faire concourir
» les théâtres à la perfection du goût et à l'amélioration des
>> moeurs ? » lorsque j'entrepris de la traiter. Elle se plaignait
de ce que les concurrens ne s'étaient pas pénétrés de l'importancede
la question , de ce qu'ils n'avaient considéré les théâtres
quecomme un amusement indifférent sous tout autre rapport.
Je compris qu'elle voulait une suite à la lettre de Rousseau
sur les spectacles , parce que , dans sa critique , ce philosophe
n'avait indiqué aucun moyen d'amélioration.
J'avais à chercher si l'esprit des théâtres tels qui sont , était
propre à produire des impressions favorables à la morale
et au bon goût , et si cela n'était pas ainsi , je devais indiquer
dans quel esprit ils devaient être conçus pour produire cet effet.
L'académie couronna mon discours .
M. H. a des raisons qu'il ne nous dit pas , pour trouver trèsmauvais
qu'on puisse concevoir un meilleur système dramatique
que celui quenous possédons (journal des Débats du 12 octobre).
12
178 MERCURE DE FRANCE ,
1
Ennemi de toute perfection , il croit que les académies , gardiennes
naturelles de la saine philosophie , et destinées ày
ramener les hommes , que tant d'écrits frivoles et corrupteurs
en éloignent sans cesse , n'ont plus rien à faire depuis qu'il
fait des feuilletons , et Dieu sait quel genre de plaisanteries il
invente pour prouver qu'il a raison , et que tout le reste n'a pas
le sens commun.
Plus circonspect et plus sage , M. de S....e aborde franchement
la question : il penséqu'une réforme de théâtres est presqu'impraticable
, parce qu'ils tiennent à nos moeurs , et que
tout ce qui tient aux moeurs d'une nation ne peut changer
qu'avec ces mêmes moeurs. Cette objection paraît d'abord
spécieuse ; mais , 1º. la réforme proposée ne consiste pas à
tout détruire et à tout renouveler , et de ce qu'on a fait
quelques observations sur nos chefs-d'oeuvre et autres bonnes
pièces d'un ordre inférieur , il ne s'ensuit pas qu'il faille les
proscrire ; 2°. non-seulement nos moeurs ne sont pas celles du
dix - septième siècle , mais nous en avons changé deux fois
depuis , sous la régence , et sous la révolution et l'empire ; nous
sommes sur le point d'en changer encore. Notre comédie du
siècle de Louis XIV tient si peu à nos moeurs actuelles , qu'il
n'y a guère que le Misantrope et quelques autres chefs-d'oeuvres ,
dont le fond s'y puisse accommoder, parce que ces comédies
philosophiques tiennent plus à l'homme de tous les temps et de
tous les pays , qu'aux hommes de telle contrée et de telle
époque. Le fond de l'homme est partout et toujours le même ,
mais ses formes varient à l'infini; elles varient trop rapidement
parmi nous , où presque toujours la forme emporte le fond,
tant il est peu solide , tant il serait nécessaire de le bien asseoir
et de le fixer. Nous demandons à grands cris , depuis un demisiècle
, de bonnes institutions , des lois sages , et nous avons
raison sans doute ; mais les bonnes lois ne vont qu'avec les
bonnes moeurs. Pour parvenir à ce noble but si justement
désiré, il faut que nous soyons moins vicieux , moins frivoles ,
plus raisonnables ; il faut que nous fassions de grandes réformes;
celle de notre système dramatique n'est pas des moins importantes.
Elle se fera peu à peu , si le gouvernement et les bons
citoyens le veulent.
Je ne crois pas non plus, avec M. de S....e, que l'indifférence
du public français , pour les tragédies nationales , ait fait donner
la préférence à celles dont le sujet est pris de l'histoire des
anciens ou des étrangers. Si Corneille , Racine , Voltaire ,
s'étaient appliqués à mettre notre histoire sur la scène , croit- on
que leurs tragédies nationales eussent été moins bien reçues que
OCTOBRE 1814. 179
1 1.
selles qu'ils nous ont données ? Le Cid , Zaïre , Tancrède , la
plupart des tragédies de Racine ne sont-elles pas éminemment
françaises , quoique le sujet en soit étranger ? Non-seulement
nos poëtes ne sont point astreints à la fidélité historique pour
les époques reculées de notre histoire , mais ils pourraient encore
înventer entièrement des sujets de tragédie , en les rattachant
à nos anciennes institutions et à quelque époque de nos temps
héroïques , comme on en a usé pour tant de tragédies que nous
admirons. Cette indifférence pour les tragédies nationales ,
ajoute M. de S ....e , peut tenir à notre peu d'esprit public; mais
la littérature , le théâtre surtout contribuent puissamment à
créer , à entretenir l'esprit public , quand on les dirige vers ce
but ; et si l'on n'a pas encore osé mettre notre histoire sur le
théâtre , il est temps , il est urgent , il est indispensable qu'on
l'ose enfin.
Je me suis attaché surtout à montrer combien le système
comique des anciens , que nos premiers auteurs ont adopté et
suivi aveuglément , sans s'embarrasser s'il était contraire ou
conforme à la morale publique , avait donné une fausse et dangereuse
direction à notre comédie , indiquant en même temps
le genre de comédies existantes et à faire , qui conviendraient
sous tous les rapports. Que m'a-t-on répondu ? que je devais
m'amuser comme tant d'autres de ces choses qui ne tendent
qu'à nous corrompre. Je suis reconnaissant de cette bienveillante
invitation ; mais malheureusement je n'aime à rire que
quand tout le monde rit. Qu'on fasse donc que le petit nombre
d'hommes qu'endoctrinent , et font rire depuis long - temps
Regnard et ses imitateurs , cessent enfin de faire pleurer la
nation , et je rirai de bon coeur avec tout le peuple français .
Après avoir fait tout son possible pour montrer sous un faux
jour l'ouvrage qu'il s'était chargé de faire connaître , M. H. a
pris pour un moment le ton dont il n'aurait pas dû s'écarter ,
pour me faire une observation sur la fatalité , comme principal
ressort dans la tragédie des Grecs. Je suis obligé de lui faire
observer à mon tour que , si la fatalité était à sa place dans la
tragédie des Grecs , parce qu'ils y croyaient , elle est déplacée
dans la nôtre , parce que nous n'y croyons pas ; que , s'il est
vrai que , dans toute croyance religieuse , la seule volonté des
dieux fait la vérité , la justice , la vertu ; il est également vrai
que les actions que commettent ou font commettre les dieux ,
ne sauraient être des crimes aux yeux des hommes ; que ,
d'après ce principe , si Phèdre , par exemple , peut paraître
malheureuse , elle ne saurait du moins nous paraître ni se
:
:
180 MERCURE DE FRANCE ,
croire coupable , puisqu'elle brûle d'un amour incestueux , non
par sa volonté propre , mais par l'irrésistible volonté des dieux.
Phèdre est , enquelque manière , dans tout le cours de son rôle ,
dans le cas où se trouve Amphytrion, au dénoûment de la
comédie de ce nom. Ce pauvre Amphytrion , après avoir fait
un grand vacarme pour découvrir son rival et venger son outrage
, apprenant enfin que ce rival est un dieu , baisse humblement
la tête et se résigne , persuadé qu'un homme ne peut être
déshonoré par un dieu. Phedre devrait , ce semble , aussi se
résigner tranquillementàson sort , et imposer silence àThésée ,
en lui disant : « Vénus le veut , et loin d'être coupable , on fait
son devoir quand on obéit aux dieux » . Que M. H. ajuste comme
il pourra çette observation à la sienne , et qu'il convienne que
nos grands tragiques auraient mieux fait de mettre notre histoire
sur le théâtre , que d'y transporter la fatalité.
M. H. nous affirme qu'il est faux que la punitiondu crime le
fasse haïr davantage. Si M. H. s'était donné la peine de lire
attentivement l'ouvrage dont il devait rendre compte , il ne se
serait pas cru obligé de défendre une chose qu'on ne lui a pas
contestée; il y aurait vu seulement qu'il ne faut pas peindre les
scélérats de manièreà leur créer des admirateurs etdesimitateurs,
Dans la comédie, ajoute-t-il , le vice est toujours livré à la haine,
au mépris . M. H. doit savoir , au contraire , que , dans la plupart
de nos comédies , il n'est livré qu'au ridicule , que trop
souvent même il n'y est qu'aimable , séduisant , et que parfois
la vertu y est tournée en dérision. Il me défie de lui citer une
seule pièce estimée, dont la moralité soit qu'ily ade l'avantage à
êtrevicieux. Estimée , voilà déjà une concession; reste àsavoir
quelles sont les pièces estimées et celles qui ne le sont pas ,
d'après M. H. Quant à moi , j'ai donné mon avis au public à
cet égard; j'ai cité , désigné plusieurs comédies dont la moralité
est très-immorale ; je pourrais lui en citer cent autres , mais
il les connaît aussi-bien que moi.
Mes critiques n'ont considéré le théâtre que sous le rapport
littéraire , tandis que mon sujet me portait à le considérer uniquement
sous le rapport de la morale et du goût. Ils se sont
récriés sur ce que j'admets le drame , et je m'y étais attendu ;
mais voulant seuls avoir raison , ils se sont bien gardés de
parler des raisons que j'ai données pour prouver son utilité.
Ils n'ont pas dit à leurs lecteurs que je n'admets point ce genre
tel qu'il est aujourd'hui , mais tel qu'il peut être lorsque de
grands talens l'auront porté au degré de perfection dont il
est susceptible. Peut-on supposer d'ailleurs que M. H. , faiseur
OCTOBRE 1814. 181
dedrames etadmirateur passionnéde ce genre, ait parlé sérieusernent
dans cette occasion ( 1) ?
Rien n'est plus facile que de plaisanter sur toutes choses
mais loin de me persuader que j'ai mal vu , mes critiques n'ont
fait que me convaincre davantage que, si notre système tragique
est le plus parfait de tous , il n'est cependant pas exempt de
graves défauts , sous le rapport de la morale; que , malgré nos
chefs - d'oeuvres comiques que toutes les nations nous envient,
il n'en est pas moins certain que les trois quartsde nos comédies
sont indécentes , immorales ou trop futiles ; que notre
système comique n'est nullement en harmonie avec nos institutions
, nos moeurs actuelles ; et , qu'en un mot , une amélioration
dans notre système dramatique est aussi nécessaire, aussi
désirable que facile.
Je terminerai cette réponse en proposant à ces Messieurs la
question suivante :
<<Est-il indifférentque les principesdes arts et l'usage ou l'abus
» qu'on en fait , soient conformes ou contraires à l'ordre
>> public ?>> C'est par une bonne solution de cette question ,
et non par de vaines plaisanteries qu'on peut me prouver que
j'ai tort ou raison , et , en attendant qu'ils nous la donnent ,
je ne puis que répéter ce que j'ai dit dans une notedu discours
critiqué : <<Comment veut-on qu'il y ait quelque chose de
>> stable chez des peuples ainsi civilisés , lorsque des institutions
>>si corruptrices sont ainsi opposées aux institutions conser-
>> vatrices ? .... » A. DELPLA.
BULLETIN LITTÉRAIRE.
SPECTACLES par ordre.-Lesgrands théâtres ont été successivement
honorés de la présence de sa majesté et de la famille
royale . A l'Opéra , on a donné la Vestale ; au Théatre-Français,
Britannicus et les Héritiers ; à Feydeau , une Heure de
Mariage, les Rendez-Vous Bourgeois et le Nouveau Seigneur
de Village; à l'Odéon , il Matrimonio Secreto et la Petite
Ville. De tous ces spectacles , le plus analogue à la circonstance
était celui des Français; l'heureuse application des vers admira-
(1) Il nous semble que notre correspondant se trompe ici . Nous ne connaissons
aucun drame de M. H. , et nous sommes loin de croire qu'il ait
jamais témoigné de l'admiration pour ce genre.
(Note des Rédacteurs . )
(
182 MERCURE DE FRANCE ,
bles de Burrhus , au quatrième acte , a excité un enthousiasme
universel .
Quel plaisir de penser et de dire en vous-même :
Partout , en ce moment , on me bénit , on m'aime.
On ne voit point le peuple à mon nom s'alarmer ;
Le ciel dans tous leurs pleurs ne m'entend point nommer ;
Leur sombre inimitié ne fuit point mon visage ;
Je vois voler partout les coeurs à mon passage.
Cette tirade , qui présente à la fois une peinture si vraie de
Louis-le-Désiré , et la critique indirecte de la farouche tyrannie
de Buonaparte , a été répétée par Saint-Prix , d'après la demande
du public. Cet acteur a mis beaucoup de sensibilité dans
son accent , et il a été l'interprète des sentimens qui animent
tous les bons Français .
Téatre-Français.-Reprise d'Ésope à la Cour. Les comédies
épisodiques , appelées aussi pièces à tiroir, demandent peu
d'art. L'auteur y introduit un personnage qui reste presque
toujours sur le théâtre , et auquel s'adressent ceux qui veulent
lui parler. Il n'y a aucune liaison entre les scènes , et ce genre
est très-défectueux parlui-même : Boursault lui doit cependant
toute sa réputation , fondée sur Ésope à la Cour, Ésope à la
Villeet le Mercure Galant. Molière l'avait devancé dans cette
carrière par la comédie des Facheux. Le dénouement d'Ésope
à la Cour est intéressant , mérite rare dans une comédie épisodique;
mais on le trouve dans la fable de La Fontaine , intitulée
leRoi et leBerger. Ésope , devenu le ministre de Crésus , roi
de Lydie , est en grande faveur auprès du monarque , ce qui le
rend odieux aux courtisans , surtout à Thrasybule et à Tirrène ,
qui l'accusent de cacher dans un coffre , qu'il visite secrètement
tous les jours , plusieurs millions , fruit de ses vexations . Crésus
ordonne qu'on apporte le coffre dans lequel Esope avoue
qu'il renferme tout ce qu'il a de plus précieux. On l'ouvre en
présence du roi; qu'y trouve-t-on ? l'habit d'esclave d'Esope,
qui s'écrie :
Habit vil , mais qu'on porte avec tranquillité,
Qu'inventa lapudeur , et non la vanité.
Ses accusateurs confondus sont abandonnés à son ressentiment
, ce qui amène une situation théâtrale. Après avoir joui
quelque temps de leur embarras , il leur pardonne.
Il y a encore une autre situation très - intéressante dans
Ésope à la Cour, celle où Rodope , rappelée à son devoir par
OCTOBRE 1814 . 183
1
une fable du philosophe , se jette aux pieds de sa mère , qu'elle
avait méconnue. La fiction de l'auteur s'est (dit-on ) réalisée un
jour au sortir de la représentation de la pièce , et ce n'est pas le
seul exemple qu'on pourrait citer de l'influence salutaire du
théâtre sur les moeurs. Aujourd'hui la scène , loin d'avoir produit
de l'effet , a fait rire quelques jeunes gens du parterre ,
accoutumés à lire dans des feuilletons que la vertu et les beaux
sentimens étaient ridicules au théâtre , à l'exception des tragédies
, où l'on veut bien encore leur accorder une place. En général
, Ésope à la Cour est une pièce très-morale et très-philosophique
; il y a aussi de la gaieté et des détails heureux dans
lagrande scène de M. Griffet , où il expose ce que c'est que le
tour du bâton. Le style , quelquefois négligé et diffus , a le mérite
dunaturel etde la facilité; plusieurs vers sont dignes d'être
retenus , et l'on a applaudi avec enthousiasme l'heureuse application
de ceux-ci :
Pour aller à la gloire , il suffit d'être juste ,
Et père de son peuple est untitre plus grand
Que ne le fut jamais celui de conquérant .
Néanmoins , l'ensemble de la représentation a été froid , et
le public semblait impatienté d'entendre , à presque toutes les
scènes , Esope citer une fable. Peut-être cette impression défavorable
tenait-elle en partie au débit. On désire principalement
dans cegenre une simplicité familière que Fleury n'a pas . On
ne saurait trop louer le zèle de cet acteur, qui , pour monter
l'ouvrage , a appris le rôle le plus long qu'il y ait au théâtre ,
(il renferme au moins les deux tiers de la pièce) ; mais souvent
ses moyens ne répondent plus à ses intentions . Il était d'ailleurs
fort mal secondé; Armand n'a point la tenue ni la dignité nécessaires
pour représenter convenablement le personnage du
rei. Quant à la tradition reçue de jouer la pièce en habits français
, elle est si ridicule , qu'on ne peut concevoir l'attachement
que lui conservent les comédiens. Ils représentent Amphytrion
avec le costume antique ; que n'en font-ils autant pour Ésope
àla Cour et pour Démocrite ? Si quelques vers , quelques scènes
même de l'ouvrage , sont plutôt dans les moeurs françaises
que dans celles de la Grèce et de la Lydie , il vaudrait mieux les
supprimer que de maintenir un usage destructif de toute illusion
, de toute vérité , et que les gens de goût s'accordent tous à
condamner .
Théatre Feydeau. -Première représentation de la Noce
écossaise , opéra-comique en un acte , paroles de M... , musique
de M. Dugazon.
184 MERCURE DE FRANCE ,
leur
Encore une nouveauté tombée ! Il faut avouer que les sociétaires
du théâtre Feydeau ne sont pas heureux dans le choixde
leurs pièces. Ils feraient bien mieux de varier davantage
répertoire , de remettre à l'étude , et de monter avec soin d'anciens
ouvrages consacrés par l'opinion publique , quede donner
tant de bluettes insignifiantes . Depuis long-temps les amateurs
de la bonne musique attendent la reprise de l'Amitié à l'Épreuve
et des Mariages Samnites , et leur espoir n'a point encore
été rempli. L'Amitié à l'Epreuve avait été ( dit-on ) défendue
par la police , parce que la scène se passe en Angleterre;
je crains que ce ne soit une mauvaise excuse. Tom Jones à
Londres se jouait aux Français à l'époque de cette prétendue
défense ; il est donc probable qu'elle n'a point existé , et le long
intervalle écoulé depuis que l'obstacle n'existe plus , confirme
cette présomption. Si du moins on nous donnait quelques ouvrages
nouveaux qui , sans avoir le mérite de Joconde , fussent
propres à attirer le public! Mais, depuis ce charmant opéracomique
, aucune nouveauté de Feydeau n'a réussi , si ce n'est
la petite pièce des Héritiers Michau et Jeannot et Colin , que
la comparaison avec Joconde et des éloges indiscrets avaient
d'abord fait juger trop sévèrement , mais qui procure actuellement
au théâtre d'assez abondantes recettes . La Noce écossaise
ne vaut guère mieux que le Premier en Date; essayons
d'en donner une idée.
Williams , fermier écossais , veut marier sa fille Betsy avec
un jeune villageois nommé John , dont la simplicité contraste
trop peut-être avec l'espiéglerie de sa prétendue. Le mariage
va se célébrer à l'église , lorsque le jeune lord Alfred , que
Williams a élevé , arrive avec miss Clara , pupille du lord Clarendon
, qu'il a enlevée. Le tuteur, voulant forcer miss Clara à
épouser son neveu , le lord Wilmare , capitaine de vaisseau , les
deux amans ont fui ensemble , et on les poursuit. L'annonce de
la prochaine arrivée du lord Clarendon et de son neveu jette
lord Alfred et miss Clara dans un grand embarras ; mais ,
comme lord Wilmare n'a jamais vu sa prétendue , Betsy propose
à celle-ci de prendre ses habits de mariée, et d'aller à sa
place à l'église , où elle épousera lord Alfred , habillé aussi
comme John. Tout cela s'exécute , et , pendant la cérémonie
du mariage , Betsy et John , restés seuls à la maison , prennent,
pour s'amuser, le costumede ceux qui les représentent à l'église,
et se font l'amour à la manière des grands seigneurs; mais ils
sont guettés par un domestique du lord Wilmare , qui , trompé
par leurs habits et leurs discours , les prend pour les deux fugitifs
, et court avertir son maître , qui vient pour les surprenOCTOBRE
1814 . 185
:
dre. Betsy fuit , John reste , et soutient son rôle jusqu'au moment
où lord Wilmare lui propose de boxer. Betsy, toujours
en demoiselle , accourt pour les séparer, et , continuant àjouer
le rôle de miss Clara , elle paraît à lord Wilmare si peu digne
de són amour, qu'il renonce volontiers à sa main , et la cède a
son rival; il annonce cette résolution à lord Clarendon , qui
vient d'arriver , et qui , sur son refus , veut , malgré ses soixante
ans et sa goutte , épouser lui-même sa pupille. Dans ce moment,
toute la noce revient de l'église : Clara et Alfred sont
mariés , le notaire tient le contrat , que lord Wilmare fait signer
à lord Clarendon , qui demande , selon la coutume, à embrasser
la mariée. Clara s'avance , le tuteur la reconnaît : il
veut d'abord se fächer, mais le mariage est fait , il vient de signer
lui-même le contrat. Il cède donc , et la pièce finit comme
la plupart des comédies et des opéras comiques .
L'enlèvement de miss Clara me paraît choquer les convenances
adoptées sur nos théâtres , et l'auteur lui-même l'a si
bien senti , qu'il a donné à la jeune miss une vieille gouvernante
pour compagne ; ce moyen, imaginé pour prévenir l'objection,
est loin de la détruire. On pourrait encore condamner
avec raison l'invraisemblance du noeud de la pièce; mais toutes
ces critiques auraient disparu si l'ouvrage eût amusé. Malheureusement
il a produit l'effet contraire , à l'exception de la
scène ou John et Betsy parodient la classe élevée d'une nation
illustre , dont il vaudrait beaucoup mieux imiter le patriotisme
et l'esprit public , que de ridiculiser les manières. Il paraît que
l'auteur comptait sur l'effet de cette scène , puisque le titre primitifde
son ouvrage était (dit-on) la Noce Béarnaise : je crois
cependant qu'il s'est trompé , et que le souvenir du bon roi, les
allusions qui pouvaient en résulter, présentaient un cadre
beaucoup plus heureux. Le poëme a généralement ennuyé;
mais les applaudisseurs d'office ont bien rempli leur devoir.
D'après leur demande , on est venu annoncer que la musique
était de M. Dugazon; l'auteur des paroles , prudemment , n'a
pas voulu se faire connaître.Ainsi que le Premier en date, la
Noce écossaise ressemble plus à un vaudeville qu'à un opéra :
elle n'offre presque rien au développement du génie musical.
M. Dugazon saura à l'avenir que ce qui convient aux théâtres
des Variétés etdu Vaudeville est déplacé à Feydeau ; puissent
nos chansonniers , s'ils travaillent encore pour ce spectacle , se
pénétrer aussi de cette vérité ! On a beaucoup applaudi ces
deux vers :
Plus on a de science ,
Moins on a de vertus .
12*
186 MERCURE DE FRANCE,
Cette maxime , empruntée à Rousseau, est un des paradoxes
les plus insoutenables de cet écrivain célèbre : pourquoi la répéter?
Si quelque cause eût pu faire réussir l'ouvrage , ç'aurait
été lejeu si vrai et si piquant de madame Gavaudan , qui a été
dans la Noce écossaise cequ'elle est toujours. Mais la seconde
et la troisième représentations n'ayant attiré personne , je ne
crois pas qu'on soit tenté d'en donner une quatrième.
Sylvain , la Mélomanie , le Tableau parlant, spectacle
délicieux pour les amateurs de bonne musique ! Trois chefsd'oeuvres
dans un genre tout-à-fait différent ; une trentaine
demorceaux , parmi lesquels il n'en est presque aucun de faible
, et une très-bonne exécution. Aussi , les vifs applaudissemens
donnés aux acteurs étaient-ils de bon aloi ; faciles à distinguer
de ceux que prodiguent sans discernement les claqueurs
du parterre , ils étaient la véritable récompense du talent. MadameDuret
achanté le rôle d'Hélène avec l'expression et le
goût qu'elle y met toujours ; Chenard a été pathétique dans
Sylvain , et très-gai dans le mélomane ; sa belle voix , qui a encore
conservé tout son éclat , s'y déploie avec beaucoup d'avantage.
Le chant de mademoiselle Regnault , dans le Tableau
Parlant et la Mélomanie , lui a mérité le suffrage des connaisseurs,
qui le lui ont prouvé par des témoiguages multipliés de
leur satisfaction; Ponchard en a anssi obtenu avec justice . Moreau
s'est fort bien tiré du rôle de Crispin. Quant au Tableau
Parlant , c'est peut-être , de tous les ouvrages du théâtre Feydeau
, celui qui est calculé avec le plus d'ensemble ; tous les artistes
qui y paraissent méritent des éloges. Le seul regret qu'ait
laissé cette charmante soirée , c'est de n'y point voir madame
Boulanger dans la soubrette de la Mélomanie ; pourquoi ne
joue-t-elle pas un joli rôle qui lui conviendrait si bien? Ce
chef-d'oeuvre de M. Champein prouve que , même en France ,
une excellente musique peut faire réussir une pièce ; le poëme
ne vaut guère mieux que les opéras buffas d'Italie. Il y a trèspeude
dialogue parlé, et c'est bien d'après un tel système qu'un
opéra doit être composé. N'y insérer qu'un très-petit nombre
d'airs , ou des couplets , c'est sortir du genre , c'est empiéter
sur le domaine de la comédie et du vaudeville.
Thedire de l'Odéon . -Premières représentations de Pas
plus de six Plats , comédie en trois actes et en prose , imitée
de l'allemand , et de Henri IVà Meulan , comédie en un acte
et en prose , de M. Merville.
Cesdeux nouveautés , données au bénéfice de Perroud , dont
lepublic apprécie le talent, avaient attiré un nombreux audi
OCTOBRE 1814 . 187
toire. Cet empressement n'était pas seulement dû au juste intérêt
qu'inspire l'acteur ; la curiosité de voir un ouvrage qui
avait fourni à M. Étienne le sujet et même plusieurs détailsde
l'Intrigante, n'était pas un stimulant sans activité pour ceux
qui s'attendaient à trouver, dans la pièce nouvelle , le pendant
de Conaxa. Mais autant les Deux Gendres l'emportent sur
Intrigante , autant Conaxa est- il supérieur àPas plus de six
Plats. Il serait inutile de s'étendre sur un ouvrage mort en
naissant , et qui a mérité sa chute.
Henri IV à Meulan a été plus heureux. On connaît ledé
vouement de la veuve Leclerc, qui , la veille de la bataille
d'lvry, donna à Henri IV cent mille francs pour calmer le
mécontentement de son armée , dont la solde était fort en retard.
Ce trait historique , exposé déjà avec succès dans une jo-
Jie pièce du théâtre des Variétés , a fourni le sujet de cellede
l'Odéon. L'auteur y a joint, comme de raison , un épisode
d'amour. Classac,Gascon d'origine , et riche bourgeois de Meulan,
est amoureux de Gabrielle , fille du baron de la Cécinière ,
gentilhomme ruiné , qui dédaigne l'alliance d'un roturier. Une
autre raison motive son refus; il est ligueur très-obstiné , et
Classac esť zélé royaliste. Henri , sous le costume d'un simple
officier , vient , accompagné de Crillon , chez madame Leclerc,
chercher la somme qui doit empêcher la désertion d'une partie
fede son armée. L'argent est prêt;mais commemadame Leclerc
* est invitée à souper chez son voisin Classac avec le baron de la
Cécinière et la jeune Gabrielle, elle n'a rien de prêt pour ses
voyageurs pressés par la faim ,et engage Classac à céder le
repas dont il vient manger sapart. De tous les convives lui seul
areconnu le roi , mais il n'en fait rien paraître. Ce n'est qu'au
ad dessert qu'il laisse éclater sa joie, en nommant le bon Henri ,
aux genoux duquel il se précipite , en le suppliant de lui accorder
des lettres de noblesse , puisque cette illustration peut
seule lui permettre de prétendre àla main de sa chère Gabrielle.
Le baron converti jure au roi une fidélité à toute
pe épreuve , et la pièce se termine par l'heureuse nouvelle de
la soumission de Paris à son prince légitime.
10
Les applaudissemens donnés à cette pièce sont dus princiin
palement au sujet. A l'exception de quelques allusions heureuses
, qui ont été saisies avec enthousiasme , elle n'offre rien
de bien saillant. En la comparant avec Henri IV et d'Aubigné
, Henri IV et le Laboureur , toujours vus avec plaisir
à l'Odéon , il est facile de prévoir que son succès ne sera pas
àbeaucoup près aussi durable.
188 MERCURE DE FRANCE ,
Reprise de la Griselda , opéra en deux actes , musique
de M. Paër; début de madame Mainvielle-Fodor.
Je me felicite d'être du nombre de ceux qui ont conseillé à
madame Mainvielle-Fodor de débuter à l'Opéra-Buffa ; son
amour-propre et la caisse de l'administration ont également
gagné à ce parti . Elle avait déjà paru avec beaucoup de suecès
au Théâtre Feydeau ; mais , il faut l'avouer , elle n'y était
point nécessaire , et réduite après ses débuts à ne jouer qu'au
refus de ses concurrentes , qui rarement sans doute le lui auraient
permis , sa position y eût été fort désagréable. Elle sera
au contraire très-utile à l'opéra italien , où elle remplira les
rôles de madame Barilli , tandis que madame Morandi remplace
madame Festa : on lui devra sans doute la remise de
plusieurs compositions charmantes , qu'on n'entend plus depuis
long-temps. Le premier air de madame Mainvielle dans la
Griselda , chargé de roulades difficiles et sans agrément , ne
lui est pas favorable ; mais bientôt on l'a vue recouvrer tous
ses avantages , surtout au deuxième acte , et dans le grand air
pathétique avec accompagnement de violon oblige; ce morceau
lui aobtenu les suffrages de tous les vrais connaisseurs ,
et elle y a été applaudie avec enthousiasme. On doit encore
des éloges à son jeu, où elle a mis de ladécence et de l'expression;
il avait perdu la gêne et l'embarras qu'on y remarquait
à Feydeau. Aussi a-t-elle ramené à l'Odéon un public
qui semblait en avoir oublié le chemin: à chaque représentation
où elle a paru , la salle a été pleine.
Il faut cependant en convenir , aux yeux de quelques ultramontains
, et même de quelques Parisiens enthousiastes exclusifs
, qui , répétant les sarcasmes de J.-J. Rousseau sur un genre
de musique qui depuis long-temps n'existe plus , semblent ne
venir à l'opéra italien que pour décrier nos autres spectacles
lyriques , madame Mainvielle a un défaut qui ne saurait obtenir
grâce , c'est celui d'être née en France. A les entendre ,
aucune cantatrice française , aucun opéra français ne sauraient
être bons. Ils ignorent donc que les plus fameux compositeurs
d'Italie , les Piccini , les Sacchini , les Paësiello, sont venus composer
àParis des opéras dans notre langue , et se sontmontrés
jaloux d'obtenir nos suffrages.Gardons en tout un juste milieu.
L'exécution du chant est en général fort supérieur chez les
Italiens , et l'orchestre de l'Opéra-Buffa n'a point d'égal à
Paris; mais si le chant des opéras italiens a quelquefois plus
de suavité que celui des nôtres, il lui est aussi bien inférieur
pour la vérité de l'expression , surtout dans la tragédie , chargée
en Italie de roulades et d'ornemens déplacés. Quelle pro
OCTOBRE 1814. 189
digieuse distance du Pirro de Paësiello à notre Didon et à
notre OEdipe!
Les éloges donnés à madame Mainvielle ne sauraient affaiblir
le méritede madame Morandi , dont le jeu est rempli
de grâce , d'esprit et de finesse. Profitant des avis qui lui ont
été donnés , elle n'a plus les défauts qu'on lui reprochait justement
à ses débuts , et sait se renfermer dans lajuste mesure
que prescrivent les convenances de notre scène. Le timbre
de savoix est peu flatteur , mais elle en tire avec goût tout
le parti possible. Les rôles sérieux seront l'apanage de madame
Mainvielle; les rôles gais , celui de madame Morandi , qui ,
très-agréable dans les Nozze di Figaro , dans Il Fanatico in
Berlina , dans la Molinara , concourt au succès de ce dernier
opéra , où le chant de Porto est si ravissant ; et quelle musique,
surtout au deuxième acte ! Les duos de la meunière et du
notaire travesti en meunier , sont d'un charme impossible à
décrire ; il faut les entendre. Les accompagnemens n'en sont
point chargés ; c'est à la mélodie seule qu'est dû tant d'effet.
La musique de la Griselda n'a pas été composée d'après ces
principes ; beaucoup de roulades et de difficultés , un luxe
recherché et quelquefois peu analogue à la situation dans la
partie instrumentale , s'y font remarquer ; mais si l'on improuve
quelquefois le goût du compositeur , il faut aussi rendre,
justice à son talent , à la mélodie de plusieurs morceaux , au
joli air du père de la Griselda dans le premier acte , aux
deux duos du second , souvent redemandés , aux airs du marquis
et de la Griselda qui les suivent. En général , presque tout
ce second acte est charmant; le premier ne le vaut pas.
On a souvent parlé de la translation de l'Opéra-Buffa an
Théâtre Favart ou à celui de Louvois ; je ne la crois point
› encore décidée. Serait-il juste d'òter aux habitans du faubourg
Saint-Germain le seul spectacle lyrique qui soit dans leur
quartier ? Ce n'est pas d'ailleurs au local qu'il faut attribuer
l'abandon qu'il a éprouvé momentanément. L'expérience a
prouvé ( et madame Mainvielle vient encore de le confirmer )
que l'éloignement des distances n'empêchait point les amateurs
d'aller à l'Odéon , lorsque le spectacle pouvait les attirer. Que
l'opéra italien redevienne ce qu'il était il y a deux ans , on s'y
rendra avec le même empressement , et la salle peut contenir
un bien plus grand nombre de spectateurs , circonstance qui
doit influer beaucoup sur ladétermination. MARTINE.
190 MERCURE DE FRANCE ,
NOTICES BIBLIOGRAPHIQUES ; ANNONCES ; AVIS , etc.
Réflexions politiques sur quelques écrits dujour et sur les intérêts de
tous les Français , par M. de Châteaubriand. Seconde édition. Prix , 3 fr . ,
et3 fr. 50 c. franc de port. AParis , chez Lenormant , imprimeur-libraire ,
ruede Seine , nº 8.
Almanach des Dames pour l'année 1815. Volume de format in-16,
très-soigneusementimprimé sur papier vélin, orné d'un frontispice avignettes,
dehuit jolies gravures de M. Forssel , et d'une romance en musique gravée.
Cet Almanach , qu'on voudra bien ne pas confondre avec les imitations
qui en ont été faites sous le titre de Petit Almanach des Dames ;-
Almanach dédié aux Dames , etc. paraît depuis quatorze ans avec un égal
succès.
•Particulièrement consacré aux dames , il doit l'accueil flatteur qu'il n'a
cesséd'obtenir, en partie an choix scrupuleux de morceaux de poésie on
deprose qui ysont admis , et en partie aussi à l'exécution typographique et
à celle des gravures : les efforts soutenus de l'éditeur , pour rendre cerecueil,
de plus en plus digne de suffrage , se reconnaîtront encore dans le nouvean
volumeque nous annoncons .
Prix de l'Almanach des Dames dans les différentes reliures : broché
5fr.; relié en papier , avec étui doré sur tranche , 7 fr.; relié eu veau doré,
7fr.; enmaroquin très-élégant , 9 fr.; en maroquin avec étui papier maroquin,
9 fr . 75 c.; en maroquin doublé en tabis , 10 fr.; en papier glacé ,
papier idem , 10 fr.; en papier fondd'or et d'argent , ra fr.; en satin fond
d'or etd'argent , 12 fr.; en satin brodé d'or , étui papier glacé , 12 fr.; en
soiedoublede tabis , étui de maroquinou soie avec une peinture sur la converturedu
volume , 24 fr.; en moire , étui en moire , couleurs diverses ,
arabesques , dorure élégante, 18 fr.; en moire, avec étui en maroquin, 1188 fr.;
envelours très-élégant, avec étui en moire, 20 fr.; en moire, avec peinture
sur lacouverture duvolume, étui moire , 24 fr..;; en moire, étui moire,
avecpaysages peints sur l'étui de la couverture , 30 fr.
AParis , chez Treuttel et Würtz , libraires , rue de Bourbon , nº. 17 ,
faubourg Saint-Germain.
Fables nouvelles , en vers , divisées en neuf livres . Troisième édition ,"
revue, corrigée et augmentée. Dédiées à S. A. R. Madame , duchesse d'An->
goulême. Par madame A. Jolliveau , de l'Athénée des Arts , de la Société
d'émulation et d'agriculture du département de l'Ain , etc. Un vol. in-18.
Prix, a fr. , et a fr. 50c. franc de port. AParis , chez Janet et Cotelle,
libraire, rue Neuve-des-Petits-Champs , nº. 17.
Mémoires sur la guerre des Français en Espagne , suivis de pièces justificatives
et de lettres tirées de la correspondance de quelques-uns des peincipaux
personnages qui ont joné un rôle important dans cette guerre; par
M. de Rocca, officier de hussards et chevalier de l'ordre de la Légion-d'Honneur.
Un vol. in-8°. Prix , 5 fr. , et 6 fr . 25 c. franc de port. A Paris ,
chez Gide fils , libraire , rue Saint-Marc , n°. 20; et chez H. Nicolle , rue
de Seine , nº. 12.
Essai sur l'esprit de l'éducation du genre humain. Ouvrage dédié à la
patrie. Par Joseph Alphonse. Prix , 7 fr. , et 7 fr. 75 c. franc de port. A
París , chez l'Auteur , rue Sainte-Hyacinthe , hotel d'Anvers , no. 33; chez
Trenttelet Würtz , libraires , rue de Bourbon , nº. 17 ; et à Strasbourg,
même maison de commerce.
Galeriede Rubens , décrite en vers latins , par M. Charbonnet , ancien
recteur de l'Université de Paris . Brochure in-8°. Prix , pap. fin ,1 fr. 25c..
et 1 fr. 50 c. franc de port; pap, vélin, a fr. 50 c. , et a fr. 75 c. franc de
port. A Paris, chez H. Nicolle, rue de Seine , nº. 12.
OCTOBRE 1814. 191
:
A
Lettre à S. E. Mgr. le prince de Talleyrand Périgord , ministre et
secrétaire d'état de S. M. T. C. an département des affaires étrangères , et
sonplenipotentiaire au congrès de Vienne ; au sujetde la traite des nègres ;
parM. Wilberforce , écuyer ,membre du parlement britannique. Traduite
del'anglais. Brochure de 98 pages in-8°, imprimée àLondres en octobre
1814 , et réimprimée à Paris chez Crapelet. Prix , 1 fr. 25 c. Se vend chez
les marchands de nouveautés.
Mercure de France , depuis l'an 8 ( 1800 ) jusques etycompris l'année
1814. Soixante-unvolumeess iinn-88º°,,brochés; collectiontrès-rare.
Autres collections depuis le 1er, octobre 1807 ( époque où la Décade
étéréunie au Mercure ) jusques et y compris l'année 1814. Trente-deux
volumes in -8° , brochés.
S'adresser à M. Hubert , rue de Grenelle-Saint-Honoré , nº 40 , on au
bureaudu Mercure , rue Hautefeuille ,nº. ما . 23
Onpeut se procurer aux mêmes adresses la Décade , ou Revue philosophique
, en cinquante quatre volumes ( 1er. floréal an a au 30 septembre
1807 ): on se charge aussi de compléter les collections de ces deux jour-
L'art de soigner les pieds. Nouvelle édition , revue , corrigée , augmentée.
Prix , 50 c. , ct 75 c. franc de port. AParis, chez mesdames Guislin ,
mère et fille , pédicures , rue Saint-Honoré , n° . 199. -La pommade pour
les cors se vend 5 fr . avec l'édition , ainsi que l'eau divine pour la toilette
des pieds, 5fr . 1
La Guirlande de Flore , par M. Charles Malo .
Le prix broché de cet ouvrage , imprimé sur papier vélin superfin ,
orné de seize planches dessinées par le célèbre Tessera , et supérieurement
coloriees , estde 6 fr . broché.
Il en existe des reliures de plus grand prix.
LaGuirlande se vend chez Janet père , rue Saint-Jacques , nº. 59.
1
Le 15 octobre courant , monseigneur le chancelier de France a bien
voulu confirmer par son approbation la publication de l'ouvrage périodique
intitulé :Annales du Notariat , dont MM. Dageville , notaire honoraire de
Marseille , et Fouquet , avocat à la cour royale de Paris , sont aujourd'hui
les éditeurs. Ce recueil , qui compte près de douze années d'existence
est spécialement destiné à donner aux notaires la connaissance de tout ce
qui peut les intéresser en législation et en jurisprudence. Jusqu'ici son utilité
aété constamment reconnue.
,
Il paraît par cahier de six feuilles in-8º chaque mois , l'abonnement est
deaa fr. par année, les deux parties , ou 15 fr. pour celle du notariat seu,
lement. Les bureaux sont à Paris , rue Beaubourg , nº. 51 .
Buste du Roi , exécuté de grandeur naturelle par M. Bosio ,
d'après les ordres de Sa Majesté.
Parmi les productions des arts qui composent le salon d'exposition de
cette année, on distingue le buste du roi , par M. Bosio , l'un de nos plus
habiles statuaires. Il réunit au mérite d'une exécution très-soignée la plus
parfaite ressemblance , c'est-à-dire , cette expression de noblesse et de bonté
qui caractérise la physionomie du roi. Enun mot, cet ouvrage, que l'artiste
aexécuté sous les yeux mêmes de Sa Majesté , est généralement regardé
comme un chef-d'oeuvre de l'art.
MM. Henraux aîné et compagnie ( 1 ) , qui ont acquis la propriété de ce
-
(1) MM. Henraux aîné et compagnie, propriétaires du dépôt de sculptures
modernes , établi rue des Francs-Bourgeois , nº. 14 , au Marais. On
(
192 MERCURE DE FRANCE , OCTOBRE 1814.
beanbuste, le seul qui soit avoué par le roi , croient devoir prévenir , afin
que l'on soit en garde contre les contrefaçons , toujours defectueuses ,
que tous lesbustes , soit en marbre , soit en plâtre , qu'ils livreront , porteront
leur cachet et le nom de M. Bosio , sur une plaque d'argent placée sur
lepiédouche du buste (2) .
MM. Henraux sont également propriétaires d'autres bustes très-intéressans
, qui font aussi partie de l'exposition publique de cette année ; ce sont
ceux de Henri IV et du pape Pie VII. Ces deux morceaux , que l'on doit
au ciseau de M. Milhomme , l'un des anciens élèves les plus distingués de
P'Académie francaise des beaux-arts à Rome , sont exécutés avec beaucoup
desoin et de perfection. Ils offrent avec toute l'exactitude désirable l'animage
dubonet magnanime Henri IV , etdu vénérable chef de
guste in
l'église.
Le prix de chaque buste en beau marbre statuaire est de 1,800 francs
pour celui du roi; de 3,000 francs pour celui de Henri IV (3) , et de
1,500 francs pour celui du pape , y compris les frais d'encaissement. La
livraison en sera faite dans le délai de six mois, à partir de la date de la
souscription.
Le prix de chacun de ces bustes enplâtre est de 100 fr. pour celuidu
roi ,de 150 fr. pour celui de Henri IV , et de 80fr. pour celui du pape , y
compris également les frais d'encaissement. L'expédition en sera faite aussitôt
la demande parvenue.
Tous les bustes , en marbre ou en plâtre , de Henri IV et du pape , porseront,
comme celui du roi , le cachet de MM. Henraux aîné et compagnie,
sur une plaque d'argent...
MM. Henraux se chargent de fournir àdes prix modérés des piédestaux
de formes rondes ou carrées en marbre bleu- turquin, blanc veine , portor ,
vert-de-mer , etc.
Les demandes et envois doivent être faits directement à MM. Henraux
aînéet compagnie , propriétaires du dépôt de sculptures modernes , rue des
Francs -Bourgeois , nº. 14 , au Marais , à Paris.
trouve dans cet établissement , entièrement consacré aux arts , une collection
considérable de statues , bustes , vases, etc ..... en marbre statuaire et autres,
exécutés d'après les plus beaux et les plus intéressans modèles dont nous
sommes redevables à l'antiquité , et notamment d'après les morceaux sublimes
de sculpture du Musee royal à Paris . ":
On trouve aussi dans l'établissement de MM. Henraux , un nombreux
assortiment de sarcophages , tombeaux , pierres tumulaires , et autres monunens
funéraires en marbre , de toutes les formes et dimensions , ornésde
symboles allégoriques propres à toutes les classes de la société , et disposés
pour recevoir des inscriptions : le tout aux prix les plus moderes . MM. Henraux
s'empressent d'adresser aux personnes qui désirent acquérir de ces
monumens , un cahier sur lequel ils sont figures de manière à ce que l'on
puisse juger exactement de l'effet qu'ils produisent lorsqu'ils sont en place.
(2) Indépendamment de cette précaution , la liste de MM. les souscripteurs
au buste du roi , sera publiée à diverses reprises ,et les personnes qui
possèderaient un buste qui ne porterait pas le cachet de MM. Henraux alué
et compagnie , seront priés de le leur envoyer à Paris , et de daigner leur
faire connaître le nom du vendeur en contravention. Ces personnes recevront
aussitôt en échange , et sans aucuns frais , le véritable buste de Sa
Majesté , par M. Bosio , portant le cachet de MM. Henraux aîné et compagnie.
(3) Les ornemens et le caractère héroïque de ce buste exigent que le prix
en soit porté à3,000 francs .
MERCURE
DE FRANCE.
N° . DCLXV . - Novembre 1814 .
L
L'intention des éditeurs du Mercure de France est de compléter
, par la publication de deux cahiers plus volumineux
que les précédens , la souscription de 1814
Adater du mois de janvier 1815 , il paraîtra , comme autrefois
, un Nº. du Mercure le samedi de chaque semaine.
POÉSIE.
LES DERNIERS ADIEUX D'UNE MÈRE A SA FILLE,
ÉLÉGIE.
L'ÉTERNITÉ m'appelle , & ma jeune Emilie!
Retenez , chère enfant , vos soupirs et vos pleurs.
Mon corps anéanti ne sent plus ses douleurs ;
Ma voix s'éteint : et je sors de la vie.
:
Qu'allez-vous devenir , tendre et faible roseau ,
Battu par tous les vents et par tous les orages ?
Atravers les écueils , au milieu des naufrages ,
Quelle main guidera ce timide vaisseau ?
Votre père n'est plus !. O tumulte des armes !!
Sadépouille sanglante habite les déserts.
Le temps a sur sa tombe amené douze hivers ,
Etn'a pu modérer la source de mes larmes .
13
194 MERCURE DE FRANCE ,
Tout me le rappelait. Je trouvais , chaque jour ,
Dans vos traits adorés son adorable image :
Vosyeux venaient m'offrir cette âme sans détour,
Ce sourire charmant qui parait son visage .
Je portais sur mon coeur l'anneau de l'amitié ,
Qu'aupieddes saints autels il me donna lui-même.
Ce faible anneau , ma fille , était mon bien suprême :
Gardez-le par devoir , aimez-le par pitié .
D'untrésor si chéri soyez dépositaire ;
Il a vu mon bonheur , il a vu mes tourmens ;
Nos noms y sont écrits Ce gage héréditaire
Vous redira l'amour de vos tristes parens ,
Si tôt ravis à la lumière.
Mais ne gémissez plus. Dans un monde meilleur
Pour eux vont commencer les heures fortunées.
Puisse le Roi des Rois sur vos frêles années
Jeter un regard protecteur!
En lui seul désormais cherchez untendre père ;
Dirigez vers lui seul votre innocent espoir.
Que le soleil levant , que l'étoile du soir
Trouvent monEmilie occupée à lui plaire..
Il est compatissant : il ne permettra pas
Que madouce brebis s'égare en mon absence.
Il fera triompher votre inexpérience
Des piéges tendus sur vos pas .
Combien votre beauté m'eût inspiré d'alarmes !
Puissiez-vous en jouir avec humilité,
Et , modeste , ne voir dans l'éclat de vos charmes
Qu'un rayon émané de la Divinité !
Chérissez le travail , par goût , par prévoyance :
Le travail a nourri le premier des humains .
D'ailleurs , qui peut compter sur la persévérance
De la fortune et des destins!
Les siècles écoulés , et les temps où nous sommes (1)
Ne montreront , ma fille , à vos yeux effrayés ,
(1) Cette élégie , à trois versets près, fut imprimée en 1808 : ( 1
nach des Muses en a fait mention ). Les amis de l'auteur en ava
copies entières.
L'Élégie intitulée Marie Stuart , Reine d'Écosse, prête à mo
NOVEMBRE 1814. 195
Que des hommes cruels dépouillant d'autres hommes ,
Les cabanes en feu , les trônes foudroyés .
Aumilieu de ce choc des discordes amères ,
Heureux , trois fois heureux , le paisible mortel
Qui n'a point vu passer endes mains étrangères
Lechamp et le toit paternel.
Quelques débris épars ont formé l'héritage
Qui commence pour vous , et pour moi va finir.
Je sauvai ces débris , de l'immense naufrage
Oùd'autres ont vu toutpérir.... !
Des jours plus doux viendront. J'emporte l'espéranee
Qu'il peut revivre encor notre antique bonheur ,
Et que le ciel , touché des soupirs de la France ,
Lui rendra ses héros , ses Rois et sa splendeur.
Les pompesd'ici-bas , l'estime , la richesse
N'exciteront point votre orgueil :
Pourvu que votre esprit se rappelle sans cesse ,
Quetout finit par un cercueil.
Oui , ma fille, un cercueil.En ce funèbre asile ,
Aperçu tant de fois , et toujours évité,
La Mort va renfermer cette impuissante argile ,
Qu'idolâtrait ma sensualité.
Dans le champ da trépas je vais prendre la place
Que m'y réservent mes aïeux.
De leurs simples vertus si j'honorai la trace
Par un respect religieux ,
Faites , Dieu tout-puissant ,que nos cendres amies
S'émeuvent de tendresse et de félicité ,
Etjusques au grand jour demeurent réunies ,
A l'abri des fureurs de la perversité...
LAFONT D'AUSSONNE .
r
l'échafaud, insérée dans un précédent nº. , est aussi de M. Lafont d'Aussonne
, auteur de l'Histoire de Madame de Maintenon , fondatrice de Saint-
Cyr ( ouvrage qui embrasse les règnes de Henri IV , de Louis XIII , de
Louis XIV , et la minorité de Louis XV ) ; 2 vol. in-8°. , avec un beau portrait
deMadame de Maintenon , Dame d'atours , par Mignard,
:
ל
196 MERCURE DE FRANCE ,
HOMMAGE
Rendudans la cathédrale d'Amiens , le 6juin 1329 ,
lippe de Valois , roi de France , par Edouard II
d'Angleterre. Pièce envoyée au concours de l'acc
d'Amiens .
LORSQUE l'heureux Valois (1 ) , prince né loin du trone ,
Eut à la mort de Charle (2) obtenu la couronne ,
Édouard , son rival , jura de ressaisir
Un sceptre qu'à lui seul il croit appartenir.
C'est en vain que des lois la sage prévoyance
Repousse l'étranger du trône de la France ;
Le jugement des pairs , cet acte solennel ,
Bien loin d'être sacré , lui paraît criminel.
Rien ne peut l'arrêter ; les moeurs , la foi publique ,
Les usages des Francs et leur coutume antique ,
Il veut tout abolir , et jaloux de régner ,
Dans le sang des Français il viendra se baigner.
Ardent , impétueux , fier , avide de gloire ,
Il court avec transport aux champs de la victoire ;
Mais il sait modérer une bouillante ardeur ,
La prudence est un frein qu'il donne à la valeur.
Il accueille d'un mot , il flatte d'un sourire
Et possède le don de plaire et de séduire (3) .
Il saura s'en servir ; il espère à ce prix
Et corrompre les coeurs et gagner les esprits .
Valois , pour appuyer les droits de sa naissance ,
En appelle à son bras , se fie à sa vaillance ;
Il règne , il lui suffit de l'amour des Français ,
Cet amour fait son titre , il fera ses succès.
Fierdu choix de son peuple il monte sur le trône ,
Etsaura sur sa tête affermir la couronne.
f
(1 ) Philippe de Valois futsurnommé le Fortuné pour être arrivé a
de saint Louis .
(2) Charles-le-Bel , mort en laissant sa femme enceinte , laquelle
cha d'une fille .
(3) « Son langage était éloquent ; dit Barnès , il était doux, aff
>>déployait tous les talens et toutes les grâces pour séduire les grand
>>peuples ».
NOVEMBRE 1814. 197
Édouard doute encor s'il lui jure sa foi ,
Il craint de s'abaisser en le nommant son roi.
Son devoir le prescrit , son orgueil s'en irrite ;
Indécis , incertain , il balance , il hésite.
Mais enfin l'intérêt l'emporte dans son coeur ,
Édouard a dompté sa haine et sa fureur.
Tu triomphes , Valois ! ton sujet va promettre
D'obéir à son prince et de chérir son maître .
O jour ! o doux moment ! Quel pompeux appareil
Semble le disputer à l'éclat du soleil ?
Noble cité d'Amiens ! Quelle brillante fête
Au sein de tes remparts en ce moment s'apprête !
Le temple retentit de sublimes concerts ,
De parfums et de fleurs les autels sont couverts ;
De la foi des chrétiens cette arche incorruptible ,
L'Évangile est ouvert pour un serment terrible ,
L'Évangile ! garant de la fidélité
Et qui ne fut jamais vainement attesté.
Quel immense concours en ce jour d'allégresse !
Où vont tous ces prélats , où court cette noblesse ?
Et ce peuple en tout temps si fidèle à ses rois ,
Vient- il les couronner une seconde fois ?
Quels voeux seront offerts dans cette auguste enceinte ?
En présence de Dieu , de sa majesté sainte ,
Édouard vient enfin devant l'heureux Valois
Courber sa tête altière au joug puissant des lois.
Vous l'entendez , grand Dieu ! ce libre et pur hommage
Doit être de la paix le fortuné présage ;
La paix , cedoux lien de la société ,
Et le bien le plus cher après la liberté.
Désormais à son prince ainsi qu'à Dieu fidèle ,
Edouard cesse enfin une injuste querelle ,
Et Valois aussi grand que son fier ennemi ,
S'il s'abaisse en vassal le relève en ami :
Doux noeuds , qui détruisant les semences de guerre,
Unissent à jamais la France et l'Angleterre .
Magnanimes rivaux , guerriers pleins de valeur,
Rois puissans ! il est fait le serment de l'honneur :
Le ciel en est témoin , et d'un lâche parjure
Qui de vous souillerait sa bouche libre et pure?
Le parjure convient à des coeurs corrompus ,
%
;
T
7
4
I
198 MERCURE DE FRANCE ,
Voués à l'injustice , à l'intérêt vendus ;
D'un faible et vil mortel c'est le triste partage ,
Il répugne à la force , il fait honte au courage.
Vainement de la terre on bannirait la foi ,
Il lui reste un asile , et c'est le coeur d'un roi.
Sur le trône un monarque est contraint d'être juste ,
C'est l'apanageheureux de sa puissance auguste.
Le parjure avec lui traîne le repentir ,
Et quiconque trahit invite à le trahir.
Prince ! dans ce grand jour l'univers vous contemple;
D'une haute vertu vous lui devez l'exemple .
Gardez que l'avenir puisse un jour vous blâmer ,
Ah!s'il estbeande vaincre , il est plus douxd'aimer
Qui règne sur les coeurs remporte la victoire ,
Un héros la souhaite , un sage en fait sa gloire ,
Satisfait chaque jour de s'entendre bénir ,
Dabonheur qu'il répand le sien est de jouir.
Vains souhaits! le parjure est assis sur le trône.
C'est peu pour Édouard d'une seule couronne,
Il prétendusurper le sceptre de Clovis ,
Et veut au leopard assnjétir les lis.
Valois parut tropgrand dans cette auguste fête (4) ;
Son rival s'indigna d'avoir courbé la tête.
Enadmirant la pompe et le faste étalé ,
« Voilà, dit-il , lesbiens dontje suis dépouillé !
>>Je ne connaissais pas tout le prix de ce trône ;
» Ah ! j'ai cédé trop tôt cette belle couronne!
» Je voudrais vainement jurerde la servir ,
>>Tous mes voeux désormais seront de la ravir ».
Excité parRobert (5) , ( un traître , un vil transfage ,
Heureuxchez les Anglais d'obtenir un refuge )
Édouardveut tenter par le sort des combats
D'arracher à Valois ses superbes états.
Les traités sont rompus et du sein des alarmes
Édouard et Philippe ont ressaisi leurs armes.
Princes , où courez-vous et pourquoi ces apprêts?
(4) Il esttrès-vrai que dans cette occasion Édouard fut jaloux de Valois ,
ce qui le fortifiadans le dessein de conquérir la France.
(5) Robert, condamnéparla cour des pairs en1332. :
NOVEMBRE 1814.
199
Songez à vos sermens , songez à vos sujets!
Ils respirent tous deux la discorde et la guerre ,
Et leurs bras sont armés pour ravager la terre.
Ils n'écoutent plus rien qu'une aveugle fureur ,
La force est leur seul droit, leur titre est lavaleur.
Et Dieu qu'ils ont trompé , Dieu vengeur du parjure ,
Dans des ruisseaux de sang lavera leur injure.
TALAIRAT,
L'INSOMNIE DU POÈTE .
Chacun songe en veillant , il n'est riende si doux .
LA FONTAINE
DES heures de la nuit le char silencieux
Roule depuis long- temps dans les orbes des cieux ,
Et vainement Morphée a d'une main propice
De ses fleurs sur mon front secoué le calice .
Je veille , et cependant le calme est dans mon coeur ,
Et l'Amour , mon tyran quand il fut mon vainqueur ,
Va chercher loin de moi des conquêtes nouvelles ,
Des sujets plus heureux, des esprits plus rebelles.
Cherchez , cruel enfant , dans l'ombre de la nuit ,
Le coeur qui vous ignore ou le coeur qui vous fuit.
De la vierge qui dort allez du bout de l'aile
Agiter les cheveux et la gaze infidèle ;
Et caché sur son lit , à l'abri des soupçons ,
Aux pavots de Morphée ajoutez vos poisons .
1
Mais songer à l'amour , exciter son génie ,
N'est- ce pas condamner mes yeux à l'insomnie ?
Hé bien ! sois avec moi , riante illusion ,
Amène sur tes pas la riche fiction.
Viens , sous tes traits changeans , par les grâces parée ,
Marche , toujours trompeuse et toujours adorée ,
Au milieu de ces choeurs , au bruit de cés concerts
Dont tes nombreux enfans enchantent l'univers .
Sur tes ailes d'azur mollement balancée ,
Viens embellir la nuit , rafraîchir ma pensée.
D'unsouris chasse au Join les songes effrayans ;
D'un geste peuple l'air de fantômes errans ;
1
?
200 MERCURE DE FRANCE ,
,
D'un souffle apporte-moi la fraîcheur des bocages ,
Et les parfums naissans sur les plus beaux rivages .
Que dis-je ? Quoi ! déjà les nymphes , les sylvains
Promènent près de moi leurs rapides essaims .
Je vois auprès d'Hébé la jeune Valkyrie
Mêler son hydromel à l'auguste ambroisie ;
Et sur un trépied d'or , la baguette à la main ,
La fée , au sein des nuits , se frayer un chemin
Sous ses pieds délicats faire naître des roses ,
Et tromper mes regards par cent métamorphoses.
Elle aime à protéger les fidèles amours.
Je la vois s'approcher de ces immenses tours.
Un jeune paladin , aimé de la victoire ,
Y regrette à la fois son amante et la gloire.
Il gémit..... un oiseau chante dans la prison .
Le jeune amant surpris écoute sa chanson :
<<Bientôt , beau paladin , fimira ta souffrance .
>> Aujourd'hui j'ai voulu t'apporter l'espérance ,
>> Et je viendrai demain t'offrir la liberté.
>> Tu connaîtras la gloire , aimé de la beauté.
>>>Adieu . Donne un baiser aux plumes de mon aile
» Et je vais aussitôt le porter à ta belle .
>>>Hélas ! de longs soupirs s'échappent de ton coeur.
>> Demain , beau paladin , finira ta douleur ».
Mais tandis qu'attentif à cette aimable scène ,
J'attends que cet amant s'éloigne de sa chaîne ,
Qui porte jusqu'à moi ce jour harmonieux?
D'où naît près de mon lit će bruit mystérieux ?
L'abeille qui s'envole avec un doux murmure ,.
La goutte d'eau qui tombe au sein de la verdure
Ont un son moins timide , agitent moins les airs .
Est-ce vous , être heureux d'un nouvel univers ,
Qui souvent pour charmer ma longue rêverie ,
Daignez abandonner votre belle patric ?
O sylphide ! entendrai -je aujourd'hui votre voix
Révéler ces secrets demandés tant de fois ?
Hélas ! daignez -vous lire au temple de mémoire
La page où les destins ont tracé mon histoire ?
Verrai-je ce bonheur que j'attendis toujours ?
Éprouverai-je encor le tourment des amours ?
De la gloire à mon tour obtiendrai -je un sourire ?
2
:
,
NOVEMBRE 1814. 201
Tous ces arts séducteurs dont j'adore l'empire ,
Parmi toutes leurs fleurs cachent-ils un laurier .
Qui me préservera de mourir tout entier ?
Ehquoi ! vous me fuyez ! et mon regard avide
Apeine dans les airs suit votre vol rapide .
Revenez , doux éclair de grâce et de beauté.
Revenez , pardonnez ma curiosité.
Si j'ai voulu briser le bandeau salutaire
Que posa le destin sur mon front téméraire ,
Hélas ! l'esprit de l'homme , esclave du désir ,
Dédaigneux du présent , adore l'avenir :
Ce fantôme brillant que pare l'espérance
De l'homme dans sa course allége la souffrance.
Pardonnez ; mais , hélas ! mon oeil vous cherche en vain
La nuit , la triste nuit , de sa pesante main ,
De ses voiles épais semble doubler le nombre.
Mon oeil , avec tristessé , erre et se perd dans l'ombre.
Ma paupière brûlante , avide de pavots ,
Et s'affaisse et se lasse à chercher le repos.
Je ressens tout le poids des longues insomnies.
Voyez errer au loin les hideuses lamies .
Pendant les nuits d'hiver Hécate quelquefois
Les voit fuir en hurlant dans l'épaisseur des bois ,
Etd'un impur amour immolant les victimes ,
Chanter dans des festins les fureurs de leurs crimes .
Souvent , cherchant le lit où dort l'adolescent ,
Elles vont sur son sein asseoir leur corps pesant ;
Jouir des longs soupirs d'une haleine oppressée ;
Et bientôt n'écoutant qu'une rage insensée ,
Déchirer en lambeaux ce corps long-temps si cher ,
Et dévorer ce coeur qu'elles n'ont pu toucher.
:
Écarte , ô ma pensée ! un si cruel spectacle.
Souvent ta volonté ne connaît point d'obstacle ;
Fais un heureux effort ! .... Par quels enchantemens....
M'as-tu déjà conduit dans ces climats charmans
Ou naquit Apollon , où voyageait Homère !
Un souffle poétique anime l'atmosphère ,
Agite cette mer que sous les plus beaux cieux
Neptune décora d'îles chères aux Dieux.
J'aborde , je parcours , j'admire chaque plage
Et l'amour me conduit de rivage en rivage.
ai
:
1202 MERGURE DE FRANCE ,
Nymphes , qui dans ces prés veniez cueillir des fleurs ,
Et qui , du ciel d'été redoutant les ardeurs ,
Dormez aux doux concerts des cygnes daMéandre ,
Prenez garde at sylvain qui cherche à vous surprendre,
Je l'ai vu se cacher au fond de ces roseaux :.
Il fait rider encor la surfacedes eaux.
Allais-tu , bel Acis , près de ta Galatée ,
Quand tu suivais les bords de la mer agitée?
T'avait-elle au rétour promis un doux baiser ,
Ou l'ayant courroncée , allais- tu l'apaiser ?
Voyez-vous l'alcyon , au lever de l'aurore ,
Bercer auseindes mers ses oeufs tout près d'éclore ?
Laflûtedes bergers vient égayer les airs :
J'aimais mieux des oiseaux les timides concerts.
Laissez-moi reposer sur cette herbe vermeille .
Flore en fuyant un jour y versa sa corbeille;
Et les jeunes zéphyrs , errans dans ces forêts ,
Ycherchent des parfums eny versant le frais.
Je veuxgoûter ici le charme du silence.
L'ombredes oliviers jusqu'au fleuve s'avance ;
Etde légers brouillards échappés du gazon ,
Amesyeux par degrés ont voilé l'horizon .
Arbres , n'agitez plus vos fleurs etvos feuillages.
Dormez , dormez encor , oiseaux de ces rivages.
BRES, N.
UNE JOURNÉE D'AUTOMNE .
FRAGMENT.
N'ENTENDS - JE pas du jour sonner la sixième heure?
Hâtons-nous , descendons sur les rives de l'Eure ,
Bords chéris que Collin charmade ses accens ,
Del'automne abondante admirer les présens .
Le vallon , dans les biens que sa richesse étale ,
N'offre plus du printemps la pompe végétale ;
La campagne aperdu ses riantes couleurs :
Partout les fruits dorés ont remplacé les fleurs;
NOVEMBRE 1814. 203
Partout le doux aspectd'une récolteheureuse
Auvillageois actif rend l'âme plus joyeuse.
Contemplons, entouréde ces nombreux hameaux ,
Ces sites ravissans , ces agrestes tableaux ,
Où souvent s'égara timide et solitaire ,
Le bon , l'aimable auteur du Vieux Célibataire.
Combien ce ciel brillant plaît à mon coeur éma !
Sous ces épaisberceaux , mollement étendu ,
Quej'aime à reposer macourse vagabonde!
J'ai vu ces champs fameux , ces bords quede son onde
Arrose la Durance , etdont l'aspect riant
Éveilledans les coeurs le plusdoux sentiment ;
Ces lieux où les échos font retentir encore
Les noms harmonienx de Pétrarque et deLaure!
Eh bien ! ces lieux si beaux, ces bosquets toujours verts
Que Pétrarque animadu charmede ses vers ;
Où le chiffre amoureuxde sa fidèle amie
Se voit tracé partout sur l'écorce vieillie ;
Ces riches arbrisseaux , ce spectacle enchanteur
Qu'étale la Provence aux yeux du voyageur ,
Plaisent moins à mon coeur que le vallon fertile
Qu'aimait à parcourir ma jeunesse indocile : .
Le ciel de la patrie est toujours le plus beau .
Chaque instant , dans ces lieux , m'offre un plaisir nouveau :
Non pas de ces plaisirs , enfans de l'indolence ,
Qui , hantant les palais de la froide opulence ,
Charment des grands du jour l'insipide fierté :
Leur éclat convient mal à la simplicité.
Les jeux tumultueux , le vain luxe des villes ,
Ne troublèrent jamais ces demeures tranquilles :
Mes plaisirs sont plus doux , étant plus naturels.
La gaîté m'accompagne aux foyers paternels :
Soit que , nouveau Tityre , assis au pied d'un hêtre ,
J'anime sous mes doigts le galoubet champêtre ;
Soit que , loin du hameau , chasseur toujours actif ,
Je poursuive des bois l'hôte agile et craintif;
Soit qu'enfin je présente au poisson trop avide ,
L'appât léger qui cache un hameçon perfide;
Je suis heureux , l'ennui ne saurait m'approcher :
Etsous le toit rustique , à mon amour si cher ,
Qui vit de mon rival l'espérance abusée ,
204 MERCURE DE FRANCE ,
Plusd'un doux souvenir vient flatter ma pensée.
C'est là , dis-je en moi-même , au fond de ces bosquets ,
Que le dieudes amans me perça de ses traits ;
C'est ici que brûlé de l'ardenr la plus pure,
Loin des regards jaloux , guidé par la nature ,
Cédant , sans y songer , à son pouvoir vainqueur ,
Pour la première fois je connus le bonheur ;
C'est près de ce ruisseau , que fier de mon audace ,
Dans les savans accords des maîtres du Parnasse ,
Essayant sur mon luth de poétiques airs ,
Je puisai , jeune encor , le noble amour des vers.....
Ainsi l'illusion , ce charme inconcevable
Qui sait nous faire aimer l'objet le moins aimable ;
La douce illusion dont le pouvoir heureux
En un vallon fleuri change un abîme affreux ,
De son prisme enchanteur , dans ces plaines riantes ,
Fait briller à mes yeux les couleurs éclatantes ;
Ainsi des jeux passés le souvenir charmant
Vient ajouter encore aux plaisirs du moment :
Heureux qui peut goûter ces douces rêveries !
Le jour brille , et déjà , fuyant les bergeries ,
Le pâtre , accompagné de ses chiens vigilans ,
Conduit vers le coteau ses moutons bondissans ;
Déjà du laboureur dirigeant sa charrue
Et pressant des chevaux la marche suspendue ,
Le fouet , en longs éclats , a frappé les échos :
Chacun avec ardeur retourne à ses travaux .
Que j'ai toujours aimé ces momens de folie ,
Où le gai vigneron , dans la cuve remplie ,
Foule d'an air joyeux ces raisins si chéris
Que de ses doux rayons le soleil a mûris !
Voyez ces villageois , en un beau jour d'automne ,
Réunis et pressés à l'entour d'une tonne ,
Boire à longs traits l'oubli des maux qu'ils ont soufferts ,
Et narguer en buvant l'approche des hivers.
Loin d'eux du riche altier le faste ridicule !
Demain en main la coupe incessamment circule ;
Leur table est un sol frais , leurs tapis des gazons ;
L'écho des bois redit leurs joyeuses chansons ,
Ils chantent , et du Dieu qui préside aux vendanges ,
Tous d'une voix confuse entonnent les louanges .
Bientôt, abandonnant la place du festin ,
1
;
>
NOVEMBRE 1814 . :205
L'un à l'autre enchaînés , dans le bosquet voisin ,
Sur l'herbe épaisse encor qu'ils foulent en cadence ,
Ils donnent en riant le signal de la danse.
Le jour ne suffis pas à leurs plaisirs nombreux ,
La nuit les trouve encor rassemblés dans ces lieux :
Ondirait que lui-même échauffant leur délire ,
Bacchus au milieu d'eux a fixé son empire.
Ochamps délicieux ! ô fortunés vallons !
Pourquoi faut- il , hélas ! que les froids aquilons ,
Étendant sur ces bords leurs ravages funestes ,
Viennent vous dépouiller de vos charmes agrestes ?
Loin de la fleur d'automne , entr'ouverte au matin ,
Voltige le zéphyr qu'elle rappelle envain.
Bientôt , à gros flocons , la neige amoncelée
D'un tapis blanchissant couvrira la vallée ;
Bientôt les noirs frimas , les autans orageux ,
Déployant sur les monts leurs voiles nebuleux
Et remplissant les airs de leurs moites haleines ,
Vont forcer les troupeaux à déserter les plaines .
Déjà même déjà , pressentant les hivers ,
Les oiseaux du bocage ont cessé leurs concerts ;
Déjà sous d'autres cieux où la chaleur l'appelle ,
Fuit d'un rapide vol la prudente hirondelle ;
Jusqu'au jour où brillant des plus vives couleurs ,
Le doux printemps viendra ,le front paré de fleurs ,
Des ouragans fongueux dissipant la tempête ,
Rendre à nos champs flétris leur parure de fête ,
Et sur son char riant devançant le soleil ,
De la nature entière embellir le réveil .
Alors , heureux vallons , vous me verrez encore ,
Quand de l'ardent midi la chaleur nous dévore ,
M'enfoncer en rêvant sous vos ombrages frais .
Oui , si le sort propice exauce mes souhaits ,
Je reviendrai m'asseoir sous ces antiques chênes
Que baigne en cent détours le cristal des fontaines ,
Et du démon des vers constamment agité ,
Rimer, sur vos gazons , des couplets à Myrthé !
La tendresse nourrit une muse discrète :
Qui ne sait point aimer ne fut jamais poëte .
AUGUSTE MOUFLE.
1
200 MERC ANCE ,
A M. HUE ,
Auteur des Dernières années du règne et de la vie de Louis
Tu partageas le sort de ce roi généreux
Dont les Français chérissent la mémoire ;
Qui pouvait mieux que toi , de ses jours malheureux
Redire à notre amour la déplorable histoire !
Cemonument de ta douleur
Consacre tes talens , rappelle ton courage :
Oui , la France attendrie admire en cet ouvrage ,
Et le sujet fidèle et l'éloquent auteur.
FOUQUEAU DE PUSSY.
A M. LE MARECHAL DUC DE DALMATIE ,
Gouverneur-général de la Bretagne , sur sa nomina
ministère de la guerre.
Nos ennemis estiment sa valeur ,
Et le Breton lui-même admire sa franchise ;
Moderne Duguesclin , il a pris pour devise <
Leroi , lapatrie et l'honneur.
Par le méme.
☑
A M. AMÉDÉE DE PASTORET ,
SUR SON POÈME DES TROUBADOURS (1).
ÉMULE harmonieux des cygnes d'Ausonie ,
Poëte chéri des Amours ,
En toi l'heureuse Occitanie
Revoit un de ses troubadours .
Chantre d'Oger , de Raymond et de Laure (2) ,
(1) Les Troubadours , poëme en quatre chants , in-8°. , 18
Firmin Didot .
(2) Personnages principaux du poëmedes Troubadours.
NOVEMBRE 1814. 207
1
Beau ménestrel , doux favori d'Isaure (3) ,
Des poétiques fleurs ton front doit s'embellir:
L'aimable troubadour qui sut les faire éclore ,
Seul a le droit de les cueillir.
Le baron DE CRAZANNES.
ÉNIGMES.
LECTEUR , qui te fais une étude
Dedeviner qui je suis ,
Exempt de chagrin , de soucis
Je passe sans inquiétude
Les courts instans d'une innocente vie.
Pourrais-tu me porter envie?
Mes jours ne sont que d'unprintemps ,
Etj'emploie à manger les deux tiers de mon temps.
Non, tu ne saurais être envieux de mon sort
1
Sidans l'amour je mets toute ma gloire
N'en sois pas pour cela plus jaloux de monsort.
L'amour me conduit à la morty
Etje passe mesjours sans boire.
S..
Entrois sensdifférens mon nom pent être pris ;
Lecteur, dans le premier ,je défigure Iris ;
Je sers , dans le second , d'ornement aux habits ;
Je précède en troisième et la rose et le lis.
dietroswo...
LOGOGRIPHES .
;
Je ne suis que pure grimace
Propre à duper la populace ;
Mais tout mortel un peu sensé
N'ajamais eu pour moi qu'un mépris prononcé.
. د
(3) Clémence Isaure, fondatrice des Jeux Floraux de Toulouse.
208 MERCURE DE FRANCE , NOVEMB. 1814 .
Pourtant à tous les yeux j'offre une capitale ,
Plus une notemusicalem Re
Celle à qui nous devons lejour ;
L'objet chéri de notre propre amour .....
Un titre qu'on révère en France , 01
Plus que jamais l'objet de notre confiance.
Le nom que donne à sa bonne un enfant;
Ce qu'un poëte va cherchant ;
Un mot synonyme à colère ;
Le perfide élément qu'écume le corsaire.
Avec ma tête on me mange ,
Et sans ma tête on me boit.
S.......
CHARADES.
Mon premier fait défense
De manger mon second;
Mon tout de la dévotion
Affectant les dehors n'en a que l'apparence .
Mon premier est un demi-dieu ;
Mon second sert à plus d'un jeu ;
En caractères ostensibles ,
En grosses lettres bien lisibles ,
Mon tout s'affiche en certain lieu .
3
S.......
S.......
12
Mots de l'ENIGME, du LOGOGRIPHE et de la CHARADE insérés
dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme est Mouchettes.
Celui du Logogriphe est Ilion.
Celui de la Charade est Poumon.
1
J
LITTÉRATURE ET BEAUX - ARTS .
VOYAGE EN AUTRICHE , ou Essai statistique et géographique
sur cet empire ; par M. MARCEL DE SERRES.-Quatre
vol . in - 8°. , accompagnés d'une carte physique , de
plusieurs coupes de nivellement , et de divers tableaux
comparatifs sur l'étendue etla population de l'Autriche .
( DEUXIÈME ARTICLE. )
7
LES voyages , ou pour mieux dire l'art de voyager ,
exigent (ainsi que l'observe fort bien M. de Serres ) nonseulement
des connaissances variées , mais encore une étude
particulière , où l'expérience peut seule servir de guide et
apprendre à en tirer le parti le plus avantageux. Heureux
celui qui , en voyant des objets et des pays nouveaux , sait
à la fois les peindre en poëte et les décrire en savant !
Tel a été sûrement le double but que s'est proposé M. de
Serres , et s'il ne l'a pas toujours atteint , cela tient probablement
au plan didactique qu'il a dû suivre , travaillant
pour le gouvernement auquel il importait plus d'avoir
des données positives que des descriptions brillantes . Cependant
le Voyage de M. de Serres n'est pas dépourvu
de ces réflexions qui attachent et de ces descriptions qui
amusent ; seulement elles y sont semées avec ménagement
, et comme de ces choses qu'il n'a pu se permettre que
rarement par une suite de la régularité de son plan. Probablement
dans le Voyage que M. de Serres va publier
sur le Tyrol et la Bavière , et que M. Depping a déjà
annoncé avec éloge , il aura suivi une autre marche et se
sera livré davantage à l'influence de son imagination. Ainsi
après s'être acquis une brillante réputation comme observateur
, il obtiendra probablement celle que donnent le
charme du coloris , et l'art si difficile de peindre par des
sons ce que les yeux ne sauraient voir.
--Dans notre premier article , nous avons suivi l'auteur
14
210 --MERCURE DE FRANCE ,
du Voyage en Autricke dans le vaste tableau qu'il nous
a tracé sur cet empire , et nous avons montré avec quelle
supériorité de talent il nous avait fait sentir tout ce que
pourrait être l'Autriche , lorsque sa civilisation serait arrivée
au degré où se trouvent les autres puissances de l'Europe.
Après avoir esquissé un tableau rapide sur l'ensemble
de l'Autriche , l'auteur décrit ensuite les différentes provinces
de cette monarchie. Il suit à leur égard la même
marche et le même plan qu'il avait adoptés pour faire connaître
la situation générale de l'Autriche . Le second volume
commence donc par la description de l'archiduché d'Autriche
, et une notice historique fort bien conçue précéde
cette description . M. de Serres a cru devoir en faire de
même pour toutes les provinces. Ces notions historiques
mettent un intérêt de plus aux lieux que l'auteur décrit
ensuite. On retrouve en général dans tous ces morceaux
et de la noblesse dans les pensées , et de la dignité dans
le choix des expressions. Pour en faire juger le lecteur ,
nous citerons le passage où M. de Serres parle de Marie-
Thérèse et de Joseph II . Ce morceau commence ainsi :
<<Malgré la sollicitude paternelle que Charles VI avait
>> mise à assurer à sa fille Marie- Thérèse la possession
» de ses états , cette princesse eut tout à vaincre pour
>> y parvenir , et ne le dut qu'au courage et à la fidé-
>>> lité des Hongrois. Ainsi par la grandeur de ses vues
>> et l'activité de son génie , elle sut triompher du héros
>> de la Prusse, surmonter tous les obstacles que lui op-
>>>posait l'animosité des souverains de la Bavière , de la
>>Sardaigne et de la Pologne , et n'être pas accablée par
>> la puissance de la France qui s'était liguée avec ses
>> ennemis. Après s'être débarrassée de ce grand nom-
>>bre d'ennemis qui auraient pu l'anéantir , si elle en
>> avait été effrayée , elle mit en 1748 la couronne impé-
>> riale sur la tête de l'époux qu'elle s'était choisi. Alors
>> seulement elle put donner tous ses soins à l'adminis-
>> tration de ses vastes états qu'elle sut encore agrandir.
>>Son fils , Joseph II, lui succéda en 1780 : déjà du
>> vivant de sa mère , en 1764 , il avait été reconnu roi des
>>Romains . Joseph fut le premier souverain de la maison
>>de Lorraine qui monta sur le trône d'Autriche ; il sucNOVEMBRE
1814 . 211
هللا
ש
K
>>céda paisiblement à François Ier . , que Marie - Thérèse
>>avait appelé au trône . Avec cet empereur commença en
>>Autriche un esprit de réforme , qui paraissait devoir s'é-
>> tendre à tout ; mais qui ne put jamais vaincre l'inertie
>>des peuples de cette monarchie. Ainsi, aucune des insti-
>>tutions de Joseph II ne s'étendit au-delà de son règne ,
>>soit qu'elles ne fussent pas en rapport avec le caractère
>> des peuples auxquels elles étaient appliquées , soit enfin
>>que les vues de cet empereur fussent trop étendues pour
>>le siècle où il vivait et surtout pour la nation, qu'il était
>> appelé à gouverner. Peu fortuné dans ses entreprises ,
>>Joseph II n'eut que des succès médiocres dans ses guerres
>>contre les Turcs ; il n'eut pas même la consolation de les
>>terminer. La mort le surprit après un règne de dix an-
>> nées , au milieu des préparatifs qu'il faisait de toutes
>> parts » .
Si M. de Serres nous paraît avoir réussi à donner à son
style de la simplicité et de la rapidité lorsqu'il traite des
points d'histoire , il a également de l'élévation et de l'élégance
dans les morceaux purement descriptifs. Telle est
cette description de la belle place de Vienne , où l'on voit
la statue équestre de Joseph II .
»
<<De toutes les places de Vienne , dit notre voyageur ,
la plus importante sans doute est celle de Joseph Platz :
>>formant presqu'un carré régulier , elle est entourée par
>> des bâtimens qui , sans être d'une belle architecture , en
>>imposent cependant par leur masse et leur ensemble . La
>>bibliothéque , le muséum d'histoire naturelle sont les
>> plus grands édifices qui embellissent cette place , tandis
>> que l'hôteldu comte de Fries se fait remarquer par l'élé-
>>gance de son architecture et le fini de ses détails au
>> centre s'élève la statue colossale de l'empereur Joseph II ,
» vêtu à la romaine , et la tête ceinte de la couronne de
>> laurier , symbole du génie et de la victoire d'une main,
>> il gouverne un cheval impétueux , tandis qu'il étend
>> l'autre sur le peuple, en signe de force et de protection.
>> La tête de l'empereur est belle , et l'exécution de l'en-
>> semble de cette figure équestre est généralement bien.
>> Cependant on est étonné qu'un monument aussi colossal
>> ne produise presque aucune impression , et vous laisse
212 MERCURE DE FRANCE ,
>>> froid au premier moment qu'on l'aperçoit : qu'y manque-
>> t-il donc , si ce n'est cette vie et ce don du génie que l'art
>> ne saurait donner , mais que produisent seules ces inspi-
>> rations divines , qui élèvent le peintre et le poëte comme
>> au - desssus d'eux-mêmes , lorsqu'ils créent des beautés
>> nouvelles ? Alors seulement les oeuvres des arts exaltent
>> la pensée et l'imagination , en présentant à nos regards
>> cette beauté idéale empreinte dans notre âme , et qui
>> nous décèle à la fois notre origine et notre avenir » .
Il mêle aussi à ces descriptions , des réflexions qui leur
donnent de l'intérêt , en nous reportant sur des sentimens
vrais , et que tout homme bien né a mille fois éprouvés.
C'est également avec plaisir qu'on trouve dans cet ouvrage
les pensées suivantes , qui , malheureusement , sont trop
effacées dans le cooeur des hommes. « De tous nos monumens
, les églises nous rappellent le plus de souvenirs . Si
leurs voûtes ne retentissent plus aujourd'hui que des prières
des simples de coeur , et si les malheureux seuls vout y
chercher des consolations , on ne peut oublier qu'autrefois
les rois y venaient puiser des leçons devant l'image d'un
Dieu humilié. Ainsi , ceux qui font une partie si considérable
des grandeurs humaines aimaient à visiter les temples
où on apprend à les mépriser. En entrant dans ces églises
antiques où tant de prières se sont confondues , onpeut se
croire entouré de tous ces héros , que des tombeaux , derniers
restes de notre néant , distinguent encore à nos yeux
de la foule de ces hommes , qui , quoique plus obscurs ,
n'en étaient peut-être que meilleurs .
Quoique. Vienne réunisse péu de monumens remarquables
, sous le rapport de l'art , il y en existe pourtant
un certain nombre. Au milieu de ceux-ci on distingue
le mausolée de Canova , érigé par le duc Albert en
l'honneur de l'archiduchesse Marie - Christine. Ce mausolée,
en marbre de Carrare , représente une vaste pyramide
de vingt-huit pieds de hauteur , que soutient un
piédestal proportionné à son élevation : deux escaliers en
marbre blane conduisent à la pyramide , dont la base ouverte
laisse voir un tombeau. Sur la plinthe du monument
on lit ces mots : Uxori optimæ Albertus .
1 >>> Au-dessus de cette inscription , un génie , les ailes éten
NOVEMBRE 1814.
1
213
dues , porte un médaillon. Sur le médaillon on voit le
portrait de Marie , entouré d'un serpent , symbole de la
prudence et de l'immortalité ; de l'autre côté , un génie ,
les ailes déployées , prend son essor et présente à Marie la
palme due à ses vertus.
>>>Les degrés qui conduisent à l'entrée de la pyramide sont
couverts d'un riche tapis. Une jeune fille , dont la tête est
couronnée de fleurs , va descendre dans la tombe. Une
femme d'un âge mûr va aussi s'enfoncer dans la nuit du
tombeau : enveloppée dans une longue draperie plissée ,
ses cheveux en désordre , retenus seulement par une couronne
d'olivier , annoncent la pensée qui occupe son âme :
elle porte dans ses mains l'urne funèbre qui contient les
seuls restes d'une princesse chérie ; abîmée de douleur ,
sa tête se penche malgré elle sur ces tristes débris , qui lui
rappellent encore l'objet d'une pure et tendre affection .
Une jeune fille suit de près ses pas : ses regards baissés et
son air attendri , annoncent que rien ne peut résister à la
mort , qui règle la destinée des hommes ; sa douleur naïve
inspire de la pitié pour celle qui cause tant de regrets . Ce
premier groupe s'avance avec lenteur , mais sans effort.
Ces femmes plaintives montrent toutes une résignation
angélique ; mais Marie ne leur en a - t - elle pas donné
⚫l'exemple ?
>> Plus loin s'avance un second groupe; sa marche est plus
lente , et les sentimens qui animent les personnages qui le
composent , n'ont point la même égalité. Une jeune femme
entraîne un vieillard aveugle , qui , quoique courbé par
l'âge , semble craindre encore plus les horreurs de la mort
que le jeune enfant qui le suit , et dont, les mains jointes ,
annoncent la résignation. Ainsi , selon la pensée admirable
du sculpteur, l'enfance , en apparence , plus éloignée du
trépas , est souvent la première à descendre au tombeau , et
le vieillard , quoique tourmenté par toutes les infirmités
de l'âge , craint plus de perdre un reste de vie que le jeune
homme, dont les années ont à peine commencé. A gauche
et à l'entrée de la pyramide, un lion couché penche sa
tête avec douleur : plus bas et sur le premier degré , un
génie ailé et presque nu s'appuie sur la crinière du lion;
une douce mélancolie est empreinte sur son visage céleste ,
214 MERCURE DE FRANCE , /
et la puissance de la mort , qui a su paralyser le courage
du lion, emblème de la force , semble aller jusqu'à glacer
le fen du génie.
» Mais , admirable chef-d'oeuvre , comment pouvoir te
décrire ? Je dois plutôt faire comme ces poëtes qui , ne
pouvant atteindre jusqu'à la tête des dieux , laissaient tomper
leurs couronnes à leurs pieds. Oui , groupe divin , en
toi tout est admirable , pensée , sentiment , expression , et
tu portes dans l'âme ce sentiment pénible et lugubre de la
mort , qui frappe de la même main les rois et les labouréurs
» !
Lès citations que nous venons de faire auront pu donner
úné idée de la manière de M. Marcel de Serres , et de l'intérêt
qu'il sait répandre dans ses descriptions . L'on voit
que son style s'élève avec son sujet, sans cependant avoir
de l'enflure et de la recherche. Ces différens morceaux
donneront sûrement le désir à plus d'un lecteur d'avoir dans
sa bibliothéque un ouvrage qui ne peut que devenir fondamental
, pour un des plus grands empires de l'Europe
. D'autres intérêts se rattachent encore à cet ouvrage ,
et le mettront bientôt entre les mains de tous ceux qui
s'occupent de statistique générale et de géographie. Si le
petit écrit, que l'auteur a déjà publié sur le pays de Salzbourg
, a fourni tant de données aux faiseurs de dictionnaires
ou à ceux qui écrivent sur la géographie de l'Europe,
à plus forte raison ils en trouveront dans un ouvrage
où il y a un si grand nombre de faits . Du reste, le travail de
M. de Serres aurait eu un succès bien plus rapide, s'il était
moins étendu et s'ilcontenaitmoins d'observations .Lamasse
de ceux qui lisent aiment mieux être amusés qu'instruits ,
etpourvuqu'on les intéresse, cela leur suffit . A la vérité , les
succès qu'on obtient de cette manière sont peu durables ;
mais aussi ils donnent bien vite de la réputation dans le
monde. Nous reprocherons donc à M. de Serres d'avoir
accumulé trop de faits ddaannss son ouvrage , et de n'avoir pas
assez songé à ses lecteurs .
Il n'est point de villes qui aient de plus belles promenades
que Vienne . Placée sur les bords d'un des plus
grands fleuves de l'Eurooppee et dans une terre fertile , cette
citédoit autantå ces avantages qu'à l'humidité de son ccliirNOVEMBRE
1814. 215
matd'avoirunevégétation aussi bellequeriante. Rienn'égale
ce Prater , que tous les voyageurs ont tant vanté ; mais que
peut-être aucun n'a aussi bien décrit que M. de Serres .
L'étendue du Prater ,observe-t-il , n'est pas moindre d'un
mille : sa largeur est à peu près la moitié de sa plus grande
longueur. Cette immense promenade commence à deux
cents pas environ des dernières maisons du faubourg
Jaegerzeill : d'énormes châtaigniers , des chênes d'une
grande vétusté et des tilleuls magnifiques , composent la
plus grande partie de cette forêt : le feuillage en est si
touffu , qu'on y jouit à tous les instans du jour d'un ombrage
frais . Cependant , comme l'aspect d'une forêt aussi
vaste pourrait paraître monotone , on a ménagé de distance
en distance de grands espaces tapissés de gazon , où l'on
peutjouir du contraste d'une vive lumière et du ton sombre
produit par l'épaisseur du feuillage. D'immenses troupeaux
de cerfs animent cette belle scène on les voit revenir
chaque matin et s'enfuir chaque soir , lorsque les
promeneurs viennent troubler leur solitude ou leur repos.
Deux chemins conduisent au Prater : l'un passe par la
Léopold-Stadt , et l'autre , par le faubourg Jaegerzeill. En
sortant de ce dernier , on trouve une place circulaire qui
se divise en quatre allées principales ; ces allées vont se
terminer au Danube. On en voit plusieurs fréquentées
tous les jours , et à peu près aux mêmes heures , par les
promeneurs enclins à la mélancolie. Tout se fait à Vienne ,
avec tant de régularité , que l'on met presqu'autant d'exactitude
dans les plaisirs que dans les affaires . A l'extrémité
de ces belles allées , on jouit d'une vue délicieuse . Rien
n'est aussi agréable que les îles nombreuses dont le lit du
Danube est parsemé , et dont les beaux arbres viennent se
réfléchir dans le mobile cristal des eaux. Tout , en effet ,
paraît animé dans cette nature riante . D'un côté , les vents
qui règnent ordinairement sur ces bords , agitent la feuillée,
tandis qu'ils donnent un mouvement encore plus accéléré
aux eaux du Danube. En voyant passer ce fleuve qui s'écoule
sans jamais se ralentir , l'imagination se représente
notre vie passagère , et le temps qui en est la mesure. Nous
fuyons de même que ces eaux , et une force invisible nous
ramène également au point où nous étions d'abord. Le
216 MERCURE DE FRANCE ,
र
souffle de Dieu nous anima , et son souffle va détruire ce
qui tient en nous à la matière ; et qui sait si les élémens
qui composent notre corps périssable , ne sont point nécessaires
à d'autres êtres qui vivront et fimiront comme
nous ? :
M. de Serres termine la description des environs de
Vienne, par celle du parc et du palais de Schoenbrunn et
de Laxembourg . Il nous donne également des détails fort
curieux sur le fameux temple de la nuit , qui existe dans
un souterrain au milieu des jardins de Schoenau . Pour nous
qui n'avons pas vu ce singulier édifice , nous n'avons pas
lu sans surprise cette description. Elle annonce un des
monumens les plus surprenans et les plus bizarres que l'on
puisse imaginer. Je conçois très-bien , avec notre voyageur,
que si eny entrant on ne savait pas qu'on est aux portes
de Vienne , on pourrait croire assister à quelques mystères
d'Isis , et commencer ces terribles initiations où le prestige
des prêtres faisait croire , aux trop faciles humains , que
des choses trop hautes pour notre commune faiblesse leur
étaient dévoilées. C'est également avec plaisir que j'ai
trouvé dans ce voyage une des plus belles inscriptions
que je connaisse. On sait qu'il est d'usage en Autriche
que l'empereur fasse élever un mausolée aux mânes des
maréchaux morts pour la patrie. Le maréchal Lawdon
n'eut pas cet honneur par une suite de quelque intrigue
de cour ; sa femme , qui seule n'avait pas oublié sa gloire
et ses services , lui fit élever un mausolée dont elle confia
la direction à Zauner. Elle le plaça dans l'ancien château
de ses pères ; et ses mains généreuses écrivirent ces mots ,
sur la tombe d'un époux qu'elle avait chéri :
Nec Cæsar , nec patria ,
Sed uxor.
Tout ce que M. de Serres nous apprend sur la Styrie ,
la Carinthie , la Silésie et la Moravie, est plein d'intérêt
et d'aperçus piquans . Il entre , pour ces différens pays ,
dans tous les détails qui peuvent les faire connaître sous
leurs différens rapports , et nous nous en rapportons ,
cet égard , à son excellent esprit d'observation. Ce que
nous venons de dire aura sûrement fait sentir l'importance
à
NOVEMBRE 1814 . 217 /
et le mérite du travail de M. Marcel de Serres ; mais pour
le faire encore mieux apprécier , nous consacrerons un troisième
article à ce grand et bel ouvrage. Nous nous attacherons
à montrer ce que l'auteur a fait pour éclairer la géographie
de l'Autriche , et combien les sciences lui doivent
de reconnaissance pour ses travaux géologiques . On trouvera,
en effet , à la fin de son quatrième volume, deux
coupes fort intéressantes de toute l'Autriche ; nous aurions
encore plus à le féliciter , s'il n'avait pas été obligé d'adopter
un rapport aussi éloigné que 1:30. Mais des voyageurs
bien plus célèbres que M. Marcel de Serres ont
fait usage de rapports encore plus exagérés ; ainsi , on
peut l'excuser à cause de l'embarras où l'on se trouve
toujours pour surmonter cette difficulté.
D. L.
DU GOUVERNEMENT , DES MOEURS ET DES CONDITIONS EN
FRANCE AVANT LA RÉVOLUTION , avec le caractère des
principaux personnages du règne de Louis XVI ; par
feu M. SENAC DE MEILHAN , ancien intendant de Valenciennes
.
(DEUXIÈME ARTICLE. )
:
BIEN des gens croient que l'enchaînement de nos anciennes
institutions devait forcément se rompre et se
détruire , et que les vices mêmes de la monarchie ont
amené sa chute. Ils ne connaissent pas cette monar- .
chie, ils n'en ont pas étudié les élémens , ou bien ils
n'ont voulu la voir que d'un oeil aveuglé , perverti par
la passion. Je les renvoie à l'ouvrage de M. de Meilhan
, dont je ne puis donner qu'une idée très - faible
et très-succincte; ils verront un homme impartial qui ,
loin d'écrire en laudator temporis acti , reconnaît avec
franchise les fautes qu'on a faites et les vices qu'on aurait
dû corriger ; mais qui , voyant les choses avec une juste
modération , ne conçoit pas comment quelques abus , dont
le nom était tout et dont la réalité n'avait rien de trèsonéreux
, ont pu servir de prétexte aux atrocités commises
par les prétendus réformateurs .
218 MERCURE DE FRANCE ,
M. de Meilhan , après nous avoir fait parcourir les différentes
branches de l'administration et du système politique
d'alors , semble ne trouver aucune cause assignable
de la révolution , et prouve que le peuple n'y put être
conduit ni par le ressentiment de la misère , ni par une
juste haine de l'oppression. On pourrait croire , dit - il ,
que la plus étonnante fatalité a entraîné la France dans
l'abîme ; il reproduit même cette raison de la fatalité dans
plusieurs endroits de son ouvrage. Mais cette raison ne
peut satisfaire le lecteur ; M. de M. nous a annoncé qu'il
se proposait de nous faire connaître les causes de ce renversement
extraordinaire , et nous lui demandons des résultats
positifs . Nous voici arrivés au chapitre des gens
de lettres et de leur influence ; peut- être , à l'exemple
de tant d'autres , M. de M. trouvera - t - il là une de
ces causes qu'il recherche ; point du tout. Séduit par laphilosophie
et la littérature du dix-huitième siècle , il ne croit
point que les principes énoncés par les gens de lettres du
temps et répandus dans toutes les classes de la société ,
devinrent des principes subversifs d'où l'on partit pour
tout fronder et pour tout détruire. Selon lui , ni les écrits
de Voltaire , ni ceux de J.-J. Rousseau , de Diderot , de
Montesquieu , de Mably , de Raynal , ni les encyclopédistes
, n'ont causé ou préparé la grande commotion révolutionnaire.
L'auteur finit par émettre une opinion bien
plus singulière : loin de rechercher les premiers moteurs
du grand complot , il rejette tout sur un homme auquel
on ne peut guères reprocher que d'avoir joué un rôle
au-dessus de ses forces , et de s'être trompé quelquefois
dans ses opérations , mais qui , sans contredit , n'a jamais
cu l'idée de conduire son prince et la France à leur perte.
Ce ne sont point , dit M. de M. , les auteurs que j'ai cités
qui ont enflammé les têtes ; M. Necker seul a produit cet
effet et déterminé l'explosion. Voilà une conclusion
laquelle on ne s'attendait certainement pas ; elle est aussi
bizarre qu'inattendue , et bien faite pour frapper le lecteur.
Cherchons néanmoins les motifs qui déterminent l'auteur
a s'élever ainsi contre M. Necker ; il justifie son opinion
dans l'article où il traite du caractère et des opérations
ministérielles de cet homme célèbre , et voici les princi
NOVEMBRE 1814 . 219
au roi
pales fautes qu'il lui reproche. M. Necker , dévoré de la
soif des louanges et du désir d'occuper à lui seul toutes
les bouches de la renommée , sacrifia toujours à cette
passion les véritables intérêts du roi et ceux de la monarchie.
Pressé par cet unique et impérieux besoin de succès
et d'éloges , il publia son Compte rendu , et cet acte de
sa vanité ambitieuse fut une espèce d'attentat à la dignité
souveraine . Ministre du roi , il ne devaitcomptequ'au
de l'état des finances et de ses opérations ; mais le suffrage
du monarque n'était pas suffisant pour lui. Il voulut présenter
au public un tableau fait avec art aux dépens de
la vérité , bien assuré qu'en se soumettant à ce tribunal
il recueillerait une ample moisson d'applaudissemens . De
lànaquit cet enthousiasme en sa faveur , qui fut , selon
M. de M. , le premier principe des séditions qui éclatèrent
plus tard. Il condamne également M. Necker d'avoir ,
contre l'avis de tous les ministres , fait adopter son plan
d'assembler les états-généraux à Versailles , aà quatre licues
d'une ville immense où fermentaient toutes les passions .
M. de M. fait encore à M. Necker plusieurs inculpations
qui sont fondées dans le fait , mais non dans les motifs
qui ont guidé ce ministre. On ne peut croire , et même
on n'a jamais soupçonné que Necker eût formé des projets
criminels , ni qu'il ait eu le désir de voir crouler le
trone ; mais on lui reprochera avec justice de s'être prêté
avec une ardeur imprudente aux innovations que l'on youlait
introduire , et d'avoir trop brigué l'enthousiasme du
public. D'ailleurs , ses écrits déposent en sa faveur ; et
la postérité verra en lui un honnête homme qui s'est
trompé , et qui , dans le poste trop élevé où le hasard
l'avait fait monter , a toujours été égaré par les séductions
de son amour-propre , défaut qui l'a dominé dans
toute sa conduite .
1
M. de M. termine son ouvrage par les caractères de
plusieurs personnages remarquables ; ce sont des notices
raisonnées dans lesquelles l'auteur a semé une foule de
traits curieux et d'anedotes. Peu d'écrivains expriment
leurs observations d'une manière plus piquante , et cette
partie de son livre n'en est pas la moins agréable. Mais
on voit percer de temps en temps une partialité qu'on
220 MERCURE DE FRANCE ,
s'étonne de trouver chez un homme aussi éclairé ; cette
partialité se fait sentir surtout dans l'article de M. Necker :
une note de l'éditeur nous en montre les motifs en nous
apprenant que M. de M. prétendait aussi à la place de
contrôleur-général. Une autre chose qui frappe tous les
lecteurs , c'est de voir le marquis de Pesai , homme fort
nul , occuper , dans un article séparé , un espace de
quatorze pages , et de voir ce petit seigneur éphémère
accolé à des noms tels que ceux de Turgot , Maurepas ,
Saint-Germain , le cardinal de Brienne , etc. Mais en lisant
cet article , on sentira facilement que le but de l'auteur
a été de nous montrer les intrigues et les menées de ce
marquis , comme principe et origine de l'élévation de
M. Necker.
Au reste , les petites objections que l'on pourrait présenter
sur cette seconde partie de l'ouvrage que nous
examinons , ne sauraient porter contre la première où il
nous a développé avec élégance et vérité les diverses institutions
ainsi que le système administratif et politique de
notre monarchie. C'est-là l'objet principal de son livre ;
le reste ne doit être considéré que comme ornement accessoire.
Il me semble donc important de terminer cet article
par les observations générales qu'une telle matière offre
naturellement à l'esprit. Je tirerai ces considérations de
- l'ouvrage même qui en fournit le sujet.
Il n'y avait point en France de constitution , dans le
sens rigoureux où ce mot est entendu ; c'est-à-dire , qu'il
n'y avait pointd'acte passé entre le souverain et les peuples,
qui fixent invariablement la puissance de l'un et les droits
des autres , mais les règlemens faits par les états-généraux,
les principes et les maximes adoptés par ces assemblées ,
et le recueil des lois enregistrées dans les parlemens , en
tenaient lieu , et le droit de remontrance était un frein à
l'autorité arbitraire . Le profond respect pour la plas illustre
des races royales , le souvenir de l'antique splendeur
> de la noblesse , le sentiment qu'on appelle honneur , les
moeurs nationales , d'antiques traditions , les priviléges respectés
, accordés à diverses classes de citoyens , formaient
un système de gouvernement assorti au génie français .
Les gouvernemens modernes se ressemblent tous en re
NOVEMBRE 1814. 221
montant à leur origine : un roi révéré et une noblesse puissante,
forment leurs élémens constitutifs . Chez nous , la noblesse
a toujours regardé le roi comme la source de toute
grandeur , de toute dignité et de tout pouvoir , et n'a cessé
de mettre sa gloire et son honneur à défendre le trône et
la personne du monarque ; ces sentimens sont , depuis
quatorze siècles empreints dans son coeur , et remontent
aux temps où les Francs habitaient les forêts de la Germanie.
Les peuples avaient conservé un antique usage qui
consistait à former des assemblées dites Champs-de- Mars ,
ces assemblées furent ensuite remplacées par les états-généraux
, où le roi conserva toujours un grand ascendant , et
la maxime Si veut le roi , si veut la loi , en est la preuve.
Dans les états qui furent tenus en 1355 , sous le roi Jean ,
on fit plusieurs règlemens qui déterminaient les limites de
P'autorité royale ; mais ces mêmes états reconnurent qu'au
roi seul appartenait le droit de faire des lois. Ce droit exclusif
fut souvent combattu par les parlemens ; ils avaient
été d'abord institués pour rendre la justice au nom du roi ;
mais dans diverses occasions critiques , le roi , les grands ,
le peuple , ayant cherché les uns contre les autres un appui
dans les parlemens et surtout dans celui de Paris , l'autorité
de ces corps prit un rapide accroissement. Les remontrances
n'ont été originairement que des réponses
faites au roi , qui demandait au parlement son avis ; et le
parlement a pris ensuite l'habitude de le donner , et d'insister
pour qu'il fût suivi sans avoir été consulté . La transcription
faite sur les registres du parlement , des arrêts ,
lois et règlemens émanés de la puissance royale , fut l'origine
de l'enregistrement. Les parlemens prétendirent par
la suite que cette transcription sur leurs registres était une
sanction nécessaire. Ce sentiment prévalut , après de longs
débats , et fut consacré par l'usage. Ainsi , comme les peuples
avaient l'habitude de voir , dans les parlemens , des
corps associés à la législation ; ils pensaient qu'une loi qui
n'était pas inscrite sur leurs registres , manquait d'un caractère
essentiel et nécessaire à son exécution ; et le roi ne
pouvait, en réalité , lever d'impôts sur ses sujets , sans la
formalité d'un libre enregistrement. Cet obstacle était le
plus puissant qui pût être opposé à l'autorité arbitraire ,
1
222 MERCURE DE FRANCE ,
et accordait à nos parlemens un pouvoir d'opposition
presqu'égal à celui du parlement d'Angleterre. On peut
reprocher aux parlemens d'avoir opposé quelquefois de la
résistance à des plans sagement combinés ; mais , comme
tous les grands corps , ils étaient peu flexibles , et gardaient
un grand assujétissement aux formes ; conservateurs par
essence des lois anciennes , ils devaient être en garde contre
Ies idées nouvelles ; et la sagesse lente qui les caractérisait ,
a dû leur mériter alternativement la reconnaissance des
souverains , et celle des peuples .
Le gouvernement, quoique purement monarchique ,
avait donc une division de pouvoirs qui s'opposait aux abus
d'autorité ; c'était donc cette forme de gouvernement que
les plus sages politiques ont toujours regardée comme la
seule capable d'assurer le bonheur et la tranquillité des
peuples . En effet , au moment où la révolution éclata , les
signes de la prospérité publique se montraient dans toute
la France : l'industrie était animée ; le commerce devenait
de jour en jour plus florissant ; nous possédions de
riches et nombreuses colonies ; une marine redoutable nous
faisait respecter dans les deux hémisphères , et dans l'intérieur
l'aisance régnait chez les dernières classes de la
société.
Un règne célèbre avait donné le plus grand lustre à la
majesté royale et à la France , confondues dans la personne
du monarque. Louis XIV représentait la nation , et elle ne
pouvait être plus dignement représentée. On disait , Les
revenus du roi , lagloire du roi , les troupes du roi ; mais au
milieu de cette noble soumission et de cette grandeurqu'on a
voulu qualifierdedespotisme , il existait dans toutes les âmes
un sentiment d'honneur qui signala hautement ce règne.
La vénération pour la personne du roi animait la noblesse
et les troupes , et entretenait dans les coeurs un dévouement
héroïque pour la chose publique , qu'on ne séparait
jamais de la personne du monarque. Tels sont les vrais
mobiles , tels sont les vrais principes de toute monarchie ,
ceux que nous devons nous efforcer de rétablir dans notre
patrie désormais destinée à la paix et à la félicité.
Si , du système politique , on passe au système administratif,
la même harmonie se fait sentir. La machine
NOVEMBRE 1814. 228
de l'administration avait commencé à être organisée péndant
le ministère de Richelieu , et s'était perfectionnée
sous Colbert et sous Louvois . L'esprit qui avait animé ces
deux ministres , les principes qu'ils s'étaient faits d'après
l'expérience et leurs lumières, les formes qu'ils avaient éta
blies , composaient un système complet d'administration ,
qui eut, en quelque sorte , force de loi pour leurs successeurs
. Ainsi donc , en examinant la distribution des pouvoirs
confíés par le gouvernement , et les ressorts qui le
faisaient mouvoir , on sentira que la sagesse et l'expérience
de plusieurs siècles , jointes à l'intérêt des peuples , avaient
présidé à la formation d'un ordre de choses , où de légers
défauts étaient compensés par les plus grands avantages .
1
Le calme que la royauté , dans la véritable essence de
ce mot, fait régner dans un vaste pays , est un des plus
grands biens du gouvernement monarchique . La puissance
royale est un rocher contre lequel se brisent sans bruit
les vagues impétueuses de l'ambition , et de la résulte le
calme dans toutes les parties. Le régime de la France était
approprié au génie de ses peuples , et en favorisait puissamment
l'essor ; mais des complots et des innovations ont
sapé ce régime. Un grand politique a dit avec raison qu'il
fallait ramener souvent un état à ses premiers principes .
Ce n'est point par ces vices qu'a péri le gouvernement
français , mais parce qu'on a laissé détendre les ressorts , et
qu'on a laissé introduire de nouvelles formes qui contrariaient
le régime établi . Le peuple alors n'a plus rien respecté;
un zèle imprudent , devenu ensuite une prévention
aveugle et la légéreté nationale , ont déterminé les premières
entreprises contre l'autorité. L'esprit de faction s'y
est bientôt joint , et s'est successivement enhardi par le
défaut de résistance . De plus, aau moment que l'ordre du
clergé et celui de la noblesse sont venus se confondre avec
le tiers-état , les fondemens de la monarchie ont croulé , et
il n'y a plus eu aucun degré qui séparât le dernier des
citoyens du monarque qualifié alors de fonctionnaire public.
La démocratie était une suite nécessaire de cette
confusion ; et l'effusion de sang , les plus atroces barbaries
le résultat nécessaire de l'effervescence d'un peuple abuse
et soudoyé. Loin que l'on puisse conclure de la chute mo
2
224 MERCURE DE FRANCE ,
mentanée de la monarchie , qu'elle était mal constituée,
on verra qu'elle ne s'est précipitée vers sa ruine qu'en se
dénaturant.
Nous n'avons pas aujourd'hui de semblables catastrophes
à redouter , une charte constitutionnelle , fruit des méditations
du plus sage des rois , consolidera la monarchie en
l'établissant sur des bases plus fixes et universellement
reconnues , elle assurera à la France une félicité durable.
Ν. Τ.
HISTOIRE DE FRANCE PENDANT LES GUERRES DE RELIGION ;
par CHARLES LACRETELLE , membre de l'Institut , et
professeur d'histoire à l'Académie de Paris .
( 1Cr. ARTICLE. )
L'ÉPOQUE de nos annales que M. de Lacretelle a choisie
pour son nouvel ouvrage est une des plus fécondes en
événemens extraordinaires et terribles. De grands caractères
, des passions violentes , des crimes atroces , quelques
exemples d'héroïsme , la haine adroitement couverte , l'audace
, la vengeance , la perfidie , les horreurs du fanatisme
répandent sur le seizième siècle une teinte lugubre que
le luxe , les progrès des arts et des moeurs voluptueuses
ne peuvent dissimuler. Dans ces temps malheureux , le
crime ne coûtait pas plus à exécuter qu'à concevoir. On
projetait un massacre au milieu d'une fête ; les apprêts de
la vengeance remplissaient l'âme de ceux qui se juraient
au pied des autels l'entier oubli de leurs offenses . On
s'embrassait dans l'église , on en sortait pour aller s'égorger.
Plus d'esprit national ; l'ardeur des conquêtes et le
noble désir d'élever la France au premier rang avaient fait
place à un esprit inquiet et turbulent , que l'or et les intrigues
de l'Espagne entretenaient dans sa fatale activité.
La noblesse comptait dans ses rangs des chevahers aussi
remplis de valeur et de qualités brillantes qu'en avaient
montré les héros du temps de Louis XII et de François Ier.;
mais divisés de partis , d'opinions et d'intérêts , ils ne cherchaient
d'ennemis qu'au milieu de leurs concitoyens ;
c'était pour la gloire de la religion , le maintien de l'auNOVEMBRE
1814 . 225
'torité royale , la prospérité de la France , que des Français
de toutes les classes versaient des torrens de sang
français au nom de Dieu , du roi et de la patrie. La cour
elle-même , dirigée par les principes d'une désastreuse politique
, souvent le jouet des partis , quelquefois leur victime
, jamais leur arbitre ; la cour ne savait que proscrire
l'ennemi que la chance des combats rendait moins redoutable
; était-elle humiliée à son tour ? un pardon simulé,
de fausses protestations d'une concorde dont personne ne
voulait , masquaient à tous les yeux un de ces coups d'état
auxquels la perfidie donne toujours l'aspect d'une conjuration.
Le Français , encore dominé par ces préjugés ab
surdes qui pèsent sur l'enfance des peuples , était, dans les
mains de quelques ambitieux, l'aveugle instrumentde leurs
fureurs . Le voile sacré de la religion servaità couvrir tous
les crimes , et le souverain , égaré lui -même par un zèle
fanatique , croyait servir les intérêts du ciel en dressant
des bûchers , en ordonnant des massacres , en portant
lui-même la désolation dans ses provinces. De telles moeurs
àdécrire , tant de passions diverses , d'intérêts toujours
renaissans et jamais satisfaits , offrent un vaste champ aux
méditations du philosophe ainsi qu'au talent de l'historien.
Il importe surtout , pour faire connaître une époque aussi
remarquable , de se dépouiller des opinions particulières
qui , dans tous les siècles , survivent à l'esprit de parti .
Pour présenter avec succès l'histoire des guerres politiques
qui divisent les nations , il suffit des événemens pour
juger des hommes qui les ont conduits : mais l'écrivain
qui retrace le tableau des discordes civiles et surtout de
celles qu'entraînent les innovations religieuses , doit suivre
une autre marche : c'est du caractère et des passions des
principaux personnages que les événemens dépendent ; il
doitdonc s'attacher à réunir tous les traits de leur physionómie
habituelle. Dans l'histoire générale d'un peuple ,
esouverain, les grands , la nation elle-même , s'identifient
les uns avec les autres , pour n'offrir qu'une volonté ,
marcher au même but ; l'intérêt public et la gloire commune
à tous. Dans les dissensions intestines , chacun s'isole ;
plus d'unité d'actions , de vues et de langage ; chaque
chefde parti n'est plus qu'un homme audacieux , exalté
et
15
226 MERCURE DE FRANCE ,
par les uns , haï des autres , et souvent en horreur à tous,
lorsque le temps éclaire les peuples sur leurs véritables
intérêts; ainsi le fanatisme d'un seul, l'attrait du pouvoir ,
une chimérique rivalité de rang et d'honneurs suffisent
pour allumer un vaste et long incendie.
M. de Lacretelle n'a pas négligé ces considérations qui
peuventparaître minutieuses au premier abord , mais qui
justifient la supériorité de talent que cet écrivain déploie
dans sa nouvelle production. Rien de mieux approfondi
que les caractères des principaux personnages qu'il avait
àprésenter. Pour les faire ressortir dans tout leur jour ,
l'auteur , dans une introduction à son ouvrage , trace un
tableau rapidedu règne de François Ier ., de ce règne brillant
que relève le triple éclat de la galanterie , des lettres
et des armes. Nous voyons ce prince souvent malheureux
, jamais avili , faire concourir au bonheur de l'état
et à la gloire de ses sujets , et les avantages de la victoire
et l'expérience des revers. Entouré d'une cour que remplissaient
les plus braves chevaliers de l'Europe , juste
appréciateur des talens et des arts , il développa en France
le germe de la bonne littérature. Par lui le siècle suivant
fut préparé à recevoir les merveilles qu'il lui était réservé
de voir éclore. Tous les savans , tous les hommes à talent
qui vécurent sous le règne de François Ier. recueillirent les
fruits de sanoble munificence et de son amitié. Marguerite,
reine de Navarre , son aimable soeur , le secondait dans sa
protection déclarée pour tout ce qui pouvait naturaliser
les beaux-arts en France. Cette princesse n'usa jamais de
son crédit sur l'esprit de son frère que pour faire le bien.
Elle ne fut pas aussi heureuse dans ses efforts en faveur
des protestans , le puissant effet de son intercession fut
perdu dès qu'elle partagea leurs sentimens. C'est ici que
s'obscurcissent les beaux jours de François Ier . Au milieu
des moeurs faciles de la cour , s'introduit l'esprit de controverse
qui dans ce moment parcourait l'Europe ; les
persécutions se mêlent aux intrigues galantes , la lueur des
bûchers éclaire des fêtes , et la cour la plus voluptueuse
entendit les cris des malheureux que les tribunaux du
royaume faisaient périr au milieu des flammes. François Ier.
était humain, il ne persécuta pas les réformés par lui
NOVEMBRE 1814. 227
meme , mais subjugué par de mauvais conseils , effrayé
de quelques maximes inquiétantes pour l'autorité royale ,
il laissa tirer de la poussière les lois antiques et barbares
que des siècles grossiers avaient vu rendre contre les hérétiques.
Il fit cette faute d'opposer la rigueur aux erreurs
de l'opinion. Il ne faut sans doute pas accuser la mémoire
de ce roi magnanime de tous les malheurs qui pesèrent
sur son peuple et même sur sa famille , mais on ne peut
s'empêcher de retrouver dans les dernières années de son
règne le principe rigoureux qui devait plus tard mettre
les armes aux mains d'une partie des Français . Si le
noble et généreux caractère de François Ier. , son discernement
et son esprit éclairé eussent passé à ses successeurs
, sans doute les lumières de l'expérience l'auraient
emporté sur un zèle mal entendu ; mais Henri II , qui
n'était pas dépourvu de qualités brillantes , ne ressemblait
que bien peu à son père qu'il cherchait continuellement
à imiter. C'est à l'avènement de ce prince au trône que
commence l'ouvrage de M. de Lacretelle.
Le seizième siècle est le véritable passage des temps
barbares à la civilisation moderne. On retrouve dans cette
singulière époque , au milieu du perfectionnementque des
lumières nouvelles apportaient dans la législation , la politique,
l'art militaire, legouvernementet les usages privés,
des débris intacts des coutumes les plus absurdes , et qui
semblaient depuis long-temps abandonnées pour jamais.
C'est ainsi que les premiers momens du règne de Henri II
sont marqués par un duel juridique autorisé par le roi
lui-même. Toutes les formes usitées dans les jugemens
de Dieu furent scrupuleusement observées. Cet étrange
combat eut lieu entre François de Vivonne de la Chateigneraye
, etGuy Chabot , seigneur de Jarnac , le to juillet
1547. Le roi , les princesses , toute la cour assistent à ce
spectacle ; les nobles accourent en foule du fond des provinces
pour être témoins d'un spectacle si cher à leurs
aieux, et qu'ils ne connaissent que par des récits qui charmèrent
leur jeunesse. Vivonne paya de sa vie un propos
indiscret , et Jarnac , justifié par son épée, montra toute
la bravouré d'un preux , et la loyauté d'un vainqueur généreux.
Ce trait est caractéristique pour le siècle , et M. de
1
228 MERCURE DE FRANCE ,
Lacretelle enhomme habile s'en est emparé avec
bonheur. A la manière des grands maîtres , il se s
brillant épisode pour faire passer sous les yeux
teur les principaux personnages dont il doit l'occu
chevaliers sont rassemblés dans la lice , la trom
sonner. « Le connétable de Montmorenci est juge d
>> Il ne s'est point opposé àun combat que le roi
>> et qui convient à la rudesse de ses moeurs . Le
>> duc d'Aumale appelle sur lui tous les regards .
» déjà dans toutes les âmes un pressentiment de ses
>> destinées . François Ier. avait démêlé en lui un
>> fonde ambition que ne cessaient d'enflammer s
>>Claude de Guise , le cardinal de Lorraine , sor
>> et son frère l'archevêque de Reims . Ce monarq
>> dit à son fils en mourant , Craignez les Guise
>> tenez le duc d'Aumale . Henri a dédaigné un
» qui lui paraît tenir à une injuste défiance. Tou
>>qu'il est aux volontés du connétable , il ne peut
>> per à l'ascendant du seigneur le plus distingu
>> cour. Le duc d'Aumale s'est fait un appui de
>> de Poitiers , sans oublier devant elle son rang ,
>>sance et la gloire à laquelle il est appelé. Ses tra
>>pleins de noblesse , la légère cicatrice d'une
» qu'il a reçue au visage rappelle ses premiers e
>> toutes ses paroles annoncent une âme élevée
>,>nifeste partout sa supériorité sans montrer de
>> altières . Poli avec les courtisans , il n'est familier
> les soldats....... Les vieux Français retrouve
>> Cossé de Brissac les traits et l'âme de Bayard
>> tarde cependant de quitter la cour : vrai chev
» n'aime que les combats ; qu'on l'éloigne , pourv
>> commande...... Le bouillant Tavannes a souv
>> admirer sa valeur; mais il a fait craindre sa f
>*> Quel homme dangereux sila Franceale malheu
>> en proie aux guerres civiles ! Un jeune homme
>>le respect detoutes parts , c'est Châtillon , ne
>> connétable de Montmorency. Il est calme , int
>> porté àla réflexion : on s'étonne de voir dans ce
>> unhomme qui médite. S'occupe-t-il des projets
>> sages ou de pensées ambitieuses? On l'ignor
NOVEMBRE 1814. 229
▸ parfaite amitié paraît l'unir au duc d'Aumale. Que de
▸ viendra-t-elle lorsque l'un sera le grand duc de Guise
> et l'autre l'amiral de Coligny » ?
Tous ces portraits sont d'une exécution parfaite ; au
début de l'ouvrage ils disposent le lecteur et s'emparent
de toute son attention, que la richesse du sujet doit si bien
soutenir. D'autres peintures complètent cette galerie si
ingénieusement placée. Un tel artifice paraît convenir plutôt
à la haute poésic qu'à la sévérité de l'histoire. Si de
- pareils tableaux étaient multipliés et surtout avec ce luxe
de style chargé de figures , sans doute ce serait un défaut;
mais ici la place est si bien choisie , que ce combat romanesque
, cette cour qui rappelle les moeurs des paladins ,
tant de détails épiques et pourtant incontestables donnent
à cette partie de l'ouvrage de M. de Lacretelle le charme
d'un brillant écart de l'imagination , soutenu de tout l'intérêt
de la réalité. Les réflexions que l'historien jette au
travers de ses peintures portent à la méditaion. Qui ne
- prévoirait la lutte terrible prête à s'engager entre tant de
héros , si des événemens qui se mûrissent dans le silence
mettent en jeu leurs passions endormies ?:
Les matériaux se présentent de toutes parts au choix de
l'homme de lettres qui se propose d'écrire l'histoire de
✓ ces temps désastreux. De Thou , Davila , Brantôme , le
P. Mainbourg , les Mémoires du maréchal de Vieilleville ,
ceux du prince de Condé , les ouvrages de Théodore de
Beze et de tant d'autres , offrent des sources aussi abondantes
que respectables , mais la difficulté consiste à chercher
la vérité au milieu des variantes que ces écrivains
- présentent entr'eux. Placés les uns on les autres dans différentes
situations de la vie , chacun d'eux parle , comme
il arrive toujours , selon ses affections , ses préjugés de
naissance , ses opinions religieuses , ou la part plus ou
moins directe qu'il a pu prendre aux événemens. Le fond
du récit est toujours vrai; mais la vérité peut quelquefois
se colorer suivant le jour sous lequel on laprésente. II
faut un grand discernement pour offrir un ensemble ré
gulier , composé de tant de parties étrangères l'une à
l'autre. C'est en cela que M. de Lacretelle me paraît mériter
les plus grands éloges ; il s'appuie également de l'au-
J
230 MERCURE DE FRANCE ,
torité des auteurs protestans pour flétrir les c
catholiques , et des écrits de ceux-ci pour sig
excès de leurs adversaires . Brantôme , si dévoué au
Vieilleville, peu favorable au connétable de Mont
Davila, qui osa faire l'éloge de l'affreuse politiqu
therine de Médicis , lui fournissent des faits cu
les traits qu'il emprunte à ces auteurs , déplacés
à la masse de certitudes puisées dans les faits pr
les éclaircissent etdeviennent des preuves manifes
le système auquel ils ont d'abord appartenu. Sa
tique , point d'histoire ; c'est le flambeau à la
l'historiendoit s'engager dans ce vaste dédale de
humaines . Un écrivain entiché d'opinions par
n'eût pas manqué de sacrifier ou les Guises aux C
ou les Châtillons aux Guises , et par conséquent
à ses propres préjugés . Ici , la recherche de ce
occupe uniquement l'auteur ; sévère à l'égard
dominateur de son roi , et audacieux usurpa
pouvoir dangereux , il admire franchement le
sut élever la gloire de la France , alors que la
de Henri II et l'orgueilleuse obstination de Mon
plongeaient l'état dans les plus grands périls .
La France, sourdement agitée par la rivalité de
maisons, menacée par les armes autant que par la
• artificieuse de Charles-Quint , ne trouvait pas da
un appui qui dût la rassurer. Henri, subjugué par
faiblesse, inquiet pour sa puissance, sans pouvoir
à-fait roi , jaloux de l'ascendant que Guise et Mon
exerçaient sur la cour et sur le royaume , croyait
àtout ensemant la division entre les familles puis:
se partageaient le funeste honneur de commande
nom. Cette défiance habituelle , ce système de c
tionqui remplaça dès lors la noble franchise de I
et de François Ier. , fut décoré du nom d'habil
de dissimuler devint , en quelque sorte sous les
Valois , la science du gouvernement ; les crime
atroces commis après de mûres et longues re
étaient érigés en actions méritoires , dont la cour
dissait sans contrainte . Henri II , par sa condui
taine ,donna cette funeste pente aux esprits . L
)
NOVEMBRE 1814. 2
grands
de Ca
reunis
Scontre
dedes grands s'accrut de la faiblesse du monarque , et prépara
les malheurs des enfans de ce prince.
ent
François , duc de Guise , au nom duquel semblait s'attacher
la fortune de la France , préludait Drency:: la guerre civile lui réservait. Nommégouavuegrrnaenudrdreôsletrqouies
évêchés que le connétable venait de conquérir avec plus
de promptitude que de gloire , il se vit bientôt assiégé dans
Metz , par l'élite des forces impériales commandées par
Charles-Quint lui-même ; l'héroïque défense de Guise ob-
Shatint le plus brillant succès ; l'empereur constamment repoussé
fut contraint d'abandonner à la France une conquête
aussi importante , et une partie de sa gloire au prince
Lorrain. Dès lors , l'orgueil de cette maison ambitieuse ne
connutplus de bornes. Les Châtillons , les Montmorencys
en frémirent : l'amour du nom français brûlait dans leurs
âmes , Guise était étranger ; la faveur du roi , les acclamations
qui se faisaient entendre à sa vue , leur semblaient
autant d'injures . Aussi braves , aussi habiles , tourmentés
d'un égal désir de dominer , tous s'efforçaient , dans les
Cable combats , d'obtenir l'honneur
where
tillons
aren
Guis
ur d
ros
more
gran
pryw
de la victoire. Cette rivalité
de gloire et d'ambition détermina la haine profonde qui
sépara bientôt les princes lorrains et l'amiral de Coligny .
Lacour se partage entre ces fiers rivaux. Le seul connétable
, sûr de l'affection de son maître, respecté de la favorite,
semblait tenir la balance entre deux partis sur lesquels
le roi répandait ses faveurs dans la plus égale proportion;
mais rien ne pouvait diminuer une animosité
qui n'attendait , pour éclater , qu'une heureuse circonstance.
La guerre continuait : Charles-Quint , éclairé par
des revers , venait de signer la paix de Passau , qui assutrait
aux réformés de l'Allemagne la liberté de conscience.
Débarrassé de ses querelles avec les princes luthériens ,
tous ses efforts se tournèrent du côté de la France .
is
reto
200
L'exemple de tolérance religieuse , que l'empereur venait
de donner au monde , un peu forcément à la vérité , était
bien loin d'être suivi en France. Le cardinal de Lorraine
suivait avec persévérance son projet favori d'établir le tribunal
de l'inquisition. Henri obsédé par son ministre ,
donna enfin l'édit si désiré , mais le parlement refusa l'enregistrement
, et adressa au monarque des représentations
۱
1
232 MERCURE DE FRANCE ,
i
énergiques . Cependant , le nombre des réformés s'accroissait
dans Paris ; la persécution et les supplices , loin de les
intimider, semblait accroître leur ferveur religieuse. De
nouvelles rigueurs furent déployées contre eux , et l'année
1557 vit éclore les premiers troubles . Cette partie de l'histoire
qui nous occupe , était une des plus difficiles à débrouiller.
Tant de partis divers étaient alors en présence ,
et agités de passions si étrangères aux opinions religieuses ,
que l'on ne conçoit pas bien d'abord ce qui put les armer
pour soutenir les droits de Rome , ou les innovations de
Luther et de Calvin. M. de Lacretelle n'a rien négligé pour
nous en instruire. La cour prit parti pour le clergé attaqué
par les sarcasmes de ses adversaires ; dès lors , les mécontens
se rangèrent du parti des réformés ; ils feignirent
d'être édifiés de la nouvelle doctrine ; bientôt après , des
opinions qu'ils avaient embrassées par dépit et même par
légèreté, leur parurent les seules orthodoxes. On se fit une
espèce de point d'honneur de braver les rigueurs de l'autorité
, et d'obtenir les palmes de la persécution. Leur
nombre s'était grossi des plus grands personnages de l'état ;
les princes du sang , irrités de se voir éclipser par les
princes lorrains , penchaient pour la nouvelle religion ,
mais conservaient encore des apparences que la politique
leur conseillait de ne pas abandonner. Quel tableau que
celui de l'illustre maison de Bourbon , méconnue , en quelque
sorte , dans le palais d'un descendant de saint Louis !
Le roi de Navarre , le prince de Condé , ressentaient vivement
cet outrage , et l'odieux cardinal épiait avec joie le
moment de perdre tout à la fois , et les princes et leurs
partisans. Le parlement , depuis quelque temps , ne poursuivait
les hérétiques qu'avec tiédeur. Plusieurs conseillers
penchaient même en faveur d'une entière tolérance.
Le cardinal frémit de voir les cours souveraines mettre des
entraves aux fureurs de son zèle. Qui croirait que ce terrible
prélat osa donner à son roi l'odieux conseil d'engager
ces magistrats à faire connaître leurs sentimens pour les
discuter , et les punir ensuite d'après leur propre confession
? Lemaréchal de Vieilleville donne des détails précis sur
cette horrible discussion du conseil du roi : M. de Lacretelle
y a puisé un des morceaux les plus remarquables.
NOVEMBRE 1814 ) 233.
de son histoire. Appuyé sur le témoignage du maréchal ,
l'auteur a tracé , avec la plus grande énergie , ce Lit de,
justice , où , ravalant la majesté suprême , le roi , trop
fidèle aux avis du cardinal de Lorraine et du connétable ,
invite les magistrats à s'exprimer avec liberté , à l'aider de
leurs avis pour rétablir la paix des consciences . Sur la
foi de la parole royale, trois conseillers exposent au souverain
la nécessité de renoncer à la voie des supplices ,
moyen cruel et dangereux, pour ramener des hommes égarés
; deux autres , Anne Dubourg et Louis Faur , parlent
avec plus de véhémence ; ils osent faire au cardinal l'application
de quelques paroles de l'Ecriture , qui semblent
le signaler comme l'auteur des troubles. Le roi cesse enfin
de se contraindre , il lance des regards menaçans sur tous
ceux qui viennent de parler, Anne Dubourg et Louis Faur
sont arrêtés dans le sein même du parlement.
Cette importante narration prépare les esprits à toutes
les horreurs qui doivent suivre ; elle jette le plus grand
jour sur les dispositions où se trouvait la cour à la fin ,
du règne de Henri II. Il était impossible d'arrêter longtemps
l'explosion de la guerre civile.. L'intérêt qu'on
éprouve à la lecture de l'ouvrage de M. de Lacretelle ,
s'accroît en cet endroit , et se soutient ensuite au plus
haut degré. L'heureux enchaînement des faits , l'adroite,
variété qu'à mise l'auteur dans la distribution de ses récits
, suffiraient pour le placer au rang des écrivains les
plus recommandables , si son talent n'était pas depuis long-t
temps apprécié. Il brille surtout dans ces morceaux qui ,
sans nuire à la vérité , laissent un peu de carrière à l'imagination
de l'homme habile. Quelques phrases suffisent
souvent pour le faire connaître tout entier. On le trouvera
ainsi dans la rapide description de la bataille de Saint-
Quentin , de cette bataille funeste qui décida de la fatale
influence que l'Espagne allait prendre sur la France. Le
récit du tournois , où Henri II fut blessé à mort , offre également
des beautés de style d'un ordre très-élevé. On
gémit , avec l'auteurr , sur la triste destinée des enfans du
roi , de cette nombreuse famille sitôt moissonnée , sans
laisser de postérité. Quel singulier rapprochement pré-t
sente ce règne , qui commence et finit par un duel !
234
1
MERCURE DE FRANCE ,
Jeneprolongerai pas davantage cet article. L'importance
desfaits qui me restent à parcourir , me mènerait trop loin.
Dans l'un des prochains numéros , je continuerai cet extrait
et mes observations .
: G. M.
ESSAI SURLA VIE DE T. WENTWORTH , comte de STRAFFORD ,
principal ministre du roi CHARLES Ier , etc.; par M. le
comte de LALLY-TOLENDAL , etc.
Toutes les révolutions qui tour à tour ont ensanglanté
la face du monde , ont entr'elles un point affreux de similitude
; le renversement de ce qui est bien et la proscription
de la vertu. Quel que soit le but que d'abord on se
propose , de quelque idée de modération que soient guidés
les premiers agitateurs , ils ne seront pas les maîtres d'arrêter
le funeste élan d'une révolution. Jamais l'homme
qui osa le premier faire un coupable appel aux passions
de tout un peuple , ne consomma entièrement son ouvrage
etn'en recueillit les fruits ; c'est un germe de mort qu'il
laisse entre des mains avides de se disputer ce sanglant
héritage. Hélas ! que d'exemples l'histoire n'offre -t-elle pas
de cette triste vérité ! La progression des secousses politiques
est déterminée par les obstacles que le crime réncontre
dans ses projets. Si un roi vertueux , digne du
trône et de l'amour de ses peuples , devient tout à coup
l'objet de la haine de quelques factieux , pour arriver jusqu'à
lui , pour comprimer par l'effroi les efforts généreux
des fidèles amis du prince et de la patrie , c'est aux serviteurs
dévoués qu'ils porteront les premiers coups; ses
actions les plus pures seront empoisonnées ; s'il est clément
, il passera pour être pusillanime , pour tyran s'il
est sévère ; lavictoire ne le sauvera pas même d'une accusation
; il est perdu s'il éprouve des revers. Que peut
le monarque pour défendre son ami contre une multitude
conjurée? Le pouvoir royal est impuissant contre les soupçons
, les haines et l'envie bien déterminée de nuire. II
faut une victime à la rage en délire en attendant une
victime plus auguste ; l'innocent , le sage , tombe sous le
NOVEMBRE 1814 . 235
fer d'un bourreau ; ce premier pas franchi , on aperçoit
un second échafaud réservé à un sacrifice plus solennel.
Telle est en peu de mots l'histoire du comte de Strafford
et de l'infortuné Charles Ier. Le roi put prévoir son sort ,
lorsque cédant aux horribles menaces des factieux , aux
larmes de la reine , aux supplications de Strafford luimême
, il ratifia le bill qui , le privant du meilleur de
ses amis , enlevait aux partisans de l'ordre l'espoir du
calme , et à l'Angleterre son appui. Il ne faut pas se le
dissimuler , cette énorme faute du roi fut le signal de tous
ses désastres . Ses ennemis s'enhardirent de sa faiblesse ,
et ses amis en furent épouvantés. Charles Ier. ne convenait
ni à l'Angleterre , ni à son siècle ; faible , il avait à
gouverner un peuple inquiet , jaloux de ses priviléges , et
lassé du joug où l'avaient réduit et la tyrannie d'Henri VIII ,
et l'orgueilleux despotisme d'Élisabeth ; humain , il fit
verser des torrens de sang ; religieux , on le força d'adopter
une doctrine qui blessait ses principes et répugnait à ses
lumières ; juste , il donna son nom pour consommer la plus
grande injustice ; modéré , pacifique , il fut presque toujours
en guerre , et ses peuples qu'il chérissait devinrent
sous ses yeux les déplorables victimes des discordes civiles.
Strafford seul pouvait arracher son roi à tant d'adversités ;
on ne l'ignorait pas ; sa perte fut jurée , et Charles luimême
rendit impossible le salut de son ministre.
1
Le tableau de cette sanglante catastrophe , l'histoire
d'une aussi grande injustice a depuis long-temps occupé
la plume de M. le comte de Lally-Tolendal. C'est en
quelque sorte à la défense du malheur et de l'innocence
que cet écrivain doit et son talent et son éloquence. Voué
au noble et douloureux ministère de plaider à la face du
monde la cause de la nature et de l'honneur , il a cherché ,
dans des momens plus calmes , un sujet qui pût offrir
quelques rapprochemens avec l'objet de ses longs travaux ,
de ses constans efforts et de son touchant et honorable
triomphe. Lavie du comte de Strafford s'offrait à ce talent
si cruellement éprouvé. Cet épisode de l'histoire d'An
gleterre appartenait de droit à l'homme qui peut - être
connaît le mieux les annales , les lois , les diverses opi
nions de ce pays qui l'a vu naître et le génie de ses ha236
MERCURE DE FRANCE ,
bitans. Une sorte de complaisance douloureuse , de satisfaction
mêlée d'amertume semble avoir guidé l'auteur dans
son choix et dans son travail. Non content d'avoir élevé
un monument historique à la mémoire de Strafford ,
M. de Lally - Tolendal a fait de ce personnage le héros
d'une tragédie ; une épître dédicatoire placée à la tête de
l'ouvrage qui nous occupe, et adressée en 1795 au célèbre
prince Henri de Prusse , nous apprend , ainsi que l'avertissement
des éditeurs , l'existence de cet oeuvre dramatique.
Les amis des lettres forment le voeu bien sincère
de voir publier en France une tragédie dont le talent de
l'auteur fait concevoir les beautés. Ce double hommage
rendu au nom d'une illustre victime porte avec lui je ne
sais quel sentiment mélancolique et religieux , qui s'ac
croît encore en soulevant le voile dont M. de Lally-Tolendal
couvre sa constante et profonde pensée. Ce tableau
d'unhomme vertueux condamné au supplice des traîtres ,
réveille d'affreux souvenirs ; l'innocence et l'honneur méconnus
! quel rapprochement ! de quelle verve ne devait-il
pas animer une âme généreuse , toute remplie et de sa
tendresse et de la sainteté de ses devoirs !
Les recherches qu'il était nécessaire de multiplier pour
écrire dignement la vie du comte de Strafford , ont dû être
pénibles , et surtout minutieuses. Il fallait écarter avec soin
les préventions de l'esprit de parti; elles sont nombreuses
dans les écrits qui suivent les révolutions , et le nom de
Strafford , réhabilité sous Charles II , n'était pas entièrement
lavé de quelques-unes des accusations que ses meurtriers
firent péser sur sa mémoire. Il fallait également com--
battre par des preuves évidentes , ou par une profonde
discussion , les censeurs qui condamnaient Strafford,sur
quelques points de sa vie politique. Alcét égard , M. de
Lally-Tolendal peut se flatter d'avoirremporté une victoiré
complète. Soit qu'il peigne Strafford dans la chambre des
communes défendant les droits de ses commettans , contre
les sourdes usurpations du pouvoir monarchique ; soit qu'il
✔le représente déployant toutes les ressources de son génie
etde sa vertu pour assurer la prérogative du trône ; soit
qu'il le montre enfin,investi de lapuissance royale , chargé
de ramener la paix dans l'Irlande si long-temps agitée ; on
NOVEMBRE 18144 237
voit partout , l'homme supérieur aux événemens , l'administrateur
éclairé , le citoyen enivré de l'amour de la pa
trie , le sujet fidèle et l'ami respectueux de son souverain.
Cette apologie continuelle laisserait quelque doute sur son
exactitude , si M. le comte de Lally-Tolendal n'indiquait
les sources auxquelles il a puisé. Mais on ne peut lui faire
ce reproche ; non content de rapporter des opinions et des
faits authentiques en faveurde son héros , il cite les auteurs
qui lui sont le plus contraires , et l'on ne peut se dissimuler
que ses raisonnemens ne soient très-concluans . Toutefois ,
si Strafford , comme le démontre fort bien son défenseur
fut une victime dévouée à la haine des factieux , il faut
avouer que sa hauteur , et quelques mesures d'une justice
un peu rigoureuse qu'il crut devoir adopter dans sa viceroyauté
d'Irlande , durent lui faire de nombreux et d'im
placables ennemis ; mais il fut le bienfaiteur du pays qu'il
gouvernait , son administration fut marquée par des actes
d'une bienfaisance éclairée. La malheureuse Irlande , si
long-temps opprimée , plutôt considérée comme une ennemie
par l'Angleterre , que comme une portion de l'em
pire britannique; l'Irlande , nouvellement encore arrosée
du sangde ses citoyens, vit renaître l'espoird'un gouvernement
fondé sur des idées paternelles. Un parlement con
voquépar les soins du vice-roi, mit des bornes aux vexations
sous lesquelles gémissait la nation irlandaise. Le droit
public fut assuré ; la tranquillité des familles, la sûreté des
propriétés , le perfectionnement de l'agriculture , lajustice
égale pour tous , une distribution proportionnée de l'impôt,
lapolice intérieure établie , l'abolition des distinctions
injustes entre les habitans de diverse origine , tout cela
fut l'ouvrage du parlement ou plutôt de Strafford. L'église
et la couronne devinrent également l'objet de ses soins , un
grand nombre de terres avaient été envahies par des usurpations
successives. Strafford fit rechercher les titres originaux
, et un sévère examen rendit au domaine du roi ,
ainsi qu'au clergé , de riches propriétés dont ils étaient
dépouillés. L'équité n'avait rien à opposer à une pareille
conduite ; mais l'intérêt personnel , cruellement abusé , ne
pardonna point au vice-roi ; et les nouveaux propriétaires
dépouillés, devenus puissans à leur tour , se réuni
உ
1
238 MERCURE DE FRANCE ,
rent pour accabler celui qu'ils regardaient comme leur spo
liateur.
M. le comte de Lally-Tolendal entre dans les plus grands
détails de l'administration de Strafford en Irlande ; pour
mettre le lecteur à même de concevoir tout ce que ce ministre
put faire de grand et d'utile , il donne un aperçu
des maux auxquels cette contrée était en proie depuis
l'époque de la conquête. L'ancienne histoire de l'Irlande
est peu connue du reste de l'Europe. On serait porté à
croireque ce royaume , séparé du monde européen , privé
de toutes communications directes avec les autres états ,
au moins dans les siècles reculés , aurait dû se trouver à
l'abri de ces long déchiremens qui , tant de fois , ont bouleversé
l'Europe; il n'en est pas ainsi. Peu de peuples
ont éprouvéde plus terribles vicissitudes . L'Irlande , livrée
souvent aux guerres intérieures lorsqu'elle était gouvernée
par ses souverains nationaux , n'a été , depuis la conquête ,
qu'unvaste champ de persécutions , de massacres et d'incendies.
Les lois les plus absurdes, portées par les premiers
conquérans contre les Irlandais , formèrent bientôt l'unique
code dont le gouvernement favorisât l'exercice ; code de
sang qui légitimait l'oppression , et punissait l'opprimé qui
osaitseplaindre. Tel était l'état de l'Irlande , lorsque Strafford
vint la gouverner. Son génie répara une partie du
mal ; mais après lui , d'horribles massacres furent le préludede
massacres plus affreux encore. L'ancienne barbarie
reparut , se perpétua , et peut-être sans la sage humanité
duvénérable monarque qui occupe encore aujourd'hui le
trône de l'Angleterre , verrions- nous , au 19. siècle , une
nation européenne frappée encore par les Anglais euxmêmes
de cette dégradation politique, dont il faut chercher
les exemples chez les anciens Perses , dans l'Inde , et
jusqu'à nos jours en Europe , à l'égard des Israélites . Ce
fragment de l'histoire d'Irlande est fort remarquable , et
ajoute puissamment à l'intérêt qu'inspire l'ensemble de
l'ouvrage. On y trouve des faits qui , comme les moeurs de
cetterégionreléguée au boutdu monde,ontunephysionomie
qui leur estparticulière. Il semble que tout chez ce peuple
emprunte quelque chose de ce vague,dont le moindre individu
enveloppe sa propre origine. Nulle part , peut-être ,
NOVEMBRE 1814 . 239
l'orgueil de la naissance ne se montre plus franchement et
avec moins de ménagement. Tel pâtre irlandais , courbé
sous le poids du travail et de la misère , se glorifie du sang
Milésien qui coule dans ses veines , et regarde en pitié
tout ce qui n'est pas sorti de cette race antique. De tels
préjugés sont singulièrement diminués , grâce aux sages
dispositions que les rois d'Angleterre ont pris depuis un
siècle , pour éteindre ces funestes divisions ; mais ils subsistaient
dans toute leur force du temps de Strafford , et
ce n'était pas alors un médiocre succès que d'avoir fait bénir
, par ces fiers et malheureux insulaires , la domination
dumonarque anglais .
•Pendant l'heureuse administration de Strafford en Irlande,
le feu de la sédition couvait sourdement dans les
autres parties de la monarchie. L'Écosse donna la première
l'exemple d'une rébellion ouverte. Nous concevons
avec peine une révolution aussi terrible pour des dogmes
religieux , nous dont les coupables excès n'ont respecté ni
les lois divines , ni les institutions humaines. L'Ecosse ,
éntièrement livrée à la doctrine de Calvin, repoussait avec
fureur la liturgie que le roi , comme chef de l'église anglicane
, voulait introduire dans tous ses états . Malheureusement
Charles s'occupait beaucoup de théologie. Cette
grande erreur dans le rang suprême , fut commune à tous
les rois d'Angleterre , depuis Henri VIII. Fiers de leur
pontificat , ces princes voulurent gouverner les consciences
comme ils gouvernaient leurs domaines ; et tour à tour
leurs sujets de toutes les sectes éprouvèrent des persécutions
, suite inévitable de ce zèle aveugle et mal entendu.
Si le principe des malheurs de l'Angleterre diffère de
ceux qui causèrent les désastres de la France , quelle funeste
analogie dans la marche des deux révolutions ! Des
deux côtés , une multitude égarée par de fausses sugestions
court aux armes sans avoir un but prononcé, ni de griefs
solides et déterminés. Des deux côtés , une poignée de factieux
s'empare avec audace de l'effervescence populaire ,
pour élever une nouvelle autorité rivale du trône. Une assemblée
que Charles avait convoquée à Glascou , pour remédier
aux premiers désordres , dissoute bientôt après par
1
\
240 MERCURE DE FRANCE ,
le roi , refuse d'obéir , et se constitue d'elle-même en assemblée
nationale. Le roi pouvait encore couper le mal
dans sa source ; mais porté par la douceur de son caractère
àdes mesures pacifiques , il endura cet outrage , et la rébellion,
prenant de nouvelles forces , menaça dès lors d'étendre
ses ravages jusqu'en Angleterre. Charles comptait
sur l'amour de son peuple ; jaloux de ramener le calme
sans effusion de sang , il ratifia les actes de cette assemblée
usurpatrice. Ce roi , héritier du pouvoir absolu qu'avaient
établi les princes de la maison de Tudor, que les Stuards
s'étaient montrés si empressés de maintenir , sacrifia son autorité
, avec cette noble résignation que donne l'espérance
d'un bien futur. Il ne vit pas, l'infortuné monarque, que ce
premier pas , loin de satisfaire ses ennemis , les enhardissait
àde nouvelles entreprises ; et marquer de la crainte , c'était
augmenter leur puissance ! Chaque concession accordée
aux intrigans qui troublaient l'état , grossissait le nombre
de leurs partisans. Il est des temps malheureux où la
fatalité semble peser sur les rois et sur les peuples. Un espritde
vertige les emporte au-delà du cercle des probabilités
et des chances connues. Ce qui était ignoré la veille ,
paraît démontré aussitôt que produit. Les liens les plus sacrés
sont méconnus; les devoirs traités de chimères ; un
vague désir de changer ses rapports , ses affections et même
son existence , s'empare de tous les esprits. La vertu devient
crime; et le vice , décoré du titre de raison , prend la place
des sentimens honnêtes qui ne sont plus que des titres de
proscription. Ce que la folie démocratique produisit de
mal en France , fut , en Angleterre , l'ouvrage du fanatisme
religieux ; seulement les farouches presbytériens conservèrent
cet avantage; c'est que dévots de bonne foi , ils respectèrent
les moeurs publiques , et ne donnèrent pas au
monde le dégoûtant spectacle de l'immoralité érigée en
vertu, et présentée comme exemple à l'admiration publique.
D'ailleurs , même audace criminelle dans les chefs;
même douceur , même indulgence , même bonne foi aveugle
dans les moyens de répression . Les rebelles qui avaient
tout obtenu de la faiblesse du monarque , croyaient n'avoir
rien fait s'ils lui laissaient l'ami qui pouvait encore réparer
tout le mal . On n'ignorait pas que Strafford , défenseur des
NOVEMBRE 1814. 241
priviléges de la nation , était aussi le plus zélé partisan de
l'autorité royale. Strafford avait donné des conseils qui
n'avaient pas été suivis ; ses ennemis étaient puissans : ils
se réunirent. Une accusation portée contre lui au parlement
, le signala comme le tyran de l'Irlande. Il fallait des
griefs , la haine ici fut impuissante , et l'accusation reposait
sur des bases vagues et générales , qu'aucun fait digne de
remarque ne vint appuyer. Cet acte monstrueux sufiit
pour envoyer à la tour , un pair du royaume , le régénérateur
de l'Irlande , et le ministre le plus dévoué de son souverain
.
Ici l'ouvrage de M. de Lally-Tolendal change en quelque
sorte de caractère. La célébrité de Strafford , les actions
de sa vie , se lient continuellement aux événemens .
publics du règne de Charles Ier . : c'est l'histoire d'Angleterre
pendant les quinze premières années de ce règne que
M. de Lally a écrite , puisque Strafford y joue toujours un
rôle principal ; mais dès l'instant que , livré à ses persécuteurs
, abandonné par les pairs , que les factieux , maîtres
du parlement , étaient parvenus à intimider , il quitte la
scène politique pour éprouver le sort de l'homme privé :
ce n'est plus que le douloureux récit d'une grande injustice.
Si le comte de Strafford a mérité par ses actions d'obtenir
un nom glorieux , sa mort ne le rend pas moins
célèbre. Il semble que les ennemis de cet homme illustre
aient cherché , en l'envoyant à l'échafaud , à laver sa mémoire
de toute espèce de reproches ; peu leur importait
l'opinion de leurs contemporains ou de lapostérité,pourvu
que , par sa mort , il satisfit à leur rage. M. de Lally-Tolendal
, inspiré par la richesse de son sujet, sans abandonner
un instant la gravité de l'histoire , sait lui donner cet
intérêt touchant qu'on trouve souvent dans les mémoires
particuliers . Rien de plus noble, de plus pathétique ,
que , que
la défense que Strafford prononça lui - même devant les
pairs : cet illustre accusé , moins troublé de son sort que
des malheurs du roi et de la patrie , offrait sa tête pour
gage de la félicité publique. Charles , qui d'abord avait
juré de le mettre à l'abri de tous dangers , voulut s'acquitter
d'une parole dictée par son coeur , mais qu'il n'était
plus assez puissant pour faire respecter. Ce fut alors
16
242 MERCURE DE FRANCE ,
que le généreux Strafford adressa à son maître cette lettre,
éternel monunent de l'héroïsme le plus sublime et du dévouement
le plus pur. Strafford était condamné; le roi ,
égaré par la douleur , refusait avec indignation de donner
sa sanction à cet odieux arrêt : l'illustre victime se joint
alors à ses bourreaux; il supplie le roi de laisser tomber
une tête innocente, et de sauver ainsi , lui , sa famille , les
droits du trône et l'Angleterre. « En deux mots , sire , je
>>rends à votre conscience sa liberté. Je supplie humble-
>>ment votre majesté de prévenir , en signant mon arrêt
>> de mort , tous les maux que pourrait entraîner un re-
>> fus ; et cet obstacle (que je ne veux pas même maudire ,
>>mais que je puis au moins déplorer ) étant une fois
>> écarté du chemin qui peut vous conduire aux bénédic-
>>tions de la paix , j'espère que le ciel la maintiendra pour
>> toujours entze vous et vos sujets » .
Cet affreux combat , que la fidélité livrait à la reconnaissance
, offre une des situations les plus touchantes de
l'histoire moderne. Cette lettre , trop longue pour être
rapportée toute entière , est un chef-d'oeuvre de modéra
ration , de noblesse et de sensibilité : Strafford s'y montre
vertueux jusqu'à l'héroïsme sans cesser d'être homme ;
courageux sans ostentation , résigné par devoir ; il veut
mourir pour sauver son prince , mais il verse des larmes
amères sur le sort de ses enfans; il chérit la vie , et il demande
la mort. Hélas ! il emporta l'honneur de cette funeste
victoire ; Charles , épouvanté par les cris des séditieux
, en proie à toutes les violences d'une multitude
effrénée , céda à la crainte des plus grands forfaits. Strafford
est plus heureux que moi ! s'écria-t-il en signant enfin
l'arrêt de mort. Jamais l'infortuné monarque ne put se
pardonner cet instant de faiblesse , que son horrible situation
justifiait en partie ; huit ans après , en montant sur le
même échafaud, il se reprochait encore la fin tragique de
son ami. :
Pour peindre dignement cette grande catastrophe , il
fallait un pinceau tout à la fois énergique , et accoutumé à
retracer de nobles infortunes et les profondes douleurs que
le temps a rendues plus solemelles, sans pouvoir les tiser.
M. le comte de Lally-Tolendal a répandu dans cet ouvra
NOVEMBRE 1814. 243
tout ce que sa brillante imagination , son éloquence attendrissante
, lui offraient d'images fortes et de sentimens pathétiques
. Peut - être dominé par une idée trop absolue ,
a-t-il abandonné sa plume à un luxe d'expressions , qui
nuit à la rapidité du récit : son style , toujours correct et
imposant , contracte alors je ne sais quoi de gêné , qui fatigue
l'attention et manque souvent son effet sur l'âme du
lecteur , par le soin même que l'auteur a pris pour l'émouvoir.
Ce défaut , qui tient à une qualité trop également répandue
, ne portera aucun obstacle au succès du nouvel
ouvrage de M. le comte de Lally-Tolendal : il trouvera sa
place au milieu des meilleures bibliotheques. C'est un volume
ajouté à l'histoire de cette malheureuse maison de
Stuart , dont le nom seul réveille toutes les idées de grandeur
et d'infortune. L'auteur a rassemblé les faits les plus
précieux de l'époque à laquelle ont éclaté les premiers
troubles ; il a résolu des doutes , fixé des points importans
à connaître,eettrendupar-làun service qui lui donne de
nouveaux droits à l'estime de ceux qui attachent quelque
mérite aux jouissances de l'esprit.
G. M.
LA FERME AUX ABEILLES , ou les Fleurs de Lis , imite
d'Auguste Lafontaine , par madame ISABELLE DE MONTOLIEU.-
Deux vol. in-12-1814 .
CETTE nouvelle production de M. Auguste Lafontaine
ie saurait nuire à la réputation méritée de l'auteur : la
mmorale en est pure ; les défauts , s'il y en a , y sont en
petit nombre , et des réflexions sages , des sentimens pleins
de délicatesse et de naïveté y sont beaucoup moins
races.
Le lecteur s'intéresse bien particulièrement à cette belle
Aurore que l'on environne de séductions , et qu'on ne
séduit pas. Il tremble pour cette orpheline qui n'a d'autre
sauvegarde que son innocence , et qui cependant déjoue
par sa bonne foi et sa simplicité les complots de ceux
qu'elle croit être ses amis. Il est vrai qu'Aurore a pour
sa défense des légionsr edoutables contre qui la valeur
1
244 MERCURE DE FRANCE ,
-
n'est d'aucun secours ; mais ces héroïnes ailées ne quittent
pas leurs ruches , et ne suivent pas en tous lieux leur
charmant général .
Le père d'Aurore est un comte polonais qui , ayant
eu l'audace de croire que sa femme lui appartenait ,
bien que son auguste souverain aimât la comtesse avec
passion , fut obligé de quitter sa patrie pour se soustraire
à la vengeance du monarque. Il vint , sous le nom
de Stiller , habiter un village du Hanovre où il se fit cultivateur
d'abeilles ; il se disait le fils d'un menestrier ,
quoique ses manières démentissent cette généalogie. Sa
femme ne tarde pas à mourir en donnant le jour à notre
héroïne , et l'infortuné comte Pollinski reste avec ses deux
enfans qui parviennent à le consoler d'une si grande perte.
Son fils Stanislas paraît avoir le sentiment de sa haute
naissance : son imagination le transporte bien loin de la
ferme ; il ne peut se résoudre à passer sa vie dans l'obscurité
comme un simple cultivateur d'abeilles , et il montre
de bonne heure un goût décidé pour le métier des armes.
Il part avec l'épée de son père , et ne reparaît qu'au dénoûment
, bien que l'on ait cru d'abord qu'il était le principal
personnage , et qu'on attende jusqu'à la fin l'histoire
de ses hauts faits .
:
Cependant le père Stiller tombe malade , et ne se rêtablit
pas : il emploie les instans qui lui restent à donner
d'utiles leçons à sa fille , en l'engageant à préférer ses
occupations rustiques à tout autre genre de vie , et à ne
pas chercher le bonheur hors de la ferme aux abeilles ;
il lui fait contracter mille engagemens destinés à lui rappeler
chaque jour les derniers conseils de son père. Ainsi
il l'environne de souvenirs , pour que même après sa mort
elle ne puisse échapper involontairement à sa puissance ,
qui est celle de la vertu. Il lui demande « d'aller chaque
>> année , à l'anniversaire de sa mort , sur son tombeau ,
>>d'y passer quelques heures , et de récapituler sa con-
>>duite pendant l'année , pour savoir si elle a tenu ses
>> promesses ; et , si sa conscience lui en rend un bon té-
>> moignage , de déposer une fleur de lis blanche sur le
>> tombeau » . Il meurt enfin , et laisse Aurore sous la
surveillance d'une dame Muller qui n'est pas même sa
NOVEMBRE 1814. 245
parente. Aussitôt Herman et Wilhelm , deux prétendans
à la main d'Aurore , cherchent à prouver leur amour par
mille petites attentions fort ingénieuses , et en même temps
fort insinuantes. Le bouillant , l'impétueux Herman saisit
les heureuses idées de Wilhelm , et les met en exécution ;
mais sa perfidie ne lui procure aucun succès décisif, et
las de languir dans une longue incertitude , il veut emporter
par un assaut général le coeur de celle qu'il aime ,
tandis que le tendre , le timide Wilhelm se borne à gémir
doucement , et à charmer les oreilles d'Aurore par les sons
de sa flûte. Mais Aurore prend toutes les précautions imaginables
pour être digne de poser la fleur de lis sur le
tombeau ; elle s'observe avec soin , et elle emploie beaucoup
de temps à découvrir lequel a le plus d'attrait pour
elle, ou le son du cor d'Herman , ou l'humble son de la
flûte. Herman détruit par sa témérité le peu de progrès
qu'il avait fait dans le coeur d'Aurore ; et cette dernière
se surprend enfin à éprouver une sorte de dépit lorsque
le cor bruyant impose silence à la flûte de Wilhelm.
Mais un certain baron de Heutner voit Aurore , et veut
absolument la posséder , dût-il employer tous les moyens
qui sont en son pouvoir , hors celui qui serait légitime.
Un de ses domestiques , homme très-habile dans l'art de
l'intrigue , s'associe une soeur nommée Julie , femme non
moins méprisable que lui , et tous deux conspirent contre
l'innocence d'Aurore. Julie se fait passer pour la soeur
du baron , et vient s'établir à Emdorf sous un nom supposé
; elle porte le deuil , et semble regretter singulièrement
l'époux qu'elle vient de perdre . C'est donc sous le
nom de la comtesse Pollinski qu'elle parvient à s'attirer
la confiance de la trop crédule Aurore. La fausse comtesse
fait un pompeux éloge des prétendues vertus de son
prétendu frère ; elle ménage l'entrevue d'Aurore et du
baronqui entraîne cette dernière à son château. Là des
fêtes brillantes sont destinées à subjuguer l'imagination
d'une jeune fille qui jusqu'à présent n'a connu d'autres
fêtes que celles du village où elle est née. Mais tandis
que le charme agit puissamment sur elle , un incident
quelquefois un seul mot détruit le dangereux prestige ,
et ramène la pensée d'Aurore au milieu des abeilles , aur
246 MERCURE DE FRANCE ,
bord du lac où l'inquiet Wilhelm, en proie à la jalousie ,
souffre en silence .
Aurore goûte ces plaisirs lorsqu'elle en est environnée ;
mais de retour à la ferme elle ne les regrette point , et
pourtant elle va quelquefois au château où le baron
la reçoit avec une magnificence qui devrait éveiller ses
soupçons. Elle trouve déjà qu'elle n'a pas suivi scrupuleusement
les intentions de son père. On est parvenu à lui
faire quitter son costume villageois pour un habit de bal ,
et ce n'est pas sans un secret plaisir qu'elle s'est vue parée
comme une dame ; elle tremble enfin de ne plus oser
approcher de la tombe de son père , pour y déposer la
fleur emblème de sa pureté et de son innocence. Herman
affecte de mépriser Aurore qu'il croit déjà séduite et entièrement
perdue pour lui ; mais le bon Wilhelm , loin
de l'accuser , la défend avec énergie contre les injurieuses
insinuations de son rival . Aurore est témoin de cette
scène , et la reconnaissance achève de l'attendrir en faveur
du nouveau Tancrède. Elle se sert d'un stratagème pour
lui donner indirectement des espérances. Cela fait , elle
croit pouvoir aller au château sans qu'il en résulte aucun
inconévnient. Cette fois le baron et ses indignes agens
éprouvent un revers qu'ils n'avaient pas assez prévu .
C'était la fête d'Aurore , et M. Heutner avait saisi une
occasion si heureuse de faire connaître à celle qu'il aimait
tous les genres de plaisirs que peuvent procurer le goût
et l'opulence. Cette seconde tentative est aussi infructueuse
que celles qui la précédèrent ; mais tandis que
l'on est réuni au salon , tandis que l'aimable Aurore
chante en s'accompagnant de la guitare , et qu'elle a pour
auditeurs le baron et la fausse comtesse , la véritable entre ,
suivie de son mari que l'on avait cru mort. Julie s'échappe
soudain; mais Aurore , qui s'imagine n'avoir rien à craindre,
demeure en paix , bien que surprise d'ailleurs de voir
une seconde soeur au baron. Elle ne tarde pas à être en
butte à d'impertinentes questions , à des remarques qui lui
font bientôt pressentir qu'elle a été dupe de sa bonne foi.
Néanmoins la honte atteint les vrais coupables , et Aurore
reconnaît dans le comte Pollinski ce frère dont elle n'avait
pas encore reçu de nouvelles . Dès lors les éclaircissemens
NOVEMBRE 1814. 247
ont lieu , l'héroïne découvre le secret de sa naissance que
nous apprenons en même temps qu'elle. Ainsi le baron
Heutner pourrait , sans se mésallier , épouser l'objet de
son amour ; mais je laisse au lecteur le soin de prévoir
quelles seront à cet égard les dispositions d'Aurore.
Ce charmant ouvrage , dont l'intérêt va toujours croissant
, est rempli de détails exprimés avec beaucoup de
grâce et de vérité : c'est le genre allemand dans sa perfection
; et enfin on trouvera dans ce roman tout ce que
le nom de M. Auguste Lafontaine doit promettre au
lecteur . Mlle V. CORNÉLIE DE SEN**.
CHARLES ET HÉLÈNE DE MOLDORF , ou Huit ans de trop ,
traduit de l'allemand de MESNER , par Mume ISABELLE
DE MONTOLIEU. -Un vol. in- 12 .
ASSISES aux deux coins de la cheminée , Mme. ** et
moi , nous tenions l'une et l'autre un roman de la féconde
-plume de Mme. de Montolieu. Voilà un colonel de Moldorf
qui me plaît assez , disais-je ; il appelle auprès de lui
'une nièce et un neveu qui ont grand besoin d'être ses
heritiers . Le petit Charles a une assez mauvaise tête ,
mais de ces mauvaises têtes qui promettent de devenir
bonnes . Mlle . Hélène, en sa qualité de fille , est plus raisonnable
; elle ad'ailleurs huit ans de plus que son joli
cousin.... Mon Dieu ! quelle indiscrétion de ma part !
vous voyez déjà , je gage , que ce Charles sera le héros de
mon héroïne , laquelle a huit ans de trop. Mais aussi
pourquoi l'auteur s'empresse-t-il de nous le faire entrevoir
? on a tant de plaisir à deviner , à pressentir les événemens
! M. Mesner , dans sa franche bonhomie , ne
nous laisse point la satisfaction de nous tromper quelquefois
(je n'avais pas encore lu le dénouement ).-
mal est fait , continuez. - Le cousin commet un grand
nombre d'étourderies que la cousine répare toujours avec
une complaisance inaltérable ; jusqu'à présent son indulgence
est pure générosité. Cependant le colonel envoie
son neveu à l'université ; le jeune homme reste près de
sept ans loin de celui qui lui sert de père. De retour
Le
2.48 MERCURE DE FRANCE ,
-
-
-Eh
chez son oncle, il excite l'étonnement d'Hélène qui peutêtre
ne s'attendait pas à un changement si heureux dans
le physique et le moral de son aimable cousin . Elle
cherche àse rendre compte des sentimens qu'elle éprouve,
elle s'en rend si bien compte qu'elle s'aperçoit.... -Ah !
j'entends .-L'oncle ne tarde pas à s'en apercevoir aussi :
cette découverte est assez de son goût ; il se hâte d'en faire
part à son neveu , voulant à toute force préparer le bonheur
de sa chère Hélène qui souffre et se tait. C'est une
bien bonne personne qu'Hélène de Drewitz ; elle est fort
douce et nullement exigeante , elle se sacrifie toujours à
ceux qu'elle aime . C'est donc une héroïne semblable à
toutes les autres ? Point du tout , il y a beaucoup de
vérité dans le portrait que l'on nous fait d'elle .
pourquoi serait-elle parfaite ?- Parce qu'elle n'est pas
précisément belle : si elle était belle , peut-être ne se donnerait-
elle pas la peine d'être parfaite ; et si elle était laide ,
elle sentirait l'inutilité de ses efforts pour compenser un
tel désavantage , alors elle se montrerait acariâtre et capricieuse.
Mais Hélène a de l'agrément dans la physionomie
, de la grâce dans les manières , et elle sent bien
qu'elle peut faire oublier les années qu'elle a de plus que
son cousin. Toutefois le beau , le jeune Charles l'aimerat-
il conformément à la volonté de son oncle ? Mais Charles
a été trompé dans les premières affections de son coeur ,
et Charles est pénétré de reconnaissance des sentimens
vrais que sa cousine a pour lui. On lui dit qu'il est aimé ,
et il aime; on lui dit d''épouser , et il veut épouser. Cependant
le mariage est retardé par la mort subite du colonel
qui se promettait; sans songer aux vicissitudes humaines,
de rendre la noce très-brillante. Ce qui prouve bien.....
mais non , cela ne prouve rien, car enfin que prouvent les
romans ?-Ils prouveraient beaucoup s'ils étaient tous
écrits avec cette vérité qui distingue les ouvrages de certains
auteurs anglais et allemands ; mais je suis pressée de
voir nos amans enchaînés l'un à l'autre , crainte de quelque
mésaventure.- Certaines apparences font croire à la
modeste Hélène que son cousin ne l'a jamais aimée , et
même toute autre qu'elle se persuaderait qu'en demandant
samain il a été guidé par des motifs d'intérêt , car
NOVEMBRE 1814. 249
le colonel avait fait son testament de telle manière que
son neveu devait doubler sa fortune en épousant Hélène ;
mais Charles trouve le moyen de détruire des soupçons
de cette nature en rendant publique sa justification : il
se marie enfin.-C'est donc fini ?-Non vraiment , voici
une seconde héroïne prête à remplacer la première au
besoin. Maintenant la marche des événemens est plus lente
et moins naturelle. Les deux époux n'ont point d'enfans ;
mais une orpheline , parente très-éloignée , réclame leur
secours et leur tient lieu de fille. L'imprévoyante Mme. de
Moldorf la reçoit chez elle ; son mari devient l'instituteur
de la jeune Euphrosine , et, qui pis est , cette belle élève
persiste à ne pas donner le nom de papa à celui qui en remplit
les fonctions .- Si j'étais de Mme. de Moldorf, je trouverais
cela très -mauvais . - Bref , Hélène tombe malade
et s'enlaidit , Charles reste beau , Euphrosine devient
belle , et....- Par conséquent amour d'un côté , retour
de l'autre , jalousie et désespoir d'une troisième personne ,
combats , suicide ....-Attendez , attendez ; ces résultats
appartiennent à la foule des romans , et celui-ci , traduit
par un auteur distingué , doit nécessairement avoir quelque
mérite.-Voilà cependant deux héroïnes ; à laquelle
des deux faut-il s'intéresser ?- Vous pouvez choisir.
Euphrosine me plaît , c'est la dernière .-Moi , je lui préfère
Hélène , c'est la première.- Il faut que l'une meure
pour que l'autre soit heureuse , je veux donc qu'Hélène
meure . -Moi , je veux qu'elle vive .-Elle mourra , c'est
la moins belle.-Elle vivra , c'est la plus aimable.-Elle
ne vivra pas , elle est déjà si malade !-Elle ne mourra
pas , elle est si bonne ! Elle mourra done , puisque
les bons sont les premiers à quitter cette terre , afin de
recevoir apparemment plus tôt leur récompense .-Non ,
elle sera heureuse en dépit de vous , car la voilà rétablie
, mais ayant un défaut qu'on ne lui connaissait
pas , ou qui du moins n'était pas entièrement développé.
Mme de Moldorf avait toujours été inquiète de la
disproportion d'âge qui subsistait entre elle et son mari ;
cette idée dominante dans son esprit s'est changée pendant
le cours de sa maladie en une manie assez insupportable.
L'auteur dépeint on ne peut mieux les effets de
cette seconde maladie ; mais quoi ! .... une rechute .... -
-
-
250 MERCURE DE FRANCE ,
-
Je triomphe.- Pas encore , on a des espérances. Las !
cela va mal .- Bravo , cela va bien.-Elle se rend aux
eaux de Pise , elle s'y rétablira.-Grand Dieu ! qu'elle
nous fait languir avec elle ; mais , dites-moi , laisse-t-elle
son mari avec Euphrosine ?- Non , en vérité , l'un part
pour Copenhague , et l'autre pour Vienne. O ciel ! quelle
nouvelle! Hélène est morte ; pleurons.-Nenni , pleurez
tout seul , ce ne sont pas de mes affaires .
Il n'est que
trop vrai , elle est bien morte , car voilà son testament
suivi de détails sur ses derniers instans , et sur la manière
dont elle a été ensevelie.- C'est fini , n'en parlons plus:
d'ailleurs tout est compensé dans ce monde ; quand les
uns meurent d'autres s'épousent. Pleurez , pleurez votre
héroïne , je vais m'égayer à la nocede la mienne. Veuillez
m'y conduire au plus vite.-Dans les deux dernières lettres
que Mme, de Moldorf écrit à son Charles et à son
Euphrosine , elle leur fait entrevoir que leur union est
son plus cher désir. Or comme rien n'est plus sacré que
la volonté des morts , M. de Moldorf se croit tenu pour
Tacquit de sa conscience de remplir les voeux de son
épouse mourante ; ainsi la belle Euphrosine consent à lui
donner la main, afin de pouvoir souvent parler de son
amie avec l'époux que celle-ci avait tant aimé.-J'avais
bien dit que votre Hélène mourrait pour faire place à
monEuphrosine.-Vous aviez mal dit , mon Hélène ressuscite.-
C'est impossible ! .... Vite , vite , pleurez à votre
tour ; c'est bien elle , la voilà , elle paraît. -O revers !
mais aussi qui l'aurait prévu ? il y a si long-temps qu'on
ne parle plus de résurrection . Cela se peut , mais Hélène
ne ressuscite pas comme une autre . Eh! comment
s'y prend-t-elle ?-C'est précisément ce que je ne vous
dirai pas ; vous n'auriez aucun plaisir à lire l'ouvrage si
je vous en donnais l'entière analyse. Au reste beaucoup
de lecteurs blameront ce dernier sacrifice d'Hélène , ou
du moins le trouveront fort étrange : c'est une de ces
bizarreries que les auteurs se permettent quelquefois , maintenant
qu'il est si difficile de trouver une intrigue neuve.
En général ce roman avait besoin d'un traducteur dont
le nom lui servit de recommandation .
-
-
Me V. CORNÉLIE DE SEN**.
NOVEMBRE 1814. 251
t
3
LES ÉLÉGIES DE TIBULLE , traduites en vers français par
M. le comte de BADERON SAINT-GENIEZ .-A Paris , chez
Dondey-Dupré , imprimeur-libraire , rue Saint-Louis ,
n°. 46.
La poésie française a commencé à être cultivée dans
le midi de la France , et l'imagination des premiers poëteś
s'est aussi ressentie de l'influence du climat et d'une nature
brûlante. Après les troubadours qui ont écrit dans
une langue encore plus flexible , et surtout plus poétique
que la nôtre, ont paru successivement des poëtes méridionaux
dont les noms sont cités avec honneur dans les Annales
de notre littérature. Tels sont Vanière , Rosset et
Rouché. Le premier se distingue par une grâce particulière
et une pureté de style qu'il est toujours bien difficile
d'acquérir lorsqu'on écrit dans une langue étrangère.
Quant à Rouché , on doit convenir , ce me semble , qu'il a
été beaucoup trop prôné par les uns , et trop peu apprécié
par les autres. Il n'en est pas moins un grand peintre, auquel
il n'a manqué , pour devenir un modèle, que de savoir
mieux régler son imagination , et d'avoir un goût plus
sûr etun tact plus exercé. Le même pays , qui a produit
de tels poëtes , nous donne aujourd'hui un littérateur qui ,
cherchant à faire revivre parmi nous le goût de la littérature
de l'antiquité , a essayé de faire passer dans notre langue
les beautés et la molle élégance de Tibulle. Il a eu
à la fois à lutter contre un traducteur habile , et un poëte
dont le charme est autant dans le choix des expressions
que dans la délicatesse de la pensée..
Il ne nous appartient pas de décider lequel de M. Mollevaut
ou de M. Geniez a le mieux réussi à transporter dans
notre langue la grâce et cette fleur de sentiment qui distingnent
Tibulle d'une manière si particulière ; cela nous paraît
d'autant plus difficile à décider , que la traduction de
M. Mollevaut a eu un assez grand succès. Le nouveau traducteur
a pris une marche différente : à l'exemple de Deille
il a cru devoir traduire avec cette liberté que la
poésie autorise. Peut-être l'accusera-t-on d'avoir quelque252
MERCURE DE FRANCE ,
fois trop usé de cette liberté; sous ce rapport, il ne nous
paraît pas tout-à-fait exempt de reproches. Quant à sa
manière , elle est simple et facile ; mais aussi peut-être
manque-t-elle de physionomie et de couleur? Il y a peu de
morceaux où l'on reconnaisse l'inspiration, et qui paraissent
avoir été faits de verve ; à la vérité, on n'y voit pas d'expressions
impropres , et de détails où le goût ait à blâmer.
Traduire un poëte comme Tibulle , sera toujours une oeuvre
difficile , et l'on ne peut qu'avoir de l'estime pour ceux
qui cherchent à nous faire mieux apprécier des beautés
qui tiennent au sentiment le plus délicat. Du reste , pour
donner une idée de la manière du nouveau traducteur ,
citons quelques passages de sa traduction, et comparons-les
avec l'original lui-même.
Dans la première élégie du second livre , Tibulle retrace
en vers brûlans le pouvoir de l'amour ; il s'exprime
ainsi :
Hicjuveni detraxit opes : hic dicere jussit
Limen ad iratæ verba pudenda senem .
Hocduce custodes furtim transgressa jacentes ,
Adjuvenem tenebris sola puella venit ;
Et pedibus prætentat iter suspensa timore ,
Explorat cæcas cui manus antè vias.
Ahmiseri , quos hic graviter Deus urget ! at ille
Felix , cui placidus leniter afflat Amor.
Qui serait insensible à une pareille poésie ! quel charme
n'y a-t-il point dans ces tableaux ! et en même temps quelle
vérité! Voyons si le traducteur a su faire passer dans notre
langue de parcilles beautés .
Lejeune homme par lui dissipe sa fortune ;
Par lui le vieillard même aux pieds de la beauté
Porte l'aveu honteux d'une flamme importune .
L'amante sur ses pas la nuit furtivement ,
Trompant de ses argus la prudence endormie ,
Franchit seule et sans bruit une porte ennemie ,
Etd'un pied suspendu s'avance en tâtonnant,
Au rendez-vous secret donné par son amant.
Ah ! malheureux celui qu'en son triste caprice
L'enfant de Cythérée accable de rigueurs .
NOVEMBRE. 1814..... 253
Trop heureux le mortel à qui ce dieu propice
Prodigue en souriant ses plus douces faveurs .
:
Ce morceau n'est pas dépourvu de grâce ; mais il a seulement
le defaut d'être long , et de manquer de ces expressions
pittoresques qui constituent la poésie; tel est, par
exemple , cette belle 'expression d'explorat cæcas vias.
Onpeut encore reprocher à M. de Saint-Geniez d'avoir fait
rimer boutonnant avec amant , et d'avoir employé quatre
vers pour traduire les deux derniers de ce morceau. L'enfant
de Cythérée , qui accable de rigueurs , paraît bien
froid à côté de cette belle simplicité :
Ah miseri , quos his graviter Deus urget!
:
Du reste, les morceaux où M. de Saint-Geniez a paru ,
lutter d'une manière trop inégale avec le charmant poëte
qu'il a traduit , sont encore rares . On retrouve , dans sa
traduction , et de la facilité , et quelquefois même de la
grace. Témoin la quatrième élégie du second livre qui
commence ainsi ,
C'en est donc fait , je perds ma liberté :
Je vois déjà le cruel esclavage
Te
dog of roo
:
Que me prépare une fière beauté ; latos b
Et pour jamaisdans ses fers arrêté , and ad :
Un joug pesant doit être mon partage.
Je brûle..... Amour , éloigne tes flambeaux.
Que t'ai-je fait , Dieu puissant que j'implore ,
1.
Pour m'embraser du feu qui me dévore !
Ah! je succombe à l'excès de mes maux.
י
Comme poëte , il sait aussi prendre tous les tons , etdonner
à son style de la gravité et une majesté qui ne seraient
pas déplacées dans la poésie épique. Telle est ce
beau morceau de la cinquième élégie du livre second , où
la Sibylle prédit à Enéeles destinées de Rome.
:
Vaillant Enée , o toi qui sur l'onde en furie
Portes en fugitif les dieux de ta patrie , it al
Déjà les Laurentius t'appellent dans leurs champs :
Déjà tes compagnons et tes lares errans
Touchent du Latium la terre hospitalière;
up
254 MERCURE DE FRANCE ,
T
!
Troie alors renaîtra dans sa splendeur première ;
Etd'un si long voyage admirant le succès ,
Portera jusqu'aux cieux l'éclat de tes hauts faits .
Làtu serás béni comme un dieu tutelaire , "
Lorsqu'à ton dernier jour un fleuve qu'on révère
Aura recu ton corps englouti dans ses caux.
La victoire deja vole sur tes vaisseaux :
Junon n'est plus enfin ta superbe ennemie;
Déjà brille à mes yeux le terrible incendie
Qui doit brûler le camp du Rutule éperdu ;
Déjàje vois Turnus à tes pieds abatto.
Je découvre à la fois les plaines de Laurente,
Les murs de Lavinie et cette Albe puissante
Dont ton Ascagne un jour doit fonder les remparts.
J'aperçois lia qui sait plaire au die Mars
i.
Je la voisi de Vesta quitter le sanctuaireati
Je vois de ses amours l'asile solitairespons h
Et ses voiles suprés sur le rivage,éparsill
:
Eudu dieu tout auprès les flècheset les dards. Ton
Paissez, taureaux , paissez l'herbe des sept collinesdals so mu
Vous le pouvez encor ; sur leurs cimes voisines
S'élèvera bientôt la reine des cités
1
Rome , ton nom fatal aux peuples indomptés
D'un bout du monde à l'autre étendra sa puissance ,
Depuis ces lieux brûlans où le jour prend naissance ,
Jusqu'à ceux où Thétis dans ses flots écumans
Abreuve du soleil fes coursiers Hans. wou.A.
And st
Telle est la vérité : j'en atteste,jen dreamie
Et mon front virginal er sa chaste parure, 192616 1 2009
xolé odmos e
ce
Tout ce morceau donne l'idée la plus avantageuse du
talent de M. de Saint-Geniez , ct de la manière heureuse
avec laquelle il sait interrompre l'uniformité que les grands
vers traînent toujours après eux. Il y a même dans
morceau un peu plus d'exactitude que dans l'ensemble de
latraduction , qui paraît quelquefois plutôt une imitation
qu'une traduction : du reste, M. de Saint-Geniez est assez
fondé à préférer la méthode qui tient le milieu , entre
une exactitude servile et une trop grande liberté . Cette
marohe était d'autant plus nécessaire , qu'il avait à faire
passer dans notre langue des poésies érotiques, dontpresNOVEMBRE
1814. 255
i
que tous les vers sont en sentimens ou en images. M. de
Saint-Geniez n'a pas agi avec moins de raison , en variant
le rythme dans les différentes élégies : ainsi , tantôt il a
adopté le vers alexandrin , dont la marche est aussi lente
que majestueuse , et tantôt il a choisi des vers de huit syllabes
, qui ont tout à la fois et plus de rapidité et plus de
grâce : il a même traduit plusieurs élégies en vers libres
en général ; cependant il a préféré les vers de dix syllabes ,
qui en effet se prêtent le mieux à la mollesse élégiaque , et
qu'aussi , pour cette raison , on peut considérer comme le
vers de l'élégie française , surtout après les modèles que
nous ont laissés et Parni et Bertin. Tout ce que nous venons
de dire , aura déjà fait sentir le soin que M. de Saint-
Geniez a mis à son travail. S'il offre encore bien des imperfections
, il les fera sûrement disparaître ; car elles
portent essentiellement sur des fautes de détail. Enfin ,
pour donner une idée de sa manière dans les vers de dix
syllabes , nous citerons le passage suivant , pris au hasard
dans la sixième élégie du livre troisième. Tibulle s'y plaint,
comme presque partout , de l'ingratitude de sa maîtresse
etde
2
sonhumeur volage.
Au bord des mers , seule avec son amour ,
On vit jadis Ariane abusée
Pleurer l'oubli du parjure Thésée ,
Et c'est ainsi que Catulle , en beaux vers ,
De cette amante a chanté les revers.
Qu'un tel exemple instruise la jeunesse !
Heureux l'amant qui sait avec sagesse
Mettre à profit l'exemple du malheur !
De la beauté craignez l'accueil flatteur.
Méfiez vous de ses tendres caresses ,
Ne croyez point à sesdouces promesses ,
Etjurât-elle enfin par ses beaux yeux ,
Par Vénus même ou la reine des Dieux ,
Devous aimer , ne comptez pas sur elle
Jupiter rit des sermens d'une belle
Qu'en
)
4
COMPTONG TI
i
12117 p ( )
'en se jouant emportent les zzeépphhyyrs
Mais à quoi bon , poussant de vains soupirs ,
Blåmer toujours une amante volage ?
Quittons enfin ce sinistre langage...
256 MERCURE DE FRANCE,
さ
1
ONéera, trop heureux si je puis
Auprès de toi passerde longues nuits
Et de longs jours..... Trop charmante maîtresse ,
Fidèle ou non , je t'aimerai sans cesse .
M. de Saint - Geniez a joint à sa traduction quelques
notes qui roulent , tantôt sur le texte , et tantôt sur les raisons
qui l'ont porté à adopter plutôt tel sens que tel autre :
il y donne aussi quelques explications abrégées de certaines
expressions qui pourraient arrêter plus d'un lecteur.
Ces notes n'annoncent aucune prétention , et sont écrites
dans un style simple et précis. Il en est de même de la
préface de M. de Saint-Geniez et de la notice qu'il nous a
donnée sur la vie de Tibulle. M. de Saint-Geniez nous paraît
avoir rendu service aux lettres en publiant cette traduction
, qui ne peut que nous faire mieux apprécier le
poëte sur lequel M. Mollevaut s'est déjà exercé avec succès.
Ceux qui ont lu la traduction de ce dernier, liront avec
un égal intérêt celle que nous annonçons ; ils auront un
nouveau plaisir à revenir sur de douces sensations , et ils
attacheront à des jouissances pures le doux charme des
souvenirs.
!
M. S.
MÉLANGES .
DU MIRABILIS LIBER ,
1
11
ET DES PREDICTIONS RELATIVES A LA RÉVOLUTION DE 1789.
)
Heu! vatum ignaræ mentes !.....
VIRG. AEN. IV. 65.
LE Mirabilis liber est un livre qui n'a de merveilleux que
son titre , et qui mérite tout-à-fait l'obscurité dans laquelle il
était tombé , et serait resté sans un ecclésiastique ( M. J. A. S.
Ch. ) qui , vers 1795 , crut y trouver , ou voulut persuader
qu'il y voyait des prédictions relatives aux événemens du
temps. La curiosité et la crédulité , sur lesquelles cet ecclésiastique
avait surtout compté , accueillirent avec empressement
une brochure de 29 pages in-8°. qu'il publia sous le titre de :
NOVEMBRE 1814 . 257
Prédiction pour la fin du XVIIIe siècle , tirée du Mirabilis
- liber , avec la traduction littérale à côté du texte , précédée
d'une introduction qui établit la concordance des dates et
des événemens avec les circonstances actuelles » . Cette brohure
fut bientôt réimprimée. L'auteur , qui ne me paraît pas
lus fort sur la bibliographie et la lecture du gothique , que
ur la chronologie et le latin , cita comme in-12 le Mirabilis
ber, qui n'a été imprimé qu'in-8°. et in-4°.; attribua laprédic-
Fon à saint Cesaire , dont il n'est nullement question dans le
vre , et s'empara , entre cent systèmes qui embrouillent la
hronologie , de l'ère des martyrs ou de Dioclétien , tandis
ue dans le livre il ne s'agit que de l'ère vulgaire. Lasuppuation
de M. Ch . était la plus favorable à ses vues : l'ère de
Dioclétien commençant à l'année 284 portait , au moyen des
uatre ans d'erreur commise par Denis Le Petit, la prédiction à
778 et aux années suivantes , et non pas de 1767 à 1802 , et
e 1774 à 1809 , comme le dit avec tant d'assurance cet ecclé-
Lastique qui , tout fier de sa prétendue découverte , termine
insi son Introduction, en soulignant malicieusement quelques
nots : « Bien des bonnes gens seront tout ébahis enlisant cette
prédiction , et combien d'esprits forts seront comme les
onnes gens !>>>>> C'est encore une erreur de M. l'abbé Ch. , qui
dû voir bien peu d'esprits forts ébahis de ses lucubrations ,
e ses tours de force et de ses rêveries. Comme l'a très-judi-
Teusement observé M. Salgues ( 1 ) , il est évident que les pré-
Ictions de toute espèce que renferme le Mirabilis liber ne
egardent que les événemens du XVI . siècle, qui portèrent un
pup si terrible à l'église romaine : « C'est , comme il le dit , le
canond'alarme tiré par un soldat du saint siége » .
En effet , le concile de Bâle , convoqué par le pape MartinV
1431 , et continué en 1438 sous Eugène IV , n'avait pas
empli les vues des partisans aveugles du pontife , qui avait
ansféré le concile d'abord à Ferrare, puis à Florence. Le conle
fractionnaire de Bâle , qui termina sa session en 1443 ,
est-à-dire , l'année qui suivit la clôture de celui de Florence ,
ait tiré de sa solitude de Ripaille, pour lui confier la tiare
les clefs , leduc de Savoie Amédée, qui prit le nom de FélixV,
Indis qu'Eugène IV , soutenu par le concile de Florence , déarait
anti-pape son compétiteur. Ces scandales , ceux que
entôt après offrit le pape Alexandre VI (2) , et les moeurs
(1)-Des Erreurs et des Préjugés , tom. II , p. 80.
(2) Pape en 1492 , mort le 18 août 1503. Le plus méchant homme qui
jamais , dit le président Hénault.
1
17
258 MERCURE DE FRANCE ,
dépravées du clergé à cette époque,les entreprises audacieuses
de quelques navigateurs dans le XV . siècle , l'imprimerie
découverte àlamême époque, et quelques idées nouvelles mises
en avant , le concordat conclu entre François Ir. et Léon X,
reçu en France en 1517 malgré les oppositions les plus opiniâtres
du clergé , du parlement même et de l'université , et
dans la même année les premières tentatives renouvelées par
le lutheranisme contre la cour de Rome ,disposaient les esprits
à l'examen , à la discussion et à la réforme , tandis que la prise
deConstantinople en 1453 etde Rhodes en 1522 par les Turcs ,
inspiraient tant de terreur et d'alarmes aux chrétiens, qu'il fut
même question de renouveler les extravagantes expéditions des
croisades.
En réduisant ainsi les choses à ce qu'elles sont, les dates du
merveilleux livre conviennent bien; il n'est plus nécessaire de
torturer les ères de la chronologie; tout marche simplement :
mais aussi il n'y a plus de prédiction, et ce n'était pas là le
compte de M. l'abbé Ch. qui n'est assurément pas un esprit
fort, et qui serait pourtant bien désolé , et peut-être même
bien ébahi de se voir alors placé parmi les bonnes gens.
L'édition du Mirabilis liber que je possède est un in-4°. de
88 feuillets ( 176 pages ); elle parut à Paris en 1523 chez de
Marnef; elle est imprimée sur caractères gothiques , ainsi que
l'édition in-8°. que M. l'abbé Ch. a prise pour un in-12. L'ouvrage
est divisé en deux parties ; la première de 68 feuillets ,
toute latine , a pour titre : Mirabilis liber quiprophetias revelationesque
nec non res mirandas præteritas , præsentes et
futuras aperte demonstrat ; le titre de la seconde partie , qui a
20 feuillets , est ainsi conçu : « Révélations. S'ensuit la seconde
partie de ce livre » . Ce mot de révélations , soit dit en passant ,
n'a pas été placé sans dessein : on sait qu'il est la traduction du
mot grec apocalypse. En effet , le ton du Mirabilis liber est à
peu près le même que celui du livre fameux interprété si diversement
par les protestans , par Newton et par Dupuis,
Le Mirabilis liber paraît avoir été composé en France par
quelque enthousiaste fanatique , quelque moine rêveur, alarmé
des événemens politiques et religieux qui signalèrent la fin du
XV . siècle et le commencement du XVIe. Le but évident de
son travail est de fortifier les espérances de son parti et de rapporter
les avantages du triomphe aux papes et aux rois de
France. L'auteur , quel qu'il soit , dit dans sa préface que ,
d'après l'examendes prophéties qu'il rapporte et des révélations
qu'il fait, il est évident qu'il ne tardera pas « à sortir du très-
3
NOVEM KE 1814.
259
ligieux royaume des Français un pape très-illustre et éclatant
r la sainteté de sa vie , qui rendra la paix à tous les chréens
, restaurera la Palestine , et convertira au catholicisme les
recs , les Turcs et tous les ennemis de la foi chrétienne » .
auteur , que nous traduisons fidèlement , ne s'arrête pas en
beau chemin; dévoué absolument aux prétentions de la cour
maine , il assure que « tous les rois obéiront à ce pape » ; et ,
armi ces souverains dont il présente une longue énumération,
cite des rois qui , je crois , ne sont guères plus connus que
eux qui ont été chantés par Boiardo , l'Arioste et Fortiguerra,
els que « ceux de Conachie , de Contanie , de Novarchie , de
olentie , de Mamye , de Voloégame , de Cathale , etc. , etc. >>>
uivant cesavant auteur, « le roi des Français , le plus religieux
e tous , s'élèvera au-dessus des autres monarques par sept rai-
Ons principales : 10. parce qu'il a été sacré avec la sainte fiole
u'on appelle la sainte ampoule; 2°. parce que le modérateur
e l'olympe a daigné changer en fleurs de lis les armoiries
rançaises ; 3°. parce que les rois de France ont le don de guérir
es écrouelles ; 4º parce qu'ils possèdent l'oriflamme; 5°. parce
ue plusieurs d'entr'eux ont été inis au rangdes saints;6°. parce
u'ils ont replacésur le saint siége plusieurs papes qui en avaient
té chassés ; et 7º. parce que le roi des rois n'a pas dédaigné
l'accorder son assistance à quelques rois des Français au milieu
Le leurs infortunes , ce qui a paru évidemment en 1425,
poque à laquelle , sous le commandement d'une pucelle de
ingt ans , les Français taillèrent en pièces les Anglais » .
Le livre merveilleux , puisqu'il faut l'appeler par son nom ,
est , à proprement parler , une sorte de macédoine ascétique ,
politique , historique et prophétique , tirée des sibylles , des
aints , des pères de l'église et des historiens , compilée sans
Hiscernement , classée sans ordre , mais non pas rassemblée
ans dessein. Il est évident , comme nous l'avons dit , que l'au-
Leur a cherché tous les moyens d'alarmer et de rallier les fidèles
contre les novateurs et les adversaires de la superstition de ces
Lemps d'ignorance et de barbarie. Au surplus , la prédiction ,
qui est d'un visionnaire probablement pseudonyme ( Joannes
de Vatiguerra , Jean de Prêcheguerre ) , ne laisse rien à
désirer pour l'époque , puisqu'elle fixe la date des événemens
- de l'an du Seigneur 1490 à l'an 1525 (3) » . Il est dit
(3) C'est-à-dire, de 1778 à 1813 , pour ceux qui admettaient, contre l'expression
formelle du texte , l'ère des martyrs et l'addition des 288 années
antérieures .
1
260 MERCURE DE FRANCE ,
1
en tête du chapitre , qu'il se trouve dans la chronique deMartianus
(4) , mauvais écrivain de cette époque , qui , parparenthèse,
ne dit rien de semblable. Ces révélations (5) furent faites,
s'il faut en croire le compilateur , vers 1300 , par un Syrien ,
ún Chaldéen et même par le sultan Saladin , dans un entretien
qu'ils eurent avec l'auteur qui se trouvait alors en Orient.
Puisque M. l'abbé Ch. admet dans ses calculs chronologiques
l'ère des martyrs , je ne vois pas pourquoi il ne s'en servirait
plus ici : il est vrai que cette année 1300, qui ajoute au mérite
de la prédiction, répondrait à 1588 , c'est-à-dire , serait postérieure
même à l'impression du livre. Il n'y a donc nul doute
que c'est de mauvaise foi et par la supposition la plus absurde
que l'on voudrait ramener à notre époque une prédiction dont .
ladate est certaine , et qui au surplus n'est pas moins ridicule
pour 1778 et 1813 qu'elle l'était pour 1490 et 1525. Ajoutous
que Saladin , que l'on fait vivre en 1300 , était mort un siècle
auparavant......
Donnons maintenant la traduction très-fidèle de cette oeuvre
apocalyptique.
« Moi , Jean de Prêcheguerre (6).... Il arrivera des calamités
qui affligeront l'univers d'une manière plus étonnante et plus
admirable que tous les troubles auxquels il a jamais été en
proie. L'année 1502 (7) sera le commencement de tous nos
maux , parce qu'à cette époque surviendront lapeste et une
mortalité qui dévasteront épouvantablement le monde; la moitié
de l'espèce humaine périra dans le cours de 65 mois (8).
* L'année 1503 sera remarquable par des séditions et des
conspirations qui seront à peu près sans succès.
>> Vers 1504 , un grand et sublime prince , monarque de
tout l'Occident , sera mis en fuite ; presque toute sa noble
armée sera taillée en pièces , et il sera fait un épouvantable
carnage de plusieurs hommes très-puissans. Ce prince ne reparaîtra
que lorsque la paix sera rendue aux Français ; ilsera mis
en captivité par ses ennemis , et il s'affligera surtout pour ses
défenseurs . L'aigle prendra son vol sur l'univers et soumettra
(4) Hæc in Chronica Martiand.
(5) Folio 35 verso : Quidam Sirus , dum essem in Gadzis subtus
quadrinis civitatis Soldani, et quidam Chaldæus dùm essem in Pheboch,
Saladin Chaldæicumjuxta montem Cobar.......
(6) Eod. fol. Ego Joannes de Vatiguerra......
(7) Eod. fol. Nam , anno Domini 1502 erit initium.....
(8) Cinq ans et cinq mois.
NOVEMBRE 1814 . 261
aucoupde peuples à sa puissance; vers 1517 ou plus tard , il
Cevra trois couronnes pour prix de son triomphe et de ses
-tus , puis il rentrera dans son nid jusqu'à ce qu'il monte au
1. Ses enfans se battront et s'arracheront leurs dépouilles :
sera le commencement des calamités de l'Occident.
> En 1516 ou au-delà , il éclatera de grandes trahisons à
ase du roi des Français retenu captif. La plus grande partie
l'Occident sera dévastée. La gloire des Français sera changée
opprobre et en confusion , parce que le lis sera privé de sa
ble couronne et donné à un usurpateur. Ce sera vainement
e chacun criera : paix ! paix ! paix ! Les trahisons , les cons-
-ations et les jugemens seront remarquables ; il sera question
confédérations des villes et des plébéiens , et la division ira
as loin qu'on ne saurait l'imaginer . :
› Avant que l'année 1516 arrive , le royaume des Français
-a envahi , dépouillé et presque anéanti . :
Les villes les plus redoutables et les plus puissantes seront
ses et saccagées. Les esclaves , pleins d'astuce , d'orgueil et
fureur , se révolteront contre leurs maîtres , et presque tous
nobles seront mis à mort et cruellement dépouillés de leurs
nités ainsi que de leurs domaines; le vulgaire se donnera un
à sa fantaisie ; les rois , les généraux , les barons seront
orgés , et , vers 1518 , toute la France sera dévastée. Un
and nombre de villes seront en révolte et se donneront des
nstitutions (9) qui leur assureront la puissance , mais elles
ront par être désolées. Le voisin, trompera son voisin et
sassinera. On ne s'occupera point des avantages de la répuque
. Les Turcs et les Alains ravageront plusieurs îles de la
-étienté ; les Grecs envahiront et saccageront l'empire,des
ins ; l'Arménie , la Phrygie , la Dacie et la Norwege seront
-ées au pillage. Plusieurs cités , bâties sur le Pô , le Tibre ,
Rhône , le Rhin et la Loire , seront détruites de fond en
able par des inondations et des tremblemens de terre. Les
aumes de Chypre , de Sardaigne et d'Arles seront presque
antis. Les troubles et la guerre civile consterneront l'Esne
et l'Arragon , qui ne reverront la paix qu'après la desction
d'un des deux états.
) Les communes , affranchies par Louis-le -Gros et par Philippe-le-Bel,
commencement des XIIe . et XIV . siècles , s'étaient donné des chartes
Constitutions qui réprimaient les injustes prétentions du clergé et de la
esse.
1
263 MERCURE DE FRANCE ,
)
>>Avant 1525, l'église universelle et le monde entier ple
ront sur la prise et le pillage de la noble etcélèbre cité qui
capitalede tout le royaume des Français, Sur toute la surfa
la terre , l'église entière sera persécutée lamentablement et
perfidie : elle sera dépouillée de son temporel, et les plus
sans ecclésiastiques se trouveront heureux s'ils peuvent se
server la vie. Toutes les églises seront profanées ; la rel
effrayée sera réduite au silence.
>>Outragées et violées , les religieuses fuiront leurs me
tères. Les pasteurs et les prélats seront dépouillés , frapp
mis en fuite. Leurs ouailles resteront sans guide. Le ch
l'église changera le siége de sa puissance , il sera trop heu
s'il parvient, avec ceux de ses confrères qui l'accompagner
à trouver un asile où ils puissent manger le pain de la do
dans cette vallée de larmes. Toute la malice des homm
tournera contre l'église universelle, qui , pendant plus de v
cinq mois , restera sans défenseur , parce que , durant to
temps , il n'y aura ni pape ni empereur àRome, et en Fr
aucun régent.
» Il n'y aura de considération que pour les hommes por
la méchanceté et à la vengeance par l'astuce de tous les ty
des einpereurs infidèles et des princes persécuteurs de la
gion. Les autels seront renversés , les monastères profan
dépouillés. La colère de Dieu exercera sa vengeance à cau
lamultitude etde l'opiniâtretédes pécheurs . Les élémens s
altérés; l'état du siècle changera; la terre engloutira pa
tremblemens les forteresses , les villes et leur population ;
ne produira presque plus de fruits; les mers hurleront c
la terre et engloutiront beaucoup d'hommes et de vaisse
l'atmosphère se corrompra ; les signes les plus effrayans
tront dans les cieux ; le soleil s'obscurcira et paraîtra e
glanté; on verra pendant environ quatre heures deux lu
la fois; plusieurs étoiles combattront entr'elles , ce qui es
indice de la destruction et du meurtre naturel de presque
-les hommes. Une peste épouvantable et inouie change
nature de l'air ; une inconcevable mortalité et une fa
cruelle et merveilleuse dévasteront tout le globe et su
l'occident ; les sciences et le bon ordre disparaîtront. La
raine gémira dévastée ; la Champagne dépouillée et ra
implorera vainement le secours de ses voisins et restera
loureusement ensevelie sous ses ruines. L'Irlande , la Sic
la Bretagne l'envahiront et la dépouilleront vers 1515
jeune captifqui recouvrera la couronne des lis et étende
NOVEMBRE 1814. 263
empire sur tout le globe , anéantira à jamais les fils de Brutus
ainsi que les îles (10) .
D
>>Telles sont les tribulations qui précèderont la restauration
de la chrétienté. De ces calamités sortira un pape très-saint
qui , couronné par les anges , sera élevé sur le saint siége par
ses compagnons d'infortune. Ce saint homme , doué de toutes
les vertus , réformera l'univers et ramènera tous les ecclésiastiques
à l'ancienne discipline ; il prêchera nu-pieds partout ;
il ne redoutera nullement la puissance des princes (11), et convertira
presque tous les infidèles et surtout les Juifs .
>> Ce maître cardinal sera accompagné et secondé par un
empereur très-saint homme , qui sera issu des restes du sang
très-saint des rois des Français , et qui lui obéira en tout pour
réformer l'univers . Sous ce papé et cet empereur , le globe
entier éprouvera une réforme , aussi la colère de Dieu s'apaisera;
il n'existera plus qu'une loi , une croyance , un baptême
( 12) et une manière de vivre. Tous les hommes seront
d'accord; ils s'aimeront à qui mieux mieux , et la paix durera
beaucoup d'années ; mais après que cette réforme aura eu lieu ,
on remarquera dans le ciel plusieurs signes extraordinaires , la
malice des hommes rappellera les anciens maux et même de
plus grands qu'auparavant. C'est pourquoi Dieu accélérera la
findumonde : telle sera la fin » .
Cette prédiction , qui semble renouvelée des sibylles , de
l'Apocalypse , des grands et des petits prophètes , et surtout
d'Isaïe , est terminée par l'article suivant ( 13 ) : « Vous
trouverez cette prophétie anciennement écrite dans le trèsillustre
royaume des Gaulois , entre les mains d'un certain
prêtre nommé Guillaume Bauge, de la paroisse de Nohan ( 14) ,
dans le diocèse de Tours » .
Nous avons déjà parlé du pape qui doit faire tant de merveilles.
Le roi de France ne restera pas en aarrière pour opérer
les mêmes choses; car , dans un article tiré du catalogue
(10) C'est ce passage qui fit surtout remarquer la prophétie du Mira
bilis liber , en 1795 : à cette époque , le dauphin étaitdétenn au Temple.
(11) Sans doute comme Boniface VIII , Alexandre VI et qüelques autres
papes ,grands ennemis des puissances .
(12) On trouve les mêmes expressions dans l'épitre de saint Paul aux
Ephesiens , ch. IV , v . 5 : « Unus dominus , una fides , unum baptisma » .
(13) Fol . 37 , verso : Hanc prophetiam antiquitus scriptam reperies.....
(14) Nohan est le nom de deux villages du Berri , dans le diocèse de
Bourges , et nondans celui de Tours.
264 MERCURE DE FRANCE ,
«
de Caltald ou Cathaud , le compilateur s'exprime ainsi (15) :
Il s'élèvera dans la nation du très-illustre lis un roi qui
aura le front grand , les sourcils hauts , les yeux longs et le
nez aquilin. Il détruira tous les tyrans de son royaume; il
soumettra au christianisme les Anglais , les Espagnols et les
Italiens; les rois chrétiens lui obéiront; il brûlera Rome et
Florence ; il mettra à mort le haut clergé qui aura usurpé le
siége de saint Pierre ; après avoir subjugué la Grèce , la Turquie
et les Barbares , il parviendra à Jérusalem , et ayant
gravi le mont Olivet , déposé sa couronne, et rendu grâce
au Père , au Fils et au Saint-Esprit , au milieu d'un tremblement
de terre et de signes merveilleux , il y rendra son
âme à Dieu »
Quand on a entassé autant de visions , de rêveries et d'absurdités
, c'est bien le cas de dire, comme l'auteur du Mirabilis
liber ( 16) , en s'expédiant de bonne grâce : « Va , livre intrépide
, va braver les risées et le sifflet » . 11
On sent combien ces bonnes gens qui ne doutent de rien ,
tels que ceux dont parle M. l'abbé Ch. ,
Gens d'esprit faible et de robuste foi ,
peuvent trouver facilement à gloser et à déraisonner sur les
prédictions , en ne tenant , suivant l'usage , aucun compte des
dates qui sont pourtant déterminées , en rapprochant des faits
distincts , en interprétant à leur manière ce qui pourrait les
embarrasser , et en torturant le sens et les mots pour les plier
à leur fantaisie. Ce serait alors le cas de dire , avec saint Augustin
( 17) : « Ne cherchez pas à comprendre pour croire ,
mais commencez par croire afin de comprendre ensuite » .
Passons des amphigouris prophétiques du Mirabilis liber à
une autre prédiction qui a eu aussi quelque vogue , grâce à la
supercherie de ceux qui llaa firent réimprimer vers lemilieudu
dernier siècle dans le Mercure , 25 ans après dans l'Année littéraire
, et pendant la révolution dans quelques-uns des nombreux
journaux de cette période politique. Pour la rendre
plus merveilleuse , on changea discrètement , sans nuire à la
mesure des vers , la date de 1588 en celle de 1778 , et ensuite
de 1788 , et on la présenta comme ayant été trouvée dans le
11
(15) Fol. 40 , recto : Surget rex ex natione illustrissimi lilii ...
(16) Fol . 40 , verso : I , liber intrepide , ad ludibria et sibila .....
( 17) Noli intelligere ut credas , sed crede ut intelligas .
1
AUG. IN JOAΝΝΕΜ .
4
NOVEMBRE 1814. 265
ombeau de Regiomontanus ( l'astronome Jean Muller ) , a
Liska , en Hongrie , où il n'était pas inhumé , l'ayant été en
476 à Rome où il était resté. Citons cette prophétie avec les
ariantes qu'une Fraude Pieuse y a introduites :
Postmille {
Et
eexlpaplseotsos}àpartu Virginis annos
post quingenta
Etseptingentos
Octogesimus
Septuagesimus
Ingruet ,
2
is
et
}
rursus ab {
orbe
inde
octavus,mirabilis annus ,
secum tristia fata {
datos,
I trahet.
feret.
Si non hoc anno totus malus occidet orbis ,
Si non in nihilum terrafretumque ruent ,
Cuncta tamen mundi sursum ibunt atque deorsum
Imperia , et luctus undique grandis erit.
:
' est- à-dire : « Mille ans après l'enfantement de la Vierge et
ing cents ans ajoutés à ce nombre , une année merveilleuse ,
88. surviendra et amènera avec elle les plus affligeantes
atastrophes. Si dans cette année ce monde infortuné ne périt
as ; si la terre et les mers ne sont pas rendus au néant , touefois
on verra les empires bouleversés , etuun deuil immense
étendre sur l'univers » .
Or ces sinistres prédictions , comme toutes les prophéties
ont on a la date certaine et que l'on peut constater avant
événement , ne se réalisèrent en aucune manière , pas plus
de celles de Jurieu qui , dans les mots de l'Apocalypse pосит
-m aureum plenum abominationum , trouvait par les initiales
papa ) que le pape était la bête désignée , et assurait en outre
e la chute totale du papisme aurait lieu en 1687 , prédiction
i ne serait pas plus exacte quand on imaginerait un moven
uelconque de la reporter à un siècle de plus. Les années 1588 ,
778 et 1788 , virent beaucoup moins de catastrophes que
usieurs autres années antérieures ou postérieures. Quant à
tte dernière prophétie , à laquelle la mauvaise foi voulait
nner une grande importance , elle est tout simplement la
aduction d'un quatrain allemand que l'on trouve dans la
dicace du traité De ortu et fine imperii Romani , par l'abbé
ngelbert , petit ouvrage in-8° . dont Gaspard Brusch fut l'édiur
à Bale en 1553. La prédiction pouvait alors exciter la
riosité , puisqu'elle devait se réaliser 35 ans après. En effet ,
e Thou et Pasquier nous apprennent qu'elle fit alors beau-
1
266 MERCURE DE FRANCE ,
coup de bruit , et d'autant plus sans doute que c'était l'époque
des débats sanglans entre les catholiques et les protestans
échappés au massacre de la saint Barthélemi , entre Henri III
et les Guises , entre la Ligue et les royalistes.
Si les prophéties apocalyptiques du Mirabilis liber et du
huitain que nous venons de citer s'étaient vérifiées , il faudrait
convenir que les auteurs étaient véritablement doués de cette
faculté de devination auquel on donnait tant de confiance dans
les siècles de barbarie , et qui mérita une si grande influence
aux sibylles , aux prophètes et aux augures qui du du moins
avaient le bon esprit d'envelopper d'amphibologies et d'énigmes
leurs oracles , pour n'être pas convaincus d'ignorance en cas
d'événemens peu conformes à leurs décisions : mais , comme
on l'a vu, ces prophéties ont eu le sort de toutes les autres ;
les événemens les ont démenties , et le plus simple examen en
a bientôt fait justice.
Il est toutefois une sorte de prédictions qui , quoique faites
avant coup et réalisées par les faits , ne mériteront pas à leurs
auteurs la réputation de prophètes , ni les honneurs de la di
vination proprement dite : ce sont celles que quelques bons
esprits ont données pour ce qu'elles sont , c'est-à-dire , pour
des aperçus d'événemens probables. Telles sont les suivantes
etbeaucoup d'autres que nous pourrions tirer des ouvrages de
Voltaire , de J.-J. Rousseau , de Sébastien Mercier et d'autres
philosophes qui prévoyaient , d'après les progrès de l'esprit
humain, ce qui devait résulter de la force d'inertie que l'on
opposait si maladroitement à son développement inévitable.
L'abbé de Vauxcelles dit dans le Mémorial (18 ) , auquel il
travaillait avant le 18 fructidor avec La Harpe et M. Fontanes
, que l'histoire du P. Gourdan de Saint-Victor lui avait
été ainsi racontéepar M. le maréchal de Broglie. Madame de
Vantadour , gouvernante de Louis XV, ayant porté son élève
chez ce religieux , il benit l'enfant , l'embrassa et se mit à pleu
rer en disant que des maux affreux commenceraient sous son
règne. L'abbé de Vauxcelles aurait pu rappeler à ce sujet que
Louis XV lui-même disait un jour, en parlant de la situation
de sonroyaume : cette monarchie a 1400 ans de durée ; elle
est bienvieille; cela n'ira pas long-temps (19) . En effet , par
(18) No. 30.
(19) Publiciste , 21 vendémiaire an IX.- Mallet Dupan , Mercure britannique
, no. 8. Les nouvelles politiques de l'hiver de l'an V offrent aussi
quelques prédictions curieuses,
NOVEMBRE 1814. 067
unemétaphore imitée de Sulpitius (20) et du Tasse (21 ),Bossuet
l'avait dit à Versailles devant Louis XIV : les royaumes
meurent , sire , comme les rois .
"
Voltaire écrivait au marquis de Chauvélin le 2 avril 1764 :
Tout ce que je vois jette les semences d'une révolution qui
arrivera immanquablement , et dont je n'aurai pas le plaisir
d'être témoin. Les Français arrivent tard à tout , mais enfin
ils arrivent. La lumière s'est tellement répandue de proche en
proche qu'on éclatera à la première occasion , et alors ce sera
un beau tapage » .
Vingt ans avant la révolution , en 1769 , dans une lettre au
comte d'Argental , appréciant sagement ce que devait opérer
cette révolution devenue nécessaire , puisqu'on s'obstinait à ne
pas mettre les lois en harmonie avec l'opinion formée par les
progrès des lumières et l'exemple de quelques autres nations ,
le philosophe de Ferney s'exprimait en ces termes : « Il ne
s'agit pas de faire une révolution comme du temps de Luther
et de Calvin, mais d'en faire une dans l'esprit de ceux qui sont
faits pour gouverner » .
Tandis que , pour le changement qu'il désirait , Helvétius
n'espérait rien que de la conquête et nous croyait trop dépourvus
de caractère et d'énergie pour être dignes de la guerre
civile , Mably (22) , meilleur observateur , devinait juste que
le premier ébranlement proviendrait des parlemens , qui finiraient
par demander les états-généraux ; « Tant pis , ajoutait-il,
si l'on fait quelque bien; cela soutiendra quelque temps la
vieille machine qu'il faut renverser » .
De Guibert, dans la préface de son Traité de tactique, s'exprime
ainsi : « Il ne tardera pas d'arriver en France une révolution
qui retrempera les âmes et leur rendra leur énergie » .
Voltaire dans une belle ode (23) et Louis XVI par un mot
connu (24) , rendaient en vain un éclatant hommage aux
bonnes vues et à ces bonnes opérations de Turgot qui pouvaient
(20) Lettre de Sulpitius à Cicéron, famil. 1. iv , ép. 5.
(21) Mujono le città , mujono i regni .
1
7
GIER. lib . c. XV. st . 20.
(22) La Harpe , sur les Mémoires de la minorité de Louis XV, par Massillon.
(23) Ode sur le Passé et le Présent , 1775.
(24) M. Senac de Meilhan rapporte que Louis XVI disait, en parlant de
ce ministre philosophe : « Il n'y a que Turgot et moi qui aimions le
peuple».
1
268 MERCURE DE FRANCE ,
1
prévenir la catastrophe révolutionnaire : ces hommes vains et
frivoles qui , incapables de rien apprécier , ne savent que persiffler
et fronder, chansonnaient ainsi qu'il suit le plus habile
de nos intendans et l'un de nos plus grands ministres :
1
1
Prophétie turgotine.
Vivent tous nos bons esprits
Encyclopédistes ,
Du bonheur français épris ,
Grands économistes !
Par leurs soins , au temps d'Adam
Nous serons dans moins d'un an :
Momus les assiste ,
Oh! gai !
Momus les assiste !
On verra tous les états
Entr'eux se confondre ,
Les pauvres sur leurs grabats
Ne plus se morfondre ;
Des biens on fera des lots
Qui rendront les gens égaux.
La bonne aventure , etc ..
10:
Dumême pas marcheront
Noblesse et roture ,
Les Français retourneront
Au droit de nature.
Adieuparlemens et lois ,
Etducs , et princes , et rois .
La bonne aventure , etc.
Puis ,devenus vertueux
Parphilosophie ,
Les Français auront des Dieux
Aleur fantaisie ;
Nous reverrons la raison
A Jésus damer le pion.
Ah ! quelle harmonie , ete.
Plus de moines langoureux ,
Deplaintives nonnes !
Au lieu d'adresser aux cieux
}
NOVEMBRE 1814 . 269
Matines et nones ,
On verra ces malheureux
Danser, abjurant leurs voeux ,
Galantes chaconnes ,
Oh! gai !
Galantes chaconnes .
Pour terminer comme il convient ce grave article , nous
finissons par des chansons. Ajoutons donc le couplet suivant ,
tiré d'une chanson de M. Delisle , capitaine de dragons , composée
en 1776. Ce couplet concerne Louis XVI :
Aqui nous devrons le plus ,
C'est à notre maître ,
Qui , se croyant un abus ,
Ne voudra plus l'être.
Oh ! qu'il faut aimer le bien
Pour de roi n'être plus rien !
Amateurs du merveilleux , bonnes gens qui cherchez à pénétrer
la profondeur des apophtègmes logogryphiques de Nostradamus
, de Moult , et même du Messager boîteux et de l'Almanach
de Liége, de ce savant Mathieu Laensberg qui fait la
pluie et le beau temps , comme on sait ! je serais tenté de dire
de tous les prophètes de malheur , ce que disait Achab , si cet
Achab n'eût consulté lui-même quatre cents prophètes faux ,
sijamais il en fut : « Je hais ces devins qui ne présagent jamais
rien de bon et qui n'ont rien que de sinistre à annoncer » . Au
moins je dirai comme le Deuteronome : « S'il s'élève quelque
prophète etqu'il prédise des signes et des prodiges , n'ajoutez
nulle foi à un tel homme » ; car il serait trop dur de demander
sa mort comme on le fait dans le Deuteronome qui s'exprime
ainsi : « Mettez à mort le prophète qui , dépravé par
son arrogance, voudra élever la voix ». Ajoutons avec l'évangéliste
saint Mathieu : « Gardez-vous des faux prophètes ; avec
un air séduisant , ils ne sont dans le coeur que des loups disposés
à la rapacité » .
M. LOUIS DUBOIS.
270 MERCURE DE FRANCE ,
1
Deuxième extrait de la Guirlande de Florede M. CHARLES
MALO.
Origine de l'Agriculture.
I'tyaplusde trois mille ans que les hommes apprirent, pour
lapremière fois , à labourer la terre , et Moïse paraît être le
premier qui ait prescrit des lois sur l'agriculture. Les Grecs ,
qui avaient toujours la vanité de s'attribuer ce qu'ils apprenaient
des Egyptiens , ne manquèrent pas de faire honneur d'une si
belle découverte à Cérès et à Triptolème : ils élevèrent à l'une
des autels , à l'autre une chapelle dans le temple d'Eleusis. Il
est un fait qui aura pu donner lieu à cette croyance. Céléus
avait envoyé son fils en Égypte , pour apprendre à régner et à
conduire la charrue ; une fois de retour en Attique , ce jeune
prince enseigna l'art de cultiver la terre , d'ouvrir des sillons :
telle est aussi l'origine de ce nom de Triptolème , qui signifie
rompeur de sillons ; àdater de cette époque , lesGrecs s'appliquèrent
à l'agriculture. Des auteurs célèbres , tels qu'Hésiode ,
Xénophon , Théophraste , ajoutèrent encore par leurs écrits au
goût de la nation : aussi est-ce à l'agriculture qu'Athènes et
Lacédémone durent leur élévation. On parle d'une superstition
assez singulière des Grecs : ils s'imaginaient qu'une nymphe
était renfermée dans chaque arbre ; et que sa vie était tellement
attachée à celle de l'arbre , qu'on ne pouvait le couper sans
blesser ou faire mourir la nymphe ( 1 ) : cette croyance semblait
s'être renouvelée chez les Gaulois , car leur respect pour les
arbres était tel , qu'ils auraient cru commettre un sacrilége en
les abattant; aussi préféraient-ils envoyer des colonies et de
grandes armées dans les autres pays , pour y fonder de nouveaux
établissemens , que de défricher leurs terres , parce qu'il
aurait fallu qu'ils coupassent leur bois.
Lors de la fondation de Rome , le premier soin de Romulus
fut d'offrir des sacrifices à Cérès et à Bacchus , pour la fécondité
du territoire : à cet effet , il créa douze prêtres des champs ,
dont la parure était une couronne d'épis liés avec un ruban
(1) Encore aujourd'hui les Siamois croient que les végétaux ont une
âme . Casser une branche d'arbre est un crime ; mais une fois que le végétal
est mutilé, ils le coupent alors sans scrupule , parce qu'alors l'âme en est
délogée.
NOVEMBRE 1814 . 271
de la
blanc. Il s'agissait ensuite de faire un partage égal des terres :
Romulus en donna, deux arpens à chacun de ses compagnons .
Rome , fondée par des pâtres , présenta bientôt l'aspect
plus riante fécondité : petits et grands indistinctement cultivaient
leurs terres avec la même ardeur ( 1 ) . Tout le peuple se
fit une gloire de s'adonner à l'agriculture ; aussi le plus bel éloge
qu'on pouvait faire d'un homme , était de l'appeler bon laboureur
(2) . Ce goût si pur , cette simplicité de moeurs , durèrent
jusqu'aux premiers temps de la république ; c'était alors faire
un grand présent à un général , à un brave capitaine , que de
lui donner un arpent de terre ; mais insensiblement les villæ
ou inaisons des champs , qui jusqu'alors avaient été petites ,
simples , convenables à l'exiguité des possessions , dévinrent
grandes et magnifiques dès le moment que les Romains eurent
étendu leur empire. Aussi Caton disait-il à ce sujet : qu'un propriétaire
devait s'appliquer de bonne heure , et dans sa jeunesse
, à planter ses champs ; mais que ce n'était qu'à l'âge de
trente-six ans au moins qu'il pouvait bâtir , et même alors
quand ses terres étaient bien cultivées : un abus en entraîne
toujours un autre. Les Romains , qui avaient déjà beaucoup
agrandi et embelli leurs possessions , ayant bientôt , par de nouvelles
conquêtes , acquis des terres immenses , ne se soucièrent
= presque plus de cultiver leurs champs de leurs propres mains ;
ils en abandonnèrent peu à peu le soin à des fermiers , à des esclaves
: du temps même de Pline l'ancien , il était très-commun
de faire cultiver ses terres par des esclaves flétris de toutes sortes
$ de crimes. Telle est toujours la fin des plus belles institutions !
Quoi qu'il en soit , du temps de Régulus, l'honneur de cultiver
son champ était encore préféré à toutes les plus belles dignités ,
Cet illustre général, alors qu'il abaissait lapuissance de Carthage
par des victoires réitérées, n'écrivit-il pas aux consuls , que
l'économe de tout son bien ( qui consistait en sept arpens de
terre ) , venait de mourir ; qu'un mercenaire avait profité de
cette circonstance pour lui enlever tous les instrumens de la-
(2) On remarque qu'en Angleterre , dès les premiers temps même de la
monarchie , les barons ne donnaient aucun soin à l'agriculture ; ils la mé
prisaient et l'abandonnaient même à la classe du peuple la plus vile .
(3) Lenom de riche , en latin locuples , vient de locus , lien ou champ ,
c'était comme si on avait dit possesseur de beaucoup de champs . L'argent
était appelé pecunia , du mot pecus , betail : il ya mieux , les monnaies
étaient marquées d'un boeuf. C'est le roi Servius qui introduisit cet usage
chez les Romains , à l'imitation des Grecs. 1
1
272 MERCURE DE FRANCE ,
1
bourage ; qu'il priait , pour cette raison , les consuls d'envoyer
un autre général à sa place aux armées , dans la crainte que
son champ ne restât inculte.
Jardins..
Les anciens n'étaient pas intelligens pour cultiver lesjardins .
Épicure fut pendant long-temps regardé comme l'inventenr des
jardins , sans doute parce que c'est lui qui le premier imagina
d'enformer dans l'enceintedes ville .. Qu'on nous cite les jardins
du tyran Pysistrate , les vergers du vertueux Cimon , ouverts ,
d'ailleurs en tous temps aux citoyens d'Athènes , afin qu'ils
pussent cueillir et les fleurs et les fruits qui leur conviendraient;
qu'on nous vante ces vastes jardins d'Académus , embellis de
statues , de fontaines , d'allées d'arbres , de bosqnets : il n'en
est pas moins vrai que ce n'est que dans ces derniers temps
qu'on a commencé à bien connaître l'art d'embellir les jardins..
Les Romains eux-mêmes ne connaissaient pas les jardins d'ornement
, quoique , au rapport de Pline et de Martial , rien ne
fût plus ordinaire que de voir à Rome , aux fenêtres des maisons
, des espèces de petits jardins , des pots de fleurs , comme
nous en avons aussi l'habitude .
D'un art plusmagnifique
Babylone éleva des jardins dans les airs.
J. DELILLE.
S'il faut en croire Hérodote , Sémiramis , reine d'Assyrie,,
avait fait construire , au milieu de Babylone , de superbes jardins
élevés sur des voûtes , avec une telle industrie , que chaque
étage se trouvait de plain-pied : ces jardins suspendus existaient.
encore en partie seize siècles après leur création , et firent l'étonnement
d'Alexandre lors de son entrée à Babylone ; mais
cette sorte de merveille , qu'on a depuis imitée , n'approche
pas du luxe singulier qu'offraient les jardins des Incas . D'abord
que les plantes commençaient à sécher , on substituait à leurplace
de nouvelles plantes formées d'or et d'argent, et parfaitement
imitées ; les champs se remplissaient de maïs , dont les
tiges , les fleurs , les épis étaient d'or , et le reste d'argent , le
tout soudé artistement ensemble. On y avait de plus représenté
toutes sortes d'animaux , de papillons , d'oiseaux , dont les uns
semblaient chanter , et d'autres étendre leurs ailes pour voler.
NOVEMBRE 1814. 273
Agriculteurs célèbres .
1.
Les plus beaux génies , les plus grands hommes de tous les
ècles , se sont distingués par une inclination très-marquée
our l'agriculture. 1
Salomon, le plus savant de tous les physiciens , avait écrit
ar les arbres , depuis le cédre jusqu'à l'hysope ; personne n'é
it plus versé que lui dans l'étude de la botanique.
La plupart des rois dont parle Homère , engraissaient euxmêmes
leurs champs : en Grèce, le roi Augias employa les enais.
Hercule en fit connaître la pratique en Italie (4)
Ozias, roi de Juda , se plaisait beaucoup à l'agriculture.
Les rois de Perse , au milieu de tout le faste, de tout le luxe
e leur cour , s'occupaient avec plaisir de la culture de leurs
rdins ; et de cette même main qui portait le sceptre , ils se
rvaient des instrumens grossiers propres à remuer la terre.
yrus jeune était surtout très-curieux de la beauté de ses
dins .
603 Heureux qui créa son bocage ,..
Ces arbres dont le temps prépare la beauté!
Ildit, comme Cyrus : « C'est moi qui l'ai planté ».
J. DELILLE.
1
:
Massinissa , roi de Numidie , apprit à ses sujets à cultiver un
aride; et vainqueur des climats de la terre , il se fit des
-dins au milieu des sables brûlans de l'Afrique (5).
Hiéron ,Philométor , Attalus , Archelaüs , tous rois ; le général
énophon, le célèbre Magon,de Carthage, se sont fait unplaisir
jardinage.
ARome , quels grands agriculteurs citerai-je . Cincinnatus ,
moment où le sénat , l'an de Rome 296 , députa vers lui
viateur pour lui conférer la dictature , n'était-il pas nu ,
goûtant de poussière , labourant les quatre pauvres arpens de
re qu'il possédait au Vatican (6) .
19
1) On attribue le mérite de cette invention à Stercutius , fils de Faune ;
a vient le mot latin stercus , fumier.
(
5) Le siècle de Louis XIV a vu se renouveler une semblable merveille;
élèbre Lenôtre n'a-t- il pas , comme Massinissa , vaincu en quelque sorte
ature , en élevant à Versailles , sur une terre ingrate , aride , le plus
jardin de l'univers ?
Appelés la prairie de Quintus. Ce champ conserve aujourd'hui le
'IPrati.
18
4/4 7
Attilius Seranus ( ou le semeur ), semait son blé quand
l'appela à Rome pour l'honorer du consulat.
Caïus Fabricius , qui vainquit les Sabins; Curius Dentat
qui chassa Pyrrhus de l'Italie; Régulus , qui commanda con
les Carthaginois ; Caton le Censeur , Scipion l'Africain 1
même, tous cultivaient leurs champs. La terre se plaisait à ê
ouverte par un soc orné de lauriers , guidé par un labour
paréde triomphes : en effet , ces grands hommes labourai
leurs champs , avec le même soin qu'ils plaçaient un can
et semaient leurs grains avec l'attention qu'ils mettai
à ranger une armée en bataille. J'ajouterai que les m
leures maisons de Rome tenaient leurs noms de l'agricultu
Les Pilons doivent le leur à un Romain de leur famille,
inventa les pilonspropres àpiler le ble; les Junius avaient pe
surnom Bubulcus , parce qu'ils étaient d'excellens bouvie
Fabius tire son nom des féves; Lentulus , des lentilles ; Ci
ron, des pois chiches; et vice versa, plusieurs plantes ont
le nom de plusieurs personnages célèbres; par exemple
Gentiane doit son nom àGentius , roi d'Illyrie; l'aigremo
ou Eupatorium , au roi Eupator , qui la fit connaître le
mier ; la Lysimachie (7 ) , au roi Lysimachus son inventeur
Centaurée , au centaure Chiron , qui s'en servit pour se gu
du poison des flèches d'Hercule ; la Carline , à Charlemag
enmémoirede la peste qu'elle arrêta dans son camp; la N
tiane, à Jean Nicot , ambassadeur sous Henri II , à qui l'on
l'usage du tabac.
Pour en revenir aux Romains , Varron , Virgile , Colume
Pline , Palladius , ont beaucoup écrit sur l'agriculture , q
chérissaient..Au nombre des amis de la campagne , puis-je
blier Cicéron? César et Antoine n'avaient-ils pas aussi des
dins près du Tibre? Plus récemment , l'empereur Dioclé
ne se fit-il pas jardinier pour trouver le bonheur?
Maislaissons-lå les Grecs et les Romains : parlerai-je de s
Louis , qui apporta en France la première renoncule; du fam
Louis XIV, qui ne dédaignait pas de façonner des arbres d
main; du Grand Condé , qui cultivait de simples oeillets; du
lèbre Descartes , qui , après avoir arrangé le matincune plan
arrosait le soir une humble fleur;de l'illustre Gaston , qu
plaisait à faire croître de tendres anémones dans son jardin
Luxembourg; du vénérable Lamoignon , qui rassemblait
(7) « Avis aux petits maîtres ». La pondrede cceetttteeherbe sertà
dit-on, les écorchures des pieds cansées par des souliers étroits.
gu
NOVEMBRE 1814 . 275
son jardin une foule de végétaux étrangers , trouvant dans leur
culture un délassement aux travaux les plus importans.
Plantes curieuses .
Le vrai pent quelquefois n'être pas vraisemblable .
La plante qui se présente la première à mon imagination est
ce célèbre papyrus , originaire d'Egypte et de Sicile, avec le
duquel les anciens faisaient des voiles , des vêtemens , des
couvertures de lits , des chapeaux , et surtout du papier à
écrire (8).
corce
Viennent ensuite : la grenadille , appelée par les Indiens marácot,
et par les Chrétiens , fleur de la Passion , parce qu'on a
cru trouver dans cette plante la couronne d'épines , les fouets ,
lacolonne, l'éponge ,les cinq plaies , enfin , tous les instrumens
de la passion de Notre Seigneur.
L'accacia porte-corne de Cuba, dont toutes les parties sont
couvertes de fourmis qui tombent , à la moindre secousse ,
comme de la pluie et par petits paquets , sur les personnes
qui se trouvent dessous , et leur font des piqûres fort cuisantes.
L'agnus scythicus du Borysthène, dont le fruit , nommé-borames
, représente quatre pieds , une toison , deux cornes de
laine , deux yeux , une queue , et en un mot ressemble si bien
à un agneau , que les paysans de Moscovie sont persuadés que
c'est un animal vivant qui dort tous les jours sur sa tige , et en
- descend la nuit pour brouter l'herbe qui est autour de lui.
L'ambaitinga du Brésil, dont les feuilles sont tellement rudes
en dessous , qu'on peut s'en servir comme de lime pour polir
le bois .
Le pilosèle , dont le jus , employé à la composition d'une
trempe pour les épées et les couteaux , a la vertu de couper
- le fer comme le bois.
L'arbre au diable , ainsi surnommé,parce que son fruit en
s'ouvrant , fait un bruit semblable à celui d'un coup de
pistolet.
L'orchis , dont les fleurs représentent tantôt un singe , un
frelon , un guêpe , une abeille ; tantôt une mouche , un papillon
, une punaise , une araignée , une sauterelle , enfin même
un homme ou une femme.
(8) Les Gaulois , en guise de papier , se servaient d'écorce de bouleau ,,
etcen'est que vers le milieu du quinzième siècle qu'on s'est imaginé de faire
dupapier avec des chiffons.
276 MERCURE DE FRANCE ,
Le candou des Indes , dont le bois est si dur qu'il fait feu
lorsqu'on en frappe deux morceaux l'un contre l'autre.
Le bois de lumière, dont la tige , une fois rompue , donne
une lumière aussi éclatante que celle d'un flambeau (9).
L'ambon des Indes orientales , dont le fruit délicat et savoureux
contient un noyau auquel on attribue le pouvoir de faire
tourner l'esprit dès qu'on en mange.
Le bancal d'Amboine , dont les feuilles ont une vertu si singulière
, que les personnes qui le tiendraient quelque temps
dans leurs mains , perdraient peu à peu la vue.
L'amaranthine de Malabar , que l'on fait cuire dans du
beurre , pour en faire boire la décoction aux gens qui ont l'esprit
aliéné.
Le grunal ou verdoyante des Indes , qui ne croît ni dans la
terre, ni dans l'eau , ni au soleil , ni à l'air , mais bien suspendue
dans un linge , la tête en bas , aux planchers des maisons , et
qui, pour comble de singularité , ne porte ni fleur , ni fruit ,
ni graine.
Le coddapara , avec les feuilles duquel les habitans du Malabar
font des parasols qui peuvent couvrir vingt personnes.
L'arbre à muscade , qui ne se plante pas ,parce qu'il mourrait
, dit-on , s'il était planté de la main des hommes.
Le sassafras , qui a contribué à la découverte de l'Amérique ,
puisque c'est , dit- on , son odeur qui a fait penser à Christophe
Colomb que l'on était près des terres .
Le bananier , dont les feuilles servirent à couvrir Adam et
Éve , et aux fruits duquel surtout les Portugais se garderaient
bien de toucher , parce qu'une fois coupés ils présentent à peu
près la figure d'une croix.
L'arbre d'argent , ainsi nommé à cause de sa nuance éclatante;
parce qu'en effet on en voit en Afrique des forêts qui
semblent tout argentées.
L'abécédaire de Ternate , dont les têtes ou la racine , à peine
mâchées , font éprouver à la langue une irritation telle qu'elle
est toujours en mouvement; surnommée aussi herbe aux enfans
, par la raison qu'on met àprofit cette propriété pour délier
la bouche des enfans...
Le saldits de Madagascar , qui renferme dans sa graine un
poison , dont sa racine est l'antidote.
(9) Il est une autre plante , le baaras , du Mont -Liban , qui brille la nuit
comme un flambeau. Les Arabes l'appellent herbe d'or , parce qu'elle
change les métaux en er.
NOVEMBRE 1814 .
277
La férule , appelée par Martial le sceptre des pédagogues ,
parce que les régens des colléges se servaient jadis de ce sarment
léger pour châtier leurs écoliers .
, Enfin , le frêne dont la vertu est si puissante contre les
serpens , que , soit le matin ou le soir , ils s'éloignent même de
son ombre ; et l'on assure que , placé entre des feuilles de frêne
et un feu très-allumé , le serpent se jetera plutôt au travers du
feu que de traverser par-dessus les feuilles ( 10) .
Desfleurs .
Plus heureuses que nous , vous mourez pour renaître :
Triste réflexion ! inutiles souhaits !
Quand une fois nous cessons d'être ,
Aimables fleurs , c'estpourjamais .
Les fleurs charment également toutes les nations de la terre ;
et, tandis que le Chinois cultive son joli rosier de Bengale , le
Hollandais sa double tulipe , l'Anglais son oreille d'ours , le Portugais
son immortelle , et le Français son lis majestueux , l'habitant
de l'Indoustan laisse l'éclatant nénuphar se pencher sur
son visage olivâtre ; la noire beauté du Congo enlace son front
d'ébène de tubéreuses plus blanches que la neige.
Si nous en croyons le Camoëns , il existe près du Gange une
nation qui ne se nourrit que du parfum des fleurs.
Les Chinois , l'un des peuples qui conservent le plus la tradition
de leurs moeurs antiques , se prosternent encore aujourd'hui
devant les fleurs .
ABruxelles , le jour de Sainte-Dorothée, les fleuristes étalent
tout ce qu'ils ont de plus précieux dans la chapelle de Notre-
Dame de Bon-Secours. Ces fleurs sont placées sur des buffets
très- élevés , vis -à-vis l'image miraculeuse de la Sainte-Vierge .
Les Musulmans ont , de leur côté , un jeûne pendant lequel il
leur est expressément défendu de sentir l'odeur des moindres
parfums , des plus petites fleurs.
(10) Au sujet des herbes qui ont le pouvoir de guérir les morsures des
- serpens, Pline rapporte que les lézards y ont recours lorsqu'ils se sont battus
contre eux; que , plus prudente encore , la tortue , pour se préserver de
leur venin , mange d'avance de la sariette ; qu'enfin la fouine , lorsqu'elle
veut faire la guerre aux rats, mange de la rue : c'est une antidote contre
leurs morsures .
28 MERCURE DE FRANCE ,
Nous avons , comme on sait en France , l'usage de représenter
des fleurs sur des vases de porcelaines , etc.; les sauvages
font mieux encore , ils peignent des fleurs sur leur corps ; mais
d'une manière ineffaçable. Je dirai plus : à Rome on fait avec
des fleurs de grands tableaux d'histoire , qui offrent des martyres
: la toile est percée d'une infinité de trous où l'on fait
passer les queues des fleurs ; elles sont rangées et découpées
avec tant d'art , qu'elles imitent , à s'y méprendre , des figures
humaines : derrière la toile sont placés des vases remplisdd''eeau,
où trempent les queues des fleurs .
On a beaucoup parlé du sélam des Turcs , qui n'est rien
autre chose qu'un certain bouquet de fleurs dont le choix et
l'arrangement particulier forment un langage mystérieux trèsfavorable
, surtout aux intrigues amoureuses des dames du pays .
Par exemple , si un amant veut peindre son désespoir à sa maîtresse,
il ne manquera pas de faire briller à ses yeux un souci
bien foncé; au contraire, s'il a conçu la délicieuse espérance de
la posséder , en dépit du jaloux qui la guette ou des grilles qui
la captivent , une fleur, d'orange deviendra le présage de son
triomphe ; mais en Turquie , comme partout ailleurs , les
dames ont le malheur d'être inconstantes , on trouve des maîtresses
infidèles ; aussi ce chapitre de l'infidélité, l'un des plus
longs , des plus aimables du code de l'amour , n'a point été oublié
, et la tulipe sera placée dans les mains de l'amant infortuné
qui voudra faire rougir sa belle de sa trop grande humanité.
On ne sait pas bien pourquoi la tulipe a été choisie de préférence
à toute autre fleur pour remplir ce funeste ministère
d'accusatrice..... Serait-ce à cause de la variété de ses couleurs
et de ses nuances , qui retrace peut- être l'idée de plusieurs
affections à la fois ? Au surplus , comme on assure que les jaloux
de Turquie , au moins aussi clairvoyans que ceux de notre
pays , et par parenthèse beaucoup plus redoutables , avaient fini
par se mettre au courant de cette espèce de langue mystique,
il abien fallu que les grandes dames trouvassent un moyen à la
fois honnête et beaucoup plus délicat de tromper la surveillance
de leurs seigneurs et maîtres. Ainsi donc , en présence même
de son argus , une femme turque bien apprise entretiendra une
conversation fort intéressante avec son amant ..... et comment ?
En arrangeant seulement , comme par distraction , des pots de
fleurs , en touchant quelques bouquets. Il est réellement bien
malheureux qu'un secret aussi ingénieux ne soit point parvenu
jusqu'à nous..... Mais ce n'est qu'en France que les dames sont
privées de ce doux langage des fleurs , qui leur procurerait des fa
passe-temps si agréables. Voyez les Indiens ! n'ont-ils pas une
NOVEMBRE 1814. 279
plante nommé areck , dont les feuilles et les fruits , découpés
diversement , expriment des idées symboliques , et , noués d'une
certaine manière , forment une déclaration d'amour ou annoncent
une rupture ? Les filles d'Amboine , très-gênées par
leurs parens , n'ont-elles pas une adresse inimitable pour parler
à leurs amans avec des fruits et des fleurs ?....
CHARLES-MALO.
DIALOGUE entre Diogène et Aristippe , par Condorcet.
SUR LA FLATTERIE .
A
(CeDialoguemanque à l'édition des OEuvres de Condorcet, en21 vol. in-8°.)
DIOGÈNE.-Tu vis à la cour d'un tyran , et tu te dis philosophe
!
:
ARISTIPPE. - Un philosophe doit vivre où les hommes ont
le plus besoin de lui.
DIOGÈNE. - Aristippe flatte l'oppresseur de Syracuse !
ARISTIPPE . - Oui , mais il le désarme; souvent il a sauvé la
vie à des amis imprudens. La flatterie et le mensonge ne sont
plus des crimes , dès qu'ils sont utiles aux hommes .
DIOGÈNE.- Pour sauver ces amis, on t'a vu baiser les pieds
deDenys .
ARISTIPPE.- Qu'importe , si c'est là que la nature a mis ses
oreilles ?
DIOGÈNE . - Jadis un philosophe , sorti de l'école de Pytha-
= gore , de cette école fertile en ennemis des tyrans , n'eût paru
dans Syracuse que pour ranimer dans le coeur des citoyens
l'amour de la liberté et de la patrie; il eût donné à un peuple
faible , qui ne sait que trembler et haïr , le courage et le
moyen de punir ; et si le sort y conduisait Diogène , crois-tu
qu'il s'abaisserait à faire rire un vil tyran? Il lui reprocherait
ses voluptés , sa barbarie et ses mauvais vers. Denys se croit
un dieu : je le ferais apercevoir qu'il n'est pas même unhomme.
ARISTIPPE. -Denys , maître d'un peuple désarmé, est entouré
de soldats vainqueurs des Africains , et de la renommée
de ses victoires : il mourra sur le trône. Que gagnerais-je à le
braver ? Le vain honneur de montrer du courage , et de lui
faire commettre un crime de plus ! J'aime mieux lui en épargner.
280 MERCURE DE FRANCE ,
J'ose lui déplaire , quand il le faut, pour servir des malheureux.
Je ne crains point la mort , maisje ne hais point la vie :
je ne veux point la sacrifier à une gloire inutile ; mais je suis
prêt à la donner pour le bien des hommes.
- DIOGÈNE . Dis plutôt , qu'accoutumé aux plaisirs , tu es
devenu l'esclave de la volupté; que tu crains moins la mort
qu'une vie austère .
ARISTIPPE .-Le plaisir ne m'amollit point. Dans une âme
ardente et inflexible comme la tienne , la volupté devient fureur
; elle tient lieu de tout et rend capable de tout. La mienne,
plus flexible et plus modérée , sait en jouir et peut s'en passer.
Je ne suis ni assez sot pour la mépriser , ni assez emporté pour
devoir la craindre. Je me livre gaîment aux fêtes tumultueuse
de Denys; ma présence en a banni la débauche. Ses courtisans
, qui bravaient la nature et les lois , craignent qu'Aristippe
ne lés accuse de manquer de délicatesse et de goût. Je saisis les
momens où je vois que le plaisir a ramolli l'âme de Denys , et
que sa douce ivresse en a banni la défiance; j'en profite pour le
rappeler , non à la justice ( les tyrans ne peuvent plus la connaître
), mais à la compassion dont la voix n'est jamais étouffée
sans ressource. Je sais qu'il ne peut faire du bien par vertu ou
par système , et je tâche qu'il en fasse par caprice. On lui
amena , il y a quelque temps , trois belles esclaves que des pirates
avaient enlevées ; elles pleuraient : le tyran blasé ne vit
ni leur beauté ni leurs larmes. Je venais de louer une de ses
tragédies : - Aristippe , me dit-il , choisis une de ces esclaves.
-
Je les prends toutes trois , répondis-je ; Paris s'est trop mat
trouvé d'avoir fait un choix. Il rit ; j'emmenai ces trois esclaves
, et le lendemain je les renvoyai à leurs parens.
DIOGENE. Ainsi confondu dans une troupe de vils flatteurs
, l'ingénieux Aristippe se charge du soin de distraire un
tyran de ses remords et de ses craintes. Ta voix le rassure
contre la haine, et l'encourage contre le mépris; d'autant plus
coupable , que tu as plus d'esprit et de crédit sur l'opinion , et
que tu peux à la fois et le corrompre et l'excuser. En vain te
vantes-tu de lui épargner des crimes , si tu fortifies ses vices.
1
ARISTIPPE , - Je détruis , par une flatterie plus adroite , le
mal que feraient celles de ses caclaves. Ils vantent sa puissance
et la terreur qu'elle inspire ; ils lui peignent les méchans ligués
contre lui , mais contenus par la vigilance et la sévérité de sa
ustice. Alors il s'irrite; il n'est occupé qu'à imaginer de nouNOVEMBRE
1814. 281
velles précautions , qu'à rechercher des coupables et des supplices;
il paraît agité par les Furies. Seul libre au milieu de sa
cour , je suis le seul qu'il croit sans intérêt de lui nuire; il me
confie sa fureur et son effroi . - Seigneur , lui dis-je , toutes
ces précautions avertissent les Syracusains que vous croyez
mériter leur haine , et le leur feront croire. Craignez de les
augmenter assez , ces précautions , pour qu'un homme de coeur
puisse trouver du péril et de la gloire à les tromper. Ce ne sont
pas vos gardes qui vous défendent , c'est votre nom. On respecte
en vous le vengeur de la Sicile et le protecteur des arts ,
qui a rendu Syracuse la rivale d'Athènes ; ce sont ces titres honorables
qui font votre sûreté. Denys , calmé par mes discours ,
appelle dans son palais des hommes éclairés et vertueux , et
s'adoucit dans leur société. Il s'indigne que les Carthaginois
aient encore des places dans la Sicile ; il s'occupe des moyens
de les en chasser , et laisse respirer Syracuse .
On vous hait , lui dis-je encore , pour avoir opprimé votre
patrie. Chaque citoyen adans l'âme le désir de venger la perte
- de sa liberté : eh bien ! abolissez les lois cruelles qui faisaient
la honte et le malheur de Syracuse dans le temps de sa liberté
prétendue; faites des lois douces , favorables aux pauvres et aux
✓ derniers esclaves des citoyens ; forcéz , par vos bienfaits , les
Syracusains à vous bénir , et votre vie sera tranquille comme
celle d'un père au milieu de ses enfans ; et la Grèce , qui admire
votre génie et vos victoires , vous mettra au rang de ses héros
et de ses sages.-Ainsi , j'oppose à sa férocité naturelle son
intérêt et sa gloire , et je fais sortir , du sein de la tyrannie , des
lois heureuses et justes .
DIOGÈNE. - Mais Démarate et Agathocle , qu'il a bannis ,
vous accusent d'avoir insulté à leur malheur ; ils remplissent la
Grèce de leurs plaintes et de la bassesse d'Aristippe .
ARISTIPPE. - Lorsque Denys chassa de la Sicile ces tyrans
subalternes , qui avaient partagé avec lui le droit de vexer les
Syracusains , toute la cour s'empressa d'applaudir au tyran qui
venait , disait-on, de punir des insolens qui avaient osé lui résister
. Ses ennemis crièrent qu'il sacrifiait au plaisir de se ven-
✔ger les citoyens les plus utiles. Je dis aux uns et aux autres : Si
ces bannis n'eussent pas été ses ennemis , il eût dû les punir plus
sévèrement. Souvenez-vous de ce malheureux étranger qu'immola
aux dieux leur politique superstitieuse et barbare; c'est sa
mort que Denys a vengée , et non ses propres injures . Est-ce
que Diogène peut estimer Démarate ?
282 MERCURE DE FRANCE ,
- DIOGENE. Je méprise les sots , et je hais les hommes
cruels. Si je hais plus Denys , c'est qu'il a plus de puissance :
mais , si tu as une âme noble , pourquoi ramper dans la cour d'un
tyran , content , au milieu de l'oppression générale , d'empêcher
quelques maux particuliers ? Resté dans la Grèce , formes-y
des hommes par tes leçons , élève leur ame par tes exemples ,
tu seras plus utile , et sans être obligé de t'avilir.
ARISTIPPE.-Tout homme qui a des lumières et du courage
peut faire du bien dans une ville libre; Aristippe seul peut être
utile à Syracuse : souffre qu'ily vive. Il vaudrait mieux , sans
doute , qu'elle fût libre et gouvernée par de bonnes lois ; mais ,
si ce mieux est impossible , faisons , sans nous irriter contre le
Destin, tout le bien qu'il nous est possible de faire , et nedésespérons
point d'en faire même sous un tyran, pourvu qu'il
aime la gloire et haïsse la superstition.
DIOGÈNE.-Le spectacle de l'esclavage devrait révolter tes
yeux; et peux-tu n'être pas dégoûté de vivre avec des esclaves?
ARISTIPPE. - Aussi suis-je venu dans la Grèce pour voir des
hommes libres , et causer avec Diogène .
DIOGÈNE. Si tu savais vivre comine moi , tu n'irais pas
dans les palaisdes tyrans .
ARISTIPPE. Si tu savais vivre avec les hommes , tu ne logerais
pas dans un tonneau, Pardonne-moi ma facilité et mes
plaisirs en faveur de ma douceur et de ma gaîté : ton courage
et ta subliıne abstinence me font bien oublier ta dureté et ton
orgueil.
DIOGÈNE. - Aristippe daignerait-il partager aujourd'hui le
pain de Diogène , et boire avec lui de l'eau dans le creux de sa
main?
ARISTIPPE. - Oui; va , malgré ma gourmandise , j'aime
mieux tes bons mots que tous les vins de la Sicile..
d
NOVEMBRE 1814 . 283
1
LES QUATRE TOURELLES DU CHATEAU DE VUFLANS ( 1 ) .
(Cette nouvelle a déjà paru en allemand dans le recueil annuel qui
s'imprime à Berne , sous le titre de Alpen Rosen , ou la Rose des
Alpes. Les rédacteurs de cet intéressant ouvrage avaient demandé
àmadame de Montolieu une ancienne chronique qui pût donner
de l'intérêt à la gravure du château de Vuflans , faite par un habile
dessinateur , dont ils ont orné leur numéro de cette année. Le pen
deplaceles ayant obligés à quelque retranchement , madame de Montolieu
la donne aujourd'hui telle qu'elle a été faite ou trouvée. )
LE sept juillet 1813 , j'arrivai dans la jolie campagne que mon
ami de C***. possède entre Lausanne et Morges ; je m'impatientais
également et de revoir ce bon camarade d'université et
de faireconnaissance avec le plus riant des cantons de l'Helvétie ,
le canton de Vaud. S'il offre aux voyageurs moins de beautés
pittoresques , moins de sites extraordinaires que quelques parties
de la Suisse allemande , combien n'en est-on pas dédommagé
par ses points de vue enchanteurs , par ce beau lac Léman
si célébré par les poëtes , qui , dans son étendue de seize lieues ,
répète dans lė miroir de ses eaux , d'un côté , les cimes découpées
des majestueuses Alpes , de l'autre le pays le mieux cul--
tivé , le plus couvert d'habitations , s'élevant par une douce
pente jusqu'aux monts Jura , qui le séparent de la France....
Mais je m'arrête , mes descriptions seraient faibles auprès de
celles que tout le monde sait par coeur , et surtout auprès de la
réalité ; je ne veux faire que celle d'une antique et noble demeure
un peu moins connue , et raconter une histoire des anciens
temps , sans en garantir l'authenticité.
Qu'est-ce que c'est que cette grande masse carrée et blanche
qui se dessine dans le paysage ? dis-je à mon ami en examinant
de la terrasse l'immense perspective qui s'offrait à mes regards
étonnés. Je pris une lunette d'approche , je la dirigeai sur cet
objet : ah ! ah ! m'écriai-je , c'est un ancien château féodal ,
flanqué de toutes ses tours. On n'en voit pas beaucoup de ce
genre dans cette partie de la Suisse et dans un pays aussi cultivé;
ils sont d'ordinaire sur le sommet de quelque rocher escarpé.
Celui-ci excita vivement ma curiosité,je m'informai de son
(1) Le château de Vuflans , remarquable par son antiquité et sa singu -
lière architecture , est situé en Suisse , dans le canton de Vaud , à peu de
distance de la jolie petite ville de Morges et du lac Léman.
1
284 MERCURE DE FRANCE ,
nom et de son origine. J'ai toujours aimé avec passion ces antiques
demeures , qui nous ramènent dans les temps anciens et
nous retracent les moeurs de nos ayeux. ,
Le nom de ce château est Vuflans , me dit mon ami;
son origine est attribuée à la reine Berthe , fameuse dans
ce pays sur lequel elle a régné , et qui s'appelait alors la Transjurane
ou Petite Bourgogne. Cette reine aimait à bâtir des châteaux
; il paraît cependant qu'elle n'a fait que réparer celui- ci ,
et y ajouter la partie flanquée de quatre tours ; l'autre partie ,
remarquable par une grande tour démantelée , est beaucoup
plus ancienne , et son origine se perd dans la nuit des temps :
si vous êtes curieux de voir de plus près cet édifice , je vous y
conduirai , ce n'est qu'une promenade , mais je vous avertís
que votre goût pour les ruines sera peu satisfait. La reine Berthe
faisait bâtir très-solidement ; la plupart de ces châteaux
subsistent encore en entier. On en voit un autre près de la petite
ville d'Orbe , qui se nomme Champvent , quia , dit-on , la
même origine , et qui est aussi parfaitement conservé ; il a appartenu
long-temps à l'illustre famille de Vergi , et c'est-là ,
sans doute , qu'était née cette malheureuse Gabrielle , amante
infortunée de Coucy , et victime du cruel Fayel.... Mais reve-
*nons au château de Vuflans , dont les murs ont peut-être aussi
renfermé quelque beauté malheureuse; ils sont en briques , et
le mastic qui les lie est si fort , que les possesseurs actuels ayant
voulu faire démolir ces tourelles , on n'a pu en venir à bout , et
il a fallu en laisser le soin au temps.
Tant mieux , m'écriai-je , je les verrai , partons ; et nous nous
mîmes en chemin. Cet ancien château est situé à une demilieue
de la jolie petite ville de Morges , au bord du lac Léman.
Le château de Vuflans annonce une haute antiquité , principalement
la partie appelée la grande tour ; ce bâtiment
dévasté est entièrement vide au dedans jusqu'au sommet, où
l'on ne peut plus monter qu'au moyen d'une échelle ; on arrive
à la partie supérieure , qu'on nomme la lanterne. Une tradition
prétend que c'était dans cette tour que les seigneurs suzerains
de ce chastel donnaient jadis joyeux festins . Il existe encore
une salle qui a conservé le nom de la salle de fer ou la salle des
chevaliers , où l'on voit des lances et des armures appendues;
les seigneurs de Vuflans étaient tenus d'y rassembler
une fois par an , à un jour fixé , tous les preux chevaliers du
voisinage et de leur donner une fête .
L'autre corps de logis , qui a été joint à celui-ci , et bâti dans
le même goût , est visiblement moins ancien; il communique à
l'autre par des galeries en pierre , mais au lieu de la grande
NOVEMBRE 1814 . 285
tour il y en a quatre petites aux quatre coins de ce grand bâtiment
carré , qui , vues de loin , font un effet très-pittoresque ;
chacune de ces tours forme dans l'intérieur un petit cabinet
éclairé par des meurtrières , ainsi que la chambre attenante . Il
va sans dire qu'on trouve dans cette antique demeure tout ce
qui constitue les anciens chastels, des prisons , des souterrains ,
des citernes ; des préaux , une terrasse tout à l'entour servant
de promenoir , et dominant sur une grande étendue de pays et
sur le beau lac Léman.
1
J'étais enchanté de tout ce que je venais de voir : cette
grande tour , ces quatre tourelles me semblaient avoir été la
scène des événemens les plus romanesques ; je croyais voir au
travers de ces étroites fenêtres des beautés prisonnières , et de
vaillans chevaliers,escaladant les crénaux pour les délivrer.
Mon ami souriait et laissait aller mon imagination à son gré.
Tenez , me dit- il , en ouvrant un tiroir de son bureau , voici de
quoi exciter ou calmer votre enthousiasme ; c'est une ancienne
tradition sur un des premiers possesseurs de ce château , où vos
chères tourelles jouent un grand rôle ; je ne vous en garantis
pas la vérité historique ; de tous temps les vieux châteaux ont
appartenuau domaine des romans; cette narration du moins n'a
rien que de très-vraisemblable dans les moeurs de ce temps-là ,
qui différaient beaucoup des nôtres . Trouvée , à ce que je
suppose , dans quelque archive de ce manoir , elle était en ancienne
langue Romane , c'est-à-dire , à peu près inintelligible :
jem'en suis fait une étude , et je me suis amusé à la mettre en
français. J'en remerciai mon ami , et , m'emparant du cahier ,
j'allai m'établir dans un des cabinets de verdure de sa terrasse
où j'avais en face le vieux donjon , et je lus ce qui suit.
Les quatre tourelles du chastel de Vuflans .
Berthe, petite-fille de l'empereur Conrad , avait épousé en
premières nôces , Rodolphe 11 , roi de la Transjurane ou Pétite
Bourgogne ; elle aimait passionnément ce beau pays dont elle
était sonveraine , et qu'elle parcourait sans cesse , montée sur sa
haquenée , filant tout en cheminant par monts et par vaux ,
batissant chateaux et couvens , et mettant en iceux chastelains ,
prétres et nonnes ; aussi cette bonne reine était-elle chérie dans
ce bon pays , où son souvenir est encore en grand renom .
Elle eut cinq enfans de son premier mari , le roi Rodolphe 11 ,
Conrad qui lui succéda , Barcard qui fut évêque de Lausanne ,
et ensuite archevêque de Besançon , un fils posthume nommé
Rodolphe , et deux filles dont l'aînée , Adelaïde , fut d'abord
1
286 MERCURE DE FRANCE ,.
femme de Lothaire roi d'Italie , et en secondes noces de l'em.
pereurOthon dit le grand, et la cadette , nommée Gizèle , qui
mourut à Chavornais , chef-lieu de la résidence du roi , à l'âge
de douze ou treize ans .
Après avoir régné vingt-sept ans , Rodolphe mourut en 932 ,
jeune encore , ayant été roi à l'âge de douze ans , laissant sa
femme Berthe régner au nom de son fils encore mineur : elle
avait marié la seule fille qui lui restait , Adélaïde , ( princesse
dont les charmes et les vertus sont célèbres dans l'histoire de
ces temps-là ) au roi d'Italie. Le désir de se rapprocher de cette
fille chérie , engagea Berthe à céder aux voeux de Hugues , roi
de Lombardie , et à l'épouser en secondes noces; sans doute il
dut lui en coûter beaucoup de donner un successeur à Rodolphe
, qu'elle avait tendrement aimé , et de quitter le pays
qu'elle avait embelli et où elle était adorée; mais de quels sacrifices
l'amour maternel ne rend-t- il pas capable ? En quittant
la Transjurane , elle voulut laisser à ses plus fidèles serviteurs
des récompenses de leur attachement; son page Adalbert , fils
d'Azzon , qu'une passion malheureuse pour elle avait privé de
la raison , était mort au château de Vuſlans , où il était renfermé
( 1 ) : elle fit, en partant , don de ce château , qu'elle avait
fait réparer , et de toutes ses dépendances au sire Grimoald ,
frère aîné d'Adalbert : c'était un don vraiment royal ,et Grimoald
fut très-flatté d'être seigneur suzerain d'une aussi belle
demeure . Ce fils aîné d'Azzon était loin d'avoir la sensibilité de
son frère Adalbert ; il avait bien aussi sa folie , mais c'était celle
de la vanité , son coeur dur et glacé était incapable d'amour;
cependant , dès qu'il se vit possesseur du Château de Vufians ,
il voulut l'assurer à sa postérité , et songea à une châtelaine qui
pût lui donner des héritiers . Quoiqu'il ne fût plus très-jeune ,
il n'avait point encore jusqu'alors pensé au mariage ; une
femme , des enfans lui paraissaient des êtres faibles etméprisables
, dont il ne voulait pas être entouré. Toujours à la guerre
ou à la chasse , Grimoald aimait mieux donner la mort que la
vie , cependant actuellement il veut un héritier , et il jeta les
yeux sur la jeune et belle Ermance de Vergi. Son père , jadis
écuyerde la reine Berthe , avait aussi été honoré de ses bontés ,
elle lui avait donné le château de Champvent , près de la ville
d'Orbe , et la jeune Ermance , sa fille , avait été élevée près de
la princesse Gizèle; après sa mort , Ermance retourna à Champ-
(2) Voyez sur cette intéressante anecdote , les Mystères du château de
Vuflans , par madame V. de P. , dans le Journal de Lausanne.
t NOVEMBRE 1814. 287
vent auprèsde son père , ypassa quelques années, et, pour son
malheur , fut demandée en mariage par le seigneur de Vuflans,
lorsqu'elle eut à peine atteint sa dix-huitième année. Ce n'était
pas l'usage des pères de ces temps-là de consulter leurs filles sur
le sort qui leur était destiné; le sire de Vergi avait marié sa
fille aînée , la belle Gabrielle ,au sire de Grandson , avec ce
seul mot , je le veux; il ne mit pas plus de façon avec la cadette
: Vous épouserez dans quelques jours le sire Grimoald ,
seigneur de Vuflans, fut tout ce qu'il lui dit , sans attendre
même de réponse : Ermance n'en avait point à faire , à peine
connaissait-elle Grimoald , qu'elle n'avait vu qu'une seule fois ,
et dont l'air hautain et dur lui avait déplu ; mais son coeur
était libre; elle était douce , timide , craignait son père , et prit
le parti d'obéir sans résistance ,quoique cette union ne lui promît
pas le bonheur. Elle apportait à Grimoald , outre une belle
dot et une illustre naissance qui devait le rendre le plus heureux
des hommes , une figure charmante et un caractère adorable
; mais de tous ces avantages , Grimoald n'attacha de prix
qu'à sa jeunesse et à sa belle santé , qui lui promettaient des
héritiers.
En effet , il ne tarda pas à en avoir l'espoir, Ermance devint
enceinte; Grimoald enchanté ne voulait pas même supposer que
ce pût être une fille , et prépara tout pour la réceptiondujeune
seigneur de Vuflans. L'enfant arrive après d'affreuses douleurs
de la jeune mère , et cet enfant.... était une file , jolie comme
l'amour , mais que son père indigné voulut à peine regarder ;
elle était déjà dans les bras de sa mère , et lui faisait oublier ses
maux : Ermance voulait être aussi sa nourrice , mais Grimoald
en fit chercher une parmi ses vassales , déclara qu'il n'aurait pu
se soumettre à l'ennui d'un enfant qu'en faveur d'un fils , et
que cette petite créature serait confinée avec sanourrice dans
une des tourelles du château jusqu'à ce qu'elle eût un frère :
Vous ne la reverrez qu'alors , dit- il à la désolée Ermance , qui
fit en vain tout ce qui dépendait d'elle pour l'engager à révoquer
ce terrible arrêt. Donnez-moi un héritier , lui répondit
son époux , et le lendemain vous aurez votre fille ; mais avant
vous ne la reverrez pas , j'en jure sur la sainte croix et sur le
pommeau de mon épée. Ermance se tut , qu'aurait-elle pu'dire !
elle connaissait et la force de ce serment etle caractère indomptable
de son époux; elle se tut , mais des larmes abondantes
coulèrent sur sa fille. Elle demanda qu'elle portât le nom d'Aloyse
, qui était celui desa mère , la dame de Vergi , morte en
lui donnant le jour : Chère Aloyse , lui dit-elle , en l'embrassant
avec ardeur , ainsi que moi tu seras privée des soins de ta
288 MERCURE DE FRANCE ,
mère , et tu n'auras pas ceux d'un père; elle eut cependant la
consolation d'espérer qu'elle serait bien soignée. Grimoald avait
un écuyer nommé Raimond , qui ne l'avaitjamais quitté ; il
était de bonne maison , et avait reçu une bonne éducation :
quoique rude aussi en apparence, il valait mieux que son maître
, à qui , cependant , il était entièrement dévoué. Ermance
l'estimait, et fut bien aise lorsque Grimoald l'ayant fait entrer
lui remit l'enfant et la nourrice, et lui déclara que sa volonté
positive était qu'elles fussent renfermées dans une des tourelles ,
et qu'elles n'y vissent personne que Raimond, qui aurait soin
que rien ne leur manquât ; je n'excepte pas même madame de
cet ordre , dit-il , en montrant Ermance , jusqu'à ce qu'elle
m'ait donné un fils , et je veux le lui faire désirer : Grimoald
se rendait justice ; il croyait que les prières d'un ange tel que sa
femme , seraient exaucées. Ah! comme elles furent ardentes ,
ces prières ! elle désirait alors un fils plus vivement que son
mari ; il ne voyait en lui que son héritier , la tendre mère y
voyait le frère d'Aloyse , celui qui devait la lui rendre.
Elle fut très-long-temps avant de se remettre , un chagrin
cruel pesait sur son coeur et retardait sa guérison. Dès qu'elle
put sortir , Grimoald la promena d'église en église ,de bains en
bains , de pèlerinage en pèlerinage ; elle se prêtait à tout pour
obtenir ce fils si désiré : elle était donc peu stationnaire au château
, mais quand elle y revenait , quand des bords du lac elle
montait entre les vignes le chemin pierreux qui conduisait au
manoir , son ardent regard s'élevait vers les tourelles ; elle ignorait
celle que sa fille occupait , mais elle les dévorait tour à
tour des yeux , espérant l'entrevoir au travers des étroites
meurtrières , garnies de barreaux ; une seule fois elle crut apercevoir
devant une des ouvertures une petite tête blonde ; elle y
jeta milleet mille baisers , et chargeait le vent de les porter sur
les joues rondes de son Aloyse , qui lui avait paru si jolie au moment
de sa naissance : Pauvre enfant , pensait-elle , combien
peu elle a de cet air frais et vivifiant ! elle aurait voulu lui envoyer
tout celui qu'elle respirait : ah ! si je pouvais te donner
un frère , s'écriait-elle , avec quel bonheur j'irais te chercher
dans ta prison , et je vous réunirais sur mon sein maternel !
Enfin , après deux ans de voeux et de courses , sa santé se
remit, son espoir recommença et fut encore trompé. Grimoald ,
tremblant d'espérance et de crainte , était auprès du lit de sa
femme; il entend le faible cri du nouveau né , et ce cri ne dit
rien à son coeur , c'était le même qu'il avait déjà entendu : « Je
n'ai point de fils , s'écrie-t-il en fureur , mais j'ai encore une
tourelle , et puisque Ermance ne sait avoir que des filles , c'est-
1
NOVEMBRE 1814. 289
là qu'elles habiteront jusqu'à que j'aie un héritier ». Il sort
pour donner des ordres sans dire un seul mot à sa compagne ,
et en lui lançant un regard furieux.
= Dès qu'il fut dehors , elle se fait donner l'infortunée petite
- créature , encore rejetée par son barbare père en entrant dans
= la vie. Ah ! si je pouvais la cacher quelque part , dit-elle en regardant
autour d'elle d'un air égaré; les femmes dont elle est
- entourée lui représentèrent que la chose est impossible , qu'il
vaut mieux la laisser sous la dépendance de son père et dans le
- château ; qu'elle sera plus sûre de la retrouver quand le ciel lui
aura accordé un fils. Dans ce moment, Raimond entre avec
une jeune et belle nourrice. La chronique prétend malicieusement
que le prudent écuyer les choisissait assez jolies pour ne
pas trop s'ennuier de son emploi de gardien; il prend la nouvelle
née des mains de sa mère , et lui promet qu'il en aura autant
de soin que de sa soeur aînée , qui croît et prospère à ravir ,
et ce mot répand un peu de baume dans le coeurd'Ermance ;
elle remet celle-ci à l'écuyer avec moins de peine. « Je veux ,
lui dit-elle, qu'elle s'appelle Berthe; le nom de sa noble bienfaitrice
touchera peut-être en sa faveur le coeur de son père » .
Raimond secoue la tête , il sait que ce coeur ne peut être touché
; il remet la petite Berthe à sa nourrice , à qui Ermance ne
- cesse de la recommander. Ah ! que Dieu t'envoie un frère , lui
cria- t-elle , et tu retrouveras bientôt ta mère. L'enfant et la
= nourrice furent conduites à l'instant dans la tourelle opposée à
- celle de sa soeur ; on n'aurait pu les réunir dans la même tant
les tourelles étaient petites; d'ailleurs , Raimond aimait mieux
les séparer.
Apeine la triste Ermance fut-elle relevée de ses secondes
couches , qu'elle eut un autre sujet de douleur bien vive , qui
donna, pour le moment , un autre cours à ses pensées. Son
père , le sire de Vergi , tomba dangereusement malade en son
chastel de Champvent , et ce fut à la suite d'un événement qui
déchira aussi le coeur de la sensible Ermance. Elle avait un
frère qui perpétua la noble race des Vergi , et fut l'aïeul de
cette infortunée Gabrielle de Vergi , amante de Raoul de Cou-
су , et célèbre par son horrible destinée ; ce nom de Gabrielle ,
consacré à toutes les filles aînées de cette famille , ne leur
portait pas bonheur. La Gabrielle du neuvième siècle , la belle
châtelaine de Grandson,soeur aînée d'Ermance , fut plus malheureuse
encore , et le méritait moins peut-être , car son coeur
innocent était tout à ses devoirs et aux liens du sang ; elle n'aimait
avec passion que son père , sa jeune soeur et son frère Enguerrand
avec qui elle était fort liée , ayant été élevée avec
)
19
290 MERCURE DE FRANCE ,
lui , pendant qu'Ermance était auprès de la princesse Gizèle.
Gabrielle aurait aimé aussi son époux , le sire de Grandson ,
qui était bel homme et grand guerrier , s'il avait été plus aimable
; jaloux et violent à l'excès , il ne la rendait pas heureuse
, mais du moins elle n'en aimait aucun autre .
Le jeune Enguerrand de Vergi venait d'être armé chevalier ;
impatient de gagner ses éperons , il obtint de son père d'aller
àun tournois que le comte de Provence donnait à Beaucaire.
Avant de partir , il voulut aller prendre congé de sa chère
soeur Gabrielle , et se fit un plaisir de son âge de la surprendre
sous son costume chevaleresque. Il s'arme de toutes pièces ,
met son casque panaché , prend un petit bateau , et traverse
le lac pour aller au château de Grandson. A quelque distance
du rivage , il voit Gabrielle qui se promenait seule sous l'allée
d'arbres qui conduisait au château ; il baisse sa visière , vient
au-devant d'elle , et veut l'embrasser : elle ne s'y oppose pas ,
car elle l'a reconnu ; elle écarte doucement son casque , lui
donne un baiser , rit avec lui , lui rend ses caresses fraternelles ;
assise à côté de lui sur un banc , un bras passé autour de sa
cotte de maille , elle s'informe d'abord de son père , puis elle
regarde , elle admire toutes les pièces de la belle armure neuve ,
et s'aperçoit que le jeune chevalier n'a point d'écharpe ; elle
le raille de ce qu'il n'a sans doute point encore de dame
dont il puisse porter les couleurs : il en convient , jusqu'alors il
n'avait pensé qu'à la gloire. « Eh bien! lui ditGabrielle en l'embrassant
tendrement , puisque je suis encore celle que tu aimes
le plus , ce que ne serai pas long-temps , veux te donner ta
première écharpe , elle te portera bonheur , car bonne amitié
fraternelle vaut mieux encore qu'amour » . En disant cela, elle
ôte sa belle écharpe blanche qui fermait avec une agraffe d'or
où était son chiffre , et l'attache elle-même au jeune chevalier ;
puis elle coupe une tresse de ses longs cheveux , soulève sa
manche et la lui attache au bias : tu me les rendras , dit-elle
en' riant , quand noble et belle dame te donnera des siens . Il
l'embrasse encore en lui disant qu'il les gardera tout de même ,
et que dons d'amour et dons d'amitié peuvent bien aller ensemble.
Elle le presse ensuite de venir au château se faire voir
à son époux; mais Enguerrand n'avait pas grande affection
pour son beau-frère , il refuse de s'arrêter plus long-temps .
« Je t'ai vue , dit-il à Gabrielle , c'était tout ce que je voulais ,
et je pars ». Il la serre encore dans ses bras , remonte sur son
bateau , saisit la rame , s'éloigne avec rapidité , en lui jetant
encore quelques baisers , et sans se douter que sa visite et son
refus d'entrer au château allaient le priver àjamais de cette
NOVEMBRE 1814.
291
soeur chérie. Après avoir suivi des yeux le bateau autant qu'elle
put distinguer son frère , Gabrielle allait rentrer et conter tout
à son époux , lorsqu'elle le voit venir en fureur et l'oeil étince-
Jant; il avaitvu de la terrasse du château l'arrivée mystérieuse
d'Enguerrand , sans reconnaître son jeune beau-frère sous son
nouveau costume. Sans doute , c'était un chevalier amant de
Gabrielle , le don de son écharpe et de ses cheveux en est la
preuve sûre. Il a vu leurs embrassemens , leurs adieux ; et n'écoutant
que sa rage , il saisit par le bras sa douce compagne
effrayée , et lui plonge son poignard dans le sein : Meurs , perfide
, lui dit-il , c'est ainsi que le sire de Grandson venge son
honneur outragé ! Que ne puis-je aussi plonger ce fer dans le
coeur de ton amant , de cet indigne chevalier à qui tu prodiguais
tes dons et tes caresses. C'est mon frère , c'est Enguerrand
de Vergi , s'écrie Gabrielle, je suis innocente et je meurs ! Elle
rend le dernier soupir , et la terre est inondée deson sang. Son
barbare époux ne sait s'il doit la croire , sa première pensée
est de cacher son crime ; il saisit le corps de sa victime , et le
jette dans le lac, espérant de persuader qu'elle s'était noyée
par accident. Maisdes pêcheurs ont vu tout ce qui s'était passé ;
ils avaient déjà reconnu le jeune de Vergi , et le meurtre de
Gabrielle avait été trop prompt pour qu'ils pussent le prévenir.
Sûrs d'une grande récompense du sire de Vergi s'ils peuvent
rendre sa fille à la vie et la lui ramener , ils se hâtent de la
repêcher ; mais tous leurs soins sont inutiles , la blessure avait
atteint le coeur , l'innocente Gabrielle n'existait plus , et c'est
son corps , privé de vie , que les pêcheurs apportèrent à Champvent
, et déposèrent aux pieds de son malheureux père , en lui
racontant tout ce dont ils avaient été les témoins. La fureur du
sire de Vergi fut égale à son affliction , elle lui rend toute la
force , toute l'énergie de sa jeunesee; il court à Grandson ,
force son indigne gendre à confesser son crime se bat à outrance
contre lui , le tue , venge sa fille et rétablit son honneur ;
mais il ne lui rendit pas la vie , et n'apaisa pas sa conscience
qui lui reprochait sans cesse de l'avoir obligée d'épouser ce
monstre. Le chagrin et le remords le conduisaient lentement
au tombeau ; avant que d'y descendre , il voulut voir sa fille
cadette , et s'assurer qu'elle était plus heureuse , il envoya son
écuyerlademander à Grimoald, quin'osa ppaas la refuser : Allez ,
lui dit-il, en la plaçant sur son palefroi , aallllez apprendrede
votre père si on doit désirer des filles ; et si vous lui parlez des
vôtres , s'il sait comment j'en ai disposé , vous ne les reverrez
jamais. Ermance promit en soupirant de se tairè , regarda les
,
292 MERCURE DE FRANCE ,
tourelles , recommanda à Dieu les objets chéris qu'elles renfermaient
, et partit pour le château de Champvent.
Elley passa dix mois à soigner son père et àpartager sa douleur
, rien ne pouvait le consoler. Ah ! plût au ciel , disait-il à
sa fille , que Gabrielle fût morte en naissant ; car mieux vaut
mourir que de grandir fille d'un mauvais père , et je l'ai été
pour elle en lui donnant un si méchant mari. Il rendit le dernier
soupir sans savoir qu'il avait aussi sacrifié son Erınance , à
qui il n'échappa pas une plainte ; elle garda ses peines maternelles
dans son coeur déchiré.
Grimoald vint la reprendre ; il la ramena à Vuflans , et
neuf mois après son retour, elle lui donna une troisième fille.-
Nous n'essayerons pas cette fois de peindre la fureur du terrible
Grimoald... Il allait saisir la petite... Raimond l'arrête , prend
lui-même l'enfant , et demande les ordres de son maître : celuici
ne peut parler , il est à demi étouffé par la colère , mais il
montre de la main la troisième tourelle , et l'écuyer se hâte
d'emporter la malheureuse enfant. Erinance ne fut pas témoin
de cette scène ; au moment où elle apprit qu'elle avait encore
une fille , elle perdit connaissance ; lorsqu'elle revint à elle ,
l'enfant , le père , le gardien avaient disparu. Dites à Raimond ,
s'écria-t-elle dès qu'elle put parler , que je veux que ma troisième
fille se nommeGabrielle; elle est victime aussi d'un barbare
, et sa tante veillera sur elle du ciel qu'elle habite.
Plus on lui ôtait de filles , et plus elle désirait avec ardeur
le fiis qui devait les lui rendre , et pendant une quatrième
grossesse , qui survint l'année suivante , elle ne quitta pas la
chapelle , où , sans cesse agenouillée devant l'autel , elle priait
Dieu de le lui accorder . Mais , sans doute , Grimoald devait être
puni dans son orgueil , la Providence voulut qu'il n'eût point
d'héritier de son château, et qu'il eût autant de filles qu'il avait
de ces tourelles , dont il était si fier; il arriva donc une
quatrième fille , ce qui consterna si fort les assistans , et leur
donna une telle terreur , qu'après l'avoir posée sur le pied du
lit , chacun se retira.L'accès de la rage avait jeté Grimoald
dans une sorte de stupeur immobile; il allait en sortir par
l'explosion la plus terrible ; lorsque Ermance se trouva douée
tout à coup d'une force sarnaturelle; Ermance , jusqu'alors si
douce , si soumise , se saisit de sa fille , et avec une fermeté ,
qui en imposa même à Grimoald , elle déclare que rien dans
le monde ne l'engagera à se séparer encore de ce quatrième
enfant , qu'elle serrait contre son sein avec un mouvement
convulsif: « Si vous l'enfermez dans votre quatrièine tour ,
NOVEMBRE 1814. 293
père dénaturé , lui dit-elle , je veux y être enfermée avec elle ;
c'est moiqui serai sa nourrice , sa gardienne , et je fais devant
Dieu le serment solennel de renoncer à vous donner cet héritier
qu'il refuse à votre orgueil et à votre cruauté ».
,
Grimoald reste confondu de cet excès d'audace : Eh bien !
ainsi soit fait , madame , lui dit-il avec une fureur concentrée
vous irez avec cette petite créature , qui met le comble à mon
malheur , habiter la quatrième tourelle , et vous n'en sortirez
plus de votre vie : votre existence à jamais ignorée me permettra
de prendre une autre femme qui me donnera des fils ; tenez
vous prête à y entrer cette nuit même; de ce moment vous
êtes morte au monde. Il sort et la laisse dans l'ivresse de la joie.
Ah ! je ne serai pas morte pour toi , mon enfant , ma chère
petite Gizèle , car je veux te donner le nom de l'amie de mon
enfance , de mes seuls jours heureux que je vais retrouver près
de toi ; enfin , je vais être mère , je pourrai donner mon lait et
mes soins à l'un des êtres chéris à qui j'ai donné la vie ! Déjà ,
pour la première fois , elle remplit ce devoir si doux que le ciel
réserva aux mères en récompense de leurs maux , et tous les
siens sont oubliés . Elle s'endormit ensuite doucement avec
son enfant dans ses bras , et jamais , dans sa vie , elle n'avait
eu de réveil plus heureux ; sa fille fut le premier objet qui s'offrit
àses yeux ; elle la couvrit de baisers , et loin d'avoir dans ce
moment quelque aigreur contre son cruel époux , elle bénissaît
le père de Gizèle , celui à qui elle devait le bonheur d'être
mère.
Lorsque la nuit fut tout-à-fait close , Raimond entra suivi de
deux hommes qui portaient sur une claie quelque chose de
grand et de très-empaqueté , que Raimond plaça sur le lit à côté
d'elle , et ressortit en silence avec les deux serfs . Elle ne comprenait
pas d'abord ce que c'était , cependant la forme de cet
objet la fait frissonner ; elle avance sa main tremblante , la
passe sous la toile qui l'enveloppait , et la retire avec terreur !
Elle a senti le froid de la mort , et c'est-là , sans-doute, celle
qui doit passer pour elle , être enterrée à sa place ; mais que
lui importe? elle vivra pour Gizèle , et l'existence lui sera enfin
douce et précieuse. Malgré son état , cette pensée lui donne
des forces , elle se lève et s'habille sans secours ; assise avec son
enfant endormi sur ses genoux , elle attend Raimond , qui lui a
dit d'être prête à minuit. Il vient , et lui paraît un libérateur .
Elle emporte son trésor ; l'écuyer , une lampe à la main , la
guide au travers les galeries , et la conduit à la tourelle du nord,
en face de la chapelle ; en passant dans les vestibules qui y
conduisent , elle pense à ses autres filles qui sont là si près
294 MERCURE DE FRANCE ,
)
d'elle , elle s'arrête , saisit le bras de Raimond , et avec un
regard , une expression qui n'appartiennent qu'à une mère ,
elle lui demande à genoux de lui accorder le bonheur de voir
un instant , un seul instant ses trois filles aînées. Raimond refuse
, résiste ; elle presse encore , et voit visiblement qu'il est
touché ; elle insiste avec plus de force... Eh bien ! madame ,
lui dit-il , je ferai pour vous... tout ce qui sera en mon pouvoir;
mais pour prix de ma condescendance , j'exige que vous veniez
d'abord dans l'appartement qui vous est préparé : songez que
cette enfant n'a qu'un jour , que vous êtes sa nourrice , et que
pour elle vous devez soigner votre santé ; elle cède à ce motif
Raimond la fait entrer dans un cabinet attenant à la tourelle.
Voilà votre demeure et votre lit , lui dit-il , couchez-vous
vous devez en avoir besoin : ce cordon répond àmon appartement
, mais ne le tirez que pour la plus urgente nécessité ;
voilà un tour où vous trouverez tous les jours votre nourriture.
-Et mes filles , bon Raimond? vous m'avez promis ... -Tout
ce qui est en mon pouvoir , madame. Soignez votre santé ; je
vous reverrai .
,
7
Il sort , ferme la porte à double tour , et voilà Ermance prisonnière
dans son propre château ; mais elle l'a voulu , elle ne
s'en plaint pas; elle pose sa fille endormie sur le lit , et se prosterne
devant Dieu pour le remercier du courage extraordinaire
qu'il lui a sans doute inspiré; puis elle se place à côté de son enfant
, et passa une nuit assez paisible. Son réveil fut animé par
l'espoir de voir ses trois filles aînées , et par les soins qu'elle
avait à donner à la cadette. Raymond ne parut point , mais
elle trouvadans le tour la nourriture qui pouvait lui convenir,
et des provisions de linge et de vêtemens pour elle et pour l'enfant.
Vers le soir , elle entendit le son d'une cloche funèbre , et
bientôt une clarté de flambeaux pénètre dans sa tourelle à travers
les meurtrières; les mûrs sont trop épais pour qu'elle puisse
approcher de la grille , mais la chapelle était en face; au bout
de quelques instans , elle y voit entrer un convoi , précédé et
suivi de flambeaux; un cercueil recouvert d'un poêle de velours
à franges d'or sur lequel était brodé les bannières et les couleurs
du sire de Vergi et du seigneur de Vuflans , lui annonce
que c'est elle qu'on va enterrer. Tous ses gens en grand deuil
donnaientdes signes de douleur. Son époux n'y étaitpas ; elle
comprit lavérité , c'est que pour se dispenser de feindre des regrets
qu'il n'avait pas , il avait feint d'être trop affecté pour
soutenir ce spectacle; et renfermé dans la salle de la grande
tour , il cherchait déjà dans sa pensée à quelle jeune personne
il pourrait offrir sa main. Une sorte de terreurpour son avenir,
NOVEMBRE 1814. 295
1
peut-être aussi une espèce de point d'honneur l'empêchait d'at
tenter à la vie d'Ermance ; il aurait regardé comme indigne
d'un chevalier d'être le meurtrierd'une femme, et il se croyait
permis de l'enfermer pour jamais , ainsi que ses innocentes
filles.
Revenons à ces touchantes victimes d'une dureté de carac- )
tère, trop commune dans ces temps , qu'il estdu bon ton de regretter,
et qui certes ne valaient pas les nôtres ; ces preux chevaliers
qui devaient défendre et protéger les femmes , le faisaient
peut-être lorsque le feude la jeunesse et l'ascendant réuni
de la beauté et de la gloire leur donnait une chaleur factice et
bientôt évanouie. Les sires de Grandson , Grimoald , Fayel ne
sont pas les seuls exemples de vaillans chevaliers qui , la lance
au poing , affrontaient la mort pour soutenir envers et contre
tous que leur belle l'emportait sur toutes les belles , et qui en devenaient
les tyrans et les assassins lorsque l'infortunée avait récompensé
leur valeur par le don de sa main. Ah ! si la belle et
jeune fille , donnant de son balcon le signal de la victoire et le
prix au vainqueur , avait un moment de triomphe inconnu à
nos femmes , combien ne le payait-elle pas le reste de ses jours !
Enfermée dans d'affreux donjons , pendant que leur seigneur
et maître est à la chasse ou à la guerre , privée de toutes les
jouissances , de tous les plaisirs de la jeunesse , associée à des
guerriers dont le coeur est aussi dur que le fer qui le couvre ;
menacée à la moindre résistance , au moindre soupçon de
perdre la vie ou la liberté...... Ah ! qu'il est peu à regretter ce
beau temps de la chevalerie.
Ermance , dans sa tourelle , ne se trouvait cependant pas
très-malheureuse ; elle reprenait doucement la santé , soignait
son enfant , pensait continuellement à celles dont elle était privée,
et comptait les jours et les heures jusqu'au moment où
Raimond les lui amènerait : elle se les représentait sous l'image
des trois Grâces ; son imagination devançait le moment de les
revoir , et cherchait à se peindre leurs traits d'après les noms
qu'elle leur avait donnés. Aloyse devait ressembler à sa grand'-
mère la châtelaine de Vergi , qui avait été renommée pour sa
beauté et la noblesse de sa figure ; Berthe devait avoir cet air
de bonté active, cette physionomie douce et céleste qui distinguait
la reine de Lombardie; Gabrielle , cette expression sensible
, ingénue , ce beau regard velouté de la charmante GabrielledeGrandson
, qui aurait attendri un tigre , etqui ne put
désarmer son cruel époux . Douces chimères d'un coeur maternel
qu'allez vous devenir ? Après quinze jours d'attente , qui lui
parurent un siècle , le bruit de la serrure annonce l'écuyer ;
1
296 MERCURE DE FRANCE ,
tremblante d'émotion , Ermance est collée contre la porte ,
elle écoute si elle n'entend point de voix enfantines ; Raimond
entre , il est seul , et le coeur de la pauvre mère se serre douloureusement
: Vous m'avez laissée bien long-temps , Raimond,
lui dit-elle , et vous revenez seul; ah ! ce n'est pas ce que vous
m'aviez fait espérer, ce qui a soutenu mon courage en vous
attendant.
- Je vous ai seulement promis , madame , de faire ce qui
dépendrait de moi , et...., il s'arrête .
Et le cruel , le barbare Grimoald vous le défend sans doute ,
s'écrie Ermance ! mais le saura-t-il ? lui devez-vous le compte
de toutes vos bonnes actions ? Ah ! l'instant de bonheur que je
vous demandais eût effacé tous vos torts , toutes vos erreurs ,
même devant Dieu , qui ordonne de consoler l'afflige.
Et je dois l'affliger encore , dit Raimond avec un ton plus penétré
qu'on ne l'eût attendu de lui , j'ai voulu , madame , laisser
rétablir votre santé avant de vous apprendre.....
-Quoi donc ! parlez ! au nom du ciel , expliquez-vous ?
-Je ne puis ... Ce billet de monseigneur , dit-il en lui donnant
un papier , devait vous être remis en vous conduisant ici ,
je n'en eus pas le courage ; le voilà , lisez-le , et résignez-vous
à la volonté de Dieu. Je reviendrai bientôt ; il sortit avec précipitation.
Ermance ouvre le billet , il contenait ces mots :
"
»
( Vos trois filles aînées n'existent plus , je vous l'ai caché
» par ménagement pendant votre grossesse ; vous n'en méritez
>> plus aucun d'un époux outragé.Aloyse et Berthe sont mortes
>>pendant votre séjour à Champvent , Gabrielle n'a vécu que
peu dejours ; j'aurais pu , peut-être , tolérer votre quatrième
fille à présent qu'elle était seule , mais vous n'avez pas craint
» de provoquer ma colère , vous avez osé, faire le voeu de ne
> plus medonner un fils , et moi je renouvelle celui de ne plus
>> vous revoir. Tout le monde vous croit morte , et vous l'êtes
» en effet , et même enterrée solennellement ; je ne puis donc
>> plus en revenir lors même qu'un reste de tendresse.... ; mais
» non , vous n'en méritez point ; jamais vous ne m'avez aimé ;
» vos filles élevées par vous auraient appris à craindre , à dé-
>> tester leur père ! Oublions une union que le ciel n'a pas
voulu bénir. Si vous vous soumettez sans murmure au sort
>> que vous avez voulu , rien ne vous manquera , et vous vivrez ,
>> comme devraient vivre toutes les femmes , renfermée et soi-
> guant votre enfant.
> GRIMOALD , seigneur de Vuflans.
NOVEMBRE 1814 . 297
Au premier moment Ermance est atterrée , elle éprouve ce
déchirement d'un coeur maternel , qui ne peut être comparé
à aucun autre , mais le second mouvement réfléchi est presque
pour la joie ; ses filles ont enfin trouvé un père , elles ne vivront
pas en captivité ; elle lève vers le ciel ses yeux baignés
de larmes , et croit les voir sous la forme d'anges ; elle se rappelle
ce mot du sire de Vergi : mieux vaut mourirjeune , que
de vivrefille d'un méchant père . Le mien avait raison , s'écriet-
elle , que Dieu soit béni mille fois ! Son regard se porta sur
la petite Gizèle , le seul bien qui lui reste ; elle rassemble sur
elle seule toute la tendresse de son coeur; elle s'en saisit avec
transport : Tu ne mourras pas toi , car il te reste une mère, elle
saura veiller sur ta vie et conserver son trésor ; heureuse mille
et mille fois d'en être seule chargée !
Raimond rentra , et la trouva dans cette espèce d'exaltation ;
elle lui fit peu de questions sur la mort de ses filles ; on aurait
dit qu'elle voulait effacer le souvenir de leur courte et triste
existence sur cette terre : elles sont là , disait- elle en étendant
les bras vers le petit morceau de ciel qu'elle pouvait apercevoir,
elles sont là , près de mon père , près de ma soeur ; une fois
aussi nous irons les rejoindre. Dès-lors elle fut plus tranquille
n'étant plus tourmentée du désir de les revoir , du désespoir de
ne pouvoir les élever ; elle ne s'occupa plus que de sa chère
Gizele , et finit par se trouver assez heureuse.
Grimoald ne pouvait en dire autant; les années s'écoulaient
sans qu'il se remariât ; il en formait sans cesse le projet sans
pouvoir l'exécuter. Le bruit du malheur d'Ermance , et même
quelques soupçons sur sa mort subite , avaient circulé dans les
environs ; et Grimoald était devenu la terreur de toutes les
tilles à marier. L'exemple des deux filles du sire de Vergi avait
rendu les pères un peu moins despotiques , aucun n'aurait osé
ordonner à sa fille d'épouser le redoutable seigneur de Vuflans :
soit donc qu'il eût fait des démarches inutiles , soit qu'il n'en
eût point fait , sentant dans sa conscience qu'il n'en avait pas
le droit , il resta veuf en apparence , et se repentit peut-être
plus d'une fois d'avoir élevé entre sa femme et lui une barrière
insurmontable en la faisant passer pour morte ; il pensait alors
à son espoir trompé , à ses quatre filles . « Elle m'en aurait fait
vingt de suite , disait-il , il n'y faut plus penser ! Quand je le
voudrai j'aurai un héritier que je ferai légitimer ou que j'adopterai
» . Cherchant alors à s'étourdir sur ses crimes ,il chassait
tout le jour , et buvait avec excès au retour. Il faisait , avec
quelques-uns de ses voisins , des orgies dans la salle au sommet
de la grande tour , dont le bruit parvenait quelquefois jusqu'a
298 MERCURE DE FRANCE ,
Ermance à travers les longues galeries qui séparaient cette antique
tour du corps de logis aux tourelles. C'était dans ce dernier
, que la reine Berthe avait fait bâtir , qu'elle logeait avec
sa cour lorsqu'elle habitait Vuflans , et Grimoald et son épouse
dans les appartemens qu'elle avait magnifiquement décorés.
La grande tour ne servait alors que pour le repas annuel qu'on
ydonnait aux chevaliers dans la salle de fer ; mais actuellement
( et l'on en comprend la raison ) Grimoald y avait établi tout
à fait son domicile , et n'allait jamais dans le corps de logis
qui renfermait ses victimes. Raimond seul y demeurait avec sa
famille ; il avait épousé la jolie nourrice de la pauvre petite
Berthe , et il avait des enfans. Son maître même le voyait
très-rarement , et le vieux écuyer en devint meilleur et plus
humain ; il soignait de son mieux les pauvres récluses ; à force
de les voir et de ne voir qu'elles , il avait fini par s'y attacher :
la patience , la douceur , la piétéd'Ermance , son amour passionné
pour sa fille , et les grâces et la gentillesse de cette petite
Gizèle , avaient amolli son coeur; d'année en année il était devenu
plus traitable. Il vint d'abord les voir régulièrement une
fois par semaine , puis deux , puis trois , puis enfin tous les
jours; il ne pouvait plus se passer de cette aimable enfant; elle
avait le talent de l'amuser au point qu'il aurait été bien fâché
que Grimoald l'eût reprise et de ne plus la voir aussi familièrement.
Il était impossible d'être plus jolie et plus gentille que
Gizèle l'était à dix ans , d'avoir une physionomie plus gracieuse
et plus animée ; ses cheveux d'un blond argenté étaient tout
bouclés autour de son charmant visage couleur de rose et blanc;
ses yeuxd'un beau bleu , et toujours d'accord avec son sourire ,
petillaient d'esprit et de gaîté. Elle était toujours de bonne humeur
, et communiquait sa joie enfantine à samère et à Raimond
, seuls êtres qu'elle eût jamais vus ; elle n'imaginait pas
même une demeure plus commode et plus agréable que leur
cabinet et leur tourelle , ni la possibilité d'une autre vie; elle se
croyait formée pour habiter la tourelle du château de Vuflans ,
comme les oiseaux pour habiter l'air , et si quelquefois elle enviait
leurs ailes , c'était comme unjeu de son imagination; elle
aurait été bien fâchée d'en avoir et d'en faire usage , s'il avait
fallus'éloigner de sa mère , et elle n'en avait pas la pensée; celte
bonnemèrequi l'adorait , qui n'était occupée qu'à l'instruire
avec une douceur qui ne se démentait jamais , et son vieux ami
Raimondqui lui apportait sa nourriture , ses vêtemens et qui
jouait avec elle , étaient son univers. Son jeune coeur ne
connaissait que l'amour et la reconnaissance ; elle se croyait
de bonne foi l'être le
plus heureux qu'il y eût sur la terre ,
et
NOVEMBRE 1814. 299
ne s'affligeait que lorsque sa bonne maman était malade ou
qu'elle lui voyait des momens de tristesse. Malgré la résignation
d'Ermance , malgré le bonheur de vivre avec Gizèle , ses
larmes coulaient quelquefois en la regardant : Que deviendraitelle
si la mort venait à frapper sa mère , désavouée par son
père ? Elle trouvait alors que ses trois filles , enlevées si jeunes
dans le sein de Dieu , avaient eu la bonne part. Raimond la rassurait
; je lui servirai de père , lui dit-il , si ce malheur , dont
le ciel nous préserve , arrivait , je la prendrais chez moi , ma
femme en aurait soin comme de sa fille ; n'est-ce pas la soeur de
sa chère petite Berthe qu'elle a nourrie et dont elle parle toujours
? C'était la première fois que l'écuyer nommait sa femme;
Ermance savait qu'il était marié , mais elle ignorait que ce fût
à la nourrice de l'une de ses filles . Ce mot réveilla avec force
leur souvenir dans l'âme de la sensible mère. « Quoi c'est votre
femme , lui dit-elle , qui m'a remplacée auprès de Berthe , qui
lui a donné son lait , qui sans doute a fermé ses yeux , qui
s'en rappelle encore ! Raimond , ne puis-je la voir ? Accordezmoi
cette grâce ».
-Impossible ! madame; Monseigneur m'a fait jurer qu'elle
ne saurait jamais votre existence. Elle saitbien que cette tour
renferme quelqu'un que jesoigne , mais elle croit que c'est un
prisonnier ; elle est persuadée , ainsi que tout lemonde , que vous
ne vivez plus. Ne me deınandez pas ce que je suis forcé de vous
refuser... Tout ce qui est en mon pouvoir je le ferai ; mais rien
contre mon serment , rien contre les ordres de mon maître .
-
Eh bien ! mon cher Raimond , je n'insiste plus , dit la
douce Ermance ; mais vous aussi vous avez vu îmes filles ; que
je puisse au moins m'en former une idée. Elle lui fit alors une
foule de questions sur leur figure , leur intelligence , leur caractère
, leur mort , etc. , etc. L'écuyer s'en rappelait trèspeu
, Gizèle avait tout effacé ; il disait à sa mère qu'elle était
cent fois plus jolie et plus aimable que ses soeurs , et qu'elle n'avait
rien à regretter.... Cependant elle ne pouvait les oublier.
Ah ! maman , lui disait Gizèle avec sa charmante vivacité , si
mes soeurs vivaient encore , et si mon ami Raimond voulait me
permettre de sortir , j'irais te les chercher au bout du monde.
Ah ! cher enfant , lui répondit-elle , tes soeurs ne sont plus de
ce monde , mais tu peux me les rendre en m'aimant pour elles
et pour toi.
C'est bien ce queje fais , maman , je t'aime pour quatre ,
je t'aimerai pour vingt; mais toi aussi tu dois m'aimer pour
elles et pour moi.
- Je t'aime de toutes les forces de mon coeur , ma Gizèle ;
300 MERCURE DE FRANCE ,
mais quand même j'aurais tes soeurs , je ne t'en aimerais pas
moins; le coeur d'une mère est inépuisable .
Elle avait bien raison la pauvre Ermance , le sien l'était à
se forger mille chimères qui la rendaient inutilement malheureuse;
quand une fois le souvenir long-temps affaibli de ses
filles aînées se fut réveillé , il devint son idée habituelle ; plus
Gizèle la rendait heureuse , plus elle pensait que ce bonheur
aurait pu être quadruplé pour elle , plus elle regrettait les trois
enfans enlevés sitôt à sa tendresse : le moindre mot , la moindre
allusion , faisait naître dans son esprit mille idées fantastiques.
Unjour elle faisait peigner ses longs cheveux bruns , très-beaux
encore , par Gizèle; Raimond entra , il ne l'avait pas vue depuis
long-temps à tête découverte , il parut frappé : combien
vous ressemblez à Berthe , lui dit-il.
-Quoi ! quelle Berthe ?
-
l'écuyer.
Eh ! mais , sans doute , la reine de Lombardie , répondit
Vous rêvez , répondit Ermance ; et ce fut elle qui tomba
dans une profonde rêverie. La reine Berthe , qui était trèsblonde
, lui ressemblait si peu , qu'il était impossible que Raimond
eût pensé à elle en la voyant ; c'est donc une autre
Berthe qu'elle lui rappelait ; et qui pouvait-ce être que sa seconde
fille , qui sans doute vivait encore? Cette idée , assez naturelle
, il faut en convenir , fermenta dans sa tête : c'est
elle , oh ! oui , c'est bien elle , répétait- elle involontairement.
Qui , elle ? demanda Gizèle ; maman , de qui parlez-vous ?
- De ta soeur Berthe , ma fille ; elle vit , j'en suis sûre ,
n'as-tu pas entendu Raimond? Il disait qu'elle me ressemblait ...
Ah ! si je pouvais la voir !
Laissez-moi faire , maman , dit l'aimable petite , je prierai
si fort mon ami Raimond qu'il ne pourra me refuser. Ah !
comme je serai heureuse aussi d'avoir une soeur ! De ce moment
elle redoubla d'amitiés et de soins pour le vieil écuyer ; elle lai
dit les soupçons de sa mère , et le conjura à genoux de lui confier
s'ils étaient fondés , si Berthe vivait encore. Il persista à
l'assurer que ses trois soeurs n'existaient plus ; il l'exhorta à
calmer sa mère , à dissiper une erreur qui tourmentait sa vie.
Elle y parvint avec peine ; Ermance soupira , il lui sembla
qu'elle perdait ses filles une seconde fois; elle embrassa tendrement
celle qui lui restait , et ne parla plus des autres. Mais
quelques semaines après , à l'heure où Raimond avait coutume
de leur apporter à dîner , elles virent avec surprise entrer une
belle jeune fille avec le panier aux provisions. Depuis long-
'temps on ne se servait plus du tour , et il était condamné. La
:
NOVEMBRE 1814. 301 1
jeune fille s'avance , pose en silence le panier sur la table , et
veut se retirer. Ermance respirait à peine et ne pouvait détacher
ses yeux de cette charmante figure , son coeur battait vivement;
elle saisit sa main : Au nom du ciel ! restez , chère enfant , lui
dit-elle avec une voix tremblante ; qui êtes vous ? quel est
votre nom ? qui vous envoye ici ? parlez , au nom du ciel ,
parlez.
Je m'appelle Ursule , dit la jeune fille , l'écuyer Raimond
est monpère ; il est malade , et ne pouvant se lever , il m'a
remis les clefs pour vous apporter ce panier ; mais ne lui dites
pas que je vous aye parlé , il me l'a bien défendu; je me sauve
pour ne plus rien dire : elle a bientôt disparu .
Ermance ne croit plus ce qu'elle avait un instant espéré ,
mais ses larmes coulent en perdant cette erreur.
Toute une année s'écoula pendant laquelle elle eut encore
bien des momens de trouble et d'espoir toujours déçus .
Raimond vit plus rarement les prisonnières ; il était souvent
des journées entières auprès de Grimoald dans la grande tour .
Ursule venait quelquefois ; à force de caresses , Gizèle l'avait
apprivoisée , elles s'aimaient tendrement ; la mère et la fille lui
faisaient raconter jusqu'au moindre détail de sa vie , et n'apprirent
rien de ce qu'elles auraient voulu savoir. Ursule avait
toujours vécu dans le château près de ses parens , et paraissait
même avoir ignoré qu'il eût renfermé d'autres jeunes filles
qu'elle. Elle avait , disait-elle , un frère jumeau qu'elle aimait
beaucoup ; leur bonne mère les chérissait tous les deux : « Il a
bien envie , ajouta-t-elle , de venir un jour avec moi voir mon
amie Gizèle , et si vous me promettez de ne pas le dire à mon
père , je l'amènerai ». Gizèle avaitdéjà tout promis avant qu'Ermance
pût parler , et ne se sentait pas de joie de voir le frère
d'Ursule. Le lendemain elle l'amena , c'était un beau jeune garçon
, enhabit de varlet ou de page , qui lui séyait parfaitement.
Gizèle , qui s'était tant réjouie de le voir , le regardait
toute interdite et ne savait que lui dire. Ermance frémit en
apprenant de lui qu'il voyait Grimoald tous les jours , et qu'il
était son page favori . « Jeune jouvencel , lui dit-elle , si vous
voulez être chevalier honnête et loyal , il faut apprendre à
garder le secret des dames ; ne dites jamais à votre maître que
vous êtes entré dans cette tour » . Mieux aimerais mourir
que de vous désobéir , noble dame , lui dit le jeune Arthus ; ne
sais qui vous êtes ni pourquoi êtes ainsi renfermées toutes les
deux en cette tour , mais ne pouvez avoir fait mal ni la gente
demoiselle , et celaj'en suis bien sûr. O donc ! quand je serai
chevalier , vous délivrerai , vous le promets ; mais jusqu'alors
T
1
1.
1
1
302 MERCURE DE FRANCE ,
saurai me taire , et serai fidèle ; mais pourrai-je revenir avec
ma soeur ? Non , dit Ermance , je ne veux pas tromper Raimond
ni vous recevoir malgré lui. La bonne mère était déjá
fachée que sa Gizèle eût vu le jeune page , et désirait qu'elle
ne le revît pas. Il sortit tristement avec sa soeur. Tu reviendras
demain , chère Ursule , dit Gizèle à son amie , qui le lui promit
; mais le lendemain et bien d'autres , passèrent sans qu'elle
revînt. Raimond ne paraissait pas non plus , les repas arrivaient
par le tour ; Gizele les mangeait sans plaisir , en regrettant son
Ursule , et sa mère tremblait que le jeune Arthus n'eût déja
sa part de ses regrets. Enfin , un soir , au moment où elles
allaient se coucher en parlant d'Ursule , Raimond entre une
lanterne à la main' : « Venez , venez , dit-il en entrant , Monseigneur
va mourir ; il veut vous voir , ne perdez pas un
instant » .
,
Qu'on juge de ce qu'elles éprouvèrent en entendant ces paroles
! Ermance éperdue saisit la main de Gizèle , passe un
bras autour de son cou , et lui dit à demi-voix : « Courage ,
mon enfant , et se sent elle-même défaillir. Gizèle, tu vas voir
ton père , ajoute-t-elle faiblement » . La jeune fille était plus
calme son émotion n'était pas même sans plaisir ; ce père ,
que jamais elle n'a vu , dont elle n'a entendu parler qu'avec
terreur , ne dit pas grand chose à son coeur ; mais pour la
première fois de sa vie elle sort de sa tourelle , et tout est
pour elle un objet de curiosité. Peut-être que dans le voyage
qu'elle va faire elle rencontrera Ursule ou son frère , et déjà
ses regards se portent de tous côtés avec étonnement et avec
espoir ; mais bientôt elle les reporte sur sa mère , qui , pâle et
tremblante , peut à peine marcher ; Gizèle la soutient , l'encourage
en montant le grand escalier qui conduit à la salle.
Ermance va donc revoir cet époux si cruel , sans doute ; mais
c'est le père de Gizele , et , loin de ssee réjouirde le retrouver
mourant , elle s'en afflige et voudrait le rendre à la vie. A
chaque pas son émotion s'augmente ; au moment d'entrer elle
est à son comble , ses jambes ne peuvent plus la soutenir.sa
respiration s'arrête , élle tombe inanimée sur l'épaule de Gizele
, qui n'a pas la force de la retenir , et qui s'écrie effrayée :
Dieu ! Raimond , ma mère ..... viens à mon secours . L'écuyer
s'approche , pose sa lenterne à terre , soutient Ermance , completement
évanouie , l'l'appuye contre les dernières marches
soulève sa main glacée qui retombe sans force , et la croit luimême
sur le point d'expirer. Il ouvre la porte de la salle où
gissait sur sa couche Grimoald entouré de trois jeunes filles :
Aloyse , Berthe , Gabrielle , s'écrie l'écuyer , venez secourir
1
NOVEMBRE 1814. 303
votre mère , venez la rendre à la vie... En effet , ces noms
chéris ont frappé l'oreille d'Ermance ou plutôt son coeur ; elle
se ranime , entr'ouvre les yeux , et se croit déjà dans le séjour
céleste ! elle est dans les bras de quatre anges qui lui donnent
le doux nom de mère , et àGizèle celui de soeur ; et le nom
d'Ursule se faisait aussi entendre , elle était du nombre des
anges , et Raimond la présente à Ermance sous son vrai nom ,
qu'elle avait ignoré elle-même jusqu'à cejour : c'était Gabrielle,
la troisième fille d'Ermance et de Grimoald ; sa nourrice mourut
de regret d'être enfermée et séparée de ses propres enfans.
Raimondprit pitié de cette petite créature , il l'apporta à sa
femme qui venait d'accoucher d'Arthus , et qui les nourrit tous
les deux. Aloyse et Berthe étaient élevées ensemble , dans un
des appartemens des tourelles , par la nourrice d'Aloyse ,
femmeau-dessus de sonétat , et par madame Raimond qui avait
déjà nourri Berthe et l'aimait tendrement ainsi que sa soeur ;
elle les visitait souvent , mais n'y mena jamais Ursule ou Gabrielle
, ni son fils qui aurait pu les trahir. Grimoald avait
voulu que leur mère les crût mortes , parce qu'il craignait que
le désir de les voir ne la fit sortir de sa retraite , et que le secret
de son existence ne fût découvert ; il fit jurer à Raimond de
le, garder , et le prit par le motif le plus puissant sur les
hommes, par son intérêt; il lui dit que n'ayant point d'héritier
mâle , il voulait adopter son fils Arthus , et lui laisser son
château de Vuflans. Ce jeune garçon , élevépour la chevalerie,
annonçait beaucoup de valeur , jointe à une belle figure et à un
aimable caractère. Depuis que Raimond s'était attaché à la
jeune Gizèle , il la lui destinait dans son coeur , et n'attendait
que la mort de Grimoald pour former cette union , et rendre
à cette condition , la liberté à la mère et aux quatre vierges des
tourelles du château. Une chute de cheval , le repentir , le remords
et un honnête prêtre , avancèrent ce moment. Lorsque
le coupable Grmoaldeut fait une confession entière , il lui fut
ordonné de la part de la Sainte Église , et pour sauver son âme
de l'enfer , de réparer ses torts , de reprendre publiquement
sa digne épouse et ses quatre filles , et d'obtenir de la vertueuse
Ermance le pardon qu'il voulait obtenir de Dieu. Avant que
de demander ce pardon , il voulut s'entourer de ses filles qu'il
avait fait passer pour mortes , sûr que ce serait pour lui les
meilleurs intercesseurs. Il n'en fut pas besoin , Ermance a retrouvé
ses enfans , tout est oublié ; elle ne voit plus son époux
repentant que comme un bienfaiteur; assise à côté de son lit ,
elle ne peut se lasser de regarder et d'embrasser ses filles ; Grimoald
même , au lieu de reproches , a sa part des caresses de
304 MERCURE DE FRANCE ,
lamère et des enfans , et sa plus grande punition fut le regret.
du bonheur dont il s'était privé si long-temps , et qu'il ne retrouvait
que pour le perdre bientôt. Il touchait au terme de sa
coupable vie; mais son sincère repentir adoucit ses derniers momens.
Il bénit ses filles , en les exhortant àdédommager leur
mère des malheurs dont il l'avait accablée. Il fit approcher aussi
le jeune Arthus , « Voilà , dit-il , le fils que j'ai adopté ; veuxtu
qu'il devienne le tien en épousant une de tes filles ? Il dotera
richement les trois autres , prendra mon nom et ma bannière ,
et sera après toi seigneur de Vuflans » .
, Ermance vit qu'il tenait encore à la passion d'un héritier
mais elle avait trop long-temps regardé Raimond comme son
unique ami et protecteur , pour ne pas consentir au bonheur
deson fils; elle promit donc amitié de mère au jeune poursuivant.
« Et nous amitié de soeurs , s'écrièrent à la fois Aloyse et
Berthe , qui , plus âgées que lui , n'avaient nulle prétention à
un autre titre ». Gabrielle l'avait toujours regardé comme un
frère; mais Gizèle ne put se résoudre à l'appeler ainsi : Raimond
les réunit dans ses bras , et les nomma tous deux ses
chers enfans.
Grimoald expira le lendemain. Ermance fut douairière du
beau château de Vuflans ; elle y passa une vieillesse longue et
heureuse. Ses trois filles aînées se marièrent suivant le choixde
leur coeur à de beaux et braves chevaliers. Aloyse épousa le
baron de Blonai ; Berthe , qui ne voulait pas la quitter , se
maria à leur riche voisin , le sire deGingin , baron du Chatelard(
nous donnerons ensuite l'histoire assez intéressante de ces
deux mariages ) ; Gabrielle à celui de Lassaraz ;et Gizèle , la
gentille Gizèle , petite favorite de sa bonne maman , resta près
d'elle aumanoir de Vuflans , épouse du vaillant Arthus , qui
racheta et obtint noblesse , par hauts faits d'armes et prouesses,
fut armé chevalier par le roi Conrad, et déclaré àbon droit
seigneur du chastelde Vuflans. Les quatre soeurs s'y réunissaient
toutes les années pour revoir leur bonne mère , et chacune
alors habitait avec joie l'appartement de la tourelle où elles
avaient été prisonnières .
Madame la baronne DE MONTOLIEU.
NOVEMBRE 1814. 305
}
EXPOSITION , dans le Musée royal, des ouvrages de Peinture ,
de Sculpture , d'Architecture et de Gravure des artistes
vivans.
PREMIER ARTICLE .
1
Le salon du Musée royal des Arts , ouvert cette année , n'offre
point une exposition ordinaire. On n'y va pas seulement
pour connaître les travaux qui ont occupé les artistes français
pendant les deux dernières années ; on y accourt pour contempler
les chefs-d'oeuvres de l'école moderne qui jouissent déjà
d'une juste célébrité. Le connaisseur qui aime à dire des tableaux
ce qu'Horace disait des ouvrages d'esprit :
Si meliora dies , ut vina , poemata reddit ,
Scire velim pretium chartis quotus arroget annus ,
vient examiner l'effet de ce vernis que le temps seul peut étendre
sur les chefs - d'oeuvres de l'art ; qui souvent leur donne un nouvel
attrait en répandant de l'harmonie dans les teintes , et quelque
fois au contraire révèle des défauts qu'avait dissimulés
l'éclat de la couleur dans sa nouveauté.
Mais cet intérêt est bien faible comparé à celui qu'inspire une
semblable exposition à ces étrangers qui , depris si long-temps ,
n'avaient pénétré dans le sanctuaire des beaux-arts en France.
Ce sont eux qui deviennent les véritables spectateurs d'une si
brillante réunion de tableaux. Ils appellent toute leur attention
àlacontemplation desnoblestravaux qui ont illustréle commencement
du dix-neuvième siècle . Ils admirent comment , au milieu
des agitations politiques , le génie s'élève , et semble résister aux
maux qu'enfante le despotisme comme pour en diminuer le
poids. Ils déposent la paline des beaux-arts devant les chefsd'oeuvres
de nos artistes. Bientôt ils viendront les étudier , et
ils'emporteront le secret du beau dans toutes les parties de
l'Europe, comme les artistes français le portèrent d'Italie en
France.
Jamais nos artistes n'avaient eu un aussi grand nombre de
juges que cette année , et jamais les jugemens n'avaient été
plus incertains. Les journaux ont présenté des opinions si différentes
les unes des autres qu'il faut bien que quelques- uns d'entr'eux
se soient trompés. On pourrait reconnaître deux causes
principales de cette différence d'opinions. Le plus mauvais de
tous les guides pour la critique est sûrement l'esprit de parti;
20
306 MERCURE DE FRANCE ,
et on peut dire que cette fois il s'est montré avec une audace
quine lui a pas laissé sentir qu'il ne prenait aucun déguisement.
La seconde cause pourrait bien être la promptitude de ces jugemens.
Apeine le salon était-il ouvert que plusieurs feuilletons
ont porté leurjugement en dernier ressort sur des ouvrages
estimables . Quand on pense que le célèbre chevalier Raynold ,
étant nouvellement arrivé à Rome , passa plusieurs fois devant
les chefs-d'oeuvres de Raphaël sans reconnaître les ouvrages du
plus grand des peintres , on est bien tenté de récuser les jugemens
rapides de nos Pausanias modernes : jugemens tantôt
énoncés dans un style qui essaie de faire passer une fausse
critique en lui donnant la forme de plaisanterie triviale; tantôt
rédigés avec tout l'appareil technologique des arts pour éblouir
ceux que le sentiment seul aurait conduits à un jugement sain.
Cependant , dit-on , les artistes ne peuvent se plaindre des
mauvais traitemens qu'ils éprouvent : ils ont chacun leur Don
Quichotte comme leur Thersite ; et , renversés par B , ils sont
remis par C, dans le même point de station ou leur talent les
avait établis .
Mais enfin , quel est le résultat d'un excès si ridicule ? Les
artistes perdent leur dignité , les arts leur importance. N'en
doutons point , le public passe par degrés du mépris desjugemens
au mépris de ceux qui en sont l'objet.
Après ces premières réflexions , nos lecteurs pressentiront
aisément les causes qui nous ont fait différer jusqu'aujourd'hui
à parler du salon d'exposition. C'est quelquefois s'exposer , dès
l'abord , à voir diminuer le nombre de ses lecteurs que d'annoncer
qu'on n'épouse aucun parti dominant. Nous croyons de
notre devoir de le dire ici; et comment veut-on être juge sans
cela?
Nous commencerons notre examen dans la grande galerie ,
et nous lui consacrerons cet article. Nous nous proposons de
faire un article sur chacune des salles où sont exposés les tableaux
et les statues .;
Un des ouvrages les plus importans que présente la grande
galerie est la mort de Britannicus , par M. Abel de Pujol. Je
m'arrête devant ce tableau avec intérêt , et mon intérêt est
soutenu tant que mes yeux ne se portent que sur Britannicus
expirant et sur les personnages secondaires dont il est entouré.
Mais Agrippine , mais Néron n'ont point cette dignité que leur
accorde Tacite lui-même , et qu'il est toujours important de
donner aux principaux personnages d'un tableau d'histoire. La
tête de Néron me parait imitée de son buste fait dans son ado
NOVEMBRE 1814. 307
lescence : celle d'Agrippine ne me semble devoir rien à
l'antique.
Ce sujet éminemment pathétique , prêtait à une grande
compositionpittoresque. Racine en le choisissant pour le sujet
d'une tragédie , l'a , pour ainsi dire , agrandi , et lui a donné
cette espèce de vulgarité qu'un peintre doit désirer au sujet
qu'il traite. M. Abel de Pujol a plus souvent travaillé d'après le
texte de Racine que d'après celui de Tacite et de Suétone. Le
peintre a pris toutes les licences du poëte ; il a présenté dans son
tableau tous les personnages qui paraissent avec tant de succès
sur le théâtre , ce qui avait si bien réussi à un autre artiste célèbre
moderne. Il vaudrait peut- être mieux travailler d'après les
historiens que d'après les tragiques qui sont obligés de modifier
les faits pour la composition scénique. Peut-être est-ce là le
cas de dire qu'il ne faut pas prendre à la lettre le passage
d'Horace :
Pictoribus atque poetis
Quid libet audendi semperfuit æqua potestas.
M. Abel de Pujol , il est vrai , n'avait pas moins besoin de
Junie pour faire son vaste tableau , que Racine pour faire les
cinq actes de sa tragédie. Burrhus et Narcisse font un heureux effet
dans cette composition comme dans la célèbre tragédie dont
nous parlons. Ce tableau présente d'une manière fort heureuse
les diverses impressions des spectateurs de cette scène cruelle ,
le premier grand crime de Néron. Ici , le peintre semble avoir
travaillé d'après Tacite.
Cet ouvrage mérite beaucoup d'éloges. Il jouit d'un succès
d'estime. Il contient plusieurs parties qui ne laissent rien à désirer.
Comme Néron et Agrippine sont deux des acteurs les plus
apparens du tableau , deux gastronomes , placés un jour près de
moi, s'inquiétaient pour savoir où étaient les siéges ou les lits de
tablede ces deux célèbres personnages. L'un d'eux aurait voulu
que l'auteur n'eût pas manqué de mettre , parmi les mêts de
la table de Néron , des champignons que cet empereur appelait
le mets des Dieux, parce qu'il avait servi à l'empoisonnementde
Claude. Ce trait d'érudition culinaire , disait-il , aurait ajouté
un nouvel intérêt à ce tableau , qui , sous le rapport de l'érudition
des détails , ne laisse rien à désirer. En effet , les décorations
du palais , dans lequel se passe cet assassinat , sont dignes de
représenter celles de la maison d'or , domus aurea , que Néron
avait fait bâtir. Peut-être la richesse de ces ornemens nuit-elle
à l'effet du tableau , et c'est un défaut qu'on aurait bien souvent
l'occasion de reprocher pendant l'examen du salon .
308 MERCURE DE FRANCE ,
Le tableau que nous examinons et qui gagne beaucoup à
être examiné , annonce un artiste qui se crée une vaste carrière.
Il a abordé les grandes difficultés de l'art. Il connaît
plusieurs secrets précieux; mais qui lui enseignera la source de
cette espèce de beauté qui entraîne tous les suffrages ? qui lui
fera connaître cette noblesse des formes , ce mélange harmonieux
des lignes qui satisfait tous les regards ? secrets d'autant
plus importans que l'on s'occupe d'une plus vaste scène et
qu'on possède un pinceau plus ambitieux.
Au-dessous de la mort de Britannicus , est placé le tableau desa
funérailles d'Attala , par M. Girodet. Après qu'on a frémi au spectacle
d'une mort , résultat de la fureur d'un tyran , on éprouve
des sensations bien différentes à l'aspect de la jeune vierge que
l'amour de la vertu conduit au tombeau. Après avoir contemplé
le crime triomphant dans Néron , l'ambition agitée dans p
Agrippine , on aime à voir la piété sévère et consolante dans
le père Aubry , on aime à s'attendrir sur le sort de Chactas .
Aquelques pas des tableaux que nous observons , M. Gautherot
nous avait plongés dans une douce mélancolie , en nous
présentant le convoi d'Attala , composé d'un vieillard , d'un
amant et d'un chien. Ce simple convoi descend le coteau de
la vallée où l'on vadéposer les restes mortels de la vierge. On
compte tous les pas que l'infortuné Chactas a encore à faire
avant de livrer pour jamais Attala à la fosse dévorante.... Les
sentimens que fait naître le sujet, semblent éloigner la critique .
Cependant c'est avec raison , qu'on demanderait que Chactas
portât son précieux fardeau d'une manière moins gênante pour
lui et plus pittoresque pour le spectateur. Sa marche est un peu
embarrassée. Elle ne me paraît pas être celle qui a lieu sur un
plan incliné. On voudrait que le paysage offrît moins de monotonie
dans lacouleur et dans le ton; qu'il présentat quelque
chose de plus mystérieux , de plus sombre; qu'il présentât
quelque chose de ce deuil poétique que les arbres , que les rochers
revêtissent pour les âmes que la douleur accable. On
voudrait voir s'obscurcir cette vallée où va reposer l'objet de
tant de regrets , de tant de larmes; cette vallée où M. Girodet
nous conduit avec la magie de son talent.
Dans le tableau de M. Girodet , elle est enfin arrivée à la
tombe cette tendre victime des combats de l'amour et de la
vertu ! La terre n'a point cependant encor touché le front de la
vierge. Son corps est encor soutenu par ceux qui n'ont plus
que des larmes et des prières pour elle.Son amant semble vouloir
chercher le repos dans cette même fosse ou Attala va se
NOVEMBRE 1814 . 309
de
Hivrer à un sommeil éternel. L'austère consolateur des peines de
l'âme semble lui-même avoir perdu son courage religieux.
Cette grotte ne retentit point des longs gémissemens du désespoir
; un silence douloureux donne aux vivans l'apparence de
la mort : tout se tait. Hélas ! quelle force arrachera cet amant
de ce tombeau ? Attala ! qui pourra le séparer act sont les impressions que sentent naître tous lesdespteocit!a.t..euTreslldees
et
ce tableau .
Cet admirable ouvrage présente quelques parties qui laissent
de à désirer un degré de plus en perfection. Si M. Girodet a conquis
son propre suffrage en peignant la tête du vieil hermite
t je ne pense pas qu'Attala l'ait entièrement obtenu. On pourrait
croire que l'artiste a eu quelques raisons pour donner à Attala
morte tous les charmes d'une figure vivante. Peut-être a-t-il
pensé qu'il augmenterait l'intérêt dans son ouvrage en présentant
la grâce et la beauté livrées à la tombe ? Peut-être a-t- il
craint que la figure d'Attala altérée par la mort , ne parût
moins touchante et n'inspirât moins de regrets. Mais la beauté
5 du visage ne fuit point toujours devant la faux du trépás . Les
muscles , en s'affaissant avec le tissu célullaire conservent souvent
de la grâce. Les traits prennent le caractère d'une tristesse
indifférente qui est poétique et pittoresque. Il est difficile
d'exprimer , même par écrit , ces légères aberrations de forme
✓ et de couleur que demandait le sujet. L'auteur ne les a pas
énoncées . Avouons-le , ce tableau, tel que l'a conçu M. Girode ,
offrait des difficultés invincibles . Après avoir fait ces réflexions
sur un ouvrage qui entraîne tous les suffrages , ne pourrait-on
pas encore demander si le lointain est assez éloigné de la
grotte ? le ciel n'est-il pas trop vif pour couvrir des objets şi
petits , c'est-à-dire , qui sont supposés être si éloignés ? ne pourrait-
on pas désirer plus de douceur dans les tons verts du second
plan?
Il est une espèce de tableaux que l'école française moderne a
négligée , ou plutôt à eu peu d'occasion de cultiver; ce sont les
tableaux d'histoire destinés àl'ornement des églises. Ces ouvrages,
destinés souvent à être vus de loin , sujets à être éclairés par des
jours différens qui se heurtent et se contrarient, exposés à tous les
inconvéniens de l'humidité , etc , ont besoin , pour arriver à la
perfection, d'une tactique sûre , hardie , d'une compositión par
grandes masses , d'un faire large. C'est- là que l'art apprend à
composer les masses d'ombres poétiques, conçoit les graudes harmonies
de la couleur. L'époque heureuse, dont nous voyons le
commencement,montrera sans doute la restaurationdes églises
1
310 MERCURE DE FRANCE ,
et leur rétablissement dans leur ancienne splendeur , et donnera
ainsi à nos artistes le moyen d'acquérir la perfection dans
cette partie de l'art dont on n'obtient l'entière connaissance
qu'en peignant degrandes surfaces. Dans la salle que nous parcourons,
se trouvent sept tableaux destinés à décorer l'église
de Saint-Denis . Leur petite dimension ne permettait pas de
ces grands effets quiseraient des espèces d'innovations relativement
à l'école moderne ; mais ces ouvrages méritent des éloges.
Le tableau représentant Charles- Quint visitant l'église de
Saint-Denis , accompagné de François Ier., est un ouvrage
généralement estimé. Je crois qu'il laisse très-peu de chose à
dire à la critique . Dire que les têtes sont parfaitement peintes
serait donner à M. Gros un éloge auquel il est habitué depuis
long-temps; mais on doit ajouter que l'architecture gothique de
l'ég'ise est parfaitement rendue. Le haut du tableau est d'un
ton parfait , et on peut dire , saus exagération , que le fond de
son tableau paraît infiniment plus haut que le châssis .
Les autres tableaux destinés , comme celui de M. Gros , à
l'église de Saint-Denis , ne sont point sans mérite. On y remarque
la Dédicace de l'église de Saint-Denis , eu présence de
Charlemagne , par M. Meynier; la Prédication de Saint-Denis;
le Couronnement de Marie de Médicis , par M. Monsiau ;
Saint-Louis recevant à Saint-Denis l'oriflamme avant son départ
pour la conquête de la Terre-Sainte.
Mes regards s'arrêtent sur une Électre de M. Vafflard. Oreste
vient d'éprouver la fureur des monstres infernaux que les
dieux envoient quelquefois sur la terre pour punir le parricide.
Pendant la lutte d'Oreste contre les furies , les convulsions de
la douleur physique ont accompagné les angoisses de la terreur.
M. Hennequin a traite la scène terrible qui précède celle de
M. Vafflard ; et ce tableau connu , jugé depuis long-temps ,
semble prouver que l'énergie de la composition et de l'expression,
peut faire passer de grands défauts. M. Hennequin atrop
bien traité certaines parties de son tableau , pour qu'on soit
tenté d'exercer une critique , sévère sur les autres. Revenons à
l'ouvrage de M. Vafflard : Oreste succombe sous les efforts des
filles dn Styx. Le repos de l'accablement succède aux cruelles
agitations ; et le sommeil se glisse dans les muscles fatigués
du parricide. Un de ses bras étendu tient encore un débris de
la draperie dans laquelle il était enveloppé, et qu'il a arraché
dans ses efforts convulsifs. Electre , placée près du lit de son
frère , le supporte en partie sur ses genoux. Remplie encore
d'effroi , respectant ce moment de sommeil qui calme les tourNOVEMBRE
1814. II
"
mens de son frère , elle se tourne vers un choeur de jeunes Argiennes
qui venaient pour essayer de calmer les fureurs d'Oreste
au son de la lyre , et leur dit : «Mes compagnes , mes
amies , faites silence ; ne l'éveillez point » . Ce sujet , pris de
l'Oreste d'Euripide , me semble traité avec beaucoup de talent.
Cependant , c'est avec raison que l'on condamne le choeur de
jeunes filles qui s'approchent du lit d'Oreste. Toutes ces figures
sont jolies , mais il leur fallait donner une expression difficile à
décrire , difficile à peindre. Il fallait , surtout , que toutes portassent
le caractère de la plus austère pudeur , en approchant
du litdu fils des rois , etc. Ces défauts sont indépendans de la
belle manière de M. Vafflard .
On revoit , avec un nouveau plaisir , ce joli tableau d'Emma
et d'Eginard, du même auteur. C'est un de ces ouvrages dont
la gravure pourrait tirer un grand parti dans le commerce. La
composition , en est charmante autant que le sujet heureux.
On ne peut pas dire de même du repos d'Oreste. Cependant
c'est peut-être un des plus beaux ouvrages que la peinture ait
produits pendant les deux dernières années.
Ulysse vient arracher Polyxène des bras d'Hécube. Une famille
désolée voit avec horreur une jeune vierge s'éloigner de
son sein . Ulysse , dans son cruel sang-froid , saisit déjà la main
- de la victime que demandent les mânes d'Achille. Ce tableau
de M. Blondel prouve , selon moi , que la composition est
une partie bien importante de l'art. Avec moins de talent , et
une composition plus heureuse, on ferait beaucoup plus d'effet
que n'en produit ce tableau. L'auteur a fait mieux dans un
autre sujet, et même nous le prouverons dans l'examen dugrand
salon. Dans le tableau que nous examinons , Polyxène , placée
de manière à tourner le dos au spectateur , par la manière dont
elle est ajustée , semblerait à quelques critiques , avoir la prétention
de lutter avec la Vénus Callipige. Le sujet commandait
d'exclure toutes les poses du genre de celle-ci.
La nature a, comme l'homme , ses agitations , ses convulsions
, qui ne sont pas moins dignes d'occuper le talent de l'artiste.
M. Valenciennes nous transporte au pied du Vésuve , et
nous fait assister au terrible spectacle de l'éruption qui remplit
une des plus tristes pages de l'histoire romaine. Le feu sort
d'un des vastes soupiraux de la terre. Il répandrait une clarté
éclatante sur tout l'horizon , si l'atmosphère ne se remplissait
d'une fumée épaisse , et n'était comme couverte d'un voile par
les pluies de cendres brûlantes. Dans ces momens de fureur ,
la nature semble oublier qu'elle est mère : ses enfans sont les
312 MERCURE DE FRANCE ,
victimes de sa fureur. L'air lui-même , cet aliment universel
de la vie, semble ennemi de tous les êtres vivans. La mort va
chercher ses victimes jusques dans les entrailles de la terre , où
la terreur les avait précipitées. Les temples écrasent leurs divinités
, comme leurs prêtres et ceux qui venaient y porter les
accens du désespoir et de la prière . Le feu dévorant s'exhale
de tous les pores de la mère commune de tous les étres. La
mer s'associe à sa fureur , et roule ses flots destructeurs dans
în sens contraire aux lois ordinaires. L'homme meurt dans
Pl'étonnement du phénomène qui lui donne la mort . Telles sont
les idées que fait naître l'ouvrage de M. Valenciennes. Plusieurs
personnes m'ont paru désirer , et avec raison , que l'auteur eût
représenté la mort de Pline le naturaliste , sur le premier plan,
au lieu du sujet qui y est représenté. Il eût ainsi augmenté l'intérêt
que peut nous inspirer son ouvrage. Les circonstances de
cette mort , si bien décrites par Pline le jeune , ne demandaient
aucun changement à l'ensemble du tableau. N'était-ce point
d'ailleurs une sorte d'obligation à la peinture , de représenter
la mort d'un homme à qui la peinture doit , pour ainsi dire ,
les élémens de son histoire ancienne , d'un homme qui mourut
plein du désir de secourir ses semblables , et de connaître les
grands phénomènes de la nature?
Je remarque que ce tableau est à peu près à la place qu'occupe
ordinairement le magnifique tableau du déluge de Poussin
, et qu'il possède un genre de mérite analogue à l'ouvrage
de cet illustre peintre . C'est faire un grand éloge; et il ne serait
point sujet à contestation , si l'artiste moderne eût mis moins
de personnes dans son tableau. On a loué Poussin d'avoir , pour
ainsi dire , composé son déluge , d'après ce vers de Virgile :
Apparent rari nantes in gurgite vasto .
Æneid. liv. 1.
Peut-être , le groupe príncipal est-il trop éloigné du spectateur.
On aime à voir les acteurs auxquels on s'intéresse. Je
crois que les couches de fumée sont trop nombreuses , que les
nuages sont peints par trop petites masses ; il y a un peu trop
de variété dans leurs teintes. On convient cependant que cet
ouvrage a un grand mérite.
Onne porte pas un jugement aussi avantageux sur l'OEdipe
sauvé de M. Meynier . Après avoir détaché OEdipe de l'arbre
où il était suspendu par les pieds , sur le mont Cytheron ,
Phorbas l'apporte dans le palais de Péribée. Cette reine était
entourée de ses femines et de jeunes filles occupées à divers
NOVEMBRE 1814. 313
ouvrages , dont elles sont distraites par l'intérêt que leur inspire
cet enfant. Ce sujet a quelque ressemblance avec celui de
Moïse sauvé, traité plusieurs fois par Poussin. M. Meynier n'a
point cherché à imiter cet auteur célèbre. Son talent a quelque
rapport avec celui de Pietre-de- Cortone. Il a aussi quelquesuns
des défauts du peintre italien. Il fait toutes ses figures tellement
ressemblantes entr'elles , qu'il semble que les reines et
les suivantes soient des soeurs , élevées avec les mêmes soins ,
avec la même délicatesse. Ce n'est point la composition qui est
mauvaise dans cet ouvrage ; le coloris y possède un certain
éclat qui peut éblouir certains yeux. Il manque cependant
beaucoup de choses à ce tableau. On regrette que l'auteur n'ait
point exposé cette année son tableau de Télémaque dans l'île
de Calypso , qui lui mérita la gloire de concourir pour les prix
décennaux.
On a dit que les malheurs du Tasse étaient aussi poétiques
que ses ouvrages. Plusieurs de nos poëtes , qui comptent déjà
d'heureux succès , se sont emparés de ce sujet , et veulent honorer
le génie et le malheur en consacrant leurs veilles au chantre
de Godefroi , de Tancrède et de Sophronie. La peinture a devancé
la poésie sur ce point; et son entreprise a prouvé combien
ce sujet est heureux. M. Ducis a consacré trois tableaux
de chevalet à l'histoire du Tasse. Dans le premier , le poëte de
Sorente lit l'épisode d'Olinde et Sophronie à la princesse Eléonore
, soeur du duc de Ferrare , dont il était épris, et saisit cette
occasion pour lui faire connaître son amour. Quelle plus heureuse
circonstance , pour découvrir une passion secrète , que
la lecture de cet épisode si touchant ! Comment le Tasse , sans
découvrir sa passion , aurait-il pu prononcer devant celle qu'il
aimait cette strophe qui semblait écrite exprès pour peindre
ses timides rapports avec la princesse :
Ei che modesto è sì , com'essa è bella ,
Brama assai , poco spera et nulla chiede :
Adella
Olo sprezza , ò no'l vede , ò non s'avede ,
Cosìfin'ora il misero ha servito ,
O non visto , ò mal noto , ò mal gradito .
C. II.
Les deux personnages de ce tableau ont une expression
aimable. On désirerait que cette expression eût plus de force.
La jeune princesse ne représente point assez le pendet narran
314 MERCURE DE FRANCE ,
tis ab ore de Virgile , que le Tasse avait fait passer d'une manière
avantageuse dans son épopée. On dit que la princesse
admirait particulièrement l'épisode d'Olinde et Sophronie.
J'aurais voulu que la figure du poëte eût exprimé plus vivement
ce sentiment que La Fontaine a peint d'une manière si
gracieuse :
Quel plaisir de s'ouïr louer par une bouche
Qui , même sans s'ouvrir , nous enchante et nous touche!
Ce tableau de M. Ducis est un de ces ouvrages qui plaisent ,
mais qui laissent beaucoup àdésirer.
Je crois qu'on peut dire la même chose de celui qui représente
le Tasse en prison , dans un état de folie, recevant la
visite de notre illustre Montaigne. Celui qui peutdire : la gloria
mi chiama in Campidoglio, est retenu dans une retraite honteuse.
Apeine garde-t-il les souvenirs de ses titres à lagloire.
Quel spectacle pour un philosophe ! pour Montaigne ! quel
sujet pour un tableau! .... M. Ducis n'a point assez étudié ses
jours , Montaigne n'est pas bien dessiné dans toutes ses parties.
On ne reconnaît point le portrait que nous fait de lui-même
l'auteur des Essais. Les genoux sont trop gros , etc. Le troisième
tableau sur les malheurs du Tasse représente ce poëte malheureux
et persécuté arrivant chez sa soeur déguisé en mendiant,
et se faisant reconnaître : sujet moins intéressant et mieux
peint que les deux autres.
M. Ducis a un autre tableau , de même grandeur que ceux
que nous venons d'examiner , représentant madame La Vallière,
assise avec madame de Thémines , devant le tombeau
d'une jeune religieuse qui lui avait témoigné une amitié particulière
lors de son premier séjour dans le couvent de Chaillot.
Cette scène de nuit est touchante . L'effet du clair de lune est
heureusement sacrifié à celui d'une lanterne placée au pied des
deux personnages du tableau . M. Ducis semble avoir porté
dans cet ouvrage quelque chose du talent poétique de son
oncle. Il a trouvé le secret de faire naître cette douce mélancolie
qui arrête le spectateur devant un petit nombre d'onvrages
, et force la critique au silence .
いま( La suite au numéro prochain. )
NOVEMBRE 1814. 315
BULLETIN LITTÉRAIRE .
SPECTACLES. - Académie Royale de Musique.- Il ya
long-temps que je n'ai rien dit de ce théâtre , qui ne peut pas ,
comme les autres , être fécond en nouveautés. Passons en revue
les principaux opéras donnés depuis la publication du dernier
numéro.
Orphéeet Eurydice. Cet ouvrage fit revenir J.-J. Rousseau
de l'injuste prévention qu'il avait eue contre toute musique
adaptée à des paroles françaises , et le réconcilia , dit-on , avec
la vie. Puisqu'on peut ( disait-il ) avoir un si grand plaisirpendant
deux heures , je conçois que la viepeut-être bonne à quel
quechose. Il admirait principalement l'air: J'aiperdumon Eurydice,
qui en effet est le plus beau morceau de la pièce ; il offre
la réunion la plus heureuse de la mélodie et de l'expression ,
qui concourent également à son effet. Comment se fait-il que
Gluck , qui a composé de si belles ouvertures , en ait adapté
une si médiocre à celui de ses opéras que les amateurs de la
musique italienne préfèrent à tous les autres ? Si l'on disait
que cet opéra a été fait en Italie , où l'on attache peu d'importance
aux ouvertures , on répliquerait par l'exemple d'Alceste ,
écrit aussi en Italie , et dont l'ouverture est très-soignée . Il y
a donc dans le génie musical des inégalités dont on ne saurait
rendre raison , et il est à remarquer que deux des plus beaux
ouvrages de l'Académie Royale de Musique , Orphée et OEdipe ,
ont des ouvertures très-faibles . Dans celle d'OEdipe on trouve
au moins quelques traits de chant ; mais dans celle d'Orphée ,
il n'y a rien du tout. Le rôle d'Orphée est un des meilleurs de
Nourrit , il en chante les airs avec goût et expression .
La Vestale. Il y a du caractère dans la musique de cet opéra,
rarement de la mélodie; et , ce qui étonne , c'est dans les
choeurs qu'on en trouve le plus ; il faut cependant distinguer
le duo de Julia etde Licinius au deuxième acte , dont l'expression
est touchaute et passionnée. La manière de M. Spontini
ressemble peu à celles des musiciens de son pays ; composant
pour des Français , et voulant leur plaire , il acherché à suivre
les traces de Gluck , mais il n'a pas son génie . Le grand succès
de la Vestale est dû principalement au poëme , dont l'action est
fort intéressante , et dont la coupe est très-bien adaptée à notre
scène lyrique. Si Piccini ou Sacchini eussent mis cet opéra en
316 MERCURE DE FRANCE ,
musique , son effet eût été encore supérieur à celui de Didon
et d'OEdipe.
Anacréon chez Polycrate. Est-ce par complaisance pour le
goût du moment que Grétry s'est montré si avare de mélodie
dans cet opéra , ou bien son genie musical était- il déjà épuisé ?
Il est un temps , en effet , où l'habile compositeur qui , dans
sajeunesse et à la vigueur de l'âge , trouvait en abondance des
chants mélodieux , des motifs neufs et piquans , n'a plus que
rarement d'aussi bonnes fortunes ; c'est la loi générale imposée
par la nature aux productions du génie. Il a recours alors aux
effets de l'harmonie , à la combinaison des accords , qui exigent
surtout de la science , et une étude approfondie des règles de
l'art. L'opéra d'Anacréon a été plus loué des partisans du système
moderne qu'aucun autre de son auteur ( 1 ) . Cependant ,
il faut convenir qu'à l'exception de quelques airs chantés par le
principal personnage , où l'on retrouve encore des traces ,
quoiqu'affaiblies , du génie de Grétry , la musique d'Anacreon
est dénuée de grâce et de chant. Quelle distance entre cet ouvrage
et la Caravanne , si féconde en motifs mélodieux , et
qui n'a perdu de son prix aux yeux de certaines personnes que
pour avoir été popularisée , si je puis m'exprimer ainsi ! les
airs en sont si naturels et si agréables , que chacun les a retenus
et répétés . Deux causes ont concouru au succès de l'opéra
d'Anacréon : le talent rare de Laïs , et le soin qu'à eu l'administration
de ne le pas trop user , et de ne le jamais abandonner
aux doublures. Privé de cet appui , il aura peine à se soutenir.
Les Abencerrages. Si l'on ne savait que M. Chérubini est
né en Italie , qui pourrait le soupçonner en entendant sa musique
? La terminaison de sonnom est le seul rapport qu'il ait
avec les Piccini et les Sacchini. C'est un imitateur de Gluck , et
mes observations , au sujet de l'opéra de la Vestale, lui sont encore
plus applicables qu'à M. Spontini. Ily a, dit-on , beaucoup
de science dans la musique des Abencerrages; je ne le conteste
pas , mais que m'importe s'il n'y a presque jamais de
chant , et si , à l'exception de la romance du premier acte , on
n'en saurait retenir un seul morceau
A
(1) La haine est perfide jusque dans ses louanges , a dit avec raison
La Harpe. Si Grétry n'eût composé que des opéras comme Anacreon , il
n'eût jamais excité l'envie . C'est d'après un semblable motif que les ennemis
de Voltaire se sont accordés dans les éloges exagérés de son OEdipe , et
dans la préférence qu'ils lui ont donnée sur ses véritables chefs-d'oeuvres .
NOVEMBRE 1814 . い317
OEdipe à Colonne. Voilà le véritable chef-d'oeuvre de notre
scène lyrique , surtout sous le rapport dramatique ; car l'opéra
deDidon renferme un plus grand nombre de morceaux bril-
Jans.Mais la musique de Sacchini est mieux adaptée à la scène ;
il a su allier la mélodie italienne à l'expression que l'on exigeait
de son temps sur nos théâtres . Peut être s'apperçoit- on quelquefois
qu'il a composé OEdipe à Paris : quelques passages d'un
chant criard dans l'air de Polynice : lefils des Dieux ; le successeur
d'Alcide, n'auraient pas assurément plu en Italie ; mais
ces taches sont légères , et quelle critique ne serait désarmée par
l'air admirable : Elle m'a prodigué sa tendrèsse et ses soins
et par le trio délicieux de l'avant dernière scène ?
,
L'opéra d'OEdipe est trop usé , et on le joue quelquefois
avec trop de régligence. Le bel air : Du malheur auguste victime
, si bien chanté par Laïs , ne devait jamais l'être par ancun
autre; il devrait se faire un point d'honneur de ne le pas
céder . Si l'on disait que le chef-d'oeuvre de Sacchini est quelquefois
mieux exécuté en province qu'à Paris , cette assertion
pourrait d'abord étonner , mais elle n'en serait pas moins vraie.
On pourrait l'appliquer également à la Caravanne.
Théatre Français .
Galant.
- Remise de Coriolan ; le Mercure
Les chutes multipliées de La Harpe au théâtre , ses succès
soutenus dans une autre carrière , les nombreux ennemis qu'il
s'est faits parmi ses contemporains par la sévérité et souvent
même par l'injustice de ses jugemens sur leurs ouvrages , ont
nui à sa réputation dramatique. Cependant , le Théâtre Français
lui est redevable de trois tragédies restées au répertoire ,
Warwick , Philoctète et Coriolan , et du drame de Mélanie.
Ces ouvrages sont bien écrits et conduits avec sagesse ; aucun
des défauts du système dramatique moderne ne s'y fait remarquer
. Philoctète et Coriolan ont le mérite rare sur notre scène
de n'être point défigurés par un épisode d'amour , et les deux
rôles principaux sont très-bien tracés: il est vrai que celui de
Philoctete n'a pas demandé beaucoup d'invention , puisqu'il
appartient entièrement à Sophocle. Il n'en est pas de même de
Coriolan, sujet dans lequel avaient échoué tous les auteurs qui
s'y étaient exercés , et dont l'exécution avait paru impraticable
à Voltaire lui-même ; je ne parle pas de Shakespeare , dont les
drames nombreux blessent toutes les règles de la vraisemblance
et de l'art . C'est donc un grand mérite dans La Harpe d'avoir
peint , avec des couleurs aussi vraies qu'énergiques , son principal
personnage ; il y a dans sa tragédie beaucoup de traits dignes
318 MERCURE DE FRANCE ,
de Corneille et de Voltaire , et l'on a remarqué qu'il excellait
surtout dans la peinture d'une âme fière injustement outragée ,
et brûlant du désir de venger ses affronts . Le principal défaut
de Coriolan , à mon avis , c'est qu'il est impossible de prendre
un véritable intérêt pour un citoyen qui s'arme coutre sa patrie
, quelque juste que soit son ressentiment. J'excuserais plus
volontiers lamultiplicité des incidens qui résulte du plan adopté
par l'auteur , et sans lequel son sujet ne présentait qu'une
scène. Il y en a autant , et plus encore peut-être , dans le Cid.
Le changement de lieu peut se justifier encore par la courte
distance qui sépare Rome du camp des Volsques. Peut-être ,
dans la grande scène du cinquième acte , la gradation des
moyens employés pour fléchir l'âme altière de Coriolan n'estelle
pas assez heureusement ménagée. Le pardon qu'il accorde
àRome est trop brusque , il ne paraît pas suffisamment amené
par ce qui précède , et dans la nouveauté , cette objection fut
présentée à l'auteur .
Talma a joué avec énergie le rôle de Coriolan , surtout dans
les premiers actes ; il a été admirable dans l'hémistiche : Adieu,
Rome , je pars , où il a produit un effet prodigieux; sa déclamation
a même assez rarement présenté le défaut qu'on lui reproche
avec raison dans les morceaux qui demandent un débit
simple et peu accentué. On aurait désiré mademoiselle Raucourt
dans le personnage de Véturie; cependant mademoiselle
Georges a eu un moment heureux au cinquième acte , où elle
a été vivement applaudie. Ne pas nommer les autres acteurs ,
c'est leur rendre service.
Coriolan a été suivi du Mercure Galant , pièce ou il y a
plusieurs scènes qui ne sont plus dans nos moeurs ; mais celle
de l'Enigme , très-bien faite , a beaucoup amusé. Cartigny l'a
fort bien jouée. Il a été moins heureux dans celle de Larissole ,
où excellait Préville , et qui renferme une critique aussi juste
qu'ingénieuse des bizarreries de notre langue , qui en rendent
l'étude difficile aux étrangers.
Théâtre Feydeau. -Première représentation du Règne de
Douze Heures , opéra comique en deux actes , paroles deM... ,
musique de M. Bruni.-Remise d'Avis au Public.
C'estdans le recueil des contes moraux de madame deGenlis ,
que l'auteur de la pièce nouvelle apuisé son sujet. Zéangir, fils
d'uncalife persan,indignéde l'ascendant que la favorite Nourma
a pris sur l'esprit de son père,veut la faire enlever; ayant échoué
dans son entreprise , il est enfermé dans une tour , aux pieds de
laquelle Nourma , qui en est éprise , vient chanter tous les
:
NOVEMBRE 1814. 319
matins des romances amoureuses sous le nom de la princesse
Zoraïde. Le prince répond à l'amour de la favorite , qui obtient
du calife la grâce singulière de régner pendant douze heures ,
au bout desquelles elle lui promet une entière réconciliation
avec son fils. La salle du trône s'ouvre , Nourma y paraît environnée
de toute sa cour , et Zéangir reconnaît en elle sa
chère Zoraïde , dont il reçoit la main.
Il paraît assez peu vraisemblable que la favorite Nourma
soit inconnue à Zéangir ; mais y regarde-t-on de si près dans
un opéra comique ? Le vice principal de l'ouvrage est le peu
d'intérêt qu'il inspire. Le conte de madame de Genlis , déjà
froid et ennuyeux par lui-même , n'a pas gagné dans sa métamorphose
; l'auteur eût dû en prévoir l'effet. Quant à la musique
, elle n'a point répondu à ce qu'on pouvait attendre du
compositeur auquel le Théâtre Feydeau doit leMajor Palmer ,
la Rencontre en Voyage , l'Auteur dans son Ménage , Toberne
ou le Pécheur Suédois , ouvrages qu'on reverrait avec
plaisir sur la scène , ainsi que tant d'autres oubliés. Son talent ,
quin'arienproduitdepuis une quinzaine d'années, est-il entièrement
éteint , ou bien a-t-il été glacé par la froideur du poëme ?
Cequ'ilya de certain , c'est que la musique du Règne de Douze
Heures est absolument dénuée de caractère et d'originalité :
aucun morceausaillant ne s'y fait distinguer , et le succès éphémère
d'une pareille production est entièrement dû à la voix
charmante de Mademoiselle Regnault et à un spectacle assez
brillant. Huet , qui joue Zéangir , a chanté avec goût une romance
où il a été applaudi justement.
Les auteurs , suivant l'usage , ont été demandés par leurs
amis. Le musicien a éténommé ; le poëte n'a pas jugé à propos
de sefaire connaître , mais c'est le secret de la comédie.
Le Tableau Parlant a dédommagé le public de l'ennui du
Règne de Douze Heures. A la troisième représentation de la
pièce nouvelle , elle a été suivie d'Avis au Public , petit opéra
de M. Désaugiers , musique de M. Alexandre Piccini . Cette
bleuette amusante , où il y a des chants agréables et faciles , a
été fort bien jouée par Huet , le Sage et Juliet ; on a bien fait
de la remettre, Si les sociétaires de Feydeau accordaient la
même faveur à tant d'autres ouvrages négligés (ce à quoi on
les a invités si souvent ) , leur intérêt et les plaisirs du publicy
trouveraient également leur compte.
Théâtre de l'Odéon . - Reprise de : Il re Teodoro ( le roi
Théodore ) , opéra buffa en deux actes , musique de Paësiello ;
début de M. Rovedino , et continuation de celui de madame
Mainvielle-Fodor .
1
320 MERCURE DE FRANCE ,
La superbe basse-taille de M. Rovedino faisait , en 1788 , les
délices des amateurs du Théâtre de Monsieur ; mais , hélas !
quantum mutatus ab illo ! C'est bien à lui qu'on peut dire :
Vous étiez ce que vous n'êtes plus ,
Vous n'étiez pas ce que vous êtes , ....
Et vous aviez ce que vous n'avez plus .
Ons'aperçoit encore que M. Rovedino a dû avoir une trèsbelle
voix , mais elle est tout-à-fait usée , et il paraît inconcevable
qu'un théâtre qui possède Porto , ait songé à une pareille
acquisition . L'âge et les longs services de M. Rovedino sollicitent
quelque indulgence, mais c'est tout ce qu'il peut espérer ; il en
aobtenu davantage à la seconde représentation qu'à la première.
Le rôle de Lisetta , beaucoup moins brillant que celui de Griselda
, ne pouvait être aussi avantageux à madame Mainvielle-
Fodor ; cependant, s'il n'a pas accru sa réputation, il ne saurait
non plus la diminuer. Bassi est bon comiquedans lepersonnage
de Taddeo ; il n'a pas outre-passé les bornes , comme on peut
le lui reprocher souvent.
Le second acte de Il re Teodoro est fort supérieur au premier
, à l'exception du célèbre final qui est le morceau le plus
saillant de l'ouvrage , et qui finit d'une manière très-originale ,
entièrement opposée à celle qui est en usage dans ces sortes de
compositions , ou tous les personnages arrivent successivement ;
ici, au contraire , ils s'en vont , et Taddeo reste seul . Son air ,
au premier acte , est d'une vérité frappante d'expression dramatique
; mais , à côté de ces deux chefs-d'oeuvres , on pourrait
citer quelques morceaux peu remarquables , tandis que
ceux du deuxième acte sont presque tous d'une grande beauté.
Il est à observer que Paësiello suit ordinairement la gradation
qui , dans tout ouvrage , est d'un si bon effet.
Nonfumum exfulgore , sed ex fumo dare lucem
Cogitat , ut speciosa dehinc miracula promat.
Il re Teodoro est regardé par beaucoup de personnes comme
le chef-d'oeuvre de son auteur ; mais je crois que je lui préférerais
encore la Molinara. Il faut convenir que cet opéra est
d'une longueur démesurée , et que , malgré ses beautés musicales
, la multiplicité des morceaux qu'il renferme devient un
peu fatigante , même pour les amateurs les plus zélés.
MARTINE.
NOVEMBRE 1814 . 321
AMonsieur le Rédacteur du Mercure , sur une lettre insérée
au Mercure , octobre 1814 , page 89 , relative à l'ordre de
Saint-Jean de Jérusalem , et offrant quelques idées sur
l'Egypte.
Je ne saurais assez , monsieur , vous exprimer ma reconnaissance
de la complaisance que vous avez eue d'insérer dans
l'avant-dernier Mercure , la lettre que j'ai eu l'honneur de
vous écrire sur un nouvel ordre dont je deınande l'établissement,
etc. Voici quelques modifications et développemens de
mon premier plan , que je vous prie aussi de vouloir bien publier
.
Ladénomination de l'ordre serait changée. Il aurait pour
titre :
Ordre de neutralité maritime armée.
Dans mon enthousiasme, monsieur, j'ose avancer que jamais
proposition plus noble, plus simple , ne fut offerte à l'attention
des politiques , et que jamais ordre antique de chevaliers tant
vantés ne reposa sur des bases aussi magnanimes , aussi
positives.
Je ne vois nul obstacle à l'admission de monprojet.
J'ajouterais aux statuts ; ( autant qu'il se peut prévoyons le
relâchement , les abus ) :
Dans l'ordre , la subordination , la hiérarchie des grades est
invinciblement observée , sauf ( sous la plus capitale responsabilité
) l'appel au conseil de l'ordre , au cas de mission opposée
aux statuts.
Des registres constatent toute opération .
L'ordre est subordonné au congrès; il en est justiciable.
Le tiers de la dotation de chaque chevalier est applicable
aux dépenses générales de l'ordre .
L'ordre a en propriété le lieu de ses stations. Il ne peut en
posséder d'autres.
Nulle part ses escadres, ses flottes n'exigent de contributions,
de dons , de salaires ; par tout elles soldent leurs frais.
Elles prennent abri chez toutes les nations faisant partie de
l'union; elles soldent toutes dépenses...
21
322 MERCURE DE FRANCE ,
Le congrès ne possède que le lieu où se tiennent ses séances.
La garde en est confiée aux chevaliers .
Nul corps armé , nulle force navale n'en approche de trente
lieues.
Une nation ayant àfaire des réclamations sur une autre nation
, ou sur l'ordre , les adresse au congrès .
Tout peuple, faisant partie de l'union , àsa volonté rappelle
son député au congrès , ses chevaliers. Il déclare renoncer à
l'association . - Il rentre dans ses droits d'isolement , sans pouvoir
acquérir celui de nuire. Il perd les bienfaits de l'union.
Puisse-t-il pour son propre intérêt , pour celui de tous , se
hater d'y accéder d'y rentrer ! Qu'il multiplie nos forces protectrices!
Puisse chaque peuple , ainsi que chaque individu, reconnaître
que tels droits qu'il réclame , sont les mêmes pour tous; que
les respectant dans les autres , il se les garantit à lui-même , et
quel qu'il soit, que son intérêt réel repose dans l'intérêt de tous .
Idées sur l'Égypte.
M'enhardissant , Monsieur , dans ma lettre précitée , Mercure
de novembre dernier , à avoir l'honneur de vous offrir ce
projet d'union , j'ai été amené à vous parler de l'Égypte , ce
berceau de la civilisation , sur lequel avec tantde complaisance
et de vénération ( car nous devons du respect aux siècles écoulés
) nos yeux se reportent sans cesse. J'ai posé en fait , qu'un
homme seul , ayant pu offrir une suffisante caution de sa moralité
personnelle, possesseur de toutes sommes à lui avancées ,
ouvrirait ou rouvrirait avec tous bénéfices et avantages la communication
de la mer Rouge à la Méditerranée par le Nil.
Depuis ma lettre écrite, j'ai lu le premier volume du Voyage
aux Antilles et à l'Amérique méridionale , de M. J. R. Le
Blond. Il parle en une note, page 439 et suivantes , de ce
canal à percer , et nous annonçant par suite les observations sur
les vents , les courans et les marées , il reconnaît que les eaux
de la mer Rouge doivent être de 31 pieds supérieures à celles
de la Méditerranée , et il juge que ce versement des eaux supérieures
se ferait sans danger.
J'ai lu avec le plus d'intérêt ( et je dirai avec respect pour
les travaux de M. Le Blond ) son premier volume, le seul encore
quiait paru. J'ai la plus grande confiance en ses découvertes ,
on ses vues; mais je déclare qu'aucune considération humaine
NOVEMBRE 1814. 323
ne pourrait me déterminer ( si cette élévation de la mer Rouge
est réelle ) à ouvrir simplement ce canal. L'homme est trop
faible pour assigner les lois de la nature physique. Cherchons a
les entrevoir ; mais quelles que soient les bases de nos raisonnemens
, n'ayons pas la témérité d'encourir une aussi terrible
responsabilité. Timide ( si cette supériorité d'eau est réelle ) ,
jamais je n'ouvrirais à l'eau de la mer Rouge une porte libre
dans la Méditerranée; je profiterais de l'élévation des eaux ,
mais des écluses diagonales , toujours progressivement remplies
et multipliées dans mon canal resserré, en rendraient la communication
et le transit sans danger.
Sans à peu près d'autres données que les élans de mon coeur,
dans mes souhaits de bonheur pour mon pays ( et je ne puis
désirer pour lui que ce qui est de l'intérêt de tous ), je ne voudrais
pas avoir pu offrir une idée qui , faute de développemens
suffisans , pût devenir une calamité.
S'il se peut , que la plus sage prévoyance préside à nos actions!
J'ai l'honneur , Monsieur , de vous offrir tous mes témoignages
de considération. Le comte DE FRANCLIEU.
Senlis ( Oise ) , 7 décembre 1814.
SOCIÉTÉS SAVANTES ET LITTÉRAIRES .
L'ACADÉMIE de Toulon avait proposé , dans sa séance du 7
mars 1811 , pour sujet d'un prix , consistant en une médaille
d'or de la valeur de 300 fr. , la question suivante :
<<Donner l'histoire et la description du scorbut; indiquer ses
variétés , ses combinaisons et ses complications ; préciser et évaluer
ses causes ; établir son prognostic , et déterminer ses traitemens
prophylactique et curatif » . Le terme pour l'envoi des
mémoires avait été fixé au rer. juillet 1813 , et le prix devait
être décerné dans la séance publique du mois de mars 1814. Un
seul mémoire est parvenu à l'Académie. Ce mémoire n'ayant
point rempli les intentions de l'Académie , la même question est
*remise au concours. Le terme pour l'envoi des mémoires est
fixé au 1er , novembre 1815.
L'ACADÉMIE royale des Sciences , des Belles-Lettres et des
Arts deRouen avait proposé en 1813 , pour sujet du prix à
1
324 MERCURE DE FRANCE ,
décerner en 1814 par la Classe des sciences , la question suivante
: Trouver un vert simple ou composé , susceptible de
toutes les nuances de cette couleur, applicable sur fil et sur
coton filé , aussi vifet aussi solide que le rouge des Indes.
L'Académie a donné la même question pour 1815. Le prix
sera une médaille d'or de la valeur de 300 francs. La Classe
des lettres avait proposé pour sujet de prix de cette année ,
la Mort héroïque d'Alain Blanchard. Ce sujet est retiré du
concours , et l'Académie propose pour 1815 , l'Éloge de Bernardin
de Saint-Pierre. Le prix sera une médaille d'or de la
valeur de 300 francs .
POLITIQUE.
PIÈCES OFFICIELLES .
LOUIS , PAN LA GRACE DE DIEU , ROI DE FRANCE ET DE NAVARRE , etc. ,
Atous ceux qui ces présentes verront , salut :
Nous avons proposé, les deux chambres ont adopté , nous avons ordonné
etordonnons ce qui suit :
Art. 1. Les travaux ordinaires sont interrompus les dimanches et jours
de fêtes reconnues par la loi de l'Etat .
*
2. En conséquence , il est défendu lesdits jours ,
1º. Aux marchands d'étaler et de vendre , les ais et volets des boutiques
ouverts ;
2º. Aux colporteurs et étalagistes de colporter et d'exposer en vente leurs
marchandises dans les rues et places publiques ;
3º. Aux artisans etouvriers de travailler extérieurement et d'ouvrir leurs
ateliers;
4°. Aux charretiers et voituriers employés à des services locaux de faire
des chargemens dans les lieux publics de leur domicile.
3. Dans les villes dont la population est au-dessous de 5000 âmes , ainsi
quedans les bourgs et villages , il est défendu aux cabaretiers , marchands
devin, débitans de boissons , traiteurs , limonadiers , maîtres de paume et
de billard , de tenir leurs maisons ouvertes , et d'y donner à boire et à jouer
lesdits jours pendant le temps de l'office.
4. Les contraventions aux dispositions ci-dessus seront constatées par
procès- verbaux des maires et adjoints , ou des commissaires de police .
5. Elles seront jugées par les tribunaux de police simple , et punies d'une
amende qui , pour la première fois , ne pourra pas excéder 5 francs .
6. En cas de récidive , les controvenans pourront être condamnés au
maximum des peines de police .
7. Les défenses précédentes ne sont pas applicables ,
NOVEMBRE 1814 . 325
1. Aux marchands de comestibles de toute nature , sauf cependant l'exécution
de l'art. 3 ;
2°. A tout ce qui tient au service de santé ;
3º. Aux postes , messageries et voitures publiques ;
4°. Aux voitures de commerce par terre et par eau , et aux voyageurs ;
5º. Aux usines , dont le service ne pourrait être interrompu sans dommage;
6°. Aux ventes usitées dans les foires et fêtes dites patronales , et au
débit des mêmes marchandises dans les communes rurales, hors le temps du
servicedivin;
7°. Au chargement des navires marchands et autres bâtimens du commerce
maritime .
8. Sont également exceptés des défenses ci-dessus les meuniers et les ouvriers
employés , 1º à la moisson et autres récoltes ; 2 ° aux travaux urgens
de l'agriculture ; 3º aux constructions et réparations motivées par un périt
imminent, à la charge , dans ces deux derniers cas , d'en demander la permission
à l'autorité municipale .
9. L'autorité administrative pourra étendre les exceptions ci-dessus aux
usages locaux. :
10. Les lois et règlemens de police antérieurs relatifs à l'observation des
dimanches et fêtes , sont et demeurent abrogés .
La présente loi discutée , délibérée et adoptée par la chambre des pairs et
par celle des députés , et sanctionnée par nous cejourd'hui , sera exécutée
comme loi de l'état ; voulons , etc.
Donné à Paris , le dix-huitième jour de novembre de l'an de grâce mił
huit cent quatorze , et de notre règne le vingtième .
Signé LOUIS.
Loi sur l'exportation des laines.
LOUIS , PAR LA GRACE DE DIEU , ROI DE FRANCE ET DE NAVARRE ,
Atous ceux qui ces présentes verront , salut :
Nous avons proposé , les chambres ont adopté , nous avons ordonné et
ordonnons ce qui suit :
Art. 1º . La loi du 26 février 1792 , qui prohibe l'exportation des laines ,
est rapportée en ce qui concerne les laines mérinos et métisses .
2. Il sera perçu à l'exportation des laines mérinos et métisses un droit de
30 fr . par quintal métrique , et de 15 fr. pour la laine en suint .
3. Les dispositions de la loi du 30 avril 1806 qui prohibent la sortie des
béliers et brebis mérinos et métis , sont rapportées en ce qui concerne lès
béliers.
4. Il sera perçu à la sortie des béliers mérinos et métis un droitde 5 fr .
partête.
5. Les laines mérinos pures et métisses , ainsi que les laines communes ,
lavées ou en suint , venant de l'étranger , seront admises à l'entrée dans le
oyaume , sur le simple droit de balance .
L
326 MERCURE DE FRANCE ,
6. Dans l'intervalle d'une session à l'autre , et si les circonstances l'exigent,
le gouvernement pourra suspendre ou modifier les effets de la présente
loi , en présentant à la session suivante les motifs qui auraient déterminé
cette mesure .
La présente loi discutée , délibérée et adoptée par la chambre des pairs et
par celle des députés , et sanctionnée par nous cejourd'hui , sera exécutée
comme loi de l'état ; voulons , en conséquence , qu'elle soit gardée et observéedans
tout notre royaume , terre et pays de notre obéissance .
Si donnons en mandement à nos cours et tribunaux , préfets et corps
administratifs et tous autres , que les présentes ils gardent et maintiennent ,
fassent garder , observer et maintenir , et , pour les rendre plus notoires à
tous nos sujets , ils les fassent publier et enregistrer partout où besoin sera :
car tel est notre plaisir ; et afin que ce soit chose ferme et stable à toujours ,
nous y avons fait mettre notre scel .
Donné à Paris , le vingt-cinquième jour de novembre de l'an de grâce
milhuit cent quatorze , et de notre règne le vingtième.
Par le Roi ,
Signé LOUIS.
Le ministre secretaire d'état de l'intérieur ,
L'abbé DE MONTESQUIOU.
Loi sur la remise des biens non vendus des émigrés .
LOUIS , PAR LA GRACE DE DIEU , ROI DE FRANCE ET DE NAVARRE
Atous ceux qui ces présentes verront , salut :
,
Par notre ordonnance du 21 août , nous avons rendu à l'état civil
une classe recommandable de nos sujets long-temps victimes de l'inscription
sur les listes d'émigrés . En leur rendant cette première justice ,
nous avons annoncé notre intention de présenter aux deux chambres
une loi sur la remise des biens non vendus. Dans les dispositions de
cette loi , nous avons considéré le devoir que nous imposait l'intérêt
de nos peuples , de concilier un acte de justice avec le respect dû à
des droits acquis par des tiers , en vertu de lois existantes ; avec l'engagement
que nous avons solennellement contracté , et que nous réitérons
, de maintenir les ventes des domaines nationaux ; enfin , avec la
situation de nos finances , patrimoine commun de la nombreuse famille
dont nous sommes le père , et sur lequel nous devons veiller avec une
sollicitude toute paternelle .
A ces causes , nous avons proposé , les chambres ont adopté , nous
avons ordonné et ordonnons ce qui suit :
Art. rer . Sont maintenus et sortiront leur plein et entier effet , soit
envers l'Etat , soit envers les tiers , tous jugemens et décisions rendus ,
tous actes passés , tous droits acquis avant la publication de la charte
constitutionnelle , et qui seraient fondés sur des lois ou des actes du
Gouvernement relatifs à l'émigration.
2. Tous les biens immeubles séquestrés on confisqués pour cause d'émigration
, ainsi que ceux advenus à l'Etat par suite de partages de sucNOVEMBRE
1814. 327
cessions ou présuccessions , qui n'ont pas été vendus et font actuellement
partie du domaine de l'Etat , seront rendus en nature à ceux qui en
étaient propriétaires , ou à leurs héritiers on ayans- cause.
Les biens qui auraient été cédés à la caisse d'amortissement , et dont
elle est actuellement en possession , seront rendus , lorsqu'il aura été
ponrvu à leur remplacement.
3. Il n'y aura lieu à aucune remise des fruits perçus ; néanmoins les
sommes provenant de décomptes faits ou à faire , et les termes échus et
non payés , ainsi que les termes à écheoir du prix des ventes de biens
nationaux provenant d'émigrés , seront perçus par la caisse du domaine ,
qui en fera la remise aux anciens propriétaires desdits biens , leurs héri
tiers ou ayans-cause.
4. Seront remis , ainsi qu'il est dit article 2 , les biens qui , ayant
été déjà vendus ou cédés , se trouveraient cependant actuellement réunis
au domaine, soit par l'effet de la déchéance définitivement prononcée
contre les acquéreurs , soit par toute autre voie qu'à titre onéreux .
5. Dans le cas seulement de l'article précédent , les anciens propriétaires
, leurs héritiers ou ayans-cause , seront tenus de verser dans la
caisse du domaine , pour être remis à l'acquéreur déchu , les à-comptes
qu'il aurait payés . La liquidation de ces à-comptes sera faité administrativement
au domaine même , suivant les règles accoutumées .
6. Les biens que l'état a recus en échange des biens d'émigrés , et qui se
trouvent encore en sa possession , seront rendus , sous les réserves et exceptions
énoncéesdans la précédente loi , aux anciens propriétaires de biens
échangés , à leurs héritiers ou ayans-cause .
7. Sont exceptés de la remise les biens affectés à un service public ,
pendant le temps qu'il sera jugé nécessaire de leur laisser cette destination;
mais l'indemnité due à raison de la jouissance de ces biens , sera réglée
dans les budgets de 1816.
8. Sont encore exceptés de la remise les biens dont , par des lois ou des
actes d'administration , il a été définivement disposé en faveur des hospices ,
maisons de charité et autres établissemens de bienfaisance en remplacement
de leurs biens aliénés ou donnés en paiement des sommes dues par
Pétat.
Mais lorsque , par l'effet de mesures législatives , ces établissemens auront
reen un accroissement de dotation égal à la valeur des biens qui n'ont été
que provisoirement affectés , il n'y aura lieu à remise de ces derniers biens
en faveur des anciens propriétaires , leurs héritiers ou ayans -cause .
Dans le cas où les biens donnés , soit en remplacement , soit en paiement,
excéderaient la valeur des biens aliénés , et le montant des sommes dues
à ces établissemens , l'excédent sera remis à qui de droit .
9. Seront remis, aux termes de l'article 2 , les rentes purement foncières ,
les rentes constituées , et les titres de créances dues par des particuliers et
dont la régie serait actuellement en possession .
10. Les actions représentant la valeur des canaux de navigation seront
également rendues ; savoir : celles qui sont affectées aux dépenses de la
Légion d'honneur , à l'époque seulement où , par suite des dispositions de
l'ordonnance du 19 juillet dernier , ces actions cesseront d'être employées
aux mêmes dépenses ; celles qui sont actuellement dans les mains du gouvernement,
aussitôt que la demande en sera faite par ceux qui y auront
droit; et celles dont le gouvernemt aurait disposé, soit que la délivrance
328 MERCURE DE FRANCE ,
en ait été faite , soit qu'elle ne l'ait pas été , lorsqu'elles rentreront dans ses
mains par- l'effet du droit de retour stipulé dans les actes d'aliénation.
11. Pour obtenir la remise ordonnée par la présente loi , les anciens propriétaires
, leurs héritiers ou ayans-cause se pourvoiront par-devant les préfets
des départemens où les biens sont situés.
12. Les préfets , après avoir pris l'avis des directeurs des domaines , des
conservateurs des forêts , et s'être assurés des qualités et des droits des
réclamans , transmettront les pièces justificatives , avec leur avis motivé,
au secrétaire-d'état des finances.
13. Le secrétaire-d'état des finances enverra toutes ces demandes à la
commission chargée de prononcer sur les remises .
14. Il sera sutsis jusqu'au 1er janvier 1816 , à tontes actions de la part
des créanciers des émigrés , sur les biens remis par la présente loi ; lesdits
créanciers pourront néanmoins faire tous les actes conservatoires de leurs
créances .
La présente loi discutée , délibérée et adoptée par la Chambre des pairs
et par celle des députés , et sanctionnée par nous cejourd'hui , sera exécutée
comme loi de l'etat ; voulons , en conséquence , qu'elle soit gardée et observée
dans tout notre royaume , terres et pays de notre obéissance.
Si donnons en mandement à nos cours et tribunaux , préfets , corps
administratifs et tous autres , que les présentes ils gardent et maintiennent,
fassent garder , observer et maintenir ; et , pour les rendre plus notoires à
tous nos sujets , ils les fassent publier et enregistrer partout où besoin sera :
car tel est notre plaisir ; et afin que ce soit chose ferme et stable à toujours ,
nous y avons fait mettre notre scel.
Donné à Paris , le cinquième jour de décembre de l'an de grâce mil
huit cent quatorze , et de notre règne le vingtième.
Signé , LOUIS.
NOVEMBRE 1814. 329
NOTICES BIBLIOGRAPHIQUES ; ANNONCES ; AVIS ,etc
J'ai toujours aimé le premier jour de l'an. Dans l'enfance
je l'attendais avec impatience pour posséder les jorjoux qquui
m'étaient destinés , et dans l'âge mûr je l'ai toujours revu avec
un charme nouveau . Les familles se rassemblent les amis se
voient , les noeuds qui nous unissent se resserrent davantage
le jeune homme égaré rentre dans le sein de sa famille et
Si quelques nuages sont venus obscurcir les jours du bonheur ,
le premier jour de l'an les a bientôt dissipés. On oublie dans de
tendres embrassemens ses torts mutuels , et dans ces doux
épanchemens , l'on se promet bien de n'en plus avoir.
Toute médaille a son reyers ,
Dit un vicil adage
Fort sage.
Assez d'autres l'ont fait remarquer , je ne veux point abandonner
ma thèse , et comme Candide, je dirai toujours : tout
est pour le mieux dans le meilleur des mondes possible. Je
sais que je pourrais parler de l'étymologie du mot étrenne , indiquer
l'époque où ces gages de l'amitié ont été offerts pour la
première fois , indiquer encore les changemens successifs et les
variations de cette coutume. Je pourrais à peu de frais me donner
un petit air de savant , qui , au surplus , ne gâte rien ,
lorsqu'il n'est pas porté à l'excès et qu'il n'approche pas du
pédantisme. Mais je préfère aller droit au but. En conséquence,
je vais entrer en matière , je vais annoncer et faire connaître
quelques jolies productions dignes d'être offertes en
cadeaux d'étrennes , et sans préambule j'aborde la question.
Occupons-nous d'abord des dames , car il faut toujours être
galant.
Des chevaliers français tel est le caractère ,
Et examinons dans cette foule d'objets ceux qui peuvent convenir
davantage au beau sexe.
Depuis long-temps M. Rosa (1 ) , si renommé par ses belles
reliures , est dans l'usage de publier plusieurs almanachs plus
jolis les uns que les autres. Il offre de nouveau le Petit Almanach
des Dames (2) , dont la réputation ne fait que s'accroître.
(1) Rosa , libraire , grande cour du Palais-Royal , an cabinet littéraire.
(2) Cinquième année , imprimé avec des caractères neufs , sur beau papier
vélin, et orné de six gravuses parfaitement terminées , d'après les
tableaux du Musée royal. Elles représentent Adam et Evedans leparadis
DEPT
DELA
S
INIRS
21*
336 MERCURE DE FRANCE ,
Cette cinquième année est encore plus soignée que les précédentes.
Les morceaux qui le composent sont presque tous publiés
pour la première fois , et ont été fournis par nos plus
aimables poëtes . On y remarque des productions de MM..de
Béranger , Campenon , de Coupigny , Delille , Mesdames
d'Houtetot , Dufresnoy , d'Hautpoult , de Roquefort , de Staël ,
MM. Dupont de Nemours , Dusaulchoy, Labouisse , Millevoye,
Mollevaut , Vigée , Vilmain , etc. Le Souvenir des Graces (3)
ne peut manquer de plaire au sexe à qui l'on aime à le dédier ,
mais beaucoup moins cependant que les Lis , étrennes aux
dames , dédié à Madame la duchesse d'Angoulême (4) . Quon
se représente un joli vol . in- 18, imprimé sur beau papier vélin,
par Didot l'aîné , avec douze gravures charmantes. Les lis
renfermés dans ce recueil ont été dessinés d'après nature , gravés
avec soin , imprimés en couleur et retouchés au pinceau
par M. Langlois , dont les talens sont connus pour ce genre
d'ouvrages . Les gravures représentent les variétés suivantes :
1º. un bouquet de diverses espèces de lis pour le titre ; 2°. lis
blanc ; 3° . lis panaché ; 4°. lis bulbifere ; 5°. lis de Philadelphie;
6º. lisdePomponne; 7°. lis des Pyrénées ; 8°. lis martagon;
9º. lis superbe ; 10°. lis de Chalcédoine ; 11 °. lis tigré ;
12º. lis de la Caroline. L'éditeur a vraiment apporté un soin
particulier au choix des morceaux dont il a enrichi son recueil.
MM. Arnault , de Béranger , Bourguignon , Castel , Constant-
Dubos , Armand-Gouffé , Jacquelin , Labouisse , de Lantier ,
Michaud , Parny , Philippon-de-la-Madelaine , Mesdames de
Beaufort-d'Haupoult et de Genlis ont fourni les principales
pièces qui composent cet almanach.
M. Charles Millevoye , si connu par ses succès , vient
d'ouvrir son portefeuille et de faire paraître quelques-unes de
ses jolies compositions ; on connaît l'amabilité du talent de ce
poète; son heureuse facilité et la grâce qu'il met dans tout ce
terrestre , par Adrien Vander Werf ; le roi Candaule , par M. Menjaud ;
Orphée et Eurydice , par M. Ducis ; l'Origine de la Peinture , par le
même; Dites votre mea culpa, par M. Drolling ; la Diseuse de bonne
aventure , par madame Benoist .
Prix , broché , 4 fr.; en couleurs fines avec vignettes , doré sur tranche ,
avec étui , 6 fr.; veau fauve ou racine verte , 6 fr .; maroquin de toutes
couleurs ou sablé en or , 8 fr .; en papier glacé , vignettes en couleurs ,
bordé en or ou papier gauffré , dentelles , 9 fr.; maroquin , étui maroquin ,
10 fr.; en moire, étui moire , 12 fr .; en satin retouché au pinceau , 15 fr.;
envelours, étui moire , 18 fr.
(3) Chez Rosa , prix , broché , 4 fr .
(4) Chez Rosa , prix , broché , 6 fr . Les variations et les prix de reliures
sout les mêmes que pour le Petit Almanach des Dames.
NOVEMBRE 1814. 33г
qu'il fait. Ainsi annoncer des pièces nouvelles de M. Millevoye ,
c'est faire plaisir aux amateurs de bons vers ; on remarquera
d'abord trois livres d'élégies (5).
On trouve dans le premier livre de ces élégies des pièces
déjà connues et souvent citées , telles que la Chute des Feuilles,
l'Anniversaire; à un Bosquet ; le Souvenir , etc. Elles reparaissent
avec d'heureux changemens. Le reste de ce premier
livre est presqu'entièrement composé d'élégies inédites.
Le second livre contient des sujets d'une nature nouvelle ,
arabes , persans , indiens , etc. Ces sujets , la plupart d'invention
, et tous choisis avec art , sont empreints d'une couleur
locale qui en augmente le charme. On lira peut-être avec intérêt
le Mancenillier , le Phenix ; le tombeau du poëte, Persan,
la Colombe , le pauvre Nègre et quelques autres .
Le troisième livre est consacré aux élégies antiques , telles
que celles dont les Grecs ont laissé quelques fragmens , mais
dont les modernes offrent peu de modèles. Ce genre tout à la
fois noble et touchant manquait à notre littérature. Félicitons
M. Millevoye d'avoir tenté cette conquête littéraire sur l'antiquité.
Alfred, poëme en quatre chants (6). Ce sujet est l'un des
plus heureux de l'histoire moderne. Un intérêt tout particulier
s'attache au souvenir de ce roi guerrier , législateur et poëte ,
qui long-temps proscrit , passa dans le camp des Danois sous le
déguisement d'un de ces ménétriers qui suivaient les armées ,
observa leurs positions dont il profita le lendemain, en gagnant
la fameuse bataille d'Edington qui lui fit rendre ses états .
Jamais le charme du roman ne s'était mieux réuni à la gravité
del'histoire.
M. Millevoye a traité ce beau sujet comme il méritait de
l'être. Je reviendrai sur ces deux volumes , dont il doit bientôt
paraître une édition charmante sur beau papier vélin , ornée
de jolies gravures .
On trouve encore chez Klostermann une édition de l'Aminte
du Tasse , très-soignée et également enrichie de belles gravures
. La traduction en vers de cet ouvrage n'existait pas
encore. On la doit au talent distingué de M. Baour-Lormian.
Au nombre des jolies choses à offrir aux dames , l'on doit
(5) Un vol . in- 18 . Prix , 2 fr. 50 c. Paris , chez Klostermann , libraire ,
rue du Jardinet , nº. 13 , et Firmin Didot , rue Jacob , nº. 24.
(6) Un vol . in- 18 , même impression que les élégies . A Paris , chez
Klostermann et Didot. Ces deux volumes forment les tomes IV et V des
pièces de l'auteur .
332 MERCURE DE FRANCE ,
compter le Journaldes Dames (7) rédigé par MM. Berton ,
Plantade , Pradère et de Monsigny; la charmante collection
du Journal des Troubadours dont la septième année va finir .
M. Lélu , élève de Paësiello au conservatoire de Naples , est
depuis long-temps connu par ses jolies productions , tout Paris
les achantées. Chaque cahier de son journal (8) contient deux
nouvelles romances , des chansons françaises des compositeurs
les plus estimés , et un morceau de chant italien avec la traduction.
L'on peut encore offrir au beau sexe l'étude élémentaire de
T'harmonie , ou nouvelle méthode pour apprendre enpeu de
temps à connaître tous les accords et leurs principales résolutions.
Ouvrage agréé par Grétry, par Léopold Aimon (9).
L'auteur de ces cartes harmoniques , avant de publier son
travail, voulut le faire connaître à Grétry. Cet aimable compositeur
félicita l'inventeur sur l'ingénieux procédé qu'il avait
découvert pour composer et décomposer à son gré tous les ressorts
de l'harmonie. Cette nouvelle méthode est claire et surtout
facile à concevoir. Les vingt-huit cartes qui la composent
sont renfermées dans un petit étui de forme élégante.
Sous le titre d'Etrennes aux Dames , M. Frey a publié une
méthode de tambour de basque. On sait combien cet instrument
est en vogue , et combien les bacchantes de Steibelt sont
agréables lorsqu'elles en sont accompagnées. On sait encore
que les personnes qui jouent du tambour de basque ne doivent
leur talent qu'à leur adresse , et avant la publication de la méthode
de M. Frey, il n'existait aucuns principes pour en faciliter
l'étude. Cet ouvrage , enrichi de jolies gravures coloriées
avec soin , renferme en douze leçons courtes et faciles tous les
moyens pour parvenir àbien jouer du tambour de basque.
J'indiquerai encore la nouvelle éditiondes fables; par madame
A. Joliveau ( 10) , divisée en neuf livres . On connaît le charme
du talent de cette dame, dont les productions ont toujours été
bien accueillies , et qui méritent bien de l'être. Cette troisième
édition , revue etbien corrigée surtout , est dédiée à madame
(7) L'année composée de 24 numéros . Prix , 24fr. Chez M. de Monsisigny
, au grand magasinde musique , boulevard Poissonnière.
(8) Le prix de l'abonnementde ce jourual , dont il paraît régulièrement
chaquemois un cahier, est de 24fr. pour Paris, et de26 fr. pour toute
l'étendueduroyaume , franc de port par la poste.
(9) Prix , 9 fr . A Paris , chez Frey , marchandde musique , place des
Victoires.
(10) Unvol. in-18. Prix , a fr. 50 c. A Paris , chez Janet et Cotelle ,
libraire , rue Neuve-des-Petits-Champs , nº. 17.
NOVEMBRE 1814. 333
laduchesse d'Angoulême. Je ne puis ici les annoncer que sommairement,
mais dans quelque temps je leur consacrerai un
article qui , je l'espère , en fera connaître tout le mérite.
Les amateurs de la gaîté ne me pardonneraient pas sans
doute si je passais sous silence les recueils du Caveau moderne
ouRocherde Cancale( 11 ), etlesSoupers de Momus ( 12). Lepremier
est composé des productions des vétérans de la chanson ,
et nommer ces auteurs , c'est faire leur éloge. En effet , qui ne
connaît les joyeux refrains de MM. Désaugiers , Antignac , de
Béranger , de Rougemont , Brazier , de Piis , Philippon-la-
Madelaine , Gentil , Coupart , Jacquelin , Francis , Ourry ,
Théaulon , Capelle , etc. La Société momusienne , qui ne
compte que deux années d'existence , se place déjà près de son
aînée. Elle marche à grands pas vers la perfection , etencore
quelque temps elle prendra place à côté de sa rivale. Les jolies
productions de M. Dusaulchoy , la franche gaîté de M. Casimir-
Ménestrier , l'originalité de M. Etienne Jourdan , la malignité
de M. Félix , la rondeur de M. P. Ledoux , et enfin le
mérite des chansons de MM. Léger , Martinville , Léopold ,
Adolphe , Bazot , qui fait très-bien dans le genre poissard ,
Belle aîné , Lablée , le compositeur Lélu , Saint-Laurent et
autres , assurent les succès de la Société momusienne . Parmi
les invités , on remarque les couplets de MM. Armand-Gouffé ,
deBéranger , Brazier , Coupé de Saint-Donat, de Piis et autres,
qui ajoutent encore à l'intérêt de ce recueil. Si je ne craignais
d'être trop long , j'aurais cité quelques chansons. Mais je veux
laisser aux amateurs le plaisir de les lire dans la collection.
F-t.
( La suite au prochain numéro . )
Prospectus de la traduction complète des OOEuvres de Xénophon
( onze vol. in-4. ) , par J. B. Gail , lecteur royal.
[L'ouvrage se vend, àParis , chez Auguste Delalain , Imprimeur- Libraire ,
ruedesMathurins-Saint-Jacques ; et chez Charles Gail neveu, au College
Royal ,place Cambrai. ]
Les OEuvres complètes de Xénophon ( onze volumes in-4.) , comprenant
, texte grec (1 ) , versions latine et française , observations historiques
(11) Unvol. in- 18 , avec un frontispice gravé. Prix , a fr. 50 c. A Paris ,
chez Alexis Eymery , libraire , rue Mazarine , nº. 30.
(12) Unvol. in- 18 , avec un frontispice gravé. Prix , 2 fr. 50 c. Chez
AlexisEymery.
(1) Avec les beaux caractères de Garamont, qui , trop rarement employés
depuis Louis XIV , ont été remis en activité pour cette édition.
4
334 MERCURE DE FRANCE ,
et critiques , collation et specimen de manuscrits , cartes géographiques ,
tableaux chronologiques , plans de batailles et de sieges , et une belle
collection d'estampes , d'après les dessins de MM. le Barbier , Boichot et
Morean, seront distribuées en sept livraisons , dont la première paraîtra
le 20 décembre 1814 , et les autres successivement de mois en mois. Elles
n'éprouveront aucun retard ; car tout est imprimé et gravé. Si le tirage
des estampes et cartes , qui exige beaucoup de soins , était terminë , on
pourrait , au moment même , se procurer tout l'ouvrage. Il pourra être
demandé , en son entier ( l'atlas excepté ) , par ceux qui consentiront à
réunir les estampes dans l'atlas , exprimé par plusieurs souscripteurs .
Quoique cet ouvrage , décoré d'estampes , s'annonce avec une sorte de
magnificence qui semble devoir en augmenter le prix , on s'apercevra facilement
que les propriétaires (2) ont satisfait, par sa modicité réelle , au
voeu de l'auteur , qui a voulu rendre accessible à toutes les fortunes le
Fénélon de la Grèce,
voeu
Trois des volumes ( in-4°. ) de cette collection ne se vendront chacun
que dix francs , prix ordinaire d'un volume in-8°. imprimé avec du grec ,
ét le plus grand nombre des autres volumes n'excédera pas quinze franes,
Lacollection des estampés a donc été comptée pour rien dans la fixation
des prix.
Première livraison , 1. vol. et 2º. partie du 7. vol . , 9 estampes et
35 specimen. Le 1er. vol. a 630 pages ,et contient , 1º. la République
de Sparte; 2º. la République d'Athènes ; 3°. les Moyens d'améliorer
les finances de l'Attique ; 4° . le Banquet ; 5º, l'Eloge d'Agésilas ;
6°. de la Condition des Rois ; 7°. le Traité d'équitation; 8°l. e Coль-
mandant de la cavalerie: 9 estampes .-La 2. partie du 7. vol . a 486pag.
et contient , 1º. la Notice des manuscrits , avec 35 specimen (3) ; 2°. les
Observations littéraires et critiques sur Xénophon. Prix des deux volumes
in-4°. de la première livraison, 30 fr.
Deuxième livraison , 2º. et 3º, vol. , 10 estampes. Les deux volnmes
ont 1220 pages ; ils contiennent la Cyropédie et les deux premiers livres
de la Retraite des Dix-mille . Prix des deux volumes in-4°. , 20 fr .
Troisième livraison , 4. vol. , 5 estampes . Ce 4º. vol . , de596 pag. ,
contient les 3º., 4., 5., 6. , et 7. livres de la Retraite des Dixmille
. Prix , 10 fr .
Quatrième livraison , 5º. vol. en 2 parties , onze estampes et quantité
de médailles . La re. partie , de 898 pages , renferme l'Histoire
grecque; la 2º. a 482 pages , et contient la Chronologie de la guerre
du Péloponnèse , par Dodwel ( avec quelques corrections dont j'avertirai .)
Prix des deuxvolumes in-4°. , 25 fr. 1
Cinquième livraison , 6. vol. in-4°. , quatre estampes. Ce 6º. volume ,
de 830 pages , comprend , 1 ° . les Dits et Faits mémorables ; 2°º. l'Economique
; 3°. l'Apologie de Socrate ; 4°.le Traité de la Chasse ,
5°. cing Lettres de Xénophon et une de Chio à Matris. Ces lettres;
(2) L'ouvrage ( imprimé en grande partie aux frais du gouvernement )
appartient en toute propriété , d'après un acte passé par-devant notaire , à
un particulier qui a fait imprimer à ses frais une partie de l'ouvrage , et
graver à ses frais l'atlas tout entier et la collection des estampes. J'ai dû
faire cette remarque , étant forcé de déroger , pour Xénophon , à l'usage où
j'étais de faire , à des gens de lettres , hommage de cinquante à soixante
exemplaires de chacun de mes ouvrages .
(3) Ala suite des specimen sont placées deux estampes représentant la
reliure de deux manuscrits , et annoncés au folio verso du tome VII ,
2º. partie.
NOVEMBRE 1814. 335
dont le savant M. de Fortia a traduit une partie , et le Traité des
équivoques , que quelques-uns attribuent à Xénophon , donneront lieu à
des remarques que nous renvoyons à un autre temps . Prix , 25 fr.
Sixième livraison , 7. volume in-4°. ( ire . partie ) . Ce volume , fruit
de tant d'années de veilles , a 784 pages , et contient la collection des
variantes de Xénophon , d'après les nombreux manuscrits de la Bibliotheque
royale. Prix , 25 fr .
Septième livraison , 7. volume , 3º. partie. Atlas de quantité de carteş
géographiques , tableaux chronologiques (1 ) , divers plans de sièges et de
batailles; et , de plus , un volume de 650 et tant de pages d'observations
critiques. Prix des deux volumes in-4. 25 fr.
Prix des sept livraisons , 160 fr. , beau papier ordinaire , et 320 fr . ,
papier vélin satiné. Il en existe 45 exemplaires , estampes avant la lettre
et ean-forte. Ceux qui n'auront pas souscrit d'ici au 1er juin prochain ,
paieront 200 fr. au lieu de 160 fr. , et 400 fr . au lieu de 320 fr.
L'avertissement annonce les Observations militaires et géographiques
de M. Gail , d'après Xénophon et autres auteurs. Quoique très utiles à
la lecture de Xénophon , dont elles expliquent souvent le texte , elles feront
néanmoins un ouvrage à part , lequel aura plusieurs volumes. Le rer.
volume , in-8°. , sera donné gratis aux souscripteurs de Xénophon , lors
de la septième livraison (2) . Chacun des volumes suivans leur coûtera
5fr.: 10 fr. chaque volume pour les non-souscripteurs de Xénophon.
Nota. Thucydide et Xénophon , son continuateur , allant ensemble , on
rappelle que le prix de Thucydide , grec-latin-français , in-4°., papier vélin,
estde 145 fr.; papier ordinaire , 80 fr. Le même , in-8°. , 45 fr.
La collection complète ( in-4°., papier vélin , estampes avant la lettre ),
contenant Xénophon , Thucydide , Theocrite , Musée , Anacreon , Mythologie
de Lucien (3) , 506 fr. - La même collection , papier ordinaire ,
fig. après la lettre , 280 fr..
Note pour MM. les Instituteurs . L'auteur ayant donné à MM. les
Instituteurs des preuves constantes de l'intérêt qu'il prenait à leurs travaux
, n'a pu les oublier dans le moment où il publiait Xénophon. II
a donc demandé aux propriétaires du Xénophon et obtenu d'eux qu'une
forte remise serait faite à MM. les instituteurs . Ceux qui désireront en
jouir , voudront bien s'adresser à lui . La lettre devra être affranchie.
Itinéraire de Buonaparte , depuis son départ de Doulevent, le 23 mars,
jusqu'à son embarquement à Fréjus , le 29 avril ; avec quelques détails
sur ses derniers momens à Fontainebleau , et sur sa nouvelle existence
àPorto-Ferrajo; par l'auteur de la Régence à Blois (1) . Prix , 1 fr . 50 c. ,
et 1 fr. 80 c. par la poste . Chez Lenormant , rue de Seine , nº. 8; et Delaunay
, libraire , Palais-Royal , galerie de bois .
Tableau historique et politique de la France , sous les trois dynasties ,
jusqu'au règnede LouisXIV; parM. Delacroix, auteur des Constitutions
(1) Ces tableaux doivent une grande partie de leur valeur aux recherches
de MM. Barthélemy , Sainte-Croix , et surtout de M. Larcher, au travail
duquel nous avons ajouté.
(2) Les souscripteurs qui voudront l'avoir avec la première livraison ,
paieront 10 fr. de plus ; mais alors ils ne devront que 15 fr. au lieu
de 25 fr . pour les deux volumes in-4°. de la septième livraison .
(3) Ce dernier , sur beau papier , mais non vélin .
(1) In-8º. Cinquième édition . Prix , 1 fr. 25 c.
336 MERCURE DE FRANCE , NOVEMB. 1814.
۱
desprincipaux états de l'Europe , etc. Trois forts volumes in-8°. Prix ,
18 fr . , et 22 fr. franc de port. Chez Arthus-Bertrand , libraire , rueHautefeuille
, nº 23.
Le prix est du double pour le papier vélin .
Etrennes lyriques ( XXXIV année ) , dédiées et presentées à son Altesse
Royale Madame , Duchesse d'Angoulême ; par Charles Malo. Un fort vol...
in-18 , imprimé par Crapelet , sur très - beau papier , orné d'une jolie
gravure et d'un frontispice gravé. Prix broché , papier ordinaire , 2 fr.;
papier vélin , 4 fr.; papier vélin , cartonné à la Bradelle , 5 fr. 50 с.;
relié enmaroquin, 8fr. Chez M. Janet, libraire, rue Saint-Jacques, nº. 5g.
Artdejouir, et autres ouvrages polytechniques , par Thomas-Nicolas
Larcheref, né à Thoiney , le 19 juin 1787, artiste musicien et déclamateur
, premier actenr tragique , professeur de philosophie spéculative et
pratique , fondée sur les nombreuses découvertes qu'il a faites en médecine
et dans les sciences physiques , naturelles et morales . Prix 75 centimes.
A Paris , chez Fontana, marchand d'estampes , quai des Grands-Augustin
, nº. 25.
Contes merveilleux dédiés aux mères et aux filles ; par mesdames
d'Aulnoy , Villeneuve , L'Héritier , mesdemoiselles de la Force, de Lubert,
mesdames Lévêque , Lintot , Fagnan , Le Marchand , avec des notices sur
lavie et les écrits de chaque auteur. Quatre vol. in- 12, ornés de quatre jolies
gravures. Prix , 12 fr. , et 14 fr. 50c. franc de port. Chez H. Nicolle, libr . ,
rue de Seine , nº. 12 ; et chez Belin , rue Neuve-Saint-Roch , nº . 187
La Guirlande de Flore , par M. Charles Malo .
Le prix broché de cet ouvrage , imprimé sur papier vélin superfin ,
orné de seize planches dessinées par le célèbre Tessera , et supérieurement
coloriées , est de 6 fr . broché.
Il en existe des reliures de plus grand prix .
La Guirlande se vend chez Janet père , rue Saint-Jacques , nº. 59.
ERRATA DE LA DERNIÈRE LIVRAISON.
Poésies de C. L. Mollevaut. Dans la fable du Chêne etdesOrmeaux ,
page 139:
Et les zéphyrs les caressaient ,
lisez :
Mêmes zéphyrs les caressaient.
Page 140, ligne5 ,
Etmontrant à l'âme ravie ,
lisez
Etmontrent à l'âme ravie.
Méme page , ligne 8 :
Zisez :
Et la grâce avec la décence ,
Éternisant lagloire et les traits des héros ;
Etla grâce de ladécence.,..
Tantôt ces sublimes travaux
Éternisant la gloire et les traits des héros.
Page 186 , ligne 26 , au lieu de : calculé , lisez : exécuté.
Leprix de la souscription au Mercure de France est de
48 fr. pour l'année ;
25 fr. pour six mois.
13 fr. par trimestre .
MERCURE
DE FRANCE .
N°. DCLXVI . - Décembre 1814 .
POÉSIE .
NOÉMON , ου LA TRAITE DES NEGRES.
J'ÉTAIS sur le sol africain ,
Marchant guidé par un Génie ;
Je lui dis : « Quelle barbarie ,
Quelle injustice du Destin ,
Lui si prodigue envers les nôtres ,
Pardon, je veux dire les miens !
De vouloir qu'ici les humains
Naissent les esclaves des autres !
Il les créa nos serviteurs.... »
Qui vous a dit cela? me repartit monguide.
Mais , répondis -je, nos auteurs ,
Nos savans , nos grands orateurs ;
Même à-présent chez nous la chose se décide.
Il est quelques penseurs dont la voix intrépide
Osa nous contester ces droits ;
Qui prétendirent que sur terre
Tous les mortels devaient d'un même père
Goûter les bienfaits et les lois ,
Et que nul d'eux , comme on fit tant de fois ,
Ne pouvait vendre ou maltraiter son frère.
Mais , mon eher Noémon ,si vous saviez le prix
22
338 MERCURE DE FRANCE,
Qu'en France obtient un tel courage !
Comme on le traite avec mépris !.
Jene saurais vraiment vous dire le langage
Qu'aujourd'hui l'on tient à Paris.
-Et pourtant je voudrais l'entendre ,
Dit Noémou. Sans plus attendre ,
(Ce sylphe était des plus puissans )
Par un petit tour de féerie
Fort prompt à transporter les gens ,
Les orateurs dema patrie
Se trouvent en Afrique et pérorent eéans :
Voyons , leur dit notre Génie ;
Pourquoi les noirs sont-ils les esclaves des blancs?
(Se doutantpeu de lamagie ,
Ils se croyaient en France en pleine académie ,
Devant quelque Excellence accueillant leurs talens ) :
<<<Pour trois raisons , répond l'un des savans
Qui parle pour la compagnie;
Et chacun de ces points , monseigneur , est dicté
Par un motif d'humanité.
Pour féconder nos colonies
Il faut un grand nombre de bras,
Se dévouer à des travaux ingrats ,
Donnant de rudes insomnies ,
Des maux cruels , et souvent le trépas ;
Or , pour flatter nos palais délicats
Par des productions chéries
Qui charment nos premiers et nos seconds repas ,
Sûrement les blancs n'iront pas
Risquer leurs précieuses vies.
Dès lors , adien les sucreries
Et mille autres objets chez nous fort bien reçus.
Si tous ces objets ne sont plus ,
Nos malheureux colons tombent dans l'indigence :
Pour conserver leur opulence ,
Nous maintenir en mainte jouissance ,
L'humanité veut donc que le noir Africain ,
Triste descendant de Vulcain ,
Né pour le fer , né pour la peine ,
Courbé sous une lourde chaîne ,
Endépit de ses vains soupirs ,
Propage nuitetjour nos biens et nos plaisirs.
DÉCEMBRE 1814. 339
« Mon second point rentre dans le troisième .
Nos droits sur ces sortes d'humains ,
Certes ne sont pas incertains ,
Et l'avis opposé serait seul un problème.
Leur esprit est lourd , inactif ,
Nullement exercé , nullement inventif.
Leur ignorance à l'homme fait injure :
Ont-ils une littérature ?
Ainsi que nous maint érudit?
Des livres sur l'agriculture ,
Des journaux , des bureaux d'esprit?
Voit- on chez eux des prytanées ?
Point d'institut , point d'athénées ,
Point de science , point d'ecrit .
Les premiers besoins de la vie
Leuront , j'en conviendrai ,donné quelque industrie ,
Mais ce n'est qu'une ébauche , un essai très-succinct ;
Ils n'ont vraiment que de l'instinct :
Or , si l'instinct appartient à la brute
Et le génie au roi de l'univers ,
Le noir doit quitter sa cahute
Et le blanc lui donner des fers .
Vous me direz : pénétrez sur leurs plages ,
Donnez-leur vos moeurs , vos usages ,
Électrisez leurs esprits engourdis ;
Soyez pour eux une autre providence ,
Qu'ils admirent votre science ,
Et vous jugent des dieux venus du paradis .
Vous le direz , mais vraiment par mégarde ;
Vous croyez peu qu'on se hasarde
De pénétrer en leur pays ,
Mondernier point décide ce chapitre.
Cette captivité qu'on nous reproche tant ,
Pour eux est le bien le plus grand ,
Aleur reconnaissance elle nous donne un titre.
Ignore- t-on que ce peuple cruel
Dans le siècle encore où nous sommes ,
Peut croire que le sang des hommes
Soit agréable à l'Éternel ?
Pour se rendre ses dieux propices ,
Endes jours , de fête appelés ,
Hommes , femmes , sont immolés :
TA
1
1
340
1
MERCURE DE FRANCE ,
Allez donc vous y faire offrir en sacrifices !
Vous me direz , encor je le sens bien ,
Quenos ancêtres vénérables ,
Qui ne furent pas moins coupables ,
Finirent toutefois par être hommes de bien .
Voulant atténuer l'horreur de cet usage
Qui dicte impunément le trépas des humains ,
Vous voudrez m'objecter , je gage ,
Les saintes fureurs , le carnage ,
Qui souvent parmi nous souillèrent d'autres mains .
J'entends à demi mot , mais du peuple d'Oware
Servant le commun intérêt ,
Le sauvant d'un culte barbare ,
Lui portons-nous moins un bienfait!
En arrêtons -nous moins des crimes?
Sans doute les tristes victimes
Qu'attendent les bûchers de l'Inquisition ,
Béniraient une nation ,
Chériraient la main charitable
Qui , daignant les charger d'un câble ,
Les entraîner sur des esquifs ,
Bornerait leur supplice à les rendre captifs .
Rien de plus doux que cette servitude.
Selon nos détracteurs , c'est la mortla plus rude :
N'en croyez rien. Ils vous crieront bien fort
Que tous ces malheureux , à bord ,
Ad'affreux traitemens ne cessent d'être en proie ;
C'est faux , on les fête , on les choie:
Qu'ils y font vraiment peine à voir ,
S'abandonnant au désespoir
Quand un excès de barbarie
Leur ôte leurs parens ainsi que leur patrie ;
Tous ces chagrins sont supposés ,
Tous ces pleurs sont imaginaires ;
Et voyant qu'on les traite en frères ,
Ils sont bientôt dépaysés :
Dans les vaisseaux ils gambadent , ils chantent .
Des tableaux vous les représentent
(Tableaux perfidement tracés )
Accumulés , pêle-mêle entassés
Dans laprison mobile , en une chambre obscure.
Cestableaux-là vous mentent , je vous jure.
DÉCEMBRE 1814. 341
Ils sont couchés très-convenablement .
Je dois le dire , après tout , franchement >
Dans l'étroite circonférence
On n'obtient pas toujours un vaste appartement ;
Nous-mêmes , et j'ai souvenance
D'en avoir fait l'expérience ,
Nos couchers ne sont pas toujours fort élégans ;
Nous cédons à la circonstance ,
Et pourtant nous sommes des blancs !
* Oui , c'est l'humanité que nous prenons pour guide.
Dans la traite des noirs l'humanité réside.
Pesez bien tous mes points ; aisément on y voit ,
Outre un imprescriptible droit ,
L'intérêt du colon ; et pour objet troisième ,
L'intérêt du Nègre lui-même.
Ces points sont forts et sans aucun système .
C'est être humain que prévenir
Du riche Américain la ruine et les larmes ;
C'est être humain que calmer les alarmes
D'un être malheureux toujours près de périr ,
Et lui donner un sort qui n'offre que des charmes ;
D'un être toutefois des moins intéressans ,
D'un être fort stupide en somme ,
Et que l'on ne peut nommer homme ;
Le ciel pour lui nous rendit bienfaisans :
Voilà pourquoi les noirs sont esclaves des blancs.
J'ai dit , le fait est , je crois , sans réplique » .
Très-bien , répondit Noémon ;
J'aime , en honneur , votre logique ,
Et je veux à l'instant la mettre en action .
Aces mots , quelle est ma surprise !
Du teintde nos savans l'éclatante blancheur
De l'ébène a pris la couleur ,
Leur lèvre croît en épaisseur ,
Leur nez s'est aplati , leur court cheveu se frise :
Demi-nus et tout basanés ,
Vrais Africains , ils sont tout moutonnés.
L'épouvante leur est permise ,
Ils se regardaient consternés.
Attendez , leur dit le Génie.
Soudain , nouveau coup de féerie
)
342 MERCURE DE FRANCE ,
(Prodiges ne lui coûtaient rien ) .
A nos yeux l'Océan offre son vaste sein ;
Nous nous voyons en un port de Guinée.
Les navires sont prêts , la traite est ordonnée.
Vingt mille noirs enchaînés sur le port
Attendent leur malheureux sort
Dans les gémissemens , les cruelles étreintes ,
Frappés , meurtris ,plus ils ponssent de plaintes :
Un bras cruel fait taire leurs sanglots .....
Ça, cria Noémon, voici sujets nouveaux ,
Des plus robustes , des plus beaux ;
Venez, qui veut en faire emplète ?
Ypensez-vous ? lui dit notre orateur ;
Nous vendre , û ciel ! .... mais , monseigneur ,
Hélas ! voyez comme on les traite .
C'est nous livrer à des bourreaux.
- N'en croyez rien , sur les vaisseaux,
Repartit Noémon , vous serez dans la joie .
Voyez-vous pas qu'on les fête , on les choie?
En vains soupirs votre âme se déploie .
Après toutet quoi qu'il en soit ,
Je suis blanc , j'exerce mon droit ,
Et songez donc qu'au point où nous en sommes ,
Messieurs , vous n'êtes plus des hommes .
Ils le pressaient accablés de douleurs .
Ma prière unie à leurs pleurs
Parut fléchir notre Génie,
Prêt à leur rendre enfin leur forme et leur patrie :
Je fais , dit-il , une réflexion.....
Non , je ne puis.... l'intérêt du colon ,
L'importance des sucreries....
Audiable les colons et les raffineries !
Crièrent nos savans ; l'orateur ajouta :
<< Oui , de la tranșe où je suis là
Qu'enfin se dilatent mes fibres ,
Et je prouve dans un écrit ,
Pour les colons quel serait le profit
Den'employer que des mains libres !
J'exposerai d'abord..... >> Il allait discourir.
C'est assez , lui dit leGénie ,
Retournez dans votre patrie ,
!
DÉCEMBRE 1814. 343
Et s'il se peut qu'à l'avenir
DesAfricains on veuille la disgrace;
Bien loin de l'exciter , bien loin d'y consentir ,
Supposez-vous un instant à leur place.
GOURIET.
L'ANTIGONE SCANDINAVE ,
Scène lyrique , imitée d'Ossian; par CHARLES MALO : musique
de C. H. PLANTADE .
« Sennmor , souverain d'Ullin et père de Rosmala , a péri
> malheureusement. Caros , célèbre usurpateur , s'est emparé
* du trône et s'est fait déclarer empereur. Persécuté par le
>>tyran , Morar , l'un des deux frères de Sennmor , accom-
>>pagné de la belle Rosmala sa nièce , et des autres enfans
» d'Ullin , s'est réfugié auprès de Fingal , roi de Morven. De-
>>puis vingt ans ils vivent à sa cour. Un jour Morar , appuyé
>>sur les bras de Rosmala , et pour distraire sa douleur , errait
>>solitaire autour des rochers de Morven. Fatigué , il s'arrête :
MORAR.
1
REPOSONS-NOUS ici ! ....
ROSMALA.
Dans quel séjour affreux !
Voyez-vous à nos pieds ces torrens écumeux ,
Et ces roches d'Arven sur nos fronts suspendues ,
Dont les sommets glacés se perdent dans les nues !
Tout m'épouvante....
MORAR.
Hélas ! ce spectacle d'horreur
Ne sied que trop , ma fille , à l'état de mon coeur ;
Cedeuil de la nature
Est aussi là. Tu sais les tourmens que j'endure.
ROSMALA .
Fuyons donc ces déserts .
Déjà l'éclair du Nord sillonne au loin les airs ;
Les vents sifflent ...
MORAR..
Eh quoi ! tu redoutes l'orage !
Des autans déchaînés je dois braver la rage.
344 MERCURE DE FRANCE ,
Crois- tu , ma Rosmala , que le courroux des Dieux
Puisse ajouter aux maux que nous souffrons tous deux ?
Laissons briller l'éclair qui menace nos têtes ,
Nos coeurs sont trop flétris pour craindre les tempêtes .
AIR.
Depuis vingt ans proscrits , errans ,
Déshérités du trône de nos pères ,
Mille souvenirs déchirans
Chaque jour comblent nos misères .
Quel avenir espérer ?
Nous faudra- t- il sur l'aride bruyère ,
Loin de nos aïeux expirer ,
Sans avoir de leur tombe embrassé la poussière?
ROSMALA.
Qu'ai-je entendu , grands Dieux !
Loin de notre patrie
Nous serions condamnés à finir notre vie , 1
Tandis qu'un étranger , un tyran odieux ,
Souillé du sang des rois, ceint de leur diadème ,
Insulte au Nord entier soulevé contre lui ,
Qu'il brave et nos enfans , et Fingal , Odin même !
Ah! si le ciel est juste , il nous doit un appui .
La race de Sennmor , jadis si révérée ,
Languirait plus long-temps fugitive , ignorée ,
Et s'éteindrait sans gloire aux yeux de l'univers !
Ce serait-là le prix de vingt ans de revers !
AIR.
Non , non , plus de souffrances ,
Odin va mettre un terme à nos longues douleurs ;
Fingal a vu couler mes pleurs :
Odin , Fingal ! voilà nos espérances .
Tremble , Caros ! ... Du haut de ta grandeur ,
Ton oeil plonge en riant sous l'effroyable abîme
Où languit ta victime ;
Vois -la briller enfin de toute sa splendeur ;
Qu'Odin souffle , ... ta tête altière ,
Comme unpinde Moruth par la foudre écrasé ,
Tombe.... ton sceptre est brisé ,
Ettu rentres dans la poussière .
Mais pourquoi tardez-vous ! Qui vous peut arrêter !
Odin! ...
DÉCEMBRE 1814. 345
MORAR.
De quel espoir tu flattes ma vieillesse !
Oh ! ma fille , avec quelle ivresse
Je reverrais ces rives de l'Ulster !
ROSMALA.
Ah! leur nom seul me fait verser des larmes ;
Mais quand nous rentrerons pour la première fois
Dans ce palais des rois ,
Jadis affreux séjour et de deuil et d'alarmes !
Quel souvenir nous attend là ?
MORAR.
Que dis -tu , Rosmala !
/ De Sennmor épargne les frères ;
Est-ceen m'offrant des tableaux déchirans
Que tu voudrais consoler mes vieux ans ?
N'avons-nous point assez de nos misères ,
De nos malheurs présens ,
Sans les accroître encor de tous ceux de nos pères?
Hier tu me disais :
AIR.
. << Au seul aspect de sa patrie ,
>> Il n'est point de maux qu'on n'oublie ,
>> De larmes qu'on n'essuie » ;
Et moi je répétais
D'une voix attendrie :
<<<Point de larmes qu'on n'essuie » .
Cependant tu gémis , et c'est devant celui
A qui ton faible bras , vingt ans , servit d'appui ;
Dont tes soins caressans ont charmé l'existence ,
Qui ne vit que par toi , par ta seule présence ,
Que tu nommes ton père enfin ! ...
ROSMALA .
Ah! pardonnez .
MORAR.
Ne m'as -tu pas promis des destins fortunés ?
ROSMALA .
Ce souvenir ranime mon courage .
MORAR .
Le bonheur que je goûte est déjà ton onvrage....
346 MERCURE DE FRANCE ,
ROSMALA.
C'en est fait , de mon front le deuil est effacé.
MORAR.
Pour être heureux , ma fille , oublions le passé.
ROSMALA.
Fuyez donc , noirs chagrins... n'attristez plus mon âme !
MORAR.
Viens , Rosmala , ta voix m'enflamme.
Eh ! mais... n'entends-je pas, dans le lointaindes airs ,
Des cent harpes du Nord les célestes concerts ?
Vois-tu comme leurs sons dissipent les orages !
Déjà nous respirons un air plus doux , plus pur ....
Juste ciel ! quel éclat ! quels flots d'or et d'azur !
Odin ! ... prosternons- nous au pied de ses nuages.
(Rosmala et Morar ensemble ) .
Le ciel exauce enfin nos voeux ;
Il nous rend à notre patric :
Salut , salut , terre chérie ,
Salut , ombres de nos aïeux !
Quel destin éclatant
Ce grand jour nous révèle !
Un peuple nous appelle ,
Un trône nous attend.
(Ensemble ) .
Salut! salut , terre cherie!
Salut ! salut ! ô ma patrie !:
A M. LE COMTE DE VIOMENIL ,
Lieutenant-général des armées du roi , pair de France.
NESTOR des chevaliers Français ,
Vous êtes aussi leur modèle ;
Guerrier vaillant , sujet fidèle ,
Jouissez d'un double succès .
Amant de la fière Bellone ,
Vous respirez encor ses feux ,
Et dans cet amour généreux
Puisez un ardeur qui l'étonne.
DÉCEMBRE 1814. 347
Pareils au printemps , vos hivers
De roses encor s'embellissent ;
Comme les fils du dien des vers ,
Les héros jamais ne vieillissent .
Privilége heurenx des talens !
Ils sont rajeunis par la gloire ,
Et déguisent leurs cheveux blanes
Sous les lauriers de la victoire .
Trompant ainsi le vol du temps ,
Dans les bras de la jeune Aurore ,
Le vieux Titon retrouve encore
Les premiers jours de son printemps .
FOUQUEAU DE PUSSY.
SIRIUS , OU LES MONDES ( 1 ) .
ODE.
( Cette ode, tirée d'un ouvrage inédit sur les constellations anciennes ,
renferme les opinions des anciens philosophes sur la pluralité des
mondes , et sur l'origine et le système de l'univers ) .
SOUVERAIN des soleils (2) , astre aux feux éclatans!
Tu fus divinisé sur ces rives fameuses (3)
Où le Nil à ta voix fertilisait les-champs
Sous les eaux limoneuses (4).
( 1) Voici la lettre que nous a adressée l'auteur de ces vers en nous les
envoyant :
<< Occupé pendant long- temps de recherches astronomiques , j'ai composé
un ouvrage manuscrit sur les différentes sphères anciennes et sur
l'époque de leur formation; à l'exemple de M. Marchangy dans sa Gaule
poétique , j'ai inséré différentes pièces de vers qui peignent le caractère des
peuples et les moeurs des temps. Je vous envoie aujourd'hui l'une de ces
pièces qui , sous la forme d'une ode, contient l'exposé des connaissances
astronomiques des anciens philosophes Grecs ; le sujet , intéressant par luimême
, l'est peut- être encore plus par sa nouveauté; je laisse à votre jugement
à décider si le style le renddigne du public ».
(2) Manilius , lib . 1 , vers. 392.
(3) Hérodote , 4.
(4) Bainbrigge , de anno canicul . c. 4 .
1
348 . MERCURE DE FRANCE ,
Mais ton trône brillant est dans l'immensité.
L'univers s'embellit de tes clartés fécondes ,
Ton orbe toujours fixe en sa mobilité (5)
Luit au centre des mondes (6).
Plein d'un trouble inconnu , j'admire ta splendeur.
Dejà j'entends des cieux les sublimes cantiques ( 7 ) ,
Et l'inspiration a versé dans mon coeur
Ses prestiges magiques .
Un charme impérieux plus haut m'élève encor ;
Dans son vol infini s'égare ma pensée ,
Et je la suis à peine entraîné par l'essor
De sa course pressée .
J'ai franchi cet espace où luit l'astre des jours ,
Etdans les champs déserts de la vaste étendue
Le froid Saturne , même enchaîné dans son cours,
Se dérobe à ma vue.
Làdans sa profondeur s'ouvre l'immensité.
La nature se taît dans sa marche tranquille ,
Et le vieil Uranus semble s'être arrêté
Sur son axe mobile (8) .
Là mon oeil égaré ne se reconnaît plus .
Le soleil jette à peine une flamme expirante (9) ,
La comète s'arrête aux détours inconnus
De sa course sanglante ( 10) .
L'univers agrandi s'étend autour de moi ,
Je sens du grand moteur la présence invisible ( 11 ) ,
Et j'aime à contempler saisi d'un saint effroi
Sa demeure paisible.
<
(5) Diogène Laërte , liv. 8. - Theophrast apud Cicer. Academ . 2 ,
c. 39.
(6) Plutar. de plac. philos. lib. 1 , сар. 3.
(7) Emped. apud Porphyr. de vitâ Pythag. p. 35. - Aristot. de Coelo ,
lib. 2.
(8) Macrobe. Songe de Scipion . liv. 1 , c. 17.
(9) Plut. de plac. philos. lib. 2, c. 20. -Petau, Uranolog. tom. 3, p. 8.г.
(10) Seneque. Quest. nat . liv. 7 , chap. 3. - Hippocrate de Chio cité
par Aristote , Meteor. lib . 1. c. 26.
(11 ) Suidas , de Orph. p. 350.
DÉCEMBRE 1814 . 349
Ici le temps suspend son vol précipité ,
Et privé pour toujours de sa faux inutile ,
Ce vieillard destructeur dans sa triple unité
Se repose immobile (12) .
Ici le mouvement s'arrête dans son cours ( 13 ) ,
La matière conserve une forme immortelle ( 14) ,
Dans ce vaste repos , rien ne règle les jours
De l'année éternelle ( 15) .
Viens retrouver ici , mortel ambitieux ,
Cet atome d'argile où finit ta puissance ( 16) ,
Viens compter les soleils et mesurer les cieux (17)
Ouverts à ta science.
Que dis-je? ta raison a perdu tous ses droits ;
Quand l'espace est sans borne et le temps sans mesure ( 18) ,
Où pourraient les mortels reconnaître les lois
De la sage nature?
Cette fille du ciel ne se trompe jamais ,
Elle aime à se voiler aux yeux de l'ignorance ;
Mais la main de son Dieu lui traça des décrets
Qu'elle suit en silence .
Il a parlé : soudain se montrant à la fois ,
Du sein de l'infini lancés sur leurs orbites ( 19)
Les astres en naissant ont roulé sous ses lois
Dansdes bornes prescrites .
Sirius le premier , jaillissant du chaos ,
De l'antique univers précéda la naissance (20) ;
(12) Platon. Phædon , p. 81. - Platon. Timée , p. 1043.
(13) Aristot. , de Coelo. lib . 3, с . 1
(14) Cicéron. De la nature des Dieux , liv. 1 , chap. 11.
(15) De la Nauze. Mém. de l'académ . des inscript. tom. 23 , p. go.
( 16) Platon. Phædon. tom. 1 , p. 109. Aristot . de Coelo, lib . 2 , c. 14.
(17) Plutarc . de Plac. Philos. lib . 3 , c. 1 .
(18) Censorin, de Die natali. c. 18 .
(19) Jablonski , Pantheon. Egypt. lib. 2 et 3.
(20) Le mot égyptien sothis , par lequel on distinguait l'étoile de Sirius ,
signifiait le commencement de tout .
350 MERCURE DE FRANCE ,
1
Les êtres confondus dans un triste repos
Attendaient sa présence (21 ) .
Sur lui le Créateur fixa l'axe des Temps (22) ;
Sous la voûte brillante où le ciel étincelle
Il devint à jamais de ses grands mouvemens
La mesure éternelle (23) .
Dieu sur les bords du Nil (24) , monarque dans les cieux (25) ,
Fils aîné du Très -Haut (26) , digne ornementdu monde ,
Astre divin, voilà les titres fastueux
Où ta gloire se fonde.
ÉDOUARD RICHER.
LE REGRET.- ELÉGIE .
,
REVIENS encor , précieuse ignorance ,
Mets sur mes yeux le bandeau de l'erreur ;
J'ai tout perdu . La triste expérience
En m'éclairant a détruit mon bonheur.
Ils ne sont plus ces jours de mon enfance ,
Ces jours heureux où j'appris à jouir.
Libre de soins et rempli d'innocence
Je me livrais à l'instinct du plaisir.
Dans les écarts d'une aimable folie ,
Je n'avais point pressenti les douleurs :
En souriant j'avançais dans la vie
Par un chemin orné de mille fleurs.
Aces doux jeux succède la jeunesse .
La volupté me sourit à son tour.
Eile m'offrit la coupe enchanteresse .
(21) Suivant les anciens Chaldéens etPerses, les germes des êtres préexistaient
de toute éternité.
(22) Horus Apollo. lib. 1,c. 5.
;
(23) Bailly , Hist . de l'astron . ancienne , liv. 6, paragr. 8...
(24) Hist. du ciel , tom. 1 , p. 105.
(25) Manilius , lib. 1 , v . 405.
(26) Cette épithète vient de ce qu'Osiris , père d'Anubis et l'emblème da
soleil , était souvent surnommé ainsi . Voyez les Mémoires de l'Académ. des
inscript. tom . 3,9 , 14.
DÉCEMBRE 1814. 351
Je m'enivrai des prestiges d'amour ;
Mon avenir n'embrassait plus qu'un jour ,
Et ce seul jour était pour la tendresse .
Pourquoi faut-il vous perdre sans retour ,
Momens chéris qui faisiez mon ivresse ?
Tendres dédains , innocentes faveurs ,
Doux sentimens que le bel âge inspire ,
Je ne sens plus votre charmant délire ,
L'âge pour moi le dépouille d'erreurs.
Un vide affreux corrompt ma jouissance ;
La vérité désenchante mes jours ;
Plein de regrets , je n'ai plus d'espérance ,
Et les plaisirs m'échappent pour toujours.
Par le même .
ÉPIGRAMMES ( 1) .
Que l'age d'or soit constamment vanté,
L'age defer a parfois son mérite .
Pourquoi jouer le rôle d'Héraclite ?
Je suis content du sort qui m'est resté.
Lorsque le monde était à sa naissance ,
Tendre beauté cédait sans résistance ,
Plaisir n'offrait nulle difficulté.
Mais aujourd'hui qu'Amour a de puissance !
C'était trop peu que simple jouissance ;
Delapudeur naquit la volupté.
:
Portrait.
L'ENVIE un matin l'engendra ;
Il a la face d'un Satyre ;
Et constamment on le voit rire
Dumal qu'il fait ou qu'il fera .
(1) Ces pièces sont extraites d'un volume complet d'épigrammes , dans le
genre ancien.
352 MERCURE DE FRANCE ,
un savant qui avait publié des vers.
BRAVO , bravo , mons de la glose !
Dans ta gloire tu te maintiens ,
N'ayant pu faire quelque chose ,
Tu t'es mis à faire des riens .
A une Prude .
Tu n'as qu'un seul amant ; j'en conviens , Nycaris :
Mais avec ton époux cela fait deux maris .
M. DE LABOUÏSSE .
ÉNIGME .
AVEUGLE dans le jour , je suis borgne la nuit ;
Ma figure est étrange et n'a point de pareille.
Je porte sur le dos un bras fait en óreille ,
Très-utile au mortel qui par moi se conduit.
Mon corps est d'une forme ronde ,
Ma tête est faite en capuchon ,
Je n'ai qu'un oeil , mais il est bon
Quand mon âme en feu le féconde.
Sans pieds on me fait voyager ,
Tantôt à pas comptés , tantôt avec vitesse ,
Et souvent , dans mon tour , je fais déménager
Le larron qui médite un méchant coup d'adresse ,
Ou l'amoureux qui pense à l'heure où sa maîtresse
Sonnera l'heure du berger.
Je suis sourde sans le paraître ,
Et je possède la vertu
De faire observer à mon maître
Ce qu'il veut voir sans être vu.
J'ai de l'esprit puisque j'éclaire
Avec éclat l'humanité ;
Mais il me faut l'obscurité
Pour que mon jour soit salutaire.
DÉCEMBRE 1814. 353
Je parais quelquefois au-dessus des maisons ;
Etdes moulins je fais aussi partie ;
Enfin , lecteurs , je sers l'artillerie
Où je fournis la charge des canons .
:
BONNARD , ancien militaire .
LOGOGRIPHE.
Un verbe audacieux , en me coupant la tête ,
Prend pour te menacer le ton impératif.
Une charmante fleur , en me laissant la tête ,
S'empresse de t'offrir le plus doux substantif.
Par le même.
CHARADE.
FLEXIBLE , souple en mon premier ,
Je rampe , me replie et pique.
Douceet fraîche dans mon dernier ,
Je tempère l'humeur bachique ;
Tout plein de feu , dans mon brillant entier ,
Je vole ou tombe en ligne oblique.
1
Par le même.
1
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE insérés
dans le dernier Numéro .
Lemot de la première Enigme est Mouche à Miel ; celui de la seconde
estBouton. 1
Celui du premier Logogriphe est Momerie; celui du second est Veau .
Celui de la première Charade est Papelard; celui de la seconde est
Pancarte.
23
SCIENCES ET ARTS .
OBSERVATIONS DE SCORBUT AIGU ET DE SCORBUT CHRONIQUE ,
compliqué de fièvre adynamique , par F. M. MERCIER ,
docteur en médecine , à Rochefort , département du
Puy-de-Dôme , associé national de la société de médecine
de Paris, et membre correspondant de celle de
pharmacie de la même ville .
L'AUTEUR rapporte en tout six observations , dont trois
appartiennent au scorbut aigu , et trois au scorbut chronique.
Il commence par prendre note de la constitution
des saisons de l'année , et passe ensuite à ladescription
des phénomènes propres à ces deux espèces de scorbut ,
et à leurs complications accidentelles avec la fièvre adynamique.
Ses observations ont paru avoir assez d'authenticité
pour qu'on ait pu en tirer les corollaires suivans ,
annoncés dans le journal général de médecine , d'où nous
les avons puisés ; il est dit :
1 °. Que le scorbut existe à l'état aigu , et qu'alors il
est accompagné d'une fièvre suigeneris , qu'on peut appeler
fièvre scorbutique ;
2º. Que le scorbut ordinaire ou chronique peut être
accidentellement compliqué d'une fièvre adynamique ,
qui , en changeant son mode actuel et en précipitant sa
marche , lui fait revêtir le caractère aigu , et lui donne
quelques traits de la forme précédente ;
3° دو . Que l'une et l'autre formes ont leurs nuances particulières
qui empêchent de les confondre , et qui font de
chacune un être séparé ;
4°. Que ces espèces distinctes ont cependant des rapports
généraux qui les rangent dans le même genre ;
5°. Qu'elles tirent leur origine à peu près des mêmes
causes; qu'elles se montrent , dans les mêmes saisons , sous
l'influence de l'humidité , et dans les températures
MERCURE DE FRANCE , DÉCEMBRE 1814. 355
chaudes ou variables chez des individus qui se trouvent
dans des circonstances favorables à leur développement;
6°. Que rien dans les faits rapportés , et autres qu'on
n'a pu recueillir , n'a démontré , ni fait soupçonner
un caractère contagieux .
D'après cette distinction du scorbut , à quelle classe appartiendra
- t- il dans un çadre nosologique ? doit- il être
encore regardé comme une affection purement asthénique
et rangé à la suite des hémorrhagies passives ? En atten
dant que des faits de pratique plus nombreux aient constaté
les observations précédentes , on doit croire que les
localités ont ici influé pour beaucoup dans le développement
des symptômes du scorbut aigu , lesquelles out
encore été secondées par la vivacité de l'air des montagnes ,
tandis que l'air épais des vallées concourt surtout au développement
du scorbut chronique. Ainsi le scorbut , sans
-être contagieux , peut avoir été épidémique , et ne former
qu'une exception à la règle ordinaire ; cequi nous porte
àconclure que le meilleur moyen de traiter les maladies
est de les étudier dans leur nature et leur complication ,
plutôt que d'après des divisions établies par l'art. Il est
certain, au reste, que les premiers médecins anglais n'avaient
nullement ignoré ces deux genres de scorbut , car
les anti-scorbutiques distingués en chauds ( les acres et les
amers ) , et en froids (les acides et les tempérans ) étaient
employés de concert , suivant le degré du scorbut. La
complication , avec la fièvre adynamique , n'est que la
conséquence du genre particulier de la maladie. La ſièvre ,
qu'on dit être d'une nature sui generis , mériterait seule de
- fixer nos regards , s'il était bien prouvé que la nature eût
créé différentes espèces de fièvres . Il est à croire , au contraire
, qu'il n'y a qu'une fièvre , mais qu'elle est toujours
:relative aux forces et au tempérament , ou crase des humeurs
et à l'âge ; qu'ainsi , elle est tantôt aiguë et tantôt
chronique inflammatoire , bilicuse ou putride , suivant
qu'elle se complique avec les diverses humeurs dominantes.
L'abnégation entière de celles-ci , dans ces temps
modernes , nous ramène directement aux principes des
solidistes , et c'est un vice que de retomber dans un sys-
- tème qui a des défauts . D. M
LITTÉRATURE ET BEAUX - ARTS.
VOYAGE EN AUTRICHE , ou Essai statistique et géographique
sur cet empire ; par M. MARCEL DE SERRES .- Quatre
vol. in-8°. , accompagnés d'une carte physique , de
plusieurs coupes de nivellement , et de divers tableaux
comparatifs sur l'étendue et la population de l'Autriche.
( TROISIÈME ET DERNIER ARTICLE. )
M. DE SERRES Nous paraît avoir profité , avec beaucoup
de sagacité , d'une idée que M. de Humbold a le premier
mise à exécution , et qui fait concevoir , au premier coup
d'oeil , le rapport qui existe entre l'étendue des diverses
provinces d'un état quelconque. Il est évident , qu'en traçant
un carré qui représente l'étendue totale , je suppose
de la France , et que l'on inscrive , dans ce premier carré,
d'autres carrés proportionnels , et qui représentent l'étendue
d'une des provinces de ce royaume , on aura sur le
champ l'idée du rapport de telle ou telle province , et du
royaume avec laquelle on la compare. Mais si on indique
la surface par des carrés proportionnels entre eux , on
peut encore évaluer la population des différens pays , par
des lignes qui soient en rapport entre elles. Enfin , on
pourra disposer ces lignes , de manière à ce qu'elles indiquent
, dans un ordre progressif, la richesse de la population,
ou le nombre d'habitans qui existe sur une surface
donnée. C'est ce que M. de Humboldt a exécuté pour le
Mexique , et ce que M. Marcel de Serres a fait pour l'Autriche.
Ce dernier a également appliqué ce moyen qui
parle aux yeux pour donner une idée de l'étendue que
l'Autriche a eue aux principales époques de l'histoire. Ce
tableau , extrêmement intéressant , montre à quel point de
splendeur l'Autriche était parvenue sous le règne brillant
de Charles-Quint , et ce qu'elle a perdu successivement
Π
DÉCEMBRE 1814. 357
depuis cette époque. Il prouve que depuis 1519 jusqu'en
1813 , cette monarchie n'avait pas éprouvé de réduction
aussi considérable que celles qu'elle avait dues aux conditions
du traité de Vienne. Aujourd'hui , lorsque les nouvelles
limites de cette puissance seront connues , il sera
facile à l'auteur de comparer cet agrandissement avec
celui qu'elle eut sous un souverain qui sut à la fois vaincre
un héros , et gouverner la plus grande des monarchies
dont , depuis Charlemagne , l'histoire moderne fasse
mention.
Si M. de Serres a rendu sensible aux yeux le rapport
qui existe entre l'etendue et la population de l'Autriche , il
n'apas négligé non plus d'en faire autant pour le niveau des
principales montagnes et des principaux lieux de cet empire.
Il nous a donné deux coupes fort intéressantes qui
représentent la pente générale de l'Autriche dans deux
sens diamétralement opposés. La première de ces coupes ,
ou la moins étendue , a été dressée sur le méridien du
38. degré de longitude , tandis que la seconde a été établie
sur le para llèle du 45º. degré de latitude. Ces deux coupes
indiquent , au moyen d'une échelle placée de chaque côté ,
la hauteur des montagnes et des villes qui y sont placées.
Elles sont une addition fort essentielle à la carte physique
que M. de Serres a jointe à son livre , et qui a été dressée '
par les soins de l'habile et modeste M. Lartigues .
L'auteur du Voyage en Autriche , a également fait toutes
les recherches qui pouvaient éclaircir la position des différens
lieux de l'Autriche. Il a porté la plus grande attention
à bien fixer la limite des différentes provinces , afin
d'en mieux évaluer l'étendue. Il paraît s'être livré , sous ce
rapport , à de grandes recherches , soit en recueillant avec
soin tout ce qui avait été écrit à ce sujet , soit enfin en
consultant les plus habiles astronomes et géographes de
l'Autriche. Il n'a pas négligé non plus de faire par lui-même
des observations , il s'est servi avec avantage des mesures
barométriques pour dresser ses tableaux de nivellement.
Ce qui donne de la confiance à ses observations , c'est
l'attention avec laquelle il discute toutes les opinions ,
n'en adopte jamais une que d'une évidence frappante. Les
savans de l'Autriche lui rendront sûrement justice sous
et
358 MERCURE DE FRANCE ,
4
ce rapport; ils ne verront certainement pas sans plaisir
combien l'auteur se plaît à reconnaître toutes les obligations
qu'il leur a , ou pour donner à son travail l'exactitude
nécessaire. Du reste , pour juger de l'étendue des recherches
auxquelles M. de Serres s'est livré , il suffit de lire
l'introduction qui précède son ouvrage. Elle seule fait assez
connaître le nombre d'ouvrages qu'il a compulsés pour le
rendre complet , et l'enrichir des données que les observateurs
qui l'avaient précédé avaient rassemblées. Ainsi son
ouvrage sera utile , non-seulement pour la France , mais
encore pour l'Autriche , et peut-être même encore plus
pour ce dernier pays .
M. de Serres n'a point borné ses observations à la statistique
et à la géographie de l'Autriche ; il a encore porté
son attention sur les différentes langues qui sont parlées
dans les diverses provinces de cet empire. Celle qui paraît
l'avoir le plus occupé, est la langue esclavonne dont le
russe et le polonais sont des dialectes . Il a démontré que
la nation esclavonne est formée de deux branches principales
qui se sont divisées elles-mêmes en une infinité de
branches secondaires . Ainsi c'est de la branche orientale
que sont dérivés les Samoïèdes , les Russes , les Illyriens
et les Windes , tandis que les Hannaques , les Tschecks ,
les Slowagues , les Lusaciens et les Polonais appartiennent
à la branche occidentale. M. de Serres a prouvé également
que si tous ces Slaves s'entendent à quelques mots près ,
ils ne le peuvent plus une fois qu'ils veulent s'écrire , et
celaà cause de la diversité qui existe entre leurs alphabets .
Il serait cependant bien aisé de réunir toutes ces peuplades
, et de faciliter leurs relations , puisqu'il ne faudrait ,
pour cela , que leur donner un alphabet uniforme. Aussi ,
selon la remarque judicieuse de M. de Serres , si Hérodote
pouvait lire à la Grèce entière son histoire écrite en
- dialecte ionien, il ne manquerait à la langue slave qu'un
alphabet uniforme , adopté par tous les peuples qui la
parlent,pour que l'ode qui chanterait ce bienfait , quoique
écrite en carniolien,fût lue et entendue depuis Cattaro et
le mont Hémus jusqu'à la mer Glaciale , et depuis le
Kamtschatka jusqu'à l'Elbe et la Save.
L'auteur du Voyage en Autriche entre également dans
DÉCEMBRE 1814. 359
des détails fort curieux , au sujet des différens alphabets
esclavons , et il cherche à remonter jusqu'à leur origine .
On doit regretter que, faute de caractères , iln'ait pas pu
faire imprimer le tableau des principaux alphabets slaves .
et qu'il ait été obligé de supprimer le Pater noster qu'on
avait écrit dans les différens dialectes de cette langue , afin
d'en mieux faire juger les anomalies .
3
M. de Serres est entré dans des détails fort curieux
sur la Bohême et la Galicie . Il donne une description trèscomplète
des fameuses mines de sel gemme de Wieliczka
et de Bocknia. Il montre de quelle manière ces mines se
rattachent à celles de la haute Autriche , du Tyrol , et du
pays de Salzbourg qu'il a également visités . Il arrive à cette
conclusion générale , très-importante pour l'histoire physique
du globe ; c'est que toutes les mines de sel gemme
sont adossées aux hautes chaînes primitives , et que toutes
se trouvent dans des montagnes calcaires , soit secondaires ,
soit de transition. Il indique , en passant, les causes qu'il
est le plus probable d'admettre pour concevoir la formation
de ces immenses dépôts de sel gemme. En effet , cette formation
s'étend dans un espace de plus de 200 lieues , et se
voit à des hauteurs très-différentes. Quel est l'observateur
qui , après avoir contemplé le spectacle toujours nouveau
de la vie , n'aime point à arrêter sa pensée sur les causes
qui ont formé ces matières inertes , dont l'arrangement
n'a point été l'effet du hasard, puisqu'on y reconnaît des
lois constantes , soit dans leur position , soit dans leurs
rapports entre elles . Heureux celui qui , guidé par l'observation
et l'expérience , remonte jusqu'à quelques-unes
de ces causes , et soulève un coin du voile qui cache les
premières opérations de la nature ! L'esprit s'agrandit avec
un sujet si haut , la pensée s'élève , et l'homme fait alors
le plus noble usage de cette intelligence immortelle qu'il
doit à un Dieu créateur .
M. de Serres s'est encore étendu sur deux objets trèsimportans
qui entraient naturellement dans son Voyage.
La Hongrie est , sans contredit , la province la plus remarquable
de l'Autriche , soit sous le rapport de la fertilité de
son territoire , soit sous celui des moeurs de ses habitans .
Ce pays offrait donc un double tableau à tracer , et l'auteur
4
T
360 MERCURE DE FRANCE ,
n'a rien épargné de ce qui pouvait lui donner de l'intérêt.
Il montre ce que les constitutions de la Hongrie ont de désavantageux
pour l'harmonie de l'ensemble de l'Autriche ,
et il indique , en même temps , tout ce que les souverains
de cet empire ont à espérer de la fidélité ou du courage
des Hongrois . La richesse des mines de cette province
l'occupe ensuite , ainsi que les singularités que présente
la constitution physique de cette contrée. Le troisième volume
est terminé par cette description de la Hongrie . Dans
le dernier , l'auteur s'est occupé de la Transylvanie , pays
si intéressant sous le rapport de l'histoire naturelle ,et enfin
, des frontières militaires , dont le régime et les constitutions
sont si différentes de tout ce que l'on connaît en
Europe. C'est en effet une chose remarquable dans notre
civilisation actuelle , de voir un peuple entièrement soumis
à un régime militaire , et dont tous les habitans , considérés
comme soldats , doivent faire un service actif, lorsque
les circonstances l'exigent. Ainsi, la même main quiporte le
hoyau ou la houlette, prend pour la défense de la patrie ,
et le sabre du guerrier,et le fusil du soldat. Cette institution
, dont on ne voit rien de semblable ailleurs , a été nécessitée
par le voisinage de la Turquie. Toujours redoutés ,
quoique moins redoutables , les Turcs ont donné de si
justes alarmes à la maison d'Autriche , qu'elle a dû prendre
tous les moyens possibles pour les repousser de son territoire.
Ainsi ,comme leurs excursions avaient souvent lieu
sans que la guerre fût allumée entre les deux puissances ,
P'Autriche n'a cru pouvoir mieux faire pour les arrêter
que de mettre sur ses frontières des soldats continuellement
"sous les armes. Enfin , pour en rendre le nombre plus
grand, et plus intéressé à la défense de la patrie , elle a
converti les habitans de ces frontières en autant de soldats
, et des laboureurs elle a fait des guerriers. Il faut lire,
dans l'ouvrage même de M. de Serres , le système d'administration
qu'elle a adopté pour donner un système uniforme
à toutes ces frontières , et l'on peut dire que les institutions
qu'elle a créées pour y parvenir , sont tout-à-fait
patriarchales . Plusieurs familles forment une association
que gouverne un chef toujours pris parmi les hommes les
plus âgés ,ouparmi ceux que tous lesmembres ont choisi
DÉCEMBRE 1814. 361
d'un accord unanime. Ce chef, véritable patriarche , exerce
un plein pouvoir dans sa famille ; mais il est tenu de rendre
un compte annuel de sa conduite. Il a dans ses mains
tous les détails de l'administration civile et militaire. II
fait seul cultiver les campagnes , et pourvoit aux besoins
des soldats enrôlés ou désignés pour faire partie de la compagnie
dont il est le chef. Ala fin de chaque année , le produit
de toutes les récoltes est partagé sans distinction , et
chaque individu en reçoit une part égale : cependant , on
accorde une double part au chef de la famille , ainsi qu'à
sa femme. Tels sont les principaux règlemens que l'on suit
à l'égard de ces frontières militaires . Du reste , l'histoire
prouve que cette institution a plusieurs fois évité à l'Autrichede
trembler pour ses plus belles provinces , et que ce
pays en a retiré tous les avantages qu'elle pouvait en
espérer.
Tout ce que nous avons déjà dit aura, ce me semble ,
prouvé avec évidence que M. de Serres s'est placé , par ce
nouvel ouvrage , au rang des plus habiles observateurs , et
des écrivains les plus exercés. Les nombreuses citations
que nous avons faites de son livre , auront fait sentir qu'il
sait aussi-bien peindre que décrire; plaignons-le seulement
d'avoir adopté un plan didactique , et de n'avoir pu que
rarement se livrer à sa brillante imagination. Il va , assure-
t-on , publier bientôt un nouvel ouvrage sur un des
pays les plus pittoresques de l'Europe ; puisse-t-il s'y être
livré davantage à ces descriptions dont on est aujourd'hui
si avide , et pour lesquelles il me semble avoir un talent
tout particulier ! Nous reprocherons cependant à l'auteur
du Voyage en Autriche , d'avoir été obligé de faire quelques
répétitions par la suite du plan qu'il a adopté , et par
cela même , de n'avoir pas assez resserré les faits nombreux
dont il avait à nous rendre compte. L'ouvrage demadame
Staël sur l'Allemagne , nous a fait connaître cette contrée
sous ses rapports moraux ; celui de M. Marcel de Serres
nous en donne une idée exacte sous les rapports physiques .
Ces deux ouvrages ont donc un but tout différent , quoique
très-souvent leurs auteurs arrivent au même résultat , et
émettentdes opinions peu différentes . Cette remarque que
j'ai faite souvent en parcourant l'ouvrage de M. de Serres ,
362 MERCURE DE FRANCE ,
adû m'en donner l'idée la plus avantageuse. En effet , le
livre de madame de Staël est un ouvrage tellement supérieur
, qu'll sera toujours très-honorable d'avoir quelques
rapports avec lui. Du reste , l'impression de ces deux ouvrages
avait été également défendue par l'ancien gouvernement,
et si le livre de M. de Serres nn''aavvaaiitt pas été mis au
pilon , l'auteur avait été forcé de livrer toutes les copies
qu'il en possédait. Aujourd'hui nous jouissons de tous les
deux; dans l'un , on reconnaît le talent le plus supérieur
dans l'art d'écrire et de penser ; et dans l'autre , un esprit
d'observation qui n'oublie rien , et qui juge avec un calme
dont les jeunes gens sont rarement doués . Si l'on admire
le talent de madame de Staël , l'on ne peut qu'applaudir
aux efforts de M. Marcel de Serres , et l'on doit dire que
lesAllemands sont heureux d'avoirreeuu de pareils historiens.
Tous les deux ont applaudi à leurs rares qualités ; les belles
âmes ne peuvent jamais s'empêcher de rendre justice à la
vérité et à la vertu .
D. L.
:
:
RÉFLEXIONS POLITIQUES SUR QUELQUES ÉCRITS DU JOUR ET
SUR LES INTÉRÊTS DE TOUS LES FRANÇAIS ; par M. DE
CHATEAUBRIAND . - Seconde édition .
Tout Paris connaît déjà la nouvelle brochure de M.
de Châteaubriand ; elle fournit à toutes les conversations
, elle est le sujet de tous les éloges. Au moment
où nous rendons compte de cette seconde édition , nous
apprenons que la troisième suffit à peine à l'empressement
des lecteurs . Cette avidité de connaître un écrit qui a
mérité d'obtenir le plus auguste suffrage est la condamnation
de ces misérables pamphlets , que des agitateurs
obscurs ont répandus pour égarer l'opinion qu'en est-t-il
résulté? ce que tous les bons esprits avaient sennttii d'avance.
Chacun s'est rallié autour de l'autorité légitime : les
craintes des uns se sont apaisées ; les autres ont senti l'impossibilité
de satisfaire toutes les prétentions , et il n'est
personne qui n'ait désavoué avec horreur l'apologie qu'on
DÉCEMBRE 1814. 363
F
L
pe rougit pas de faire au nom de tous , du plus exé
crable forfait de la révolution. C'est principalement à cet
écrit célèbre par le nom de son auteur , que M. de
Châteaubriand s'est proposé de répondre. Il n'était pas
difficile à tout homme sage de trouver de formidables argumens
contre cette doctrine du régicide qu'on osait justifier
hautement et présenter au Roi , avec cette confiance que
donne la certitude du bon droit. M. de Châteaubriand ,
dans son premier chapitre , pulvérise ces misérables sophismes
. Nous ne transcrirons pas ce passage , aussi
simple , aussi positif , qu'il est éloquent et profondément
raisonné: tous les journaux l'ont rapporté , et nous ré
servons la place que nous pouvons occuper dans ce journal
pour donner d'autres fragmens non moins intéressans
du même ouvrage. Cette manière d'en faire l'éloge
est la seule qui puisse convenir.
M. de Châteaubriand , après avoir accablé de toute la
vigueur de la raisonles apologistes de la mort de Louis XVI,
diminuelenombre des meurtriers, de tous ceux qui pronon
cèrent levote fatal , mais avec des conditions , et de ceux qui
depuis cette grande faute ,appelés aux premières places de
l'état , ont tàché d'expier leurs erreurs en şauvant des victimes,
en résistant aux ordres sanglans de la tyrannie , et qui
depuis montrent par leur soumission un entier dévouer
ment à la monarchie des Bourbons , et une profonde reconnaissance
pour la clémence du Roi. « Voilà donc le
>> faible bataillon de tous ceux qui se croyaient si forts
>> diminué de tout ce qui ne peut pas entrer dans leurs
>> rangs. Ils se trompent encore davantage lorsqu'ils s'é-
>> crient qu'ils sont la sauvegarde de quiconque a par
>> ticipé à nos troubles. Il serait , au contraire , bien plus
>> vrai de dire , que si quelque chose eût pu alarmer les
>> esprits , c'est le pardon accordé aux juges du Roi.
» Ce pardon a quelque chose de surhumain , et les
>> hommes seraient presque tentés de n'y pas croire :
» l'excès de la vertu fait soupçonner la vertu. On serait
>> disposé à dire : le Roi ne peut pas traiter ainsi, les
<>> meurtriers de son frère , et, puisqu'il pardonne à tous ,
>> c'est que dans le fond de la pensée , il ne pardonne à
>> personne, Ainsi le respect pour la vie , la liberté , la for
364 MERCURE DE FRANCE ,
tune , les honneurs de ceux qui ont voté la mort du Roi ,
>> au lieu de tranquilliser la foule , ne font que servir à l'in-
>>quiéter.
>> Mais le Roi ne veut proscrire personne. Il est fort ,
très - fort ; aucune puissance humaine ne pourrait au-
>>jourd'hui ébranler son trône. S'il voulait frapper , il
» n'aurait besoin d'attendre ni d'autres temps , ni d'au-
>> tres circonstances ; il n'a aucune raison de dissimuler.
>> Il ne punit pas , parce que , comme son frère , de
>>douloureuse et sainte mémoire , la miséricorde est
>> son partage , et que , comme Louis XVI encore , il ne
>> voudrait pas , pour sauver sa vie , verser une seule
>> goutte du sang français ; ila , de plus , donné sa parole.
´ >> Aucun Français , à son exemple, ne désire ni vengeance
> ni réactions ...... Ceux qui ont condamné Louis XVI
>> veulent-ils prouver au monde qu'ils sont dignes de la
>> clémence , dont ils sont l'objet ? Qu'ils n'essaient plus
>> d'agiter les esprits , de semer de vaines craintes. Tout
>>>bon Français doit aujourd'hui renfermer dans son coeur
>> ses propres mécontentemens , en eût-il de raisonnables.
>> Quiconque publie un ouvrage dans le but d'aigrir les
>> esprits , de fomenter les divisions , est coupable . La
>> France a besoin de repos : il faut verser de l'huile dans
>>nos plaies , et nonles ranimer et les élargir. On n'est
>> point injuste envers les hommes dont nous parlons ; plu-
>> sieurs ont des talens , des qualités morales , un caractère
ferme , une grande capacité dans les affaires , et l'expérience
des hommes : enfin , si quelque chose les blesse
>> dans la restauration de la monarchie , qu'ils songent à ce
qu'ils ont fait , et qu'ils soient assez sincères pour avouer
que les misères dont ils se choquent sont bien peu de
chose , au prix des erreurs où ils sont eux -mêmes
>> tombés » .
A cette discussion si forte , si concluante , succède l'examen
des plaintes que la faveur dont jouissent les émigrés ,
aexcitées de la part de quelques individus qui cherchent à
déverser leur crime personnel sur cette classe malheureuse
par la persécution, et encore persécutée au moment du
repos général . Il ne s'agit pas ici de jugerl'émigration : nous
-sommes trop près encore des événemens qui ont amené
DECEMBRE 1814. 365
cette circonstance si singulière de notre révolution , pour
ne pas errer sur la déduction des causes et l'application
des résultats. Laissons à l'histoire le soin de prononcer et
d'éclairer nos neveux. Mais quand il serait démontré que
l'émigration fût une faute en politique , nous est-il permis
de la condamner ? Des hommes qui se connaissent en révolution
osent-ils de sang-froid accuser les émigrés de la
mort du roi? « Ne savent-ils pas , par leur propre expé-
» rience , qu'il y a des cas où l'on est obligé de fuir , de
» s'échapper la nuit par-dessus les murs , et d'aller confier
» sa vie à une terre étrangère ? Peuvent-ils nier les persé-
>> cutions ? Les listes n'existent-elles pas ? ne sont-elles pas
signées ? Une seule de ces listes ne se monte-t-elle pas à
>> quinze ou dix-huit mille personnes , hommes , femmes ,
>> enfans et vieillards ? ..... Ah ! qu'il vaudrait mieux éviter
>> ces récriminations , effacer ces souvenirs , détruire jus-
» qu'à ces noms d'émigrés , de royalistes , de fanatiques ,
>>de révolutionnaires , de républicains , de philosophes ,
» qui doivent aujourd'hui se perdre dans le sein de la
> grande famille ! Les émigrés ont eu peut-être leurs torts ,
>> leurs faiblesses , leurs erreurs ; mais dire à des infortunés
>> qui ont tout sacrifié pour le roi , que ce sont eux qui
>>ont tué le roi, cela est trop insensé et trop cruel! Eh! qui
>> est-ce qui leur dit cela? grand Dieu >> !
Les malveillans ne se bornent pas à des imputations absurdes
; il ne leur suffit pas de semer les craintes et la défiance
contre une classe d'individus , dont ils exagèrent le
nombre , et qui , pour la plupart déjà courbés par l'âge ,
viennent revoir encore une fois la terre natale , et marquer
la place de leurs tombeaux. Une plus dangereuse pensée
les occupe ; pour troubler les esprits , ils supposent que la
confiance est ébranlée , que les partis renaissent ,et , pour
mieux masquer leur coupable désir , ils affectent une douleur
hypocrite ; ils parlent avec complaisance de leur joie
sans mélange , au moment de la restauration , et gémissent
de voir s'élever des nuages sur cet horizon si pur. Écoutons
M. de Châteaubriand , et voyons par nous-mêmes s'il
est possible de le réfuter avec quelque apparence de solidité.
« La main sur le coeur , de quoi se plaindrait-on ? De
>> qui et de quoi a-t-on peur ? Jamais calme fut-il plus pro
366 MERCURE DE FRANCE ,
>>fond après la tempête ? Les libelles que nous combattons
>> ne sont-ils pas même la preuve de la plus entière liberté,
>> comme dela force du gouvernement? Tout marche sans
>> effort , sans oppression : les étrangers sont confondus ,
>> et presquejaloux de notre paix et de notre prospérité :
>> on n'entend parler ni de police , ni de dénonciation , ni
>> d'un acte arbitraire du pouvoir , ni d'exécution , ni de
>> réaction publique , ni de vengeance particulière : on va ,
» on vient, on fait ce qu'on veut; n'est-on pas content?
>> Les chemins sont ouverts ; qu'on demande des passe-
>> ports , qu'on emporte sa fortune , chacun est le maître :
» à peine rencontre-t-on un gendarme. Dans un pays où
>> plus de quatre cent mille soldats ont été licenciés , il n'y
»
a , pour ainsi dire, pas une porte fermée , etpasunvoleur
>>de grand chemin. Les créatures , les parens de Buona-
>> parte sont partout ; ils jouissent de la protection des lois :
>> s'ils ont des pensions sur l'état , le roi les paie scrupuleusement
; s'ils veulent sortirdu royaummee , y rentrer ,
>> porter des lettres , en rapporter , envoyer des courriers ,
>> faire des propositions , semer des bruits et même de
>> l'argent , s'assembler en secret, en public , menacer, ré-
>>pandre des libelles , en un mot conspirer ; ils le peuvent :
>> cela ne fait de mal à personne. Ce gouvernement de huit
» mois est si solide , que fit-il aujourd'hui fautes sur
>> fautes , il tiendrait encore en dépit de ses erreurs » .
Cette juste confiance , que l'auteur et toute la France
avec lui témoignent dans la force du gouvernement, repose
sur deux bases , qui ont suffi pour répondre à tous les
voeux , et fixer les incertitudes du premier moment : la
charte constitutionnelle et la sagesse du roi. « Immobile
>> sur son trône , le roi a calmé les flots autour de lui ; il n'a
» cédé à aucune influence , à aucune impulsion , à aucun
>> parti : sa patience confond , sa bonté subjugue et en-
* chaîne , sa paix se communique à tous ; il a connu les
> propos que l'on a pu tenir , les petites humeurs que l'on
>> a témoignées , les folles démarches que l'on a pu faire :
>> tout cela s'est évanoui devant son inaltérable sérénité.
>> Lorsqu'autrefois , en Allemagne , il fut frappé d'une
>> balle à la tête , il se contenta de dire : Une ligne plus
>> haut et le roi de France s'appelait Charles X : lorsDÉCEMBRE
1814. 367
>>qu'il reçut l'ordre de quitter Mittau, au milieu de l'hi-
>>ver , il ne fit pas entendre une plainte. Cette magnanimité
>> sans ostentation qui lui est particulière , ce sang-froid ,
>> que rien ne peut troubler , le suivent aujourd'hui au
>> milieu de sa prospérité. On lui adresse une apologie de
>> la mort de son frère ; il la lit, fait quelques observations ,
>> et la renvoie à son auteur : et pourtant il est roi! et pour-
>> tant il pleure tous les jours en secret la mort de ce
>> frère !>>>
Nous connaissions depuis bien long- temps ce mot sublime
que dit le roi , au moment de l'attentat qu'un assassin
ignoré commit sur sa personne. Les bons Français
frémirent du crime en admirant l'héroïque sang-froid du
prince. Chose remarquable , le premier qui rapporte cette
parole , si simple et si noble, est un de ces hommes ,
transfuges de l'honneur , qui , après avoir usurpé la confiance
du souverain , venaient trafiquer de leurs sermens ,
et vendre à prix d'or les secrets du malheur et leurs propres
remords : c'est un de ceux-là qui peignait , sans le vouloir,
la magnanimité du prince qu'il trahissait ; tant la véritable
grandeur imprime un respect que rien ne détruit entièrement
; tant l'approche de la vertu exerce d'ascendant
sur le crime , et le contraint à lui rendre un hommage
même involontaire !
M. de Châteaubriand embrasse avec le même soin
toutes les objections que les auteurs de pamphlets ont
fait circuler dans le public; il les combat et les détruit
toutes , avec l'arme si puissante dela conviction. Il montre
sans doute un talent toujours égal ; mais il l'avouera luimême
, sa tâche était difficile à remplir. Appuyé sur des
faits positifs, sur des principes dont la solidité ne peut être
mise en question , il lui suffit de montrer ce qui est , pour
dissiper les fantômes de ce qui ne peut être ; c'est ainsi
qu'ilpasse successivement en revue et les titres que prend.
le roi dans les actes de son administration , et les plaintes
qu'on élève en faveur du très-petit nombre d'individus qui
n'ontpu trouver place dans la nouvelle forme du gouvernement;
il répond à tous , et démontre la faiblesse ou
plutôt la nullité de pareils griefs. Et l'armée dont on a
cherché à égarer les sentimens , dont on a voulu exal-
1
368 MERCURE DE FRANCE ,
ter la noble fierté , en lui peignant la France vaincue et
humiliée par les alliés ; l'armée a frémi à ce mot , et ne l'a
pas cru; elle se souvient qu'elle a donné la loi dans les
capitales étrangères ; les monumens de ses triomphes sont là :
au milieu des déchiremens intérieurs , elle nous couvrait
de l'éclat de ses victoires. Elle était l'asile des persécutés ; et
dans ses rangs , des Français , dont la tête était mise à prix,
versaient leur sang pour cette patrie , en proie à des tyrans
qui avaient juré leur mort. « Honneur donc à cette armée
>> si brave , si sensible , si touchée de la gloire , qui tou-
>> jours fidèle à ses drapeaux , oubliant les folies d'un bar-
>> bare , retrouva assez de force , après la retraite de Mos-
>> cou , pour gagner la bataille de Lutzen ; qui poussée et
>> non accablée par le poids de l'Europe , se retira en
>> rugissant dans le coeur de la France , défendit pied à
>> pied le sol de la patrie , se préparait encore à de nou-
>> veaux combats , lorsque , placée entre un chef qui ne
>> voulait point mourir , et un roi qui venait fermer ses
>> blessures , elle s'élança toute sanglante dans les bras du
>> fils de Henri IV » !
a
Il est impossible d'analyser toutes les parties dont se
compose l'ouvrage de M. de Châteaubriand. Chacun de
ses chapitres est la réfutation victorieuse , ou d'une opinion
coupable ou d'une erreur. S'il pulvérise les raisonnemens
odieux de quelques hommes qui ne peuvent renoncer
leurs dangereuses chimères , il ne se montre pas plus favorable
envers ceux qui, voulant nier le changement des
idées et des choses , sont restés stationnaires pendant que
tout marchait autour d'eux. Ceux-là ne veulent voir que
ce qui est détruit , sans s'embarrasser de ce qui existe .
Étrangers à toute espèce d'observation de moeurs , des
temps et de la direction des esprits , ils s'imaginent faussement
que les peuples rétrogradent. En admettant même
que des moyens puisés dans un système qui serait réprouvé
de l'Europe entière , puissent être employés avec succès
pour faire revenir l'esprit public au niveau du seizième
siècle , il n'en est pas moins vrai qu'il leur serait impossible
de rétablir ce qui est détruit exactement sur le même plan .
Les institutions sont filles des siècles et des moeurs ; comme
eux , elles s'altèrent , changent et s'anéantissent pour reDÉCEMBRE
1814.
36g
naître sous d'autres formes. C'est donc une prétention ab
surde de vouloir arrêter la marche du temps ; et lorsqu'un
peuple a creusé par des commotions politiques, l'intervalle
d'un siècle entre l'époque qui précéda la révolution
et le rétablissement de l'ordre , il faut le prendre tel qu'il
est : agir autrement serait renouveler ces sanglantes régé
nérations qui signalèrent le renversement de toutes les an
ciennes institutions. Accordons des regrets à ce qui n'est
plus , soit ; mais « la vieille monarchie ne vit plus pour
>> nous que dans l'histoire , comme l'oriflamme que l'on
>> voyait encore toute poudreuse dans le trésor de Saint-
>> Denis , sous Henri IV : le brave Crillon pouvait toucher
>> avec attendrissement et respect cé témoin de notre an
>> cienne valeur : mais il servait sous la cornette blanche ,
>> triomphante aux plaines d'Ivry, et il ne demandalt point
>> qu'on allât prendre au milieu des tombeaux, l'étendard
>> des champs de Bouvines ».
Nous terminerons là cet extrait ; un tel ouvrage offre des
leçons à tous ; il ne s'agit plus que d'en profiter. Eh ! qui
s'y refuserait , grand Dieu !quand on voit le sage monarque
que le ciel nous a rendu , consacrer , par son suffrage ,
cette consolante doctrine ! C'est le voeu du monde ; c'est
celui de la France , c'est celui du roi ; que veut-on de
plus! qui peut se croire plus Français que le roi ? Et pour
nous servir ici d'une belle expression de M. de Chateaubriand
, « le roi est la gloire et le salut de la France » .
G. M.
TABLEAU HISTORIQUE DE LA FRANCE , sous ses trois dynas
ties , jusqu'au règne de Louis XIV; par M. DELACROIX ,
auteur des Constitutions des principaux États de
• l'Europe , etc.- Trois forts vol. in-8°.
. Manibus date lilia plenis. VIRG.
;
JAMAIS dynastie , ornée de plus belles qualités , douée
de plus aimables vertus , ne régna, durant une aussi longue
suite de siècles que la dynastie des Capétiens , et ne gotiverna
les peuples avec cette grâce, cette force de per-
1
24
370 MERGURE DE FRANCE ,
suasion , cette persévérance de tendresse , de bonté paternelle
, qui forment vraiment le caractère distinctif des
monarques français . On peut dire que le sceptre entre
leurs mains , fut le symbole de la modération , de l'équité
et de la paix.
La dynastie Capétienne commence presqu'en même
temps que celle des Fatimites en Egypte, lorsque les Abassides
jetaient encore tout l'éclat de la prospérité sur l'Orient,
lorsque la puissance saxonne était à son déclin en Angleterre
, et lorsque l'hérédité des couronnes n'était encore
reconnue ni en Allemagne , ni en Italie. Combien d'autres
dynasties se sont succédées avec une rapidité effrayante ,
non-seulement chez les Anglais , mais dans tout le reste
de l'Occident chrétien ! La famille seule des Capétiens ,
défendue par le respect , par l'amour , la reconnaissance ,
environnée d'une vénérable antiquité , reste debout sur
les ruines éparses de la grandeur humaine , au milieu du
fen des révolutions qui , depuis 987 de l'ère chrétienne,
époque de l'avènement des Capétiens au trône , jusqu'au
siècle actuel , changèrent le mouvement du monde politique
, renouvelèrent plusieurs fois l'esprit ainsi que les
moeurs des nations, et renversèrent du faite de lapuissance
dans la tombe, un si grand nombre de dynasties non moins
illustres par leur gloire , par leurs exploits , que fameuses
par leurs crimes , leurs revers et leurs déplorables
infortunes .
Mais , depuis Hugues - Capet jusqu'à Louis le Désiré
inclusivement , quelle succession , rarement interrompue ,
de rois magnanimes , amis du bien, de la justice , de la
clémence , et jaloux d'opérer le bonheur de leurs sujets !
Oui , ce spectacle , si consolant pour l'humanité , est unique
dans les annales du monde , et mérite d'être l'objet des
plus douces méditations de l'historien. Que l'on considère
attentivement toutes les autres dynasties ; un bon prince,
surtout avant Jésus-Christ , est une espèce de phénomène .
Sur sept rois qui régnèrent à Rome, deux seuls ont obtenu
l'estime de la postérité , et le règne des cinq autres ne
fut signalé que par des violences . Dans la France seule ,
on a pudire raisonnablement , sans préjudicier aux droits
de la nature, si veut le roi, si veut la loi , parce que la
DÉCEMBRE 1814. 371
loi , presque toujours en harmonie parfaite avec la volontédu
roi , s'identifiait, en quelque sorte , à sa personne ;
parce que le trône servit presque constamment d'appui au
faible opprimé , parce que l'idée de toute législation française
se rattache au trône lui-même , et que tous les bienfaits
en découlent.
Pour nous convaincre de cette dernière vérité , examinons
un moment la face de l'Occident après l'invasion
des barbares , l'introduction de leurs coutumes sauvages ,
de leurs lois féodales , et la submersion presque totale
des arts , des sciences , des bonnes lettres et des monumens
de l'ancienne civilisation. La justice se trouvait à
la pointe de l'épée , l'innocence réduite à combattre en
champ clos , et livrée aux bizarres chances d'une superstition
grossière et crédule. Les épreuves par le fer , par
l'eau , par l'huile bouillante , pár les sorts , composaient ,
à peu de chose près , le code des peuples européens.
Millot , un abbé ! fait ,de sa pleine autorité , passer cette
ignorance , cette superstition jusque dans la jurisprudence
ecclésiastique. L'assertion est fausse , évidemment fausse.
Je le déclare en conscience ,
Monsieur fait le procès au Dieu qui le nourrit.
<<<Les ecclésiastiques , écrit le Calot de l'histoire de
France , jugeaient à leur tribunal suprême les affaires sur
des maximes inconnues à l'antiquité » . M. l'abbé , suivant
sa louable coutume , n'épargne ni les brocards , ni les
lazzis contre le christianisme , et forge mille et mille fables
ridicules . Laissons un historien anglais , Robertson , réfuter
l'académicien français , plutôt né pour écrire les
contes bleus que pour écrire l'histoire. « Le plan de cette
>> jurisprudence était plus parfait que celui de la juris-
>> prudence civile. Le peu de lumières qui servaient à
>> guider les hommes dans cés siècles de ténèbres , étaient
>> en dépôt chez les ecclésiastiques : ils possédaient seuls
➤ les restes de la jurisprudence ancienne..... Ils formèrent
>> un corps. de lois conformes aux grands principes d'équité.....
Suivant le droit canonique , toutes les contes
>> tations étaient soumises à la décision des lois fixes . Plu-
>> sicurs des règlemens , qu'on regarde aujourd'hui comme
372 MERCURE DE FRANCE ,
>> les barrières de la sûreté personnelle , ont été empruntés
>> des règles et de la pratique des tribunaux ecclésiasti-
» ques » . (Introduction à l'Histoire de l'empereur Charles-
Quint , tom. Ier . , p. 9tet 92. ) Voilà comment on juge ,
avec connaissance de cause , les institutions des siècles les
plus ténébreux ; voilà comment on porte le flambeau de
la critique au milieu du chaos des lois . Il ne faut pas ,
à l'exemple de ce singulier abbé Millot , faire le saltimbanque
, se jouer des sujets les plus nobles , épaissir le
nuage des ténèbres , pouramuser les oisifs , ou bien pour les
effrayer ; et pourtant l'ouvrage de ce singulier abbé est
devenu classique ! tant la religion , la morale , le patriotisme
président au choix des livres destinés à l'instruction
de la jeunesse !
Ce n'est pas Millot qui s'écrie jamais ..... Manibus date
liliaplenis, car la philosophie , ou plutôt le philosophisme
qu'il introduit dans l'histoire, égare są pensée , trouble
sonjugement , et très-souvent lui fait lancer les traits de la
malignité contre des rois qui trouveraient grâce aux yeux
d'un homme moins aveuglé par cette prétendue philosophie
qui a tout gàté en France , et l'histoire spécialement.
Il faut l'avouerr , et revenir à notre sujet , la barbarie
avait étendu son crêpe funèbre et sanglant sur toute la
surface de l'Europe , excepté dans les monastères , dans
les chapitres : le nommemelide Clergie, donné à toute
espèce dè science , est une preuve démonstrative de cette
exception. L'étendart du christianisme servait de point de
ralliement à l'humanité éplorée , et les malheureux s'empressaient
de s'y ranger, afin de trouver sûreté et pro+
tection contre la foule des petits tyrans qui les tourmentaient
sans cesse ; c'est sous cet étendart sacré que la trève,
la paix de Dieu furentijurées solennellement , et permirent
aux serfs de respirer durant quelques jours de la
semaine. Tout est relatif dans le bien comme dans le
mal : si l'on désire connaître le prix de cette trève , de
cette paix de Dieu, que l'on jette un coup d'oeil sur
l'ouvrage intitulé : Bienfaits du Christianisme . Le traducteur
, le modeste et savant M. Boulard , un des.hommes
qui consacrent le plus utilement leur plume à la religion ,
àla morald, aux sciences , détruit les préjugés que l'ignoDÉCEMBRE
1814. 373
rance avait élevés contre ces deux espèces d'armistice.
Quand on veut apprécier les coutumes , les lois , il faut
se rendre par la pensée contemporains des peuples et des
événemens . C'est l'unique règle de nos jugemens , c'est
la seule manière de pouvoir exercer convenablement notre
critique , de la raisonner , et de parler ensuite sans partialité
de tant de générations qui se sont tristement évanouies
dans les ténèbres de la barbarie féodale.
Dans le code des lois conformes aux principes de l'équité,
et conservé par les ecclésiastiques , nos rois puisèrent
toutes celles qui remplacèrent insensiblement les coutumes
ou plutôt les fantaisies cruelles que l'ignorance des peuples
septentrionaux avait établies , les armes à la main; aussitôt
que les descendans de Hugues Capet purent tenter cet
essai , ils le firent avec courage: Louis-le-Gros, commençant
le premier à tendre une main secourable aux serfs
accablés de vexations , combattit vaillamment pour une si
généreuse cause , et jusqu'à son dernier soupir , ne donna
aucun relâche à la tyrannie des vassaux conjurés contre lui.
Tous ses successeurs , Louis X, le hutin , entr'autres , héritiers
d'un projet conçu sagement , exécuté dans ses diverses
parties , suspendu ou précipité suivant la nature des circonstances
, s'appliquèrent à consolider le régime municipal
, bienfait dont nous sommes redevables à leur sollieitude
, s'appliquèrent , avec un aussi vif intérêt , à diminuer
le nombre des infortunés attachés à la glèbes et
finirent par rappeler la monarchie à ce système d'unité
si nécessaire pour détruire toute anarchie , pour faire cesser
toute division de pouvoir et toute guerre civile. Quelle
dynastie rendit jamais aux peuples des services de
cette importance , et avec un zèle , un héroïsme aussi
admirables ?
Ces réflexions préliminaires , que l'on trouvera peut-être
un peu longues , nous conduisent naturellement à parler ,
ex professo , du Tableau historique et politique de la
France , par M. Delacroix. On aime à démêler le caractère
, la doctrine politique d'un auteur, et particulièrement
d'un historien; cette connaissancen'est pas entièrementinutilepour
le succès de son ouvrage. Quelnom estplus propre
à commander l'estime que celui de M. Delacroix dont le
f
374 MERCURE DE FRANCE ,
pincéau a tracé ce tableau sur lequel se groupent les trois
dynasties , et les nombreux souverains qu'elles fournirent à
notre patrie ? Peu de Français déployèrent l'énergie d'âme
de cet auteur , et je me souviens encore , avec attendrissement,
de la supplique qu'il ne craignit pas d'adresser à
la Convention nationale en faveur du meilleur et du plus
infortuné des rois. Je me souviens aussi de la touchante
pétition de Clément , remise par M. Marignié à cette farouche
assemblée de représentans. La vertu faible eut la
fermeté de s'attaquer directement au crime tout puissant ,
et de lui représenter toute l'horreur de la sanglante tragédie
que les régicides apprêtaient.
Dans le premier des cadres où M. Delacroix place
l'origine des Francs , l'histoire de la première dynastie ,
les fureurs inouies d'une Frédégonde , le tableau des forfaits
commis par les Chilpéric , les Clotaire , on découvre
fréquemment des observations justes , une critique saine ,
de la rapidité , du trait dans le style , et des portraits
dessinés avec beaucoup d'art et de force; mais une réflexion
de l'auteur nous paraît peu mesurée , peu selon
:l'esprit , et selon la vérité même de l'histoire. M. Delacroix
dit : « Julien , qui méritait de passer à la postérité
sous un autre nom que celui d'apostat » . Et pourquoi
unetelle expression de regret? nesait-on pas que les hommes
allient tous les contraires ? En faisant l'éloge de la tempérance
, de la sobriété , de l'intrépidité de cet empereur ,
nous sommes forcés de condamner la témérité de son
expédition contre les Perses , de condamner une apostasie
qui l'entraîna dans les excès les plus criminels. Quoi !
des milliers de faits ne déposent-ils pas contre Julien ?
Non , il n'était pas aussi philosophe que ses crédules admirateurs
voudraient nous le persuader, ce prince qui abjura
le christianisme pour retomber dans une idolatrie
cruelle ,ce prince qui poussa la superstition, la barbarie
dans ses théurgies magiques , au point d'aller chercher
l'avenir dans les entrailles palpitantes des mères et des
enfans qu'il égorgeait en l'honneur des faux dieux. Est-ce
donc là encore une fois un modèle accompli de philosophie
? est-ce là un de ces héros que l'humanité puisse
s'enorgueillir de citer pour modèle ?
DÉCEMBRE 1814. 375
En revanche , l'affreux abrégé de la vie de Frédégonde ,
l'épouvantail de l'Occident , nous semble composé de main
de maître; les couleurs s'assortissent très-bien au sujet , et
- pour justifier cet éloge, nous les reproduirons aux yeux
du public: « Le nom de Frédégonde ne se présente plus
» à la mémoire des hommes que pour rappeler l'assem-
>>blage de tous les forfaits. Elle a détrôné la première
>> épouse de Chilpéric , elle a fait périr la seconde par
>> le poison , elle a enfoncé le poignard dans le sein de
>> son beau-frère , le roi d'Austrasie ; le jeune Mérovée
>>a succombé sous le coup mortel qu'elle a dirigé ; l'évêque
» qui a bravé savengeance en unissant Mérovée à la jeune
>> Brunehaud , est poignardé par ses ordres au pied des
>> autels . Mais ce monstre de cruauté a de commun avec
>> les animaux les plus féroces l'affection maternelle. Fré-
>> dégonde veut que ses enfans soient les seuls héritiers
» de Chilpéric. Il existe encore un jeune Clovis , fils de
>> la première reine enfermée dans un cloître : elle a ré-
>> solu de détruire et la mère et le fils : ses voeux les plus
>> chers sont trompés. Une maladie contagieuse enlève à
» cette mère ambitieuse les trois fruits de ses odieuses
-> amours . Il ne reste plus dans son coeur que la rage et
>>le désespoir . Frédégonde fait tourner son dépit au profit
>> de sa haine , dénonce Clovis comme l'auteur de la mort
>> de ses jeunes frères , et la mère comme sa complice.....
>> Telle fut cette reine épouvantable , dont la vie s'est pro-
>> longée dans la puissance et l'impunité , tandis que Brune-
>> haud , qu'on a eu l'injustice de lui comparer , vit la
› sienne abrégée par un supplice dont on n'avait point
>> encore eu d'exemple » .
Si je ne me trompe , cet abrégé des fureurs de Frédégonde
a tout le mouvement , toute la chaleur , toute la
concision nerveuse , qui annoncent un peintre capable de
retracer les grands événemens , et les traits des plus célèbres
scélérats de l'histoire. Quelques termes impropres ,
quelques cacophonies que j'ai eu soin de souligner , pouvent
à peine être remarqués dans cette peinture vigoureuse.
L'ouvrage de M. Delacroix offre plus d'un morceau
de ce genre et de cette force. On voit que l'auteur a toujours
pensé , sous le rapport politique, non comme un
3-6 MERCURE DE FRANCE ,
Français de la fin du dix-huitième siècle , mais comme un
Français digne de revoir ses anciens maîtres , comme un
Français nourri des maximes saines de la monarchie , et
convaincu que cette forme seule de gouvernement s'approprie
aux besoins d'une grande nation, et peut seule la
rendre heurcuse.
L'ouvrage de M. Delacroix présente une foule de portraits
vraiş , qui figurent en relief au milieu des événemens
mémorables qui agitent la France et l'Angleterre . Quelquefois
les couleurs en sont un peu forcées , et donnent
un air d'enluminure à ces portraits ; mais il est impossible
à la critique de trouver à redire au magnifique tableau que
J'auteur a tracé du règne , des talens et des vertus de saint
Louis. Après avoir dessiné à grands traits le règne éclatant
de Philippe-Auguste , aussi-bien que celui de Louis VIII :
« La religion et la reconnaissance publique ont placé ce
>> monarque dans le ciel , écrit l'auteur , l'antiquité lui eût
>> dressé des autels ; la postérité l'honorera toujours , et
>> pour le bien qu'il fit , et pour celui qu'il voulut faire. II
>> ne tint pas à lui... que tous les grands propriétaires
>> n'abusassent jamais de leurs pouvoirs , que les pauvres
>> ne trouvassent dans les riches cette source de charité qui
>> alimente l'indigence et soutient la faiblesse...... Il ne
>> perdit jamais de vue le bonheur de son peuple , lors
>> même qu'il en était le plus éloigné... >> Et autre part
M. Delacroix dit : « Si ce prince paraît quelquefois do-
>> miné par l'esprit de son siècle , il lui est souvent bien
>>supérieur. Le duel qu'il proscrit dans ses domaines ,
>>l'injure qu'il étouffe, les actes de violence qu'il réprime,
>>la justice qu'il éclaire et qu'il réforme , les études qu'il
>>protége , les exemples de désintéressement et de charité
>> qu'il donne au clergé , le respect qu'il imprime pour sa
>> personne aux papes les plus superbes , environnent sa
>> mémoire d'une auréole de gloire que les siècles de lu-
>> mière n'ont pas obscurcie..... Jamais la sagesse de ce
>> monarque ne parut à un plus haut degré de gloire que
>>lorsque la nation anglaise et son souverain choisirent
>>saint Louis pour arbitre de leurs débats , sur les limites
>>de la prérogative royale. Quel procès peut être comparé,
>>pour son importance, à celui qui fut alors plaidé devant
DÉCEMBRE 1814. 377
>> l'auguste tribunal où Louis se montra dans tout l'appa-
>> reil de sa puissance , où les plaideurs furent , d'un côté ,
>> les représentans d'un peuple entier qui réclamait l'exer-
>> cice de ses priviléges , et de l'autre , un roi , environné
>> de ses héritiers , qui faisait valoir les prérogatives atta-
>> chées à la majesté de son titre. Saint Louis , après avoir,
>> duhaut de son trône , recueilli et pesé dans la balance de
>> sa justice toutes les demandes et toutes les objections des
>> parties , les concilia par un jugement qui est un des plus
>> beaux monumens de sa grandeur etde son impartialité » .
Saint Louis a trouvé grâce aux yeux même de la philosophie
moderne, etdes hommes de toutes les communions .
Quelécrivain ajamais tracé un plus bel éloge du monarque
français que Hume dans son histoire d'Angleterre ? Il est
impossible de lire sans attendrissement l'admirable panégyrique
composé par cet historien protestant. L'expressiondu
juste enthousiasme qu'un étranger montre pour
un saint roi qui fut l'arbitre d'une grande nation extrêmement
jalouse de ses droits , et qui cependant les soumit à
la sagesse de ce roi ; cette expression est un des monumens
lesplus curieux de l'impartialité , tant la vertu conserve d'ascendant
même sur l'esprit d'un peuple fier, de tout temps
rival de notre monarchie. Voltaire n'est pas un des moins
ardens admirateurs de saint Louis , et malgré les préjugés
qui troublaient parfois l'entendement de cet auteur, il lui
paie un tribut mérité d'hommages , de respect et d'une sorte
de tendresse. Non , aucun historien , quelque dégradé qu'il
soit d'ailleurs , par les opinions , par la corruption de son
siècle , n'a osé attaquer une vertu aussi pure, ni méconnaître
une supériorité de génie aussi bien attestée. Lisez
et relisez cette hideuse tragédie de Charles IX , dont la
représentation précéda tous les malheurs de la révolution
française . Marie Chénier se déclare également le défenseur
de saint Louis , et s'exprime ainsi :
Louis neuf à jamais laisse un modèle auguste ,
Il fut brave et pieux, et surtout il fut juste.
;
Si l'excès d'un vain zèle a séduit son courage ,
A ce grand roi du moins rendons un digne hommage :
1
378 MERCURE DE FRANCE ,
Ses fantes sont du temps , ses vertus sont de lui.
La voix du monde entier le révère aujourd'hui .
Ces vers ne sont pas d'une beauté accomplie. La muse de
Chénier est , comme on le sait , assez barbare , assez ronsardique
; mais ils expriment des vérités bien chères à la
nation , et l'on aime à recueillir de pareils aveux faits par
un homme depuis si tristement célèbre par son antipathie
contre les prêtres , les nobles et les rois .
Les penséescélestesqui remplirent le coeur de saintLouis,
neledétournèrent pas du soin de rendre ses sujets heureux,
et de leur témoigner constamment une affection paternelle.
Illes recommanda à son fils Philippe , avant d'exhaler le dernier
soupir sur une terre lointaine et barbare. Jamais , non
jamais , Titus ni Marc-Aurèle neparurentsous des traits plus
doux , plus aimables , aux yeux des Romains. Son âme
était bien réellement une émanation pure de la divinité.
Un seul roi de ce caractère suffirait pour illustrer toute
une dynastie , quand même elle n'aurait produit ni
Charles V, ni Louis XII , ni Henri IV. Afin de mieux
apprécier le règne de saint Louis , les utiles réformes opérées
par ce monarque , ses vues généreuses , son équité ,
ses lumières naturelles , reportons-nous au siècle où il
vivait. La nation était encore plongée dans la barbarie ,
dans l'ignorance , et les coutumes les plus grossières , les
plus superstitieuses étaient encore accréditées . On voyait
des insensés se flageller publiquement dans les rues ; les
épreuves judiciaires par le fer , par l'huile bouillante autorisées
; les justices, ou plutôt les injustices particulières ,
en pleine vigueur; et l'autorité royale circonscrite dans
les bornes les plus étroites , lorsqu'elle voulait réprimer
la violence etprotéger les opprimés. C'est du milieu de ce
délire, de cette ignorance, de ces ténèbres universelles ,
que l'on doit contempler la fermeté, la ssaaggesse de saint
Louis , pour apercevoir toute la supériorité de son génie ,
et bénir la mémoire d'un prince qui marqua chaque jour
sa vie terrestre par des bienfaits et par des actes de vertu .
M. Delacroix , faute d'être initié aux mystères d'infamie
et d'iniquités de plusieurs branches de la fameuse secte
desAlbigeois , suit les erremens de l'abbé Millot , dont la
science n'est pas toujours très-d'accord avec la malignité
DÉCEMBRE 1814. 379
de sa critique. Je le sais , il ne faut pas tuer les hommes
pour les convertir; la guerre que l'on fit à ces malheureux
ne présente que des résultats affligeans pour l'humanité
, et qu'elle ne saurait trop vivement déplorer ; mais
l'histoire dépose hautement contre l'infamie des moeurs
d'un grand nombre de ces Albigeois , qui suivaient la doctrine
des Gnostiques. Or , quiconque n'est pas entièrement
étranger aux notions , malheureusement affreuses ,
des principes de ces sectaires , ne sera nullement étonné
que le bras séculier se soit armé contre ces novateurs ,
dont la doctrine est subversive de tout ordre social . L'abbé
Millot, soit ignorance , soit mauvaise foi , se garde bien
dedévoiler les turpitudes des Gnostiques Albigeois. De
nosjours même , la police ne s'armerait-elle pas justement
contre des hommes qui, foulant aux pieds les lois sacrées
du mariage , se rassembleraient , et useraient uniquement
de la formule crescite et multiplicamini, pour violer toutes
•les bienséances de la nature ? Il est nécessaire de recourir
à l'Euphémisme pour s'exprimer discrètement sur des
sujets aussi obscènes , aussi révoltans , et pour faire entendre
le plus par le moins . Qu'on parcoure les Confessions
de saint Augustin , et l'on concevra une idée des
monstruosités généralement reprochées aux Gnostiques ;
et l'on verra si , même dans les siècles de lumière , l'indignation
publique n'éclaterait pas contre de pareils sectaires
, et ne s'empresserait point à détruire d'aussi criminels
rassemblemens , avec la même activité que dans les
siècles d'ignorance. Je ne m'étonne pas davantage de ce
que lapuissance séculière prend fait et cause contre la folie
du règne du Saint-Esprit , prêchée vers le milieu du treizième
siècle , par un nommé Doucin , Notre siècle a vu
se renouveler cette insigne folie , et les gouvernemens ont
été obligés de surveiller et de punir souvent , notamment
en Suisse , des sectaires persuadés que l'amour purifie
toutes les passions , purifie même la superstition et la débauche.
Le règne du Saint-Esprit , d'après les idées du
petit nombre de sectaires que l'on remarque aujourd'hui
en France , en Allemagne , en Italie , serait le règne de
l'anarchie et de toutes les plus honteuses passions , si une
pareille folie était universellement répandue. Pourquoi
1
380 MERCURE DE FRANCE ,
dissimuler ces vérités authentiques , et mentir à sa propre
conscience ? Je m'exprime avec cette chaleur de franchise ,
parce que le simple exposé des plaintes portées contre les
Gnostiques , les Turlupins ou l'hérésie du règne du Saint-
Esprit , suffit pour lever tous les doutes à cet égard , et
dissiper toute espèce d'illusion. Ce n'était pas , il est
vrai , aux tribunaux ecclésiastiques , ni aux conciles , qu'il
appartenait d'entendre ces plaintes , mais aux tribunaux
ordinaires de la nation, et la critique est fondée quand
elle s'exerce sur ce point essentiel et sur cette divergence
de la justice humaine. L'impartialité est la règle de tout
historienqui aune conscience , et je ne dois pas tairenon
plus les vertus paisibles des Paturins , coupables seulement
aux yeux du ciel : on appelait de ce nom le reste
des Albigeois ; leur frugalité , leurs moeurs simples , leur
attachement au prince de la maison de Toulouse , auraient
dû mettre ces sectaires à l'abri des fureurs du fanatisme
sanguinaire , ou plutôt de l'exécrable ambition de Simon
de Montfort : voilà , si je ne me trompe , dans quel esprit
P'histoire des égaremens humains doit être écrite pour
l'instruction dela postérité ; voilà les réticences que l'honnête
homme ne se pardonnerait en aucun temps . Voilà
cependant les mystères de dépravation que l'abbé Millot
cache soigneusement , et voilà ce qui rend le témoignage
de çet abbé très-suspect aux lecteurs d'une classe éclairée.
Par quelle fatalité le plus léger, le plus inconséquent , le
plus superficielde nos historiens, a-t-il acquis une certaine
autorité dans notre patrie? C'est que l'on aime mieux
suivre aveuglément un guide , que s'occuper soi-même à
chercher et à trouver la bonne route.
M. Delacroix montre beaucoup de sagacité , toutes les
fois qu'il est question de moeurs , de coutumes , d'usages et
des progrès de l'esprit humain . M. Giraud ne lui a pas été
d'un médiocre secours pour un travail de cette nature , et
les notes de ce journaliste ne déparent nullement le texte.
Elles portent même le cachet d'une érudition plus solide
sur ce point , que celle de l'auteur principal. Dans ce
Tableau de l'Histoire de France , on verra que le peuple
français aima toujours les calembourgs , jeu de mots ,
:qui dirigé contre les malheureux , ne laisse pas que de
DÉCEMBRE 1814 38Pг
déceler un certain penchant à la cruauté. Quand Ferdinand
, ou Ferrand , comte de Flandre , fut conduit en
triomphe dans Paris , après la bataille de Bouvines , la
multitude répétait ces deux vers bien dignes d'elle-même:
Quatre ferrants bien ferrés
いPortent Ferrand bien enferré.
A l'époque de toutes les grandes insurrections , lorsque
la populace se révolta contre ses maîtres , on la vit douée
de cet esprit épigrammatique ; esprit qui n'est pas l'apanage
exclusif des poëtes. Les Flamands , déterminés à
vaincre ou à mourir , arborent un coq pour étendard , sur
lequel ces deux vers non moins grotesques furent inscrits :
t
Quand ce coq ci chanté aura ,
Le roi Cassel conquèrera.
Le coq chanta puisque les rebelles furent défaits complètement.
Dans tous les siècles , chez tous les peuples , la multitude
ne sut jamais célébrer plus éloquemment sa vengeance
et ses triomphes . Les soldats Romains , le visage
couvert de feuilles de figuier , afin de n'être point reconnus
, n'épargnaient guères leur général dans la pompe
triomphale , et le papier ne pourrait supporter l'obscenité
des épigrammesqu'ils lancèrent contre Jules-César. Lorsque
Ventidius , vainqueur des Parthes , rentra dans Rome , les
légionaires , par une maligne allusion au métier de charetier
et de muletier que ce général avait fait dans sa jeu
nesse, remplissaient les airs de calembourgs tout aussi
grossiers que celui des quatre ferrans : triumphat quimulos
fricavit.
L'éloquent auteur du Tableau historique et politique de
la France s'étend , et avec raison , sur les divers changemens
opérés dans les moeurs , et sur les premiers efforts ,
les premiers essais de l'esprit humain , enveloppé , pour
ainsi dire , si long-temps dans les langes de l'enfance. Ce
n'est pas la partie la moins curieuse de son intéressant ou
vrage. M. Giraud le seconde avec succès dans les nombreuses
notes qui éclairent le texte de l'historien , et qui ,
la plupart, sont aussi instructives qu'amusantes. Le sat
>
382 MERCURE DE FRANCE ,
vant annotateur remarque judicieusement que plusieurs
chansons de Charles , duc d'Orléans , sont préférées
aux poésies de Villon qui lui succéda sur le Parnasse
français . M. Giraud aurait pu ajouter que Boileau vraisemblablement
eût lui-même accordé cette préférence
dans l'Art poétique , si cet aristarque eût consulté plus
soigneusement et comparé entr'eux les oeuvres du prince
et celles du simple particulier.
L'auteur n'a pas , je crois , suffisamment étudié les progrès
de l'art dramatique en France. D'ordinaire , nous
sommes accoutumés à tourner en ridicule la simplicité, la
crédulité , le mauvais goût de nos bons aïeux , tandis que
nous gardons le silence sur nos monstruosités littéraires ,
et que nous, si fiers de notre civilisation, de nos lumières,
nous tolérons le mélodrame. Lorsqu'un écrivain moderne
se moque de la représentation des mystères , des tragédies
saintes , données sous les règnes de Charles v, de
Charles VI , de Charles VII et de Louis XI , il me semble
qu'on pourrait lui appliquer ces mots risor ridendus. Les
descendans sont-ils plus sages , entassent-ils moins d'inconvenances
que leurs pères, sur les petits théâtres de la capitale
? Le goût dirige-t-il mieux les plaisirs de la multitude,
et ces théâtres ne sont-ils pas l'école de l'ignorance ? Ne
s'y livre-t-on pas journellement à des outrages contre le
bon sens, contre la chronologie, l'histoire, et n'y viole-t-on
pas sans pudeur toutes les règles de la vraisemblance ? Oui,
j'en conviens , les patriarches , les prophètes , les saints ,
escortés de lafoi , de l'espérance , de la charité etde toutes
les vertus théologales , venaient sur la scène amuser nos
ancêtres ; mais on ne sifflait pas çes objets de la vénération
publique on ne les insultait pas comme on se permet
de le faire de nos jours : c'étaient de pieux divertissemens
pour ces hommes religieux , qui n'ayant aucune de nos
idées de philosophie , de perfectibilité , sortaient vivement
émus depareils spectacles , et sentaient leurfoi se ranimer.
Les mêmes abus , les mêmes incohérences existent encore
aujourd'hui , et non le même esprit d'édification . Je conseillerais
aux personnes curieuses d'examiner sérieusement
cette comparaison entre les ancêtres et leurs descendans ,
je leur conseillerais de consulter une brochure pleine de
,
DÉCEMBRE 1814. 383
ausel
, intitulée : Plus de mélodrames ! La comparaison est
entièrement à l'avantage de nos ancêtres, vérité bien capable
de rabaisser notre orgueil , qui ne leur pardonne rien.
L'écrivain qui s'élève contre le genre bâtard, vulgairement
appelé mélodrame , appuie fortement sur l'indécence de
ces apparitions de patriarches , de prophètes , de longues
processions sacrées sur les tréteaux, etprouve que les
teurs de ces monstres littéraires ne maltraitent pas moins
l'histoire profane que l'histoire sainte. « Un traitd'Alexandre
(dit l'ennemi de ce genre bâtard ) est attribué à Charlemagne
, une réponse de César à Frédéric , une pensée de
Cicéron au roi de Maroc..... Annibal devient Clovis , un
Grecdevient Polonais, un Espagnol Musulman, etc. >>>Sans
nous arrêter à la bizarre contexture , aux choquantes incohérences
des mélodrames , aux spectres , aux tombeaux ,
aux cavernes des brigands , je sais qu'on peut nous objecter
que ces absurdes horreurs n'amusent que l'oisiveté du
peuple . Mais que pensera la postérité de ces Français civilisés
qui , de sang-froid , introduisent le roman dans l'histoire
même , et font autant de mélodrames des annales des
nations ?
Que si nous voulions , examinant de plus près l'esprit
des ancêtres et de leurs descendans , monter sur le théâtre
même destiné à recréer les loisirs du grand monde , quelle
amplematière àdes réflexions critiques ! Lafoi, l'espérance,
la charité dansaient en présence de nos bons aïeux! .. Oui ,
mais le zéphyr , Flore , les fleuves ne dansent-ils pas dans
nos opéras , en présence des Français de nos jours ? Toutes
les féeries de la nature divinisée viennent égayer nos loisirs
: les diables s'élèvent du fond des abîmes avec les furies
armées de torches , de serpens , et tout l'enfer du paganisme
sert à causer d'horribles , mais pourtant d'agréables
distractions aux spectateurs . Au siècle d'Eschyle , de Sophocle
et d'Euripide , de telles représentations étaient analogues
à la croyance des Athéniens , et ne blessaient aucunement
les bienséances théâtrales. Ils jouaient , pour ainsi
parler , comme nos ancêtres , des tragédies saintes et les
mystères de leur religion . Mais pour nous qui certes n'adorons
plus les divinités de l'Olympe, nous qui rions un
peu des aventures de Jupiter , de Vulcain , de Bacchus ,
1
384 MERCURE DE FRANCE ,
qui méprisons le polythéisme des anciens , nous qui ne
faisons pas des dieux au gré de notre imagination, comment
admettons-nous sur la scène des prestiges qui dérangent
toutes les lois de la saine physique , des prestiges
en opposition avec nos moeurs , notre philosophie et notre
raison? Du moins un sentiment de patriotisme animait
les chefs - d'oeuvres dramatiques de la Grèce ; un sentiment
aussi honorable sert-il d'excuse à la représentation
de la plupart de nos opéras ? Exprimons-nous donc avee
moins de dédain sur le compte de nos bons aïeux : ces
sons de les immoler au ridicule , et replions-nous un moment
sur nous-mêmes , afin que les vivans cessent d'insulter
lachement les morts ; puisque les fictions de la
Grèce composent la plus grande partie de nos richesses
littéraires , jouissons-en avec décence. C'est le seul moyen
qui puisse légitimer de telles jouissances aux yeux de la
raison. 1
Il n'entrait point dans le plan de M. Delacroix de s'éle
ver à cet examen comparatif des divers contrastes que
fournit l'esprit humain. La législation , la peinture des
révolutions politiques , leur influence sur le caractère national
occupent principalement son attention. Il nous montre
, sous les régnes de Jean , de Charles V, de Charles VI ,
et à d'autres époques lamentables , le peuple familiarisé
avec tous les crimes ,, les coeurs fermés au patriotisme , à
la pitié ; il nous habitue au spectacle trop fréquent des
factions aux prises les unes avec les autres,et la France
baignée dans le sang de ses plus vertueux citoyens. Les
souvenirs des siècles antérieurs contribuent à diminuer
la terrible impression de nos propres malheurs . L'ineffable
bonté de nos rois , leur prudence, leur valeur (car cette
vertu militaire fut celle de tous les Capétiens) se signalèrent
dans les crises les plus effroyables . Charles VII,
en moins de quatre années, parvint à cicatriser les plaies
du royaume , à rétablir l'abondance , la sûreté individuelle,
et à tarir la source de toutes les calamités. Henri IV
opéra d'aussi touchantés merveilles dans la France , et
fit oublier , enpeu d'années , les sanglantes fureurs de la
ligue. Louis-le-Désiré ne marche-t-il pas avec les mêmes
traits de bonté , de prudence , sur les traces de ces deux
e
DÉCEMBRE 1814. 385
monarques ? n'est-il pas une seconde Providence pour ses
sujets ? Apeine huit mois se sont écoulés depuis la restauration
de la monarchie , et déjà de plus grands malheurs
que ceux de nos ancêtres sont réparés : la France , prenant
une face nouvelle , sourit à l'humanité , à la vertu
que des champs de bataille avaient effrayées jusqu'alors .
Voilà le roi que le ciel a rendu à nos voeux : il gouverne
avec la même sagesse que ses plus illustres ancêtres gouvernèrent
jadis les Français.
Nous ne suivrons pas M. Delacroix dans toutes ses observations
sur l'histoire de France jusqu'à notre siècle ,
nous nous contenteros de lui payer ce tribut d'hommage
que son livre est celui d'un excellent Français , ami de la
monarchie. Il eût étéà souhaiter que l'auteur se fût munidu
secours de la chronologie , secours absolument nécessaire
pourtout historien jaloux de faire concorder les révolutions
du temps avec les révolutions des empires. On a nécessairement
besoin du fil de la chronologie ,quand on parcourt
la vaste galerie de l'histoire , et faute de tenir ce
fil, le lecteur peu instruit s'engage véritablement dans un
labyrinthe inextricable. L'ouvrage de M. Delacroix renferme
des réflexions si judicieuses , offre des tableaux
d'événemens , de moeurs , de législation si curieux ! Pourquoi
s'être privé du moyen propre à les fixer dans la mémoire
des lecteurs qui , en très-grand nombre , ne sauraient
se le procurer d'eux-mêmes? Il y a quelquefois trop
de poésie dans le style de l'auteur , trop de figures , de
métaphores. L'histoire ne fuit point les grâces de l'élocution
, mais elle ne s'accommode pas non plus de cette
poétique. Je pourrais multiplier ici les citations pour la
critique : jeme bornerai cependant àdeux ou trois : reposer
dans la sécurité du dédain ; il appelle à son secours
tous les ressorts de la politique. Appeler des ressorts ! ...
L'absence de Charles VI imprimait sur son front le signe
de la rébellion .
Ce style figuré dont on fait vanité ,
Sort du bon caractère et de la vérité..
En cherchant à orner le style , à s'éloigner de la simplicité
, on hasarde le plus souvent de vicieuses alliances
25
386 MERCURE DE FRANCE ,
de mots , des images fausses , qu'un sage pinceau ne saurait
retracer à nos yeux. Au reste , c'est l'ensemble de
l'ouvrage qu'il faut juger ; quel écrivain est entièrement
exempt de ces taches ? Disons comme Horace , paucis non
offendar maculis , puisque l'ensemble du Tableau historiquede
la France satisfait également le coeur et l'esprit de
tout Français qui chérit sa patrie et ses monarques. Nous
voudrions pouvoir rendre un témoignage aussi flatteur
aux principes religieux de M. Delacroix . Malheureusement
ils ne me semblent pas toujours aussi purs que son patriotisme
, et son amour pour le sang de nos rois.
JONDOT.
1
DE LA TRAITE ET DE L'ESCLAVAGE DES NOIRS ET DES BLANCS ,
par un ami des hommes de toutes les couleurs.-Brochure
in-8°. Chez Adrien Egron , - Paris , 1815 .
rue des Noyers , nº. 37 .
-
LETTRE A S. E. LE PRINCE DE TALLEYRAND , ministre, etc. ,
au sujet de la traite des Nègres ; par W. WILBERFORCE ,
écuyer, membre du parlement britannique. Traduite
de l'anglais .- Octobre 1814. - Brochure in-8° .
A Londres , et à Paris , chez Lenormant, impr.-libr. ,
rue de Seine.
SI chez des peuples qui jusqu'alors auraient fait un
commerce très-borné , un vieillard , puissant par la seule
autorité de la raison , désignait au hasard cent hommes
dans la place publique ; s'il les assemblait leur disant :
Trouvez-vous convenable d'avoir le matin quelque breuvage
inconnu de vos pères , et de plus croyez-vous conforme
aux progrès de la société de remplacer le miel par
quelque substance d'un transport plus facile ? seulement il
faudra introduire ou perpétuer sur un vaste continent la
corruption la plus hideuse, et les derniers excès du brigandage
; alors vous traînerez à mille lieues de là les enfans
dont vous aurez enivré les pères : toutcela se passant loin
d'ici, paraîtra légitime, et vous vous prétendrez soumis P
aux lois divines ethumaines en faisant tous les jours , dans
DÉCEMBRE 1814 . 387
ces régions éloignées , ce qui chez vous est évidemment ,
hautement , et universellement reconnu pour criminel , ce
qui de l'aveu de tous les siècles mérite l'anathème , l'infamie
, l'échafaud; si cet homme juste , recueillant ensuite
les voix , en trouvait une sur dix , dix sur cent , en faveur
de ces nouvelles jouissances d'une civilisation qui se perfectionne,
ne désespérerait-il pas du peuple entier? comme
plusieurs sages d'un autre temps, ne refuserait-il pas d'être
le législateur d'une cité prête à s'abandonner à des besoins
futiles , à une cupidité méprisable?
Si la traite est par elle-même un attentat , si les moyens
et les effets en sont odieux , soit dans la traversée , soit en
Afrique , et ne peuvent soutenir l'examen des hommes les
moins délicats , à l'exception de ceux qui ne sont pas restés
étrangers aux profits qu'on s'en promet; si la traite suppose
l'oubli de tous les principes de l'ordre social, nulle
considération particulière ne la justifiera jamais . C'est à la
fois et s'élever contre la morale même , et abjurer le christianisme,
que de chercher une excuse , quelle qu'elle soit, à
de lâches cruautés, à d'incontestables iniquités . Quesignifient
les besoins douteux, ou, si l'on veut, même les besoins
réels des colonies ? Les colonies seraient essentiellement
mauvaises si ce long amas de turpitudes pouvait seul les
conserver. Si la raison d'état rend praticable ce qui est
contraire à l'éternelle raison, vos lois pénales sont tyranniques
, sont absurdes , quand elles conduisent au gibet le
malheureux qui a volé , qui même a assassiné pour donner
du pain à ses enfans : la raison de famille doit aussi l'absoudre
, à moins qu'un père ne doive moins à ses enfans
qu'unmarchand à ses spéculations , ou que le sucre ne
soit plus nécessaire sur vos tables que du pain sous le toit
des pauvres .
Cequi dans les transactions entre particuliers , dit l'auteur
de la brochure anonyme intitulée , De la Traite et de
l'esclavage des noirs et des blancs , ce qui dans les transactions
entre particuliers , serait répréhensible , change-t-il
de nature quand on veut l'adapter au régime des nations ?
<<<Plusieurs écrivains avouent que la traite blesse la justice
>> naturelle , et qu'elle est un commerce révoltant; mais en
>> même temps ils soutiennent que la raison s'oppose à
388 MERCURE DE FRANCE ,
1
>> l'abolition subite ; c'est-à-dire en d'autres termes , qu'en
>> certains cas la justice naturelle peut être en collision
» avec elle-même. Accordez , s'il est possible , ces asser-
>>tions qui confondent toutes les idées » . L'auteur , en taisant
son nom , n'a pas pris d'autres soins pour n'être pas
deviné. Il est facile de le reconnaître à sa manière d'écrire
et à ses principes : c'est , comme il le dit lui-même , un
ami des hommes de toutes les couleurs; et , s'il est permis
de le désigner plus particulièrement , c'est l'écrivain dès
long-temps fameux qui , avec beaucoup de savoir et des
idées étendues, admet comme deux choses compatibles , et
l'indépendance constitutionnelle des peuples , et l'inviolabilité
du siége pontifical jusqu'à la consommation des
siècles .
Il s'élève avec force contre ce trafic des hommes noirs ,
invention des chrétiens qui empêchera la postérité de distinguer
nos temps modernes des temps barbares du plus
grossier paganisme. Nos adversaires consentent , dit-il , à
ce que la traite soit abolie lorsqu'on aura civilisé les peuplades
de la Guinée : mais la liberté civile n'est-elle pas
l'élément de la civilisation ? Vouloir attendre pour affranchir
les hommes qu'ils cultivent les arts et les sciences ,
c'est substituer l'effet à la cause; c'est donner pour principe
de la liberté ce qui ne peut être que le fruit de la liberté.
Toujours ami des noirs , l'auteur cite des faits contre
l'allégation des colons , qui prétendent que dans ces contrées
brûlantes le travail des plantations excède les forces
des Européens . Il détruit également cette objection aussi
vague que fausse , et que la mauvaise foi peut seule reproduire
, que les noirs ont des facultés intellectuelles trop
bornées, et ne sont susceptibles d'aucune vertu. Cette supposition
d'ailleurs ne s'accorde point avec les dogmes religieux
de ceux qui la font : ils ont enfin cessé de nier que
les Nègres fussent des hommes, et même ils les baptisent;
laloi sainte adonc été aussi apportée pour eux , et la moralité
de leurs actions est incontestable auxyeux même de a
leurs oppresseurs . Cependant leurs oppresseurs ,après les pe
avoir convertis , les excitent au mal, en provoquant dans
fo
leurs coeurs simples une haine dont ils ne sauraient triompher
sans une vertu presque surnaturelle.
ca
DÉCEMBRE 1814 . 389
Le défenseur des noirs plaide la cause des Irlandais et
des autres catholiques du royaume de la Grande-Bretagne .
« Il est très-louable , dit-il , le zèle que déploie le gou-
>> vernement britannique contre la traite des Nègres ; mais
>> quand obtiendra-t-elle justice , cette Irlande... dont les
>>annales présentent l'exemple unique dans l'histoire
>> d'une nation entière qu'on a expropriée arbitrairement ?
>> Que répondre aux partisans de l'esclavage colonial , s'ils
>> objectent qu'on aime ainsi les hommes à mille lieues de
>> distance , pour se dispenser d'aimer ses voisins , et d'être
>> équitable envers eux >> ? Je ne suivrai point l'auteur dans
une digression qui s'éloigne de mon objet. Pour lui , il
s'y trouvait assez naturellement conduit par ses observations
relatives à la chaleur avec laquelle on réclame en
Angleterre contre la clause du traité de Paris. « Les Anglais
pensent , dit-il à ce sujet , que leur honneur serait
compromis en souffrant que la France continuât la traite:
le sera-t-il moins si l'on continue d'opprimer l'Irlande>> ?
L'un des principaux écrits auxquels il fait allusion en
parlant des réclamations de l'Angleterre, est la lettre adressée
au prince Talleyrand par un membre du parlement
britannique , M. Wilberforce. La traduction n'en a pas
été faite par un Français , mais elle est fort intelligible ,
à l'exception d'un petit nombre de passages . En entrant
en matière , M. Wilberforce ss''exprime comme il le pourrait
faire si la cause des Nègres n'avait jamais été défendue
en France , comme si jamais on n'y avait rien stipulé en
leur faveur , et il veut bien même s'affliger de cette longue
inimitié entre les deux peuples , qui dernièrement nous
priva des lumières britanniques. Dans cet écrit , très-estimable
d'ailleurs , poussant un peu loin la compassion pour
une ignorance qui viendrait de la fatalité , il semble
plaindre la France d'être restée dans l'aveuglement , faute
de libres communications avec la source européenne de
toute sagesse , et il invite les ministres français à devenir
dans cette occasion les coadjuteurs des Anglais, à retirer le
peuple égaré des sentiers de l'erreur , et à le guider dans
Les voies , etc. On pourrait toutefois apercevoir un détour
fort obligeant dans cette manière de présenter la question :
car si ce n'est pas à l'ignorance , ce sera certainement à la
390 MERCURE DE FRANCE ,
faiblesse , à la cupidité qu'on attribuera la prolongation,
c'est-à-dire, la reprise d'un trafic qui déjà était regardé
comme monstrueux par tant de Français à l'époque où ,
selon M. Wilberforce lui-même, les Anglais s'y livraient
plus que tout autre peuple. Auteur d'un écrit utile et plein
de chaleur , sans doute M. Wilberforce s'attache avant
tout à la vérité ; il excusera donc cette réponse , peut-être
trop française , à une espèce d'inculpation qui m'a paru
trop anglaise.
Maintenant il ne me reste plus qu'à le suivre dans les
principaux points qu'il traite , età partager presque toujours
son opinion sur cette clause éventuelle du traité de Paris.
S'il a pu blamer en cela le consentement positif donné par
le gouvernement anglais , il sera permis à plus forte raison
d'examiner en France un simple projet , une condition hypothétique
que la prévoyance a voulu stipuler , afin de conserver
toute la latitude convenable dans la future rédaction
delaloi.
L'idée de souffrir la traite durant cinq ans , ne paraît pas
plus raisonnable à M. Wilberforce que celle de la rétablir
indéfiniment. L'injustice change-t-elle de nature quand vous
diminuez le nombre des victimes ? Ce qu'on est obligé de
déclarer odieux et inhumain , peut-on dire : Je le ferai ,
mais seulement jusqu'à ce que je n'y voie plus d'utilité ?
Cela rappelerait trop un prince du quinzième siècle qui ,
méditant un de ces coups d'autorité qu'on reproche à son
règne , baisait la madone suspendue à son cou , et lui disait :
Passe-moi encore celui-là, sainte-mère des pécheurs !
Il est d'autres considérations que l'on peut faire valoir
contre les cinq ans accordés par le traité de Paris ; M. Wilberforce
ne les néglige point. En voici quelques-unes . « La
>> seule permission de ce commerce , combinée avec la con-
>>damnation qu'on en a exprimée en morale , équivaudrait
>> à reconnaître qu'on en doit tirer d'immenses profits ......
>> L'empressement des planteurs à acheter des esclaves ,
>>tandisqu'il en serait temps encore , en occasionnerait des
>>importations immenses. L'avidité cruelle de tous vos spé-
>> culateurs en esclaves sous toutes les formes de fraude et
>> de violences , serait stimulée à faire des efforts qui aug-
>> menteraient la dévastation et les maux de l'Afrique......
DÉCEMBRE 1814. 391
>>Etpourquoi tout cela? Pour que vos armateurs éprouvent
à l'expiration de ces cinq ans , un de ces changemens su-
>> bits qui , de toutes les révolutions commerciales , ont tou-
>>jours été regardées comme les seules funestes » ?
Pour s'excuser,, en partie , l'on a calomnié les Africains ;
cette ruse de l'iniquité n'est pas nouvelle. On a peint les
Nègres comme des hommes généralement pervers , et toutà-
fait vicieux dans leur stupidité : mais , au contraire , il
résulte des récits de ceux d'entre les voyageurs modernes
qui inspirent. le plus de confiance , et en général de l'enquête
parlementaire qui eut lieu chez les Anglais , que les
Nègres , semblables aux autres peuples dont la civilisation
est peu avancée , ne sont vils que dans la misère , et ne deviennent
féroces que quand ils sont exaspérés par des traitemens
cruels , ou par d'injustes mépris. Très-attachés à
leur pays et à leurs demeures , susceptibles des affections
les plus douces comme de persévérance et de courage ,
francs et enjoués , bons et bienfaisans , ils ont à un degré
remarquable les utiles penchans que la nature donne . Chez
lespeuples simples , comme chez les autres peuples , quand
ces penchans sont étouffés par des inclinations funestes que
la nature admet aussi , l'on peut toujours en trouver la cause
dans ce qui est accidentel , dans les mauvaises lois , dans la
superstition , dans la servitude , dans les maux intérieurs ou
extérieurs qui viennent des hommes. Les noirs , ainsi que
les blancs de toutes les contrées , seront toujours ce que les
feront et leurs institutions et les circonstances . Leur asservissement
dans leur propre pays , et ce qu'il peut y avoir
de barbare dans leurs usages, ont été exagérés jusqu'au mensonge.
Mais enfin quelque idée que l'on se forme de leur
première détresse , ce n'est pas eux qui ont choisi pour consolation
, l'exil dans un autre monde sous le bâton de l'étranger
, ou pour refuge , la cale et l'entre-pont de ces vaisseaux
dont ona pu dire avec une si grande apparence de vérité
que nulle part sur la terre il n'était possible de trouverplus
demisère concentrée dans
d un plus petit espace.
2,
Nous les opprimons , dites-vous , mais sans remords ,
parce que déjà ils n'étaient pas heureux. Ainsi ce qui serait
unmotif pour qu'une nation plus sage intervînt généreusement
, offrit son assistance et provoquât une réforme , devient
chez des peuples adroits et que la cupidité subjugue,
392 MERCURE DE FRANCE ,
un bizarre prétexte pour apporter des chaînes si pesantes
que l'antiquité même n'en aurait point forgées de semblables
. Ces peuples qui se montrent si vains de leur science ,
s'éloignent autant des véritables lumières que les peuplades
même de la Nigritie et de la Guinée ; certes ils s'éloignent
davantage de la loyauté, de la justice, de l'impartiale raison;
et pour que sur la terre même l'ordre infini soit encore
aperçu , ils s'éloignent davantage du bonheur. Ils portent
sur tous les rivages leur brillante inquiétude ; mais les plus
sincères de leurs voyageurs vont admirer à mille lieues de
distance , dans la hutte la plus pauvre au milieu de l'Afrique,
l'humeur tranquille et hospitalière d'un homme qui
ne sait rien encore de leurs plantations , de leurs fouets ,
de leurs boissons fortes , et qui , en n'aimant que sanoire
famille , jouit en paix du don de la vie.
Un Anglais , que M. Wilberforce cite comme l'un de
ceux qui ne se sont pas déclarés en faveur des noirs , dit
dans son voyage , que les Africains de bon sens regardent
comme le plus grand des malheurs celui d'avoir jamais été
visités parles Européens . Ils observent que les chrétiens
ont introduit le commerce des esclaves , « et que partout
>> où le christianisme se propage , il apporte avec lui une
>> épée , un fusil >> ; ils pourraient ajouter , l'ivresse et la
duplicité. Les moyens employés habituellement par les
marchands négriers pour se procurer des esclaves , valent
au moins ceux qui servent aux brigands de profession pour
se saisir de leur proie. M. Wilberforce, justifie par quelques
détails sur ces pratiques des marchands d'esclaves , l'assertion
d'un des premiers hommes d'état d'Angleterre : la
traite a été le plus terriblefléau qui ait désolé legenre humain.
Si tant de milliers d'esclaves faits annuellement par les
chrétiens durant deux cents ans , si les traitemens inconcevables
qu'on leur fait subir , rendentnon moins inconcevable
le zèle hardi de plusieurs écrivains , qui répètent
que le christianisme a détruit l'esclavage , il faut reconnaître
aussi que ce long attentat ne prouve rien contre
l'esprit du christianisme ; il prouve seulement que cette
force bienfaisante , que l'on attribue aux religions comme
une puissance durable , ne dure qu'unjour entre un siècle
de fanatisme et plusieurs siècles d'indifférence. L'esprit
DÉCEMBRE 1814. 393
du christianisme protégeait l'Afrique ; mais les chrétiens
l'ont accablée , parce que , chez eux comme ailleurs , l'esprit
de négoce absorbe tout , dès qu'il est écouté. L'esprit
de paix dont l'église s'écarta rarement , cette condescendance
reduisit à des actes isolés et très-insuffisans , la protection
que les Nègres auraient attendue de Rome , s'ils
en avaient connu les maximes ostensibles .
L'auteur de la Traite des Noirs et des Blancs cite un
ordre de la congrégation de la Propagande , une ancienne
décision de la Sorbonne, une lettre du pape Alexandre III ,
et même deux brefs du pape Paul III . Il paraît que c'est à
cela que se réduisirent les tentatives favorables aux nègres :
du moins elles honorent surtout la mémoire de Paul III .
Dans un esprit fort différent , les armateurs de la Havane
ont protesté , en 1811 , contre tout projet d'abolition de la
traite , jugeant plus conforme aux intérêts du christianisme
d'enlever avec violence beaucoup d'hommes en Afrique ,
pour en catéchiser quelques-uns en Amériquc.
Dans cette perspective même de la conversion des Africains
, il conviendrait, avant tout, de ne point exciter leur
aversion contre les principes , contre les maximes , et dèslors
contre la religion des blancs. Il faudrait mettre un
terme à leurs guerres intestines , que la traite multiplie
nécessairement ; il faudrait , en leur assurant une vie plus
douce, en étendant leurs idées , les rendre capables de préférer
à leurs superstitions la loi chrétienne , dont les Européens
vantent, la sainteté dans leurs discours ; mais qui ,
d'après leur conduite dans leurs comptoirs , dans leurs navires
, dans leurs sucreries , ne peut être que bien difficilemeni
aimée des Nègres . Ce sont , au contraire , les blancs
eux-mêmes qui perpétuent l'ignorance , la barbarie , le
brigandage sur la longue étendue des côtes. Dans l'intérieur
de l'Afrique , loin des fleuves , dans les lieux en apparence
les moins favorisés de la nature , mais en effet les
moins exposés au fléau de la traite , dans ces pays , où les
blancs ont rarement pénétré , l'on a fait, dit M. Wilberforce,
beaucoup plus de progrès dans le bon ordre; on y
jouit de plus de sécurité et de commodité , en un mot la
vie sociale y est améliorée ; tandis que les peuples qui résident
sur la côte , et qui communiquent depuis si long394
MERCURE DE FRANCE ,
temps avec les nations les plus instruites , vivent dans la
misère et la stupidité.
M. Wilberforce ne se borne pas à prouver que la traite
ne peut être tolérée avec quelque justice , et qu'ainsi , fûtelle
nécessaire même aux colonies , il faudrait encore l'abolir
sans hésiter; il fait plus , il moutre que cette nécessité
même est illusoire en général , et que , dans les colonies
françaises considérées en particulier , il serait dangereux
d'introduire maintenant un certain nombre d'esclaves , et
de nourrir ainsi les dispositions hostiles qui ont éclaté
d'une manière si funeste à Saint-Domingue.
DE SEN**.
FABLES NOUVELLES , en vers , divisées en neuf livres. -Troisième
édition , revue , corrigée et augmentée. Dédiées à Son
Altesse Royale Madame , duchesse d'Angoulême , par madame
A. JOLIVEAU .
Ce qui étonne singulièrement les amis des lettres , c'est la
prodigieuse quantité des recueils de fables qui paraissent depuis
quelques années. On dit que la tyrannie donna jadis naissance
à l'apologue; que le despotisme de l'Orient , ennemi de toute
idée libérale , venait glacer le génie jusque dans sa source; de
là viennent ces contes sans fin et sans nombre dont le but n'était
que de cacher quelques vérités ou quelque satire sous les couleurs
de la féerie. Après avoir reconnu l'influence des gouvernemens
d'Europe sur les lettres , on aurait pu aussi examiner
celle des gouvernemens de l'Asie et notammentde la Perse et de
l'Arabie, sur la langue et les écrivains de ces nations . Ils ne sont
encore connusque par des contes etdes apologues, etcelade temps
immémorial. Ils ne se sont jamais adonné qu'à ce genre; reste à
savoir s'ils auraient pu cultiver d'autres branches de littérature.
L'apologue est venu sans doute lorsqu'on a reconnu le danger
de débiter des maximes ou sentences hardiesdans le goût du fameux
Sa'hady. Rome eut aussi un fabuliste , mais Phèdre écrivit
des fables comme il aurait écrit des satires . La Fontaine ,
que madame de la Sablière appelait sonfablier et qui en effet
produisait des fables comme un pommier produit des pommes,
disait une autre dame célèbre , La Fontaine , par la naïvetéde
son style , le charme piquant de son génie , naturalisa , pour
ainsi dire , l'agologue en France et lui donna unair de création.
DÉCEMBRE 1814. 395
La plupart de ses sujets ne lui appartiennent cependant pas : il
a fallu au bonhomme un fonds inépuisable de tours à la fois ori
ginaux et naturels , de gaieté , de sublime même , pour s'approprier
entièrement ce qu'il imitait , et rester inimitable. 1
Après La Fontaine , personne n'osa pendant long-temps
s'essayer dans un genre qu'il avait porté si loin. Lamothe , d'audacieuse
mémoire , fut le premier qui publia des fables ; j'ignore
jusqu'où cet athlète hardi porta ses prétentions d'amourpropre
, mais on devait tout attendre d'un écrivain qui voulait
recorriger Homère , et qui poussa l'athéïsme littéraire jusqu'à
méconnaître le charme de la poésie. Lamothe avait créé pres
que tous les sujets de ses fables; quelques-uns même sont ingénieux.
Florian ensuise fit paraître son recueil ; ses sujets lui
appartenaient aussi ; mais son style , qui visait plutôt à la sensibilité
qu'à la naïveté , prêta souvent des charmes à ses fables.
Tout le monde se crut alors en droit d'écrire aussi des fables ;
mais tous ces fabulistes , plus ou moins obscurs , déclarent toujours
dans leur préface le bon homme inimitable et parurent
n'entrer en lice qu'avec ses successeurs .
1
1
Parmi ces combattans , on distingue plusieursdames qui n'ont
point été effrayées de la carrière. Il est certain que nous leur
devons quelques fables où respirent les sentimens les plus tendres
et les plus délicats. La littérature , on en est convenu , leur
ouvre plusieurs branches où elles peuvent exceller et même
surpasser les hommes. Le style épistolaire , le roman , leur
offraient un champ où elles sont restées pour ainsi dire sans rivaux.
L'idylle , l'élégie même ont offert tout ce qu'on pouvait
rencontrer de gracieux en ce genre ; les noms de madameDeshoulières
et de madame Dufrenoi suffisent pour montrer qu'il
entre dans ce jugement plus dejustice que de galanterie. Plusieurs
dames ont prouvé què les régions glaciales de la science
et des études sérieuses n'avaient rien qui pût les arrêter. Nous
inettons encore aujourd'hui madame Dacier au nombre des
meilleurs hellénistes que la France ait produits. Des esprits un
peu frondeurs , des philosophes un peu moroses ont objecté que
les sciences n'étaient pas faites pour les femmes; ils ont même
poussé l'irrévérence jusqu'à interdire au sexe en général la faculté
d'écrire ; n'auraient-ils pas voulu , va s'écrier quelque
1
dame auteur , qu'on leur eût donné
Un arrêt par lequel , moi vêtne et nourrie ,
7 On me défend , monsieur , d'écrire de ma vie ?
Certes , le trait eût été noir , nous y aurions gagné sous quelques
rapports ; mais que depertes aussi n'aurions-nous pas faites !
396 MERCURE DE FRANCE ,
combienn'aurions-nous pas eude privations pour notre goût et
notre âme! Madame Joliveau ne nous aurait pas donné quelques
fables agréables, ingénieuses même ; mais aussi nous ne connaîtrions
pas celles qui sont loinde ressembler à leurs soeurs et
dont son recueil est surchargé. Ce recueil qui est, comme on
l'a imprimé , une troisième édition , est dédié à Madame la
duchesse d'Angoulême. On ne pouvait placer la morale et des
leçons de vertus sous une égide plus sûre. J'aurais désiré dans
l'épître àSonAltesse Royale Madame plus de nerfdans la peinture
que madame Joliveau veut faire de nos troubles ; sa plume
n'est pas sans grâce ; mais en général elle manque de chaleur.
Laplupart des sujets de madame Joliveau sont de création;
ceux qu'elle a traités laconiquement ne sont pas dénués d'une
certaine originalité qui séduit. En voici deux qui plairont sans
doute aux lecteurs :
Le Peintre et la Pudeur.
L'Amour nu paraissait respirer sur la toile .
La Pudeur l'aperçoit , rougit , baisse les yeux.
-Quel défaut trouves-tu , belle , au plus beau des Dieux ?
Dit le peintre alarmé ; que lui faut-il ?-Un voile,
La Paille et l'Ambre .
La Paille un jour disait : Quel charme ainsi m'attire ?....
Ne puis-je , Ambre puissant , résister à ta loi?
-Tu le peux , mais il faut te tenir loin de moi :
L'ambre est la volupté qu'on craint et qu'on désire.
La pensée , comme on voit , est ingénieuse , mais les expressions
laissent encore désirer quelque chose pour la justesse .
Madame Joliveau s'est souvent tenue au bien , quand elle aurait
pu chercher le mieux. Les fables où cette dame développe sa
pensée ne sont pas sans intérêt. Il en est quelques-unes que
Bailly lui- même n'aurait pas désavouées. Ce recueil est de
nature à être agréablement accueilli du public ; mais s'il
m'était permis de donner mon avis à madame Joliveau ,
je l'engagerais , dans sa quatrième édition , à imiter un de nos
auteurs , les plus spirituels que nous ayons eus , et qui , en tête
d'une nouvelle édition de ses poésies légères , mit revue , corrigée
et considérablement diminuée. Madame Joliveau ferait
comme nos gourmets , elle choisirait les plus belles cerises de
sa corbeille , et il y en a beaucoup , mais elle ferait mûrir ou
supprimerait celles qui ne sont ou ni mûres ou défectueuses.
J'ose luipromettre encore un volume d'une grosseur raisonnable.
DÉCEMBRE 1814. 397
LES SCRUPULES LITTERAIRES , de madame la baronne de STAEL ,'
ou Réflexions sur quelques chapitres du livre de l'Allemagne.
Chez Delaunay, Palais Royal , galerie de bois , nº. 243. -
CETTE petite brochure , assez agréablement écrite , renferme
des observations auxquelles l'ouvrage de madame de Staël a
donné naissance. Parmi les uombreux sophismes littéraires que
cettedame a avancés , il en est quelques-uns qui ont fait mettre
à l'auteur des Scrupules la plume à la main. Il a entrepris d'y
répondre , ce qu'il fait souvent avec esprit et même avec l'avantagedu
raisonnement. Un sophisme tel bien défendu qu'il soit
n'en est pas moins un édifice bâti sur le sable. Attaquez-le aux
fondations , tout s'écroule de lui-même. Il n'en est pas ainsi de
l'opinion , c'est un mobile ou tout le monde peut occuper une
place. Labrochure que nous annonçons intéressera ceux qui ont
déjà l'Allemagne de madame de Staël , et ils y trouveront de
plusune imitation en vers de la Messiade de Klopstok qui n'est
pas sans quelque mérite. Le tableau qui le termine est fait pour
frapper les amis de l'épopée. L'auteur de cette imitation paraît
être très - versé dans la littérature allemande; ses notes ont autant
d'intérêt que ses réflexions et quoiqu'elles ne contiennent
que six pages , elles valent à elles seules la peine de se procurer
la brochure. On y voit l'imitation de deux élégies de Schiller ,
qui offrent tout ce que ce genre a pu produire peut-être de plus
touchant. L'une est intitulé l'Epouse du Matelot , et l'autre la
Nuit de Noël. Je ne puis me refuser au plaisir de faire connaître
le sujet de cette dernière. Une mère veillait près de son fils
expirant : elle entend les cloches qui annoncent la messe de
minuit ; elle y vole dans l'espoir que l'Eternel rendra son malheureux
enfant à la vie; les autels sont baignés de ses larmes;
elle faitunecourte prière et revient près de son fils dans l'espoir
de déposer le lendemain dans la sainte chapelle le berceau de
ce fils qu'elle revient embrasser.
Elle dit , et déjà ses pas
Se sont tournés vers sa chaumière;
Mais au retour de la lumière
Dans l'église rustique elle ne revint pas.
Les cierges des morts s'allumèrent ,
Et devant le temple attristé ,
Le soir , à leur pâle clarté,
Deux cercueils inégaux passèrent.
398 MERCURE DE FRANCE ,
MÉLANGES .
NOTICE des travaux de la classe des beaux-arts de l'Institut
royal de France , pour l'année 1814 , par JOACHIM LE BRETON
, secrétaire perpétuel de la classe , membre de celle
d'histoire et de littérature ancienne , et de la Légion d'honneur
; lue à la séance publique du samedi 1er, octobre 1814.
1.
MONSEIGNEUR ( 1) , MESSIEURS ,
avec
Cr que les beaux-arts ont le plus à redouter, après la subversion
des principes et la corruption du goût, c'est le tumulte
des armes. Je n'ai pas besoin d'expliquer combien cette année
a été effrayante pour eux ! Les écoles surtout en ont beaucoup
souffert. Celle de Rome n'ayant plus de communication
la France , craignant d'être dissoute à chaque instant , soit par
les mouvemens politiques , soit par le dénûment de moyens
d'existence , ne s'est soutenue , pendant plus de six mois , que
par le zèle , la considération et la sagesse de son directeur. Les
lettres même ne parvenant point avec exactitude , il a été impossible
de nous envoyer les travaux d'émulation des élèves , ce
qui nous prive aujourd'hui de rendre , selon notre usage, un
compte général des études de ce bel établissement.
Nous savons seulement que l'exposition publique des ouvrages
de nos jeunes artistes a satisfait les habitans de Rome; que la
classe des architectes a produit un très-grand nombre d'excellentes
études , où l'on remarque , outre la correction et le goût
dans la manière de dessiner les monumens antiques , une recherche
approfondie de toutes les parties de l'art. Depuis cinq
ans , nous n'avons que des éloges à donner aux élèves d'architecture
, et chaque année ils se surpassent.
Lamême exposition a prouvé que la sculpture fait aussi des
progrès dans l'école .
Les peintres ont moins produit. M. Langlois n'a point exposé
d'ouvrages; mais un tableau deM. Droling , représentantPhiloctète
, a réuni les suffrages par la vérité de couleur , et une
exécution ferme et large. Plusieurs études du même pension-
(1) Son Altesse Royale Monseigneur le duc d'Angoulème , présidant la
séance.
2
DÉCEMBRE 1814, 399
1
naire , moins importantes , mais qui ne sont pas moins bien
traitées , prouvent qu'il a su profiter de son séjour en Italie.
Tous les ouvrages d'émulation de MM. les pensionnaires du
Roi à Rome , doivent être maintenant en route , et lorsqu'ils
nous seront parvenus , la Classe les mettra sous les yeux du public
, et en fera un examen raisonné.
Nous avons reçu les partitions des pensionnaires musiciens ,
à l'exception de celles de M. Chelard , qui consistent dans une
Ouverture , un De Profundis , à seize voix , et un Quintetti ,
( buffa. )
Ce compositeur studieux nous a donné assez de preuves de
ses progrès , depuis quatre ans , pour que nous puissions augurer
favorablement de ses travaux de cette année.
M. Beaulieu a envoyé unDomine Salvum , à cinq voix , morceau
très-important , par les grands développemens que l'auteur
tui a donnés . On y remarque des choeurs à effet , unefugue à
trois sujets , et un quatuor , dont les quatre parties different
entre elles de caractère , mais qui , se réunissant , forment un
ensemble à la fois noble et gracieux. Cette composition fort
étendue , et très-soignée , annonce que M. Beaulieu a beaucoup
acquis depuis un an.
Nous avons reçude M. Ferdinand Hérold , uneScène Italienne,
avec des choeurs , une Symphonie , et trois Quatuors.
On ne doit que des encouragemens et des éloges à ce jeune
compositeur . La sectionde musique a été très-satisfaite de tous
ces morceaux. Elle a reconnu dans les Quatuors , des idées piquantes
et neuves ; dans la Scène , de l'expression et de lamélodie;
dans la Symphonie , de l'énergie et de l'originalité; et
dans tout , une manière d'écrire large , correcte et facile , qui
confirme et accroît les heureuses espérances que la Classe avait
déjà conçues de M. Hérold.
M. Panseron mérite des encouragemens , mais il a besoin
aussi de conseils sévères. Il a beaucoup travaillé , peut-être
même a- t-il trop écrit avant de réfléchir. Un compositeur doit
savoir attendre l'inspiration , pour ne pas faire un métier de son
art. Cependant cette réflexion ne s'applique point à la messe ni
aux deux cantates de M. Panseron , que la section de musique
a examinées. Ces trois compositions indiquent des progrès , un
talent facile et sage. La messe surtout est remarquable , pour
le jeune âgede l'auteur : les fugues ensont bien traitées , et plusieurs
autres parties ont du mérite.
r
Mais dans ses deux symphonies , on peut lui reprocher de
manquer de fermeté dans le style, et de fraîcheur dans les idées.
Peut-être même ferait-il bien de ne pas s'attacher à ce genre ,
:
400 MERCURE DE FRANCE ,
qui exige une imagination féconde et ardente : il serait sage du
moins de se bien consulter avant de l'adopter.
Tel est l'aperçu seulement des travaux de MM. les pensionnaires
du roi à Rome. Sa Majesté et son auguste famille n'apprendront
pas sans intérêt , que cette belle institution d'undes
plus grands de leurs aïeux anon-seulement été respectée pour
le bonheur et la prospérité des arts , mais qu'elle a même reçu
plus d'extension. Undes premiers soins du ministre secrétaire
d'état de l'intérieur a étéde la consoler du long abandon où on
l'avait laissée , et nous savons qu'il y a fait succéder au découragement
une émulation nouvelle, et la reconnaissance.
Les écoles de peinture, de sculpture et d'architecture , à Paris
, ont montré dans les concours qui vont être couronnés , la
force des études et les bons principes qui règnent maintenant
dans toute les parties de l'enseignement des arts.
La classe a réussi enfin , par la constance de ses efforts , de
ses conseils , et même par la sévérité de ses jugemens , à détruire
l'influence d'une manière pauvre et mesquine , qui menaçait
de s'introduire parmi les jeunes peintres.
Son zèle , cette année , avait une autre tâche à remplir : les
appels aux armes et la sévérité extrême des lois qui frappaient
la jeunesse française , allaient enlever tous les élèves qui ont
marqué par d'heureuses dispositions ou des succès , et les écoles
étaient désorganisées. Nos représentations , nos instances ont été
écoutées, et nous avons eule bonheur d'obtenir toutes les exemptions
que nous avons sollicitées pendant trois mois.
Dans ses travaux intérieurs , la classe abeaucoup avancé le
dictionnaire de la langue des beaux-arts , surtout si l'on considere
l'importance des articles qu'elle a discutés et adoptés.
Tels sont , entre cent cinquante autres , les mots , harmonie ,
histoire , illusion , imagination , imitation , licence , lumière ,
magie, manière , proposés par M. Vincent. Le mot caractère ,
dans l'acception générale pour tous les arts , et dans son acception
particulière relativement à l'architecture , par M. Quatremere
de Quincy ; les mots , cella , fontaine , frise ,fronton et
goût , par le même ; et bucher , catacombes , cénotaphe , cinéraire,
cippe , sarcophage , qui forment un ensemble de notions
exactes sur les sépultures des anciens, par M. Visconti; et du
même encore , les articles , calcédoine , sardoine , onyx et camée,
qui composent un traité très-instructif sur cettepartie
del'art antique; par M. Charles , les articles acoustique , bruit ,
son et timbre.
Unde ces articles (fronton ) a produit une dissertationintéressante
d'un de nos savans correspondans , M. Timothée VerDÉCEMBRE
1814. 401
1
dier , de Lisbonne , qui suit nos séances avec autant d'exactitude
, qu'il a de zèle pour les arts , principalement pour l'architecture,
dans laquelle il est profondément instruit.
M. Verdier ne s'est pas contenté de nous communiquer ses
lumières , il a enrichi la bibliothéque de l'institut de plusieurs
ouvrages rarus dont elle manquait, et qu'il a rendus plus précieux
par des dissertations critiques et des observations que la
classe a fait joindre aux livres même pour en augmenter l'utilité
(2) .
L'unde nos plus respectables confrères , M. Peyre , dont les
plushabiles architectes se glorifient d'être élèves , a communiqué
àlaclasse un traité manuscrit de perspective avec les figures
géométriques nécessaires ou utiles à la démonstration de ses principes.
Cet ouvrage , fruit d'une longue et savante expérience ,
était attendu depuis long-temps , et l'auteur va le publier (3) .
M. Castellan , son gendre , auteur du discours préliminaire
qui est en tête de ce traité de perspective , et qui en a gravé les
planches , nous a lu un mémoire intéressant sur les antiquités
de Brindes et sur deux colonnes triomphales que les Romains
(2) Tels sont , entr'autres , les commentaires sur Vitruve , par Philander ,
imprimés à Rome , sous les yeux du commentateur ( 1544 ) ; la traduction
du même Vitruve , par Jean Martin ( Paris , 1547 ), enrichie d'une opuscule
de Jean Goujon, seul écrit connu de ce sculpteur célèbre. Dans une dissertation
qu'il nous a lue, M. Verdier réfute la critique du marquis de Poléni,
sur un passage de Jean Goujon , et relève des erreurs de Jean Martin . Le
même correspondant nous a offert encore l'édition de 1565 de l'Epitome des
dix livres d'architecture de Vitrave , par Jean Gardet et Dominique Bertin
; enfin un mémoire imprimé ( petit in-folio , 1758 ) , intitulé : Architecture
singulière , l'éléphant triomphal , grand kiosque à la gloire du roi,
par M. Ribart , membre de l'Académie des Sciences , etc. de Béziers ; un
volume sur la musique : Musica libris quatuor explicata , ( 1551 , Parisiis )
apud Guglielmum Cavallat .-Algebræ compendiosa , facilisque descriptio
quá depromuntur magna arithmetices miracula ( 1551 , même libraire ),
etla quadrature du cercle , inventée par Simon Duchesne, de Dôle ( 1584) .
(3) « De la perspective sous le rapport de l'art , réduite à l'expression la
>> plus simple , celle de tracer avec des triangles semblables et des échelles
>> de proportion , ( ce qui est le plus facile , et ce qui semble présenter les
>> plus grandes difficultés ) des plafonds , la répétition des glaces sur des
>> plans inclinés , et des anamorphoses , par A. F. Peyre , architecte ,
> membre de l'Institut et de la Légion d'honneur , avec un discours préli-
>>minaire , par A. C. Castellan , qui a gravé une partie des planches ».
26
402 MERCURE DE FRANCE ,
érigèrent sur le pont de cette ville , à l'extrémité de la voie
Appia (4).
M. le comte de la Borde , membre de la classe d'histoire et
de littérature ancienne , nous a fait part de ses recherches et de
ses observations sur l'origine et les progrès de l'architecture
arabe en Espagne. La classe a prouvé le plaisir qu'elle avait eu
à entendre l'auteur , en choisissant son mémoire pour une des
lectures qui doivent occuper cette séance.
M. le chevalier Badia nous a intéressés par des extraits de ses
voyages et par les dessins qu'il a faits et les plans qu'il a levés
'de la principale mosquée de la Mecque et de celle de Jérusalem ,
inaccessibles à tout ce qui n'est pas musulınan , et qui , par cette
raison , n'étaient point exactement connues des artistes .
Un savant modeste , mais très-instruit dans l'histoire de l'ancienne
musique , M. Perne , a occupé une de nos dernières
séances par la lecture d'une notice raisonnée sur une messe à
quatre parties de Guillaume de Machaut , qui existe à la bibliothéque
du roi (5), et sur la notation des XII ., XIII . et XIV .
siècles .
La bibliothéque du roi , la plus riche du monde, possède
beaucoup de musique ancienne inconnue , comme les bibliothéques
de Vienne , de Volfenbutel , de Cambridge , d'Oxford ,
etc.; mais il était impossible d'en évaluer les notes . M. Perne a
soumis à la classe , avec son mémoire , six tables des notations
qui semblent donner la clef de toute la musique ancienne de
ces siècles reculés , et la rendre assez facile à lire. C'est fournir
le moyen de continuer l'histoire de la musique ancienne , interrompue
par un long intervalle que personne n'a pu franchir ,
ni l'abbé LLeebeuf, ni le comtede Caylus , ni l'abbé Rive , en
France , ni le docteur Burney , ni le docteur Forskell , qui l'ont
essayé , et qui avaient infiniment plus d'érudition dans ce
genre.
Le mémoire de M. Perne, qui est clair , simple et précis , offre
non-seulement l'espérance très-fondée de mettre en partitions
la musique des XII ., XIII . et XIV . siècles , mais aussi la musique
des siècles antérieurs. Cet avantage est digne d'un grand
intérêt.
Vers le milieu du dernier siècle , il y eut une fermentation
plus utile à l'art musical que mesurée dans les discussions et les
disputes qu'elle produisit. Ce n'est pas que plusieurs des écri-
(4) Ce mémoire fait partie d'un ouvrage inédit sur l'Italie.
(5) Sous les numéros 7609 et 2771 .
C
に
he
DÉCEMBRE 1814. 403
vains qui se combattirent n'eussent avec le sentiment de la musique
beaucoup d'instruction et beaucoup d'esprit; mais le despotisme
d'un goût exclusif dans les arts est une vraie tyrannie
que le plaisir supporte encore moins que la raison. On est loin
maintenant de cette manière de voir , et la tendance des esprits
est plus propre à recueillir ce qui est hon dans tous les genres .
Ily a moins de théories et plus d'applications. Les instrumens ,
surtout depuis quelques années , sont l'objet d'une heureuse
émulation .
Nos rapports annuels offrent presque toujours des découvertes
ou des modifications ingénieuses et utiles , telles que l'orgue expressifde
M. Grenié , et le nouveau piano des frères Erard , etc.
Ces derniers viennent de rendre un nouveau service à la musique
et d'acquérir un titre de plus à la reconnaissance de la
France et de l'Europe , par l'invention d'une nouvelle harpe qui
présente des avantages inespérés .
Le charme particulier de la harpe est senti par tout le monde,
nais elle a des défauts essentiels qui contrarient à chaque instant
l'artiste et l'amateur qui voudraient donner un libre essor
à leur inspiration , en parcourant dans tous les sens , les routes
de l'harmonie et de la mélodie. Par la nature même de sa composition,
laharpe était bornée à quelques tons , ses pédales ordinaires
étant insuffisantes pour former le système chromatique
du clavecin et de l'orgue.
1
Depuis long-temps on cherchait en vain à résoudre ce problème
: les frères Erard viennent d'en donner une solution qui
ne laisse rien àdésirer , tant pour la précision de la mécanique
que pour la justesse d'intonation , sans introduire aucune difficulté
de plus , aucune complication pour le harpiste.
Il fallait , pour juger cet instrument , la réunion des connaissances
mécaniques et physiques à la science des musiciens ; mais
grâce à l'heureuse combinaison de l'Institut , tous les genres de
lumières s'y trouvent réunis , et se prêtent un appui mutuel. La
classe des sciences et celle des beaux-arts ont nommé en communune
commission (6) pour examiner la nouvelle harpe. Le
temps n'a pas permis encore de publier le rapport général; mais
les commissaires qui se sont réunis plusieurs fois pour examiner
et entendre ce bel instrument , en présence de MM. Dalvimare
et Vernier , sous la touche savante de M. Boxa et de ma-
(6) La commission est composée de la section de musique de la classe
des beaux-arts , et de MM. Prony et Charles , membres de la classe des
sciences physiques et mathématiques.
404 MERCURE DE FRANCE ,
demoiselle Krumpmolz , pensent que les frères Erard ont rendu
la harpe un instrument complet , aussi étendu que le piano, et
qui a de plus que celui-ci l'avantage de donner séparément l'ut
dieze et le ré bémol , etc. , tandis que le piano et l'orgue réunissent
ces deux sons par une même touche , et assimilent ainsi
deux sons qui ne sont pas exactement les mêmes .
3
La correspondance de la classe atteste que , même dans les
orages politiques , les arts , ainsi que les lettres et les sciences ,
empêchent que les nations ne rompent entièrement tous les liens
d'union et d'estime réciproques. Le savant et spirituel docteur
Burney (7) ; le célèbre peintre Benjamin West, président de
l'académie royale de Londres , et associé étranger de l'Institut ;
M. Fuesli , membre et professeur très-distingué de cette même
académie , ont entretenu , autant que les circonstances ont pu
le permettre , ces utiles relations avec la classe , et par elle avec
les arts , en France , tandis que l'homme le plus vénéré dans les
sciences , sir Joseph Banks , président de la société royale , ainsi
que plusieurs autres savans ou littérateurs anglais , étaient également
en commmunication de lumières et de bons offices avec
les autres classes de l'Institut (8) . L'un d'eux , M. James Forbes ,
(7) Le docteur Burney , auteur d'une histoire de la musique et d'un itinéraire
musical en Europe , etc. , est mort depuis peu à Londres . La classe
des beaux-arts , qui l'avait nommé l'un de ses correspondans , lui donne de
justes regrets.
(8) La classe des sciences physiques et mathématiques compte parmi ses
associés étrangers et ses correspondans , à Londres seulement , outre sir
Joseph Banks , le célèbre Herschell , le docteur Jenner , bienfaiteur de l'humanité
, MM. Blagden , Davy , Mendoza , Deluc , Home , Simmons , et à
Birmingham , M. Watt. La classe d'histoire et de littérature ancienne a
pour correspondans , aussi à Londres, le majorRennel et le docteur Gillies.
Nous avons cité particulièrement les artistes et savans anglais , qui appartiennent
à l'Institut , ou qui correspondent avec lui , parce que c'est avec
leur nation seule que les rapports ont été interdits. Mais les hommes élcaires
savent tous que le monde savant s'est allié à l'Institut de France. Voici une
partie des noms qui décorent la liste de ses associés et correspondans , dans
l'étranger seulement : Jefferson , aux États-Unis ; Wildfort , à Calcuta ;
Klaproth , et l'illustre voyageur de Humboldt, Reichart , à Berlin ; le baron
de Krusentern et Betancourt, à Saint-Pétersbourg ; Harding , Blumenbach,
Heeren , Eichom , Sertorius , Charles Villers , Burg , Fiorillo , à Goettingen
; Gauss , à Brunswick; Aberklad , Thunberg , à Stockholm ; Niebuhr,
Bugge, en Danemarck ; Olbers , à Brême ; De Kayenhoff, Van-Swinden,
C
P
R
A
A
Le
ת
1
DÉCEMBRE 1814 . 405
adonné à toutes les classes un témoignage honorable de souvenir
, en leur envoyant son bel ouvrage qui a pour titre : Orientals
Mémoirs ( Mémoires orientaux ) , en 4 volumes in-4°. ornés
de 93 planches gravées , dont les sujets ont été choisis sur plusieurs
milliers de dessins originaux résultant des voyages de
l'auteur et particulièrement d'un séjour de dix-huit années aux
Indes orientales . Les sciences , l'histoire et les arts ont accueilli
avec la distinction qu'il mérite cet intéressant résultat des recherches
et du zèle de M. James Forbes , ainsi que l'expression
des nobles sentimens qu'il a consignés dens sa préface , et dans
la lettre qui accompagnait le don de ses mémoires , pour l'Institut
de France , qui eut le bonheur de lui faire rendre la liberté
(9) .
M. John Britton nous a fait connaître les nombreuses et intéressantes
descriptions qu'il a publiées , tant des anciennes cathédrales
d'Angleterre , que de divers autres monumens de l'art ,
de la galerie de tableaux du marquis de Strafford , et de celle
de Corsham . L'auteur y joint les plans de ces deux riches habitations.
Les travaux de M. John Britton annoncent beaucoup
Van Marum , en Hollande ; Harless , à Erlang ; le baron de Zach , à Gotha ;
le prince primat , à Francfort ; Werner , en Saxe ; Wiebcking , le baron
deMoll , Soemmering , Manlich , à Munich ; Landriani , le baron Jaquin ,
de Hammer , Burg , Salieri , à Vienne ; Lindé , à Varsovie ; Ortiga , à
Madrid ; Coréa de Serra , Verdier , à Lisbonne ; à Genève , Pictet , Desanssure
, Odier , Gosse , Jurine , Prévost , Simonde Sismundi ; en Suisse ,
Huber père ; à Turin , de Caluso , Brugnone , Vassali-Eandi , Porporati ,
Le Pescheux. Le comte Oriani , Appiani , Antolini , à Milan ; le comte
Volta , Scarpa , à Pavie ; Paoli , à Pise ; Fabbroni , Mascagni , Sestini ,
Mustoxidi , de Baillou , Morghen , à Florence ; Gaetano Marini , Derossi ,
Zingarelli , Canova , Dagincourt , à Rome ; Cagnoli , à Vérone ; Morelli ,
Cignora , à Venise ; Cotuni , Paisiello , Réga , Carelli , à Naples ; Scrofani ,
Piazzi , Marvuglia, en Sicile ; Rufin , à Constantinople ; Fauvel, àAthènes;
Rousseau , à Bassora ; Corancez , à Bagdad.
(9) M. James Forbes était prisonnier à Verdun en 1804. Les sollicitations
de l'Institut obtinrent qu'il retournât libre en Angleterre , pour terminer
son ouvrage. C'est un bonheur dont l'Institut se glorifie d'avoir pu
jouir plus d'une fois , dans des circonstances difficiles , et dont les savans
Anglais , surtout sir Joseph Banks , lui avaient donné l'exemple dans les
temps les plus orageux de la révolution . Neuf ans après , lorsque les Memoires
Orientaux ont paru , leur honorable auteur nous a rapelé le témoignage
d'estime et d'intérêt que l'Institut lui avait donné.
(
406 MERCURE DE FRANCE ,
:
de connaissances dans les arts , et beaucoup de goût pour eux.
M. Charles Dupin , capitaine du génie maritime , associé
étranger de l'Institut royal de Naples , de l'Académie des sciences
de Turin , et de celle de Corcyre ,nous a adressé une description
animée des sculptures du Puget , qui se trouvent dans l'arsenal
de Toulon , et de la magnifique galère amirale , à trois rangs
derames.
L'auteur , dans un second mémoire , manuscrit comme lepremier
, propose des moyens de conservation pour les objets précieux
contenus dans l'atelier de sculpture de l'arsenal de Toulon
, et de les rendre plus utiles aux progrès de cette application
de l'art statuaire aux vaisseaux français.
Sous ce double point de vue , la classe ne peut qu'approuver
le zèle de M. Charles Dupin , et désire, comme lui, que tous les
objets sculptés par le Puget , ou d'après ses dessins et sa direction
, soient conservés religieusement pour l'art , et comme des
monumens d'un grand siècle : elle ne peut que gémir avec l'auteur,
de les savoir répandus çà et là , dans un atelier trop peu
vaste , encombrés d'autres objets , où ils sont exposés d'ailleurs
à être plus ou moins mutilés , et même à être détruits.
En les réunissant et les classant dans un lieu convenable , ils y
formeraient une collection à la fois monumentale et instructive ,
qui s'accroîtrait des morceaux analogues , dignes d'être recueillis
à côté d'eux , pour servir de modèles et d'objet d'instruction
aux jeunes artistes qui se destinent à ce genre. On ne peut que
féliciter M. Dupinde la sollicitude éclairée qu'il montre pour
préserver des objets d'un grand prix , auxyeux de l'art, et pour
conserver à la France un genre de supériorité qu'aucune nation
ne peut lui disputer .
Malgré l'état de crise où s'est trouvée la France , les grands et
beaux ouvrages qui caractérisent son goût pour les arts , et qui
honorent ses presses , n'ont point été interrompus.
Il n'a paru, à la vérité, qu'une livraison ( la sixième ) de l'Histoire
de la décadence de l'art,démontrée parles monumens (10) :
mais il faut l'attribuer moins aux circonstances qu'aux soins de
toute espèce qu'exigela publication d'un ouvrage de cette impor-
(10)Histoire de l'art par les monumens, depuis sadécadence, au IV . siècle,
jusqu'à son renouvellement , au XVI . , par M. Séroux Dagincourt, correspondaut
de l'Institut de France.A Paris , chez Treuttel et Wurtz.
On trouve , chez les mêmes libraires , le recueil des fragmens de sculpture
antique , en terre cuite , par le même M. Dagincourt, et publié par son ami
M. de La Salle. Un vol. in- 4º., orné de trente-huit planches gravées.
DÉCEMBRE 1814. 407
tance. Les éditeurs , dont le zèle égale les lumières , ont donné
la plus grande partie des planches gravées , et le texte, qui formera
plusieurs volumes in-folio , va être livré à l'impression .
Cette lenteur n'est donc qu'apparente, puisqu'on travaille en
même temps à toutes les parties . Le respectable auteur , M. Dagincourt
,jouira bientôt du fruit de ses veilles savantes .
Pendant que ce grand ouvrage classique s'achève d'imprimer ,
un homme digne de l'honorable amitié de M. Dagincourt ;
M. de La Salle vient de publier un volume in-4º , contenant ,
en trente-huit planches , plus de trois cents objets de la riche
collection de terres cuites antiques , que ce même Nestor des
amateurs de l'art a rassemblées , depuis près de quarante
ans qu'il habite Rome. Lui-même en a fait le choix , et c'est
sous ses yeux qu'ils ont été gravés. Il y a joint un texte explicatif,
qui contient des notions importantes sur les usages , les
moeurs , les costumes , les jeux , les constructions des anciens ,
et sur le caractère de l'art et des monumens , à différentes
époques. Le goût , l'imagination et les connaissances de M. Dagincourt
guident alternativement sa plume ; tantôt il cherche
avec un tact sûr , l'emploi ou l'origine des monnmens , tantôt
il les décrit avec cet enthousiasme que l'expérience rend encore
plus aimable et plus rare ; tantôt enfin il explique les sujets
que présentent ces précieux débris , et là encore , à côté d'une
érudition variée , on reconnaît une modestie vraie, qui ne permet
pas à l'auteur de donner des doutes pour des décisions ; un
goût délicat, qui lui fait sentir qu'il y avait aussi , dans l'art des
anciens , des caprices ou des inventions dont il serait inutile de
vouloir pénétrer le sens , ou donner l'explication. C'est une
nouvelle source d'idées heureuses , de formes élégantes , de
renseignemens précieux qu'ouvre M. Dagincourt. Ce recueil
fera suite aux ouvrages de Caylus , de Stosch et de Winkelmann.
Tout intéressedans cet ouvrage: l'auteur le dédie aux élèves
des beaux-arts , avec un sentiment tout paternel ; il leur
lègue , en quelque sorte , tous les travaux de sa vie plus
qu'octogénaire , et termine ainsi : « Mes jeunes amis..... agréez
» donc mon hommage ; qu'il vous rappelle l'attachement que
>> j'eus pour vous dans tous les instans de ma vie , et chéris-
>> sez ma mémoire » . M. de La Salle en a soigné l'édition ,
avec un sentiment tendre et religieux ; enfin , l'esprit y puisera
des lumières , et tous les amis délicats des beaux- arts s'uniront
aux élèves auxquels M. Dagincourt recommande sa mémoire
, pour la bénir avec eux.
Le troisième et dernier volume de l'ouvrage de M. Scoppa ,
1
(
408 MERCURE DE FRANCE ,
sur les vrais principes de la versification , dans la langue italienne
et dans la langue française , a été offert à la classe des
beaux-arts par l'auteur . Ce grand travail , encouragé par deux
classes de l'Institut qu'il concerne , sous divers rapports , étant
terminé , on peut maintenant en discuter les principes et les
applications . Mais, de quelque avis qu'on soit sur la proportion,
juste ou exagérée, des avantages que M. Scoppa attribue à notre
langue , relativement à la musique , on lui doit de la reconnaissance
pour l'étendue et le mérite de ses recherches . C'est
anx gens de lettres et aux compositeurs à le méditer , et à préparer
à l'auteur le prix de l'opinion , qu'il n'appartient qu'au
public et au temps de déférer.
M. l'abbé Roze a offert à la classe une méthode de plainchant
que la section de musique a jugée estimable , ainsi que
le conservatoire , qui l'a mise au rang de ses méthodes d'enseignement.
Depuis plusieurs siècles , le chant grégorien est , pour ainsi
dire , stationnaire. Les changemens qu'on a tenté de lui faire
subir n'ont été ni assez bons , ni assez mauvais pour le faire
avancer ou rétrograder , de manière qu'une méthode nouvelle
semble ne devoir rien offrir de nouveau. Cependant on peut
établir d'anciens principes avec plus de simplicité , plus de clarté
et plus de concision; c'est ce que M. Rose a fait , et c'est
ce qu'il pouvait faire mieux qu'un autre , après avoir été ,
pendant quarante ans un de nos meilleurs maîtres de chapelle.
,
Enfin , pour terminer ce qui concerne la musique , nous
avons reçu de M. Raymond , de Chambéry , membre de plusieurs
sociétés savantes , son essai imprimé sur la détermination
des bases physico-mathématiques de l'art musical. La classe ,
ayant eu communication du manuscrit,n'a point d'opinion
nouvelle à émettre ; mais elle se plaît à reconnaître le zèle constant
et éclairé de G. M. Raymond pour les théories des beauxarts
et leur progrès .
Depuis long-temps les hommes qui aiment l'histoire grecque
désiraient que notre confrère , M. Clavier , publiât sa traduction
de Pausanias , qu'on savait achevée. Le géographe , l'historien
et l'artiste ont besoin de consulter cet auteur classique ,
mais qui est quelquefois si obscur , que Winkelmann et l'abbé
Barthelemy ont pu s'y méprendre dans l'original , d'ailleurs
très-infidèlement traduit en français . M. Clavier , après avoir
donné tous ses soins à rétablir le texte , offre une traduction
littérale. C'est rendre , aux artistes surtout , uu éminent service.
Mais M. Clavier , aussi modeste qu'il est savant , ade
DECEMBRE 1814 . 409
mandé à la classe des beaux-arts de lui fournir des notes et des
observations , pour ainsi dire techniques , et quelques membres
sont chargés de s'entendre sur cet objet avec l'estimable traducteur.
M. Kelsall ( anglais) , a présenté un ouvrage , en un fort
volume in-4° (11 ) , qui ne concerne la classe des beaux-arts ,
que sous un seul rapport , les plans et détails des édifices de
l'université qu'il propose ( 12) ; ce que la classe aurait à dire sur
Ics connaissances et le goût de l'auteur , en architecture , aurait
peu d'intérêt pour l'art , et ne satisferait pas sans doute
M. Kelsall ; mais ce sont les idées morales et politiques d'un
système d'instruction , qui embrasse toutes les branches des
connaissances et la destination de l'homme en société , qu'il faudrait
apprécier ; car ce sont elles qui font le mérite d'un aussi
important ouvrage. Nous pouvons affirmer que l'auteur y
montre une érudition très-variée ; du reste , c'est aux autres
classes de l'Institut à prononcer sur la théorie , les vérités , ou
les erreurs qu'elle présente , et sur le mérite littéraire.
M. Landon , correspondant de la classe , a continué la publication
de ses Annales du Musée et del'École moderne (française
) des beaux- arts , avec le même goût , le même bon
esprit qu'il a montrés dans tout le cours de cette collection. Le
trentième volume est sous presse .
Il a donné aussi les tomes XVI et XVII des Vies et oeuvres
des peintres célèbres , dans lesquels tomes se trouvent l'oeuvre
de Michel-Ange Buonarotti , de Daniel de Volterre et de
Baccio Bandinelli. Il s'occupe maintenant de l'oeuvre de Le
Sueur.
LeAntiquités d'Athènes , de Stuart et Revelt , ont été fort
mal traduites en notre langue , et cet ouvrage , si utile à l'étude
de l'architecture , avait en outre l'inconvénient d'être
très -cher. M. Landon a conçu et terminé le projet d'en
donner une très-bonne édition , d'un prix modique , avec une
traduction qui ne laisse rien à désirer , et dout les arts sont redevables
à M. Feuillet , bibliothécaire adjoint de l'Institut.
La septième et avant-dernière livraison est sous presse. L'ouvrage
complet formera trois volumes in -folio .
La Description du Musée , par Filhol, en est à la cent
scizième livraison : il n'en faut plus que quatre , pour compléter
cette intéressante collection , fixée à dix volumes in-8° :
(11) Phantasm ofan university, projet d'univesrité.
(12) The architectural detail.
410, MERCURE DE FRANCE ,
mais dans ces derniers cahiers , on aura la Transfiguration ,
et la Grande Sainte-Famille , par Raphaël ; la Prédication
de Saint Paul , par Le Sueur ; le Saint Ambroise , de Philippe
de Champagne ; l'Exaltation en Croix , par Rubens , et
le complément de la Galerie de Saint Bruno , par Le Sueur ;
tous tableaux de premier ordre: en statues antiques , on aura
le Laocoon et la Vénus de Médicis .
Le concours des prix décennaux , dont la veuve Filhol publie
une description, qui sera aussi un monument digne d'invérêt
, en est à la sixième livraison ; il n'en reste plus que
quatre à donner pour compléter cet oeuvre. Il formera un
volume in-4° .
Parmi les descriptions d'anciens monumens , la classe a remarqué
avec intérêt deux livraisons ( la troisième et la quatrième
) des Antiquités de Pompei , publiées par M. Mazois.
MM. Grandjean de Montigny et Jamin , anciens pensionnaires
architectes , de l'école de Rome , ont publié seize cahiers
de l'architecture toscane , ou d'un choix de palais , maisons
et autres édifices de la Toscane , mesurés et dessinés par eux .
M. Grandjean entreprend maintenant un recueil des plus
beaux tombeaux , exécutés en Italie , dans les XVe. et XVIe.
siècles , d'après les dessins des plus célèbres architectes et
sculpteurs , et qui ont été également dessinés et mesurés par
lui et son condisciple. Les trois livraisons qui ont paru contiennent
dix - huit planches gravées. L'ouvrage en aura
soixante-douze , accompagnées d'un discours préliminaire , servant
d'explication . Cet oeuvre , dont le prix est modéré ( 13) ,
mérite d'intéresser les artistes et les amateurs des arts , comme
le précédent ouvrage des mêmes auteurs .
Le plus parfait des ouvrages de luxe qui nous ont été présentés
, est la suite de la description des Liliacées , par Redouté
, l'aîné. Ce magnifique oeuvre touche àsa fin. Il honorera
non-seulement l'artiste qui en est l'auteur ; mais le genre de
gravure coloriée qu'il a perfectionné est une ressource acquise
pour décrire les plus brillantes productions de la nature. En
cela , M. Redouté a rendu un véritable service. L'édition des
Liliacées , grand papier , est surtout extrêmement précieuse ,
en ce qu'il n'en existera jamais que vingt-deux exemplaires ,
qui sont tous retouchés au pinceau par l'habile peintre.
M. Edouard Gatteaux, graveur en médailles , ancien pen-
(13) Quatre francs la livraison. Chez Didot l'aîné , et chez l'auteur , rue
Favart , nº . 12 .
DÉCEMBRE 1814. 411
sionnaire à l'école de Rome , avait consacré déjà son talent et
sa reconnaissance à graver le portrait de feu M. Moitte son
maître. Cette année il a gravé , aussi par zèle , le portrait de
Philibert Delorme , l'un des plus célèbres architectes que la
France ait produits. La classe , agréant avec plaisir l'offre que
le jeune artiste lui en a faite , a décerné , cette année, cettemé
daille en prix aux élèves d'architecture.
Tel est le précis des travaux et des objets qui ont occupé la
classe des beaux-arts de l'Institut , dans le cours de l'année;
précis dans lequel nous ne comprenons point les examens et
les rapports qui sont relatifs au rétablissement de la statue
de Henri IV, et àl'érection d'un monument proposé par la garde
nationale de Bordeaux , sur lesquels la classe a été consultée.
L'éxécutionde ces monumens nous y ramènera.
LE JOUR DES ROIS .
Suite des Enlèvemens .
M. DE REINDOLF avait pardonné d'assez bonne grâce à son
fils , mais il ne voulait pas exposer Louise à être enlevée une
seconde fois. Ce père prudent connaissait l'indulgence de M. de
Béligheim qui ayant conçu de grandes espérances au sujet de
son petit-fils Albert , l'aimait presque autant que s'il eût été un
héros grec. Il aurait peut-être applaudi tout le premier si
Albert avait enlevé toute autre femme que sa nièce ; mais il
trouvait que le jeune homme avait eu tort de se choisir une
Hélène dans la famille , et c'est en cela seul qu'il jugeait blåmable
cette action que néanmoins il louait quelquefois , inconséquence
commune à bien des pères , qui , devant leurs enfans ,
citent comme un traitde gentillesse la faute même pour laquelle
ils les ont punis.
Joseph de Reindolf n'osant plus confier Albert à la trop
facile autorité de son beau-père , annonça qu'il voulait l'éloigner
avant de s'absenter de nouveau. Dès que l'on apprit cette
cruelle résolution , madame de Béligheim l'approuva ; mais son
mari se facha , sa fille pleura , Louise bouda , et son petit mari
limita. L'inflexible Joseph expose ses raisons avec beaucoup
de sang-froid , et offre pour dédommagement de la peine qu'il
cause , le choix de la ville où Albert achèvera son éducation.
D'un commun accord, on décida que ce serait une grande
ville , parce que là on acquiert des connaissances de tout genre;
1
412 MERCURE DE FRANCE ,
souvent , il est vrai , c'est aux dépens du coeur et des moeurs,
mais ces dames tenaient singulièrement à ce qu'Albert fût un
jeune homme accompli , à ce qu'on ne pût l'accuser d'avoir un
ton de province. Madame de Béligheim voulait que ce fût à
Vienne qu'Albert se perfectionnât. Son mari voulait que ce fût
àRome , la ville sacrée. Madame de Reindolf , et même Louise
qui eut bien soin de faire entrevoir son opinion ,jugeaient que
Paris devait l'emporter sur toute autre ville. Madame de
Béligheim soutenait que Vienne convenait à un Allemand , et
que du moins Albert apprendrait là tout ce qu'il lui serait utile
de savoir . Son mari disait que Rome était la ville des beaux-arts
et des glorieux souvenirs ; d'un autre côté , madame de Reindolf
faisait valoir les agremens de Paris , la société , la littérature
, et par-dessus tout cela , pensait Louise , lebon goût dans
les modes qui faisait de la cité française une ville très-essentielle
aux yeux d'une jeune fille de onze ans. Comme ces divers
avis ne pouvaient s'accorder , le penchant d'Albert devait réunir
tous les suffrages. Chacun plaida sa cause auprès de lui ;
mais celle qui l'emporta fut celle qui ne plaida point ouvertement.
Louise fit entendre à son petit mari qu'il devait naturellement
montrer quelque condescendance pour sa mère.
Albert sentit la justesse de cette observation , et manifesta le
désir de connaître Paris. M. de Reindolf avait dans cette ville
un ami fort obligeant à qui l'on recommanda le triste Albert ;
on permit à ce dernier , pour diminuer ses regrets , d'entretenir
une correspondance avec Louise de Liesthal , ce qui était fort
naturel puisqu'elle devait être sa femme , et que même elle
l'avait été pendant quelques mois. Son absence ne devait durer
que cinq ans , et à son retour il pourrait se marier , s'il en
avait encore l'intention; Albert se hâta de répondre qu'il l'aurait
toujours , après quoi il travailla aux préparatifs de son
voyage.
Robert , après avoir reçu ses instructions , accompagna son
jeune maître; Louise lui recommanda bien particulièrement
de ramener son mari avec les mêmes sentimens qu'il montrait
en partant , et de veiller sur tout à ce qu'il n'eût que des amis
choisis; elle n'osa parler des amies, mais le bon Robert n'avait
pas besoin de plus grands éclaircissemens. La séparation fut
douloureuse ; on se fit mille protestations de part et d'autre ,
et M. de Béligheim , en donnant sa bénédiction à son petitfils,
le sommade ne revenir à la maison paternelle qu'avec une
taille de cinq pieds cinq pouces , une moustache épaisse et le
coeur d'un brave. A cet ordre Louise sourit pour cacher ses
larmes , mais Albert les aperçut et il partit satisfait..
DÉCEMBRE 1814. 413
1
Pendant la route , Robert se crut tenu de faire des sermons
àcelui qui était confié à ses soins; mais ses observations demeuraient
sans fruit , car Albert pensait à toute autre chose .
Albert entra dans Paris par la barrière Marengo , la rue
Mouffetard , la place Maubert, et il descendit rue Gît-le-Coeur ;
comme il était tard , on résolut d'y passer la nuit , et le soir
Albert se hâta d'écrire à ses parens que rien n'était plus hideux
et plus triste que Paris . Le lendemain Robert, qui jadis avait fait
ce même voyage avec le baron d'Elnach , conduisit le jeune
homme sur les quais , lui fit remarquer le Louvre , passa par les
Tuileries , la place Vendôme et les boulevards. En rentrant ,
Albert ne manqua pas d'ajouter à sa lettre dans un post-scriptum
, que rien n'était magnifique et riant comme Paris . M.de
Béligheim , en répondant à cette lettre , deinanda à son petitfils
sí déjà la capitale lui avait appris à déraisonner .
CependantAlbert fut bientôt séduit, soit par la variété des objets
, soit par l'empressement général qu'on lui témoignait. Ce
qui le charmait surtout c'était les concerts ambulans qu'il rencontrait
à chaque détour de rues. Un seul contraste le choquait
et lui semblait être tout-à-fait de mauvais goût , c'était l'accoutrement
plus que négligé des cantatrices des rues , qui chantaient
d'une voix mâle et rauque les tourmens ou les charmes
de l'amour , et accusaient du milieu de la boue le perfide dieu
de Cythère , tandis que leur démarche parfois incertaine annonçait
qu'elles avaient plus à se plaindre des trahisons de
Bacchus.
Albert admirait aussi l'ordre et la paix établis dans cette
ville immense ; il ne concevait pas la force qui, en faisant tout
mouvoir , pouvait tout contenir; chacun lui semblait suivre
librement ses volontés , et cependant nul ne dérangeait cette
machine si compliquée à laquelle tant d'ouvriers mal-adroits ou
mal-intentionnés travaillent sans cesse ..
Pendant qu'Albert songeait au grand perfectionnement de la
police , il passa près d'un théâtre estimé où il vit deux ou trois
cents individus , tous à la suite les uns des autres ; un soldat
semblait les discipliner à coups de crosse de fusil , en faisant
rentrer dans la ligne quiconque la dépassait. - Sont-ce des
conscrits ( il y en avait alors) , demanda le jeune Reindolf à un
Anglais qui contemplait la foule ?-Non , vraiment ; se peut-il
quevous preniez ce public pour des conscrits ?-Ah ! j'entends,
ce sontdes affaires importantes qui les amènent là ;je les plains ,
il fait si froid , si humide! ... - Vous vous trompez encore ; on
meurt de froid et de fatigue pendant trois ou quatre heures ,
afin de goûter un plaisir qui n'a pas une plus longue durée .-
414 MERCURE DE FRANCE ,
1
Par conséquent c'est un plaisir qui n'entraîne aucun frais.-
N'en croyez rien , on le paye de deux manières ; d'ailleurs vous
allez voir. Une grille s'ouvrit qui semblait tenir le public en
prison , et aussitôt on se poussa , se disputa , se renversa , on
sautales uns par-dessus les autres; un certain nombre d'hommes
ayant passé , deux soldats faisaient unX avec leurs fusils qu'ils
jetaient à travers la foule pour l'arrêter ; le flegmatique Albert
ressentit quelque honte pour ces hommes qui se montraient
avides de plaisir à tel point que l'on était contraint de remplacer
par la force la dignité qui leur manquait.
Albert n'eut pas besoin d'un long séjour à la capitate pour
s'apercevoir que la manie du temps était celle de se plaindre ,
manie répandue dans toutes les classes de la société , et particulièrement
chez les gens de commerce ; il voyait avec surprise
que les plus pauvres comme les plus riches , gémissaient d'avoir
-perdu une fortune qu'ils n'avaientjamais ene. Il venaitd'entendre
plusieurs marchands qui s'entretenaient du peu de commerce
qui se faisait et de leur prochaine ruine, lorsqu'il entra chez l'un
d'eux avec Robert. Le magasin , assez mal fourni , était magnifiquement
décoré, le comptoir était d'acajou massif. Deux
individus d'une mise soignée servaient le public; en apercevant
Albert , ils appelèrent la fille de la maison, mais on répondit
que mademoiselle ne pouvait absolument pas quitter la harpe,
parce que indépendamment de cela , son maître de dessin attendait
que la leçon de musique fût achevée. Albert se retira , en
assurant aux commis qu'il serait consterné de déranger mademoiselle.
Il fit naturellement cette réflexion : ou ces gens sont
assez riches pour n'avoir aucun besoin de leur état , ou bien
c'est le public qui paye le luxe qu'ils étalent ; je dois donc
m'adresser de préférence à un marchand plus modeste; je serai
reçu avec plus d'empressement , ou servi avec plus de promptitude
, et je ne payerai pas les choses le double de leur valeur.
Eh! bon dieu , disait-il à Robert , quel état prendront ces dames
qui cultivent les arts d'agrément? daigneront-elles tenir les registres
, n'auront-elles pas de plus hautes prétentions que celle
d'épouser le premier commis de leur père? Les plus honnêtes
⚫d'entr'elles , répondit Robert , postuleront la place de femme
de chambre chez quelques dames de haute condition, et les
autres causerout ou la ruine de leur mari, ou la honte de leur
famille.
Dès que Robert jugea que sa présence n'était plus nécessaire
à son élève , il l'établit dans une maison destinée particulière-
⚫ment aux jeunes étrangers ,et où ils recevaient une excellente
éducation. Cela fait, Robert se disposa à quitter Paris pour
DÉCEMBRE 1814. 415
retourner à Elnach ; il fit ses adieux à Albert , et l'embrassa
en pleurant ; le jeune homme l'imita, quelle que fût sa fermeté
d'ame; mais ce qui diminua ses regrets ce fut l'assurance que
lui donna Robert de veiller sur Ernest son ancien rival , et d'éviter
qu'il cherchat une seconde fois à dérober le coeur de
Louise .
Albert avait pour unique connaissance à Paris , un ami de
son père , qui lui faisait toujours un accueil très-aimable. Dès
que le jeune homme avait un instant de loisir , il venait le passer
chez M. de Berval, ne voulant se confier qu'aux amis qu'il
ferait dans cette maison. M. de Berval était un littérateur
presque savant. Ses connaissances lui avaient acquis la considération
générale des habitans de la petite ville dans laquelle il était
nė; mais la jugeant trop peu digne d'apprécier ses talens , il
la quitta pour venir à Paris se perdre comme bien d'autres
dans la foule des hommes,distingués ; il recevait beaucoup de
monde , et particulièrement ce qu'on appelle les beaux esprits.
Albert préférait leur société à toute autre , parce qu'il ne remarquait
point parmi eux cette roideur dans les manières , et
cette stérile sécheresse de conversation qui rendent si parfaitement
insipides les sociétés composées d'hommes ordinaires .
Mais Albert se désolait de voir les muses si généralement
courtisées ; il aurait voulu qu'on les aimât , mais qu'on s'occupàt
moins d'elles , et que les femmes surtout ne se précipitassent
pas en foule dans leur temple. M. de Berval lui faisait remarquer
que l'universelle culture des arts et des lettres avait rendu
cependant la société beaucoup plus supportable , et qu'elle
l'avait délivrée du moins d'un cérémonial en quelque sorte
sacré chez les peuples qui font consister tous les charmes des
réunions dans l'ennui et les embarras que l'on se cause mutuellement.
Se peut-il , se disait Albert, que l'on ait si généralement
accusé les femmes auteurs de négliger tous les intérêts ordinaires
de la vie , de laisser le désordre s'établir dans leur maison,
et de ne point s'occuper de leur famille? Quel changement
s'est-il donc fait ? Ces dames ne dédaignent plus les occupations
de femmes ; elles conduisent à la fois les affaires du dehors et
celles du dedans , elles ne négligent ni les intérêts de leur gloire ,
ni même ceux de leur toilette; aucun genre de travaux ne leur
est étranger , et il ne leur manque plus , pour usurper l'empire
sur les hommes , que la force du corps qu'elles essayeront peutêtre
de se procurer par de fréquens exercices. Albert ne trouvait
guères que parmi les femmes littérateurs cette aménité
cette indulgence qui appartiennent à la supériorité réelle ;
elles n'avaient point les manières froides ou indifférentes , et
2
1
416 MERCURE DE FRANCE ,
l'air de suffisance qui caractéritent la nullité ; elles n'avaient pas
cette morgue de la sottise si commune aux jeunes femmes qui
s'imaginent avoir assez fait pour la satisfaction des autres et
pour la leur, qui s'imaginent avoir rempli dignement la vie si
elles parviennent à faire croiregénéralement qu'elles ne manquent
point à la symétrie des usages reçus .
Après deux ans de séjour à Paris , Albert vit que l'on était
parvenu à un tel degré de civilisation et de perfectionnement
dans les arts , que désespérant de trouver d'autres alimens à
notre industrie on se voyait réduit à travailler au perfectionnement
individuel , seul ouvrage qui restât à faire. Déjà , se
disait-il , les vices sont de mauvais goût ; et bientôt on ne tolérera
pas plus des penchans irréguliers qu'il n'est permis de ne
pas avoir tous les talens agréables. Le bon jeune homme se
félicitait que l'on recueillît du moins ce fruit de tant de travaux,
de tant d'efforts en tout genre.
Quelle que fût d'ailleurs la prédilection d'Albert pour les
hommes de lettres , il remarquait de grandes contradictions
entre leurs habitudes , leurs usages et les opinions qu'ils publiaient;
il savait que plusieurs d'entr'eux avaient , dans leurs
écrits, déprécié la société avec autant de force que d'éloquence ,
et cependant ils paraissaient s'y plaire , ils y vivaient , ils la
recherchaient avec une sorte d'avidité , ce qu'Albert ne pouvait
s'expliquer que par cette solution : s'ils se jettent dans le
monde qu'ils méprisent, c'est apparemment pour le mieux
juger , pour être mieux en état d'en faire connaître les dangers
et les travers .
Albert ne pouvait s'empêcher de désirer que sa petite femme
ressemblåt un jour à ces dames qui le charmaient particulièrement
, sans songer que si Louise était douée de plus d'avantages
, elle aurait peut-être aussi plus de prétentions , et
qu'alors l'esprit naturel du bon Albert pourrait bien ne plus lui
suffire. Heureusement ce voeu téméraire ne fut point exauce;
Louise se bornait à acquérir les qualités suffisantes au bonheur
domestique. Chaque semaine elle écrivait à son petit mari ,
qui était devenu grand et digne d'elle ; son style n'était pas
toujours aussi pur que ses sentimens , mais Albert n'y prenait
pas garde , et il ne remarquait dans ses lettres que les expressions
froides ou contraintes ; néanmoins Louise avait bien soin
de ne pas donner souvent lieu à de semblables remarques .
Ayant lu quelque part que la jalousie alimente l'amour , mademoiselle
de Liesthal laissait parfois échapper , en écrivant, le
nom redouté d'Ernest. A la vérité, ce nom n'était placé que
e
S
DÉCEMBRE 1814. 417
1
| fort discrètement; elle voulait qu'Albert se rappelåt qu'il avait
unrival , mais elle évitait qu'il en fût péniblement affecté.
Cependant le terme du séjour d'Albert à Paris commençait
à s'approcher ; il y avait près de cinq ans qu'il était en France ,
et pendant ce temps il s'était singulièrement formé , soit qu
physique, soit au moral. Avec toute la fraîcheur et les agrémens
d'une figure de vingt ans , il avait la raison et le sang-froid
d'un hommede quarante; sa taille était celle que M. de Beligheim
lui avait enjoint d'avoir. Satisfait de pouvoir se montrer
si docile aux volontés de son grand-père ,Albert attendait avec
- impatience le moment fortune où sa famille le rappellerait à
Reindolf; il était en même temps fort curieux de contempler
- les changemens qui devaient s'être opérés dans sa Louise. II
faisait à ce sujet beaucoup de questions à son fidèle ami Robert ,
qui ne possédant pas à un parfait degré le style épistolaire , ne
répondait jamais assez vite, jamais assez abondamment au gré
dujeune homme. Il disait bien que Louise n'était plus reconnaissable,
qu'on la trouvait généralement plus belle ,plus charmante
, et qu'elle était chérie de tout le voisinage ; mais il
n'entrait dans aucuns détails, et ce sont précisément les détails
qui , à ce qu'on assure , intéressent le plus les amans. F
甚
En attendant l'époque de son mariage , Monsieur faisait à
Paris le plan de la manière de vivre qu'il adopterait aussitôt
qu'il serait époux ; de son côté , Madame taillait des béguins à
ses enfans futurs. Mais , Monsieur et Madame se virent tout à
coup menacés de perdre le bonheur qu'ils se promettaient.
Albert cessa de recevoir des nouvelles de Louise ; les deux
dernières lettres qu'elle lui avait écrites étaient froides et cérémonieuses
, quelques expressions permises entre époux en étaient
bannies , le nom de cousin remplaçait celui de petit mari que
l'on avait conservé faute de mieux , enfin tout annonçait que
le coeur de Louise n'était plus le même. Albert s'en plaignit ;
on parut s'étonner de ses plaintes. Il accusa Louise d'inconstance,
elle lui répondit avec amertume , et ce fut la dernière
lettre qu'il reçut d'elle. Albert qui lui avait envoyé le Mérite
des Femmes relié magnifiquement , dans sa juste vengeance
lui fit parvenir lasatire de Boileau pour servir de pendant et faire
ensemble. Quelques personnes douées d'une extrême délicatesse
de sentiment , seront choquées de cette boutade ; mais notre
héros n'était pas français , et il disait aussi franchement : Je
suis mécontent de vous , qu'il disait : Je vous aime.
Un jour qu'Albert se trouvait chez M. de Berval , il lia conversation
avec un jeune étranger , uniquement parce que cet
étranger était de sa patrie. Seriez -vous des environs de N
27
418 MERCURE DE FRANCE ,
demanda-t-il au jeune Reindolf?-Précisément.-Vous avez
sans doute entendu parler d'Ernest de C**?-Eh ! mon Dieu ,
oui. Je suis son ami. Peut-être ne recevez-vous pas souvent
des nouvelles de N* ? Connaissez-vous mademoisellede Liesthal?
-Si je laconnais ! ...-On parle d'un projetde mariage entre
elle et Ernest ; toutefois ce dernier ne m'en dit rien.- Je le
crois , car cette nouvelle est bien certainement fausse. C'est
possible , je m'en assurerais facilement si j'y prenais quelque
intérêt. Ne négligez pas de vous en informer , dit Albert ,
lequel commençait à s'alarmer sérieusement; vous m'obligerez
beaucoup .- Très-volontiers , c'est la chose dumonde la
plus simple; je vais écrire , et dans quelques jours j'aurai la
réponse que je vous montrerai aussitôt .
-
Ce que l'on venait d'apprendre à Albert s'accordait parfaitement
avec la singulière conduite de Louise , et il voyait ses
soupçons réalisés. Cependant il ne pouvait concevoir qu'il fût
trahi par sa famille même , et qu'on ne daignât pas du moins
l'avertir qu'il devait perdre toute espérance. Il attendit avec
une extrême anxiété les renseignemens redoutables qui ne tardèrent
pas à lui être envoyés. La lettre d'Ernest , que l'étranger
lui communiqua , était ainsi conçue dans le passage qui
concernait Albert: « Ce que vous avez appris et dont vous me
demandez l'assurance , est exactement vrai ; la chose n'est pas
terminée , mais elle ne peut tarder à l'être : j'avais des raisons
particulières pour n'en point parler encore , la famille l'exigeait
, et moi-même je trouvais cette discrétion assez à propos
, etc. , etc. » Albert relut six fois ces mots, elle ne saurait
tarder à l'étre , et il s'écria : Ingrat envers le ciel ! il ne parle
point du bonheur.... ; mais non , bien plutôt du malheur de
posséder une femme si perfide. Qu'il n'espère pas jouir en paix
de ce qui devrait m'appartenir , je saurai bien reculer la cérémonie
du mariage , et demain, sans plus tarder, je prends.... »
C'est ainsi qu'il s'abandonnait à son transport fougueux , quand
il ful interrompu parl'arrivéedeRobert. La présencedecedernier
causa d'autantplus de plaisir au jeune homme , qu'elle lui annonçait
la fin de son exil. Mais en réfléchissant , ces mots lui
échappèrent : elle est donc mariée, puisqu'on ne redoute plus
ma présence ? L'agitation et l'air indigné du jeune homme surprirent
singulièrement Robert , qui ne s'était attendu qu'à des
élans de joie. Albert s'imaginant enfin que sonvieux ami avait
reçu l'ordre d'être discret , et de paraître ignorer ce qui se passait
à Reindolf , prit la résolution de se taire ; il annonça seulement
qu'il voulait partir sur-le-champ pour aller tuer quel P
qu'un à Reindolf, ets'y tuer lui-même; mais Robert , qui était
Ce
rb
DÉCEMBRE 1814. 419
7
chargé de quelques petites commissions , demandait qu'on lui
laissât le temps de les faire. Ces observations parurent être des
prétextes pour reculer le départ, et Albert n'en füt que plus
décidé à prendre une chaise de poste pour arriver promptement.
Robert lui assura qu'il arriverait toujours assez tôt pour
se tuer et tuer les autres. Cependant , trois jours après , Robert
et sonjeune maître avaient quitté Paris; les deux voyageurs se
tournèrent le dos , enseboudant , et demeuraient des heures
entières sans se dire un mot.
1
Pour ne pas perdre de temps , Albert dormait et mangeait
dans la voiture; ce qui n'était pas propre à égayer Robert ,
lequel n'aimait pas les dîners ambulans. Je suis très-pressé d'arriver
, disait le jeune Reindolf à chaque poste , tandis qu'on
changeait de chevaux.-Eh ! mon Dieu , quelles affaires si
importantes peuvent vous appeler ? Un jeune homme comme
vous n'a guères que des affaires de coeur; si vous êtes attendu
par votre belle , en reculant le plaisir de la voir , vous jouirez
plus long-temps. Ces plaisanteriés des postillons arrachaient
des soupirs à l'infortuné Albert , peu reconnaissant des soins
qu'onprenait de faire durer son bonheur. Cependant , la fortune
ennemie voulait conserver sa vie en dépit de lui-même ,
et pour mieux parvenir à ses fins , elle renversa le traîneau de
hos voyageurs qui restèrent plongés dans la neige et les ténèbres;
leur chute acheva de les transir de froid , ils ne pouvaient
se résoudre à marcher pendant les trois lieues qui restaient à
faire , et le traîneau s'étant brisé dans la seçousse , avait besoin
d'une réparation. Je gage , se disait Albert avec impatience ,
que je n'aurai pas même la liberté de mourir promptement.
Il est bien vrai que le ciel s'oppose à mon bonheur. En effet ,
il avait espéré arriver à Elnach ce soir même , et un tel incident
ne pouvait que l'affliger. En regardant autour de lui , il
aperçut une fumée brillante qui sortait du toit d'une maison
dont on ne voyait guères que la cheminée. Robert et son jeune
maître s'en approcherent , laissant le cocher raccommoder son
* traîneau , et se proposant de lui envoyer du secours si eux-
-mêmes ils en trouvaient. Le vent avait tellement accumulé la
2
neige contre la cabane , qu'il étaitplus faciled'entrerpar lacheminée
que par la porte. Il doit y avoir sous la neige un chemin qui
conduiseààllaa porte, dit Robert.-Jen'en saisrien; maisd'icia ce
que nous le découvrions nous serons totalement gelés, dit Albert.
C'était lejour des Rois ; les habitansde la cabane oubliaient leur
captivité, cc''eesstt--à--dire le mauvais temps , et étaient assis auprèsdu
feu, mangeant un jambon et le fameux gâteau , le plus gaiement
possible. Comment leur faire savoir que nous sommes ici ? dít
420 MERCURE DE FRANCE ,
el
m
po
su
la
là
inf
ca
cha
dite
ide
Su
Char
Robert.- En jetant quelque chose par la cheminée. Albert y
laissa tomber son gant de buffle. Précisément, le bon père
racontait à sa nombreuse famille comment on voulut détourner
un voyageur qui traversait un village de passer la nuit dans un
château , où , disait-on, des revenans apparaissaient , comment
le voyageur intrépide s'installa dans ce château ,comment , étant
paisiblement assis près de la cheminée , il y vit descendre une
main. Le narrateur en était là de son récit, lorsque le gant
d'Albert tomba. On pense bien que les auditeurs jetèrent un
cri , et demeurèrentconsternés; le second gant suivitle premier.
Patience ! dirent ces bonnes gens, nous allons voir la tête ,
aucun d'eux ne songeait à aller regarder au-dehors ce qui pouvait
causer ce phénomène. Robert , pressé de se chauffer ,jeta
une si grande quantité de neige qu'il éteignit le feu , puis il descendit
parla cheminée. Miséricorde ! ... voici les jambes, s'écrierent-
ils enquittant subitement cette chambre. Robert se trouvale
maître duterrain , avantage qu'il dut à l'apparition desesjambes;
il pressa son jeune maître de l'imiter , lui disant qu'il trouve- Tap
rait les restes d'un repas , et point d'hôtes pour en exiger le
prix. Effectivement, se disait Albert avec une sorte de dépit ,
pourquoi craindrais-je de me noircir la figure ? elle n'intéresse pate
personne. Hélas ! à qui m'efforcerais-je de plaire ? et qu'importe
que je sois blanc ou noir ? Cela dit , il se fit aider de
Robert , et entra dans la chambre par le chemin des ramoneurs
; ils se mirent tous deux à manger avec un grand appé- ac
tit. Les paysans qui regardaient par le trou de la serrure ,
voyantque les revenans mangeaient , peu à peu s'apprivoisèrent et p
avec eux , et entrèrent tous en même temps , afin de savoir si
les revenans payaient aussi. La bonne humeur fut bientôt
rétablie , et les maîtres de la maison ne firent aucune difficulté
de boire avec les revenans , lorsqu'ils eurent reconnu l'ancien 0
garde-chasse Robert . A la santé de votre belle , dirent-ils ous
en approchant leurs verresdecelui de Reindolf.-Je n'ai points
debelle, répondit brusquement ce dernier. Est-ce bien elit
vrai ?-N'en croyez rien, leur dit Robert; il en a unequi est si te
belle et qui lui tourne si complètement la tête , qu'il déraisonnel
depuisle moment où je lui ai annoncé qu'on l'attendait àElnach;
il ne me laisse pas une minute de repos , et nous voyageons obe
avec la célérité d'un héritier qui va recueillir une succession.- cha
En ce cas , dirent ces bons paysans, il faut avant de vous pré- i
senter à elle , faire disparaître cette suie qui vous couvre leies
visage et les mains, puis....-Ce n'est pas nécessaire,dit lejeune
homme d'un air indifférent.-Cependant, à moins que made- s
moiselle n'ait un goût particulier pour les Maures....- Ses
-
-
isa
reci
perc
fr
Ce
ez
A
DÉCEMBRE 1814. 421
goûts ne m'importent guères , permis à elle de.... -Mais
encore.... - Non, il me plaît de me présenter ainsi à ma famille,
satisfait de prouver par ce moyen que je ne cherche
point à plaire .
Cependant le traîneau étant réparé , nos voyageurs poursuivirent
leur route, et arrivèrent sans aucun autre accident à
la ferme de Catherine. Il y avait encore un quart de lieue de
là au château , et Albert mourant de froid ne fut pas fâché de
causer une agréable surprise à la bonne femme , et de se
chauffer en même temps. Il voulait aussi prendre de plus sûres
informations au sujet du mariage d'Ernest avec Louise , et méditer
ensuite sur la manière avec laquelle il aborderait sa perfide
petite femme. Robert et le jeune Reindolf s'arrêterent a
la porte sans faire aucun bruit, et craignant de trouver tout
le monde couché , puisqu'il était plus de neuf heures du soir ;
mais de bruyans éclats de rire les rassurèrent bientôt : ils
s'approchèrent des croisées et virent un grand nombre d'habitans
d'Elnach qui semblaient fort disposés à la gaieté ; les uns
chantaient , d'autres dansaient , tandis que les enfans se disputaient
les débris du gâteau des rois. Un charlatan italien ,
monté sur une table , gesticulait d'une manière bizarre , et
faisait dans sa langue , que les spectateurs ne savaient pas , des
récits qu'il disait être fort plaisans ; et tout le monde de rire à
chacune de ses grimaces , non point qu'on le comprît , mais
parce qu'il avait annoncé qu'il allait dire des choses comiques;
et puis on était en train , c'était un vrai délire. De tous côtés
on se réjouit , et nous mourons de froid , dit Robert. Mourir
de froid n'est rien , répondit notre héros. C'est beaucoup.
-Ce n'est rien .- Selon moi la mort est ce qu'il y a de pis .
-On voit bien que vous n'êtes pas trahi .- Trahi tant qu'il
vous plaira , on s'en console un jour ..... Mais ne voyez-vous
pas M. de Béligheim là-bas dans ce coin? il fait sauter une
petite fille , ce n'est pas le moins joyeux de tous.- Entrons
vite , dit Albert. Il me semble aussi voir mademoisellede Liesthal.
N'entrons pas. En attendant que vous vous décidiez
, je vais me mettre auprès du feu de la cuisine. Cela dit ,
Robert entre , et laisse Albert grelottant et impatientant , ne
sachant que faire , et pourtant cherchant des yeux l'ingrate
Louise. Il découvrit deux jeunes femmes qui paraissaient être
amies , et dont l'une était charmante et l'autre passable. Cette
dernière était mise avec une certaine prétention , tandis que la
plus jolie avoit un costume fort simple , et qui différait peu de
celui des paysanes riches .
-
-
Albert la contemplait avec une certaine satisfaction qui lai
(
1
1
422 MERCURE DE FRANCE ,
».
faisait oublier ses peines , lorsqu'il vit un cavalier s'approcher
d'elles et leur parler avec le ton de la galanterie. Albert fronça
lesourcil, et crut reconnaître son ancien rival. La jalousie a,
dit-on , les yeux plus perçans que l'amour même ; ainsi Albert
reconnaissait Ernest et ne reconnaissait pas Louise : il désirait
et craignait tout à la fois que la plus jolie fût sa petite femme ,
mais la mise recherchée de celle qui lui donnait le bras, fit
croire au jeune homme que la moins belle était mademoiseile
de Liesthal. Quoi qu'il en soit , il ressentit tout à coup un grand
amour pour la vie , et il commençait à répéter, d'après le dire
deRobert : « Il est toujours temps de mourir Ilremit à une
autre époque ledénouement tragique destiné à punir l'inconstante
Louise , sans , pour cela , retarder la vengeance qu'il prétendait
tirer d'Ernest. Tandis qu'il prend cette résolution , Robert
avertit M. de Beligheim de l'arrivée de son petit-fils ; ce
dernier s'en aperçoit au mouvement qui se fait dans la salle
de réunion. M. de Beligheim vient parler aux deux jeunes demoiselles
; précisément elles tournaient le dos à la fenêtre , et
Albert ne put juger, d'après le jeu de leur physionomie , comment
elles recevaient cette nouvelle. Dès que les paysans , Catherine
et sa famille eurent appris que leur jeune seigneur étail
près d'eux , l'allégresse fut générale. Albert transporté à sou
tour, et accoutumé à ne plus entrer par les portes , poussa la
croisée qui céda , puis il présenta sa figure noire , et courut la
coller étourdiment contre celle de son grand-père. Ce dernier
recula de surprise , mais il pardonna à son petit-fils , en faveur
de sa belle taille , de son nez romain et de son expression male
et distinguée. Albert s'aperçut bientôt de son oubli , aux éclats
de rire de la joyeuse assemblée ; il en conçut un mortel dépit
car les deux amies s'étaient approchées de lui avec assez dod
précipitation; mais tout à coup la jolie s'arrêta d'un air frod
en lui faisant une révérence cérémonieuse. D'après le conse
prudent de son grand-père , il se hâte de sortir pour répare
cette fâcheuse négligence ; il trouve Robert qui change d'hab
et qui l'invite à faire de même. Le jeune homme lui demand
quelle est cette jolie femme vêtue avec tant de simplicité ?
'C'est une paysanne honorée de l'amitié de mademoisell
-Honorée! ... quelle expression ! et que le sort est injuste!
Eh ! mon Diệu ! que vous a encore fait le sort ?-
honorée ...
Honorées
avec une figure , une tournure si enchanteresse. C
Je gage que , tout exprès pour nous contrarier, vous trouver
cette jeune fille plus jolie que mademoiselle .-Bien des ge
penseront comme moi. Nous y voilà , je l'avais biendit,
cependant tout le monde trouve .... Tout le monde a to
DÉCEMBRE 11814 423
-
dit Albert avec humeur. Catherine vint trouver son cher fils,
et en admirant sa belle figure , elle s'écria : Ah ben ! que dira
mademoiselle , et que dira monsieur quand ils se verront ?
Ils ne diront rien , répondit brusquement Albert. - Venez ,
venez , on vous attend avec impatience. Le complaisant Albert
rejoignit son grand-père , qui le prit par la main et le présenta
àsa pièce, Celle-ci reçut le jeune homme d'un air contraint ,
et Albert , d'après l'ordre de M. de Beligheim , l'embrassa ,
mais avec beaucoup d'indifférence , et en regardant la charmante
paysanne , qui s'éloigna dès lors en rougissant.
Catherine fêtait le jour des Rois ; elle avait eu bien soin
d'inviter mademoiselle qui , par amour pour monsieur , s'était
accoutumée de bonne heure à nommer aussi Catherine sa mère.
M.de Beligheim , qui ne manquait jamais une occasion de se
réjouir et d'obliger ses bons paysans , s'était invité lui-même ,
Let avait apporté le gâteau , ainsi que les accessoires. Madame
de Reindolf n'avait pu assister à la fête , parce que inadame
de Beligheim , qui ne se popularisait pas facilement , ne s'était
pas prêtée àcette fantaisie. Albert demandait sa mère ,
lait partir aussitôt pour aller l'embrasser ; on attendait son
père , on croyait à la ferme qu'il n'était pas de retour , mais
précisément il était arrivé ce soir même. M. de Beligheim retint
son fils , en lui demandant de ne pas déranger sa mère et
madame de Beligheim , qui étaient sûrement au lit , et d'attendre
le lendemain pour les voir tout à loisir .
etvou-
Quel que fût l'amour de Catherine et de sa famille pour leur
demoiselle , la fève ne lui était point échue; la belle paysanne
avait été la reine du festin. On ne tarda pas à s'apercevoir que
là où il y a une reine , il est naturel qu'il y ait un roi ; ainsi ,
d'une voix unanime , on proclama notre héros, qui ne fut pas
fâché que cette douce illusion le rapprochât de l'aimable reine .
Il dansa plusieurs allemandes avec elle ; son costume léger, sa
gaieté franche et sans affectation la rendaient tout-à-fait séduisante
dans ces danses animées , expression vraie de la joie la
plus vive.
Cependant Ernest réparait auprès de Louise le manque d'attentiondont
Albert se rendait coupable , et même cette tâche
semblait lui être assez agréable àremplir ; de son côté , Louise
se vengeait , par des épigrammes , de l'indifférence d'Albert.
Ce dernier jouissait du présent sans songer à l'avenir : il éprouvait
bien une vague inquiétude du penchant qu'il ressentait
pour la charmante paysanne , quoiqu'il se crût entièrement
dégagé des liens qui devaient l'unir à mademoiselle de Leisthal ;
il se demandait pourquoi le mariage d'Ernest et de Louise
424 MERCURE DE FRANCE ,
n'avaitpas eu lieu avant son arrivée ; il ne se dissimulait pas
non plus la distance qui subsistait entre lui et l'objet de son
nouveau choix. Quelque alarmantes que dussent être ces réflexions
, il ne se livrait pas moins au charme de celle dont
l'enjouement provoquait l'abandon de la joie; d'un autre côté,
M. de Beligheim , qui peut-être n'était pas fâché qu'Albert prît
son parti de si bonne grâce , se caressait le menton , et s'efforcait
de cacher un inálin sourire.
Robert, qui avait disparu , rentra au bout d'une heure : .
il précédait M. et madame de Reindolf , ainsi que madame
de Beligheim , qui , pressée de voir la nouvelle figure de son
petit- fils , avait quitté son lit en apprenant de Robert l'arrivée
Ju jeune homme. Elle se présenta en coiffe de nuit , enveloppée
d'un ample mantelet , et ses lunettes sur le nez , au risque
de faire rire les bons villageois; mais la véritable satisfaction
nous rapproche de nos inférieurs , et madame de Beligheim
souffrit qu'on se moquât de son négligé , d'autant plus que
son mari tout le premier enddoonnna l'exemple.Ehbien! les
jeunes gens se sont-ils vus ? demanda-t-elle à son mari, s'aiment-
ils déjà ? quand les marierons-nous ? demain sans plus
tarder, n'est-ce pas ? On ne saurait terminer trop tôt ces sortes
de choses; je vais donner des ordres pour tout préparer . Et ,
sans attendre une réponse, elle trottille , avec ses souliers à
talons , après les deux amies qui dansent sans prendre garde à
rien , et lui font faire trois ou quatre fois le tour de la salle :
enfin elle les atteint , leur prend le bras , et quitte la ferme.
Dès qu'Albert eut cessé de voir la reine , il éprouva une grande
lassitude et un singulier besoinde dormir. Son grand-père ne
fut pas étonné de ce changement subit; il était deux heures du
matin , et chacun se retira chez soi , les hommes en chantant ,
les femmes ensautillant,et notre héros en soupirant.
Dans lajournée du lendemain , Albert dormait encore d'un
profond sommeil , et rêvait qu'il épousait sa paysanne , lorsqu'il
fut distrait de cette flatteuse illusion par le bruit que fit
M. de Beligheim en entrant ; il apportait le contrat de mariage,
et il réveilla son petit-fils par ces mots : Vite , vite , debout; il
faut se marier sur-le-champ : habille-toi , et signe ce papier.
-Quoi! mon père , déjà ?-Eh pourquoi non?-Je croyais ...
je devais croire.... on m'avait dit.... - Hélas ! mon enfant , je
vois que tu ne sais pas ce qu'on t'a dit. Mais , mon père....
Ernest?...-Que t'importe Ernest ?-Quelle femme épousera-
Celle qui lui plaira ; ce ne sont pas , je crois , de tes
affaires ni des miennes; mais , voyez un peu ce soin qu'il prend
de marier tout le monde ! N'avons-nous pas dit de tout temps
t-il? -
DÉCEMBRE 1814. 425
$
Oui. -
- que tu épouserais ma niece ? - Oui , mon père , mais ...
Aurais-tu changé de projet ? - Oui , mon père. - Ovi ?-
Eh bien ! n'en parlons plus ; Ernest va prendre ta
place , du moins tu assisteras à la cérémonie ? - Oh trèsvolontiers
. M. de Beligheim sortit en montrant quelque humeur ..
Voilà qui est singulier , se disait Albert ; comment se fait-il
que l'on attache si peu d'importance à ce que ce soit moi ou un
autre qui épouse Louise ,et comment elle-même.... Mais non ,
onaprévumon refus ,, oonn a voulu me donner les torts , et me
laisser la honte qui doit résulter de ce changement , de cette
inconstance. Ainsi tout ce que j'avais de plus cher au monde
se liguait contre moi. Que je suis simple de m'être laissé abuser
de la sorte ! Mais , que dis-je? ne suis-je pas asssez heureux
de rester libre?... Hélas ! à quoi me servira ma liberté ? En
faisant ces observations , Albert s'habillait avec un certain soin ,
persuadé que Louise , dans un jour aussi important , aurait
auprès d'elle ses plus chères amies. Effectivement , en entrant
dans la pièce où toute la famille était réunie , Albert aperçoit
la paysanne causant familièrement avec Louise , et vêtue avec
la même élégance que cette dernière. Déjà surpris de cette
singularité , il le fut bien davantage de voir M. de Beligheim
prendre Ernest par la main , lui dire qu'il lui donnait sa nièce ,
et unir cette même main à celle de la prétendue paysanne.
Albert déconcerté demeurait immobile , et laissait les futurs
époux se diriger vers la chapelle du château; mais , tout à
coup , il s'élance vers Ernest , le sépare avec violence de la
véritable Louise , s'empare d'elle , et prend une attitude menaçante.
Bravo ! bravo ! s'écrie M. de Beligheim ; à ce trait je
reconnais mon sang , c'est ainsi que l'on défend ce qui nous
appartient : oui , mon fils , elle est à toi , tu es digne de la posséder;
conserve-la avec la même intrépidité que tu l'as conquise.
Celle que tu as cru être ma nièce est promise depuis
long-temps à cet Ernest , dont le mariage va se faire enmême
temps que le tien. Là il s'arrêta , jouissant du bonheur d'Albert
comme de son ouvrage. Joseph de Reindolf , dont le pouvoir
étaitquelquefois nul lorsqu'il s'agissaitde son fils que M. de Beligheim
s'était approprié, se rappelait avec un certain orgueil qu'il
avait aussi par ses exploits conquis sa chère Hélène. Le mariage
se fit dans cette même journée , qu'Albert et sa petite femme
mirent au nombre des plus heureuses de leur vie .
Il est temps d'expliquer ce qui avait causé l'erreur d'Albert .
M. de Beligheim , dont la principale occupation était de préparer
le bonheur de ses enfans et de leur ménager d'agréables
surprises , fit , pendant qu'Albert était à Paris , cette sage ré426
MERCURE DE FRANCE ,
1
flexion : Un mariage projeté par les parens ressemble toujours
à un mariage forcé , et si , par la suite , il n'est pas heureux ,
c'est à nous que les reproches s'adressent ; je veux donc faire
en sorte que mon petit-fils aime sa cousine malgré ma volonté
apparente. Il dicta les dernières lettres que Louise écrivit à
sonAlbert , lettres qui jetèrent l'alarme dans le coeur du jeune
homme. Ce fut aussi lui qui engagea Ernest à se servir d'un
ami qu'il avait à Paris , pour préparer peu à peu le jeune
Reindolf à croire mademoiselle de Liesthal infidele. Robert le
trouva sibien préparé , qu'il se hâta d'écrire à son maître que le
ressentimentdu jeune homme était très-vif, très-sérieux, et qu'ils
allaient tous deux arriver presque en même temps que la lettre.
Louise , d'après le désir de son oncle , engagea son amie à
prendre son rôle , ce qui fait penser qu'elle attachait quelque
gloire à subjuguer Albert , sans avoir d'autres titres auprès de
lui que ses charmes , et que surtout elle craignait assez peu que
le coeur de son petit mari pût s'y méprendre. Elle choisit
l'habillementd'une paysanne , qui lui allaità merveille , et dont
elle aimait à se revêtir lorsqu'elle embellissait de sa présence
les fêtes des fermiers d'Elnach ; ces derniers l'adoraient sous
ce costume , qui semblait rapprocher d'eux leur bonne demoiselle
. C'est ainsi que le jour des Rois elle se trouva naturellement
préparée à l'arrivée d'Albert .
Comme M. de Reindolf connaissait le caractère entreprenant
de son fils , il jugea à propos de le marier des son retour. Ce
dernier n'ayant plus rien à craindre d'Ernest , devint son ami
le plus tendre : de qui ne serait-on pas ami lorsqu'on est heureux!.
1
Mademoiselle V. CORNÉLIE DE SEN**.
مل
:
EXPOSITION , dans le Musée royal, des ouvrages de Peinture ,
:
4 de Sculpture , d'Architecture et de Gravure des artistes
vivans.
(DEUXIÈME ARTICLE. )
Le tableau de Françoise de Rimini , par M...... est un
ouvrage qui rappelle les meilleurs maîtres de l'école italienne.
Cependant on voudrait qu'une des figures principales eût plus
de noblesse.
M. Bergeret , auteur d'un tableau représentant laMort de
Raphaël , avait donné de grandes espérances. La scène donnait
entièrement l'idée de ce grand homme , et des illustres per
DÉCEMBRE TODÁS 427
sonnages qui venaient, rendre hommage à un talent jusqu'ici
sans égal. On conseillait dans le temps , à M. Bergeret , une
étude particulière des têtes de moines, Le conseil pourrait
s'appliquer de même à son dernier tableau , représentant Anne
deBoulen condamnée à mort. Pourquoi n'a-t-il pas donné plus
d'extension à sa toile? il aurait donné , par ce moyen , plus de
caractère à sa composition , qui semble trop ramassée. La
grande, quantité d'accessoires ( d'ailleurs tous très-bien rendus )
gêne considérablement la gravité de cette composition et la
juste, expression de la résignation de la reine 2
Une des croisées deParis, le jour de l'arrivée de Louis xvm,
par madame Auzou , est vraiment une chose charmante. On
accorde généralement à cette dame un talent rempli de grâce
et de délicatesse. On s'arrête long-temps avec plaisir devant un
autre sujet représentant Diane de France, fille de Henri II ,
et le jeune Momorency. Jamais l'amour sincère n'a donné une
expression plus aimable. Nous nous plairons à examiner encore
ce joli tableau , quand nous parlerons du salon d'Apollon.
Monsieur Bouton nous présente deux tableaux qui entraî
neront tous les suffrages : l'un représentant une vue intérieure
de la salle du XVe siècle , au musée des monumensfrançais;
l'autre le palais des Thermes , vulgairement appelé les bains
de César. Ces deux ouvrages méritent leur réputation sous
plusieurs rapports. Mais ce fini désespérant , pour me servir
de l'expression d'un de leurs admirateurs , ne me semble
point ici assez utilement employé. Les artistes qui connaissent
la tactique de ce genre , sont fâchés de voir employer à finir
des pièces de pavé le même temps qu'on mettrait à perfectionner
des figures. Toutes les écoles ont blamé Gérardow
d'avoir employé trois jours à peindre un manche à balai.
Horace aurait ri de ce travail inutiles
Æmilium circa ludumfaber unus et ungues
Exprimet , et molles imitabitur ære capillos , ctc .
Je suis loin de ne point reconnaître des beautés dans les ouvrages
que nous examinons ; mais qu'ils sont loin de pouvoir
être comparés à l'intérieur d'une prison , par M. Granet , ouvrage
dont nous parlerons dans un autre article. Les ouvrages
de M. Bouton sont trop étudiés : ils ont plus de détails que
la nature elle-même. La Fontaine , qui connaissait quelquesuns
des plus précieux secrets des beaux-arts , aurait dit à
M. Bouton et à ses imitateurs :
Je crois qu'il fant, laisser lig
Dans les plus beaux sujets quelque chose à penser, !
۱
428 MERCURE DE FRANCE ,
Le secret de ce genre est certainement de bien connaître les
parties du tableau auxquelles il est important de donner un
grand fini , et de les distinguer de celles qui doiventcomposer ce
qu'on appelle les laissés. Le fini , porté partout jusqu'à la
perfection , devient pénible pour le spectateur , qui peut-être
trouve , dans l'idée des peines qu'à dû éprouver l'artiste , la
cause de ses sensations désagréables. N'en doutons point , nous
sommes organisés de manière à ne point chercher, pour cause
de nos plaisirs , les peines de nos semblables.
Bajazet vient de perdre son fils tombé sous le fer de Tamerlan.
Le chagrin qu'il en éprouve a jeté son âme dans ce trouble
cruel,
De la chute des rois funeste avant -coureur.
Soudain , il entend le son d'une flûte ; il voit un berger assis
sous un arbre : la douce paix de l'habitant des campagnes ,
qui borne ses désirs à voir prospérer ses troupeaux , remplit
l'âme de ce berger. Le roi , immobile, regarde le pasteur : il
compare cette douce tranquillité à l'agitation qui accompagne
la puissance, ambitieuse.... Ce sujet est heureux. Les arts
doivent rechercher ces contrastes de sentimens qui ne heurtaient
point les convenances ; c'est là ce qui fait le charme de l'épisode
d'Herminie chez les bergers , dans la Jérusalem délivrée. M. de
Dreux-Dorcy a traité le sujet de Bajazet et du Berger avec
un talent qui lui a déjà mérité les suffrages des artistes. Il est
dupetitnombredes peintres , qui, jeunes encore , ont su mettre
en jeu les sentimens profonds de l'âme. Son sujet admettait
l'énergie et la grâce , l'une et l'autre s'y trouvent réunies à la
pureté du dessin. Cet artiste a été moins heureux pour exprimer
ces vers de Rhadamiste et Zénobie de Crébillon ,
Dans l'Araxe aussitôt je le traînai moi-même :
Cefut là que ma main lui choisit un tombeau ,
Et que de notre hymen s'éteignit le flambeau.
On dirait que les circonstances n'ont pas permis à l'auteur
de terminer son tableau. Les formes en sont peu énoncées ; la
composition n'en est pas heureuse. Je doute que le sujet de
Zénobie , tel que l'avait conçu l'auteur, fût susceptible de produire
un tableau d'un heureux effet :
Et que
Desperat tractata nitescere posse, relinquit.
HOR.
1
Onnedoit pointdouter que M. de Dreux-Dorcy ne reprenne
bientôt la bonne route dont il s'est écarté un instant.
DÉCEMBRE 1814. 429
Persée délivrantAndromède est un des sujets le plus souvent
traités par les peintres et les sculpteurs ; il prête à une belle
composition, etdemande le style héroïque qu'un de nos grands
peintres possède dans la plus haute perfection , et dont il a
communiqué le secret à un très-petit nombre d'élèves. Madame
Mongez est une de ces heureuses adeptes qui semblent mieux
avoir saisi quelques-uns des grands caractères que M. David a
portés dans l'école française. Son héros est peint avec toute
l'énergie et la grâce qu'on s'attend à trouver dans un demidieu.
Quelques personnes disaient un jour auprès de moi :
« C'est , en dessin et en beauté , le rival du Romulus du tableau
>>des Sabines ! Heureux le maître qui peut avoir de sem-
>>blables élèves ! » Quelques personnes , du genre de celles
qui veulent ôter à Mile. La Fayette lagloire d'avoir produit la
princesse des Clèves , et à madame Deshoulières , celle d'avoir
inventé son idylle des moutons , voudraient aussi priver
inadame Mongez d'une partie de la gloire que mérite ce tableau.
Quel triomphe pour cette dame si ... ! On n'élève pas les mêmes
contestations sur son tableau représentant Mars et Vénus,
C'était cependant encore le genre héroïque que demandait ce
sujet.
Jacob bénissant ses enfans au moment de sa mort est un
des plus beaux sujets de la peinture historique. Ce vieillard ,
que les siècles chargeaient sans courber son front vers la terre ,
qui vit ses nombreux enfans dispersés dans l'univers , cultiver
les champs de la Judée , errer dans les déserts de l'Idumée ,
s'asseoir auprès du trône des monarques d'Egypte , jouit , quelques
instans avant sa mort , du doux spectacle de tous ses fils
réunis. Il étend sur eux ses mains patriarcales ; le respect et
la craintede perdre l'homme aimé de Dieu , remplissent leurs
âmės ; ils s'inclinent , ils tombent à genoux , il vont recevoir
religieusement ladernière bénédictioonndecelui qui vécut longtemps
sur la terre , parce qu'il fut juste.Alors ces nombreux
enfans sentent mieux que jamais qu'ils sont frères ; ils sentent
plus vivement le besoin de s'aimer les uns les autres; ils se
groupent autour du lit de Jacob : la pourpre de Joseph touche
àla simple tunique de Benjamin, à l'humble panetière et aux
robes de marchands de ses autres frères , tous vont assister à
la mort du juste.
Ce sujet , traité par M. Lafond , est justement admiré depuis
long-temps. On lui a assigné une place parmi les excellens
ouvrages de l'école moderne. Le sujet est traité avec cette
430 MERCURE DE FRANCE ,
1
sévérité de style qu'il semblait exiger. Jacob inspire la vénération
et par sa figure et par sa pose; sa main semble protéger
quand elle bénit. Ses nombreux enfans étaient difficiles à
grouper , l'auteur a trouvé le moyen de sauver la monotonie
parlemélangedes lignes heureusement amené. Plusieurs parties
de ce tableau rappellent le dessin sévère de Poussin . Le ton
général un peu sombre convient au sujet On désirerait que la
tête deBenjamin fût peinte avec plus de fraîcheur , elle acheverait
alors le contraste que l'auteur avait sans doute cherché
enplaçant ce beau jeune homme au milieu de ses frères , et audessous
de Jacob. M. Lafond , dans la galerie que nous examinons
, a un autre tableau , représentant Valleda , prétresse
druide, sujet tiré des Martyrs , par M. de Châteaubriand. Cette
jeune prêtresse , placée sur léger esquif , au milieu des flots ,
jette des pièces d'or dans l'eau , pour arrêter sa fureur ; cette
figure a de la grâce. Nous aurons occasion , dans l'examen du
grand salon ,ddee parler d'un autre ouvrage de M. Lafond , plus
important que ceux dont nous venons de parler.
Au-dessus du tableau de la Mort de Jacob, estun grand
tableau de M. Descamps , représentant les femmes de Sparte
encourageant leurs fils à défendre vaillament leur ville. Cet
ouvrage prouve qu'on peut prendre pour modèle l'école itahenne
, sans avoir un heureux succes.
Les enfans de Sophocle , pour s'emparer de la gestion de
ses biens , l'accusèrent d'imbécillité ; il s'en justifia en lisant
devant l'Aréópage sa dernière tragédie d'OEdipe à Colone.
Ce sujet, traité par M. Sérangeli , intéresse vivement le spectateur.
Je crois que ce qui manque principalement à ce tableau
est la diguité dans la tête de Sophocle ; cette figure n'a point
assez de relief. L'auteur eût dû donner plus d'éclat et de noblesse
à
;
309 Cefront qu'un peuple ému couronna tant de fois.
MILLEVOYE.
Plusieurs des personnages secondaires ne laissent rien à désirer
: Sophocle paraît surchargé de ses draperies , dont la cou
leur n'est pas heurense. Cet ouvrage est celui d'un bon peintre
àqui il manque le secretde former, de toutes les parties de son
ouvrage , une harmonie.
M. Vignaud a peint avec succès la mort de Le Sueur : « Ce
» peintre célèbre , dit M. Vignaud dans sa notice , fut toujours
>>persécuté . Ce n'est que dans le monastère des Chartreux , où
1
DÉCEMBRE 1814. 431
" il avait peint la vie de saint Bruno , qu'il trouva une tran-
>> quillité de courte durée. En effet , il tomba malade et mourut
» à l'âge de trente-huit ans , dans les bras de ces religieux » .
M. Vignaud a peint Le Sueur d'après ses portraits : il a peint
les chartreux assistans aux derniers momens de Le Sueur ,
d'après les personnages des précieux tableaux destinés à leur
église. Ce tableau est traité avec beaucoup de talent et de
goût.
Le Caïn de M. Paulin Guérin a plusieurs belles parties ;
mais l'auteur semble ne point savoir faire la différence entre
Racine et Crébillon, entre Virgile et Lucain. Il faut employer
la terreur , mais il ne faut jamais lui faire passer les bornes
que le goût a fixées dans les arts , même aux passions les plus
turbulentes.
い
Les amateurs de l'exacte imitation de la nature doivent être
satisfaits en voyant les ouvrages de M. César Van-Loo. Tout
ce qu'il a exposé cette année est vraiment d'un aspect séduisant
, et décèle une parfaite connaissance de la nature ; lorsqu'on
fait avec cette étonnante vérité , on est facilement absous
du reproche que lui font quelques personnes de ne représenter
que des effets de neige.
On ne quitte point la grande galerie avant de s'être arrêté
quelques instans , et avant de s'être promis de revenir devant
le beau portrait de madame ***, par M. Gros ; devant les charmans
paysages des Bertin, des Demarne; devant un joli paysage
peint par un artiste anglais , qui n'est pas un des meilleurs ouvrages
de l'exposition dans son genre , mais qui l'aurait peutêtre
été il y a quinze ans. On s'arrête avec plaisir devant Ero
et Léandre de M. Delorme ; avec intérêt devant le tableau représentant
lefameux poëte Delille sur son lit de mort; avec
tristesse devant celui représentant le duc d'Enghien aux
Champs-Elysées .
On ne sort point de cette galerie sans admirer une table de
porcelaine , de la manufacture royale de Sèvres . Cette table ,
exécutée par M. Parent , représente les portraits des plus grands
capitaines grecs et romains. C'est une imitation de la Sardoine
à touches variées , saisie avec une vérité étonnante. Ce n'est
cependant que le moindre mérite de ce charmant ouvrage :
toutes les têtes sont parfaitement dessinées , les sujets placés
au-dessous de chacune sont d'un artiste de goût , et les difficultés
qu'il a fallu vaincre, pour composer la frise qui entoure
la tête d'Alexandre , supposent un homme consommé dans son
432 MERCURE DE FRANCE ,
1
art. Ce meuble , aussi riche qu'élégant , sera incontestablement
un des plus beaux ornemens du palais pour lequel il est destiné.
Dans le prochain numéro , nous nous occuperons de l'examen
des ouvrages contenus dans le grand salon.
** BRES.
:
.....
LES PETITES - AFFICHES.
(Extrait des Lettres Parisiennes , par Antimèle. )
Je ne veux pas rester long-temps sans m'entretenir
avec vous. Voici le récit d'un rêve que j'ai fait la nuit d'avanthier.
Ce songe m'ayant paru avoir un caractère d'originalité
assez plaisant , je me mis à l'écrire dès que je fus éveillé. Je suis
bien aise de vous faire part de cette petite circonstance , parce
que vous pourriez croire , en lisant une foule de détails assez
minutieux , que je les ai assemblés à plaisir. Je vous jure qu'il
n'en est rien; et vous savez qu'un homme qui aperçoit déjà la
vieille proue de la barque du vieux Caron , n'oserait mentir
dans le voisinage du Styx.
Je rêvais donc que madame de F.... voulait acheter une
maisonde campagne , et m'avait chargé de voir si les Petites-
Affiches n'annonçaient pas quelque chose qui lui convint. Muni
de mes instructions , je m'étais rendu dans un café pour y
parcourir cinq ou six numéros de cette utile feuille , qui vous
indique , jour par jour , où l'on trouve des chevaux à vendre ,
des domestiques à placer , et des filles à marier. En vérité , les
gens simplesqui ont la bonliomie de lire les journaux pour avoir
des nouvelles certaines , ne peuvent faire mieux que de s'abonner
aux Petites-Affiches. C'est la trompettede la Renommée
la moins sujette à mentir, et du moins on est à portée de se
convaincre par soi-même de l'exactitude de ce qu'elle publie.
Le genre de nouvelles qui circule par cette voie , n'est pas , je
le sais , celui qu'on aime le plus généralement , mais c'est faute
de réflexion , car si l'on y pensait bien , on verrait que tous les
journaux ne sont que des Petites-Affiches. Quand je lis dans une
gazette que tel potentat fait de grands armemens , et lève des
contributions dans ses états , je me dis : voilà un homme qui
veut acquérir une grande propriété : il la paiera des dépouilles
de ses sujets , comme M..... , le célèbre avocat , a payé ce beau
château qu'il vient d'acheter de celles de ses cliens; et comme
DÉCEMBRE 1814 . 433
1
M....... a payé sa belle terre de l'argent de ses créanciers . Lorsque
j'entends parler des échappées de tels ou tels membres de
l'opposition , dans un pays assez voisin du nôtre ,je pense aux
valets qui demandent des places (chez nous , on s'y prend d'une
manière toute différente ; chaque pays a ses usages ) , tandis
que les souverains qui détruisent chez eux la liberté de penser ,
me retracent les maîtres qui cherchent des valets . Les nouvelles
du nord annoncent deux maisons à vendre ou à louer;
et celles de toutes les cours de l'Europe n'ont été , pendant
plusieurs années , que des changemens de domicile , etc. eta.
Ergo....
Les songes ne se piquent pas de mettre une très-grande régularité
dans leur vol. Le souvenir de la commission qui m'avait
étédonnée s'effaça tout à coup de ma mémoire , et les Petites-
Affiches que je feuilletais , au lieu d'annoncer des maisons a
vendre, me parurent ne contenir d'autres indications que celles
que vous allez lire. La plupart de ces articles se ressentent un
peu de l'influence de Morphée; mais il en est quelques-uns que
je ne craindrais point de soumettre à votre censure quand ils
seraient le fruit d'une imagination très-éveillée. Je vous envoie
les uns et les autres : ce n'est pas un grand présent. Depuis
quinze jours , je vous fais maigre chère ; mais souvenez-vous , je
vous prie , que je suis à la diète, et qu'il est bien juste que
vous vous en sentiez un peu , pour expier les torts d'une santé
àtoute épreuve. 1,
No. 1. ANNONCES ET AVIS DIVERS.
:
A MARIER.
;
UNE demoiselle de dix-huit ans , plus belle que le jour ,
taillée sur le modèle de la Vénus de Médicis , réunissant les
grâces de l'esprit et le charme des talens; peintre aussi aimable
que l'Albane; cantatrice égale à feue madame Barilli et à
madame Branchu , dans leurs différens genres ; supérieure , sur
tous les instrumens , à nos meilleurs artistes ; le disputant ,
pour les danses de caractères , à mesdames Gardel, Clotilde ,
Chevignyet Gosselin, et n'ayant point de rivale pour la danse
de salon; elle possède vingt-cinq mille bonnes livres de rente.
Ses parens, tenant dans le monde un rang honorable , lui fourniront
un trousseau magnifique , et lui donneront de plus une
bellemaison richement et complètement meublée. On ne tient
28
434 MERCURE DE FRANCE ,
pas à ce que les prétendans aient une fortune proportionnée à
celle de la future ; on demande seulement qu'ils soient d'une
famille connue pour son honnêteté. On voudrait , autant que
possible , qu'ils fussent d'un caractère aisé et pacifique (celui de
la demoiselle est extrêmement facile et communicatif ) ; mais
le mérite principal qu'on prendra en considération , sera une
très-grande diligence à se présenter. Certaines raisons urgentes
font désirer de conclure l'affaire dans le plus court délai.
S'adresser au bureau du Journal .
EFFETS PERDUS .
M. de Croupignac a perdu sur la route de Figeac à Paris ,
une pancarte contenant son arbre généalogique constatant sa
descendance en ligne directe , par les femmes , de Raimond Ier . ,
comte de Toulouse . Cette pancarte est très-nécessaire à M. de
Croupignac , qui sollicite ence moment la charge dePorte-coton .
etqui n'a aucun autre titre à faire valoir à l'appui de sa demande.
Dans le cas où cette généalogie ne se retrouverait pas ,
M. de Croupignac s'accomınoderait volontiers de la première
qu'on voudrait bien lui céder, à la charge , par le propriétaire
actuel , de faire faire tous les changemens que la différence des
noms rendrait rigoureusement nécessaires.
S'adresser , par écrit et frane de port , rue des Jeûneurs
n° 120.
Une jeune personne , d'une famille honnête , a perdu , la
semaine dernière , dans un des cabinets de la Galiote , boule
vard du Temple , une promesse de mariage que son amant
venait de lui signer après le dîner, au moment du dessert. Elle
prie les personnes qui auraient trouvé ce billet , de vouloir bien
le déposer au bureau du journal. Elle prévient , pour éviter
tout quiproquo , que les initiales de ses noms et prénoms sont
E. B. J. T. La promesse est signée Charles de Saint-Ernest ,
sous-lieutenant au régiment des dragons de la Reine.
PLACEMENT DE FONDS.
2
Un négociant en gros , qui a fait d'immenses amas de sucre
et de café , sous le régime du système continental , et qui va
DÉCEMBRE 1814. 435
infailliblement se trouver ruiné par la diminution prochaine des
denrées coloniales , voudrait emprunter une somme de 505,000
fr . å tels intérêts que ce fût. Le prêteur, s'il n'en est pas remboursé
au moment de la banqueroute , aura sa part proportionnelle
dans le bilan. Les capitalistes à qui ces arrangemens conviendraient
, sont priés de s'adresser rue Vide-Gousset , près
l'ancienne Bourse , à M. B. C.
DEMANDES.
Un homme de lettres désirerait trouver un jeune homme
ayant reçu une bonne éducation , écrivant très-vite et trèslisiblement
, qui voulût entrer chez lui pour exercer les fonctions
de copiste. Il travaillera depuis six heures du matin jusqu'à
dix heures du soir, et il recevra pour honoraires un billet
d'entrée pour chaque séance de l'Institut.
N. B. Le maître de la maison dîne fréquemment en ville ,
et mène son copiste. Le reste du temps, le jeune homme se
nourrit à ses frais.
,
S'adresser boulevard de l'Hôpital , maison des Quatre-Vents.
Mademoiselle Angelina , âgée de dix-neuf ans et trois mois
d'un physique agréable , ayant la peau fine et fraîche , les dents
belles , les yeux vifs , la main bien faite , la taille svelte , le
piedmignon, la tournure élégante , ne sachant du reste ni faire
la cuisine ,ni blanchir , ni coudre , ni repasser, désire se placer
chez un monsieur d'un certain age , garçon ou veuf sans enfans.
Elle donnera de bons répondans de sa moralité.
S'adresser rue Beauregard , chez la marchande de modes.
Un magnétiseur demande une jeune fille instruite dans la
tactique de la science du magnétisme. Il est nécessaire qu'elle
sache se pâmer à propos , imiter parfaitement l'état de somnambulisme
, entendre à demi-mot , saisir le moindre signe ,
ouvrir les yeux sans le laisser paraître , et voir sans avoir l'air
de regarder. On tient surtout à ce que la personne qui se présentera
connaisse l'art de ne point rougir. On lui assurera
un traitement éventuel égal au vingtième du produit de la
vente des Annales du Magnétisme animal.
S'adresser au bureau desdites Annales .
Unedame approchant la cinquantaine , et veuve de son hui
436 • MERCURE DE FRANCE ,
tième mari , désirerait trouver, pour pensionnaires , deux jeunes
gens honnêtes et d'une bonne santé. Elle souhaiterait qu'ils fussent
d'un extérieur et d'un commerce agréables. Ils trouveront
chacun un petit logement commode , meublé élégamment , et
jouissant d'une jolie vue. La table est servie sans profusion ,
mais avec choix et délicatement. Les pensionnaires ne seront
tenus à aucune rétribution : on se contentera de quelques at
tentions et complimens de leur part. Ceux qui voudraient
avoir de plus amples renseignemens peuvent s'adresser rue de
la Folie-Méricourt , à madame Gaillardin .
No. 2.- ANNONCES ET AVIS DIVERS .
NOUVELLE DÉCOUVERTE .
La dame CABALE , brevetée , s'empresse de prévenir le
public qu'elle vient d'inventer deux nouvelles espèces de parachutes
utiles et commodes .
La première espèce est faite de peau de caméléon . Chaque
compartiment est de couleur changeante , ce qui est d'un effet
très-agréable à la vue. Ce parachute est construit avec un tel
art qu'il est en état de braver les plus grandes tempêtes que
puissent exciter le crédit ou le mérite d'un rival, les dégoûts
du prince , et même les révolutions. Messieurs les courtisans ,
les ministres , et toutes les personnes qui fréquentent la cour ,
sauront apprécier le mérite de cette découverte.
La seconde espèce est faite d'ailes de chauves-souris. Le
poëte ou l'acteur qui se sera pourvu d'un de ces aérostats , ne
craindra pas la fureur des enfans d'Éole, déchaînés dans le parterre,
etqui font si souvent retentir la salle de leurs sifflemens
aigus.
Il a été établi , pour la commodité des amateurs , des dépôts
de ces parachutes , nommés dramatiques , dans les cafés des
principaux spectacles , et notamment au café Minerve , rue de
Richelieu , près le Théâtre-Français .
Les parachutes dits ministériels , ne se trouvent que chez
la dame CABALE , rue Mondétour.
DÉCEMBRE 1814. 437
A VENDRE.
1º . Deux jumens baies , de la race des cavales d'Eumelus,
dont il est fait mention dans l'Iliade. Elles font autant de chemin
à l'heure qu'une mauvaise nouvelle , et peuvent s'atteler
à une calèche de voyage; mais elles sont plus propres à la
course.
2°. Quinze kilogrammes du fiel du poisson qui rendit la
vue au bonhomme Tobie. Cet onguent est d'une très -grande
utilité dans un temps où il est une si grande quantité d'aveugles
qui s'obstinent à vouloir juger des couleurs.
3º. Quinze cents bouteilles de l'eau du Léthé , puisée dans le
fleuve même par un voyageur français. Ces bouteilles clichées
et tenant le litre , ont été apportées sur le vaisseau la Cons
titution. Le mérite de cette eau est assez connu , pour qu'il soit
inutile de la vanter. Nous nous contenterons de traduire ici quelques
lignes d'un passage de la Gazette de santé de Calicut ,
où il en est question.
<<L'usage de cette eau , y est-il dit , est très-salutaire lorsque
l'atmosphère politique est chargée de ces atomes que les
>>physiciens grecs nomment inimitiés , jalousies , esprit de
»parti, effervescences , réactions , etc. Il résulte presque tou-
>>jours de l'influence de cette atmosphère viciée , quand elle
>>n'est pas sagement tempérée , un grand bouleversement dans
>>les humeurs ; les esprits sont mis en opposition , et les prin-
>> cipes vitaux se détériorent. Il est rare même que ces accidens
>>particuliers ne dégénèrent pás en épidémie. L'eau du Léthé
> est le véritable préservatif » .
On trouvera l'adresse au bureau du journal.
EFFET PERDU.
La fille d'un maire du département de la Côte-d'Or , âgée
de dix-sept ans , a cru préserver son village , lors du passage
des troupes alliées , en allant prier le général russe de se détourner
un peu de sa route. Obligée , pour accomplir son généreux
dessein , de rester deux jours dans le camp, les soldats
lui ont volé un petit bijou de femme qu'elle tenait de sa mère ,
et qui faisait sa parure. Elle est très-sensible à cette perte , qui
l'empêcherade se marier, attendu que les garçons du pays estiment
peu les filles qui perdent leurs bijoux, parce qu'ils sont
438 MERCURE DE FRANCE ,
persuadés qu'elles ne font que de mauvaises ménagères , peu
soigneuses. Elle supplie les personnes qui pourraient lui procurer
quelques renseignemens sur l'objet en question , de les
lui faire parvenir le plus tôt possible par la voie de notre journal.
Ceux qui feront cette bonne oeuvre auront pour récompense
le plaisir d'avoir empêché qu'une pauvre fille restât fille
toute sa vie.
DEMANDE.
Un Anglais qui a passé à sa vie à voyager, a cherché des
Orcades aux îles Marianne , du Brésil à la Sibérie , la vertu ,
la franchise , la droiture , la grandeur d'âme , l'humanité , et
n'a trouvé partout que le vice , la fourberie , la fausseté , la
bassesse et l'égoïsme. Il se propose aujourd'hui de se mettre
en route pour le pays d'Eldorado ; mais dégoûté du spectacle
des moeurs abjectes de l'ancien monde , il serait d'avis de ne
partir qu'en ballon , afin de ne mettre pied à terre qu'au terme
de sa course. Il voudrait , à cet effet , trouver un compagnon
de voyage qui sût un peu de physique , et dont le caractère
eût quelques rapports avec le sien. Sa demeure est rue d'Enfer,
près les catacombes. On demandera milord Spleen.
ÉTABLISSEMENT UNIQUE .
Ala rose des vents , rue du Tourniquet , à Paris .
BASSET , tailleur breveté , suivant la cour, connu pour son
habileté , se charge de retourner promptement et au meilleur
compte possible , les habits , manteaux , costumes et livrées qui
ne seraient pas de mise à la cour sous leur ancienne forme.
Messieurs les conseillers d'état , ministres , prélats , hommes de
robe , hommes d'épée , qui seraient dans le cas de recourir à ses
services , peuvent s'adresser à lui en toute confiance. Les changemens
nécessités par les circonstances , seront faits devant les
pratiques qui pourront ainsi sortir de son atelier avec un extérieur
tout nouveau. On accueillera aussi , messieurs les poëtes,
pourvu toutefois que leurs habits ne soient point par trop râpés :
on n'exigera d'eux , suivant leurs facultés , et d'après l'ouvrage
qu'occasionnera leur travestissement, qu'une ode , une épître,
un poëme , ou même que des bouts rimés pour envelopper le
sucre et la chandelle .
DÉCEMBRE 1814 . 439
BASSET tient aussi un assortiment completde costumes de présentation
, qu'il louera à messieurs les gentilshommes de la province
qui auraient oublié de s'en munir. Il possède également un
assortiment d'uniformes à l'usage de messieurs qui viennent solliciter
la croix de St. - Louis pour avoir courageusement servi le
Roi dans leurs terres , depuis vingt-cinq ans , avec le grade de
capitaine , de colonel , ou tout autre .
Le tout à juste prix .
LIBRAIRIE .
PARMI les livres nouveaux qui ont été exposés à la foire de
St. -Cloud , une des plus célèbres de l'Europe , comme on sait ,
et la plus considérable pour le commerce des mirlitons , on remarque
ceux- ci :
L'Art de plaider indistinctement le Pour et le Contre , ou
Choix de passages des orateurs de l'ancienne Rome et de la
nouvelle France , ouvrage indispensable àtous les corps civils ,
constitués , et au clergé; par un avocat. Paris , 1814 .
De la Restriction mentale , et de ses avantages ; par le révérend
père Caffard. Coutances , 1814.
1
Las vias del sennor clementissimoy todo misericordioso ,
Consejo dado a los reis christianissimos de restablecer prontamente
en Francia la santa Inquisicion ;
Por il reverendo padre Grillando , del orden de san Dominigo
, y inquisitor para la fe.
Madrid , 1814 .
De l'Utilité du Rétablissement des Jésuites pour les progrès
de la langue grecque ( 1 ) et des moeurs scolastiques . 1814.
(1) Ce passage de mon rêve me fait souvenir que j'ai lu dans un nouveau
journal , il y a quelque temps , un article qui tendait à prouver la nécessité
de rétablir au plus tôt l'ordre des Jésuites , parce que ces révérends pères
savaient mieux le grec que les membres de la nouvelle Université. Il faut
convenir qu'on est furieusement fort en matière de logique , de politique
et de philosophie au commencement du dix-neuvième siècle .
L'auteur de cet article fait un tort réel aux Jésuites , en bornant làles services
qu'ils peuvent nous rendre aujourd'hui. Vraiment , ils enseignaient
bien d'autres belles choses à leurs écoliers ! Je lis, pour me désennuyer dans
۱
440 MERCURE DE FRANCE ,
Les Vertus des Conquérans . 1 vol. in-fol. de quatre pages ,
y compris le faux titre , le titre , l'avis au lecteur , l'avant-propos
, la préface , l'introduction, les notes , la table des matières ,
et l'errata , avec cette épigraphe :
Les peuples sont ici-bas pour nos menus plaisirs .
GRESSET , coméd. du Méchant.-
La Scuola dei sovrani , o Nuovi principi del Dritto publico
dal signor Machiavellino , dedicato alla sua maesta Napoleone
Buonaparte , imperator e re. Con questa epigrafe francese :
La raison du plus fort est toujours la meilleure.
Firenze , 1813 (2) .
LA FONT. , Favole.
AVIS AU PUBLIC .
Rue Bon- Conseil , à l'enseigne de la Chauve-Souris et des
deux Belettes.
BAUDET , marchand de musique , auteur et éditeur , continue
de tenir classe et de donner des leçons en ville. Il montre , en
douze séances , à chanter lapalinodie dans sa perfection .
N. B. Le nombre des écoliers , pour apprendre cette partie
essentiellede la musique vocale , s'étant considérablement accru
depuis six mois, il s'est adjoint deux habiles professeurs , qui ,
possédant parfaitement sa méthode , méritent la confiance du
public.
mon lit , une espèce d'histoire de la compagnie de Jésus , extraite de l'Histoire
universelle du grave président de Thou; vous ne sauriez croire combien
je suis édifié.
(2) Il est assez plaisant que moi, ignorant, qui ne sus oncques ni l'italien
ni l'espagnol , je m'avise de rêver dans ces deux langues. Voilà une belle occasion
pour les onéirocritiques d'exercer leur science. Je suis sûr que les
magnétiseurs ne manqueront pas d'expliquer cette singularité par la vue
intérieure. Que de gens ont besoin d'aller rétablir leur santé sur les bords
rians de la Marne !
DÉCEMBRE 1814.1 44
Récit de ce qui a été observé à l'ouverture du tombeau de
Charles I. Par sir HENRI HALFORD , premier Médecin du
Roi et du Prince , etc. (1)
CLARENDON dit , dans son histoire de la rébellion , que le
corps de Charles i fut enterré à Windsor dans la chapelle de
Saint-George , mais que quand on l'y chercha quelques années
plus tard, on ne put pas l'y trouver. Il paraît , d'après le récit de
cethistorien , que l'intention de Charles , après son rappel
au trône , fut de transporter le corps de son père de ce lieu à
l'abbaye de Westminster, avec tous les honneurs qui lui avaient
été refusés sous le gouvernement des régicides. La recherche
la plus exacte en fut faite par diverses personnes , au nombre
desquelles étaient quelques nobles , que leur fidèle attachement
avait engagé à suivre leur maître jusqu'au lieu de sa sépulture
pour lui rendre les derniers devoirs. Mais tels étaient les ravages
commis dans la chapelle , pendant le temps de l'usurpation ,
telles étaient les mutilations qu'elle avait subies , qu'il n'y restait
aucune marque à laquelle on pût reconnaître la place exacte
où le Roi avait été enseveli .
On a peine à concilier ce récit avec les informations qui
nous ont été transmises , postérieurement à la mort de lord
Clarendon , par M. Ashmole , en particulier ; mais surtout
par M. Herbert , dans l'intéressante relation qui fait partie de
l'ouvrage intitulé Athènes Oxfordienne (1). M. Herbert avait
été valet-de-chambre du Roi , et son compagnon fidèle dans
toutes les situations où il s'était trouvé depuis le moment où il
quitta l'île de Wight jusqu'à sa mort. Il fut employé pour le
transport de son corps àWindsor et pour le choix d'une place
convenable à sa sépulture. Il fut témoin oculaire de celle-ci ,
dans le caveau du Roi Henri VIII.
S'il était permis de hasarder une conjecture , tandis que lord
Clarendon s'interdit toute conjecture à ce sujet, on pourrait
supposer que les ministres de Charles II jugèrent imprudente
là démarche suggérée à ce prince par un mouvement de piété
filiale. Acette époque en effet on avait vu quelquefois la fidélité
(1 ) Nous empruntons à la Bibliothéque Britannique cet article , qui
avait été publié l'année dernière à Londres , et qui nous a paru offrir de
l'intérêt , surtout dans les circonstances actuelles .
(2) Athenæ Oxonienses.
442 MERCURE DE FRANCE ,
des sujets éclater d'une manière déréglée ; on avait déterré les
corps de ceux qui avaient condamné et exécuté le Roi et on
les avait attachés à la potence ; on pouvait craindre que si de
nouveaux revers amenaient un nouveau triomphe des Républicains
, le corps même du monarque ne fût soumis à de semblables
indignités. Quoi qu'il en soit , c'est un fait que le corps
du Roi Charles 1 fut enseveli dans le caveau du Roi Henri VIII ,
précisément à la place que M. Herbert a décrite. Un accident
aéclairci ce point d'histoire , sur lequel l'autorité de lord Clarendon
avait répandu quelque obscurité.
En achevant le mausolée , que Sa Majesté le Roi régnant a
fait construire dans le lieu appelé Maison des tombeaux ( 1) , on
fut forcé de pratiquer un passage sous le choeur de la chapelle
de saint George. En y travaillant on fit accidentellement une
ouverture dans un des murs du caveau du Roi Henri VIII , à travers
laquelle les ouvriers virent non-seulement les deux cereueils
, que l'on supposa contenir les corps de Heuri VIII et de
la reine Jeanne Seymour , mais encore un troisième , couvert
d'un poële de velours noir, qui , d'après le récit de M. Herbert ,
pouvait contenir les restes de Charles 1.
Ces faits ayant été rapportés au Prince Régent , son Altesse
Royale vit , qu'en ouvrant le caveau , on pourrait jeter du jour
sur un point d'histoire obscur , on ordonna en conséquence que
cette ouverture fût faite au premier moment convenable pour
cela. C'est ce qui fut exécuté le 1er avril 1813 , le jour qui suivit
les funérailles de la duchesse de Berwick , en présence de S. A. R.
elle-même , qui par-là se rendit caution du respect dû aux
morts , au milieu des travaux entrepris pour une recherche
utile. S. A. R. était accompagnée de S. A. R. le duc de Cumberland
, du comte Munster, du doyen de Windsor, Benjamin
Charles Stevenson , et de Sir Henry Halford.
Le caveau est couvert d'une arche d'une demi brique d'épaisseur
; il a sept pieds douze pouces de large , neuf pieds six
pouces de long , quatre pieds dix pouces de haut ; il est situé
au centre du choeur, en face du stalle du onzième chevalier ,
du côté du Roi.
Quand on eut enlevé le poële , on vit à découvert un cercueil
en plomb , tout uni , sans que rien pût faire soupçonner qu'il
eût jamais été enfermé dans une caisse de bois , portant cette
inscription : Le Roi Charles , 1648 , écrite en gros caractères
bien lisibles sur une bande de plomb , qui ceignait le cercueil.
5
(3) Tomb-house.
۱
DÉCEMBRE 1814. 443
On fit à la partie supérieure du couvercle une ouverture carrée ,
suffisante pour voir nettement tout ce qu'il recouvrait. Les
objets qui se présentèrent furent une bière en bois fort dégradée
, et le corps , soigneusement enveloppé dans de la toile
cirée. Les plis de cette toile contenaient une matière onctueuse ,
mêlée de résine , qui paraissait y avoir été versée en état de
fusion , pour exclure l'air extérieur . La bière était entièrement
pleine. La ténacité de la toile cirée rendait fort difficile de la
détacher des parties qu'elle enveloppait. Partout où la matière
onctueuse s'était insinuée , la toile se laissait enlever et
la matière onctueuse qui la suivait rapportait une fidèle empreinte
des traits auxquels elle avait été appliquée. Peu à peu
on découvrit toute la face : la peau était sombre et décolorée ;
le front et les tempes avaient perdu peu ou point de leur substance
musculaire; le cartilage du nez avait disparu ; mais l'oeil
gauche , au premier moment de l'exposition à l'air , était
plein et ouvert , il se flétrit presqu'à l'instant. La barbe taillée
enpointe , qui caractérise si bien le temps de Charles 1 , était
parfaitement conservée. La forme du visage était un ovale
allongé;plusieurs dents étaient encore en place ; l'oreille gauche ,
par l'interposition de la matière onctueuse qui la séparait de la
toile cirée , fut trouvée entière.
Il était difficile en voyant ce visage , quoique défiguré , de
n'y pas remarquer une ressemblance, frappante avec les monnaies
, les bustes et surtout les portraits de Charles i par Vandyke
, qui nous étaient familiers . Il est vrai que tous ceux qui
participaient à cet intéressant spectacle étaient préparés à recevoir
cette impression ; mais il n'est pas moins certain que cette
facilité à croire venait de la simplicité et de la vérité qui règnent
dans la relation de M. Herbert , dont tous les points étaient
confirmés par nos recherches à mesure que nous avancions ;
et l'on ne peut nier d'ailleurs que le contour du visage , le
front , un oeil , et la barbe , ne forment les traits principaux
qui déterminent la ressemblance .
Quand la tête eut été entièrement dégagée de ses enveloppes ,
on la trouva détachée , et elle fut enlevée sans aucune peine :
elle était humide ( 1 ) , et teignait d'un rouge verdâtre le papier
(3).Je n'ai pas dit que ce liquide était du sang , parce que je n'ai pas eu
occasion de m'en assurer , et que je voulais rapporter les faits et non mes
opinions. Je crois que c'était le sang dans lequel était plongée la tête. Il teignait
le papier et un mouchoir blanc de la même couleur que le sang qui
a été gardé pendant un certain temps. Aucun de ceux qui assistèrent à
444 MERCURE DE FRANCE ,
et le lingedont on la touchait. La partie postérieure de la chevelure
et de la peau qui recouvre le crâne était d'une fraîcheur
remarquable; les pores de la peau étaient fort distincts , comme
il arrive quand elle est imprégnée d'humidité. Les tendons et
les ligamens du cou avaient beaucoupd'épaisseur et de fermeté.
Les cheveux par derrière étaient épais et paraissaient presque
noirs . Quelques-uns de ces cheveux qu'on a nettoyés et séchés ,
sont d'un beau brun foncé. La barbe était d'un brun tirant
davantage sur le rouge. Les cheveux de derrière la tête n'avaient
guère plus d'un pouce de long , et avaient été probablement
coupés si courts pour faciliter l'exécution , peut-être
aussi pour satisfaire la piété de quelques amis , qui , d'abord
après la mort du monarque , voulurent garder de lui un souvenir.
En soulevant la tête , pour examiner la place où elle avait
été séparée du corps , on vit que les muscles du cou s'étaient
évidemment beaucoup retirées. La quatrième vertèbre cervicale
était coupée transversalement; etles deux surfaces séparées
étaient parfaitement douces et unies , preuve que le coup avait
été porté avec un instrument fort tranchant; c'était un nouvel
indice ajouté à tous les autres pour constater l'identité de ce
corps et de celui de Charles 1.
Après avoir examiné la tête , et rempli ainsi pleinement le
but de cette recherche , on n'entreprit pas d'examiner le reste
du corps; on rétablit tout dans l'ordre où on l'avait trouvé;
on ferma de nouveau le cercueil , en soudant lapartiequi en
avait été détachée , et l'on referma le caveau.
Aucun des deux autres cercueils n'avait d'inscription. Le
plus grand , que , sur de bonnes autorités , on supposa contenir
les restes du roi Henri VIII , avait six pieds dix pouces de long.
Il avait été enfermé dans une enveloppe de bois d'ormeau , de
l'ouverture ne douta que ce ne fût du sang. Il paraît en effet , par le récit
deM. Herbert , que le roi fut embaumé immédiatement après la décapitation.
Il est donc probable que les gros vaisseaux continuèrent de se vider
⚫quelque temps après. Je n'ignore pas que quelques parties molles du corps
humain , en particulier le cerveau , subissent avec le temps une décomposition
et se liquefient. On peut donc , après un enterrement ancien on lon
n'a misque des parties solides, trouver des liquides. Mais dans le cas actuel,
le poids de la tête ne donnait pas lieu de penser que le cerveau eût perdu de
sa substance ; et d'ailleurs les antres parties de la bière ne laissaient pas voir
d'humidité , autant que nous pûmes en juger. La partie postérieure dela
tête et du cou était seule dans ce cas .
DÉCEMBRE 1814 . 445
deux pouces d'épaisseur. Mais cette enveloppe était dégradée et
tombée par petits fragmens autour du cercueil. Celui-ci , qui
était en plomb , paraissait avoir reçu un coup violent vers le
milieu. Il en était résulté une ouverture en cet endroit qui exposait
à la vue un squelette. On y apercevait encore au menton
un reste de barbe , mais rien qui pût servir à reconnaître le
roi déposé dans ce lieu .
Le plus petit cercueil , que l'on supposa être celui de la reine
Jeanne Seymour, ne fut pas touché; le seul motif de curiosité
n'étant pas considéré par le Prince régent , comme un motif
suffisant pour troubler la cendre des morts.
En examinant le caveau avec attention, on remarqua que le
mur, vers l'extrémité occidentale , avait été, à quelque époque
ignorée , abattu et réparé , non en maçonnerie régulière , mais
avec des fragmens de pierres et de briques , amassés en hâte et
grossièrement sans être liés par aucun ciment.
Le récit de Clarendon et celui de Herbert attestent que l'ensevelissement
de Charles i fut fait en grande hâte , en présence
du gouverneur, qui n'avait pas voulu permettre que le service
se fit conformément à la liturgie anglicane (1 ) , et qui probablement
accorda à peine le temps nécessaire pour s'acquitter
de cette cérémonie avec décence. Il est donc assez vraisemblable
, que le cercueil du roi Henri vui fut endommagé par
l'introduction précipitée de celui de Charles 1 dans le même
caveau; et qu'à cette époque , le gouverneur n'était pas animé
de sentimens propres à l'intéresser aux restes des rois et au
caveau dans lequel ils reposaient.
Il est à propos d'ajouter , qu'une très-petite bière en bois
d'acajou , couverte de velours cramoisi , contenant le corps
d'un enfant , avait été posée sur le poële qui recouvrait le cercueil
du roi Charles. On sait que c'était l'enfant , mort né , de
la princesse (2) George de Danemarck , depuis la reine Anne .
(Ce rapport est daté du 11 avril 1813 , et porte la signature
de l'auteur , Henri Halford) .
(5) Book ofcommon prayers.
(6) Femme du prince.
446 MERCURE DE FRANCE ,
PHILÉMON ET BAUCIS ,
Dissertation philologique , et Imitation en vers, parodiée des
Métamorphoses d'Ovide et de Jonathas Swift.
Le savant Huet prétendait que la touchante histoire de Philémon
et de Baucis , racontée par Ovide avec une simplicité
de naturel qui ne lui est pas ordinaire , n'était autre chose que
le récit défiguré de la visite des Anges chez Abraham ( 1 ) .
J'en demande pardon au docte évêque d'Avranches : mais
cette sagacité , qui découvre si habilement les types et les allusions
, rappelle un peu , ou le Jésuite Hardouin , qui ne trouvait
dans l'Enéide que le voyage à Kome de saint Pierre qui n'y
alla jamais , ou ces dévots Indiens qui prétendent que dans les
poëmes de leurs Soufis , les baisers signifient les extases pieuses;
qu'il faut prendre le cabaretier pour un sage qui répand l'instruction
, et que le duvet d'une jolie joue représente le monde
d'esprits qui environnent le trône de Dieu .
Il me semble que, si l'on voulait absolument trouver dans la
Bible une aventure qui eût quelque rapport avec celle de Philémon
et de Baucis , il faudrait s'arrêter à l'histoire de Lothet
et de sa famille (2) qui , pour prix de l'hospitalité qu'ils accordent
aux voyageurs célestes , sont préservés de la punition infligée
aux pervers habitans de leur cité.
Quoi qu'il en soit , prenons la fable d'Ovide (3) pour ce qu'elle
est , pour un récit plein de charmes , de décence et d'intérêt ,
pour un tableau élégant de moeurs patriarcales , opposées à la
dépravation dominante.
Cette fable intéressante a toujours tellement plu , que , traduite
dans toutes les langues , elle a été du goût de tous les
lecteurs. Nous n'examinerons ici que l'original latin , l'imitation
pleine de graces et de perfection que nous en devons à
notre La Fontaine , et la parodie qu'en ont donnée en anglais.
Jonathas Swift (4) , et Hagedorn (5) chez les Allemands.
Ovide fait raconter cette histoire par le vieux Lelex , en
présence de Pirithoüs et de Thésée ; la scène s'est passée en
(1) Genèse , ch. 18 .
(2) Genèse , ch . 19.
(3) Métamorphoses , liv . vIII , v. 620 .
(4) Né en mort en 17 ..
(5) Né en 1708 , mort le 18 octobre 1754.
DÉCEMBRE 1814. 447
Phrygie , dans un lieu qu'avait vu Lelex , envoyé dans ces contrées
par Pithée , fils de Pélops , qui y avait régné avant son
émigration pour la Grèce.
Le récit d'Ovide renferme des traits charmans et des détails
d'une grande vérité. Il peint bien l'égale dureté de tous les habitans
du bourg , et toute la cruauté du refus qu'éprouvèrent
constamment les divins voyageurs :
Mille domos adiere , locum requiemque petentes ;
Milledomos clausere seræ ......
Il vont en cent maisons ; cent maisons les refusent ,
dit avec concision Saint-Ange , traducteur élégant d'Ovide dans
un vers plus beau que celui-ci , qui pourtant est de La Fontaine
:
Mille logis y sont ; un seul ne s'ouvre aux Dieux;
mais aussi La Fontaine s'écrie plus bas :
Ogens durs ! vous n'ouvrez vos logis ni vos coeurs ;
et ce vers est parfait. Comme le bon ménage de ce vieux Philémon
et de sa vieille compagne est aimable et touchant ! Ils
ont vieilli sous le même toit; en s'entretenant de leur pauvreté ,
ils l'ont endurée sans murmure , et le fardeau en fut pour eux
plus supportable et plus léger...... et eux deux , ils composaient
toute leur maison, c'est que dit Ovide dans ces beaux vers :
Illa
Consenuére casa ; paupertatemquefatendo
Effecére levem , nec iniquâ menteferendam .
Totadomus , duo sunt.
Cet inimitable tota domus , duo sunt , est bien éloigné d'être
rendu par ce vers de La Fontaine, qui paraîtrait là presque ambitieux
, s'il n'était pas du bonhomme :
Euxseuls ils composaient toute leur république.
C'est une tache , mais il ajoute :
Heureux de ne devoir à pas un domestique
Le plaisir ou le gré des soins qu'ils se rendaient!
Vérité de sentiment qui a peut-être inspiré à J. J. Rousseau
çes nobles et fières expressions qu'il avait écrites sur les murs
de sa cabane à Ermenonville : « Celui-là est véritablement
448 MERCURE DE FRANCE,
» libre , qui n'a pas besoin de mettre les bras d'un autre au
>> bout des siens pour faire sa volonté » .
Ovide, parlant du foyer où Baucis réveille par son souffle ,
que la vieillesse rend haletant , le feu endormi de la veille :
Suscitat hesternos .
Et ignes
.
Adflammas anima producit anili ,
amis incontestablement beaucoup de précision , mais il n'est
point supérieur à notre fabuliste , toujours si parfait dans ses détails
:
Quelques restes de feu sous lacendre épandus ,
D'unsouffle haletant par Baucis s'allumèrent.
Ce qui ne se trouve pas du tout dans l'auteur des Métamorphoses,
ce sont les traits suivans : Reposez-vous , dit Philémon
àses hôtes , qui lui paraissaientfatigués du voyage ,
Usez du peu que nous avons ;
L'aide des dieux a fait que nous le conservons ;
Usez-en.
Et, pour tromper l'ennui d'une attente importune ,
Il entretint les Dieux , non point sur la fortune ,
Sur les jeux , sur la pompe et la grandeur des rois ,
Mais sur ce que les champs , les vergers et les bois
Ont de plus innocent , de plus doux , de plus rare .
Le temps avait rompu l'un des supports de la table :
Baucis en égala les appuis chancelans ,
Du débris d'an vieux vase , autre injure des ans .
Et cette réflexion de Philémon à ses convives divins , comme
elle est judicieuse :
Ces mets , nous l'avouons , sont peu délicieux ;
Mais, quandnous serions rois , que donner àdes Dieux ?
Revenons à Ovide. Il a présenté l'idée de cette table mal
assurée dont les appuis sont chancelans; il se borne à énoncer
sèchement que des trois pieds l'un était inégal , et qu'un fragment
de vase le redressa :
:
:
Mensæ sederat pes tertius impar ;
Testaparemfecit.
DÉCEMBRE 1814. 449
Il a soin de faire valoir ce charme de tous les festins , la bonne
mine et le bon coeur :
Accessére boni.
Super omnia vultus
Cet accueil simple et vrai , ce bon coeur sans réserve ,
commedit Saint-Ange , en rendant avec beaucoup de bonheur
ce passage qui a échappé à l'attention de La Fontaine , à la
naïveté duquel il eût dû plaire cependant et inspirer de ces
vers charmans qui naissaient d'eux-mêmes dans son âme ingénue.
Il a négligé aussi ces vers d'Ovide qui peignent pourtant
si bien un bon ménage où tout se fait de concert , après que les
deux époux ont un moment conféré ensemble :
Cum Baucide pauca locutus ,
Consilium Superis aperit commune Philemon.
Il est vrai que La Fontaine n'avait pas connu ce bonheur si
parfait d'un bon ménage , lui qui ne regardait comme tel que
celui qu'il retrace dans son conte de Belphegor :
J'appelleun bon, voire un parfait hymen ,.
Quand les conjoints se souffrent leurs sottises.
Dans cette imitation même , il lui échappe , au sujet de son
union , un trait qui doit être remarqué. Il vient de parler de
Philémon et de Baucis qui , changés en arbres
il ajoute :
,
Courbent sous le poids des offrandes sans nombre ;
Pour peu que des époux séjournent sous leur ombre ,
Ils s'aiment jusqu'au bout , malgré l'effort des ans .
Ah ! si .... mais autre part j'ai porté mes présens .
Cette allusion à son état n'est pas la seule ni la plus touchante
que l'on remarque dans ses fables.
Poursuivons . L'auteur de la fable dont nous nous occupons
met dans la bouche de Philémon des vers qui semblent appartenir
aux élégies de Tibulle , tant ils offrent de sensibilité naïve
et de grâce touchante : Nos années ont coulé ensemble sans discorde;
ah ! qu'une même heure nous enlève tous les deux à la
vie! ne me laissez pas voir le bûcher de Baucis ! ne permettez
pas qu'elle soit obligée de me rendre les derniers devoirs :
Et, quoniam concordes egimus annos ,
Auferat hora duos eadem ; nec conjugis unquam
Bustamee videam , neu sim tumulandus ab illa .
29
450 MERCURE DE FRANCE ,
La Fontaine me paraît dans son imitation bien loin de la beauté
de l'original. Il termine ainsi le discours de Philémon :
Je ne pleurerais point celle-ci , ni ses yeux
Ne troubleraient non plus de leurs larines ces lieux.
Comme on sait, et comme le dit La Fontaine d'après le
poëte latin ,
Baucis devint tilleul , Philémon devint chêne.
Ovide, grand amateur de sentences , termine sa fable par ce
beau vers :
Cura pii Dis sunt ; et , qui coluére , coluntur.
Sans doute il est consolant de croire que les gens de bien ne
sont point indifférens aux Dieux , et que celui qui rendit hommage
à la vertu en la pratiquant , recevra à son tour des hommages.
Cette réflexion d'Ovide est belle , et termine , par une
affabulation très-morale , le récit d'une bonne action bien récompensée
: mais La Fontaine , qui finit bien aussi ses narrations
, a ici l'avantage d'avoir commencé par des vers sublimes
que je ne puis un'empêcher de transcrire , quoiqu'ils soient
dans la mémoire de tous ceux qui aiment à se rappeler de
belles pensées rendues en très-beaux vers par un de nos plus
grands poëtes :
Ni l'or, ni la grandeur ne nous rendent heureux ;
Cesdeuxdivinités n'accordent à nos voeux
Que des biens peu certains , qu'un plaisir peu tranquille.
Des soucis dévorans c'est l'éternel asile ;
Véritable vautour, que le fils de Japet
Représente enchaîné sur son triste sommet.
L'humble toit est exempt d'un tribut si funeste :
Le sage y vit en paix et méprise le reste ;
Content de ses douceurs , errant parmi les bois ,
Il regarde à ses pieds les favoris des rois ;
Il lit au front de ceux qu'un vain luxe environne ,
Que la fortune vend ce qu'on croit qu'elle donne.
Approche-t-il du but , quitte-t-il ce séjour,
Rien ne trouble sa fin : c'est le soir d'un beau jour.
L'Anglais Swift a fait de cette touchante histoire une parodie
très -spirituelle qui a été imitée en allemand. par Hagedorn.
Celui-ci est descendu jusqu'au grotesque le plus trivial ;
cependant son récit est assez gai. Il donne pour cause du
DÉCEMBRE 1814. 451
voyage de Jupiter la mauvaise humeur de l'acariâtre Junon ,
qui , dit -il , mêlait trop souvent du fiel dans le nectar. Suivant
lui , Mercure et Jupiter, rebutés par de grands seigneurs
qui avaient oublié qu'ils étaient hommes , et qui étaient presqu'aussi
vils que leurs valets , ne furent guère mieux accueillis
tantôt par des riches , qui ne se doutaient pas seulement que la
bienfaisance eût quelque attrait , tantôt par des pauvres qui
semblaient trouver du plaisir à se venger de ce que leur position
avait de fâcheux. Enfin ils furent reçuş et bien reçus par
le vieux Philemon et la vieille Baucis, qui vint au-devant d'eux
appuyée sur ses béquilles. On lit ensuite les détails du festin
champêtre , les contes dont Philémon riait le premier , en
cherchant à amuser ses hôtes; puis il est question de la tasse
qui ne désemplit pas ; puis de la divinité de Jupiter et de Mercure
authentiquement reconnue par les bonnes gens ; puis enfin
lamétamorphose de la cabane ainsi que de ses propriétaires .
La cabane , dit Hagedorn (6) , fut changée en un temple superbe
, sa table en un autel , sa tasse en vase de libation , ses
meubles simples en magnifiques ornemens , et ses petites provisions
en victimes pour les sacrifices » .
Laparodie de Swift est beaucoup plus gaie. Il n'a pas non
plus changé le nom des personnages , mais il place la scène
dans nos temps modernes , et métamorphose la cabane en un
prêche.
M. Léonard avait donné de ce petit poëme une traduction
libre , en s'assujétissant toutefois à l'idée principale de l'auteur
anglais (7) .
:
M. LOUIS DUBOIS.
(L'auteur avait terminé cet article par une imitation en vers
du poëme de Swift , dans laquelle il transportait la scène dans
un pays catholique. Nous n'avons pas cru devoir insérer cette
pièce qui aurait pu scandaliser quelques personnes pieuses. )
(6) Traduit par Huber : Choix de Poésies allemandes , tom. 1г,, р. 166.
(7) OEuvres de Léonard , etAlmanach d'Apollon , de 1787 .
:
い
452 MERCURE DE FRANCE ,
1
BULLETIN LITTÉRAIRE.
- SPECTACLES.
Devin du Village.
Académie royale de Musique.- Saül; le
L'effet de l'oratorio de Saül est loin de répondre à la renommée
des musiciens dont les ouvrages ont servi à en composer
les différentes parties. Paësiello , Cimarosa , Mozart ,
Haydn , ont été mis à contribution , et cependant de leur réunion
il n'est résulté qu'un ensemble médiocre, Cela ne tiendraitil
pas au plan même de l'ouvrage ? Est-il possible de créer un
heureux ensemble de morceaux qui n'ont point été faits pour
le cadre auquel on les adapte , qui n'ont entr'eux aucune liaison
, et dont le style est aussi différent que la manière de leurs
auteurs ? L'unité , si nécessaire à l'effet et à la perfection d'une
composition , peut - elle exister dans un tout aussi incohérent
?
Il est bon de faire remarquer aux enthousiastes exclusifs des
musiciens étrangers que , de tous les morceaux de Saül , il n'en
est aucun qui cause autant de plaisir que le trio des Lévites ,
sur le chant d'O Salutaris Hostia du bon et respectable
M. Gossec . Ce trio , où les voix seules se font entendre sans
aucune espèce d'accompagnement , est une réponse péremptoire
à ceux qui veulent placer dans l'orchestre les beautés de
lamusique. On veut bien lui accorder quelque mérite ; mais ,
s'il était l'ouvrage d'un compositeur allemand ou italien, toutes
les trompettes de la Renommée ne se réuniraient-elles pas à
chaque occasion pour entonner son éloge ?
Que de grâce , de fraîcheur, de naturel et de sentiment dans
cette charmante musique du Devin du Village , composée ily
aplus de soixante ans ! Quelle analogie intime entre les paroles
et le chant ! Par l'effet qu'elle produit sur tel ou tel individu,
je ne balancerais pas à prononcer sur son organisation musicale,
et s'il avait assez peu de goût et de sensibilité pour en
méconnaître le charme , je lejugerais digne de s'extasier sur les
productions arides et froides d'un compositeur moderne. Il faut
que les airs du Devin du Village aient des attraits bien puissans
pour qu'ils puissent encore plaire , malgré leur exécution.
Soit incapacité , soit négligence , les artistes qui les font entendre
ne leur conservent point leur véritable caractère; le
souffleur ( chose inconcevable dans un ouvrage aussi souvent
joué ) est plus d'une fois dans le cas d'aider à leur mémoire.
DÉCEMBRE 1814. 453
Mais le ballet qui termine l'opéra est charmant , et le souvenir
agréable qui en reste entretient l'indulgence pour ce qui a
précédé.
Les Bayadères.-Unbeau spectacle et des chants agréables
maintiennent au théâtre cet opéra , malgré le défaut d'intérêt
et le vide d'action. C'est l'inverse de la Vestale ; là le
poëte a soutenu le musicien ; ici le musicien et le décorateur
ont soutenu le poëte , qui doit aussi beaucoup au talent distingué
de madame Branchu. L'ouvrage était primitivement en
trois actes , et par la mutilation qu'il a subie on a perdu quelques
morceaux qui laissent des regrets.
Le Triomphe de Trajan.- Ce monument d'adulation pour
Buonaparte , à qui l'on comparait un empereur avec lequel il
avait si peu de rapport , a survécu à la chute de l'usurpateur
quiy était encensé. Les morceaux de chant sont généraleinent
peu saillans ; mais l'ouverture est d'un bon effet , et les airs de
danse sont très- agréables , surtout le dernier , qui peut être
placé à côté de ce qu'il y a de mieux en ce genre. Quant au
spectacle et aux ballets , ils ne laissent rien à désirer, et sous
ce rapport , le théâtre de l'Académie royale de Musique est le
premier de l'Europe : aussi est-ce celui qui attire le plus la curiosité
des étrangers. La danse y est portée à un point de perfection
qu'on ne trouve point ailleurs . On pourrait bien , en
Jui appliquant avec justice le principe de l'imitation , penser
que le caractère noble et expressif qu'elle avait autrefois est
préférable aux tours de force , aux pirouettes qu'on admire
tant aujourd'hui , et sous le rapport de la vérité , cet art aurait
dégénéré comme la musique. Mais il me semble qu'une application
rigoureuse des vrais principes est ici susceptible de quelque
modification ; et quel critique ne serait désarmé à la représentation
des charmans ballets de Psyché , de Télémaque ;
d'Achille à Scyros , de l'Enfant Prodigue , de la Dansomanie
, etc. ! Il est étonnant qu'un des plus brillans , le Jugement
de Paris , ait entièrement disparu de la scène.
Thatre Français . - Représentation par ordre : Rhadamiste.
L'Arménie , occupée à pleurer sa misère ,
Nedemande qu'un roi qui lui serve de père.
2
Ces deux vers , qui présentent une allusion si heureuse, ont été
vivement sentis et la présence d'un monarque si justement.
désiré les rendait encore plus frappans ; mais , abstraction faite
de ces vers , il serait difficile d'expliquer le choixd'une des tra
454 MERCURE DE FRANCE ,
gédies du répertoire dont la représentation fait le moins d'effet.
La plus scandaleuse partialité a placé quelque temps Crébillon
à côté et même au-dessus de Voltaire , et tous les jours
encore des nains cherchent à rabaisser le géant littéraire dont
la France se glorifie ; mais leurs efforts ne sauraient avoir d'influence
sur les connaisseurs. Sans adopter le jugement de Boileau
qui , après avoir entendu quelques morceaux de Rhadamiste
, s'écria : Les Boyeret les Pradon étaient des aigles en
comparaison de ces gens-ci , on peut affirmer qu'il n'y a
guère moins de distance entre Voltaire et Crébillon qu'entre
Racine et Pradon , et que d'une douzaine de tragédies de Voltaire
restées au théâtre, ou dignes de cet honneur , il n'en est
aucune qui ne soit supérieure à Rhadamiste , la seule qui se
joue encore. Ily a trois belles scènes dans cet ouvrage , la seconde
du deuxième acte entre Pharasmane et Rhadaniste ,
celle du quatrième entre Zénobie , Khadamiste et Arsame , et
celle de la reconnaissance. Quelques vers heureux et le développement
énergique du caractère de Rhadamiste au commencement
du second acte , méritent encore des éloges ; mais la
complication et l'obscurité de l'exposition , l'invraisemblance
romanesque des événemens et l'incorrection du style sont des
défauts graves qu'on excuse difficilement dans un auteur qui
avait pour modèles les chefs-d'oeuvres de Racine. Je n'ai point
encore parlédu plus grand de tous au théâtre , de celui qui
nuit le plus à l'effet de Rhadamiste ; on ne s'intéresse véritablement
pour personne dans cette tragédie : aussi le dé
nouement , tout terrible qu'il est , fait-il peu d'impression ; lequel
des deux périra , du père ou du fils ? Peu importe au
spectateur ; ils sont à peu près également odieux , et ni l'un
ni l'autre ne peut par conséquent laisser de regrets. Le person,
nage de Zénobie est froid , et celui d'Arsame est plein de cette
galanterie romanesque autrefois si commune sur notre théâtre.
Théâtre de l'Odéon. - Première représentation d'Une
Journée à Versailles , ou le Discret malgré lui , comédie en
trois actes et en prose , par M. Georges Duval.-Reprise de
l'Orpheline , comédie en trois actes et en prose de M. Pigault-
Lebrun .
Madame de Vermont , mariée avec un militaire d'un certain
âge , aimait avant son union un officier nommé Dorival ,
et entretenait avec lui une correspondance que son indiscret
amant a rendue publique. M. de Vermont arrive à Versailles,
où Doríval réside , pour lui demander raison de sa conduite ,
et enobtenir satisfaction . Madame de Vermont , de son côté ,
1. DÉCEMBRE- 1814. 455
)
et
se renddans la même ville afin de retirer ses lettres , et va s'adresser
dans ce but au major du régiment où sert Dorival.
Mais comme elle ignore sa demeure , elle prie M. Bonneau ,
son compagnon de voyage , de l'aider dans ses recherches ,
de l'accompagner dans sa visite. M. Bonneau ,bon bourgeois
de Paris , qui est appelé pour des affaires pressantes dens les
bureaux de la préfecture de Versailles , se rend avec peine aux
prières d'une inconnue dont il sedéfie ; mais enfin , touché par
ses sollicitations , il adhère à ses désirs, et l'accompagne chez le
major , sans pouvoir apprendre d'elle le motif de sa démarche .
M. de Vermont rencontre Dorival , se bat avec lui , et venge
par un coup d'épée , peu dangereux , à la vérité , l'honneur de
desa femme , que Dorival blessé et repentant de ses torts justifie
par une lettre adressée audit M. de Vermont , et accompagnée
de la correspondance. Cette intrigue, qui paraîtrait d'abord
plus appartenir audrame qu'à la comédie , est égayée
par M. Bonneau , dont le personnage , quoiqu'accessoire au
fond, fait tout le comique de la pièce. Comme il a accompagné
madame de Vermont dans sa visite , et qu'on le suppose instruit
du motif de cette démarche , on cherche à le faire parler;
mais comme il ne sait rien , il est discret malgré lui. Cette
idée fondamentale donne lieu à des situations très-plaisantes ,
quoique peut-être un peu trop répétées. Le rôle de M. Bonneau
, très-bien rendu par Perroud , a beaucoup diverti le spectateur;
aux scènes comiques de l'ouvrage se joint le mérite
d'un style franc et naturel . Peut-être n'est-il pas très-vraisemblable
que M. et madame de Vermont, à l'insçul'un de l'autre ,
se rendent le même jour à Versailles pour le même motif;"
mais un défaut de ce genre n'influera jamais sur le sort d'une
pièce amusante. On a demandé l'auteur ; Perroud est venu
annoncer que , comme il ne savait rien , il ignorait son nom.
Cette heureuse repartie a redoublé la gaîté du public , les
instances ont redoublé , et Thénard , au bénéfice duquel était
la représentation , a nommé M. Georges Duval. L'auteur de la
Jeunesse de Henri V, des Héritiers , des Projets de Mariage ,
de Maison à Kendre, du Prisonnier, etc. , etc. , aurait-il communiqué
une partie de son aimable secret à celui qui porteun
nom si avantageusement connu dans la carrière dramatique ?
La pièce de M. Georges Duval a obtenu le plus grand succès.
L'Orpheline a bien moins réussi. On y trouve quelques
traits piquans ; un homme aussi spirituel que M. Pigault-
Lebrun ne pouvait faire une pièce qui en fût absolument dénuée;
mais il y a loin de quelques détails: heureux à un bon
ouvrage dramatique. L'Orpheline est en général un drame
1
456 MERCURE DE FRANCE ,
ennuyeux , mal conduit , et d'une longueur fastidiense. II y
a un rôle de roué , calqué sur le caractère de Valmont dans les
Liaisons Dangereuses ; ces personnages , dont le modèle est
heureusement devenu fort rare , n'inspirent plus que le dégoût.
Clozel et mademoiselle Fleury ont bien joué; les autres
acteurs étaient très -médiocres .
Continuation des débuts de madame Mainvielle-Fodor dans
le Nozze di Figaro ( les Noces de Figaro ) , opéra en quatre
actes , musique de Mozart.
Que madame Mainvielle-Fodor n'a-t-elle un nom terminé
en i , et ne s'est-elle annoncée comme italienne ? elle réunirait
tous les suffrages , et n'exciterait pas de si vives querelles
dans le temple de Polymnie. Le timbre de savoix est-il peu
agréable ? lui reproche-t-on des intonations fausses? Manquet-
elle d'expression dans son chant ? Il n'est encore personne qui
lui ait adressé de semblables reproches; mais n'étant pas Italienne
, sa méthode ne peut être bonne. On ne sort pas de là;
c'est l'argument invincible avec lequel on veut détruire sontalent.
Je dirais volontiers aux enthousiastes exclusifs qui ne
semblent venir à l'opéra Buffa que pour décrier notre musique ,
nos deux spectacles lyriques et leurs artistes : N'est-ce pas le
comble de l'inconvenance et du ridicule que d'insulter sans
cesse au goût des Parisiens dans un théâtre établi à Paris ? Si une
cantatrice française , quel que soit son mérite , est marquée à
vos yeux du sceau de la réprobation par ce seul fait , pourquoi
venir l'entendre et troubler le plaisir qu'elle procure à ses compatriotes
? A la seconde représentation des Noces de Figaro ,
l'aveugle prévention des exclusifs a été le principe d'une rixe
fort désagréable pour le public , et dont les suites auraient pu
devenir fâcheuses : j'étais placé de manière à en être témoin.
Un individu qui , avant la représentation , n'avait cessé de
déclamer contre notre musique et nos artistes , s'est distingué
parmi ceux qui criaient non lorsqu'on a redemandé la romance
du deuxième acte ; vivement interpelé à cette occasion par un
spectateur plus favorablement disposé pour madameMainvielle,
il voulait en tirer raison, et les voies de fait allaient être employées
sans l'heureuse intervention des voisins. Cette petite
scène donne le démenti le plus formel au maître de musique
de M. Jourdain , qui prétend que , si tous les hommes apprenaient
la musique , ce serait le moyen de s'accorder ensemble ,
et de voir régner dans le monde la paix universelle.
Aparler sans partialité et sans prévention , madame Mainvielle-
Fodor , aussi intéressante par sa modestie que par son
DÉCEMBRE 1814. 457
talent , a chanté avec goût et expression les différentes parties
de son rôle ; elle a même réduit tous ses détracteurs au silence.
dans l'air du quatrième acte , où les applaudissemens ont été
aussi vifs qu'unanimes. Madame Morandi a joué Suzanne avec
beaucoup de finesse et de vivacité; dans ses morceaux de chant
on a remarqué cette excellente méthode avec laquelle elle
couvre les défauts d'un timbre naturellement peu flatteur . Le
personnage de Figaro convient peu à Barilli; la gaieté et la
légèreté qu'il exige lui sont absolument refusées , et l'ensemble
de la pièce serait bien meilleur si ce rôle était joué par Porto ,
et celui du comte par Crivelli. Ce changement ne serait pas
plus impraticable que celui qui a été fait dans notre opéracomique
, où Elleviou a chanté les airs du Déserteur , de
Richard , dans le Roi et le Fermier , composés dans le principe
pour une basse-taille.
Que dire de Chérubin et de Marcelline ? Les actrices qui
jouent ces deux rôles doivent me savoir gré de mon silence; la
musique des Noces de Figaro produit toujours le plus grand
effet , et trois morceaux ont été redemandés; la romance du
deuxième acte , le duo du comte et de Suzanne , et celui de
Suzanne et de la comtesse : dans ce dernier , le voeu du public
n'a pas été satisfait. C'est à tort que les partisans de l'harmonie
citent en leur faveur l'autorité de Mozart; son orchestre est
sans doute riche et savant; mais , s'il n'avait que ce mérite ,
ses ouvrages seraient déjà peut-être condamnés à l'oubli , Ce
qui les fait vivre , c'est la grâce , la fraîcheur , la facilité du,
chant; c'est une mélodie presque continuelle , don précieux qui
aété refusé à la plupart des enthousiastes et des imitateurs, de
lamusique allemande.
Onpromet à ce théâtre plusieurs ouvrages qui n'y ont point
encore été entendus , ou qui n'ont pas été représentés depuis
long-temps : ce parti est nécessaire pour réveiller la curiosité
du spectateur , qui a besoin d'être entretenue par de nouveaux
alimens.
:
MARTINE.
Séance annuelle et publique de la Société des Enfans
d'Apollon.
C'EST au printemps que la réunion musicale , dont je vais
rendre compte , a ordinairement lieu; mais comme Bellone et
les muses s'accordent rarement ensemble, elle avait été ajournée
à des circonstances plus favorables . On s'attendait à y entendre
les talens les plus distingués de la capitale, et un hom458
MERCURE DE FRANCE ,
mage à la mémoire du célèbre Grétry devait en être le principal
objet:le temps ne pouvait pas arrêter les amateurs de la bonne
musique , et l'assemblée a été aussi brillante que nombreuse.
Le concert a commencé par une symphonie militaire d'Hayd'n.
On sait que les productions instrumentales de ce fameux compositeur
sont remplies d'images et d'idées; elles semblent appeler
des paroles, « Ceux (dit Grétry) qui contestent à lamu-
>>sique la faculté de peindre et d'imiter les objets , ne savent
>>pas combien de choses renferme une symphonie d'Hayd'n ou
>>> de Gossec. » Le chef-d'oeuvre du musicien allemand , qui
réunit à l'expresion tout le charme de la mélodie , a été exécuté
avec ensemble et précision. M. Bertin a ensuite chanté la scène
de l'opéra d'Anacreon , où cet aimable chansonnier nous retrace
sa philosophie. Un air varié pour le basson , composé et exécuté
par M. Gébauer , a entièrement justifié l'attente du plaisir que
se promettent les amateurs toutes les fois qu'ils doivent l'entendre.
Une cantate en l'honneur de Grétry , paroles deM. de
la Chabeaunière , musique de M. Reicha , a terminé la première
partie. Le chant en a été exécuté par madame Duret , et
les solo d'instrumens par MM. Lefèvre , Duport , Drouet ,
Charles Duvernoy, Gébauer et Vernier. Nommerces virtuoses ,
c'est assez en faire l'éloge. L'idée de cette composition est fort
'heureuse; l'auteur y a su introduire , d'une manière également
adroite et naturelle , les morceaux les plus remarquables de
Grétrydans tous les genres , on s'en convaincra par la lecture
de la pièce même qui suit cet article.
M. Bouilly a prononcé un discours sur les travaux de la société
pendant l'année. L'ouverture d'Elisca , un air de Joseph
chanté avec goût et expression par M. Cloiseau , des variations
sur plusieurs motifs de l'opéra de la Vestale , avec des choeurs ,
arrangées et exécutées sur le violon par M. Lafont , et un air
de la Camilla , musique de M. Paër , où unadame Duret a déployé
tous les beaux moyens qu'on lui connaît, ont composé la
seconde partie du concert. M. Lafont , qui , la veille s'était fait
entendre à l'opéra, et y avait obtenu des témoignages de satisfaction
si flatteurs et si unanimes , a remporté , dans la séance
dont je rends compte , un triomphe non moins honorable que
le premier. Le mélange des choeurs et des solo de violon ,
qui , à ce que je crois , u'avait encore été introduit dans aucune
composition instrumentale , a paru heureux et d'un bon effet ;
l'exécution de M. Lafont , non moins agréable que savante , a
excité le plus vif enthousiasme , et le public s'est retiré rempli
du contentement que lui avait fait éprouver la réunion des
moyens employés pour le satisfaire.. MARTINE.
DÉCEMBRE ESTATEM 459
POLYMNIE ET LES ENFANS D'APOLLON ,
3. q , rolloqaba
Cantate exécutée au concert annuel et public de la Société académique
des Enfans d'Apollon , dans sa séance du 11 décembre
1814 , en mémoire de la mort de Grétry.
L
CHOEUR DES ENFANS DD'AAFOLL
Grétryn'est plus; ah ! qu'en ces lieu HOT n
Éclate unedouleur profonde!
Pleurons le chantre aimé des cieux ,
Qui fit les délices du mondedema NGUOI
HN CORYPHÉE
Récitatif. D
De notre denil religieurs anomuzi
Asa mémoire offrons l'hommage of
Mais pour l'exprimer encor mieux ,
Empruntons jusqu'à son langage.
Trio et choeur des enfans d'Apollon , sur l'air du trio du
Tableau Magique , de Zémire et Azor.
10 18 .
UN CORYPHÉ よいerell
Ah! nous devons le pleurer à jamais !poster of
DEUX MUSESq
Oui,nous devons le pleurer à jamais
Bob OULE CORYPHÉE. of 61002394
Quinous rendra ce luth si tendre? NON ONE ANA : TOTA
DEUX MUSES .
Las ! il n'est plus ; cruels regretsos anrdano't
LE CORYPHÉE .
Faut-il , hélas ! ne plus l'entendre ?
DEUX MUSES.
Voeux superflus , cruels regrets !
EN CHOE U R.
Ah! nousdevons lepleurer à jamais !
460 MERCURE DE FRANCE ,
POLYMNIE , seule.
Récitatif.
Fils d'Apollon , pour calmer vos regrets ,
Devotreami rappelez-vous la gloire;
Envousretraçant ses bienfaits ,
Je viens honorer sa mémoire.
Eh! ne revit-il pas tout entier désormais !
Animés comme lui de la céleste flamme ,
Leciseau , leburin, vont me rendre ses traits (1) ;
Seschants vous ont laissé sonesprit etson âme.
Cavatine.
Heureux amis , heureux parens , ...
De l'amitié , de la tendresse
Quand vous voulez peindre l'ivresse ,
Grétryvous prête ses accens .
:
Quatre instrumens à vent exécutent une partie du quatuor
de Lucile : Oupeut-on étre mieux!
POLYMNIE.
Récitatif.
D'Anacréon et de ses chants ,
Qui mieux nous retraça l'image ?
Un violon , un basson et une harpe exécutent le morceau
de l'opéra d'Anacreon : Si des tristes cyprès.
Qui sut mieux exprimer , en sons vrais et touchans ,
De l'amour délicat le séduisant langage ?
Une flûte exécute la première partie de l'air de Zémire et
Azor : Du moment qu'on aime.
CHOEUR DES ENFANS D'APOLLON , sur la ritournelle méme de l'air de Grétry.
Touchans accords ! sons ravissans !
Voilà son luth et ses accens .
POLYMNIE .
Faut- il d'un léger badinage
Moduler la grâce et les jeux ?
( 1 ) MM. Robert Lefèvre, peintre, Gatteaux , graveur, et Ruxhiel, sculpteur
, ont tous les trois fait hommage à la société d'un portrait de Grétry;
le charme de la ressemblance se trouve joint au fini de l'exécution .
DÉCEMBRE 1814. 461
Une partie de l'orchestre exécute le motifdu duo dialogué
de Richard Coeur-de-Lion : Un bandeau couvre les yeux.
POLYMNIE,
D'une mère prudente et sage
Dicta-t-il les conseils heureux ?
Unvioloncelle exécute partie de l'air de Sylvain : Ne crois
pas qu'un bon ménage.
POLYMNIE.
Sujets fidèles à vos rois ,
Qui les servez avec constance ,
Grétry sait , par son éloquence ,
Immortaliser votre voix.
Tout l'orchestre exécute la première reprise de l'air , ó Richard
, 6 mon roi ! A la suite , un violon exécute la romance
entière.
CHOEUR DES ENFANS D'APOLLON.
Touchans accords ! sons ravissans !
C'est bien son luth et ses accens.
POLYMNIE , avec les Choeurs.
Enfans des arts , que votre hommage
Pour votre ami s'élève aux cieux.
Honneur au luth melodieux ,
Honneur au peintre ingénieux ,
Dont l'éclat vivra d'âge en âge.
Il a créé mille plaisirs
Et pour nos sens et pour notre âme;
Il laissera des souvenirs
Toujours gravés en traits de flamme.
Enfans des arts , etc.
En France , à l'exception d'un très-petit nombre de savans
qui cultivent avec succès les littératures étrangères , l'on néglige
généralement l'étude des langues vivantes . Si quelques personnes
riches y consacrent par goût une partie de leurs loisirs ,
elles se bornent à comprendre à peu près , ou à traduire imparfaitement
les auteurs les plus intéressans des nations voisines ;
elles ne se livrent point à des recherches , toujours longues et
fatigantes , sur les principes des langues mêmes du Tasse , de
Milton , de Schiller ; elles ne cherchent guère à les parler, re
462 MERCURE DE FRANCE ,
doutant les efforts qu'exigerait une prononciation plus ou moins
difficile ; bien moins encore prétendent-elles composer dans
ces langues , et connaître leur génie. Partout ces Français
veulent retrouver leur accent , la délicatesse de leurs sons , la
tournure de leurs idées : de sorte qu'ils rapprochent de leur
langue , et dénaturent , par conséquent , l'italien , l'anglais et
T'allemand. On sait , au contraire , que les Italiens , les Anglais
, les Allemands , les Polonais , les Russes étudient notre
langue avec autant de soin que la leur, se perfectionnent dans
notre littérature , et en font un objet essentiel de leur enseignement
particulier. On sait aussi que la plupart de ces peuples
s'appliquent , avec une égale constance , à l'étude des autres
langues.
On n'a pas manqué de mettre cette négligence des Français
sur le compté de la légèreté de leur caractère. Oui , sans doute,
elle existe cette légèreté , dont on se plaît à exagérer les effets ;
et elle est l'heureux résultat d'une grande sensibilité , toujours
exaltée par l'influence d'un beau ciel , par la nature des rapports
sociaux , par les moeurs les plus aimables. C'est une des intéressantes
qualités des Français : elle leur fait unbesoin de l'agrément
et de la variété , comme elle donne à leur esprit ce tour
vif et animé qui les fait rechercher des autres peuples ; et à
leurs sentimens , cette grâce et cette chaleur qui captivent les
coeurs ; mais elle n'est pas la cause , du moins la cause principale
, de l'espèce d'indifférence qu'ils semblent avoir pour les
langues étrangères . Ils ont prouvé , dans d'autres genres , qu'ils
sont capables de porter l'application jusqu'à l'opiniâtreté.
Les Français , assez riches de leurs propres fonds , non-seulement
n'ont rien à envier aux autres nations , mais encore ils
peuvent leur offrir des modèles dans tous les genres. La finesse ,
la beauté de leur langue , qui possède tant de chefs-d'oeuvres ,
ont porté presque tous les peuples à se l'approprier, en quelque
sorte. Tel est l'empire des arts et de la civilisation ! Dans nos
fréquentes expéditions , nous avons eu biendes fois occasionde
nous assurer de cette vérité; il était si agréable de se retrouver
dans son pays , loin de sa patrie ! il était si glorieux pour les
Français de voir leur langue universellement répandue , qu'ils
devaientnaturellement se persuaderqu'ellel'emportait sur toutes
les autres : il était doric tout simple qu'ils se montrassent peu
einpressés à les apprendre. Je suis loinde louer ces dispositions
ou de les justifier; mais enfin voilà la véritable raison de l'ignorance
, trop générale parmi nous , des langues étrangères.
L'hommage que les cours du nord avaient fait à la langue
française, dès le commencement du XVIIe siècle , en l'adopDÉCEMBRE
1814. 463 :
tant pour leurs traités , eût certainement suffi pour l'introduire
dans les cercles choisis ; mais les grâces nouvelles , dont l'enrichirent
les poëtes et les écrivains du siècle de Louis XIV, la rendirent
aimable à tous les peuples. Nos immenses progrès dans les
sciences et les arts , dans ces derniers temps , le succès de nos
armes , en avaient produit en tous lieux le goût et l'habitude .
Nous la trouvions , dans toute sa pureté , jusques dans les déserts
de la Russie; et nous avons cru plus d'une fois que les muses
de la Seine se faisaient entendre sur les bords du Wolga.
Si ce prodige fut un des effets de la gloire qui couronna si
souvent nos exploits , que ne devons-nous pas attendre des
nouveaux rapports d'affection, qui désormais nous uniront à ces
peuples estimables ? La paix de l'Europe assurera le repos et le
loisir aux amis des beaux-arts . Les Français auront encore la
gloire d'en offrir des modèles , d'en inspirer de plus en plus le
goût , et d'instruire des nations qui sont également appelées à
concourir au perfectionnement de l'esprit humain. Cette gloire
véritable , immortelle , est la seule que doive ambitionner une
nation qui a porté si haut les sciences , les arts et la civilisation
! Puissent également tous les peuples , ralliés sous les étendards
de la paix , se bien pénétrer de ce principe éternel , qu'ils
ne trouveront de grandeur réelle et de prospérité durable , que
dans l'industrie , le commerce et les arts !
Je terminerai ces observations par une pièce de vers composée
sur les rives de la Newa , le 1er. septembre 1814 , par
une jeune dame de la plus haute qualité , qui , sans être jamais
venue en France , parle le français comme on le parle à Paris ,
et en possède les principes dans toute la perfection. Ces vers
me paraissent réunir à cette délicatesse des pensées , qui n'appartient
qu'au sexe aimable et sensible par excellence , la
grâce et le coloris d'une poésie douce et facile : je dirais presque
que c'est la fleur du sentiment dessinée par la main d'une
Grâce.
ADIEUX A LA CAMPAGNE.
AIR DE BLANGINI : Il est trop tard , etc.
Il faut partir,
Car l'automne s'avance ,
Et fait tomber la jaunissante fleur ;
Les aquilons , emportant l'espérance ,
9
J. P. G.
Font retentir ces mots dans notre coeur :
Il faut partir.
faut partir ,
Bientôt plus de verduteg
1
>
464 MERCURE DE FRANCE ,
Du rossignolje n'entends plus la voix ;
Je ne sens plus cette volupté pure
Que je goûtais à l'ombre de ces bois :
Il faut partir.
Il faut partir,
Aregret je te laisse ,
Péduit charmant , solitude où mon coeur,
Plein tant de fois d'une douce tristesse ,
Venait jouir du calme etdu bonheur :
•Il fautpartir.
Il faut partir,
L'imprudent et le sage ,
Même cheminprennent pour s'en aller ;
Si le plaisir a charmé le voyage ,
Le temps bientôt viendra nous rappeler
Qu'il faut partir.
1
P. K.
On est sanscesse étonné de voir des enfans heureusement nés
s'élancer en quelque sorte de leur berceau sur la scène du monde,
et sortir deleurs langes tout armés , comme les enfans de Cadmus
; ou , pour parler sans figures , on voit toujours avec un
plaisir mêlé d'admiration des enfans à la mamelle deviner en
quelque sorte la science et posséder des connaissances ou des
talens dont pourraient s'enorgueillir les personnes d'un âge fait,
talens précieux qui présagent , dès leur aurore , ce qu'ils seront
un jour .
"
C'est ainsi que Le Brun , avant cinq ans , traçait déjà avec
art, sur les murs avec du charbon, nombre de figures et de personnages
agréables de la même main qui produisit depuis tant
d'admirables chefs-d'oeuvres .
C'est ainsi que Gassendi , à l'âge de quatre ans , déclamait
déjà de petits sermons avec beaucoup de grâce et d'intelligence.
C'est ainsi également que Longuerue , à l'âge de six ans ,
s'était fait une réputation de savoir et de connaissances , telle
que Louis XIV voulut le voir en passant à Charleville.
C'est ainsi également que Rameau , à l'âge de huit ans , touchait
déjà parfaitement du clavecin , et que Daquin à six ans
eut l'honneur d'être admis à toucher de cet instrument devant
Louis XIV et devant toute la cour...
DÉCEMBRE 1814. 465
Mais unnouveau phénomène , peut- être plus étonnant encore ,
s'est offert à son Altesse Royale MONSIEUR , à son passage à
Châlons-sur-Marne , le 5 du mois de novembre dernier.
Emilie Charbonnier , âgée de quatre ans , fille d'un professeur
de musique et organiste de l'ancienne cathédrale de
cette ville , a demandé par l'organe de madame la baronne de
Jessain , protectrice éclairée des arts , la faveur de toucher du
piano devant son Altesse Royale.
Ceprince , étonné d'un talent si précoce , a daigné l'agréer
avec une extrême bienveillance .
Aussitôt la petite virtuose , conduite par son père ,est introduite
et placée au piano , sur lequel elle a touché avec beaucoup
d'assurance et de précision l'air chéri Vive Henri IV
1
I
Son exécution , aussi rapide que brillante , lui a mérité les
suffrages honorables du prince, qui a daigné, par ses caresses et
ses éloges , lui témoigner sa satisfaction.
Encouragée par ces marques de bonté , elle est descendue de
son siége, et , après avoir fait une humble révérence au prince,
elle lui a adressé ce petit discours : « MONSEIGNEUR y si mes
> faibles doigts pouvaient suivre les mouvemens de mon coeur ,
> assurément je toucherais d'une manière plus digne de votre
>>Altesse. » Le prince enchanté des grâces naïves de cette
enfant , l'a embrassée; et aussitôt elle a demandé et obtenu
la permission d'exécuter deux walses qu'elle a touchées sur
le piano avec une étonnante perfection qui lui a mérité de nouveaux
éloges de la part du prince.
Le père de cet enfant intéressant , encouragé par les témoignages
de bontédu prince, a profité de cette occasion pour présenter
à S. A. R. deux morceaux de musique de sa composition ;
l'un ayant pour titre : Entrée de MONSIEUR dans la ville de
Chalons , chant d'allégresse , suivi de l'air varié Où peut-on
étre mieux , etc.; l'autre intitulé : Triomphe de Louis XVIII ,
que ce compositeur a pris la liberté de dédier et d'adresser à sa
Majesté , le 22 mai dernier.
MONSIEUR a daigné agréer , avec des marques d'une extrême
bonté , ces diverses compositions d'un père heureux et d'un
coeur éminemment français.
Je certifie l'article et les faits qui précèdent sincères et véritables.
CHARBONNIÈRES , membre de la Société d'Agriculture
, Sciences et Arts , du département de la
Marne.
Châlons-sur-Marne , ce 27 décembre 1814.
30
466 MERCURE DE FRANCE ,
1
A MM . LES RÉDACTEURS DU MERCURE .
Poitiers , 30 novembre 1814.
MESSTEURS, il est très-ordinaire qu'un hommedebien, àqui , soit dans son cabinet
, soitdans la conversation ,il naît une idée qu'il peut croire utile de
faire connaître , surtout si elle intéresse à la fois ses concitoyens de toutes
les classes , se persuade de bonne foi que cette heureuse idée est nouvelle , et
qu'en conséquence il la produise comme telle, quoique peut-être elle ne
soit qu'une réminiscence dont il a oublié l'origine , qui lui est tout-à-fait
étrangères il a cependant le droit de se l'approprier , si sa mémoire seule a
tort , puisqu'au reste elle a pu lui venir aussi naturellement qu'à tout autre ;
et loin qu'on doive l'accuser de plagiat , il lui est même dû de la reconnaissance
pour la notoriété bien intentionnée qu'il lui donne .
C'est cequi arrive , ce me semble, dans ce moment à M. Cadet-de-Vaux ,
qui ,depuis long-temps , a le mérite digne de louange , de donner sur plusieurs
points de très-bons conseils , dont on ne peut que lui savoir le meil
leur gré . Avec la même faculté , il continue d'user du même droit ; il doit
en recueillir le même prix.
Jen'offenserai certainement pas cet estimable philantrope; je ne dois pas
craindrenon plus de manquer à aucunes convenances , en vous proposant ,
messieurs , de vouloir bien faire remarquer que , près de dix ans avant lui
(sans aller chercher aussi loin qu'il l'a fait un exemple dont il paraît s'autoriser,
et sans pretendre l'offrir comme neuve , ainsi qu'on le verra ) , j'ai
publié la même idée, et émis le même voeu qu'il vientde présenter dans le
MercuredeFrance du mois de septembre , page467.
Il s'agit du conseil , aussi social qu'il est essentiellement sense , donné à
tous les piétons , qui doivent ou veulent marcher sur les côtés de chaque
rue , de prendre toujours leur droite , surtout dans les grandes villes , où il
ya communément de lafouleetdes embarras , que l'on évite par cemoyen,
qui , loin de contrarier personne , doit paraître si commode pour tout le
monde. Lamême mesure aurait lieu pour les voitures dans les mêmes circonstances
.
Il est vrai que mon interprète ne fut qu'un journal de province. Eh !
qu'importe ! c'était toujours un dépô: public , où j'ai pu consigner mon
titre. Ce journal était alors très-répandu , même ailleurs que dans le département
auquel il était spécialement consacré ; il était connu à Paris , où il
fallait l'envoyer à des autorités et où il avait des souscripteurs : on le citait
quelquefois ; d'autres journaux en copiaient des articles , même sans le
nommer ; procédé de tout temps , et partout si commun, que l'honneur des
lettres et tous les devoirs du pacte social réprouvent également. ( Je suis certain
que mon article a été ainsi copié) .
Je ne puis , messieurs , si vous me le permettez , mienx prouver , comme
je le dois maintenant , l'antériorité que j'ai dans le cas dont il s'agit , et dont
jevous invite de me donner acte , qu'en prenant la liberté de vous adresser
unecopie fidèle , que je certifie authentique , voulût-on faire une enquête
de la lettre écrite par moi , signée par moi , et numérotée la 67 , que l'on
trouve imprimée dans le n° . 161 du Journal de Poitiers du 26 germinal
an XIII; 16 avril 1805 .. -
Vous jugerez peut-être , messieurs , et j'avoue que j'en serais très-flatte ,
qu'après l'écritde M. Cadet-de-Vaux , tout bien pensé , bien motivé, bien
intentionné qu'il soit , tout premier sur le sujet , que plusieurs persounds
DÉCEMBRE 1814. 467
aient pu le croire lorsqu'il a paru , ma lettre qui l'a précédé de dix ans ,
oubliée peut-être , inconnue sans contredit au plus grand nombre , si elle
vous paraissait mériter d'être insérée à son tour dans le Mercure de France,
y serait peut- être encore lue avec quelqu'intérêt par tous ceux qui ont le
droit de s'étonner que la réforme desirable qu'on y conseille , surtout après
les épreuves si multipliées que l'on afaites de sa facilité et de ses avantages ,
n'ait pas été simultanément , spontanément et constamment adoptée dès
qu'elle a été proposée. Malheureusement les vérités , même les plus communes
, les plus sensibles , on le sait , ont besoin d'être remontrées plus
d'une fois avant qu'elles triomphent sur les habitudes qu'établit l'insouciance
, et qu'entretient la paresse. C'est ce qui doit nous excuser M. Cadetde-
Vaux et moi d'ètre revenus sur celle-ci , déjà recommandée par d'autres .
Suit la lettre dont j'ai annoncé la copie :
« C'est presque toujours faute de s'entendre que , dans ce meilleur des
>> mondes , il se commet beaucoup d'inconvenances , et que même il y ar-
>> rive beaucoup d'accidens. Tout cela serait en partie prévenu , ponr peu
» que chacun , communément , voulût faire pour les autres ce qu'il von-
>> drait bien que les autres fissent pour lui ; car toutes les obligations sociales
>> sont synallagmatiques. Cette réflexion , je le sais bien , n'est pas non-
>> velle; ce que je vais dire , je le sais bien encore ,n'est pas plusnou-
>> veau , puisqu'on le trouve dans des consigues militaires , et dans des
>> ordonnances ou instructions de la police. Il s'agirait seulement de faire
>> tous les jours ce qui est recommandé dans les cas extraordinaires. L'ha-
>> bitude serait bientôt prise , et tout le monde s'en trouverait bien ;
>> mais cela est trop simple , et il y a des gens qui n'estiment que ce
» qui a paru difficile à imaginer ! Ce préambule est assez long; venous
>>>au fait.
>> Il n'est personne , dans les villes un peu populeuses surtout , et,
» où les rues sont peu larges , qui , pressé de se rendre à ses affaires
>> ou à ses plaisirs , et qui même marchant avec lenteur , comme s'il
>> voulait seulement se promener , n'ait quelquefois de l'impatience et
>> même de l'humeur , en se voyant à chaque pas poussé , coudoyć ,
>> heurté , détourné , suspendu dans sa marche par tous ceux qu'il ren-
>> contre , et qui venant plus ou moins vite en même temps qu'il va
» sur la même ligne , éprouvent de sa part l'embarras qu'il leur cause
» lui-même ; et les voilà les uns et les autres s'incommodant et murmu-
>>>rant à la fois. C'est le tort de tout le monde.
>> Le moyen d'éviter de toutes parts un inconvénient aussi désagréable ,
>> n'est pas pénible ; tout le monde le sait ou le devine; il ne s'agit que
>> de s'entendre pour le pratiquer ensemble et à la fois ; on verra com-
2.bien il est facile et commode. Que , dans tous les temps et partout ,
>> même sans qu'il y ait ni foule ni concours , chacun , allant ou venant,
>> et dès qu'il aborde la rue dont il vent suivre la direction , prenne
>> sa droite , et ne laisse pas cette ligne si rien ne s'y oppose . Alors tout
>>> le monde marche sans coudoiement , sans heurtement. La circulation
>> est libre et paisible ; chacun se rend sans détour , sans humeur au
>> point qu'il veut atteindre. Les deux paves sont occupés et suivis sans
>> encombrement. Je le dis encore , tout le mondey trouverait son compte ,
>> et il ne faut point un congrès pour en établir l'usage. Que les plus
>> sages commencent, les autres en feront bientôt autant. L'habitude une
>> fois prise , l'ordre s'observera naturellement et perpétuellement ; les gens
>> grossiers et les polissons se lasseront bientôt de le troubler. Rien n'em-
>>> pêche sans doute que l'on adopte dans le train ordinaire de la vie ,
>> ce que l'on voit déjà pratiqué à Paris , et ailleurs , dans toutes les oc-
> casions solennelles de cérémonies publiques , de marches , de cortéges ,
468 MERCURE DE FRANCE ,
>> de réunions , de files , où on veut conserver l'ordre et faciliter la cir
>> culation . Cette méthode pourrait aussi être suivie , à certains jours,
>> dans tous les lieux d'affinence qui ont deux issues , surtout dans ceux
où il ne faut entrer qu'avec respect et d'où il ne faut sortir qu'avec
>> recueillement. Un autre avantage , qui a bien sa valeur , et qu'offre , au
>> milieu des rues , la mesure que je propose , c'est que l'orgueily trou-
>> verait publiquement la jouissance de ses prétentions , en ce que cha-
>> cun , sans offenser personne et sans se montrer exigeant , aurait tou-
>> jours la droite et le haut du pavé. Ainsi tous les intérêts seraient ména-
>> gés ; et ceux de l'orgueil méritent considération comme on sait.
>>Quoi ! ce n'est que cela ? diront quelques lecteurs , qui riront peut-
>> être de ma proposition , parce qu'elle n'est ni neuve , ni ingéniense.
>> A la bonne heure , je souscris à ce jugement , et je pardonne à cette
>> gaîte ; mais aussi , quelques lecteurs , plus sérieux et moins déprisans ,
>> n'en penseront peut-être pas moins que j'ai donné ou plutôt renou-
> velé un bon conseil , et le suffrage de ceux-ci suffirait. On connaît
>>la célèbre réponse de Christophe Colomb aux courtisans du roi de
>>Castille , qui n'avaient pas trouvé très-merveilleux , lorsqu'ils le connurent
, le moyen qu'il prit et qu'ils n'avaient cependant pas deviné ,
>> de casser un oeuf pour le faire tenir debout ».
J'ai Thonneur, messieurs , de vous saluer avec la considération la plus
distinguée. JOUYNEAU DESLOGES .
NECROLOGIE .- L'Institut royal a assisté aux funérailles de
M. Parny ( Deforges ) Evariste-Désiré , membre de la classe
de la langue et de la littérature françaises. Le convoi étant
arrivé au lieu de la sépulture , M. Étienne , président de la
classe , a prononcé le discours suivant :
Messieurs , à peine venons-nous de payer le dernier tribut
à la mémoire d'un grand poète , que nous en avons un
autre à pleurer. Ah ! faut-il qu'après un long deuil , les Muses
françaises s'enveloppent de nouveau du voile funèbre de la
douleur ! La tombe de Delille est encore humide de nos larmes ,
et déjà l'impitoyable mort nous appelle autour d'un autre
cercueil . M. de Parny n'est plus ! C'est ainsi que dans l'antiquité
, Virgile et Tibulle se suivirent de près au tombeau.
Etrange destinée ! Les deux poëtes qui les ont fait revivre
parmi nous , Delille et Parny , sont presque en même- temps
ravis aux lettres et à l'amitié.
La France perd aujourd'hui , Messieurs , un poëte qui man.
qua long-temps à sa gloire. Heureux successeur des Properce
et des Catulle , il a achevé nos conquêtes littéraires sur l'antiquité.
Doué à la fois d'une âme sensible et d'une imagination
ardente , M. de Parny chercha d'abord la gloire dans
la noble profession des armes : il maniait , comme Gallus ,
la lyre et l'épée ; mais sa santé trop faible lui commanda bientot
la retraite , et il n'aspira dès lors qu'à des succès plus
DÉCEMBRE 114. 469
paisibles et à des lauriers plus doux. Ses voeux furent comblés
; il se plaça sur le Parnasse français à côté des écrivains
du grand siècle. Que de grâce , que d'harmonie dans ses
vers ! Quelle pureté de style! Quelle délicatesse de pensées !
On reconnaît toujours dans ses élégies le langage expressif et
vrai du sentiment. On voit qu'il puise dans son coeur le feu ,
la tendresse , la sensibilité qui respirent dans ses écrits.
Sa vie privée offre un tableau non moins attachant que les
ouvrages qui l'ont illustré. Ami de ses rivaux, soutien de ses
jeunes émules , il ignora ces passions funestes qui corrompent
les douceurs de l'étude. Il n'y avait de place dans son coeur que
pour les tendres affections . Il chanta l'amour , l'amitié; et les
derniers sons de sa lyre furent consacrés à la reconnaissance.
Mais cet homme qu'on dirait avoir été élevé par les grâces ,
qui ne semblait né que pour marcher sur des fleurs , est
soudain frappé d'un mal qui dévore lentement ses jours. La
douleur le trouve impassible ; et l'écrivain , jeune encore ,
dont les vers respirent une si tendre langueur , une mollesse
si pleine de charmes , supporte les plus cruelles atteintes sans
s'émouvoir. Il voit croître les progrès du mal sans être ébranlé,
Il souffre avec la fermeté d'un stoïcien; et après une longue
agonie, il meurt avec le calme d'un sage.
Oh! que ne puis-je exprimer , Messieurs , la douleur de
tout ce qui lui survit ! Que ne puis-je , ainsi qu'Ovide au bûcher
de Tibulle , payer aux mânes de notre ami le tribut mérité
de regrets et d'hommages que réclame sa mémoire. Je montrerais
près de son lit de douleur sa compagne désolée , serrant
la main défaillante , recueillant les derniers regards d'un époux
expirant; je m'écrierais : ô Parny ! il ne nous reste plus de toi
que ta gloire et ton nom ! Déjà tu vis dans un monde plus
heureux. Mais est-ce dans le poëte latin que je dois puiser des
inspirations ? Ah ! ce sont tes accens même qu'il faut emprunter
pour te célébrer dignement , et c'est ta muse éplorée qui
va redire aujourd'hui ces vers echappés à ta douleur sur le
tombeau d'Eucharis :
Toi, que son coeur connut , toi qui fis son bonheur ,
Amitié consolante et tendre ,
De cet objet chéri viens recueillir la cendre.
Loind'unmonde froid et trompeur ,
Choisissons à sa tombe un abri solitaire;
Entourons de cyprès son urne funéraire.
Que la jeunesse endeuilyporte avec ses pleurs ...
Des roses à demi fances ;
470 MERCURE DE FRANCE ,
Que les Grâces plus loin , tristes et consternées ,
S'enveloppent du voile , emblème des douleurs .
DISCOURS prononcé sur la tombe de M. Bosquillon , médecin
de l'Hôtel-Dieu et professeur au Collège Royal.
Illustre et ardent ami des sciences et de l'humanité , recevez
les regrets et les tendres adieux de l'un de vos élèves, qui a le
plus admiré votre profond savoir , et à qui vos éminentes
qualités avaient inspiré le plus vif attachement pour votre personne.
Recevez aussi , par mon organe , ceux de MM. Levraud
et Coutelle. Pénétrés des mêmes sentimens , nous nous sommes
réunis auprès de vous pendant votre longue agonie , pour
remplir des devoirs que notre amitié et notre reconnaissance
rendaient tout à la fois bien pénibles et bien chers ; et nous nous
réunissons en ce triste moment pour vous exprimer notre douleur.
Que la mort porte aveuglément ses coups ! elle épargne des
hommes inutiles , et frappe un savant dont l'existence était si
précieuse à ses contemporains et à la postérité , que sa perte est
une calamité publique.
Digne successeur d'Hippocrate, Arétée de notre siècle , vous
n'étiez point attaché à la vie par les jouissances qui la rendent
chère à la plupart des hommes ; mais par le désir d'achever les
travaux que vous aviez commencés, et de satisfaire le plus impérieux
de vos besoins , en continuant de répandre des bienfaits.
N'ayant jamais existé que pour un art que vous aviez cultivé
avec tant de zèle et avec tant de constance , vous avez voulu
l'exercer jusqu'au dernier moment; et lorsqu'il ne vous était
plus possible de vous dissimuler la triste vérité que tous
ses secours étaient inutiles , cette passion pour le bien
était si forte en vous qu'elle s'est soutenue contre les horreurs
du trépas dont vous avez été si long-temps environné. Ni les
douleurs dont vous étiez tourmenté , ni le désespoir qui devait
naître d'une maladie dont il était impossible d'arrêter les
progrès ; rien n'a pu suspendre les effets de votre bonté. Elle
était si active qu'elle vous portait à chercher à guérir le mal
des autres , lorsque vous vous sentiez affecté d'un mal incurable
, et à répandre des consolations , lorsque vous ne pouviez
plus en trouver que dans les soins tendres et assidus de l'épouse
vertueuse qui avait fait le bonheur et le charme de toute votre
vie , et que vous chérissiez si tendrement que vous avez voulu
DÉCEMBRE 1814. 471
qu'elle vint s'unir à vous dans lemême tombeau. Vous trouviez
aussi des consolations dans la cause qui avait brisé en vous tous
les ressorts de la vie. Quand vos amis vous engageaient à renoncer
au travail , vous leur disiez : cela me console.
Etendu sur le lit de mort , dans cet état où l'homme ordinaire
ne s'occupe plus de rien , ne s'intéresse plus à rien , parce qu'il
ne peut plus servir de rien , vous avez conservé toute la tranquillité
de votre esprit et toute la sensibilité de votre âme bienfaisante
et trop pure pour que le trouble pût s'en emparer : en
réglant avec soin tout ce qui pourrait intéresser après vous les
personnes qui vous étaient chères , en entrant dans les détails
relatifs à vos funérailles comme on fait les préparatifs d'un
voyage ordinaire et comme on s'occupe d'une affaire qui se présente
dans le cours de la vie , en arrêtant vos regards sur le
plus épouvantable de tous les événemens, vous avez montré une
force decaractère et un courage qui vous rendent comparable
à tout ce que l'antiquité nous cite de plus grand dans cette fatale
circonstance. La mort , dit Montaigne , est le maistre jour ,
c'est le jourjuge de tous les autres .
Vous aviez la timidité et la douceur d'un enfant , vous paraissiez
faible à ceux qui ne vous connaissaient pas bien , parce
qu'on ne vous avait jamais vu lutter dans les combats où l'intérêt
, l'orgueil et l'amour propre opposent une si vive et si
forte résistance . Vous conserviez toutes vos forces pour les
choses utiles ; vous étiez trop fortement dominé par l'amour
du bien pour les diriger vers un autre but.
La mort d'un capitaine qui a étonné et effrayé le monde ,
ou d'un poète qui a excité l'admiration , occupe long-temps
les esprits ; mais c'est le coeur qui sera touché par le souvenir
du célèbre, du bon Bosquillon. Quel exemple et quel
modèle que celui d'un homme constamment appliqué à étendre
les limites de son art , et à en administrer les secours , nonseulement
aux riches , mais encore aux pauvres qu'il allait
visiter dans leur modeste demeure , même dans les derniers
temps de sa vie , pour les consoler par ses soins et par ses
bienfaits; d'un savant sans orgueil auquel on peut appliquer
ce que La Harpe a dit de La Fontaine : « Sa candeur était
égale à sa bonté. Il fut toujours dans sa conduite et dans
ses discours aussi vrai que dans ses écrits . La réflexion et la
réserve si nécessaires à la plupart des hommes qui ont quelque
chose à cacher , n'étaient guère faites pour cette âme toujours
ouverte, dont les mouvemens étaient prompts , libres et honnêtes
, pour cet homme qui seul pouvait tout dire parce qu'il
n'avait jamais l'intention d'offenser » .
472 MERCURE DE FRANCE ,
Ole plus naïf, le plus simple et le plus sensibledes hommes,
puissiez-vous jouir dans l'autre vie des récompenses que vous
avez méritées ! et si les morts s'intéressent aux choses d'icibas
, puissiez-vous connaître le deuil que votre perte a causé
dans la capitale , et les larmes qu'elle fait répandre à vos amis !
Puissiez-vous apprendre que votre mémoire nous sera toujours
chère , et nous voir occupés à transmettre à la postérité
le souvenir de vos rares qualités .
と
:
PHILIBERT DUBOIS .
1
!
POLITIQUE.
CHAMBRE DES DÉPUTÉS. - Extrait de la séance du 30 đẻ
cembre.
M. le président. Messieurs , avant que le ministre de S. M.
vienne annoncer notre séparation , permettez à celui qui se
trouve heureusement placé pour recueillir vos pensées , de
vous en présenter les principaux résultats.
Si, confians en l'impartialité royale , vous avez apporté quel
ques tempéramens à la liberté de la presse , c'est pour jouir
plus sûrementdans peude ses inappréciablesbienfaits , lorsqu'on
aura préparé ces lois destinées à rassurer le Gouvernement ,
les moeurs et la paix des familles .
Al'exemple de S. M. , vous auriez bien désiré que les charges
publiques eussent été moins pesantes. Mais il fallait d'une
part, pourvoir aux besoins de l'armée , à une dette publique
immense , et de l'autre , relever un crédit public qui donné
le moyen de l'acquitter et facilite de nouvelles ressources;
si une juste confiance vous a portés cette année à voter
plusieurs dispositions , tous les Français s'attendent comme
vous , que dans la session prochaine , des comptes détaillés
et appuyés de pièces pour toutes les recettes et pour toutes
les dépenses , vous mettront à même d'examiner s'il n'est pas
possible de hâter les voeux de notre Roi pour le soulagement
de sonpeuple.
Vos coeurs ont été brisés par la nécessité de rétablir des
droits contre lesquels s'élève une partie de la France ; mais
quand les contribuables réfléchiront que les impôts indirects
sont la plus sûre ressource des Etats modernes , que c'est
sous leur abri que l'agriculture , notre grande manufacture ,
peut le mieux prospérer ; quand ils réfléchiront que la loi
DÉCEMBRE 1814. 473
n'est que temporaire , et que vous allez unir nos pensées à
celles de vos concitoyens pour rechercher un système d'impôts
appropriés à notre territoire ,à nos productions , à nos
moeurs , aux intentions bienveillantes de S. M. , les uns se résigneront
dans la nécessité , et les autres dans l'espérance.
Si vousn'avez pu réparer encore de grands malheurs , votre
justice s'est au moins réservé la faculté de seconder la noble
voix qui s'est fait entendre dans la chambre des pairs . Vous
regrettez peut-être aussi , Messieurs , de n'avoir pas eu à
vous occuper du sort de ces hommes par qui s'affermissent
les religieux fondemens de la société ; vous le regrettez aujourd'hui
que la vraie philosophie et la religion semblent vouloir
aussi se réunir pour fortifier la morale et donner à l'esprit
public une lumière plus sûre .
L'esprit national dont on nous accusait de manquer respire
dans toutes vos délibérations.
Il s'est fait remarquer dans les lois relatives à l'industrie
et nous répondrions à ceux qui seraient tentés de nous accuser
de trop de partialité , que l'erreur même est honorable
lorsqu'elle est patriotique.
,
L'esprit national s'est manifesté au sujet des lois relatives
au commerce. Quoique vous ayez aggrandi , pour ainsi dire ,
-le cercle de la représentation , en provoquant autour de
vous les lumières des chambres du commerce , vous n'avez
encore pu que préluder à un meilleur système. Dans un
royaume pour qui l'on avait rendu les reflux de la mer à
peu près inutiles , il était impossible de faire à présent davantage;
mais l'opinion publique appréciant laprudencede vos essais
, pressent que lorsque l'état de l'Europe et celui des colonies
auront été réglés , vous serez appelés à concourir à des
lois vraiment nationales.
L'esprit national éminemment français a éclaté parmi vous
dans ces lois qui regardent la personne du monarque : vous
avez été les véritables organes de tous ceux que vous représentez
quand vous avez voté cette même liste civile dont la
Couleur se souvient que Louis XVI avait doté la couronne ,
e lorsque surtout vous avez unanimement délibéré que la
France était solidaire des dettes de son Roi .
C'est ainsi , Messieurs , que vous avez réconcilié avec le
Gouvernement représentatif, ses plus grands adversaires . En
retrouvant des guerriers égaux de leurs aïeux , ils reconnoissent
que ce beau sentiment , l'âme des monarchies , en se
rpandant par toute la nation , n'en a que plus d'énergie , et
place dans la main d'un Roi de France un ressort plus puis
30*
1 474 MERCURE DE FRANCE,
sant. L'honneur de la patrie , pour emprunter les expressions
d'un homme dont la France se glorifie (1 ) , l'honneur de la
patrie , en réunissant tous les Français , continuera les miracles
que le ciel a fait éclater à l'apparition d'un fils de
saint Louis.
Allons donc en paix , Messieurs , dans nos foyers méditer
cette loi de réélection dont plusieurs d'entre nous s'occupent ,
et qui doit satisfaire la noble émulation de tous les Français
pour concourir autour du trône à la prospérité commune.
Retournons dans nos provinces avec sécurité. Nous laissons
dans sa capitale , environné de l'amour de son peuple et du
dévouement de l'armée , un Roi que nous considérons comme
le premier gardien de la liberté publique.
La chambre ordonne l'impression du discours de M. le
président au nombre de six exemplaires.
MM. l'abbé de Montesquiou , le baron Louis , et Dandré,
sont introduits dans la chambre selon les formes accoutumées.
M. l'abbé de Montesquiou s'approche du bureau , et remet
à l'un de MM. les secrétaires , qui la transmet à M. le
président , une proclamation de S. M.
M. le président. Aux termes du règlement du Roi , je
vais vous lire la proclamation royale qui vous est apportée
par M. le ministre de l'intérieur , M. le ministre des finances ,
et M. le directeur-général de la police.
« LOUIS , PAR LA GRACE DE DIEU , ROI DE FRANCE ET
DE NAVARRE , à tous ceux qui ces présentes verront , salut :
>>La session de la chambre des pairs et celle de la chambre
des députés des départemens sont prorogées , et leurs séances
sont ajournées au rer . mai 1815.
>>La présente proclamation sera portée à la chambre des
députés des départemens par notre ministre-secrétaire-d'état
au département de l'intérieur , notre ministre et secrétaired'état
au département des finances et notre directeur-général
de la police du Royaume.
α Donné à Paris , le 30 décembre 1814 , et de notre règne
levingtième.
Signé LOUIS.
» Par le Roi ,
(1) M. de Châteaubriand.
» Signé l'abbé DE MONTESQUIOU. »
DÉCEMBRE 1814.
M. le president ajoute : Il ne me reste plus qu'a prononcef
laformule contenue dans l'article 4 du règlement du Roi ,
« La chambre se sépare à l'instant si la proclamation or
donne la clôturede la session,l'ajournement onTa dissolution
de la chambre. » 60 .
MM. les députés se lèvent à finstant même , et la chanibre
sesépare.
NOTICES BIBLIOGRAPHIQUES ; ANNONCES ; AVIS , etc.
Salon de 1814. Volume de la suite des Annales du Musée , par
M. Landon. La première livraison vient d'être mise au jour , et sera suivie
de trois autres livraisons , qui en formeront le complément. Ce volume se
compose , de même que les précédens , de soixante-douze planches , gravées
au trait , accompagnées de l'explication des sujets, et de l'examen des ouvrages.
Cette première livraison offre d'abord le portrait du Roi , peint par
M. Gérard. La gravure qui rappelle la composition de ce beau tableau , est
dessinée avec beaucoup de finesse et d'exactitude. Les autres planches sont
exécutées avec la même précision . Les sujets sont la Naissance de
Louis XIV ; le petit Edipe présenté à la reine de Corinthe , tableau de
M. Meynus ; la Prédication de saint Denis , par M. Monsinu; Saint Louis
prenant l'oriflamme , par M. Barbier l'aîné ; une Anecdote de la vie de
Henri IV, par le même ; l'Arrivée de Monsieur , comte d'Artois , à Paris ,
par M. Fremy; deux tableaux de M. Lafond ; trois de M. Drolling ; un de
Mme. Auzou , représentant une croisée de Paris , le jour de l'entré,e de
S. M. Louis XVIII ; deux morceaux de sculpture , par MM. Gois et
Lemire , etc., etc.
Le recueil des Annales du Musée, qui , dès son origine , a obtenu le suffragedes
artistes et des amateurs , est sans contredit celui des ouvrages de ce
genre qui a le plus contribué à répaudre le goût des beaux-arts (1) .
Henri IVpeint par lui- même , ou Histoire anecdotique de Henri IV.
Ce recueil , extrait de tous les écrits qui ont été publiés sur ce prince , est
orné des portraits du roi et de Sully ; d'une lettre manuscrite ( gravée )
du roi àSully,sur la blessure de son fils , le marquis deRosny , avec une
notede la mainde ce ministre . Cette lettre , calquée et gravée , imite parfaitement
l'écriture du roi et celle de Sully. Henri IV se peint lui-même
dans ce recueil. On retrouve à chaque page l'homme, le roi , l'idole des
Français : comment ne reconnaîtrait-on pas son portrait ? La bonté de son
coeur et la vivacité de son esprit en ont fourni tous les traits. 2º. Edition
prix 3 fr. et 4 fr . frane de port , chez C. L. F. Panckouke , imprimeurlibraire
, rue et hôtel Serpente , nº. 16.
(1 ) Prix du Salon de 1814 , volume in-8°., avec 73 planches , 15 fr
et 16 fr. par la poste. A Paris, au bureau des Annales du Musée , rue de
Verneuil , nº. 30.
ROYAL
۱
!
476 MERCURE DE FRANCE.
Mélanges de Littérature grecque moderne , à l'usage de ceux qui apprennent
legrec moderne , in-8°., en grec moderne. Paris, 1813. Prix3fr.
et3fr. 50c. franc de port. A la Librairie lexique , chez Jombert , rue du
Paon-St. -André, nº. 1. T
On trouve chez le même libraire le Lexique français-grec moderne,
parGr. Georg. Zalikoglou; un vol. in-8°. Prix 12 fr. et 16 fr. franc de port.
La traduction en vers des Élégies de Tibulle , par M. le comte de
Baderon-Saint-Geniez , dont nous avons rendu compte dans notre précédent
numéro , se trouve chez l'imprimeur Dondey-Dupré , rue Neuve-
St.-Marc , nº. 10 , et chez Delaunay , libraire , au Palais- Royal , galerie de
Bois , nº. 243 , et chez Pélicier , libraire , dans la première courdu Palais-
Royal , nº. 1. Prix 4 fr. 50 c. pour Paris , et 5 fr. 50 c. pour les départemens,
franc de port.
T
Élégies en trois livres , par Charles Millevoye , in-18 . Prix a fr. 50 c. ,
papier ordinaire, et 5 fr. papier vélin. A Paris , chez Klostermann , fils, libraire
, rue du Jardinet , no. 13. Ce volume fait le quatrième de la collection
des Poésies de l'auteur. Les quatre volumes se vendent to fr. pour
Paris.
Art de jouir, et autres ouvrages polytechniques , par Thomas-Nicolas
Larcheret , né à Thoissey , le 19 juin 1787 , artiste musicien et declamateur
, premier acteur tragique , professeur de philosophie spéculative et pratique
, fondée sur les nombreuses découvertes qu'il a faites en médecine et
dans les sciences physiques , naturelles et morales. Prix 75 c.A Paris , chez
Foutana , marchand d'estampes , quai des Augustins , nº. 25.
AVIS.
CETTE livraison complète la souscription de l'année 1814.
Adater de samedi prochain , il paraîtra , tous les huitjours ,
un cahier du Mercure de France.
TABLE
DU TOME SOIXANTE- UNIÈME.
-
POÉSIE
MARIE STUART , reine d'Écosse , prête à monter sur l'échafaud.
Élégie.
i
3
Le mérite etla dignité des femmes, par M. le comte deProisy-d'Eppe. 5
Une mère à son fils ; par le même. 7
L'âge d'or de la France ; par M. Charles Malo. 8
Episode extrait d'un poëme posthumede Laharpe, intitulé : le Triomphede
laReligion. 97
Fragmens imités de Thomson.- Hymne au Soleil.
Exordedu IV chant des saisons de Thomson; par M. ÉdouardRiches, 103
Couplets chantés àun banquet militaire , à Boulogne-sur-Mer, par
102
M. Mang, chevalier de la Légion-d'Honneur . 104
Mes Adieux aux plaisirs de la société ; par M. M**, membre de l'Institut
, âgé de 85 ans ... 105
Ode à S. A. R. Monsieur, comte d'Artois; parM. Fouqueau de Pussy. 106
A Laïs ; par M. Eusèbe Salverte. 108
Les deux soeurs ; par le même. Ib
Les derniers adieuxd'une mère à sa fille. Élégie ; par M. Lafont
d'Aussonne.
Hommage rendudans la cathédrale d'Amiens , le 6juin 1329 , àPhilippe-
de-Valois , roi de France ; par M. Talairat . 196
L'insomnie du Poëte ; par M. Bres , N. 199
Une journéed'automne.-Fragment; par M. Auguste Moufle. 202
A M. Hüe , auteur des dernières années du règne et de la vie de
Louis XVI ; par M. Fouqueau de Pussy.
AM. Amédée de Pastoret, sur son poëme des Troubadours ; par M. le
baron de Crazannes .
206
AM. le maréchal duc de Dalmatie , gouverneur-général de la Bretagne
; par le même. Ib.
Ib.
Noémon, ou la Traite des Nègres ; par M. Gouriet.
L'Antigone scandinave ; scène lyrique, imitée d'Ossian ; par M. Charles
Malo , musique de C. H. Plantade .
337
343
AM. le comte de Viomenil , lieutenant-général des armées du roi ,
pair de France ; par M. Fouqueau de Pussy. 346
478 TABLE DES MATIÈRES.
Sirius , ou les mondes.- Ode ; par M. ÉdouardRicher .
Le Regret.- Élégie ; par lemême.
Épigrammes ; par M. de Labouïsse.
Enigmes.
Logogriphes .
Charades,
347
350
35
9, 108, 207, 352
9, 109, 207, 353.
10, 109, 208, 353
SCIENCES ET ARTS.
(MÉLANGES. )
TraitédesMaladies chirurgicales et des opérations qui leur conviennent;
par M. le baron Boyer. ( Art. de M. F...t.
De la police des manufactures et des avantages qui pourraient en résulter
pour le commerce ; par M. M.S.
Observations de scorbut aigu et de scorbut chronique; par F. M. Mercier
: ( article de M. D.M. ) .
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS.
( EXTRAITS. )
Mémoire couronné par la Société des Sciences , Belles-Lettres etArts
de Mâcon, en 1812 ; par M. le baron Percy et par M. Villaume.
( Art. de M. de Mercy ).
ίια
113
354
if
Recherches sur Apollon et sur divers points de grammaire , parJ. B.
Gail, lecteur royal. ( Art . de M. J. V. L. ) 20
Voyage en Autriche , ou Essai statistique et géographique sur cet
empire; par M. Marcel de Serres . (article de M. D. L.) 23, 209, 356
Lettre au Rédacteur du Mercure, contenant l'analyse d'un ouvrage sur
plusieurs monumens de la Bretagne ; par M. A. L. de Sahune ,
chevalier de Saint-Louis. 34
L'Énéide, traduction en prose de C. L. Mollevaut. ( Art. de M.Aug.
de L.) 40
Fables inédites de M. Ginguené , servant de supplément àson recueil
publié en 1810 , et suivies de quelques autres poésies du même
anteur. ( Article de M. de S...e. ) 43
Réflexions sur quelques parties de notre législation civile , envisagées
sous le rapport de la religion et de la morale; par M. Ambroise
Rendu. ( Article de M. Jondot ).
52
Exposé des moyens employés par l'empereur Napoléon pour usurper
la couronne d'Espagne; par don Pedro Cevallos . ( Article de
M. G. M. )
118
TABLE DES MATIÈRES .
479
Campagne de Paris en 1814 ; par P.-F.-F.-J. Giraud. ( Article de
M. de Sen*** ) .
De l'intérêt de la France à l'égard de la traite des nègres ; par J.-C.-L.
Simonde de Sismondi. ( Article de M. de Sen***. )
121
123
Du gouvernement , des moeurs et des conditions en France avant la
1 révolution; par M. Sénac de Meilhan. (Article de M. deS.) 127, 217
Histoire littéraire des huit premiers siècles de l'ère chrétienne ; traduite
de l'anglais de J. Bérington . ( Article de M. Etc. ). 132
Vergy , ou l'Interrègne , par M. le comte de Proisy-d'Eppe.
Poésies de C. L. Mollevaut. ( Article de M. Michel Berr ) .
136
143
Histoire de France pendant les guerres de religion ; par Charles Lacretelle.
( Art. de M. G. M. ) 224
Essai sur la vie deT' . Wentworth, comte de Strafford; par M. le comte
de Lally-Tolendal. ( Article de M. G. M. ) . 234
243
La Ferme aux abeilles , ou les Fleurs de Lis ; par madame de Montolieu.
( Article de mademoiselle V. Cornélie de Sen***. )
Charles et Hélène de Moldorf , ou Huit ans de trop , par Madame Isabelle
de Montolieu.(Art.de Mademoiselle V. Cornéliede Sen***.) 247
Les Élégies de Tibulle , traduites en vers français , par M. le comte de
Baderon Saint-Geniez. ( Article de M. M. S. )
Réflexions politiques sur quelques écrits du jour et sur les intérêts de
25г
tous les Français , par M. de Châteaubriand.(Article de M. G.M.) 362
Tableau historique de la France; par M. Delacroix. ( Article de M.
Jondot ) .
De la traite et de l'esclavage des noirs et des blancs , par un ami des
hommes de toutes les couleurs. - Lettre à S. E. le prince de
Talleyrand ; par W. Wilberforce. (Art. de M. de Sen**. )
Fables nouvelles ; par Madame A. Jolliveau .
Les Scrupules littéraires , de madame la baronne de Stael.
(MÉLANGES. )
369
386
394
397
Fin de la Notice historique sur Lavater; par L.-J. Moreau ( de la
Sarthe). 59
LeFils de Joseph , ou Sainte Pétronille, suite du Mariage , ou leBonnet
d'hermine ; par mademoiselle V. Cornélie de S***. 67
Les Enlèvemens . Suite du fils de Joseph; par mademoiselle V. Cornélie
de S***. 151
LaRose; par M. Charles Malo 168.
Encore un mot sur l'Université ; par M. le baron de Crazannes .
Sur les théâtres . - AM. le Rédacteur du Mercure de France; par
174
M.Delpla. 177
480 TABLE DES MATIÈRES.
Du Mirabilis liber , et des prédictions relatives à la révolution de 1789;
par M. Louis Dubois.
Deuxième extrait de la Guirlande de Flore ; par M. Charles Malo.
Dialogue entre Diogène et Aristippe ; par Condorcet.
-
156
:
2701
-Sur la
Flatterie. , 279
Les quatre tourelles du château de Vuflans ; par madame la baronne
deMontoliem. 383
Exposition , dans le Musée royal , des ouvrages de peinture , de sculpture
, d'architecture et de gravure des artistes vivans. (Article de
M. Bres.). 305, 426
Notice des travaux de la classe des beaux-arts de l'Institut royal de
France ; par M. Joachim le Breton. 398
Lejour des Rois. Suite des Enlèveniens; par mademoiselle V. Cornélie
de Sen** . 411
T
LesPetites-Affiches.
43
Récit de ce qui a été observé à l'ouverture du tombeau de Charles Jer.
Par sir Henri Halfort. 44
Philémon et Baucis ; par M. Louis Dubois. 446
VARIÉTÉS. BULLETIN LITTÉRAIRE.
Spectacles.- Académie royale deMusique.
- Théâtre Français.
315, 452
182, 217, 453.
- Théâtre Feydeau. 81 , 183, 318
-Théâtre de l'Odéon .
81, 186, 319, 454
83
Au même ; par M. М. Т. 86
AM. le Rédacteur du Mercure ; par M. D.M.
Ib. Au même , par M. Cadet - de- Vaux , censeur royal honoraire, etc.
Sur l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem ; par le conite D. Franclieu. 89
Sur unmonument peu connu que l'on voit à Paris , dans la rue des
১
Prêcheurs ; par M.B**.
A M. le Rédacteur du Mercure; par M. le comte de Franclieu.
Sociétés Savantes et Littéraires.
Séance annuelle et publique de la Société des Enfans d'Apollon .
AMM. les Rédacteurs du Mercure; par M. Jouyneau-Deslosges.
Nécrologie.
Pièces officielles .
POLITIQUE.
11
92
321
323
457
466
468
93, 324, 472
190, 329, 375.
:
NOTICES BIBLIOGRAPHIQUES ; ANNONCES ;AVIS , etc.
Fin de la Table du Tome soixante-unième.
DE
FRANCE ,
JOURNAL LITTÉRAIRE ET POLITIQUE.
61
TOME SOIXANTE - UNIÈME
VIRES
ACQUIRIT
EUNDO
.
A PARIS ,
CHEZ ARTHUS - BERTRAND , Libraire , rue Hautefeuille
, nº . 23 , acquéreur du fonds de M. Buisson ,
et de celui de Mme. Ve. Desaint .
1814.
1
THE NEW YORK
PUBLIC LIBRARY
885115
ASTOR, LEPOX AND
TILDEN FOUNDATIONS
1905
DE L'IMPRIMERIE DE FAIN , rue de Racine ,
place de l'Odéon .
TABLE
MERCURE
DE FRANCE .
N° . DCLXIV . - Octobre 1814.
POÉSIE .
1 ءو .
MARIE - STUART , REINE D'ÉCOSSE ,
PRÊTE A MONTER SUR L'ÉCHAFAUD .
ÉLÉGIE.
L'ARRÊT est prononcé. L'heure fatale arrive .
L'envie a mis le comble à ses emportemens.
Ce cachot ténébreux , de mon âme plaintive
Bientôt n'entendra plus les vains gémissemens .
Je souscris à mon sort. Divine Providence ,
D'un coeur respectueux j'adore tes desseins.
Tu vois du haut du ciel mes juges inhumains
Fouler aux pieds ma crédule innocence ,
Fouler aux pieds les droits des Souverains .
Reine du firmament , ô Marie ! ô ma mère !
Prends pitié de ta fille , en ce terrible instant.
D'un monde trop chéri montre- lui le néant ,
La félicité mensongère ,
Et le perfide attachement .
.......
1
MERCURE DE FRANCE ,
Née au sein des plaisirs , j'ai régné sur deux trônes
Qu'environnaient la gloire et la splendeur ;
Et celle dont le front vit briller deux couronnes ( 1)
Ne reçoit qu'en tremblant le painde la douleur.
Dans la captivité j'ai vu périr mes charmes ;
Dans la crainte on l'espoir j'ai perdu mes beaux jours.
Les peuples et les Rois me devaient leur secours :
Ils ne m'ont donné que des larmes !!
Toi seule , Vierge sainte , o source de bonté !
M'as tenu lieu de tout en ma chute effroyable;
Je t'invoquais souvent : et ta main secourable
M'envoyait la constance et la sérénité.
Toi ,dont l'oeil pénétrant lit au fond des abîmes ,
Demon coeur ingénu tu connais les erreurs .,
Ma jeunesse imprudente a causé mes malheurs :
Mais ce coeur est exemptde crimes,
Etde remords et de terreurs .
Q'une Femme implacable , en son délire extrême
S'efforce de couvrir d'indignes attentats :
Mes trésors envahis , mon frêle diadème
De la tombe , où je cours , ne l'affranchiront pas.
Tout un peuple abusé , pressé sur mon passage ,
Peut-être me réserve un farouche mépris;
Peut-être Élisabeth , enflammant les esprits ,
Amontrépas sanglant veut joindre encor l'outrage ! ....
De cet affreux calice , & mère de douleur !
J'accepte l'amertume , et la boirai sans peine .
La hache des bourreaux peut frapper une Reine:
Elle a frappé monMaître etmon Sauveur.
Nem'abandonne pas , au terme du voyage ;
Imprime sur mon front ta sainte majesté.
Que l'univers ému , que la postérité
Connaissent ma candeur à mon noble courage.
(1) Cette princesse était Reine douairière de France , dès l'ige de 17 ans .
OCTOBRE 1814 . 5
J'ai vécu dans les pleurs , je vais mourir en paix.
Je vais revivre en toi , près de toi , Vierge auguste:
Ta couronne m'attend ; et mon supplice injuste
Est le plus glorieux , le plus grand des bienfaits ,
Où se puisse élever l'espérance du juste.
(Beati qui lugent , quoniam ipsi consolabuntur. )
ÉVANG.
ota. Cette pièce parut dans le recueil des Jeux Floraux , en 1806 ,
uteur , en 1808 , eut l'honneur d'en adresser des exemplaires à S. A. R.
AME , Duchesse d'Angoulème , par l'intermédiaire de sa dame lecen
Allemagne.
LE MÉRITE ET LA DIGNITÉ DES FEMMES ,
Imité d'une ode de SCHILLER (1).
VIENS m'inspirer , muse , chantons les femmes !
Au vrai bonheur elles rendent nos âmes
Et de l'amour forment les noeuds charmans.
De la pudeur suivant toujours les traces ,
Nous les voyons sous le voile des Grâces
Nourrir le feu des plus purs sentimens .
Des passions orageuses
Souvent le triste jouet ,
L'homme aux chimères flatteuses
Livre son coeur inquiet.
Ilne craint point de naufrage ;
Et, jusqu'au delà des cieux ,
Il poursuit toujours l'image
De son rêve ambitieux.
Mais la beauté , d'un regard favorable ,
Ases genoux ramène le coupable
Qui s'éloignait de la félicité.
Dans ses revers , une épouse , une amante
Cette ode , qui jouit d'une grande réputation en Allemagne , est
e sur un air fort ancien , qui se vend chez Nadermann. L'auteur
éde conserver jusqu'au rhythme de Schiller et la disposition de šes
s.
6 MERCURE DE FRANCE ,
)
Tarit ses pleurs d'une main caressante :
Pour lui , la femme est une déité.
Enivré de sa puissance ,
L'homme détruit ce qu'il fait :
Fier de son indépendance ,
Jamais il n'est satisfait.
Foyers de mille tempêtes ,
Ses passions , dans leurs cours ,
De l'hydre sont les cent têtes ,
Elles renaissent toujours .
Mais du plaisir , les femmes plus légères
Savent cueillir les roses passagères
Et par leurs soins prolonger ses instans.
De notre vie égayant le voyage ,
Nous les voyons semer sur ce passage
Des fleurs , qu'hélas ! fletrit bientôt le temps.
L'homme en proie à ses caprices
Tombe d'erreur en erreur.
Il ignore ces délices
Que fait naître le bonheur .
Il avance dans la vie
Tout vient le dissuader....
C'est quand sa course et finie
Qu'il voudrait rétrograder .
La femme , ainsi qu'une lyre sonore ,
Qu'un zéphyr frappe et fait vibrer encore ,
Soudain palpite et s'ouvre au sentiment.
Fort d'un pouvoir qu'elle ignore peut- être ,
Son coeur qui semble attendre tout d'un maître ,
Sait l'enchaîner même en le proclamant .
Vainement l'homme s'efforce
De se créer des plaisirs ;
Il ne connaît que la force
Sans connaître ses désirs .
Ses passions ennemies
Se livrent mille combats :
Où dominent les Furies
Les Grâces ne règnent pas.
Par le comte de PROFST-D'EPPE .
1
OCTOBRE 1814. 7
UNE MÈRE A SON FILS .
J'ÉPROUVE le plus doux transport ,
Mon fils , je vois cesser l'orage.
Croîs sous mes yeux , toi que le sort
Condamnait un jour an ravage.
Ah ! c'en est fait , je puis sentir
Tous les charmes de la tendresse :
D'amers soucis pour l'avenir
N'empoisonnent plus mon ivresse .
Ta famille , au sein de la paix,
Verra les jeux de ton enfance ,
Et pour elle , nouveau progrès
Sera nouvelle jouissance.
Mon fils , lorsque tu toucheras
L'âge brillant de la jeunesse ,
La guerre , an moins , ne viendra pas
Te ravir à notre tendresse .
Je veux couronner ton bonheur ;
De ce soin je serai jalouse ;
Tu resteras près de mon coeur ,
Et je verrai ta jeune épouse.
DeMars ne grossis point la cour :
Dédaigne la gloire des armes ;
La victoire qui dare un jour
Coûte souvent dix ans de larmes.
Sous un conquérant inhumain ,
Neva pas désoler la terre.
Ah! je désire que ta main
Ferme un jour les yeux de ta mère .
Le temps sur toi viendra peser ;
L'Europe alors sera sans guerres ,
Et tu pourras te reposer
Auprèsdu tombeau de tes pères .
Par le même.
8 MERCURE DE FRANCE ,
L'AGE D'OR DE LA FRANCE ( 1) .
AIR: De la Sentinelle .
1
De quel éelat mes yeux sont éblouis!
Entendez-vous ces hymnes d'allégresse ?
Un lis paraît .... A l'aspect de Louis
Nos coeurs éteints s'exaltent dans l'ivresse .
Sous'des auspices bien heureux
Le règne des lis recommence ...
Sur le trône de ses aïeux
Louis remonte glorieux ,
Et comment? ... en sauvant la France.
Mais ce n'est-là qu'un seul de ses bienfaits !
Et ma patrie abattue , épuisée ,
De sa sagesse admirant les effets ,
Verra sa plaie un jour cicatrisée.
Des mauxdont il n'est point l'auteur
N'est-ce pas lui qui nous console?
Lui ! qui nous dit du fond du coeur :
«Je viensfaire votre bonheur » ,
Et les Bourbons tiennent parole.
Il est un voeu que nous osons former ;
Près de Louis voyez cette Princesse ,
Ange du ciel descendu pour charmer
Ce peuple entier dont le sort l'intéresse .
L'espoir du monde est dans ses mains ;
Tout notre avenir dépend d'elle ;
Les lis fleurissent incertains .....
Ah ! qu'elle assure leurs destins
En rendant leur branche immortelle .
Eh quoi ! déjà renaissent ces beaux jours
Etde simplesse et de galanterie ,
Temps fortunés où de gais troubadours
Chantaient la gloire et la chevalerie !
(1) Extrait de la 34". année des Étrennes Lyriques , dédiées à S. A. R,
Madame , duchesse d'Angoulême , par M. Charles Malo.
OCTOBRE 1814.
Le Français , dans les camps nourri ,
Fut naguère dur , intraitable ....
Sous les étendards de Berry ,
Le peuple le plus aguerri
Va devenir le plus aimable.
Espoir du trône , honneur du nom Français ,
Ne voit- on pas d'Artois et d'Angoulême ,
Au nom du roi répandre des bienfaits ....
Chacun d'eux semble agir d'après lui-même .
C'est peu d'avoir comblé les voeux
Du bon peuple qui l'environne...
Grâce à ces princes généreux ,
Louis fait partout des heureux
Afin de n'oublier personne.
CHARLES MALO.
ÉNIGME .
J'AI la tête ovale et pointue ;
Le ventre ouvert , et ma queue est fourchue.
Au-dessous de mon ventre un petit escabeau
Me tient le bec en l'air en forme d'un crapaud :
Onme presse d'un pied et de l'autre on m'éventre;
L'un n'en sort que quand l'autre rentre.
Sujet à mille saletés ,
Le plus souvent on m'entoure de crottes ;
Mais à propos de quoi tant de méchancetés ?
Le croiras- tu , lecteur ! c'est à propos de bottes .
LOGOGRIPHE .
S........
Je suis un meuble utile et même nécessaire
En ménage , et que d'ordinaire ,
Comme dit fort bien maître Jean ( 1 ) ,
(1) Ni mon grenier , ni mon armoire
Ne se remplit à babiller.
LA FONTAINE ( Jean ).
TO MERCURE DE FRANCE , OCTOBRE 1814.
On n'emplit pas en babillant.
Outre l'ameublement qu'en mon sein l'on apporte ,
Que d'objets différens dans mon seul nom je porte !
J'entre dans les détails : tu vois , avec moi-même ,
L'être chéri portant le diadème ;
Un perfide élément ; ce qui n'est pas commun ,
Tel avec nous qui ne fait qu'un ;
Le chef de chaque lieu ; ce que fait un tireur ;
L'opposé de pleurer ; ce que cherche un rimeur ;
Un mot synonyme à colère ;
Cequ'on faitdans une galère ;
Le plus beau mois de l'an ; ce qu'on prise le plus ,
Et qu'on préfère aux talens , aux vertus :
La capitale d'Italie ;
Quand nous mourons ce qui survit en nous ;
Ce que de faire il est si doux ,
Surtout au printemps de la vie!
Je porte encor ce qu'allant aux combats ,
Tout guerier doit porter au bras ;
Un saint qui fait époque ; une note en musique ;
Une étoffe qu'on peut regarder comme antique ,
Qui pourtant ne dépare pas ;
Enfin ce qui déplaît aux palais délicats .
.......
CHARADE .
S........
1
Mon premier en Espagne est un titre d'honneur ;
En Perse mon second s'estime un grand docteur ;
Mon entier est partout un obstacle au bonheur.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE insérés
dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme est Roulettes.
Celui du Logogriphe est Cacochime , où l'on trouve mi , coche , ame
ami , cime , mie , mie de pain .
Celui de la Charade est Virago.
LITTÉRATURE ET BEAUX - ARTS.
MÉMOIRE Couronné par la société des sciences , belles-lettres
et arts de Macon , en 1812 , sur la question suivante
: Les anciens avaient-ils des établissemens publics
en faveur des indigens , des enfans orphelins ou abandonnés
, des malades et des militaires blessés , et s'ils
n'en avaient point , qu'est-ce qui en tenait lieu ? par
M. le baron PERCY, commandant de la Légion d'honneur,
grand-cordon de l'ordre de Sainte-Anne de Russie
, chevalier de l'ordre royal du Mérite civil de Bavière
, chirurgien inspecteur général des armées françaises
; et par M. VILLAUME , membre de la Légion
d'honneur, chevalier de l'ordre royal du Mérite civil de
Wurtemberg , chirurgien en chef d'armée et de l'hôtel
royal des militaires invalides à Louvain , avec cette épigraphe
:
Melius est duos esse simul quàm unum , habent enim emolumentum
societatis suce : si unus ceciderit , ab altero
fulcietur.
ECCLES. , cap. 4 , paragr. 9.
Le programme du prix proposé par la société des sciences
de Macon , embrasse une question extrêmement vaste ,
digne à tous égards de méditations profondes et de recherches
les plus capables d'honorer les travaux des savans ,
qui influent si puissamment par leurs lumières sur la perfectibilité
de nos institutions , et c'est le vrai but où doivent
tendre toutes les connaissances humaines . Le choix
d'une question aussi importante est d'un intérêt tout particulier
pour le médecin et le philosophe , et généralement
pour le commundes hommes. En effet , qui est-ce qui mérite
mieux le tribut de nos veilles , aux yeux des vrais philantropes
, que l'indigent vertueux , l'enfant abandonné , le
voyageur exténué de fatigue et de faim , cette mère infortunée
, coupable pour avoir sacrifié à la nature ; ce vieil
12 MERCURE DE FRANCE ,
lard , qu'une longue carrière a privé de ses proches eť de
ses amis ; ce soldat mutilé , qui , tout bouillant de jeunesse ,
arépandu son sang pour sa patrie et son roi ; enfin , l'ennemi
lui-même, que le sort a frappé lorsqu'il se défendait avec
courage ? Non , rien sans doute n'est plus digne de fixer l'attention
du philosophe et du savant , que de connaître quelle
a été , chez les plus anciens peuples , leur coutume , soit
dans la manière de traiter les prisonniers , les vieillards ,
les enfans infirmes , soit même les esclaves. Car, malgré la
simplicité apparente des moeurs de ce temps-là , on n'avait
encore créé aucun asile pour le malheur ; et nous verrons ,
en dépit des reproches adressés aux nations civilisées ,
qu'elles l'emportent du moins par l'utilité des établissemens
de bienfaisance , sur la barbarie des anciens . L'ambition
a été de tout temps le mobile des guerres ; elles sont
donc à peu près aussi anciennes que le monde. Il ne fallait
rien moins , de la part des savans auteurs du mémoire ,
qu'une érudition variée et choisie , appuyée d'une critique
saine , et de la connaissance approfondie de l'histoire , pour
embrasser une foule d'objets , d'autant plus importans à
connaître , qu'ils appartiennent essentiellement à la question
dont il s'agit. La nécessité de remonter aux sources ,
de consulter les anciennes lois des peuples séparés de nous
par des siècles , de se familiariser avec leurs usages , d'interroger
leurs monumens et leurs institutions , avant de parvenir
aux temps modernes , voilà le difficile de la tâche
proposée. L'intervention de la médecine et de la philosophie
, dans la solution d'une question aussi importante ,
était absolument indispensable pour obtenir des résultats
heureux. D'après ce court résumé , c'est déjà faire connaître
les travaux estimables de l'un de nos plus célèbres
professeurs de la faculté de médecine de Paris , M. le baron
Percy , qui s'est illustré par son courage , et les services
importans qu'il a rendus à la chirurgie militaire ; et a mérité
le nom de Paré du siècle ; en associant son nom aux
travaux littéraires de M. Villaume , chirurgien en chef
d'armée , sa rare modestie l'a mis à même de partager avec
l'amitié un prix qu'il eût pu cueillir seul ; ses lauriers n'en
sont que plus beaux. Que cette conduite est louable et mérite
d'être imitée ! Au reste , l'épigraphe du même mé-
1
OCTOBRE 1814. 131
moire , melius est duos esse simul quàm unum ; habent
enim emolumentum societatis sucæ , devient le témoignage
public de la part que M. Villaume a droit de prétendre
aux éloges donnés à son illustre patron. Je vais donc , pour
me renfermer dans mon sujet , exposer, le plus brièvement
qu'il me sera possible , l'ordre adopté par les deux
auteurs du mémoire ; et afin de mieux saisir l'esprit dans
lequel ce dernier est écrit , je rapporterai en entier l'avertissement
de MM. Percy et Villaume :
<< Pour mettre de l'ordre dans l'examen de ce sujet in-
>> téressant , considérons-le d'abord chez la nation la plus
>> ancienne , chez ce peuple chéri , ce peuple de Dieu ,
>> que si long-temps il a voulu éprouver par la misère et
>> les humiliations ; je veux dire les Israélites. Voyons-le
>> ensuite aux trois plus célèbres époques de la société ci-
>> vile, 1º. chez les Grecs , depuis les temps héroïques de
>> la Grèce , jusqu'à l'asservissement de cette terre des arts
>> et de la liberté , à la politique profonde et déliée du roi
» de Macédoine ; 2°. chez les Romains républicains ou
>> obéissans à des empereurs , jusqu'à la translation du
>> règne de l'empire à Bysance , et la conversion de Cons-
» tantin à la foi catholique ; 3°. depuis le règne de ce
>> prince jusqu'aux temps modernes. Notre mémoire se
>> trouvera ainsi divisé en quatre parties , que l'ordre
>> même de la question partagerą naturellement en quatre
>> sections , les pauvres ,les orphelins , les malades et les
>> militaires blessés » ..
Ce plan est exposé clairement , nous ne ferons que parcourir
très-rapidement les trois premières parties du mémoire
, pour nous arrêter à la quatrième , où se trouve
l'objet important de la question qui nous occupe , dont la
solution, donnée par nos deux savans , concerne spécialement
la fondation des premiers hôpitaux en France , ainsi
que cela eut lieu auparavant dans le monde chrétien.
Les Hébreux n'eurent point d'hôpitaux , quoiqu'il soit
incontestable qu'ils avaient des médecins ; témoin ce passage
de l'Ecclésiaste : Honora medicum propter necessitatem
, etenim illum creavit altissimus (1 ) .
(1) Moïse , considéré comme législateur et comme moraliste , par M. de
Pastoret. Paris , 1788 , in-8°.
14 MERCURE DE FRANCE ,
Moïse , ce législateur si humain, et en même temps si
sévère , fit à la multitude un devoir essentiel de la bienfaisance
et de la charité. Ce fut probablement ainsi qu'il rendit
inutiles , aux Hébreux , les établissemens en faveur des
pauvres (2) .
Moïse est aussi le premier exemple d'un enfant exposé
sur les eaux par sa mère , pour le soustraire au barbare édit
de Pharaon. Mais la confiance des Hébreux dans l'infinie.
bonté du Seigneur, dut rendre fort rare un tel attentat
contre l'humanité et la nature , et par conséquent dispenser
d'ouvrir des asiles à ces innocentes victimes .
: Salomon lui-même , que sa sagesse merveilleuse avait
fait nommer l'inspiré de Dieu , quelque grande que semble
avoir été sa sollicitude pour les guerriers , paraît ne s'être
point occupé de leur préparer des secours pour les acci
dens de la guerre , et il est très-vraisemblable que , dans
ces temps reculés , comme plus tard , ceux qui ne périrent
pas d'hémorrhagie sur le champ de bataille , étaient se
courus par leurs compagnons .
Les Macédoniens , les Perses , les Babyloniens et les
Égyptiens , exposaient leurs malades dans les carrefours ,
pour exciter la commisération publique , et n'avaient pas
non plus d'établissemens de bienfaisance. 4.
Cependant nous voyons Alexandre se confier à son mé
decin , et , chez les Grecs , les ministres d'Esculape desser
vir les autels et guérir les malades ; ceux-ci devaient y de
meurer quelque temps ; ainsi , l'on peut augurer de là l'ori
gine des hôpitaux ; mais les célèbres écoles de Gnide , de
Cos, de Rhodes et même d'Alexandrie , qui se succédèrent,
n'avaient aucun de ces établissemens particuliers. Chez les
Grecs plus modernes , ils y existaient sous la dénomination
de Geronthocomia , Pthocotropia , Orphanotropia , selon
qu'ils étaient destinés aux malades , aux vieillards , aux
pauvres et aux orphelins. Chez les Athéniens , ce peuple
spirituel , délicat , et que sa jalouse inquiétude rendit si ingrat
envers ses grands hommes , les soldats mutilés et infirmes
étaient cependant l'objet des soins les plus honora-
(2) Dissertation sur la Médecine et les Médecins des anciens Hébreux, par
dom Calmet.
4
OCTOBRE 1814 15
bles , ils étaient entretenus par l'état , en vertu d'une loi de
Pisistrate. Au rapportde Plutarque , les premiers des peuples
civilisés , ils avaient donné ce bel exemple , et Aristide
les en félicite en leur disant , dans une de ses panathénées
: « Vous seuls de tous les peuples , ô Athéniens ! avez
>> consacré , par une loi , que les citoyens , devenus inva-
>> lides au sérvice de l'état , seraient entretenus à ses
>> frais » .
Au surplus , les sages lois de Lycurgue et de Solon prescrivaient
des distributions de deniers et d'alimens au peuple
, de même que sous les premiers tribuns romains ; et
cela se pratiquait, dès les temps les plus reculés , chez les
Hébreux , comme nous en avons de nombreux témoignages
d'après l'Écriture sainte . Toutes ces précautions avaient
pour but de prévenir la mendicité ; conséquemment les
hôpitaux et autres établissemens de ce genre n'étaient pas,
àproprement parler, d'une nécessité indispensable.
Les Romains , dans l'enfance de leur république , furent
presque aussi barbares que les Lacédémoniens ; mais ,
quand ils eurent à peu près soumis tous leurs voisins , on
vit les lois de l'hospitalité aussi religieusement observées
chez ces mêmes Romains , devenus les maîtres du monde ,
que chez les Athéniens , le peuple le plus policé de la
Grèce. Ils eurent des médecins qui se faisaient accompagner
par un très-grand nombre de disciples , et qui incommodaientbeaucoup
par ce nombreux cortége , si on en juge
d'après ce passage de Martial , qui doit avoir inspiré Molière,
quand il fait dire à son docteur : Gare de là, ouje te
donne lafièvre.b 4
Languebam : sed tu comitatus protinus adme
Venisticennttuumm ,, Symmache , discipulis
Centum me tetigere , manus aquilone gelatæ ;
Nonhabui febrem , Symmache , nunc habeo .
MARTIAL. L. v. epigr. 9.
J
:
1
i
1
14
* Il faut remarquer, avec les auteurs du mémoire , que
chez les peuples les plus célèbres de l'antiquité , mais surtout
chez les Romains , la munificence du gouvernement ,
l'attentionqu'ils donnaient aux grands objets de salubrité
16 MERCURE DE FRANCE ,
publique , les soins et les dépenses des édiles ; l'établissement
de magnifiques égoûts , entretenant la propreté dans
les villes , d'aquéducs y portant de bonne eau ,de portiques
multipliés , de bains publics vastes , et d'un prix à la por
tée du peuple , que toute cette prévoyance , tous ces soins ,
toute cette sollicitude , prévenaient les maladies que font
naître et fixent souvent , chez les nations modernes , nombre
de circonstances , qui tiennent au défaut de prévoyance
ou aux petites vues des gouvernemens .
Cependant , chez les Romains , nous allons véritablement
prendre connaissance des hôpitaux et de leur fondation ,
particulièrement des ambulances à la suite des armées.
1
On lit dans Végèce , de re Militari , au sujet des militaires
blessés , d'assez amples détails sur la manière dont
les soldats romains étaient soignés dans les hôpitaux des
camps ; les personnes qui y étaient employées ; la surveillance
qu'exerçaient les chefs sur ces établissemens : ils
étaient , dit Végèce , sous la direction des préfets du camp ;
éet auteur recommande aux chefs militaires d'y veiller assidument
, aussi se faisaient-ils un devoir de visiter les malades
et de leur procurer tout ce qui leur était nécessaire .
Velleius Paterculus fait cet éloge de Tibère , Pline de Trajan,
Tacite de Germanicus .
Nous voici arrivés à la quatrième partie du mémoire, et
à l'époque où nombre d'hôpitaux , de maisons de bienfaisance
et de charité ,naquirent de cette religion sainte ,
dont la sage conformité des maximés avec le bien public ,
nous rend compatissans aux maux d'autrui . Nous trouvons
le premier exemple de bienfaisance chez une dame romaine
, nommée lola ; cette illustre fondatrice vécut au
quatrième siècle , établit à Rome une maison pour recueillir
des pauvres et des infirmes ; bientôt la capitale du
monde chrétien vit les établissemens de charité se multiplier
sous toutes les formes et pour toutes les classes de
malheureux; les vieillards , les malades indigens , les orphelins
, eurent des asiles, Selon le rapport d'Alexandre
Donat, qui fait mention de la réparation des édifices.publics
par les pontifes après le sac de Rome par Attila, on
voitGrégoire II , Léon III , Etienne II , Serge II , Sixte IV,
OCTOBRE 1814 . 17
s'occuper du soin de rétablir les hôpitaux , et généralement
tous les monumens de bienfaisance .
Grégoire de Tours parle de l'hôpital de Saint-Julien-le-
Pauvre, près duquel il logea pendant son séjour à Paris ;
l'Hôtel-Dieu , élevé par les soins et en partie aux frais de
saint Landry , vingt-neuvième évêque de cette cité , en 660,
fut toujours voisin de la principale église près de laquelle
hous le voyons encore aujourd'hui .
Au huitième siècle , les Arabes eurent à Cordoue un
hôpital magnifique , où se formèrent plusieurs de leurs
médecins fameux.
En 1113 fut fondé l'ordre religieux et militaire des hospitaliers
de Saint-Jean de Jérusalem , ainsi que plusieurs
autres ordres qui eurent la même destination ; la multitude
des hôpitaux et lazarets fondés en Europe , est immense
aux sixième , huitième , quatorzième , quinzième et seizième
siècles , où des pestes très-meurtrières étendirent
leurs ravages . Le nom de lazaret viendrait ou de ce que ces
établissemens furent d'abord mis sous la protection de
saint Lazare , ou peut-être mieux du mot arabe , el hesard,
bel hôpital établi pour les aveugles , près de la grande
Mosquée , dite des Fleurs , au Caire ; lequel frappa tellement
les croisés, que, corrompant son nom arabe , dont ils
firent lazard , ils appelèrent aiusi tous les hôpitaux qu'ils
firent construire à leur retour en Europe .
Ce fut après son premier voyage à la Terre sainte , que
Louis IX , saint Louis du nom , agrandit l'Hôtel-Dieu de
Paris , et qu'il ouvrit l'hospice des Quinze-Vingts à trois
cents de ses guerriers , devenus aveugles pendant cette expédition.
On sait que ce prince religieux fonda aussi des
hôpitaux à Pontoise , à Verneuil , à Compiègne , et que ,
dans ce dernier, il daigna panser, de ses propres mains , le
premier blessé qu'on y reçut.
Mais comment passerait-on sous silence le nom du bienfaiteur
de l'humanité , ce philosophe chrétien , ce religieux
tolérant qui donna la preuve la plus touchante de la bonté
de son coeur, par ce peu de paroles qu'il prononça en
voyant mener au supplice une malheureuse femme qui
avait attenté à la vie de son enfant : Il vaut mieux , dit notre
saint homme , bátir que détruire .
2
18 MERCURE DE FRANCE ,
Dès lors , saint Vincent de Paul devint le fondateur
d'ordres religieux qui furent ensuite multipliés en France ,
et s'il ne parvint pas tout-à-fait à tarir les sources du malheur,
du moins il en opéra la diminution autant que cela
est possible; en instituant l'ordre des Soeurs de la Charité ,
il y introduisit des changemens singulièrement avantageux
, et améliora beaucoup le sort de ces infortunés , qui
auparavant étaient sans secours. Il savait que les femmes
ont en général dans le coeur une vivacité , une fécondité de
sentimens qui les rend capables des soins les plus assidus
et les plus pénibles : nous avons eu surtout des preuves de
dévouement , de la part de ces dames charitables , dont la
douceur angélique , et les soins constans et multipliés ,
dictés par les sentimens de la religion , ont contribué si
puissamment , dans les circonstances difficiles où nous
nous sommes trouvés , au rétablissement de tant de braves
et de pères de familles , qui eussent péri sans ces secours .
Les orages politiques avaient dispersé ces êtres précieux ;
mais la famille auguste , qui nous est rendue , les a pris
désormais sous sa protection ; et, cette fois , ils vont jouir
d'une paix inaltérable .
Dans les temps susmentionnés , il n'y avait pas encore
de chirurgiens attachés aux corps militaires . Ambroise
Paré , le père de la chirurgie française , fut nommé , comme
il le dit lui-même , chirurgien de la compagnie de
M. de Rohan , avant d'appartenir au roi François II. Ces
compagnies eurent aussi des caissons , des médicamens et
autres objets de pansement , comme on le voit par le témoignage
de Paré . Malgré la forme plus régulière que
Charles VII , Louis XI et Charles VIII , donnèrent à leurs
armées , qu'ils augmentèrent considérablement , l'apparence
d'ordre et d'administration qu'ils y introduisirent ,
ne s'étendit pas jusqu'à pourvoir aux besoins du soldat
blessé, qui était réduit à se faire panser et soigner à ses
frais . Mais ce n'est qu'au siége d'Amiens , en 1597 , que ,
par les soins de Sully, on vit pour la première fois , à l'armée
du roi , un hôpital réglé dans lequel les malades et les
blessés reçurent des secours qu'on ne connaissait point
encore , et en général l'armée était si bien pourvue de
toutes choses , qu'on disait de Henri IV qu'il avait amené
OCTOBRE 1814. 19
Paris devant Amiens. Quand de si sages précautions ne
suffisaient pas , à raison du grand nombre de blessés , alors
les hospices civils , les couvens , les maisons des particuliers
leur étaient ouverts ; et on en faisait la répartition entre
les chirurgiens du licu où ils se trouvaient. Nous avons
vu se renouveler ces mesures de nécessité sous nos yeux .
Sous Louis XIII il y eut aussi de très-grandes pertes dans
ses armées , et des malheurs à supporter. Mais Louis XIV
eut à sa disposition de grandes et belles armées avec des
hôpitaux et des ambulances , et les régimens furent pourvus
de chirurgiens. Depuis lors , jusqu'à nos jours , cette
sage administration s'est toujours perfectionnée. Mais les
déprédations successives , et la perte du matériel de l'armée
dans ces derniers temps , out singulièrement été à la
charge du public. On ne se rappelle pas , sans une vive
reconnaissance , les sacrifices en tous genres qui se sont renouvelés
dans toutes les provinces pourlesoulagement de
nos blessés . Car, jusqu'à ce que l'ordre fût rétabli , nous
avons vu , à la suite des armées , les blessés sans secours
ensanglanter les routes et se traîner douloureusement du
champ de bataille jusqu'aux lieux les plus voisins , où ils
ne trouvaient quelquefois pas de ressources en raison du
grand nombre de malades. Aussi les armées se fondaientelles
sans cesse par la dispersion des blessés , dont on ne
savait ni le sort , ni le lieu de retraite. Il fallut renouveler
souvent l'élite de l'armée ; nous avons été témoins de tous
ces désastres , qui heureusement ont cessé comme par enchantement
, à l'aide de la sage administration de notre bon
roi. C'est le dieu tutélaire de la France : elle renaît de sa
cendre.
Nous terminerons cette analyse par un extrait de l'avertissement
des auteurs du mémoire , sur la dissertation concernant
l'antiquité des hôpitaux , par M. Mongèz , membre
de l'institut :
<<Cet écrit , quoique venu trop tard pour nous , n'en a
>>pas moins vivement piqué notre curiosité , comme il ne
>>manquera pas d'exciter celle de nos lecteurs ,et nous
>>avons jugé utile à notre ouvrage même , dont il sera le
» complément , de le mettre sous leurs yeux , persuadés
>>d'ailleurs qu'ils seront bien aises de connaître, dans cette
20 MERCURE DE FRANCE ,
>> production de la jeunesse de M. Mongèz , alors garde
>> des antiques et du cabinet d'histoire naturelle de Sainte-
>> Geneviève , le présage et les premiers fondemens de la
>> haute réputation dont il jouit aujourd'hui à de si justes
>> titres , et comme littérateur savant , et comme archéo-
>> logue des plus profonds » .
C'est ainsi que de vrais savans , pénétrés d'une estime
réciproque , se traitent mutuellement. La tâche que je
viens de remplir m'a fourni de nombreuses occasions de
puiser dans le savant mémoire que j'ai analysé , et je dois
entièrement , aux auteurs que j'ai cités avec tant de plaisir,
l'intérêt dont pourra être cet article .
Je forme des voeux très-ardens pour que M. le baron
Percy, auteur de plusieurs éloges académiques , nous fasse
jouir de cette collection très-importante que nous désirons
tous , et qui ne peut manquer d'ajouter encore à sa gloire .
DE MERCY.
RECHERCHES SUR APOLLON , et sur divers points de grammaire ;
par J.-B. GAIL , lecteur royal , membre de l'institut , et chevalier
de Saint-Waldimir.
APOLLON , comme tous les autres dieux de l'antiquité , avait
d'innombrables surnoms que les poëtes multipliaient encore
tous les jours , pour donner à leurs hymnes plus d'harmonie , à
leurs récits plus de variété. En voici qui paraissent tous avoir
une même origine , Lycien , Lycoctone , Lycabas , Lycigène ou
Lycogène , etc. Λύκος veut dire loup , et c'est par ce mot qu'on
explique le plus souvent ces épithètes poétiques : les loups pouvaient
avoir eu quelques rapports avecApollon, berger d'Admète.
Cette explication n'a pas satisfait de bons esprits ; et
comme Macrobe , Vossius et plusieurs autres , M. Gail soutient
qu'il n'y a point de loup dans tout cela , mais qu'il faut dériver
ces mots de λύκη , le crépuscule du matin , et λύκος , le soleil.
Alors nous reconnaissons facilement Apollon , le père du jour,
le dieu de la lumière. Les moindres objections sont réfutées
dans l'ouvrage avec une rare sagacité. 1
L'étymologie du surnom Loxias , adoptée par M. Gail et par
M. Noël , approuvée par Lalande , et conforme au même système,
se trouvait aussi dans Macrobe , au chapitre des Saturnales
, où il prouve , par les surnoms d'Apollon , que ce dieu
OCTOBRE 1814 . 21
n'est autre que le soleil. Sa dissertation précieuse , quoique mêléede
fausses conjectures , n'était pas connue de l'auteur, lorsqu'il
interpréta ces mots pour la première fois ; elle lui aurait
fourni d'excellentes preuves pour défendre son opinion. Il paraît
qu'on reproche à M. Gail de laisser la tradition incomplète.
Ce reproche n'est pas fondé , quand il s'agit des idées arbitraires
d'un Anglais ou d'un Allemand; mais , si l'on trouve
des éclaircissemens dans un ancien sur un point de critique , il
me semble qu'on ne doit pas les négliger , ou l'on s'expose à répeter
comme une découverte ce que d'autres avaient répété.
Cependant , comme M. Gail donne ici de nouvelles preuves et
des explications plus précises , je n'oserais lui reprocher peutêtre
que de n'avoir pas discuté le texte et les citations de Macrobe
. Le lecteur, qui connaît l'érudition du philologue moderne
, aurait voulu comparer les recherches et les argumens
de deux interprètes dignes de lutter ensemble.
Si l'auteur donnait plus de développement à cette question
littéraire , il n'oublierait pas sans doute ce passage des Euménides
, qui s'accorde si bien avec ses idées : Mais c'est au puissant
Loxias , au dieu médecin , prophète , augure et purificateur
supreme , de veiller à la pureté de son temple. Euménid. , v. 61 .
trad. de M. Du Theil. Je lui recommande aussi le vers 8 du
Plutus d'Aristophane ; Euripide , Ion , passim ; Iphigénie en
Tauride , vers 1013; Oreste , vers 268 ; Suidas , au mot
Loxias , etc.
Λύκειος et Λύκαιος , dit M. Gail. Outre ses autorités pour la seconde
forme , il aurait pu citer encore le manuscrit du poëme
grec intitulé Lysis , dernièrement publié. Le texte , il est vrai ,
était rempli de lacunes , et souvent altéré; mais , dans ce
vers ,
Χλωροῖς Υμηττοῦ καὶ Λυκείου κεύθμασιν,
on lisait très-clairement le mot inusité. Cependant , l'éditeur a
eu raison de préférer l'autre , parce que nous ne devons pas
confondre le Lycée d'Athènes avec le mont Lycée d'Arcadie.
On devrait même avertir quelques professeurs de prendre garde
à l'orthographe du mot Lyceum , quand ils l'écrivent au frontispice
de leurs ouvrages. L'article III de M. Gail sur ce gymnase
, en ne leur laissant aucun doute , leur apprendra en même
temps la nouvelle étymologie qu'il donne à ce mot , et qu'il fait
valoir avec beaucoup dejustesse et d'esprit : « Dans le premier
Lycée de la plus fameuse des cités savantes , on invoqua sans
doute , non pas un dieu qui tue des loups , mais un dieu qui
éclaire » .
22
1 MERCURE DE FRANCE ,
Sur Jupiter τέλειος , M. Gail ne consultera pas sans fruit Diodore
, V, 73 , et les notes de Wesseling.
Quant au passage de Thucydide , 1, 70 , examiné de nouveau
par son illustre traducteur, je lui propose cette version
qui me semble plus exacte et plus concise : « Dévoués à la patrie
, leur corps ne leur appartient pas , et leur esprit n'a de facultés
que pour elle » .
Le savant qui offre au public dans ce mémoire un nouveau
témoignage de son zèle et de sa longue persévérance , termine
ses recherches en nous promettant , pour le commencement de
l'année classique, un journal de grammaire grecque , sur lequel
il appelle d'avance l'attentiondes jeunes professeurs etdes
hellénistes . C'est un projet utile , comme tous ceux que l'auteur
a conçus ; mais j'ai peur qu'il ne soit pas encore temps de
l'exécuter. Le vaste corps de l'université de France , qui a
souffert de la secousse générale , semble distrait aujourd'hui de
tous ces petits détails d'érudition par de plus grands intérêts. Il
n'en est pas moins vrai qu'elle a besoin de travailler le plus tôt
possible pour l'avenir, que des études sérieuses lui fourniraient
à propos l'occasion d'améliorer l'enseignement , et que ses professeurs
laborieux gagneraient à s'éclairer de leurs lumières
mutuelles . Ils trouveront d'illustres auxiliaires dans ceux du
Collége royal et de la Faculté des lettres . Nous désirons que ce
journal commence heureusement; mais nous faisons aussi des
voeux pour qu'il donne aux autres l'exemple de la modération
et des bienséances. On peut discuter et se combattre avec douceur;
et nous devons croire que les savans , qui rédigeront ces
feuilles grammaticales , n'interrompront jamais , par d'injurieuses
boutades , une dissertation sur le sens d'un mot , ou sur
la forme d'un aoriste. Ils choisiront sans doute pour protecteur
Apollon , maisApollon désarmé. J. V. L.
OCTOBRE 1814. 23
VOYAGE EN AUTRICHE , OU Essai statistique et géographique
sur cet empire ; par M. MARCEL DE SERRES. - Quatre
vol . in-8°. , accompagnés d'une carte physique , de
plusieurs coupes de nivellement , et de divers tableaux
comparatifs sur l'étendue et la population de l'Autriche
(1)
QUOIQUE l'Autriche soit une des contrées de l'Europe
qu'il nous importe le plus de connaître , les écrivains
français ne paraissent pas cependant y avoir donné une
grande attention ; aussi n'a - t - on presque rien écrit, sur
l'Autriche. Les travaux de MM. Rhoth et Ramond , quelqu'estimables
qu'ils soient d'ailleurs , ne peuvent être considérés
que comme des traductions d'ouvrages allemands .
Ainsi l'on peut dire que nous ne possédions aucun ouvrage
qui nous fit connaitre avec une certaine exactitude
l'empire d'Autriche , et cependant la France a tous les
jours des relations avec cet empire. Les travaux de M. Marcel
de Serres ont done , sous ce rapport , le mérite de la
nouveauté ; l'on ne peut qu'avoir une opinion favorable
sur leur exactitude , lorsqu'on fait attention à la position
dans laquelle s'est trouvé ce jeune écrivain. Investi de
la confiance du gouvernement français , il a pu , lorsque
nous étions maîtres de l'Autriche , se procurer les données
les plus sûres sur la force , la population et les revenus
de cet empire. Il paraît même qu'il a su tellement concilier
la délicatesse avec ses devoirs , que, depuis son départ
de Vienne, plusieurs seigneurs et divers membres du
gouvernement de l'Autriche lui ont fourni de nouvelles
données , en sorte que son ouvrage nous donne une situation
exacte de l'état de l'Autriche en 1813. Le Voyage
de M. Marcel de Serres ne peut être assimilé à ces descriptions
superficielles qu'on honore trop souvent du titre
pompeux de voyages , et qui ne sont que des descriptions
assez insignifiantes des objets qui ont frappé le voyageur
dans sa route. M. de Serres n'a point adopté l'ordre que
l'on est forcé de suivre dans un itinéraire ; mais , après
(1) A Paris , chez Arthus Bertrand , libraire- éditeur, rue Hautefeuille ,
n. 23.
24 MERCURE DE FRANCE ,
avoir considéré l'Autriche dans son ensemble , il en dé
crit les diverses provinces en particulier. Avant de faire
connaître le plan de l'auteur , qu'on nous permette quelques
réflexions sur les obstacles que la publication de cet
ouvrage a éprouvés .
L'éditeur du Voyage en Autriche nous apprend que
l'ouvrage de M. de Serres a été long-temps retardé par
les circonstances politiques : lorsqu'on a jeté les yeux sur
ce travail , on ne peut qu'être étonné d'une pareille proscription.
Nous avons été encore bienplus surpris lorsque
nous avons su que l'on avait inspiré des craintes au gouvernement
contre cet ouvrage. Ainsi le même gouvernement
qui en avait été le premier investigateur ,avait décidé
qu'il pouvait tout au plus être imprimé dans quatre ans ,
Comme ces rapports existent et que plusieurs sont signés
des principaux membres de l'ancien gouvernement , on
peut se convaincre combien (ainsi que le remarque fort
àpropos l'éditeur de cet ouvrage ) la force est près de la
faiblesse. Ces circonstances étaient trop piquantes pour
ne pas nous faire rechercher avec empressement les passages
qui pouvaient avoir offusqué un gouvernement si
chatouilleux. Quant à l'esprit du livre , il nous a paru
excellent. On n'y trouve jamais rien qui sente la déclamation;
l'on n'y voit pas non plus des éloges faciles
àdémentir. L'ouvrage entier nous a paru écrit avec justice
et impartialité ; il annonce même plus de calme et de
jugement que n'en ont ordinairement les jeunes gens.
Enfin , après avoir parcouru le livre de M. de Serres avec
la plus grande attention , nous n'avons pu découvrir que
deux passages qui pouvaient fort bien ne paraître que trop
vrais à un gouvernementqui paraissait quelquefois craindre
les vérites utiles . Qu'on nous permette de les citer , d'au
tant qu'ils sont assez piquans , quand on se rapporte à
l'époque où ils ont été écrits.
« Depuis long-temps , remarque M. Marcel de Serres ,
> on a dit que les Allemands n'avaient point d'esprit na-
>> tional et qu'ils manquaient de cette unité et de cet en-
» semblequi caractérise les nations , ou , pour mieux dire ,
>>qui en fait la gloire et la force. Ce reproche est-il tout-
» à-fait mérité et a-t-il toute la justesse qu'on lui a sup
OCTOBRE 1814. 25
Dosée? Plusieurs causes , qui dépendentmoins des peuples
ue de leurs institutions , s'opposent à ce qu'il y ait en
Allemagne cette même unité qu'en Angleterre , en Esagne
ou en France. Les Allemands n'étant point réunis
Dus le même chefne peuvent point se considérer comme
ormant une seule nation ; c'est à cette division du pou-
Dir que l'on doit attribuer la faiblesse politique de
Allemagne comparativement à son étendue et à sa
opulation. Cependant de trop grands maux pèsent sur
ette contrée pour ne point faire présumer que cette
ation sentira qu'elle ne peut avoir de la force que dans
n union. Ainsi l'époque n'est sûrement pas éloignée
elle abandonnera des rivalités particulières pour ne
us penser qu'à la cause commune, Les hommes de
tres du nord de l'Allemagne disposent les esprits vers
grand changement. Leurs écrits , lus par toutes les
asses , exercent une influence qu'on ne soupçonne pas
core en France » .
est facile de juger combien ces réflexions pouvaient
aire à une époque où le gouvernement français sem
prendre à plaisir toutes les mesures qui devaient dée
en Allemagne son influence , acquise cependant par
de sang et achetée par des victoires dues antant à
épidité de notre nation qu'à l'habileté de nos géné
- M. de Serres avait assez voyagé en Allemagne pour
r combien toutes les mesures que prenait depuis longs
le gouvernement français , étaient propres à détruire
it de soumission que des conquêtes brillantes et des
prises hardies avait rendu général en Allemagne .
emagne obéissait à la France , parce que tous les indide
la première de ces nations pensaient que rien ne
ait s'opposer à la valeur française. D'ailleurs sile goument
français était redouté , les Français eux-mêmes
saient aimer , et la bonté des Allemands ne pouvait
en vouloir des maux qu'ils étaient obligés de sup-
. Mais l'empire de la crainte ne peut durer , et lorsveut
le pousser trop loin, il change en désespoir
cement etjusqu'à la pusillanimité. D'ailleurs on a tout
ndre des peuples susceptibles d'enthousiasme , et les
llards du nord exaltent autant la tête que le soleil ar
26 MERCURE DE FRANCE ,
dent du midi. Ainsi nous avons vu ces mêmes peuples ,
qui avaient si long-temps ployé sous le joug , se réunir
pour mieux nous vaincre , et venir nous dicter des lois
dans des lieux où ils ne seraient jamais parvenus s'ils
avaient eu une cause moins juste à défendre.
Le second passage où nous avons cru remarquer des
réflexions dont la mauvaise politique d'alors pouvait s'alarmer
, est cependant moins remarquable que celui dont nous
venons de parler. L'auteur observe , avec raison , que
<<l'esprit public est aussi nécessaire à la prospérité des
> nations que l'étendue et la fertilité de leur territoire ,
>> et le nombre de leur population. Les peuples qui pré-
>> fèrent l'intérêt de tous à leur intérêt particulier méri-
>> tent seul le nom de nation. Eux seuls peuvent exécuter
>> de grandes choses sans des efforts trop au-dessus de
>> leurs forces , et eux seuls enfin savent conserver ce qu'ils
>> avaient exécuté par leur valeur ou l'étendue de leurs
>> conceptions. En effet les hommes qui pensent ne doivent
>> point admirer ces entreprises hardies qui étonnent sou-
>> vent par les succès qui les suivent, mais bien ces desseins
>> sagement combinés , que le calcul fait entreprendre et
>> que l'habileté conserve. L'audace peuttout oser etmême
>> être suivie du succès ; mais le génie seul met à l'abri du
>> temps les institutions qu'il crée et les conquêtes qu'il a
>> su habilement ménager. Un ancien l'a déjà dit : celui
>> qui exécute et transmet à ses descendans fortunés ce
>> que sa sagesse ou sa valeur lui ont fait produire , est
>> seul digne de notre admiration » . Voilà les deux seuls
passages de tout l'ouvrage où la malignité pouvait trouver
quelqu'application à faire dans les circonstances où nous
nous sommes trouvés vers la fin de 1812 ; peut - on du
reste s'imaginer que, ces passages ayant été encore supprimés
par la perspicacité des censeurs , on ait pu empêcher
la publication d'un ouvrage qui éclairait le gouvernement
lui-même dans les rapports qu'il avait avec l'Autriche ? Que
conclure de cela si ce n'est qu'il faut plaindre les hommes
et les temps où la vérité ne peut se dire, et bien plus encore
lorsqu'elle paraît dangereuse ?
Les circonstances présentes ne peuvent que donner un
grand intérêt à l'ouvrage de M. de Serres. C'est au milieu
OCTOBRE 1814. 27
de cette Autriche , dont il est le digne historien , que va
se régler le sort de l'Europe , et que va probablement se
rétablir cette balance politique si nécessaire à la prospérité
et au bonheur de toutes les nations . C'est dans les lieux
même où Marie-Thérèse dicta des lois si sages après avoir
reconquis un trône qu'elle ne dut qu'à son courage et à
la fidélité de ses sujets , que va maintenant ètre réglé le
sort de l'Europe , et nous pouvons dire celui du monde.
Puissent des lieux illustrés par les talens politiques des
Kaunitz et des Thugut inspirer encore les ministres qui
doivent présider à de si hautes destinées !
Le plan que M. de Serres a dû suivre dans son ouvrage
devait être nécessairement subordonné aux motifs qui
l'avaient fait entreprendre , et au but que le gouvernement
s'était proposé : ainsi cet ouvrage devait renfermer sur
l'Autriche un très-grand nombre de données , et cela dans
un cadre fort resserré; il a été en quelque sorte forcé de
suivre un plan didactique qui pût renfermer tous les renseignemens
. C'est aussi le parti que l'auteur a pris ; et si
son livre y a gagné sous le rapport de l'ordre et de la méthode
, il y a perdu sous celui de la grâce et de l'agrément .
M. de Serres paraît s'être moins occupé de faire un ouvrage
agréable qu'un ouvrage utile : sous ce dernier rapport
son livre deviendra fondamental pour l'Autriche . On
reconnaît cependant la brillante imagination de l'auteur
dans la description de Vienne et de ses environs , et pour
en donner une idée aux lecteurs , nous citerons plus tard
les passages qui nous ont le plus frappés .
L'ouvrage de M. de Serres se compose , ainsi que nous
l'avons déjà dit , de quatre volumes. Le premier , peutêtre
le plus intéressant , est uniquement consacré à un
aperçu général sur l'Autriche. L'auteur , après avoir fait
connaître dans une introduction très-savante la plupart des
écrivains qui ont publié des travaux sur l'Autriche , porte
ensuite ses recherches sur les commencemens de cette monarchie
, et montre à quel point de splendeur l'avait portée
le génie de Charles-Quint. Successivement il indique les
pertes et les agrandissemens que cette puissance a éprouvés
à différentes époquess ,, et enfin nous trace le tableau de ce
qu'elle était vers la fin de 1813. Ses tableaux , tous pleins
28 MERCURE DE FRANCE ,
1
d'intérêt , l'amènent à faire sentir combien cette puissance
peut accroître sa population , soit à cause de la fertilité
de son territoire , soit en excitant l'industrie dans un grand
nombre de ses provinces . Il n'oublie pas non plus de faire
remarquer combien le gouvernement de l'Autriche est sage
dans son administration , et combien il est loin d'avoir
adopté toutes ces idées de fiscalité qui , pour le malheur
de la France , n'ont que trop germé dans les têtes peu
réfléchies de nos ministres. L'habitant de l'Autriche est
si heureux , que de tous les peuples de l'Europe il est
celui qui désire le moins , étant peu tourmenté par cette
funeste inquiétude de l'existence qui occupe tous les habitans
de nos grandes cités. Un changement quelconque
est pour lui le plus grand des malheurs ; c'est probablement
à cette inactivité qui existe dans toutes les classes
que l'on doit attribuer le peu de succès des Autrichiens
dans la culture des sciences eettdes lettres . Les lettres n'y
donnent pas le moindre éclat , et leur culture n'y est jamais
excitée par aucun genre d'émulation.
Après avoir tracé un aperçu succinct sur l'étendue de
l'empire d'Autriche , l'auteur porte ensuite son attention
sur les peuples qui l'habitent. Il donne surtout une attention
particulière à la race esclavonne , dont on voit enAutriche
un grand nombre de branches. Rien n'est plus intéressant
que le tableau qu'il trace sur la manière dont
ces races se trouvent réparties dans les différentes provinces .
Il faut certainement avoir bien observé et bien recueilli
des données positives pour esquisser un pareil tableau.
Du reste ce grand tableau est suivi d'un autre qui classe
les habitans de l'Autriche d'après leurs différentes races ,
et qui fait distinguer d'un coup d'oeil les races primitives
des branches secondaires . L'auteur étudie ensuite l'aspect
physique de l'Autriche , il montre l'influence que l'inégalité
du sol a exercée sur le climat et les habitans , et finit
ce chapitre , un des plus curieux de l'ouvrage , par des
observations fort piquantes sur les moeurs de ces habitans .
Nous ne pouvons nous empêcher de citer l'auteur luimême
, d'autant que l'on pourra prendre ainsi une idée de
sa manière de voir.
« Les Autrichiens ont en général ( observe-t-il ) une
OCTOBRE 1814. 29
sincérité et une probité à toute épreuve. Ils doivent
autant ces excellences qualités à leurs institutions qu'à
la bonté de leur coeur. En vain voudraient-ils manquer
à leur parole , et imiter la ruse et la tromperie si familières
aux nations du sud , ils seraient trop maladroits
pour ne pas se trahir , et l'on connaîtrait aisément à
leur incertitude qu'ils déguisent la vérité. On n'est jamais
vicieux à demi , a-t-on dit depuis long-temps : cet
axiome est l'histoire toute entière des Allemands. Leur
caractère paisible , leurs longs hivers où les familles se
rassemblent dans des pièces d'une chaleur insupportable
, tout les porte à des idées d'ordre et d'union dont
ils ne se départent jamais . D'ailleurs comment ne les
conserveraient-ils pas , avec leur amour pour le travail ,
leur penchant naturel à réfléchir sur tout , et les idées
religieuses que les guerres , ces grands moyens de corruption,
ne leur ont jamais fait perdre ? La lenteur qu'ils
mettent dans toutes leurs actions et l'importance qu'ils
attachent contribuent à perpétuer parmi eux ces idées
d'honnêteté et d'hospitalité qu'ils exercent sans aucune
distinction , soit envers leurs compatriotes , soit à l'égard
de l'étranger. Quel Français , transporté par les événemens
de la guerre au milieu de ces peuples, n'a pas béni
cent fois leur générosité , et ne s'est pas écrié en en
ecevant des preuves multipliées : Je ne serai point assez
arbare pour faire du mal à des hommes si bons » !
Joyons de quelle manière l'auteur juge les femmes allendes
; elles ont , selon lui , « peut-être plus d'esprit que
es hommes ; comme partout ailleurs leur tact et leur
Lélicatesse les mettent bientôt d'accord avec les moeurs de
étranger. Généralement elles ont plus d'imagination
ue de véritable passion , et plus d'abandon que de senment.
Beaucoup plus libres qu'en France jusqu'au
noment où elles se marient , elles se livrent aussi plus
acilement aux sentimens qu'elles éprouvent. L'amour
eur paraît une vertu ; en France il n'est jamais qu'une
iblesse . A la vérité elles n'excusent qu'une seule pas-
Con ; toutes celles qui suivent un premier sentiment ne
ont pour elles qu'un caprice coupable ou le fruit d'une
magination pervertie. Cette manière d'envisager l'amour
30 MERCURE DE FRANCE ,
>> rend les femmes allemandes capables de bien des sacri-
>> fices pour l'objet qui a su les charmer ; trompées , elles
>> gémissent en secret et s'abandonnent rarement au dé-
>> sespoir. En France , on a cru trop légèrement que les
>> femmes allemandes étaient faciles , parce qu'on a vu
» parmi elles quelques exemples de faiblesse. Mais a-t-on
>> fait attention que ces femmes n'étaient point prévenues ,
>> comme nos Françaises , contre la séduction ? Les femmes
>> allemandes ne peuvent , dans la simplicité de leur coeur,
>> croire qu'un homme d'honneur s'abaisse à feindre des
> sentimens qu'il n'éprouve point , et qu'il se fasse un
» jeu de la plus noble affection. Quel est le plus cou-
>> pable , je le demande : est-ce celui qui trompe ou celui
>> qui est trompé » ?
Après avoir fait connaître d'une manière rapide les
moeurs des habitans de l'Autriche , l'auteur passe ensuite
en revue la constitution de cet empire , et les institutions
diverses auxquelles il est soumis. Il montre combien le
gouvernement de cette monarchie perd de sa force, n'ayant
pu jusqu'à présent soumettre à des lois uniformes les divers
royaumes dont elle est composée. Cependant , à part
ce grand vice , on retrouve dans la constitution de l'Autriche
, et beaucoup de sagesse , et une grande modération
dans l'exercice du pouvoir. Aussi le souverain actuel
de l'Autriche est - il béni de ses peuples , et dans
l'administration de ses vastes états , il n'oublie jamais que
la fortune publique est toujours riche de la fortune des
particuliers .
M. de Serres nous donne encore des détails curieux sur
les forces militaires de l'Autriche , et sur l'organisation de
l'armée autrichienne. Il examine ensuite les lois judiciaires ,
et nous apprend qu'à peu près à la même époque que la
France , cette monarchie s'est donné un code civil et un
code criminel. A la vérité le gouvernement de l'Autriche
avait tenté depuis long-temps de réunir toutes les lois
éparses et de n'en former qu'un seul code ; mais cette
entreprise utile , ébauchée par divers souverains , n'a été
entièrement exécutée que sous le règne de François II .
L'état des finances de l'Autriche occupe également notre
voyageur ,et tout ce qu'il dit sur un plan nouvellement
OCTOBRE 1814. 31
pté en Allemagne pour asseoir la contribution foncière ,
■paru extrêmement intéressant. Il me semble que ceux
s'occupent de cet objet important d'économie polime
devraient donner quelqu'attention à ce nouveau sysme
d'imposition .
Parmi toutes les sectes que l'on voit en Autriche , il
est pas de plus intéressante que celle des frères moes
ou hernnhutes . <<<Les établissemens des frères moaves
, dit M. de Serres , sont en quelque sorte les couens
des protestans . Leur culte est un mélange de
rotestantisme et de lutheranisme. Leurs associations
ès-libérales ne sont gênées par aucune espèce de voeu ;
put y est volontaire , et tout cependant est en commun.
es hommes et les femmes n'y sont pas plus séparés
ue dans nos villes , et le mariage n'y est nullement
terdit. Cette association présente cela de particulier
ue le travail de chaque individu qui la compose ne lui
Opartient point , mais bien à la communauté. La comunauté
profite de l'industrie et des talens de chacun
e ses membres en leur donnant un traitement proporonné
à leur degré de mérite. Long-temps ils ont mangé
acommun , mais cette coutume s'est perdue en grande
artie à mesure qu'ils se sont étendus. Aujourd'hui on
it dans différens états de l'Allemagne , principalement
Moravie , en Saxe et en Prusse , des villages entiers
uplés uniquement par les frères moraves . Tous ces vilzes
se distinguent par une grande propreté , ainsi que
r l'ordre et l'union qui règnent entre tous les habins
. Ils sont en général si paisibles et tout s'y passe
ec tant de silence , qu'on serait tenté de les croire dérts
et abandonnés .
,
Ces communautés , dont tous les individus sont frères ,
nt dirigées par une commission prise dans le sein des
eillards les plus renommés par leur savoir . Cette comssion
, dont les membres sont éligibles tous les ans
: elle-même soumise à une commission générale qui
compose des différens chefs d'ateliers ou bien de
ux qui dirigent les établissemens de la communauté.
1 reste , les membres de la commision n'ont d'autre
antage que celui d'être utiles à leurs frères. Lorsqu'un
32 MERCURE DE FRANCE ,
› membre a été élu cinq fois de suite , le plus ancien fait
>> connaître les services qu'il a rendus à la commu-
>> nauté , et tout le monde le salue du nom de frère bienaimé.
>> Les Hernnhutes s'adonnent peu jusqu'à présent à la
>> culture des terres . Le commerce et les diverses branches
>> d'industrie sont leur unique occupation. L'ordre qu'ils
>> ont établi pour le partage général des profits que la
>> communauté a faits est plus facile à maintenir chez un
>> peuple négociant que chez un peuple agricole , où il y
>> a rarement assez d'instruction pour tenir un compte
>> exact des sommes perçues ou dépensées. Ainsi un mar-
>> chand , un aubergiste,unouvrier , etc. , sont payés par
>> la communauté ,et tout ce qu'ils reçoivent doit être
>> versé dans la caisse générale qui fait vivre les infirmes
>> comme les jeunes gens , et les habiles comme les indo-
>> lens . Des tarifs fixent d'avance ce que chacun doit rece-
>> voir selon le métier qu'il exerce et son degré d'habileté.
>>> De cette manière on a évité toutes les discussions .
>> Quant aux dogmes des Hernnhutes , ils se rapprochent
>> beaucoup de ceux de la confession d'Augsbourg et de
>> la doctrine de Luther. On peut dire que la société
» entière est ecclésiastique : tout ss'y fait dumoins au nom
>> de la religion et uniquement pour elle. Une autorité
>> invisible semble régir cette église qui n'a pointde prêtre .
>> Le vieillard le plus respectablede lacommunauté exerce
>> les fonctions du sacerdoce , et lorsqu'il juge qu'un
>> homme mérite mieux que lui d'en remplir les devoirs ,
>> il le prie , au nom de ses frères , de leur parler de
>> Dieu. Lorsqu'on se trouve pour la première fois au
>> milieu des frères moraves , on se croirait transporté
>> aux premiers temps de l'église chrétienne. Leurs moeurs
>> sont si pures et leur genre de vie si austère , qu'on les
>> prendrait tous pour autantde pieux solitaires . Une dou-
>> ceur sans égale et une bonté inaltérable les caractéri
>> sent , et ce qui n'est pas moins extraordinaire , tous à
» peu près au même degré » .
M. de Serres ne pouvait, ce me semble , mieux terminer
le chapitre de l'instruction publique qu'en nous
faisant connaître les hommes de lettres et les artistes qui
OCTOBRE 1814. 33
illustrent dans ce moment l'Autriche. Il nous rappelle
que c'est à Vienne que Haydn et Mozart ont formé leur
talent et développé leur génie , et il semble croire qu'ils
ont dû en partie au climat et à la tournure d'esprit propre
aux nations du nord de manquer souvent de cette grâce
et de cette douce mélodie qui semblent réservées aubeau
ciel de l'Italie. Ces réflexions nous paraissent du reste
aussi justes que toutes celles qu'il fait sur le genre de mérite
littéraire des Allemands , et enfin sur leur genre de
talent dans les beaux-arts proprement dits...
२
Nous ne suivrons pas l'auteur dans tous les détails qu'il
nous donne sur les manufactures et le commerce de l'Au
triche. Ici M. de Serres traite des objets peu susceptibles
d'extrait . Il l'a fait du reste avec ces connaissances qui
ont placé son nom parmi les hommes les plus habiles.
On reconnaît encore la sagacité de l'auteur et son excellent
esprit d'observation dans le chapitre où il traite des
productions naturelles de l'Autriche. On est étonné de la
foule de détails que ce jeune écrivain a pu embrasser
et des recherches auxquelles les circonstances les plus
difficiles ne l'ont pas empêché de se livrer. Certainement
les gouvernemens qui font faire des entreprises à si grands
frais devraient souvent mieux choisir leurs hommes , et
s'ils en trouvaient beaucoup comme M. de Serres , leurs
encouragemens tourneraient davantage à notre instruction .
Il est difficile , en parcourant cet ouvrage et les divers tra
vaux que M. Marcel de Serres a déjà publiés sur l'Allemagne
, de ne pas être étonné qu'un seul homme ait pu
faire autant de choses. L'on en est encore plus surpris
quand on songe que c'est au milieu de la guerre, et absorbé
par diverses fonctions , que cet infatigable observateur
a rassemblé autant de matériaux. On ne peut du reste
que le féliciter d'avoir trouvé tant de zèle dans des circonstances
aussi difficiles , et quoique peut-être il n'en ait
pas eu la moindre récompense , il ne doit pas moins s'en
féliciter aujourd'hui. Un jour viendra sûrement où les
noms d'Olivier de Serres et de Marcel de Serres seront
unis dans la mémoire des hommes comme ils le sont par
le sang : et quelle récompense vaut cette gloire ! Ici je
m'arrête e , me réservant de faire connaître dans d'autres
3
34 MERCURE DE FRANCE ,
4
articles l'ensemble du travail de M. de Serres , et de mieux
en faire sentir le mérite et l'importance. D. L.
M
LETTRE au rédacteur du Mercure , contenant l'analyse
d'un ouvrage sur plusieurs monumens de la Bretagne.
MONSIEUR , S. A. R. monseigneur le duc d'Angoulême vient
d'agréer la dédicace d'un ouvrage publié par M. le comte de
Penhouët , ancien officier de la marine , chevalier de l'ordre
royal et militaire de Saint-Louis , et ayant pour titre : Recherches
historiques sur la Bretagne , d'après les monumens anciens
et modernes .
Cet ouvragemérite , je crois , à tous égards , de fixer l'attentiondes
savans et de ceux qui s'intéressent à la bonne direction
et aux progrès des études historiques .
En effet , monsieur, sous le point de vue saisi par l'auteur,
des recherches sur la Bretagne offraient une matière tout-àfait
neuve : nous ne possédons aucun travail complet sur cette
belle province, isolée en quelque sorte de la France par les
moeurs , les usages de ses habitans , et surtout par la langue
qui s'y est conservée sans altération sensible , au milieu des
grands mouvemens du commerce et de la civilisation.
Aucun des historiens qui s'en sont occupés n'a osé remonter
au-delà du quatrième siècle. Tous ont pris , pour point dedépart
, les premières tentatives faites par les peuples de cette
province pour secouer le joug de Rome; époque à laquelle se
rapporte le passage en Bretagne du premier prince bretonConan
Mézriadec.
M. de Penhouët a porté ses regards beaucoup plus loin : il a
youlu, ainsi qu'il le dit lui-même dans son avant-propos , reculer
les cippes de l'histoire de la Bretagne, et découvrir surtout
l'origine primitive des Armoricains , celle de la langue que parlent
encore leurs descendans les Bas-Bretons : langue dans laquelle
le père Pezron, comme tous les sectateurs de la fameuse
académie , n'ont vu et voulu voir que le celtique pur.
On jugera sans peine du haut intérêt attaché à ces recherches,
si l'on veut bien se rappeler qu'il a suffi de cette langue ,
trop peu étudiée , pour tracer en Bretagne une ligne de démarcation
toujours subsistante , et tellement profonde , que les ef
OCTOBRE 1814 . 35
forts réunisdu temps etde la civilisation n'ont pu ni la détruire ,
ni la faire reculer.
Dans les évêchés de Nantes , de Rennes , de Saint-Malo , de
Saint-Brieux , en un mot de tout ce qu'on appelle le pays français
, on ne parle que le gallo ou gallec , et cet idiome n'offre
plus rien, absolument rien , qui appartienne au prétendu celtique....
Celui-ci , ou pour mieux dire le bas-breton , et , selon
M. de Penhouët , l'armoricain , s'est exclusivement maintenu
dans la Basse-Bretagne , dans la Bretagne bretonnante; ce caractère
est même si tranchant , que , sur la ligne indiquée , les
habitans des paroisses limitrophes sont aussi étrangers entre
eux par le langage , que peuvent l'être , et le sont réellement ,
les habitans de Douvres à ceux de Calais .
Cette seule observation suffisait sans doute pour écarter l'idée
d'une origine commune entre le gallo ou gallec , et la langue
armoricaine ; mais tel est l'effet ordinaire de cet esprit exclusif
de système qu'il enveloppe d'un épais nuage les plus simples vérités....
On voulait voir le celtique partout.... Il fallait lui trouver
un type existant , dès lors les analogies forcées ne coûtaient
plus rien, et le bas-breton offrait un champd'autant plus vaste
aux rêveries des étymologistes , que peu de personnes avaient
la volonté ou les moyens de tenter la vérification des résultats.
Mais M. de Penhouët n'a pas procédé ainsi , et il faut lui en
savoir gré .... Il a dit avec beaucoup de raison : la langue que
j'étudie , si étrangère d'ailleurs par toutes ses formes aux dialectes
de laGaule , n'a point franchi certaines limites marquées
par une analogie constante de monumens et d'usages .... Cette
langue ne nous est donc pas venue de l'intérieur .
En vain prétendrait-on qu'après s'être progressivement perdue
sur les autres points du continent , elle s'est réfugiée sur
nos côtes comme dans son dernier asile...... Les langues ne se
perdent pas , surtout chez les grands peuples , sans laisser quelques
débrisde leur ancienne existence.
Si l'on avait parlé autrefois dans l'intérieur la langue qui ne
s'est conservée que dans l'ancienne Armorique , on en retrouverait
aujourd'hui de nombreuses et profondes traces. C'est
ainsi que , dans la Cornouaille anglaise , les noms des lieux sont
encore, et demeureront long-temps , d'irrécusables témoins
d'une langue réellement perdue ! Mais ici , riende semblable.....
Endeçà de la grande ligne de démarcation que nous avons indiquée
, la langue armoricaine est restée sans altération sensible....
Au-delà elle n'existe pas , et , ce qui prouve qu'elle n'a
jamais existé , c'est que , sans transition d'aucune espèce, et en
36 MERCURE DE FRANCE ,
quelque sorte sur le même terrain, la différence du langage
devient telle, qu'on pourrait difficilement la concevoir entre
deux peuples séparés par des montagnes inaccessibles , ou par
de vastes déserts . Les racines , les terminaisons , les tournures ,
n'offrent plus rien d'analogue.... Les plus proches voisins ne
s'entendent plus.... Il serait donc absurde de rechercher le berceau
de cette langue vers le point même où elle s'éteint et
meurt , et meurt si brusquement.
Onconçoit bien au contraire qu'un peuple navigateur, déja
très-avancé dans le commerce et les arts , attiré surtout par
l'avantage des sites , la sûreté des stations ,
chesse présumée du territoire , ait jeté
côtes.
s, etaussi parlari
nos
Onconçoit bien encore que ces colonies venant àse multiplier,
à s'étendre , la langue apportée par les colons , soit devenue
la langue commune; qu'elle ait fait , vers l'intérieur,
les mêmes progrès que les établissemens , et enfin qu'elle se soit
arrêtée là où les relations commerciales n'avaient plus ni possibilité
, ni objet. L'établissement de nos colonies et denosJlaann--
gues européennes sur les côtes de l'Afrique et du continent
Américain, nous présentent aujourd'hui un phénomène semblable.
Si l'on remarque maintenant qu'en Irlande , en Afrique et
ailleurs , d'anciennes colonisations , dont l'origine et l'époque
sont bien connues , ont successivement préparé et amené des
résultats du même genre , ce qui ne semblait d'abord qu'une
hypothèse , acquiert tout à coup un haut degré de probabilité.
C'est ainsi , monsieur, que M. de Penhouët a raisonné , et il
enaconclu que la langue armoricaine nous était arrivée par la
mer, et que , pour bien apprécier cette langue , les monumens ,
les usages , auxquels elle se rattache , il fallait en rechercher le
type au-delà de notre continent , dans des pays , chez des peuples
qui ont eu ou conservé une langue , des usages et des monumens
analogues.
Cette première pensée , nécessairement féconde , devait conduire
l'auteur à des développemens d'une grande étendue ; et
c'est ici en effet , monsieur, que ses recherches remarquables ,
surtout par la bonne foi qui les dirige , par l'érudition saine et
les observations pleines de sagacité qui les appuient , prennent
ce caractère de haut intérêt qui doit assurer à M. de Penhouët
les suffrages des hommes instruits , des savans et de tous ces
esprits solides, mais difficiles , que la science trop nue effarouche
toujours un peu.
M. de Penhouët , recherchant donc l'originedes peuples et de
OCTOBRE 1814. 37
la langue de l'armorique sur les côtes de ce vaste continent ,
que nous regardons comme le berceau du monde , s'appuie
tour à tour et des livres saints , et des poëtes , et deshistoriens ,
et des géographes les plus accrédités , pour établir la filiation
desusages et la conformité des idiomes.
Comparant ensuite ce que la tradition nous a conservé de
plus authentique sur les anciens monumens aux monumens que
les âges successifs ont créés , et qui subsistent , il en démontre
laparfaite identité.
-Des témoignages nombreux et solides lui signalent un peuple
industrieux et hardi , portant au loin ses colonies , et s'établissant
sur tous lespoints des côtes ,où il conçoit l'espoir de développer
un nouveau germe de prospérité et de puissance .......
Il suit ce peuple navigateur dans ses stations , sur les côtes d'Afrique
, en Espagne , en Irlande , dans la Cornouaille , dans le
paysdeGalles; et partout, dans les usages qui ont disparu, dans
ceux qui subsistent ,dans les monumens détruits , dans ceux qui
existent , dans la langue primitive, dans la langue dégénérée ,
partout il trouve des traces absolument identiques de la langue ,
des monumens , des usages qui se sont conservés sur les côtes
de notre Morbihan; et de cette masse de faits comparés qui
s'enchaînent , s'appuient et s'éclaircissent réciproquenient, il
arrive à conclure , sans doute avec assez de vraisemblance , que
des peuples chez lesquels la marche et les progrès de la civilisation,
offrent une réunionde témoignages aussi analogues , ont
une origine commune: premier et important résultat d'où se
déduit très-naturellement cette autre conséquence non moins
vraisemblable , que c'est dans les grandes explorations de cette
nation puissante , et sur le continent même qu'elle habitait ,
qu'il faut chercher et l'origine des premiers établissemens de
nos côtes armoricaines , et le type des monumens et de la langue
qui s'y sont conservés.
Et ici , monsieur, point d'analogies forcées , point de conséquences
téméraires auxquelles M. de Penhouèt ait la prétentionde
donner crédit : « qu'on ne voie ici , dit-il , que ceque j'y
vois moi-même, des recherches , de simples recherches , et non
une histoire arrêtée » .
Mais cette remarque me ramène à mon tour au véritable
objet de ma lettre. Ce n'est pas non plus une analyse détaillée
du travail deM. de Penhouët que j'ai eu l'intention de vous sou
mettre; cette tâche exige des connaissances et un talent de discussion
que je n'ai pas. J'ai voulu seulement réveiller l'atten
tiondeshabiles, et les provoquer àfaire ce queje ne puis qu'in
diquer.
38 MERCURE DE FRANCE ,
Parmi les grands résultats qui méritent de les occuper, je signalerai
surtout les nouveaux éclaircissemens donnés sur les
forces navales des Venètes ; des détails intéressans sur le fameux
combat des Trente , livré en 1351 , dans laplaine de Ploërmel
, près du chêne de Mi-Voie , et enfin une notice très-curieuse
sur les galères à plusieurs rangs de rames .
L'histoire ne nous a rien transmis sur la forme et les dimensions
des vaisseaux des Venètes.... Les commentaires de César à
la main , M. de Penhouët détermine d'une manière très-satisfaisante
la force de ces vaisseaux , et le nombre de leurs combattans
, dans cette mémorable bataille qui décida du sort de
l'Armorique , et dont l'auteur fixe l'époque à l'an 55 avant l'ère
vulgaire.
Au reste , ces recherches , les connaissances étendues et variées
qu'elles supposent, sont le fruitd'une constante application
aux mêmes études.... Jeune encore , et par amour pour les
arts , M. de Penhouët avait parcouru les côtes de la Méditerranée
et de la Grèce : en 1788, il fit un voyage en Italie pour
reconnaître et étudier les monumens qui pouvaient jeter quelque
jour sur l'état de la marine chez les Romains. Plus tard ,
lorsque les événemens politiques le forcèrent à s'expatrier , occupéde
ses recherches sur l'histoire de la Bretagne, il parcourut
à pied les montagnes du pays de Galles , où il soupçonnait avec
raison que la langue et les antiquités lui offriraient des types
correspondans à ceux de l'ancienne Armorique; un ouvrage publié
en anglais sous le titre de Tour through part of south
Walles , fut le fruit de cette fatigante , mais curieuse excursion.
Plus récemment encore ( en 1812) , M. de Penhouët a en
quelque sorte préludé à ces recherches historiques par un mémoire
très-étendu sur les antiquités égyptiennesduMorbihan ,
dédié aux manes du comte de Caylus , et imprimé à Vannes
chez Mahé Bizettes , in-folio , avec fig. C'est dans cet ouvrage ,
qu'appliquant avec une heureuse sagacité les résultats de ses
nombreuses observations , de ses longues études sur le style et
les attributs caractéristiques des monumens antiques , il est arrivé
à expliquer et à démontrer, autant du moins que les données
fournies par la science et les règles de l'analogie le permettent
, les monumens de Quinipili et de Locmini , si étrangement
défigurés par la superstition populaire et l'esprit de système.
La statue colossale de Quinipili , et la pierre creusée qui l'a
toujours accompagnée , étaient successivement devenues , pour
le peuple superstitieux et ignorant, la mère du Sauveur, et une
Piscine purificatoire; pour les observateurs prévenus , une Vé-
1
OCTOBRE 1814. 39
nus victorieuse , protectrice de la maison Julie. On y avait vu
encore un Magdala , révéré par les Celtes , uneDiane.
M. de Penhouët y reconnaît un véritable monument égyptien,
c'est Isis pleurant sur le tombeau d'Osiris .
Les mêmes observateurs avaient transformé les statues colossales
de Locmini en Hercules gaulois; M. de Penhouët restitue
encore ces deux monumens , dont le caractère, les attributs , le
style , ne permettent pasdeméconnaître l'origine.... Il y voit
deux prêtres attachés au culte d'Osiris , et une commission
nommée pour vérifier les assertions de l'auteur, confirme par
son rapport cette double conjecture.
Tels sont , monsieur, les titresdéjà acquis de M. de Penhouët
à l'estime et à la confiance des amateurs de l'antiquité et des
érudits. L'ouvrage qu'il publie aujourd'hui ne pourra que les
confirmer. Il est accompagné de planches bien exécutées , dont
M. de Penhouët a composé les dessins , et qui offrent , avec la
représentation bien fidèle des sites et des monumens divers , un
grand nombre de figures destinées àfaire connaître les costumes
variés et peu connus des divers cantons de la Basse-Bretagne.
Je m'arrêterai peu sur le style ,j'y ai remarqué quelques incorrections
, quelques négligences , que l'on ferait aisément disparaître;
mais il a en général de la simplicité , de l'abandon ,
souvent de la chaleur, et l'auteur ditbien ce qu'il veut dire.....
D'ailleurs , plus d'un motif réclamerait ici de l'indulgence.
M. de Penhouët appartient à un corps dont la fidélité , le dévouement
à la juste cause des princes légitimes sont connus , et
qui vient d'en recevoir d'honorables et précieux témoignages.
Depuis vingt ans , au-dedans comme au dehors , on a trouvé
des officiers de la marine partout où les généreux défenseurs
des lis et de l'antique dynastie trouvaient encore à résister ou
à combattre. C'est dans les rangs des royalistes , durant l'interrègne
, que M. de Penhouët acquittait cette noble dette ; et souvent
au milieu des dangers de la guerre de partisan , il suivait
son travail avec une persévérance que l'amour passionné des
arts et de la science peut seul expliquer.
La première partie de ces recherches , la seule qui soit encore
publiée , se terminepar lanotice sur les Triremes et Biremes
dont j'ai déjà parlé , et à la suite de laquelle M. de Penhouët
a fait graver, avec beaucoup de soins, cinq galeres anciennes
d'après l'antique , et entr'autres la capitasse de Cléopâtre
, sculptée sur la frise du temple de la Fortune à Preneste.
L'ouvrage paraît par souscription , et l'ontrouve,surlaliste
déjà nombreuse des souscripteurs , MM. de Ses-Maisons , de
40 MERCURE DE FRANCE ,
Kergariou , le comte Émeriau , madame la princesse de
Tremouille , MM. de Rohan , le comte de Saint-Priest , M.
minDidot.
Agréez , monsieur, l'expression de la considération disting
avec laquelle j'ai l'honneur d'être , votre , etc.
A. L. DE SAHUNE , chevalier de Saint-Louis
Paris , le ser, octobre 1814.
L'ENEIDE , traduction enprose de C.-L. MOLLEVAUT, C
respondant de l'institut.-Deuxième édition. Un v
in-8°. et in- 12 (1).
Aune époque où il était fort importantde distraire
tre attention des événemens politiques ,on agita plusieu
questions bizarres ; ot ,,quoiqu'elles fussent attaquées et d
fendues avec esprit , elles n'en étaient pas moins un peu
dicules. L'unede celles qui fit le plus debruit , voulut él
ver des doutes sur le mérite et l'utilité des traduction
Quant à leurmérite , il n'était pas difficile de le conteste:
toutes les anciennes traductions ne valent rien , et les m
dernes sont trop nouvelles pour que leur gloire soit cons
crée. Ala vérité , nous en avons d'excellentes ; mais les a
teurs vivent encore , et il est dur quelquefois d'avou
qu'un homme vivant a fait un bon ouvrage ! ...
Mais peut-on faire de bonnes traductions , et à qui c
traductions seront-elles utiles ? Je suis tentéde dire que
ne sais comment répondre sur une chose qui me paraît
aisée , si naturelle et si incontestable, Quoi done ! Racin
n'aurait pas pu traduire Euripide ! Molière nous aurait m
rendu Plaute ou Térence ! La Fontaine n'aurait pas s
transmettre dans ses écrits toutes les beautés de Phèd
ou d'Ésope ?.... On sent , je pense , combien ce petit non
bre d'exemples simplifie une question déjà si simple. N
tre langue, quoi qu'on en dise, se prête à tous les tons, El
(1) Cet ouvrage , d'une impression très-soignée , ne se trouve que ch
l'auteur,boulevart Montmartre , n°. 14.
OCTOBRE 1814. 41
est brillante , forte , concise, sonore; elle n'est pas une
gueusefière , comme le disait Voltaire , qui a prouvé luimême,
dans une foule d'écrits que , si elle était fière , elle
n'était pas gueuse. Est-ce que , dans l'antiquité la plus reculée,
on a écrit avec plus d'éloquence que Bossuet ? Pline
est-il supérieur àBuffon pour le style ? Cicéron ouDémosthène
(à la différence du genre près ) , l'emportent-ils sur
cesophiste si véhément , sur ce J.-J. Rousseau , dont les
opinions sontquelquefois si dangereuses , mais dont les discours
sont si pleins d'entraînement et de charmes ? Quand
onpeut se servir d'un pareil instrument , quand on peut
écrire comme La Bruyère , Pascal , Fénélon , etc. , ce n'est
plus la fautede la langue , mais celle de l'ouvrier, s'il fait
mal. Sans doute il sera toujours mieux de lire l'original
que les copies. Mais tout le monde peut-il lire les origi
naux ? Qu'on n'aille pas croire cependant que c'est la
cause des ignorans que je veux défendre ; je ne défends
que celle de ceux qui ne le sont pas. Les érudits , les hel
lénistes , lisent des traductions. Dans les auteurs grees ou
latins , combiende passages difficiles à expliquer pour ceux
mêmes qui sont les plus instruits ! Est-on embarrassé?une
bonne traduction résoud la difficulté , ou du moins abrège
les recherches. Le maître la consulte , en donnant des leçons
à ses élèves ; l'élève, pour se rendre compte des leçons
de son maître ; les gens du monde , pour se rappeler leurs
anciennes études , les gensdelettres, pour comparer les diverses
manières de faire une heureuse version ; les femmes....
Eh! pourquoi ne s'occuperait-on pas d'elles , de
leurs loisirs , de leur instruction P... Mais je réponds à des
savans , et ils me reprocheront peut-être d'attacher tant
de prix au suffrage des femmes , quoiqu'il soit si doux de
pouvoir l'obtenir !
Mais il est temps que je parle de l'ouvrage que j'annonce;
c'est une traduction. L'auteur, ne voulant sans
doute rien avoir à démêler avec ses critiques , n'a mis ni
préface , ni notes ; cela est remarquable à une époque où
les notes et les préfaces sont si multipliées. Cette extrême
réserve nous prive des confidences que l'auteur aurait pu
nous faire sur ses opinions et sur son système. Il doit être
partisan des traductions , puisqu'il en publie une. Quantà
42 MERCURE DE FRANCE ,
son système , il est facile de deviner qu'un poëte traduisant
un poëte , a tâché de rendre son style aussi poétique qu'il
lui était possible de le faire , en voulant toujours rester fidèle
au texte. Y a-t-il réussi? Nous l'allons voir par des
exemples . Didon, abandonnée par Énée , se plaint ainsi
dans le quatrième livre :
<<Non, une déesse n'est point tamère; Dardanus nn''eest
point l'auteur de ta race , perfide ! L'horrible Caucase t'enfanta
dans ses durs rochers , et les tigresses d'Hyrcanie
t'offrirent leurs mamelles. Car pourquoi dissimuler ? Qu'attendre
de plus encore? A-t-il gémi de mes pleurs ? A-t-il
tourné ses yeux vers moi ? Vaincu , m'a-t-il donné une
larme ou pris pitié de son amante? Quel est le plus sanglant
de ses affronts ? Eh quoi ! la grande Junon , quoi ! le
fils de Saturnele voient d'un oeil indifférent ! Il n'est donc
plus de bonne foi ! Jeté sur ce rivage , manquant de tout ,
je l'accueille ; insensée ! je partage avec lui mon empire ; je
sauve sa flotte du naufrage , ses compagnons de la mort.
Ah! les furies m'embrasent ! Maintenant l'oracle d'Apollon,
maintenant les sorts de la Lycie , maintenant l'interprète
des dieux envoyé par Jupiter lui-même , apporte du
haut des airs d'horribles décrets. Soins dignes en effet
des immortels ! Sollicitudes bien faites pour troubler
leur repos ! Je ne te retiens plus , je ne te répondrai plus .
Va , poursuis ton Italie , à la merci des vents , cherche des
royaumes à travers les ondes . Certes , je l'espère , si les
justes dieux ont quelque pouvoir, au milieu des écueils tu
épuiseras tous les supplices , et souvent tu nommeras Didon.
Absente , je te suivrai avec de noires flammes ; et ,
lorsque la froide mort aura séparé mon corps de mon âme ,
spectre, je serai partout près de toi. Misérable , tu périras !
Je le saurai , le bruit m'en viendra dans le profond séjour
des mânes .
Pour faire contraste avec ce discours , rapportons une
description des enfers , d'après le sixième livree::
<<<Alors , criant sur ses gonds avec un bruit horrible , la
porte s'est ouverte. Tu vois quelle garde s'assied sous ce
vestibule , quel monstre en défend l'entrée. Plus terrible
encore, l'hydre effroyable, aux cinquante gueules béantes ,
habite dedans ces demeures. Enfin , le Tartare lui-même ,
OCTOBRE 1814. 43
,
ouvrant ses gouffres, se plonge sous les ombres deux fois
autant qu'au-dessus de nos regards s'élève la voûte de
l'Olympe. Là , les antiques enfans de la terre , les Titans ,
renversés par la foudre,roulent au fond des abîmes . Là
j'ai vu les corps énormes des deux fils d'Aloée , qui voulurent
briser de leurs mains le vaste ciel , et précipiter
Jupiter de son trône immortel. J'ai vu Salmonée en
proie aux plus cruels châtimens , pour avoir imité les flammes
de Jupiter et le bruit de l'Olympe. Traîné par quatre
coursiers , agitant une torche , il traversait en triomphe la
ville d'Élide , auxyeux du peuple de laGrèce , et réclamait
les honneurs divins. Insensé!quiavecson airain et les pieds
retentissans de ses coursiers , voulait imiter les orages et la
foudre inimitable. Mais le dieu tout-puissant lança dans un
épais nuage, non des torches , nonde fumantes lumières ,
mais un trait qui le précipita , enveloppé d'un immense
tourbillon. J'ai pu contempler Titye , enfant de la terre
fertile: sur neufarpens entiers ses membres sont étendus ;
de son bec crochu un impitoyable vautour, frappant son
foie immortel et ses entrailles fécondes pour son supplice ,
déchire sa proie , habite dans sa profonde poitrine , et ne
donne aucun relâche à ses chairs renaissantes » .
Ces deuxmorceaux prouvent du moins qu'il ne manque
rienà cette traduction du côté de la fidélité; mais peut-être
laisse-t-elle encore à désirer du côtéde l'élégance? Les formes
du style ne sont pas toujours assez libres ; on sent que
l'auteur est gêné par le désir de faire trop bien. Il ferait
mieux s'il y mettait plus de naturel et d'abandon. Au
reste, nous ne craignons pas d'assurer que cet essai est
d'un très-bon augure , et que M. Mollevaut l'emporte sur
tous les autres traducteurs en prose de Virgile.91.
AUG. DE L
FABLES INÉDITES DE M. GINGUENÉ , membre de l'Institut ,
servant de supplément à son recueil publié en 18ιο , et
suivies de quelques autres poésies du même auteur.
-Un vol. in-18 .
(SECOND ARTICLE.)
!
Les poésies diverses , qui sont à la suite des fables de
1
44 MERCURE DE FRANCE ,
M. Ginguené , consistent en sept épîtres , deux petits
poëmes et quelques pièces fugitives ; je parlerai d'abord
du poëme d'Adonis , ouvrage dela jeunesse de l'auteur.
Voici cequ'il en dit lui-même dans un petit avant-propos
: « J'étais fort jeune , et dans la première chaleur de
mon goût pour la poésie italienne , lorsque j'entrepris de
tirerde l'énormeAdonis de Mariniun poëmeérotique français
,encinq chants .... Jejetai rapidementmon esquisse ;
mais bientôt, distrait par d'autres occupations , je laissai
cetravail imparfait. Quelques circonstances m'y ramenè
rent peu d'années avant la révolution. Je terminai et mis
au net les deux premiers chants. De nouvelles distractions
m'interrompirent encore. Elles furent suivies d'événemens
au milieu desquels il eût été aussi déplacé que difficile que
je m'occupasse d'Adonis je l'ai totalement oublié pendant
quinze ans. Il y en a dix qu'après une maladie grave ,
j'allai , pour me rétablir , passer un mois à Laon chez un
de mes frères. Je portai avec moi , parmi quelques travaux
commencés , l'ébauche des trois premiers chants . J'achevai
le troisième et le quatrième; le cinquième seul restait à
finir. En revenant àParis , tous mes effets me furent volés ,
et du même coup mon porte-feuille , où étaient , avec
quelques autres papiers assez précieux pour moi , ces trois
chants de monAdonis. Le chagrin que j'en eus ne faitsans
doute rienà personne : aussi je n'en parlerai pas. Ma mémoire
me rappelait bien alors quelques lambeaux ; mais il
aurait fallu refaire presque tout ces deux chants , et , à peu
de chose près , entièrement le dernier. Je n'en eus pas le
courage, ou plutôt, j'eus celui de renoncer tout à fait à
cette entreprisejuvénile , dont il n'était pardonnable deme
faire un objet de travail qu'à l'âge où je l'avais formé pour
la première fois. Les deux premiers chants , que j'avais
laissés à Paris , ont échappé seuls à ce naufrage ; ils peuvent,
enparaissant au grand jour , en éprouver un d'une
autre espèce. Quoique terminés , ilsn'avaient point encore
reçu cettedernière mainqu'on ne donne à un ouvrage qu'après
l'avoir conduit jusqu'à la ſin ; maisj'ai senti une répugnance
invincible à y rien faire de plus. Ils ne contiennent
de l'actiondu poëme que ce qui précède la rencontre et les
amours de Vénus etd'Adonis . Les deux suivans étaientcon
1
OCTOBRE 1814. 45
sacrésàla peinture très-variée de ces amours; le cinquième
P'était à lajalousie de Mars , à la chasse fataledu sanglier, à
lamortd'Adonis et aux jeux funèbres célébrés ensonhonneur.
Au lieu deregretter ce qui a péri , peut-être jugerat-
on, après avoir lu ces deux chants , qu'il n'y aurait pas
grand mal quand ils auraient éprouvé le même sort » .
On ne peut s'exécuter de meilleure grâce. Je sais qu'il
ne faut pas trop se fier à l'indifférence que marquent les
poëtes sur le sort qui attend leurs ouvrages. Quoi qu'il en
soit, les deux premiers chants d'Adonis font présumer
que cepetit poëme eût été reçu avec plaisir , si l'auteur eût
pule donner dans son entier. L'action s'annonce et se développe
avec rapidité, plusieurs descriptions gracieuses et
poétiques s'y rattachent , et les vers , saufquelques défauts,
sont en général d'une touche élégante et facile.
Fille de l'Onde et mère de l'Amour,
Divinité de l'étoile éclatante
Qu'on voit aux cieux, courrière diligente,
Guider la Nuit et ramener le Jour ;.
Astre fécond , dont l'active influence
Jusques au sein de l'humide séjour
Épanddes feux , sourcede l'existence;
Belle Vénus ! viens donner à ma voix
Ces tendres sons , cette douce harmonie
Dont tu douas le cygne d'Ansonie ( 1) ,
Qui d'Adonis a chantéles exploits ,
Exploits charmans, et les seulsque j'envie!
Junonvientse plaindre à Venus des infidélités de Jupiter
dont elle rejette la faute sur l'Amour , et prie la déesse de
châtier son fils . Vénus mande l'Amour et lui adresse des
reproches où respire la colère :
LeCiel sans moeurs , et tous les dieux brouillés ,
Voilà tes jeux et tes exploits sublimes !
Etc'est àmoi qu'on impute tes crimes!
Ils sont au comble ,et je dois t'en punir.
L'enfant surpris a beau prier, gémir ;
(1) Marini.
46
٢٠
MERCURE DE FRANCE ,
:
Il tient en mains deux frais bouquets de roses ,
Dans ses jardins nouvellement écloses ,
Et qu'il destine àformer ces doux noeuds
Dont il unit les coeurs bien amoureux ;
Mais par malheur, àces roses divines ,
Leplus souvent il laisse leurs épines ..
Vénus les prend , elle en frappe son fils , etc.
L'Amour, furieux d'un pareil traitement , s'enfuit
chez sa mère et va trouver le Soleil dans son palais .
vient naturellement une description ; elle est fort belle
paraît empreinte de quelques-unes des couleurs dont Ov
aenrichi son tableau. Phébus était brouillé avec la m
de l'Amour depuis qu'il avait découvert à Vulcain les
fidélités de son épouse avec le dieu Mars.
Le dieu du jour, lui prêtant sa lumière ,
Vint éclairer ce spectacle lascif;
Et des Amours déshonorant la mère ,
La fit rougir, à la facedes cieux ,
Sous un filet envié par les dieux.
Apollon prend l'Amour sous sa protection et lui indiq
les moyens de se venger de sa mère , il lui reproche mên
le retard de sa vengeance.
Où sont tes traits , et les flammes actives
De ce flambeau , redoutable autrefois ?
Quoi! l'on t'outrage , et tes flèches captives
Dorment encor dans ton faible carquois !
Éveille-les : prends ces puissantes armes ;
Qu'à sa vengeance on connaisse l'Amour :
Frappe Vénus , frappe; et fais à ton tour
Verser des pleurs à l'auteur de tes larmes .
De la punir j'ai trouvé le moyen.
Sur les confins de l'heureuseArabie,
Second Phénix de sa riche patrie ,
Unique fruit d'un coupable lien ,
VitAdonis , enfant du beau Cynire -
Et de Myrrha , dont le triste délire
OCTOBRE 1814 47
S'exhale encore en liquides odeurs
Sur des rameaux enrichis de ses pleurs.
174
.
Mon oeil perçant , qui voit d'un seul regard
Tous les objets que l'univers rassemble ,
Ne vit jamais tant de beautés ensemble.
Il les ignore : et l'étude ni l'art
1. Ne valent pas cette aimable ignorance.
Nature exprès le fit pour ta vengeance.
Que ta marâtre apprenne , en le voyant ,
Que cetAmour, qu'elle traite en enfant ,
Est le tyrandes fiers tyrans du monde.
Qu'une blessure incurable et profonde
Plaise à son coeur, même en le déchirant ;
Qu'enfin la peine à l'offense réponde.
Ace discours , le coeur du jeune dieu
Se sent gonflé d'orgueil etde courage.
Sans rien répondre il quitte ce beau licu ,
Précipitant vers l'arabique plage
Son vol léger : plus vite que le vent ,
Il court des vents la mobile carrière , etc.
:
:
1
voit le bel Adonis , lui présente une image trompeuse
Eduisante qui l'entraîne vers une nacelle ; le berger s'y
e , et bientôt il a perdu la terre de vue et se trouve
au milieu des mers. Telle est succinctement l'action
remier chant. Le second chant offre encore des inciplus
variés et des tableaux plus agréablės . L'Amour ,
ant assurer sa vengeance , va trouver Vulcain :
Exauce-moi , lui dit-il , mon père !
Forge à l'instant une ſflèche légère ,
Un trait perçant , plus fin , plus dangereux
Que tous mes traits, :
a pense bien qu'il ne confie pas à Vulcain l'usage qu'il
en faire. Le bon Vulcain se met à l'ouvrage , et penqu'il
travaille , le malicieux enfant se moque et de lui
s Cyclopes :
Auxnoirs géans , empressés de lui plaire,
Tantôt livrant une indiscrète guerre ,
48 MERCURE DE FRANCE ,
Etde samain couvrant unde ses yeux ,
Il les poursuit d'un ris malicieux;
Tantôt boitant pour imiter son père ,
Etde son arc se faisant un appui ,
En sautillant il marche auprès de lui.
L'Amour dans les arsenaux de Vulcain etau milieu des
Cyclopes , est une idée aussineuve que piquante: elle donne
lieuà des développemens très-bien exprimés. La flèche est
forgée , l'Amour s'en empare et ne songe plus qu'au bel
Adonis abandonné aux vagues de lamer. Ilfautqu'il aborde
à la plage habitée par Vénus et sa cour ; mais Cupidon ne
peut soumettre les vents et les flots ni les faire agir à son
gré. Il va trouver Neptune dans ses humides palais , lui
adresse un discours artificieux auquel le dieu répond favorablement.
Neptune , pour servir les voeux de Cupidon ,
agite son redoutable trident, ébranle les mers et suscite
une violente tempête ; mais cette tempête n'a rien de fatal
pour Adonis; au contraire , elle jette la barque sur le rivage
où la belle Cythérée doit le choisirpour amant. Ici se
termine le poëme, ou du moins le fragment que l'auteur a
pu sauver. Mes lecteurs jugeront d'après cette courte
analyse , si les autres chants doivent être regrettés : quant
àmoi je les regrette beaucoup, et j'accuserais M. Ginguené
deparesse ou d'insouciance , s'il n'avait donné des preuves
ducontraire par les importantes occupations qu'il s'est imposées
depuis .
Le plaisir d'offrir des citations me fait outre-passer, sans
que j'y pense , les justes bornes qui sont prescrites à un extrait
, et cependant je n'ai pas cité une foule de jolis morceaux
qu'on aurait sans doute lus avec plaisir. On me pardonnera
, je crois , de m'être étendu sur un recueil dont
l'auteur est recommandable sous tous les rapports. D'ailleurs
j'ai la bonhomie de me figurer qu'il faut dire quelque
chose de l'ouvrage dont on rend compte , et je n'ose imiter
messieurs les journalistes qui parlent de tout dans leurs
extraits , hormis du livre qu'ils sont chargés d'annoncer ;
etqui ont la fureur de montrer leur esprit, bon ou mauvais ,
plutôt que celui de l'auteur ; pour eux , un ouvrage n'est
plus qu'un texte sur lequel ils bâtissent leurs idées et leurs
OCTOBRE 1814. 49
systèmes, à la grande impatience du lecteur qui s'inquiète
fort peu de leur érudition.
Je ne dois point passer sous silence le poëme de Léopold
, qui précède celui d'Adonis. Il a été composé pour
célébrer la mort du jeune prince Léopold de Brunswick ,
qui se noya dans undébordement de l'Oder, en voulant
passer ce fleuve pour aller sauver des malheureux. Il fut
alors proposé , au nom de monseigneur le Comte d'Artois ,
aujourd'hui Monsieur, un prix extraordinaire pour le poëte
qui célébrerait le mieux cette belle action , au jugement de
l'académie française. M. Ginguené fut tenté par le sujet,
et par l'éclat du concours ; mais il n'obtint pasles honneurs
du laurier académique. Il paraît qu'il y éut à cette occasion
des intrigues fort singulières. « L'histoire secrète de ce
prix est , dit-il , une anecdote académique très-curieuse ,
dont ce n'est pas ici la place » . Ce poëme m'embarrasse
moi -même beaucoup ; M. Ginguené semble marquer
pour lui une prédilection que je ne partage point : je n'en
suis pas moins convaincu que l'académie a décerné le prix
à un ouvrage bien inférieur au sien. Mais je préfère de
beaucoup Adonis ; l'apologue et la poésie gracieuse me
semblent être les véritables genres propres au talent de
M. Ginguené. Je trouve un peu trop de déclamation
dans plusieurs morceaux du poëme de Léopold, en un mot,
je le trouve trop académique. Le poëte nous annonce que
c'est celui qu'il a le plus travaillé , et c'est peut - être pour
cette raisonmême qu'il a moins d'agrément. Les descriptions
sont trop chargées , il semble que le poëte ait pris à
tâche de n'omettre aucun incident , aucun détail ; l'action
principale tient très -peu de place , les accessoires remplissent
presque tout le poëme , et , de plus , on pourraity
désirer plus d'abandon. On y trouve , au reste , defort
beaux vers : le début et la fin me paraissent surtout dignes
d'être cités avec de grands éloges :
Si , dans un rang obscur, d'intrépides humains ,
S'offrant pour leurs égaux à des périls certains ,
Ont par un beau trépas illustré leur mémoire ;
Si la patrie élève au temple de la Gloire
Celui qui , pour défendre un monarque adoré,
Victime du devoir, à la mort s'est livré ,
4
50 MERCURE DE FRANCE ,
Quelshommages, quels voeux , quelle reconnaissance ,
De quels marbres publics la muette éloquence
Sera le digne prix du trépas généreux
D'un prince dévoué pour d'obscurs malheureux ,
Pour ce peuple courbé sous le poids des misèrès ,
Vulgaire méprisé par des princes vulgaires ?
Ah! ces princes , d'orgueil et de faste enivrés ,
Sont d'erreurs en erreurs tristement égarés ;
Du plus granddes plaisirs ils ignorent les charmes >
Ilsn'ont jamais tari ni répandu de larmes.
Tes jours , ô Léopold, ces trop rapides jours
Eurent un plus heureux et plus illustre cours , etc.
A
Tel est le débutdu poëme ; en voici la fin :
Tes destins sont remplis , ô prince magnanime !
Tu meurs , d'un saint transport honorable victime .
Et pourquoi tant de pleurs ? pourquoi plaindre ton sort?
Un immortel éclat est le prix de ta mort.
Comme un dieu bienfaisant l'univers te contemple .
Ton trépas te couronne , et laisse un grand exemple.
Tonmatin fut paisible : hélas ! qui peut prévoir
Dans cejour passager les orages du soir ?
Tu meurs , mais tes vertus vivront dans la mémoire.
Objetde notre amour, du sein de cette gloire
Où ton âme respire , échappée à tes sens ,
Jette sur nous les yeux : vois , comme un pur encens ,
Monter du genre humain les regrets et l'hommage.
D'autres sont moissonnés au printemps de leur age ;
Mais seulement fameux par des exploits sanglans ,
Ils expirent , flétris dunom de conquérans :
Cenom répandl'effroi ; le tien charme et console.
Tu seras de la terre et l'honneur et l'idole .
Les arts qui t'ont pleuré , les arts , vainqueurs du temps ,
T'élèvent à l'envi d'augustes monumens .
Des princes à jamais tu seras le modèle.....
Il en est qu'au récit d'une action si belle ,
On verra s'animer du feu de tes vertus ,
Et payer à ton nom les plus nobles tributs .
Veille sur eux , du haut de la céleste voûte :
Ah ! qui t'admire ainsi t'imiterait sans doute.
1
OCTOBRE 1814. 51
Les derniers vers sont un compliment délicat à Monseigneur
le Comte d'Artois , qui avait ordonné le concours
pour célébrer cette action héroïque ; c'est même mieux
qu'un compliment : c'est une justice rendue et une vérité.
Le reste du volume contient des épîtres où respire une
douce philosophie , une ode sur les états - généraux et plusieurs
pièces érotiques pleines de grâce , sans fadeur. Entre
ces charmans opuscules , on peut citer particulièrement le
Songe, Tibulle,le Bal , la Toilette , une Larme, et surtout
cette fameuse Confession de Zulmé, qui commença la réputationde
l'auteur. Écoutons un instant ce qu'il en dit luimême
: « Cette pièce a obtenu dans le monde à peu près
tout ce que de pareils jeux d'esprit peuvent avoir de célébrité.
Une piècefugitive un peu passable , était alors une
espèce d'événement public. Lorsque je fis à vingt ans , au
fond de ma province , la Confession de Zulmé, j'étais loin
de soupçonner l'espèce de bruit qu'elle ferait alors à Paris .
J'y arrivai , pour la première fois , en 1772. M. de Rochefort,
de l'académie des inscriptions et belles-lettres , fut le
premier à qui je montrai cette pièce , avec quelques autres .
Il en voulut avoir copie ; il la lut dans plusieurs maisons
et la laissa copier. C'est ainsi qu'elle commença à circuler
dans le monde. Comme elle parut sans nom d'auteur ,
plusieurs personnes ne firent pas difficulté de se l'attribuer.
M. de Pezay fut de ce nombre ; un M. de la Fare , qui
demeurait à Saint-Germain ; M. Borde , de Lyon , et plusieurs
autres encore. Je la trouvais imprimée partout, défigurée
de mille manières , et toujours attribuée à de nouveaux
auteurs. Cela me devint importun. Je me déterminai
à la publier avec mon nom , et les seules fautes
qui étaient de moi. Elle parut dans l'Almanach des
Muses en 1779. Elle me suscita , dans sa nouveauté ,
une querelle des plus singulières. On a vu plusieurs fois
des plagiaires s'attribuer l'oeuvre d'autrui , mais non pas ,
que je sache , attaquer le véritable auteur, comme si c'étaitlui
qui eût été le plagiaire. C'est ce que fit pourtant
M. Mérard de Saint-Just . Les pièces de ce bizarre procès
se trouvent dans le Journal de Paris de Janvier 1779, etc.
Cette jolie Confession, et toutes les pièces que contient le
même recueil , viennent, je crois , à l'appui de l'opinion
52 MERCURE DE FRANCE ,
que j'ai émise dans cet article ; elles assurent à M. Ginguené
le titre de poëte à la fois gracieux et caustique ,
agréable et piquant , outre celui de savant littérateur que
lui ont acquis des travaux d'un autre genre . DE S .... E.
RÉFLEXIONS sur quelques parties de notre législation civile
, envisagées sous le rapport de la religion et de la
morale ; par M. AMBROISE RENDU , avocat à la cour
royale de Paris , inspecteur-général et conseiller ordinaire
de l'Université royale de France .-Brochure in-8°.
au
Le traducteur de la Vie d'Agricola n'est pas un écrivain
ordinaire . Très-peu de littérateurs oseraient se flatter de
rendre, avec autantde fidélité, leportrait d'unmodèle regardépresquecomme
inimitable , soit pour la vigueur dutrait,
soit pour l'énergie , la précision du style , soit pour laprofondeurdu
sens qui s'y rattache . La vie d'Agricola (aussibienque
les autres ouvrages de Tacite ) , « n'est pas ,
jugement de Montaigne , qui s'y connaissait , n'est pas un
livre à lire , c'est un livre à estudier et apprendre » . Que
dirons-nous de l'homme qui , jeune encore , non content
d'étudier, d'apprendre ce livre , en fit passer les mâles
beautés dans notre langue , instrument si difficile à manier,
dès qu'il s'agit de l'appliquer à une langue étrangère et
morte ? Un nouvel écrit du traducteur de la vie d'Agricola
, écrit intitulé : Réflexions sur quelques parties de
notre législation civile , doit nécessairement fixer l'attention
publique.
Quand on parle religion à certains esprits de ce siècle, ou
dumoins quand on essaie d'associer la divinité à toutes les
entreprises humaines , à tous les actes de la vie sociale ,
quand on montre les saints rapports qui unissent la loi
divine et la loi humaine, union recommandée cependant ,
adoptée par tous les législateurs de l'antiquité, on court le
risque d'être en butte aux traits du ridicule , et de s'entendre
dire , à tous propos et hors de propos , que l'on s'exprime
comme les RR. PP. Capucins . Les ennemis de cette
unionnaturelle ignorent , sans doute , que ce n'est pas seu
OCTOBRE 1814. 53
lement tel ou tel auteur de nos jours qu'ils insultent, mais
Lycurgue , mais Solon , mais Zaleucus , Charondas et les
personnages les plus sages d'entre les Grecs et les Romains .
Envisager la législation civile sous le double rapport de la
religion et de la morale , ce n'est pas vouloir simplement
édifier ses lecteurs, c'est les instruire sérieusement , et leur
indiquer la source véritable de toutes les actions humaines,
Un langage de cette nature ne fournit nullement le mot
pour rire , puisque les rieurs s'exposent eux mêmes à être
confondus , accablés sous le poids des autorités les plus
graves , sans qu'on ait besoin de recourir ni aux pères de
l'église , ni aux docteurs en théologie, Certes , aux divers
siècles de Lycurgue , de Numa - Pompilius , de Solon
d'Épictète , les RR. PP. Capucins n'étaient pas encore
fort connus , à moins qu'on ne veuille désigner, par cette
épithète , les flamines , qu prêtres romains , qui effectivement<<
portaient des capuchons pointus par le bout » , suivant
l'observation de Dacier, dans ses notes sur la vie de
Numa , par Plutarque. Qui sait si , pour compléter l'ana
logie , une longue barbe ne descendait pas sur la poitrine
de ces flamines ?
१.
Il faut , en dépit de toutes les mauvaises plaisanteries de
l'incrédulité , il faut que les fugitives destinées de la terre
se lient étroitement aux destinées éternelles du ciel . Le règne
de l'impiété et de l'anarchie a cessé parmi nous , et celui
de la religion et de l'ordre recommence ; l'interruption
acoûté assez cher à l'humanité pour que la postérité s'en
ressouvienne efficacement. Il faut emprunter le secours
d'enhaut pour adoucir l'humeur sauvage de l'homme ; il
faut captiver son entendement sous un joug salutaire , et
couvrir d'une égide sacrée sa morale , ses lois et ses vertus .
Malheur! malheur aux peuples chez lesquels on prêcherait
une seconde fois cette doctrine qu'un poëte nous prè
chait sur le théâtre en 1790 , comme s'il eût voulu marquer
lanation entière du sceau de la colère céleste :
L'audace enfin succède à la timidité ,
Ledésir de connaître à la crédulité.
Ce qui fut décidé , maintenant s'examine ,
Et vers nous pas à pas la raison s'achemine....
54 MERCURE DE FRANCE ,
N'enchaînons point les coeurs par des liens sacrés :
La vertu des humains n'est point dans leur croyance ,
Elle est dans la justice et dans la bienfaisance ( 1 ) .
C'est pourtant le vertueux chancelier de L'Hôpital qui
endosse cette sacrilége doctrine , subversive du trône et de
l'autel . Ah ! si Melpomène n'eût jamais paru que sous un
masque aussi affreux , la colère de Solon me semblerait
sublime , lorsque ce sage , frappant la terre de son bâton ,
dit à Thespis , qui venait de donner une représentation dramatique
: « Ne rougis-tu point de mentir ainsi en présence
du peuple >> ? L'inventeur de la tragédie pouvait répondre
et répondit : « Ces mensonges ne sont qu'un jeu , et n'ont
rien de dangereux>> . Thespis ne débitait pas des impiétés :
Thespis ne prêchaitpas la révolte sous desnoms empruntés.
Mais Chénier ! que pouvait-il alléguer pour sa justification?
Quel jeu barbare de s'amuser à travestir un chancelier de
France en jacobin!
Comme le désordre religieux ne va jamais sans le désordre
politique , bientôt les fondemens de tous les pouvoirs
terrestres seraient détruits , et l'on publierait impunément
cette profession anarchique de foi qui devint celle de nos
législateurs en 1793 :
Raisonneurs , beaux esprits , et vous qui croyez l'être ,
Voulez - vous vivre heureux ? vivez toujours sans maître.
On dirait aux guerriers chargés de la défense de l'état,
chargés d'assurer la tranquillité des citoyens :
Vous n'êtes , dans nos misères ,
Quedes assassins mercénaires ,
Armés pour des maîtres ingrats (2).
Telles étaient les funestes maximes qui nous ouvrirent les
sanglantes barrières de la révolution. Voilà les services
qu'ont rendus aux peuples ces grandes machines à raisonnemens
, et tout le fruit de leur audacieuse loquacité. Oui ,
(1 ) Charles IX , tragédie de Marie Chénier.
(2) Ode sur la paix.
1
OCTOBRE 1814. 55
il est enfin temps que l'on cesse de nous prendre pour des
singes , des renards et des loups. Nous ne voulons plus de
vérités nouvelles ; nous n'en avons déjà eu que trop ; ne changeons
pas aisément les anciennes, de peur de perdre au
change. Les éclats de la fatale roue que les faux philosophes
tournaient incessamment, ont atteint et frappé à
mort plusieurs de leurs adeptes.
En examinant le langage des législateurs les plus célébres
de la Grèce et de Rome , on se convaincra que les capucinades
(puisqu''oonn cherche à flétrirdecenom les prin
cipes les plus purs ) forment les principaux traits de leur
çaractère. L'aveugle et misérable prévention des esprits ,
gàtés par la philosophie moderne , pervertit les idées les
plus saines , les opinions les plus justes, et nous livre àun
sens réprouvé. Eh bien! la philosophie ancienne , d'accord
avec la religion , nous déclare que , si l'homme pense
être quelque chose par lui-même , il se séduit et se trompe
grossièrement. « L'intelligence est aux dieux », dit Plutarque,
et nous leur dérobons réellement ce que nous nous
comptons dans notre orgueil , et ce que nous nous prisons .
«Plus nous nous renvoyons , ajoute Montaigne , et commettons
à Dieu , et renonçons à nous , mieux nous en valons
... Il a fait nous et notre connaisance » . Cet auteur, si
judicieux , que l'on taxe de hardiesse , parce qu'on ne connaît
pas beaucoup ses Essais , parce que , pour le lire , il
faut étre ferré à glace (je me sers des termes de sa fille
d'alliance ) ; cet auteur, septiciste seulement lorsqu'il
tombe sur le chapitre de nos sciences , ne se moque pas autant
des argumens in ferio et in barbara, que des argumens
dictés par la misère de la vanité contre Dieu , la providence
et les mystères supernaturels.
Qui peut se flatter d'une sagesse soutenue et ferme ?
Elle nous montre , tout au plus , à combien de vicissitudes ,
de variations et d'erreurs la science humaine est sujette , et
par-là nous empêche d'en tirer vanité. Les grands hommes
dont nous avons parlé, plus jaloux de l'intérêt du créateur,
que de leur amour-propre , guidés par la reconnaissance
envers Dieu , au milieu des épaisses ténèbres de
l'idolatrie , étaient intimement convaincus que , pour dicter
des lois à leurs semblables , l'ascendant même du gé-
1
56 MERCURE DE FRANCE ,
nie ne suffisait point. Ils ne voulaient donc rien paraître
créer d'eux - mêmes. C'était de leur part l'aveu d'une ignorance
haute , raisonnée et vraiment philosophique. Voilà
pourquoi les grands législateurs firent, au préalable, agréer
leur code à la divinité , qu'ils ne rougissaient point d'invoquer
solennellement, en lui soumettant leur sagesse et leurs
lumières .- Lycurgue prit le chemin de Delphes , pour
aller consulterApollon , qui devint le législateur des Spartiates
, lesquels, durant huit siècles , ne se trouvèrent pas
très-mal de cette constitution née sous des auspices religieux.
« Toutes polices , remarque Montaigne , que je me
plais à citer dans une cause aussi importante , toutes polices
ont tiré fruict de leur dévotion. Les hommes , les
actions impies ont eu partout les événemens sortables » ; et
c'est une vérité incontestable , quoique Voltaire , dans un
singulier transport d'enthousiasme , se soit écrié : « Heureux
le temps auquel les Français neferont que plaisanter
de la religion » ! Ils ont eu effectivement le malheur de la
plaisanter ; les hommes , les actions impies ont eu des
événemens sortables. A cette malheureuse époque de nos
infortunes , où le lien de la religion et des lois cessa d'être
indissoluble , où notre patrie eut la sacrilége audace de
rompre solennellement avec le ciel , quels hommes et
quels événemens effrayèrent l'univers entier ! Oreste , agité
par les noires furies , ne commit pas dans la Grèce plus
d'extravagances , ne se livra pas à un délire aussi terrible
que celui des législateurs conventionnels de la France.
Quel peuple ! quelles scènes affreuses firent naître les actions
impies !
•Avant de parler de l'ouvrage même de M. Rendu , nous
avons cru devoir en faire précéder l'analyse de ces réflexions
morales et philosophiques. On ne peut qu'applaudir
à l'opinion de l'auteur sur le divorce , sur les enfans
naturels , sur l'adoption et sur la puissance paternelle ;
mais il n'en est pas de même de son opinion sur la validité
du mariage. M. Rendu , nonobstant la rigidité de ses
principes religieux , se plaint de ce que l'on force « la religio,
n elle-même à bénir extérieurement ceux pour qui elle
savait bien que ses prières seraient vaines » . Mais la religion
est plus indulgente que certains hommes ; la bénédiction
1
OCTOBRE 1814. 57
nuptiale est donnée aux chrétiens qui remplissent extérieurement
leurs devoirs , et donnée avec plaisir. La religion
ne rejette personne de son sein , et , par cet acte solennel
, constate , en quelque sorte , à la face du ciel et de
la terre , l'union de l'homme et de la femme. Pourquoi
paraître moins indulgent que l'Eglise ? N'est - ce donc pas
beaucoup que d'éviter le scandale public ? En fermant ,
sans miséricorde , les portes du temple sacré à ceux qui ne
sont pas bien préparés à recevoir le sacrement de mariage
, qu'en résulterait-il ? Cet acte religieux serait bientôt
oublié et abandonné. Il est facile de s'en convaincre : l'auteur
suit les erremens de Nicole , du P. Quesnel, de tous
les messieurs de Port-Royal , et je le prouve en citant cette
tirade extraite de la Législation civile. « Tous se sont présentés
aux prêtres , tous , purs ou impurs , fidèles ou impies,
athées ou croyans , tous ont reçu le sacrement , et sous les
auspices de la loi même , on s'est fait de l'hypocrisie une
nécessité , de la profanation un devoir, du scandale une habitude
» . Les abbés de Saint-Cyran , de Singlin , les appelans,
et les réappelans ne s'exprimeraient pas d'une manière
différente. Dieu seul lit au fond des coeurs . Quand
les prêtres voient un homme se présenter respectueuse-"
ment au pied des autels , les prêtres doivent y voir aussi le
chrétien : encore une fois , c'est à Dieu qu'il est réservé de
démêler l'ivraie du bon grain , et non pas à la créature.
Quoi ! dans le siècle où nous vivons , afficher une sévérité
aussi outrée ! Mais que deviendrait la religion avec de pareilles
maximes , j'ose dire , d'intolérance et de désespoir?
Il m'est pénible d'être obligé de combattre de semblables
paradoxes , et d'avoir en tête un adversaire du mérite de
M. Rendu , que l'excès de son zèle religieux entraîne audelà
de toutes les bornes de ladouceur et de l'indulgence
évangéliques . Etrange effet de ce zèle pour le moins indiscret
! Afin demaintenir cette rigidité de principes , l'auteur
passe par -dessus le sacrement , et déclare qu'il n'est point
nécessaire pour la validité du mariage. Qu'un calviniste
avance cette singulière doctrine , rien de surprenant ;
mais elle ne doit pas être celle d'un homme qui professe ,
et qui se glorifie de professer le catholicisme .
En parlant du divorce , l'auteur des Réflexions sur la
58 MERCURE DE FRANCE ,
législation civile , s'appuie de l'autorité de M. deBonald ,
autorité vraiment imposante , lorsqu'il s'agit de raison et
d'éloquence. Aucun écrivain n'a frappé plus victorieusementle
divorce de ses armes redoutables ; mais puisque
M. Rendu cite Tacite, cite un grand nombre de législateurs
dans cette cause intéressante , il me semble qu'il aurait pu
remonter plus haut, qu'il auraitpu réprouver et flétrir ledivorce
de concert avec Solon et le poëte Euripide : <<< Je ne
trouverai jamais heureux , s'écrie celui-ci , un homme qui
aura deux femmes , ni des enfans qui reconnaîtront deux
mères , c'est une source de disputes et de chagrins ».
Quelles que soient les prétentions de l'esprit humain , les
preuves du sentiment seront toujours les plus fortes , et ce
langage si simple , si naïf , vaudra toujours beaucoup
mieux que le faste de nos théories métaphysiques. La première
femme qui , chez les Grecs, osa remplacer un
époux , fut notée d'infamie : cette femme odieuse , nommée
Gorgophone , l'histoire l'a immortalisée comme
Erostrate .
On lira avec plaisir le chapitre 3 des Réflexions sur la
législation civile , chapitre concernant les enfans naturels .
L'auteur se plaint du grand nombre de ces victimes innocentes
, nées au sein de la corruption et de l'opprobre..
Chez les Athéniens , la république rejetait les bâtards .
<< Il est évident , disait Solon , que celui qui méprise les
saintes lois du mariage sacrifie moins à l'amour qu'à la
brutalité... Il ne s'est réservé aucun droit sur ceux qu'il
arendus les objets d'une opprobre éternel » . Périclès alla
plus loin ; car, au rapport de Plutarque , il fit un décret
qui portait qu'on ne tiendrait pour Athéniens naturels et
véritables , que ceux qui seraient nés de père et de mère
athéniens » . Le promoteur de cette loi l'annula bientôt ;
mais ses concitoyens venaient de voir leur ville dépeuplée
par la peste connue sous le nom de peste attique. Périclès
était chéri du peuple ; émus de pitié à l'aspect de ce grand
homme, qui pleurait la mortde tous ses enfans légitimes ,
les Athéniens laissèrent dormir cette fois la loi de Solon ,
et <<permirent , dit Plutarque , de faire inscrire son bàtard
dans les registres des citoyens de sa tribu , et de lui
donner son nom propre ». Cette faveur signalée devint
OCTOBRE 1814. 59
plus tard bien funeste; ce fils de Périclès fut du nombre
des généraux que les Athéniens condamnèrent à mort ,
après la bataille des Arginuses.
L'écrit de M. Rendu est d'un honnête homme : on regrette
seulement , nous le répétons , d'y remarquer plusieurs
erreurs graves , en rappelant le souvenir de disputes
que l'on s'efforce heureusement d'oublier, parce qu'elles
ne sont pas à l'avantage de la raison humaine. Le style de
M. Rendu ne manque ni de clarté ni d'élégance , et il est
nourri d'une érudition qui a bien aussi son prix par le
temps qui court , où les connaissances positives sont devenues
si rares . JONDOT.
:: MÉLANGES.
Finde la NOTICE HISTORIQUE SUR LAVATER , par L. J. MOREAU
(de la Sarthe) , docteur et bibliothécaire de la faculté de
médecine de Paris.
Lavater manifesta de bonne heure la noblesse de ses sentimens
et ses penchans vertueux. Dans l'intervalle de 1754 à
1762, sa sensibilité et l'activité de son imagination furent vivement
excitées , l'une par la mort d'un frère qu'il chérissait tendrement
, et l'autre par l'effet d'un tremblement de terre qui
arriva à cette époque. Il se reportait très-bien , par ses sourenirs
, jusqu'à ses premiers temps , jusqu'à ses premières émotions;
et il aurait pu dire , comme Rousseau , que de ses sentimens
premiers , il datait , sans interruption , la conscience de
lui-même. Il fit son portrait à cette époque, en commençant
déjà à prendre une habitude d'observation intérieure et de
contemplation, qui a marqué si fortement dans la suite et dans
l'ensemble de son caractère. Il avoue qu'il était un assez mauvais
écolier , et que la crainte de l'humiliation était le mobile le
plus puissant de ses travaux et des premiers développemens de
ses facultés . Il était à la fois d'une timidité extrême et d'une audace
inconcevable. Lorsque l'indignation que lui faisait éprouver
la vue d'une injustice excitait son courage et sa colère ,
alors sa résistance ou son attaque allait jusqu'à la furie , et ne
connaissait aucun moyen de répression. Il donna un jour la
preuve de cette réaction généreuse , et osa seul résister à un pé
60 MERCURE DE FRANCE ,
dant qui voulait injustement punir un de ses camarades.
M. Gessner a fait dessiner Lavater dans cette situation violente,
et osant menacer , au milieu de ses jeunes amis , le maître redoutable
, dont il semble braver la force et la vengeance.
Dans un âge plus avancé , Lavater donna presque le même
exemple dans une affaire beaucoup plus importante , où son dévouement
patriotique lui fit courir un grand danger. Après son
retour de Berlin , où il fut forcé de se retirer pendant quelques
mois , il continua ses études théologiques avec un nouveau zèle
et dans une nouvelle direction. Ce fut après ce retour qu'il prit
une part si active aux travaux de la société ascétique. Son mariage
et sa nomination au diaconat , dans la maison des orphelins
, datent du même temps. Un peu plus tard , il fut jeté dans
une profonde tristesse par la mortde son ami Hess , qu'il chérissait
si tendrement , et qui, depuis l'enfance , avait toujours été
demoitié dans ses sentimens et dans ses pensées; duquel enfin il
aurait pu dire , comme la Boétie de Montaigne : « Nous nous
>> trouvions si présens , si cognus , si obligés entre nous , que rien
>> ne nous futplus proche que l'un à l'autre » . Heureusementpour
Lavater, qu'il était encore assez jeune pour former une nouvelle
liaison intime ; et toute l'amitié qu'il avait pour Hess , il la reporta
sur Feminguer, qui en était digne, et auquel il eut aussi
le malheur de survivre. Ses liaisons avec Zimmermann ne furent
pas aussi intimes; il eut souvent à se plaindre de cet ami
prétendu , dont il paraît que les qualités morales n'égalaient pas
les lumières. Lavater souffrit souvent de sa fausseté , de ses
tours perfides , et revenait toujours au premier signe de bienveillance.
En 1770 , la grande disette dont la Suisse eut à souffrir ,
donna une belle occasion à Lavater de développer ses qualités
morales , et son ardente philantropie. Quelque temps après ,
il fit , pour sa santé, un voyage aux eaux d'Ens , où il trouva
Gassner, avec lequel il eut de fréquens entretiens . Il lui écrivit
dans la suite : « Je crois en grande partie à votre prophétie.
>> Toutes les parties de votre système sont bien liées , et j'avoue
» que tous les maux éventuels et mobiles viennent de Satan;
>>qu'il est loin de ma pensée de nier Satan et de refuser ma
>> croyance aux saintes écritures , etc. » !
Dans son voyage avec le célèbre prédicateur Zollikofer , it
eut une entrevue avec l'empereur Joseph II. Ce prince , qui
voyageait sous le nom du comte de Falkenstein , devait passer à
Waldshrurtt. Lavater s'y rendit pour le voir. Ayant été reconnu
parM. Deinerle , son compatriote, il fut averti par un signe d'avancer,
et présenté à sa majesté impériale. « M. Lavater , luil:
OCTOBRE 1814. 61
-
Et l'empereur , vous êtes un homme dangereux; vous entrez
ans le coeur de l'homme; il faut être sur ses gardes quand
paraît à vos yeux » . « L'honnête homme , répondit
avater, n'a point à me craindre; et si j'avais le savoir que
Dus m'accordez , je chercherais plutôt la vertu que le vice ,
arce que je suis moi-même un pauvre pécheur , à qui il
érait mal d'être sévère » .
Alors , ajoute Lavater, qui raconte toutes les particularis
de cette entrevue , alors le roi me tira à part , et nous
mmençâmes un entretien assez long sur la physiognoonie.
Comment , me dit l'empereur , vous est-il venu dans la
nsée de vous occuper de l'étude des physionomies et de
re votre ouvrage ?-En dessinant , lui répondis-je , je
5 souvent frappé de l'analogie de certains traits du visage ,
la similitude des formes de différentes parties , des nez ,
r exemple, des fronts , etc. Je parvins ensuite à lier queles
observations sur ces ressemblances physiques , avec le
oport de quelques traits du caractère.
Mais , reprit l'empereur , n'avait-on pas tenté quelque
ose de semblable avant vous ?-Je puis assurer votre exlence
, dit alors Lavater , que presque tous mes prédécesars
n'ont fait que copier Aristote ; qu'ils n'ont pas observé
- eux-mêmes , et que d'ailleurs la plupart , comme des
vins , ont confondu souvent la physiognomonie avec la
romancie et la métoposcopie.- Eh ! comment avez-vous
ité la chose , M. Lavater ? --Je me suis plus occupé de la
sionomie en repos , que de la physionomie en mouvent.
Je n'ai pas seulement observé les formes ; j'ai remaré
en outre tous les degrés de courbure , d'inclinaison ; j'ai
gné des valeurs à chaque partie , prise séparément ; je me
- souvent plutôt décidé par un trait que par l'ensemble ,
e me suis bien gardé de répéter sans examen les assertions
anciens et les opinions populaires. Ainsi , par exemple ,
avu d'une manière trop générale que les fronts élevés et
nds indiquent la paresse; il y ade ces fronts qui , comme
ai de Jules-César , annoncent la force et l'activité. Je
ttachai à reconnaître ces nuances et à faire des distincs
plus exactes.
L'empereur , ajoute Lavater , m'écoutait avec beaucoup
tention , sourit , se détourna un peu , et me laissa voir
profil , que je n'avais pu encore apercevoir. Il reprit : Je
s accorde beaucoup de choses , M. Lavater ; les passions
es , les affections vives doivent avoir des traces.... mais
:
62 MERCURE DE FRANCE ,
1
>> P'honnêteté , comment la reconnaîtriez-vous ? ... Il faut être
» sur vos gardes , car vous êtes loin de connaître tous les arts
>> de ladissimulation .
"
» J'avoue , repartit Lavater, que les chiffres de l'honnêteté
sont plus difficiles à reconnaître que les traces les plus légè-
>> res de l'intelligence; cependant l'honnêteté tient elle-même
» à la force , à la sagesse et à la bonté , qui se voient , qui don-
» nent un accord , une harmonie de trait que l'expérience et
>> l'habitude font aisément reconnaître. L'empereur me fit en-
>> core plusieurs autres remarques , ajoute Lavater , et écouta
>> mes réponses avec autant de bienveillance que d'attention>».
Les recherches de Lavater, sur les physionomies , n'amenerent
pas toujours pour lui des rencontres et des événemens aussi
agréables. Dans l'édition allemande il avait laissé tomber quelques
mots sur la physionomie des cordonniers. L'honorable corporation
se plaignit , et la ville de Zurich , qui n'avait pas assez
debelle humeur athénienne pour tolérer une liberté aristophanique
, força le philosophe à adresser une lettre d'excuses à
MM. les membres de la confrérie offensée. Cette lettre fut publiée
dans le Musée alleïnand , à l'insçu de l'auteur , qui prit le
parti de s'en plaindre . Mais il se refusa à l'idée que cette misérable
querelle venait de plus loin , et que des ennemis plus
puissans avaient excité ces plaisans adversaires .
« Voici , nous écrit l'ami de Lavater, qui nous a communi-
>>qué ce fait , voici comme il s'explique à ce sujet dans une
lettre dont je vous adresse le fragment, où vous trouverez
>> un des principaux traits de son caractère :
»
»
1
Je vous le proteste , mon cher B.... , je tiens pour impossible
que parmi toutes ces personnes qu'on me désigne pour
>> me vouloir du mal, une seule soit réellement mon ennemie.
>> Qu'on en pense ce que l'on voudra; mais je déclare que j'ai
de fierté pour croire qu'il n'est pas un seul individu,
>>une seule des personnes qui me connaissent personnellement,
» et qui aient quelque connaissance des hommes , dont je
» assez
» sois véritablement haï. On peut sans doute rester indiffé-
>> rent pour moi , on peut être d'un avis contraire , on peut
>> me trouver faible, me contredire , me plaindre , gémir sur
>>moi , peut-être , et dire, c'est dommage pour lui... ; mais on
>> ne laissera point s'allumer contre ma personne et moncarac-
>> tère une flamme haineuse ». « Pauvre Lavater ! ajoute son
>> ami , pauvre Lavater ! tu présumais trop bien , comme
>> Rousseau trop mal , des hommes! Le mot de l'Antigone de
>>Sophocle , je ne saurais hair , me semble avoir été dit pour
>>toi. Pardonnez , Monsieur, cet épanchement, etc. » .
OCTOBRE 1814. 63
Ces désagrémens passagers , ceux que procurèrent à Lavater
critiques plus ou moins fondées , furent bien rachetés par
réputation que lui donna , surtout chez l'étranger , son
nd ouvrage sur les physionomies.
Cette réputation contribua beaucoup à augmenter ses liai-
, et le mit en rapport avec les hommes les plus recomman-
Hes par leurs talens ou par leurs distinctions sociales. Il vit
i se multiplier les sujets de ses observations , et agrandir la
ere de ses moyens de bienfaisance.
orsque le grand-duc et la grande-duchesse de Russie firent
oyage en Suisse, ils voulurent le voir, le traitèrent avec la
honorable distinction , et , à sa sollicitation , retirèrent de
me du malheur une des familles les plus respectables de
Ech .
avater , ayant rejoint les princes à Schaffouse , pour leur
ander l'avancement du frère de l'un de ses amis , alors au
ice de Russie , fut de nouveau reçu avec la plus grande bienance.
Il vit avec eux les cataractes du Rhin. «Quelle image
-la vie ! lui dit la grande-duchesse , à la vue de la chute
uyante et rapide de ses eaux. -Oui , dit Lavater ; mais
s rochers , au milieu desquels ce torrent se précipite , deeurent
, sont inébranlables : image de la puissance etde la
Dire immortelle de Votre Majesté.
Non , reprit la grande-duchesse; le torrent usera les roers
, et le fleuve de la vie aura bientôt entraîné ce qu'il
us plaît de leur comparer » .
fut , je crois , à peu près à cette époque que Lavater cone
savant Meiners , et qu'il fit sa propre épitaphe , dont
le sens :
Passant , celui de qui vient cette cendre fut trop aimé et
phaï » .
Vater , dans la destinée duquel il était de tout croire , crut
mer aussi-bien qu'à Gassner .
s événemens qui marquent dans la vie se succèdent alors
rapidement. Il fut nommé membre du consistoire et pase
l'église de Saint-Pierre , nouvelle dignité qui n'ajouta à
onheur que parce qu'elle donna plus d'étendue au dode
sa charité. Lavater alors eut quelque rapport avec le
deMontbelliard , auquel il développa son opinion sur les
et les progrès de l'athéisme. « Il est évident , lui disait-il
Jour , dans une conversation fort animée , que le dogme
atheisme se répand de jour en jour davantage. Je crois
ne que cette révolution tient aux progrès et à la direcdes
lumières.-Eh! que Satan emporte plutôt les lu
64 MERCURE DE FRANCE ,
>> mières » , répondit M. de Montbelliard , qui était à la fois un
francmilitaire et un prince très-chrétien.-« Non , reprit Lava-
>> ter , l'empire de l'athéisme sera passager sur la terre; Dieu
>> se fera connaître par de nouvelles manifestations de sa puis-
>> sance , et peut-être la révélation et les miracles sont sur le
> point de recommencer pour éclairer et sauver les hommes » .
Dans un âge déjà avancé , Lavater suivit un cours du célèbre
métaphysicien Ficht. Un de ses compatriotes les plus éclairés ,
qui l'examina alors avec beaucoup de soin, m'a assuré que rien
n'était plus piquant et plus curieux , pour un philosophe , que
de voir ainsi en présence , avec le dessein de s'entendre et de
s'apprécier , deux hommes qui avaient le plus exercé les facultés
opposées de leur esprit. L'intelligence de Lavater , accoutumée
aux images , faisait de vains efforts pour comprendre et
suivre les abstractions de Ficht. Ficht , à son tour , cherchait en
vain à intéresser Lavater , en jetant quelques images au milieu
des profondeurs et de l'obscurité de samétaphysique. C'était
deux étrangers qui , ne sachant pas un mot de leur langue respective
, voulaient communiquer et s'entendre sans interprète.
Lavater honora les dernières années de sa vie par les vertus
bienfaisantes et courageuses qu'il développa au milieu des agitations
et des malheurs de sa patrie. Placé tantôt entre l'oppression
et l'abus du pouvoir, et tantôt entre la violence démocratique
et l'injuste persécution des familles nobles , il se montra
constamment l'ami des infortunés de tous les partis ; et l'on peut
dire de lui comme de Malesherbes , qu'il défendait les droits du
peuple contre l'abus de l'autorité , et les dépositaires de l'autorité,
contre les injustices populaires. Cette conduite , aussi sage
que généreuse, n'obtint pas toute l'admiration qu'elle devait
inspirer, malgré l'esprit de parti et la violence des passions.
On ne sait trop , dit M. Meister , sous combiende rapports ,
Lavater devint la victime de son courage , et quel coup imprévu
, mais dirigé probablement par la vengeance et l'esprit
de parti, dut précipiter enfin à travers tant de souffrances le
terme fatal de sa noble et vertueuse carrière .
1
Lavater a voulu lui-même couvrir du voile le plus impénétrable
, et avec une charité vraiment chrétienne , le motif et
les circonstances d'un attentat aussi horrible ( 1 ); mais ce qu'il
n'a pu cacher à la postérité , c'est l'exemple vraiment héroïque
(1 ) Ce que l'on a pu connaître des circonstances de ces assassinats a
prouvéque ce ne fut point un soldat français qui , lors de l'affaire de Zurich,
porta le coup mortel à Lavater.
OCTOBRE 1814 . 65
atience, de résignation , de courage , de sérénité d'esprit ,
ne cessa d'offrir pendant plus de quinze mois , de douleurs
que continuelles. Pendant ce temps il trouvait encore parle
moyen de se livrer au travail , et il n'a jamais cessé
ecevoir les étrangers qui venaient le voir , et de les entre-
- avec une grande liberté d'esprit .
adame de *** , nièce de Lavater , qui vécut long-temps
ses yeux et dans sa douce intimité , m'adressa sur les
cipaux traits de son caractère , et en réponse à quelques
Lions que je lui avais faites , une lettre fort détaillée et
voici quelques fragmens .
Lavater avait le talent de faire aimer la vertu , en
ant le voile formidable dont les préjugés et l'ignorance
nt si souvent enveloppée.
Son amour pour la vertu se répandait sur toutes ses acns;
il ne pouvait rien entrer dans son coeur de ce qui
misse les mortels : il était tout amour et bonté; il ne fit
sans amour et bonté. Comme il était touchant , quand
dressait ces paroles à son épouse : « Je t'aimai comme
e, je t'aimai comme ma fiancée , bien plus encore comme
femme, et bien plus encore comme mère » .
e l'entendais dire un jour à son secrétaire qui avait
voix dure : Mon cher ami , pour vous faire aimer datage
, vous devriez bien adoucir votre organe » .
avater ne répondit jamais aux écrits calomnieux de ses
agonistes , mais il chercha les occasions de se venger par
Dienfaits. Le malheur fut toujours pour lui le droit le
fort que l'on pût avoir à son intérêt. Quand il se voyait
gé de préparer des criminels au supplice , il manquait
ment de les fléchir par sa douce et insinuante vertu ;
que leur âme était comme épurée , lorsqu'ils se senat
dignes du titre d'homme , il les appelait ses frères,
chers convertis ; il couvrait d'espérance le moment du
lice et les horreurs de la mort » .
ter sut réunir , comme J.-J. Rousseau , différentes
qui paraissent s'exclure , l'amour de l'ordre , une paminutieuse
et l'activité de l'esprit , la vivacité de l'ima-
1. Réglant l'emploi de tous les instans de la journée , il
t vouloir ainsi en augmenter la durée et modérer en
emps , par cette régularité , cette économie des heures ,
lité et l'exaltation naturelle de son caractère ; cette
e explique aussi comment il put , tout en se livrant
Ombreux travaux , remplir scrupuleusement tous ses
entretenir une correspondance très-étendue , et rece
5
66 MERCURE DE FRANCE ,
voir les visites nombreuses que lui attirait sa célébrité. Ily avait
dans son esprit une souplesse , une élasticité , qui ne lui laissait
jamais montrer dans la société la moindre gêne et le
moindre embarras. Il paraît en général que sa conversation
inspirait plus d'intérêt que ses écrits. Rien n'était plus varié
que ses liaisons et ses rapports de tout genre. Il en avait formé
plus qu'aucun autre de ses contemporains , m'écrivait mon
honorable ami , M. Stapfer , avec de vieux savans et de
jeunes femmes ; avec des Moraves et des philosophes ; avec
les premiers magistrats de sa patrie et les pauvres servantes
de son quartier ; avec de grands princes et de malheureux
mendians . S'agissait-il d'un acte de bienfaisance et d'humanité
, c'est avec la plus grande confiance qu'il écrivait au
premier souverain de l'Europe. Entraîné par sa charité ,
il ne répondait pas moins avec exactitude à l'ouvrier le
plus obscur , lorsqu'il croyait pouvoir le consoler ou le servir,
qu'au ministre de Danemarck , M. de Bernstorff , qui ,
jusqu'à la fin de sa vie , lui conserva_une affection toute
particulière.
Pendant toute sa vie , Lavater sentit beaucoup plus qu'il
ne pensa , et lorsqu'il pensait il avait encore l'air de sentir;
de là, sans doute , cette foule d'erreurs , d'égaremens qu'on lui
a reprochés avec trop d'amertume , et qui tenaient aux mêmes
principes que son éloquence naturelle , ses observations délicates
et ses belles actions. Du reste , son exaltation religieuse ,
ses liaisons de famille et l'exercice continuel de sa charité ne
lui suffisaient pas toujours pour employer cette sensibilité surabondante
,et cette mobilité d'imagination qui formaient le
fond de son caractère. Le sentiment impérieux de ses devoirs le
préserva constamment des intrigues galantes , mais il se livra
souvent et à son insu à l'amour sentimental platonique. On
assure même qu'il lisait avec le plus vif intérêt tous les romans
où cet amour était mis en action. Un de ses amis , qui
a parcouru plusieurs ouvrages de ce genre qui faisaient partie
de sa bibliothéque , en a trouvé tous les passages les plus éloquens
, notés de sa main, et conservant ainsi des traces de
l'attrait et du plaisir , avec lesquels un grave pasteur s'était
arrêté à ces tableaux du délire et des écarts de l'imagination.
Ces dispositions rendirent toujours Lavater très-indulgent
pour les femmes galantes. Il les traitait avec affection , les
nommant ses chères pécheresses , et les rappelant à la vertu ,
avec la voix du sentiment. Quelquefois aussi, il mit un peu de
chaleur platonique dans son amitié pour quelques femmes qui
OCTOBRE 1814 . 67
ne méritaient pas ces sentimens épurés et ces hommages
angéliques .
Lavater mourut à l'âge de cinquante-neuf ans , en 1800 , une
année après l'attentat dont nous avons rappelé les suites et
les principales circonstances. Les portraits qu'on a faits de lui ,
dans les dernières années de sa vie, ont quelque chose d'inspiré
et de prophétique. Il prenait insensiblement la physionomie
dece qu'il croyait être , et il paraît qu'il mourut dans la persuasion
qu'il était devenu l'apôtre saint Jean. Rien d'ailleurs
ne fut plus héroïque ,plus exemplaire que ses derniers momens .
Il a laissé une épouse , qu'il chérissait tendrement ; deux
filles , dont l'une a été mariée à M. Gessner , et un fils ,
médecin, éditeur du quatrième volume des Fragmens de
physiognomonie , et auteur d'un traité d'anatomie , à l'usage
des peintres.
LE FILS DE JOSEPH , OU SAINTE PÉTRONILLE ,
Suite du Mariage ou le Bonnet d'hermine .
( Voyez le No. 660 , second cahier . )
MES chers enfans , je dois m'absenter pour un ou deux jours;
bien certainement vous mettrez ce temps à profit pour vous
abandonner à toutes vos fantaisies , et faire mille espiégleries ,
mille sottises : je vais donc vous châtier d'avance , afin que la
nécessité où je serais infailliblement de vous punir à mon retour,
ne trouble pas le plaisir que j'aurai à vous revoir. Aussitôt
la bonne Catherine , avec le plus grand sang-froid du
monde , leur infligea à chacun ce que l'on inflige aux enfans
qu'on veut corriger ; puis elle les embrassa tendrement et
quitta la cabane ( 1 ) .
Tels étaient les adieux ordinaires de Catherine , lorsqu'il lui
arrivait de laisser ses enfans seuls pour aller travailler chez un
gros fermier dont elle espérait être un jour la gouvernante ;
car elle avait toutes les peines possibles à soutenir sa petite famille
. Jadis elle n'avait pas craint de l'augmenter, parce que
son mari , laboureur actif et intelligent , avait su faire valoir le
(1) Ce trait est rapporté dans les Mélanges de Littérature , d'Histoire ,
de Morale et de Philosophie , par M. le comte d'Escherny .
68 MERCURE DE FRANCE ,
peu qu'il possédait. Mais , depuis la mort de son robuste époux ,
Catherine avait vu ses moyens diminuer chaque jour, et elle
songeait sérieusement à prévenir sa ruine totale. Ses enfans
n'étaient pas d'âge à travailler à la terre. L'aîné avait douze
ans; et quoique jouissant d'une excellente santé et d'une force
assez remarquable à cet âge , le petit Albert aimait mieux tenir
un livre qu'une pioche , et ses idées en général ne s'accordaient
guère avec l'économie. Ce qui sûrement l'avait distrait
des occupations rustiques , c'était le soin que le curé du
village avait mis à l'instruire. Lui trouvant de grandes dispositions
et une intelligence peu ordinaire , il avait prédit que le
jeune homme ferait un jour sa fortune et celle de ses parens ,
s'il savait seulement l'orthographe et quelques mots latins .
Dans cette espérance, Catherine le laissait volontiers perdre
son temps chez le bon pasteur; mais comme elle voyait qu'Albert
ne se pressait pas de faire fortune ,elle jugea que le bon
pasteur n'était pas un bon prophète , ou que du moins sa prophétie
tardait trop à s'accomplir. Elle fit une dernière tentative
près du fermier Pétersling , qui cette fois avait besoin
d'une femme à la tête de son ménage ; ses propositions furent
assez favorables pour qu'elle les acceptât sans hésiter . Elle reprit
en sanglotant le chemin de sa cabane ; elle marchait à pas
lents , poussait de temps à autre de gros soupirs , et le tablier
sur les yeux , elle se présente à ses fils sans cette satisfaction
qu'elle montrait ordinairement à son retour . Aussitôt elle prend
ses enfans , les embrasse l'un après l'autre ; mais Albert , quoique
le plus aimable des trois , est celui qui a le moins de part à
ses caresses ..
Le lendemain Catherine fait faire à ses enfans un copieux déjeuner,
mais sans toucher à rien , elle les considère avec un regard
de pitié ; jamais elle ne s'était montrée et si indulgente et
si prodigue. Ensuite elle bouleverse tous les meubles de la pauvre
maisonnette: elle fait quatre paquets ; ses vêtemens faisaient
partie de l'un, les autres étaient composés des garde-robes
de MM. Albert , Guillaume et Léonard. Après cela , Catherine
fait le partage du mobilier ; elle ajoute au paquet d'Albert unc
vieille bassinoire qu'elle avait eue par héritage , puis une paire
de pincettes et une broche. Celui de Guillaume a pour supplément
un petit sac de cuir, une sellette de vacher, un cornet
, tout ce qui sert enfin aux bergers ; et Léonard , destiné
apparemment au métier de ramoneur , eut tous les outils de
cet état. Quand la distribution fut faite , Catherine prit de l'eau
béníte , aspergea les paquets et les enfans , leur donna sa bénédiction
et dit , en mettant le petit avoir de ses fils sur leur dos :
OCTOBRE 1814. 69
Mes pauvres enfans , je suis réduite à la cruelle nécessité de
vous mettre à la porte , car moi-même j'entre au service chez
le fermier Pétersling ; cette maison ne m'appartient pas , iill faut
donc que vous cherchiez fortune ailleurs. Mais que l'on ne dise
pas que je renvoie mes enfans sans aucune ressource : Albert
peut se faire marchand de ferrailles, on a vu des négocians commencer
avec de moins grands moyens ; Guillaume a des dispositions
pour l'état de berger , aussi-bien il aime les bêtes , et il
en est aimé particulièrement , il semble même que le bon
Dieu l'ait fait naître pour garder les vaches ; Léonard est trèspropre
au métier de ramoneur, ce n'est pas le plus beau des
métiers , mais tous les états peuvent conduire à la fortune , et
puis sainte Pétronille , notre patronne , a soin des enfans qui ont
de bonnes inclinations et de bonnes moeurs. Que celui d'entre
vous qui sera le plus heureux vienne au secours de ses frères.
Embrassez-moi , mes chers enfans , et que Dieu vous conduise
. Prenez tous trois un chemin différent , afin que vous
ayez plus de chances pour rencontrer la fortune. Étourdis de ce
coup inattendu , ils laissèrent leur mère parler et agir ; ils prirent
en pleurant la route qu'elle leur indiquait , et tous trois se
tournèrent le dos après s'être embrassés tendrement.
J'ai oublié de dire une chose cependant fort essentielle : Catherine
possédait une belle chienne de chasse que l'on nommait
Diane , et qui avait pour Albert un attachement tout particulier ;
par la suite cette prédilection semblera assez naturelle. Comme
cette chienne embarrassait Catherine sans lui être utile en aucune
manière , elle la laissa suivre Albert ; elle eut quelque
peine às'en séparer, parce que jadis on lui avait assuré que Diane
servirait à découvrir des choses très - intéressantes pour sa famille.
Voilà donc Albert et Diane voyageant dans la meilleure intelligence
, se reposant de temps à autre , et reprenant des forces
pour arriver je ne sais où.
Assis à l'ombre d'un chêne , Albert visita son bissac , dans
lequel il trouva un bonnet de nuit; ce bonnet lui fit faire de
sérieuses réflexions . Voilà bien un bonnet de nuit , se dit-il ,
mais je ne sais pas précisément dans quel lit il me servira. Ma
mère m'a bien dit : Marche , tu trouveras la fortune ; mais elle
n'a pas ajouté , tu trouveras un lit. Ala vérité , elle m'a promis
l'appui de sainte Pétronille ; j'ai beaucoup entendu parler de
cette bonne sainte , mais je ne l'ai jamais vue. Quoi qu'il en soit ,
lorsqu'un mendiant s'adressait à ma mère , elle le renvoyait à la
patronne de la paroisse , il faut que ce soit une dame bien charitable:
mais il faut aussi qu'elle ait trompé quelquefois , car
70
MERCURE DE FRANCE ,
son nom ne consolait pas toujours les indigens , qui murmuraient
en poursuivant leur chemin. Mais après tout , si je
la rencontre , je lui souhaiterai le bonjour, et nous verrons ce
qu'elle répondra.
Albert replace sur son dos sa petite boutique de ferraille, sa
garde-robe non moins petite , et se remet en marche , s'arrêtant
à chaque carrefour. Alors les deux voyageurs se regardaient
mutuellement , comme pour se demander quel chemin il
fallait prendre ; mais Diane , qui semblait inspirée , choisissait
et terminait toute incertitude.
Cependant la nuit approche , et Albert ne rencontre ni
sainte , ni lit , ni fortune. Il traverse un petit village et entre
chez un fermier , où il vend sa paire de pincettes un batz et demi
, ce qui lui procure du lait pour rafraîchir lui et sa chienne.
Trop fier pour demander une hospitalité qu'on ne lui offre pas ,
il quitte le village , où l'on s'écrie de toute part en les voyant :
Ah le joli garçon ! ah le beau chien ! Un chasseur s'offre à lui ,
et lui offre cavalièrement un petit écu de la belle Diane. Un
écu! c'est un trésor pour un voyageur qui ne sait ou coucher ;
mais Albert réponddiitt sèchement qu'il n'avait pas coutume de
vendre ses amis . Acette boutade naïve , le chasseur partit d'un
grand éclat de rire , et les habitans firent chorus : piqué du
mauvais succès de sa proposition , il ajoute ces mots aux complimens
qui circulent autour d'Albert : C'est dommage qu'un
si beau garçon soit assez délicat , assez frileux pour porter, au
mois de juillet , une bassinoire afin de chauffer son lit. Albert
lui répondit , en continuant tranquillement sa route , qu'aussitôt
qu'il serait grand il viendrait lui casser la tête. Le chasseur,
se fachant et riant tour à tour , s'avance sur Albert ; mais Diane
se rapproche de son maître et menace de rendre la plaisanterie
sérieuse. On s'en tint là prudemment, et les inséparables continuèrent
leur route.
Il faisait déjà nuit , lorsqu'Albert et sa compagne découvrirent
un petit pré dans lequel se trouvaient plusieurs meules de
foin. Albert reconnut la nécessité d'en choisir une pour en faire
son lit , crainte de marcher beaucoup sans trouver rien de
mieux . Après avoir mis son bonnet de coton , pour que tout
fût dans les règles autant que possible , il pénétra dans la meule
avec sa chienne , et tous deux , dans les bras l'un de l'autre ,
dormirent du sommeil de l'innocence .
Le lendemain , Diane et Albert se réveillèrent en très-bonne
santé , et aussi frais , aussi dispos que s'ils avaient couché sur
de l'édredon; mais ils ressentaient un grand appétit ; leur situaOCTOBRE
1814 .. 71
tion devenait inquiétante , et le pourvoyeur Albert commençait
à spéculer sur sa bassinoire.
Il aperçoit à une certaine distance quelques maisons éparses ;
il se dirige de ce côté afin de rencontrer des acheteurs et un
déjeuner. En traversant un petit bois , Albert voit un lièvre superbe
s'élancer de son gîte et disparaître. Diane était déjà à sa
poursuite; le jeune homme , tremblant de perdre sa chienne ,
l'appelle de toutes ses forces ; elle revient en effet avec sa proie
encore palpitante. Albert s'attendrissait sur le sort de l'innocent
animal , sans songer combien il lui serait utile , lorsqu'il fut surpris
par un garde-chasse que sa voix avait attiré. En voyant ce
lièvre , le garde fit éclater une noble indignation , et voulut
l'arracher de la gueule de Diane ; mais celle-ci n'était pas dis->
posée à céder le gibier.
Alors s'éleva une grande contestation. Le garde était prodigue
d'épithètes injurieuses ; car les vêtemens d'Albert n'annonçaient
pas un rang distingué. Ce dernier, qui avait une
certaine élévation dans l'âme , s'étonnait qu'on lui parlât de la
sorte. Il avait bien quelqu'envie d'envoyer sa bassinoire à la
tête du discoureur, mais il songea qu'elle n'était pas propre àle
garantir d'un coup de feu. Le garde Antoine soutint qu'Albert
était un braconnier de profession , et que cette bassinoire
servait à cacher le gibier ; d'où il conclut qu'elle lui appartenait
de droit , ainsi que le lièvre , et il allait s'en saisir comme
d'une pièce essentielle du procès. Albert résista , et s'efforçait
en même temps d'apaiser la colère de Diane , qui ne cessait
de murmurer ; il tremblait qu'elle ne s'élançât sur le garde , et
qu'elle ne devînt victime de son zèle. Mais quel fut le désespoir
d'Albert , lorsque l'impitoyable Antoine affirma que Diane
était la chienne que l'on avait volée à son maître , qui la regrettait
beaucoup. Je la reconnais , dit-il , (le perfide , il ne
l'avait jamais vue ! ) , oui , c'est bien là sa joue noire , et son
oreille jaune . Cela dit , il mesure la taille et les pates de Diane ;
et le résultat de cet examen fut que cette chienne appartenait à
monseigneur. Il se disposait donc à l'emmener , et à s'emparer
aussi du lièvre et de la bassinoire , qu'il considérait comme un
bien faible dédommagement de l'amende qu'il était en droit
d'imposer au braconnier pour ces divers délits : après quoi il
invita Albert à le remercier de sa modération , à le saluer poliment
, et à continuer son chemin du côté qu'il lui plairait.
Le jeune homme ne fit rien de tout cela : il était indigné à l'excès
, car il n'est rien au monde de plus révoltant que cette apparence
dejustice dont le plus fort cherche à couvrir la noirceur
de son action , en arrachant par violence le bien du plus
72 MERCURE DE FRANCE ,
faible. Albert fit ranger Diane auprès de lui , et , sa broche en
arrêt , il attendait la décision : il n'attendit pas long-temps , car
Antoine, non moins intrépide , coucha en joue la pauvre Diane,
qui semblait désirer un ordre pour se jeter sur l'ennemi. Il fallut
se soumettre , mais Albert jura qu'il suivrait le garde jusqu'à
ce que son maître lui eût assuré à lui-même que Diane lui appartenait
; encore ne voulait-il la lui céder que si elle le reconnaissait.
Le garde, ne sachant trop quel parti prendre , consent machinalement
qu'Albert l'accompagne , espérant se venger de
son opiniâtreté.
Ils arrivent tous deux au château de Reindolf , qui n'était
alors habité que par Antoine et une vieille concierge. Albert ,
qui espérait y trouver le maître , fut consterné de cet incident ;
il se voyait au pouvoir de son persécuteur. Celui-ci forma aussitôt
un tribunal pour juger , c'est-à-dire condamner Albert.
Madame Pétersling , la concierge , fut nommée arbitre suprême
du débat. Elle prit alors le maintien qui convenait à une présidente;
elle s'assit sur le fauteuil le plus large , mit ses lunettes ,
et d'un air imposant elle écouta l'accusateur , et interrogea l'accusé.
Achaque nouvelle allégation du premier , elle s'écriait :
quel dommage qu'un si beau garçon soit déjà si corrompu! ... à
cet âge.... ! Hélas ! on ne sait plus où trouver l'innocence. Albert
était d'autant plus outré , qu'il apercevait des signes d'intelligence
entre son ennemi et son juge. Cependant , son tour
arriva , et il se justifia avec l'éloquence du jeune âge ; c'est-àdire
, qu'il ne s'arrêta point à l'harmonie des expressions , à ces
subtilités ingénieuses qui suppléent à l'évidence des faits. Il raconta
comment sa mère l'avait renvoyé de la maison paternelle.
Elle m'a promis que sainte Pétronille viendrait à mon secours ,
et pourtant je ne l'ai pas encore rencontrée ; car, ajouta-t-il en
s'adressant à la présidente, bien certainement ce n'est pas vous :
M. le curé assure qu'elle est bonne et belle ; je lui apprendrai
ce qui s'est passé , et tôt ou tard elle me veennggeerraa du mal qu'on
m'aura fait. Miséricorde ! s'écria madame Pétersling , de quel
pays vient-il , avec sa sainte bonne et belle? Il s'agit bien de
sainte Pétronille , vraiment ! apprenez , mon petit homme, que
sainte Pétronille ne se mêle pas des chiens , des bassinoires , et
des impertinens . Le garde avait ri de la naïveté d'Albert. , il rit
encore plus fort du dépit de la présidente. Celle-ci s'en apercevant
, se contint , et bientôt même elle parut s'attendrir sur
le sort du prétendu coupable , au point de l'interrompre à chaque
instant pour s'écrier, d'un air pénétré: le cher petit ami ! ....
nous le mettrons en prison.... L'innocent ! .... il faudra le lier
OCTOBRE 1814. 73
dans la cave .... L'aimable infortuné ! .... nous lui donnerons de
l'eau et du pain sec.... hélas ! nous y ajouterons quelques coups
de.... Mais Albert , fort peu touché de la compassion de son
juge , l'interrompit pour l'avertir qu'il ne voulait être jugé que
par le maître de la maison , et qu'il ne quitterait pas le château
avant son arrivée , à moins qu'on ne lui rendît son chien. Cependant
on arrêta que , pour s'assurer du coupable , il fallait ,
selon l'usage , le mettre en prison. Albert trouva fort étrange
qu'on lepunît avant que l'on eût prouvé ses torts ; mais on trouva
encore plus étrange qu'il raisonnât , étant le plus faible .
Le garde le conduisit dans une petite cave, où le jour pénétrait
avec peine , et dont l'air était humide et mal sain. Là
son conducteur lui laissa du pain bis et de l'eau , puis lui souhaita
un bon appétit en le quittant. Albert demande si l'on
doit le traiter de la sorte avant qu'il soit condamné ; l'impitoyable
geôlier répète que c'est conforme à l'usage et à la justice
de tout pays. D'ou Albert conclut , en poussant un soupir ,
que la justice elsainte Pétronille ne pouvaient être parentes.
Il est quelquefois bien commode d'être poëte ; soit dans un
cachot , soit dans la cave , on peut en toute liberté s'abandonner
à sesheureuses inspirations. Albert ne pouvait se consoler par
cemoyen; il ne faisait pas de vers , à peine savait-il les lire :
mais il réfléchissait très-profondément sur les vicissitudes humaines
, ce qui ne surprendra pas quand on apprendra qu'il
était déjà à huit lieues de lamaison parternelle ; or on sait
combienun homme s'instruit promptement en parcourant le
monde. Albert philosophait donc , faute de mieux : hélas ! se
disait-il , hier au soir je croyais qu'il n'était pas de lit plus mauvais
que le mien. J'étais vraiment bien simple; il faut avoir
voyagé pour connaitre les peines de la vie ; tel qui se plaint
un jour amèrement de son sort , sera puni le lendemain d'avoir
gémi pour si peu de chose , et même il traitera de pur enfantillage
ses chagrins passés . Après quelques autres remarques
toutes aussi simples que celle-là , il s'ennuya de réfléchir ; et
convaincu que les raisonnemens ne le délivreraient pas de
captivité , il prit la résolution de tenter un moyen plus efficace.
Albert était naturellement fort timide , mais lorsqu'il parvenait
à dompter cette timidité , il savait tout braver. Il exécutait
ses desseins avec un sang-froid imperturbable , et il mettait
autant de flegme dans ses jeux , que dans les affaires les plus
sérieuses .
Le soir , Antoine vint visiter son prisonnier , et les bras
croisés , il lui demanda ce qu'il pensait de sa nouvelle manière
devivre,et s'il n'aimerait pas mieux qu'on le mit à la porte ,
74 MERCURE DE FRANCE ,
que de souffrir ainsi pour une chienne. Albert interrompit brusquement
l'insensible harangueur , sauta súr lui , et lui donnant
unviolent coup dans les jarrets , il l'étendit à terre , s'élança
hors de prison , enferma le geôlier , et courut aussitôt délivrer
sa Diane chérie , qui versa des larmes d'attendrissement en
voyant son jeune maître.
Comme Albert voulait qu'il ne restât aucun doute sur sa
probité , il se décida à attendre M. Wormes de Reindolf qui
devait arriver le lendemain , à la suite d'une partie de chasse,
faite avec son père , son beau-père M. de Beligheim , et d'autres
gentilshommes du voisinage. Albert trouva madame
Pétersling soupant seule , et de fort mauvaise humeur contre
le garde qui n'arrivait pas. Le jeune homme s'empare de la
place vide , en racontant son expédition à madame Pétersling ,
et en lui annonçant qu'il agirait de même à son égard , si
ellene prenait son parti de bonne grâce. Il lui dit qu'elle doit
s'attendre à céder à Diane la moitié de son lit , mais que pour
lui il se contentera du canapé. La bonne femme jugea que
puisqu'Albert était le plus fort , ou le plus adroit , ce qui est la
même chose , cela voulait dire qu'il avait raison. Car , pensaitelle,
Dieu se range du bon côté : bien des gens moins religieux
qu'elle font le même calcul , ainsi qu'on ne la blâme point.
Tous trois soupèrent fort gaiement , et se couchèrent dans la
meilleure intelligence , quoique la concierge fût d'abord très-,
scandalisée de voir une chienne occuper la meilleure place de son
lit ; mais elle ne put davantage lui refuser son amitié , lorsqu'elle
sentit la bonne bête promener sa langue sur son visage , et lui
faire mille tendres caresses ,
Avant de s'endormir , madame Pétersling parla de sonmaître
et de sa bonne maîtresse ; elle raconta comment Joseph
Wormes s'était fait reconnaître de son oncle M. d'Elnach ;
comment il s'était marié , comment par la mort de ce même
oncle , il avait hérité de la terre de Reindolf dont il avait
aussitôt porté le nom ; elle parla des qualités de ses maîtres.
C'est bien le plus heureux ménage qui soit sous le ciel , ajouta-
t-elle , il faut voir comme il s'aiment ! ... Monseigneur est.
aussi empressé auprès de madame que s'il n'était pas son mari.
C'est une bien aimable femme que madame ! ... il n'est qu'une
chose qui la chagrine , c'est de n'avoir point d'enfans. Le premier
né lui a été enlevé on ne sait pourquoi , ni comment, et
les deux autres sont morts en bas âge. Ce que c'est que le
monde ! ... moi qui ne voulais pas d'enfans , j'en ai eu douze ;
Dieu me les a donnés , je les ai pris ; Dieu meles a ôtés , je l'ai
壽
OCTOBRE 1814. 75
laissé faire, ainsi soit-il : bonne nuit. Bonne nuit, répondit
Albert ; et tous trois dormirent d'un profond sommeil.
Albert fit un rêve qui le combla de joie. Il se voyait assailli
de toutes parts , et sur le point de perdre sa belle Diane ; mais
sainte Petronille s'avance vers lui , et lui présente , ainsi qu'à
sa chienne , une main secourable. Son air de bonté, et son
souris gracieux ravissent Albert , qui est aussitôt distrait de
son illusion par les aboiemens de Dianedont on n'ajamais su le
rêve. Albert entendit plusieurs voix d'hommes , qui frappaient
avec l'opiniâtreté de gens qui veulent entrer à toute force. Ce
sont mes maîtres , s'écria madame Pétersling en s'élançant hors
du lit. Ils font bien d'arriver , dit tranquillement Albert ; demain
j'irai leur souhaiter le bonjour, me faire rendre justice , et
prendre congé d'eux.
Les voyageurs , fatigués de la chasse , se couchèrent aussitôt ,
et madame Pétersling pressée d'en faire autant , et encore à
moitié endormie , oublia de fermer la grille , et vint reprendre
sa place auprès de la chienne ; laissant ainsi la maison ouverte au
premier aventurier que cette facilité pouvait séduire .
Il était trois heures du matin , lorsqu'un second avertissement
de Diane réveilla de nouveau le jeune Albert , qui , prêtant
une oreille attentive , distingua parfaitement les pas d'un cheval.
Lachambre de la concierge était au rez de chaussée : l'écurie en
était siprès , qu'il était difficile qu'il s'y passât la moindre chose ,
sans que l'on en fût aussitôt averti. Cependant Albert demeurait
paisible , mais sa curiosité fut excitée par un mouvement
plus brusque que fit le cheval en résistant , et il courut vers la
croisée. Il vit un homme sortir de l'écurie , entraînant après
lui une belle jument qui ne semblait pas disposée à voyager de
nuit. Albert prit le fusil du garde , et couchant en joue l'impudent
voleur : Arrête , ou je fais feu , s'écrie-t-il d'une voix
qu'il sait rendre imposante ; cet homme se retourne et voit
qu'il n'y a pas moyende se refuser à une invitation si positive.
Lejeune homme saute par la fenêtre avec sa chienne , et commande
de plus près au voleur de faire rentrer le cheval dans
l'écurie. Lemalheureux pris sur le fait, veut attendrir le vain-.
queur par des prières , puis par des menaces ; ce dernier expédient
ne sert qu'à fortifier notre héros , qui enferme l'homme
et l'animal , et se constitue la sentinelle dela porte de l'écurie .
Mais le héros , nullement façonné à la discipline militaire ,
s'endort avec le fusil et sa fidèle compagne dans les bras ; néanmoins
Diane veille pour son maître , et gronde au moindre
bruit qu'elle entend. Le matin , les domestiques , madame
Péterslinget legarde-chassequ'elle venaitde délivrer,trouventnos
26 MERCURE DE FRANCE ,
deux héros étendus devant la porte qu'ilsgardaient. Debruyantes
plaisanteries réveillent Albert , qui raconte aussitôt son aventure
en livrant le prisonnier . Tous les domestiques applaudissent
à ce trait de courage ; Antoine seul , secoue la tête d'un air de
doute ; mais Robert , l'ancien garde-chasse , maintenant domestique
de comfiance de M. Reindolf , dédommage Albert par ses
complimens , de l'impertinence d'Antoine. Le voleur Bardelini
avait remarqué le geste malveillant de ce dernier ; il espère en
profiter , en s'informant du poste qu'Albert occupe dans le
château , et jusqu'à quel point on peut se venger de lui , sans
craindre aucun obstacle. Les renseignemens obtenus lui fournissentles
moyens de nuire à son jeune vainqueur; et pour comble
de maux , le destin perfide, qui ne se lasse point de poursuivre
l'innocence , veut que Robert , le bon Robert , reconnaisse
aussi la chienne de son maître : il examine le colier sur
lequel étaient gravées les lettres initiales J. W. C'est elle en
effet , dit Robert , mais quoi qu'il en soit le jeune homme ne
saurait être coupable , parce qu'il doit être du même âge que la
chienne: car il y a douze ans que mon maître l'a perdue , elle
était alors fort jeune .
Les maîtres de la maison et les convives étant rassemblés, on
jugea ce moment favorable pour expliquer et terminer la chose .
Albert , qui sentait bien que l'accidentdont il avait si heureusement
garanti le seigneur de Reindolf, lui servirait de recommandation
auprès de lui , s'appropria le voleur. Son Bardelini
d'uncôté , sa chienne de l'autre , son petit paquet sur le dos , la
broche et la bassinoire sur l'épaule , il se présenta dans cet
équipagedevant ses juges. Dieu me damne ! c'est mon original ,
s'écrie un des convives.Albert reconnaît M. de Laufinburg , le
chasseur qui avait voulu acheter la belle Diane. A côté de lui
était sa femme qu'il aimaitsans amour , mais qu'il affectait d'aimer
, uniquement par vanité etpar dépit d'avoir échoué auprès
de madame de Reindolf, autrefois Hélène de Beligheim. Madame
de Laufinburg était parfaite en tout point : parfaitement
belle , parfaitement roide , parfaitement insipide , et Joseph de
Reindolf n'était nullement jaloux du trésor que possédait son
ancien rival .
L'entrée d'Albert exita la gaieté dans la réunion des chasseurs
déjà disposés à la joie. Albert n'y fit aucune attention ;
tout entier à l'importante affaire qui l'occupait , et conservant
cesang-froid quisied àune longue expérience , il prit sachienne ,
laposa au milieu de la table.Reconnaissez-vous ce chien , dit-il
d'une voix élevée ? A cette vue le maître de la maison recule de
surprise et rougit , sa femme rougit, les assistans étonnés rougis
OCTOBRE 1814. 77
sent provisoirement; et Albert pressentant de nouvelles difficul
tés, rougit encore plus fort. C'est elle ! dit M. de Reindolf: c'est elle !
s'écrient au hasard les amis complaisans ; et l'émulation servile
commençant à gagner les domestiques: c'est elle ! répètent- ils .
Albert s'embarrassait dans une longue péroraison qui avait pour
but d'attendrir l'aréopage , lorsque tout à coup , il lui prit fantaisie
en jetant les yeux sur madame de Reindolf, de trouver
qu'elle ressemblait singulièrement à la sainte qu'il avait vue en
songe; il courut avec transport se jeter à ses pieds , en lui disant:
Je vois , madame , àvotre air parfaitementbon et gracieux ,
que vous êtes cette belle sainte Pétronille dont le pouvoir est
aussi grand que respectable ; je vous conjure de faire connaître
lavérité , en me rendantce qui m'appartient. Cette étrange
erreur fit éclater de rire toute l'assemblée; sainte Pétronille
elle-même sourit , mais ce sourire n'avait rien d'offensant, et
ses yeux étaient remplis de larmes. Madame de Laufinburg ,
piquée de ne pas être sainte Pétronille , ridiculisa la bonhomie
d'Albert qui , avec son flegme accoutumé , fit hommage à madame
de Reindolf du voleur qu'il entraînait à sa suite , en expliquant
de quelle manière il s'était emparé de lui.
Mais quel fut l'étonnement d'Albert , de se voir accusé de
complicité par le voleur Bardelini lui-même ! L'ingrat ! s'écria
ce dernier d'un ton pathétique , c'est moi qui l'ai formé ; c'est
moi qui l'ai instruit dans l'art difficile de dérober łe bien d'autrui:
je fus forcé de le corriger pour une maladresse qui compromettait
mon honneur ; il m'a quitté , se croyant assez habile
pour se passer de son maître. Cette nuit, en traversant le
village , j'ai trouvé la grille du château ouverte : j'entre dans
Punique intention de vous en avertir obligeamment; le cruel
m'aperçoit , et saisit l'occasion de se venger en me supposant
des intentions coupables , tandis que je ne cherche plus qu'à réparer
mes anciennes erreurs. Eh quoi ! ajouta-t- il , en s'adressant
àAlbert , tu ne t'attendris pas au souvenir de mes bienfaits?
Albert n'était pas le moins du monde disposé à s'attendrir.
Afin de prouver son innocence , il demanda que l'on fit venir sa
mèrepour le confronter avec elle .
Il se trouva que la concierge , madame Pétersling, était la
femme du fermier chez qui Catherine était placée , et cette
ferme dépendait du château ; ony envoya aussitôt un domestique
, avec l'ordre d'amener la mère d'Albert . La pauvre femme ,
ayant appris que son fils était vivement soupçonné d'avoir
adopté un métier honteux, quoique très-lucratif, assurait à qui
voulait l'entendre , qu'elle n'était pas la mère de ce fils , et qu'on
ne pouvait la rendre responsable d'une chose qui ne la regardait
78 MERCURE DE FRANCE ,
nullement. A son arrivée , elle distribue des revérences à droite
et à gauche , elle embrasse son fils , le repousse , l'appelle son
cher enfant , le renie , pleure et parle tout à la fois , et personne
ne la comprend. Ce petit mauvais sujet est-il votre fils ? lui
demande Antoine. - Non, Dieu merci , il ne l'est pas , il ne l'a
jamais été... Cependant , je vous en conjure, ne le tuez pas
tout-à-fait . Nous nous en garderons bien, dit madame de
Reindolf , c'est un charmant enfant. - N'est-ce pas , madame ?
c'est le plus aimable de mes fils.-Et pourtant vous avez dit
que vous n'étiez pas sa mère. Quoi qu'il en soit , dit M. de Laufinburg
, sa réputation est des plus mauvaises. Et l'infortuné
n'en avait seulement pas ! Bien certainement non , ce n'est pas
mon fils , se hâta de répondre Catherine , il ne ressemble ni à
défunt notre homme Polycarpe , ni àGuillaume , ni à Léonard ;
bref, il ne ressemble à rien ; si ce n'est à monsieur , ajouta-t- elle ,
endésignant Josephde Reindolf : à qui ressemblerait-il , le pauvre
enfant ? il n'a ni père ni mère , et Dieu sait comment il est
venu au monde. Bardelini s'approcha d'elle et lui demanda d'un
air important et mystérieux , si Albert n'avait pas la marque
d'un champignon sur l'épaule droite. Un champignon ! s'écrie
madame de Reindolf, et elle tombe évanouie. Un champignon !
répète Joseph en relevant sa femme. C'est lui ! c'est lui ! c'est
lui ! tels furent les mots qui circulèrent autour d'Albert , qui ne
concevait pas qu'un champignon pût causer tant de trouble et
de surprise. Bien certainement voilà le père du jeune homme ,
dit Catherine en saisissant Bardelini. Cet aventurier, que je crus
être un grand seigneur , vint un jour m'apporter l'enfant et
le chien , enm'assurant qu'il ne tarderait pas à me récompenser
de mes soins. Bardelini , croyant mieux disposer l'auditoire en sa
faveur par un noble aveu , interrompit Catherine, et raconta luimêmecomment
et dans quelle intention , il avait enlevé le fils de
M. de Reindolf. Je suis Italien , dit-il , mais comme les talens que
j'avais acquis dès l'enfance avaient eu trop de publicité dans ma
patrie , je la quittai pour venir faire une récolte dans l'Allemague.
J'avais le génie inventif, et je trouvai le moyen de
me faire , avec le temps , un revenu assez considérable ; mais un
associé m'était nécessaire : bientôt j'en trouvai un, et votre fils
a été notre première victime. Voici quel était mon emploi: j'enlevais
, soit par force , soit par ruse, les enfans nés de parens
riches , dont lalibéralité pouvait récompenser l'individu qui rendait
ce trésor ; trésor d'autant plus précieux que je donnais la
préférence aux fils uniques. Mon associé devait , sous un nom
respectable , se faire passer pour un voyageur , qui , attaquédans
sa route et s'étant rendu maître d'un voleur , avait découvert
OCTOBRE 1814. 79
sa ruse, ainsi que la naissance de l'enfant qui suivait son prétendu
père . Il était impossible de prouver à ce voyageur qu'il
était le complice du voleur même ; car celui-ci était censé lui
avoir ensuite échappé: nous avions d'ailleurs mille moyens ,
tous aussi bien combinés les uns que les autres, de ramener les
enfans à lamaison paternelle. Ilya douze ans que m'étant arrêté
à Elnach , j'appris d'un de vos domestiques ce que j'avais
besoin de savoir. Une femme de la maison devait aller le lendemain
chercher votre fils chez sa nourrice , qui demeurait à Efel.
Jeme disposai aussitôt à faire cette capture. Cette chienne accompagnaitvotre
femme de chambre; comme elle me parut fort
belle , et que surtout , elle pouvaitservir à faire unjour reconnaître
l'enfant , je m'emparai d'elle dans le villagemême; et l'ayantdonnée
àmon aide ,je courus me placer dans un endroit de la forêt
très-favorable à un coup de main,etlà , j'attendis le retour de
la femmede chambre. Je tombai sur elle à l'improviste , et lui
donnai sur la tête un violent coup qui lui fit perdre connaissance .
Je prends l'enfant et m'enfuis au plus vite. Bien persuadé qu'on
ferait de grandes recherches , et craignant de m'exposer en
gardant l'enfant , j'arrive chez Catherine ;je me fais passer pour
l'intendantd'unpersonnage illustredont Albert est le fils naturel ;
je lui remets l'enfant et la chienne , en lui recommandant le
plus profond secret. Laissez croire que cet enfant est à vous ,
lui dis-je , votre fortune dépend de votre discrétion. Conservez
bien la chienne , elle doit servir d'extrait baptistaire au fils du
comte de *** , ainsi que le champignon que l'enfant porte sur
l'épaule. Cachez bien pendant quelques mois ,et l'enfant et la
chienne . Je viendrai unjour lesréclamer , et vous récompenser
selon la conduite que vous aurez tenue. Je la quittai aussitôt ,
sans attendre sa reponse, qui peut-être eût été un refus. N'ayant
pas réussi de même dans une autre entreprise de cette nature ,
je quittai l'Allemagne pour chercher en France un peu de sécurité.
Au bout dedouze ans , j'ai cru pouvoir reparaître ici
sans aucune crainte , et y recueillir le fruit de ma coupable industrie
; mais en traversant le village , je trouvai la grille de
votre maison ouverte ; je pensai que je devais saisir une occasion
si favorable , et maintenant je paie cher une semblable
imprudence: puissiez-vous du moins reconnaître mon repentir ,
me permettre de vivre en honnête homme , et moi , puissé-je
réparer le mal que j'ai fait !
Pendant ce récit , monsieur et madame de Reindolf accablaient
de caresses ce fils tant regretté , et Albert , charmé d'être
le fils de sainte Pétronille , lui rendait ses caresses sans s'inquiéter
de quelle manière sa métamorphose s'opérait .
80 MERCURE DE FRANCE ,
1
Le repentir de Bardelini étant un peu tardif, onjugea que
sa contrition pourrait bien n'être que momentanée ; et afin de
la rendre plus durable , on le livra aux mains de la justice , malgré
les instances d'Albert qui voulait que tout le monde fût
heureux comme lui.
La bonne Catherine était dans l'extase , et tandis qu'elle souhaitait
à chacun de ses enfans d'être les fils d'une semblable
sainte , Guillaume et Léonard entrent , et se jettent dans les
bras de leur mère qui pleure de joie en les revoyant.
On sait que Léonard et Guillaume , en quittant leur mère ,
avaient pris chacun un chemin différent . Ils le suivirent pendant
quelques heures; mais l'un et l'autre netardèrent pas à faire des
réflexions fort sages. De toute manière , se dirent-ils , il a été
promis à notre frère Albert qu'il trouverait la fortune; en prenant
le même chemin que lui , nous devons la rencontrer infailliblement
, elle ne saurait être sur plusieurs routes à la fois ,
donc il faut rejoindre Albert ; s'il devient riche , il partagera
avec nous ce qu'il possèdera , parce qu'Albert est humain , et qu'il
nous aime de tout son coeur. Cela dit , tous deux retournèrent
sur leurs pas , et suivirent les traces de leur frère. Guillaume et
Léonard ne se rencontrerent point le mêmejour ; le premier
passa la nuit dans un fossé assez humide ; le lendemain il fut à
moitié perclus , et le voyage commençait à lui paraître fatigant
: Léonard grimpa sur un arbre , mais sa position contrainte
lui ayant donné le torticolis et une courbature , il eut le
lendemain fort mauvaise grâce à marcher. C'est pourquoi tous
les deux n'arrivèrent au château qu'un jour après Albert .
M. de Reindolf , ne sachant comment remercier plus dignement
le ciel qui lui rendait son fils unique , fit donà la pauvre
Catherine d'une ferme très-productive et agréablement située
aux environs d'Elnach , en lui recommandant de ne pas mettre
une seconde fois ses enfans à la porte. Ensuite il rassembla les
paysans du voisinage et les gens de la maison; il les rangea se-
Ion leur mérite; il mit Albert entre Guillaume et Léonard , à
la tête de la procession : l'un portait la broche d'Albert , l'autre
sa bassinoire . M. Wormes père et sa femme les précédaient ;
Robert suivait son jeune maître , et les seigneurs et les paysans
étaient pêle-mêle ensemble. Ils se mirent en marche vers une
petite chapelle , et là , chacun en son langage , fit de sincères
remercimens à la Divinité. On retourna dans le même ordre
au château ; M. de Reindolf pendit la broche et la bassinoire
parmi les armures de ses ancêtres ; et avec cette respectable
simplicité que l'on rencontre encore dans quelques pays de l'Allemagne
, M. de Reindolf reçut à sa table ses paysans , ses do
OCTOBRE 1814 . 81
mestiques même qui l'adoraient , et ne respectaient pas moins
leur maître , après avoir choqué leurs verres contre le sien.
Mademoiselle V. CORNÉLIE DE S***.
BULLETIN LITTÉRAIRE .
SPECTACLES. Theatre Feydeau. Première représentation du
Premier en date , opéra-comique en un acte et en prose , paroles
de M. Désaugiers , musique de M. Catel.
Madame de Millière , jeune et jolie veuve , qui doit le gain
d'un procès important au zèle et à l'amitié active du baron de
Corval , lui accorde , par reconnaissance , la main de sa nièce
Aglaé de Gennevilliers ; mais la jeune personne a encore présent
à sa mémoire le colonel Florvel , qu'elle a vu au bal une
fois , il y a quelque mois. Ce Florvel , neveu du baron , s'est
plu , jusqu'à présent , à lui ravir toutes ses conquêtes ; il lui enleve
encore celle-ci. Arrivé dans l'hôtel garni où logent madame
de Millière et sa nièce , dont il a conservé pareillement
un tendre souvenir, il obtient sa main commepremier en date.
A la première représentation , le baron épousait aussi madame
de Millière ; mais le public n'a pas ratifié ce double mariage.
Cette pièce a été applaudie en quelques endroits , et sifflée
dans d'autres . Huet est vena à la fin nommer les auteurs , à la
demande de quelque amis du parterre. On sent combien est
invraisemblable cet amour de Florvel et d'Aglaé , qui , chacun
de leur côté , ont éprouvé le même sentiment pour une personne
qu'ils n'ont vue qu'une fois ; leur constance est d'ailleurs
en contradiction avec la légèreté de leur caractère. Le nom de
l'auteur des paroles , connu assez généralement avant la représentation
, promettait beaucoup d'esprit et de saillies ; mais les
espérances ont été trompées. Il s'en est montré fort avare , et ,
ce qu'il y a de plus fâcheux dans un opéra, son poëme n'était
nullement favorable au développement du génie de l'auteur de
lamusique. C'est ainsi qu'on peut expliquer l'insipidité de celleci
, dans laquelle , à l'exception de l'ouverture , dont l'effet est
assez agréable , et d'un joli air chanté par madame Boulanger,
on ne trouve absolument rien qui soit digne d'être cité.
Théâtre de l'Odéon .-Première représentation de Charlotte
Blondel , ou le Hameau de Sainte- Colombe , comédie en
unacte et en prose de M. Paccard.
Charlotte Blondel , jeune orpheline , pleure l'ingratitude de
6
82 MERCURE DE FRANCE ,
A
Gervais , l'ami de son coeur, qui est allé à Paris pour recouvrer
la vue , et depuis son départ n'a pas donné une seule fois de ses
nouvelles. Lucas , garçon le plus gai du village , fait la cour à
l'infortunée Charlotte ; mais , comme on peut le présumer, son
amour n'est pas accueilli. Cependant Gervais arrive; la vue lui
a été rendue , et il s'est échappé de la maison de ses parens , qui
voulaient lui faire contracter un mariage contre son gré. Le
bonheur des deux amans réunis est bientôt troublé par les
épreuves auxquelles les soumet le seigneur du hameau , d'après
les intentions du père de Gervais , dont il est l'ami. Le jeune
homme , d'après l'avis de la vertueuse Charlotte , se dispose à
retourner chez l'auteur de ses jours; mais le seigneur, satisfait ,
lui annonce le consentement paternel à une aussi tendre union,
Le fond de cette pièce sentimentale est assez triste ; Armand,
chargé du rôle de Lucas , dont il s'est très-bien acquitté , l'a de
temps en temps égayée. Elle n'a eu qu'un faible succès , et
même quelques signes d'improbation ont été entendus à la fin.
Première représentation d'une Journée de Pierre-le-Grand ,
ou Pierre et Paul, comédie en 3 trois actes et en prose de
M. de Lamartellière .
Paul , capitaine hollandais et gendre du négociant Kalf de
Sardam , chez lequel le czar Pierre a logé lorsque , sous le nom
de Pétervas , il faisait en Hollande son apprentissage de charpentier,
vient à Pétersbourg avec sa belle-soeur Lisbeth , promise
à Barloff, fils d'un boyard rebelle , arrêté par les ordres
de l'empereur. Le czar, instruit de son arrivée et de ses dispositions
à la jalousie , s'amuse à le mystifier . Il met dans sa confidence
son épouse Catherine et ses favoris , et fait conduire le
capitainedans sa maison de campagne , appelée la chaumière de
Pierre. Il se présente à lui comme l'aîné des frères Barloff;
Gellowin, unde ses officiers, joue le rôle du prétendu , et , par
un hasard singulier, ce Gellowin, qui a vu Lisbeth en Hollande ,
aconçu pour elle des sentimens qui sont payés de retour. Chacun
parle àPaulde la beauté , de l'affabilité de Gertrude ; mais
enfin tout s'éclaircit par la reconnaissance du czar, qui unit les
deux amans au préjudice du véritable Barloff.
On a trouvé tropd'uniformité , et quelquefois trop de liberté
dans lesplaisanteries dont le pauvre mari hollandais est l'objet; la
mystification a paru peu digne du réformateur de la Russie : elle
n'est point d'ailleurs analogue avec son caractère connu. Malgré
ces défauts , la pièce , qui a du moins le mérite de la gaieté,
si rare aujourd'hui, abeaucoup amusé, elle a été favorablement
accueillie . Bourdais , au bénéfice duquel était la représentation ,
OCTOBRE 1814. , 83
s'est bien acquitté du personnage de Paul; Clozel a représenté
avec noblesse et dignité celui de Pierre. Les autres ont été
pareillement rendus d'une manière satisfaisante. MARTINE.
A M. LE RÉDACTEUR DU MERCURE DE FRANCE.
MONSIEUR , j'ai lu avec infiniment d'intérêt , dans votre journal
, un article plein d'érudition , où M. Letronne , jeune savant
, nous fait apprécier tout le prix d'une bonne traduction
de Pausanias. En rendant compte de l'estimable ouvrage de
M. Clavier, l'un de nos plus habiles hellénistes , la plume savante
qui s'est plu à retracer quelques-unes des nombreuses difficultés
qu'il avaincues avec tant de bonheur, nous a donné des preuves
d'un goût pur et éclairé. Sije ne craignais que mon suffrage
ne fût trop équivoque pour donner plus de prix aux conjectures
très- ingénieuses présentées par M. le rédacteur, je me permettrais
d'ajouter aux nombreuses et respectables autorités qu'il a
citées , le témoignage d'un auteur grec très-célèbre. On devine
déjà que c'est Hippocrate ; car c'est à peu près là ma seule ressource
, après toutes les citations de notre savant , dont la sagacité
et les lumières l'ont mis à portée de deviner, dans plusieurs
endroits du texte de Pausanias , la pensée de cet auteur. On
it , page 513 (dernier numéro du Mercure , septembre ,
Heuxième article , de M. Letronne) , chapitre 35 , page 253 , de
Je la nouvelle traduction et édition de Pausanias , par M. Cla-
Vier : ἐνθαῦτα πεῤῥιραγέντος λόφου ( correct. de Lambin ) , διὰ χει
μῶνα ὀσὰ ἐφάνη τὸ σχῆμα παρέχοντα ( correct. de M. Clavier ) ,
c'est-à- dire , une colline s'étantfendue par la rigueur dufroid,
on y aperçut des ossemens .
« Qui a jamais vu , dit le rédacteur, que la rigueur du froid
→ fit fendre des collines ? » Il conclut , d'après ce raisonnement
res-plausible , « qu'il paraît convenable de supposer à χειμῶν la
signification très-ordinaire de grandes pluies d'hiver ou d'été,
- ce qui donnera à la phrase un sens très-juste et très-naturel ,
- en ce que la circonstance , rapportée par Pausanias , rappelle
⚫ un de ces éboulemens si communs dans les pays de mon-
-tagnes>> .
Non-seulement on peut supposer à χειμῶν la signification
res-ordinaire de grandes pluies d'hiver ou d'été , mais c'est
u'il jouit effectivement de la double prérogative d'exprimer à
afois , dans la même langue , ou desfroids très-apres , ou des
empétes et des ouragans accompagnés de grandes pluies. Nous
84 MERCURE DE FRANCE ,
en avons la preuve dans ce passage de la deuxième sectiondu
livre des Epidémies d'Hippocrate.
Ἐν Θάσω προϊ τοῦ φθινοπώρου χειμῶνες οὐ κατὰ καιρὸν ἀλλ᾽ ἐξαίφνης
ἐν βορηΐοισι καὶ νοτίοσι πολλοῖσι ὑγροὶ καὶ προεκρήγνυμενοι. « A Tha-
> sos , dès avant l'automne , des tempêtes extraordinaires pour
» la saison éclatèrent tout à coup avec de grandes pluies ac-
> compagnées de vents de nord et de midi , qui amenèrent
» une humidité excessive et prématurée » . Il est certain que
cette citation est parfaitement d'accord avec le passage du
texte que nous avons transcrit ; en un mot , il serait difficile ,
pour ne pas dire impossible , d'en donner une autre explication.
La seconde observation est purement historique. Ch. 18 ,
pag. 121 de Paus. ( p. 511 du Merc. ) , κατάκειται δὲ ἐς αὐτο βι
βλία καὶ γυμνάσιου ἐςιν ἐπώνυμον ἀδριανοῦ. Le rédacteur dit encore
, M. Facius a très-bien vu que ἐς αὐτό n'avait point de
sens, il lit ἐνθαῦτα ; il ajoute ensuite que , par une de ces transpositions
si fréquentes dans le texte de Pausanias , on doit lire ,
και. γ. ἐ. ἐ. ἀδριανοῦ. κατάκειται δὲ ἐς αὐτὸ βιβλία , en rapportant
αὐτὸ ὰ γυμνάσιου ; conclusion : « l'on sent qu'il est tout naturel
» qu'on eût rassemblé dés livres dans un gymnase bien fré-
>>quenté par les philosophes , les sophistes et les rhéteurs , et
> destinés à l'éducation de lajeunesse » .
Cette conjecture me paraît d'autant mieux fondée , qu'il est
fait mention spécialement , dans la préface du second livre
des prédictions d'Hippocrate , des écrits qui furent publiés notamment
par les médecins gymnosophistes. Or, ily a tout lieu
de croire que ces écrits (avec d'autres qui traitaient de la philosophie),
étaient conservés précieusement en dépôtdansle gymnase
, comme chez nous dans nos bibliothéques. Voici le texte
d'Hippocrate : τῶν δὲ ξυγγράμματα ἔλαβον· ὅσε εὐ εἰδὼς οἷα ἕκαςος
αὐτῶν ἐφρόνει καὶ τὰς ἀκριβηΐας οὐδαμοῦ εὐρῶν ἐπεχείρησα τὰ δὲ γρά-
φειν. « J'ai eu en main leurs écrits ( des gymnosophistes ) , et ce
>> n'est qu'après m'être bien mis au fait de ce que chacun
>> pense , que ne trouvant point cette exactitude ( si vantée dans
>> les prédictions ), j'ai résolu de mettre ceci au jour ( 1 ) » .
Latroisième et dernière observation que je me permettrai ,
est unpeu moins favorable à l'opinion du rédacteur : ainsi , par
exemple , dans ce passage , chap. 28, p. 197 de Paus. , et 512
du Merc. , ὅσον ὑπὸ τὰ προπύλαιω , πηγή τε ὑδατός ἐσι , il croit
qu'il manque un mot : « car a-t-on jamais dit , dans aucune
(1) Voyez édition française avec le texte grec des oeuvres d'Hipp . , a vol. ,
p. 265, par M.de Mercy. Paris , 1813 .
OCTOBRE 1814. 85
» langue , une source d'eau , à moins de vouloir spécifier si
" cette eau est chaude , froide , douce, salée , saumdire , etc. ,
» ou d'avoir l'intention de comparer cette source avec une au
» tre d'une nature différente , ainsi que l'a fait Lucien , qui
» dit πηγὴ ὕδατος par opposition avec πηγή μύρου , πηγή μέλι
» τος, etc. En un mot , πηγή ne doit pas s'écrire sans un adjec-
> tif qui lui donne une qualification quelconque » .
Cependant , Hippocrate , dans son Traité des airs , des eaux
et des lieux ( p. 32 , chap. 38 , de l'édit. de M. Coray ) , cite le
mot πηγαῖ sans addition.
ὁκόσων μὲν αἱ πηγαὶ πρὸς τὰς ἀνατολὰς ἔχουσι , ταῦτα μὲν ἄριζα αὐτὰ
ἑωϋτέων ἐςι , c'est-à-dire , les sources situées au levant sont les
meilleures ; il est vrai qu'à la fin du chap. 42 , on lit : περὶ μὲν
τῶν πηγαίων ὑδάτων ὧδε ἔχει. Voilà pour ce qui concerne les
eaux de source , parce que précédemment on a expliqué qu'elles
étaient douces ou saumatres . Quant à l'usage reçu , il paraît
bien prouvé qu'on peut citer πηγή sans adjectif; mais , d'après
la remarque très-judicieuse du rédacteur, on ne peut s'empêcher
de sous-entendre ici πικροῦ , « parce que la source dont
>>parle Pausanias , est celle qui existe encore au pied de l'acro-
>>pole d'Athènes du côté de l'ouest ; il est probable que ,
>>> comme historien,Pausanias n'avait pas manqué de remarquer
>> cette source, ainsi que la qualité de ses eaux . » Cela est à peu
près douteux , et l'on peut laisser le passage tel qu'il est , sans y
rien ajouter.
Je conclus , avec le rédacteur, que rien n'est plus perfide ,
pour nuire à un auteur et à son ouvrage , que d'en rapporter
des passages isolés . D'abord , l'on ne manque pas de les altérer
s'ils sont bons , ou de les transcrire tout au long , pour peu
qu'ils paraissent faibles , et cela , afin de mettre le lecteur en
étatde mieux juger du mérite de l'ouvrage. Par exemple , s'il
s'agit d'une traduction , on se garde bien de mettre le texte
sous les yeux du lecteur. Il arrive assez souvent qu'un auteur a
des Zoïles ignorans pour le critiquer, et peu de personnes en
état de le juger. Mais M. Clavier doit se louer des brillantes connaissances
de son critique , l'envie ne réside que dans des âmes
basses et jalouses ; il a du moins la consolation d'être loué ; encore
sa réputation est-elle bien au-dessus des éloges que l'on en
pourrait faire. Je me plais à lui rendre ce témoignage , qui est
celuides savans etdes gens de lettres , dont il m'est bien agréable
d'être l'interprète dans cette circonstance.
Recevez , M. le rédacteur, l'assurance de mes sentimens distingués.
D. M.
86 MERCURE DE FRANCE ,
A M. LE RÉDACTEUR DU MERCURE .
Haarlem , ce 6 novembre 1814.
Monsieur , ce n'est pas sans le plus grand étonnement que
j'ai lu , dans le Nº. 662 de votre journal ( cahier d'août 1814) ,
une lettre de Condorcet , datée Paris 1783 , dans laquelle il fait
mention d'un moyen (selon lui) employé en Hollande , pour
obliger au travail des forçats paresseux. Je ne sais ce qui a pu
induire M. de Condorcet en erreur, d'une aussi étrange manière;
mais je dois à la nation , à laquelle j'ai l'honneurd'appartenir,
de la relever, et vous prie en conséquence de vouloir
insérer cette lettre , que je prends la liberté de vous écrire
dans un des prochains numéros du Mercure.
Je vous garantis que jamais le moyen de corriger la paresse ,
dont il s'agit , n'a été en usage ni ne l'est en ce moment. Il n'est
nullement dans le caractère hollandais de traiter , même des
coupables , avec barbarie; et ceux de votre nation , qui , dans
les dernières années, ont été particulièrement à même de connaître
nos institutions publiques , nommément les maisons de
force, n'ont pu nous refuser leur approbation. Les travaux
auxquels on emploie les forçats ont tous un but d'utilité , les
punitions mêmes ne mettent jamais endanger la santé ni la vie
d'aucun individu. En donnant une place dans votre journal à
ce peu de lignes , vous en effacerez une tache qui le dépare , et
•rendrez justice à un peuple trop doux et trop humain , pour
oser être soupçonné d'une cruauté ridicule envers des infortunés,
àunpeuple trop souvent méconnu, mais qui a donné des preuves
récentes de ce qu'il ne se laisse point outrager impunément.
J'ai l'honneur de vous saluer , Μ.Τ.
AU MÊME.
Observations sur une exacte ressemblance , qui ne pouvait étre
obtenue qu'au moyen de données physiognomoniques ; par
M. CADET- DE -VAUX , Censeur royal honoraire, etc.
Vous publiez , Monsieur , sur Lavater, une notice historique
que son savant auteur, le Dr. Moreau de la Sarthe , accompaOCTOBRE
1814 . 87
gne de réflexions et d'observations , d'après lesquelles il serait
difficile de ne pas croire à la science physiognomonique.
Les développemens que donne à cet effet le Dr. Moreau ,
en cinquante-trois muscles , qu'il désigne comme prenant part
à tous les phénomènes intérieurs des passions , m'ont rappelé
un fait que j'ai souvent raconté , mais qui mérite d'être consacré
comme venant à l'appui du degré de probabilité , etmême
de la certitude de la physiognomonie; combien de ces faits ainsi
perdus , et qu'on retrouve utilement pour la science !
Unhomme, qui avait acquis quelque célébrité , meurt d'apoplexie.
Sa famille , autant par attachement que par vanité , désire
en avoir le buste en marbre. Nul portraitde lui ! Un sculpteur
de l'académie royale prend le moule de la figure en plâtre ,
l'emporte et commence à modeler. N'ayant jamais vu celui
dont il avait à rendre les traits , il invite la famille à venir juger
de l'ébauche : pas un trait dans cette esquisse ; on engage d'anciens
amis du défunt à se transporter à l'atelier : Bayeu, de l'académie
royale des sciences ; Pia , chevalier de Saint - Michel ,
etmoi composions ce juri ; on nous découvre plusieurs bustes
encore frais , dont un nous offre l'image d'un mort, et rien
qui rallie à sa ressemblance.
Une séance aussi négative ne dut pas être longue ; et nous
nous retirions , lorsqu'à cinquante pas de l'atelier je conçus le
moyende donner à l'artiste des points de ralliement. Je n'étais
pas élève de Lavater , mais bien de Diderot , qui avait des idées
très-philosophiques et très -justes sur cette sympathie qui de
prime abord s'établit entre certains individus ; rapports involontaires
qu'il regardait comme le résultat d'une science pratique
etde comparaison. Nous tînmes conseil dans le vestibule
du Louvre,je fis part de mon idée. Retournons , dit Bayeu , et
nous rentrâmes ; et j'exposai au sculpteur le motif de notre
réapparition , et lui donnai l'espoir de parvenir à une parfaite
ressemblance.
Ce n'est pas , lui dis-je , le panégyrique du mort que je viens
faire : il avait du mérite , mais il avait des défauts ; or, il s'agit
ici de son portrait ; et les défauts impriment plus de reliefs
que les vertus sur la physionomie; veuillez donc vous prêter à
une séance de plus, et nous osons répondre du succès . C'est tout
ceque pouvait désirer le sculpteur. Habile et savant dans votre
art , la myologie , lui dis-je , vous est familière. La physiognomonie
est une véritable science et non un système. Beaucoup
de gens la possèdent sans s'en douter, ou plutôt tout le monde
est physionomiste , les animaux même. Y a-t-il un meilleur
physionomiste que ce gros chien qui , entrant dans un cercle
88 MERCURE DE FRANCE ,
de visages nouveaux pour lui , fixe son monde ,et se laisse ou
non caresser par tel et tel individu ; tandis qu'il ne frétillera
pas de la queue , et que même il grommelera , approché par
tel ou tel autre.
Voici un fait plus positif :
Casanova , le peintre , fut un jour invité à dîner avec un
orang- outan , chez M. de Bouguainville; Casanova avait de la
prestance , une belle et agréable figure. Notre orang - outan
s'attacha à sa personne ; il se place à table près de lui ; au jeu il
s'assied à ses côtés et semble s'associer à sa bonne ou mauvaise
fortune; enfin , il s'établit de la part de cet animal une véritable
sympathie , mais que ne partagea pas Casanova , qui revint
de cette entrevue un peu mélancolique ; il trouva trop
près de l'homme cet anneau de la chaîne qui lie les êtres
créés.
D'accord avec notre sculpteur sur cette théorie , dont le fil
devait le conduire , il ne s'agissait plus que de la réaliser . C'est
déjà quelque chose que la charpente osseuse , repris-je ; ne nous
occupons plus que de la physionomie , laquelle consistant dans
lejeu seul des muscles , a totalement dû disparaître par le
désordre qu'y a jeté le gonflement de la face entière. Rétablissons
donc dans ces muscles l'harmonie qui y a préexisté.
M.... , à du mérite , joignait beaucoup d'orgueil , de vanité ;
enfin il avait tous les amours-propres .
D'une petite taille , il voulait paraître grand ; et , à cet effet,
il se dressait sur la pointe du pied et portait la tête haute , ce
qui tiraillaitet gonflait les muscles du cou ; en suivant leur réaction
sur ceux de la face , vous aurez déjà un grand point de
ressemblance , celle de l'attitude. Le sculpteur eut promptetement
imprimé à nos muscles leur caractère en profil ; et , vu
de profil , on eût déjà reconnu M.... à son attitude , c'était déjà
la mimique des portraits à la silhouette.
Maintenant , monsieur, prononcez fortement le muscle orgueilleux
; ensuite donnez beaucoupde relief au muscle mépriseur.
M.... était rarement de l'avis des gens , et n'écoutait qu'en
méditant une contradiction. En conséquence ,pincez les lèvres ,
relevez celle du côté droit , pour l'ouvrir dédaigneusement.
Bien! s'écria le juri , la ressemblance gagne. Voici, monsieur,
votre thème fait , achevez-le , et nous reviendrons dans deux
jours. Ce que nous fimes. La famille revint à l'atelier, et trouva
le buste frappant de ressemblance; il l'était en effet ; exposé
au salon , il fut généralement reconnu .
Si ce fait, messieurs , peut paraître problématique à quel
OCTOBRE 1814. 89
ques personnes, au moins ne l'est-il pas pour le peintre , le
sculpteur, l'anatomiste , et surtout le physiognomiste.
C'est ainsi que l'honorable famille des Cochin n'a pu jouir da
portrait de son aïeul vénérable que d'après un mémoire descriptifde
sa physionomie.
De Franconville-la-Garenne , le 31 octobre 1814.
AU MÊME .
Sur l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem.
Tous vos lecteurs (je me le persuade , monsieur ) , auront
applaudi aux deux articles concernant l'ordre de Saint-Jean
de Jérusalem , insérés dans les deux derniers Mercures .
A bon droit l'on y rappelle ses antiques vertus , son dévoument
, les services signalés qu'il a rendus au monde civilisé , et
l'on y déplore les excès , les pillages et la captivité , l'esclavage
honteux dont la disparution de l'ordre nous rend , de la part
des Barbaresques , de plus en plus victimes .
Un tel degré d'avanies , d'outrages , d'atrocités , ne se peut
tolérer plus long-temps.
Unmoment il avait semblé qu'il allait y être mis un terme.
Cet instant ( je crois me le rapeller) , précéda la guerre désastreuse
que le Directoire français intenta contre les Turcs en
Égypte , expédition qui ne le céda en immoralité qu'à la guerre
portée au coeur de l'Espagne.
Cette expédition d'Egypte était immorale : nous étions en
paix avec le Turc , et toutà coup les rivages de l'Égypte furent
envahis. Ce n'est pas que , dès avant la révolution française ,
des voeux n'aient pu être formés pour que l'Égypte pût devenir
française , ou qu'au moins le gouvernement spoliateur , oppresseur
des pachas , fût détruit , pour rendre , s'il se peut , cette
antique et intéressante contrée aux arts , à la civilisation , à la
lumière. Avant 1789 , j'en formais le voeu ardent et secret. Trois
raisons déterminaient ma pensée : 1º. le sol de l'Égypte doit pouvoir
rapprocher de nous les productionsdes colonies américaines;
2º. un particulier seul , pouvant offrir une suffisante caution
pour sa moralité , doué de génie , à quelque somme que puisse
monter son entreprise , doit ouvrir ou plutôt rouvrir (car je ne
doute pas de son antique existence ), un canal communicatif des
eauxde lamerRouge à celles du Nil; et ce bienfait inappréciable
solderait nécessairement d'une manière prodigieuse toute avance
de fonds quelconque; 3 °. un séjour assuré, tranquille en Égypte ,
remontant jusqu'en Nubie , nous mettrait en rapports directs
90 MERCURE DE FRANCE ,
avec l'Abyssinie , avec l'intérieur de l'Afriqne , et pourrait , avec
du travail , nous fournir sur l'antiquité les plus précieuses_découvertes.
Ces contrées ne sont plus les mêmes ; les arts , la
civilisation en ont fui; peut-être en saurions-nous retrouver les
traces ? Tels ont toujours été mes désirs , mes pensées. Pour en
tenter l'exécution , fallait-il recourir à des mesures iniques? Le
voeu dela philosophie s'exécuterait-il par des voies injustes et sanglantes?
Cen'est point à ceprix que se peut obtenir le bonheur.
Avant cetteexpédition, un crid'une indignation générale s'était
fait entendre contre Alger et Tunis , ces repaires de pirates , de
brigands. Leur destruction fut annoncée ; en mon particulier ,
j'en tressaillis d'aise , et tout à coup il n'en fut plus question .
On ne voulait apparemment qu'opérer une diversion , et on la
préféra illégitime.
Revenons à ces sentimens de justice , de sûreté nécessaire ,
d'indignation générale contre ces voleurs effrénés . Qu'un ordre
nouveau , conforme en beaucoup de points à celui de Malte ,
plus étendu dans ses vues , s'élève et assure la paix des nations ,
leur commerce , leurs communications mutuelles , la liberté des
mers .
Qu'il serait beau que toute la marine européenne , américaine
et d'Asie , reconnût cet ordre nouveau pour centre d'esprit , de
vues , d'opérations et de conduite.
Peuple anglais , peuple éclairé , magnanime , que veux-tu !
l'ordre,lajustice! C'est sur elle , ainsi que pour nous , que reposent
pour toi les véritables élémens de gloire et de bonheur. Sur
terre , sur mer , vous ne voulez pas la domination , la tyrannie.
Opprimer les nations , direz-vous avec nous , est un crime , et
le règnedu crime est éphémère. Chaque peuple , vous le savez ,
est indépendant et souverain dans son enceinte ; il est libre dans
ses relations extérieures , et ses traités ne se peuvent conclure
qu'à des termes égaux .
Que notre cri soit : Sécurité , protection mutuelle ! Le plus
grand bonheur est d'avoir son voisin pour ami. Que nul ne
puisse arborer un pavillon étranger, et que tous soient l'objet
d'une déférence, d'un salut , d'un secours réciproques ! Que
nulle contestation , que nul recours à la force ne puisse avoir
lieu entre nations ; mais que toute querelle soit toujours renvoyée
pardevers des arbitres. ( Alors qu'un congrès , formé
d'un député et d'un suppléant pour chaque nation , sans faste
comme sans orgueil , sans autre prééminence que l'âge , soit
établi en un lienquelconque pour juger des rapports généraux
extérieurs des peuples , et transiger sur toute querelle ) .
Que l'élite de chaque nation , au jugement de son gouverne
OCTOBRE 1814 . 91
ment , et selon sa population , fasse partie de cet ordre maritime.
Que les statuts de l'ordre soient une éducation libérale , des
études, des connaissances déterminées , un dévouement sans
bornes ; la destruction de tous les forbans; la protection du
juste contre l'injuste ; la répression sur mer de toute voie de
fait; l'assurance du commerce; la liberté des mers.
Que l'ordre ait des stations sur toutes les mers;
Que ses membres se reconnaissent pour frères ;
Que la hiérarchie des grades s'obtienne par les services ;
Et la suprématie par le suffrage éclatant de la majorité.
Qu'elle soit individuelle et ne puisse être transmise par le sang ,
ni succéder à l'habitant d'une même patrie.
Que sa devise soit : justice, vaillance , abnégation de soimême!
Que tout peuple soit appelé à fournir sa part , son nombre
de chevaliers ; à les doter, puisqu'ils ont pour objet une surveillance
, une garantie universelles.
Que leurs dogmes politiques soient :
La religion des sermens ; l'intégrité, la probité la plus sévère;
l'appel , dans tous les momens de la vie , à un dieu de
bonté , de justice , proscrivant tout abus de force , prescrivant
toute vertu particulière et publique.
Alors , l'honneur ne sera pas un vain nom; l'honneur, qui
défend l'innocent , qui apaise , qui réprime les querelles et sait
braver tous les dangers.
Alors, tout commerce sera assuré ; toute propriété sera garantie;
tout crime politique sera réprimé , puni. Les hommes
cesseront de s'égorger, et toutes les nations, comme tous les
coeurs , seront réunis par les sentimens d'héroïsme , de courage
, de bienveillance , de confiance , d'indulgence et d'amitié,
Une objection sera faite. Ce projet demanderait un assentiment
universel , impossible à obtenir.
Qu'il nous suffise de le proposer à tous les peuples : autant
qu'il est en nous , commençons par l'adopter ; et (j'ose le prédire)
bientôt , de tous les coins du monde , de nouveaux chevaliers
vont s'offrir. Tunis , Alger, cesseront leurs ravages honteux
, ou de nouveaux habitans peupleront leurs rivages.
Le but de cet ordre est une générale neutralité armée ,
puisque tous les peuples seraient toujours appelés et aptes à en
faire partie. Alors qu'il ait pour titre :
Ordre de la neutralité armée maritime.
Quel peuple , quel potentat s'y pourrait refuser ?
Le comte D. FRANCLIEU.
Senlis ( Oise ) , 15 novembre 1814.
92 MERCURE DE FRANCE ,
Sur un monument peu connu que l'on voit à Paris , dans la
rue des Précheurs .
Toutes les descriptions de Paris , que je connais , disent que la
rue des Prêcheurs , qui communique du quartier des Grandes
Halles à la rue Saint-Denis , est ainsi nommée , parce que sur le
coin de lamaison qui forme l'angle de ces deux rues , du côté du
midi ,, on voit un arbre chargé de figures de saints ou moines
qui , sortant des calices de grandes fleurs , semblent être dans
des chaires à prêcher.
Les auteurs de ces descriptions n'ont voulu voir que les
fleurons ; ils ne se sont pas aperçus que les racines de l'arbre
sortent du corps d'un homme et que l'arbre est terminé à son
sommet par une statue de la sainte Vierge.
Je crois que ce monument date du milieu du quatorzième
siècle , et qu'il représente la généalogie de la sainte Vierge ,
d'après la prophétie d'Isaïe , que l'Église lui a consacrée dans
son office . ( Orietur stella ex Jacob et consurget Virga de
Israel. - Egredietur Virga de radice Jesse et flos de radice
ejus ascendet , etc. ) Voyez le Bréviaire de Paris , aux premières
vepres du 8septembre.
L'ignorance aura pu prendre les rois d'Israël pour des
moines ou pour des prêcheurs ; mais , à la simple inspection de
ce monument , il est aisé de se convaincre que mon explication
est fondée.
La dévotion des siècles antérieurs au nôtre se manifestait
ordinairement par de semblables monumens. C'est d'eux que
nos aïeux , dans leur simplicité , faisaient dépendre la sûreté de
leurs habitations et le succès de leurs affaires . Tel est , je crois ,
l'origine des enseignes sous l'invocation de saints, de mêmeque
celle des statues de Madone et de saints qu'on voit dans les rues
des villes du midi de l'Europe , et qu'on trouve , même encore
aujourd'hui , dans quelques rues de Paris : statues qui ont donné
leurs noms aux rues où elles se trouvent , et qui les ont laissés
à celles d'où elles ont disparu.
Cemonument est en bois de chêne , et assez bien conservé.
Lamaison où il se trouve vient d'être restaurée; mais on a
eu la louable précaution de ne point toucher à ce reste de la
dévotion de ses premiers propriétaires. B**.
1
OCTOBRE 1814.
POLITIQUE.
PIÈCES OFFICIELLES .
Loi relativeà la liberté de la presse.
LOUIS , PAR LA GRACE DE DIEU , ROI DE FRANCE ET DE NAVARRE.
Nous avons proposé , les deux Chambres ont adopté , nous avons ordonné
etordonnons ce qui suit :
Titre It.- De la Públication des Ouvrages .
Art. 1er. Tout écrit de plus de vingt feuilles d'impression pourra être
publié librement et sans examen ou censure préalable .
2. Il en sera de même , quel que soit le nombre de feuilles ,
1º. Des écrits en langues mortes et en langues étrangères ;
2º. Des mandemens , lettres pastorales , catechismeš etlivresdeprières;
3º. Des mémoires sur procès , signés d'un avocat ou d'un avoué près les
cours et les tribunaux ;
4°. Des mémoires des sociétés littéraires et savantes établies ou reconnues
par leRoi;
5°. Des opinions des membres des deux Chambres .
3. A l'égard des écrits de vingt feuilles et au-dessous , non désignés en
l'article précédent , le directeur-général de la librairie de Paris , et les préfets
dans lesdépartemens , pourront ordonner, selon les circonstances , qu'ils
soientcommuniqués avant l'impression.
4. Le directeur-général de la librairie fera examiner, par un ou plusieurs
censeurs choisis entre ceux que le Roi aura nommés , les écrits dont il aura
requis la communication et ceux que les préfets lui auront adressés.
5. Si deux censeurs au moins jugent que l'écrit est un libelle diffamatoire,
ou qu'il peut troubler la tranquillité publique , ou qu'il est contraire à la
charteconstitutionnelle , ou qu'il blesse les bonnes moeurs , le directeur-général
de la librairie pourra ordonner qu'il soit sursis à l'impression .
6. Il sera formé , au commencement de chaque session des deux Chambres
, une commission composée de trois pairs , trois députés des départe
mens , élus par leur Chambre respective , et trois commissaires du Roi.
7. Le directeur- général de la librairie rendra compte à cette commission
des sursis qu'il aura ordonnés depuis la fin de la session précédente , et il
mettra sous ses yeux l'avis des censeurs .
8. Si la commission estime que les motifs d'un sursis sont insuffisans , ou
qu'ils ne subsistent plus , il sera levé par le directeur de la librairie.
9. Les auteurs et imprimeurs pourront requérir, avant la publication
d'un écrit , qu'il soit examiné en la forme prescrite par l'art. 4 ; s'il est
approuvé, l'auteur et l'imprimeur sont déchargés de toute responsabilité , si
cen'est envers les particuliers lésés .
Titre II . De la Police de la Presse.
10. Nul ne sera imprimeur ou librairé s'il n'est breveté par le roi et assermenté,
!
94 MERCURE DE FRANCE ,
11. Le brevet pourra être retiré à tout imprimeur ou libraire qui aura été
convaincu ,par un jugement , de contravention aux lois et règlemens .
12. Les imprimeries clandestines seront détruites , et les possesseurs et
dépositaires punis d'une amende de dix mille francs et d'un emprisonnement
de six mois.
Sera réputée clandestine toute imprimerie non déclarée à la direction
générale de la librairie , et pour laquellllee il n'aura pas été obtenude permission.
13. Nul imprimeur ne poura inprimer un écrit avant d'avoir déclaré qu'il
se propose de l'imprimer , ni le mettre en vente ou le publier, de quelque
manière que ce soit , avant d'avoir déposé le nombre prescrit d'exemplaires ;
savoir, à Paris , au secrétariat de la direction générale, et , dans les départemens
, au secrétariat de la préfecture .
14. Il y a lieu à saisie et sequestre d'un ouvrage ,
1º. Si l'imprimeur ne représente pas les récépissés de la déclaration du
dépôt ordonné en l'article précédent ;
2º. Si chaque exemplaire ne porte pas le vrai nom et la vraie demeure
de l'imprimeur;
3º. Si l'ouvrage est déféré aux tribunaux pour son contenin.
15. Le défaut de déclaration avant l'impression , et le défaut de dépôt
avant la publication , constatés comme il est dit en l'article précédent , seront
punis chacun d'une amende de mille francs pour la première fois , et de
deux mille francs pour la seconde.
16. Le défaut d'indication de la part de l'imprimeur, de son nom et de
sa demeure , sera puní d'une amende de trois mille francs . L'indication
d'un faux nom et d'une fausse demeure sera punie d'une amende de six
mille francs , sans préjudice de l'emprisonnement prononcé par le Code
penal.
17. Les exemplaires saisis par simple contravention à la présente loi , seront
restitués après le paiement des amendes.
18. Tout libraire chez qui il sera trouvé ou qui sera convaincu d'avoir
mis en vente ou distribué un ouvrage sans nom d'imprimeur, sera condamné
àune amende de deux mille francs , à moins qu'il ne prouve qu'il a été
imprimé avant la promulgation de la présente loi. L'amende sera réduite à
mille francs si le libraire fait connaître l'imprimeur.
19. Les contraventions seront constatées par les procès-verbaux des inspecteurs
de la librairie et des commissaires de police.
20. Le ministère public poursuivra d'office les contrevenans par-devant
les tribunaux de police correctionnelle , sur la dénonciation du directeurgénéral
de la librairie et la remise d'une copie des procès -verbaux.
23. Les dispositions du titre 1er , cesseront d'avoir leur effet à la fin de
la cession de 1816 , à moins qu'elles n'aient été renouvellées par une loi , si
les circonstances le faisaient juger nécessaire.
Mandons et ordonnons , etc.
Donné à Paris , le 21 octobre de l'an de grace 1814 , et de notre règne le
vingtième. Signé LOUIS.
LOUIS , PAN LA GRACE DE DIEU , ROI DE FRANCE ET DE NAVARRE , etc. ,
Sur le rapport de notre amé et féal chevalier le chancelier de France ,
Notre conseil d'état entendu , ٤٢
Nous avons ordonné et ordonnons ce qui suit :
ART. 1er . Les brevets d'imprimeur et de libraire délivrés jusqu'à ce jour
sont confirmés ; les conditions auxquelles il en sera délivré à l'avenir seront
déterminées par un nouveau règlement .
OCTOBRE 1814. 95
2. Chaque imprimeur sera tenu , conformément aux réglemens , d'avoir
un livre coté et paraphé par le maire de la ville où il réside , où il insérera ,
par ordre de date , et avec une série de numéros , le titre littéral de tous les
ouvrages qu'il se propose d'imprimer , le nombre des feuilles, des volumes
etdes exemplaires, et le format de l'édition. Ce livre sera représenté, à toute
réquisition , aux inspecteurs de la librairie et aux commissaires de police ,
et visé par eux , s'ils le jugent convenable .
La déclaration prescrite par l'article 14 de la loi du 21 octobre 1814 sera
conforme à l'inscription portée au livre.
3. Les dispositions dudit article s'appliquent aux estampes et aux planches
gravées , accompagnées d'un texte .
4. Le nombre d'exemplaires qui doivent être déposés , ainsi qu'il est dit
au même article , reste fixé à cinq , lesquels seront répartis ainsi qu'il suit :
un pour notre bibliothéque ; un pour notre amé et féal chevalier le chancelierdeFrance;
un pour notre ministre secrétaire d'état au département de
l'intérieur ; un pour le directeur général de la librairie, et le cinquième pour
le censeur qui aura été ou qui sera chargé d'examiner l'ouvrage.
5. Si un écrit a été examiné sur la réquisition de l'auteur ou de l'imprimeur
, et qu'il soit approuvé , il leur sera délivré un procès- verbal d'approbation
, etla remise de ce procès -verbal lesdéchargera detouteresponsabilité
, si ce n'est envers les particuliers lésés , conformément àl'article 10.
6. Si l'examen d'un écrit n'a lieu que par ordre du directeur général de la
librairie , ou du préfet du département , la permission d'imprimer pourra
être donnée sans approbation , et en ce cas , elle sera seulement constatée
par la délivrance du récépissé de la déclaration.
7. En exécution de l'article 20 , les commissaires de police rechercheront
et constateront d'office toutes les contraventions , et ils seront tenus aussi de
déférer à toutes les réquisitions qui seront adressées à cet effet par les préfets
, sous-préfets et maires , et par les inspecteurs de la librairie. Ils enverront
dans les vingt-quatre heures tous les procès-verbaux qu'ils auront dressés
, à Paris , au directeur général de la librairie , et dans les départemens ,
aux préfets , qui les feront passer sur-le-champ au directeur général , seul
chargé , par l'article 21 , de dénoncer les contrevenans aux tribunaux.
8. Le nombre d'épreuves des estampes et planches gravées , sans texte ,
qui doivent être déposées pour notre bibliotheque , reste fixé à deux , dont
une avant la lettre ou en couleur , s'il en a été tiré ou imprimé de cette
espèce.
Il sera déposé en outre trois épreuves , dont une pour notre amé et féal
chevalier le chancelier de France , une pour notre ministre secrétaire-d'état
au département de l'intérieur , et la troisième pour le directeur général de
la librairie.
9. Le dépôt ordonné en l'article précédent sera fait , à Paris , au secrétariatde
la direction générale, et dans les départemens , au secrétariat de la
préfecture. Le récépissé détaillé qui en sera délivré à l'auteur , fornera son
titre de propriété , conformément aux dispositions de la loi du 19 juillet
1793.
Toute estampe ou planche gravée, publice ou mise en vente avant le
dépôt de cinq épreuves constaté par le récépissé , sera saisie par les inspecteurs
de la librairie et les commissaires de police , qui en dresseront procès
10.
verbal .
11. Il est défendu de publier aucune estampe et gravure diffamatoire ou
contraire aux bonnes moeurs , sous la peine prononcée par le Code pénal.
12. Conformément aux dispositions de l'article 12 de l'arrêté du conseil
du 16 avril 1785, et à l'article 3 du décret du 14 octobre 1811 , il est défendu
à tous auteurs et éditeurs de journaux , affiches et feuilles périodi-
:
96 MERCURE DE FRANCE , ОСТОВ. 1814.
ques , tant àParis que dans les départemens , sous peine de déchéance de P'autorisation qu'ils auraient obtenue , d'annoncer aucun ouvrage , imprimé ou gravé, si ce n'est après qu'il aura été annoncé par le Journal de la
Librairie.
Donné à Paris, en notre château des Tuileries , le 24 octobre 1814.
Signé, LOUIS .
7
ERRATA DE LA DERNIÈRE LIVRAISON.
Le premier extrait des Fables etpoésies diverses de M. Ginguené n'a
pu être corrigé ; il s'y est glissé des fantes considérables ; on y a même passé
deux vers entiers . Les lecteurs sont priés de corriger ainsi le tout sur leur
exemplaire.
Page 527, après ces deux vers :
Ce n'est ni le chant, ni lesvers ,
C'est la louange qui chatouille ,
Ajoutez celui-ci :
Et maîtrise les rois , maîtres de l'univers.
Même page , vers 10 de la seconde citation .
1
Lisez:
Celle que sa parenté;
Celle que la parenté.
Page 530 , troisième vers :
t
Contre les bonnes gens armée ;
Lisez :
Contre les grenouilles armée .
Même page ; dernier vers de laseconde citation :
Lisez :
Il ne nuit jamais tant ;
Il ne nuit jamais plus .
Page 532 , troisième vers : brusque ; lisez : lourd.
Même page, après les trois derniers vers , ajoutez celui-ci :
Ce bon prince , avant tout , en a fait son repas.
Page 550 , ligne 21 , au lieu de : l'intérêt de lamoralité; lisez : l'intérêt et
lamoralité.
Page 551 , ligne 12 , au lieude : à l'exemple de Timon le misantrope; lisez
à l'exemple de ceux de Timon, etc.
Page 552, ligne 2 , au lieu de : au-delàduquel; lises : auquel.
POÉSIE.
ÉPISODE extrait d'un poëme posthume de Laharpe, intitulé :
leTriomphe de la Religion.
Au sortir du conseil , par de secrets détours ,
En son appartement Louis fait introduire ,
Sur les pas d'un vieillard chargé de la conduire ,
Une vierge sacrée , humble enfant du Carmel ,
Qui cacha son printemps à l'ombre de l'autel.
C'est le ciel aujourd'hui qui la dirige encore ,
Et l'amène à Louis par les soins d'Edgewore ,
De ce noble étranger si Français par le coeur ,
Au milieu de la cour apôtre du Seigneur ,
De Dieu près de son roi ministre vénérable.
Toujours ferme et soumis , toujours inébranlable ,
Un jour il le suivra jusqu'au théâtre affreux
Où le trépas attend ce prince généreux .
L'Éternel le destine à ce grand ministère ,
Et gravant sur son front un divin caractère ,
Veut quede sa parole organe solennel ,
Il conduise un saint roi jusqu'aux portes du ciel.
Il veut même ici-bas récompenser son zèle ;
Et trompant des tyrans la poursuite cruelle ,
Le pienx Edgewore , aux yeux des nations ,
Suivra jusques au bout le destin des Bourbons.
La jeune Carmélite à ses soins confiée
Sans doute lui parut par Dieu même envoyée.
Cécile était son nom ; de ses attraits charmé ,
D'Orsanne l'adora , d'Orsanne en fut aimé ;
Mais léger dans ses voeux , volage autant qu'aimable,
Il rompit un hymen pour tous deux honorable.
Aveugle , il préféra dans ses emportemens ,
Aubonheur des époux l'ivresse des amans .
Cécile à sesdouleurs se vit abandonnée :
Cette âme pure et tendre àlui s'était donnée ;
Elle fut seule , et vint , pleine du même feu ,
1
1.
१ t
:
:
7
98 MERCURE DE FRANCE ,
Remettre sa faiblesse entre les bras d'un Dieu .
Cécile , en choisissant la loi la plus austère ,
N'avait point redouté le cilice et la haire.
Un amour malheureux craint -il d'antres douleurs ?
Dicu plaignit sa jeunesse et regarda ses pleurs ;
Ce coeur qui toujours vrai , dans son malheur extrême ,
Ne songeait à tromper ni le ciel , ni soi-même ,
Et qui par ses désirs sans cesse combattu ,
Posta , même en aimant , le joug de la vertu.
Dieu daigna le remplir de ses clartés célestes .
Ces murs où des Capets sont déposés les restes ,
Où du tombeau des rois le trône est si voisin ,
Où Cécile à seize ans enferma son destin ,
Saint-Denis , lieu fameux dans notre antique église ,
Possédait dans son sein cette illustre Louise ,
La fille des Bourbons , qui de tant de grandeur
Descendit dans le rang des vierges du Seigneur :
Sublime abaissement dont le siècle s'étonne ,
Donts'honore la grâce , et que le ciel couronne.
Louise de ses soeurs dirigeant le troupeau ,
Se voyait avant l'âge approcher du tombeau ;
A la règle en tout temps la première asservie ,
Quinze ans d'austérités avaient usé sa vie.
Cécile lui fut chère , et leurs coeurs confondus
L'un dans l'autre épanchaient leurs secrètes vertus.
De ses amours trompés Louise apprit l'histoire ;
Témoin de ses combats , elle aida sa victoire ,
Lui fit chercher au sein d'un Dieu consolateur
L'amour , le seul amour qui n'est jamais trompeur.
Le voile enfin couvrit sa beauté , sa jeunesse ;
Cécile le reçut des mains de la princesse ,
Et fidèle à son sortdans l'ombre enseveli ,
Jura dès lors au monde un éternel oubli.
Exemple de ses soeürs , à ses devoirs soumise,
Cécile après son Dieu n'aima rien que Louise,
Et ses soins empressés , et sa soumission ,
Faisaient tous ses plaisirs et son ambition .
Telle en ces cloîtres saints qu'avaient peuplés le zèle,
Et qu'en France a fermés l'impiété rebelle ,
Où les lois de Bruno , parmi tantde rigueurs ,
Ases fils pénitens permettaient quelques fleurs ,
Une rose croissaiten secret cultivée,
1
OCTOBRE 1814. 99
1
Par de pieuses mains chaque jour abreuvée.
Jamais à d'autres yeux ses couleurs n'ont brillé ;
Leur solitaire éclat ne fut jamais souillé.
Mais sur son humble tige en son temps moissonnée ,
Aparer les autels elle était destinée ;
Et ses derniers parfums embaumaient le saint lieu .
Telle dans sa retraite en présence de Dieu ,
Croissait , pleine d'attraits , l'innocente Cécile ,
Même en ses souvenirs résignée et tranquille.
Mais le malheur partout s'attachait à ses pas ;
Elle vit sa princesse expirer dans ses bras .
De ses derniers momens elle fut confidente ,
Et cette triste image à ses regrets présente ,
Sans cesse rappelait à son coeur oppressé
L'avenir qu'en mourant Louise avait tracé.
Déjà depuis trois ans nos erreurs , nos disgrâces ,
De sa voix prophétique expliquaient les menaces ,
Lorsqu'en songe une nuit Cécile crut la voir
Portant d'un sort plus doux la promesse et l'espoir.
Mais loin d'oser du ciel pénétrer les mystères ,
Elle voulut d'un guide invoquer les lumières ,
Et consulté par elle , Edgewore permit
Que Louis de sa bouche écoutât ce récit ;
Que rompant une fois la clôture prescrite ,
L'humble vierge à Paris par lui-même conduite ,
Aux regards de son roi parût secrètement.
Louis voyant son trouble et son saisissement ,
La rassure et l'engage à s'expliquer sans crainte .
Elle restait muette : entrant dans cette enceinte ,
Elle se figurait cet aspect radieux
Dont la cour autrefois éblouissait les yeux ,
Tout ce noble appareil des grandeurs de nos pères ,
Du cortége royal pompes héréditaires ;
Le roi lui-même orné des brillans attributs ,
Qui d'un juste respect commandent les tributs .
Elle ne voyait rien qu'un désert et des armes ,
Que de mornes soldats , des fronts chargés d'alarmes ;
Nulle trace de rangs , d'honneurs , de dignité ,
Et d'un même néant la triste égalité ;
Louis enfin , ce roi , le premier de la terre ,
Sous l'obscur vêtement d'un citoyen vulgaire.
Ses yeux à cet aspect se couvrirent depleurs ;
1
100 MERCURE DE FRANCE ,
Mais contraignant enfin son trouble et ses douleurs :
« Sire, ferez - vous grâce au zèle qui me guide ?
( Dit-elle ) du Seigneur laservante timide
N'aurait jamais osé parler devant son roi ,
Si ce sage mortel ne m'en eût fait la loi.
Vous avez su de lui quelle est ma destinée;
Que par des voeux sacrés ma jeunesse enchaînée
De l'auguste Louise éprouva les bontés ,
Et quand elle expira , j'étais à ses côtés.
C'estmoiqui de mes mains lui fermai les paupières ;
Je crois entendre encor ses paroles dernières :
« Mon âme du Très-Haut bénit la volonté ;
Mon trépas est encore un don de sa bonté.
De justes châtimens , dignes de sa vengeance ,
• Vont tout-à-l'heure , hélas ! éclater sur la France.
Je ne les verrai point ; mais si le Dieu du ciel
Daigne me recevoir en son sein paternel ,
Je le prierai du moins pour ma triste patrie ,
Pour vous , chère Cécile.... » et sa voix attendrie
Défaillit et mourut en prononçant mon nom .
J'éprouvai dans sa perte un cruel abandon .
Hélas ! depuis trois ans à cette ombre si chère
J'apporte chaque nuit mes pleurs et ma prière ,
Etquand sur son tombeau ma douleur a gémi ,
Je sens rentrer le calme en mon coeur raffermi .
Deux jours sont écoulés depuis que sur sa cendre
Au sommeil, en priant , je me laissai surprendre .
Louise dans un songe apparut à mes yeux;
Je la vis ... je la vois , qui des voûtes des cieux
Descendait près de moi d'anges environnéc ,
Rayonnante de gloire et de lis couronnée ;
Et moi je l'appelais en lui tendant lesbras :
<< Prends contage , dit-elle, il ne faut plus qu'un pas ;
Ma Cécile bientôt rejoindra son amie ,
..
Et la gloire l'attend au terme de sa vie.
Tu dois être éprouvée au jourde ton trépas ;
L'épreuve sera grande , et tu la soutiendras .
Il te faut , sous les yeuxdu ciel qui te seconde ,
Triompher doublement de la chair et du monde.
Etpourrécompenser ton courage et ta foi ,
Ce qui te fut plus cher sera sauvé par toi .
Tapleures maintenant sur les mauxde la France:
OCTOBRE 1814 . ΙΟΣ
Au flambeau de la mort je les ai vus d'avance .
Espère : les Français long-temps encor punis ,
Ne devront leur salut qu'aux vertus de Louis » .
Je vis en cet instant d'une tige sanglante
Sortir et s'élever une palme éclatante :
Louise la suivait , en remontant au ciel .
Aussitôt du milieu de ce choeur immortel ,
Retentirent au loin des concerts d'allégresse ,
Et j'entendais , au seinde la plus douce ivresse ,
L'ineffable louange et les accens divins
Que n'entendit jamais l'oreille des humains.
Mais , Sire , quel réveil ! seule dans l'ombre immense ,
Sur ce marbre funèbre , et dans ce noir silence!...
J'eus peine , je l'avoue , à recueillir mes sens ;
Mais ces mêmes objets et ces mêmes accens
Sont demeurés toujours présens à ma pensée ,
Et l'image en mon coeur n'en peut être effacée ».
Vers le saint prêtre alors Louis se retournant ,
« Que vous semble ( dit-il ) de ce songe étonnant ?
Que faut-il en penser ? que nous faut-il entendre ? »
Edgewore répond : <<<Nous devons nousdéfendre
D'interpréter jamais ce que Dieu veut cacher ,
Sire , et de son secret nul ne peut approcher.
Mais toujours de sa loi la clarté salutaire
Suffit pour écarter l'erreur involontaire,
Et nous fait reconnaître à des signes certains,
On l'oeuvre des démons , ou l'oeuvre de ses mains.
Ildaigne quelquefois nous parler dans un songe :
Rien n'y ressemble alors à l'esprit de mensonge ;
Touty porte les traits de la Divinité ,
Tous ceux de la sagesse et de la sainteté.
L'enfer n'imite pas de si grands caractères ,
On distingue aisément ses prestiges vulgaires ;
La foi sait d'un coup-d'oeil en voir la fausseté;
L'erreur ne parle point comme la vérité.
LesongedeCécile en estun témoignage :
La clémence d'un Dieu s'y couvre d'un nuage,
Qu'un effort curieux voudrait percer en vain :
Cequ'il dit , ce qu'il cache est de l'Esprit divin.
J'y vois d'un noble prix vos vertus couronnées ;
J'y vois en leur faveur nos fautes pardonnées .
Dieu nous endit assez : je n'en cherche pas plus
:
102 MERCURE DE FRANCE ,
Les moyens qu'il prépare à lui seul sont connus .
« J'ai mes desseins ( dit- il ) qui ne sont pas les vôtres. >>>
Mais ce qu'il cache un jour , il le découvre en d'autres.
Sire , n'en doutez pas , ces oracles voilés ,
Quand il en sera temps vous seront révélés ;
Et de ce qu'à Cécile il voulut en apprendre ,
Vous n'avez tous les deux que des grâces à rendre.
Mais ce secret encor doit rester entre nous ,
Sire ; qu'il en soit un pour la reine et pour tous.
Jusqu'à l'événement Dieu nous prescrit de taire
Les dons mystérieux qu'il lui plaît de nous faire ».
Le roi toujours docile à ses conseils pieux ,
S'abandonne avec joie aux promesses des cieux.
Il admire Cécile , et cette humble sagesse ,
Dont le ciel enrichit son heureuse jeunesse.
Elle s'incline alors aux pieds du souverain ;
Elle arrose de pleurs cette royale main ,
S'éloigne ; et sur les pas de son guide fidèle ,
Va retrouver le cloître où son devoir l'appelle .
FRAGMENS IMITÉS DE THOMSON.
HYMNE AU SOLEIL (1) .
Le Dieu du jour se lève en sa pompe royale :
Il dore de ses feux la rive orientale ,
Rougit l'azur du ciel , illumine les eaux ,
Et blanchit le torrent sur le flanc des côteaux.
Tout prend dans la nature une face nouvelle :
Dans toute sa splendeur déjà l'astre étincelle ,
Et ses rayons brisés dans le prisme des airs
Par le jeu des couleurs cinbellit l'univers.
f Toi qui donnes la vie à la nature entière ,
Salut ! fille du ciel , immortelle lumière !
Et toi , flambeau du monde , image de ton roi ,
Salut , astre sacré , je m'élève vers toi !
:
Soleil , quelle est ta force ? elle enchaine , elle embrasse
Tous ces globes errans suspendus dans l'espace ,
(1) Butyonder comes the powerful king ofday,
Rejoicing in the cast... ( THOM. Summer. V. 8 ) .
OCTOBRE 1814. 103
1
Depuis le froid Saturne à l'anneau lumineux
Jusqu'à l'ardent Mercure éclipsé dans tes feux.
Roi des mondes ! sans toi la nature stérile
Dans un morne repos languirait immobile ,
Et l'hiver règnerait sur d'éternels frimas .
La chaleur et la vie accompagnent tes pas.
Par toi l'homme s'élève et la brute respire ,
:
Le monde végétal reconnaît ton empire.
Dans leurs antres secrets tu mûris ces métaux,
Instrumens du commerce et source de nos maux.
L'airain ami des arts et l'étain domestique ,
Leglaive des combats et le soc pacifique.
Le sauvage rocher , stérile enfant des monts ,
Conçoit tous ses trésors au feu de tes rayons ,
De ses riches reflets tu revêts la matière.
Lediamant pompeux usurpe ta lumière ;
Tes rayons embellis de changeantes lueurs
Sur l'opale inconstante épuisent tes couleurs ,
Et la robe des champs dont tu peins la nature
De la verte émeraude emprunte la parure.
Quedis-je? tont s'anime à ton feu créateur !
Sur les objets muets tu verses ta splendeur .
L'affreuse cataracte en sa chute bruyante
De tes plus beaux rayons peint son onde écumante,
Le ruisseau transparent réfléchit ta clarté ,
Ledésert te sourit dans son immensité ,
Et l'abîme des mers soulevé par l'orage
De tes feux empruntés embellit son rivage.
EXORDE DU IV CHANT DES SAISONS DE THOMSON (1).
L'HIVER vient terminer le cercle des saisons ,
Il sort en rugissant de ses antres profonds ,
Entraînant son cortége et ses pompes funèbres ,
Les orages , les vents et les froides ténèbres.
Vous qui préparez l'âme à de mâles accens ,
Objets affreux , soyez le sujet de mes chants !
(1) See , winter comes , to rule the variedyear.
1 ( THOMSON. Winter. V. )
104 MERCURE DE FRANCE ,
Salut , nobles horreurs ! tempêtes solemnelles ,
Salut ! je vais chanter vos beautés éternelles .
Que j'aimais autrefois au printemps de mes jours
Interroger l'année à la fin de son cours !
Bravant des monts altiers la cime glaciale
Je foulais sous mes pas la neige virginale ,
Je prêtais mon oreille au fracas des torrens ,
J'écoutais dans la nuit le murmure des vents ,
Sous un ciel nebuleux , j'observais sur ma tête ,
Lentement en grondant se former la tempète .
Ainsi coulaient mes jours , mais bientôt le printemps
Éclairait du midi les portiques brillans.
Toi qui daignas sourire à ma muse naissante ,
De Lyvois , ton suffrage a comblé mon attente.
J'esquissai du printemps les charmes et les jeux.
Tel qu'un aigle superbe au vol audacieux ,
Sur un rayon d'été j'osai monter ma lyre ,
Puis je chantai l'automne et les dons de zéphyre.
Maintenant entouré d'orages nébuleux ,
Je dirige plus haut mon vol ambitieux ,
Je vais chanter l'hiver , et ma muse intrépide
Échappe impatiente au pouvoir qui la guide ,
Volant sur l'aquilon , elle accorde ses chants
Au bruit majestueux des fleaves mugissans ,
Etcomme son sujet , elle est grande et sublime.
ÉDOUAR
COUPLETS
Chantés à un banquet militaire , à Boulogne-sur-Me
de la bénédiction du drapeau du 86 régime
IMPATIENT de la victoire ,
Garant de nos futurs exploits ,
Dans nos rangs s'élève avec gloire
L'antiquedrapeau de nos rois.
Si , loin des héros de la France ,
Vingt ans ont paru le vieillir ,
Nos fers vengeront son absence
-Etnous saurons le rajeunir.
De nos aïcux c'est la bannière ,
Le lis'est sa noble couleur.
(
105
. 1814 OCTOBRE
Des vieux Français la main guerrière
Le déployait au champ d'honneur.
Nos mains , à la honte étrangères ,
Sont dignes de le ressaisir ,
Et nous jurons , comme nos pères ,
De le défendre ou de mourir.
Si l'affreux démon des conquêtes
De la paix troublait l'heureux cours ,
Les combats deviendraient nos fêtes ,
Le Français y brilla toujours .
Que notre drapeau nous anime ,
Que partout il marche en vainqueur ,
Etque ce cri soit unanime :
Le Roi , la Patrie et l'Honneur !
Par M. MANG , chevalier de la Légion d'Honneur,
capitainede voltigeurs au 86º régiment.
MES ADIEUX AUX PLAISIRS DE LA SOCIÉTÉ .
AIR: Chantez , dansez , amusez-vous .
A l'âge heureux de la gaîté,
Age brillantde la jeunesse ,
Par-ci , par-là j'étais fêté
Parl'amitié , par la tendresse ;
Rarement un, triste hasard
Me faisait laisser à l'écart .
Dans les cercles où l'enjouement
Fêtait le vin , les vers , les belles ,
Je fredonnais modestement
Quelquefois des chansons nouvelles ;
Rarement un triste hasard
Les faisait ranger à l'écart.
Mais depuis que l'âge a glacé
Ma verve si long-temps folâtre ,
Je sens que je suis déplacé
Dans ce monde que j'idolâtre .
Il faut , avant qu'il soit plus tard ,
Que je me retire à l'écart .
Chez l'ami qui me tend les bras ,
Je vous l'avoue avec franchise ,
7
106 MERCURE DE FRANCE
Je tremble de faire un faux pas ,
Ou de dire quelque sottise ,
Pour n'en pas courir le hasard ,
Je dois me tenir à l'écart.
Adieu donc , banquets radicux ,
La raison ici me répète
Qu'il faut vivre, quand on est vieux,
De souvenirs , dans la retraite;
Mais pourtant n'entonner que tard ,
S'il se peut , le chant du départ.
Par M. M**, de l'Inst . , agé de 85 ans
ODE A S. A. R. MONSIEUR , COMTE D'ARTOIS ,
l'occasion de son voyage dans les provinces , theatre de la
guerre.
QUELS flots de sang versa le démon de la guerre,
Dans nos champs dévastés ,
Quand , terrible , il levait sa torche incendiaire
Sur nos pâles cités !
Français ! vous avez vu sa fureur inhumaine ,
Vous qui peuplez ces bords ,
Où les flots jadis purs de l'Aube et de la Seine
Ne roulaient que des morts .
La mère s'exilait aux rives étrangères
Aveč ses jeunes fils ;
:
Et le vieillard , cherchant la maison de ses pères,
Pleurait sur ses débris .
:
Voyez le laboureur, quand de sombres orages
Tourmentent les sillons ,
Saluer l'arc-en-ciel qui , vainqueur des nuages,
Protège ses moissons.
7
Peuples , ainsi vos coeurs , durant ces jours d'alarmes,
Invoquaient l'heureux jour,
Où le fils de vos rois devait changer vos larmes
En doux transports d'amour.
1
C'est le fils de Henri , c'est d'Artois , c'est unpère;
Il rappelle à vos yeux
:
7
OCTOBRE 1814 . 107
L'auguste majesté, la grâce populaire
De ses nobles aïeux .
Digneorgane du roi que Dieu rend à la France ,
Chargé de ses bienfaits ,
Il vous ramène enfin la joie et l'abondance ,
Compagnes de la paix.
Tel aux tristes Hébreux un ange se présente ,
Et , messager du ciel ,
Verse dans le désert la manne bienfaisante
Qu'implorait Israël .
D'Artois de la fortune éprouva l'inconstance ;
Instruit par le malheur,
Il cherche l'humble toit où languit l'indigence ,
Où veille la douleur .
Il porte au citoyen victime de la guerre
Les dons de l'amitié ,
Le console , en mêlant aux pleurs de la misère
Les pleurs de la pitié.
Quelquefois , retraçant la bonté familière
Du plus granddes Henris ,
Il aime à visiter la table hospitalière
Du laboureur surpris.
:
Sa vertu cache aux yeux les bienfaits qu'il dispense ;
Généreux voyageur,
Il cherche le secret , mais la reconnaissance
Trahit le bienfaiteur.
:
Pour admirer son prince un peuple entier se presse;
Ses cris nomment d'Artois ,
Quimarche environné de la commune ivresse,
Doux salaire des rois . :
Le pauvre ne rend pas à l'héritier du trône
De fastueux honneurs ,
Il offre son amour, et , sans apprêts , lui donne
Ses chansons et ses fleurs .
Le prince ému jouit du bonheur qu'il envoie;
Et les fils du hameau ,
Fiers de traîner son char, se courbent avec joie
Sous le royal fardeau,
:
!
108 MERCURE DE FRANCE ,
Le vieillard , ranimant sa force qui succombe ,
Veut contempler ses traits ;
Il les a reconnus ; et content , de la tombe
Approche sans regrets .
Spectacle attendrissant! fête simple et touchante!
Des favoris de Mars
Combien vous effacez la pompe triomphante ,
Et l'orgueil des Césars!
Que de sang et de pleurs pour payer la victoire,
Idole des héros !
D'Artois vientnous montier qu'une plus noble gloire
Coûtemoins de travaux!
FOUQUEAU DE PUSSY.
A LAÏS.
BELLE Laïs , ne me dis point, Je t'aime ;
Tumentirais, je le sais trop ! .... Hélas !
L'or seul me rend digne de tes appas :
Mais , par pitié pour ma faiblesse extrême ,
Ne me dis point que tu ne m'aimes pas !
EUSÈBE SALVERTE.
LES DEUX SOEURS .
Τοι pour Florval , moi pour le beau Gercour,
Commemaman nous gronde chaque jour !
-Nous la devons écouter en silence.
Ecouter ! bon! c'est à périr d'ennui.
Moi , je m'endors sitôt qu'elle commence.
-Moi , je l'écoute : elle parle de lui.
ÉNIGME.
QUOIQUE faites pour la lumière ,
Nous ne nous montrons quede nuit;
Celleou celui qui nous conduit,
Doit avoir une main légère ,
Par le méme.
OCTOBRE 1814. 109
Etnous diriger de manière
Que l'on ne dise pas de lui ,
Ce qu'on dit quelquefois d'autrui ,
Que toujours de ce qu'il veut faire'
Il fait justement le contraire.
LOGOGRIPHE .
Je donne sans ma tête une bête féroce
Dont la cruauté cède aux secours obligeans .
Jadis avec ma tête un rapt qui fut atroce
Causama perte après un siége de dix ans .
...........
BONNARD , ancien militaire .
CHARADE.
Nete laisse jamais manger par mon premier;
Unpronom possessif se montre en mon dernier ;
Fort ou faible chacun porte en soi mon entier.
S .........
1
Mots de l'ÉNIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE insérés
dans le dernier Numéro .
Lemotde l'Enigme est Tire-bottes.
Celui du Logogriphe est Armoire, où l'on trouve : moi, roi , mer ,
rare , ami , maire , mire , rire , rime , ire , ramer , mai , or , Rome , áme ,
aimer, arme , Remi , mi , moire , amer.
Celui de la Charade est Dommage.
:
SCIENCES ET ARTS .
TRAITÉ DES MALADIES CHIRURGICALES ET DES OPÉRATIONS
QUI LEUR CONVIENNENT , par M. le baron BOYER , membre
de la légion d'honneur , professeur de chirurgiepratique
à la Faculté de médecine de Paris , chirurgien
en chef, adjoint de l'hôpital de la Charité , membre
de plusieurs sociétés savantes , étrangères et nationales ,
etc. 4 vol. in-8 . , prix 27 fr. , et 34 fr. par la poste . A
Paris chez l'auteur , rue de Grenelle , faubourg Saint-
Germain , nº. 9 , et chez madame veuve Migneret , imprimeur
, rue du Dragon, faubourg Saint -Germain ,
n°. 20 .
;
Dans tous les temps , la médecine a été l'objet d'ingénieuses
plaisanteries et de mordantes épigrammes ; si
même la certitude de cette science fut souvent mise en
doute , par des hommes d'un esprit très-distingué , la chirurgie
plus heureuse , loin de rencontrer de pareils détracteurs
, n'a jamais donné lieu qu'à des éloges unanimes .
Quoiqu'il ne fût pas très - difficile peut-être de trouver
les raisons d'une destinée si différente entre les deux
branches de la même science , nous ne chercherons point
ici à les découvrir. D'ailleurs à quoi servirait , par exemple
, de prouver que celle dont on proclame sans cesse
avec de justes motifs , la certitude et les succès , se compose
d'élémens plus faciles à observer , à rassembler , à
combiner que ceux de la médecine proprement dite. Ne
vaut-il pas mieux avouer , avec une impartiale vérité , qu'il
est impossible de contester les progrès immenses qu'a faits
la chirurgie , vers la fin du siècle dernier , époque où des
méthodes plus rigoureuses que celles employées jusqu'alors
furent introduites dans l'étude de toutes les sciences .
On ne saurait nier la part très-active qu'eurent à ces progrès
, l'académie de chirurgie , et les hommes formés par
MERCURE DE FRANCE , OСТОВ. 1814. 111
cette société célèbre. Ils imprimèrent à la science un mouvement
inconnu jusqu'alors , et la firent marcher d'un pas
rapide vers sa perfection. Aussi ,depuis une cinquantaine
d'années , les anciens Traités de chirurgie , ne peuventils
plus servir de guides aux jeunes étudians . C'est ce motif,
qui , dans ces derniers temps , a déterminé plusieurs
hommes célèbres à composer et à publier de nouveaux
Traités , dont les uns n'embrassent qu'une partie de la
science , tandis que les autres l'embrassent toute entière.
A cette dernière classe appartient l'ouvrage dont
nous annonçons les quatre premiers volumes , puisqu'il
renferme , rédigées en un corps de doctrine , les leçons
que son illustre auteur fait depuis plus de vingt ans sur
la pathologie externe , et sur les opérations de chirurgie.
En le publiant , l'auteur a cru ne devoir rien changer
au plan qu'il a adopté depuis qu'il se livre à l'enseignement.
Ainsi , il divise les maladies chirurgicales en deux
parties , dont la première est consacrée à celles qui peuvent
se montrer dans toutes les régions du corps , telles
sont l'inflammation en général , les abcès , la gangrène ,
la brûlure , les plaies , les tumeurs , les fistules , et enfin
les maladies des os. C'est de cette première partie que se
composent les volumes , qui paraissent maintenant. L'ordre
de la seconde partie est purement anatomique . Cette
partie renfermera les maladies chirurgicales de la tête , du
cou , de la poitrine , de l'abdomen , des membres , et en
outre , la description des procédés opératoires , que réclament
les diverses maladies . Quoique les opérations
aient déjà été traitées par plusieurs hommes fort habiles ,
et tout récemment par M. Roux , nous espérons que
M. Boyer ne se croira pas dispensé de donner , à cette partie
de son ouvrage, tous les développemens qu'elle comporte.
Sans doute , il ne voudra pas que les chirurgiens
puissent lui reprocher d'avoir refusé aux opérations , dont
la pratique lui a acquis tant de gloire , l'autorité importante
desonnom et de sa longue expérience. Le plan de
l'auteur joint une extrême simplicité, à l'avantage d'être
généralement reçu , et de retracer , à peu de chose près ,
ceux de Fabrice , d'Aquapendente et de Heister. Est-il à
l'abri de toute critique ?non sans doute , mais c'est un in
112 MERCURE DE FRANCE ,
convénient qu'il partage avec tous ceux qui ont été imaginés
jusqu'à ce jour , et dont ne seront point exempts
ceux qu'on inventora par la suite. Cela tient à la nature
même des choses , puisque les méthodes ne sont et ne
peuvent être que des moyens artificiels , propres à soula
ger lamémoire et à faciliter l'étude. Il est un reproche
que de prime abord , on ne manquera point de faire à notre
auteur , c'est celui d'être nécessairement entraîné à
des répétitions , dans la seconde partie de son ouvrage.
Quant à nous , nous regardons ces répétitions , dans un
ouvrage classique , plutôt comme un avantage que comme
un très-léger défaut. Mais ce qui ne donnera lieu à aucune
espèce de critique , c'est la manière savante et fidèle avec
laquelle se trouvent décrits les causes éloignées et prochaines
, les symptômes , les complications , les terminaisons
et le traitement de chaque espèce de maladie chirurgicale.
Partout on reconnaît l'observateur scrupuleux ,
le grand praticien , qui , nourri des préceptes dela meil
leure école , les reproduit, les modifie , les rejette d'après
les décisions de sa vaste et sage expérience. Partout
on trouve l'admirable talent de présenter les idées , dans
l'ordre où elles s'enchaînent le mieux , où elles se gravent
plus nettement dans la mémoire. Aussi , le lecteur
est - il tout étonné de l'instruction qu'il acquiert , sans
peine et sans effort.
Il y a déjà quelques années que les chirurgiens et surtout
les élèves, attendent avec une impatience qui va se
trouver à la fois satisfaite , et justifier l'ouvrage dont nous
venons d'entretenir nos lecteurs . Et ce ne sera pas sans un
vif sentiment de reconnaissance pour l'auteur , que son
livre sera accueilli par ceux qui ont suivi ses leçons . Ils
savent à quel degré éminent cet habile professeur réunit
tout ce qui doit attirer la confiance , et motiver la grande
réputation dont il jouit. Ce sont eux qui , mieux que personne
, peuvent apprécier cette inaltérable candeur , cette
véracité scrupuleuse , la première qualité , le premier devoir
dans toutes les sciences , et surtout dans celles qui
ont pour objet l'homme malade, qualités précieuses et
respectables qu'aucun auteur , peut-être , n'a possédées à
un plus haut degré que celui dont nous annonçons l'ou
OCTOBRE 1814. 113
vrage. Qu'il nous soit permis de le dire : d'ailleurs pourquoi
une discrétion trop susceptible enchaînerait-elle notre
pensée , et l'expression de nos sentimens , que partagent ,
non-seulement les nombreux élèves que l'auteur a formés ,
pour la France et pour l'Europe , mais encore les chirurgiens
, qui rivalisent avec lui de talens et de renommée .
F... т.
De la police des manufactures et des avantages qui
pourraient en résulter pour le commerce .
APRÈS les produits du sol , ceux, de l'industrie sont la
première source des richesses pour toutes les nations ,
surtout si cette industrie s'exerce sur des matières que l'on
n'est point obligé d'acheter dans les marchés de l'étranger .
Si l'industrie est d'une aussi haute importance pour la
prospérité des empires , tout ce qui doit en augmenter
l'essor , ou mieux en diriger les résultats , ne peut également
qu'avoir une grande influence sur le commerce en
général et sur ses profits . Mais par quels moyens peut-on
exciter l'industrie ou en diriger les efforts de manière à
les faire concourir à augmenter la masse des richesses ?
c'est ce qu'il importe d'éclaircir , ces deux questions ayant
un nouveau degré d'intérêt dans un moment où les relations
commerciales vont s'étendre , et les marchés des diverses
nations s'ouvrir à toutes les marchandises .
Encouragez l'industrie , accordez des récompenses à
ceux qui s'y livrent , répandez des écrits propres à éclairer
les fabricans qui s'exercent sur de nouveaux procédés ,
et vous serez sûr d'éveiller l'attention de tous les manufacturiers
. Tels sont les moyens simples que le gouvernement
de la France a pris à différentes époques , et qui
ont également réussi à Pierre Ier. et à Joseph II . Les
uns et les autres ont aussi appelé dans les ateliers de
leurs états , des ouvriers capables de montrer les pratiques
d'un art que l'on voulait transplanter , car l'expérience a
bien plus encore d'importance dans les procédés des diverses
branches de l'industrie que dans les arts où l'imagination
a quelqu'influence. Mais produire n'est pas tout
8
114 MERCURE DE FRANCE ,
pour l'avantage des nations , et les efforts du génie s
souvent bien vains , si de sages calculs n'en dirigeaie
les effets . Le manufacturier ne peut que produire, l'h
d'état peut seul savoir quelle est l'espèce et la qua
marchandises qu'il importe de fabriquer , car il n'
toujours avantageux de bien faire , puisque avant
faut consulter le goût de l'acheteur. S'il est glorie
fabriquer les étoffes les plus belles , il est souver
profitable d'en préparer de communes et à bas prix
ces divers rapports , une surveillance sagement m
estutile à la prospérité des manufactures', et je dirai
à leur conservation. L'ancien gouvernement de la I
qui avait beaucoup fait pour l'avantage du commerce
bien senti cette vérité ; aussi avait-il chargé des ho
instruits de surveiller les produits de nos manufac
et de les diriger en ayant égard aux marchés où ils de
être vendus ? La France leur a dû long-temps la c
vationde son commerce avec le levant et l'Espagne ; I
l'industrie n'a plus suivi une seule impulsion , ce com
s'est anéanti , soit parce qu'il a pris une autre dire
soit enfin parce qu'on n'a plus consulté le go
acheteurs .
Mais pour rendre ceci évident , citons quelques
ples , et donnons des preuves qui puissent facileme
appréciées . Les Américains ont fait pendant long-ter
grand commerce avec la France ; ce commerce a di
dans l'espace de quelques années d'une manière effra
sans qu'on puisse l'attribuer à la guerre ou aux ra
que les mêmes usages ont établis entre les Anglais
Américains. Il paraît au contraire que cette dimi
dans le commerce a beaucoup tenu à la qualité et a
des marchandises que les négocians français ont livr
Américains. Les Anglais qui se sont aperçus q
peuples donnaient la préférence aux étoffes légèr
bas prix , ont également fabriqué des étoffes qui p
remplir ces deux conditions. Ils ont donc prép
mauvaises marchandises aussi-bien que des bonnes
de fournir tous les marchés et de satisfaire tous les
Cequi leur a réussi pour les étoffes , leur a égalem
avantageux pour les draps , et ils se sont attaché
OCTOBRE 1814 . 115
fabriquer de fort légers et à bas prix. Cependant si ceux
qui dirigeaient notre commerce avaient été plus éclairés ,
ils auraient bien pu supplanter les Anglais dans ce genre
de trafic , puisque nous savons mieux tisser les draps , et
que d'ailleurs nos couleurs sont meilleures et notre maind'oeuvre
moins chère. De même nos négocians pourraient
supplanter les Anglais dans tous les articles de toilerie
et de bijouterie , mais il faudrait pour cela consulter le
caprice des acheteurs , et leur vendre des marchandises
meilleures et à plus bas prix , car la meilleure qualité et
le meilleur marché sont dans tous les pays deux grandes
raisons de préférence .
Les négocians anglais auront toujours sur les nôtres de
l'avantage dans les spéculations en grand , et cela parce
qu'ils calculent non-seulement pour leur avantage particulier
, mais encore pour celui de leur nation. Ils nous
endonnent dans ce moment une preuve bien frappante :
s'étant aperçus de la supériorité de nos draps et de la
préférence qu'ils pourraient obtenir sur ceux de leurs
manufactures , ils ont fait acheter nos laines en très-grande
quantité , afin de nous priver de matière première. Cette
spéculation , dont les suites peuvent être funestes à notre
industrie , a déjà produit en France l'effet qu'en avaient
espéré les Anglais , et nos draps ont augmenté beaucoup
deprix.
Pour se faire une idée de la supériorité de calcul que
les Anglais portent dans toutes leurs entreprises , on n'a
qu'à considérer l'augmentation énorme qu'ils ont su donner
àleur commerce avec les États-Unis. Ainsi en 1774, époque
de la révolution américaine , ce commerce produisait à
peine une somme de trente millions , et déjà en 1800 , il
dépassait trois cents millions ; mais le gouvernement français
qui venait de donner la liberté à l'Amérique , n'aurait-
il pas pu donner la même extension à ses relations
commerciales avec les Américains ? Ill'a négligé ,, on ne
trop pourquoi , et peut-être seulement parce qu'en France
on ne sait rien suivre avec constance , et que tout se fait
pour les hommes et non pour la chose. Les Anglais , plus
éclairés , ont senti l'importance de ce commerce ; ils lui
ontdû en grande partie laprospérité de leur industrie , et
sait
16 MERCURE DE FRANCE ,
surtout de leur marine qui a trouvé en Amérique un
plément aux munitions navales que lui refusait la Balt
Ce que les Anglais ont fait en Amérique , ils l'on
lement fait en Espagne et dans le Levant ; ils ont p
perdre dans le commencement sur la vente de leurs
chandises plutôt que de ne pas être maîtres des march
nous portions les nôtres . Pour rétablir notre comme
général , il faudrait connaître les objets qui se venden
ces différens marchés et le goût des acheteurs . Un
cette connaissance acquise , on n'aurait plus qu'à e
rager la fabrication de certaines étoffes et les sour
à des marques particulières qui assurassent l'achete
la bonne qualité. C'était ainsi qu'une simple lisière ,
couleur particulière , se trouvait autrefois sur les
dont le fabricant assurait le bon teint ; le marcha
Levant ne regardait que cette lisière , parce qu'e
donnait une garantie suffisante. Ce qui avait lieu p
draps se pratiquait également pour les autres étoli
des inspecteurs étaient chargés de veiller à ce que les
mens fussent observés , afin que le consommateur
être trompé. Du reste il existait des marchandises
qui n'étant point marquées , n'étaient point garant
le fabricant. C'est sous ce rapport qu'une surve
éclairée peut être utile à notre commerce en généra
nos manufactures en particulier. Quelques manufac
paraissent craindre qu'on revienne à des institution
Î'expérience avaitdéjà fait sentir l'utilité, mais leurs c
sont-elles bien fondées ? qu'ils en jugent par le pas
gouvernement ferait certainement une grande fa
gênait en aucune manière l'industrie , mais ne doi
aussi quelque chose au consommateur , et n'y a-t-il
grand avantage de l'assurer , par des signes faciles à
naître, de labonté de l'objet qu'il achète? Cette surve
ne portant jamais que sur une certaine quantité et
de marchandises , ne peut nuire à l'industrie , ca
qu'une étoffe ne portera pas la marque qui annonce
est de bon teint ou qu'elle a une telle largeur , le c
mateur sera toujours libre d'acheter ou de ne pas a
mais il le fera sans pouvoir se plaindre. Dans ce n
toutes les villes de commerce demandent qu'on rê
OCTOBRE 1814 . 117
à l'égard des manufactures les anciennes institutions. Les
seules places de manufactures paraissent le craindre ; mais
si elles ont l'intention de ne donner pour bonne qualité
que les marchandises qui le sont réellement, quelles craintes
légitimes peuvent-elles avoir ? Pour moi qui ne fais fabriquer
qu'une denrée de première nécessité , je voudrais
fort qu'on empêchât d'en préparer de mauvaise qualité ,
ouqu'il ne fût pas possible de la détériorer. Le consommateur
et le fabricant de bonne foi y trouveraient également
de l'avantage. Les bornes de ce journal me forcent
de m'arrêter dans un sujet d'une aussi haute importance ,
mais je m'estime heureux d'annoncer à ceux qui s'intéressent
à cet objet d'économie , qu'il sera traité avec une
rare perfection dans un ouvrage qu'un ancien ministre va
publier sur cette matière. Placé dans le poste le plus éminent
, cet homme d'état et cet habile manufacturier a pu
apprécier la direction que les diverses mesures administratives
ont fait prendre à différentes époques au commerce ;
ainsi il a tracé depuis Colbert jusqu'à nous un tableau
aussi précis que lumineux sur l'influence que le gouvernement
a exercé sur le commerce en général et sur l'industrie
, ainsi que sur celle que le commerce a fait éprouver
à l'industrie et réciproquement. Du reste si ce sujet intéresse
les lecteurs de ce journal , j'y reviendrai en entrant
dans des détails plus particuliers.
M. S.
LITTÉRATURE ET BEAUX - ARTS.
EXPOSÉ DES MOYENS EMPLOYÉS PAR L'EMPEREUR NAPOLÉON
POUR USURPER LA COURONNE D'ESPAGNE ; par dón PEDRO
CEVALLOS , premier secrétaire d'état et de dépêches de
S. M. C. FERDINAND VII : publié à Madrid , le 1er . septembre
1808 , et traduit par M. Nettement , ancien secrétaire
de la légation française à Londres , avec des
notes historiques , suivi de pièces officielles ; troisième
édition augmentée du manifeste de la junte , et de plusieurs
autres pièces officielles. A Paris , chez Petit ,
libraire , Palais royal , galerie de bois , Nº. 257. L. G.
Michaud , Imprimeur du Roi , rue des bons Enfans ,
N°. 34. 1814 .
,
Le grand attentat qui a fait tomber la couronne d'Espagne
entre les mains du dévastateur de l'Europe , a rempli
d'épouvante tout ce qui tenait aux idées de justice ,
d'honneur , et de gloire nationale ; l'armée elle-même ,
noble instrument de cette action sacrilége , détestait une
guerre qui ne lui présentait que des périls sans résultat
glorieux et des lauriers sans considération. L'usurpateur
est tombé , et sa chute a éclairé le dédale de sapolitique ,
tout à la fois absurde et cruelle. La brochure que D. Pedro
de Cevallos a publiée , sur ces grands événemens met au
jour des mystères d'iniquité dont les ressorts étaient soigneusement
cachés loin des yeux du vulgaire. Plus d'une
réputation , jusques là assez bien conservée , s'accommodera
fort mal de cette terrible révélation. La curiosité publique,
excitée par un grand intérêt , a mis dans toutes les
les mains cet important mémoire historique. D. Pedro de
Cevallos a joué , à cette époque un rôle qui lui donne
droit à la confiance de ses lecteurs ; ministre du roi Ferdinand
, il a tout vu , tout entendu. Je sais que quelques
contradicteurs se sont élevés contre son récit , mais les variations
ne portent que sur des détails de négociations , et
,
MERCURE DE FRANCE , OCTOBRE 1814. 119
non sur leur objet et les résultats qui les ont suivis. Je ne
répéterai pas ce que vingt journaux ont déjà publié sur
l'ouvrage de M. de Cevallos ; trois éditions , rapidement
épuisées , ont satisfait à l'empressement général. Quel
Français n'a pas frémi d'horreur en voyant une guerre
intestine allumée dans le sein de la maison royale d'Espagne
; le roi Charles Iv , son auguste famille , le roi Ferdinand
VII et ses fidèles serviteurs , attirés à Baïonne
par de trompeuses promesses , et les marques du plus
tendre intérêt ! Tout à coup la scène change . L'abdication
du roi Charles n'est plus qu'un acte arraché par la violence
; Napoléon se constitue le vengeur d'un père outragé.
Ce sont les droits méconnus de la nature et du
trône , qu'il invoque en faveur de son crime qui' commence
à éclater ; le roi Ferdinand s'indigne : Prince , lui
dit Buonaparte , il faut opter entre la cession ou la mort .
Enmême temps la correspondance la plus étrange s'ouvre
entre le fils et le père. Rien n'est oublié pour colorer la
suggestion , la contrainte que décèle chaque expression .
L'Europe attentive vit le dénoûment de ce drame polique
: le malheureux roi ne reprit la couronne des mains
d'un fils respectueux que pour la voir passer sur la tête
d'un aventurier. Des fers , des humiliations , des outrages
multipliés furent le prix , dont on paya tant de bonne
foi , une confiance trop aveugle et l'abandon d'une puissante
monarchie ! Mais des actes extorqués ou supposés ,
des diffamations , des promesses , dont la magnificence ne
dissimule pas la fausseté , sont encore des moyens insuffisans
pour s'emparer d'un trône que défend l'amour des
peuples, et le courage d'une nation entraînée par le légitime
enthousiasme de l'indépendance. On connaît les chances
variées de cette lutte opiniâtre et terrible ; tout ce que
l'impétuosité et la valeur française eurent de plus brillant ;
tout ce que la fierté castillane et l'horreur de l'esclavage ,
ont de plus énergique , fut déployé tour à tour. Les ruines
de Saragosse, de Ciudad Rodrigo , et de tant d'autres villes ,
déposeront , aux siècles à venir , des grands exploits qui
signalèrent l'attaque et de la fureur que les Espagnols mirent
à se défendre. La capitale était envahie , le royaume
couvert de troupes victorieuses , le monarque prisonnier ;
120 MERCURE DE FRANCE ,
et l'espoir du succès n'abandonnait pas encore les fidèles
partisans de la famille royale ; le gouvernement , renfermé
dans une petite île à l'extrémité de la péninsule , bravait
encore l'oppresseur de l'Europe , et appelait sur sa tête la
vengeance des nations civilisées. C'est de là , que la junte
suprême fit paraître ce manifeste , éternel monument d'un
courage au-dessus des revers , et le plus noble exemple de
fidélité qu'un peuple put donner à son souverain. M. de
Cevallos a joint cette pièce importante à la 3º. édition de
son ouvrage, elle en est le complément. La junte suprême
osa faire un appel à tous les rois de l'Europe ; la violence,
les parjures , les forfaits projetés même de Napoléon , tout
est dévoilé ; son hypocrite bienveillance pour le malheureux
Charles Iv , est expliquée aux yeux du monde. Si
les princes de l'Europe , plus tôt éclairés sur leurs véritables
intérêts , eussent répondu au courageux appel de la
nation espagnole , plusieurs millions d'Européens ne seraient
pas enterrés dans les plaines sablonneuses de l'Arragon
et de la Castille , ou dans les vastes forêts de l'Allemagne ,
ou dans les déserts glacés de la Russie ; tant de familles ,
naguères heureuses et paisibles , ne seraient pas maintenant
vouées à l'indigence et au désespoir : ce colosse de
puissance qui pesait sur l'Europe , serait depuis longtemps
écroulé ; la France , rendue à son prince légitime ,
aurait déjà cicatrisé ses plaies , et les larmes que le tyran
a fait couler , eussent été moins abondantes. Mais il faut
du temps pour qu'une grande vérité puisse s'établir.
L'Espagne , dans son manifeste , prédit tout ce que la
folle ambition de Buonaparte lui a fait entreprendre . Elle
voit la chute de toutes les monarchies , et la soif insatiable
d'un agrandissement qui doit toujours être suivi de nouvelles
conquêtes ; mais il fallait une volonté ferme , dégagée
des prétentions et des vues secrètes de l'ambition
particulière ; les temps n'étaient pas encore arrivés , et la
France devait , pendant plusieurs années , prodiguer son
sang et ses trésors pour satisfaire aux caprices orgueilleux
de l'homme qui affecta toujours le plus profond mépris
pour ceux même qui se disaient ses sujets et pour l'espèce
humaine en général .
Le mémoire de M. de Cevallos est une pièce historique
OCTOBRE 1814. 121
qui sera consultée un jour avec fruit par ceux qui écriront
l'importante histoire de notre siècle. Le traducteur
était assuré d'un succès non équivoque , en publiant
en France ce récit intéressant; il n'avait pas besoin de
recourir aux injures pour donner plus de vogue à son
ouvrage. Ses notes sont pour la plupart superflues , quelques-
unes même renferment des personnalités outrageantes
envers des hommes étrangers, par leurs fonctions et par
leur caractère, aux sanguinaires folies de Napoléon ; la confiance
de notre monarque et l'estime publique les vengent
de ces obscures attaques . Ceux là sont de véritables anarchistes
, qui veulent élever , par des écrits au moins
indiscrets , des barrières entre les fidèles sujets du roi .
Sous la tyrannie , des discours ne signifient rien ; ils sont
commandés , et leur effet est en, raison inverse de la contrainte
employée pour les obtenir. Sous un gouvernement
paternel , ils sont la véritable mesure de la confiance et
de l'amour; tous doivent tendre à la concorde , à la paix;
et c'est manquer aux premiers devoirs d'un bon Français ,
que de chercher à perpétuer de funestes divisions .
G. M.
CAMPAGNE DE PARIS en 1814 , précédée d'un coupd'oeil
sur celle de 1813 , ou précis historique et impartial
des événemens depuis l'invasion de la France , par
les armées étrangères , jusqu'à la capitulation de Paris ,
avec une carte pour l'intelligence des mouvemens des
armées , etc. , par P.-F.-F.-J. Giraud . Sixième édition
, revue , etc.- AParis , chez A. Eymery , libraire ,
rue Mazarine , nº. 30 .
-
Quand les mots sixième édition se trouvent dans l'annonce
d'un livre , chacun voit d'abord qu'un grand nombre
de personnes le connaissent , et que si on en parlait encore
au public , ce serait moins pour lui en rendre compte que
pour faire , sur la matière qui y est traitée , quelques observations
particulières .
Le précis de la campagne de 1814 en fournirait beaucoup
, et tout en rendant justice à l'auteur , peut-être ne
122 MERCURE DE FRANCE ,
serait-on pas de son avis sur divers points : cela viendrait
surtout de ce qu'en s'attachant moins au présent , on s'efforcerait
de considérer d'avance cette mémorable année à
sa place , dans l'histoire du dix-neuvième siècle , et les
événemens du Rhin , de la Marne , de la Seine , d'après
leur influence probable sur les destinées générales de
l'Europe. Après avoir invoqué la justice au commencement
de 1814 , l'Europe se souviendra-t-elle de ses voeux à la fin
de l'année ? Les guides qu'elle reconnaît depuis peu ,
s'attacheront-ils long-temps à une justice sur laquelle on
puisse être d'accord , et qui ne paraisse pas très-commode
dans quelques pays , mais incompréhensible dans d'autres ?
Onne saurait trop louer, toutefois , l'impartialité dont
M. Giraud fait profession , le soin qu'il paraît avoir mis
dans ses recherches , les sentimens de justice ou d'humanité
qu'il montre en divers endroits , et son aversion pour
un gouvernement immoral et tyrannique .
Ce n'est pas une chose très-simple de juger un tyran.
Que d'idées un peu vagues ce seul mot réunit ! Un tyran ,
c'est également Octave ou Sylla , Périclès ou Lysander ;
c'est surtout Mahomet , Cortez ou Timour , l'un de ces
hommes à qui l'on a cent reproches à faire , et que pourtant
l'histoire ne sait comment flétrir , qui excitent de justes
ressentimens , mais que ceux qui ne les ont jamais approuvés
ne condamnent qu'avec circonspection , que les
esprits faibles se hâtent de mépriser et que les gens sages
doivent observer long-temps .
Il faut calculer les obstacles , comparer les circonstances ,
entrevoir les desseins , discerner ce qui fut de l'homme ou
de la fortune. Il ne faut attribuer à celui qui gouverne , ni
tout le bienqueson siècle aurait pu faire sans lui , ni tout le
le mal qu'une sagesse extrême aurait pu seule empêcher .
Il n'appartient qu'aux hommes raisonnables , mais
forts , de juger ces hommes dont la force est souvent
injuste et quelquefois désordonnée . Les Sylla sont compris
par les Montesquieu .
C'est la honte de la terre civilisée qu'elle paraisse encore
, à de certaines époques , avoir des raisons de souffrir
un tyran , un homme dont le génie altier soutienne les
peuples en les fatiguant , unhomme qui plein de la sombre
OCTOBRE 1814. 123
1
énergie d'un temps difficile , précipite une génération pour
combler l'abîme où les générations suivantes pourraient
être poussées , et que l'on croie assez actif, assez heureux ,
assez impitoyable pour tout menacer et tout régénérer ,
comme ces incendies après lesquels on rebâtit des villes
plus régulières ou plus magnifiques. DE SEN** .
DE L'INTÉRÊT DE LA FRANCE A L'EGARD DE LA TRAITE
DES NEGRES ; par J.-C.-L. SIMONDE DE SISMONDI ,
- seconde édition , 1814.-A Genève , chez Paschoud ;
et à Paris , même maison de commerce , rue Mazarine ,
n°. 22 .
Cet écrit est plus important par son objet que par son
étendue. L'auteur , à qui les idées d'utilité publique sont
familières , ne s'y borne pas à des réflexions générales ;
il y discute la question d'après des renseignemens positifs ,
et à plusieurs égards il semble la résoudre .
M. de Sismondi objecte contre la clause du traité de Paris ,
relative aux colonies , que tout ce qui a pu contribuer ,
soit dans le principe , soit après un long usage , à rendre
la traite moins odieuse , n'existant plus pour nous , elle
serait aujourd'hui sans excuse .
La Martinique et la Guadeloupe , dit-il ensuite , n'ont
point perdu leur prospérité sous le régime auquel ces îles
sont soumises depuis plusieurs années . C'est donc presque
uniquement pour Saint-Domingue qu'il paraîtrait nécessaire
de se procurer de nouveaux Nègres : mais auparavant
il faudrait avoir exterminé tous ceux qui possèdent l'île ;
car si l'on ne veut que se les concilier et les gouverner ensuite
comme on gouverne les blancs , on doit trouver très -dangereux
d'exciter leur indignation, ou de leur inspirer de fortes
craintes , en leur montrant d'autres Africains amenés
parmi eux pour l'esclavage , et traités sous leurs yeux en
bêtes de somme. Et d'ailleurs , eût-on même , à la manière
des premiers conquérans de cette ancienne Haïti ,
fait périr toute la race plus forte et beaucoup mieux
préparée pour la défense ,qui la possède aujourd'hui , il
serait encore contraire à l'intérêt de l'État d'employer ,
1
124 MERCURE DE FRANCE ,
avances . «
pour former promptement dans cette île une population
nouvelle , des capitaux qui dans le commerce ou l'industrie
de la France ne sont point surabondans. Les cinq années
stipulées par le traité de paix , ne seraient pas même suffisantes
, et de plus , les sucres et les cafés de l'Asie ou de la
Guiane ôtent tout espoir de retirer d'une colonie rétablie
avec de si grands frais , des produits proportionnés aux
Tout est changé , dit l'auteur, dans le com-
>> merce des Tropiques . Pendant l'enfance de ce com-
» merce , il a pu être contenu dans une sorte de monopole
>> hautement profitable , non point aux nations , mais aux
>> planteurs et aux commerçans que les lois favorisaient.
>> Alors toutes les denrées coloniales devaient être produites
>> dans un petit nombre d'îles ..... Mais aujourd'hui que
>> les pays producteurs , plus vastes et plus riches que les
>> pays consommateurs , rivalisent à qui vendra meilleur
>> marché , il est absurde de croire que la possession d'une
>> île , que celle d'une province sous la zône torride, puisse
>> procurer des trésors à la métropole..... Il faut négocier
>> entre les Tropiques comme on négocie chez les peuples
>> d'Europe ; il faut que , selon l'esprit du commerce ,
>> chacun s'enrichisse par des échanges qui mettent à sa
>>>portée la chose dont il a besoin » .
Montesquieu termine ainsi ses réflexions sur l'esclavage
des Nègres : << De petits esprits exagèrent l'injustice que
>> l'on fait aux Africains ; car si elle était telle qu'ils le
>> disent , ne serait-il pas venu dans la tête des princes de
>> l'Europe qui font entre eux tant de conventions inutiles,
>> d'en faire une générale en faveur de la miséricorde et
>> de la pitié ? » D'après ce qu'avance M. de Sismondi ,
l'empereur russe pourrait être un de ces princes que Montesquieu
cherchait en vain. Ce n'est pas toutefois que Montesquieu
puisse faire autorité , soit en Russie , soit ailleurs ,
il ne faut pas perdre de vue qu'il écrivait dans le dix-huitième
siècle.
J'ignore , et je dois ignorer les intentions de l'empereur
de Russie ; je vois seulement que M.de Sismondi est fort
prévenu dans son système en faveur de celles de l'Angleterre.
« L'Angleterre qui , après de longs débats , s'est
>>interdit cet odieux commerce ( en 1807 , long - temps
OCTOBRE 1814. 125
> après la France ) , a manifesté avec une glorieuse una-
>>nimité sa douleur de ce que le traité de Paris ne l'avait
>> pas aboli , etc. » Je rends justice à des sentimens si
généreux ; mais bien que ce soit par exemple un sort
beaucoup moins déplorable d'être esclave ou prisonnier
chez les Anglais que dans tout autre pays , je me permettrai
d'observer que la traite a été faite par les Anglais jusqu'à
ce qu'il leur ait été démontré qu'elle ne convenait plus
à leurs intérêts . C'est plus tard qu'ils ont enfin reconnu
qu'il ne leur convenait pas davantage qu'elle fût faite
par d'autres nations .
L'Angleterre raisonne en cela très-exactement , et c'est
ainsiqu'il fautfaire dans toute spéculation. Ces grands mots
dejustice, d'humanité, de religion, tous ces mots dont il est
si facile d'abuser, n'ont rien de commun avec les besoins du
commerce ; or , c'est le commerce qui est maintenant le
premier lien des Etats , et tout doit être subordonné aux
convenances du lucre et du trafic. Pourquoi s'inquiéter
dans tout ceci de ce qui plairait aux Nègres ? Leurs tribus
sont-elles au nombre des puissances ? Jamais prince afrieain
osa-t-il exposer à quelque avanie sa noire figure dans
nos brillans congrès d'Europe ? L'intérêt présumé de l'Angleterre
, voilà ce qui pourra nous interdire la traite. L'intérêt
de la France , voilà ce qui nous la prescrirait , s'il
n'était évident au contraire que nos îles , à peine rétablies ,
verraient bientôt des flottes accourir pour y substituer à
nos drapeaux un drapeau plus heureux , sur lequel on
lirait , en caractères déjà connus sur tant de rivages : Sic
vos non vobis .
On a dit quelque part : « L'Angleterre ne s'impose au-
>> cun sacrifice en abolissant le commerce des noirs . Elle
>>donne un grand exemple au monde , sans qu'il puisse
» lui en rien coûter. Si elle parvient à obtenir des autres
>>métropoles de l'Europe , qu'elles renoncent aussi à ce
> commerce , elle seule alors pourra le faire sans qu'on
>> puisse l'en accuser , puisqu'elle seule a des possessions
» sur la côte d'Afrique , et ses établissemens du Sénégal
» et de la Guinée en prospèreront d'autant plus. La puis-
» sance de cette nation s'étend par d'immenses ramifica-
» tions dans les quatre parties du monde , son pavillou
126 MERCURE DE FRANCE ,
>> flotte sur toutes les mers . Dans cet état de choses , la
>> question de la traite des Nègres s'offre à nous sous un
>> aspect tout particulier. Nos colonies, dans l'impuissance
>> où nous place le traité de paix de rien faire pour leur
>> défense , et dans l'état de délâbrement où se trouve notre
» marine , ne sont-elles pas entièrement à la discrétion de
>> laGrande-Bretagne ? S'il est un moyen de les conserver,
>> c'est d'y détruire l'esclavage ..... »
Ces dernières considérations paraissent les seules qu'on
doive faire valoir pour nous détourner d'acheter de nouveau
des esclaves . Quant à ce qui fu tallégué contre la
traite il y a vingt ans, un homme d'état ne saurait l'écouter ;
tout cela est erroné par une conséquence de cette date
même.
Pour moi , je le demanderai à M. de Sismondi et à
plusieurs autres écrivains dont il faut biend'ailleurs tolérer
les principes : Que prouvent- elles ces déclamations en
faveur des noirs étrangers ? quelle force ont-elles contre
les raisons positives alléguées par les blancs nos compatriotes
? On n'est point dupe de ces vieux détours. Quoi !
vous écriez-vous , des Français se montreraient si inhumains
; un peuple civilisé ramènerait des usages barbares ;
des chrétiens seraient en opposition manifeste avec la
doctrine de l'évangile ! Mais , qui vous accorde toutes ces
suppositions ? Quel colon , quel planteur a jamais prétendu
que les Français dussent être arrêtés par l'humanité , par
la raison, quand il s'agit de s'abandonner à l'heureux cours
de leurs vieilles habitudes ? Où avez-vous pris que l'on dût
être chrétien en Afrique de la même manière qu'en Europe ,
ou suivre contre soi-même , dans le nouveau monde , la
loi dont on a profité dans l'ancien ? Enfin , qui vous a dit
que notre Europe fût réellement civilisée ? Plaisant moyen
d'engager les gens à suivre vos conseils , que de leur supposer
des qualités dont vous ne voyez pas qu'ils se montrent
jaloux , et de leur rappeler des engagemens qu'ils avouent
n'avoir pris avec le ciel que pour rencontrer moins d'obstacles
sur la terre !
M. DE SEN**.
OCTOBRE 1814. 127
DU GOUVERNEMENT , DES MOEURS ET DES CONDITIONS EN
FRANCE AVANT LA RÉVOLUTION , avec le caractère des
principaux personnages du règne de Louis XVI ; par
M. SÉNAC DE MEILHAN , ancien intendant de Valenciennes
. -Un vol . in-8° .
Repetendum videtur , qualis status urbis , quæ mens exercituum ,
quis habitus provinciarum , quid validum , quid ægrumfuerit ,
ut non modò casus , eventusque rerum , qui plerumque fortuiti
sunt , sed ratio etiam, causæque noscantur. TACIT. Lib . I. Hist.
3
( ICF. ARTICLE. )
Un homme de bien qui recherchera de bonne foi les
causes de l'épouvantable et monstrueuse révolution dont
tous les Français ont été les témoins ou les victimes , les
trouvera difficilement s'il ne s'applique pas à démêler cette
multiplicité d'intrigues et de machinations infernales qui ,
sans contredit, en sont le premier principe. Bien des causes
secondaires , parmi lesquelles le mauvais état des finances
doit tenir le premier rang , ont concouru au développement
de l'incendie ; mais un complot était tramé dès long-temps ;
le fameux déficit et les prétendus abus , n'étaient que des
prétextes pour la malveillance qui les grossissait avec impudence
et perfidie ; les premières émeutes populaires
avaient des excitateurs cachés ; des piéges étaient tendus
de toutes parts au meilleur des rois ; les imputations les
plus odieuses étaient répandues contre lui ; enfin sa perte
était jurée ! ... C'est à l'histoire qu'il appartient de sonder
cet abîme , et de dénoncer à la postérité les trames qui ont
amené le renversement de cette monarchie , si heureusement
et si glorieusement relevée de nos jours .
Mais enfin , comment à cette époque désastreuse , qu'il
est malheureusement impossible d'effacer de notre histoire
, la nation , ou du moins une partie , a-t-elle pu se
livrer, d'une manière si outrée et si criminelle , à des suggestions
perfides qui ne tendaient qu'à la précipiter dans
les plus funestes égaremens ? En effet , quand on voit un
1
128 MERCURE DE FRANCE ,
grand peuple , célèbre par la facilité et la douceur de ses
moeurs , remarquable depuis dix siècles par un amour
passionné pour ses rois , passer de l'obéissance et du respect
aux plus violens excès contre le roi , les princes , les
grands , le clergé , on croirait que les plus cruelles injustices
ont seules pu altérer le caractère de ce peuple et le
porter du désespoir à l'insurrection ; au contraire , le gouvernement
était doux , paternel et se prêtait volontiers aux
améliorations qui pouvaient établir un système de félicité
générale . Or, un ouvrage qui ferait connaître avec impartialité
les élémens , l'essence , la forme et même les abus
de ce gouvernement , et qui tracerait l'état de la France
avant la révolution , serait sans doute utile à ceux qui veulent
chercher la vérité de bonne foi . Tel est le but de l'ouvrage
de feu M. Senac de Meilhan , homme de beaucoup
d'esprit et administrateur éclairé autant qu'écrivain élégant.
Comme une grande partie du public actuel n'a que des
notions fausses ou imcomplètes du mécanisme civil de la
France avant la révolution , cet ouvrage devient à la fois
instructif et intéressant ; il a d'ailleurs fort peu d'étendue, et
l'on s'étonnemême de la multitude de choses que l'auteur a
su présenter avec clarté et renfermer dans un cadre si étroit.
Il nous offre une suite de chapitres fort courts , dont les
titres sont faits pour piquer la curiosité ; tels que : Moeurs
de la cour; le roi et la reine ; le clergé; la noblesse ; le tiers
état ; du rapprochement des diverses conditions ; de la vénalité
des charges ; des lettres de cachet ; de la dette publique;
des gens de lettres et de leur influence etc. Son
épigraphe annonce le plan qu'il se propose de suivre ; en
voici la traduction :
« Il paraît nécessaire de remonter à l'état de la capitale , à l'espritde
>> l'armée , à la disposition des provinces , d'examiner ce qui était
> faible et ce qui était robuste , afin de connaître non-seulement
>> les chances et la succession des événemens , qui presque toujours
> dépendent du hasard, mais encore leur principe et leurs causes ».
Nous verrons si l'auteur a bien rempli ce texte pompeux;
commençons,par examiner succinctement quelques - uns
des objets les plus importans qu'il a traités .
Il nous peint d'abord les commencemens du vertueux
OCTOBRE 1814 .
129
58
e
I
el
2
LBes
en
Louis XVI . La licence qui caractérisait la cour de son
prédécesseur , n'influa en rien sur le caractère du prince.
Louis XV mourut , et la cour changea de face sous
Louis XVI. Le nouveau roi annonçait les qualités qu'il a
toujours montrées , des moeurs pures , la haine de la dépense
et les dispositions les plus favorables pour le peuple.
Ce caractère , et la lassitude du règne précédent , excitèrent
un enthousiasme général. Le goût d'une vie privée s'introduisit
à la cour; la représentation souveraine ne montra
son éclat que dans les jours indispensables ; et la cour du
roi , celle de la reine et celle des princes , offraient l'image
de sociétés particulières . Pouvait-on se plaindre du faste de
la cour ? Louis XVI n'avait ni le goût des plaisirs d'éclat ,
ni le désir d'augmenter sa puissance. A son avénement au
trône , il remit le tribut connu sous le nom dejoyeux ave
nement , s'empressa d'abolir la question , supprima ensuite
le droit d'aubaine et les corvées , et voulut bien consulter la
voix publique dans le choix de la plupart de ses ministres .
Avec de telles dispositions , comment a-t-il donc encouru la
haine du peuple ? Comment expliquer encore les horribles
imputations dirigées contre la reine , sans remonter à des
causes secrètes qui seront un jour dévoilées ? On chercherait
en vain dans ses discours et dans ses manières , ce caractère
de hauteur qu'on lui avait si injustement attribué.
Elle n'a jamais provoqué la rigueur de l'autorité contre
personne , ni protégé une injustice. Loin que les dépenses
qu'on lui reproche soient fondées , elle a manifesté le goût
d'une vie retirée et d'une société intime , qui a été peut-être
un des principes de son infortune. Elle n'a jamais cherché
! à exercer la moindre influence dans les affaires du gouvernement
; et , loin d'avoir choqué les sentimens publics ,
entraînée par l'envie de plaire , elle a peut-être trop déféré
à des opinions qu'elle a cru générales .
Après nous avoir fait le tableau de la cour, M. de M.
passe à l'article du clergé ; et comme ses chapitres sont
tous détachés , je suivrai à peu près la même marche que
l'auteur, etje présenterai à la fin les considérations générales
auxquelles son ouvrage doit donner lieu. M. de M. , qui
blâme ailleurs l'ambition et le zèle intolérant du clergé
sous les règnes de Louis XIV et de Louis XV, désapprouve
/
9
130 MERCURE DE FRANCE ,
!
la propension qu'il témoigna sous celui de Louis XVI pour
les plaisirs de la société , et le séjour presque continuel des
évêques dans la capitale. Il reconnaît d'ailleurs que notre
clergé était celui de l'Europe qui montrait le plus de lumières
et les moeurs les plus décentes . Mais l'évaluation
➡ des revenus du clergé , qu'il suppose de cent quarante
millions , le porte à désapprouver le manque de zèle que
manifesta le clergé pour subvenir aux besoins urgens de
l'état en proportion avec ses immenses richesses .
Les priviléges de la noblesse, qui ont excité de si grandes
clameurs , sont présentés par M. de M. sous leur véritable
point de vue, et surtout d'une manière impartiale , qui
sera avouée de tous ceux qui liront son ouvrage. L'institution
de la noblesse remonte aux premiers temps de la
monarchie . Les nobles menaient leurs vassaux à la guerre,
contribuaient de leur personne et de leur fortune à la défense
de l'état ; n'était-il pas juste qu'ils fussent affranchis
de plusieurs autres charges ? Lorsque les rois ont substitué
des milices permanentes à l'assemblage confus des troupes
féodales , et lorsque les nobles furent payés par le roi en
temps de guerre, ils furent soumis à la plupart des taxes
acquittées par les bourgeois et les habitans des campagnes.
Dans les derniers temps , il ne leur était resté de leur antique
splendeur et de leur indépendance , que le privilége
d'une exemption de taille pour l'exploitation de trois charrues
; mais il fallait encore que le noble qui voulait en
jouir , fit valoir par lui-même sa terre : le privilége cessait
dès qu'elle était affermée. Quant aux droits féodaux , la
plupart avaient pour origine des concessions faites par les
seigneurs eux-mêmes ; et de plus , le progrès des lumières
avait ôté à ces droits ce qu'ils pouvaient avoir de dur et
d'onéreux .
de
Maintenant , le tiers-état , cette multitude immense
d'hommes actifs et industrieux qui embrasse , par ses travaux
, tous les arts utiles et agréables , était-il opprimé ,
humilié ? Était-il donc privé des moyens d'avancer ,
faire fortune , de faire valoir les talens qu'il avait reçus de
la nature ? Etait-il rare de voir ses membres parvenir à des
charges éminentes ? Leur était-il très-difficile d'obtenir
cette qualité de noble qu'ils enviaient dans les autres , et
OCTOBRE 1814 . 131
sans
qu'ils désiraient tant pour eux ? M. de M. prouve aisément
l'affirmative de ces diverses questions . En effet , toutes
les carrières étaient ouvertes au tiers-état , et une foule de
charges et d'emplois honorables et lucratifs , dans les tribunaux
, les cours , les parlemens , les diverses chambres
et administrations , étaient son apanage exclusif ,
compter la finance , où se faisaient des fortunes aussi brillantes
que rapides , qui mettaient leurs acquéreurs à même
d'acheter des charges du premier rang. M. de M. cite en
outre une quantité de chanceliers , de premiers présidens ,
de maréchaux de France , et même de ministres , sortis
du tiers-état ; et un homme de cet ordre , si sa fortune le
lui permettait , pouvait acheter une terre , une seigneurie
qui lui donnait les mêmes droits et les mêmes priviléges
qu'à un noble.
Le rapprochement des conditions , si sensible en France
depuis un siècle , surtout dans ces derniers temps , où la
cour et les grands avaient quitté le faste extérieur , ce rapprochement
concourait encore à favoriser de plus en plus
le tiers-état. Les talens , l'esprit , les agrémens , la célébrité
dans les arts libéraux , faisaient obtenir des égards
flatteurs , et mettaient des hommes sans naissance à portée
de vivre dans une apparente égalité avec les plus grands
seigneurs , qui se faisaient une gloire d'accueillir les talens .
Le tiers avait enfin une foule de moyens de s'enrichir , de
s'élever , de s'allier avec les plus grands noms , d'ètre admis
dans les premiers cercles. Tous ces moyens n'existent
pas dans les autres pays : les diverses conditions y sont
classées invariablement . M. de M. ne trouve donc aucun
motif qui puisse légitimer le mutinement et l'insurrection
du tiers .
On a beaucoup déclamé contre la vénalité des charges ;
cependant, sans avoir le dessein exclusif de vanter le temps
passé , on peut prouver que ce qui semble un abus révoltant
, n'en était plus un , étant consacré par plusieurs siècles
. Certes il serait difficile ,pour ne pas dire impossible ,
de rétablir aujourd'hui cette institution ; M. de M. pense
qu'elle a produit originairement un grand mal , et qu'on a
dù trouver absurde, scandaleux , de voir acheter le droit de
juger. Mais une fois passée en coutume , cette vénalité
)
:
132 MERCURE DE FRANCE,
avait du moins un avantage. Elle était un garant que la
fortune du magistrat le mettait au-dessus du besoin et de
la corruption , et qu'il était assez riche pour soutenir sa
dignité d'une manière honorable . D'ailleurs , si l'on n'exerçait
pas sa charge avec justice , avec probité , le roi avait
le droit de vous inviter à la vendre ; et il y avait toujours ,
pour les nominations , un choix de mérite à faire entre
Jes concurrens qui se présentaient. Cette institution , par
son ancienneté même , n'était plus un abus de fait , mais
seulement de droit : elle pouvait paraître odieuse moralement
, mais dans le système politique , elle se trouvait
consacrée par la coutume.
Cependant , si M. de M. ne voit pas la vénalité des charges
sous le même aspect que les partisans de la réforme , il
condamne hautement l'institution des lettres-de-cachet ,
qu'il trouve aussi injuste qu'impolitique. Mais sous
Louis XVI , on ne vit point d'exemple de ces abus d'autorité.
L'indulgence a caractérisé son règne , et les principes
sur l'emploi de l'autorité avaient changé. Il n'est
point d'époque où elle ait eu moins d'action ; et c'est pendant
ce règne à jamais remarquable par l'indulgence, qu'on
s'est élevé contre l'autorité avec une violence qui l'a ensevelie
sous ses ruines , et qu'on s'est porté aux excès les
plus criminels . Au milieu des attentats d'un peuple révolté,
le monarque , loin de sévir , consentait à la restriction
de son autorité , souscrivait aux sacrifices qu'on exigeait
de la dignité souveraine , croyant assurer par-là le
bonheur et la paix , tandis qu'il ne faisait que tomber dans
les piéges tendus à sa belle âme , par la perfidie la plus
atroce. DE S.
(La suite au numéro prochain.)
--
HISTOIRE LITTÉRAIRE DES HUIT PREMIERS SIÈCLES DE L'ERE
CHRÉTIENNE , depuis Auguste jusqu'à Charlemagne , traduite
de l'anglais de J. BÉRINGTON. A Paris , chez
Delaunay , libraire , au Palais-Royal , et chez Sajou ,
rue de la Harpe , nº. 11 .
L'AUTEUR de cette traduction , déjà connu dans les
OCTOBRE 1814 . 133
lettres par plusieurs ouvrages utiles qu'il a reproduits avec
succès dans notre langue, semble avoir adopté pour devise :
Indocti discant , et ament meminisse periti.
M. Joseph Bérington, curé catholique à Buckland, près
d'Oxford , a publié cette année à Londres l'Histoire littéraire
du moyen âge. Le traducteur n'a pas hésité à faire
jouir les littérateurs français auxquels la langue anglaise
n'est pas familière , d'un ouvrage qui nous manquait. Le
volume que nous annonçons ne renferme que les deux
premiers livres de l'ouvrage de Bérington ; mais l'on nous
ypromet sous peu de temps la suite de ces deux livres, qui
traitera des siècles postérieurs à celui de Charlemagne .
L'entreprise d'une histoire littéraire du moyen âge semblait
au premier aspect offrir de grandes difficultés . Elle
demandait , comme l'a fait le judicieux pasteur de Buckland
, qu'on joignît à la connaissance d'une littérature
étendue les soins d'une critique sage et éclairée, qui pût
servir de guide à travers cette foule d'historiens obscurs ,
de chroniqueurs , d'annotateurs suspects , de panégyristes
dont il fallait avec raison se défier et redouter la partialité.
Ce travail ingrat exigeait une étude profonde des écrits et
de l'écrivain ; des relations de celui-ci avec ses contemporains
; des temps et des événemens politiques qui ont influé
sur les lettres ; des causes qui les ont amenés ;des motifs
qui ont pu enchaîner la pensée ou lui donner enfin une
direction , si non contraire , du moins différente de celle
qu'elle devait naturellement suivre.
Tiraboschi , dans un ouvrage intitulé : Storia della litteratura
italiana , en 10 vol . in-4°. , paraît avoir rendu à
sa patrie le service que Bérington rend à la république
entière des lettres . Mais le savant Italien , quoiqu'il n'ait
embrassé que l'histoire de l'Italie proprement dite , n'en
apas moins ouvert à l'auteur anglais une carrière dont les
plus grandes difficultés se trouvaient déjà aplanies. Ce
dernier ne dissimule pas lui - même les obligations qu'il
lui doit ; et , outre Tiraboschi, il n'a pas négligé de recourir
aux sources mêmes , et de l'abandonner dans les
parties de son histoire qui paraissaient douteuses ou qui
peuvent être envisagées sous un autre point de vue.
134 MERCURE DE FRANCE ,
On ne saurait disconvenir qu'une fois le siècle d'A
passé , ce siècle de gloire où les lettres et les arts r
dirent de tant d'éclat , leur décadence , dont le triste
offre encore parfois quelques lueurs de talent, font
succéder le ténèbres de l'ignorance et de la ba
Pour arriver au règne brillant de Léon X , où la
sance de ces mêmes arts offre un aspect si nouveau
pli du plus touchant intérêt , combien de déserts fa
résoudre à traverser? La nuit la plus profonde rè
l'univers ; la tyrannie , les guerres , et un fléau cent
encore , la superstition , semblaient épaissir dava
voile de l'ignorance; le peu de connaissances et de l
qu'on avait recueillies de la Grèce et de Rome ,
écrivains illustres et nombreux avaient éclairé le
l'Europe , était concentré dans quelques cloîtres o
et l'esprit monacal , pendant neuf siècles en op
avec les chefs-d'oeuvres de l'antiquité , faillit eng
jamais les préceptes du goût et les immortels ex
que le génie avait légués à l'admiration des races fu
Bérington a'su se resserrer dans les bornes conv
à une histoire littéraire où tout autre que lui n'au
manqué d'étaler une science biographique dont la
eût été aussi fastidieuse qu'aride . Ses chapitres son
et pleins de faits ; leur division a pour objet l'exan
ticulier d'une cause qui a influé sur la décadenc
partie de la littérature , ou le tableau historique des
qui se sont élevés au-dessus de leur siècle . Ces étin
dans la route ténébreuse que le lecteur parcourt ,
blent à ces météores qui sillonnent les cieux , et apr
éclairé le voyageur par leur chute , le replongent
nuit où il se trouvait auparavant .
Après avoir exposé en peu de mots l'état des lett
le siècle d'Auguste, et la cause de leurs progrès ,
examine celle de leur déclin qu'il divise en plusieu
ques : il porte la première jusqu'à Adrien ; la seco
qu'à Constantin , et la troisième jusqu'à la chute c
pire d'Occident. C'est alors qu'il passe en revue, d
décadence , 1º l'éloquence dont Cicéron , à Rom
atteint le dernier période ; dont Asinius Pollion
menté de la gloire même de Cicéron , essaya va
OCTOBRE 1814. 135
de maintenir l'éclat qu'elle avait acquis ; dont Pline le
jeune s'appropria les charmes pour les appliquer à l'éloge
des princes ; dont les sophistes grecs , alors si nombreux ,
déshonoraient la voix sur la même tribune où Démosthène
avait jadis tonné.
2º. La poésie qui survécut à l'éloquence , et , qui après
l'ère la plus brillante qu'avaient ouverte Virgile , Tibulle ,
Horace et Ovide , s'enorgueillissait encore d'un Lucain
mort à 27 ans , d'un Valérius Flaccus qui promettait un
rival au chantre de l'Énéide ; d'un Stace dont le goût n'a
pas toujours été le guide ; d'un Silius Italicus , dont la fortune
et les honneurs étouffèrent peut-être le talent. Quelques
ouvrages qui ont surnagé sur l'océan des âges nous
ont permis de juger en partie Juvénal , Perse , Martial
Claudien , Pétrone , Némésien , Apulée , Ausone ; et
malgré les beautés qui distinguent leurs productions , il
suffit de les nommer pour rappeler la décadence de la
poésie latine.
3º. L'histoire dont le style de plusieurs écrivains romains
a fait le désespoir de tous les historiens qui leur
ont succédé. On voit encore paraître avec honneur Tacite ,
Quinte-Curce , Suétone. Je passe sous silence Velleius
Paterculus qui , dit-on , flatta si bassement Tibère et son
infâme ministre ; Valère Maxime , son contemporain , qui
fit une compilation assez peu estimée ; Aurélius Victor ,
l'historien des empereurs jusqu'à Constance ; Eutrope ,
Ammien Marcellin, grec d'origine , écrivain latinmédiocre
; Orose , qui vécut avec saint Jérôme et saint Augustin.
4°. La philosophie enfin qui ne devint plus , après
Pline le naturaliste , que la proie des rhéteurs , et ne tarda
pas à se confondre avec l'éloquence dégénérée.
Les réflexions de Bérington s'étendent sur toute l'Europe
et les cités qui s'illustrèrent par les sciences ou les
arts . De l'Italie , il passe dans la Grèce et dans l'Asie mineure
; et , après avoir examiné l'influence de l'établissement
du christianisme sur les lettres , il nous montre l'issue
des différentes irruptions des barbares, soit dans la Gaule ,
l'Italie , les Espagnes , l'Afrique, l'Allemagne et la Grande-
Bretagne . Ses réflexions sur les Huns et le caractère des
Goths ne sont pas sans intérêt. Le règne des Lombards ,
136 MERCURE DE FRANCE ,
qui dura depuis le fameux Alboin jusqu'à l'an 774 , offre
un tissu d'obscurités et de faits confus sur lesquels l'auteur
cherche à jeter les lumières de la critique ; la fin de cet
empire qui se trouve naturellement rattaché aux différens
peuples qui l'avoisinaient , fournit alors à Bérington
l'occasion de tracer le tableau de l'Europe policée , qui ne
comprenait guère que la France , l'Espagne , l'Allemagne
et l'Angleterre. La première avait déjà produit Grégoire
de Tours , Fortunat , évêque de Poitiers ; l'Espagne , Isidore
de Séville ; saint Augustin habitait l'Angleterre, dont
il était pour ainsi dire l'apôtre . Bede , contemporain des
sages de l'heptarchie , qui faisaient alors tant de bruit dans
la Grande-Bretagne , étonna même Sergius , alors pape ,
et le successeur de saint Pierre demanda qu'on le lui envoyât
pour qu'il conférât avec lui , dans quelques circonstances
difficiles de l'église. Mais Bede ne quitta point sa
cellule. Il paraît que les couvens du Nord renfermaient des
hommes qui , par leurs lumières , furent souvent recherchés
des souverains .
Les deux premiers livres de l'Histoire littéraire des huit
premiers siècles de l'ère chrétienne , donnent aux amis des
lettres le désir que le traducteur de l'ouvrage du pasteur
de Buckland continue une entreprise qui ne peut manquer
d'être accueillie avec le plus vifintérêt. Quelques parties
de cette histoire sont peut-être un peu sèches et auraient
pu prêter à des développemens que l'auteur anglais a négligés
; mais , malgré les défauts que la critique pourrait
signaler , cet ouvrage , quand il sera terminé , ne viendra
pas moins prendre une place honorable dans nos bibliothéques
. Етс.
VERGY , ou l'Interrègne , depuis 1792 jusqu'à 1814 ,
époque du retour de Louis XVIII à Paris , et de la
restauration de la monarchie française , poëme en douze
chants ; dédié au roi, par M. le comte de Proisy-d'Eppe ,
avec cette épigraphe tirée de Juvénal :
-
Gaudent securi narrare pericula nautoe .
A Paris , chez Lenormant , imprimeur-libraire , rue
de Seine , faubourg Saint-Germain ; Dentu , imprimeur-
1
OCTOBRE 1814. 137
libraire , rue du Pont de Lodi , et Delaunay , libraire ,
au Palais-Royal .
Lorsqu'un ouvrage de littérature ou de poésie paraît
pour la première fois , il est jugé ordinairement par deux
sortes de lecteurs. Les premiers , et c'est le plus grand
nombre , n'ont d'autre but que de s'interroger eux-mêmes
sur les sensations que leur donne l'ouvrage et de s'en
rendre un compte très-léger. Leur résultat se borne à
savoir si ce qu'ils ont lu les a amusés , intéressés ou ennuyés
: ils ne s'informent pas s'il était , d'après songenre , un
peu plus ou un peu moins difficile à composer , si l'auteur
y a employé beaucoup de temps , et s'il est jeune , d'un
age mûr ou sur son déclin. C'est surtout pour cette espèce
de lecteurs que l'axiome , le temps ne fait rien à l'affaire ,
est vrai .
Mais il en est d'autres qui ont , vis-à-vis du public , des
devoirs à remplir. Chargés , dans le très-chatouilleux département
des journaux , de la difficultueuse fonction de
rapporteur , ils doivent , devant le tribunal de l'opinion ,
diriger pour ainsi dire , son jugement , et fournir des
motifs à ses arrêts . C'est pour les journalistes donc (car il
faut bien les nommer , puisqu'on les désigne ) , qu'il est
important de faire remarquer aux lecteurs et de l'ouvrage et
de l'extrait , si son sujet est important ou non , si sa composition
a été prompte et comme improvisée ou travaillée
long-temps , et si l'auteur est dans sa jeunesse , dans la
maturité de ses ans ou dans leur décadence . Toutes ces
considérations ne doivent pas être passées sous silence
en matière de goût ; et pour les progrès de l'art , il est
essentiel de s'y arrêter .
Par exemple , je suppose qu'un journaliste eût dû rendre
compte du poëme des Fastes de notre Lemierre. Eh !
bien, la tache , car c'en est une , aurait été de faire observer
au lecteur , que les légendes de nos saints n'étaient
pas , même pour des Français , d'une importance aussi
majeure que l'étaient , pour les Romains , les fastes d'Ovide
dans lesquels la politique anoblissait la superstition et la
sauvait par làdu ridicule. Il aurait fait voir que Lemierre ,
quoique dans la maturité de l'âge , qui autorise et ordonne
même une composition plus soignée , avait trop négligé
1
1
:
!
138 MERCURE DE FRANCE ,
la sienne ; qu'il ne s'était pas même élevé à cet égard
niveau de son poëme de la Peinture , ouvrage beau
moins défectueux . Enfin , la dernière remarque aura
de faire entrevoir , avec tous les ménagemens que l'on
à l'homme de talent , que Lemierre étant plus pr
la vieillesse que de l'âge mûr , il était à craindre
n'eût plus assez de force pour ajouter à ses beau
pour corriger ses fautes .
Cette marche , que j'aurais désiré qu'eût suivie le
naliste qui aurait dûrendre compte des Fastes de Lem
je me l'ordonne à moi-même dans cette analyse du p
de M. de Proisy.
D'abord се роёте , sans avoir l'importance de l'É
(et l'on peut voir , dans la préface de l'Auteur , q
porte point si haut ses prétentions ) ; ce poëme , с
quoiqu'il ne soit qu'historique et ciclique , ne laisse
à cause du sujet et indépendamment de la mach
de la fable , qui sont peu de chose ou rien , d'êtr
intérêt pressant pour des lecteurs français , surtout
le terrible défilé par lequel il a fallu qu'ils passasser
arriver jusqu'au temps actuel .
Vergy , le héros du poëme , est un personnage
naire , si l'on ne considère que son nom , mais pas
ses aventures n'est fictive , et il ne serait pas bien di
la mémoire de se rappeler les époques où elles sont an
Vergy , soit par lui-même , soit par ses amis d'Ep
Derval, Voldant, Herard, dont les malheurs sé rallic
cesseaux siens , parcourt et fait parcourir à ses lecteurles
phases de ce grand crime politique ou plutôt très
litique qu'on est convenu d'appeler la révolution. I
lui échappe et il n'est étranger à rien , depuis 1
miers troubles de la Vendée et les premières émer
Paris , jusqu'à la première aurore du beau jour q
luit. Vergy , dans ces récits a du moins cet a
que , grâces à la magie souvent terrible et souve
chante des grands forfaits et des grandes vertus
nous entretient , il a l'air d'inventer ce que sim
il raconte , et les invraisemblances même plaisent
qu'elle ne laissent pas que d'être la vérité. Que de
venirs se rattachent à ces énergiques peintures
:
,
OCTOBRE 1814. 139
plusieurs tableaux d'un genre gracieux viennent ensuite ,
non pas affaiblir mais tempérer l'impression. Aussi , je ne
doute pas que ce poëme , malgré ses défauts ( car il en a,
et même de grands , et le plus essentiel de tous , mais
pourtant excusable , est de n'avoir pas une marche régulière
et de présenter les événemens avec quelque confusion)
; je ne doute pas , dis-je , que ce poëme ne soit
souvent relu , parce qu'il nous parle de ce qui nous intéresse,
et qu'il remue , s'il m'est permis de m'exprimer ainsi
les cordes les plus résonnantes de notre sensibilité , les
regrets , les remords et les espérances .
,
Et quand on songe que l'auteur a composé ce poëme
très-rapidement , et ici cette rapidité de composition est
un mérite , parce que l'auteur qui a fait cet ouvrage sous
le règne du despotisme et de la tyrannie , était obligé
d'en précipiter la conclusion pour que leurs satellites ne
le surprissent pas dans ce travail dangereux pour sa liberté
et même pour sa vie ; quand on songe que dans sa prévision
, il a nécessairement deviné notre bonheur , puisque
le temps depuis lequel nous respirons de notre longue
tourmente , n'a pas été assez long pour qu'il ait pu prédire
après l'événement ; on doit le louer de sa vitesse et d'avoir
su improviser en poésie comme la fresque improvise en
peinture : on doit même lui savoir gré de sa jeunesse ( il
n'a que vingt-six ans ) , parce qu'il n'est pas comme Lucain ,
menacé de mourir au premier coup-d'oeil de Néron , et
qu'il aura le loisir de corriger ses fautes , graves sans
doute , aux yeux de ceux qui préfèrent l'ordre d'un plan
régulier à tout , mais qui ne le sont pas assez cependant
pour qu'on ne conçoive point de lui de grandes espérances .
Il est temps que je mette le lecteur à même de juger si
je lui promets trop. Quelques citations suffiront pour
cela. Peut-on peindre avec plus d'énergie et à plus grands
traits , les incendies qu'on organisait , c'est le mot, dans la
Vendée , les proscriptions de Marius Robespierre et de
Cinna Carrier , qui avaient sur leurs modèles , l'avantage
d'être atroces et ridicules tout ensemble ? Qu'on lise les
vers suivans et l'on frémira .
Quoi ? .... j'entends petiller les flammes dévorantes !
On poursuit dans les champs les familles errantes !
140 MERCURE DE FRANCE ,
Une zone de feux presse , atteint les hameaux !
Un incendie immense , aux débris des châteaux
Mêle , en se déployant les débris des chaumières ;
Et l'élément , plus fort que toutes les barrières ,
Dans ses embrasemens , chaque jour répétés ,
Confond l'homme des champs et l'homme des citést
Ainsi , grâce aux fureurs des guerres intestines ,
L'Égalité s'assied au milieu des ruines !
,
Cependant , de stupeur frappant tous les esprits ,
Un tigre à face humaine , épouvantait Paris.
Chaque mot prononcé par ce tyran farouche
Est un arrêt de mort que va hurler sa bouche.
La hache , insuffisante à ses meurtres nouveaux ,
S'échappe , en se brisant , des mains de ses bourreaux.
Partisan de son règne , émule de sa gloire ,
Etbien digne en effet d'éclipser sa mémoire ,
Un disciple fameux de ce maître abhorré
ANante , est revêtu d'un pouvoir exécré.
De ses atrocités pour retracer le nombre ,
Ma palette n'a point de couleur assez sombre.
Tantôt , des Vendéens , malgré lui triomphans ,
Il massacrait la femme , égorgeait les enfans :
Comme si chacun d'eux était un loup vorace ,
Dont il fallût détruire et l'espèce et la race ;
Tantôt , du mariage outrageant les saints noeuds ,
D'un amant , d'une vierge , enchaînés deux à deux ,
Il plongeait dans les flots la jeunesse première ;
Et, ce que n'eût pas fait peut-être Robespierre ,
Deces hymens , par lui nommés républicains ,
Sa volupté féroce égayait ses festins .
Veut-on voir comme l'auteur sait nuancer ses teintes
et rendre les horreurs même attachantes , par l'intérêt du
style ? Voici comme le poëte retrace l'assassinat des filles
de Verdun.
Que de femmes , hélas ! payèrent , de leur sang ,
Leur touchante pudeur , leur fortune ou leur rang !
O filles de Verdun , innocentes victimes !
Les vertus quelquefois ont donc le sort des crimes ,
Puisque votre trépas nous coûta tant de pleurs !
OCTOBRE 1814. 141
Quoi ! l'on ne fait pas grâce à d'innocentes fleurs !
Simples comme vos moeurs , jeunes infortunées
Qu'on vit de vos hameaux dans Paris amenées ,
Peut-on se rappeler , sans plaindre votre sort ,
Quelle fierté modeste honora votre mort ?
L'une de vous , qui vit , dans sa douleur amère ,
Les fers håter l'instant où le ciel la fit mère ,
Au pied de l'échafaud , pour unique bienfait ,
Demandait que son fils puisât encor son lait ,
Ce lait, dont les bourreaux allaient tarir la source !
Le refus à son coeur ôtant toute ressource ,
Un cri s'en échappa dans ce moment cruel ,
Etce fut le dernier de l'amour maternel !
Un écueil assez difficile à éviter , même pour les hommes
d'un vrai talent , c'est d'avoir à peindre et à rajeunir ces
êtres métaphysiques , tels que le Temps , par exemple ,
que l'on nous représente presque toujours sous la figure
d'un vieillard armé d'une faux , ou s'enfuyant une horloge
à la main. Eh bien ! M. de Proisy le peint sous la
figure d'un dieu toujours jeune et toujours prêt à réparer
les maux du passé. Voici les couleurs nouvelles que M. de
Proisy sait broyer pour le portrait d'un dieu vieux comme
le monde.
Mais il voit s'entrouvrir des nuages flottans :
Ils recelaient un dieu ; ce dien c'était le Temps ,
Non ce triste vieillard , dont l'aile infatigable
Outrage la beauté qu'il laisse inconsolable ;
Ce tyran , qui , l'horloge et la faux à la main ,
Nous compte les instans donnés par le destin ;
Mais le Temps créateur , qui , semblable à l'enfance ,
Sans prévoir l'avenir , sourit à l'espérance.
Son bras faible aide l'homme au sortir du berceau ;
Lui montre , chaque jour , quelque progrès nouveau ;
Dissipe ses erreurs , enhardit sa faiblesse ;
Grandit même avec lui , pour hater sa jeunesse ;
Et , lorsque son élève a rêvé la beauté,
Aumagique désir l'abandonne enchanté.
Il aime à s'entourer des muses désolées ,
Que la guerre et le crime ont souvent exilées ;
Des regrets d'une mère adoucit le tourment ,
142 MERCURE DE FRANCE ,
Sur les débris poudreux élève un monument ;
Et les maux , qu'un seul jour accumule ou prépare ,
Le Temps , qui sait attendre , est là qui les répare .
Un des morceaux de poésie où l'auteur a mis le
de grâce et il y en a beaucoup de ce genre , c'est
l'imitation suivante d'un sonnet de Crudeli , un des po
d'Italie qui ont le mieux réussi dans ce genre depuis
trarque. Cette imitation n'était pas sans difficulté. Epon
la nuit qui précède le jour où elle doit épouser Vergy
amant , voit en songe une nymphe qu'elle reconnaît F
la déesse de la virginité. Voici cette imitation :
Mais Eponine , en songe , a cru voir , toute en pleurs ,
Une Nymphe arracher elle-même les fleurs ,
Que , pour parer encor ses grâces naturelles ,
Attachait sur sa tête un bandeau blanc comme elle.
« Eh quoi ! lui dit alors la jeune déité
>> Que son oeil reconnut pour la Virginité ,
>> Tu vas donc allumer les flambeaux d'hyménée ?
➤ Libre jusqu'à ce jour , tu vas être enchaînée !
>> Des myrtes vont bientôt , de ton front virginal
>> Descendre , et s'effeuiller sur le lit nuptial !
» Il faut nous séparer ! .... Vierge aimable et si belle ,
>> Hélas ! jusqu'à présent , ta compagne fidèle ,
➤ Je t'offrais les plaisirs les plus purs , les plus doux ;
>> Puis-je vivre avec toi si tu prends un époux ?
>> D'un nouveau dieu tu vas éprouver la puissance ;
>> Et les lis , dont j'avais embelli ton enfance ,
>> Dans les jeux de l'amour vont être dispersés ;
>>>Par des roses , sans doute , ils seront remplacés !
>> Adieu , puisque l'hymen a pour toi tant de charmes .
>> Tu pleures ... Mais les ris succèderont aux larmes .
>> Adieu , ma fille , adieu , pour la dernière fois » .
Au jour s'évanouit et la nymphe et sa voix.
Je ne peux me refuser aussi au plaisir de citer 1
derniers vers du poëme , qui , sous la plus ingénieuse
plus touchante allégorie , nous peint le retour d'une
cesse bien digne d'être du sang des Bourbons , et qui
nous fut toujours le gage de notre réconciliation a
ciel , et par conséquent avec le bonheur.
1
OCTOBRE 1814. 143
Français , vous avez vu la fille de vos rois ,
Ange consolateur , que le ciel , autrefois ,
Pour la rendre à nos voeux , a soustraite à la tombe :
Elle nous apparaît , semblable à la colombe ,
Qui , de l'arche échappée , en des jours de forfaits ,
Nous rapporta de Dieu le pardon et la paix.
Enfin , cet ouvrage , bien digne d'être encouragé , joint
au mérite d'une impression très-soignée et d'une gravure
intéressante qui lui sert de frontispice , celui d'être terminé
par des notes instructives et pleines de faits singuliers
que l'auteur a rassemblés avec discernement ,
qu'on trouverait difficilement autre part.
et
POÉSIES DE C. L. MOLLEVAUT . - A Paris , imprimerie de
J. L. Chanson , rue des Mathurins , nº . 10. - 1813 .
DURANT la période qui s'est écoulée depuis le moment
où l'ambition insensée et la puissance extraordinaire d'un
seul homme éleva la France au plus haut degré de force et
de gloire , jusqu'à celui où son imprudence et son obstination
l'ont ensuite fait descendre d'une manière aussi rapide
qu'étrange , on doit remarquer comme un phénomène
assez singulier , l'invincible prédilection qui portait
une foule de jeunes gens capables de servir et d'honorer
l'état dans les sciences , les lettres , les arts et l'industrie ,
à suivre exclusivement la carrière de l'administration
et de la politique , et à ne rechercher que les faveurs
dela fortune et les succès de l'ambition. Dans cette troupe
si nombreuse d'auditeurs au conseil-d'état , combien de
jeunes gens qui briguaient l'honneur d'aller remplir des
places plus ou moins importantes dans les extrémités les
plus monstrueusement opposées de l'empire gigantesque
élevé par Buonaparte , se seraient couverts d'une gloire
paisible en honorant le barreau par leur savoir et leur éloquence
, les arts et la poésie par leur imagination et leur
goût, ou bien l'agriculture par leur industrie, le commerce
par leurs lumières et leur probité. Parmi les jeunes gens
qui à cette époque entraient dans le monde après avoir
par d'excellentes études acquis les talens nécessaires pour
144 MERCURE DE FRANCE ,
1
cultiver heureusement les différentes branches des connaissances
humaines, il en est sans doute un grand nombre
qui en se vouant à l'administration et à la politique , ont
suivi leur vocation naturelle , et qui par là ont servi et servent
encore en ce moment l'état , sous le chef auguste et
paternel auquel ses destinées sont maintenant confiées . Il
n'y en eut qu'un petit nombre qui restèrent exclusivement
fidèles au culte des muses , et ne voulurent adresser qu'à
elles seules leurs voeux et leurs hommages . Parmi ces derniers
, M. Mollevaut mérite d'être glorieusement distingué;
on doit lui savoir d'autant plus de gré de sa constante et
invariable fidélité dans la culture des lettres et de la poésie
en particulier , qu'il aurait apporté en entrant dans la carrière
de l'administration et de la politique des droits et
des titres qui lui auraient assuré les succès les plus honorables
. En consacrant tous ses momens à la gloire seule
des lettres , il a prouvé à la fois et l'amour sincère qu'il
leur porte et la conscience légitime d'un véritable talent.
Une traduction en vers de Tibulle fut l'ouvrage de
M. Mollevaut , qui le fit le plus avantageusement connaître
: nous n'avions encore du poëte des grâces et du
sentiment qu'une seule bonne traduction en prose. La
première édition de cet ouvrage jeta les bases de sa réputation
littéraire ; la seconde singulièrement perfectionnée
lui ouvrit le sanctuaire des lettres en lui méritant le titre
d'associé correspondant de la classe d'histoire et de littérature
ancienne de l'Institut de France. Bientôt après il se
rendit avec autant de succès l'interprète d'un auteur plus
grave , plus austère , non moins célèbre dans un genre
bien différent : il se plut à sonder avec profondeur les beautés
mâles et énergiques de l'écrivain qui nous dépeignit
avec tant de force et de vérité l'atroce conspiration de
Catilina , l'auguste infortune de Pompée , ami véritable
du peuple et du sénat ; César fondant , à l'aide des plus
heureux attentats et d'une fausse popularité, le despotisme
dans la république ; et Cicéron , au milieu de tant de scènes
violentes , léguant à la postérité le précieux héritage de la
sagesse et d'une morale sublime . La troisième édition de
cet ouvrage vient de paraître , elle est enrichie d'un trèsgrand
nombre de notes éminemment érudites et intéresOCTOBRE
1814. 145
er
eel
car
Set
M
re
el
santes , par un des respectables et savans membres de la
classe d'histoire et de littérature ancienne de l'institut royal
de France , M. Barbié du Bocage.
Ces notes , qui sont enrichies d'une carte qui augmente
leur valeur sans pouvoir ajouter à leur prix , ajoutent singulièrement
à la réputation de l'ouvrage. La traduction en
prose de l'Enéide de Virgile est le dernier ouvrage que
M. Mollevaut ait entrepris. Nous en avons rendu compte
dans le dernier No. duMercure.
Mais tout en se livrant à la composition de ces grands
et importans travaux qui lui assurent un rang distingué
parmi les traducteurs des classiques antiques , M. Mollevaut
prouvaitdetemps en temps pardes compositions originales
et intéressantes que le talent du traducteur n'était
point le seul qu'il possédait , et que la verve, l'imagination
et le sentiment ne lui étaient point étrangers. Plusieurs
palmes honorables furent le prix de ces essais, qu'il réunit
aujourd'hui enun seul faisceau , en publiant le recueil de
ses poésies fugitives. Ceux quiconnaissent personnellement
M. Mollevaut liront avec d'autant plus d'intérêt son recueil,
ts qu'ils trouveront dans plusieurs des pièces qui le composent
, l'expression des sentimens qui ont dû l'animer aux
époques les plus intéressantes de sa vie; et c'est ce qui
arrive presque toujours dans les ouvrages de ce genre.
Ami etcollègue de l'auteur , j'éprouverai à rendre justice
à ses talens une satisfaction d'autant plus vive , qu'en parcourant
ce recueil je trouverai pour moi-même lasource
de divers et intéressans souvenirs , et , pour ainsi,dire ,
l'occasion de remonter avec lui le fleuve de la vie ...
200
re
life
il se
plo
eat
guit
T
,
La première pièce du recueil publié par M. Mollevaut
est une élégie touchante sur la mort prématurée de sa soeur
de chérie , dont la perte a dû en effet le rendre inconsolable ,
ale si l'esprit ,, lamodestie et lapiétésont dignes d'inspirerde
longs regrets à l'amitié fraternelle ; et ladouleur dont les
vers de M. Mollevautportent l'empreinte garantissent à la
fois ses sentimens et son talent. Cette élégie a été insérée
plat
16
dans le Moniteur; plusieurs autres pièces de ce recueil ont reçu le genre de publicité ,entr'autres la mort de
Henri IV, poëme honoré d'un second prix par l'Académie de Nîmes . La première couronne fut donnée au jeune
10
146 MERCURE DE FRANCE,
vétéran des concours académiques , M. Victorin-Fabre .
Le poëme de M. Fabre a sans doute sur celui de M. Mollevaut
une supériorité incontestable ; mais personne mieux
que ce dernier n'a retracé en vers énergiques le crime
affreux qui fit tomber le monarque idole des Français et
délices du genre humain , sous la main implacable de la
haine et du fanatisme .
La muse de Sion a surtout heureusement inspiré notre
auteur , et c'est pour lui surtout que selon l'expression
d'un des plus grands poëtes existans , l'enthousiasme habite
aux bords du Jourdain. Son poëme du sacrifice de
Jephté , couronné par l'Athénée de Niort , n'est pas audessous
de l'intérêt que présentait un des traits les plus
touchans d'un livre qui en offre tant d'autres en ce genre.
La complainte que l'auteur met dans la bouche de la fille
de Jephté , a surtout mérité le suffrage des connaisseurs ,
nous ne pouvons nous refuser au plaisir de la leur rappeler
ici ;
Lajeune vigne en paix boit les feux de l'aurore ,
Le palmier verdoyant ne craint point de périr ,
La fleur même vivra plus d'un matin encore ,
Et moi je vais mourir .
Mes compagnes , un jour , au nom sacré de mère ,
En secret tressaillant d'orgueil et de plaisir ,
Verront sourire un fils aussi beau que son père ,
1
Etmoi je vais mourir.
Aux auteurs de leurs jours prodiguant leur tendresse ,
Sous le fardeau des ans s'ils viennent à fléchir ,
Elles seront l'appui de leur faible vieillesse ,
Etmoi je vais mourir.
Toi qui des cieux entends une vierge plaintive ,
Vois les pleurs de mon père et daigne les tarir ,
Donne lui tous les jours dont ta rigueur me prive ,
Etje saurai mourir.
L'Agar dans le désert de M. Mollevaut a été couronnée
par la célèbre académie des Jeux-Floraux de Toulouse ,
et mérite cette glorieuse distinction. Comme tableau ,
nous lui reprocherons cependant d'avoir un cadre trop
::
OCTOBRE 1814. 147
resserré. L'auteur , il est vrai , nous peint en beaux vers
le désespoir d'Agar abandonnée dans le désert , sa joie en
apercevant l'ange libérateur , et la source abondante qui
la sauva, en arrachant son fils à la mort, mais on y cherche
en vain les traits qu'on devait s'attendre à y trouver sur
l'époque qui précéda l'événement qui fait le sujet du
poëme , et la description qui serait si riche et féconde des
lieux où elle se passe. En pensant que M. Mollevaut n'a
pas tiré d'un aussi beau sujet le parti qu'il lui présentait
, je hasarde une observation que je soumets à luimême.
L'embrasement de Sodôme , couronné également par
l'athénée de Niort , présentait les plus grandes difficultés
au poëte, et des difficultés qui devaient paraître insurmontables
à M. Mollevaut , dont le talent n'avait présenté jusqu'ici
que le caractère de l'élégance et de la douceur. Il
montra dans cette occasion combien son talent était
flexible. Le poëte commence ainsi :
Où sont ces enfans de la terre ,
Qui, contre leur Dieu révoltés ,
Ont rendu leur coeur tributaire
Des plus affreuses voluptés .
Un matin leur ville infidèle ,
Frappant les cieux d'un front rebelle ,
L'insultait de chants dissolus ;
Le soir au fond d'une eau brûlante ,
Le passant , pâle d'épouvante ,
La cherche et ne la trouve plus.
Elle a dit : le Dieu qu'on adore
En vain appelle mon encens :
Le vrai Dieu , le seul que j'honore ,
C'est le dieu qui flatte mes sens ;
Et , dans son impudique ivresse ,
Elle osait s'abreuver sans cesse
Anx sources de honteux plaisirs ;
Et là cent lyres effrontées ,
Des saintes harpes attristées
Etouffaient les chastes soupirs .
Las enfin de l'excès du crime ,
Tremblez, profanes ! l'Éternel
148. MERCURE DE FRANCE ,
Ouvre les portes de l'abîme
Altéré d'un sang criminel.
Abraham , tu vois leur supplice ,
Mais l'encens de ton sacrifice
Ne peut arracher leur pardon.
Il n'a plus , ce peuple parjure ,
Dix justes de qui la main pure ,
Du crime offre à Dieu la rançon.
Le reste du poëme n'est pas au-dessous de ce début.
La médaille qu'il obtint de l'académie française dans le
concours ouvert pour célébrer le dévouement du jeune
Goffin aux mines de Beaujonc , n'est assurément , parmi
les monumens de ses succès , ni le moins doux , ni le
moins flatteur. Il s'empressa d'entrer dans la lice pour
chanter le héros citoyen qui montra , pour sauver des victimes
d'un trépas qui paraissait certain , l'intrépidité qui
ne brille ordinairement que dans les champs de lamort et
du carnage. M. Mollevaut ne remporta , il est vrai , que
l'accessit dans ce concours solennel qui honorait à la fois
la littérature et les hommes de lettres , mais il était glorieux
de remporter le second prix dans une lutte dont
M. Millevoie était le premier vainqueur .
Dans la Naissance des fleurs, poëme couronné par
l'Académie de Liége , on retrouve l'éclat et la fraîcheur
du sujet ; peut-être encore M. Mollevaut ne l'a-t-il pas
embrassé dans toute son étendue , et peut-on lui reprocher
d'avoir négligé d'ingénieuses allégories qui se présentaient
naturellement, et qui étaient dignes de son pinceau .
La traduction du poëme de Héro et Léandre , qui a
commencé la carrière poétique de M. Mollevaut , termine
le recueil dontnous parlons. Les autres pièces qui le composent
sont des romances , des contes , des fables , des
idylles et des épîtres. Parmi les idylles , le Saule est une
pièce empreintede toute la mélancolie que le sujet réveille .
La fable suivante , le Chéne et les Ormeaux , me paraît
empreinte du cachet du coeur et de l'esprit de l'auteur.
Le Chéne et les Ormeaux .- FABLE .
Un chêne était heureux au sein de nos vallons ;
Pleinde vigueur, riche en feuillage ,
OCTOBRE 1814. 149
Sous l'abri protecteur du paternel ombrage ,
Il voyait prospérer ses nombreux rejetons .
Tous s'aimaient d'amitié sincère :
Leurs bras flexibles s'enlaçaient ,
Et les zéphirs les caressaient ;
Du même côté , vers la terre ,
Toujours leurs fronts se balançaient;
Mais dans le voisinage
On n'était point si sage.
Vivant , sans être unis , là de jeunes ormeaux ,
Orgueilleux de leurs longs rameaux ,
Agitant à grand bruit leur tête ,
Insultaient le tonnerre et bravaient la tempête .
« Voyez-vous , disaient-ils , ces enfans de la peur ,
Comme ils sont rassemblés dans leur crainte servile ;
Esclaves enchaînés autour de leur asile ,
Ils rampent , et des cieux notre front estvainqueur ».
Tandis qu'ils vantaient leur bonheur ,
Sur son aile bruyante apportant le ravage
Éole accourt , s'enfle , souffle avec rage ;
La famille se presse et son fidèle accord
Du vent trompe aisément l'effort ;
Alors que mutilés , écrasés par l'orage ,
Leurs frères insolens , sans qu'on plaigne leur sort ,
S'en furent murmurer sur le sombre rivage .
Voulez-vous être fort ? Qu'une douce harmonie
De ses noeuds enchanteurs l'un à l'autre vous lie.
Voulez-vous être heureux ?
:
Ne cherchez pas au loin : c'est dans le sein d'un père,
D'une chastecompagne oud'un ami sincère ,
Quele parfait bonheur fut placé par les dieux.
Ah! si trompant un jour mes destins rigoureux ,
Ilsdaignent m'accorder le seul bien que j'envie ,
Laissez moi , leur dirai-je , aux champs de mes aïeux,
Loinde la gloire et de l'envie
Assister en famille au banquetde la vie.
2
:
A
On lira surtout, je crois, avec un vif intérêt les vers que
M. Mollevaut adressa au célèbre Isabey , son compatriote
et son ami , lorsque celui-ci lui eut envoyé le charmant
dessin dans lequel il s'est présenté allégoriquement réuni
avec sa famille qu'il conduitdans une barque.
150 MERCURE DE FRANCE ,
M. Isabey , sur son dessin de la barque.
Toi , dont les flexibles crayons
Guidés par la main du génie ,
Rendent chaque nuance , expriment tous les tons ,
Et montrant à l'âme ravie
Tantôt ces gracieux tableaux
Où brillent la chaste innocence
Et la grâce avec la décence ,
Éternisant la gloire et les traits des héros ;
Isabey , j'aime à voir cette barque légère
Où ton aimable épouse et ses jennes enfans ,
Sagement conduits par leur père
Voguent surdes flots caressans .
Douce et touchante allégorie
D'un père dont les soins et le talent vainqueur
Dirigent ces objets , les plus chers à son coeur ,
Sur les flots inconstans du fleuve de la vie.
Innocente famille , ah ! pourquoi tremblez-vous ?
Votre tendre mère est tranquille ,
Elle a pour guide son époux.
Opère heureux ! pilote habile ,
Maître d'un si riche trésor,
Acceptes-en l'augure , il gagnera le port ;
Et la barque charmante ,
ءا
Qu'enfanta tongénie , où s'assied la beanté,
Sans craindre la tourmente ,
Te conduit en famille à l'immortalité.
L
J'aime à terminer cette revue intéressante par une
de vers qui rappelle deux hommes qui , dans des g
différens , honorent mon pays natal, Jeune enc
M. Mollevaut a mérité de placer son nomparmi les hor
distingués qui sont nés dans cette ville , où vivra éter
ment dans le coeur des habitans le nom du bienfa
Stanislas , aïeul et parent de notre monarque chéri.A
fois les Tressan , don Calmet , Graffigni , Gilbert ,
sot, maintenant les Boufflers , Lacretelle , Choiseuil
dame de Vannoz et leurs dignes émules , forme
liste intéressante des littérateurs distingués dont
revendiquons les noms et les travaux. Nanci , ville
OCTOBRE 1814. 151
peuse et chérie ! combien de sentimens et d'affections
m'attachent à ton souvenir ; il n'est pas jusqu'à l'injustice ,
qu'il est si doux et si juste d'oublier , qui ne me rende tes
rives et ton sol paternel plus chers que ne l'était aux enfans
de l'antique Jourdain la poussière de Sion et de
Solime ! heureux ou frustré dans mes plus douces espérances
, c'est dans tes murs seuls qu'il me sera doux un
jour de bénir une providence indulgente , ou de me résigner
à ses rigueurs . MICHEL BERR.
MÉLANGES .
LES ENLÈVEMENS.
Suite dufils de Joseph.
Detout temps , les grands pères se sont approprié les enfans
de leurs fils ; quelquefois même leur indulgence , leurs caresses ,
moins souvent interrompues par la nécessité de corriger , leur
valent la première place dans ces jeunes coeurs.
Joseph Wormes de Reindolf avait des occupations qui le
rendaient plus grave , plus sérieux que son beau-père M. de
Beligheim . Attaché à l'armée , il s'absentait souvent de chez
lui pour quelques semaines , et même pour quelques mois ;
l'oisifM. de Beligheim se trouvait donc seul , avec des femmes ,
depuis que la famille avait perdu M. de Wormes , père de
Joseph. Il avait bien auprès de lui une nièce dont il était le
tuteur; mais cette nièce ne pouvait diriger un coursier , faire
des armes , ou monter à l'assaut; de plus elle avait une certaine
antipathie pour l'antiquité ; c'en était assez pour faire le désespoirde
sononcle.
né- Dès que Joseph eut retrouvé son fils Albert , il sentit la
cessité de réparer le temps perdu , en s'occupant avec chaleur
de l'éducation du jeune homme : mais ses fréquentes absences
l'empêchaient de diriger lui-même les études d'Albert; et il
accueillit avec empressement l'offre de son beau-père , qui se
chargea de former le jeune homme , et d'en faire un loyal
chevalier. M. de Beligheim , dont on connaît la manie, était
d'ailleurs charmé d'avoir un petit-fils , assez jeune pour le seconder
avec joie dans ses jeux. Aussitôt il forma pour son
Albert une petite bibliothéque toute composée des anciens
152 MERCURE DE FRANCE ,
poëtes et des anciens historiens ; puis il y ajouta une collection
de bustes représentant des héros grecs. Il voulait qu'Albert
eût le même caractère qu'Epaminondas , parce qu'il trouvait
une grande ressemblance dans les traits du grand et du petit
homme. En comparant toutes ces figures de plâtre à la petite
figure animée d'Albert , il soutenait que ce dernier avait aussi
le nez d'Alcibiade , le menton de Démosthène , et la bouche de
Pélopidas ; d'où il concluait qu'Albert devait réunir en lui toutes
les qualités de ces divers personnages. C'était en vain que
madame de Beligheim , qui s'occupait beaucoup plus du présent
, lui' représentait soir et matin qu'il devait élever Albert
selon les usages actuels , puisque nous ne ressemblons en rien
aux Grecs; son mari se contentait de lui répondre : « Tant
pis , madame , tant pis; il faut faire revivre ces beaux siècles » .
M. de Beligheim , pour donner de l'émulation à son petitfils
, lui faisait remarquer les progrès de sa nièce Louise de
Liesthal , qui venait d'atteindre sa neuvième année. L'adroit
grand papa permit à Albert de donner à sa cousine le titre
de sa petitefemme , lui promettant qu'il l'épouserait aussitôt
que son savoir surpasserait celui de la charmante Louise , con-
* dition qu'il était assez naturel d'exiger .
Albert , pressé apparemment de se marier , menaça au bout
d'un an d'être en droit d'épouser celle qui lui était promise.
Il est vrai que , soit par distraction , soit par bonté , et afin que
son petit mari parût avoir encore plus d'intelligence qu'elle,
Louise se montra beaucoup plus négligente qu'elle ne l'avait
jamais été; en sorte qu'avec le zèle et la persévérance qu'Albert
mettait dans tout ce qu'il entreprenait , il lui fut facile
d'atteindre sa cousine. Mais ce n'était pas assez , il fallait encore
qu'il devînt plus savant qu'elle. M. de Beligheim s'était
bien gardé de fixer le degré auquel il devait parvenir ; ainsi
Albert se croyait toujours assez docte,et toujours on lui soutenait
le contraire.
Louise s'efforçait d'imiter la mère d'Albert ; elle avait cette
douceur , cette affabilité qui se faisaient remarquer dans madame
de Reindolf; et bientôt elle parvint à ressembler en tout
point au modèle qu'elle avait eu la sagacité de se choisir , et
lorsque son petit mari voulait faire indirectement son éloge,
il lui disait qu'elle avait le caractère de son aimable maman.
M. de Beligheim , mêlant de la politique à toute chose ,
avait eu soin de donner un rival à son petit-fils , dans l'intention
de l'exciter à surpasser quiconque pourrait lui disputer
le coeur de sa cousine : en faisant mouvoir ces petits ressorts ,
il n'était pas fâché d'éveiller les passions d'Albert , afin de les
1
OCTOBRE 1814 . 153
diriger tandis que c'était facile , et d'habituer son disciple à se
vaincre avant que de plus grands efforts fussent indispensables.
Cette méthode , employée par un maître plus modéré , plus
patient , aurait pu être excellente , mais les idées d'Albert n'étaient
pas encore assez formées; on l'avait tout àcoup transporté
chez les anciens avant qu'il connût ce qui se passait
autour de lui : ainsi cette éducation prématurée produisit le
chaos dans sa tête. Son grand-père lui avait appris bien particulièrement
à préférer aux mesures tempérées les mesures
expéditives et hardies , les seules , disait-il , qui convinssent à
un homme.-Par exemple ,Paris se borna-t-il à soupirer en
vain pour la belle Hélène ? Non ; il l'enleva , et suscita cette
guerre dans laquelle s'illustrerent tant de héros qui eussent
vécu ignorés sans cette audacieuse entreprise. Ce raisonnement
était fort mauvais; mais personne n'était là pour le faire sentir
au jeune homme qui était déjà bien assez disposé à faire ce
qu'on appelledes coups de tête : il l'était encore plus à se considérer
comme un homme. Or il entre un jour dans le cabinet
de son grand-père , avec cet air intrépide qu'il savait lui être
agréable; et là , d'un ton imposant et grave , il le somme de
remplir ses promesses . Ma femme et moi , dit-il ( car ma petite
femme lui semblait déjà trop enfantin ) , nous nous sommes
mutuellement jugés assez raisonnables , assez instruits pour
nous marier et pour conduire nos propres affaires. M. de Beligheim
affecta de rire ; mais il était difficile de faire perdre au
sérieux Albert ce sang-froid qu'il prenait dans les occasions
importantes ; il continua paisiblement à développer ses motifs ;
M. de Beligheim , prenant une expression de dignité , lui fit
poliment ses excuses , qu'il accompagna de refus très-positifs.
Albert se retira fort scandalisé de ce peu de bonne foi , et méditant
de grands projets de vengeance. Eh quor ! se disait- il ,
mon grand-père me fera chaque jour des leçons de morale,
et il sedispensera d'observer envers son disciple ses propres
préceptes ? Il me manque de foi , et c'est ainsi qu'il donne
l'exemple ! Montrons une résolution mâle , et enlevons le bien
qu'on veut me retenir aumépris des conventions les plus sacrées
; M. de Beligheim apprendra du moins à tenir sa parole :
oui , enlevons, enlevons; aussi bienje saurai comment on enlève.
Le maître , trouvé en défaut , rappela son élève , et s'imagina
lebien dédommager en lui faisant cadeau d'une bourse remplie
de petites monnaies blanches. Ce présent toucha le coeur
du reconnaissant Albert , qui faillit abandonner son projet;
mais il ne pouvait se dissimuler que sa petite femme ne fût
plus intéressante que la petite bourse.
t
1
1
154 MERCURE DE FRANCE ,
1
Cependant Ernest, le rival d'Albert, avait pour mademoiselle
de Liesthal mille attentions futiles , que notre héros croyait
insuffisantes pour toucher un coeur , et qui néanmoins menaçaient
de lui ravir celui de sa petite femme. Sans être précisément
très-jaloux , Albert ne pouvait être le témoin indifférent
du bon accueil que Louise faisait quelquefois à Ernest , et
il était réellement affecté de cette inconstance imaginaire. Plusieurs
fois il avait proposé un duel à son rival ; mais ce dernier
n'avait jamais voulu goûter cette proposition , parce qu'il ne
se trouvait pas le coeur assez épris pour exposer sa vie avec un
semblable adversaire .
Les boutades du soucieux Albert , les petits efforts d'Ernest
pour plaire à Louise , la coquetterie de cette dernière , et enfin
tous les détails de ce burlesque roman divertissaient beaucoup
M. de Beligheim et sa famille. Robert était le conseiller du
héros qui l'avait choisi pour le confident de ses peines ; et de
son côté madame de Reindolfdonnait de sages avis à la tendre
héroïne. Robert seul pensait que ces jeux pouvaient avoir des
conséquences , et M. de Beligheim le trouvait presque aussi
comique avec ses inquiétudes , qu'il qualifiait d'enfantillage ,
que le flegmatique et passionné Albert.
Ernest ne se bornait pas à vouloir supplanter légitimement
Albert ; il lui arrivait parfois de le plaisanter , tout comme si
lui-même n'eût pas eu lieu d'être incertain des, sentimens de
Louise. Le jeune Reindolf , ne sachant de quelle manière avoir
satisfaction de ces épigrammes, et ne pouvant forcer son grandpère
à convenir qu'il méritait la récompense promise à son
aptitude , à son activité , résolut enfin d'enlever le trésor qu'il
prétendait lui appartenir. Ce n'était pas chose facile ; il fallait
se procurer une voiture , des chevaux , et un homme pour
seconder le ravisseur : encore Albert était-il fort embarrassé
de trouver les moyens de se marier ; il savait que deux témoins
étaient indispensables , et cependant il ignorait d'autres
formalités encore plus nécessaires,
Il y avait dans le voisinage un bon ermite qui venait souvent
remplir sa besace au château , et chez qui Albert allait de
temps à autre pour lui porter ses petites épargnes. Le jeune
homme affectionnait beaucoup le père Bruno , qui lui faisait
toujours un accueil très-obligeant. Ce fut sur lui qu'Albert
jeta les yeux pour la cérémonie du mariage , et sans paraître
attacher beaucoup d'importance à cette question , il demanda
à Robert si les ermites pouvaient marier ; la première réponse e
de Robert fut un non,puis il se ravisa , en ajoutant que de
certains ermites avaient ce pouvoir. Albert s'informa si le père
OCTOBRE 1814. 155
Bruno était de ce nombre; et sur l'affirmative de son confident
, Albert satisfait courut aussitôt annoncer à sa petite femme
qu'il se proposait de l'enlever. Cette singulière fantaisie la surprit
beaucoup , et elle fut très-indignée qu'on la supposât capable
d'y donner son assentiment. Néanmoins Albert persista ;
il se servit de toute son éloquence pour apaiser sa Louise , et
il semontra si tendre , si pressant , si convaincant , qu'il parvint
à la réduire au silence. Albert lui assura qu'ils se marieraient
au sortir du château , et qu'elle n'avait d'autres raisons
à lui alléguer que son indifférence , parce qu'il ne pouvait être
vaincu que par celle-là. Or Louise se serait bien gardée de la
faire valoir , parce que c'eût été mentir , et qu'elle avait le
mensonge en horreur. Ainsi la jeune fille de dix ans , tout aussi
peu expérimentée que le jeune homme de quatorze , croyant
que le mariage devait tout légitimer , s'avoua tacitement vaincue;
elle ne dit pas : J'y consens , mais elle ne dit pas : Je m'y
oppose; et par un instinct naturel , Albert comprenait déjà ce
que signifie le silence dans de certains cas .
Il fallait aussi avertir l'ermite Bruno ; Albert comptait assez
sur son amitié pour ne prévoir aucune difficulté de sa part; il
lui expliqua sans plus de cérémonie ce qu'il exigeait de son
ministère. L'ermite lui fit des remontrances , en prenant la
chose fort sérieusement , parce qu'il savait qu'Albert n'aimait
pas qu'on se moquât de lui , ce qui était assez naturel : mais
Albert n'aimait pas non plus à abandonner ses entreprises , et
il annonça au père Bruno que s'il ne voulait pas l'obliger , il
s'adresserait à un autre ; l'ermite lui demanda du temps pour
se décider , ce qui lui fut accordé sous cette condition que
dans le cas où la chose aurait lieu , il se chargerait de trouver
les deux témoins.
>
Le jeune Reindolf sentit la nécessité de se procurer un asile
où il pût se retirer avec sa femme après la cérémonie du
mariage ; il n'imagina rien de plus commode que la ferme de
la bonne Catherine.
On était alors au milieu de l'été ; la famille de M. de Beligheim
passait ordinairement la belle saison au château de
Reindolf, et l'hiver à Elnach. Or on sait que Joseph de Reindolf
avait donné une ferme dépendante du château d'Elnach
à la pauvre femme qui avait servi de mère à son fils. Il y avait
près de six lieues d'Elnach à Reindolf , et Albert jugeait que
cette distance devait suffire pour le présent. Il écrit à sa chère
Catherine , et demande qu'elle lui envoie son fils Guillaume ,
avec une voiture attelée de deux chevaux , afin de transporter
un sac de blé. Il se réserva de lui expliquer de quelle nature
156 MERCURE DE FRANCE ,
1
était ce sac à son arrivée chez elle ; et le lieu du rendez-vous
était près de l'ermitage du père Bruno. Guillaume ,jadis son
frère , lui répondit comme il put qu'il exécuterait ponctuellement
ses ordres. Albert n'avait donc plus d'autres soucis que
celui de réussir auprès du père Bruno ; ce dernier fit encore
quelques objections ; elles furent toutes réfutées par l'intrépide
Albert , qui promit de récompenser magnifiquement l'ermite
aussitôt qu'il jouirait de toute sa fortune.
De retour au château , Albert dans son transport, embrassait
quiconque se trouvait sur son passage ; Ernest lui-même eut part
aux caresses de son joyeux rival, qui le plaignait déjà du fond
de son coeur ; il se prêta même de bonne grâce aux plaisanteries
qu'on lui adressait ordinairement. Son grand-père le
félicitait sur cet heureux changement; mais le prévoyant Robert
se caressait le menton et ne disait mot , lui qui ressentait en
général tant de plaisir à entendre louer son jeune ami : ce der
nier éprouvait déjà une sorte de honte , mêlée de remords ,
d'être applaudi tandis qu'il était coupable ; néanmoins il n'était
plus temps; tout était préparé , et les mauvais procédés d'Ernest
contribuèrent encore à l'affermir dans son dessein.
Le lendemain à huit heures du soir , Albert , suivi de sa
Diane , dont il ne pouvait se séparer , trouva Louise se promenant
dans le parc , sa poupée sous le bras. Cette poupée
choquait prodigieusement Albert ; il sentait que ce genre de
✔récréation ne convenait pas à une femme qui allait se trouver
bientôt à la tête d'une maison , et il se promettait de lui faire
cette observation dès qu'elle serait sa femme. Elle n'était déjà
plus disposée à se laissser enlever; elle pleura , fit quelque résistance,
mais Albert était fort de bras et de raisonnement ;
Louise était faible de corps et de coeur; en disputant ils avançaient
toujours , et sans y songer ils arrivent à la porte du
père Bruno. Albert entraîne sa petite femme qui est prête à
perdre connaissance en voyant deux religieux dont la figure
était enveloppée dans de larges capuchons , et qui lui apparurent
comme deux ombres sinistrement éclairées par une seule
lampe. Les deux hommes se prosternèrent en silence. Mais ce
qui surprit singulièrement Albert et sa compagne , ce fut l'agitation
de Diane à la vue de ces témoins ; son trouble , ses
gémissemens étaient inexprimables ; et les deux religieux ,
par leur pantomime , montraient le plus grand étonnement.
Albert déconcerté , demanda à l'ermite de quel ordre étaient
ces témoins qui ne parlaient pas. Ce sontdes trappistes , répondit
le père Bruno. Sa réponse rassura faiblement la tremblante
Louise, que ce mystère , cet appareil remplissait d'effroi;
OCTOBRE 1814. 157
de
JE
elle craignait de fournir aux disciples dè madame Radcliff le
sujet cl'un roman tel que celui de la Soeur de la Miséricorde.
Cepenclant l'ermite commença la cérémonie du mariage; elle
fut sans cesse interrompue par les sauts et les lamentations
de Diane qui secouait avec ses dents les robes des pères silencieux.
Bruno , qui faisait la fonction de prêtre , demanda , par
malice sans doute , si c'était la poupée que l'on mariait. On
sait que Louise en partant du château n'avait pas plus négligé
sa chère poupée qu'Albert n'avait négligé sa fidèle Diane.
Toutes les formalités étaient à peine remplies , qu'Albert
se hâta de quitter l'ermitage , lequel semblait fort peu agréable
àsa petite femme. Mais l'impitoyable ermite chargea les témoins
de conduire les nouveaux mariés jusqu'à leur équipage ;
ils arrivèrent tous quatre au lieu du rendez-vous. O cruel
contre-temps ! Guillaume n'y était pas encore ; ils se décidèrent
pourtant à marcher à sa rencontre , afin de ne pas être surpris
par les gens qu'on pourrait envoyer à leur poursuite :pendant
cetemps , Albert recommanda le secret aux témoins , qui lui
firent signe de se tranquilliser.
Il était près de dix heures lorsqu'ils aperçurent une sorte de
patache traînée par un mulet : le conducteur chantait à pleine
des voix, et Albert reconnut bientôt le joyeux Guillaume. Sa mère
er Catherine , croyant que de bons chevaux n'étaient pas nécesoupe
saires pour charier un sac de blé , avait envoyé une mauvaise
recariole avec sa mule boiteuse ; en sorte que le cocher n'avait
O pu arriver fort exactement à l'heure indiquée.
200
Les deux compagnons de nos voyageurs posèrent madame
sur la charette , lui firent une profonde révérence , et s'en re-
Detournèrent paisiblement. Guillaume en voyant Louise demanda
au mari si c'était là le sac de blé ; et sur l'affirmative de ce
ardh dernier , il reprit le chemin d'Elnach.
mea
te Quels que fussent les efforts du conducteur, on n'arriva qu'au
ree point du jour chez la bonne Catherine , qui éprouva beaucoup
fig de joie en voyant celui qu'elle appelait encore son fils. Ce
par dernier la mit aussitôt dans sa confidence , et lui dit, en montrant
Louise, que c'était sa femme qu'elle voyait .- Votre
[ab femme ? c'est impossible ! - Oui , ma mère , c'est ma femme;
bien plus , un ermite et deux trappistes nous ont mariés. Guille,
laume affirme avoir vu en effet ces derniers la veille au soir.
ned Catherine s'imagine enfin que les gentilshommes se marient
mautrement que les roturiers; c'est pourquoi elle ne s'arrête pas
elate davantage à ce qui d'abord lui paraissait incroyable.
tre
ettis
Le prévoyant Albert s'informe si l'on ne peut pas donner
un petit appartement à sa femme. Catherine lui répond qu'elle
1
158 MERCURE DE FRANCE ,
a une chambre à côté de la sienne , où madame sera trèscommodément;
mais que pour lui il sera contraint de coucher
dans le même cabinet que Guillaume. Catherine éprouvait encore
quelques scrupules sur ce mariage qui n'était point autorisé
par les parens ; elle jugea donc qu'il était à propos de
prévenir une trop grande intimité entre les deux époux.
Cependant Albert monta sa maison : Catherine fut nommée
intendante , et Léonard , le plus jeune de ses fils , était le jokey
de madame; Guillaume servait particulièrement monsieur ,
c'était le domestique de confiance. Catherine , qui était pourvoyeur
et cuisinière , servait à ses hôtes de la volaille , d'excelleut
laitage , et quelquefois du gibier , qu'on devait à l'adresse
de Diane , parce qu'Albert ne s'était pas encore procuré de la
poudre et un fusil.
Souvent madame daignait aider Catherine dans les soins du
ménage ; le reste du temps se passait à la promenade , et le
soir monsieur lisait le Magasin des Adolescens , tandis
que madame faisait des robes à sa poupée , ou la déshabillait
pour la mettre au lit.
M. de Reindolf ne tarda pas à faire entendre à sa femme
qu'elle devait abandonner sa poupée et s'occuper de choses plus
utiles. Ces enfantillages ne sont plus dignes de vous , lui disaitil
, il faut maintenant songer à notre future famille , et préparer
à nos enfans des bonnets , des robes , tout ce qui peut enfin
leur servir. Louise fit en soupirant le sacrifice que son mari
exigeait d'elle , puis elle lui demanda de se procurer les étoffes
nécessaires pour former une garde-robe au premier enfant qui
naîtrait. Albert , charmé de voir sa femme parler raison , la
prit sous le bras , et la conduisit à la ville la plus prochaine ,
où tous deux firent leurs petites acquisitions que Guillaume
portait en guidant ses jeunes maîtres.
Après avoir parcouru la ville pour recueillir les complimens
que l'on adressait à sa femme et quelquefois à lui-même,Albert
reprit le cheminde la maison. Mais en approchant d'Elnach ils
rencontrèrent M. de C**. , ancien ami du baron d'Elnach , et
qui était aussi fort lié avec M. de Beligheim. En vain Albert
s'efforça de détourner la tête , il fut reconnu et abordé par le
baron de C**. , qui parut surpris de le voir à Elnach, tandis
que ses parens étaient à Reindolf. Le jeune homme chercha
d'abord à éluder ces questions , puis à gagner les bonnes grâces
deceluiqui les lui faisait. Mais ilse vit bientôt dans la nécessité de
lui confier son secret. Le baron l'écouta avec intérêt, et les aventures
d'Albert lui parurent si piquantes qu'il luioffrit son amitié.
Curieuxde mieux connaître un semblable caractère, il n'était pas
OCTOBRE 1814 . 159
fâché en même temps de divertir un peu sa famille . Il permit à
Albert de chasser sur ses terres tant qu'il habiterait la ferme ;
et il l'invita , ainsi que sa femme , à venir dîner chez lui le lendemain
même , ce qu'ils acceptèrent , se proposant aussi de le
recevoir à leur table. Le baron , imitant jusqu'au bout la gravité
de son nouvel ami , lui dit qu'il voulait être le parrain de
son premier fils; le jeune mari lui sut fort bon gré de cette
attention , et l'on se sépara très-satisfait les uns des autres.
Le lendemain Albert et Louise jugèrent qu'il était à propos
d'écrire à leurs parens pour les tranquilliser , et leur annoncer
enmême temps le mariage qui s'était fait à leur insçu. Chacun
de son côté composa sa lettre , et se montra prodigue d'expressions
tendres et respectueuses , parce que c'est la chose du
monde qui coûte le moins. Guillaume fut chargé de faire parvenir
les deux lettres à Reindolf sans que l'on pût savoir de
quel lieu elles venaient. Cela fait , monsieur et madame se préparèrent
et se rendirent chez le baron qui les reçut avec cordialité.
Il y avait chez lui deux ou trois autres individus qui
eurent toutes les peines du monde à conserver leur sang-froid
en apercevant les jeunes époux. Ces derniers furent accablés
dequestions souvent embarrassantes par l'impitoyable madame
deC**. , dont le babil ne leur laissait aucun repos ; mais c'était
le moindre des soucis d'Albert. Un des convives avait amené
avec lui son fils Auguste , âgé de seize ans , et qui aimait à
saisir l'occasion d'amuser les assistans en faisant étalage de son
esprit aux dépens de celui des autres. Il fit donc une cour
assidue à madame de Reindolf , et en même temps il persiffla
le mari , déjà fatigué des nombreuses questions qu'on lui adressait
de toute part avec politesse , etdont il se serait fort bien
passé. Albert n'avait pas le talent du persifflage , mais il avait
celui de faire taire les persiffleurs par deux seuls mots. Soyez
réservé ou je vous tue , dit - il à l'oreille de son rival , lequel
parut ne pas l'entendre. Toutefois il borna ses prétentions à
inspirer de la jalousie au mari de Louise ; celle-ci n'avait pas
encore l'art de repousser par ses manières un hommage illégitime
, et Albert cruellement agité , se promit bien de ne pas
accepter souvent le dîner de son voisin . Il prit congé du baron
le plus tôt qu'il lui fut possible , en assurant que madaine était
dans l'usage de se retirer de bonne heure ; et cependant madame
assurait naïvement qu'elle n'avait aucun usage , mais un
regard de son mari lui persuada le contraire. Hélas ! pour comble
de malheur , il avait plu pendant le dîner , et les chemins
étaient impraticables. Auguste , d'après l'aveu de son père ,
offrit obligeamment son char-à-bancs aux deux époux; et ma- :
1
160 MERCURE DE FRANCE ,
dame , qui craignait singulièrement de passer la nuit sur les
grands chemins , accepta , ne se doutant pas qu'elle déchirait le
coeurde son mari. Le jokey de madame , Léonard , qui ne la
quittait jamais , servit de cocher , et laissa au perfide Auguste
le temps d'adresser mille expressions agréables à madame de
Reindolf, à qui cette assiduité paraissait déjà fatigante. Son
mari , par un dépit dont il était la victime , marchait hardiment
dans la boue , afin d'apprendre à madame , qu'elle aurait pu
comme lui , se passer d'une voiture. En vain la douce Louise
le conjurait de se placer à côté d'elle; à peine daignait-il répondre
, et madame était vivement affectée de ce manque
d'attention , d'autant plus que le bon , le prévenant Albert, ne
l'avait pas accoutumée à ce ton maussade. Auguste , profitant
decette mésintelligence , faisait remarquer à Louise combien
les maris étaient peu aimables , peu complaisans : pour elle , elle
sentait bien que son mari n'était pas comme les maris ordinaires;
elle se disait qu'il avait quelque juste motifd'humeur ,
mais elle ne savait pas précisément à quoi l'attribuer. En quittant
Albert , Auguste lui offrit son amitié , mais le mari jaloux
répondit brusquement qu'il n'en avait que faire.
Cependant Albert se réconcilia bientôt avec sa petite femme;
il ne pouvait être insensible àson affliction, et la paix fut rétabliedans
leménage , du moins pour quelques jours.
Voulant que sa femme n'eût aucun prétexte pour se servir
de la voiture des autres , Albert fit un char-à-bancs qu'il ajusta
de son mieux au train de carriole de Catherine ; et ce char-àbancs
fut destiné à être traîné par la mule boiteuse , les jours
oùl'on irait rendre des visites , et enfin toutes les fois qu'il faudrait
user de cérémonie.
Souvent Albert allait à la chasse , soit avec Guillaume , soit
avec le baron de C** , qui trouvait Diane très-adroite , trèsintelligente
, malgré sa vieillesse; Albert était au comble de la
joie lorsqu'il pouvait apporter à sa femme des perdrix ou
des bécasses , d'autant plus que sa chienne était alors fort bien
reçue à la ferme , et qu'il tenait beaucoup à ce qu'elle s'attirât
tous les coeurs .
Unmois se passa de la sorte, et les finances d'Albert s'en
ressentaient prodigieusement; il se vit bientôt réduit à avoir
recours au serviable baron de C** , qui ne fit aucune difficulté
pour remettre à Guillaume la somme que le jeune maître de ce
dernier lui demandait par un mot d'écrit , accompagné d'un
reçu dans toutes les règles .
Pendant un mois encore , rien ne troubla la félicité des deux
époux , si ce n'est l'opiniâtreté de l'infatigable Auguste , qui ne
OCTOBRE 1814 . 161
perdait pas une occasion de voir Louise. Mais un incident
réveilla leur inquiétude ; il tomba entre les mains d'Albert
une circulaire qui le concernait. Elle promettait une récompense
à l'individu qui ramènerait à Reindolf un petit drôle , un
enfantdequatorze ans , coupable d'un rapt, et qui s'était enfui
de la maison paternelle avec une jeune fille de dix ans. Le
petit drôle fut très-formalisé de voir avec quelle irrévérence on
parlait d'un homme respectable , d'un homme marié , qui d'un
jour à l'autre pouvait être père de famille. Tous ses voisins
semblaient prendre à tâche de lui montrer cet imprimé , afin
de rendre leur discrétion plus méritoire . 1
Mais l'infortuné Albert était destiné à éprouver tous les
genres de malheurs. Un jour qu'il était absent , M. Auguste se
présenta audacieusement à la maison en demandant à voir
madame. Leonard lui répondit , d'après l'ordre de sa maîtresse
, que madame n'était pas visible. Auguste insista , Léonard
persista , Auguste le repoussa, Léonard résista , madame
se cacha , Guillaume entra , et secondé par son frère , il jeta à
la porte l'indigne rival de son maître. Albert à son retour fut
informé de la tentative d'Auguste ; il se décida à lui demander
raison de cet outrage , afin de prévenir d'autres démarches de
cette nature; il savait bien qu'un tel ennemi pouvait divulguer
son secret ; mais comme il était marié, et qu'après tout on
- n'avait pas le droit de le séparer de sa femme , le reste lui im-
- portait assez peu. Il envoya donc un cartel à Auguste , qui eut
grand soin d'en rire , et de publier qu'il jugeait indigne de lui
decompromettre son honneur, en acceptant le défi d'un enfant.
Cet enfant n'avait que deux ans de moins que lui , mais
c'en était assez pour l'excuser. Albert se trouva seul au rendezvous,
il attendit patiemment , bien qu'il fût inondé par une
abondante pluie d'orage; à peine chercha-t-il un abri , et s'il
montra de l'humeur , ce futcontre son ennemi discourtois. Mais
Albert s'étonnait de voir plusieurs individus passer dans un lieu
= habituellement désert. Tous lui adressaient la parole ; l'un
d'eux lui offrait son parapluie , un autre lui demandait s'il avait
un goût particulier pour l'eau du ciel : Albert s'aperçut enfin
= qu'on se moquait de lui , mais il n'en devinait pas la véritable
cause. Cependant après trois heures de promenade , avec son
épée sous le bras , Albert jugea qu'il avait eu assez de persé
vérance , pour qu'il lui fût permis de se retirer sans honte.
En rentrant , il trouva un billet d'Auguste qui contenait des
excuses , et renvoyait le rendez-vous à un autre jour. M. Auguste
assurait avoir été absent lorsque Guillaume avait apporté
chez lui le cartel .
ΙΙ
162 MERCURE DE FRANCE ,
Il était évident que l'on avait fait en sorte qu'Albert ne
reçût pas à temps le mot de réponse , afiu que le jeune homme
trop crédule fit une promenade inutile , et que les oisifs eussent
le plaisir de rire à ses dépens. Mais M. de Reindolf se
promit bien de chercher Auguste jusques dans sa maison
même, s'il n'était pas exact cette seconde fois. Albert souhaitait
passionnément de voir arriver le jour de la lutte; les
hommes courageux se croient invulnérables , et notre héros
n'imaginait pas qu'il pût succomber. Hélas ! le sort lui réservait
le coup le plus mortel qu'il eût jamais éprouvé.
Le jour du combat , Albert en quittant sa femme , l'embrassa
tendrement , comme s'il eût pressenti ses revers. Il
arriva au lieu désigné ; Auguste n'y était point encore : Albert
s'assit paisiblement , et comine il faisait une extrême chaleur ,
et qu'il était fatigué d'une course qu'il avait faite la veille , il
s'endormit avec sa chienne à ses côtés. Après deux heures de
sommeil , il se réveilla , regarda l'heure , et fut convaincu que
décidément Auguste se jouait de lui. Toujours invariable dans
ses desseins , Albert encore plus indigné de cette nouvelle insulte
, résolut de ne la pas laisser impunie; il se dirigea vers la
demeure de son adversaire , qui ne se trouva pas chez lui ; il
était , disait-on , parti pour plusieurs jours avec une calèche à
deux chevaux. Albert n'en voulait rien croire ; mais ensuite
ce récit étant confirmé par des gens qui n'avaient aucun intérêt
à le tromper , il reprit le cheminde la maison , au désespoirde
voir sa vengeance retardée , et se hâtant d'arriver pour
délivrer d'inquiétude sa petite femme , àqui il avait laissé ignorer
dans quelle intention il était sorti.
Albert arrive , Guillaume lui ouvre avec un air vraiment
déconcerté. Où est madame ? Point de réponse. Léonard se
présente. Où est madaine? Point de réponse. Enfin Catherine
paraît. Où est donc madame ? Point de madame. La consternation
générale commence à gagner Albert , qui parcourt
commeun insensé l'appartement , la grange , l'écurie ; et partout
, point de madame. Personne ne se hâtait de lui expliquer
cette singularité , personne ne s'empressait d'ajouter au trouble
du bon Albert. Cependant Catherine , pressée de répondre ,
apprit à l'infortuné mari que deux heures après son départ ,
tandis que madame déjeunait , une calèche attelée de deux
chevaux s'était arrêtée à la porte; que M. Auguste en était aussitôt
descendu , pour demander à parler à madame de Reindolf
, disant avoir à lui communiquer une lettre qui devait
l'intéresser bien particulièrement ; qu'en effet madame avait
lu cette lettre; et qu'après avoir long-temps hésité , elle s'était
I
OCTOBRE 1814. 163
rendue aux pressantes sollicitations d'Auguste , qui l'engageait
vivement à monter en voiture; mais qu'enfin ce départ ressemblait
beaucoup à un enlèvement. Il y avait près d'une
heure qu'il avait eu lieu ; et Albert s'imagina qu'il était encore
temps de poursuivre le ravisseur. Il s'informa de la route que
la voiture avait prise; résolu d'en suivre les traces , il sella sa
mule , et partit avec son épée , ses pistolets et sa Diane.
La pauvre mule allait cahin caha, et laissait à son maître le
temps de réfléchir sur l'inconstance des femmes ; il jeta un regard
attendri sur sa chienne , en songeant qu'il pouvait du
moins avoir confiance en elle , et dans l'effusion de son coeur ,
il lui prodiguait mille tendres expressions .
Albert s'informait de la voiture qu'il voulait atteindre à tous
les individus qu'il rencontrait ; et tous lui répondaient que
cette voiture était attelée de deux chevaux plus vigoureux ,
plus alertes que le sien ; le jeune homme poursuivait sa route ,
trop indigné pour être sensible à ces mauvaises plaisanteries.
Il était à une lieue de la ferme , lorsqu'il vit un superbe équipage
descendre une pente assez douce avec la rapidité de
l'éclair. La route n'était pas fort large , et le coursier d'Albert
n'était pas fort docile ; il n'eut pas le temps de se ranger. Forcé
de faire faire un brusque mouvement à l'animal , le cavalier se
- précipita dans un fossé avec sa monture. Les gens de l'équipage
, témoins de cet accident , s'arrêtèrent et secoururent le
désolé voyageur , qui sortit de là aussi bien portant qu'il y était
entré.
-
-
-
-
Il y avait dans la voiture une petite femme fort étourdie ,
fort moqueuse , qui mit son petit nez retroussé à la portière
pour voir s'il n'y avait pas là une occasion de se divertir.
Monsieur voyage ?-Oui madame. Monsieur a sans doute
des affaires très-pressantes ? Oui Madame , très-pressantes ;
je poursuis ma femme , ne l'auriez-vous pas rencontrée ?
Votre femme? ... Ah! oui , vraiment je ne me le serais pas
imaginé. J'ai vu une petite fille que sa nourrice portait dans
les bras ; c'est sûrement cela. Eh bien ! du train dont vous allez ,
vous ne sauriez manquer de l'atteindre. Adieu , Monsieur ,
présentez mes respects à madame , si toutefois madame sait
déjà ce que c'est que des respects. Usez de modération avec
elle, je vous prie; à coup sûr c'est sa première faute , il faut
être indulgent. Votre coursier est à la vérité d'une belle race
antique ; mais je vous avertis que cette belle race commence à
s'abâtardir; c'est une vraie perte pour des cavaliers tels que
vous. Mais votre Bucéphale ronge le frein, impatient de fendre
les airs.... Partez , monsieur , partez .
164 MERCURE DE FRANCE ,
Pendant ce dialogue , Albert n'avait pas pris garde à la
pauvre Diane , qui dans la bagarre s'étant laissé fouler aux
pieds des chevaux ; elle était étendue à terre et dans un piteux
état. Bien qu'ayant peine à respirer , elle trouvait encore des
forces pour remercier son maître des soins qu'il lui donnait.
Albert la caressait , en oubliant sa dignité d'homme pour pleurer
comme un enfant; cette nouvelle catastrophe servait du
moins à lui faire oublier ses autres peines. Forcé d'abandonner
ou safemme ou sa Diane , il hésita long-temps ; et dans cette
cruelle alternative , il donna la préférence à sa chienne , d'autantplus
qu'elle demandait de prompts secours , et qu'il n'y
avait pas d'apparence qu'après tous ces retards Albert pût
joindre son rival. Il jugea donc que c'était assez d'aventures
en unjour; il mit Diane en croupe , et retourna sur ses pas
pour éprouver de nouvelles disgrâces.
Les malheurs sont souvent enchaînés l'un à l'autre.
Ason retour , Albert trouva une lettre du baron de C**
qui le priait très-poliment d'acquitter sa dette. Albert répondit
avec non moins de politesse que l'état de ses affaires ne lui permettait
pas de remplir ses engagemens. Il reçut une seconde
fettre , dans laquelle le baron , redoublant de politesse , annonça
au triste Albert que l'état de ses affaires ne lui permettant
pas d'attendre davantage, il envoyait un huissier pour terminer
promptement la chose. Albert s'excusa du mieux qu'il
put; mais l'huissier n'agréa point ces excuses. Lejeune homme
essaya d'attendrir celui dont la physionomie sévère annonçait
un coeur assez peu sensible; cet homme répondit froidement
qu'il nepouvait ressentir aucune commisération pour un enfant
dont la conduite faisait le tourment d'une famille respectable.
Albert l'interrompit , en lui disant qu'il ne recevait de réprimandes
que de ses parens. L'huissier répondit aussitôt , que
dans ce cas , on ne demandait des services qu'à ses parens.
Albert aurait dû prévoir cette réplique : ses fautes et son inexpérience
causaient ses malheurs; il commençaità s'en convaincre,
mais il était trop tard.
L'infortuné jeune homme , malgré les larmes , les efforts de
Catherine et de ses fils , fut contraint de suivre le barbare
huissier ; et comme si Diane n'eût pu survivre au bonheur de
son maître , elle rendit le dernier soupir au moment où l'on
entraînait Albert hors de la ferme. Accablé par tant de désastres,
il suivant machinalement son guide , qui le conduisit en
prison dans cette même ville où Albert , lors de sa félicité,
avait été faire des emplettés de ménage avec sa chère Louise.
OCTOBRE 1814 . 165
Il n'est rien de tel que le malheur pour exciter le remords
dans un coeur accessible à ce sentiment; seul avec sa douleur ,
rien ne pouvait distraire Albert de ses tristes méditations ; il se
reprochait amèrement ses imprudences , et les inquiétudes qu'il
avait dû causer à sa famille , à sa mère qui l'aimait si tendrement
, à M. de Beligheim , dont tous les efforts avaient pour
but le bonheur du petit ingrat.
Tandis qu'Albert se plaît à nourrir sa douleur , en se reprochant
ses propres revers , on glisse sous la porte un billet écrit
de la mainde Louise. Elle invitait son mari à se tranquilliser ,
parce que, disait-elle , ses maux ne pouvaient durer longtemps.
Albert donne à ces deux lignes laconiques le sens d'une
détestable ironie; il en est vivement offensé , et il jure de ne
plus aimer de sa vie , puisque les femmes sont perfides à ce
point.
Il y avait près de huit jours que le jeune Reindolf habitait
sa nouvelle demeure , lorsqu'un soir Guillaume entre suivi de
deux trappistes et du père Bruno. Le dévoué Guillaume n'avait
pas eu la permission de partager la captivité de son maître;
mais il lui apportait deux lettres , l'une d'Ernest et l'autre
d'Auguste. Ernest offrait à Albert de le réconcilier avec sa
famille , s'il renonçait formellement à ses prétentions auprès de
celle qu'il croyait être sa femme. De son côté , Auguste lui
promettait de payer sa dette et de lui faire rendre sa liberté,
s'il jurait de le laisser , lui , Auguste de N** , paisible possesseur
du trésor qu'il lui avait enlevé. L'ermite était venu dans
l'intentionde casser le mariage d'Albert , s'il adoptait la proposition
qui lui était faite , et de ratifier les engagemens qu'il
devait prendre avec Auguste. Albert répondit à Ernest qu'il
n'acceptait jamais des services si intéressés et si bassement
offerts. Il répondit au second , qu'ayant un désir tout particulier
de lui brûler la cervelle , il l'assurait que lui , Albert de
Reindolf, prendrait tous les moyens possibles , et en même
temps convenables,de sortir au plus tôt de prison , afin de bien
vite exécuter son projet.
Guillaume , qui se désolait de voir son jeune maître occuper
unsi triste appartement , lui conseillait d'avoir recours à son
grand-père; mais Albert voulait que sa soumission ne fût attribuée
qu'à son coeur et àsabonne volonté ; c'est pourquoi ilse
décida à souffrir patiemment , quel que fût le pressant désir
qu'il éprouvait de se venger. Cependant il recommanda bien
particulièrement au fils de Catherine de s'informer de la santé
deses parens , et de les tranquilliser s'ils paraissaient inquiets .
Guillaume lui annonça qué sa famille était arrivée de la veille
166 MERCURE DE FRANCE ,
au château d'Elnach; que son père , Joseph de Reindolf , à son
retour , avait paru profondément affecté de la disparition de
son fils , et que sa mère était malade de chagrin. Albert désespéré
s'élança vers la porte comme s'il lui était permis de la
franchir; les deux trappistes le retinrent , quoique le jeune
homme s'écriât qu'il reviendrait après avoir consolé ses parens ,
et pourpreuve ddee sa bonne foi il demandait qu'on le fit accompagner
de deux gardes. En disant ces mots il sanglottait et se
livrait au désespoir; mais les deux trappistes , se débarrassant
de leurs capuchons , laissèrent à découvert Joseph de Reindolf
et M. de Beligheim . Le prisonnier se jeta avec transport dans
les bras qui lui étaient ouverts ; et revenu de sa surprise et de
son émotion , il se vit entouré de tout ce qu'il aimait ; sa petite
femme elle-même s'avança vers lui , mais il recula d'un air indigué.
Alors son grand-père lui demanda s'il avait le droit de
condamner , tandis qu'il était lui-même si condamnable. Le
jeune homme reconnut ses torts ; sa raison lui disait de les réparer
, mais son coeur s'y refusait , parce qu'il était cruellement
blessé. Eh ! quel effort de courage peut-on exiger d'un
malade ? M. de Beligheim, pour le guérir , apprit à son petit- fils
que c'était par son ordre que sa nièce avait quitté la ferme , et
qu'il avait écrit lui-même la lettre dont Auguste avait été le
porteur. Cette lettre promettait à Louise de tout pardonner ,
sielle consentait à suivre Auguste et son père , qui devaient la
conduire à Elnach . Cette assurance rétablit le calme dans
l'âme du tendre Albert , qui conjura ses parens de sanctionner
son mariage par leur consentement. Alors Joseph lui affirına
que ce mariage était nul , parce qu'un ermite et deux trappistes
tels que M. de Beligheim et Robert ne pouvaient marier
un homme sans plus de cérémonie; mais pour tranquilliser son
fils , M. de Reindolf lui promit très-formellement que son mariage
ne serait retardé que de quelques années .
Il est temps d'expliquer comment Albert avait pu accomplir
ses desseins sans être arrêté par aucune entrave insurmontable.
On se rappelle sans doute les inquiétudes de Robert; ces inquiétudes
, ainsi qu'on l'a pu voir , n'étaientpas sans quelques
fondemens. En effet, le bonhomme Bruno vient un jour demander
mystérieusement à parler à M. de Beligheim; il lui
révèle les secrets d'Albert, et lui demande ce qu'il doit faire.
L'ingrat! s'écrie M. de Beligheim , puisqu'il s'imagine pouvoir
se passer de son grand-papa qui l'aime tant , qu'il essaye donc
la vie sans les soutiens que lui a donnés la nature , et qu'il voie
si son expérience et ses propres forces surmonteront tous les
obstacles. En apprenant la démarche d'Albert auprès de l'er
OCTOBRE 1814. 167
mite , Madame de Beligheim ne manqua pas de dire que c'étaitlà
un résultat du singulier mode d'éducation adopté par son
mari , et qu'il verrait son élève en être la victime. Mais bien au
contraire, en réfléchissant davantage , M. de Beligheim se
félicita d'avoir trouvé une occasion de mettre son petit-fils à
l'épreuve , et de pouvoir juger avec certitude si dans des circonstances
pénibles il se conduirait selon les lois de l'honneur.
Il n'était pas fâché en même temps que des revers adroitement
suscités servissent de leçon au jeune homme. ;
Ainsi il autorise l'ermite à paraître consentir à ce qu'Albert
lui propose , et il se charge de remplir le rôle de témoin avec le
✔zélé Robert. Tous deux , en effet , prirent l'habillement de
trappistes le plus propre à les rendre méconnaissables , et à les
dispenser de parler; mais ils n'avaient pas prévu que Diane les
reconnaîtrait malgré leur déguisement.
M. de Beligheim avait accompagné les deux époux au sortir
de l'ermitage , dans l'intention de connaître leur retraite , afin
de pouvoir veiller sur eux. Il fit aussitôt savoir à Catherine
qu'elle eût à ne leur rien céder, s'ils ne la payaient exactement.
Il voulait que son petit-fils se trouvat dans un tel embarras ,
qu'il fût contraint à emprunter. M. de Beligheim vint secrètement
à Elnach; il se ligua avec le baron de C** , qui le secondade
son mieux , en fournissant au jeune homme l'argent
qu'il demandait , et en acceptant un reçu. Le barbare M. de
Beligheim excita le rival d'Albert , voulant savoir si son petitfils
souffrirait une insulte ; il engagea donc Auguste à accepter
le duel , mais à le différer , pour que l'on eût le temps de se préparer
à l'enlèvement de Louise. Afin qu'Albert crût à l'infidélité
de sa femme , M. de Beligheim jugea qu'il était à propos
qu'elle parût suivre de bonne grâce le nouveau ravisseur. Il
écrivit à sa nièce une lettre fort tendre , et à laquelle on pouvait
difficilement résister. Cela fait , M. de Beligheim pria le
baron de C** de contraindre Albert à lui rendre ce qu'il lui
devait; le baron choisit parmi ses gens l'homme qui portait la
figure la plus rébarbative pour faire l'office d'huissier; cet
homme s'en acquitta fort bien, au grand déplaisir du pauvre
Albert.
En vain la bonne Louise , instruite des projets de vengeance
de son oncle , cherchait à l'adoucir ; il lui fut seulement permis
d'écrire à l'intéressant prisonnier les deux lignes que l'on connaît
, et que M. de Beligheim jugea devoir être prises dans un
sens défavorable. Ce fut aussi lui qui dicta les deux billets
d'Ernest et d'Auguste ; il voulait être certain que son petit-fils
n'accepterait pas lâchement une proposition insultante.
168 MERCURE DE FRANCE ,
Joseph, de retour dans sa famille, avait été fort surpris
d'apprendre que son fils était marié : mais sonbeau-père assez
satisfait sous quelques rapports de la conduite d'Albert , résolut
defaire cesser ses maux; aussi-bien madame de Reindolf trouvaitque
ces épreuves étaient bien longues et bien pénibles .Joseph
remplaça Robert dans le rôle du second père de la Trappe ; on
amena le père Bruno, afin de rendre naturelle la présence des
faux trappistes qui étaient curieux de savoir comment Albert
accueillerait les offres de ses rivaux . Toute la famille les suivit .
Les deux religieux ne purent résister au repentir , aux larmes
du bonAlbert, ils se découvrirent pour lui pardonner.
Mademoiselle V. CORNÉLIE DE SEN**.
LA ROSE.
Article extrait de la Guirlande de Flore de M. CHARLES
MALO..
Origine de la Rose.
PARMI les fleurs qui ornent nos jardins, celle qui tient le premier
rang est sans contredit la rose. Mais que dire de son origine?
comment expliquer sa couleur? Les poëtes de tous les siècles ,
de tous les pays , ont célébré cette fleur dont la seule présence
rappelle à notre esprit les comparaisons les plus flatteuses , les
emblèmes les plus voluptueux,
L'origine de la rose a donné lieu à plusieurs fictions assez ingénieuses
. D'abord , si nous devions en croire le chantre de
Théos , l'aimable Anacreon , la rose naquit lorsque Vénus sortit
du sein des flots : ce serait aussi l'avis de notre Anacreon moderne.
M. de Parny n'a-t-il pas dit ?
Lorsque Vénus , sortant du seindes mers ,
Sourit aux Dieux charmés de sa présence ,
Unnouveau jour éclaira l'univers :
Dans ce moment la Rose prit naissance.
L
Ajouterai -je que les Musulmans rapportent son origine à
Mahonet , en assurant qu'elle a été formée de la sueur de prophète.
Le P. Rapin raconte à sa manière l'origine de la rose ,
etil nous assure que cette fleur était jadis une reine de Corinthe.
(Tâchons de croire aux fables. ) Rhodante , c'est ainsique cette
reine se nominait , fut , à cause de sa grande beauté , accablée
d'une multitude d'amans qui voulaient probablement l'épouser
tous : la chose n'étant guères possible , elle se trouva donc fort
OCTOBRE 1814 . 169
embarrassée:Poursedélivrer de tantd'importunités, cettepauvre
femmene vit enfin d'autre moyen que celui de se réfugier dans
untemple consacré à Diane. Elle s'y crut en sûreté. Trois de
ses amans eurent la hardiesse de suivre ses pas et de briser les
portes du temple : il paraît que la pudique Rhodante se serait
défendue avec une telle vigueur , qu'elle aurait mis ces trois
messieurs hors de combat. Mais je m'arrête ..... J'entends déjà
le beau sexe se récrier contre la singularité de ce fait . Hélas !
mesdames , que ne pouvait jadis chez une jeune princesse le
désir de conserver son innocence ! J'en reviens à mon conte.
Soit alors que la pudeur alarmée prêtât de nouvelles grâces à la
beauté , soit que l'air martial et redoutable qu'affectait Rhodante
, la rendît réellement imposante , le peuple , ébloui de
tant de charmes, s'écria soudain : « Que la belle Rhodante soit
» désormais la déesse de ce temple ; ôtons-en Diane » . Mais ,
hélas ! sur quoi compter dans ce monde? il fallait qu'Apollon
se trouvât précisément près du temple de sa soeur. Il y entre.
Qu'on juge de sa colère : furieux de l'outrage fait à Diane , il
métamorphose Rhodante en rosier ; et , qui pourrait le croire !
ce même peuple , qui avait été l'ornement de son triomphe ,
s'arme alors contre elle , et l'infortunée princesse se voit en un
moment ensevelie sous des monceaux d'épines (ce sont les mêmes
qui nous piquent encore aujourd'hui toutes les fois que nous
cherchons à cueillir la fleur du rosier ). Au surplus Apollon ,
toujours galant , voulut conserver à Rhodante l'image de sa
grâce primitive , et la rose est devenue dès lors l'emblème de la
beauté. A propos , je n'ai point dit encore de quelle manière
il crat devoir punir ces trois amans mal appris qui n'avaient
pas su respecter la sainteté du temple de Diane : il changea
l'un en ver , l'autre en mouche , le dernier en papillon. Sous
cette nouvelle forme ils obsèdent toujours leur cruelle maîtresse.
Les auteurs anciens nous ont transmis les noms de ces, trois
illustres personnages ; ce sont Brien , Arcas et Halesin.
Aussi ne puis-je voir un papillon sur un rosier sans songer de
suite à Halesin; une mouche , qui ne me rappelle l'honnête
Arcas; un ver au pied de ce charmant arbrisseau , que je ne
reconnaisse aussitôt l'infortuné Brien.
Mevoilà bien persuadé que la métamorphose de la reine de
Corinthe a donné naissance à la rose..... Oui ; mais Rhodante
était, dit-on , très-blanche : point de doute , conséquemment ,
que la fleur qui nous représente son image n'ait été primitivement
blanche. Quelle serait donc l'origine de son incarnat ?
Voulez-vous consulter sur ce point tous les auteurs de l'antiquité
: aucun d'eux ne sera d'accord. Les uns prétendront ,
170 MERCURE DE FRANCE ,
comme Ovide et Bion , qu'il est dâû au sang d'Adonis ; d'autres
vous assureront bien positivement que Bacchus en est l'auteur
involontaire ; et M. de Parny, adoptant cette fiction des
anciens , vous la redira en jolis vers :
D'un jeune lis elle avait la blancheur :
Mais aussitôt le père de la treille ,
De ce nectar dont il fut l'inventeur ,
Laissa tomber une goutte vermeille ,
Et pour toujours il changea sa couleur .
D'autres écrivains , aussi dignes de foi , ont enfin attribué cet
incarnat au sang de Vénus. Tout le monde sait qu'Adonis fut
tué par un sanglier ; Cypris , en volant à son secours , ne fit
point attention aux ronces qui la déchiraient de tous côtés :
Des rosiers épineux se trouvèrent teints de son sang , et plusieurs
gouttes jaillirent sur les roses : ces fleurs , qui jusqu'alors
avaient été blanches , ont conservé depuis la couleur du sang
de Vénus .
C'est peut-être autant pour consacrer la mémoire de ce
petit accident , qu'en raison de sa beauté , que la rose a été
dédiée par tous les poëtes à cette déesse ; on va même jusqu'a
dire que l'île de Rhodes , où elle s'était retirée secrètement avec
Apollon pour faire l'amour, était couverte de roses , et qu'il y
en avait plu ( 1) .
Histoire des Roses chez les différens peuples .
Commençons par les Hébreux. La rose était chez eux consacrée
aux pompes religieuses et funéraires : ils en faisaient
principalement des couronnes ,dont le grand-prêtre ornait son
front dans les sacrifices .
En Grèce , pour savoir si l'on était aimé , on faisait claquer
des feuilles de roses ; si elles rendaient un son éclatant , c'était
un favorable augure. Cet usage de faire claquer des feuilles de
roses est venu jusqu'à nous : la jeunesse badine , en effeuillant
une rose , s'en fait unjeu bien innocent , et n'y attache aucune
idée superstitieuse; oh! nous ne sommes pas aussi simples que
(1) Il est bon de faire remarquer à mes lecteurs que les noms de Rhodante
etde Rhodes sont dérivés d'un mot grec qui signifie Rose.
OCTOBRE 1814 . 171
les Grecs. Chez eux , Aglaé (2) , la plus jeune des trois Grâces ,
était représentée avec un bouton de rose à la main , comme
'attribut de la jeunesse et de la beauté.
ARome , on aimait les roses de passion : les Romains faisaient
de grandes dépenses pour en avoir lorsque la saison en
était passée : ils en faisaient même venir des pays les plus éloignés
, et surtout d'Egypte. Ils portaient l'usage des roses jusqu'à
l'excès : ils mettaient sur leurs têtes des chapeaux de ces
fleurs ; ils en paraient leurs buffets , en parfumaient également
leurs vins : tout était couvert d'odeurs , jusqu'aux cages de leurs
oiseaux. Du temps mêmedela république, ces fiers Romainsn'eussent
pas été contens si , au milieu de l'hiver , les roses n'avaient
pas nagésur les coupesdu vieux Falerne qu'on leur présentait(3) .
Dans les repas dont Horace nous fait ladescription en véritable
épicurien , remarquez-vous qu'il nous entretient toujours de
guirlandes de roses : c'est une preuve que la rose était chez les
Romains le symbole du plaisir , de la mollesse et de la volupté.
Aussi l'hymen était-il représenté sous la figure d'un jeune
homme blond couronné de roses. A propos d'hymen , grâce
aux moeurs modernes , j'ai beaucoup de peine à croire que
nous fussions aussi galans envers lui que les anciens , s'il s'agissait
de lui ériger chez nous une statue ( chose qu'on ne fera
jamais ) , et de le caractériser par quelques attributs allégoriques
: le jeune blondin , au visage riant , ne serait plus alors
qu'un homme mûr , dont l'air paraîtrait soucieux , inquiet et
farouche. On devine que la couronne de roses se changerait en
pavots ou en fleurs de quelqu'autre couleur.... Mais de quoi
m'avisé-je d'insulter à la dignité de ce pauvre hymen : retournons
à mes roses. Marc-Antoine , en mourant , demanda à
Cléopâtre d'en couvrir sa tombe. Eh quoi ! va-t-on me dire
avec raison , des roses sur la tombe d'un homme ! Fi donc !
Encore passe , si M. Marc-Antoine eût été une jolie femme.....
Sans doute : mais cette petite fantaisie d'Antoine ne paraîtra
plus qu'un jeu d'enfans , sij'ajoute que les anciens parsermaient
leurs lits de roses , qu'ils couchaient sur des fleurs ; que , pendant
leur sommeil , des esclaves brûlaient autour d'eux des pastilles
odorantes , et qu'enfin l'empereur Gallien dormait sous
des berceaux de roses. Tout récemment encore à Rome , on
(2) Aglaé vient d'un mot grec qui signifie beau.
(3) Les Romains du dix-neuvième siècle n'ont pas conservé le goût de
leurs ancêtres ; car ils détestent toutes les espèces de parfums : une dame
romaine surtout se trouverait mal en approchant de la toilette d'une petite
bourgeoise de Paris.
1
172 MERCURE DE FRANCE ,
bénissait la rose le jour appelé Dominica in rosa : enfin
nous dit que la rose était regardée chez les anciens com
préservatifd'une infinité de maladies.
Faut-il maintenant nous occuper du culte de la Rose
les peuples modernes : nous verrons que cette fleur n'a
perdu des hommages que les anciens lui adressaient. Ja
France , elle était si précieuse , que dans plusieurs pays il
une permission pour cultiver des rosiers; dans nos parle
il existait un jour de cérémonie, très-célèbre alors , qu'on
mait la baillée de roses. Aujourd'hui même, de quelle co
ration la rose ne jouit-elle pas? elle pare nos jardins , no
quets , nos parterres ; vous la retrouvez dans les sallon
le sein des belles , jusque sur leur tête: partout la ros
sonempire.
La rose est la fleur chère aux Dieux :
Dans ses cheveux Hébé la pose ,
Et le nectar qu'on boit aux cieux
N'est rien que le suc de la rose.
Au Pinde à côté des lauriers ,
Acôté du myrthe à Cythère ,
Partout s'élèvent des rosiers ;
Bacchus les associe au lierre .
Du poëte elle est l'ornement :
Lebuveur à table l'accueille ;
Maisque son destin est charmant ,
Lorsqu'amantheureux je la cueille !
Alors sur le sein de Zélis ,
Qu'un double boutonnet couronne ,
Parmi deux touffes d'un beau lis ,
La reine des fleurs trouve un trône.
Sans la rose ,que dire de galant aux dames ! sans elle
compliment devient insipide. Aussi , depuis le vieux F
jusqu'au gentil chantre de l'Art d'aimer , et depuis ce
jusqu'à nous , combiende milliers de grands et de petits
ont célébré la rosé (4) , ont fait des couplets à la rose
(4) Malherbe a exprimé , on ne peut mieux, la courte durée de
en parlant de la fille de M. Duperrier .
Mais elle était du monde, où les plus belles choses
Ontlepire destin ;
Et rose , elle a vécu ce que vivent les roses ,
L'espace d'un matin.
OCTOBRE 1814. 173
fleur est donc pour nous , comme chez les anciens , l'emblème
leplus séduisant des grâces et de la beauté, le symbole de la
galanterie , de la mollesse et de la volupté.
Les Perses célèbrent encore une fête qui tombe vers l'équinoxe
d'automne , nommée Abrizan; elle consiste à se faire
réciproquement des visites en se jetant des roses à la figure.
Cesont eux qui bouchent les flacons de vin qu'on met sur leur
table avec des roses .
En Pologne, on eouvre de roses le cercueil d'un enfant;
quand son convoi passe , on jette des fenêtres une multitude
de roses.
En Turquie, on sculpte une rose sur le tombeau des jeunes
filles.
En Allemagne , une fille déshonorée est forcée , le jour de
son mariage , de mettre sur sa tête une couronne de roses au
lieu d'une couronne de myrthe.
Dans les Indes , on distille une huile de rose , excessivement
précieuse , qui sert dans les présens de souverains à souverains.
S'il était permis d'allier le sacré au profane , je dirais que
l'église fait usagede la rose dans ses cérémonies les plus augustes,
que c'est elle qu'on effeuilledevant le Saint-Sacrement;
je rappellerais cette antique institution de saint Médard , qui
consistait à couronner tous les ans une rosière dans l'église de
Salency : le prix de la vertu était unsimple chapeau de roses.
Depuis des siècles , cette pieuse institution a été religieusement
observée. Souvent aussi l'on joignait une petite dot à la couronne
: on supposait probablement que la rosière ne serait pas
fâchéedesemarier. De nosjours on trouve encore des rosières....
aux environs de Paris , dans les petits villages de Falaise et de
Suresnes; et on les y couronne, à l'imitation de celle de Salency.
Dois-je enfin rappeler à mes lecteurs ces rose blanche et
rose rouge si célèbres dans l'histoire d'Angleterre? ce nom
étaitdonné aux deux maisons d'Yorck et de Lancastre ; après
avoir duré plus de trente ans , cette querelle si sanglante finit
par la destruction de la rose rouge.
CHARLES MALO.
174 MERCURE DE FRANCE ,
.....
ENCORE UN MOT SUR L'UNIVERSITÉ.
DEPUIS vingt cinq ans on n'élève plus chez nous que pour
renverser ; l'ony faitet l'on y défait sans cesse : la source de cette
funeste manie est, sans doute, dans cette inconstance et cet amour
des nouveautés qui caractérisent l'esprit français. On trouve plus
expéditifetplus commodededétruirecequiexistequede chercher
les moyensde l'améliorer par de sages etlentes modifications , fruit
des méditations et de l'expérience , et l'on oublie que les plus
belles et les plus utiles institutions ne recoivent que du temps le
degré de perfection dont elles sont susceptibles ( 1 ) . Ces réflexions
s'appliquent naturellement à l'Université. Cette institution ,
essentiellement monarchique , est une de celles qui se concilient
le mieux avec nos vieilles idées et nos anciennes formes . En
recevant le dépôt de chaque génération nouvelle , l'Université
met toute la jeunesse dans les mains du prince , et son premier
soin est de former des citoyens et des sujets fidèles ,
nourris des sages maximes et de saines doctrines sur lesquelles
reposent essentiellement les antiques libertés de la France ,
ainsi que l'honneur et la stabilité du trône.
Rollin définit ainsi l'Université de Paris , type de l'Université
de France : « cette république littéraire , la mère et le modèle
» detoutes les Universités du monde chrétien , qui , née dans le
➤ palais même des rois , formée sous leurs yeux et sous leurs
>> auspices , a vu pendant tant de siècles sa gloire augmenter
» de jour en jour avec les sciences qu'elle cultivait (2) » . Et
ailleurs , en parlant de ce corps respectable , il rappelle sa
fidélité pour ses rois , son zèle pour la libertéde la France , sa
fermetédans la défense de la véritable doctrine , etc. (3) .
« L'Université de Paris , écrivait le pape Grégoire IX , est
>> un fleuve qui arrose et fertilise , par la grâce de l'Esprit
>> Saint , non-seulement le royaume de France , mais encore
>> l'église universelle ; et le lit. de ce fleuve est la ville même
» de Paris , où la jeunesse de toutes les contrées de la terre ,
>> s'empresse de venir puiser les eaux de la sagesse (4) » .
(1) On est toujours tenté de dire , avec le philosophe scythe, à ces
hommes avides de destruction ,
Quittez-moi cette serpe , instrument de dommage.
(2) Discours sur l'instruction gratuite .
(3) Ibid.
(4) Lettre à saint Louis et à la reineBlanche.
OCTOBRE 1814. 175
Henri IV , ce roi bien supérieur à son siècle , avait conçu le
projet de centraliser l'Université de Paris et d'en étendre les
avantages sur tout son royaume ; mais la mort de cet excellent
prince , aussi éclairé que bienfaisant , l'empêcha de réaliser
cette grande vue qu'adoptèrent depuis , Louis XVI et l'assemblée
constituante (5).
Ce qu'il y avait de justement repréhensible et de choquant
dans l'Université dite impériale , comme cet appareil militaire
dont elle s'environnait et qui semblait annoncer qu'elle
cherchait plutôt à former des soldats que des citoyens , des
savans , des magistrats , etc. , appartenait essentiellement à
l'esprit du chef du gouvernement , et elle s'est empressée de
faire disparaître ces vices de son règlement , dès qu'elle en a été
lamaîtresse(6).
Plusieurs améliorations se font encore désirer , et l'on ne peut
qu'exprimer le voeu de les voir s'opérer promptement ; nous
indiquerons sommairement ici les principales :
Donnerun titre plus modeste et plus analogue à ses fonctions
et à ses devoirs , au chef de l'Université , celui de recteur entouré
de tant de respects et d'honneur (7) dans l'ancienne
Université , et à jamais illustré par tant d'hommes savans et
vertueux; ne faire, comme précédemment , du rectorat , qu'une
commission temporaire , et rétablir ses anciennes formes d'élection;
Réduire l'état-major de l'Université et ses dépenses ;
Établir un mode régulier et invariable d'avancement ;
Diminuer le nombre des académies : il existe plusieurs chaires
académiques inutiles ; ne point assimiler leurs cours dans les
provinces à ceux du collége royal à Paris , car ce qui est bon
dans lacapitale d'un grand royaume , qui est en même temps
celle des lettres en Europe , cesse de l'être dans une ville de
département (8) ;
(5) Constitutionde 1741 .
(6) Arrêté du gouvernement provisoire qui supprime le régime militaire
dans les lycées.
(7) Les rois de France avaient permis au recteur de l'Université de Paris
un libre accès auprès de leurs personnes , sans distinction des heures ou des
lieux où ils faisaient leur séjour . Des chanceliers de France firent placer le
recteur au-dessus d'eux dans des assemblées académiques .
1
(8) Les cours des académies qui sont publics comme ceux du collége de
France , sont déserts dans beaucoup de départemens , ou ne sont fréquentés
quepardes élèves des lycées et des écoles particulières .
176 MERCURE DE FRANCE ,
Donner au premier fonctionnaire de l'Académie le titre de
modérateur , au lieude celui de recteur , réservé au chef de
l'Université ;
Diminuer également le nombre des lycées;
Multiplier le nombre des colléges ou écoles secondaires communales
, bien préférables aux écoles secondaires particulières(
9);
Compléter le système toujours imparfaitdes écoles primaires ,
et donner sur elles une action directe et immédiate : y faire
également concourir les curés dont les directions et l'influence
ne peuvent qu'être utiles ;
Enfin , placer l'Université dans les attributions du chancelier
de France : avant la révolution , l'instruction publique était de
son département. Magistrat suprême et inamovible , il imprime
nécessairement à toutes les institutions de son domaine , un
caractère de gravité et d'immuabilité qu'elles ne sauraient recevoir
des autres ministres. Les fonctions d'instituteur de la
jeunesse sont une véritable magistrature qui doit ressortir au
chefde toutes les magistraturesdu royaume.
Au reste, on ne doit pas se dissimuler que plusieurs attaques
portées dans lesderniers temps à l'Université , ont eu pour but
d'atteindre particulièrement l'homme de lettres et d'état à qui
labelle définition de l'orateur convient si bien (10) . Il flatta le
maître , dit-on ; oui , mais comme Cicéron flatta César , comme
les bons flattent les méchans; non par aucun calcul personnel ,
par aucun motif d'intérêt particulier , mais uniquement pour
les rendre bons , s'il est possible , et pour les ramener au goût
dubeau ,dujuste et de l'honnéte par le sentiment de la gloire
lorsqu'il parle à leurs coeurs. Heureux l'orateur , s'il peut les
rendre sensibles au langage de cette passiondes grandes âmes !
Ledéfenseur de Ligarius et de Marcellus ( 11) trouva des armes
pour triompher de celui qui , jeune , versait des larmes devant
la statue du héros de Macédoine , mais toute l'éloquence de
Platon échoua contre les inclinations perverses du tyran de
Syracuse..... Une autre leçon l'attendait à Corinthe !
En fixant ces idées fugitives sur le papier et en les consignant
dans ce journal , jc les offre à mes lecteurs , non comme
bonnes , mais comme miennes , pour me servir des expressions
du philosophe Montaigne. On peut , sans doute , proposer
(9) AFoxception des écoles de Sorèze , de Vendôme,dePont-Levoy, etc.
(10) Vir bonus dicendi peritus. CICERO , de oratore.
(11) CICERO; pro Ligario , pro Marcello.
L
OCTOBRE 1814. 177
d'utiles améliorations , des amendemens nécessaires au système
actuel d'instruction publique en France ,
Onle peut, je l'essaye : un plus savant le fasse.
Plusieurs mémoires publiés sur cette matière , et qui sont les
résultats de l'observation et des méditations de gens de lettres
et de savans recommandables , ont déjà pu atteindre ce but..
L'auteur de cet article a principalement en vue de défendre
contre d'injustes agresseurs et des détracteurs passionnés , un
corps auquel il s'honore d'appartenir , et s'unit d'esprit et de
doctrine.
Lebaronde CRAZANNES ,
officier de l'Université royale de France ; de plusieurs
académies nationales et étrangères , etc.
SUR LES THEATRES.
AMonsieur le Rédacteur du Mercure de France.
M. le rédacteur , je vous prie de vouloir bien insérer , dans
votre prochainnuméro , la réponse suivante aux observations
deM. de S ....e , et de M. H. , concernant inon ouvrage sur les
théâtres , couronné par l'académie de Bordeaux .
Agréez , je vous prie, le témoignage de ma parfaite considération.
A. DELPLA,
L'académie de Bordeaux remettait pour la troisième fois au
concours la question : « Quels sont les moyensde faire concourir
» les théâtres à la perfection du goût et à l'amélioration des
>> moeurs ? » lorsque j'entrepris de la traiter. Elle se plaignait
de ce que les concurrens ne s'étaient pas pénétrés de l'importancede
la question , de ce qu'ils n'avaient considéré les théâtres
quecomme un amusement indifférent sous tout autre rapport.
Je compris qu'elle voulait une suite à la lettre de Rousseau
sur les spectacles , parce que , dans sa critique , ce philosophe
n'avait indiqué aucun moyen d'amélioration.
J'avais à chercher si l'esprit des théâtres tels qui sont , était
propre à produire des impressions favorables à la morale
et au bon goût , et si cela n'était pas ainsi , je devais indiquer
dans quel esprit ils devaient être conçus pour produire cet effet.
L'académie couronna mon discours .
M. H. a des raisons qu'il ne nous dit pas , pour trouver trèsmauvais
qu'on puisse concevoir un meilleur système dramatique
que celui quenous possédons (journal des Débats du 12 octobre).
12
178 MERCURE DE FRANCE ,
1
Ennemi de toute perfection , il croit que les académies , gardiennes
naturelles de la saine philosophie , et destinées ày
ramener les hommes , que tant d'écrits frivoles et corrupteurs
en éloignent sans cesse , n'ont plus rien à faire depuis qu'il
fait des feuilletons , et Dieu sait quel genre de plaisanteries il
invente pour prouver qu'il a raison , et que tout le reste n'a pas
le sens commun.
Plus circonspect et plus sage , M. de S....e aborde franchement
la question : il penséqu'une réforme de théâtres est presqu'impraticable
, parce qu'ils tiennent à nos moeurs , et que
tout ce qui tient aux moeurs d'une nation ne peut changer
qu'avec ces mêmes moeurs. Cette objection paraît d'abord
spécieuse ; mais , 1º. la réforme proposée ne consiste pas à
tout détruire et à tout renouveler , et de ce qu'on a fait
quelques observations sur nos chefs-d'oeuvre et autres bonnes
pièces d'un ordre inférieur , il ne s'ensuit pas qu'il faille les
proscrire ; 2°. non-seulement nos moeurs ne sont pas celles du
dix - septième siècle , mais nous en avons changé deux fois
depuis , sous la régence , et sous la révolution et l'empire ; nous
sommes sur le point d'en changer encore. Notre comédie du
siècle de Louis XIV tient si peu à nos moeurs actuelles , qu'il
n'y a guère que le Misantrope et quelques autres chefs-d'oeuvres ,
dont le fond s'y puisse accommoder, parce que ces comédies
philosophiques tiennent plus à l'homme de tous les temps et de
tous les pays , qu'aux hommes de telle contrée et de telle
époque. Le fond de l'homme est partout et toujours le même ,
mais ses formes varient à l'infini; elles varient trop rapidement
parmi nous , où presque toujours la forme emporte le fond,
tant il est peu solide , tant il serait nécessaire de le bien asseoir
et de le fixer. Nous demandons à grands cris , depuis un demisiècle
, de bonnes institutions , des lois sages , et nous avons
raison sans doute ; mais les bonnes lois ne vont qu'avec les
bonnes moeurs. Pour parvenir à ce noble but si justement
désiré, il faut que nous soyons moins vicieux , moins frivoles ,
plus raisonnables ; il faut que nous fassions de grandes réformes;
celle de notre système dramatique n'est pas des moins importantes.
Elle se fera peu à peu , si le gouvernement et les bons
citoyens le veulent.
Je ne crois pas non plus, avec M. de S....e, que l'indifférence
du public français , pour les tragédies nationales , ait fait donner
la préférence à celles dont le sujet est pris de l'histoire des
anciens ou des étrangers. Si Corneille , Racine , Voltaire ,
s'étaient appliqués à mettre notre histoire sur la scène , croit- on
que leurs tragédies nationales eussent été moins bien reçues que
OCTOBRE 1814. 179
1 1.
selles qu'ils nous ont données ? Le Cid , Zaïre , Tancrède , la
plupart des tragédies de Racine ne sont-elles pas éminemment
françaises , quoique le sujet en soit étranger ? Non-seulement
nos poëtes ne sont point astreints à la fidélité historique pour
les époques reculées de notre histoire , mais ils pourraient encore
înventer entièrement des sujets de tragédie , en les rattachant
à nos anciennes institutions et à quelque époque de nos temps
héroïques , comme on en a usé pour tant de tragédies que nous
admirons. Cette indifférence pour les tragédies nationales ,
ajoute M. de S ....e , peut tenir à notre peu d'esprit public; mais
la littérature , le théâtre surtout contribuent puissamment à
créer , à entretenir l'esprit public , quand on les dirige vers ce
but ; et si l'on n'a pas encore osé mettre notre histoire sur le
théâtre , il est temps , il est urgent , il est indispensable qu'on
l'ose enfin.
Je me suis attaché surtout à montrer combien le système
comique des anciens , que nos premiers auteurs ont adopté et
suivi aveuglément , sans s'embarrasser s'il était contraire ou
conforme à la morale publique , avait donné une fausse et dangereuse
direction à notre comédie , indiquant en même temps
le genre de comédies existantes et à faire , qui conviendraient
sous tous les rapports. Que m'a-t-on répondu ? que je devais
m'amuser comme tant d'autres de ces choses qui ne tendent
qu'à nous corrompre. Je suis reconnaissant de cette bienveillante
invitation ; mais malheureusement je n'aime à rire que
quand tout le monde rit. Qu'on fasse donc que le petit nombre
d'hommes qu'endoctrinent , et font rire depuis long - temps
Regnard et ses imitateurs , cessent enfin de faire pleurer la
nation , et je rirai de bon coeur avec tout le peuple français .
Après avoir fait tout son possible pour montrer sous un faux
jour l'ouvrage qu'il s'était chargé de faire connaître , M. H. a
pris pour un moment le ton dont il n'aurait pas dû s'écarter ,
pour me faire une observation sur la fatalité , comme principal
ressort dans la tragédie des Grecs. Je suis obligé de lui faire
observer à mon tour que , si la fatalité était à sa place dans la
tragédie des Grecs , parce qu'ils y croyaient , elle est déplacée
dans la nôtre , parce que nous n'y croyons pas ; que , s'il est
vrai que , dans toute croyance religieuse , la seule volonté des
dieux fait la vérité , la justice , la vertu ; il est également vrai
que les actions que commettent ou font commettre les dieux ,
ne sauraient être des crimes aux yeux des hommes ; que ,
d'après ce principe , si Phèdre , par exemple , peut paraître
malheureuse , elle ne saurait du moins nous paraître ni se
:
:
180 MERCURE DE FRANCE ,
croire coupable , puisqu'elle brûle d'un amour incestueux , non
par sa volonté propre , mais par l'irrésistible volonté des dieux.
Phèdre est , enquelque manière , dans tout le cours de son rôle ,
dans le cas où se trouve Amphytrion, au dénoûment de la
comédie de ce nom. Ce pauvre Amphytrion , après avoir fait
un grand vacarme pour découvrir son rival et venger son outrage
, apprenant enfin que ce rival est un dieu , baisse humblement
la tête et se résigne , persuadé qu'un homme ne peut être
déshonoré par un dieu. Phedre devrait , ce semble , aussi se
résigner tranquillementàson sort , et imposer silence àThésée ,
en lui disant : « Vénus le veut , et loin d'être coupable , on fait
son devoir quand on obéit aux dieux » . Que M. H. ajuste comme
il pourra çette observation à la sienne , et qu'il convienne que
nos grands tragiques auraient mieux fait de mettre notre histoire
sur le théâtre , que d'y transporter la fatalité.
M. H. nous affirme qu'il est faux que la punitiondu crime le
fasse haïr davantage. Si M. H. s'était donné la peine de lire
attentivement l'ouvrage dont il devait rendre compte , il ne se
serait pas cru obligé de défendre une chose qu'on ne lui a pas
contestée; il y aurait vu seulement qu'il ne faut pas peindre les
scélérats de manièreà leur créer des admirateurs etdesimitateurs,
Dans la comédie, ajoute-t-il , le vice est toujours livré à la haine,
au mépris . M. H. doit savoir , au contraire , que , dans la plupart
de nos comédies , il n'est livré qu'au ridicule , que trop
souvent même il n'y est qu'aimable , séduisant , et que parfois
la vertu y est tournée en dérision. Il me défie de lui citer une
seule pièce estimée, dont la moralité soit qu'ily ade l'avantage à
êtrevicieux. Estimée , voilà déjà une concession; reste àsavoir
quelles sont les pièces estimées et celles qui ne le sont pas ,
d'après M. H. Quant à moi , j'ai donné mon avis au public à
cet égard; j'ai cité , désigné plusieurs comédies dont la moralité
est très-immorale ; je pourrais lui en citer cent autres , mais
il les connaît aussi-bien que moi.
Mes critiques n'ont considéré le théâtre que sous le rapport
littéraire , tandis que mon sujet me portait à le considérer uniquement
sous le rapport de la morale et du goût. Ils se sont
récriés sur ce que j'admets le drame , et je m'y étais attendu ;
mais voulant seuls avoir raison , ils se sont bien gardés de
parler des raisons que j'ai données pour prouver son utilité.
Ils n'ont pas dit à leurs lecteurs que je n'admets point ce genre
tel qu'il est aujourd'hui , mais tel qu'il peut être lorsque de
grands talens l'auront porté au degré de perfection dont il
est susceptible. Peut-on supposer d'ailleurs que M. H. , faiseur
OCTOBRE 1814. 181
dedrames etadmirateur passionnéde ce genre, ait parlé sérieusernent
dans cette occasion ( 1) ?
Rien n'est plus facile que de plaisanter sur toutes choses
mais loin de me persuader que j'ai mal vu , mes critiques n'ont
fait que me convaincre davantage que, si notre système tragique
est le plus parfait de tous , il n'est cependant pas exempt de
graves défauts , sous le rapport de la morale; que , malgré nos
chefs - d'oeuvres comiques que toutes les nations nous envient,
il n'en est pas moins certain que les trois quartsde nos comédies
sont indécentes , immorales ou trop futiles ; que notre
système comique n'est nullement en harmonie avec nos institutions
, nos moeurs actuelles ; et , qu'en un mot , une amélioration
dans notre système dramatique est aussi nécessaire, aussi
désirable que facile.
Je terminerai cette réponse en proposant à ces Messieurs la
question suivante :
<<Est-il indifférentque les principesdes arts et l'usage ou l'abus
» qu'on en fait , soient conformes ou contraires à l'ordre
>> public ?>> C'est par une bonne solution de cette question ,
et non par de vaines plaisanteries qu'on peut me prouver que
j'ai tort ou raison , et , en attendant qu'ils nous la donnent ,
je ne puis que répéter ce que j'ai dit dans une notedu discours
critiqué : <<Comment veut-on qu'il y ait quelque chose de
>> stable chez des peuples ainsi civilisés , lorsque des institutions
>>si corruptrices sont ainsi opposées aux institutions conser-
>> vatrices ? .... » A. DELPLA.
BULLETIN LITTÉRAIRE.
SPECTACLES par ordre.-Lesgrands théâtres ont été successivement
honorés de la présence de sa majesté et de la famille
royale . A l'Opéra , on a donné la Vestale ; au Théatre-Français,
Britannicus et les Héritiers ; à Feydeau , une Heure de
Mariage, les Rendez-Vous Bourgeois et le Nouveau Seigneur
de Village; à l'Odéon , il Matrimonio Secreto et la Petite
Ville. De tous ces spectacles , le plus analogue à la circonstance
était celui des Français; l'heureuse application des vers admira-
(1) Il nous semble que notre correspondant se trompe ici . Nous ne connaissons
aucun drame de M. H. , et nous sommes loin de croire qu'il ait
jamais témoigné de l'admiration pour ce genre.
(Note des Rédacteurs . )
(
182 MERCURE DE FRANCE ,
bles de Burrhus , au quatrième acte , a excité un enthousiasme
universel .
Quel plaisir de penser et de dire en vous-même :
Partout , en ce moment , on me bénit , on m'aime.
On ne voit point le peuple à mon nom s'alarmer ;
Le ciel dans tous leurs pleurs ne m'entend point nommer ;
Leur sombre inimitié ne fuit point mon visage ;
Je vois voler partout les coeurs à mon passage.
Cette tirade , qui présente à la fois une peinture si vraie de
Louis-le-Désiré , et la critique indirecte de la farouche tyrannie
de Buonaparte , a été répétée par Saint-Prix , d'après la demande
du public. Cet acteur a mis beaucoup de sensibilité dans
son accent , et il a été l'interprète des sentimens qui animent
tous les bons Français .
Téatre-Français.-Reprise d'Ésope à la Cour. Les comédies
épisodiques , appelées aussi pièces à tiroir, demandent peu
d'art. L'auteur y introduit un personnage qui reste presque
toujours sur le théâtre , et auquel s'adressent ceux qui veulent
lui parler. Il n'y a aucune liaison entre les scènes , et ce genre
est très-défectueux parlui-même : Boursault lui doit cependant
toute sa réputation , fondée sur Ésope à la Cour, Ésope à la
Villeet le Mercure Galant. Molière l'avait devancé dans cette
carrière par la comédie des Facheux. Le dénouement d'Ésope
à la Cour est intéressant , mérite rare dans une comédie épisodique;
mais on le trouve dans la fable de La Fontaine , intitulée
leRoi et leBerger. Ésope , devenu le ministre de Crésus , roi
de Lydie , est en grande faveur auprès du monarque , ce qui le
rend odieux aux courtisans , surtout à Thrasybule et à Tirrène ,
qui l'accusent de cacher dans un coffre , qu'il visite secrètement
tous les jours , plusieurs millions , fruit de ses vexations . Crésus
ordonne qu'on apporte le coffre dans lequel Esope avoue
qu'il renferme tout ce qu'il a de plus précieux. On l'ouvre en
présence du roi; qu'y trouve-t-on ? l'habit d'esclave d'Esope,
qui s'écrie :
Habit vil , mais qu'on porte avec tranquillité,
Qu'inventa lapudeur , et non la vanité.
Ses accusateurs confondus sont abandonnés à son ressentiment
, ce qui amène une situation théâtrale. Après avoir joui
quelque temps de leur embarras , il leur pardonne.
Il y a encore une autre situation très - intéressante dans
Ésope à la Cour, celle où Rodope , rappelée à son devoir par
OCTOBRE 1814 . 183
1
une fable du philosophe , se jette aux pieds de sa mère , qu'elle
avait méconnue. La fiction de l'auteur s'est (dit-on ) réalisée un
jour au sortir de la représentation de la pièce , et ce n'est pas le
seul exemple qu'on pourrait citer de l'influence salutaire du
théâtre sur les moeurs. Aujourd'hui la scène , loin d'avoir produit
de l'effet , a fait rire quelques jeunes gens du parterre ,
accoutumés à lire dans des feuilletons que la vertu et les beaux
sentimens étaient ridicules au théâtre , à l'exception des tragédies
, où l'on veut bien encore leur accorder une place. En général
, Ésope à la Cour est une pièce très-morale et très-philosophique
; il y a aussi de la gaieté et des détails heureux dans
lagrande scène de M. Griffet , où il expose ce que c'est que le
tour du bâton. Le style , quelquefois négligé et diffus , a le mérite
dunaturel etde la facilité; plusieurs vers sont dignes d'être
retenus , et l'on a applaudi avec enthousiasme l'heureuse application
de ceux-ci :
Pour aller à la gloire , il suffit d'être juste ,
Et père de son peuple est untitre plus grand
Que ne le fut jamais celui de conquérant .
Néanmoins , l'ensemble de la représentation a été froid , et
le public semblait impatienté d'entendre , à presque toutes les
scènes , Esope citer une fable. Peut-être cette impression défavorable
tenait-elle en partie au débit. On désire principalement
dans cegenre une simplicité familière que Fleury n'a pas . On
ne saurait trop louer le zèle de cet acteur, qui , pour monter
l'ouvrage , a appris le rôle le plus long qu'il y ait au théâtre ,
(il renferme au moins les deux tiers de la pièce) ; mais souvent
ses moyens ne répondent plus à ses intentions . Il était d'ailleurs
fort mal secondé; Armand n'a point la tenue ni la dignité nécessaires
pour représenter convenablement le personnage du
rei. Quant à la tradition reçue de jouer la pièce en habits français
, elle est si ridicule , qu'on ne peut concevoir l'attachement
que lui conservent les comédiens. Ils représentent Amphytrion
avec le costume antique ; que n'en font-ils autant pour Ésope
àla Cour et pour Démocrite ? Si quelques vers , quelques scènes
même de l'ouvrage , sont plutôt dans les moeurs françaises
que dans celles de la Grèce et de la Lydie , il vaudrait mieux les
supprimer que de maintenir un usage destructif de toute illusion
, de toute vérité , et que les gens de goût s'accordent tous à
condamner .
Théatre Feydeau. -Première représentation de la Noce
écossaise , opéra-comique en un acte , paroles de M... , musique
de M. Dugazon.
184 MERCURE DE FRANCE ,
leur
Encore une nouveauté tombée ! Il faut avouer que les sociétaires
du théâtre Feydeau ne sont pas heureux dans le choixde
leurs pièces. Ils feraient bien mieux de varier davantage
répertoire , de remettre à l'étude , et de monter avec soin d'anciens
ouvrages consacrés par l'opinion publique , quede donner
tant de bluettes insignifiantes . Depuis long-temps les amateurs
de la bonne musique attendent la reprise de l'Amitié à l'Épreuve
et des Mariages Samnites , et leur espoir n'a point encore
été rempli. L'Amitié à l'Epreuve avait été ( dit-on ) défendue
par la police , parce que la scène se passe en Angleterre;
je crains que ce ne soit une mauvaise excuse. Tom Jones à
Londres se jouait aux Français à l'époque de cette prétendue
défense ; il est donc probable qu'elle n'a point existé , et le long
intervalle écoulé depuis que l'obstacle n'existe plus , confirme
cette présomption. Si du moins on nous donnait quelques ouvrages
nouveaux qui , sans avoir le mérite de Joconde , fussent
propres à attirer le public! Mais, depuis ce charmant opéracomique
, aucune nouveauté de Feydeau n'a réussi , si ce n'est
la petite pièce des Héritiers Michau et Jeannot et Colin , que
la comparaison avec Joconde et des éloges indiscrets avaient
d'abord fait juger trop sévèrement , mais qui procure actuellement
au théâtre d'assez abondantes recettes . La Noce écossaise
ne vaut guère mieux que le Premier en Date; essayons
d'en donner une idée.
Williams , fermier écossais , veut marier sa fille Betsy avec
un jeune villageois nommé John , dont la simplicité contraste
trop peut-être avec l'espiéglerie de sa prétendue. Le mariage
va se célébrer à l'église , lorsque le jeune lord Alfred , que
Williams a élevé , arrive avec miss Clara , pupille du lord Clarendon
, qu'il a enlevée. Le tuteur, voulant forcer miss Clara à
épouser son neveu , le lord Wilmare , capitaine de vaisseau , les
deux amans ont fui ensemble , et on les poursuit. L'annonce de
la prochaine arrivée du lord Clarendon et de son neveu jette
lord Alfred et miss Clara dans un grand embarras ; mais ,
comme lord Wilmare n'a jamais vu sa prétendue , Betsy propose
à celle-ci de prendre ses habits de mariée, et d'aller à sa
place à l'église , où elle épousera lord Alfred , habillé aussi
comme John. Tout cela s'exécute , et , pendant la cérémonie
du mariage , Betsy et John , restés seuls à la maison , prennent,
pour s'amuser, le costumede ceux qui les représentent à l'église,
et se font l'amour à la manière des grands seigneurs; mais ils
sont guettés par un domestique du lord Wilmare , qui , trompé
par leurs habits et leurs discours , les prend pour les deux fugitifs
, et court avertir son maître , qui vient pour les surprenOCTOBRE
1814 . 185
:
dre. Betsy fuit , John reste , et soutient son rôle jusqu'au moment
où lord Wilmare lui propose de boxer. Betsy, toujours
en demoiselle , accourt pour les séparer, et , continuant àjouer
le rôle de miss Clara , elle paraît à lord Wilmare si peu digne
de són amour, qu'il renonce volontiers à sa main , et la cède a
son rival; il annonce cette résolution à lord Clarendon , qui
vient d'arriver , et qui , sur son refus , veut , malgré ses soixante
ans et sa goutte , épouser lui-même sa pupille. Dans ce moment,
toute la noce revient de l'église : Clara et Alfred sont
mariés , le notaire tient le contrat , que lord Wilmare fait signer
à lord Clarendon , qui demande , selon la coutume, à embrasser
la mariée. Clara s'avance , le tuteur la reconnaît : il
veut d'abord se fächer, mais le mariage est fait , il vient de signer
lui-même le contrat. Il cède donc , et la pièce finit comme
la plupart des comédies et des opéras comiques .
L'enlèvement de miss Clara me paraît choquer les convenances
adoptées sur nos théâtres , et l'auteur lui-même l'a si
bien senti , qu'il a donné à la jeune miss une vieille gouvernante
pour compagne ; ce moyen, imaginé pour prévenir l'objection,
est loin de la détruire. On pourrait encore condamner
avec raison l'invraisemblance du noeud de la pièce; mais toutes
ces critiques auraient disparu si l'ouvrage eût amusé. Malheureusement
il a produit l'effet contraire , à l'exception de la
scène ou John et Betsy parodient la classe élevée d'une nation
illustre , dont il vaudrait beaucoup mieux imiter le patriotisme
et l'esprit public , que de ridiculiser les manières. Il paraît que
l'auteur comptait sur l'effet de cette scène , puisque le titre primitifde
son ouvrage était (dit-on) la Noce Béarnaise : je crois
cependant qu'il s'est trompé , et que le souvenir du bon roi, les
allusions qui pouvaient en résulter, présentaient un cadre
beaucoup plus heureux. Le poëme a généralement ennuyé;
mais les applaudisseurs d'office ont bien rempli leur devoir.
D'après leur demande , on est venu annoncer que la musique
était de M. Dugazon; l'auteur des paroles , prudemment , n'a
pas voulu se faire connaître.Ainsi que le Premier en date, la
Noce écossaise ressemble plus à un vaudeville qu'à un opéra :
elle n'offre presque rien au développement du génie musical.
M. Dugazon saura à l'avenir que ce qui convient aux théâtres
des Variétés etdu Vaudeville est déplacé à Feydeau ; puissent
nos chansonniers , s'ils travaillent encore pour ce spectacle , se
pénétrer aussi de cette vérité ! On a beaucoup applaudi ces
deux vers :
Plus on a de science ,
Moins on a de vertus .
12*
186 MERCURE DE FRANCE,
Cette maxime , empruntée à Rousseau, est un des paradoxes
les plus insoutenables de cet écrivain célèbre : pourquoi la répéter?
Si quelque cause eût pu faire réussir l'ouvrage , ç'aurait
été lejeu si vrai et si piquant de madame Gavaudan , qui a été
dans la Noce écossaise cequ'elle est toujours. Mais la seconde
et la troisième représentations n'ayant attiré personne , je ne
crois pas qu'on soit tenté d'en donner une quatrième.
Sylvain , la Mélomanie , le Tableau parlant, spectacle
délicieux pour les amateurs de bonne musique ! Trois chefsd'oeuvres
dans un genre tout-à-fait différent ; une trentaine
demorceaux , parmi lesquels il n'en est presque aucun de faible
, et une très-bonne exécution. Aussi , les vifs applaudissemens
donnés aux acteurs étaient-ils de bon aloi ; faciles à distinguer
de ceux que prodiguent sans discernement les claqueurs
du parterre , ils étaient la véritable récompense du talent. MadameDuret
achanté le rôle d'Hélène avec l'expression et le
goût qu'elle y met toujours ; Chenard a été pathétique dans
Sylvain , et très-gai dans le mélomane ; sa belle voix , qui a encore
conservé tout son éclat , s'y déploie avec beaucoup d'avantage.
Le chant de mademoiselle Regnault , dans le Tableau
Parlant et la Mélomanie , lui a mérité le suffrage des connaisseurs,
qui le lui ont prouvé par des témoiguages multipliés de
leur satisfaction; Ponchard en a anssi obtenu avec justice . Moreau
s'est fort bien tiré du rôle de Crispin. Quant au Tableau
Parlant , c'est peut-être , de tous les ouvrages du théâtre Feydeau
, celui qui est calculé avec le plus d'ensemble ; tous les artistes
qui y paraissent méritent des éloges. Le seul regret qu'ait
laissé cette charmante soirée , c'est de n'y point voir madame
Boulanger dans la soubrette de la Mélomanie ; pourquoi ne
joue-t-elle pas un joli rôle qui lui conviendrait si bien? Ce
chef-d'oeuvre de M. Champein prouve que , même en France ,
une excellente musique peut faire réussir une pièce ; le poëme
ne vaut guère mieux que les opéras buffas d'Italie. Il y a trèspeude
dialogue parlé, et c'est bien d'après un tel système qu'un
opéra doit être composé. N'y insérer qu'un très-petit nombre
d'airs , ou des couplets , c'est sortir du genre , c'est empiéter
sur le domaine de la comédie et du vaudeville.
Thedire de l'Odéon . -Premières représentations de Pas
plus de six Plats , comédie en trois actes et en prose , imitée
de l'allemand , et de Henri IVà Meulan , comédie en un acte
et en prose , de M. Merville.
Cesdeux nouveautés , données au bénéfice de Perroud , dont
lepublic apprécie le talent, avaient attiré un nombreux audi
OCTOBRE 1814 . 187
toire. Cet empressement n'était pas seulement dû au juste intérêt
qu'inspire l'acteur ; la curiosité de voir un ouvrage qui
avait fourni à M. Étienne le sujet et même plusieurs détailsde
l'Intrigante, n'était pas un stimulant sans activité pour ceux
qui s'attendaient à trouver, dans la pièce nouvelle , le pendant
de Conaxa. Mais autant les Deux Gendres l'emportent sur
Intrigante , autant Conaxa est- il supérieur àPas plus de six
Plats. Il serait inutile de s'étendre sur un ouvrage mort en
naissant , et qui a mérité sa chute.
Henri IV à Meulan a été plus heureux. On connaît ledé
vouement de la veuve Leclerc, qui , la veille de la bataille
d'lvry, donna à Henri IV cent mille francs pour calmer le
mécontentement de son armée , dont la solde était fort en retard.
Ce trait historique , exposé déjà avec succès dans une jo-
Jie pièce du théâtre des Variétés , a fourni le sujet de cellede
l'Odéon. L'auteur y a joint, comme de raison , un épisode
d'amour. Classac,Gascon d'origine , et riche bourgeois de Meulan,
est amoureux de Gabrielle , fille du baron de la Cécinière ,
gentilhomme ruiné , qui dédaigne l'alliance d'un roturier. Une
autre raison motive son refus; il est ligueur très-obstiné , et
Classac esť zélé royaliste. Henri , sous le costume d'un simple
officier , vient , accompagné de Crillon , chez madame Leclerc,
chercher la somme qui doit empêcher la désertion d'une partie
fede son armée. L'argent est prêt;mais commemadame Leclerc
* est invitée à souper chez son voisin Classac avec le baron de la
Cécinière et la jeune Gabrielle, elle n'a rien de prêt pour ses
voyageurs pressés par la faim ,et engage Classac à céder le
repas dont il vient manger sapart. De tous les convives lui seul
areconnu le roi , mais il n'en fait rien paraître. Ce n'est qu'au
ad dessert qu'il laisse éclater sa joie, en nommant le bon Henri ,
aux genoux duquel il se précipite , en le suppliant de lui accorder
des lettres de noblesse , puisque cette illustration peut
seule lui permettre de prétendre àla main de sa chère Gabrielle.
Le baron converti jure au roi une fidélité à toute
pe épreuve , et la pièce se termine par l'heureuse nouvelle de
la soumission de Paris à son prince légitime.
10
Les applaudissemens donnés à cette pièce sont dus princiin
palement au sujet. A l'exception de quelques allusions heureuses
, qui ont été saisies avec enthousiasme , elle n'offre rien
de bien saillant. En la comparant avec Henri IV et d'Aubigné
, Henri IV et le Laboureur , toujours vus avec plaisir
à l'Odéon , il est facile de prévoir que son succès ne sera pas
àbeaucoup près aussi durable.
188 MERCURE DE FRANCE ,
Reprise de la Griselda , opéra en deux actes , musique
de M. Paër; début de madame Mainvielle-Fodor.
Je me felicite d'être du nombre de ceux qui ont conseillé à
madame Mainvielle-Fodor de débuter à l'Opéra-Buffa ; son
amour-propre et la caisse de l'administration ont également
gagné à ce parti . Elle avait déjà paru avec beaucoup de suecès
au Théâtre Feydeau ; mais , il faut l'avouer , elle n'y était
point nécessaire , et réduite après ses débuts à ne jouer qu'au
refus de ses concurrentes , qui rarement sans doute le lui auraient
permis , sa position y eût été fort désagréable. Elle sera
au contraire très-utile à l'opéra italien , où elle remplira les
rôles de madame Barilli , tandis que madame Morandi remplace
madame Festa : on lui devra sans doute la remise de
plusieurs compositions charmantes , qu'on n'entend plus depuis
long-temps. Le premier air de madame Mainvielle dans la
Griselda , chargé de roulades difficiles et sans agrément , ne
lui est pas favorable ; mais bientôt on l'a vue recouvrer tous
ses avantages , surtout au deuxième acte , et dans le grand air
pathétique avec accompagnement de violon oblige; ce morceau
lui aobtenu les suffrages de tous les vrais connaisseurs ,
et elle y a été applaudie avec enthousiasme. On doit encore
des éloges à son jeu, où elle a mis de ladécence et de l'expression;
il avait perdu la gêne et l'embarras qu'on y remarquait
à Feydeau. Aussi a-t-elle ramené à l'Odéon un public
qui semblait en avoir oublié le chemin: à chaque représentation
où elle a paru , la salle a été pleine.
Il faut cependant en convenir , aux yeux de quelques ultramontains
, et même de quelques Parisiens enthousiastes exclusifs
, qui , répétant les sarcasmes de J.-J. Rousseau sur un genre
de musique qui depuis long-temps n'existe plus , semblent ne
venir à l'opéra italien que pour décrier nos autres spectacles
lyriques , madame Mainvielle a un défaut qui ne saurait obtenir
grâce , c'est celui d'être née en France. A les entendre ,
aucune cantatrice française , aucun opéra français ne sauraient
être bons. Ils ignorent donc que les plus fameux compositeurs
d'Italie , les Piccini , les Sacchini , les Paësiello, sont venus composer
àParis des opéras dans notre langue , et se sontmontrés
jaloux d'obtenir nos suffrages.Gardons en tout un juste milieu.
L'exécution du chant est en général fort supérieur chez les
Italiens , et l'orchestre de l'Opéra-Buffa n'a point d'égal à
Paris; mais si le chant des opéras italiens a quelquefois plus
de suavité que celui des nôtres, il lui est aussi bien inférieur
pour la vérité de l'expression , surtout dans la tragédie , chargée
en Italie de roulades et d'ornemens déplacés. Quelle pro
OCTOBRE 1814. 189
digieuse distance du Pirro de Paësiello à notre Didon et à
notre OEdipe!
Les éloges donnés à madame Mainvielle ne sauraient affaiblir
le méritede madame Morandi , dont le jeu est rempli
de grâce , d'esprit et de finesse. Profitant des avis qui lui ont
été donnés , elle n'a plus les défauts qu'on lui reprochait justement
à ses débuts , et sait se renfermer dans lajuste mesure
que prescrivent les convenances de notre scène. Le timbre
de savoix est peu flatteur , mais elle en tire avec goût tout
le parti possible. Les rôles sérieux seront l'apanage de madame
Mainvielle; les rôles gais , celui de madame Morandi , qui ,
très-agréable dans les Nozze di Figaro , dans Il Fanatico in
Berlina , dans la Molinara , concourt au succès de ce dernier
opéra , où le chant de Porto est si ravissant ; et quelle musique,
surtout au deuxième acte ! Les duos de la meunière et du
notaire travesti en meunier , sont d'un charme impossible à
décrire ; il faut les entendre. Les accompagnemens n'en sont
point chargés ; c'est à la mélodie seule qu'est dû tant d'effet.
La musique de la Griselda n'a pas été composée d'après ces
principes ; beaucoup de roulades et de difficultés , un luxe
recherché et quelquefois peu analogue à la situation dans la
partie instrumentale , s'y font remarquer ; mais si l'on improuve
quelquefois le goût du compositeur , il faut aussi rendre,
justice à son talent , à la mélodie de plusieurs morceaux , au
joli air du père de la Griselda dans le premier acte , aux
deux duos du second , souvent redemandés , aux airs du marquis
et de la Griselda qui les suivent. En général , presque tout
ce second acte est charmant; le premier ne le vaut pas.
On a souvent parlé de la translation de l'Opéra-Buffa an
Théâtre Favart ou à celui de Louvois ; je ne la crois point
› encore décidée. Serait-il juste d'òter aux habitans du faubourg
Saint-Germain le seul spectacle lyrique qui soit dans leur
quartier ? Ce n'est pas d'ailleurs au local qu'il faut attribuer
l'abandon qu'il a éprouvé momentanément. L'expérience a
prouvé ( et madame Mainvielle vient encore de le confirmer )
que l'éloignement des distances n'empêchait point les amateurs
d'aller à l'Odéon , lorsque le spectacle pouvait les attirer. Que
l'opéra italien redevienne ce qu'il était il y a deux ans , on s'y
rendra avec le même empressement , et la salle peut contenir
un bien plus grand nombre de spectateurs , circonstance qui
doit influer beaucoup sur ladétermination. MARTINE.
190 MERCURE DE FRANCE ,
NOTICES BIBLIOGRAPHIQUES ; ANNONCES ; AVIS , etc.
Réflexions politiques sur quelques écrits dujour et sur les intérêts de
tous les Français , par M. de Châteaubriand. Seconde édition. Prix , 3 fr . ,
et3 fr. 50 c. franc de port. AParis , chez Lenormant , imprimeur-libraire ,
ruede Seine , nº 8.
Almanach des Dames pour l'année 1815. Volume de format in-16,
très-soigneusementimprimé sur papier vélin, orné d'un frontispice avignettes,
dehuit jolies gravures de M. Forssel , et d'une romance en musique gravée.
Cet Almanach , qu'on voudra bien ne pas confondre avec les imitations
qui en ont été faites sous le titre de Petit Almanach des Dames ;-
Almanach dédié aux Dames , etc. paraît depuis quatorze ans avec un égal
succès.
•Particulièrement consacré aux dames , il doit l'accueil flatteur qu'il n'a
cesséd'obtenir, en partie an choix scrupuleux de morceaux de poésie on
deprose qui ysont admis , et en partie aussi à l'exécution typographique et
à celle des gravures : les efforts soutenus de l'éditeur , pour rendre cerecueil,
de plus en plus digne de suffrage , se reconnaîtront encore dans le nouvean
volumeque nous annoncons .
Prix de l'Almanach des Dames dans les différentes reliures : broché
5fr.; relié en papier , avec étui doré sur tranche , 7 fr.; relié eu veau doré,
7fr.; enmaroquin très-élégant , 9 fr.; en maroquin avec étui papier maroquin,
9 fr . 75 c.; en maroquin doublé en tabis , 10 fr.; en papier glacé ,
papier idem , 10 fr.; en papier fondd'or et d'argent , ra fr.; en satin fond
d'or etd'argent , 12 fr.; en satin brodé d'or , étui papier glacé , 12 fr.; en
soiedoublede tabis , étui de maroquinou soie avec une peinture sur la converturedu
volume , 24 fr.; en moire , étui en moire , couleurs diverses ,
arabesques , dorure élégante, 18 fr.; en moire, avec étui en maroquin, 1188 fr.;
envelours très-élégant, avec étui en moire, 20 fr.; en moire, avec peinture
sur lacouverture duvolume, étui moire , 24 fr..;; en moire, étui moire,
avecpaysages peints sur l'étui de la couverture , 30 fr.
AParis , chez Treuttel et Würtz , libraires , rue de Bourbon , nº. 17 ,
faubourg Saint-Germain.
Fables nouvelles , en vers , divisées en neuf livres . Troisième édition ,"
revue, corrigée et augmentée. Dédiées à S. A. R. Madame , duchesse d'An->
goulême. Par madame A. Jolliveau , de l'Athénée des Arts , de la Société
d'émulation et d'agriculture du département de l'Ain , etc. Un vol. in-18.
Prix, a fr. , et a fr. 50c. franc de port. AParis , chez Janet et Cotelle,
libraire, rue Neuve-des-Petits-Champs , nº. 17.
Mémoires sur la guerre des Français en Espagne , suivis de pièces justificatives
et de lettres tirées de la correspondance de quelques-uns des peincipaux
personnages qui ont joné un rôle important dans cette guerre; par
M. de Rocca, officier de hussards et chevalier de l'ordre de la Légion-d'Honneur.
Un vol. in-8°. Prix , 5 fr. , et 6 fr . 25 c. franc de port. A Paris ,
chez Gide fils , libraire , rue Saint-Marc , n°. 20; et chez H. Nicolle , rue
de Seine , nº. 12.
Essai sur l'esprit de l'éducation du genre humain. Ouvrage dédié à la
patrie. Par Joseph Alphonse. Prix , 7 fr. , et 7 fr. 75 c. franc de port. A
París , chez l'Auteur , rue Sainte-Hyacinthe , hotel d'Anvers , no. 33; chez
Trenttelet Würtz , libraires , rue de Bourbon , nº. 17 ; et à Strasbourg,
même maison de commerce.
Galeriede Rubens , décrite en vers latins , par M. Charbonnet , ancien
recteur de l'Université de Paris . Brochure in-8°. Prix , pap. fin ,1 fr. 25c..
et 1 fr. 50 c. franc de port; pap, vélin, a fr. 50 c. , et a fr. 75 c. franc de
port. A Paris, chez H. Nicolle, rue de Seine , nº. 12.
OCTOBRE 1814. 191
:
A
Lettre à S. E. Mgr. le prince de Talleyrand Périgord , ministre et
secrétaire d'état de S. M. T. C. an département des affaires étrangères , et
sonplenipotentiaire au congrès de Vienne ; au sujetde la traite des nègres ;
parM. Wilberforce , écuyer ,membre du parlement britannique. Traduite
del'anglais. Brochure de 98 pages in-8°, imprimée àLondres en octobre
1814 , et réimprimée à Paris chez Crapelet. Prix , 1 fr. 25 c. Se vend chez
les marchands de nouveautés.
Mercure de France , depuis l'an 8 ( 1800 ) jusques etycompris l'année
1814. Soixante-unvolumeess iinn-88º°,,brochés; collectiontrès-rare.
Autres collections depuis le 1er, octobre 1807 ( époque où la Décade
étéréunie au Mercure ) jusques et y compris l'année 1814. Trente-deux
volumes in -8° , brochés.
S'adresser à M. Hubert , rue de Grenelle-Saint-Honoré , nº 40 , on au
bureaudu Mercure , rue Hautefeuille ,nº. ما . 23
Onpeut se procurer aux mêmes adresses la Décade , ou Revue philosophique
, en cinquante quatre volumes ( 1er. floréal an a au 30 septembre
1807 ): on se charge aussi de compléter les collections de ces deux jour-
L'art de soigner les pieds. Nouvelle édition , revue , corrigée , augmentée.
Prix , 50 c. , ct 75 c. franc de port. AParis, chez mesdames Guislin ,
mère et fille , pédicures , rue Saint-Honoré , n° . 199. -La pommade pour
les cors se vend 5 fr . avec l'édition , ainsi que l'eau divine pour la toilette
des pieds, 5fr . 1
La Guirlande de Flore , par M. Charles Malo .
Le prix broché de cet ouvrage , imprimé sur papier vélin superfin ,
orné de seize planches dessinées par le célèbre Tessera , et supérieurement
coloriees , estde 6 fr . broché.
Il en existe des reliures de plus grand prix.
LaGuirlande se vend chez Janet père , rue Saint-Jacques , nº. 59.
1
Le 15 octobre courant , monseigneur le chancelier de France a bien
voulu confirmer par son approbation la publication de l'ouvrage périodique
intitulé :Annales du Notariat , dont MM. Dageville , notaire honoraire de
Marseille , et Fouquet , avocat à la cour royale de Paris , sont aujourd'hui
les éditeurs. Ce recueil , qui compte près de douze années d'existence
est spécialement destiné à donner aux notaires la connaissance de tout ce
qui peut les intéresser en législation et en jurisprudence. Jusqu'ici son utilité
aété constamment reconnue.
,
Il paraît par cahier de six feuilles in-8º chaque mois , l'abonnement est
deaa fr. par année, les deux parties , ou 15 fr. pour celle du notariat seu,
lement. Les bureaux sont à Paris , rue Beaubourg , nº. 51 .
Buste du Roi , exécuté de grandeur naturelle par M. Bosio ,
d'après les ordres de Sa Majesté.
Parmi les productions des arts qui composent le salon d'exposition de
cette année, on distingue le buste du roi , par M. Bosio , l'un de nos plus
habiles statuaires. Il réunit au mérite d'une exécution très-soignée la plus
parfaite ressemblance , c'est-à-dire , cette expression de noblesse et de bonté
qui caractérise la physionomie du roi. Enun mot, cet ouvrage, que l'artiste
aexécuté sous les yeux mêmes de Sa Majesté , est généralement regardé
comme un chef-d'oeuvre de l'art.
MM. Henraux aîné et compagnie ( 1 ) , qui ont acquis la propriété de ce
-
(1) MM. Henraux aîné et compagnie, propriétaires du dépôt de sculptures
modernes , établi rue des Francs-Bourgeois , nº. 14 , au Marais. On
(
192 MERCURE DE FRANCE , OCTOBRE 1814.
beanbuste, le seul qui soit avoué par le roi , croient devoir prévenir , afin
que l'on soit en garde contre les contrefaçons , toujours defectueuses ,
que tous lesbustes , soit en marbre , soit en plâtre , qu'ils livreront , porteront
leur cachet et le nom de M. Bosio , sur une plaque d'argent placée sur
lepiédouche du buste (2) .
MM. Henraux sont également propriétaires d'autres bustes très-intéressans
, qui font aussi partie de l'exposition publique de cette année ; ce sont
ceux de Henri IV et du pape Pie VII. Ces deux morceaux , que l'on doit
au ciseau de M. Milhomme , l'un des anciens élèves les plus distingués de
P'Académie francaise des beaux-arts à Rome , sont exécutés avec beaucoup
desoin et de perfection. Ils offrent avec toute l'exactitude désirable l'animage
dubonet magnanime Henri IV , etdu vénérable chef de
guste in
l'église.
Le prix de chaque buste en beau marbre statuaire est de 1,800 francs
pour celui du roi; de 3,000 francs pour celui de Henri IV (3) , et de
1,500 francs pour celui du pape , y compris les frais d'encaissement. La
livraison en sera faite dans le délai de six mois, à partir de la date de la
souscription.
Le prix de chacun de ces bustes enplâtre est de 100 fr. pour celuidu
roi ,de 150 fr. pour celui de Henri IV , et de 80fr. pour celui du pape , y
compris également les frais d'encaissement. L'expédition en sera faite aussitôt
la demande parvenue.
Tous les bustes , en marbre ou en plâtre , de Henri IV et du pape , porseront,
comme celui du roi , le cachet de MM. Henraux aîné et compagnie,
sur une plaque d'argent...
MM. Henraux se chargent de fournir àdes prix modérés des piédestaux
de formes rondes ou carrées en marbre bleu- turquin, blanc veine , portor ,
vert-de-mer , etc.
Les demandes et envois doivent être faits directement à MM. Henraux
aînéet compagnie , propriétaires du dépôt de sculptures modernes , rue des
Francs -Bourgeois , nº. 14 , au Marais , à Paris.
trouve dans cet établissement , entièrement consacré aux arts , une collection
considérable de statues , bustes , vases, etc ..... en marbre statuaire et autres,
exécutés d'après les plus beaux et les plus intéressans modèles dont nous
sommes redevables à l'antiquité , et notamment d'après les morceaux sublimes
de sculpture du Musee royal à Paris . ":
On trouve aussi dans l'établissement de MM. Henraux , un nombreux
assortiment de sarcophages , tombeaux , pierres tumulaires , et autres monunens
funéraires en marbre , de toutes les formes et dimensions , ornésde
symboles allégoriques propres à toutes les classes de la société , et disposés
pour recevoir des inscriptions : le tout aux prix les plus moderes . MM. Henraux
s'empressent d'adresser aux personnes qui désirent acquérir de ces
monumens , un cahier sur lequel ils sont figures de manière à ce que l'on
puisse juger exactement de l'effet qu'ils produisent lorsqu'ils sont en place.
(2) Indépendamment de cette précaution , la liste de MM. les souscripteurs
au buste du roi , sera publiée à diverses reprises ,et les personnes qui
possèderaient un buste qui ne porterait pas le cachet de MM. Henraux alué
et compagnie , seront priés de le leur envoyer à Paris , et de daigner leur
faire connaître le nom du vendeur en contravention. Ces personnes recevront
aussitôt en échange , et sans aucuns frais , le véritable buste de Sa
Majesté , par M. Bosio , portant le cachet de MM. Henraux aîné et compagnie.
(3) Les ornemens et le caractère héroïque de ce buste exigent que le prix
en soit porté à3,000 francs .
MERCURE
DE FRANCE.
N° . DCLXV . - Novembre 1814 .
L
L'intention des éditeurs du Mercure de France est de compléter
, par la publication de deux cahiers plus volumineux
que les précédens , la souscription de 1814
Adater du mois de janvier 1815 , il paraîtra , comme autrefois
, un Nº. du Mercure le samedi de chaque semaine.
POÉSIE.
LES DERNIERS ADIEUX D'UNE MÈRE A SA FILLE,
ÉLÉGIE.
L'ÉTERNITÉ m'appelle , & ma jeune Emilie!
Retenez , chère enfant , vos soupirs et vos pleurs.
Mon corps anéanti ne sent plus ses douleurs ;
Ma voix s'éteint : et je sors de la vie.
:
Qu'allez-vous devenir , tendre et faible roseau ,
Battu par tous les vents et par tous les orages ?
Atravers les écueils , au milieu des naufrages ,
Quelle main guidera ce timide vaisseau ?
Votre père n'est plus !. O tumulte des armes !!
Sadépouille sanglante habite les déserts.
Le temps a sur sa tombe amené douze hivers ,
Etn'a pu modérer la source de mes larmes .
13
194 MERCURE DE FRANCE ,
Tout me le rappelait. Je trouvais , chaque jour ,
Dans vos traits adorés son adorable image :
Vosyeux venaient m'offrir cette âme sans détour,
Ce sourire charmant qui parait son visage .
Je portais sur mon coeur l'anneau de l'amitié ,
Qu'aupieddes saints autels il me donna lui-même.
Ce faible anneau , ma fille , était mon bien suprême :
Gardez-le par devoir , aimez-le par pitié .
D'untrésor si chéri soyez dépositaire ;
Il a vu mon bonheur , il a vu mes tourmens ;
Nos noms y sont écrits Ce gage héréditaire
Vous redira l'amour de vos tristes parens ,
Si tôt ravis à la lumière.
Mais ne gémissez plus. Dans un monde meilleur
Pour eux vont commencer les heures fortunées.
Puisse le Roi des Rois sur vos frêles années
Jeter un regard protecteur!
En lui seul désormais cherchez untendre père ;
Dirigez vers lui seul votre innocent espoir.
Que le soleil levant , que l'étoile du soir
Trouvent monEmilie occupée à lui plaire..
Il est compatissant : il ne permettra pas
Que madouce brebis s'égare en mon absence.
Il fera triompher votre inexpérience
Des piéges tendus sur vos pas .
Combien votre beauté m'eût inspiré d'alarmes !
Puissiez-vous en jouir avec humilité,
Et , modeste , ne voir dans l'éclat de vos charmes
Qu'un rayon émané de la Divinité !
Chérissez le travail , par goût , par prévoyance :
Le travail a nourri le premier des humains .
D'ailleurs , qui peut compter sur la persévérance
De la fortune et des destins!
Les siècles écoulés , et les temps où nous sommes (1)
Ne montreront , ma fille , à vos yeux effrayés ,
(1) Cette élégie , à trois versets près, fut imprimée en 1808 : ( 1
nach des Muses en a fait mention ). Les amis de l'auteur en ava
copies entières.
L'Élégie intitulée Marie Stuart , Reine d'Écosse, prête à mo
NOVEMBRE 1814. 195
Que des hommes cruels dépouillant d'autres hommes ,
Les cabanes en feu , les trônes foudroyés .
Aumilieu de ce choc des discordes amères ,
Heureux , trois fois heureux , le paisible mortel
Qui n'a point vu passer endes mains étrangères
Lechamp et le toit paternel.
Quelques débris épars ont formé l'héritage
Qui commence pour vous , et pour moi va finir.
Je sauvai ces débris , de l'immense naufrage
Oùd'autres ont vu toutpérir.... !
Des jours plus doux viendront. J'emporte l'espéranee
Qu'il peut revivre encor notre antique bonheur ,
Et que le ciel , touché des soupirs de la France ,
Lui rendra ses héros , ses Rois et sa splendeur.
Les pompesd'ici-bas , l'estime , la richesse
N'exciteront point votre orgueil :
Pourvu que votre esprit se rappelle sans cesse ,
Quetout finit par un cercueil.
Oui , ma fille, un cercueil.En ce funèbre asile ,
Aperçu tant de fois , et toujours évité,
La Mort va renfermer cette impuissante argile ,
Qu'idolâtrait ma sensualité.
Dans le champ da trépas je vais prendre la place
Que m'y réservent mes aïeux.
De leurs simples vertus si j'honorai la trace
Par un respect religieux ,
Faites , Dieu tout-puissant ,que nos cendres amies
S'émeuvent de tendresse et de félicité ,
Etjusques au grand jour demeurent réunies ,
A l'abri des fureurs de la perversité...
LAFONT D'AUSSONNE .
r
l'échafaud, insérée dans un précédent nº. , est aussi de M. Lafont d'Aussonne
, auteur de l'Histoire de Madame de Maintenon , fondatrice de Saint-
Cyr ( ouvrage qui embrasse les règnes de Henri IV , de Louis XIII , de
Louis XIV , et la minorité de Louis XV ) ; 2 vol. in-8°. , avec un beau portrait
deMadame de Maintenon , Dame d'atours , par Mignard,
:
ל
196 MERCURE DE FRANCE ,
HOMMAGE
Rendudans la cathédrale d'Amiens , le 6juin 1329 ,
lippe de Valois , roi de France , par Edouard II
d'Angleterre. Pièce envoyée au concours de l'acc
d'Amiens .
LORSQUE l'heureux Valois (1 ) , prince né loin du trone ,
Eut à la mort de Charle (2) obtenu la couronne ,
Édouard , son rival , jura de ressaisir
Un sceptre qu'à lui seul il croit appartenir.
C'est en vain que des lois la sage prévoyance
Repousse l'étranger du trône de la France ;
Le jugement des pairs , cet acte solennel ,
Bien loin d'être sacré , lui paraît criminel.
Rien ne peut l'arrêter ; les moeurs , la foi publique ,
Les usages des Francs et leur coutume antique ,
Il veut tout abolir , et jaloux de régner ,
Dans le sang des Français il viendra se baigner.
Ardent , impétueux , fier , avide de gloire ,
Il court avec transport aux champs de la victoire ;
Mais il sait modérer une bouillante ardeur ,
La prudence est un frein qu'il donne à la valeur.
Il accueille d'un mot , il flatte d'un sourire
Et possède le don de plaire et de séduire (3) .
Il saura s'en servir ; il espère à ce prix
Et corrompre les coeurs et gagner les esprits .
Valois , pour appuyer les droits de sa naissance ,
En appelle à son bras , se fie à sa vaillance ;
Il règne , il lui suffit de l'amour des Français ,
Cet amour fait son titre , il fera ses succès.
Fierdu choix de son peuple il monte sur le trône ,
Etsaura sur sa tête affermir la couronne.
f
(1 ) Philippe de Valois futsurnommé le Fortuné pour être arrivé a
de saint Louis .
(2) Charles-le-Bel , mort en laissant sa femme enceinte , laquelle
cha d'une fille .
(3) « Son langage était éloquent ; dit Barnès , il était doux, aff
>>déployait tous les talens et toutes les grâces pour séduire les grand
>>peuples ».
NOVEMBRE 1814. 197
Édouard doute encor s'il lui jure sa foi ,
Il craint de s'abaisser en le nommant son roi.
Son devoir le prescrit , son orgueil s'en irrite ;
Indécis , incertain , il balance , il hésite.
Mais enfin l'intérêt l'emporte dans son coeur ,
Édouard a dompté sa haine et sa fureur.
Tu triomphes , Valois ! ton sujet va promettre
D'obéir à son prince et de chérir son maître .
O jour ! o doux moment ! Quel pompeux appareil
Semble le disputer à l'éclat du soleil ?
Noble cité d'Amiens ! Quelle brillante fête
Au sein de tes remparts en ce moment s'apprête !
Le temple retentit de sublimes concerts ,
De parfums et de fleurs les autels sont couverts ;
De la foi des chrétiens cette arche incorruptible ,
L'Évangile est ouvert pour un serment terrible ,
L'Évangile ! garant de la fidélité
Et qui ne fut jamais vainement attesté.
Quel immense concours en ce jour d'allégresse !
Où vont tous ces prélats , où court cette noblesse ?
Et ce peuple en tout temps si fidèle à ses rois ,
Vient- il les couronner une seconde fois ?
Quels voeux seront offerts dans cette auguste enceinte ?
En présence de Dieu , de sa majesté sainte ,
Édouard vient enfin devant l'heureux Valois
Courber sa tête altière au joug puissant des lois.
Vous l'entendez , grand Dieu ! ce libre et pur hommage
Doit être de la paix le fortuné présage ;
La paix , cedoux lien de la société ,
Et le bien le plus cher après la liberté.
Désormais à son prince ainsi qu'à Dieu fidèle ,
Edouard cesse enfin une injuste querelle ,
Et Valois aussi grand que son fier ennemi ,
S'il s'abaisse en vassal le relève en ami :
Doux noeuds , qui détruisant les semences de guerre,
Unissent à jamais la France et l'Angleterre .
Magnanimes rivaux , guerriers pleins de valeur,
Rois puissans ! il est fait le serment de l'honneur :
Le ciel en est témoin , et d'un lâche parjure
Qui de vous souillerait sa bouche libre et pure?
Le parjure convient à des coeurs corrompus ,
%
;
T
7
4
I
198 MERCURE DE FRANCE ,
Voués à l'injustice , à l'intérêt vendus ;
D'un faible et vil mortel c'est le triste partage ,
Il répugne à la force , il fait honte au courage.
Vainement de la terre on bannirait la foi ,
Il lui reste un asile , et c'est le coeur d'un roi.
Sur le trône un monarque est contraint d'être juste ,
C'est l'apanageheureux de sa puissance auguste.
Le parjure avec lui traîne le repentir ,
Et quiconque trahit invite à le trahir.
Prince ! dans ce grand jour l'univers vous contemple;
D'une haute vertu vous lui devez l'exemple .
Gardez que l'avenir puisse un jour vous blâmer ,
Ah!s'il estbeande vaincre , il est plus douxd'aimer
Qui règne sur les coeurs remporte la victoire ,
Un héros la souhaite , un sage en fait sa gloire ,
Satisfait chaque jour de s'entendre bénir ,
Dabonheur qu'il répand le sien est de jouir.
Vains souhaits! le parjure est assis sur le trône.
C'est peu pour Édouard d'une seule couronne,
Il prétendusurper le sceptre de Clovis ,
Et veut au leopard assnjétir les lis.
Valois parut tropgrand dans cette auguste fête (4) ;
Son rival s'indigna d'avoir courbé la tête.
Enadmirant la pompe et le faste étalé ,
« Voilà, dit-il , lesbiens dontje suis dépouillé !
>>Je ne connaissais pas tout le prix de ce trône ;
» Ah ! j'ai cédé trop tôt cette belle couronne!
» Je voudrais vainement jurerde la servir ,
>>Tous mes voeux désormais seront de la ravir ».
Excité parRobert (5) , ( un traître , un vil transfage ,
Heureuxchez les Anglais d'obtenir un refuge )
Édouardveut tenter par le sort des combats
D'arracher à Valois ses superbes états.
Les traités sont rompus et du sein des alarmes
Édouard et Philippe ont ressaisi leurs armes.
Princes , où courez-vous et pourquoi ces apprêts?
(4) Il esttrès-vrai que dans cette occasion Édouard fut jaloux de Valois ,
ce qui le fortifiadans le dessein de conquérir la France.
(5) Robert, condamnéparla cour des pairs en1332. :
NOVEMBRE 1814.
199
Songez à vos sermens , songez à vos sujets!
Ils respirent tous deux la discorde et la guerre ,
Et leurs bras sont armés pour ravager la terre.
Ils n'écoutent plus rien qu'une aveugle fureur ,
La force est leur seul droit, leur titre est lavaleur.
Et Dieu qu'ils ont trompé , Dieu vengeur du parjure ,
Dans des ruisseaux de sang lavera leur injure.
TALAIRAT,
L'INSOMNIE DU POÈTE .
Chacun songe en veillant , il n'est riende si doux .
LA FONTAINE
DES heures de la nuit le char silencieux
Roule depuis long- temps dans les orbes des cieux ,
Et vainement Morphée a d'une main propice
De ses fleurs sur mon front secoué le calice .
Je veille , et cependant le calme est dans mon coeur ,
Et l'Amour , mon tyran quand il fut mon vainqueur ,
Va chercher loin de moi des conquêtes nouvelles ,
Des sujets plus heureux, des esprits plus rebelles.
Cherchez , cruel enfant , dans l'ombre de la nuit ,
Le coeur qui vous ignore ou le coeur qui vous fuit.
De la vierge qui dort allez du bout de l'aile
Agiter les cheveux et la gaze infidèle ;
Et caché sur son lit , à l'abri des soupçons ,
Aux pavots de Morphée ajoutez vos poisons .
1
Mais songer à l'amour , exciter son génie ,
N'est- ce pas condamner mes yeux à l'insomnie ?
Hé bien ! sois avec moi , riante illusion ,
Amène sur tes pas la riche fiction.
Viens , sous tes traits changeans , par les grâces parée ,
Marche , toujours trompeuse et toujours adorée ,
Au milieu de ces choeurs , au bruit de cés concerts
Dont tes nombreux enfans enchantent l'univers .
Sur tes ailes d'azur mollement balancée ,
Viens embellir la nuit , rafraîchir ma pensée.
D'unsouris chasse au Join les songes effrayans ;
D'un geste peuple l'air de fantômes errans ;
1
?
200 MERCURE DE FRANCE ,
,
D'un souffle apporte-moi la fraîcheur des bocages ,
Et les parfums naissans sur les plus beaux rivages .
Que dis-je ? Quoi ! déjà les nymphes , les sylvains
Promènent près de moi leurs rapides essaims .
Je vois auprès d'Hébé la jeune Valkyrie
Mêler son hydromel à l'auguste ambroisie ;
Et sur un trépied d'or , la baguette à la main ,
La fée , au sein des nuits , se frayer un chemin
Sous ses pieds délicats faire naître des roses ,
Et tromper mes regards par cent métamorphoses.
Elle aime à protéger les fidèles amours.
Je la vois s'approcher de ces immenses tours.
Un jeune paladin , aimé de la victoire ,
Y regrette à la fois son amante et la gloire.
Il gémit..... un oiseau chante dans la prison .
Le jeune amant surpris écoute sa chanson :
<<Bientôt , beau paladin , fimira ta souffrance .
>> Aujourd'hui j'ai voulu t'apporter l'espérance ,
>> Et je viendrai demain t'offrir la liberté.
>> Tu connaîtras la gloire , aimé de la beauté.
>>>Adieu . Donne un baiser aux plumes de mon aile
» Et je vais aussitôt le porter à ta belle .
>>>Hélas ! de longs soupirs s'échappent de ton coeur.
>> Demain , beau paladin , finira ta douleur ».
Mais tandis qu'attentif à cette aimable scène ,
J'attends que cet amant s'éloigne de sa chaîne ,
Qui porte jusqu'à moi ce jour harmonieux?
D'où naît près de mon lit će bruit mystérieux ?
L'abeille qui s'envole avec un doux murmure ,.
La goutte d'eau qui tombe au sein de la verdure
Ont un son moins timide , agitent moins les airs .
Est-ce vous , être heureux d'un nouvel univers ,
Qui souvent pour charmer ma longue rêverie ,
Daignez abandonner votre belle patric ?
O sylphide ! entendrai -je aujourd'hui votre voix
Révéler ces secrets demandés tant de fois ?
Hélas ! daignez -vous lire au temple de mémoire
La page où les destins ont tracé mon histoire ?
Verrai-je ce bonheur que j'attendis toujours ?
Éprouverai-je encor le tourment des amours ?
De la gloire à mon tour obtiendrai -je un sourire ?
2
:
,
NOVEMBRE 1814. 201
Tous ces arts séducteurs dont j'adore l'empire ,
Parmi toutes leurs fleurs cachent-ils un laurier .
Qui me préservera de mourir tout entier ?
Ehquoi ! vous me fuyez ! et mon regard avide
Apeine dans les airs suit votre vol rapide .
Revenez , doux éclair de grâce et de beauté.
Revenez , pardonnez ma curiosité.
Si j'ai voulu briser le bandeau salutaire
Que posa le destin sur mon front téméraire ,
Hélas ! l'esprit de l'homme , esclave du désir ,
Dédaigneux du présent , adore l'avenir :
Ce fantôme brillant que pare l'espérance
De l'homme dans sa course allége la souffrance.
Pardonnez ; mais , hélas ! mon oeil vous cherche en vain
La nuit , la triste nuit , de sa pesante main ,
De ses voiles épais semble doubler le nombre.
Mon oeil , avec tristessé , erre et se perd dans l'ombre.
Ma paupière brûlante , avide de pavots ,
Et s'affaisse et se lasse à chercher le repos.
Je ressens tout le poids des longues insomnies.
Voyez errer au loin les hideuses lamies .
Pendant les nuits d'hiver Hécate quelquefois
Les voit fuir en hurlant dans l'épaisseur des bois ,
Etd'un impur amour immolant les victimes ,
Chanter dans des festins les fureurs de leurs crimes .
Souvent , cherchant le lit où dort l'adolescent ,
Elles vont sur son sein asseoir leur corps pesant ;
Jouir des longs soupirs d'une haleine oppressée ;
Et bientôt n'écoutant qu'une rage insensée ,
Déchirer en lambeaux ce corps long-temps si cher ,
Et dévorer ce coeur qu'elles n'ont pu toucher.
:
Écarte , ô ma pensée ! un si cruel spectacle.
Souvent ta volonté ne connaît point d'obstacle ;
Fais un heureux effort ! .... Par quels enchantemens....
M'as-tu déjà conduit dans ces climats charmans
Ou naquit Apollon , où voyageait Homère !
Un souffle poétique anime l'atmosphère ,
Agite cette mer que sous les plus beaux cieux
Neptune décora d'îles chères aux Dieux.
J'aborde , je parcours , j'admire chaque plage
Et l'amour me conduit de rivage en rivage.
ai
:
1202 MERGURE DE FRANCE ,
Nymphes , qui dans ces prés veniez cueillir des fleurs ,
Et qui , du ciel d'été redoutant les ardeurs ,
Dormez aux doux concerts des cygnes daMéandre ,
Prenez garde at sylvain qui cherche à vous surprendre,
Je l'ai vu se cacher au fond de ces roseaux :.
Il fait rider encor la surfacedes eaux.
Allais-tu , bel Acis , près de ta Galatée ,
Quand tu suivais les bords de la mer agitée?
T'avait-elle au rétour promis un doux baiser ,
Ou l'ayant courroncée , allais- tu l'apaiser ?
Voyez-vous l'alcyon , au lever de l'aurore ,
Bercer auseindes mers ses oeufs tout près d'éclore ?
Laflûtedes bergers vient égayer les airs :
J'aimais mieux des oiseaux les timides concerts.
Laissez-moi reposer sur cette herbe vermeille .
Flore en fuyant un jour y versa sa corbeille;
Et les jeunes zéphyrs , errans dans ces forêts ,
Ycherchent des parfums eny versant le frais.
Je veuxgoûter ici le charme du silence.
L'ombredes oliviers jusqu'au fleuve s'avance ;
Etde légers brouillards échappés du gazon ,
Amesyeux par degrés ont voilé l'horizon .
Arbres , n'agitez plus vos fleurs etvos feuillages.
Dormez , dormez encor , oiseaux de ces rivages.
BRES, N.
UNE JOURNÉE D'AUTOMNE .
FRAGMENT.
N'ENTENDS - JE pas du jour sonner la sixième heure?
Hâtons-nous , descendons sur les rives de l'Eure ,
Bords chéris que Collin charmade ses accens ,
Del'automne abondante admirer les présens .
Le vallon , dans les biens que sa richesse étale ,
N'offre plus du printemps la pompe végétale ;
La campagne aperdu ses riantes couleurs :
Partout les fruits dorés ont remplacé les fleurs;
NOVEMBRE 1814. 203
Partout le doux aspectd'une récolteheureuse
Auvillageois actif rend l'âme plus joyeuse.
Contemplons, entouréde ces nombreux hameaux ,
Ces sites ravissans , ces agrestes tableaux ,
Où souvent s'égara timide et solitaire ,
Le bon , l'aimable auteur du Vieux Célibataire.
Combien ce ciel brillant plaît à mon coeur éma !
Sous ces épaisberceaux , mollement étendu ,
Quej'aime à reposer macourse vagabonde!
J'ai vu ces champs fameux , ces bords quede son onde
Arrose la Durance , etdont l'aspect riant
Éveilledans les coeurs le plusdoux sentiment ;
Ces lieux où les échos font retentir encore
Les noms harmonienx de Pétrarque et deLaure!
Eh bien ! ces lieux si beaux, ces bosquets toujours verts
Que Pétrarque animadu charmede ses vers ;
Où le chiffre amoureuxde sa fidèle amie
Se voit tracé partout sur l'écorce vieillie ;
Ces riches arbrisseaux , ce spectacle enchanteur
Qu'étale la Provence aux yeux du voyageur ,
Plaisent moins à mon coeur que le vallon fertile
Qu'aimait à parcourir ma jeunesse indocile : .
Le ciel de la patrie est toujours le plus beau .
Chaque instant , dans ces lieux , m'offre un plaisir nouveau :
Non pas de ces plaisirs , enfans de l'indolence ,
Qui , hantant les palais de la froide opulence ,
Charment des grands du jour l'insipide fierté :
Leur éclat convient mal à la simplicité.
Les jeux tumultueux , le vain luxe des villes ,
Ne troublèrent jamais ces demeures tranquilles :
Mes plaisirs sont plus doux , étant plus naturels.
La gaîté m'accompagne aux foyers paternels :
Soit que , nouveau Tityre , assis au pied d'un hêtre ,
J'anime sous mes doigts le galoubet champêtre ;
Soit que , loin du hameau , chasseur toujours actif ,
Je poursuive des bois l'hôte agile et craintif;
Soit qu'enfin je présente au poisson trop avide ,
L'appât léger qui cache un hameçon perfide;
Je suis heureux , l'ennui ne saurait m'approcher :
Etsous le toit rustique , à mon amour si cher ,
Qui vit de mon rival l'espérance abusée ,
204 MERCURE DE FRANCE ,
Plusd'un doux souvenir vient flatter ma pensée.
C'est là , dis-je en moi-même , au fond de ces bosquets ,
Que le dieudes amans me perça de ses traits ;
C'est ici que brûlé de l'ardenr la plus pure,
Loin des regards jaloux , guidé par la nature ,
Cédant , sans y songer , à son pouvoir vainqueur ,
Pour la première fois je connus le bonheur ;
C'est près de ce ruisseau , que fier de mon audace ,
Dans les savans accords des maîtres du Parnasse ,
Essayant sur mon luth de poétiques airs ,
Je puisai , jeune encor , le noble amour des vers.....
Ainsi l'illusion , ce charme inconcevable
Qui sait nous faire aimer l'objet le moins aimable ;
La douce illusion dont le pouvoir heureux
En un vallon fleuri change un abîme affreux ,
De son prisme enchanteur , dans ces plaines riantes ,
Fait briller à mes yeux les couleurs éclatantes ;
Ainsi des jeux passés le souvenir charmant
Vient ajouter encore aux plaisirs du moment :
Heureux qui peut goûter ces douces rêveries !
Le jour brille , et déjà , fuyant les bergeries ,
Le pâtre , accompagné de ses chiens vigilans ,
Conduit vers le coteau ses moutons bondissans ;
Déjà du laboureur dirigeant sa charrue
Et pressant des chevaux la marche suspendue ,
Le fouet , en longs éclats , a frappé les échos :
Chacun avec ardeur retourne à ses travaux .
Que j'ai toujours aimé ces momens de folie ,
Où le gai vigneron , dans la cuve remplie ,
Foule d'an air joyeux ces raisins si chéris
Que de ses doux rayons le soleil a mûris !
Voyez ces villageois , en un beau jour d'automne ,
Réunis et pressés à l'entour d'une tonne ,
Boire à longs traits l'oubli des maux qu'ils ont soufferts ,
Et narguer en buvant l'approche des hivers.
Loin d'eux du riche altier le faste ridicule !
Demain en main la coupe incessamment circule ;
Leur table est un sol frais , leurs tapis des gazons ;
L'écho des bois redit leurs joyeuses chansons ,
Ils chantent , et du Dieu qui préside aux vendanges ,
Tous d'une voix confuse entonnent les louanges .
Bientôt, abandonnant la place du festin ,
1
;
>
NOVEMBRE 1814 . :205
L'un à l'autre enchaînés , dans le bosquet voisin ,
Sur l'herbe épaisse encor qu'ils foulent en cadence ,
Ils donnent en riant le signal de la danse.
Le jour ne suffis pas à leurs plaisirs nombreux ,
La nuit les trouve encor rassemblés dans ces lieux :
Ondirait que lui-même échauffant leur délire ,
Bacchus au milieu d'eux a fixé son empire.
Ochamps délicieux ! ô fortunés vallons !
Pourquoi faut- il , hélas ! que les froids aquilons ,
Étendant sur ces bords leurs ravages funestes ,
Viennent vous dépouiller de vos charmes agrestes ?
Loin de la fleur d'automne , entr'ouverte au matin ,
Voltige le zéphyr qu'elle rappelle envain.
Bientôt , à gros flocons , la neige amoncelée
D'un tapis blanchissant couvrira la vallée ;
Bientôt les noirs frimas , les autans orageux ,
Déployant sur les monts leurs voiles nebuleux
Et remplissant les airs de leurs moites haleines ,
Vont forcer les troupeaux à déserter les plaines .
Déjà même déjà , pressentant les hivers ,
Les oiseaux du bocage ont cessé leurs concerts ;
Déjà sous d'autres cieux où la chaleur l'appelle ,
Fuit d'un rapide vol la prudente hirondelle ;
Jusqu'au jour où brillant des plus vives couleurs ,
Le doux printemps viendra ,le front paré de fleurs ,
Des ouragans fongueux dissipant la tempête ,
Rendre à nos champs flétris leur parure de fête ,
Et sur son char riant devançant le soleil ,
De la nature entière embellir le réveil .
Alors , heureux vallons , vous me verrez encore ,
Quand de l'ardent midi la chaleur nous dévore ,
M'enfoncer en rêvant sous vos ombrages frais .
Oui , si le sort propice exauce mes souhaits ,
Je reviendrai m'asseoir sous ces antiques chênes
Que baigne en cent détours le cristal des fontaines ,
Et du démon des vers constamment agité ,
Rimer, sur vos gazons , des couplets à Myrthé !
La tendresse nourrit une muse discrète :
Qui ne sait point aimer ne fut jamais poëte .
AUGUSTE MOUFLE.
1
200 MERC ANCE ,
A M. HUE ,
Auteur des Dernières années du règne et de la vie de Louis
Tu partageas le sort de ce roi généreux
Dont les Français chérissent la mémoire ;
Qui pouvait mieux que toi , de ses jours malheureux
Redire à notre amour la déplorable histoire !
Cemonument de ta douleur
Consacre tes talens , rappelle ton courage :
Oui , la France attendrie admire en cet ouvrage ,
Et le sujet fidèle et l'éloquent auteur.
FOUQUEAU DE PUSSY.
A M. LE MARECHAL DUC DE DALMATIE ,
Gouverneur-général de la Bretagne , sur sa nomina
ministère de la guerre.
Nos ennemis estiment sa valeur ,
Et le Breton lui-même admire sa franchise ;
Moderne Duguesclin , il a pris pour devise <
Leroi , lapatrie et l'honneur.
Par le méme.
☑
A M. AMÉDÉE DE PASTORET ,
SUR SON POÈME DES TROUBADOURS (1).
ÉMULE harmonieux des cygnes d'Ausonie ,
Poëte chéri des Amours ,
En toi l'heureuse Occitanie
Revoit un de ses troubadours .
Chantre d'Oger , de Raymond et de Laure (2) ,
(1) Les Troubadours , poëme en quatre chants , in-8°. , 18
Firmin Didot .
(2) Personnages principaux du poëmedes Troubadours.
NOVEMBRE 1814. 207
1
Beau ménestrel , doux favori d'Isaure (3) ,
Des poétiques fleurs ton front doit s'embellir:
L'aimable troubadour qui sut les faire éclore ,
Seul a le droit de les cueillir.
Le baron DE CRAZANNES.
ÉNIGMES.
LECTEUR , qui te fais une étude
Dedeviner qui je suis ,
Exempt de chagrin , de soucis
Je passe sans inquiétude
Les courts instans d'une innocente vie.
Pourrais-tu me porter envie?
Mes jours ne sont que d'unprintemps ,
Etj'emploie à manger les deux tiers de mon temps.
Non, tu ne saurais être envieux de mon sort
1
Sidans l'amour je mets toute ma gloire
N'en sois pas pour cela plus jaloux de monsort.
L'amour me conduit à la morty
Etje passe mesjours sans boire.
S..
Entrois sensdifférens mon nom pent être pris ;
Lecteur, dans le premier ,je défigure Iris ;
Je sers , dans le second , d'ornement aux habits ;
Je précède en troisième et la rose et le lis.
dietroswo...
LOGOGRIPHES .
;
Je ne suis que pure grimace
Propre à duper la populace ;
Mais tout mortel un peu sensé
N'ajamais eu pour moi qu'un mépris prononcé.
. د
(3) Clémence Isaure, fondatrice des Jeux Floraux de Toulouse.
208 MERCURE DE FRANCE , NOVEMB. 1814 .
Pourtant à tous les yeux j'offre une capitale ,
Plus une notemusicalem Re
Celle à qui nous devons lejour ;
L'objet chéri de notre propre amour .....
Un titre qu'on révère en France , 01
Plus que jamais l'objet de notre confiance.
Le nom que donne à sa bonne un enfant;
Ce qu'un poëte va cherchant ;
Un mot synonyme à colère ;
Le perfide élément qu'écume le corsaire.
Avec ma tête on me mange ,
Et sans ma tête on me boit.
S.......
CHARADES.
Mon premier fait défense
De manger mon second;
Mon tout de la dévotion
Affectant les dehors n'en a que l'apparence .
Mon premier est un demi-dieu ;
Mon second sert à plus d'un jeu ;
En caractères ostensibles ,
En grosses lettres bien lisibles ,
Mon tout s'affiche en certain lieu .
3
S.......
S.......
12
Mots de l'ENIGME, du LOGOGRIPHE et de la CHARADE insérés
dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme est Mouchettes.
Celui du Logogriphe est Ilion.
Celui de la Charade est Poumon.
1
J
LITTÉRATURE ET BEAUX - ARTS .
VOYAGE EN AUTRICHE , ou Essai statistique et géographique
sur cet empire ; par M. MARCEL DE SERRES.-Quatre
vol . in - 8°. , accompagnés d'une carte physique , de
plusieurs coupes de nivellement , et de divers tableaux
comparatifs sur l'étendue etla population de l'Autriche .
( DEUXIÈME ARTICLE. )
7
LES voyages , ou pour mieux dire l'art de voyager ,
exigent (ainsi que l'observe fort bien M. de Serres ) nonseulement
des connaissances variées , mais encore une étude
particulière , où l'expérience peut seule servir de guide et
apprendre à en tirer le parti le plus avantageux. Heureux
celui qui , en voyant des objets et des pays nouveaux , sait
à la fois les peindre en poëte et les décrire en savant !
Tel a été sûrement le double but que s'est proposé M. de
Serres , et s'il ne l'a pas toujours atteint , cela tient probablement
au plan didactique qu'il a dû suivre , travaillant
pour le gouvernement auquel il importait plus d'avoir
des données positives que des descriptions brillantes . Cependant
le Voyage de M. de Serres n'est pas dépourvu
de ces réflexions qui attachent et de ces descriptions qui
amusent ; seulement elles y sont semées avec ménagement
, et comme de ces choses qu'il n'a pu se permettre que
rarement par une suite de la régularité de son plan. Probablement
dans le Voyage que M. de Serres va publier
sur le Tyrol et la Bavière , et que M. Depping a déjà
annoncé avec éloge , il aura suivi une autre marche et se
sera livré davantage à l'influence de son imagination. Ainsi
après s'être acquis une brillante réputation comme observateur
, il obtiendra probablement celle que donnent le
charme du coloris , et l'art si difficile de peindre par des
sons ce que les yeux ne sauraient voir.
--Dans notre premier article , nous avons suivi l'auteur
14
210 --MERCURE DE FRANCE ,
du Voyage en Autricke dans le vaste tableau qu'il nous
a tracé sur cet empire , et nous avons montré avec quelle
supériorité de talent il nous avait fait sentir tout ce que
pourrait être l'Autriche , lorsque sa civilisation serait arrivée
au degré où se trouvent les autres puissances de l'Europe.
Après avoir esquissé un tableau rapide sur l'ensemble
de l'Autriche , l'auteur décrit ensuite les différentes provinces
de cette monarchie. Il suit à leur égard la même
marche et le même plan qu'il avait adoptés pour faire connaître
la situation générale de l'Autriche . Le second volume
commence donc par la description de l'archiduché d'Autriche
, et une notice historique fort bien conçue précéde
cette description . M. de Serres a cru devoir en faire de
même pour toutes les provinces. Ces notions historiques
mettent un intérêt de plus aux lieux que l'auteur décrit
ensuite. On retrouve en général dans tous ces morceaux
et de la noblesse dans les pensées , et de la dignité dans
le choix des expressions. Pour en faire juger le lecteur ,
nous citerons le passage où M. de Serres parle de Marie-
Thérèse et de Joseph II . Ce morceau commence ainsi :
<<Malgré la sollicitude paternelle que Charles VI avait
>> mise à assurer à sa fille Marie- Thérèse la possession
» de ses états , cette princesse eut tout à vaincre pour
>> y parvenir , et ne le dut qu'au courage et à la fidé-
>>> lité des Hongrois. Ainsi par la grandeur de ses vues
>> et l'activité de son génie , elle sut triompher du héros
>> de la Prusse, surmonter tous les obstacles que lui op-
>>>posait l'animosité des souverains de la Bavière , de la
>>Sardaigne et de la Pologne , et n'être pas accablée par
>> la puissance de la France qui s'était liguée avec ses
>> ennemis. Après s'être débarrassée de ce grand nom-
>>bre d'ennemis qui auraient pu l'anéantir , si elle en
>> avait été effrayée , elle mit en 1748 la couronne impé-
>> riale sur la tête de l'époux qu'elle s'était choisi. Alors
>> seulement elle put donner tous ses soins à l'adminis-
>> tration de ses vastes états qu'elle sut encore agrandir.
>>Son fils , Joseph II, lui succéda en 1780 : déjà du
>> vivant de sa mère , en 1764 , il avait été reconnu roi des
>>Romains . Joseph fut le premier souverain de la maison
>>de Lorraine qui monta sur le trône d'Autriche ; il sucNOVEMBRE
1814 . 211
هللا
ש
K
>>céda paisiblement à François Ier . , que Marie - Thérèse
>>avait appelé au trône . Avec cet empereur commença en
>>Autriche un esprit de réforme , qui paraissait devoir s'é-
>> tendre à tout ; mais qui ne put jamais vaincre l'inertie
>>des peuples de cette monarchie. Ainsi, aucune des insti-
>>tutions de Joseph II ne s'étendit au-delà de son règne ,
>>soit qu'elles ne fussent pas en rapport avec le caractère
>> des peuples auxquels elles étaient appliquées , soit enfin
>>que les vues de cet empereur fussent trop étendues pour
>>le siècle où il vivait et surtout pour la nation, qu'il était
>> appelé à gouverner. Peu fortuné dans ses entreprises ,
>>Joseph II n'eut que des succès médiocres dans ses guerres
>>contre les Turcs ; il n'eut pas même la consolation de les
>>terminer. La mort le surprit après un règne de dix an-
>> nées , au milieu des préparatifs qu'il faisait de toutes
>> parts » .
Si M. de Serres nous paraît avoir réussi à donner à son
style de la simplicité et de la rapidité lorsqu'il traite des
points d'histoire , il a également de l'élévation et de l'élégance
dans les morceaux purement descriptifs. Telle est
cette description de la belle place de Vienne , où l'on voit
la statue équestre de Joseph II .
»
<<De toutes les places de Vienne , dit notre voyageur ,
la plus importante sans doute est celle de Joseph Platz :
>>formant presqu'un carré régulier , elle est entourée par
>> des bâtimens qui , sans être d'une belle architecture , en
>>imposent cependant par leur masse et leur ensemble . La
>>bibliothéque , le muséum d'histoire naturelle sont les
>> plus grands édifices qui embellissent cette place , tandis
>> que l'hôteldu comte de Fries se fait remarquer par l'élé-
>>gance de son architecture et le fini de ses détails au
>> centre s'élève la statue colossale de l'empereur Joseph II ,
» vêtu à la romaine , et la tête ceinte de la couronne de
>> laurier , symbole du génie et de la victoire d'une main,
>> il gouverne un cheval impétueux , tandis qu'il étend
>> l'autre sur le peuple, en signe de force et de protection.
>> La tête de l'empereur est belle , et l'exécution de l'en-
>> semble de cette figure équestre est généralement bien.
>> Cependant on est étonné qu'un monument aussi colossal
>> ne produise presque aucune impression , et vous laisse
212 MERCURE DE FRANCE ,
>>> froid au premier moment qu'on l'aperçoit : qu'y manque-
>> t-il donc , si ce n'est cette vie et ce don du génie que l'art
>> ne saurait donner , mais que produisent seules ces inspi-
>> rations divines , qui élèvent le peintre et le poëte comme
>> au - desssus d'eux-mêmes , lorsqu'ils créent des beautés
>> nouvelles ? Alors seulement les oeuvres des arts exaltent
>> la pensée et l'imagination , en présentant à nos regards
>> cette beauté idéale empreinte dans notre âme , et qui
>> nous décèle à la fois notre origine et notre avenir » .
Il mêle aussi à ces descriptions , des réflexions qui leur
donnent de l'intérêt , en nous reportant sur des sentimens
vrais , et que tout homme bien né a mille fois éprouvés.
C'est également avec plaisir qu'on trouve dans cet ouvrage
les pensées suivantes , qui , malheureusement , sont trop
effacées dans le cooeur des hommes. « De tous nos monumens
, les églises nous rappellent le plus de souvenirs . Si
leurs voûtes ne retentissent plus aujourd'hui que des prières
des simples de coeur , et si les malheureux seuls vout y
chercher des consolations , on ne peut oublier qu'autrefois
les rois y venaient puiser des leçons devant l'image d'un
Dieu humilié. Ainsi , ceux qui font une partie si considérable
des grandeurs humaines aimaient à visiter les temples
où on apprend à les mépriser. En entrant dans ces églises
antiques où tant de prières se sont confondues , onpeut se
croire entouré de tous ces héros , que des tombeaux , derniers
restes de notre néant , distinguent encore à nos yeux
de la foule de ces hommes , qui , quoique plus obscurs ,
n'en étaient peut-être que meilleurs .
Quoique. Vienne réunisse péu de monumens remarquables
, sous le rapport de l'art , il y en existe pourtant
un certain nombre. Au milieu de ceux-ci on distingue
le mausolée de Canova , érigé par le duc Albert en
l'honneur de l'archiduchesse Marie - Christine. Ce mausolée,
en marbre de Carrare , représente une vaste pyramide
de vingt-huit pieds de hauteur , que soutient un
piédestal proportionné à son élevation : deux escaliers en
marbre blane conduisent à la pyramide , dont la base ouverte
laisse voir un tombeau. Sur la plinthe du monument
on lit ces mots : Uxori optimæ Albertus .
1 >>> Au-dessus de cette inscription , un génie , les ailes éten
NOVEMBRE 1814.
1
213
dues , porte un médaillon. Sur le médaillon on voit le
portrait de Marie , entouré d'un serpent , symbole de la
prudence et de l'immortalité ; de l'autre côté , un génie ,
les ailes déployées , prend son essor et présente à Marie la
palme due à ses vertus.
>>>Les degrés qui conduisent à l'entrée de la pyramide sont
couverts d'un riche tapis. Une jeune fille , dont la tête est
couronnée de fleurs , va descendre dans la tombe. Une
femme d'un âge mûr va aussi s'enfoncer dans la nuit du
tombeau : enveloppée dans une longue draperie plissée ,
ses cheveux en désordre , retenus seulement par une couronne
d'olivier , annoncent la pensée qui occupe son âme :
elle porte dans ses mains l'urne funèbre qui contient les
seuls restes d'une princesse chérie ; abîmée de douleur ,
sa tête se penche malgré elle sur ces tristes débris , qui lui
rappellent encore l'objet d'une pure et tendre affection .
Une jeune fille suit de près ses pas : ses regards baissés et
son air attendri , annoncent que rien ne peut résister à la
mort , qui règle la destinée des hommes ; sa douleur naïve
inspire de la pitié pour celle qui cause tant de regrets . Ce
premier groupe s'avance avec lenteur , mais sans effort.
Ces femmes plaintives montrent toutes une résignation
angélique ; mais Marie ne leur en a - t - elle pas donné
⚫l'exemple ?
>> Plus loin s'avance un second groupe; sa marche est plus
lente , et les sentimens qui animent les personnages qui le
composent , n'ont point la même égalité. Une jeune femme
entraîne un vieillard aveugle , qui , quoique courbé par
l'âge , semble craindre encore plus les horreurs de la mort
que le jeune enfant qui le suit , et dont, les mains jointes ,
annoncent la résignation. Ainsi , selon la pensée admirable
du sculpteur, l'enfance , en apparence , plus éloignée du
trépas , est souvent la première à descendre au tombeau , et
le vieillard , quoique tourmenté par toutes les infirmités
de l'âge , craint plus de perdre un reste de vie que le jeune
homme, dont les années ont à peine commencé. A gauche
et à l'entrée de la pyramide, un lion couché penche sa
tête avec douleur : plus bas et sur le premier degré , un
génie ailé et presque nu s'appuie sur la crinière du lion;
une douce mélancolie est empreinte sur son visage céleste ,
214 MERCURE DE FRANCE , /
et la puissance de la mort , qui a su paralyser le courage
du lion, emblème de la force , semble aller jusqu'à glacer
le fen du génie.
» Mais , admirable chef-d'oeuvre , comment pouvoir te
décrire ? Je dois plutôt faire comme ces poëtes qui , ne
pouvant atteindre jusqu'à la tête des dieux , laissaient tomper
leurs couronnes à leurs pieds. Oui , groupe divin , en
toi tout est admirable , pensée , sentiment , expression , et
tu portes dans l'âme ce sentiment pénible et lugubre de la
mort , qui frappe de la même main les rois et les labouréurs
» !
Lès citations que nous venons de faire auront pu donner
úné idée de la manière de M. Marcel de Serres , et de l'intérêt
qu'il sait répandre dans ses descriptions . L'on voit
que son style s'élève avec son sujet, sans cependant avoir
de l'enflure et de la recherche. Ces différens morceaux
donneront sûrement le désir à plus d'un lecteur d'avoir dans
sa bibliothéque un ouvrage qui ne peut que devenir fondamental
, pour un des plus grands empires de l'Europe
. D'autres intérêts se rattachent encore à cet ouvrage ,
et le mettront bientôt entre les mains de tous ceux qui
s'occupent de statistique générale et de géographie. Si le
petit écrit, que l'auteur a déjà publié sur le pays de Salzbourg
, a fourni tant de données aux faiseurs de dictionnaires
ou à ceux qui écrivent sur la géographie de l'Europe,
à plus forte raison ils en trouveront dans un ouvrage
où il y a un si grand nombre de faits . Du reste, le travail de
M. de Serres aurait eu un succès bien plus rapide, s'il était
moins étendu et s'ilcontenaitmoins d'observations .Lamasse
de ceux qui lisent aiment mieux être amusés qu'instruits ,
etpourvuqu'on les intéresse, cela leur suffit . A la vérité , les
succès qu'on obtient de cette manière sont peu durables ;
mais aussi ils donnent bien vite de la réputation dans le
monde. Nous reprocherons donc à M. de Serres d'avoir
accumulé trop de faits ddaannss son ouvrage , et de n'avoir pas
assez songé à ses lecteurs .
Il n'est point de villes qui aient de plus belles promenades
que Vienne . Placée sur les bords d'un des plus
grands fleuves de l'Eurooppee et dans une terre fertile , cette
citédoit autantå ces avantages qu'à l'humidité de son ccliirNOVEMBRE
1814. 215
matd'avoirunevégétation aussi bellequeriante. Rienn'égale
ce Prater , que tous les voyageurs ont tant vanté ; mais que
peut-être aucun n'a aussi bien décrit que M. de Serres .
L'étendue du Prater ,observe-t-il , n'est pas moindre d'un
mille : sa largeur est à peu près la moitié de sa plus grande
longueur. Cette immense promenade commence à deux
cents pas environ des dernières maisons du faubourg
Jaegerzeill : d'énormes châtaigniers , des chênes d'une
grande vétusté et des tilleuls magnifiques , composent la
plus grande partie de cette forêt : le feuillage en est si
touffu , qu'on y jouit à tous les instans du jour d'un ombrage
frais . Cependant , comme l'aspect d'une forêt aussi
vaste pourrait paraître monotone , on a ménagé de distance
en distance de grands espaces tapissés de gazon , où l'on
peutjouir du contraste d'une vive lumière et du ton sombre
produit par l'épaisseur du feuillage. D'immenses troupeaux
de cerfs animent cette belle scène on les voit revenir
chaque matin et s'enfuir chaque soir , lorsque les
promeneurs viennent troubler leur solitude ou leur repos.
Deux chemins conduisent au Prater : l'un passe par la
Léopold-Stadt , et l'autre , par le faubourg Jaegerzeill. En
sortant de ce dernier , on trouve une place circulaire qui
se divise en quatre allées principales ; ces allées vont se
terminer au Danube. On en voit plusieurs fréquentées
tous les jours , et à peu près aux mêmes heures , par les
promeneurs enclins à la mélancolie. Tout se fait à Vienne ,
avec tant de régularité , que l'on met presqu'autant d'exactitude
dans les plaisirs que dans les affaires . A l'extrémité
de ces belles allées , on jouit d'une vue délicieuse . Rien
n'est aussi agréable que les îles nombreuses dont le lit du
Danube est parsemé , et dont les beaux arbres viennent se
réfléchir dans le mobile cristal des eaux. Tout , en effet ,
paraît animé dans cette nature riante . D'un côté , les vents
qui règnent ordinairement sur ces bords , agitent la feuillée,
tandis qu'ils donnent un mouvement encore plus accéléré
aux eaux du Danube. En voyant passer ce fleuve qui s'écoule
sans jamais se ralentir , l'imagination se représente
notre vie passagère , et le temps qui en est la mesure. Nous
fuyons de même que ces eaux , et une force invisible nous
ramène également au point où nous étions d'abord. Le
216 MERCURE DE FRANCE ,
र
souffle de Dieu nous anima , et son souffle va détruire ce
qui tient en nous à la matière ; et qui sait si les élémens
qui composent notre corps périssable , ne sont point nécessaires
à d'autres êtres qui vivront et fimiront comme
nous ? :
M. de Serres termine la description des environs de
Vienne, par celle du parc et du palais de Schoenbrunn et
de Laxembourg . Il nous donne également des détails fort
curieux sur le fameux temple de la nuit , qui existe dans
un souterrain au milieu des jardins de Schoenau . Pour nous
qui n'avons pas vu ce singulier édifice , nous n'avons pas
lu sans surprise cette description. Elle annonce un des
monumens les plus surprenans et les plus bizarres que l'on
puisse imaginer. Je conçois très-bien , avec notre voyageur,
que si eny entrant on ne savait pas qu'on est aux portes
de Vienne , on pourrait croire assister à quelques mystères
d'Isis , et commencer ces terribles initiations où le prestige
des prêtres faisait croire , aux trop faciles humains , que
des choses trop hautes pour notre commune faiblesse leur
étaient dévoilées. C'est également avec plaisir que j'ai
trouvé dans ce voyage une des plus belles inscriptions
que je connaisse. On sait qu'il est d'usage en Autriche
que l'empereur fasse élever un mausolée aux mânes des
maréchaux morts pour la patrie. Le maréchal Lawdon
n'eut pas cet honneur par une suite de quelque intrigue
de cour ; sa femme , qui seule n'avait pas oublié sa gloire
et ses services , lui fit élever un mausolée dont elle confia
la direction à Zauner. Elle le plaça dans l'ancien château
de ses pères ; et ses mains généreuses écrivirent ces mots ,
sur la tombe d'un époux qu'elle avait chéri :
Nec Cæsar , nec patria ,
Sed uxor.
Tout ce que M. de Serres nous apprend sur la Styrie ,
la Carinthie , la Silésie et la Moravie, est plein d'intérêt
et d'aperçus piquans . Il entre , pour ces différens pays ,
dans tous les détails qui peuvent les faire connaître sous
leurs différens rapports , et nous nous en rapportons ,
cet égard , à son excellent esprit d'observation. Ce que
nous venons de dire aura sûrement fait sentir l'importance
à
NOVEMBRE 1814 . 217 /
et le mérite du travail de M. Marcel de Serres ; mais pour
le faire encore mieux apprécier , nous consacrerons un troisième
article à ce grand et bel ouvrage. Nous nous attacherons
à montrer ce que l'auteur a fait pour éclairer la géographie
de l'Autriche , et combien les sciences lui doivent
de reconnaissance pour ses travaux géologiques . On trouvera,
en effet , à la fin de son quatrième volume, deux
coupes fort intéressantes de toute l'Autriche ; nous aurions
encore plus à le féliciter , s'il n'avait pas été obligé d'adopter
un rapport aussi éloigné que 1:30. Mais des voyageurs
bien plus célèbres que M. Marcel de Serres ont
fait usage de rapports encore plus exagérés ; ainsi , on
peut l'excuser à cause de l'embarras où l'on se trouve
toujours pour surmonter cette difficulté.
D. L.
DU GOUVERNEMENT , DES MOEURS ET DES CONDITIONS EN
FRANCE AVANT LA RÉVOLUTION , avec le caractère des
principaux personnages du règne de Louis XVI ; par
feu M. SENAC DE MEILHAN , ancien intendant de Valenciennes
.
(DEUXIÈME ARTICLE. )
:
BIEN des gens croient que l'enchaînement de nos anciennes
institutions devait forcément se rompre et se
détruire , et que les vices mêmes de la monarchie ont
amené sa chute. Ils ne connaissent pas cette monar- .
chie, ils n'en ont pas étudié les élémens , ou bien ils
n'ont voulu la voir que d'un oeil aveuglé , perverti par
la passion. Je les renvoie à l'ouvrage de M. de Meilhan
, dont je ne puis donner qu'une idée très - faible
et très-succincte; ils verront un homme impartial qui ,
loin d'écrire en laudator temporis acti , reconnaît avec
franchise les fautes qu'on a faites et les vices qu'on aurait
dû corriger ; mais qui , voyant les choses avec une juste
modération , ne conçoit pas comment quelques abus , dont
le nom était tout et dont la réalité n'avait rien de trèsonéreux
, ont pu servir de prétexte aux atrocités commises
par les prétendus réformateurs .
218 MERCURE DE FRANCE ,
M. de Meilhan , après nous avoir fait parcourir les différentes
branches de l'administration et du système politique
d'alors , semble ne trouver aucune cause assignable
de la révolution , et prouve que le peuple n'y put être
conduit ni par le ressentiment de la misère , ni par une
juste haine de l'oppression. On pourrait croire , dit - il ,
que la plus étonnante fatalité a entraîné la France dans
l'abîme ; il reproduit même cette raison de la fatalité dans
plusieurs endroits de son ouvrage. Mais cette raison ne
peut satisfaire le lecteur ; M. de M. nous a annoncé qu'il
se proposait de nous faire connaître les causes de ce renversement
extraordinaire , et nous lui demandons des résultats
positifs . Nous voici arrivés au chapitre des gens
de lettres et de leur influence ; peut- être , à l'exemple
de tant d'autres , M. de M. trouvera - t - il là une de
ces causes qu'il recherche ; point du tout. Séduit par laphilosophie
et la littérature du dix-huitième siècle , il ne croit
point que les principes énoncés par les gens de lettres du
temps et répandus dans toutes les classes de la société ,
devinrent des principes subversifs d'où l'on partit pour
tout fronder et pour tout détruire. Selon lui , ni les écrits
de Voltaire , ni ceux de J.-J. Rousseau , de Diderot , de
Montesquieu , de Mably , de Raynal , ni les encyclopédistes
, n'ont causé ou préparé la grande commotion révolutionnaire.
L'auteur finit par émettre une opinion bien
plus singulière : loin de rechercher les premiers moteurs
du grand complot , il rejette tout sur un homme auquel
on ne peut guères reprocher que d'avoir joué un rôle
au-dessus de ses forces , et de s'être trompé quelquefois
dans ses opérations , mais qui , sans contredit , n'a jamais
cu l'idée de conduire son prince et la France à leur perte.
Ce ne sont point , dit M. de M. , les auteurs que j'ai cités
qui ont enflammé les têtes ; M. Necker seul a produit cet
effet et déterminé l'explosion. Voilà une conclusion
laquelle on ne s'attendait certainement pas ; elle est aussi
bizarre qu'inattendue , et bien faite pour frapper le lecteur.
Cherchons néanmoins les motifs qui déterminent l'auteur
a s'élever ainsi contre M. Necker ; il justifie son opinion
dans l'article où il traite du caractère et des opérations
ministérielles de cet homme célèbre , et voici les princi
NOVEMBRE 1814 . 219
au roi
pales fautes qu'il lui reproche. M. Necker , dévoré de la
soif des louanges et du désir d'occuper à lui seul toutes
les bouches de la renommée , sacrifia toujours à cette
passion les véritables intérêts du roi et ceux de la monarchie.
Pressé par cet unique et impérieux besoin de succès
et d'éloges , il publia son Compte rendu , et cet acte de
sa vanité ambitieuse fut une espèce d'attentat à la dignité
souveraine . Ministre du roi , il ne devaitcomptequ'au
de l'état des finances et de ses opérations ; mais le suffrage
du monarque n'était pas suffisant pour lui. Il voulut présenter
au public un tableau fait avec art aux dépens de
la vérité , bien assuré qu'en se soumettant à ce tribunal
il recueillerait une ample moisson d'applaudissemens . De
lànaquit cet enthousiasme en sa faveur , qui fut , selon
M. de M. , le premier principe des séditions qui éclatèrent
plus tard. Il condamne également M. Necker d'avoir ,
contre l'avis de tous les ministres , fait adopter son plan
d'assembler les états-généraux à Versailles , aà quatre licues
d'une ville immense où fermentaient toutes les passions .
M. de M. fait encore à M. Necker plusieurs inculpations
qui sont fondées dans le fait , mais non dans les motifs
qui ont guidé ce ministre. On ne peut croire , et même
on n'a jamais soupçonné que Necker eût formé des projets
criminels , ni qu'il ait eu le désir de voir crouler le
trone ; mais on lui reprochera avec justice de s'être prêté
avec une ardeur imprudente aux innovations que l'on youlait
introduire , et d'avoir trop brigué l'enthousiasme du
public. D'ailleurs , ses écrits déposent en sa faveur ; et
la postérité verra en lui un honnête homme qui s'est
trompé , et qui , dans le poste trop élevé où le hasard
l'avait fait monter , a toujours été égaré par les séductions
de son amour-propre , défaut qui l'a dominé dans
toute sa conduite .
1
M. de M. termine son ouvrage par les caractères de
plusieurs personnages remarquables ; ce sont des notices
raisonnées dans lesquelles l'auteur a semé une foule de
traits curieux et d'anedotes. Peu d'écrivains expriment
leurs observations d'une manière plus piquante , et cette
partie de son livre n'en est pas la moins agréable. Mais
on voit percer de temps en temps une partialité qu'on
220 MERCURE DE FRANCE ,
s'étonne de trouver chez un homme aussi éclairé ; cette
partialité se fait sentir surtout dans l'article de M. Necker :
une note de l'éditeur nous en montre les motifs en nous
apprenant que M. de M. prétendait aussi à la place de
contrôleur-général. Une autre chose qui frappe tous les
lecteurs , c'est de voir le marquis de Pesai , homme fort
nul , occuper , dans un article séparé , un espace de
quatorze pages , et de voir ce petit seigneur éphémère
accolé à des noms tels que ceux de Turgot , Maurepas ,
Saint-Germain , le cardinal de Brienne , etc. Mais en lisant
cet article , on sentira facilement que le but de l'auteur
a été de nous montrer les intrigues et les menées de ce
marquis , comme principe et origine de l'élévation de
M. Necker.
Au reste , les petites objections que l'on pourrait présenter
sur cette seconde partie de l'ouvrage que nous
examinons , ne sauraient porter contre la première où il
nous a développé avec élégance et vérité les diverses institutions
ainsi que le système administratif et politique de
notre monarchie. C'est-là l'objet principal de son livre ;
le reste ne doit être considéré que comme ornement accessoire.
Il me semble donc important de terminer cet article
par les observations générales qu'une telle matière offre
naturellement à l'esprit. Je tirerai ces considérations de
- l'ouvrage même qui en fournit le sujet.
Il n'y avait point en France de constitution , dans le
sens rigoureux où ce mot est entendu ; c'est-à-dire , qu'il
n'y avait pointd'acte passé entre le souverain et les peuples,
qui fixent invariablement la puissance de l'un et les droits
des autres , mais les règlemens faits par les états-généraux,
les principes et les maximes adoptés par ces assemblées ,
et le recueil des lois enregistrées dans les parlemens , en
tenaient lieu , et le droit de remontrance était un frein à
l'autorité arbitraire . Le profond respect pour la plas illustre
des races royales , le souvenir de l'antique splendeur
> de la noblesse , le sentiment qu'on appelle honneur , les
moeurs nationales , d'antiques traditions , les priviléges respectés
, accordés à diverses classes de citoyens , formaient
un système de gouvernement assorti au génie français .
Les gouvernemens modernes se ressemblent tous en re
NOVEMBRE 1814. 221
montant à leur origine : un roi révéré et une noblesse puissante,
forment leurs élémens constitutifs . Chez nous , la noblesse
a toujours regardé le roi comme la source de toute
grandeur , de toute dignité et de tout pouvoir , et n'a cessé
de mettre sa gloire et son honneur à défendre le trône et
la personne du monarque ; ces sentimens sont , depuis
quatorze siècles empreints dans son coeur , et remontent
aux temps où les Francs habitaient les forêts de la Germanie.
Les peuples avaient conservé un antique usage qui
consistait à former des assemblées dites Champs-de- Mars ,
ces assemblées furent ensuite remplacées par les états-généraux
, où le roi conserva toujours un grand ascendant , et
la maxime Si veut le roi , si veut la loi , en est la preuve.
Dans les états qui furent tenus en 1355 , sous le roi Jean ,
on fit plusieurs règlemens qui déterminaient les limites de
P'autorité royale ; mais ces mêmes états reconnurent qu'au
roi seul appartenait le droit de faire des lois. Ce droit exclusif
fut souvent combattu par les parlemens ; ils avaient
été d'abord institués pour rendre la justice au nom du roi ;
mais dans diverses occasions critiques , le roi , les grands ,
le peuple , ayant cherché les uns contre les autres un appui
dans les parlemens et surtout dans celui de Paris , l'autorité
de ces corps prit un rapide accroissement. Les remontrances
n'ont été originairement que des réponses
faites au roi , qui demandait au parlement son avis ; et le
parlement a pris ensuite l'habitude de le donner , et d'insister
pour qu'il fût suivi sans avoir été consulté . La transcription
faite sur les registres du parlement , des arrêts ,
lois et règlemens émanés de la puissance royale , fut l'origine
de l'enregistrement. Les parlemens prétendirent par
la suite que cette transcription sur leurs registres était une
sanction nécessaire. Ce sentiment prévalut , après de longs
débats , et fut consacré par l'usage. Ainsi , comme les peuples
avaient l'habitude de voir , dans les parlemens , des
corps associés à la législation ; ils pensaient qu'une loi qui
n'était pas inscrite sur leurs registres , manquait d'un caractère
essentiel et nécessaire à son exécution ; et le roi ne
pouvait, en réalité , lever d'impôts sur ses sujets , sans la
formalité d'un libre enregistrement. Cet obstacle était le
plus puissant qui pût être opposé à l'autorité arbitraire ,
1
222 MERCURE DE FRANCE ,
et accordait à nos parlemens un pouvoir d'opposition
presqu'égal à celui du parlement d'Angleterre. On peut
reprocher aux parlemens d'avoir opposé quelquefois de la
résistance à des plans sagement combinés ; mais , comme
tous les grands corps , ils étaient peu flexibles , et gardaient
un grand assujétissement aux formes ; conservateurs par
essence des lois anciennes , ils devaient être en garde contre
Ies idées nouvelles ; et la sagesse lente qui les caractérisait ,
a dû leur mériter alternativement la reconnaissance des
souverains , et celle des peuples .
Le gouvernement, quoique purement monarchique ,
avait donc une division de pouvoirs qui s'opposait aux abus
d'autorité ; c'était donc cette forme de gouvernement que
les plus sages politiques ont toujours regardée comme la
seule capable d'assurer le bonheur et la tranquillité des
peuples . En effet , au moment où la révolution éclata , les
signes de la prospérité publique se montraient dans toute
la France : l'industrie était animée ; le commerce devenait
de jour en jour plus florissant ; nous possédions de
riches et nombreuses colonies ; une marine redoutable nous
faisait respecter dans les deux hémisphères , et dans l'intérieur
l'aisance régnait chez les dernières classes de la
société.
Un règne célèbre avait donné le plus grand lustre à la
majesté royale et à la France , confondues dans la personne
du monarque. Louis XIV représentait la nation , et elle ne
pouvait être plus dignement représentée. On disait , Les
revenus du roi , lagloire du roi , les troupes du roi ; mais au
milieu de cette noble soumission et de cette grandeurqu'on a
voulu qualifierdedespotisme , il existait dans toutes les âmes
un sentiment d'honneur qui signala hautement ce règne.
La vénération pour la personne du roi animait la noblesse
et les troupes , et entretenait dans les coeurs un dévouement
héroïque pour la chose publique , qu'on ne séparait
jamais de la personne du monarque. Tels sont les vrais
mobiles , tels sont les vrais principes de toute monarchie ,
ceux que nous devons nous efforcer de rétablir dans notre
patrie désormais destinée à la paix et à la félicité.
Si , du système politique , on passe au système administratif,
la même harmonie se fait sentir. La machine
NOVEMBRE 1814. 228
de l'administration avait commencé à être organisée péndant
le ministère de Richelieu , et s'était perfectionnée
sous Colbert et sous Louvois . L'esprit qui avait animé ces
deux ministres , les principes qu'ils s'étaient faits d'après
l'expérience et leurs lumières, les formes qu'ils avaient éta
blies , composaient un système complet d'administration ,
qui eut, en quelque sorte , force de loi pour leurs successeurs
. Ainsi donc , en examinant la distribution des pouvoirs
confíés par le gouvernement , et les ressorts qui le
faisaient mouvoir , on sentira que la sagesse et l'expérience
de plusieurs siècles , jointes à l'intérêt des peuples , avaient
présidé à la formation d'un ordre de choses , où de légers
défauts étaient compensés par les plus grands avantages .
1
Le calme que la royauté , dans la véritable essence de
ce mot, fait régner dans un vaste pays , est un des plus
grands biens du gouvernement monarchique . La puissance
royale est un rocher contre lequel se brisent sans bruit
les vagues impétueuses de l'ambition , et de la résulte le
calme dans toutes les parties. Le régime de la France était
approprié au génie de ses peuples , et en favorisait puissamment
l'essor ; mais des complots et des innovations ont
sapé ce régime. Un grand politique a dit avec raison qu'il
fallait ramener souvent un état à ses premiers principes .
Ce n'est point par ces vices qu'a péri le gouvernement
français , mais parce qu'on a laissé détendre les ressorts , et
qu'on a laissé introduire de nouvelles formes qui contrariaient
le régime établi . Le peuple alors n'a plus rien respecté;
un zèle imprudent , devenu ensuite une prévention
aveugle et la légéreté nationale , ont déterminé les premières
entreprises contre l'autorité. L'esprit de faction s'y
est bientôt joint , et s'est successivement enhardi par le
défaut de résistance . De plus, aau moment que l'ordre du
clergé et celui de la noblesse sont venus se confondre avec
le tiers-état , les fondemens de la monarchie ont croulé , et
il n'y a plus eu aucun degré qui séparât le dernier des
citoyens du monarque qualifié alors de fonctionnaire public.
La démocratie était une suite nécessaire de cette
confusion ; et l'effusion de sang , les plus atroces barbaries
le résultat nécessaire de l'effervescence d'un peuple abuse
et soudoyé. Loin que l'on puisse conclure de la chute mo
2
224 MERCURE DE FRANCE ,
mentanée de la monarchie , qu'elle était mal constituée,
on verra qu'elle ne s'est précipitée vers sa ruine qu'en se
dénaturant.
Nous n'avons pas aujourd'hui de semblables catastrophes
à redouter , une charte constitutionnelle , fruit des méditations
du plus sage des rois , consolidera la monarchie en
l'établissant sur des bases plus fixes et universellement
reconnues , elle assurera à la France une félicité durable.
Ν. Τ.
HISTOIRE DE FRANCE PENDANT LES GUERRES DE RELIGION ;
par CHARLES LACRETELLE , membre de l'Institut , et
professeur d'histoire à l'Académie de Paris .
( 1Cr. ARTICLE. )
L'ÉPOQUE de nos annales que M. de Lacretelle a choisie
pour son nouvel ouvrage est une des plus fécondes en
événemens extraordinaires et terribles. De grands caractères
, des passions violentes , des crimes atroces , quelques
exemples d'héroïsme , la haine adroitement couverte , l'audace
, la vengeance , la perfidie , les horreurs du fanatisme
répandent sur le seizième siècle une teinte lugubre que
le luxe , les progrès des arts et des moeurs voluptueuses
ne peuvent dissimuler. Dans ces temps malheureux , le
crime ne coûtait pas plus à exécuter qu'à concevoir. On
projetait un massacre au milieu d'une fête ; les apprêts de
la vengeance remplissaient l'âme de ceux qui se juraient
au pied des autels l'entier oubli de leurs offenses . On
s'embrassait dans l'église , on en sortait pour aller s'égorger.
Plus d'esprit national ; l'ardeur des conquêtes et le
noble désir d'élever la France au premier rang avaient fait
place à un esprit inquiet et turbulent , que l'or et les intrigues
de l'Espagne entretenaient dans sa fatale activité.
La noblesse comptait dans ses rangs des chevahers aussi
remplis de valeur et de qualités brillantes qu'en avaient
montré les héros du temps de Louis XII et de François Ier.;
mais divisés de partis , d'opinions et d'intérêts , ils ne cherchaient
d'ennemis qu'au milieu de leurs concitoyens ;
c'était pour la gloire de la religion , le maintien de l'auNOVEMBRE
1814 . 225
'torité royale , la prospérité de la France , que des Français
de toutes les classes versaient des torrens de sang
français au nom de Dieu , du roi et de la patrie. La cour
elle-même , dirigée par les principes d'une désastreuse politique
, souvent le jouet des partis , quelquefois leur victime
, jamais leur arbitre ; la cour ne savait que proscrire
l'ennemi que la chance des combats rendait moins redoutable
; était-elle humiliée à son tour ? un pardon simulé,
de fausses protestations d'une concorde dont personne ne
voulait , masquaient à tous les yeux un de ces coups d'état
auxquels la perfidie donne toujours l'aspect d'une conjuration.
Le Français , encore dominé par ces préjugés ab
surdes qui pèsent sur l'enfance des peuples , était, dans les
mains de quelques ambitieux, l'aveugle instrumentde leurs
fureurs . Le voile sacré de la religion servaità couvrir tous
les crimes , et le souverain , égaré lui -même par un zèle
fanatique , croyait servir les intérêts du ciel en dressant
des bûchers , en ordonnant des massacres , en portant
lui-même la désolation dans ses provinces. De telles moeurs
àdécrire , tant de passions diverses , d'intérêts toujours
renaissans et jamais satisfaits , offrent un vaste champ aux
méditations du philosophe ainsi qu'au talent de l'historien.
Il importe surtout , pour faire connaître une époque aussi
remarquable , de se dépouiller des opinions particulières
qui , dans tous les siècles , survivent à l'esprit de parti .
Pour présenter avec succès l'histoire des guerres politiques
qui divisent les nations , il suffit des événemens pour
juger des hommes qui les ont conduits : mais l'écrivain
qui retrace le tableau des discordes civiles et surtout de
celles qu'entraînent les innovations religieuses , doit suivre
une autre marche : c'est du caractère et des passions des
principaux personnages que les événemens dépendent ; il
doitdonc s'attacher à réunir tous les traits de leur physionómie
habituelle. Dans l'histoire générale d'un peuple ,
esouverain, les grands , la nation elle-même , s'identifient
les uns avec les autres , pour n'offrir qu'une volonté ,
marcher au même but ; l'intérêt public et la gloire commune
à tous. Dans les dissensions intestines , chacun s'isole ;
plus d'unité d'actions , de vues et de langage ; chaque
chefde parti n'est plus qu'un homme audacieux , exalté
et
15
226 MERCURE DE FRANCE ,
par les uns , haï des autres , et souvent en horreur à tous,
lorsque le temps éclaire les peuples sur leurs véritables
intérêts; ainsi le fanatisme d'un seul, l'attrait du pouvoir ,
une chimérique rivalité de rang et d'honneurs suffisent
pour allumer un vaste et long incendie.
M. de Lacretelle n'a pas négligé ces considérations qui
peuventparaître minutieuses au premier abord , mais qui
justifient la supériorité de talent que cet écrivain déploie
dans sa nouvelle production. Rien de mieux approfondi
que les caractères des principaux personnages qu'il avait
àprésenter. Pour les faire ressortir dans tout leur jour ,
l'auteur , dans une introduction à son ouvrage , trace un
tableau rapidedu règne de François Ier ., de ce règne brillant
que relève le triple éclat de la galanterie , des lettres
et des armes. Nous voyons ce prince souvent malheureux
, jamais avili , faire concourir au bonheur de l'état
et à la gloire de ses sujets , et les avantages de la victoire
et l'expérience des revers. Entouré d'une cour que remplissaient
les plus braves chevaliers de l'Europe , juste
appréciateur des talens et des arts , il développa en France
le germe de la bonne littérature. Par lui le siècle suivant
fut préparé à recevoir les merveilles qu'il lui était réservé
de voir éclore. Tous les savans , tous les hommes à talent
qui vécurent sous le règne de François Ier. recueillirent les
fruits de sanoble munificence et de son amitié. Marguerite,
reine de Navarre , son aimable soeur , le secondait dans sa
protection déclarée pour tout ce qui pouvait naturaliser
les beaux-arts en France. Cette princesse n'usa jamais de
son crédit sur l'esprit de son frère que pour faire le bien.
Elle ne fut pas aussi heureuse dans ses efforts en faveur
des protestans , le puissant effet de son intercession fut
perdu dès qu'elle partagea leurs sentimens. C'est ici que
s'obscurcissent les beaux jours de François Ier . Au milieu
des moeurs faciles de la cour , s'introduit l'esprit de controverse
qui dans ce moment parcourait l'Europe ; les
persécutions se mêlent aux intrigues galantes , la lueur des
bûchers éclaire des fêtes , et la cour la plus voluptueuse
entendit les cris des malheureux que les tribunaux du
royaume faisaient périr au milieu des flammes. François Ier.
était humain, il ne persécuta pas les réformés par lui
NOVEMBRE 1814. 227
meme , mais subjugué par de mauvais conseils , effrayé
de quelques maximes inquiétantes pour l'autorité royale ,
il laissa tirer de la poussière les lois antiques et barbares
que des siècles grossiers avaient vu rendre contre les hérétiques.
Il fit cette faute d'opposer la rigueur aux erreurs
de l'opinion. Il ne faut sans doute pas accuser la mémoire
de ce roi magnanime de tous les malheurs qui pesèrent
sur son peuple et même sur sa famille , mais on ne peut
s'empêcher de retrouver dans les dernières années de son
règne le principe rigoureux qui devait plus tard mettre
les armes aux mains d'une partie des Français . Si le
noble et généreux caractère de François Ier. , son discernement
et son esprit éclairé eussent passé à ses successeurs
, sans doute les lumières de l'expérience l'auraient
emporté sur un zèle mal entendu ; mais Henri II , qui
n'était pas dépourvu de qualités brillantes , ne ressemblait
que bien peu à son père qu'il cherchait continuellement
à imiter. C'est à l'avènement de ce prince au trône que
commence l'ouvrage de M. de Lacretelle.
Le seizième siècle est le véritable passage des temps
barbares à la civilisation moderne. On retrouve dans cette
singulière époque , au milieu du perfectionnementque des
lumières nouvelles apportaient dans la législation , la politique,
l'art militaire, legouvernementet les usages privés,
des débris intacts des coutumes les plus absurdes , et qui
semblaient depuis long-temps abandonnées pour jamais.
C'est ainsi que les premiers momens du règne de Henri II
sont marqués par un duel juridique autorisé par le roi
lui-même. Toutes les formes usitées dans les jugemens
de Dieu furent scrupuleusement observées. Cet étrange
combat eut lieu entre François de Vivonne de la Chateigneraye
, etGuy Chabot , seigneur de Jarnac , le to juillet
1547. Le roi , les princesses , toute la cour assistent à ce
spectacle ; les nobles accourent en foule du fond des provinces
pour être témoins d'un spectacle si cher à leurs
aieux, et qu'ils ne connaissent que par des récits qui charmèrent
leur jeunesse. Vivonne paya de sa vie un propos
indiscret , et Jarnac , justifié par son épée, montra toute
la bravouré d'un preux , et la loyauté d'un vainqueur généreux.
Ce trait est caractéristique pour le siècle , et M. de
1
228 MERCURE DE FRANCE ,
Lacretelle enhomme habile s'en est emparé avec
bonheur. A la manière des grands maîtres , il se s
brillant épisode pour faire passer sous les yeux
teur les principaux personnages dont il doit l'occu
chevaliers sont rassemblés dans la lice , la trom
sonner. « Le connétable de Montmorenci est juge d
>> Il ne s'est point opposé àun combat que le roi
>> et qui convient à la rudesse de ses moeurs . Le
>> duc d'Aumale appelle sur lui tous les regards .
» déjà dans toutes les âmes un pressentiment de ses
>> destinées . François Ier. avait démêlé en lui un
>> fonde ambition que ne cessaient d'enflammer s
>>Claude de Guise , le cardinal de Lorraine , sor
>> et son frère l'archevêque de Reims . Ce monarq
>> dit à son fils en mourant , Craignez les Guise
>> tenez le duc d'Aumale . Henri a dédaigné un
» qui lui paraît tenir à une injuste défiance. Tou
>>qu'il est aux volontés du connétable , il ne peut
>> per à l'ascendant du seigneur le plus distingu
>> cour. Le duc d'Aumale s'est fait un appui de
>> de Poitiers , sans oublier devant elle son rang ,
>>sance et la gloire à laquelle il est appelé. Ses tra
>>pleins de noblesse , la légère cicatrice d'une
» qu'il a reçue au visage rappelle ses premiers e
>> toutes ses paroles annoncent une âme élevée
>,>nifeste partout sa supériorité sans montrer de
>> altières . Poli avec les courtisans , il n'est familier
> les soldats....... Les vieux Français retrouve
>> Cossé de Brissac les traits et l'âme de Bayard
>> tarde cependant de quitter la cour : vrai chev
» n'aime que les combats ; qu'on l'éloigne , pourv
>> commande...... Le bouillant Tavannes a souv
>> admirer sa valeur; mais il a fait craindre sa f
>*> Quel homme dangereux sila Franceale malheu
>> en proie aux guerres civiles ! Un jeune homme
>>le respect detoutes parts , c'est Châtillon , ne
>> connétable de Montmorency. Il est calme , int
>> porté àla réflexion : on s'étonne de voir dans ce
>> unhomme qui médite. S'occupe-t-il des projets
>> sages ou de pensées ambitieuses? On l'ignor
NOVEMBRE 1814. 229
▸ parfaite amitié paraît l'unir au duc d'Aumale. Que de
▸ viendra-t-elle lorsque l'un sera le grand duc de Guise
> et l'autre l'amiral de Coligny » ?
Tous ces portraits sont d'une exécution parfaite ; au
début de l'ouvrage ils disposent le lecteur et s'emparent
de toute son attention, que la richesse du sujet doit si bien
soutenir. D'autres peintures complètent cette galerie si
ingénieusement placée. Un tel artifice paraît convenir plutôt
à la haute poésic qu'à la sévérité de l'histoire. Si de
- pareils tableaux étaient multipliés et surtout avec ce luxe
de style chargé de figures , sans doute ce serait un défaut;
mais ici la place est si bien choisie , que ce combat romanesque
, cette cour qui rappelle les moeurs des paladins ,
tant de détails épiques et pourtant incontestables donnent
à cette partie de l'ouvrage de M. de Lacretelle le charme
d'un brillant écart de l'imagination , soutenu de tout l'intérêt
de la réalité. Les réflexions que l'historien jette au
travers de ses peintures portent à la méditaion. Qui ne
- prévoirait la lutte terrible prête à s'engager entre tant de
héros , si des événemens qui se mûrissent dans le silence
mettent en jeu leurs passions endormies ?:
Les matériaux se présentent de toutes parts au choix de
l'homme de lettres qui se propose d'écrire l'histoire de
✓ ces temps désastreux. De Thou , Davila , Brantôme , le
P. Mainbourg , les Mémoires du maréchal de Vieilleville ,
ceux du prince de Condé , les ouvrages de Théodore de
Beze et de tant d'autres , offrent des sources aussi abondantes
que respectables , mais la difficulté consiste à chercher
la vérité au milieu des variantes que ces écrivains
- présentent entr'eux. Placés les uns on les autres dans différentes
situations de la vie , chacun d'eux parle , comme
il arrive toujours , selon ses affections , ses préjugés de
naissance , ses opinions religieuses , ou la part plus ou
moins directe qu'il a pu prendre aux événemens. Le fond
du récit est toujours vrai; mais la vérité peut quelquefois
se colorer suivant le jour sous lequel on laprésente. II
faut un grand discernement pour offrir un ensemble ré
gulier , composé de tant de parties étrangères l'une à
l'autre. C'est en cela que M. de Lacretelle me paraît mériter
les plus grands éloges ; il s'appuie également de l'au-
J
230 MERCURE DE FRANCE ,
torité des auteurs protestans pour flétrir les c
catholiques , et des écrits de ceux-ci pour sig
excès de leurs adversaires . Brantôme , si dévoué au
Vieilleville, peu favorable au connétable de Mont
Davila, qui osa faire l'éloge de l'affreuse politiqu
therine de Médicis , lui fournissent des faits cu
les traits qu'il emprunte à ces auteurs , déplacés
à la masse de certitudes puisées dans les faits pr
les éclaircissent etdeviennent des preuves manifes
le système auquel ils ont d'abord appartenu. Sa
tique , point d'histoire ; c'est le flambeau à la
l'historiendoit s'engager dans ce vaste dédale de
humaines . Un écrivain entiché d'opinions par
n'eût pas manqué de sacrifier ou les Guises aux C
ou les Châtillons aux Guises , et par conséquent
à ses propres préjugés . Ici , la recherche de ce
occupe uniquement l'auteur ; sévère à l'égard
dominateur de son roi , et audacieux usurpa
pouvoir dangereux , il admire franchement le
sut élever la gloire de la France , alors que la
de Henri II et l'orgueilleuse obstination de Mon
plongeaient l'état dans les plus grands périls .
La France, sourdement agitée par la rivalité de
maisons, menacée par les armes autant que par la
• artificieuse de Charles-Quint , ne trouvait pas da
un appui qui dût la rassurer. Henri, subjugué par
faiblesse, inquiet pour sa puissance, sans pouvoir
à-fait roi , jaloux de l'ascendant que Guise et Mon
exerçaient sur la cour et sur le royaume , croyait
àtout ensemant la division entre les familles puis:
se partageaient le funeste honneur de commande
nom. Cette défiance habituelle , ce système de c
tionqui remplaça dès lors la noble franchise de I
et de François Ier. , fut décoré du nom d'habil
de dissimuler devint , en quelque sorte sous les
Valois , la science du gouvernement ; les crime
atroces commis après de mûres et longues re
étaient érigés en actions méritoires , dont la cour
dissait sans contrainte . Henri II , par sa condui
taine ,donna cette funeste pente aux esprits . L
)
NOVEMBRE 1814. 2
grands
de Ca
reunis
Scontre
dedes grands s'accrut de la faiblesse du monarque , et prépara
les malheurs des enfans de ce prince.
ent
François , duc de Guise , au nom duquel semblait s'attacher
la fortune de la France , préludait Drency:: la guerre civile lui réservait. Nommégouavuegrrnaenudrdreôsletrqouies
évêchés que le connétable venait de conquérir avec plus
de promptitude que de gloire , il se vit bientôt assiégé dans
Metz , par l'élite des forces impériales commandées par
Charles-Quint lui-même ; l'héroïque défense de Guise ob-
Shatint le plus brillant succès ; l'empereur constamment repoussé
fut contraint d'abandonner à la France une conquête
aussi importante , et une partie de sa gloire au prince
Lorrain. Dès lors , l'orgueil de cette maison ambitieuse ne
connutplus de bornes. Les Châtillons , les Montmorencys
en frémirent : l'amour du nom français brûlait dans leurs
âmes , Guise était étranger ; la faveur du roi , les acclamations
qui se faisaient entendre à sa vue , leur semblaient
autant d'injures . Aussi braves , aussi habiles , tourmentés
d'un égal désir de dominer , tous s'efforçaient , dans les
Cable combats , d'obtenir l'honneur
where
tillons
aren
Guis
ur d
ros
more
gran
pryw
de la victoire. Cette rivalité
de gloire et d'ambition détermina la haine profonde qui
sépara bientôt les princes lorrains et l'amiral de Coligny .
Lacour se partage entre ces fiers rivaux. Le seul connétable
, sûr de l'affection de son maître, respecté de la favorite,
semblait tenir la balance entre deux partis sur lesquels
le roi répandait ses faveurs dans la plus égale proportion;
mais rien ne pouvait diminuer une animosité
qui n'attendait , pour éclater , qu'une heureuse circonstance.
La guerre continuait : Charles-Quint , éclairé par
des revers , venait de signer la paix de Passau , qui assutrait
aux réformés de l'Allemagne la liberté de conscience.
Débarrassé de ses querelles avec les princes luthériens ,
tous ses efforts se tournèrent du côté de la France .
is
reto
200
L'exemple de tolérance religieuse , que l'empereur venait
de donner au monde , un peu forcément à la vérité , était
bien loin d'être suivi en France. Le cardinal de Lorraine
suivait avec persévérance son projet favori d'établir le tribunal
de l'inquisition. Henri obsédé par son ministre ,
donna enfin l'édit si désiré , mais le parlement refusa l'enregistrement
, et adressa au monarque des représentations
۱
1
232 MERCURE DE FRANCE ,
i
énergiques . Cependant , le nombre des réformés s'accroissait
dans Paris ; la persécution et les supplices , loin de les
intimider, semblait accroître leur ferveur religieuse. De
nouvelles rigueurs furent déployées contre eux , et l'année
1557 vit éclore les premiers troubles . Cette partie de l'histoire
qui nous occupe , était une des plus difficiles à débrouiller.
Tant de partis divers étaient alors en présence ,
et agités de passions si étrangères aux opinions religieuses ,
que l'on ne conçoit pas bien d'abord ce qui put les armer
pour soutenir les droits de Rome , ou les innovations de
Luther et de Calvin. M. de Lacretelle n'a rien négligé pour
nous en instruire. La cour prit parti pour le clergé attaqué
par les sarcasmes de ses adversaires ; dès lors , les mécontens
se rangèrent du parti des réformés ; ils feignirent
d'être édifiés de la nouvelle doctrine ; bientôt après , des
opinions qu'ils avaient embrassées par dépit et même par
légèreté, leur parurent les seules orthodoxes. On se fit une
espèce de point d'honneur de braver les rigueurs de l'autorité
, et d'obtenir les palmes de la persécution. Leur
nombre s'était grossi des plus grands personnages de l'état ;
les princes du sang , irrités de se voir éclipser par les
princes lorrains , penchaient pour la nouvelle religion ,
mais conservaient encore des apparences que la politique
leur conseillait de ne pas abandonner. Quel tableau que
celui de l'illustre maison de Bourbon , méconnue , en quelque
sorte , dans le palais d'un descendant de saint Louis !
Le roi de Navarre , le prince de Condé , ressentaient vivement
cet outrage , et l'odieux cardinal épiait avec joie le
moment de perdre tout à la fois , et les princes et leurs
partisans. Le parlement , depuis quelque temps , ne poursuivait
les hérétiques qu'avec tiédeur. Plusieurs conseillers
penchaient même en faveur d'une entière tolérance.
Le cardinal frémit de voir les cours souveraines mettre des
entraves aux fureurs de son zèle. Qui croirait que ce terrible
prélat osa donner à son roi l'odieux conseil d'engager
ces magistrats à faire connaître leurs sentimens pour les
discuter , et les punir ensuite d'après leur propre confession
? Lemaréchal de Vieilleville donne des détails précis sur
cette horrible discussion du conseil du roi : M. de Lacretelle
y a puisé un des morceaux les plus remarquables.
NOVEMBRE 1814 ) 233.
de son histoire. Appuyé sur le témoignage du maréchal ,
l'auteur a tracé , avec la plus grande énergie , ce Lit de,
justice , où , ravalant la majesté suprême , le roi , trop
fidèle aux avis du cardinal de Lorraine et du connétable ,
invite les magistrats à s'exprimer avec liberté , à l'aider de
leurs avis pour rétablir la paix des consciences . Sur la
foi de la parole royale, trois conseillers exposent au souverain
la nécessité de renoncer à la voie des supplices ,
moyen cruel et dangereux, pour ramener des hommes égarés
; deux autres , Anne Dubourg et Louis Faur , parlent
avec plus de véhémence ; ils osent faire au cardinal l'application
de quelques paroles de l'Ecriture , qui semblent
le signaler comme l'auteur des troubles. Le roi cesse enfin
de se contraindre , il lance des regards menaçans sur tous
ceux qui viennent de parler, Anne Dubourg et Louis Faur
sont arrêtés dans le sein même du parlement.
Cette importante narration prépare les esprits à toutes
les horreurs qui doivent suivre ; elle jette le plus grand
jour sur les dispositions où se trouvait la cour à la fin ,
du règne de Henri II. Il était impossible d'arrêter longtemps
l'explosion de la guerre civile.. L'intérêt qu'on
éprouve à la lecture de l'ouvrage de M. de Lacretelle ,
s'accroît en cet endroit , et se soutient ensuite au plus
haut degré. L'heureux enchaînement des faits , l'adroite,
variété qu'à mise l'auteur dans la distribution de ses récits
, suffiraient pour le placer au rang des écrivains les
plus recommandables , si son talent n'était pas depuis long-t
temps apprécié. Il brille surtout dans ces morceaux qui ,
sans nuire à la vérité , laissent un peu de carrière à l'imagination
de l'homme habile. Quelques phrases suffisent
souvent pour le faire connaître tout entier. On le trouvera
ainsi dans la rapide description de la bataille de Saint-
Quentin , de cette bataille funeste qui décida de la fatale
influence que l'Espagne allait prendre sur la France. Le
récit du tournois , où Henri II fut blessé à mort , offre également
des beautés de style d'un ordre très-élevé. On
gémit , avec l'auteurr , sur la triste destinée des enfans du
roi , de cette nombreuse famille sitôt moissonnée , sans
laisser de postérité. Quel singulier rapprochement pré-t
sente ce règne , qui commence et finit par un duel !
234
1
MERCURE DE FRANCE ,
Jeneprolongerai pas davantage cet article. L'importance
desfaits qui me restent à parcourir , me mènerait trop loin.
Dans l'un des prochains numéros , je continuerai cet extrait
et mes observations .
: G. M.
ESSAI SURLA VIE DE T. WENTWORTH , comte de STRAFFORD ,
principal ministre du roi CHARLES Ier , etc.; par M. le
comte de LALLY-TOLENDAL , etc.
Toutes les révolutions qui tour à tour ont ensanglanté
la face du monde , ont entr'elles un point affreux de similitude
; le renversement de ce qui est bien et la proscription
de la vertu. Quel que soit le but que d'abord on se
propose , de quelque idée de modération que soient guidés
les premiers agitateurs , ils ne seront pas les maîtres d'arrêter
le funeste élan d'une révolution. Jamais l'homme
qui osa le premier faire un coupable appel aux passions
de tout un peuple , ne consomma entièrement son ouvrage
etn'en recueillit les fruits ; c'est un germe de mort qu'il
laisse entre des mains avides de se disputer ce sanglant
héritage. Hélas ! que d'exemples l'histoire n'offre -t-elle pas
de cette triste vérité ! La progression des secousses politiques
est déterminée par les obstacles que le crime réncontre
dans ses projets. Si un roi vertueux , digne du
trône et de l'amour de ses peuples , devient tout à coup
l'objet de la haine de quelques factieux , pour arriver jusqu'à
lui , pour comprimer par l'effroi les efforts généreux
des fidèles amis du prince et de la patrie , c'est aux serviteurs
dévoués qu'ils porteront les premiers coups; ses
actions les plus pures seront empoisonnées ; s'il est clément
, il passera pour être pusillanime , pour tyran s'il
est sévère ; lavictoire ne le sauvera pas même d'une accusation
; il est perdu s'il éprouve des revers. Que peut
le monarque pour défendre son ami contre une multitude
conjurée? Le pouvoir royal est impuissant contre les soupçons
, les haines et l'envie bien déterminée de nuire. II
faut une victime à la rage en délire en attendant une
victime plus auguste ; l'innocent , le sage , tombe sous le
NOVEMBRE 1814 . 235
fer d'un bourreau ; ce premier pas franchi , on aperçoit
un second échafaud réservé à un sacrifice plus solennel.
Telle est en peu de mots l'histoire du comte de Strafford
et de l'infortuné Charles Ier. Le roi put prévoir son sort ,
lorsque cédant aux horribles menaces des factieux , aux
larmes de la reine , aux supplications de Strafford luimême
, il ratifia le bill qui , le privant du meilleur de
ses amis , enlevait aux partisans de l'ordre l'espoir du
calme , et à l'Angleterre son appui. Il ne faut pas se le
dissimuler , cette énorme faute du roi fut le signal de tous
ses désastres . Ses ennemis s'enhardirent de sa faiblesse ,
et ses amis en furent épouvantés. Charles Ier. ne convenait
ni à l'Angleterre , ni à son siècle ; faible , il avait à
gouverner un peuple inquiet , jaloux de ses priviléges , et
lassé du joug où l'avaient réduit et la tyrannie d'Henri VIII ,
et l'orgueilleux despotisme d'Élisabeth ; humain , il fit
verser des torrens de sang ; religieux , on le força d'adopter
une doctrine qui blessait ses principes et répugnait à ses
lumières ; juste , il donna son nom pour consommer la plus
grande injustice ; modéré , pacifique , il fut presque toujours
en guerre , et ses peuples qu'il chérissait devinrent
sous ses yeux les déplorables victimes des discordes civiles.
Strafford seul pouvait arracher son roi à tant d'adversités ;
on ne l'ignorait pas ; sa perte fut jurée , et Charles luimême
rendit impossible le salut de son ministre.
1
Le tableau de cette sanglante catastrophe , l'histoire
d'une aussi grande injustice a depuis long-temps occupé
la plume de M. le comte de Lally-Tolendal. C'est en
quelque sorte à la défense du malheur et de l'innocence
que cet écrivain doit et son talent et son éloquence. Voué
au noble et douloureux ministère de plaider à la face du
monde la cause de la nature et de l'honneur , il a cherché ,
dans des momens plus calmes , un sujet qui pût offrir
quelques rapprochemens avec l'objet de ses longs travaux ,
de ses constans efforts et de son touchant et honorable
triomphe. Lavie du comte de Strafford s'offrait à ce talent
si cruellement éprouvé. Cet épisode de l'histoire d'An
gleterre appartenait de droit à l'homme qui peut - être
connaît le mieux les annales , les lois , les diverses opi
nions de ce pays qui l'a vu naître et le génie de ses ha236
MERCURE DE FRANCE ,
bitans. Une sorte de complaisance douloureuse , de satisfaction
mêlée d'amertume semble avoir guidé l'auteur dans
son choix et dans son travail. Non content d'avoir élevé
un monument historique à la mémoire de Strafford ,
M. de Lally - Tolendal a fait de ce personnage le héros
d'une tragédie ; une épître dédicatoire placée à la tête de
l'ouvrage qui nous occupe, et adressée en 1795 au célèbre
prince Henri de Prusse , nous apprend , ainsi que l'avertissement
des éditeurs , l'existence de cet oeuvre dramatique.
Les amis des lettres forment le voeu bien sincère
de voir publier en France une tragédie dont le talent de
l'auteur fait concevoir les beautés. Ce double hommage
rendu au nom d'une illustre victime porte avec lui je ne
sais quel sentiment mélancolique et religieux , qui s'ac
croît encore en soulevant le voile dont M. de Lally-Tolendal
couvre sa constante et profonde pensée. Ce tableau
d'unhomme vertueux condamné au supplice des traîtres ,
réveille d'affreux souvenirs ; l'innocence et l'honneur méconnus
! quel rapprochement ! de quelle verve ne devait-il
pas animer une âme généreuse , toute remplie et de sa
tendresse et de la sainteté de ses devoirs !
Les recherches qu'il était nécessaire de multiplier pour
écrire dignement la vie du comte de Strafford , ont dû être
pénibles , et surtout minutieuses. Il fallait écarter avec soin
les préventions de l'esprit de parti; elles sont nombreuses
dans les écrits qui suivent les révolutions , et le nom de
Strafford , réhabilité sous Charles II , n'était pas entièrement
lavé de quelques-unes des accusations que ses meurtriers
firent péser sur sa mémoire. Il fallait également com--
battre par des preuves évidentes , ou par une profonde
discussion , les censeurs qui condamnaient Strafford,sur
quelques points de sa vie politique. Alcét égard , M. de
Lally-Tolendal peut se flatter d'avoirremporté une victoiré
complète. Soit qu'il peigne Strafford dans la chambre des
communes défendant les droits de ses commettans , contre
les sourdes usurpations du pouvoir monarchique ; soit qu'il
✔le représente déployant toutes les ressources de son génie
etde sa vertu pour assurer la prérogative du trône ; soit
qu'il le montre enfin,investi de lapuissance royale , chargé
de ramener la paix dans l'Irlande si long-temps agitée ; on
NOVEMBRE 18144 237
voit partout , l'homme supérieur aux événemens , l'administrateur
éclairé , le citoyen enivré de l'amour de la pa
trie , le sujet fidèle et l'ami respectueux de son souverain.
Cette apologie continuelle laisserait quelque doute sur son
exactitude , si M. le comte de Lally-Tolendal n'indiquait
les sources auxquelles il a puisé. Mais on ne peut lui faire
ce reproche ; non content de rapporter des opinions et des
faits authentiques en faveurde son héros , il cite les auteurs
qui lui sont le plus contraires , et l'on ne peut se dissimuler
que ses raisonnemens ne soient très-concluans . Toutefois ,
si Strafford , comme le démontre fort bien son défenseur
fut une victime dévouée à la haine des factieux , il faut
avouer que sa hauteur , et quelques mesures d'une justice
un peu rigoureuse qu'il crut devoir adopter dans sa viceroyauté
d'Irlande , durent lui faire de nombreux et d'im
placables ennemis ; mais il fut le bienfaiteur du pays qu'il
gouvernait , son administration fut marquée par des actes
d'une bienfaisance éclairée. La malheureuse Irlande , si
long-temps opprimée , plutôt considérée comme une ennemie
par l'Angleterre , que comme une portion de l'em
pire britannique; l'Irlande , nouvellement encore arrosée
du sangde ses citoyens, vit renaître l'espoird'un gouvernement
fondé sur des idées paternelles. Un parlement con
voquépar les soins du vice-roi, mit des bornes aux vexations
sous lesquelles gémissait la nation irlandaise. Le droit
public fut assuré ; la tranquillité des familles, la sûreté des
propriétés , le perfectionnement de l'agriculture , lajustice
égale pour tous , une distribution proportionnée de l'impôt,
lapolice intérieure établie , l'abolition des distinctions
injustes entre les habitans de diverse origine , tout cela
fut l'ouvrage du parlement ou plutôt de Strafford. L'église
et la couronne devinrent également l'objet de ses soins , un
grand nombre de terres avaient été envahies par des usurpations
successives. Strafford fit rechercher les titres originaux
, et un sévère examen rendit au domaine du roi ,
ainsi qu'au clergé , de riches propriétés dont ils étaient
dépouillés. L'équité n'avait rien à opposer à une pareille
conduite ; mais l'intérêt personnel , cruellement abusé , ne
pardonna point au vice-roi ; et les nouveaux propriétaires
dépouillés, devenus puissans à leur tour , se réuni
உ
1
238 MERCURE DE FRANCE ,
rent pour accabler celui qu'ils regardaient comme leur spo
liateur.
M. le comte de Lally-Tolendal entre dans les plus grands
détails de l'administration de Strafford en Irlande ; pour
mettre le lecteur à même de concevoir tout ce que ce ministre
put faire de grand et d'utile , il donne un aperçu
des maux auxquels cette contrée était en proie depuis
l'époque de la conquête. L'ancienne histoire de l'Irlande
est peu connue du reste de l'Europe. On serait porté à
croireque ce royaume , séparé du monde européen , privé
de toutes communications directes avec les autres états ,
au moins dans les siècles reculés , aurait dû se trouver à
l'abri de ces long déchiremens qui , tant de fois , ont bouleversé
l'Europe; il n'en est pas ainsi. Peu de peuples
ont éprouvéde plus terribles vicissitudes . L'Irlande , livrée
souvent aux guerres intérieures lorsqu'elle était gouvernée
par ses souverains nationaux , n'a été , depuis la conquête ,
qu'unvaste champ de persécutions , de massacres et d'incendies.
Les lois les plus absurdes, portées par les premiers
conquérans contre les Irlandais , formèrent bientôt l'unique
code dont le gouvernement favorisât l'exercice ; code de
sang qui légitimait l'oppression , et punissait l'opprimé qui
osaitseplaindre. Tel était l'état de l'Irlande , lorsque Strafford
vint la gouverner. Son génie répara une partie du
mal ; mais après lui , d'horribles massacres furent le préludede
massacres plus affreux encore. L'ancienne barbarie
reparut , se perpétua , et peut-être sans la sage humanité
duvénérable monarque qui occupe encore aujourd'hui le
trône de l'Angleterre , verrions- nous , au 19. siècle , une
nation européenne frappée encore par les Anglais euxmêmes
de cette dégradation politique, dont il faut chercher
les exemples chez les anciens Perses , dans l'Inde , et
jusqu'à nos jours en Europe , à l'égard des Israélites . Ce
fragment de l'histoire d'Irlande est fort remarquable , et
ajoute puissamment à l'intérêt qu'inspire l'ensemble de
l'ouvrage. On y trouve des faits qui , comme les moeurs de
cetterégionreléguée au boutdu monde,ontunephysionomie
qui leur estparticulière. Il semble que tout chez ce peuple
emprunte quelque chose de ce vague,dont le moindre individu
enveloppe sa propre origine. Nulle part , peut-être ,
NOVEMBRE 1814 . 239
l'orgueil de la naissance ne se montre plus franchement et
avec moins de ménagement. Tel pâtre irlandais , courbé
sous le poids du travail et de la misère , se glorifie du sang
Milésien qui coule dans ses veines , et regarde en pitié
tout ce qui n'est pas sorti de cette race antique. De tels
préjugés sont singulièrement diminués , grâce aux sages
dispositions que les rois d'Angleterre ont pris depuis un
siècle , pour éteindre ces funestes divisions ; mais ils subsistaient
dans toute leur force du temps de Strafford , et
ce n'était pas alors un médiocre succès que d'avoir fait bénir
, par ces fiers et malheureux insulaires , la domination
dumonarque anglais .
•Pendant l'heureuse administration de Strafford en Irlande,
le feu de la sédition couvait sourdement dans les
autres parties de la monarchie. L'Écosse donna la première
l'exemple d'une rébellion ouverte. Nous concevons
avec peine une révolution aussi terrible pour des dogmes
religieux , nous dont les coupables excès n'ont respecté ni
les lois divines , ni les institutions humaines. L'Ecosse ,
éntièrement livrée à la doctrine de Calvin, repoussait avec
fureur la liturgie que le roi , comme chef de l'église anglicane
, voulait introduire dans tous ses états . Malheureusement
Charles s'occupait beaucoup de théologie. Cette
grande erreur dans le rang suprême , fut commune à tous
les rois d'Angleterre , depuis Henri VIII. Fiers de leur
pontificat , ces princes voulurent gouverner les consciences
comme ils gouvernaient leurs domaines ; et tour à tour
leurs sujets de toutes les sectes éprouvèrent des persécutions
, suite inévitable de ce zèle aveugle et mal entendu.
Si le principe des malheurs de l'Angleterre diffère de
ceux qui causèrent les désastres de la France , quelle funeste
analogie dans la marche des deux révolutions ! Des
deux côtés , une multitude égarée par de fausses sugestions
court aux armes sans avoir un but prononcé, ni de griefs
solides et déterminés. Des deux côtés , une poignée de factieux
s'empare avec audace de l'effervescence populaire ,
pour élever une nouvelle autorité rivale du trône. Une assemblée
que Charles avait convoquée à Glascou , pour remédier
aux premiers désordres , dissoute bientôt après par
1
\
240 MERCURE DE FRANCE ,
le roi , refuse d'obéir , et se constitue d'elle-même en assemblée
nationale. Le roi pouvait encore couper le mal
dans sa source ; mais porté par la douceur de son caractère
àdes mesures pacifiques , il endura cet outrage , et la rébellion,
prenant de nouvelles forces , menaça dès lors d'étendre
ses ravages jusqu'en Angleterre. Charles comptait
sur l'amour de son peuple ; jaloux de ramener le calme
sans effusion de sang , il ratifia les actes de cette assemblée
usurpatrice. Ce roi , héritier du pouvoir absolu qu'avaient
établi les princes de la maison de Tudor, que les Stuards
s'étaient montrés si empressés de maintenir , sacrifia son autorité
, avec cette noble résignation que donne l'espérance
d'un bien futur. Il ne vit pas, l'infortuné monarque, que ce
premier pas , loin de satisfaire ses ennemis , les enhardissait
àde nouvelles entreprises ; et marquer de la crainte , c'était
augmenter leur puissance ! Chaque concession accordée
aux intrigans qui troublaient l'état , grossissait le nombre
de leurs partisans. Il est des temps malheureux où la
fatalité semble peser sur les rois et sur les peuples. Un espritde
vertige les emporte au-delà du cercle des probabilités
et des chances connues. Ce qui était ignoré la veille ,
paraît démontré aussitôt que produit. Les liens les plus sacrés
sont méconnus; les devoirs traités de chimères ; un
vague désir de changer ses rapports , ses affections et même
son existence , s'empare de tous les esprits. La vertu devient
crime; et le vice , décoré du titre de raison , prend la place
des sentimens honnêtes qui ne sont plus que des titres de
proscription. Ce que la folie démocratique produisit de
mal en France , fut , en Angleterre , l'ouvrage du fanatisme
religieux ; seulement les farouches presbytériens conservèrent
cet avantage; c'est que dévots de bonne foi , ils respectèrent
les moeurs publiques , et ne donnèrent pas au
monde le dégoûtant spectacle de l'immoralité érigée en
vertu, et présentée comme exemple à l'admiration publique.
D'ailleurs , même audace criminelle dans les chefs;
même douceur , même indulgence , même bonne foi aveugle
dans les moyens de répression . Les rebelles qui avaient
tout obtenu de la faiblesse du monarque , croyaient n'avoir
rien fait s'ils lui laissaient l'ami qui pouvait encore réparer
tout le mal . On n'ignorait pas que Strafford , défenseur des
NOVEMBRE 1814. 241
priviléges de la nation , était aussi le plus zélé partisan de
l'autorité royale. Strafford avait donné des conseils qui
n'avaient pas été suivis ; ses ennemis étaient puissans : ils
se réunirent. Une accusation portée contre lui au parlement
, le signala comme le tyran de l'Irlande. Il fallait des
griefs , la haine ici fut impuissante , et l'accusation reposait
sur des bases vagues et générales , qu'aucun fait digne de
remarque ne vint appuyer. Cet acte monstrueux sufiit
pour envoyer à la tour , un pair du royaume , le régénérateur
de l'Irlande , et le ministre le plus dévoué de son souverain
.
Ici l'ouvrage de M. de Lally-Tolendal change en quelque
sorte de caractère. La célébrité de Strafford , les actions
de sa vie , se lient continuellement aux événemens .
publics du règne de Charles Ier . : c'est l'histoire d'Angleterre
pendant les quinze premières années de ce règne que
M. de Lally a écrite , puisque Strafford y joue toujours un
rôle principal ; mais dès l'instant que , livré à ses persécuteurs
, abandonné par les pairs , que les factieux , maîtres
du parlement , étaient parvenus à intimider , il quitte la
scène politique pour éprouver le sort de l'homme privé :
ce n'est plus que le douloureux récit d'une grande injustice.
Si le comte de Strafford a mérité par ses actions d'obtenir
un nom glorieux , sa mort ne le rend pas moins
célèbre. Il semble que les ennemis de cet homme illustre
aient cherché , en l'envoyant à l'échafaud , à laver sa mémoire
de toute espèce de reproches ; peu leur importait
l'opinion de leurs contemporains ou de lapostérité,pourvu
que , par sa mort , il satisfit à leur rage. M. de Lally-Tolendal
, inspiré par la richesse de son sujet, sans abandonner
un instant la gravité de l'histoire , sait lui donner cet
intérêt touchant qu'on trouve souvent dans les mémoires
particuliers . Rien de plus noble, de plus pathétique ,
que , que
la défense que Strafford prononça lui - même devant les
pairs : cet illustre accusé , moins troublé de son sort que
des malheurs du roi et de la patrie , offrait sa tête pour
gage de la félicité publique. Charles , qui d'abord avait
juré de le mettre à l'abri de tous dangers , voulut s'acquitter
d'une parole dictée par son coeur , mais qu'il n'était
plus assez puissant pour faire respecter. Ce fut alors
16
242 MERCURE DE FRANCE ,
que le généreux Strafford adressa à son maître cette lettre,
éternel monunent de l'héroïsme le plus sublime et du dévouement
le plus pur. Strafford était condamné; le roi ,
égaré par la douleur , refusait avec indignation de donner
sa sanction à cet odieux arrêt : l'illustre victime se joint
alors à ses bourreaux; il supplie le roi de laisser tomber
une tête innocente, et de sauver ainsi , lui , sa famille , les
droits du trône et l'Angleterre. « En deux mots , sire , je
>>rends à votre conscience sa liberté. Je supplie humble-
>>ment votre majesté de prévenir , en signant mon arrêt
>> de mort , tous les maux que pourrait entraîner un re-
>> fus ; et cet obstacle (que je ne veux pas même maudire ,
>>mais que je puis au moins déplorer ) étant une fois
>> écarté du chemin qui peut vous conduire aux bénédic-
>>tions de la paix , j'espère que le ciel la maintiendra pour
>> toujours entze vous et vos sujets » .
Cet affreux combat , que la fidélité livrait à la reconnaissance
, offre une des situations les plus touchantes de
l'histoire moderne. Cette lettre , trop longue pour être
rapportée toute entière , est un chef-d'oeuvre de modéra
ration , de noblesse et de sensibilité : Strafford s'y montre
vertueux jusqu'à l'héroïsme sans cesser d'être homme ;
courageux sans ostentation , résigné par devoir ; il veut
mourir pour sauver son prince , mais il verse des larmes
amères sur le sort de ses enfans; il chérit la vie , et il demande
la mort. Hélas ! il emporta l'honneur de cette funeste
victoire ; Charles , épouvanté par les cris des séditieux
, en proie à toutes les violences d'une multitude
effrénée , céda à la crainte des plus grands forfaits. Strafford
est plus heureux que moi ! s'écria-t-il en signant enfin
l'arrêt de mort. Jamais l'infortuné monarque ne put se
pardonner cet instant de faiblesse , que son horrible situation
justifiait en partie ; huit ans après , en montant sur le
même échafaud, il se reprochait encore la fin tragique de
son ami. :
Pour peindre dignement cette grande catastrophe , il
fallait un pinceau tout à la fois énergique , et accoutumé à
retracer de nobles infortunes et les profondes douleurs que
le temps a rendues plus solemelles, sans pouvoir les tiser.
M. le comte de Lally-Tolendal a répandu dans cet ouvra
NOVEMBRE 1814. 243
tout ce que sa brillante imagination , son éloquence attendrissante
, lui offraient d'images fortes et de sentimens pathétiques
. Peut - être dominé par une idée trop absolue ,
a-t-il abandonné sa plume à un luxe d'expressions , qui
nuit à la rapidité du récit : son style , toujours correct et
imposant , contracte alors je ne sais quoi de gêné , qui fatigue
l'attention et manque souvent son effet sur l'âme du
lecteur , par le soin même que l'auteur a pris pour l'émouvoir.
Ce défaut , qui tient à une qualité trop également répandue
, ne portera aucun obstacle au succès du nouvel
ouvrage de M. le comte de Lally-Tolendal : il trouvera sa
place au milieu des meilleures bibliotheques. C'est un volume
ajouté à l'histoire de cette malheureuse maison de
Stuart , dont le nom seul réveille toutes les idées de grandeur
et d'infortune. L'auteur a rassemblé les faits les plus
précieux de l'époque à laquelle ont éclaté les premiers
troubles ; il a résolu des doutes , fixé des points importans
à connaître,eettrendupar-làun service qui lui donne de
nouveaux droits à l'estime de ceux qui attachent quelque
mérite aux jouissances de l'esprit.
G. M.
LA FERME AUX ABEILLES , ou les Fleurs de Lis , imite
d'Auguste Lafontaine , par madame ISABELLE DE MONTOLIEU.-
Deux vol. in-12-1814 .
CETTE nouvelle production de M. Auguste Lafontaine
ie saurait nuire à la réputation méritée de l'auteur : la
mmorale en est pure ; les défauts , s'il y en a , y sont en
petit nombre , et des réflexions sages , des sentimens pleins
de délicatesse et de naïveté y sont beaucoup moins
races.
Le lecteur s'intéresse bien particulièrement à cette belle
Aurore que l'on environne de séductions , et qu'on ne
séduit pas. Il tremble pour cette orpheline qui n'a d'autre
sauvegarde que son innocence , et qui cependant déjoue
par sa bonne foi et sa simplicité les complots de ceux
qu'elle croit être ses amis. Il est vrai qu'Aurore a pour
sa défense des légionsr edoutables contre qui la valeur
1
244 MERCURE DE FRANCE ,
-
n'est d'aucun secours ; mais ces héroïnes ailées ne quittent
pas leurs ruches , et ne suivent pas en tous lieux leur
charmant général .
Le père d'Aurore est un comte polonais qui , ayant
eu l'audace de croire que sa femme lui appartenait ,
bien que son auguste souverain aimât la comtesse avec
passion , fut obligé de quitter sa patrie pour se soustraire
à la vengeance du monarque. Il vint , sous le nom
de Stiller , habiter un village du Hanovre où il se fit cultivateur
d'abeilles ; il se disait le fils d'un menestrier ,
quoique ses manières démentissent cette généalogie. Sa
femme ne tarde pas à mourir en donnant le jour à notre
héroïne , et l'infortuné comte Pollinski reste avec ses deux
enfans qui parviennent à le consoler d'une si grande perte.
Son fils Stanislas paraît avoir le sentiment de sa haute
naissance : son imagination le transporte bien loin de la
ferme ; il ne peut se résoudre à passer sa vie dans l'obscurité
comme un simple cultivateur d'abeilles , et il montre
de bonne heure un goût décidé pour le métier des armes.
Il part avec l'épée de son père , et ne reparaît qu'au dénoûment
, bien que l'on ait cru d'abord qu'il était le principal
personnage , et qu'on attende jusqu'à la fin l'histoire
de ses hauts faits .
:
Cependant le père Stiller tombe malade , et ne se rêtablit
pas : il emploie les instans qui lui restent à donner
d'utiles leçons à sa fille , en l'engageant à préférer ses
occupations rustiques à tout autre genre de vie , et à ne
pas chercher le bonheur hors de la ferme aux abeilles ;
il lui fait contracter mille engagemens destinés à lui rappeler
chaque jour les derniers conseils de son père. Ainsi
il l'environne de souvenirs , pour que même après sa mort
elle ne puisse échapper involontairement à sa puissance ,
qui est celle de la vertu. Il lui demande « d'aller chaque
>> année , à l'anniversaire de sa mort , sur son tombeau ,
>>d'y passer quelques heures , et de récapituler sa con-
>>duite pendant l'année , pour savoir si elle a tenu ses
>> promesses ; et , si sa conscience lui en rend un bon té-
>> moignage , de déposer une fleur de lis blanche sur le
>> tombeau » . Il meurt enfin , et laisse Aurore sous la
surveillance d'une dame Muller qui n'est pas même sa
NOVEMBRE 1814. 245
parente. Aussitôt Herman et Wilhelm , deux prétendans
à la main d'Aurore , cherchent à prouver leur amour par
mille petites attentions fort ingénieuses , et en même temps
fort insinuantes. Le bouillant , l'impétueux Herman saisit
les heureuses idées de Wilhelm , et les met en exécution ;
mais sa perfidie ne lui procure aucun succès décisif, et
las de languir dans une longue incertitude , il veut emporter
par un assaut général le coeur de celle qu'il aime ,
tandis que le tendre , le timide Wilhelm se borne à gémir
doucement , et à charmer les oreilles d'Aurore par les sons
de sa flûte. Mais Aurore prend toutes les précautions imaginables
pour être digne de poser la fleur de lis sur le
tombeau ; elle s'observe avec soin , et elle emploie beaucoup
de temps à découvrir lequel a le plus d'attrait pour
elle, ou le son du cor d'Herman , ou l'humble son de la
flûte. Herman détruit par sa témérité le peu de progrès
qu'il avait fait dans le coeur d'Aurore ; et cette dernière
se surprend enfin à éprouver une sorte de dépit lorsque
le cor bruyant impose silence à la flûte de Wilhelm.
Mais un certain baron de Heutner voit Aurore , et veut
absolument la posséder , dût-il employer tous les moyens
qui sont en son pouvoir , hors celui qui serait légitime.
Un de ses domestiques , homme très-habile dans l'art de
l'intrigue , s'associe une soeur nommée Julie , femme non
moins méprisable que lui , et tous deux conspirent contre
l'innocence d'Aurore. Julie se fait passer pour la soeur
du baron , et vient s'établir à Emdorf sous un nom supposé
; elle porte le deuil , et semble regretter singulièrement
l'époux qu'elle vient de perdre . C'est donc sous le
nom de la comtesse Pollinski qu'elle parvient à s'attirer
la confiance de la trop crédule Aurore. La fausse comtesse
fait un pompeux éloge des prétendues vertus de son
prétendu frère ; elle ménage l'entrevue d'Aurore et du
baronqui entraîne cette dernière à son château. Là des
fêtes brillantes sont destinées à subjuguer l'imagination
d'une jeune fille qui jusqu'à présent n'a connu d'autres
fêtes que celles du village où elle est née. Mais tandis
que le charme agit puissamment sur elle , un incident
quelquefois un seul mot détruit le dangereux prestige ,
et ramène la pensée d'Aurore au milieu des abeilles , aur
246 MERCURE DE FRANCE ,
bord du lac où l'inquiet Wilhelm, en proie à la jalousie ,
souffre en silence .
Aurore goûte ces plaisirs lorsqu'elle en est environnée ;
mais de retour à la ferme elle ne les regrette point , et
pourtant elle va quelquefois au château où le baron
la reçoit avec une magnificence qui devrait éveiller ses
soupçons. Elle trouve déjà qu'elle n'a pas suivi scrupuleusement
les intentions de son père. On est parvenu à lui
faire quitter son costume villageois pour un habit de bal ,
et ce n'est pas sans un secret plaisir qu'elle s'est vue parée
comme une dame ; elle tremble enfin de ne plus oser
approcher de la tombe de son père , pour y déposer la
fleur emblème de sa pureté et de son innocence. Herman
affecte de mépriser Aurore qu'il croit déjà séduite et entièrement
perdue pour lui ; mais le bon Wilhelm , loin
de l'accuser , la défend avec énergie contre les injurieuses
insinuations de son rival . Aurore est témoin de cette
scène , et la reconnaissance achève de l'attendrir en faveur
du nouveau Tancrède. Elle se sert d'un stratagème pour
lui donner indirectement des espérances. Cela fait , elle
croit pouvoir aller au château sans qu'il en résulte aucun
inconévnient. Cette fois le baron et ses indignes agens
éprouvent un revers qu'ils n'avaient pas assez prévu .
C'était la fête d'Aurore , et M. Heutner avait saisi une
occasion si heureuse de faire connaître à celle qu'il aimait
tous les genres de plaisirs que peuvent procurer le goût
et l'opulence. Cette seconde tentative est aussi infructueuse
que celles qui la précédèrent ; mais tandis que
l'on est réuni au salon , tandis que l'aimable Aurore
chante en s'accompagnant de la guitare , et qu'elle a pour
auditeurs le baron et la fausse comtesse , la véritable entre ,
suivie de son mari que l'on avait cru mort. Julie s'échappe
soudain; mais Aurore , qui s'imagine n'avoir rien à craindre,
demeure en paix , bien que surprise d'ailleurs de voir
une seconde soeur au baron. Elle ne tarde pas à être en
butte à d'impertinentes questions , à des remarques qui lui
font bientôt pressentir qu'elle a été dupe de sa bonne foi.
Néanmoins la honte atteint les vrais coupables , et Aurore
reconnaît dans le comte Pollinski ce frère dont elle n'avait
pas encore reçu de nouvelles . Dès lors les éclaircissemens
NOVEMBRE 1814. 247
ont lieu , l'héroïne découvre le secret de sa naissance que
nous apprenons en même temps qu'elle. Ainsi le baron
Heutner pourrait , sans se mésallier , épouser l'objet de
son amour ; mais je laisse au lecteur le soin de prévoir
quelles seront à cet égard les dispositions d'Aurore.
Ce charmant ouvrage , dont l'intérêt va toujours croissant
, est rempli de détails exprimés avec beaucoup de
grâce et de vérité : c'est le genre allemand dans sa perfection
; et enfin on trouvera dans ce roman tout ce que
le nom de M. Auguste Lafontaine doit promettre au
lecteur . Mlle V. CORNÉLIE DE SEN**.
CHARLES ET HÉLÈNE DE MOLDORF , ou Huit ans de trop ,
traduit de l'allemand de MESNER , par Mume ISABELLE
DE MONTOLIEU. -Un vol. in- 12 .
ASSISES aux deux coins de la cheminée , Mme. ** et
moi , nous tenions l'une et l'autre un roman de la féconde
-plume de Mme. de Montolieu. Voilà un colonel de Moldorf
qui me plaît assez , disais-je ; il appelle auprès de lui
'une nièce et un neveu qui ont grand besoin d'être ses
heritiers . Le petit Charles a une assez mauvaise tête ,
mais de ces mauvaises têtes qui promettent de devenir
bonnes . Mlle . Hélène, en sa qualité de fille , est plus raisonnable
; elle ad'ailleurs huit ans de plus que son joli
cousin.... Mon Dieu ! quelle indiscrétion de ma part !
vous voyez déjà , je gage , que ce Charles sera le héros de
mon héroïne , laquelle a huit ans de trop. Mais aussi
pourquoi l'auteur s'empresse-t-il de nous le faire entrevoir
? on a tant de plaisir à deviner , à pressentir les événemens
! M. Mesner , dans sa franche bonhomie , ne
nous laisse point la satisfaction de nous tromper quelquefois
(je n'avais pas encore lu le dénouement ).-
mal est fait , continuez. - Le cousin commet un grand
nombre d'étourderies que la cousine répare toujours avec
une complaisance inaltérable ; jusqu'à présent son indulgence
est pure générosité. Cependant le colonel envoie
son neveu à l'université ; le jeune homme reste près de
sept ans loin de celui qui lui sert de père. De retour
Le
2.48 MERCURE DE FRANCE ,
-
-
-Eh
chez son oncle, il excite l'étonnement d'Hélène qui peutêtre
ne s'attendait pas à un changement si heureux dans
le physique et le moral de son aimable cousin . Elle
cherche àse rendre compte des sentimens qu'elle éprouve,
elle s'en rend si bien compte qu'elle s'aperçoit.... -Ah !
j'entends .-L'oncle ne tarde pas à s'en apercevoir aussi :
cette découverte est assez de son goût ; il se hâte d'en faire
part à son neveu , voulant à toute force préparer le bonheur
de sa chère Hélène qui souffre et se tait. C'est une
bien bonne personne qu'Hélène de Drewitz ; elle est fort
douce et nullement exigeante , elle se sacrifie toujours à
ceux qu'elle aime . C'est donc une héroïne semblable à
toutes les autres ? Point du tout , il y a beaucoup de
vérité dans le portrait que l'on nous fait d'elle .
pourquoi serait-elle parfaite ?- Parce qu'elle n'est pas
précisément belle : si elle était belle , peut-être ne se donnerait-
elle pas la peine d'être parfaite ; et si elle était laide ,
elle sentirait l'inutilité de ses efforts pour compenser un
tel désavantage , alors elle se montrerait acariâtre et capricieuse.
Mais Hélène a de l'agrément dans la physionomie
, de la grâce dans les manières , et elle sent bien
qu'elle peut faire oublier les années qu'elle a de plus que
son cousin. Toutefois le beau , le jeune Charles l'aimerat-
il conformément à la volonté de son oncle ? Mais Charles
a été trompé dans les premières affections de son coeur ,
et Charles est pénétré de reconnaissance des sentimens
vrais que sa cousine a pour lui. On lui dit qu'il est aimé ,
et il aime; on lui dit d''épouser , et il veut épouser. Cependant
le mariage est retardé par la mort subite du colonel
qui se promettait; sans songer aux vicissitudes humaines,
de rendre la noce très-brillante. Ce qui prouve bien.....
mais non , cela ne prouve rien, car enfin que prouvent les
romans ?-Ils prouveraient beaucoup s'ils étaient tous
écrits avec cette vérité qui distingue les ouvrages de certains
auteurs anglais et allemands ; mais je suis pressée de
voir nos amans enchaînés l'un à l'autre , crainte de quelque
mésaventure.- Certaines apparences font croire à la
modeste Hélène que son cousin ne l'a jamais aimée , et
même toute autre qu'elle se persuaderait qu'en demandant
samain il a été guidé par des motifs d'intérêt , car
NOVEMBRE 1814. 249
le colonel avait fait son testament de telle manière que
son neveu devait doubler sa fortune en épousant Hélène ;
mais Charles trouve le moyen de détruire des soupçons
de cette nature en rendant publique sa justification : il
se marie enfin.-C'est donc fini ?-Non vraiment , voici
une seconde héroïne prête à remplacer la première au
besoin. Maintenant la marche des événemens est plus lente
et moins naturelle. Les deux époux n'ont point d'enfans ;
mais une orpheline , parente très-éloignée , réclame leur
secours et leur tient lieu de fille. L'imprévoyante Mme. de
Moldorf la reçoit chez elle ; son mari devient l'instituteur
de la jeune Euphrosine , et, qui pis est , cette belle élève
persiste à ne pas donner le nom de papa à celui qui en remplit
les fonctions .- Si j'étais de Mme. de Moldorf, je trouverais
cela très -mauvais . - Bref , Hélène tombe malade
et s'enlaidit , Charles reste beau , Euphrosine devient
belle , et....- Par conséquent amour d'un côté , retour
de l'autre , jalousie et désespoir d'une troisième personne ,
combats , suicide ....-Attendez , attendez ; ces résultats
appartiennent à la foule des romans , et celui-ci , traduit
par un auteur distingué , doit nécessairement avoir quelque
mérite.-Voilà cependant deux héroïnes ; à laquelle
des deux faut-il s'intéresser ?- Vous pouvez choisir.
Euphrosine me plaît , c'est la dernière .-Moi , je lui préfère
Hélène , c'est la première.- Il faut que l'une meure
pour que l'autre soit heureuse , je veux donc qu'Hélène
meure . -Moi , je veux qu'elle vive .-Elle mourra , c'est
la moins belle.-Elle vivra , c'est la plus aimable.-Elle
ne vivra pas , elle est déjà si malade !-Elle ne mourra
pas , elle est si bonne ! Elle mourra done , puisque
les bons sont les premiers à quitter cette terre , afin de
recevoir apparemment plus tôt leur récompense .-Non ,
elle sera heureuse en dépit de vous , car la voilà rétablie
, mais ayant un défaut qu'on ne lui connaissait
pas , ou qui du moins n'était pas entièrement développé.
Mme de Moldorf avait toujours été inquiète de la
disproportion d'âge qui subsistait entre elle et son mari ;
cette idée dominante dans son esprit s'est changée pendant
le cours de sa maladie en une manie assez insupportable.
L'auteur dépeint on ne peut mieux les effets de
cette seconde maladie ; mais quoi ! .... une rechute .... -
-
-
250 MERCURE DE FRANCE ,
-
Je triomphe.- Pas encore , on a des espérances. Las !
cela va mal .- Bravo , cela va bien.-Elle se rend aux
eaux de Pise , elle s'y rétablira.-Grand Dieu ! qu'elle
nous fait languir avec elle ; mais , dites-moi , laisse-t-elle
son mari avec Euphrosine ?- Non , en vérité , l'un part
pour Copenhague , et l'autre pour Vienne. O ciel ! quelle
nouvelle! Hélène est morte ; pleurons.-Nenni , pleurez
tout seul , ce ne sont pas de mes affaires .
Il n'est que
trop vrai , elle est bien morte , car voilà son testament
suivi de détails sur ses derniers instans , et sur la manière
dont elle a été ensevelie.- C'est fini , n'en parlons plus:
d'ailleurs tout est compensé dans ce monde ; quand les
uns meurent d'autres s'épousent. Pleurez , pleurez votre
héroïne , je vais m'égayer à la nocede la mienne. Veuillez
m'y conduire au plus vite.-Dans les deux dernières lettres
que Mme, de Moldorf écrit à son Charles et à son
Euphrosine , elle leur fait entrevoir que leur union est
son plus cher désir. Or comme rien n'est plus sacré que
la volonté des morts , M. de Moldorf se croit tenu pour
Tacquit de sa conscience de remplir les voeux de son
épouse mourante ; ainsi la belle Euphrosine consent à lui
donner la main, afin de pouvoir souvent parler de son
amie avec l'époux que celle-ci avait tant aimé.-J'avais
bien dit que votre Hélène mourrait pour faire place à
monEuphrosine.-Vous aviez mal dit , mon Hélène ressuscite.-
C'est impossible ! .... Vite , vite , pleurez à votre
tour ; c'est bien elle , la voilà , elle paraît. -O revers !
mais aussi qui l'aurait prévu ? il y a si long-temps qu'on
ne parle plus de résurrection . Cela se peut , mais Hélène
ne ressuscite pas comme une autre . Eh! comment
s'y prend-t-elle ?-C'est précisément ce que je ne vous
dirai pas ; vous n'auriez aucun plaisir à lire l'ouvrage si
je vous en donnais l'entière analyse. Au reste beaucoup
de lecteurs blameront ce dernier sacrifice d'Hélène , ou
du moins le trouveront fort étrange : c'est une de ces
bizarreries que les auteurs se permettent quelquefois , maintenant
qu'il est si difficile de trouver une intrigue neuve.
En général ce roman avait besoin d'un traducteur dont
le nom lui servit de recommandation .
-
-
Me V. CORNÉLIE DE SEN**.
NOVEMBRE 1814. 251
t
3
LES ÉLÉGIES DE TIBULLE , traduites en vers français par
M. le comte de BADERON SAINT-GENIEZ .-A Paris , chez
Dondey-Dupré , imprimeur-libraire , rue Saint-Louis ,
n°. 46.
La poésie française a commencé à être cultivée dans
le midi de la France , et l'imagination des premiers poëteś
s'est aussi ressentie de l'influence du climat et d'une nature
brûlante. Après les troubadours qui ont écrit dans
une langue encore plus flexible , et surtout plus poétique
que la nôtre, ont paru successivement des poëtes méridionaux
dont les noms sont cités avec honneur dans les Annales
de notre littérature. Tels sont Vanière , Rosset et
Rouché. Le premier se distingue par une grâce particulière
et une pureté de style qu'il est toujours bien difficile
d'acquérir lorsqu'on écrit dans une langue étrangère.
Quant à Rouché , on doit convenir , ce me semble , qu'il a
été beaucoup trop prôné par les uns , et trop peu apprécié
par les autres. Il n'en est pas moins un grand peintre, auquel
il n'a manqué , pour devenir un modèle, que de savoir
mieux régler son imagination , et d'avoir un goût plus
sûr etun tact plus exercé. Le même pays , qui a produit
de tels poëtes , nous donne aujourd'hui un littérateur qui ,
cherchant à faire revivre parmi nous le goût de la littérature
de l'antiquité , a essayé de faire passer dans notre langue
les beautés et la molle élégance de Tibulle. Il a eu
à la fois à lutter contre un traducteur habile , et un poëte
dont le charme est autant dans le choix des expressions
que dans la délicatesse de la pensée..
Il ne nous appartient pas de décider lequel de M. Mollevaut
ou de M. Geniez a le mieux réussi à transporter dans
notre langue la grâce et cette fleur de sentiment qui distingnent
Tibulle d'une manière si particulière ; cela nous paraît
d'autant plus difficile à décider , que la traduction de
M. Mollevaut a eu un assez grand succès. Le nouveau traducteur
a pris une marche différente : à l'exemple de Deille
il a cru devoir traduire avec cette liberté que la
poésie autorise. Peut-être l'accusera-t-on d'avoir quelque252
MERCURE DE FRANCE ,
fois trop usé de cette liberté; sous ce rapport, il ne nous
paraît pas tout-à-fait exempt de reproches. Quant à sa
manière , elle est simple et facile ; mais aussi peut-être
manque-t-elle de physionomie et de couleur? Il y a peu de
morceaux où l'on reconnaisse l'inspiration, et qui paraissent
avoir été faits de verve ; à la vérité, on n'y voit pas d'expressions
impropres , et de détails où le goût ait à blâmer.
Traduire un poëte comme Tibulle , sera toujours une oeuvre
difficile , et l'on ne peut qu'avoir de l'estime pour ceux
qui cherchent à nous faire mieux apprécier des beautés
qui tiennent au sentiment le plus délicat. Du reste , pour
donner une idée de la manière du nouveau traducteur ,
citons quelques passages de sa traduction, et comparons-les
avec l'original lui-même.
Dans la première élégie du second livre , Tibulle retrace
en vers brûlans le pouvoir de l'amour ; il s'exprime
ainsi :
Hicjuveni detraxit opes : hic dicere jussit
Limen ad iratæ verba pudenda senem .
Hocduce custodes furtim transgressa jacentes ,
Adjuvenem tenebris sola puella venit ;
Et pedibus prætentat iter suspensa timore ,
Explorat cæcas cui manus antè vias.
Ahmiseri , quos hic graviter Deus urget ! at ille
Felix , cui placidus leniter afflat Amor.
Qui serait insensible à une pareille poésie ! quel charme
n'y a-t-il point dans ces tableaux ! et en même temps quelle
vérité! Voyons si le traducteur a su faire passer dans notre
langue de parcilles beautés .
Lejeune homme par lui dissipe sa fortune ;
Par lui le vieillard même aux pieds de la beauté
Porte l'aveu honteux d'une flamme importune .
L'amante sur ses pas la nuit furtivement ,
Trompant de ses argus la prudence endormie ,
Franchit seule et sans bruit une porte ennemie ,
Etd'un pied suspendu s'avance en tâtonnant,
Au rendez-vous secret donné par son amant.
Ah ! malheureux celui qu'en son triste caprice
L'enfant de Cythérée accable de rigueurs .
NOVEMBRE. 1814..... 253
Trop heureux le mortel à qui ce dieu propice
Prodigue en souriant ses plus douces faveurs .
:
Ce morceau n'est pas dépourvu de grâce ; mais il a seulement
le defaut d'être long , et de manquer de ces expressions
pittoresques qui constituent la poésie; tel est, par
exemple , cette belle 'expression d'explorat cæcas vias.
Onpeut encore reprocher à M. de Saint-Geniez d'avoir fait
rimer boutonnant avec amant , et d'avoir employé quatre
vers pour traduire les deux derniers de ce morceau. L'enfant
de Cythérée , qui accable de rigueurs , paraît bien
froid à côté de cette belle simplicité :
Ah miseri , quos his graviter Deus urget!
:
Du reste, les morceaux où M. de Saint-Geniez a paru ,
lutter d'une manière trop inégale avec le charmant poëte
qu'il a traduit , sont encore rares . On retrouve , dans sa
traduction , et de la facilité , et quelquefois même de la
grace. Témoin la quatrième élégie du second livre qui
commence ainsi ,
C'en est donc fait , je perds ma liberté :
Je vois déjà le cruel esclavage
Te
dog of roo
:
Que me prépare une fière beauté ; latos b
Et pour jamaisdans ses fers arrêté , and ad :
Un joug pesant doit être mon partage.
Je brûle..... Amour , éloigne tes flambeaux.
Que t'ai-je fait , Dieu puissant que j'implore ,
1.
Pour m'embraser du feu qui me dévore !
Ah! je succombe à l'excès de mes maux.
י
Comme poëte , il sait aussi prendre tous les tons , etdonner
à son style de la gravité et une majesté qui ne seraient
pas déplacées dans la poésie épique. Telle est ce
beau morceau de la cinquième élégie du livre second , où
la Sibylle prédit à Enéeles destinées de Rome.
:
Vaillant Enée , o toi qui sur l'onde en furie
Portes en fugitif les dieux de ta patrie , it al
Déjà les Laurentius t'appellent dans leurs champs :
Déjà tes compagnons et tes lares errans
Touchent du Latium la terre hospitalière;
up
254 MERCURE DE FRANCE ,
T
!
Troie alors renaîtra dans sa splendeur première ;
Etd'un si long voyage admirant le succès ,
Portera jusqu'aux cieux l'éclat de tes hauts faits .
Làtu serás béni comme un dieu tutelaire , "
Lorsqu'à ton dernier jour un fleuve qu'on révère
Aura recu ton corps englouti dans ses caux.
La victoire deja vole sur tes vaisseaux :
Junon n'est plus enfin ta superbe ennemie;
Déjà brille à mes yeux le terrible incendie
Qui doit brûler le camp du Rutule éperdu ;
Déjàje vois Turnus à tes pieds abatto.
Je découvre à la fois les plaines de Laurente,
Les murs de Lavinie et cette Albe puissante
Dont ton Ascagne un jour doit fonder les remparts.
J'aperçois lia qui sait plaire au die Mars
i.
Je la voisi de Vesta quitter le sanctuaireati
Je vois de ses amours l'asile solitairespons h
Et ses voiles suprés sur le rivage,éparsill
:
Eudu dieu tout auprès les flècheset les dards. Ton
Paissez, taureaux , paissez l'herbe des sept collinesdals so mu
Vous le pouvez encor ; sur leurs cimes voisines
S'élèvera bientôt la reine des cités
1
Rome , ton nom fatal aux peuples indomptés
D'un bout du monde à l'autre étendra sa puissance ,
Depuis ces lieux brûlans où le jour prend naissance ,
Jusqu'à ceux où Thétis dans ses flots écumans
Abreuve du soleil fes coursiers Hans. wou.A.
And st
Telle est la vérité : j'en atteste,jen dreamie
Et mon front virginal er sa chaste parure, 192616 1 2009
xolé odmos e
ce
Tout ce morceau donne l'idée la plus avantageuse du
talent de M. de Saint-Geniez , ct de la manière heureuse
avec laquelle il sait interrompre l'uniformité que les grands
vers traînent toujours après eux. Il y a même dans
morceau un peu plus d'exactitude que dans l'ensemble de
latraduction , qui paraît quelquefois plutôt une imitation
qu'une traduction : du reste, M. de Saint-Geniez est assez
fondé à préférer la méthode qui tient le milieu , entre
une exactitude servile et une trop grande liberté . Cette
marohe était d'autant plus nécessaire , qu'il avait à faire
passer dans notre langue des poésies érotiques, dontpresNOVEMBRE
1814. 255
i
que tous les vers sont en sentimens ou en images. M. de
Saint-Geniez n'a pas agi avec moins de raison , en variant
le rythme dans les différentes élégies : ainsi , tantôt il a
adopté le vers alexandrin , dont la marche est aussi lente
que majestueuse , et tantôt il a choisi des vers de huit syllabes
, qui ont tout à la fois et plus de rapidité et plus de
grâce : il a même traduit plusieurs élégies en vers libres
en général ; cependant il a préféré les vers de dix syllabes ,
qui en effet se prêtent le mieux à la mollesse élégiaque , et
qu'aussi , pour cette raison , on peut considérer comme le
vers de l'élégie française , surtout après les modèles que
nous ont laissés et Parni et Bertin. Tout ce que nous venons
de dire , aura déjà fait sentir le soin que M. de Saint-
Geniez a mis à son travail. S'il offre encore bien des imperfections
, il les fera sûrement disparaître ; car elles
portent essentiellement sur des fautes de détail. Enfin ,
pour donner une idée de sa manière dans les vers de dix
syllabes , nous citerons le passage suivant , pris au hasard
dans la sixième élégie du livre troisième. Tibulle s'y plaint,
comme presque partout , de l'ingratitude de sa maîtresse
etde
2
sonhumeur volage.
Au bord des mers , seule avec son amour ,
On vit jadis Ariane abusée
Pleurer l'oubli du parjure Thésée ,
Et c'est ainsi que Catulle , en beaux vers ,
De cette amante a chanté les revers.
Qu'un tel exemple instruise la jeunesse !
Heureux l'amant qui sait avec sagesse
Mettre à profit l'exemple du malheur !
De la beauté craignez l'accueil flatteur.
Méfiez vous de ses tendres caresses ,
Ne croyez point à sesdouces promesses ,
Etjurât-elle enfin par ses beaux yeux ,
Par Vénus même ou la reine des Dieux ,
Devous aimer , ne comptez pas sur elle
Jupiter rit des sermens d'une belle
Qu'en
)
4
COMPTONG TI
i
12117 p ( )
'en se jouant emportent les zzeépphhyyrs
Mais à quoi bon , poussant de vains soupirs ,
Blåmer toujours une amante volage ?
Quittons enfin ce sinistre langage...
256 MERCURE DE FRANCE,
さ
1
ONéera, trop heureux si je puis
Auprès de toi passerde longues nuits
Et de longs jours..... Trop charmante maîtresse ,
Fidèle ou non , je t'aimerai sans cesse .
M. de Saint - Geniez a joint à sa traduction quelques
notes qui roulent , tantôt sur le texte , et tantôt sur les raisons
qui l'ont porté à adopter plutôt tel sens que tel autre :
il y donne aussi quelques explications abrégées de certaines
expressions qui pourraient arrêter plus d'un lecteur.
Ces notes n'annoncent aucune prétention , et sont écrites
dans un style simple et précis. Il en est de même de la
préface de M. de Saint-Geniez et de la notice qu'il nous a
donnée sur la vie de Tibulle. M. de Saint-Geniez nous paraît
avoir rendu service aux lettres en publiant cette traduction
, qui ne peut que nous faire mieux apprécier le
poëte sur lequel M. Mollevaut s'est déjà exercé avec succès.
Ceux qui ont lu la traduction de ce dernier, liront avec
un égal intérêt celle que nous annonçons ; ils auront un
nouveau plaisir à revenir sur de douces sensations , et ils
attacheront à des jouissances pures le doux charme des
souvenirs.
!
M. S.
MÉLANGES .
DU MIRABILIS LIBER ,
1
11
ET DES PREDICTIONS RELATIVES A LA RÉVOLUTION DE 1789.
)
Heu! vatum ignaræ mentes !.....
VIRG. AEN. IV. 65.
LE Mirabilis liber est un livre qui n'a de merveilleux que
son titre , et qui mérite tout-à-fait l'obscurité dans laquelle il
était tombé , et serait resté sans un ecclésiastique ( M. J. A. S.
Ch. ) qui , vers 1795 , crut y trouver , ou voulut persuader
qu'il y voyait des prédictions relatives aux événemens du
temps. La curiosité et la crédulité , sur lesquelles cet ecclésiastique
avait surtout compté , accueillirent avec empressement
une brochure de 29 pages in-8°. qu'il publia sous le titre de :
NOVEMBRE 1814 . 257
Prédiction pour la fin du XVIIIe siècle , tirée du Mirabilis
- liber , avec la traduction littérale à côté du texte , précédée
d'une introduction qui établit la concordance des dates et
des événemens avec les circonstances actuelles » . Cette brohure
fut bientôt réimprimée. L'auteur , qui ne me paraît pas
lus fort sur la bibliographie et la lecture du gothique , que
ur la chronologie et le latin , cita comme in-12 le Mirabilis
ber, qui n'a été imprimé qu'in-8°. et in-4°.; attribua laprédic-
Fon à saint Cesaire , dont il n'est nullement question dans le
vre , et s'empara , entre cent systèmes qui embrouillent la
hronologie , de l'ère des martyrs ou de Dioclétien , tandis
ue dans le livre il ne s'agit que de l'ère vulgaire. Lasuppuation
de M. Ch . était la plus favorable à ses vues : l'ère de
Dioclétien commençant à l'année 284 portait , au moyen des
uatre ans d'erreur commise par Denis Le Petit, la prédiction à
778 et aux années suivantes , et non pas de 1767 à 1802 , et
e 1774 à 1809 , comme le dit avec tant d'assurance cet ecclé-
Lastique qui , tout fier de sa prétendue découverte , termine
insi son Introduction, en soulignant malicieusement quelques
nots : « Bien des bonnes gens seront tout ébahis enlisant cette
prédiction , et combien d'esprits forts seront comme les
onnes gens !>>>>> C'est encore une erreur de M. l'abbé Ch. , qui
dû voir bien peu d'esprits forts ébahis de ses lucubrations ,
e ses tours de force et de ses rêveries. Comme l'a très-judi-
Teusement observé M. Salgues ( 1 ) , il est évident que les pré-
Ictions de toute espèce que renferme le Mirabilis liber ne
egardent que les événemens du XVI . siècle, qui portèrent un
pup si terrible à l'église romaine : « C'est , comme il le dit , le
canond'alarme tiré par un soldat du saint siége » .
En effet , le concile de Bâle , convoqué par le pape MartinV
1431 , et continué en 1438 sous Eugène IV , n'avait pas
empli les vues des partisans aveugles du pontife , qui avait
ansféré le concile d'abord à Ferrare, puis à Florence. Le conle
fractionnaire de Bâle , qui termina sa session en 1443 ,
est-à-dire , l'année qui suivit la clôture de celui de Florence ,
ait tiré de sa solitude de Ripaille, pour lui confier la tiare
les clefs , leduc de Savoie Amédée, qui prit le nom de FélixV,
Indis qu'Eugène IV , soutenu par le concile de Florence , déarait
anti-pape son compétiteur. Ces scandales , ceux que
entôt après offrit le pape Alexandre VI (2) , et les moeurs
(1)-Des Erreurs et des Préjugés , tom. II , p. 80.
(2) Pape en 1492 , mort le 18 août 1503. Le plus méchant homme qui
jamais , dit le président Hénault.
1
17
258 MERCURE DE FRANCE ,
dépravées du clergé à cette époque,les entreprises audacieuses
de quelques navigateurs dans le XV . siècle , l'imprimerie
découverte àlamême époque, et quelques idées nouvelles mises
en avant , le concordat conclu entre François Ir. et Léon X,
reçu en France en 1517 malgré les oppositions les plus opiniâtres
du clergé , du parlement même et de l'université , et
dans la même année les premières tentatives renouvelées par
le lutheranisme contre la cour de Rome ,disposaient les esprits
à l'examen , à la discussion et à la réforme , tandis que la prise
deConstantinople en 1453 etde Rhodes en 1522 par les Turcs ,
inspiraient tant de terreur et d'alarmes aux chrétiens, qu'il fut
même question de renouveler les extravagantes expéditions des
croisades.
En réduisant ainsi les choses à ce qu'elles sont, les dates du
merveilleux livre conviennent bien; il n'est plus nécessaire de
torturer les ères de la chronologie; tout marche simplement :
mais aussi il n'y a plus de prédiction, et ce n'était pas là le
compte de M. l'abbé Ch. qui n'est assurément pas un esprit
fort, et qui serait pourtant bien désolé , et peut-être même
bien ébahi de se voir alors placé parmi les bonnes gens.
L'édition du Mirabilis liber que je possède est un in-4°. de
88 feuillets ( 176 pages ); elle parut à Paris en 1523 chez de
Marnef; elle est imprimée sur caractères gothiques , ainsi que
l'édition in-8°. que M. l'abbé Ch. a prise pour un in-12. L'ouvrage
est divisé en deux parties ; la première de 68 feuillets ,
toute latine , a pour titre : Mirabilis liber quiprophetias revelationesque
nec non res mirandas præteritas , præsentes et
futuras aperte demonstrat ; le titre de la seconde partie , qui a
20 feuillets , est ainsi conçu : « Révélations. S'ensuit la seconde
partie de ce livre » . Ce mot de révélations , soit dit en passant ,
n'a pas été placé sans dessein : on sait qu'il est la traduction du
mot grec apocalypse. En effet , le ton du Mirabilis liber est à
peu près le même que celui du livre fameux interprété si diversement
par les protestans , par Newton et par Dupuis,
Le Mirabilis liber paraît avoir été composé en France par
quelque enthousiaste fanatique , quelque moine rêveur, alarmé
des événemens politiques et religieux qui signalèrent la fin du
XV . siècle et le commencement du XVIe. Le but évident de
son travail est de fortifier les espérances de son parti et de rapporter
les avantages du triomphe aux papes et aux rois de
France. L'auteur , quel qu'il soit , dit dans sa préface que ,
d'après l'examendes prophéties qu'il rapporte et des révélations
qu'il fait, il est évident qu'il ne tardera pas « à sortir du très-
3
NOVEM KE 1814.
259
ligieux royaume des Français un pape très-illustre et éclatant
r la sainteté de sa vie , qui rendra la paix à tous les chréens
, restaurera la Palestine , et convertira au catholicisme les
recs , les Turcs et tous les ennemis de la foi chrétienne » .
auteur , que nous traduisons fidèlement , ne s'arrête pas en
beau chemin; dévoué absolument aux prétentions de la cour
maine , il assure que « tous les rois obéiront à ce pape » ; et ,
armi ces souverains dont il présente une longue énumération,
cite des rois qui , je crois , ne sont guères plus connus que
eux qui ont été chantés par Boiardo , l'Arioste et Fortiguerra,
els que « ceux de Conachie , de Contanie , de Novarchie , de
olentie , de Mamye , de Voloégame , de Cathale , etc. , etc. >>>
uivant cesavant auteur, « le roi des Français , le plus religieux
e tous , s'élèvera au-dessus des autres monarques par sept rai-
Ons principales : 10. parce qu'il a été sacré avec la sainte fiole
u'on appelle la sainte ampoule; 2°. parce que le modérateur
e l'olympe a daigné changer en fleurs de lis les armoiries
rançaises ; 3°. parce que les rois de France ont le don de guérir
es écrouelles ; 4º parce qu'ils possèdent l'oriflamme; 5°. parce
ue plusieurs d'entr'eux ont été inis au rangdes saints;6°. parce
u'ils ont replacésur le saint siége plusieurs papes qui en avaient
té chassés ; et 7º. parce que le roi des rois n'a pas dédaigné
l'accorder son assistance à quelques rois des Français au milieu
Le leurs infortunes , ce qui a paru évidemment en 1425,
poque à laquelle , sous le commandement d'une pucelle de
ingt ans , les Français taillèrent en pièces les Anglais » .
Le livre merveilleux , puisqu'il faut l'appeler par son nom ,
est , à proprement parler , une sorte de macédoine ascétique ,
politique , historique et prophétique , tirée des sibylles , des
aints , des pères de l'église et des historiens , compilée sans
Hiscernement , classée sans ordre , mais non pas rassemblée
ans dessein. Il est évident , comme nous l'avons dit , que l'au-
Leur a cherché tous les moyens d'alarmer et de rallier les fidèles
contre les novateurs et les adversaires de la superstition de ces
Lemps d'ignorance et de barbarie. Au surplus , la prédiction ,
qui est d'un visionnaire probablement pseudonyme ( Joannes
de Vatiguerra , Jean de Prêcheguerre ) , ne laisse rien à
désirer pour l'époque , puisqu'elle fixe la date des événemens
- de l'an du Seigneur 1490 à l'an 1525 (3) » . Il est dit
(3) C'est-à-dire, de 1778 à 1813 , pour ceux qui admettaient, contre l'expression
formelle du texte , l'ère des martyrs et l'addition des 288 années
antérieures .
1
260 MERCURE DE FRANCE ,
1
en tête du chapitre , qu'il se trouve dans la chronique deMartianus
(4) , mauvais écrivain de cette époque , qui , parparenthèse,
ne dit rien de semblable. Ces révélations (5) furent faites,
s'il faut en croire le compilateur , vers 1300 , par un Syrien ,
ún Chaldéen et même par le sultan Saladin , dans un entretien
qu'ils eurent avec l'auteur qui se trouvait alors en Orient.
Puisque M. l'abbé Ch. admet dans ses calculs chronologiques
l'ère des martyrs , je ne vois pas pourquoi il ne s'en servirait
plus ici : il est vrai que cette année 1300, qui ajoute au mérite
de la prédiction, répondrait à 1588 , c'est-à-dire , serait postérieure
même à l'impression du livre. Il n'y a donc nul doute
que c'est de mauvaise foi et par la supposition la plus absurde
que l'on voudrait ramener à notre époque une prédiction dont .
ladate est certaine , et qui au surplus n'est pas moins ridicule
pour 1778 et 1813 qu'elle l'était pour 1490 et 1525. Ajoutous
que Saladin , que l'on fait vivre en 1300 , était mort un siècle
auparavant......
Donnons maintenant la traduction très-fidèle de cette oeuvre
apocalyptique.
« Moi , Jean de Prêcheguerre (6).... Il arrivera des calamités
qui affligeront l'univers d'une manière plus étonnante et plus
admirable que tous les troubles auxquels il a jamais été en
proie. L'année 1502 (7) sera le commencement de tous nos
maux , parce qu'à cette époque surviendront lapeste et une
mortalité qui dévasteront épouvantablement le monde; la moitié
de l'espèce humaine périra dans le cours de 65 mois (8).
* L'année 1503 sera remarquable par des séditions et des
conspirations qui seront à peu près sans succès.
>> Vers 1504 , un grand et sublime prince , monarque de
tout l'Occident , sera mis en fuite ; presque toute sa noble
armée sera taillée en pièces , et il sera fait un épouvantable
carnage de plusieurs hommes très-puissans. Ce prince ne reparaîtra
que lorsque la paix sera rendue aux Français ; ilsera mis
en captivité par ses ennemis , et il s'affligera surtout pour ses
défenseurs . L'aigle prendra son vol sur l'univers et soumettra
(4) Hæc in Chronica Martiand.
(5) Folio 35 verso : Quidam Sirus , dum essem in Gadzis subtus
quadrinis civitatis Soldani, et quidam Chaldæus dùm essem in Pheboch,
Saladin Chaldæicumjuxta montem Cobar.......
(6) Eod. fol. Ego Joannes de Vatiguerra......
(7) Eod. fol. Nam , anno Domini 1502 erit initium.....
(8) Cinq ans et cinq mois.
NOVEMBRE 1814 . 261
aucoupde peuples à sa puissance; vers 1517 ou plus tard , il
Cevra trois couronnes pour prix de son triomphe et de ses
-tus , puis il rentrera dans son nid jusqu'à ce qu'il monte au
1. Ses enfans se battront et s'arracheront leurs dépouilles :
sera le commencement des calamités de l'Occident.
> En 1516 ou au-delà , il éclatera de grandes trahisons à
ase du roi des Français retenu captif. La plus grande partie
l'Occident sera dévastée. La gloire des Français sera changée
opprobre et en confusion , parce que le lis sera privé de sa
ble couronne et donné à un usurpateur. Ce sera vainement
e chacun criera : paix ! paix ! paix ! Les trahisons , les cons-
-ations et les jugemens seront remarquables ; il sera question
confédérations des villes et des plébéiens , et la division ira
as loin qu'on ne saurait l'imaginer . :
› Avant que l'année 1516 arrive , le royaume des Français
-a envahi , dépouillé et presque anéanti . :
Les villes les plus redoutables et les plus puissantes seront
ses et saccagées. Les esclaves , pleins d'astuce , d'orgueil et
fureur , se révolteront contre leurs maîtres , et presque tous
nobles seront mis à mort et cruellement dépouillés de leurs
nités ainsi que de leurs domaines; le vulgaire se donnera un
à sa fantaisie ; les rois , les généraux , les barons seront
orgés , et , vers 1518 , toute la France sera dévastée. Un
and nombre de villes seront en révolte et se donneront des
nstitutions (9) qui leur assureront la puissance , mais elles
ront par être désolées. Le voisin, trompera son voisin et
sassinera. On ne s'occupera point des avantages de la répuque
. Les Turcs et les Alains ravageront plusieurs îles de la
-étienté ; les Grecs envahiront et saccageront l'empire,des
ins ; l'Arménie , la Phrygie , la Dacie et la Norwege seront
-ées au pillage. Plusieurs cités , bâties sur le Pô , le Tibre ,
Rhône , le Rhin et la Loire , seront détruites de fond en
able par des inondations et des tremblemens de terre. Les
aumes de Chypre , de Sardaigne et d'Arles seront presque
antis. Les troubles et la guerre civile consterneront l'Esne
et l'Arragon , qui ne reverront la paix qu'après la desction
d'un des deux états.
) Les communes , affranchies par Louis-le -Gros et par Philippe-le-Bel,
commencement des XIIe . et XIV . siècles , s'étaient donné des chartes
Constitutions qui réprimaient les injustes prétentions du clergé et de la
esse.
1
263 MERCURE DE FRANCE ,
)
>>Avant 1525, l'église universelle et le monde entier ple
ront sur la prise et le pillage de la noble etcélèbre cité qui
capitalede tout le royaume des Français, Sur toute la surfa
la terre , l'église entière sera persécutée lamentablement et
perfidie : elle sera dépouillée de son temporel, et les plus
sans ecclésiastiques se trouveront heureux s'ils peuvent se
server la vie. Toutes les églises seront profanées ; la rel
effrayée sera réduite au silence.
>>Outragées et violées , les religieuses fuiront leurs me
tères. Les pasteurs et les prélats seront dépouillés , frapp
mis en fuite. Leurs ouailles resteront sans guide. Le ch
l'église changera le siége de sa puissance , il sera trop heu
s'il parvient, avec ceux de ses confrères qui l'accompagner
à trouver un asile où ils puissent manger le pain de la do
dans cette vallée de larmes. Toute la malice des homm
tournera contre l'église universelle, qui , pendant plus de v
cinq mois , restera sans défenseur , parce que , durant to
temps , il n'y aura ni pape ni empereur àRome, et en Fr
aucun régent.
» Il n'y aura de considération que pour les hommes por
la méchanceté et à la vengeance par l'astuce de tous les ty
des einpereurs infidèles et des princes persécuteurs de la
gion. Les autels seront renversés , les monastères profan
dépouillés. La colère de Dieu exercera sa vengeance à cau
lamultitude etde l'opiniâtretédes pécheurs . Les élémens s
altérés; l'état du siècle changera; la terre engloutira pa
tremblemens les forteresses , les villes et leur population ;
ne produira presque plus de fruits; les mers hurleront c
la terre et engloutiront beaucoup d'hommes et de vaisse
l'atmosphère se corrompra ; les signes les plus effrayans
tront dans les cieux ; le soleil s'obscurcira et paraîtra e
glanté; on verra pendant environ quatre heures deux lu
la fois; plusieurs étoiles combattront entr'elles , ce qui es
indice de la destruction et du meurtre naturel de presque
-les hommes. Une peste épouvantable et inouie change
nature de l'air ; une inconcevable mortalité et une fa
cruelle et merveilleuse dévasteront tout le globe et su
l'occident ; les sciences et le bon ordre disparaîtront. La
raine gémira dévastée ; la Champagne dépouillée et ra
implorera vainement le secours de ses voisins et restera
loureusement ensevelie sous ses ruines. L'Irlande , la Sic
la Bretagne l'envahiront et la dépouilleront vers 1515
jeune captifqui recouvrera la couronne des lis et étende
NOVEMBRE 1814. 263
empire sur tout le globe , anéantira à jamais les fils de Brutus
ainsi que les îles (10) .
D
>>Telles sont les tribulations qui précèderont la restauration
de la chrétienté. De ces calamités sortira un pape très-saint
qui , couronné par les anges , sera élevé sur le saint siége par
ses compagnons d'infortune. Ce saint homme , doué de toutes
les vertus , réformera l'univers et ramènera tous les ecclésiastiques
à l'ancienne discipline ; il prêchera nu-pieds partout ;
il ne redoutera nullement la puissance des princes (11), et convertira
presque tous les infidèles et surtout les Juifs .
>> Ce maître cardinal sera accompagné et secondé par un
empereur très-saint homme , qui sera issu des restes du sang
très-saint des rois des Français , et qui lui obéira en tout pour
réformer l'univers . Sous ce papé et cet empereur , le globe
entier éprouvera une réforme , aussi la colère de Dieu s'apaisera;
il n'existera plus qu'une loi , une croyance , un baptême
( 12) et une manière de vivre. Tous les hommes seront
d'accord; ils s'aimeront à qui mieux mieux , et la paix durera
beaucoup d'années ; mais après que cette réforme aura eu lieu ,
on remarquera dans le ciel plusieurs signes extraordinaires , la
malice des hommes rappellera les anciens maux et même de
plus grands qu'auparavant. C'est pourquoi Dieu accélérera la
findumonde : telle sera la fin » .
Cette prédiction , qui semble renouvelée des sibylles , de
l'Apocalypse , des grands et des petits prophètes , et surtout
d'Isaïe , est terminée par l'article suivant ( 13 ) : « Vous
trouverez cette prophétie anciennement écrite dans le trèsillustre
royaume des Gaulois , entre les mains d'un certain
prêtre nommé Guillaume Bauge, de la paroisse de Nohan ( 14) ,
dans le diocèse de Tours » .
Nous avons déjà parlé du pape qui doit faire tant de merveilles.
Le roi de France ne restera pas en aarrière pour opérer
les mêmes choses; car , dans un article tiré du catalogue
(10) C'est ce passage qui fit surtout remarquer la prophétie du Mira
bilis liber , en 1795 : à cette époque , le dauphin étaitdétenn au Temple.
(11) Sans doute comme Boniface VIII , Alexandre VI et qüelques autres
papes ,grands ennemis des puissances .
(12) On trouve les mêmes expressions dans l'épitre de saint Paul aux
Ephesiens , ch. IV , v . 5 : « Unus dominus , una fides , unum baptisma » .
(13) Fol . 37 , verso : Hanc prophetiam antiquitus scriptam reperies.....
(14) Nohan est le nom de deux villages du Berri , dans le diocèse de
Bourges , et nondans celui de Tours.
264 MERCURE DE FRANCE ,
«
de Caltald ou Cathaud , le compilateur s'exprime ainsi (15) :
Il s'élèvera dans la nation du très-illustre lis un roi qui
aura le front grand , les sourcils hauts , les yeux longs et le
nez aquilin. Il détruira tous les tyrans de son royaume; il
soumettra au christianisme les Anglais , les Espagnols et les
Italiens; les rois chrétiens lui obéiront; il brûlera Rome et
Florence ; il mettra à mort le haut clergé qui aura usurpé le
siége de saint Pierre ; après avoir subjugué la Grèce , la Turquie
et les Barbares , il parviendra à Jérusalem , et ayant
gravi le mont Olivet , déposé sa couronne, et rendu grâce
au Père , au Fils et au Saint-Esprit , au milieu d'un tremblement
de terre et de signes merveilleux , il y rendra son
âme à Dieu »
Quand on a entassé autant de visions , de rêveries et d'absurdités
, c'est bien le cas de dire, comme l'auteur du Mirabilis
liber ( 16) , en s'expédiant de bonne grâce : « Va , livre intrépide
, va braver les risées et le sifflet » . 11
On sent combien ces bonnes gens qui ne doutent de rien ,
tels que ceux dont parle M. l'abbé Ch. ,
Gens d'esprit faible et de robuste foi ,
peuvent trouver facilement à gloser et à déraisonner sur les
prédictions , en ne tenant , suivant l'usage , aucun compte des
dates qui sont pourtant déterminées , en rapprochant des faits
distincts , en interprétant à leur manière ce qui pourrait les
embarrasser , et en torturant le sens et les mots pour les plier
à leur fantaisie. Ce serait alors le cas de dire , avec saint Augustin
( 17) : « Ne cherchez pas à comprendre pour croire ,
mais commencez par croire afin de comprendre ensuite » .
Passons des amphigouris prophétiques du Mirabilis liber à
une autre prédiction qui a eu aussi quelque vogue , grâce à la
supercherie de ceux qui llaa firent réimprimer vers lemilieudu
dernier siècle dans le Mercure , 25 ans après dans l'Année littéraire
, et pendant la révolution dans quelques-uns des nombreux
journaux de cette période politique. Pour la rendre
plus merveilleuse , on changea discrètement , sans nuire à la
mesure des vers , la date de 1588 en celle de 1778 , et ensuite
de 1788 , et on la présenta comme ayant été trouvée dans le
11
(15) Fol. 40 , recto : Surget rex ex natione illustrissimi lilii ...
(16) Fol . 40 , verso : I , liber intrepide , ad ludibria et sibila .....
( 17) Noli intelligere ut credas , sed crede ut intelligas .
1
AUG. IN JOAΝΝΕΜ .
4
NOVEMBRE 1814. 265
ombeau de Regiomontanus ( l'astronome Jean Muller ) , a
Liska , en Hongrie , où il n'était pas inhumé , l'ayant été en
476 à Rome où il était resté. Citons cette prophétie avec les
ariantes qu'une Fraude Pieuse y a introduites :
Postmille {
Et
eexlpaplseotsos}àpartu Virginis annos
post quingenta
Etseptingentos
Octogesimus
Septuagesimus
Ingruet ,
2
is
et
}
rursus ab {
orbe
inde
octavus,mirabilis annus ,
secum tristia fata {
datos,
I trahet.
feret.
Si non hoc anno totus malus occidet orbis ,
Si non in nihilum terrafretumque ruent ,
Cuncta tamen mundi sursum ibunt atque deorsum
Imperia , et luctus undique grandis erit.
:
' est- à-dire : « Mille ans après l'enfantement de la Vierge et
ing cents ans ajoutés à ce nombre , une année merveilleuse ,
88. surviendra et amènera avec elle les plus affligeantes
atastrophes. Si dans cette année ce monde infortuné ne périt
as ; si la terre et les mers ne sont pas rendus au néant , touefois
on verra les empires bouleversés , etuun deuil immense
étendre sur l'univers » .
Or ces sinistres prédictions , comme toutes les prophéties
ont on a la date certaine et que l'on peut constater avant
événement , ne se réalisèrent en aucune manière , pas plus
de celles de Jurieu qui , dans les mots de l'Apocalypse pосит
-m aureum plenum abominationum , trouvait par les initiales
papa ) que le pape était la bête désignée , et assurait en outre
e la chute totale du papisme aurait lieu en 1687 , prédiction
i ne serait pas plus exacte quand on imaginerait un moven
uelconque de la reporter à un siècle de plus. Les années 1588 ,
778 et 1788 , virent beaucoup moins de catastrophes que
usieurs autres années antérieures ou postérieures. Quant à
tte dernière prophétie , à laquelle la mauvaise foi voulait
nner une grande importance , elle est tout simplement la
aduction d'un quatrain allemand que l'on trouve dans la
dicace du traité De ortu et fine imperii Romani , par l'abbé
ngelbert , petit ouvrage in-8° . dont Gaspard Brusch fut l'édiur
à Bale en 1553. La prédiction pouvait alors exciter la
riosité , puisqu'elle devait se réaliser 35 ans après. En effet ,
e Thou et Pasquier nous apprennent qu'elle fit alors beau-
1
266 MERCURE DE FRANCE ,
coup de bruit , et d'autant plus sans doute que c'était l'époque
des débats sanglans entre les catholiques et les protestans
échappés au massacre de la saint Barthélemi , entre Henri III
et les Guises , entre la Ligue et les royalistes.
Si les prophéties apocalyptiques du Mirabilis liber et du
huitain que nous venons de citer s'étaient vérifiées , il faudrait
convenir que les auteurs étaient véritablement doués de cette
faculté de devination auquel on donnait tant de confiance dans
les siècles de barbarie , et qui mérita une si grande influence
aux sibylles , aux prophètes et aux augures qui du du moins
avaient le bon esprit d'envelopper d'amphibologies et d'énigmes
leurs oracles , pour n'être pas convaincus d'ignorance en cas
d'événemens peu conformes à leurs décisions : mais , comme
on l'a vu, ces prophéties ont eu le sort de toutes les autres ;
les événemens les ont démenties , et le plus simple examen en
a bientôt fait justice.
Il est toutefois une sorte de prédictions qui , quoique faites
avant coup et réalisées par les faits , ne mériteront pas à leurs
auteurs la réputation de prophètes , ni les honneurs de la di
vination proprement dite : ce sont celles que quelques bons
esprits ont données pour ce qu'elles sont , c'est-à-dire , pour
des aperçus d'événemens probables. Telles sont les suivantes
etbeaucoup d'autres que nous pourrions tirer des ouvrages de
Voltaire , de J.-J. Rousseau , de Sébastien Mercier et d'autres
philosophes qui prévoyaient , d'après les progrès de l'esprit
humain, ce qui devait résulter de la force d'inertie que l'on
opposait si maladroitement à son développement inévitable.
L'abbé de Vauxcelles dit dans le Mémorial (18 ) , auquel il
travaillait avant le 18 fructidor avec La Harpe et M. Fontanes
, que l'histoire du P. Gourdan de Saint-Victor lui avait
été ainsi racontéepar M. le maréchal de Broglie. Madame de
Vantadour , gouvernante de Louis XV, ayant porté son élève
chez ce religieux , il benit l'enfant , l'embrassa et se mit à pleu
rer en disant que des maux affreux commenceraient sous son
règne. L'abbé de Vauxcelles aurait pu rappeler à ce sujet que
Louis XV lui-même disait un jour, en parlant de la situation
de sonroyaume : cette monarchie a 1400 ans de durée ; elle
est bienvieille; cela n'ira pas long-temps (19) . En effet , par
(18) No. 30.
(19) Publiciste , 21 vendémiaire an IX.- Mallet Dupan , Mercure britannique
, no. 8. Les nouvelles politiques de l'hiver de l'an V offrent aussi
quelques prédictions curieuses,
NOVEMBRE 1814. 067
unemétaphore imitée de Sulpitius (20) et du Tasse (21 ),Bossuet
l'avait dit à Versailles devant Louis XIV : les royaumes
meurent , sire , comme les rois .
"
Voltaire écrivait au marquis de Chauvélin le 2 avril 1764 :
Tout ce que je vois jette les semences d'une révolution qui
arrivera immanquablement , et dont je n'aurai pas le plaisir
d'être témoin. Les Français arrivent tard à tout , mais enfin
ils arrivent. La lumière s'est tellement répandue de proche en
proche qu'on éclatera à la première occasion , et alors ce sera
un beau tapage » .
Vingt ans avant la révolution , en 1769 , dans une lettre au
comte d'Argental , appréciant sagement ce que devait opérer
cette révolution devenue nécessaire , puisqu'on s'obstinait à ne
pas mettre les lois en harmonie avec l'opinion formée par les
progrès des lumières et l'exemple de quelques autres nations ,
le philosophe de Ferney s'exprimait en ces termes : « Il ne
s'agit pas de faire une révolution comme du temps de Luther
et de Calvin, mais d'en faire une dans l'esprit de ceux qui sont
faits pour gouverner » .
Tandis que , pour le changement qu'il désirait , Helvétius
n'espérait rien que de la conquête et nous croyait trop dépourvus
de caractère et d'énergie pour être dignes de la guerre
civile , Mably (22) , meilleur observateur , devinait juste que
le premier ébranlement proviendrait des parlemens , qui finiraient
par demander les états-généraux ; « Tant pis , ajoutait-il,
si l'on fait quelque bien; cela soutiendra quelque temps la
vieille machine qu'il faut renverser » .
De Guibert, dans la préface de son Traité de tactique, s'exprime
ainsi : « Il ne tardera pas d'arriver en France une révolution
qui retrempera les âmes et leur rendra leur énergie » .
Voltaire dans une belle ode (23) et Louis XVI par un mot
connu (24) , rendaient en vain un éclatant hommage aux
bonnes vues et à ces bonnes opérations de Turgot qui pouvaient
(20) Lettre de Sulpitius à Cicéron, famil. 1. iv , ép. 5.
(21) Mujono le città , mujono i regni .
1
7
GIER. lib . c. XV. st . 20.
(22) La Harpe , sur les Mémoires de la minorité de Louis XV, par Massillon.
(23) Ode sur le Passé et le Présent , 1775.
(24) M. Senac de Meilhan rapporte que Louis XVI disait, en parlant de
ce ministre philosophe : « Il n'y a que Turgot et moi qui aimions le
peuple».
1
268 MERCURE DE FRANCE ,
1
prévenir la catastrophe révolutionnaire : ces hommes vains et
frivoles qui , incapables de rien apprécier , ne savent que persiffler
et fronder, chansonnaient ainsi qu'il suit le plus habile
de nos intendans et l'un de nos plus grands ministres :
1
1
Prophétie turgotine.
Vivent tous nos bons esprits
Encyclopédistes ,
Du bonheur français épris ,
Grands économistes !
Par leurs soins , au temps d'Adam
Nous serons dans moins d'un an :
Momus les assiste ,
Oh! gai !
Momus les assiste !
On verra tous les états
Entr'eux se confondre ,
Les pauvres sur leurs grabats
Ne plus se morfondre ;
Des biens on fera des lots
Qui rendront les gens égaux.
La bonne aventure , etc ..
10:
Dumême pas marcheront
Noblesse et roture ,
Les Français retourneront
Au droit de nature.
Adieuparlemens et lois ,
Etducs , et princes , et rois .
La bonne aventure , etc.
Puis ,devenus vertueux
Parphilosophie ,
Les Français auront des Dieux
Aleur fantaisie ;
Nous reverrons la raison
A Jésus damer le pion.
Ah ! quelle harmonie , ete.
Plus de moines langoureux ,
Deplaintives nonnes !
Au lieu d'adresser aux cieux
}
NOVEMBRE 1814 . 269
Matines et nones ,
On verra ces malheureux
Danser, abjurant leurs voeux ,
Galantes chaconnes ,
Oh! gai !
Galantes chaconnes .
Pour terminer comme il convient ce grave article , nous
finissons par des chansons. Ajoutons donc le couplet suivant ,
tiré d'une chanson de M. Delisle , capitaine de dragons , composée
en 1776. Ce couplet concerne Louis XVI :
Aqui nous devrons le plus ,
C'est à notre maître ,
Qui , se croyant un abus ,
Ne voudra plus l'être.
Oh ! qu'il faut aimer le bien
Pour de roi n'être plus rien !
Amateurs du merveilleux , bonnes gens qui cherchez à pénétrer
la profondeur des apophtègmes logogryphiques de Nostradamus
, de Moult , et même du Messager boîteux et de l'Almanach
de Liége, de ce savant Mathieu Laensberg qui fait la
pluie et le beau temps , comme on sait ! je serais tenté de dire
de tous les prophètes de malheur , ce que disait Achab , si cet
Achab n'eût consulté lui-même quatre cents prophètes faux ,
sijamais il en fut : « Je hais ces devins qui ne présagent jamais
rien de bon et qui n'ont rien que de sinistre à annoncer » . Au
moins je dirai comme le Deuteronome : « S'il s'élève quelque
prophète etqu'il prédise des signes et des prodiges , n'ajoutez
nulle foi à un tel homme » ; car il serait trop dur de demander
sa mort comme on le fait dans le Deuteronome qui s'exprime
ainsi : « Mettez à mort le prophète qui , dépravé par
son arrogance, voudra élever la voix ». Ajoutons avec l'évangéliste
saint Mathieu : « Gardez-vous des faux prophètes ; avec
un air séduisant , ils ne sont dans le coeur que des loups disposés
à la rapacité » .
M. LOUIS DUBOIS.
270 MERCURE DE FRANCE ,
1
Deuxième extrait de la Guirlande de Florede M. CHARLES
MALO.
Origine de l'Agriculture.
I'tyaplusde trois mille ans que les hommes apprirent, pour
lapremière fois , à labourer la terre , et Moïse paraît être le
premier qui ait prescrit des lois sur l'agriculture. Les Grecs ,
qui avaient toujours la vanité de s'attribuer ce qu'ils apprenaient
des Egyptiens , ne manquèrent pas de faire honneur d'une si
belle découverte à Cérès et à Triptolème : ils élevèrent à l'une
des autels , à l'autre une chapelle dans le temple d'Eleusis. Il
est un fait qui aura pu donner lieu à cette croyance. Céléus
avait envoyé son fils en Égypte , pour apprendre à régner et à
conduire la charrue ; une fois de retour en Attique , ce jeune
prince enseigna l'art de cultiver la terre , d'ouvrir des sillons :
telle est aussi l'origine de ce nom de Triptolème , qui signifie
rompeur de sillons ; àdater de cette époque , lesGrecs s'appliquèrent
à l'agriculture. Des auteurs célèbres , tels qu'Hésiode ,
Xénophon , Théophraste , ajoutèrent encore par leurs écrits au
goût de la nation : aussi est-ce à l'agriculture qu'Athènes et
Lacédémone durent leur élévation. On parle d'une superstition
assez singulière des Grecs : ils s'imaginaient qu'une nymphe
était renfermée dans chaque arbre ; et que sa vie était tellement
attachée à celle de l'arbre , qu'on ne pouvait le couper sans
blesser ou faire mourir la nymphe ( 1 ) : cette croyance semblait
s'être renouvelée chez les Gaulois , car leur respect pour les
arbres était tel , qu'ils auraient cru commettre un sacrilége en
les abattant; aussi préféraient-ils envoyer des colonies et de
grandes armées dans les autres pays , pour y fonder de nouveaux
établissemens , que de défricher leurs terres , parce qu'il
aurait fallu qu'ils coupassent leur bois.
Lors de la fondation de Rome , le premier soin de Romulus
fut d'offrir des sacrifices à Cérès et à Bacchus , pour la fécondité
du territoire : à cet effet , il créa douze prêtres des champs ,
dont la parure était une couronne d'épis liés avec un ruban
(1) Encore aujourd'hui les Siamois croient que les végétaux ont une
âme . Casser une branche d'arbre est un crime ; mais une fois que le végétal
est mutilé, ils le coupent alors sans scrupule , parce qu'alors l'âme en est
délogée.
NOVEMBRE 1814 . 271
de la
blanc. Il s'agissait ensuite de faire un partage égal des terres :
Romulus en donna, deux arpens à chacun de ses compagnons .
Rome , fondée par des pâtres , présenta bientôt l'aspect
plus riante fécondité : petits et grands indistinctement cultivaient
leurs terres avec la même ardeur ( 1 ) . Tout le peuple se
fit une gloire de s'adonner à l'agriculture ; aussi le plus bel éloge
qu'on pouvait faire d'un homme , était de l'appeler bon laboureur
(2) . Ce goût si pur , cette simplicité de moeurs , durèrent
jusqu'aux premiers temps de la république ; c'était alors faire
un grand présent à un général , à un brave capitaine , que de
lui donner un arpent de terre ; mais insensiblement les villæ
ou inaisons des champs , qui jusqu'alors avaient été petites ,
simples , convenables à l'exiguité des possessions , dévinrent
grandes et magnifiques dès le moment que les Romains eurent
étendu leur empire. Aussi Caton disait-il à ce sujet : qu'un propriétaire
devait s'appliquer de bonne heure , et dans sa jeunesse
, à planter ses champs ; mais que ce n'était qu'à l'âge de
trente-six ans au moins qu'il pouvait bâtir , et même alors
quand ses terres étaient bien cultivées : un abus en entraîne
toujours un autre. Les Romains , qui avaient déjà beaucoup
agrandi et embelli leurs possessions , ayant bientôt , par de nouvelles
conquêtes , acquis des terres immenses , ne se soucièrent
= presque plus de cultiver leurs champs de leurs propres mains ;
ils en abandonnèrent peu à peu le soin à des fermiers , à des esclaves
: du temps même de Pline l'ancien , il était très-commun
de faire cultiver ses terres par des esclaves flétris de toutes sortes
$ de crimes. Telle est toujours la fin des plus belles institutions !
Quoi qu'il en soit , du temps de Régulus, l'honneur de cultiver
son champ était encore préféré à toutes les plus belles dignités ,
Cet illustre général, alors qu'il abaissait lapuissance de Carthage
par des victoires réitérées, n'écrivit-il pas aux consuls , que
l'économe de tout son bien ( qui consistait en sept arpens de
terre ) , venait de mourir ; qu'un mercenaire avait profité de
cette circonstance pour lui enlever tous les instrumens de la-
(2) On remarque qu'en Angleterre , dès les premiers temps même de la
monarchie , les barons ne donnaient aucun soin à l'agriculture ; ils la mé
prisaient et l'abandonnaient même à la classe du peuple la plus vile .
(3) Lenom de riche , en latin locuples , vient de locus , lien ou champ ,
c'était comme si on avait dit possesseur de beaucoup de champs . L'argent
était appelé pecunia , du mot pecus , betail : il ya mieux , les monnaies
étaient marquées d'un boeuf. C'est le roi Servius qui introduisit cet usage
chez les Romains , à l'imitation des Grecs. 1
1
272 MERCURE DE FRANCE ,
1
bourage ; qu'il priait , pour cette raison , les consuls d'envoyer
un autre général à sa place aux armées , dans la crainte que
son champ ne restât inculte.
Jardins..
Les anciens n'étaient pas intelligens pour cultiver lesjardins .
Épicure fut pendant long-temps regardé comme l'inventenr des
jardins , sans doute parce que c'est lui qui le premier imagina
d'enformer dans l'enceintedes ville .. Qu'on nous cite les jardins
du tyran Pysistrate , les vergers du vertueux Cimon , ouverts ,
d'ailleurs en tous temps aux citoyens d'Athènes , afin qu'ils
pussent cueillir et les fleurs et les fruits qui leur conviendraient;
qu'on nous vante ces vastes jardins d'Académus , embellis de
statues , de fontaines , d'allées d'arbres , de bosqnets : il n'en
est pas moins vrai que ce n'est que dans ces derniers temps
qu'on a commencé à bien connaître l'art d'embellir les jardins..
Les Romains eux-mêmes ne connaissaient pas les jardins d'ornement
, quoique , au rapport de Pline et de Martial , rien ne
fût plus ordinaire que de voir à Rome , aux fenêtres des maisons
, des espèces de petits jardins , des pots de fleurs , comme
nous en avons aussi l'habitude .
D'un art plusmagnifique
Babylone éleva des jardins dans les airs.
J. DELILLE.
S'il faut en croire Hérodote , Sémiramis , reine d'Assyrie,,
avait fait construire , au milieu de Babylone , de superbes jardins
élevés sur des voûtes , avec une telle industrie , que chaque
étage se trouvait de plain-pied : ces jardins suspendus existaient.
encore en partie seize siècles après leur création , et firent l'étonnement
d'Alexandre lors de son entrée à Babylone ; mais
cette sorte de merveille , qu'on a depuis imitée , n'approche
pas du luxe singulier qu'offraient les jardins des Incas . D'abord
que les plantes commençaient à sécher , on substituait à leurplace
de nouvelles plantes formées d'or et d'argent, et parfaitement
imitées ; les champs se remplissaient de maïs , dont les
tiges , les fleurs , les épis étaient d'or , et le reste d'argent , le
tout soudé artistement ensemble. On y avait de plus représenté
toutes sortes d'animaux , de papillons , d'oiseaux , dont les uns
semblaient chanter , et d'autres étendre leurs ailes pour voler.
NOVEMBRE 1814. 273
Agriculteurs célèbres .
1.
Les plus beaux génies , les plus grands hommes de tous les
ècles , se sont distingués par une inclination très-marquée
our l'agriculture. 1
Salomon, le plus savant de tous les physiciens , avait écrit
ar les arbres , depuis le cédre jusqu'à l'hysope ; personne n'é
it plus versé que lui dans l'étude de la botanique.
La plupart des rois dont parle Homère , engraissaient euxmêmes
leurs champs : en Grèce, le roi Augias employa les enais.
Hercule en fit connaître la pratique en Italie (4)
Ozias, roi de Juda , se plaisait beaucoup à l'agriculture.
Les rois de Perse , au milieu de tout le faste, de tout le luxe
e leur cour , s'occupaient avec plaisir de la culture de leurs
rdins ; et de cette même main qui portait le sceptre , ils se
rvaient des instrumens grossiers propres à remuer la terre.
yrus jeune était surtout très-curieux de la beauté de ses
dins .
603 Heureux qui créa son bocage ,..
Ces arbres dont le temps prépare la beauté!
Ildit, comme Cyrus : « C'est moi qui l'ai planté ».
J. DELILLE.
1
:
Massinissa , roi de Numidie , apprit à ses sujets à cultiver un
aride; et vainqueur des climats de la terre , il se fit des
-dins au milieu des sables brûlans de l'Afrique (5).
Hiéron ,Philométor , Attalus , Archelaüs , tous rois ; le général
énophon, le célèbre Magon,de Carthage, se sont fait unplaisir
jardinage.
ARome , quels grands agriculteurs citerai-je . Cincinnatus ,
moment où le sénat , l'an de Rome 296 , députa vers lui
viateur pour lui conférer la dictature , n'était-il pas nu ,
goûtant de poussière , labourant les quatre pauvres arpens de
re qu'il possédait au Vatican (6) .
19
1) On attribue le mérite de cette invention à Stercutius , fils de Faune ;
a vient le mot latin stercus , fumier.
(
5) Le siècle de Louis XIV a vu se renouveler une semblable merveille;
élèbre Lenôtre n'a-t- il pas , comme Massinissa , vaincu en quelque sorte
ature , en élevant à Versailles , sur une terre ingrate , aride , le plus
jardin de l'univers ?
Appelés la prairie de Quintus. Ce champ conserve aujourd'hui le
'IPrati.
18
4/4 7
Attilius Seranus ( ou le semeur ), semait son blé quand
l'appela à Rome pour l'honorer du consulat.
Caïus Fabricius , qui vainquit les Sabins; Curius Dentat
qui chassa Pyrrhus de l'Italie; Régulus , qui commanda con
les Carthaginois ; Caton le Censeur , Scipion l'Africain 1
même, tous cultivaient leurs champs. La terre se plaisait à ê
ouverte par un soc orné de lauriers , guidé par un labour
paréde triomphes : en effet , ces grands hommes labourai
leurs champs , avec le même soin qu'ils plaçaient un can
et semaient leurs grains avec l'attention qu'ils mettai
à ranger une armée en bataille. J'ajouterai que les m
leures maisons de Rome tenaient leurs noms de l'agricultu
Les Pilons doivent le leur à un Romain de leur famille,
inventa les pilonspropres àpiler le ble; les Junius avaient pe
surnom Bubulcus , parce qu'ils étaient d'excellens bouvie
Fabius tire son nom des féves; Lentulus , des lentilles ; Ci
ron, des pois chiches; et vice versa, plusieurs plantes ont
le nom de plusieurs personnages célèbres; par exemple
Gentiane doit son nom àGentius , roi d'Illyrie; l'aigremo
ou Eupatorium , au roi Eupator , qui la fit connaître le
mier ; la Lysimachie (7 ) , au roi Lysimachus son inventeur
Centaurée , au centaure Chiron , qui s'en servit pour se gu
du poison des flèches d'Hercule ; la Carline , à Charlemag
enmémoirede la peste qu'elle arrêta dans son camp; la N
tiane, à Jean Nicot , ambassadeur sous Henri II , à qui l'on
l'usage du tabac.
Pour en revenir aux Romains , Varron , Virgile , Colume
Pline , Palladius , ont beaucoup écrit sur l'agriculture , q
chérissaient..Au nombre des amis de la campagne , puis-je
blier Cicéron? César et Antoine n'avaient-ils pas aussi des
dins près du Tibre? Plus récemment , l'empereur Dioclé
ne se fit-il pas jardinier pour trouver le bonheur?
Maislaissons-lå les Grecs et les Romains : parlerai-je de s
Louis , qui apporta en France la première renoncule; du fam
Louis XIV, qui ne dédaignait pas de façonner des arbres d
main; du Grand Condé , qui cultivait de simples oeillets; du
lèbre Descartes , qui , après avoir arrangé le matincune plan
arrosait le soir une humble fleur;de l'illustre Gaston , qu
plaisait à faire croître de tendres anémones dans son jardin
Luxembourg; du vénérable Lamoignon , qui rassemblait
(7) « Avis aux petits maîtres ». La pondrede cceetttteeherbe sertà
dit-on, les écorchures des pieds cansées par des souliers étroits.
gu
NOVEMBRE 1814 . 275
son jardin une foule de végétaux étrangers , trouvant dans leur
culture un délassement aux travaux les plus importans.
Plantes curieuses .
Le vrai pent quelquefois n'être pas vraisemblable .
La plante qui se présente la première à mon imagination est
ce célèbre papyrus , originaire d'Egypte et de Sicile, avec le
duquel les anciens faisaient des voiles , des vêtemens , des
couvertures de lits , des chapeaux , et surtout du papier à
écrire (8).
corce
Viennent ensuite : la grenadille , appelée par les Indiens marácot,
et par les Chrétiens , fleur de la Passion , parce qu'on a
cru trouver dans cette plante la couronne d'épines , les fouets ,
lacolonne, l'éponge ,les cinq plaies , enfin , tous les instrumens
de la passion de Notre Seigneur.
L'accacia porte-corne de Cuba, dont toutes les parties sont
couvertes de fourmis qui tombent , à la moindre secousse ,
comme de la pluie et par petits paquets , sur les personnes
qui se trouvent dessous , et leur font des piqûres fort cuisantes.
L'agnus scythicus du Borysthène, dont le fruit , nommé-borames
, représente quatre pieds , une toison , deux cornes de
laine , deux yeux , une queue , et en un mot ressemble si bien
à un agneau , que les paysans de Moscovie sont persuadés que
c'est un animal vivant qui dort tous les jours sur sa tige , et en
- descend la nuit pour brouter l'herbe qui est autour de lui.
L'ambaitinga du Brésil, dont les feuilles sont tellement rudes
en dessous , qu'on peut s'en servir comme de lime pour polir
le bois .
Le pilosèle , dont le jus , employé à la composition d'une
trempe pour les épées et les couteaux , a la vertu de couper
- le fer comme le bois.
L'arbre au diable , ainsi surnommé,parce que son fruit en
s'ouvrant , fait un bruit semblable à celui d'un coup de
pistolet.
L'orchis , dont les fleurs représentent tantôt un singe , un
frelon , un guêpe , une abeille ; tantôt une mouche , un papillon
, une punaise , une araignée , une sauterelle , enfin même
un homme ou une femme.
(8) Les Gaulois , en guise de papier , se servaient d'écorce de bouleau ,,
etcen'est que vers le milieu du quinzième siècle qu'on s'est imaginé de faire
dupapier avec des chiffons.
276 MERCURE DE FRANCE ,
Le candou des Indes , dont le bois est si dur qu'il fait feu
lorsqu'on en frappe deux morceaux l'un contre l'autre.
Le bois de lumière, dont la tige , une fois rompue , donne
une lumière aussi éclatante que celle d'un flambeau (9).
L'ambon des Indes orientales , dont le fruit délicat et savoureux
contient un noyau auquel on attribue le pouvoir de faire
tourner l'esprit dès qu'on en mange.
Le bancal d'Amboine , dont les feuilles ont une vertu si singulière
, que les personnes qui le tiendraient quelque temps
dans leurs mains , perdraient peu à peu la vue.
L'amaranthine de Malabar , que l'on fait cuire dans du
beurre , pour en faire boire la décoction aux gens qui ont l'esprit
aliéné.
Le grunal ou verdoyante des Indes , qui ne croît ni dans la
terre, ni dans l'eau , ni au soleil , ni à l'air , mais bien suspendue
dans un linge , la tête en bas , aux planchers des maisons , et
qui, pour comble de singularité , ne porte ni fleur , ni fruit ,
ni graine.
Le coddapara , avec les feuilles duquel les habitans du Malabar
font des parasols qui peuvent couvrir vingt personnes.
L'arbre à muscade , qui ne se plante pas ,parce qu'il mourrait
, dit-on , s'il était planté de la main des hommes.
Le sassafras , qui a contribué à la découverte de l'Amérique ,
puisque c'est , dit- on , son odeur qui a fait penser à Christophe
Colomb que l'on était près des terres .
Le bananier , dont les feuilles servirent à couvrir Adam et
Éve , et aux fruits duquel surtout les Portugais se garderaient
bien de toucher , parce qu'une fois coupés ils présentent à peu
près la figure d'une croix.
L'arbre d'argent , ainsi nommé à cause de sa nuance éclatante;
parce qu'en effet on en voit en Afrique des forêts qui
semblent tout argentées.
L'abécédaire de Ternate , dont les têtes ou la racine , à peine
mâchées , font éprouver à la langue une irritation telle qu'elle
est toujours en mouvement; surnommée aussi herbe aux enfans
, par la raison qu'on met àprofit cette propriété pour délier
la bouche des enfans...
Le saldits de Madagascar , qui renferme dans sa graine un
poison , dont sa racine est l'antidote.
(9) Il est une autre plante , le baaras , du Mont -Liban , qui brille la nuit
comme un flambeau. Les Arabes l'appellent herbe d'or , parce qu'elle
change les métaux en er.
NOVEMBRE 1814 .
277
La férule , appelée par Martial le sceptre des pédagogues ,
parce que les régens des colléges se servaient jadis de ce sarment
léger pour châtier leurs écoliers .
, Enfin , le frêne dont la vertu est si puissante contre les
serpens , que , soit le matin ou le soir , ils s'éloignent même de
son ombre ; et l'on assure que , placé entre des feuilles de frêne
et un feu très-allumé , le serpent se jetera plutôt au travers du
feu que de traverser par-dessus les feuilles ( 10) .
Desfleurs .
Plus heureuses que nous , vous mourez pour renaître :
Triste réflexion ! inutiles souhaits !
Quand une fois nous cessons d'être ,
Aimables fleurs , c'estpourjamais .
Les fleurs charment également toutes les nations de la terre ;
et, tandis que le Chinois cultive son joli rosier de Bengale , le
Hollandais sa double tulipe , l'Anglais son oreille d'ours , le Portugais
son immortelle , et le Français son lis majestueux , l'habitant
de l'Indoustan laisse l'éclatant nénuphar se pencher sur
son visage olivâtre ; la noire beauté du Congo enlace son front
d'ébène de tubéreuses plus blanches que la neige.
Si nous en croyons le Camoëns , il existe près du Gange une
nation qui ne se nourrit que du parfum des fleurs.
Les Chinois , l'un des peuples qui conservent le plus la tradition
de leurs moeurs antiques , se prosternent encore aujourd'hui
devant les fleurs .
ABruxelles , le jour de Sainte-Dorothée, les fleuristes étalent
tout ce qu'ils ont de plus précieux dans la chapelle de Notre-
Dame de Bon-Secours. Ces fleurs sont placées sur des buffets
très- élevés , vis -à-vis l'image miraculeuse de la Sainte-Vierge .
Les Musulmans ont , de leur côté , un jeûne pendant lequel il
leur est expressément défendu de sentir l'odeur des moindres
parfums , des plus petites fleurs.
(10) Au sujet des herbes qui ont le pouvoir de guérir les morsures des
- serpens, Pline rapporte que les lézards y ont recours lorsqu'ils se sont battus
contre eux; que , plus prudente encore , la tortue , pour se préserver de
leur venin , mange d'avance de la sariette ; qu'enfin la fouine , lorsqu'elle
veut faire la guerre aux rats, mange de la rue : c'est une antidote contre
leurs morsures .
28 MERCURE DE FRANCE ,
Nous avons , comme on sait en France , l'usage de représenter
des fleurs sur des vases de porcelaines , etc.; les sauvages
font mieux encore , ils peignent des fleurs sur leur corps ; mais
d'une manière ineffaçable. Je dirai plus : à Rome on fait avec
des fleurs de grands tableaux d'histoire , qui offrent des martyres
: la toile est percée d'une infinité de trous où l'on fait
passer les queues des fleurs ; elles sont rangées et découpées
avec tant d'art , qu'elles imitent , à s'y méprendre , des figures
humaines : derrière la toile sont placés des vases remplisdd''eeau,
où trempent les queues des fleurs .
On a beaucoup parlé du sélam des Turcs , qui n'est rien
autre chose qu'un certain bouquet de fleurs dont le choix et
l'arrangement particulier forment un langage mystérieux trèsfavorable
, surtout aux intrigues amoureuses des dames du pays .
Par exemple , si un amant veut peindre son désespoir à sa maîtresse,
il ne manquera pas de faire briller à ses yeux un souci
bien foncé; au contraire, s'il a conçu la délicieuse espérance de
la posséder , en dépit du jaloux qui la guette ou des grilles qui
la captivent , une fleur, d'orange deviendra le présage de son
triomphe ; mais en Turquie , comme partout ailleurs , les
dames ont le malheur d'être inconstantes , on trouve des maîtresses
infidèles ; aussi ce chapitre de l'infidélité, l'un des plus
longs , des plus aimables du code de l'amour , n'a point été oublié
, et la tulipe sera placée dans les mains de l'amant infortuné
qui voudra faire rougir sa belle de sa trop grande humanité.
On ne sait pas bien pourquoi la tulipe a été choisie de préférence
à toute autre fleur pour remplir ce funeste ministère
d'accusatrice..... Serait-ce à cause de la variété de ses couleurs
et de ses nuances , qui retrace peut- être l'idée de plusieurs
affections à la fois ? Au surplus , comme on assure que les jaloux
de Turquie , au moins aussi clairvoyans que ceux de notre
pays , et par parenthèse beaucoup plus redoutables , avaient fini
par se mettre au courant de cette espèce de langue mystique,
il abien fallu que les grandes dames trouvassent un moyen à la
fois honnête et beaucoup plus délicat de tromper la surveillance
de leurs seigneurs et maîtres. Ainsi donc , en présence même
de son argus , une femme turque bien apprise entretiendra une
conversation fort intéressante avec son amant ..... et comment ?
En arrangeant seulement , comme par distraction , des pots de
fleurs , en touchant quelques bouquets. Il est réellement bien
malheureux qu'un secret aussi ingénieux ne soit point parvenu
jusqu'à nous..... Mais ce n'est qu'en France que les dames sont
privées de ce doux langage des fleurs , qui leur procurerait des fa
passe-temps si agréables. Voyez les Indiens ! n'ont-ils pas une
NOVEMBRE 1814. 279
plante nommé areck , dont les feuilles et les fruits , découpés
diversement , expriment des idées symboliques , et , noués d'une
certaine manière , forment une déclaration d'amour ou annoncent
une rupture ? Les filles d'Amboine , très-gênées par
leurs parens , n'ont-elles pas une adresse inimitable pour parler
à leurs amans avec des fruits et des fleurs ?....
CHARLES-MALO.
DIALOGUE entre Diogène et Aristippe , par Condorcet.
SUR LA FLATTERIE .
A
(CeDialoguemanque à l'édition des OEuvres de Condorcet, en21 vol. in-8°.)
DIOGÈNE.-Tu vis à la cour d'un tyran , et tu te dis philosophe
!
:
ARISTIPPE. - Un philosophe doit vivre où les hommes ont
le plus besoin de lui.
DIOGÈNE. - Aristippe flatte l'oppresseur de Syracuse !
ARISTIPPE . - Oui , mais il le désarme; souvent il a sauvé la
vie à des amis imprudens. La flatterie et le mensonge ne sont
plus des crimes , dès qu'ils sont utiles aux hommes .
DIOGÈNE.- Pour sauver ces amis, on t'a vu baiser les pieds
deDenys .
ARISTIPPE.- Qu'importe , si c'est là que la nature a mis ses
oreilles ?
DIOGÈNE . - Jadis un philosophe , sorti de l'école de Pytha-
= gore , de cette école fertile en ennemis des tyrans , n'eût paru
dans Syracuse que pour ranimer dans le coeur des citoyens
l'amour de la liberté et de la patrie; il eût donné à un peuple
faible , qui ne sait que trembler et haïr , le courage et le
moyen de punir ; et si le sort y conduisait Diogène , crois-tu
qu'il s'abaisserait à faire rire un vil tyran? Il lui reprocherait
ses voluptés , sa barbarie et ses mauvais vers. Denys se croit
un dieu : je le ferais apercevoir qu'il n'est pas même unhomme.
ARISTIPPE. -Denys , maître d'un peuple désarmé, est entouré
de soldats vainqueurs des Africains , et de la renommée
de ses victoires : il mourra sur le trône. Que gagnerais-je à le
braver ? Le vain honneur de montrer du courage , et de lui
faire commettre un crime de plus ! J'aime mieux lui en épargner.
280 MERCURE DE FRANCE ,
J'ose lui déplaire , quand il le faut, pour servir des malheureux.
Je ne crains point la mort , maisje ne hais point la vie :
je ne veux point la sacrifier à une gloire inutile ; mais je suis
prêt à la donner pour le bien des hommes.
- DIOGÈNE . Dis plutôt , qu'accoutumé aux plaisirs , tu es
devenu l'esclave de la volupté; que tu crains moins la mort
qu'une vie austère .
ARISTIPPE .-Le plaisir ne m'amollit point. Dans une âme
ardente et inflexible comme la tienne , la volupté devient fureur
; elle tient lieu de tout et rend capable de tout. La mienne,
plus flexible et plus modérée , sait en jouir et peut s'en passer.
Je ne suis ni assez sot pour la mépriser , ni assez emporté pour
devoir la craindre. Je me livre gaîment aux fêtes tumultueuse
de Denys; ma présence en a banni la débauche. Ses courtisans
, qui bravaient la nature et les lois , craignent qu'Aristippe
ne lés accuse de manquer de délicatesse et de goût. Je saisis les
momens où je vois que le plaisir a ramolli l'âme de Denys , et
que sa douce ivresse en a banni la défiance; j'en profite pour le
rappeler , non à la justice ( les tyrans ne peuvent plus la connaître
), mais à la compassion dont la voix n'est jamais étouffée
sans ressource. Je sais qu'il ne peut faire du bien par vertu ou
par système , et je tâche qu'il en fasse par caprice. On lui
amena , il y a quelque temps , trois belles esclaves que des pirates
avaient enlevées ; elles pleuraient : le tyran blasé ne vit
ni leur beauté ni leurs larmes. Je venais de louer une de ses
tragédies : - Aristippe , me dit-il , choisis une de ces esclaves.
-
Je les prends toutes trois , répondis-je ; Paris s'est trop mat
trouvé d'avoir fait un choix. Il rit ; j'emmenai ces trois esclaves
, et le lendemain je les renvoyai à leurs parens.
DIOGENE. Ainsi confondu dans une troupe de vils flatteurs
, l'ingénieux Aristippe se charge du soin de distraire un
tyran de ses remords et de ses craintes. Ta voix le rassure
contre la haine, et l'encourage contre le mépris; d'autant plus
coupable , que tu as plus d'esprit et de crédit sur l'opinion , et
que tu peux à la fois et le corrompre et l'excuser. En vain te
vantes-tu de lui épargner des crimes , si tu fortifies ses vices.
1
ARISTIPPE , - Je détruis , par une flatterie plus adroite , le
mal que feraient celles de ses caclaves. Ils vantent sa puissance
et la terreur qu'elle inspire ; ils lui peignent les méchans ligués
contre lui , mais contenus par la vigilance et la sévérité de sa
ustice. Alors il s'irrite; il n'est occupé qu'à imaginer de nouNOVEMBRE
1814. 281
velles précautions , qu'à rechercher des coupables et des supplices;
il paraît agité par les Furies. Seul libre au milieu de sa
cour , je suis le seul qu'il croit sans intérêt de lui nuire; il me
confie sa fureur et son effroi . - Seigneur , lui dis-je , toutes
ces précautions avertissent les Syracusains que vous croyez
mériter leur haine , et le leur feront croire. Craignez de les
augmenter assez , ces précautions , pour qu'un homme de coeur
puisse trouver du péril et de la gloire à les tromper. Ce ne sont
pas vos gardes qui vous défendent , c'est votre nom. On respecte
en vous le vengeur de la Sicile et le protecteur des arts ,
qui a rendu Syracuse la rivale d'Athènes ; ce sont ces titres honorables
qui font votre sûreté. Denys , calmé par mes discours ,
appelle dans son palais des hommes éclairés et vertueux , et
s'adoucit dans leur société. Il s'indigne que les Carthaginois
aient encore des places dans la Sicile ; il s'occupe des moyens
de les en chasser , et laisse respirer Syracuse .
On vous hait , lui dis-je encore , pour avoir opprimé votre
patrie. Chaque citoyen adans l'âme le désir de venger la perte
- de sa liberté : eh bien ! abolissez les lois cruelles qui faisaient
la honte et le malheur de Syracuse dans le temps de sa liberté
prétendue; faites des lois douces , favorables aux pauvres et aux
✓ derniers esclaves des citoyens ; forcéz , par vos bienfaits , les
Syracusains à vous bénir , et votre vie sera tranquille comme
celle d'un père au milieu de ses enfans ; et la Grèce , qui admire
votre génie et vos victoires , vous mettra au rang de ses héros
et de ses sages.-Ainsi , j'oppose à sa férocité naturelle son
intérêt et sa gloire , et je fais sortir , du sein de la tyrannie , des
lois heureuses et justes .
DIOGÈNE. - Mais Démarate et Agathocle , qu'il a bannis ,
vous accusent d'avoir insulté à leur malheur ; ils remplissent la
Grèce de leurs plaintes et de la bassesse d'Aristippe .
ARISTIPPE. - Lorsque Denys chassa de la Sicile ces tyrans
subalternes , qui avaient partagé avec lui le droit de vexer les
Syracusains , toute la cour s'empressa d'applaudir au tyran qui
venait , disait-on, de punir des insolens qui avaient osé lui résister
. Ses ennemis crièrent qu'il sacrifiait au plaisir de se ven-
✔ger les citoyens les plus utiles. Je dis aux uns et aux autres : Si
ces bannis n'eussent pas été ses ennemis , il eût dû les punir plus
sévèrement. Souvenez-vous de ce malheureux étranger qu'immola
aux dieux leur politique superstitieuse et barbare; c'est sa
mort que Denys a vengée , et non ses propres injures . Est-ce
que Diogène peut estimer Démarate ?
282 MERCURE DE FRANCE ,
- DIOGENE. Je méprise les sots , et je hais les hommes
cruels. Si je hais plus Denys , c'est qu'il a plus de puissance :
mais , si tu as une âme noble , pourquoi ramper dans la cour d'un
tyran , content , au milieu de l'oppression générale , d'empêcher
quelques maux particuliers ? Resté dans la Grèce , formes-y
des hommes par tes leçons , élève leur ame par tes exemples ,
tu seras plus utile , et sans être obligé de t'avilir.
ARISTIPPE.-Tout homme qui a des lumières et du courage
peut faire du bien dans une ville libre; Aristippe seul peut être
utile à Syracuse : souffre qu'ily vive. Il vaudrait mieux , sans
doute , qu'elle fût libre et gouvernée par de bonnes lois ; mais ,
si ce mieux est impossible , faisons , sans nous irriter contre le
Destin, tout le bien qu'il nous est possible de faire , et nedésespérons
point d'en faire même sous un tyran, pourvu qu'il
aime la gloire et haïsse la superstition.
DIOGÈNE.-Le spectacle de l'esclavage devrait révolter tes
yeux; et peux-tu n'être pas dégoûté de vivre avec des esclaves?
ARISTIPPE. - Aussi suis-je venu dans la Grèce pour voir des
hommes libres , et causer avec Diogène .
DIOGÈNE. Si tu savais vivre comine moi , tu n'irais pas
dans les palaisdes tyrans .
ARISTIPPE. Si tu savais vivre avec les hommes , tu ne logerais
pas dans un tonneau, Pardonne-moi ma facilité et mes
plaisirs en faveur de ma douceur et de ma gaîté : ton courage
et ta subliıne abstinence me font bien oublier ta dureté et ton
orgueil.
DIOGÈNE. - Aristippe daignerait-il partager aujourd'hui le
pain de Diogène , et boire avec lui de l'eau dans le creux de sa
main?
ARISTIPPE. - Oui; va , malgré ma gourmandise , j'aime
mieux tes bons mots que tous les vins de la Sicile..
d
NOVEMBRE 1814 . 283
1
LES QUATRE TOURELLES DU CHATEAU DE VUFLANS ( 1 ) .
(Cette nouvelle a déjà paru en allemand dans le recueil annuel qui
s'imprime à Berne , sous le titre de Alpen Rosen , ou la Rose des
Alpes. Les rédacteurs de cet intéressant ouvrage avaient demandé
àmadame de Montolieu une ancienne chronique qui pût donner
de l'intérêt à la gravure du château de Vuflans , faite par un habile
dessinateur , dont ils ont orné leur numéro de cette année. Le pen
deplaceles ayant obligés à quelque retranchement , madame de Montolieu
la donne aujourd'hui telle qu'elle a été faite ou trouvée. )
LE sept juillet 1813 , j'arrivai dans la jolie campagne que mon
ami de C***. possède entre Lausanne et Morges ; je m'impatientais
également et de revoir ce bon camarade d'université et
de faireconnaissance avec le plus riant des cantons de l'Helvétie ,
le canton de Vaud. S'il offre aux voyageurs moins de beautés
pittoresques , moins de sites extraordinaires que quelques parties
de la Suisse allemande , combien n'en est-on pas dédommagé
par ses points de vue enchanteurs , par ce beau lac Léman
si célébré par les poëtes , qui , dans son étendue de seize lieues ,
répète dans lė miroir de ses eaux , d'un côté , les cimes découpées
des majestueuses Alpes , de l'autre le pays le mieux cul--
tivé , le plus couvert d'habitations , s'élevant par une douce
pente jusqu'aux monts Jura , qui le séparent de la France....
Mais je m'arrête , mes descriptions seraient faibles auprès de
celles que tout le monde sait par coeur , et surtout auprès de la
réalité ; je ne veux faire que celle d'une antique et noble demeure
un peu moins connue , et raconter une histoire des anciens
temps , sans en garantir l'authenticité.
Qu'est-ce que c'est que cette grande masse carrée et blanche
qui se dessine dans le paysage ? dis-je à mon ami en examinant
de la terrasse l'immense perspective qui s'offrait à mes regards
étonnés. Je pris une lunette d'approche , je la dirigeai sur cet
objet : ah ! ah ! m'écriai-je , c'est un ancien château féodal ,
flanqué de toutes ses tours. On n'en voit pas beaucoup de ce
genre dans cette partie de la Suisse et dans un pays aussi cultivé;
ils sont d'ordinaire sur le sommet de quelque rocher escarpé.
Celui-ci excita vivement ma curiosité,je m'informai de son
(1) Le château de Vuflans , remarquable par son antiquité et sa singu -
lière architecture , est situé en Suisse , dans le canton de Vaud , à peu de
distance de la jolie petite ville de Morges et du lac Léman.
1
284 MERCURE DE FRANCE ,
nom et de son origine. J'ai toujours aimé avec passion ces antiques
demeures , qui nous ramènent dans les temps anciens et
nous retracent les moeurs de nos ayeux. ,
Le nom de ce château est Vuflans , me dit mon ami;
son origine est attribuée à la reine Berthe , fameuse dans
ce pays sur lequel elle a régné , et qui s'appelait alors la Transjurane
ou Petite Bourgogne. Cette reine aimait à bâtir des châteaux
; il paraît cependant qu'elle n'a fait que réparer celui- ci ,
et y ajouter la partie flanquée de quatre tours ; l'autre partie ,
remarquable par une grande tour démantelée , est beaucoup
plus ancienne , et son origine se perd dans la nuit des temps :
si vous êtes curieux de voir de plus près cet édifice , je vous y
conduirai , ce n'est qu'une promenade , mais je vous avertís
que votre goût pour les ruines sera peu satisfait. La reine Berthe
faisait bâtir très-solidement ; la plupart de ces châteaux
subsistent encore en entier. On en voit un autre près de la petite
ville d'Orbe , qui se nomme Champvent , quia , dit-on , la
même origine , et qui est aussi parfaitement conservé ; il a appartenu
long-temps à l'illustre famille de Vergi , et c'est-là ,
sans doute , qu'était née cette malheureuse Gabrielle , amante
infortunée de Coucy , et victime du cruel Fayel.... Mais reve-
*nons au château de Vuflans , dont les murs ont peut-être aussi
renfermé quelque beauté malheureuse; ils sont en briques , et
le mastic qui les lie est si fort , que les possesseurs actuels ayant
voulu faire démolir ces tourelles , on n'a pu en venir à bout , et
il a fallu en laisser le soin au temps.
Tant mieux , m'écriai-je , je les verrai , partons ; et nous nous
mîmes en chemin. Cet ancien château est situé à une demilieue
de la jolie petite ville de Morges , au bord du lac Léman.
Le château de Vuflans annonce une haute antiquité , principalement
la partie appelée la grande tour ; ce bâtiment
dévasté est entièrement vide au dedans jusqu'au sommet, où
l'on ne peut plus monter qu'au moyen d'une échelle ; on arrive
à la partie supérieure , qu'on nomme la lanterne. Une tradition
prétend que c'était dans cette tour que les seigneurs suzerains
de ce chastel donnaient jadis joyeux festins . Il existe encore
une salle qui a conservé le nom de la salle de fer ou la salle des
chevaliers , où l'on voit des lances et des armures appendues;
les seigneurs de Vuflans étaient tenus d'y rassembler
une fois par an , à un jour fixé , tous les preux chevaliers du
voisinage et de leur donner une fête .
L'autre corps de logis , qui a été joint à celui-ci , et bâti dans
le même goût , est visiblement moins ancien; il communique à
l'autre par des galeries en pierre , mais au lieu de la grande
NOVEMBRE 1814 . 285
tour il y en a quatre petites aux quatre coins de ce grand bâtiment
carré , qui , vues de loin , font un effet très-pittoresque ;
chacune de ces tours forme dans l'intérieur un petit cabinet
éclairé par des meurtrières , ainsi que la chambre attenante . Il
va sans dire qu'on trouve dans cette antique demeure tout ce
qui constitue les anciens chastels, des prisons , des souterrains ,
des citernes ; des préaux , une terrasse tout à l'entour servant
de promenoir , et dominant sur une grande étendue de pays et
sur le beau lac Léman.
1
J'étais enchanté de tout ce que je venais de voir : cette
grande tour , ces quatre tourelles me semblaient avoir été la
scène des événemens les plus romanesques ; je croyais voir au
travers de ces étroites fenêtres des beautés prisonnières , et de
vaillans chevaliers,escaladant les crénaux pour les délivrer.
Mon ami souriait et laissait aller mon imagination à son gré.
Tenez , me dit- il , en ouvrant un tiroir de son bureau , voici de
quoi exciter ou calmer votre enthousiasme ; c'est une ancienne
tradition sur un des premiers possesseurs de ce château , où vos
chères tourelles jouent un grand rôle ; je ne vous en garantis
pas la vérité historique ; de tous temps les vieux châteaux ont
appartenuau domaine des romans; cette narration du moins n'a
rien que de très-vraisemblable dans les moeurs de ce temps-là ,
qui différaient beaucoup des nôtres . Trouvée , à ce que je
suppose , dans quelque archive de ce manoir , elle était en ancienne
langue Romane , c'est-à-dire , à peu près inintelligible :
jem'en suis fait une étude , et je me suis amusé à la mettre en
français. J'en remerciai mon ami , et , m'emparant du cahier ,
j'allai m'établir dans un des cabinets de verdure de sa terrasse
où j'avais en face le vieux donjon , et je lus ce qui suit.
Les quatre tourelles du chastel de Vuflans .
Berthe, petite-fille de l'empereur Conrad , avait épousé en
premières nôces , Rodolphe 11 , roi de la Transjurane ou Pétite
Bourgogne ; elle aimait passionnément ce beau pays dont elle
était sonveraine , et qu'elle parcourait sans cesse , montée sur sa
haquenée , filant tout en cheminant par monts et par vaux ,
batissant chateaux et couvens , et mettant en iceux chastelains ,
prétres et nonnes ; aussi cette bonne reine était-elle chérie dans
ce bon pays , où son souvenir est encore en grand renom .
Elle eut cinq enfans de son premier mari , le roi Rodolphe 11 ,
Conrad qui lui succéda , Barcard qui fut évêque de Lausanne ,
et ensuite archevêque de Besançon , un fils posthume nommé
Rodolphe , et deux filles dont l'aînée , Adelaïde , fut d'abord
1
286 MERCURE DE FRANCE ,.
femme de Lothaire roi d'Italie , et en secondes noces de l'em.
pereurOthon dit le grand, et la cadette , nommée Gizèle , qui
mourut à Chavornais , chef-lieu de la résidence du roi , à l'âge
de douze ou treize ans .
Après avoir régné vingt-sept ans , Rodolphe mourut en 932 ,
jeune encore , ayant été roi à l'âge de douze ans , laissant sa
femme Berthe régner au nom de son fils encore mineur : elle
avait marié la seule fille qui lui restait , Adélaïde , ( princesse
dont les charmes et les vertus sont célèbres dans l'histoire de
ces temps-là ) au roi d'Italie. Le désir de se rapprocher de cette
fille chérie , engagea Berthe à céder aux voeux de Hugues , roi
de Lombardie , et à l'épouser en secondes noces; sans doute il
dut lui en coûter beaucoup de donner un successeur à Rodolphe
, qu'elle avait tendrement aimé , et de quitter le pays
qu'elle avait embelli et où elle était adorée; mais de quels sacrifices
l'amour maternel ne rend-t- il pas capable ? En quittant
la Transjurane , elle voulut laisser à ses plus fidèles serviteurs
des récompenses de leur attachement; son page Adalbert , fils
d'Azzon , qu'une passion malheureuse pour elle avait privé de
la raison , était mort au château de Vuſlans , où il était renfermé
( 1 ) : elle fit, en partant , don de ce château , qu'elle avait
fait réparer , et de toutes ses dépendances au sire Grimoald ,
frère aîné d'Adalbert : c'était un don vraiment royal ,et Grimoald
fut très-flatté d'être seigneur suzerain d'une aussi belle
demeure . Ce fils aîné d'Azzon était loin d'avoir la sensibilité de
son frère Adalbert ; il avait bien aussi sa folie , mais c'était celle
de la vanité , son coeur dur et glacé était incapable d'amour;
cependant , dès qu'il se vit possesseur du Château de Vufians ,
il voulut l'assurer à sa postérité , et songea à une châtelaine qui
pût lui donner des héritiers . Quoiqu'il ne fût plus très-jeune ,
il n'avait point encore jusqu'alors pensé au mariage ; une
femme , des enfans lui paraissaient des êtres faibles etméprisables
, dont il ne voulait pas être entouré. Toujours à la guerre
ou à la chasse , Grimoald aimait mieux donner la mort que la
vie , cependant actuellement il veut un héritier , et il jeta les
yeux sur la jeune et belle Ermance de Vergi. Son père , jadis
écuyerde la reine Berthe , avait aussi été honoré de ses bontés ,
elle lui avait donné le château de Champvent , près de la ville
d'Orbe , et la jeune Ermance , sa fille , avait été élevée près de
la princesse Gizèle; après sa mort , Ermance retourna à Champ-
(2) Voyez sur cette intéressante anecdote , les Mystères du château de
Vuflans , par madame V. de P. , dans le Journal de Lausanne.
t NOVEMBRE 1814. 287
vent auprèsde son père , ypassa quelques années, et, pour son
malheur , fut demandée en mariage par le seigneur de Vuflans,
lorsqu'elle eut à peine atteint sa dix-huitième année. Ce n'était
pas l'usage des pères de ces temps-là de consulter leurs filles sur
le sort qui leur était destiné; le sire de Vergi avait marié sa
fille aînée , la belle Gabrielle ,au sire de Grandson , avec ce
seul mot , je le veux; il ne mit pas plus de façon avec la cadette
: Vous épouserez dans quelques jours le sire Grimoald ,
seigneur de Vuflans, fut tout ce qu'il lui dit , sans attendre
même de réponse : Ermance n'en avait point à faire , à peine
connaissait-elle Grimoald , qu'elle n'avait vu qu'une seule fois ,
et dont l'air hautain et dur lui avait déplu ; mais son coeur
était libre; elle était douce , timide , craignait son père , et prit
le parti d'obéir sans résistance ,quoique cette union ne lui promît
pas le bonheur. Elle apportait à Grimoald , outre une belle
dot et une illustre naissance qui devait le rendre le plus heureux
des hommes , une figure charmante et un caractère adorable
; mais de tous ces avantages , Grimoald n'attacha de prix
qu'à sa jeunesse et à sa belle santé , qui lui promettaient des
héritiers.
En effet , il ne tarda pas à en avoir l'espoir, Ermance devint
enceinte; Grimoald enchanté ne voulait pas même supposer que
ce pût être une fille , et prépara tout pour la réceptiondujeune
seigneur de Vuflans. L'enfant arrive après d'affreuses douleurs
de la jeune mère , et cet enfant.... était une file , jolie comme
l'amour , mais que son père indigné voulut à peine regarder ;
elle était déjà dans les bras de sa mère , et lui faisait oublier ses
maux : Ermance voulait être aussi sa nourrice , mais Grimoald
en fit chercher une parmi ses vassales , déclara qu'il n'aurait pu
se soumettre à l'ennui d'un enfant qu'en faveur d'un fils , et
que cette petite créature serait confinée avec sanourrice dans
une des tourelles du château jusqu'à ce qu'elle eût un frère :
Vous ne la reverrez qu'alors , dit- il à la désolée Ermance , qui
fit en vain tout ce qui dépendait d'elle pour l'engager à révoquer
ce terrible arrêt. Donnez-moi un héritier , lui répondit
son époux , et le lendemain vous aurez votre fille ; mais avant
vous ne la reverrez pas , j'en jure sur la sainte croix et sur le
pommeau de mon épée. Ermance se tut , qu'aurait-elle pu'dire !
elle connaissait et la force de ce serment etle caractère indomptable
de son époux; elle se tut , mais des larmes abondantes
coulèrent sur sa fille. Elle demanda qu'elle portât le nom d'Aloyse
, qui était celui desa mère , la dame de Vergi , morte en
lui donnant le jour : Chère Aloyse , lui dit-elle , en l'embrassant
avec ardeur , ainsi que moi tu seras privée des soins de ta
288 MERCURE DE FRANCE ,
mère , et tu n'auras pas ceux d'un père; elle eut cependant la
consolation d'espérer qu'elle serait bien soignée. Grimoald avait
un écuyer nommé Raimond , qui ne l'avaitjamais quitté ; il
était de bonne maison , et avait reçu une bonne éducation :
quoique rude aussi en apparence, il valait mieux que son maître
, à qui , cependant , il était entièrement dévoué. Ermance
l'estimait, et fut bien aise lorsque Grimoald l'ayant fait entrer
lui remit l'enfant et la nourrice, et lui déclara que sa volonté
positive était qu'elles fussent renfermées dans une des tourelles ,
et qu'elles n'y vissent personne que Raimond, qui aurait soin
que rien ne leur manquât ; je n'excepte pas même madame de
cet ordre , dit-il , en montrant Ermance , jusqu'à ce qu'elle
m'ait donné un fils , et je veux le lui faire désirer : Grimoald
se rendait justice ; il croyait que les prières d'un ange tel que sa
femme , seraient exaucées. Ah! comme elles furent ardentes ,
ces prières ! elle désirait alors un fils plus vivement que son
mari ; il ne voyait en lui que son héritier , la tendre mère y
voyait le frère d'Aloyse , celui qui devait la lui rendre.
Elle fut très-long-temps avant de se remettre , un chagrin
cruel pesait sur son coeur et retardait sa guérison. Dès qu'elle
put sortir , Grimoald la promena d'église en église ,de bains en
bains , de pèlerinage en pèlerinage ; elle se prêtait à tout pour
obtenir ce fils si désiré : elle était donc peu stationnaire au château
, mais quand elle y revenait , quand des bords du lac elle
montait entre les vignes le chemin pierreux qui conduisait au
manoir , son ardent regard s'élevait vers les tourelles ; elle ignorait
celle que sa fille occupait , mais elle les dévorait tour à
tour des yeux , espérant l'entrevoir au travers des étroites
meurtrières , garnies de barreaux ; une seule fois elle crut apercevoir
devant une des ouvertures une petite tête blonde ; elle y
jeta milleet mille baisers , et chargeait le vent de les porter sur
les joues rondes de son Aloyse , qui lui avait paru si jolie au moment
de sa naissance : Pauvre enfant , pensait-elle , combien
peu elle a de cet air frais et vivifiant ! elle aurait voulu lui envoyer
tout celui qu'elle respirait : ah ! si je pouvais te donner
un frère , s'écriait-elle , avec quel bonheur j'irais te chercher
dans ta prison , et je vous réunirais sur mon sein maternel !
Enfin , après deux ans de voeux et de courses , sa santé se
remit, son espoir recommença et fut encore trompé. Grimoald ,
tremblant d'espérance et de crainte , était auprès du lit de sa
femme; il entend le faible cri du nouveau né , et ce cri ne dit
rien à son coeur , c'était le même qu'il avait déjà entendu : « Je
n'ai point de fils , s'écrie-t-il en fureur , mais j'ai encore une
tourelle , et puisque Ermance ne sait avoir que des filles , c'est-
1
NOVEMBRE 1814. 289
là qu'elles habiteront jusqu'à que j'aie un héritier ». Il sort
pour donner des ordres sans dire un seul mot à sa compagne ,
et en lui lançant un regard furieux.
= Dès qu'il fut dehors , elle se fait donner l'infortunée petite
- créature , encore rejetée par son barbare père en entrant dans
= la vie. Ah ! si je pouvais la cacher quelque part , dit-elle en regardant
autour d'elle d'un air égaré; les femmes dont elle est
- entourée lui représentèrent que la chose est impossible , qu'il
vaut mieux la laisser sous la dépendance de son père et dans le
- château ; qu'elle sera plus sûre de la retrouver quand le ciel lui
aura accordé un fils. Dans ce moment, Raimond entre avec
une jeune et belle nourrice. La chronique prétend malicieusement
que le prudent écuyer les choisissait assez jolies pour ne
pas trop s'ennuier de son emploi de gardien; il prend la nouvelle
née des mains de sa mère , et lui promet qu'il en aura autant
de soin que de sa soeur aînée , qui croît et prospère à ravir ,
et ce mot répand un peu de baume dans le coeurd'Ermance ;
elle remet celle-ci à l'écuyer avec moins de peine. « Je veux ,
lui dit-elle, qu'elle s'appelle Berthe; le nom de sa noble bienfaitrice
touchera peut-être en sa faveur le coeur de son père » .
Raimond secoue la tête , il sait que ce coeur ne peut être touché
; il remet la petite Berthe à sa nourrice , à qui Ermance ne
- cesse de la recommander. Ah ! que Dieu t'envoie un frère , lui
cria- t-elle , et tu retrouveras bientôt ta mère. L'enfant et la
= nourrice furent conduites à l'instant dans la tourelle opposée à
- celle de sa soeur ; on n'aurait pu les réunir dans la même tant
les tourelles étaient petites; d'ailleurs , Raimond aimait mieux
les séparer.
Apeine la triste Ermance fut-elle relevée de ses secondes
couches , qu'elle eut un autre sujet de douleur bien vive , qui
donna, pour le moment , un autre cours à ses pensées. Son
père , le sire de Vergi , tomba dangereusement malade en son
chastel de Champvent , et ce fut à la suite d'un événement qui
déchira aussi le coeur de la sensible Ermance. Elle avait un
frère qui perpétua la noble race des Vergi , et fut l'aïeul de
cette infortunée Gabrielle de Vergi , amante de Raoul de Cou-
су , et célèbre par son horrible destinée ; ce nom de Gabrielle ,
consacré à toutes les filles aînées de cette famille , ne leur
portait pas bonheur. La Gabrielle du neuvième siècle , la belle
châtelaine de Grandson,soeur aînée d'Ermance , fut plus malheureuse
encore , et le méritait moins peut-être , car son coeur
innocent était tout à ses devoirs et aux liens du sang ; elle n'aimait
avec passion que son père , sa jeune soeur et son frère Enguerrand
avec qui elle était fort liée , ayant été élevée avec
)
19
290 MERCURE DE FRANCE ,
lui , pendant qu'Ermance était auprès de la princesse Gizèle.
Gabrielle aurait aimé aussi son époux , le sire de Grandson ,
qui était bel homme et grand guerrier , s'il avait été plus aimable
; jaloux et violent à l'excès , il ne la rendait pas heureuse
, mais du moins elle n'en aimait aucun autre .
Le jeune Enguerrand de Vergi venait d'être armé chevalier ;
impatient de gagner ses éperons , il obtint de son père d'aller
àun tournois que le comte de Provence donnait à Beaucaire.
Avant de partir , il voulut aller prendre congé de sa chère
soeur Gabrielle , et se fit un plaisir de son âge de la surprendre
sous son costume chevaleresque. Il s'arme de toutes pièces ,
met son casque panaché , prend un petit bateau , et traverse
le lac pour aller au château de Grandson. A quelque distance
du rivage , il voit Gabrielle qui se promenait seule sous l'allée
d'arbres qui conduisait au château ; il baisse sa visière , vient
au-devant d'elle , et veut l'embrasser : elle ne s'y oppose pas ,
car elle l'a reconnu ; elle écarte doucement son casque , lui
donne un baiser , rit avec lui , lui rend ses caresses fraternelles ;
assise à côté de lui sur un banc , un bras passé autour de sa
cotte de maille , elle s'informe d'abord de son père , puis elle
regarde , elle admire toutes les pièces de la belle armure neuve ,
et s'aperçoit que le jeune chevalier n'a point d'écharpe ; elle
le raille de ce qu'il n'a sans doute point encore de dame
dont il puisse porter les couleurs : il en convient , jusqu'alors il
n'avait pensé qu'à la gloire. « Eh bien! lui ditGabrielle en l'embrassant
tendrement , puisque je suis encore celle que tu aimes
le plus , ce que ne serai pas long-temps , veux te donner ta
première écharpe , elle te portera bonheur , car bonne amitié
fraternelle vaut mieux encore qu'amour » . En disant cela, elle
ôte sa belle écharpe blanche qui fermait avec une agraffe d'or
où était son chiffre , et l'attache elle-même au jeune chevalier ;
puis elle coupe une tresse de ses longs cheveux , soulève sa
manche et la lui attache au bias : tu me les rendras , dit-elle
en' riant , quand noble et belle dame te donnera des siens . Il
l'embrasse encore en lui disant qu'il les gardera tout de même ,
et que dons d'amour et dons d'amitié peuvent bien aller ensemble.
Elle le presse ensuite de venir au château se faire voir
à son époux; mais Enguerrand n'avait pas grande affection
pour son beau-frère , il refuse de s'arrêter plus long-temps .
« Je t'ai vue , dit-il à Gabrielle , c'était tout ce que je voulais ,
et je pars ». Il la serre encore dans ses bras , remonte sur son
bateau , saisit la rame , s'éloigne avec rapidité , en lui jetant
encore quelques baisers , et sans se douter que sa visite et son
refus d'entrer au château allaient le priver àjamais de cette
NOVEMBRE 1814.
291
soeur chérie. Après avoir suivi des yeux le bateau autant qu'elle
put distinguer son frère , Gabrielle allait rentrer et conter tout
à son époux , lorsqu'elle le voit venir en fureur et l'oeil étince-
Jant; il avaitvu de la terrasse du château l'arrivée mystérieuse
d'Enguerrand , sans reconnaître son jeune beau-frère sous son
nouveau costume. Sans doute , c'était un chevalier amant de
Gabrielle , le don de son écharpe et de ses cheveux en est la
preuve sûre. Il a vu leurs embrassemens , leurs adieux ; et n'écoutant
que sa rage , il saisit par le bras sa douce compagne
effrayée , et lui plonge son poignard dans le sein : Meurs , perfide
, lui dit-il , c'est ainsi que le sire de Grandson venge son
honneur outragé ! Que ne puis-je aussi plonger ce fer dans le
coeur de ton amant , de cet indigne chevalier à qui tu prodiguais
tes dons et tes caresses. C'est mon frère , c'est Enguerrand
de Vergi , s'écrie Gabrielle, je suis innocente et je meurs ! Elle
rend le dernier soupir , et la terre est inondée deson sang. Son
barbare époux ne sait s'il doit la croire , sa première pensée
est de cacher son crime ; il saisit le corps de sa victime , et le
jette dans le lac, espérant de persuader qu'elle s'était noyée
par accident. Maisdes pêcheurs ont vu tout ce qui s'était passé ;
ils avaient déjà reconnu le jeune de Vergi , et le meurtre de
Gabrielle avait été trop prompt pour qu'ils pussent le prévenir.
Sûrs d'une grande récompense du sire de Vergi s'ils peuvent
rendre sa fille à la vie et la lui ramener , ils se hâtent de la
repêcher ; mais tous leurs soins sont inutiles , la blessure avait
atteint le coeur , l'innocente Gabrielle n'existait plus , et c'est
son corps , privé de vie , que les pêcheurs apportèrent à Champvent
, et déposèrent aux pieds de son malheureux père , en lui
racontant tout ce dont ils avaient été les témoins. La fureur du
sire de Vergi fut égale à son affliction , elle lui rend toute la
force , toute l'énergie de sa jeunesee; il court à Grandson ,
force son indigne gendre à confesser son crime se bat à outrance
contre lui , le tue , venge sa fille et rétablit son honneur ;
mais il ne lui rendit pas la vie , et n'apaisa pas sa conscience
qui lui reprochait sans cesse de l'avoir obligée d'épouser ce
monstre. Le chagrin et le remords le conduisaient lentement
au tombeau ; avant que d'y descendre , il voulut voir sa fille
cadette , et s'assurer qu'elle était plus heureuse , il envoya son
écuyerlademander à Grimoald, quin'osa ppaas la refuser : Allez ,
lui dit-il, en la plaçant sur son palefroi , aallllez apprendrede
votre père si on doit désirer des filles ; et si vous lui parlez des
vôtres , s'il sait comment j'en ai disposé , vous ne les reverrez
jamais. Ermance promit en soupirant de se tairè , regarda les
,
292 MERCURE DE FRANCE ,
tourelles , recommanda à Dieu les objets chéris qu'elles renfermaient
, et partit pour le château de Champvent.
Elley passa dix mois à soigner son père et àpartager sa douleur
, rien ne pouvait le consoler. Ah ! plût au ciel , disait-il à
sa fille , que Gabrielle fût morte en naissant ; car mieux vaut
mourir que de grandir fille d'un mauvais père , et je l'ai été
pour elle en lui donnant un si méchant mari. Il rendit le dernier
soupir sans savoir qu'il avait aussi sacrifié son Erınance , à
qui il n'échappa pas une plainte ; elle garda ses peines maternelles
dans son coeur déchiré.
Grimoald vint la reprendre ; il la ramena à Vuflans , et
neuf mois après son retour, elle lui donna une troisième fille.-
Nous n'essayerons pas cette fois de peindre la fureur du terrible
Grimoald... Il allait saisir la petite... Raimond l'arrête , prend
lui-même l'enfant , et demande les ordres de son maître : celuici
ne peut parler , il est à demi étouffé par la colère , mais il
montre de la main la troisième tourelle , et l'écuyer se hâte
d'emporter la malheureuse enfant. Erinance ne fut pas témoin
de cette scène ; au moment où elle apprit qu'elle avait encore
une fille , elle perdit connaissance ; lorsqu'elle revint à elle ,
l'enfant , le père , le gardien avaient disparu. Dites à Raimond ,
s'écria-t-elle dès qu'elle put parler , que je veux que ma troisième
fille se nommeGabrielle; elle est victime aussi d'un barbare
, et sa tante veillera sur elle du ciel qu'elle habite.
Plus on lui ôtait de filles , et plus elle désirait avec ardeur
le fiis qui devait les lui rendre , et pendant une quatrième
grossesse , qui survint l'année suivante , elle ne quitta pas la
chapelle , où , sans cesse agenouillée devant l'autel , elle priait
Dieu de le lui accorder . Mais , sans doute , Grimoald devait être
puni dans son orgueil , la Providence voulut qu'il n'eût point
d'héritier de son château, et qu'il eût autant de filles qu'il avait
de ces tourelles , dont il était si fier; il arriva donc une
quatrième fille , ce qui consterna si fort les assistans , et leur
donna une telle terreur , qu'après l'avoir posée sur le pied du
lit , chacun se retira.L'accès de la rage avait jeté Grimoald
dans une sorte de stupeur immobile; il allait en sortir par
l'explosion la plus terrible ; lorsque Ermance se trouva douée
tout à coup d'une force sarnaturelle; Ermance , jusqu'alors si
douce , si soumise , se saisit de sa fille , et avec une fermeté ,
qui en imposa même à Grimoald , elle déclare que rien dans
le monde ne l'engagera à se séparer encore de ce quatrième
enfant , qu'elle serrait contre son sein avec un mouvement
convulsif: « Si vous l'enfermez dans votre quatrièine tour ,
NOVEMBRE 1814. 293
père dénaturé , lui dit-elle , je veux y être enfermée avec elle ;
c'est moiqui serai sa nourrice , sa gardienne , et je fais devant
Dieu le serment solennel de renoncer à vous donner cet héritier
qu'il refuse à votre orgueil et à votre cruauté ».
,
Grimoald reste confondu de cet excès d'audace : Eh bien !
ainsi soit fait , madame , lui dit-il avec une fureur concentrée
vous irez avec cette petite créature , qui met le comble à mon
malheur , habiter la quatrième tourelle , et vous n'en sortirez
plus de votre vie : votre existence à jamais ignorée me permettra
de prendre une autre femme qui me donnera des fils ; tenez
vous prête à y entrer cette nuit même; de ce moment vous
êtes morte au monde. Il sort et la laisse dans l'ivresse de la joie.
Ah ! je ne serai pas morte pour toi , mon enfant , ma chère
petite Gizèle , car je veux te donner le nom de l'amie de mon
enfance , de mes seuls jours heureux que je vais retrouver près
de toi ; enfin , je vais être mère , je pourrai donner mon lait et
mes soins à l'un des êtres chéris à qui j'ai donné la vie ! Déjà ,
pour la première fois , elle remplit ce devoir si doux que le ciel
réserva aux mères en récompense de leurs maux , et tous les
siens sont oubliés . Elle s'endormit ensuite doucement avec
son enfant dans ses bras , et jamais , dans sa vie , elle n'avait
eu de réveil plus heureux ; sa fille fut le premier objet qui s'offrit
àses yeux ; elle la couvrit de baisers , et loin d'avoir dans ce
moment quelque aigreur contre son cruel époux , elle bénissaît
le père de Gizèle , celui à qui elle devait le bonheur d'être
mère.
Lorsque la nuit fut tout-à-fait close , Raimond entra suivi de
deux hommes qui portaient sur une claie quelque chose de
grand et de très-empaqueté , que Raimond plaça sur le lit à côté
d'elle , et ressortit en silence avec les deux serfs . Elle ne comprenait
pas d'abord ce que c'était , cependant la forme de cet
objet la fait frissonner ; elle avance sa main tremblante , la
passe sous la toile qui l'enveloppait , et la retire avec terreur !
Elle a senti le froid de la mort , et c'est-là , sans-doute, celle
qui doit passer pour elle , être enterrée à sa place ; mais que
lui importe? elle vivra pour Gizèle , et l'existence lui sera enfin
douce et précieuse. Malgré son état , cette pensée lui donne
des forces , elle se lève et s'habille sans secours ; assise avec son
enfant endormi sur ses genoux , elle attend Raimond , qui lui a
dit d'être prête à minuit. Il vient , et lui paraît un libérateur .
Elle emporte son trésor ; l'écuyer , une lampe à la main , la
guide au travers les galeries , et la conduit à la tourelle du nord,
en face de la chapelle ; en passant dans les vestibules qui y
conduisent , elle pense à ses autres filles qui sont là si près
294 MERCURE DE FRANCE ,
)
d'elle , elle s'arrête , saisit le bras de Raimond , et avec un
regard , une expression qui n'appartiennent qu'à une mère ,
elle lui demande à genoux de lui accorder le bonheur de voir
un instant , un seul instant ses trois filles aînées. Raimond refuse
, résiste ; elle presse encore , et voit visiblement qu'il est
touché ; elle insiste avec plus de force... Eh bien ! madame ,
lui dit-il , je ferai pour vous... tout ce qui sera en mon pouvoir;
mais pour prix de ma condescendance , j'exige que vous veniez
d'abord dans l'appartement qui vous est préparé : songez que
cette enfant n'a qu'un jour , que vous êtes sa nourrice , et que
pour elle vous devez soigner votre santé ; elle cède à ce motif
Raimond la fait entrer dans un cabinet attenant à la tourelle.
Voilà votre demeure et votre lit , lui dit-il , couchez-vous
vous devez en avoir besoin : ce cordon répond àmon appartement
, mais ne le tirez que pour la plus urgente nécessité ;
voilà un tour où vous trouverez tous les jours votre nourriture.
-Et mes filles , bon Raimond? vous m'avez promis ... -Tout
ce qui est en mon pouvoir , madame. Soignez votre santé ; je
vous reverrai .
,
7
Il sort , ferme la porte à double tour , et voilà Ermance prisonnière
dans son propre château ; mais elle l'a voulu , elle ne
s'en plaint pas; elle pose sa fille endormie sur le lit , et se prosterne
devant Dieu pour le remercier du courage extraordinaire
qu'il lui a sans doute inspiré; puis elle se place à côté de son enfant
, et passa une nuit assez paisible. Son réveil fut animé par
l'espoir de voir ses trois filles aînées , et par les soins qu'elle
avait à donner à la cadette. Raymond ne parut point , mais
elle trouvadans le tour la nourriture qui pouvait lui convenir,
et des provisions de linge et de vêtemens pour elle et pour l'enfant.
Vers le soir , elle entendit le son d'une cloche funèbre , et
bientôt une clarté de flambeaux pénètre dans sa tourelle à travers
les meurtrières; les mûrs sont trop épais pour qu'elle puisse
approcher de la grille , mais la chapelle était en face; au bout
de quelques instans , elle y voit entrer un convoi , précédé et
suivi de flambeaux; un cercueil recouvert d'un poêle de velours
à franges d'or sur lequel était brodé les bannières et les couleurs
du sire de Vergi et du seigneur de Vuflans , lui annonce
que c'est elle qu'on va enterrer. Tous ses gens en grand deuil
donnaientdes signes de douleur. Son époux n'y étaitpas ; elle
comprit lavérité , c'est que pour se dispenser de feindre des regrets
qu'il n'avait pas , il avait feint d'être trop affecté pour
soutenir ce spectacle; et renfermé dans la salle de la grande
tour , il cherchait déjà dans sa pensée à quelle jeune personne
il pourrait offrir sa main. Une sorte de terreurpour son avenir,
NOVEMBRE 1814. 295
1
peut-être aussi une espèce de point d'honneur l'empêchait d'at
tenter à la vie d'Ermance ; il aurait regardé comme indigne
d'un chevalier d'être le meurtrierd'une femme, et il se croyait
permis de l'enfermer pour jamais , ainsi que ses innocentes
filles.
Revenons à ces touchantes victimes d'une dureté de carac- )
tère, trop commune dans ces temps , qu'il estdu bon ton de regretter,
et qui certes ne valaient pas les nôtres ; ces preux chevaliers
qui devaient défendre et protéger les femmes , le faisaient
peut-être lorsque le feude la jeunesse et l'ascendant réuni
de la beauté et de la gloire leur donnait une chaleur factice et
bientôt évanouie. Les sires de Grandson , Grimoald , Fayel ne
sont pas les seuls exemples de vaillans chevaliers qui , la lance
au poing , affrontaient la mort pour soutenir envers et contre
tous que leur belle l'emportait sur toutes les belles , et qui en devenaient
les tyrans et les assassins lorsque l'infortunée avait récompensé
leur valeur par le don de sa main. Ah ! si la belle et
jeune fille , donnant de son balcon le signal de la victoire et le
prix au vainqueur , avait un moment de triomphe inconnu à
nos femmes , combien ne le payait-elle pas le reste de ses jours !
Enfermée dans d'affreux donjons , pendant que leur seigneur
et maître est à la chasse ou à la guerre , privée de toutes les
jouissances , de tous les plaisirs de la jeunesse , associée à des
guerriers dont le coeur est aussi dur que le fer qui le couvre ;
menacée à la moindre résistance , au moindre soupçon de
perdre la vie ou la liberté...... Ah ! qu'il est peu à regretter ce
beau temps de la chevalerie.
Ermance , dans sa tourelle , ne se trouvait cependant pas
très-malheureuse ; elle reprenait doucement la santé , soignait
son enfant , pensait continuellement à celles dont elle était privée,
et comptait les jours et les heures jusqu'au moment où
Raimond les lui amènerait : elle se les représentait sous l'image
des trois Grâces ; son imagination devançait le moment de les
revoir , et cherchait à se peindre leurs traits d'après les noms
qu'elle leur avait donnés. Aloyse devait ressembler à sa grand'-
mère la châtelaine de Vergi , qui avait été renommée pour sa
beauté et la noblesse de sa figure ; Berthe devait avoir cet air
de bonté active, cette physionomie douce et céleste qui distinguait
la reine de Lombardie; Gabrielle , cette expression sensible
, ingénue , ce beau regard velouté de la charmante GabrielledeGrandson
, qui aurait attendri un tigre , etqui ne put
désarmer son cruel époux . Douces chimères d'un coeur maternel
qu'allez vous devenir ? Après quinze jours d'attente , qui lui
parurent un siècle , le bruit de la serrure annonce l'écuyer ;
1
296 MERCURE DE FRANCE ,
tremblante d'émotion , Ermance est collée contre la porte ,
elle écoute si elle n'entend point de voix enfantines ; Raimond
entre , il est seul , et le coeur de la pauvre mère se serre douloureusement
: Vous m'avez laissée bien long-temps , Raimond,
lui dit-elle , et vous revenez seul; ah ! ce n'est pas ce que vous
m'aviez fait espérer, ce qui a soutenu mon courage en vous
attendant.
- Je vous ai seulement promis , madame , de faire ce qui
dépendrait de moi , et...., il s'arrête .
Et le cruel , le barbare Grimoald vous le défend sans doute ,
s'écrie Ermance ! mais le saura-t-il ? lui devez-vous le compte
de toutes vos bonnes actions ? Ah ! l'instant de bonheur que je
vous demandais eût effacé tous vos torts , toutes vos erreurs ,
même devant Dieu , qui ordonne de consoler l'afflige.
Et je dois l'affliger encore , dit Raimond avec un ton plus penétré
qu'on ne l'eût attendu de lui , j'ai voulu , madame , laisser
rétablir votre santé avant de vous apprendre.....
-Quoi donc ! parlez ! au nom du ciel , expliquez-vous ?
-Je ne puis ... Ce billet de monseigneur , dit-il en lui donnant
un papier , devait vous être remis en vous conduisant ici ,
je n'en eus pas le courage ; le voilà , lisez-le , et résignez-vous
à la volonté de Dieu. Je reviendrai bientôt ; il sortit avec précipitation.
Ermance ouvre le billet , il contenait ces mots :
"
»
( Vos trois filles aînées n'existent plus , je vous l'ai caché
» par ménagement pendant votre grossesse ; vous n'en méritez
>> plus aucun d'un époux outragé.Aloyse et Berthe sont mortes
>>pendant votre séjour à Champvent , Gabrielle n'a vécu que
peu dejours ; j'aurais pu , peut-être , tolérer votre quatrième
fille à présent qu'elle était seule , mais vous n'avez pas craint
» de provoquer ma colère , vous avez osé, faire le voeu de ne
> plus medonner un fils , et moi je renouvelle celui de ne plus
>> vous revoir. Tout le monde vous croit morte , et vous l'êtes
» en effet , et même enterrée solennellement ; je ne puis donc
>> plus en revenir lors même qu'un reste de tendresse.... ; mais
» non , vous n'en méritez point ; jamais vous ne m'avez aimé ;
» vos filles élevées par vous auraient appris à craindre , à dé-
>> tester leur père ! Oublions une union que le ciel n'a pas
voulu bénir. Si vous vous soumettez sans murmure au sort
>> que vous avez voulu , rien ne vous manquera , et vous vivrez ,
>> comme devraient vivre toutes les femmes , renfermée et soi-
> guant votre enfant.
> GRIMOALD , seigneur de Vuflans.
NOVEMBRE 1814 . 297
Au premier moment Ermance est atterrée , elle éprouve ce
déchirement d'un coeur maternel , qui ne peut être comparé
à aucun autre , mais le second mouvement réfléchi est presque
pour la joie ; ses filles ont enfin trouvé un père , elles ne vivront
pas en captivité ; elle lève vers le ciel ses yeux baignés
de larmes , et croit les voir sous la forme d'anges ; elle se rappelle
ce mot du sire de Vergi : mieux vaut mourirjeune , que
de vivrefille d'un méchant père . Le mien avait raison , s'écriet-
elle , que Dieu soit béni mille fois ! Son regard se porta sur
la petite Gizèle , le seul bien qui lui reste ; elle rassemble sur
elle seule toute la tendresse de son coeur; elle s'en saisit avec
transport : Tu ne mourras pas toi , car il te reste une mère, elle
saura veiller sur ta vie et conserver son trésor ; heureuse mille
et mille fois d'en être seule chargée !
Raimond rentra , et la trouva dans cette espèce d'exaltation ;
elle lui fit peu de questions sur la mort de ses filles ; on aurait
dit qu'elle voulait effacer le souvenir de leur courte et triste
existence sur cette terre : elles sont là , disait- elle en étendant
les bras vers le petit morceau de ciel qu'elle pouvait apercevoir,
elles sont là , près de mon père , près de ma soeur ; une fois
aussi nous irons les rejoindre. Dès-lors elle fut plus tranquille
n'étant plus tourmentée du désir de les revoir , du désespoir de
ne pouvoir les élever ; elle ne s'occupa plus que de sa chère
Gizele , et finit par se trouver assez heureuse.
Grimoald ne pouvait en dire autant; les années s'écoulaient
sans qu'il se remariât ; il en formait sans cesse le projet sans
pouvoir l'exécuter. Le bruit du malheur d'Ermance , et même
quelques soupçons sur sa mort subite , avaient circulé dans les
environs ; et Grimoald était devenu la terreur de toutes les
tilles à marier. L'exemple des deux filles du sire de Vergi avait
rendu les pères un peu moins despotiques , aucun n'aurait osé
ordonner à sa fille d'épouser le redoutable seigneur de Vuflans :
soit donc qu'il eût fait des démarches inutiles , soit qu'il n'en
eût point fait , sentant dans sa conscience qu'il n'en avait pas
le droit , il resta veuf en apparence , et se repentit peut-être
plus d'une fois d'avoir élevé entre sa femme et lui une barrière
insurmontable en la faisant passer pour morte ; il pensait alors
à son espoir trompé , à ses quatre filles . « Elle m'en aurait fait
vingt de suite , disait-il , il n'y faut plus penser ! Quand je le
voudrai j'aurai un héritier que je ferai légitimer ou que j'adopterai
» . Cherchant alors à s'étourdir sur ses crimes ,il chassait
tout le jour , et buvait avec excès au retour. Il faisait , avec
quelques-uns de ses voisins , des orgies dans la salle au sommet
de la grande tour , dont le bruit parvenait quelquefois jusqu'a
298 MERCURE DE FRANCE ,
Ermance à travers les longues galeries qui séparaient cette antique
tour du corps de logis aux tourelles. C'était dans ce dernier
, que la reine Berthe avait fait bâtir , qu'elle logeait avec
sa cour lorsqu'elle habitait Vuflans , et Grimoald et son épouse
dans les appartemens qu'elle avait magnifiquement décorés.
La grande tour ne servait alors que pour le repas annuel qu'on
ydonnait aux chevaliers dans la salle de fer ; mais actuellement
( et l'on en comprend la raison ) Grimoald y avait établi tout
à fait son domicile , et n'allait jamais dans le corps de logis
qui renfermait ses victimes. Raimond seul y demeurait avec sa
famille ; il avait épousé la jolie nourrice de la pauvre petite
Berthe , et il avait des enfans. Son maître même le voyait
très-rarement , et le vieux écuyer en devint meilleur et plus
humain ; il soignait de son mieux les pauvres récluses ; à force
de les voir et de ne voir qu'elles , il avait fini par s'y attacher :
la patience , la douceur , la piétéd'Ermance , son amour passionné
pour sa fille , et les grâces et la gentillesse de cette petite
Gizèle , avaient amolli son coeur; d'année en année il était devenu
plus traitable. Il vint d'abord les voir régulièrement une
fois par semaine , puis deux , puis trois , puis enfin tous les
jours; il ne pouvait plus se passer de cette aimable enfant; elle
avait le talent de l'amuser au point qu'il aurait été bien fâché
que Grimoald l'eût reprise et de ne plus la voir aussi familièrement.
Il était impossible d'être plus jolie et plus gentille que
Gizèle l'était à dix ans , d'avoir une physionomie plus gracieuse
et plus animée ; ses cheveux d'un blond argenté étaient tout
bouclés autour de son charmant visage couleur de rose et blanc;
ses yeuxd'un beau bleu , et toujours d'accord avec son sourire ,
petillaient d'esprit et de gaîté. Elle était toujours de bonne humeur
, et communiquait sa joie enfantine à samère et à Raimond
, seuls êtres qu'elle eût jamais vus ; elle n'imaginait pas
même une demeure plus commode et plus agréable que leur
cabinet et leur tourelle , ni la possibilité d'une autre vie; elle se
croyait formée pour habiter la tourelle du château de Vuflans ,
comme les oiseaux pour habiter l'air , et si quelquefois elle enviait
leurs ailes , c'était comme unjeu de son imagination; elle
aurait été bien fâchée d'en avoir et d'en faire usage , s'il avait
fallus'éloigner de sa mère , et elle n'en avait pas la pensée; celte
bonnemèrequi l'adorait , qui n'était occupée qu'à l'instruire
avec une douceur qui ne se démentait jamais , et son vieux ami
Raimondqui lui apportait sa nourriture , ses vêtemens et qui
jouait avec elle , étaient son univers. Son jeune coeur ne
connaissait que l'amour et la reconnaissance ; elle se croyait
de bonne foi l'être le
plus heureux qu'il y eût sur la terre ,
et
NOVEMBRE 1814. 299
ne s'affligeait que lorsque sa bonne maman était malade ou
qu'elle lui voyait des momens de tristesse. Malgré la résignation
d'Ermance , malgré le bonheur de vivre avec Gizèle , ses
larmes coulaient quelquefois en la regardant : Que deviendraitelle
si la mort venait à frapper sa mère , désavouée par son
père ? Elle trouvait alors que ses trois filles , enlevées si jeunes
dans le sein de Dieu , avaient eu la bonne part. Raimond la rassurait
; je lui servirai de père , lui dit-il , si ce malheur , dont
le ciel nous préserve , arrivait , je la prendrais chez moi , ma
femme en aurait soin comme de sa fille ; n'est-ce pas la soeur de
sa chère petite Berthe qu'elle a nourrie et dont elle parle toujours
? C'était la première fois que l'écuyer nommait sa femme;
Ermance savait qu'il était marié , mais elle ignorait que ce fût
à la nourrice de l'une de ses filles . Ce mot réveilla avec force
leur souvenir dans l'âme de la sensible mère. « Quoi c'est votre
femme , lui dit-elle , qui m'a remplacée auprès de Berthe , qui
lui a donné son lait , qui sans doute a fermé ses yeux , qui
s'en rappelle encore ! Raimond , ne puis-je la voir ? Accordezmoi
cette grâce ».
-Impossible ! madame; Monseigneur m'a fait jurer qu'elle
ne saurait jamais votre existence. Elle saitbien que cette tour
renferme quelqu'un que jesoigne , mais elle croit que c'est un
prisonnier ; elle est persuadée , ainsi que tout lemonde , que vous
ne vivez plus. Ne me deınandez pas ce que je suis forcé de vous
refuser... Tout ce qui est en mon pouvoir je le ferai ; mais rien
contre mon serment , rien contre les ordres de mon maître .
-
Eh bien ! mon cher Raimond , je n'insiste plus , dit la
douce Ermance ; mais vous aussi vous avez vu îmes filles ; que
je puisse au moins m'en former une idée. Elle lui fit alors une
foule de questions sur leur figure , leur intelligence , leur caractère
, leur mort , etc. , etc. L'écuyer s'en rappelait trèspeu
, Gizèle avait tout effacé ; il disait à sa mère qu'elle était
cent fois plus jolie et plus aimable que ses soeurs , et qu'elle n'avait
rien à regretter.... Cependant elle ne pouvait les oublier.
Ah ! maman , lui disait Gizèle avec sa charmante vivacité , si
mes soeurs vivaient encore , et si mon ami Raimond voulait me
permettre de sortir , j'irais te les chercher au bout du monde.
Ah ! cher enfant , lui répondit-elle , tes soeurs ne sont plus de
ce monde , mais tu peux me les rendre en m'aimant pour elles
et pour toi.
C'est bien ce queje fais , maman , je t'aime pour quatre ,
je t'aimerai pour vingt; mais toi aussi tu dois m'aimer pour
elles et pour moi.
- Je t'aime de toutes les forces de mon coeur , ma Gizèle ;
300 MERCURE DE FRANCE ,
mais quand même j'aurais tes soeurs , je ne t'en aimerais pas
moins; le coeur d'une mère est inépuisable .
Elle avait bien raison la pauvre Ermance , le sien l'était à
se forger mille chimères qui la rendaient inutilement malheureuse;
quand une fois le souvenir long-temps affaibli de ses
filles aînées se fut réveillé , il devint son idée habituelle ; plus
Gizèle la rendait heureuse , plus elle pensait que ce bonheur
aurait pu être quadruplé pour elle , plus elle regrettait les trois
enfans enlevés sitôt à sa tendresse : le moindre mot , la moindre
allusion , faisait naître dans son esprit mille idées fantastiques.
Unjour elle faisait peigner ses longs cheveux bruns , très-beaux
encore , par Gizèle; Raimond entra , il ne l'avait pas vue depuis
long-temps à tête découverte , il parut frappé : combien
vous ressemblez à Berthe , lui dit-il.
-Quoi ! quelle Berthe ?
-
l'écuyer.
Eh ! mais , sans doute , la reine de Lombardie , répondit
Vous rêvez , répondit Ermance ; et ce fut elle qui tomba
dans une profonde rêverie. La reine Berthe , qui était trèsblonde
, lui ressemblait si peu , qu'il était impossible que Raimond
eût pensé à elle en la voyant ; c'est donc une autre
Berthe qu'elle lui rappelait ; et qui pouvait-ce être que sa seconde
fille , qui sans doute vivait encore? Cette idée , assez naturelle
, il faut en convenir , fermenta dans sa tête : c'est
elle , oh ! oui , c'est bien elle , répétait- elle involontairement.
Qui , elle ? demanda Gizèle ; maman , de qui parlez-vous ?
- De ta soeur Berthe , ma fille ; elle vit , j'en suis sûre ,
n'as-tu pas entendu Raimond? Il disait qu'elle me ressemblait ...
Ah ! si je pouvais la voir !
Laissez-moi faire , maman , dit l'aimable petite , je prierai
si fort mon ami Raimond qu'il ne pourra me refuser. Ah !
comme je serai heureuse aussi d'avoir une soeur ! De ce moment
elle redoubla d'amitiés et de soins pour le vieil écuyer ; elle lai
dit les soupçons de sa mère , et le conjura à genoux de lui confier
s'ils étaient fondés , si Berthe vivait encore. Il persista à
l'assurer que ses trois soeurs n'existaient plus ; il l'exhorta à
calmer sa mère , à dissiper une erreur qui tourmentait sa vie.
Elle y parvint avec peine ; Ermance soupira , il lui sembla
qu'elle perdait ses filles une seconde fois; elle embrassa tendrement
celle qui lui restait , et ne parla plus des autres. Mais
quelques semaines après , à l'heure où Raimond avait coutume
de leur apporter à dîner , elles virent avec surprise entrer une
belle jeune fille avec le panier aux provisions. Depuis long-
'temps on ne se servait plus du tour , et il était condamné. La
:
NOVEMBRE 1814. 301 1
jeune fille s'avance , pose en silence le panier sur la table , et
veut se retirer. Ermance respirait à peine et ne pouvait détacher
ses yeux de cette charmante figure , son coeur battait vivement;
elle saisit sa main : Au nom du ciel ! restez , chère enfant , lui
dit-elle avec une voix tremblante ; qui êtes vous ? quel est
votre nom ? qui vous envoye ici ? parlez , au nom du ciel ,
parlez.
Je m'appelle Ursule , dit la jeune fille , l'écuyer Raimond
est monpère ; il est malade , et ne pouvant se lever , il m'a
remis les clefs pour vous apporter ce panier ; mais ne lui dites
pas que je vous aye parlé , il me l'a bien défendu; je me sauve
pour ne plus rien dire : elle a bientôt disparu .
Ermance ne croit plus ce qu'elle avait un instant espéré ,
mais ses larmes coulent en perdant cette erreur.
Toute une année s'écoula pendant laquelle elle eut encore
bien des momens de trouble et d'espoir toujours déçus .
Raimond vit plus rarement les prisonnières ; il était souvent
des journées entières auprès de Grimoald dans la grande tour .
Ursule venait quelquefois ; à force de caresses , Gizèle l'avait
apprivoisée , elles s'aimaient tendrement ; la mère et la fille lui
faisaient raconter jusqu'au moindre détail de sa vie , et n'apprirent
rien de ce qu'elles auraient voulu savoir. Ursule avait
toujours vécu dans le château près de ses parens , et paraissait
même avoir ignoré qu'il eût renfermé d'autres jeunes filles
qu'elle. Elle avait , disait-elle , un frère jumeau qu'elle aimait
beaucoup ; leur bonne mère les chérissait tous les deux : « Il a
bien envie , ajouta-t-elle , de venir un jour avec moi voir mon
amie Gizèle , et si vous me promettez de ne pas le dire à mon
père , je l'amènerai ». Gizèle avaitdéjà tout promis avant qu'Ermance
pût parler , et ne se sentait pas de joie de voir le frère
d'Ursule. Le lendemain elle l'amena , c'était un beau jeune garçon
, enhabit de varlet ou de page , qui lui séyait parfaitement.
Gizèle , qui s'était tant réjouie de le voir , le regardait
toute interdite et ne savait que lui dire. Ermance frémit en
apprenant de lui qu'il voyait Grimoald tous les jours , et qu'il
était son page favori . « Jeune jouvencel , lui dit-elle , si vous
voulez être chevalier honnête et loyal , il faut apprendre à
garder le secret des dames ; ne dites jamais à votre maître que
vous êtes entré dans cette tour » . Mieux aimerais mourir
que de vous désobéir , noble dame , lui dit le jeune Arthus ; ne
sais qui vous êtes ni pourquoi êtes ainsi renfermées toutes les
deux en cette tour , mais ne pouvez avoir fait mal ni la gente
demoiselle , et celaj'en suis bien sûr. O donc ! quand je serai
chevalier , vous délivrerai , vous le promets ; mais jusqu'alors
T
1
1.
1
1
302 MERCURE DE FRANCE ,
saurai me taire , et serai fidèle ; mais pourrai-je revenir avec
ma soeur ? Non , dit Ermance , je ne veux pas tromper Raimond
ni vous recevoir malgré lui. La bonne mère était déjá
fachée que sa Gizèle eût vu le jeune page , et désirait qu'elle
ne le revît pas. Il sortit tristement avec sa soeur. Tu reviendras
demain , chère Ursule , dit Gizèle à son amie , qui le lui promit
; mais le lendemain et bien d'autres , passèrent sans qu'elle
revînt. Raimond ne paraissait pas non plus , les repas arrivaient
par le tour ; Gizele les mangeait sans plaisir , en regrettant son
Ursule , et sa mère tremblait que le jeune Arthus n'eût déja
sa part de ses regrets. Enfin , un soir , au moment où elles
allaient se coucher en parlant d'Ursule , Raimond entre une
lanterne à la main' : « Venez , venez , dit-il en entrant , Monseigneur
va mourir ; il veut vous voir , ne perdez pas un
instant » .
,
Qu'on juge de ce qu'elles éprouvèrent en entendant ces paroles
! Ermance éperdue saisit la main de Gizèle , passe un
bras autour de son cou , et lui dit à demi-voix : « Courage ,
mon enfant , et se sent elle-même défaillir. Gizèle, tu vas voir
ton père , ajoute-t-elle faiblement » . La jeune fille était plus
calme son émotion n'était pas même sans plaisir ; ce père ,
que jamais elle n'a vu , dont elle n'a entendu parler qu'avec
terreur , ne dit pas grand chose à son coeur ; mais pour la
première fois de sa vie elle sort de sa tourelle , et tout est
pour elle un objet de curiosité. Peut-être que dans le voyage
qu'elle va faire elle rencontrera Ursule ou son frère , et déjà
ses regards se portent de tous côtés avec étonnement et avec
espoir ; mais bientôt elle les reporte sur sa mère , qui , pâle et
tremblante , peut à peine marcher ; Gizèle la soutient , l'encourage
en montant le grand escalier qui conduit à la salle.
Ermance va donc revoir cet époux si cruel , sans doute ; mais
c'est le père de Gizele , et , loin de ssee réjouirde le retrouver
mourant , elle s'en afflige et voudrait le rendre à la vie. A
chaque pas son émotion s'augmente ; au moment d'entrer elle
est à son comble , ses jambes ne peuvent plus la soutenir.sa
respiration s'arrête , élle tombe inanimée sur l'épaule de Gizele
, qui n'a pas la force de la retenir , et qui s'écrie effrayée :
Dieu ! Raimond , ma mère ..... viens à mon secours . L'écuyer
s'approche , pose sa lenterne à terre , soutient Ermance , completement
évanouie , l'l'appuye contre les dernières marches
soulève sa main glacée qui retombe sans force , et la croit luimême
sur le point d'expirer. Il ouvre la porte de la salle où
gissait sur sa couche Grimoald entouré de trois jeunes filles :
Aloyse , Berthe , Gabrielle , s'écrie l'écuyer , venez secourir
1
NOVEMBRE 1814. 303
votre mère , venez la rendre à la vie... En effet , ces noms
chéris ont frappé l'oreille d'Ermance ou plutôt son coeur ; elle
se ranime , entr'ouvre les yeux , et se croit déjà dans le séjour
céleste ! elle est dans les bras de quatre anges qui lui donnent
le doux nom de mère , et àGizèle celui de soeur ; et le nom
d'Ursule se faisait aussi entendre , elle était du nombre des
anges , et Raimond la présente à Ermance sous son vrai nom ,
qu'elle avait ignoré elle-même jusqu'à cejour : c'était Gabrielle,
la troisième fille d'Ermance et de Grimoald ; sa nourrice mourut
de regret d'être enfermée et séparée de ses propres enfans.
Raimondprit pitié de cette petite créature , il l'apporta à sa
femme qui venait d'accoucher d'Arthus , et qui les nourrit tous
les deux. Aloyse et Berthe étaient élevées ensemble , dans un
des appartemens des tourelles , par la nourrice d'Aloyse ,
femmeau-dessus de sonétat , et par madame Raimond qui avait
déjà nourri Berthe et l'aimait tendrement ainsi que sa soeur ;
elle les visitait souvent , mais n'y mena jamais Ursule ou Gabrielle
, ni son fils qui aurait pu les trahir. Grimoald avait
voulu que leur mère les crût mortes , parce qu'il craignait que
le désir de les voir ne la fit sortir de sa retraite , et que le secret
de son existence ne fût découvert ; il fit jurer à Raimond de
le, garder , et le prit par le motif le plus puissant sur les
hommes, par son intérêt; il lui dit que n'ayant point d'héritier
mâle , il voulait adopter son fils Arthus , et lui laisser son
château de Vuflans. Ce jeune garçon , élevépour la chevalerie,
annonçait beaucoup de valeur , jointe à une belle figure et à un
aimable caractère. Depuis que Raimond s'était attaché à la
jeune Gizèle , il la lui destinait dans son coeur , et n'attendait
que la mort de Grimoald pour former cette union , et rendre
à cette condition , la liberté à la mère et aux quatre vierges des
tourelles du château. Une chute de cheval , le repentir , le remords
et un honnête prêtre , avancèrent ce moment. Lorsque
le coupable Grmoaldeut fait une confession entière , il lui fut
ordonné de la part de la Sainte Église , et pour sauver son âme
de l'enfer , de réparer ses torts , de reprendre publiquement
sa digne épouse et ses quatre filles , et d'obtenir de la vertueuse
Ermance le pardon qu'il voulait obtenir de Dieu. Avant que
de demander ce pardon , il voulut s'entourer de ses filles qu'il
avait fait passer pour mortes , sûr que ce serait pour lui les
meilleurs intercesseurs. Il n'en fut pas besoin , Ermance a retrouvé
ses enfans , tout est oublié ; elle ne voit plus son époux
repentant que comme un bienfaiteur; assise à côté de son lit ,
elle ne peut se lasser de regarder et d'embrasser ses filles ; Grimoald
même , au lieu de reproches , a sa part des caresses de
304 MERCURE DE FRANCE ,
lamère et des enfans , et sa plus grande punition fut le regret.
du bonheur dont il s'était privé si long-temps , et qu'il ne retrouvait
que pour le perdre bientôt. Il touchait au terme de sa
coupable vie; mais son sincère repentir adoucit ses derniers momens.
Il bénit ses filles , en les exhortant àdédommager leur
mère des malheurs dont il l'avait accablée. Il fit approcher aussi
le jeune Arthus , « Voilà , dit-il , le fils que j'ai adopté ; veuxtu
qu'il devienne le tien en épousant une de tes filles ? Il dotera
richement les trois autres , prendra mon nom et ma bannière ,
et sera après toi seigneur de Vuflans » .
, Ermance vit qu'il tenait encore à la passion d'un héritier
mais elle avait trop long-temps regardé Raimond comme son
unique ami et protecteur , pour ne pas consentir au bonheur
deson fils; elle promit donc amitié de mère au jeune poursuivant.
« Et nous amitié de soeurs , s'écrièrent à la fois Aloyse et
Berthe , qui , plus âgées que lui , n'avaient nulle prétention à
un autre titre ». Gabrielle l'avait toujours regardé comme un
frère; mais Gizèle ne put se résoudre à l'appeler ainsi : Raimond
les réunit dans ses bras , et les nomma tous deux ses
chers enfans.
Grimoald expira le lendemain. Ermance fut douairière du
beau château de Vuflans ; elle y passa une vieillesse longue et
heureuse. Ses trois filles aînées se marièrent suivant le choixde
leur coeur à de beaux et braves chevaliers. Aloyse épousa le
baron de Blonai ; Berthe , qui ne voulait pas la quitter , se
maria à leur riche voisin , le sire deGingin , baron du Chatelard(
nous donnerons ensuite l'histoire assez intéressante de ces
deux mariages ) ; Gabrielle à celui de Lassaraz ;et Gizèle , la
gentille Gizèle , petite favorite de sa bonne maman , resta près
d'elle aumanoir de Vuflans , épouse du vaillant Arthus , qui
racheta et obtint noblesse , par hauts faits d'armes et prouesses,
fut armé chevalier par le roi Conrad, et déclaré àbon droit
seigneur du chastelde Vuflans. Les quatre soeurs s'y réunissaient
toutes les années pour revoir leur bonne mère , et chacune
alors habitait avec joie l'appartement de la tourelle où elles
avaient été prisonnières .
Madame la baronne DE MONTOLIEU.
NOVEMBRE 1814. 305
}
EXPOSITION , dans le Musée royal, des ouvrages de Peinture ,
de Sculpture , d'Architecture et de Gravure des artistes
vivans.
PREMIER ARTICLE .
1
Le salon du Musée royal des Arts , ouvert cette année , n'offre
point une exposition ordinaire. On n'y va pas seulement
pour connaître les travaux qui ont occupé les artistes français
pendant les deux dernières années ; on y accourt pour contempler
les chefs-d'oeuvres de l'école moderne qui jouissent déjà
d'une juste célébrité. Le connaisseur qui aime à dire des tableaux
ce qu'Horace disait des ouvrages d'esprit :
Si meliora dies , ut vina , poemata reddit ,
Scire velim pretium chartis quotus arroget annus ,
vient examiner l'effet de ce vernis que le temps seul peut étendre
sur les chefs - d'oeuvres de l'art ; qui souvent leur donne un nouvel
attrait en répandant de l'harmonie dans les teintes , et quelque
fois au contraire révèle des défauts qu'avait dissimulés
l'éclat de la couleur dans sa nouveauté.
Mais cet intérêt est bien faible comparé à celui qu'inspire une
semblable exposition à ces étrangers qui , depris si long-temps ,
n'avaient pénétré dans le sanctuaire des beaux-arts en France.
Ce sont eux qui deviennent les véritables spectateurs d'une si
brillante réunion de tableaux. Ils appellent toute leur attention
àlacontemplation desnoblestravaux qui ont illustréle commencement
du dix-neuvième siècle . Ils admirent comment , au milieu
des agitations politiques , le génie s'élève , et semble résister aux
maux qu'enfante le despotisme comme pour en diminuer le
poids. Ils déposent la paline des beaux-arts devant les chefsd'oeuvres
de nos artistes. Bientôt ils viendront les étudier , et
ils'emporteront le secret du beau dans toutes les parties de
l'Europe, comme les artistes français le portèrent d'Italie en
France.
Jamais nos artistes n'avaient eu un aussi grand nombre de
juges que cette année , et jamais les jugemens n'avaient été
plus incertains. Les journaux ont présenté des opinions si différentes
les unes des autres qu'il faut bien que quelques- uns d'entr'eux
se soient trompés. On pourrait reconnaître deux causes
principales de cette différence d'opinions. Le plus mauvais de
tous les guides pour la critique est sûrement l'esprit de parti;
20
306 MERCURE DE FRANCE ,
et on peut dire que cette fois il s'est montré avec une audace
quine lui a pas laissé sentir qu'il ne prenait aucun déguisement.
La seconde cause pourrait bien être la promptitude de ces jugemens.
Apeine le salon était-il ouvert que plusieurs feuilletons
ont porté leurjugement en dernier ressort sur des ouvrages
estimables . Quand on pense que le célèbre chevalier Raynold ,
étant nouvellement arrivé à Rome , passa plusieurs fois devant
les chefs-d'oeuvres de Raphaël sans reconnaître les ouvrages du
plus grand des peintres , on est bien tenté de récuser les jugemens
rapides de nos Pausanias modernes : jugemens tantôt
énoncés dans un style qui essaie de faire passer une fausse
critique en lui donnant la forme de plaisanterie triviale; tantôt
rédigés avec tout l'appareil technologique des arts pour éblouir
ceux que le sentiment seul aurait conduits à un jugement sain.
Cependant , dit-on , les artistes ne peuvent se plaindre des
mauvais traitemens qu'ils éprouvent : ils ont chacun leur Don
Quichotte comme leur Thersite ; et , renversés par B , ils sont
remis par C, dans le même point de station ou leur talent les
avait établis .
Mais enfin , quel est le résultat d'un excès si ridicule ? Les
artistes perdent leur dignité , les arts leur importance. N'en
doutons point , le public passe par degrés du mépris desjugemens
au mépris de ceux qui en sont l'objet.
Après ces premières réflexions , nos lecteurs pressentiront
aisément les causes qui nous ont fait différer jusqu'aujourd'hui
à parler du salon d'exposition. C'est quelquefois s'exposer , dès
l'abord , à voir diminuer le nombre de ses lecteurs que d'annoncer
qu'on n'épouse aucun parti dominant. Nous croyons de
notre devoir de le dire ici; et comment veut-on être juge sans
cela?
Nous commencerons notre examen dans la grande galerie ,
et nous lui consacrerons cet article. Nous nous proposons de
faire un article sur chacune des salles où sont exposés les tableaux
et les statues .;
Un des ouvrages les plus importans que présente la grande
galerie est la mort de Britannicus , par M. Abel de Pujol. Je
m'arrête devant ce tableau avec intérêt , et mon intérêt est
soutenu tant que mes yeux ne se portent que sur Britannicus
expirant et sur les personnages secondaires dont il est entouré.
Mais Agrippine , mais Néron n'ont point cette dignité que leur
accorde Tacite lui-même , et qu'il est toujours important de
donner aux principaux personnages d'un tableau d'histoire. La
tête de Néron me parait imitée de son buste fait dans son ado
NOVEMBRE 1814. 307
lescence : celle d'Agrippine ne me semble devoir rien à
l'antique.
Ce sujet éminemment pathétique , prêtait à une grande
compositionpittoresque. Racine en le choisissant pour le sujet
d'une tragédie , l'a , pour ainsi dire , agrandi , et lui a donné
cette espèce de vulgarité qu'un peintre doit désirer au sujet
qu'il traite. M. Abel de Pujol a plus souvent travaillé d'après le
texte de Racine que d'après celui de Tacite et de Suétone. Le
peintre a pris toutes les licences du poëte ; il a présenté dans son
tableau tous les personnages qui paraissent avec tant de succès
sur le théâtre , ce qui avait si bien réussi à un autre artiste célèbre
moderne. Il vaudrait peut- être mieux travailler d'après les
historiens que d'après les tragiques qui sont obligés de modifier
les faits pour la composition scénique. Peut-être est-ce là le
cas de dire qu'il ne faut pas prendre à la lettre le passage
d'Horace :
Pictoribus atque poetis
Quid libet audendi semperfuit æqua potestas.
M. Abel de Pujol , il est vrai , n'avait pas moins besoin de
Junie pour faire son vaste tableau , que Racine pour faire les
cinq actes de sa tragédie. Burrhus et Narcisse font un heureux effet
dans cette composition comme dans la célèbre tragédie dont
nous parlons. Ce tableau présente d'une manière fort heureuse
les diverses impressions des spectateurs de cette scène cruelle ,
le premier grand crime de Néron. Ici , le peintre semble avoir
travaillé d'après Tacite.
Cet ouvrage mérite beaucoup d'éloges. Il jouit d'un succès
d'estime. Il contient plusieurs parties qui ne laissent rien à désirer.
Comme Néron et Agrippine sont deux des acteurs les plus
apparens du tableau , deux gastronomes , placés un jour près de
moi, s'inquiétaient pour savoir où étaient les siéges ou les lits de
tablede ces deux célèbres personnages. L'un d'eux aurait voulu
que l'auteur n'eût pas manqué de mettre , parmi les mêts de
la table de Néron , des champignons que cet empereur appelait
le mets des Dieux, parce qu'il avait servi à l'empoisonnementde
Claude. Ce trait d'érudition culinaire , disait-il , aurait ajouté
un nouvel intérêt à ce tableau , qui , sous le rapport de l'érudition
des détails , ne laisse rien à désirer. En effet , les décorations
du palais , dans lequel se passe cet assassinat , sont dignes de
représenter celles de la maison d'or , domus aurea , que Néron
avait fait bâtir. Peut-être la richesse de ces ornemens nuit-elle
à l'effet du tableau , et c'est un défaut qu'on aurait bien souvent
l'occasion de reprocher pendant l'examen du salon .
308 MERCURE DE FRANCE ,
Le tableau que nous examinons et qui gagne beaucoup à
être examiné , annonce un artiste qui se crée une vaste carrière.
Il a abordé les grandes difficultés de l'art. Il connaît
plusieurs secrets précieux; mais qui lui enseignera la source de
cette espèce de beauté qui entraîne tous les suffrages ? qui lui
fera connaître cette noblesse des formes , ce mélange harmonieux
des lignes qui satisfait tous les regards ? secrets d'autant
plus importans que l'on s'occupe d'une plus vaste scène et
qu'on possède un pinceau plus ambitieux.
Au-dessous de la mort de Britannicus , est placé le tableau desa
funérailles d'Attala , par M. Girodet. Après qu'on a frémi au spectacle
d'une mort , résultat de la fureur d'un tyran , on éprouve
des sensations bien différentes à l'aspect de la jeune vierge que
l'amour de la vertu conduit au tombeau. Après avoir contemplé
le crime triomphant dans Néron , l'ambition agitée dans p
Agrippine , on aime à voir la piété sévère et consolante dans
le père Aubry , on aime à s'attendrir sur le sort de Chactas .
Aquelques pas des tableaux que nous observons , M. Gautherot
nous avait plongés dans une douce mélancolie , en nous
présentant le convoi d'Attala , composé d'un vieillard , d'un
amant et d'un chien. Ce simple convoi descend le coteau de
la vallée où l'on vadéposer les restes mortels de la vierge. On
compte tous les pas que l'infortuné Chactas a encore à faire
avant de livrer pour jamais Attala à la fosse dévorante.... Les
sentimens que fait naître le sujet, semblent éloigner la critique .
Cependant c'est avec raison , qu'on demanderait que Chactas
portât son précieux fardeau d'une manière moins gênante pour
lui et plus pittoresque pour le spectateur. Sa marche est un peu
embarrassée. Elle ne me paraît pas être celle qui a lieu sur un
plan incliné. On voudrait que le paysage offrît moins de monotonie
dans lacouleur et dans le ton; qu'il présentat quelque
chose de plus mystérieux , de plus sombre; qu'il présentât
quelque chose de ce deuil poétique que les arbres , que les rochers
revêtissent pour les âmes que la douleur accable. On
voudrait voir s'obscurcir cette vallée où va reposer l'objet de
tant de regrets , de tant de larmes; cette vallée où M. Girodet
nous conduit avec la magie de son talent.
Dans le tableau de M. Girodet , elle est enfin arrivée à la
tombe cette tendre victime des combats de l'amour et de la
vertu ! La terre n'a point cependant encor touché le front de la
vierge. Son corps est encor soutenu par ceux qui n'ont plus
que des larmes et des prières pour elle.Son amant semble vouloir
chercher le repos dans cette même fosse ou Attala va se
NOVEMBRE 1814 . 309
de
Hivrer à un sommeil éternel. L'austère consolateur des peines de
l'âme semble lui-même avoir perdu son courage religieux.
Cette grotte ne retentit point des longs gémissemens du désespoir
; un silence douloureux donne aux vivans l'apparence de
la mort : tout se tait. Hélas ! quelle force arrachera cet amant
de ce tombeau ? Attala ! qui pourra le séparer act sont les impressions que sentent naître tous lesdespteocit!a.t..euTreslldees
et
ce tableau .
Cet admirable ouvrage présente quelques parties qui laissent
de à désirer un degré de plus en perfection. Si M. Girodet a conquis
son propre suffrage en peignant la tête du vieil hermite
t je ne pense pas qu'Attala l'ait entièrement obtenu. On pourrait
croire que l'artiste a eu quelques raisons pour donner à Attala
morte tous les charmes d'une figure vivante. Peut-être a-t-il
pensé qu'il augmenterait l'intérêt dans son ouvrage en présentant
la grâce et la beauté livrées à la tombe ? Peut-être a-t- il
craint que la figure d'Attala altérée par la mort , ne parût
moins touchante et n'inspirât moins de regrets. Mais la beauté
5 du visage ne fuit point toujours devant la faux du trépás . Les
muscles , en s'affaissant avec le tissu célullaire conservent souvent
de la grâce. Les traits prennent le caractère d'une tristesse
indifférente qui est poétique et pittoresque. Il est difficile
d'exprimer , même par écrit , ces légères aberrations de forme
✓ et de couleur que demandait le sujet. L'auteur ne les a pas
énoncées . Avouons-le , ce tableau, tel que l'a conçu M. Girode ,
offrait des difficultés invincibles . Après avoir fait ces réflexions
sur un ouvrage qui entraîne tous les suffrages , ne pourrait-on
pas encore demander si le lointain est assez éloigné de la
grotte ? le ciel n'est-il pas trop vif pour couvrir des objets şi
petits , c'est-à-dire , qui sont supposés être si éloignés ? ne pourrait-
on pas désirer plus de douceur dans les tons verts du second
plan?
Il est une espèce de tableaux que l'école française moderne a
négligée , ou plutôt à eu peu d'occasion de cultiver; ce sont les
tableaux d'histoire destinés àl'ornement des églises. Ces ouvrages,
destinés souvent à être vus de loin , sujets à être éclairés par des
jours différens qui se heurtent et se contrarient, exposés à tous les
inconvéniens de l'humidité , etc , ont besoin , pour arriver à la
perfection, d'une tactique sûre , hardie , d'une compositión par
grandes masses , d'un faire large. C'est- là que l'art apprend à
composer les masses d'ombres poétiques, conçoit les graudes harmonies
de la couleur. L'époque heureuse, dont nous voyons le
commencement,montrera sans doute la restaurationdes églises
1
310 MERCURE DE FRANCE ,
et leur rétablissement dans leur ancienne splendeur , et donnera
ainsi à nos artistes le moyen d'acquérir la perfection dans
cette partie de l'art dont on n'obtient l'entière connaissance
qu'en peignant degrandes surfaces. Dans la salle que nous parcourons,
se trouvent sept tableaux destinés à décorer l'église
de Saint-Denis . Leur petite dimension ne permettait pas de
ces grands effets quiseraient des espèces d'innovations relativement
à l'école moderne ; mais ces ouvrages méritent des éloges.
Le tableau représentant Charles- Quint visitant l'église de
Saint-Denis , accompagné de François Ier., est un ouvrage
généralement estimé. Je crois qu'il laisse très-peu de chose à
dire à la critique . Dire que les têtes sont parfaitement peintes
serait donner à M. Gros un éloge auquel il est habitué depuis
long-temps; mais on doit ajouter que l'architecture gothique de
l'ég'ise est parfaitement rendue. Le haut du tableau est d'un
ton parfait , et on peut dire , saus exagération , que le fond de
son tableau paraît infiniment plus haut que le châssis .
Les autres tableaux destinés , comme celui de M. Gros , à
l'église de Saint-Denis , ne sont point sans mérite. On y remarque
la Dédicace de l'église de Saint-Denis , eu présence de
Charlemagne , par M. Meynier; la Prédication de Saint-Denis;
le Couronnement de Marie de Médicis , par M. Monsiau ;
Saint-Louis recevant à Saint-Denis l'oriflamme avant son départ
pour la conquête de la Terre-Sainte.
Mes regards s'arrêtent sur une Électre de M. Vafflard. Oreste
vient d'éprouver la fureur des monstres infernaux que les
dieux envoient quelquefois sur la terre pour punir le parricide.
Pendant la lutte d'Oreste contre les furies , les convulsions de
la douleur physique ont accompagné les angoisses de la terreur.
M. Hennequin a traite la scène terrible qui précède celle de
M. Vafflard ; et ce tableau connu , jugé depuis long-temps ,
semble prouver que l'énergie de la composition et de l'expression,
peut faire passer de grands défauts. M. Hennequin atrop
bien traité certaines parties de son tableau , pour qu'on soit
tenté d'exercer une critique , sévère sur les autres. Revenons à
l'ouvrage de M. Vafflard : Oreste succombe sous les efforts des
filles dn Styx. Le repos de l'accablement succède aux cruelles
agitations ; et le sommeil se glisse dans les muscles fatigués
du parricide. Un de ses bras étendu tient encore un débris de
la draperie dans laquelle il était enveloppé, et qu'il a arraché
dans ses efforts convulsifs. Electre , placée près du lit de son
frère , le supporte en partie sur ses genoux. Remplie encore
d'effroi , respectant ce moment de sommeil qui calme les tourNOVEMBRE
1814. II
"
mens de son frère , elle se tourne vers un choeur de jeunes Argiennes
qui venaient pour essayer de calmer les fureurs d'Oreste
au son de la lyre , et leur dit : «Mes compagnes , mes
amies , faites silence ; ne l'éveillez point » . Ce sujet , pris de
l'Oreste d'Euripide , me semble traité avec beaucoup de talent.
Cependant , c'est avec raison que l'on condamne le choeur de
jeunes filles qui s'approchent du lit d'Oreste. Toutes ces figures
sont jolies , mais il leur fallait donner une expression difficile à
décrire , difficile à peindre. Il fallait , surtout , que toutes portassent
le caractère de la plus austère pudeur , en approchant
du litdu fils des rois , etc. Ces défauts sont indépendans de la
belle manière de M. Vafflard .
On revoit , avec un nouveau plaisir , ce joli tableau d'Emma
et d'Eginard, du même auteur. C'est un de ces ouvrages dont
la gravure pourrait tirer un grand parti dans le commerce. La
composition , en est charmante autant que le sujet heureux.
On ne peut pas dire de même du repos d'Oreste. Cependant
c'est peut-être un des plus beaux ouvrages que la peinture ait
produits pendant les deux dernières années.
Ulysse vient arracher Polyxène des bras d'Hécube. Une famille
désolée voit avec horreur une jeune vierge s'éloigner de
son sein . Ulysse , dans son cruel sang-froid , saisit déjà la main
- de la victime que demandent les mânes d'Achille. Ce tableau
de M. Blondel prouve , selon moi , que la composition est
une partie bien importante de l'art. Avec moins de talent , et
une composition plus heureuse, on ferait beaucoup plus d'effet
que n'en produit ce tableau. L'auteur a fait mieux dans un
autre sujet, et même nous le prouverons dans l'examen dugrand
salon. Dans le tableau que nous examinons , Polyxène , placée
de manière à tourner le dos au spectateur , par la manière dont
elle est ajustée , semblerait à quelques critiques , avoir la prétention
de lutter avec la Vénus Callipige. Le sujet commandait
d'exclure toutes les poses du genre de celle-ci.
La nature a, comme l'homme , ses agitations , ses convulsions
, qui ne sont pas moins dignes d'occuper le talent de l'artiste.
M. Valenciennes nous transporte au pied du Vésuve , et
nous fait assister au terrible spectacle de l'éruption qui remplit
une des plus tristes pages de l'histoire romaine. Le feu sort
d'un des vastes soupiraux de la terre. Il répandrait une clarté
éclatante sur tout l'horizon , si l'atmosphère ne se remplissait
d'une fumée épaisse , et n'était comme couverte d'un voile par
les pluies de cendres brûlantes. Dans ces momens de fureur ,
la nature semble oublier qu'elle est mère : ses enfans sont les
312 MERCURE DE FRANCE ,
victimes de sa fureur. L'air lui-même , cet aliment universel
de la vie, semble ennemi de tous les êtres vivans. La mort va
chercher ses victimes jusques dans les entrailles de la terre , où
la terreur les avait précipitées. Les temples écrasent leurs divinités
, comme leurs prêtres et ceux qui venaient y porter les
accens du désespoir et de la prière . Le feu dévorant s'exhale
de tous les pores de la mère commune de tous les étres. La
mer s'associe à sa fureur , et roule ses flots destructeurs dans
în sens contraire aux lois ordinaires. L'homme meurt dans
Pl'étonnement du phénomène qui lui donne la mort . Telles sont
les idées que fait naître l'ouvrage de M. Valenciennes. Plusieurs
personnes m'ont paru désirer , et avec raison , que l'auteur eût
représenté la mort de Pline le naturaliste , sur le premier plan,
au lieu du sujet qui y est représenté. Il eût ainsi augmenté l'intérêt
que peut nous inspirer son ouvrage. Les circonstances de
cette mort , si bien décrites par Pline le jeune , ne demandaient
aucun changement à l'ensemble du tableau. N'était-ce point
d'ailleurs une sorte d'obligation à la peinture , de représenter
la mort d'un homme à qui la peinture doit , pour ainsi dire ,
les élémens de son histoire ancienne , d'un homme qui mourut
plein du désir de secourir ses semblables , et de connaître les
grands phénomènes de la nature?
Je remarque que ce tableau est à peu près à la place qu'occupe
ordinairement le magnifique tableau du déluge de Poussin
, et qu'il possède un genre de mérite analogue à l'ouvrage
de cet illustre peintre . C'est faire un grand éloge; et il ne serait
point sujet à contestation , si l'artiste moderne eût mis moins
de personnes dans son tableau. On a loué Poussin d'avoir , pour
ainsi dire , composé son déluge , d'après ce vers de Virgile :
Apparent rari nantes in gurgite vasto .
Æneid. liv. 1.
Peut-être , le groupe príncipal est-il trop éloigné du spectateur.
On aime à voir les acteurs auxquels on s'intéresse. Je
crois que les couches de fumée sont trop nombreuses , que les
nuages sont peints par trop petites masses ; il y a un peu trop
de variété dans leurs teintes. On convient cependant que cet
ouvrage a un grand mérite.
Onne porte pas un jugement aussi avantageux sur l'OEdipe
sauvé de M. Meynier . Après avoir détaché OEdipe de l'arbre
où il était suspendu par les pieds , sur le mont Cytheron ,
Phorbas l'apporte dans le palais de Péribée. Cette reine était
entourée de ses femines et de jeunes filles occupées à divers
NOVEMBRE 1814. 313
ouvrages , dont elles sont distraites par l'intérêt que leur inspire
cet enfant. Ce sujet a quelque ressemblance avec celui de
Moïse sauvé, traité plusieurs fois par Poussin. M. Meynier n'a
point cherché à imiter cet auteur célèbre. Son talent a quelque
rapport avec celui de Pietre-de- Cortone. Il a aussi quelquesuns
des défauts du peintre italien. Il fait toutes ses figures tellement
ressemblantes entr'elles , qu'il semble que les reines et
les suivantes soient des soeurs , élevées avec les mêmes soins ,
avec la même délicatesse. Ce n'est point la composition qui est
mauvaise dans cet ouvrage ; le coloris y possède un certain
éclat qui peut éblouir certains yeux. Il manque cependant
beaucoup de choses à ce tableau. On regrette que l'auteur n'ait
point exposé cette année son tableau de Télémaque dans l'île
de Calypso , qui lui mérita la gloire de concourir pour les prix
décennaux.
On a dit que les malheurs du Tasse étaient aussi poétiques
que ses ouvrages. Plusieurs de nos poëtes , qui comptent déjà
d'heureux succès , se sont emparés de ce sujet , et veulent honorer
le génie et le malheur en consacrant leurs veilles au chantre
de Godefroi , de Tancrède et de Sophronie. La peinture a devancé
la poésie sur ce point; et son entreprise a prouvé combien
ce sujet est heureux. M. Ducis a consacré trois tableaux
de chevalet à l'histoire du Tasse. Dans le premier , le poëte de
Sorente lit l'épisode d'Olinde et Sophronie à la princesse Eléonore
, soeur du duc de Ferrare , dont il était épris, et saisit cette
occasion pour lui faire connaître son amour. Quelle plus heureuse
circonstance , pour découvrir une passion secrète , que
la lecture de cet épisode si touchant ! Comment le Tasse , sans
découvrir sa passion , aurait-il pu prononcer devant celle qu'il
aimait cette strophe qui semblait écrite exprès pour peindre
ses timides rapports avec la princesse :
Ei che modesto è sì , com'essa è bella ,
Brama assai , poco spera et nulla chiede :
Adella
Olo sprezza , ò no'l vede , ò non s'avede ,
Cosìfin'ora il misero ha servito ,
O non visto , ò mal noto , ò mal gradito .
C. II.
Les deux personnages de ce tableau ont une expression
aimable. On désirerait que cette expression eût plus de force.
La jeune princesse ne représente point assez le pendet narran
314 MERCURE DE FRANCE ,
tis ab ore de Virgile , que le Tasse avait fait passer d'une manière
avantageuse dans son épopée. On dit que la princesse
admirait particulièrement l'épisode d'Olinde et Sophronie.
J'aurais voulu que la figure du poëte eût exprimé plus vivement
ce sentiment que La Fontaine a peint d'une manière si
gracieuse :
Quel plaisir de s'ouïr louer par une bouche
Qui , même sans s'ouvrir , nous enchante et nous touche!
Ce tableau de M. Ducis est un de ces ouvrages qui plaisent ,
mais qui laissent beaucoup àdésirer.
Je crois qu'on peut dire la même chose de celui qui représente
le Tasse en prison , dans un état de folie, recevant la
visite de notre illustre Montaigne. Celui qui peutdire : la gloria
mi chiama in Campidoglio, est retenu dans une retraite honteuse.
Apeine garde-t-il les souvenirs de ses titres à lagloire.
Quel spectacle pour un philosophe ! pour Montaigne ! quel
sujet pour un tableau! .... M. Ducis n'a point assez étudié ses
jours , Montaigne n'est pas bien dessiné dans toutes ses parties.
On ne reconnaît point le portrait que nous fait de lui-même
l'auteur des Essais. Les genoux sont trop gros , etc. Le troisième
tableau sur les malheurs du Tasse représente ce poëte malheureux
et persécuté arrivant chez sa soeur déguisé en mendiant,
et se faisant reconnaître : sujet moins intéressant et mieux
peint que les deux autres.
M. Ducis a un autre tableau , de même grandeur que ceux
que nous venons d'examiner , représentant madame La Vallière,
assise avec madame de Thémines , devant le tombeau
d'une jeune religieuse qui lui avait témoigné une amitié particulière
lors de son premier séjour dans le couvent de Chaillot.
Cette scène de nuit est touchante . L'effet du clair de lune est
heureusement sacrifié à celui d'une lanterne placée au pied des
deux personnages du tableau . M. Ducis semble avoir porté
dans cet ouvrage quelque chose du talent poétique de son
oncle. Il a trouvé le secret de faire naître cette douce mélancolie
qui arrête le spectateur devant un petit nombre d'onvrages
, et force la critique au silence .
いま( La suite au numéro prochain. )
NOVEMBRE 1814. 315
BULLETIN LITTÉRAIRE .
SPECTACLES. - Académie Royale de Musique.- Il ya
long-temps que je n'ai rien dit de ce théâtre , qui ne peut pas ,
comme les autres , être fécond en nouveautés. Passons en revue
les principaux opéras donnés depuis la publication du dernier
numéro.
Orphéeet Eurydice. Cet ouvrage fit revenir J.-J. Rousseau
de l'injuste prévention qu'il avait eue contre toute musique
adaptée à des paroles françaises , et le réconcilia , dit-on , avec
la vie. Puisqu'on peut ( disait-il ) avoir un si grand plaisirpendant
deux heures , je conçois que la viepeut-être bonne à quel
quechose. Il admirait principalement l'air: J'aiperdumon Eurydice,
qui en effet est le plus beau morceau de la pièce ; il offre
la réunion la plus heureuse de la mélodie et de l'expression ,
qui concourent également à son effet. Comment se fait-il que
Gluck , qui a composé de si belles ouvertures , en ait adapté
une si médiocre à celui de ses opéras que les amateurs de la
musique italienne préfèrent à tous les autres ? Si l'on disait
que cet opéra a été fait en Italie , où l'on attache peu d'importance
aux ouvertures , on répliquerait par l'exemple d'Alceste ,
écrit aussi en Italie , et dont l'ouverture est très-soignée . Il y
a donc dans le génie musical des inégalités dont on ne saurait
rendre raison , et il est à remarquer que deux des plus beaux
ouvrages de l'Académie Royale de Musique , Orphée et OEdipe ,
ont des ouvertures très-faibles . Dans celle d'OEdipe on trouve
au moins quelques traits de chant ; mais dans celle d'Orphée ,
il n'y a rien du tout. Le rôle d'Orphée est un des meilleurs de
Nourrit , il en chante les airs avec goût et expression .
La Vestale. Il y a du caractère dans la musique de cet opéra,
rarement de la mélodie; et , ce qui étonne , c'est dans les
choeurs qu'on en trouve le plus ; il faut cependant distinguer
le duo de Julia etde Licinius au deuxième acte , dont l'expression
est touchaute et passionnée. La manière de M. Spontini
ressemble peu à celles des musiciens de son pays ; composant
pour des Français , et voulant leur plaire , il acherché à suivre
les traces de Gluck , mais il n'a pas son génie . Le grand succès
de la Vestale est dû principalement au poëme , dont l'action est
fort intéressante , et dont la coupe est très-bien adaptée à notre
scène lyrique. Si Piccini ou Sacchini eussent mis cet opéra en
316 MERCURE DE FRANCE ,
musique , son effet eût été encore supérieur à celui de Didon
et d'OEdipe.
Anacréon chez Polycrate. Est-ce par complaisance pour le
goût du moment que Grétry s'est montré si avare de mélodie
dans cet opéra , ou bien son genie musical était- il déjà épuisé ?
Il est un temps , en effet , où l'habile compositeur qui , dans
sajeunesse et à la vigueur de l'âge , trouvait en abondance des
chants mélodieux , des motifs neufs et piquans , n'a plus que
rarement d'aussi bonnes fortunes ; c'est la loi générale imposée
par la nature aux productions du génie. Il a recours alors aux
effets de l'harmonie , à la combinaison des accords , qui exigent
surtout de la science , et une étude approfondie des règles de
l'art. L'opéra d'Anacréon a été plus loué des partisans du système
moderne qu'aucun autre de son auteur ( 1 ) . Cependant ,
il faut convenir qu'à l'exception de quelques airs chantés par le
principal personnage , où l'on retrouve encore des traces ,
quoiqu'affaiblies , du génie de Grétry , la musique d'Anacreon
est dénuée de grâce et de chant. Quelle distance entre cet ouvrage
et la Caravanne , si féconde en motifs mélodieux , et
qui n'a perdu de son prix aux yeux de certaines personnes que
pour avoir été popularisée , si je puis m'exprimer ainsi ! les
airs en sont si naturels et si agréables , que chacun les a retenus
et répétés . Deux causes ont concouru au succès de l'opéra
d'Anacréon : le talent rare de Laïs , et le soin qu'à eu l'administration
de ne le pas trop user , et de ne le jamais abandonner
aux doublures. Privé de cet appui , il aura peine à se soutenir.
Les Abencerrages. Si l'on ne savait que M. Chérubini est
né en Italie , qui pourrait le soupçonner en entendant sa musique
? La terminaison de sonnom est le seul rapport qu'il ait
avec les Piccini et les Sacchini. C'est un imitateur de Gluck , et
mes observations , au sujet de l'opéra de la Vestale, lui sont encore
plus applicables qu'à M. Spontini. Ily a, dit-on , beaucoup
de science dans la musique des Abencerrages; je ne le conteste
pas , mais que m'importe s'il n'y a presque jamais de
chant , et si , à l'exception de la romance du premier acte , on
n'en saurait retenir un seul morceau
A
(1) La haine est perfide jusque dans ses louanges , a dit avec raison
La Harpe. Si Grétry n'eût composé que des opéras comme Anacreon , il
n'eût jamais excité l'envie . C'est d'après un semblable motif que les ennemis
de Voltaire se sont accordés dans les éloges exagérés de son OEdipe , et
dans la préférence qu'ils lui ont donnée sur ses véritables chefs-d'oeuvres .
NOVEMBRE 1814 . い317
OEdipe à Colonne. Voilà le véritable chef-d'oeuvre de notre
scène lyrique , surtout sous le rapport dramatique ; car l'opéra
deDidon renferme un plus grand nombre de morceaux bril-
Jans.Mais la musique de Sacchini est mieux adaptée à la scène ;
il a su allier la mélodie italienne à l'expression que l'on exigeait
de son temps sur nos théâtres . Peut être s'apperçoit- on quelquefois
qu'il a composé OEdipe à Paris : quelques passages d'un
chant criard dans l'air de Polynice : lefils des Dieux ; le successeur
d'Alcide, n'auraient pas assurément plu en Italie ; mais
ces taches sont légères , et quelle critique ne serait désarmée par
l'air admirable : Elle m'a prodigué sa tendrèsse et ses soins
et par le trio délicieux de l'avant dernière scène ?
,
L'opéra d'OEdipe est trop usé , et on le joue quelquefois
avec trop de régligence. Le bel air : Du malheur auguste victime
, si bien chanté par Laïs , ne devait jamais l'être par ancun
autre; il devrait se faire un point d'honneur de ne le pas
céder . Si l'on disait que le chef-d'oeuvre de Sacchini est quelquefois
mieux exécuté en province qu'à Paris , cette assertion
pourrait d'abord étonner , mais elle n'en serait pas moins vraie.
On pourrait l'appliquer également à la Caravanne.
Théatre Français .
Galant.
- Remise de Coriolan ; le Mercure
Les chutes multipliées de La Harpe au théâtre , ses succès
soutenus dans une autre carrière , les nombreux ennemis qu'il
s'est faits parmi ses contemporains par la sévérité et souvent
même par l'injustice de ses jugemens sur leurs ouvrages , ont
nui à sa réputation dramatique. Cependant , le Théâtre Français
lui est redevable de trois tragédies restées au répertoire ,
Warwick , Philoctète et Coriolan , et du drame de Mélanie.
Ces ouvrages sont bien écrits et conduits avec sagesse ; aucun
des défauts du système dramatique moderne ne s'y fait remarquer
. Philoctète et Coriolan ont le mérite rare sur notre scène
de n'être point défigurés par un épisode d'amour , et les deux
rôles principaux sont très-bien tracés: il est vrai que celui de
Philoctete n'a pas demandé beaucoup d'invention , puisqu'il
appartient entièrement à Sophocle. Il n'en est pas de même de
Coriolan, sujet dans lequel avaient échoué tous les auteurs qui
s'y étaient exercés , et dont l'exécution avait paru impraticable
à Voltaire lui-même ; je ne parle pas de Shakespeare , dont les
drames nombreux blessent toutes les règles de la vraisemblance
et de l'art . C'est donc un grand mérite dans La Harpe d'avoir
peint , avec des couleurs aussi vraies qu'énergiques , son principal
personnage ; il y a dans sa tragédie beaucoup de traits dignes
318 MERCURE DE FRANCE ,
de Corneille et de Voltaire , et l'on a remarqué qu'il excellait
surtout dans la peinture d'une âme fière injustement outragée ,
et brûlant du désir de venger ses affronts . Le principal défaut
de Coriolan , à mon avis , c'est qu'il est impossible de prendre
un véritable intérêt pour un citoyen qui s'arme coutre sa patrie
, quelque juste que soit son ressentiment. J'excuserais plus
volontiers lamultiplicité des incidens qui résulte du plan adopté
par l'auteur , et sans lequel son sujet ne présentait qu'une
scène. Il y en a autant , et plus encore peut-être , dans le Cid.
Le changement de lieu peut se justifier encore par la courte
distance qui sépare Rome du camp des Volsques. Peut-être ,
dans la grande scène du cinquième acte , la gradation des
moyens employés pour fléchir l'âme altière de Coriolan n'estelle
pas assez heureusement ménagée. Le pardon qu'il accorde
àRome est trop brusque , il ne paraît pas suffisamment amené
par ce qui précède , et dans la nouveauté , cette objection fut
présentée à l'auteur .
Talma a joué avec énergie le rôle de Coriolan , surtout dans
les premiers actes ; il a été admirable dans l'hémistiche : Adieu,
Rome , je pars , où il a produit un effet prodigieux; sa déclamation
a même assez rarement présenté le défaut qu'on lui reproche
avec raison dans les morceaux qui demandent un débit
simple et peu accentué. On aurait désiré mademoiselle Raucourt
dans le personnage de Véturie; cependant mademoiselle
Georges a eu un moment heureux au cinquième acte , où elle
a été vivement applaudie. Ne pas nommer les autres acteurs ,
c'est leur rendre service.
Coriolan a été suivi du Mercure Galant , pièce ou il y a
plusieurs scènes qui ne sont plus dans nos moeurs ; mais celle
de l'Enigme , très-bien faite , a beaucoup amusé. Cartigny l'a
fort bien jouée. Il a été moins heureux dans celle de Larissole ,
où excellait Préville , et qui renferme une critique aussi juste
qu'ingénieuse des bizarreries de notre langue , qui en rendent
l'étude difficile aux étrangers.
Théâtre Feydeau. -Première représentation du Règne de
Douze Heures , opéra comique en deux actes , paroles deM... ,
musique de M. Bruni.-Remise d'Avis au Public.
C'estdans le recueil des contes moraux de madame deGenlis ,
que l'auteur de la pièce nouvelle apuisé son sujet. Zéangir, fils
d'uncalife persan,indignéde l'ascendant que la favorite Nourma
a pris sur l'esprit de son père,veut la faire enlever; ayant échoué
dans son entreprise , il est enfermé dans une tour , aux pieds de
laquelle Nourma , qui en est éprise , vient chanter tous les
:
NOVEMBRE 1814. 319
matins des romances amoureuses sous le nom de la princesse
Zoraïde. Le prince répond à l'amour de la favorite , qui obtient
du calife la grâce singulière de régner pendant douze heures ,
au bout desquelles elle lui promet une entière réconciliation
avec son fils. La salle du trône s'ouvre , Nourma y paraît environnée
de toute sa cour , et Zéangir reconnaît en elle sa
chère Zoraïde , dont il reçoit la main.
Il paraît assez peu vraisemblable que la favorite Nourma
soit inconnue à Zéangir ; mais y regarde-t-on de si près dans
un opéra comique ? Le vice principal de l'ouvrage est le peu
d'intérêt qu'il inspire. Le conte de madame de Genlis , déjà
froid et ennuyeux par lui-même , n'a pas gagné dans sa métamorphose
; l'auteur eût dû en prévoir l'effet. Quant à la musique
, elle n'a point répondu à ce qu'on pouvait attendre du
compositeur auquel le Théâtre Feydeau doit leMajor Palmer ,
la Rencontre en Voyage , l'Auteur dans son Ménage , Toberne
ou le Pécheur Suédois , ouvrages qu'on reverrait avec
plaisir sur la scène , ainsi que tant d'autres oubliés. Son talent ,
quin'arienproduitdepuis une quinzaine d'années, est-il entièrement
éteint , ou bien a-t-il été glacé par la froideur du poëme ?
Cequ'ilya de certain , c'est que la musique du Règne de Douze
Heures est absolument dénuée de caractère et d'originalité :
aucun morceausaillant ne s'y fait distinguer , et le succès éphémère
d'une pareille production est entièrement dû à la voix
charmante de Mademoiselle Regnault et à un spectacle assez
brillant. Huet , qui joue Zéangir , a chanté avec goût une romance
où il a été applaudi justement.
Les auteurs , suivant l'usage , ont été demandés par leurs
amis. Le musicien a éténommé ; le poëte n'a pas jugé à propos
de sefaire connaître , mais c'est le secret de la comédie.
Le Tableau Parlant a dédommagé le public de l'ennui du
Règne de Douze Heures. A la troisième représentation de la
pièce nouvelle , elle a été suivie d'Avis au Public , petit opéra
de M. Désaugiers , musique de M. Alexandre Piccini . Cette
bleuette amusante , où il y a des chants agréables et faciles , a
été fort bien jouée par Huet , le Sage et Juliet ; on a bien fait
de la remettre, Si les sociétaires de Feydeau accordaient la
même faveur à tant d'autres ouvrages négligés (ce à quoi on
les a invités si souvent ) , leur intérêt et les plaisirs du publicy
trouveraient également leur compte.
Théâtre de l'Odéon . - Reprise de : Il re Teodoro ( le roi
Théodore ) , opéra buffa en deux actes , musique de Paësiello ;
début de M. Rovedino , et continuation de celui de madame
Mainvielle-Fodor .
1
320 MERCURE DE FRANCE ,
La superbe basse-taille de M. Rovedino faisait , en 1788 , les
délices des amateurs du Théâtre de Monsieur ; mais , hélas !
quantum mutatus ab illo ! C'est bien à lui qu'on peut dire :
Vous étiez ce que vous n'êtes plus ,
Vous n'étiez pas ce que vous êtes , ....
Et vous aviez ce que vous n'avez plus .
Ons'aperçoit encore que M. Rovedino a dû avoir une trèsbelle
voix , mais elle est tout-à-fait usée , et il paraît inconcevable
qu'un théâtre qui possède Porto , ait songé à une pareille
acquisition . L'âge et les longs services de M. Rovedino sollicitent
quelque indulgence, mais c'est tout ce qu'il peut espérer ; il en
aobtenu davantage à la seconde représentation qu'à la première.
Le rôle de Lisetta , beaucoup moins brillant que celui de Griselda
, ne pouvait être aussi avantageux à madame Mainvielle-
Fodor ; cependant, s'il n'a pas accru sa réputation, il ne saurait
non plus la diminuer. Bassi est bon comiquedans lepersonnage
de Taddeo ; il n'a pas outre-passé les bornes , comme on peut
le lui reprocher souvent.
Le second acte de Il re Teodoro est fort supérieur au premier
, à l'exception du célèbre final qui est le morceau le plus
saillant de l'ouvrage , et qui finit d'une manière très-originale ,
entièrement opposée à celle qui est en usage dans ces sortes de
compositions , ou tous les personnages arrivent successivement ;
ici, au contraire , ils s'en vont , et Taddeo reste seul . Son air ,
au premier acte , est d'une vérité frappante d'expression dramatique
; mais , à côté de ces deux chefs-d'oeuvres , on pourrait
citer quelques morceaux peu remarquables , tandis que
ceux du deuxième acte sont presque tous d'une grande beauté.
Il est à observer que Paësiello suit ordinairement la gradation
qui , dans tout ouvrage , est d'un si bon effet.
Nonfumum exfulgore , sed ex fumo dare lucem
Cogitat , ut speciosa dehinc miracula promat.
Il re Teodoro est regardé par beaucoup de personnes comme
le chef-d'oeuvre de son auteur ; mais je crois que je lui préférerais
encore la Molinara. Il faut convenir que cet opéra est
d'une longueur démesurée , et que , malgré ses beautés musicales
, la multiplicité des morceaux qu'il renferme devient un
peu fatigante , même pour les amateurs les plus zélés.
MARTINE.
NOVEMBRE 1814 . 321
AMonsieur le Rédacteur du Mercure , sur une lettre insérée
au Mercure , octobre 1814 , page 89 , relative à l'ordre de
Saint-Jean de Jérusalem , et offrant quelques idées sur
l'Egypte.
Je ne saurais assez , monsieur , vous exprimer ma reconnaissance
de la complaisance que vous avez eue d'insérer dans
l'avant-dernier Mercure , la lettre que j'ai eu l'honneur de
vous écrire sur un nouvel ordre dont je deınande l'établissement,
etc. Voici quelques modifications et développemens de
mon premier plan , que je vous prie aussi de vouloir bien publier
.
Ladénomination de l'ordre serait changée. Il aurait pour
titre :
Ordre de neutralité maritime armée.
Dans mon enthousiasme, monsieur, j'ose avancer que jamais
proposition plus noble, plus simple , ne fut offerte à l'attention
des politiques , et que jamais ordre antique de chevaliers tant
vantés ne reposa sur des bases aussi magnanimes , aussi
positives.
Je ne vois nul obstacle à l'admission de monprojet.
J'ajouterais aux statuts ; ( autant qu'il se peut prévoyons le
relâchement , les abus ) :
Dans l'ordre , la subordination , la hiérarchie des grades est
invinciblement observée , sauf ( sous la plus capitale responsabilité
) l'appel au conseil de l'ordre , au cas de mission opposée
aux statuts.
Des registres constatent toute opération .
L'ordre est subordonné au congrès; il en est justiciable.
Le tiers de la dotation de chaque chevalier est applicable
aux dépenses générales de l'ordre .
L'ordre a en propriété le lieu de ses stations. Il ne peut en
posséder d'autres.
Nulle part ses escadres, ses flottes n'exigent de contributions,
de dons , de salaires ; par tout elles soldent leurs frais.
Elles prennent abri chez toutes les nations faisant partie de
l'union; elles soldent toutes dépenses...
21
322 MERCURE DE FRANCE ,
Le congrès ne possède que le lieu où se tiennent ses séances.
La garde en est confiée aux chevaliers .
Nul corps armé , nulle force navale n'en approche de trente
lieues.
Une nation ayant àfaire des réclamations sur une autre nation
, ou sur l'ordre , les adresse au congrès .
Tout peuple, faisant partie de l'union , àsa volonté rappelle
son député au congrès , ses chevaliers. Il déclare renoncer à
l'association . - Il rentre dans ses droits d'isolement , sans pouvoir
acquérir celui de nuire. Il perd les bienfaits de l'union.
Puisse-t-il pour son propre intérêt , pour celui de tous , se
hater d'y accéder d'y rentrer ! Qu'il multiplie nos forces protectrices!
Puisse chaque peuple , ainsi que chaque individu, reconnaître
que tels droits qu'il réclame , sont les mêmes pour tous; que
les respectant dans les autres , il se les garantit à lui-même , et
quel qu'il soit, que son intérêt réel repose dans l'intérêt de tous .
Idées sur l'Égypte.
M'enhardissant , Monsieur , dans ma lettre précitée , Mercure
de novembre dernier , à avoir l'honneur de vous offrir ce
projet d'union , j'ai été amené à vous parler de l'Égypte , ce
berceau de la civilisation , sur lequel avec tantde complaisance
et de vénération ( car nous devons du respect aux siècles écoulés
) nos yeux se reportent sans cesse. J'ai posé en fait , qu'un
homme seul , ayant pu offrir une suffisante caution de sa moralité
personnelle, possesseur de toutes sommes à lui avancées ,
ouvrirait ou rouvrirait avec tous bénéfices et avantages la communication
de la mer Rouge à la Méditerranée par le Nil.
Depuis ma lettre écrite, j'ai lu le premier volume du Voyage
aux Antilles et à l'Amérique méridionale , de M. J. R. Le
Blond. Il parle en une note, page 439 et suivantes , de ce
canal à percer , et nous annonçant par suite les observations sur
les vents , les courans et les marées , il reconnaît que les eaux
de la mer Rouge doivent être de 31 pieds supérieures à celles
de la Méditerranée , et il juge que ce versement des eaux supérieures
se ferait sans danger.
J'ai lu avec le plus d'intérêt ( et je dirai avec respect pour
les travaux de M. Le Blond ) son premier volume, le seul encore
quiait paru. J'ai la plus grande confiance en ses découvertes ,
on ses vues; mais je déclare qu'aucune considération humaine
NOVEMBRE 1814. 323
ne pourrait me déterminer ( si cette élévation de la mer Rouge
est réelle ) à ouvrir simplement ce canal. L'homme est trop
faible pour assigner les lois de la nature physique. Cherchons a
les entrevoir ; mais quelles que soient les bases de nos raisonnemens
, n'ayons pas la témérité d'encourir une aussi terrible
responsabilité. Timide ( si cette supériorité d'eau est réelle ) ,
jamais je n'ouvrirais à l'eau de la mer Rouge une porte libre
dans la Méditerranée; je profiterais de l'élévation des eaux ,
mais des écluses diagonales , toujours progressivement remplies
et multipliées dans mon canal resserré, en rendraient la communication
et le transit sans danger.
Sans à peu près d'autres données que les élans de mon coeur,
dans mes souhaits de bonheur pour mon pays ( et je ne puis
désirer pour lui que ce qui est de l'intérêt de tous ), je ne voudrais
pas avoir pu offrir une idée qui , faute de développemens
suffisans , pût devenir une calamité.
S'il se peut , que la plus sage prévoyance préside à nos actions!
J'ai l'honneur , Monsieur , de vous offrir tous mes témoignages
de considération. Le comte DE FRANCLIEU.
Senlis ( Oise ) , 7 décembre 1814.
SOCIÉTÉS SAVANTES ET LITTÉRAIRES .
L'ACADÉMIE de Toulon avait proposé , dans sa séance du 7
mars 1811 , pour sujet d'un prix , consistant en une médaille
d'or de la valeur de 300 fr. , la question suivante :
<<Donner l'histoire et la description du scorbut; indiquer ses
variétés , ses combinaisons et ses complications ; préciser et évaluer
ses causes ; établir son prognostic , et déterminer ses traitemens
prophylactique et curatif » . Le terme pour l'envoi des
mémoires avait été fixé au rer. juillet 1813 , et le prix devait
être décerné dans la séance publique du mois de mars 1814. Un
seul mémoire est parvenu à l'Académie. Ce mémoire n'ayant
point rempli les intentions de l'Académie , la même question est
*remise au concours. Le terme pour l'envoi des mémoires est
fixé au 1er , novembre 1815.
L'ACADÉMIE royale des Sciences , des Belles-Lettres et des
Arts deRouen avait proposé en 1813 , pour sujet du prix à
1
324 MERCURE DE FRANCE ,
décerner en 1814 par la Classe des sciences , la question suivante
: Trouver un vert simple ou composé , susceptible de
toutes les nuances de cette couleur, applicable sur fil et sur
coton filé , aussi vifet aussi solide que le rouge des Indes.
L'Académie a donné la même question pour 1815. Le prix
sera une médaille d'or de la valeur de 300 francs. La Classe
des lettres avait proposé pour sujet de prix de cette année ,
la Mort héroïque d'Alain Blanchard. Ce sujet est retiré du
concours , et l'Académie propose pour 1815 , l'Éloge de Bernardin
de Saint-Pierre. Le prix sera une médaille d'or de la
valeur de 300 francs .
POLITIQUE.
PIÈCES OFFICIELLES .
LOUIS , PAN LA GRACE DE DIEU , ROI DE FRANCE ET DE NAVARRE , etc. ,
Atous ceux qui ces présentes verront , salut :
Nous avons proposé, les deux chambres ont adopté , nous avons ordonné
etordonnons ce qui suit :
Art. 1. Les travaux ordinaires sont interrompus les dimanches et jours
de fêtes reconnues par la loi de l'Etat .
*
2. En conséquence , il est défendu lesdits jours ,
1º. Aux marchands d'étaler et de vendre , les ais et volets des boutiques
ouverts ;
2º. Aux colporteurs et étalagistes de colporter et d'exposer en vente leurs
marchandises dans les rues et places publiques ;
3º. Aux artisans etouvriers de travailler extérieurement et d'ouvrir leurs
ateliers;
4°. Aux charretiers et voituriers employés à des services locaux de faire
des chargemens dans les lieux publics de leur domicile.
3. Dans les villes dont la population est au-dessous de 5000 âmes , ainsi
quedans les bourgs et villages , il est défendu aux cabaretiers , marchands
devin, débitans de boissons , traiteurs , limonadiers , maîtres de paume et
de billard , de tenir leurs maisons ouvertes , et d'y donner à boire et à jouer
lesdits jours pendant le temps de l'office.
4. Les contraventions aux dispositions ci-dessus seront constatées par
procès- verbaux des maires et adjoints , ou des commissaires de police .
5. Elles seront jugées par les tribunaux de police simple , et punies d'une
amende qui , pour la première fois , ne pourra pas excéder 5 francs .
6. En cas de récidive , les controvenans pourront être condamnés au
maximum des peines de police .
7. Les défenses précédentes ne sont pas applicables ,
NOVEMBRE 1814 . 325
1. Aux marchands de comestibles de toute nature , sauf cependant l'exécution
de l'art. 3 ;
2°. A tout ce qui tient au service de santé ;
3º. Aux postes , messageries et voitures publiques ;
4°. Aux voitures de commerce par terre et par eau , et aux voyageurs ;
5º. Aux usines , dont le service ne pourrait être interrompu sans dommage;
6°. Aux ventes usitées dans les foires et fêtes dites patronales , et au
débit des mêmes marchandises dans les communes rurales, hors le temps du
servicedivin;
7°. Au chargement des navires marchands et autres bâtimens du commerce
maritime .
8. Sont également exceptés des défenses ci-dessus les meuniers et les ouvriers
employés , 1º à la moisson et autres récoltes ; 2 ° aux travaux urgens
de l'agriculture ; 3º aux constructions et réparations motivées par un périt
imminent, à la charge , dans ces deux derniers cas , d'en demander la permission
à l'autorité municipale .
9. L'autorité administrative pourra étendre les exceptions ci-dessus aux
usages locaux. :
10. Les lois et règlemens de police antérieurs relatifs à l'observation des
dimanches et fêtes , sont et demeurent abrogés .
La présente loi discutée , délibérée et adoptée par la chambre des pairs et
par celle des députés , et sanctionnée par nous cejourd'hui , sera exécutée
comme loi de l'état ; voulons , etc.
Donné à Paris , le dix-huitième jour de novembre de l'an de grâce mił
huit cent quatorze , et de notre règne le vingtième .
Signé LOUIS.
Loi sur l'exportation des laines.
LOUIS , PAR LA GRACE DE DIEU , ROI DE FRANCE ET DE NAVARRE ,
Atous ceux qui ces présentes verront , salut :
Nous avons proposé , les chambres ont adopté , nous avons ordonné et
ordonnons ce qui suit :
Art. 1º . La loi du 26 février 1792 , qui prohibe l'exportation des laines ,
est rapportée en ce qui concerne les laines mérinos et métisses .
2. Il sera perçu à l'exportation des laines mérinos et métisses un droit de
30 fr . par quintal métrique , et de 15 fr. pour la laine en suint .
3. Les dispositions de la loi du 30 avril 1806 qui prohibent la sortie des
béliers et brebis mérinos et métis , sont rapportées en ce qui concerne lès
béliers.
4. Il sera perçu à la sortie des béliers mérinos et métis un droitde 5 fr .
partête.
5. Les laines mérinos pures et métisses , ainsi que les laines communes ,
lavées ou en suint , venant de l'étranger , seront admises à l'entrée dans le
oyaume , sur le simple droit de balance .
L
326 MERCURE DE FRANCE ,
6. Dans l'intervalle d'une session à l'autre , et si les circonstances l'exigent,
le gouvernement pourra suspendre ou modifier les effets de la présente
loi , en présentant à la session suivante les motifs qui auraient déterminé
cette mesure .
La présente loi discutée , délibérée et adoptée par la chambre des pairs et
par celle des députés , et sanctionnée par nous cejourd'hui , sera exécutée
comme loi de l'état ; voulons , en conséquence , qu'elle soit gardée et observéedans
tout notre royaume , terre et pays de notre obéissance .
Si donnons en mandement à nos cours et tribunaux , préfets et corps
administratifs et tous autres , que les présentes ils gardent et maintiennent ,
fassent garder , observer et maintenir , et , pour les rendre plus notoires à
tous nos sujets , ils les fassent publier et enregistrer partout où besoin sera :
car tel est notre plaisir ; et afin que ce soit chose ferme et stable à toujours ,
nous y avons fait mettre notre scel .
Donné à Paris , le vingt-cinquième jour de novembre de l'an de grâce
milhuit cent quatorze , et de notre règne le vingtième.
Par le Roi ,
Signé LOUIS.
Le ministre secretaire d'état de l'intérieur ,
L'abbé DE MONTESQUIOU.
Loi sur la remise des biens non vendus des émigrés .
LOUIS , PAR LA GRACE DE DIEU , ROI DE FRANCE ET DE NAVARRE
Atous ceux qui ces présentes verront , salut :
,
Par notre ordonnance du 21 août , nous avons rendu à l'état civil
une classe recommandable de nos sujets long-temps victimes de l'inscription
sur les listes d'émigrés . En leur rendant cette première justice ,
nous avons annoncé notre intention de présenter aux deux chambres
une loi sur la remise des biens non vendus. Dans les dispositions de
cette loi , nous avons considéré le devoir que nous imposait l'intérêt
de nos peuples , de concilier un acte de justice avec le respect dû à
des droits acquis par des tiers , en vertu de lois existantes ; avec l'engagement
que nous avons solennellement contracté , et que nous réitérons
, de maintenir les ventes des domaines nationaux ; enfin , avec la
situation de nos finances , patrimoine commun de la nombreuse famille
dont nous sommes le père , et sur lequel nous devons veiller avec une
sollicitude toute paternelle .
A ces causes , nous avons proposé , les chambres ont adopté , nous
avons ordonné et ordonnons ce qui suit :
Art. rer . Sont maintenus et sortiront leur plein et entier effet , soit
envers l'Etat , soit envers les tiers , tous jugemens et décisions rendus ,
tous actes passés , tous droits acquis avant la publication de la charte
constitutionnelle , et qui seraient fondés sur des lois ou des actes du
Gouvernement relatifs à l'émigration.
2. Tous les biens immeubles séquestrés on confisqués pour cause d'émigration
, ainsi que ceux advenus à l'Etat par suite de partages de sucNOVEMBRE
1814. 327
cessions ou présuccessions , qui n'ont pas été vendus et font actuellement
partie du domaine de l'Etat , seront rendus en nature à ceux qui en
étaient propriétaires , ou à leurs héritiers on ayans- cause.
Les biens qui auraient été cédés à la caisse d'amortissement , et dont
elle est actuellement en possession , seront rendus , lorsqu'il aura été
ponrvu à leur remplacement.
3. Il n'y aura lieu à aucune remise des fruits perçus ; néanmoins les
sommes provenant de décomptes faits ou à faire , et les termes échus et
non payés , ainsi que les termes à écheoir du prix des ventes de biens
nationaux provenant d'émigrés , seront perçus par la caisse du domaine ,
qui en fera la remise aux anciens propriétaires desdits biens , leurs héri
tiers ou ayans-cause.
4. Seront remis , ainsi qu'il est dit article 2 , les biens qui , ayant
été déjà vendus ou cédés , se trouveraient cependant actuellement réunis
au domaine, soit par l'effet de la déchéance définitivement prononcée
contre les acquéreurs , soit par toute autre voie qu'à titre onéreux .
5. Dans le cas seulement de l'article précédent , les anciens propriétaires
, leurs héritiers ou ayans-cause , seront tenus de verser dans la
caisse du domaine , pour être remis à l'acquéreur déchu , les à-comptes
qu'il aurait payés . La liquidation de ces à-comptes sera faité administrativement
au domaine même , suivant les règles accoutumées .
6. Les biens que l'état a recus en échange des biens d'émigrés , et qui se
trouvent encore en sa possession , seront rendus , sous les réserves et exceptions
énoncéesdans la précédente loi , aux anciens propriétaires de biens
échangés , à leurs héritiers ou ayans-cause .
7. Sont exceptés de la remise les biens affectés à un service public ,
pendant le temps qu'il sera jugé nécessaire de leur laisser cette destination;
mais l'indemnité due à raison de la jouissance de ces biens , sera réglée
dans les budgets de 1816.
8. Sont encore exceptés de la remise les biens dont , par des lois ou des
actes d'administration , il a été définivement disposé en faveur des hospices ,
maisons de charité et autres établissemens de bienfaisance en remplacement
de leurs biens aliénés ou donnés en paiement des sommes dues par
Pétat.
Mais lorsque , par l'effet de mesures législatives , ces établissemens auront
reen un accroissement de dotation égal à la valeur des biens qui n'ont été
que provisoirement affectés , il n'y aura lieu à remise de ces derniers biens
en faveur des anciens propriétaires , leurs héritiers ou ayans -cause .
Dans le cas où les biens donnés , soit en remplacement , soit en paiement,
excéderaient la valeur des biens aliénés , et le montant des sommes dues
à ces établissemens , l'excédent sera remis à qui de droit .
9. Seront remis, aux termes de l'article 2 , les rentes purement foncières ,
les rentes constituées , et les titres de créances dues par des particuliers et
dont la régie serait actuellement en possession .
10. Les actions représentant la valeur des canaux de navigation seront
également rendues ; savoir : celles qui sont affectées aux dépenses de la
Légion d'honneur , à l'époque seulement où , par suite des dispositions de
l'ordonnance du 19 juillet dernier , ces actions cesseront d'être employées
aux mêmes dépenses ; celles qui sont actuellement dans les mains du gouvernement,
aussitôt que la demande en sera faite par ceux qui y auront
droit; et celles dont le gouvernemt aurait disposé, soit que la délivrance
328 MERCURE DE FRANCE ,
en ait été faite , soit qu'elle ne l'ait pas été , lorsqu'elles rentreront dans ses
mains par- l'effet du droit de retour stipulé dans les actes d'aliénation.
11. Pour obtenir la remise ordonnée par la présente loi , les anciens propriétaires
, leurs héritiers ou ayans-cause se pourvoiront par-devant les préfets
des départemens où les biens sont situés.
12. Les préfets , après avoir pris l'avis des directeurs des domaines , des
conservateurs des forêts , et s'être assurés des qualités et des droits des
réclamans , transmettront les pièces justificatives , avec leur avis motivé,
au secrétaire-d'état des finances.
13. Le secrétaire-d'état des finances enverra toutes ces demandes à la
commission chargée de prononcer sur les remises .
14. Il sera sutsis jusqu'au 1er janvier 1816 , à tontes actions de la part
des créanciers des émigrés , sur les biens remis par la présente loi ; lesdits
créanciers pourront néanmoins faire tous les actes conservatoires de leurs
créances .
La présente loi discutée , délibérée et adoptée par la Chambre des pairs
et par celle des députés , et sanctionnée par nous cejourd'hui , sera exécutée
comme loi de l'etat ; voulons , en conséquence , qu'elle soit gardée et observée
dans tout notre royaume , terres et pays de notre obéissance.
Si donnons en mandement à nos cours et tribunaux , préfets , corps
administratifs et tous autres , que les présentes ils gardent et maintiennent,
fassent garder , observer et maintenir ; et , pour les rendre plus notoires à
tous nos sujets , ils les fassent publier et enregistrer partout où besoin sera :
car tel est notre plaisir ; et afin que ce soit chose ferme et stable à toujours ,
nous y avons fait mettre notre scel.
Donné à Paris , le cinquième jour de décembre de l'an de grâce mil
huit cent quatorze , et de notre règne le vingtième.
Signé , LOUIS.
NOVEMBRE 1814. 329
NOTICES BIBLIOGRAPHIQUES ; ANNONCES ; AVIS ,etc
J'ai toujours aimé le premier jour de l'an. Dans l'enfance
je l'attendais avec impatience pour posséder les jorjoux qquui
m'étaient destinés , et dans l'âge mûr je l'ai toujours revu avec
un charme nouveau . Les familles se rassemblent les amis se
voient , les noeuds qui nous unissent se resserrent davantage
le jeune homme égaré rentre dans le sein de sa famille et
Si quelques nuages sont venus obscurcir les jours du bonheur ,
le premier jour de l'an les a bientôt dissipés. On oublie dans de
tendres embrassemens ses torts mutuels , et dans ces doux
épanchemens , l'on se promet bien de n'en plus avoir.
Toute médaille a son reyers ,
Dit un vicil adage
Fort sage.
Assez d'autres l'ont fait remarquer , je ne veux point abandonner
ma thèse , et comme Candide, je dirai toujours : tout
est pour le mieux dans le meilleur des mondes possible. Je
sais que je pourrais parler de l'étymologie du mot étrenne , indiquer
l'époque où ces gages de l'amitié ont été offerts pour la
première fois , indiquer encore les changemens successifs et les
variations de cette coutume. Je pourrais à peu de frais me donner
un petit air de savant , qui , au surplus , ne gâte rien ,
lorsqu'il n'est pas porté à l'excès et qu'il n'approche pas du
pédantisme. Mais je préfère aller droit au but. En conséquence,
je vais entrer en matière , je vais annoncer et faire connaître
quelques jolies productions dignes d'être offertes en
cadeaux d'étrennes , et sans préambule j'aborde la question.
Occupons-nous d'abord des dames , car il faut toujours être
galant.
Des chevaliers français tel est le caractère ,
Et examinons dans cette foule d'objets ceux qui peuvent convenir
davantage au beau sexe.
Depuis long-temps M. Rosa (1 ) , si renommé par ses belles
reliures , est dans l'usage de publier plusieurs almanachs plus
jolis les uns que les autres. Il offre de nouveau le Petit Almanach
des Dames (2) , dont la réputation ne fait que s'accroître.
(1) Rosa , libraire , grande cour du Palais-Royal , an cabinet littéraire.
(2) Cinquième année , imprimé avec des caractères neufs , sur beau papier
vélin, et orné de six gravuses parfaitement terminées , d'après les
tableaux du Musée royal. Elles représentent Adam et Evedans leparadis
DEPT
DELA
S
INIRS
21*
336 MERCURE DE FRANCE ,
Cette cinquième année est encore plus soignée que les précédentes.
Les morceaux qui le composent sont presque tous publiés
pour la première fois , et ont été fournis par nos plus
aimables poëtes . On y remarque des productions de MM..de
Béranger , Campenon , de Coupigny , Delille , Mesdames
d'Houtetot , Dufresnoy , d'Hautpoult , de Roquefort , de Staël ,
MM. Dupont de Nemours , Dusaulchoy, Labouisse , Millevoye,
Mollevaut , Vigée , Vilmain , etc. Le Souvenir des Graces (3)
ne peut manquer de plaire au sexe à qui l'on aime à le dédier ,
mais beaucoup moins cependant que les Lis , étrennes aux
dames , dédié à Madame la duchesse d'Angoulême (4) . Quon
se représente un joli vol . in- 18, imprimé sur beau papier vélin,
par Didot l'aîné , avec douze gravures charmantes. Les lis
renfermés dans ce recueil ont été dessinés d'après nature , gravés
avec soin , imprimés en couleur et retouchés au pinceau
par M. Langlois , dont les talens sont connus pour ce genre
d'ouvrages . Les gravures représentent les variétés suivantes :
1º. un bouquet de diverses espèces de lis pour le titre ; 2°. lis
blanc ; 3° . lis panaché ; 4°. lis bulbifere ; 5°. lis de Philadelphie;
6º. lisdePomponne; 7°. lis des Pyrénées ; 8°. lis martagon;
9º. lis superbe ; 10°. lis de Chalcédoine ; 11 °. lis tigré ;
12º. lis de la Caroline. L'éditeur a vraiment apporté un soin
particulier au choix des morceaux dont il a enrichi son recueil.
MM. Arnault , de Béranger , Bourguignon , Castel , Constant-
Dubos , Armand-Gouffé , Jacquelin , Labouisse , de Lantier ,
Michaud , Parny , Philippon-de-la-Madelaine , Mesdames de
Beaufort-d'Haupoult et de Genlis ont fourni les principales
pièces qui composent cet almanach.
M. Charles Millevoye , si connu par ses succès , vient
d'ouvrir son portefeuille et de faire paraître quelques-unes de
ses jolies compositions ; on connaît l'amabilité du talent de ce
poète; son heureuse facilité et la grâce qu'il met dans tout ce
terrestre , par Adrien Vander Werf ; le roi Candaule , par M. Menjaud ;
Orphée et Eurydice , par M. Ducis ; l'Origine de la Peinture , par le
même; Dites votre mea culpa, par M. Drolling ; la Diseuse de bonne
aventure , par madame Benoist .
Prix , broché , 4 fr.; en couleurs fines avec vignettes , doré sur tranche ,
avec étui , 6 fr.; veau fauve ou racine verte , 6 fr .; maroquin de toutes
couleurs ou sablé en or , 8 fr .; en papier glacé , vignettes en couleurs ,
bordé en or ou papier gauffré , dentelles , 9 fr.; maroquin , étui maroquin ,
10 fr.; en moire, étui moire , 12 fr .; en satin retouché au pinceau , 15 fr.;
envelours, étui moire , 18 fr.
(3) Chez Rosa , prix , broché , 4 fr .
(4) Chez Rosa , prix , broché , 6 fr . Les variations et les prix de reliures
sout les mêmes que pour le Petit Almanach des Dames.
NOVEMBRE 1814. 33г
qu'il fait. Ainsi annoncer des pièces nouvelles de M. Millevoye ,
c'est faire plaisir aux amateurs de bons vers ; on remarquera
d'abord trois livres d'élégies (5).
On trouve dans le premier livre de ces élégies des pièces
déjà connues et souvent citées , telles que la Chute des Feuilles,
l'Anniversaire; à un Bosquet ; le Souvenir , etc. Elles reparaissent
avec d'heureux changemens. Le reste de ce premier
livre est presqu'entièrement composé d'élégies inédites.
Le second livre contient des sujets d'une nature nouvelle ,
arabes , persans , indiens , etc. Ces sujets , la plupart d'invention
, et tous choisis avec art , sont empreints d'une couleur
locale qui en augmente le charme. On lira peut-être avec intérêt
le Mancenillier , le Phenix ; le tombeau du poëte, Persan,
la Colombe , le pauvre Nègre et quelques autres .
Le troisième livre est consacré aux élégies antiques , telles
que celles dont les Grecs ont laissé quelques fragmens , mais
dont les modernes offrent peu de modèles. Ce genre tout à la
fois noble et touchant manquait à notre littérature. Félicitons
M. Millevoye d'avoir tenté cette conquête littéraire sur l'antiquité.
Alfred, poëme en quatre chants (6). Ce sujet est l'un des
plus heureux de l'histoire moderne. Un intérêt tout particulier
s'attache au souvenir de ce roi guerrier , législateur et poëte ,
qui long-temps proscrit , passa dans le camp des Danois sous le
déguisement d'un de ces ménétriers qui suivaient les armées ,
observa leurs positions dont il profita le lendemain, en gagnant
la fameuse bataille d'Edington qui lui fit rendre ses états .
Jamais le charme du roman ne s'était mieux réuni à la gravité
del'histoire.
M. Millevoye a traité ce beau sujet comme il méritait de
l'être. Je reviendrai sur ces deux volumes , dont il doit bientôt
paraître une édition charmante sur beau papier vélin , ornée
de jolies gravures .
On trouve encore chez Klostermann une édition de l'Aminte
du Tasse , très-soignée et également enrichie de belles gravures
. La traduction en vers de cet ouvrage n'existait pas
encore. On la doit au talent distingué de M. Baour-Lormian.
Au nombre des jolies choses à offrir aux dames , l'on doit
(5) Un vol . in- 18 . Prix , 2 fr. 50 c. Paris , chez Klostermann , libraire ,
rue du Jardinet , nº. 13 , et Firmin Didot , rue Jacob , nº. 24.
(6) Un vol . in- 18 , même impression que les élégies . A Paris , chez
Klostermann et Didot. Ces deux volumes forment les tomes IV et V des
pièces de l'auteur .
332 MERCURE DE FRANCE ,
compter le Journaldes Dames (7) rédigé par MM. Berton ,
Plantade , Pradère et de Monsigny; la charmante collection
du Journal des Troubadours dont la septième année va finir .
M. Lélu , élève de Paësiello au conservatoire de Naples , est
depuis long-temps connu par ses jolies productions , tout Paris
les achantées. Chaque cahier de son journal (8) contient deux
nouvelles romances , des chansons françaises des compositeurs
les plus estimés , et un morceau de chant italien avec la traduction.
L'on peut encore offrir au beau sexe l'étude élémentaire de
T'harmonie , ou nouvelle méthode pour apprendre enpeu de
temps à connaître tous les accords et leurs principales résolutions.
Ouvrage agréé par Grétry, par Léopold Aimon (9).
L'auteur de ces cartes harmoniques , avant de publier son
travail, voulut le faire connaître à Grétry. Cet aimable compositeur
félicita l'inventeur sur l'ingénieux procédé qu'il avait
découvert pour composer et décomposer à son gré tous les ressorts
de l'harmonie. Cette nouvelle méthode est claire et surtout
facile à concevoir. Les vingt-huit cartes qui la composent
sont renfermées dans un petit étui de forme élégante.
Sous le titre d'Etrennes aux Dames , M. Frey a publié une
méthode de tambour de basque. On sait combien cet instrument
est en vogue , et combien les bacchantes de Steibelt sont
agréables lorsqu'elles en sont accompagnées. On sait encore
que les personnes qui jouent du tambour de basque ne doivent
leur talent qu'à leur adresse , et avant la publication de la méthode
de M. Frey, il n'existait aucuns principes pour en faciliter
l'étude. Cet ouvrage , enrichi de jolies gravures coloriées
avec soin , renferme en douze leçons courtes et faciles tous les
moyens pour parvenir àbien jouer du tambour de basque.
J'indiquerai encore la nouvelle éditiondes fables; par madame
A. Joliveau ( 10) , divisée en neuf livres . On connaît le charme
du talent de cette dame, dont les productions ont toujours été
bien accueillies , et qui méritent bien de l'être. Cette troisième
édition , revue etbien corrigée surtout , est dédiée à madame
(7) L'année composée de 24 numéros . Prix , 24fr. Chez M. de Monsisigny
, au grand magasinde musique , boulevard Poissonnière.
(8) Le prix de l'abonnementde ce jourual , dont il paraît régulièrement
chaquemois un cahier, est de 24fr. pour Paris, et de26 fr. pour toute
l'étendueduroyaume , franc de port par la poste.
(9) Prix , 9 fr . A Paris , chez Frey , marchandde musique , place des
Victoires.
(10) Unvol. in-18. Prix , a fr. 50 c. A Paris , chez Janet et Cotelle ,
libraire , rue Neuve-des-Petits-Champs , nº. 17.
NOVEMBRE 1814. 333
laduchesse d'Angoulême. Je ne puis ici les annoncer que sommairement,
mais dans quelque temps je leur consacrerai un
article qui , je l'espère , en fera connaître tout le mérite.
Les amateurs de la gaîté ne me pardonneraient pas sans
doute si je passais sous silence les recueils du Caveau moderne
ouRocherde Cancale( 11 ), etlesSoupers de Momus ( 12). Lepremier
est composé des productions des vétérans de la chanson ,
et nommer ces auteurs , c'est faire leur éloge. En effet , qui ne
connaît les joyeux refrains de MM. Désaugiers , Antignac , de
Béranger , de Rougemont , Brazier , de Piis , Philippon-la-
Madelaine , Gentil , Coupart , Jacquelin , Francis , Ourry ,
Théaulon , Capelle , etc. La Société momusienne , qui ne
compte que deux années d'existence , se place déjà près de son
aînée. Elle marche à grands pas vers la perfection , etencore
quelque temps elle prendra place à côté de sa rivale. Les jolies
productions de M. Dusaulchoy , la franche gaîté de M. Casimir-
Ménestrier , l'originalité de M. Etienne Jourdan , la malignité
de M. Félix , la rondeur de M. P. Ledoux , et enfin le
mérite des chansons de MM. Léger , Martinville , Léopold ,
Adolphe , Bazot , qui fait très-bien dans le genre poissard ,
Belle aîné , Lablée , le compositeur Lélu , Saint-Laurent et
autres , assurent les succès de la Société momusienne . Parmi
les invités , on remarque les couplets de MM. Armand-Gouffé ,
deBéranger , Brazier , Coupé de Saint-Donat, de Piis et autres,
qui ajoutent encore à l'intérêt de ce recueil. Si je ne craignais
d'être trop long , j'aurais cité quelques chansons. Mais je veux
laisser aux amateurs le plaisir de les lire dans la collection.
F-t.
( La suite au prochain numéro . )
Prospectus de la traduction complète des OOEuvres de Xénophon
( onze vol. in-4. ) , par J. B. Gail , lecteur royal.
[L'ouvrage se vend, àParis , chez Auguste Delalain , Imprimeur- Libraire ,
ruedesMathurins-Saint-Jacques ; et chez Charles Gail neveu, au College
Royal ,place Cambrai. ]
Les OEuvres complètes de Xénophon ( onze volumes in-4.) , comprenant
, texte grec (1 ) , versions latine et française , observations historiques
(11) Unvol. in- 18 , avec un frontispice gravé. Prix , a fr. 50 c. A Paris ,
chez Alexis Eymery , libraire , rue Mazarine , nº. 30.
(12) Unvol. in- 18 , avec un frontispice gravé. Prix , 2 fr. 50 c. Chez
AlexisEymery.
(1) Avec les beaux caractères de Garamont, qui , trop rarement employés
depuis Louis XIV , ont été remis en activité pour cette édition.
4
334 MERCURE DE FRANCE ,
et critiques , collation et specimen de manuscrits , cartes géographiques ,
tableaux chronologiques , plans de batailles et de sieges , et une belle
collection d'estampes , d'après les dessins de MM. le Barbier , Boichot et
Morean, seront distribuées en sept livraisons , dont la première paraîtra
le 20 décembre 1814 , et les autres successivement de mois en mois. Elles
n'éprouveront aucun retard ; car tout est imprimé et gravé. Si le tirage
des estampes et cartes , qui exige beaucoup de soins , était terminë , on
pourrait , au moment même , se procurer tout l'ouvrage. Il pourra être
demandé , en son entier ( l'atlas excepté ) , par ceux qui consentiront à
réunir les estampes dans l'atlas , exprimé par plusieurs souscripteurs .
Quoique cet ouvrage , décoré d'estampes , s'annonce avec une sorte de
magnificence qui semble devoir en augmenter le prix , on s'apercevra facilement
que les propriétaires (2) ont satisfait, par sa modicité réelle , au
voeu de l'auteur , qui a voulu rendre accessible à toutes les fortunes le
Fénélon de la Grèce,
voeu
Trois des volumes ( in-4°. ) de cette collection ne se vendront chacun
que dix francs , prix ordinaire d'un volume in-8°. imprimé avec du grec ,
ét le plus grand nombre des autres volumes n'excédera pas quinze franes,
Lacollection des estampés a donc été comptée pour rien dans la fixation
des prix.
Première livraison , 1. vol. et 2º. partie du 7. vol . , 9 estampes et
35 specimen. Le 1er. vol. a 630 pages ,et contient , 1º. la République
de Sparte; 2º. la République d'Athènes ; 3°. les Moyens d'améliorer
les finances de l'Attique ; 4° . le Banquet ; 5º, l'Eloge d'Agésilas ;
6°. de la Condition des Rois ; 7°. le Traité d'équitation; 8°l. e Coль-
mandant de la cavalerie: 9 estampes .-La 2. partie du 7. vol . a 486pag.
et contient , 1º. la Notice des manuscrits , avec 35 specimen (3) ; 2°. les
Observations littéraires et critiques sur Xénophon. Prix des deux volumes
in-4°. de la première livraison, 30 fr.
Deuxième livraison , 2º. et 3º, vol. , 10 estampes. Les deux volnmes
ont 1220 pages ; ils contiennent la Cyropédie et les deux premiers livres
de la Retraite des Dix-mille . Prix des deux volumes in-4°. , 20 fr .
Troisième livraison , 4. vol. , 5 estampes . Ce 4º. vol . , de596 pag. ,
contient les 3º., 4., 5., 6. , et 7. livres de la Retraite des Dixmille
. Prix , 10 fr .
Quatrième livraison , 5º. vol. en 2 parties , onze estampes et quantité
de médailles . La re. partie , de 898 pages , renferme l'Histoire
grecque; la 2º. a 482 pages , et contient la Chronologie de la guerre
du Péloponnèse , par Dodwel ( avec quelques corrections dont j'avertirai .)
Prix des deuxvolumes in-4°. , 25 fr. 1
Cinquième livraison , 6. vol. in-4°. , quatre estampes. Ce 6º. volume ,
de 830 pages , comprend , 1 ° . les Dits et Faits mémorables ; 2°º. l'Economique
; 3°. l'Apologie de Socrate ; 4°.le Traité de la Chasse ,
5°. cing Lettres de Xénophon et une de Chio à Matris. Ces lettres;
(2) L'ouvrage ( imprimé en grande partie aux frais du gouvernement )
appartient en toute propriété , d'après un acte passé par-devant notaire , à
un particulier qui a fait imprimer à ses frais une partie de l'ouvrage , et
graver à ses frais l'atlas tout entier et la collection des estampes. J'ai dû
faire cette remarque , étant forcé de déroger , pour Xénophon , à l'usage où
j'étais de faire , à des gens de lettres , hommage de cinquante à soixante
exemplaires de chacun de mes ouvrages .
(3) Ala suite des specimen sont placées deux estampes représentant la
reliure de deux manuscrits , et annoncés au folio verso du tome VII ,
2º. partie.
NOVEMBRE 1814. 335
dont le savant M. de Fortia a traduit une partie , et le Traité des
équivoques , que quelques-uns attribuent à Xénophon , donneront lieu à
des remarques que nous renvoyons à un autre temps . Prix , 25 fr.
Sixième livraison , 7. volume in-4°. ( ire . partie ) . Ce volume , fruit
de tant d'années de veilles , a 784 pages , et contient la collection des
variantes de Xénophon , d'après les nombreux manuscrits de la Bibliotheque
royale. Prix , 25 fr .
Septième livraison , 7. volume , 3º. partie. Atlas de quantité de carteş
géographiques , tableaux chronologiques (1 ) , divers plans de sièges et de
batailles; et , de plus , un volume de 650 et tant de pages d'observations
critiques. Prix des deux volumes in-4. 25 fr.
Prix des sept livraisons , 160 fr. , beau papier ordinaire , et 320 fr . ,
papier vélin satiné. Il en existe 45 exemplaires , estampes avant la lettre
et ean-forte. Ceux qui n'auront pas souscrit d'ici au 1er juin prochain ,
paieront 200 fr. au lieu de 160 fr. , et 400 fr . au lieu de 320 fr.
L'avertissement annonce les Observations militaires et géographiques
de M. Gail , d'après Xénophon et autres auteurs. Quoique très utiles à
la lecture de Xénophon , dont elles expliquent souvent le texte , elles feront
néanmoins un ouvrage à part , lequel aura plusieurs volumes. Le rer.
volume , in-8°. , sera donné gratis aux souscripteurs de Xénophon , lors
de la septième livraison (2) . Chacun des volumes suivans leur coûtera
5fr.: 10 fr. chaque volume pour les non-souscripteurs de Xénophon.
Nota. Thucydide et Xénophon , son continuateur , allant ensemble , on
rappelle que le prix de Thucydide , grec-latin-français , in-4°., papier vélin,
estde 145 fr.; papier ordinaire , 80 fr. Le même , in-8°. , 45 fr.
La collection complète ( in-4°., papier vélin , estampes avant la lettre ),
contenant Xénophon , Thucydide , Theocrite , Musée , Anacreon , Mythologie
de Lucien (3) , 506 fr. - La même collection , papier ordinaire ,
fig. après la lettre , 280 fr..
Note pour MM. les Instituteurs . L'auteur ayant donné à MM. les
Instituteurs des preuves constantes de l'intérêt qu'il prenait à leurs travaux
, n'a pu les oublier dans le moment où il publiait Xénophon. II
a donc demandé aux propriétaires du Xénophon et obtenu d'eux qu'une
forte remise serait faite à MM. les instituteurs . Ceux qui désireront en
jouir , voudront bien s'adresser à lui . La lettre devra être affranchie.
Itinéraire de Buonaparte , depuis son départ de Doulevent, le 23 mars,
jusqu'à son embarquement à Fréjus , le 29 avril ; avec quelques détails
sur ses derniers momens à Fontainebleau , et sur sa nouvelle existence
àPorto-Ferrajo; par l'auteur de la Régence à Blois (1) . Prix , 1 fr . 50 c. ,
et 1 fr. 80 c. par la poste . Chez Lenormant , rue de Seine , nº. 8; et Delaunay
, libraire , Palais-Royal , galerie de bois .
Tableau historique et politique de la France , sous les trois dynasties ,
jusqu'au règnede LouisXIV; parM. Delacroix, auteur des Constitutions
(1) Ces tableaux doivent une grande partie de leur valeur aux recherches
de MM. Barthélemy , Sainte-Croix , et surtout de M. Larcher, au travail
duquel nous avons ajouté.
(2) Les souscripteurs qui voudront l'avoir avec la première livraison ,
paieront 10 fr. de plus ; mais alors ils ne devront que 15 fr. au lieu
de 25 fr . pour les deux volumes in-4°. de la septième livraison .
(3) Ce dernier , sur beau papier , mais non vélin .
(1) In-8º. Cinquième édition . Prix , 1 fr. 25 c.
336 MERCURE DE FRANCE , NOVEMB. 1814.
۱
desprincipaux états de l'Europe , etc. Trois forts volumes in-8°. Prix ,
18 fr . , et 22 fr. franc de port. Chez Arthus-Bertrand , libraire , rueHautefeuille
, nº 23.
Le prix est du double pour le papier vélin .
Etrennes lyriques ( XXXIV année ) , dédiées et presentées à son Altesse
Royale Madame , Duchesse d'Angoulême ; par Charles Malo. Un fort vol...
in-18 , imprimé par Crapelet , sur très - beau papier , orné d'une jolie
gravure et d'un frontispice gravé. Prix broché , papier ordinaire , 2 fr.;
papier vélin , 4 fr.; papier vélin , cartonné à la Bradelle , 5 fr. 50 с.;
relié enmaroquin, 8fr. Chez M. Janet, libraire, rue Saint-Jacques, nº. 5g.
Artdejouir, et autres ouvrages polytechniques , par Thomas-Nicolas
Larcheref, né à Thoiney , le 19 juin 1787, artiste musicien et déclamateur
, premier actenr tragique , professeur de philosophie spéculative et
pratique , fondée sur les nombreuses découvertes qu'il a faites en médecine
et dans les sciences physiques , naturelles et morales . Prix 75 centimes.
A Paris , chez Fontana, marchand d'estampes , quai des Grands-Augustin
, nº. 25.
Contes merveilleux dédiés aux mères et aux filles ; par mesdames
d'Aulnoy , Villeneuve , L'Héritier , mesdemoiselles de la Force, de Lubert,
mesdames Lévêque , Lintot , Fagnan , Le Marchand , avec des notices sur
lavie et les écrits de chaque auteur. Quatre vol. in- 12, ornés de quatre jolies
gravures. Prix , 12 fr. , et 14 fr. 50c. franc de port. Chez H. Nicolle, libr . ,
rue de Seine , nº. 12 ; et chez Belin , rue Neuve-Saint-Roch , nº . 187
La Guirlande de Flore , par M. Charles Malo .
Le prix broché de cet ouvrage , imprimé sur papier vélin superfin ,
orné de seize planches dessinées par le célèbre Tessera , et supérieurement
coloriées , est de 6 fr . broché.
Il en existe des reliures de plus grand prix .
La Guirlande se vend chez Janet père , rue Saint-Jacques , nº. 59.
ERRATA DE LA DERNIÈRE LIVRAISON.
Poésies de C. L. Mollevaut. Dans la fable du Chêne etdesOrmeaux ,
page 139:
Et les zéphyrs les caressaient ,
lisez :
Mêmes zéphyrs les caressaient.
Page 140, ligne5 ,
Etmontrant à l'âme ravie ,
lisez
Etmontrent à l'âme ravie.
Méme page , ligne 8 :
Zisez :
Et la grâce avec la décence ,
Éternisant lagloire et les traits des héros ;
Etla grâce de ladécence.,..
Tantôt ces sublimes travaux
Éternisant la gloire et les traits des héros.
Page 186 , ligne 26 , au lieu de : calculé , lisez : exécuté.
Leprix de la souscription au Mercure de France est de
48 fr. pour l'année ;
25 fr. pour six mois.
13 fr. par trimestre .
MERCURE
DE FRANCE .
N°. DCLXVI . - Décembre 1814 .
POÉSIE .
NOÉMON , ου LA TRAITE DES NEGRES.
J'ÉTAIS sur le sol africain ,
Marchant guidé par un Génie ;
Je lui dis : « Quelle barbarie ,
Quelle injustice du Destin ,
Lui si prodigue envers les nôtres ,
Pardon, je veux dire les miens !
De vouloir qu'ici les humains
Naissent les esclaves des autres !
Il les créa nos serviteurs.... »
Qui vous a dit cela? me repartit monguide.
Mais , répondis -je, nos auteurs ,
Nos savans , nos grands orateurs ;
Même à-présent chez nous la chose se décide.
Il est quelques penseurs dont la voix intrépide
Osa nous contester ces droits ;
Qui prétendirent que sur terre
Tous les mortels devaient d'un même père
Goûter les bienfaits et les lois ,
Et que nul d'eux , comme on fit tant de fois ,
Ne pouvait vendre ou maltraiter son frère.
Mais , mon eher Noémon ,si vous saviez le prix
22
338 MERCURE DE FRANCE,
Qu'en France obtient un tel courage !
Comme on le traite avec mépris !.
Jene saurais vraiment vous dire le langage
Qu'aujourd'hui l'on tient à Paris.
-Et pourtant je voudrais l'entendre ,
Dit Noémou. Sans plus attendre ,
(Ce sylphe était des plus puissans )
Par un petit tour de féerie
Fort prompt à transporter les gens ,
Les orateurs dema patrie
Se trouvent en Afrique et pérorent eéans :
Voyons , leur dit notre Génie ;
Pourquoi les noirs sont-ils les esclaves des blancs?
(Se doutantpeu de lamagie ,
Ils se croyaient en France en pleine académie ,
Devant quelque Excellence accueillant leurs talens ) :
<<<Pour trois raisons , répond l'un des savans
Qui parle pour la compagnie;
Et chacun de ces points , monseigneur , est dicté
Par un motif d'humanité.
Pour féconder nos colonies
Il faut un grand nombre de bras,
Se dévouer à des travaux ingrats ,
Donnant de rudes insomnies ,
Des maux cruels , et souvent le trépas ;
Or , pour flatter nos palais délicats
Par des productions chéries
Qui charment nos premiers et nos seconds repas ,
Sûrement les blancs n'iront pas
Risquer leurs précieuses vies.
Dès lors , adien les sucreries
Et mille autres objets chez nous fort bien reçus.
Si tous ces objets ne sont plus ,
Nos malheureux colons tombent dans l'indigence :
Pour conserver leur opulence ,
Nous maintenir en mainte jouissance ,
L'humanité veut donc que le noir Africain ,
Triste descendant de Vulcain ,
Né pour le fer , né pour la peine ,
Courbé sous une lourde chaîne ,
Endépit de ses vains soupirs ,
Propage nuitetjour nos biens et nos plaisirs.
DÉCEMBRE 1814. 339
« Mon second point rentre dans le troisième .
Nos droits sur ces sortes d'humains ,
Certes ne sont pas incertains ,
Et l'avis opposé serait seul un problème.
Leur esprit est lourd , inactif ,
Nullement exercé , nullement inventif.
Leur ignorance à l'homme fait injure :
Ont-ils une littérature ?
Ainsi que nous maint érudit?
Des livres sur l'agriculture ,
Des journaux , des bureaux d'esprit?
Voit- on chez eux des prytanées ?
Point d'institut , point d'athénées ,
Point de science , point d'ecrit .
Les premiers besoins de la vie
Leuront , j'en conviendrai ,donné quelque industrie ,
Mais ce n'est qu'une ébauche , un essai très-succinct ;
Ils n'ont vraiment que de l'instinct :
Or , si l'instinct appartient à la brute
Et le génie au roi de l'univers ,
Le noir doit quitter sa cahute
Et le blanc lui donner des fers .
Vous me direz : pénétrez sur leurs plages ,
Donnez-leur vos moeurs , vos usages ,
Électrisez leurs esprits engourdis ;
Soyez pour eux une autre providence ,
Qu'ils admirent votre science ,
Et vous jugent des dieux venus du paradis .
Vous le direz , mais vraiment par mégarde ;
Vous croyez peu qu'on se hasarde
De pénétrer en leur pays ,
Mondernier point décide ce chapitre.
Cette captivité qu'on nous reproche tant ,
Pour eux est le bien le plus grand ,
Aleur reconnaissance elle nous donne un titre.
Ignore- t-on que ce peuple cruel
Dans le siècle encore où nous sommes ,
Peut croire que le sang des hommes
Soit agréable à l'Éternel ?
Pour se rendre ses dieux propices ,
Endes jours , de fête appelés ,
Hommes , femmes , sont immolés :
TA
1
1
340
1
MERCURE DE FRANCE ,
Allez donc vous y faire offrir en sacrifices !
Vous me direz , encor je le sens bien ,
Quenos ancêtres vénérables ,
Qui ne furent pas moins coupables ,
Finirent toutefois par être hommes de bien .
Voulant atténuer l'horreur de cet usage
Qui dicte impunément le trépas des humains ,
Vous voudrez m'objecter , je gage ,
Les saintes fureurs , le carnage ,
Qui souvent parmi nous souillèrent d'autres mains .
J'entends à demi mot , mais du peuple d'Oware
Servant le commun intérêt ,
Le sauvant d'un culte barbare ,
Lui portons-nous moins un bienfait!
En arrêtons -nous moins des crimes?
Sans doute les tristes victimes
Qu'attendent les bûchers de l'Inquisition ,
Béniraient une nation ,
Chériraient la main charitable
Qui , daignant les charger d'un câble ,
Les entraîner sur des esquifs ,
Bornerait leur supplice à les rendre captifs .
Rien de plus doux que cette servitude.
Selon nos détracteurs , c'est la mortla plus rude :
N'en croyez rien. Ils vous crieront bien fort
Que tous ces malheureux , à bord ,
Ad'affreux traitemens ne cessent d'être en proie ;
C'est faux , on les fête , on les choie:
Qu'ils y font vraiment peine à voir ,
S'abandonnant au désespoir
Quand un excès de barbarie
Leur ôte leurs parens ainsi que leur patrie ;
Tous ces chagrins sont supposés ,
Tous ces pleurs sont imaginaires ;
Et voyant qu'on les traite en frères ,
Ils sont bientôt dépaysés :
Dans les vaisseaux ils gambadent , ils chantent .
Des tableaux vous les représentent
(Tableaux perfidement tracés )
Accumulés , pêle-mêle entassés
Dans laprison mobile , en une chambre obscure.
Cestableaux-là vous mentent , je vous jure.
DÉCEMBRE 1814. 341
Ils sont couchés très-convenablement .
Je dois le dire , après tout , franchement >
Dans l'étroite circonférence
On n'obtient pas toujours un vaste appartement ;
Nous-mêmes , et j'ai souvenance
D'en avoir fait l'expérience ,
Nos couchers ne sont pas toujours fort élégans ;
Nous cédons à la circonstance ,
Et pourtant nous sommes des blancs !
* Oui , c'est l'humanité que nous prenons pour guide.
Dans la traite des noirs l'humanité réside.
Pesez bien tous mes points ; aisément on y voit ,
Outre un imprescriptible droit ,
L'intérêt du colon ; et pour objet troisième ,
L'intérêt du Nègre lui-même.
Ces points sont forts et sans aucun système .
C'est être humain que prévenir
Du riche Américain la ruine et les larmes ;
C'est être humain que calmer les alarmes
D'un être malheureux toujours près de périr ,
Et lui donner un sort qui n'offre que des charmes ;
D'un être toutefois des moins intéressans ,
D'un être fort stupide en somme ,
Et que l'on ne peut nommer homme ;
Le ciel pour lui nous rendit bienfaisans :
Voilà pourquoi les noirs sont esclaves des blancs.
J'ai dit , le fait est , je crois , sans réplique » .
Très-bien , répondit Noémon ;
J'aime , en honneur , votre logique ,
Et je veux à l'instant la mettre en action .
Aces mots , quelle est ma surprise !
Du teintde nos savans l'éclatante blancheur
De l'ébène a pris la couleur ,
Leur lèvre croît en épaisseur ,
Leur nez s'est aplati , leur court cheveu se frise :
Demi-nus et tout basanés ,
Vrais Africains , ils sont tout moutonnés.
L'épouvante leur est permise ,
Ils se regardaient consternés.
Attendez , leur dit le Génie.
Soudain , nouveau coup de féerie
)
342 MERCURE DE FRANCE ,
(Prodiges ne lui coûtaient rien ) .
A nos yeux l'Océan offre son vaste sein ;
Nous nous voyons en un port de Guinée.
Les navires sont prêts , la traite est ordonnée.
Vingt mille noirs enchaînés sur le port
Attendent leur malheureux sort
Dans les gémissemens , les cruelles étreintes ,
Frappés , meurtris ,plus ils ponssent de plaintes :
Un bras cruel fait taire leurs sanglots .....
Ça, cria Noémon, voici sujets nouveaux ,
Des plus robustes , des plus beaux ;
Venez, qui veut en faire emplète ?
Ypensez-vous ? lui dit notre orateur ;
Nous vendre , û ciel ! .... mais , monseigneur ,
Hélas ! voyez comme on les traite .
C'est nous livrer à des bourreaux.
- N'en croyez rien , sur les vaisseaux,
Repartit Noémon , vous serez dans la joie .
Voyez-vous pas qu'on les fête , on les choie?
En vains soupirs votre âme se déploie .
Après toutet quoi qu'il en soit ,
Je suis blanc , j'exerce mon droit ,
Et songez donc qu'au point où nous en sommes ,
Messieurs , vous n'êtes plus des hommes .
Ils le pressaient accablés de douleurs .
Ma prière unie à leurs pleurs
Parut fléchir notre Génie,
Prêt à leur rendre enfin leur forme et leur patrie :
Je fais , dit-il , une réflexion.....
Non , je ne puis.... l'intérêt du colon ,
L'importance des sucreries....
Audiable les colons et les raffineries !
Crièrent nos savans ; l'orateur ajouta :
<< Oui , de la tranșe où je suis là
Qu'enfin se dilatent mes fibres ,
Et je prouve dans un écrit ,
Pour les colons quel serait le profit
Den'employer que des mains libres !
J'exposerai d'abord..... >> Il allait discourir.
C'est assez , lui dit leGénie ,
Retournez dans votre patrie ,
!
DÉCEMBRE 1814. 343
Et s'il se peut qu'à l'avenir
DesAfricains on veuille la disgrace;
Bien loin de l'exciter , bien loin d'y consentir ,
Supposez-vous un instant à leur place.
GOURIET.
L'ANTIGONE SCANDINAVE ,
Scène lyrique , imitée d'Ossian; par CHARLES MALO : musique
de C. H. PLANTADE .
« Sennmor , souverain d'Ullin et père de Rosmala , a péri
> malheureusement. Caros , célèbre usurpateur , s'est emparé
* du trône et s'est fait déclarer empereur. Persécuté par le
>>tyran , Morar , l'un des deux frères de Sennmor , accom-
>>pagné de la belle Rosmala sa nièce , et des autres enfans
» d'Ullin , s'est réfugié auprès de Fingal , roi de Morven. De-
>>puis vingt ans ils vivent à sa cour. Un jour Morar , appuyé
>>sur les bras de Rosmala , et pour distraire sa douleur , errait
>>solitaire autour des rochers de Morven. Fatigué , il s'arrête :
MORAR.
1
REPOSONS-NOUS ici ! ....
ROSMALA.
Dans quel séjour affreux !
Voyez-vous à nos pieds ces torrens écumeux ,
Et ces roches d'Arven sur nos fronts suspendues ,
Dont les sommets glacés se perdent dans les nues !
Tout m'épouvante....
MORAR.
Hélas ! ce spectacle d'horreur
Ne sied que trop , ma fille , à l'état de mon coeur ;
Cedeuil de la nature
Est aussi là. Tu sais les tourmens que j'endure.
ROSMALA .
Fuyons donc ces déserts .
Déjà l'éclair du Nord sillonne au loin les airs ;
Les vents sifflent ...
MORAR..
Eh quoi ! tu redoutes l'orage !
Des autans déchaînés je dois braver la rage.
344 MERCURE DE FRANCE ,
Crois- tu , ma Rosmala , que le courroux des Dieux
Puisse ajouter aux maux que nous souffrons tous deux ?
Laissons briller l'éclair qui menace nos têtes ,
Nos coeurs sont trop flétris pour craindre les tempêtes .
AIR.
Depuis vingt ans proscrits , errans ,
Déshérités du trône de nos pères ,
Mille souvenirs déchirans
Chaque jour comblent nos misères .
Quel avenir espérer ?
Nous faudra- t- il sur l'aride bruyère ,
Loin de nos aïeux expirer ,
Sans avoir de leur tombe embrassé la poussière?
ROSMALA.
Qu'ai-je entendu , grands Dieux !
Loin de notre patrie
Nous serions condamnés à finir notre vie , 1
Tandis qu'un étranger , un tyran odieux ,
Souillé du sang des rois, ceint de leur diadème ,
Insulte au Nord entier soulevé contre lui ,
Qu'il brave et nos enfans , et Fingal , Odin même !
Ah! si le ciel est juste , il nous doit un appui .
La race de Sennmor , jadis si révérée ,
Languirait plus long-temps fugitive , ignorée ,
Et s'éteindrait sans gloire aux yeux de l'univers !
Ce serait-là le prix de vingt ans de revers !
AIR.
Non , non , plus de souffrances ,
Odin va mettre un terme à nos longues douleurs ;
Fingal a vu couler mes pleurs :
Odin , Fingal ! voilà nos espérances .
Tremble , Caros ! ... Du haut de ta grandeur ,
Ton oeil plonge en riant sous l'effroyable abîme
Où languit ta victime ;
Vois -la briller enfin de toute sa splendeur ;
Qu'Odin souffle , ... ta tête altière ,
Comme unpinde Moruth par la foudre écrasé ,
Tombe.... ton sceptre est brisé ,
Ettu rentres dans la poussière .
Mais pourquoi tardez-vous ! Qui vous peut arrêter !
Odin! ...
DÉCEMBRE 1814. 345
MORAR.
De quel espoir tu flattes ma vieillesse !
Oh ! ma fille , avec quelle ivresse
Je reverrais ces rives de l'Ulster !
ROSMALA.
Ah! leur nom seul me fait verser des larmes ;
Mais quand nous rentrerons pour la première fois
Dans ce palais des rois ,
Jadis affreux séjour et de deuil et d'alarmes !
Quel souvenir nous attend là ?
MORAR.
Que dis -tu , Rosmala !
/ De Sennmor épargne les frères ;
Est-ceen m'offrant des tableaux déchirans
Que tu voudrais consoler mes vieux ans ?
N'avons-nous point assez de nos misères ,
De nos malheurs présens ,
Sans les accroître encor de tous ceux de nos pères?
Hier tu me disais :
AIR.
. << Au seul aspect de sa patrie ,
>> Il n'est point de maux qu'on n'oublie ,
>> De larmes qu'on n'essuie » ;
Et moi je répétais
D'une voix attendrie :
<<<Point de larmes qu'on n'essuie » .
Cependant tu gémis , et c'est devant celui
A qui ton faible bras , vingt ans , servit d'appui ;
Dont tes soins caressans ont charmé l'existence ,
Qui ne vit que par toi , par ta seule présence ,
Que tu nommes ton père enfin ! ...
ROSMALA .
Ah! pardonnez .
MORAR.
Ne m'as -tu pas promis des destins fortunés ?
ROSMALA .
Ce souvenir ranime mon courage .
MORAR .
Le bonheur que je goûte est déjà ton onvrage....
346 MERCURE DE FRANCE ,
ROSMALA.
C'en est fait , de mon front le deuil est effacé.
MORAR.
Pour être heureux , ma fille , oublions le passé.
ROSMALA.
Fuyez donc , noirs chagrins... n'attristez plus mon âme !
MORAR.
Viens , Rosmala , ta voix m'enflamme.
Eh ! mais... n'entends-je pas, dans le lointaindes airs ,
Des cent harpes du Nord les célestes concerts ?
Vois-tu comme leurs sons dissipent les orages !
Déjà nous respirons un air plus doux , plus pur ....
Juste ciel ! quel éclat ! quels flots d'or et d'azur !
Odin ! ... prosternons- nous au pied de ses nuages.
(Rosmala et Morar ensemble ) .
Le ciel exauce enfin nos voeux ;
Il nous rend à notre patric :
Salut , salut , terre chérie ,
Salut , ombres de nos aïeux !
Quel destin éclatant
Ce grand jour nous révèle !
Un peuple nous appelle ,
Un trône nous attend.
(Ensemble ) .
Salut! salut , terre cherie!
Salut ! salut ! ô ma patrie !:
A M. LE COMTE DE VIOMENIL ,
Lieutenant-général des armées du roi , pair de France.
NESTOR des chevaliers Français ,
Vous êtes aussi leur modèle ;
Guerrier vaillant , sujet fidèle ,
Jouissez d'un double succès .
Amant de la fière Bellone ,
Vous respirez encor ses feux ,
Et dans cet amour généreux
Puisez un ardeur qui l'étonne.
DÉCEMBRE 1814. 347
Pareils au printemps , vos hivers
De roses encor s'embellissent ;
Comme les fils du dien des vers ,
Les héros jamais ne vieillissent .
Privilége heurenx des talens !
Ils sont rajeunis par la gloire ,
Et déguisent leurs cheveux blanes
Sous les lauriers de la victoire .
Trompant ainsi le vol du temps ,
Dans les bras de la jeune Aurore ,
Le vieux Titon retrouve encore
Les premiers jours de son printemps .
FOUQUEAU DE PUSSY.
SIRIUS , OU LES MONDES ( 1 ) .
ODE.
( Cette ode, tirée d'un ouvrage inédit sur les constellations anciennes ,
renferme les opinions des anciens philosophes sur la pluralité des
mondes , et sur l'origine et le système de l'univers ) .
SOUVERAIN des soleils (2) , astre aux feux éclatans!
Tu fus divinisé sur ces rives fameuses (3)
Où le Nil à ta voix fertilisait les-champs
Sous les eaux limoneuses (4).
( 1) Voici la lettre que nous a adressée l'auteur de ces vers en nous les
envoyant :
<< Occupé pendant long- temps de recherches astronomiques , j'ai composé
un ouvrage manuscrit sur les différentes sphères anciennes et sur
l'époque de leur formation; à l'exemple de M. Marchangy dans sa Gaule
poétique , j'ai inséré différentes pièces de vers qui peignent le caractère des
peuples et les moeurs des temps. Je vous envoie aujourd'hui l'une de ces
pièces qui , sous la forme d'une ode, contient l'exposé des connaissances
astronomiques des anciens philosophes Grecs ; le sujet , intéressant par luimême
, l'est peut- être encore plus par sa nouveauté; je laisse à votre jugement
à décider si le style le renddigne du public ».
(2) Manilius , lib . 1 , vers. 392.
(3) Hérodote , 4.
(4) Bainbrigge , de anno canicul . c. 4 .
1
348 . MERCURE DE FRANCE ,
Mais ton trône brillant est dans l'immensité.
L'univers s'embellit de tes clartés fécondes ,
Ton orbe toujours fixe en sa mobilité (5)
Luit au centre des mondes (6).
Plein d'un trouble inconnu , j'admire ta splendeur.
Dejà j'entends des cieux les sublimes cantiques ( 7 ) ,
Et l'inspiration a versé dans mon coeur
Ses prestiges magiques .
Un charme impérieux plus haut m'élève encor ;
Dans son vol infini s'égare ma pensée ,
Et je la suis à peine entraîné par l'essor
De sa course pressée .
J'ai franchi cet espace où luit l'astre des jours ,
Etdans les champs déserts de la vaste étendue
Le froid Saturne , même enchaîné dans son cours,
Se dérobe à ma vue.
Làdans sa profondeur s'ouvre l'immensité.
La nature se taît dans sa marche tranquille ,
Et le vieil Uranus semble s'être arrêté
Sur son axe mobile (8) .
Là mon oeil égaré ne se reconnaît plus .
Le soleil jette à peine une flamme expirante (9) ,
La comète s'arrête aux détours inconnus
De sa course sanglante ( 10) .
L'univers agrandi s'étend autour de moi ,
Je sens du grand moteur la présence invisible ( 11 ) ,
Et j'aime à contempler saisi d'un saint effroi
Sa demeure paisible.
<
(5) Diogène Laërte , liv. 8. - Theophrast apud Cicer. Academ . 2 ,
c. 39.
(6) Plutar. de plac. philos. lib. 1 , сар. 3.
(7) Emped. apud Porphyr. de vitâ Pythag. p. 35. - Aristot. de Coelo ,
lib. 2.
(8) Macrobe. Songe de Scipion . liv. 1 , c. 17.
(9) Plut. de plac. philos. lib. 2, c. 20. -Petau, Uranolog. tom. 3, p. 8.г.
(10) Seneque. Quest. nat . liv. 7 , chap. 3. - Hippocrate de Chio cité
par Aristote , Meteor. lib . 1. c. 26.
(11 ) Suidas , de Orph. p. 350.
DÉCEMBRE 1814 . 349
Ici le temps suspend son vol précipité ,
Et privé pour toujours de sa faux inutile ,
Ce vieillard destructeur dans sa triple unité
Se repose immobile (12) .
Ici le mouvement s'arrête dans son cours ( 13 ) ,
La matière conserve une forme immortelle ( 14) ,
Dans ce vaste repos , rien ne règle les jours
De l'année éternelle ( 15) .
Viens retrouver ici , mortel ambitieux ,
Cet atome d'argile où finit ta puissance ( 16) ,
Viens compter les soleils et mesurer les cieux (17)
Ouverts à ta science.
Que dis-je? ta raison a perdu tous ses droits ;
Quand l'espace est sans borne et le temps sans mesure ( 18) ,
Où pourraient les mortels reconnaître les lois
De la sage nature?
Cette fille du ciel ne se trompe jamais ,
Elle aime à se voiler aux yeux de l'ignorance ;
Mais la main de son Dieu lui traça des décrets
Qu'elle suit en silence .
Il a parlé : soudain se montrant à la fois ,
Du sein de l'infini lancés sur leurs orbites ( 19)
Les astres en naissant ont roulé sous ses lois
Dansdes bornes prescrites .
Sirius le premier , jaillissant du chaos ,
De l'antique univers précéda la naissance (20) ;
(12) Platon. Phædon , p. 81. - Platon. Timée , p. 1043.
(13) Aristot. , de Coelo. lib . 3, с . 1
(14) Cicéron. De la nature des Dieux , liv. 1 , chap. 11.
(15) De la Nauze. Mém. de l'académ . des inscript. tom. 23 , p. go.
( 16) Platon. Phædon. tom. 1 , p. 109. Aristot . de Coelo, lib . 2 , c. 14.
(17) Plutarc . de Plac. Philos. lib . 3 , c. 1 .
(18) Censorin, de Die natali. c. 18 .
(19) Jablonski , Pantheon. Egypt. lib. 2 et 3.
(20) Le mot égyptien sothis , par lequel on distinguait l'étoile de Sirius ,
signifiait le commencement de tout .
350 MERCURE DE FRANCE ,
1
Les êtres confondus dans un triste repos
Attendaient sa présence (21 ) .
Sur lui le Créateur fixa l'axe des Temps (22) ;
Sous la voûte brillante où le ciel étincelle
Il devint à jamais de ses grands mouvemens
La mesure éternelle (23) .
Dieu sur les bords du Nil (24) , monarque dans les cieux (25) ,
Fils aîné du Très -Haut (26) , digne ornementdu monde ,
Astre divin, voilà les titres fastueux
Où ta gloire se fonde.
ÉDOUARD RICHER.
LE REGRET.- ELÉGIE .
,
REVIENS encor , précieuse ignorance ,
Mets sur mes yeux le bandeau de l'erreur ;
J'ai tout perdu . La triste expérience
En m'éclairant a détruit mon bonheur.
Ils ne sont plus ces jours de mon enfance ,
Ces jours heureux où j'appris à jouir.
Libre de soins et rempli d'innocence
Je me livrais à l'instinct du plaisir.
Dans les écarts d'une aimable folie ,
Je n'avais point pressenti les douleurs :
En souriant j'avançais dans la vie
Par un chemin orné de mille fleurs.
Aces doux jeux succède la jeunesse .
La volupté me sourit à son tour.
Eile m'offrit la coupe enchanteresse .
(21) Suivant les anciens Chaldéens etPerses, les germes des êtres préexistaient
de toute éternité.
(22) Horus Apollo. lib. 1,c. 5.
;
(23) Bailly , Hist . de l'astron . ancienne , liv. 6, paragr. 8...
(24) Hist. du ciel , tom. 1 , p. 105.
(25) Manilius , lib. 1 , v . 405.
(26) Cette épithète vient de ce qu'Osiris , père d'Anubis et l'emblème da
soleil , était souvent surnommé ainsi . Voyez les Mémoires de l'Académ. des
inscript. tom . 3,9 , 14.
DÉCEMBRE 1814. 351
Je m'enivrai des prestiges d'amour ;
Mon avenir n'embrassait plus qu'un jour ,
Et ce seul jour était pour la tendresse .
Pourquoi faut-il vous perdre sans retour ,
Momens chéris qui faisiez mon ivresse ?
Tendres dédains , innocentes faveurs ,
Doux sentimens que le bel âge inspire ,
Je ne sens plus votre charmant délire ,
L'âge pour moi le dépouille d'erreurs.
Un vide affreux corrompt ma jouissance ;
La vérité désenchante mes jours ;
Plein de regrets , je n'ai plus d'espérance ,
Et les plaisirs m'échappent pour toujours.
Par le même .
ÉPIGRAMMES ( 1) .
Que l'age d'or soit constamment vanté,
L'age defer a parfois son mérite .
Pourquoi jouer le rôle d'Héraclite ?
Je suis content du sort qui m'est resté.
Lorsque le monde était à sa naissance ,
Tendre beauté cédait sans résistance ,
Plaisir n'offrait nulle difficulté.
Mais aujourd'hui qu'Amour a de puissance !
C'était trop peu que simple jouissance ;
Delapudeur naquit la volupté.
:
Portrait.
L'ENVIE un matin l'engendra ;
Il a la face d'un Satyre ;
Et constamment on le voit rire
Dumal qu'il fait ou qu'il fera .
(1) Ces pièces sont extraites d'un volume complet d'épigrammes , dans le
genre ancien.
352 MERCURE DE FRANCE ,
un savant qui avait publié des vers.
BRAVO , bravo , mons de la glose !
Dans ta gloire tu te maintiens ,
N'ayant pu faire quelque chose ,
Tu t'es mis à faire des riens .
A une Prude .
Tu n'as qu'un seul amant ; j'en conviens , Nycaris :
Mais avec ton époux cela fait deux maris .
M. DE LABOUÏSSE .
ÉNIGME .
AVEUGLE dans le jour , je suis borgne la nuit ;
Ma figure est étrange et n'a point de pareille.
Je porte sur le dos un bras fait en óreille ,
Très-utile au mortel qui par moi se conduit.
Mon corps est d'une forme ronde ,
Ma tête est faite en capuchon ,
Je n'ai qu'un oeil , mais il est bon
Quand mon âme en feu le féconde.
Sans pieds on me fait voyager ,
Tantôt à pas comptés , tantôt avec vitesse ,
Et souvent , dans mon tour , je fais déménager
Le larron qui médite un méchant coup d'adresse ,
Ou l'amoureux qui pense à l'heure où sa maîtresse
Sonnera l'heure du berger.
Je suis sourde sans le paraître ,
Et je possède la vertu
De faire observer à mon maître
Ce qu'il veut voir sans être vu.
J'ai de l'esprit puisque j'éclaire
Avec éclat l'humanité ;
Mais il me faut l'obscurité
Pour que mon jour soit salutaire.
DÉCEMBRE 1814. 353
Je parais quelquefois au-dessus des maisons ;
Etdes moulins je fais aussi partie ;
Enfin , lecteurs , je sers l'artillerie
Où je fournis la charge des canons .
:
BONNARD , ancien militaire .
LOGOGRIPHE.
Un verbe audacieux , en me coupant la tête ,
Prend pour te menacer le ton impératif.
Une charmante fleur , en me laissant la tête ,
S'empresse de t'offrir le plus doux substantif.
Par le même.
CHARADE.
FLEXIBLE , souple en mon premier ,
Je rampe , me replie et pique.
Douceet fraîche dans mon dernier ,
Je tempère l'humeur bachique ;
Tout plein de feu , dans mon brillant entier ,
Je vole ou tombe en ligne oblique.
1
Par le même.
1
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE insérés
dans le dernier Numéro .
Lemot de la première Enigme est Mouche à Miel ; celui de la seconde
estBouton. 1
Celui du premier Logogriphe est Momerie; celui du second est Veau .
Celui de la première Charade est Papelard; celui de la seconde est
Pancarte.
23
SCIENCES ET ARTS .
OBSERVATIONS DE SCORBUT AIGU ET DE SCORBUT CHRONIQUE ,
compliqué de fièvre adynamique , par F. M. MERCIER ,
docteur en médecine , à Rochefort , département du
Puy-de-Dôme , associé national de la société de médecine
de Paris, et membre correspondant de celle de
pharmacie de la même ville .
L'AUTEUR rapporte en tout six observations , dont trois
appartiennent au scorbut aigu , et trois au scorbut chronique.
Il commence par prendre note de la constitution
des saisons de l'année , et passe ensuite à ladescription
des phénomènes propres à ces deux espèces de scorbut ,
et à leurs complications accidentelles avec la fièvre adynamique.
Ses observations ont paru avoir assez d'authenticité
pour qu'on ait pu en tirer les corollaires suivans ,
annoncés dans le journal général de médecine , d'où nous
les avons puisés ; il est dit :
1 °. Que le scorbut existe à l'état aigu , et qu'alors il
est accompagné d'une fièvre suigeneris , qu'on peut appeler
fièvre scorbutique ;
2º. Que le scorbut ordinaire ou chronique peut être
accidentellement compliqué d'une fièvre adynamique ,
qui , en changeant son mode actuel et en précipitant sa
marche , lui fait revêtir le caractère aigu , et lui donne
quelques traits de la forme précédente ;
3° دو . Que l'une et l'autre formes ont leurs nuances particulières
qui empêchent de les confondre , et qui font de
chacune un être séparé ;
4°. Que ces espèces distinctes ont cependant des rapports
généraux qui les rangent dans le même genre ;
5°. Qu'elles tirent leur origine à peu près des mêmes
causes; qu'elles se montrent , dans les mêmes saisons , sous
l'influence de l'humidité , et dans les températures
MERCURE DE FRANCE , DÉCEMBRE 1814. 355
chaudes ou variables chez des individus qui se trouvent
dans des circonstances favorables à leur développement;
6°. Que rien dans les faits rapportés , et autres qu'on
n'a pu recueillir , n'a démontré , ni fait soupçonner
un caractère contagieux .
D'après cette distinction du scorbut , à quelle classe appartiendra
- t- il dans un çadre nosologique ? doit- il être
encore regardé comme une affection purement asthénique
et rangé à la suite des hémorrhagies passives ? En atten
dant que des faits de pratique plus nombreux aient constaté
les observations précédentes , on doit croire que les
localités ont ici influé pour beaucoup dans le développement
des symptômes du scorbut aigu , lesquelles out
encore été secondées par la vivacité de l'air des montagnes ,
tandis que l'air épais des vallées concourt surtout au développement
du scorbut chronique. Ainsi le scorbut , sans
-être contagieux , peut avoir été épidémique , et ne former
qu'une exception à la règle ordinaire ; cequi nous porte
àconclure que le meilleur moyen de traiter les maladies
est de les étudier dans leur nature et leur complication ,
plutôt que d'après des divisions établies par l'art. Il est
certain, au reste, que les premiers médecins anglais n'avaient
nullement ignoré ces deux genres de scorbut , car
les anti-scorbutiques distingués en chauds ( les acres et les
amers ) , et en froids (les acides et les tempérans ) étaient
employés de concert , suivant le degré du scorbut. La
complication , avec la fièvre adynamique , n'est que la
conséquence du genre particulier de la maladie. La ſièvre ,
qu'on dit être d'une nature sui generis , mériterait seule de
- fixer nos regards , s'il était bien prouvé que la nature eût
créé différentes espèces de fièvres . Il est à croire , au contraire
, qu'il n'y a qu'une fièvre , mais qu'elle est toujours
:relative aux forces et au tempérament , ou crase des humeurs
et à l'âge ; qu'ainsi , elle est tantôt aiguë et tantôt
chronique inflammatoire , bilicuse ou putride , suivant
qu'elle se complique avec les diverses humeurs dominantes.
L'abnégation entière de celles-ci , dans ces temps
modernes , nous ramène directement aux principes des
solidistes , et c'est un vice que de retomber dans un sys-
- tème qui a des défauts . D. M
LITTÉRATURE ET BEAUX - ARTS.
VOYAGE EN AUTRICHE , ou Essai statistique et géographique
sur cet empire ; par M. MARCEL DE SERRES .- Quatre
vol. in-8°. , accompagnés d'une carte physique , de
plusieurs coupes de nivellement , et de divers tableaux
comparatifs sur l'étendue et la population de l'Autriche.
( TROISIÈME ET DERNIER ARTICLE. )
M. DE SERRES Nous paraît avoir profité , avec beaucoup
de sagacité , d'une idée que M. de Humbold a le premier
mise à exécution , et qui fait concevoir , au premier coup
d'oeil , le rapport qui existe entre l'étendue des diverses
provinces d'un état quelconque. Il est évident , qu'en traçant
un carré qui représente l'étendue totale , je suppose
de la France , et que l'on inscrive , dans ce premier carré,
d'autres carrés proportionnels , et qui représentent l'étendue
d'une des provinces de ce royaume , on aura sur le
champ l'idée du rapport de telle ou telle province , et du
royaume avec laquelle on la compare. Mais si on indique
la surface par des carrés proportionnels entre eux , on
peut encore évaluer la population des différens pays , par
des lignes qui soient en rapport entre elles. Enfin , on
pourra disposer ces lignes , de manière à ce qu'elles indiquent
, dans un ordre progressif, la richesse de la population,
ou le nombre d'habitans qui existe sur une surface
donnée. C'est ce que M. de Humboldt a exécuté pour le
Mexique , et ce que M. Marcel de Serres a fait pour l'Autriche.
Ce dernier a également appliqué ce moyen qui
parle aux yeux pour donner une idée de l'étendue que
l'Autriche a eue aux principales époques de l'histoire. Ce
tableau , extrêmement intéressant , montre à quel point de
splendeur l'Autriche était parvenue sous le règne brillant
de Charles-Quint , et ce qu'elle a perdu successivement
Π
DÉCEMBRE 1814. 357
depuis cette époque. Il prouve que depuis 1519 jusqu'en
1813 , cette monarchie n'avait pas éprouvé de réduction
aussi considérable que celles qu'elle avait dues aux conditions
du traité de Vienne. Aujourd'hui , lorsque les nouvelles
limites de cette puissance seront connues , il sera
facile à l'auteur de comparer cet agrandissement avec
celui qu'elle eut sous un souverain qui sut à la fois vaincre
un héros , et gouverner la plus grande des monarchies
dont , depuis Charlemagne , l'histoire moderne fasse
mention.
Si M. de Serres a rendu sensible aux yeux le rapport
qui existe entre l'etendue et la population de l'Autriche , il
n'apas négligé non plus d'en faire autant pour le niveau des
principales montagnes et des principaux lieux de cet empire.
Il nous a donné deux coupes fort intéressantes qui
représentent la pente générale de l'Autriche dans deux
sens diamétralement opposés. La première de ces coupes ,
ou la moins étendue , a été dressée sur le méridien du
38. degré de longitude , tandis que la seconde a été établie
sur le para llèle du 45º. degré de latitude. Ces deux coupes
indiquent , au moyen d'une échelle placée de chaque côté ,
la hauteur des montagnes et des villes qui y sont placées.
Elles sont une addition fort essentielle à la carte physique
que M. de Serres a jointe à son livre , et qui a été dressée '
par les soins de l'habile et modeste M. Lartigues .
L'auteur du Voyage en Autriche , a également fait toutes
les recherches qui pouvaient éclaircir la position des différens
lieux de l'Autriche. Il a porté la plus grande attention
à bien fixer la limite des différentes provinces , afin
d'en mieux évaluer l'étendue. Il paraît s'être livré , sous ce
rapport , à de grandes recherches , soit en recueillant avec
soin tout ce qui avait été écrit à ce sujet , soit enfin en
consultant les plus habiles astronomes et géographes de
l'Autriche. Il n'a pas négligé non plus de faire par lui-même
des observations , il s'est servi avec avantage des mesures
barométriques pour dresser ses tableaux de nivellement.
Ce qui donne de la confiance à ses observations , c'est
l'attention avec laquelle il discute toutes les opinions ,
n'en adopte jamais une que d'une évidence frappante. Les
savans de l'Autriche lui rendront sûrement justice sous
et
358 MERCURE DE FRANCE ,
4
ce rapport; ils ne verront certainement pas sans plaisir
combien l'auteur se plaît à reconnaître toutes les obligations
qu'il leur a , ou pour donner à son travail l'exactitude
nécessaire. Du reste , pour juger de l'étendue des recherches
auxquelles M. de Serres s'est livré , il suffit de lire
l'introduction qui précède son ouvrage. Elle seule fait assez
connaître le nombre d'ouvrages qu'il a compulsés pour le
rendre complet , et l'enrichir des données que les observateurs
qui l'avaient précédé avaient rassemblées. Ainsi son
ouvrage sera utile , non-seulement pour la France , mais
encore pour l'Autriche , et peut-être même encore plus
pour ce dernier pays .
M. de Serres n'a point borné ses observations à la statistique
et à la géographie de l'Autriche ; il a encore porté
son attention sur les différentes langues qui sont parlées
dans les diverses provinces de cet empire. Celle qui paraît
l'avoir le plus occupé, est la langue esclavonne dont le
russe et le polonais sont des dialectes . Il a démontré que
la nation esclavonne est formée de deux branches principales
qui se sont divisées elles-mêmes en une infinité de
branches secondaires . Ainsi c'est de la branche orientale
que sont dérivés les Samoïèdes , les Russes , les Illyriens
et les Windes , tandis que les Hannaques , les Tschecks ,
les Slowagues , les Lusaciens et les Polonais appartiennent
à la branche occidentale. M. de Serres a prouvé également
que si tous ces Slaves s'entendent à quelques mots près ,
ils ne le peuvent plus une fois qu'ils veulent s'écrire , et
celaà cause de la diversité qui existe entre leurs alphabets .
Il serait cependant bien aisé de réunir toutes ces peuplades
, et de faciliter leurs relations , puisqu'il ne faudrait ,
pour cela , que leur donner un alphabet uniforme. Aussi ,
selon la remarque judicieuse de M. de Serres , si Hérodote
pouvait lire à la Grèce entière son histoire écrite en
- dialecte ionien, il ne manquerait à la langue slave qu'un
alphabet uniforme , adopté par tous les peuples qui la
parlent,pour que l'ode qui chanterait ce bienfait , quoique
écrite en carniolien,fût lue et entendue depuis Cattaro et
le mont Hémus jusqu'à la mer Glaciale , et depuis le
Kamtschatka jusqu'à l'Elbe et la Save.
L'auteur du Voyage en Autriche entre également dans
DÉCEMBRE 1814. 359
des détails fort curieux , au sujet des différens alphabets
esclavons , et il cherche à remonter jusqu'à leur origine .
On doit regretter que, faute de caractères , iln'ait pas pu
faire imprimer le tableau des principaux alphabets slaves .
et qu'il ait été obligé de supprimer le Pater noster qu'on
avait écrit dans les différens dialectes de cette langue , afin
d'en mieux faire juger les anomalies .
3
M. de Serres est entré dans des détails fort curieux
sur la Bohême et la Galicie . Il donne une description trèscomplète
des fameuses mines de sel gemme de Wieliczka
et de Bocknia. Il montre de quelle manière ces mines se
rattachent à celles de la haute Autriche , du Tyrol , et du
pays de Salzbourg qu'il a également visités . Il arrive à cette
conclusion générale , très-importante pour l'histoire physique
du globe ; c'est que toutes les mines de sel gemme
sont adossées aux hautes chaînes primitives , et que toutes
se trouvent dans des montagnes calcaires , soit secondaires ,
soit de transition. Il indique , en passant, les causes qu'il
est le plus probable d'admettre pour concevoir la formation
de ces immenses dépôts de sel gemme. En effet , cette formation
s'étend dans un espace de plus de 200 lieues , et se
voit à des hauteurs très-différentes. Quel est l'observateur
qui , après avoir contemplé le spectacle toujours nouveau
de la vie , n'aime point à arrêter sa pensée sur les causes
qui ont formé ces matières inertes , dont l'arrangement
n'a point été l'effet du hasard, puisqu'on y reconnaît des
lois constantes , soit dans leur position , soit dans leurs
rapports entre elles . Heureux celui qui , guidé par l'observation
et l'expérience , remonte jusqu'à quelques-unes
de ces causes , et soulève un coin du voile qui cache les
premières opérations de la nature ! L'esprit s'agrandit avec
un sujet si haut , la pensée s'élève , et l'homme fait alors
le plus noble usage de cette intelligence immortelle qu'il
doit à un Dieu créateur .
M. de Serres s'est encore étendu sur deux objets trèsimportans
qui entraient naturellement dans son Voyage.
La Hongrie est , sans contredit , la province la plus remarquable
de l'Autriche , soit sous le rapport de la fertilité de
son territoire , soit sous celui des moeurs de ses habitans .
Ce pays offrait donc un double tableau à tracer , et l'auteur
4
T
360 MERCURE DE FRANCE ,
n'a rien épargné de ce qui pouvait lui donner de l'intérêt.
Il montre ce que les constitutions de la Hongrie ont de désavantageux
pour l'harmonie de l'ensemble de l'Autriche ,
et il indique , en même temps , tout ce que les souverains
de cet empire ont à espérer de la fidélité ou du courage
des Hongrois . La richesse des mines de cette province
l'occupe ensuite , ainsi que les singularités que présente
la constitution physique de cette contrée. Le troisième volume
est terminé par cette description de la Hongrie . Dans
le dernier , l'auteur s'est occupé de la Transylvanie , pays
si intéressant sous le rapport de l'histoire naturelle ,et enfin
, des frontières militaires , dont le régime et les constitutions
sont si différentes de tout ce que l'on connaît en
Europe. C'est en effet une chose remarquable dans notre
civilisation actuelle , de voir un peuple entièrement soumis
à un régime militaire , et dont tous les habitans , considérés
comme soldats , doivent faire un service actif, lorsque
les circonstances l'exigent. Ainsi, la même main quiporte le
hoyau ou la houlette, prend pour la défense de la patrie ,
et le sabre du guerrier,et le fusil du soldat. Cette institution
, dont on ne voit rien de semblable ailleurs , a été nécessitée
par le voisinage de la Turquie. Toujours redoutés ,
quoique moins redoutables , les Turcs ont donné de si
justes alarmes à la maison d'Autriche , qu'elle a dû prendre
tous les moyens possibles pour les repousser de son territoire.
Ainsi ,comme leurs excursions avaient souvent lieu
sans que la guerre fût allumée entre les deux puissances ,
P'Autriche n'a cru pouvoir mieux faire pour les arrêter
que de mettre sur ses frontières des soldats continuellement
"sous les armes. Enfin , pour en rendre le nombre plus
grand, et plus intéressé à la défense de la patrie , elle a
converti les habitans de ces frontières en autant de soldats
, et des laboureurs elle a fait des guerriers. Il faut lire,
dans l'ouvrage même de M. de Serres , le système d'administration
qu'elle a adopté pour donner un système uniforme
à toutes ces frontières , et l'on peut dire que les institutions
qu'elle a créées pour y parvenir , sont tout-à-fait
patriarchales . Plusieurs familles forment une association
que gouverne un chef toujours pris parmi les hommes les
plus âgés ,ouparmi ceux que tous lesmembres ont choisi
DÉCEMBRE 1814. 361
d'un accord unanime. Ce chef, véritable patriarche , exerce
un plein pouvoir dans sa famille ; mais il est tenu de rendre
un compte annuel de sa conduite. Il a dans ses mains
tous les détails de l'administration civile et militaire. II
fait seul cultiver les campagnes , et pourvoit aux besoins
des soldats enrôlés ou désignés pour faire partie de la compagnie
dont il est le chef. Ala fin de chaque année , le produit
de toutes les récoltes est partagé sans distinction , et
chaque individu en reçoit une part égale : cependant , on
accorde une double part au chef de la famille , ainsi qu'à
sa femme. Tels sont les principaux règlemens que l'on suit
à l'égard de ces frontières militaires . Du reste , l'histoire
prouve que cette institution a plusieurs fois évité à l'Autrichede
trembler pour ses plus belles provinces , et que ce
pays en a retiré tous les avantages qu'elle pouvait en
espérer.
Tout ce que nous avons déjà dit aura, ce me semble ,
prouvé avec évidence que M. de Serres s'est placé , par ce
nouvel ouvrage , au rang des plus habiles observateurs , et
des écrivains les plus exercés. Les nombreuses citations
que nous avons faites de son livre , auront fait sentir qu'il
sait aussi-bien peindre que décrire; plaignons-le seulement
d'avoir adopté un plan didactique , et de n'avoir pu que
rarement se livrer à sa brillante imagination. Il va , assure-
t-on , publier bientôt un nouvel ouvrage sur un des
pays les plus pittoresques de l'Europe ; puisse-t-il s'y être
livré davantage à ces descriptions dont on est aujourd'hui
si avide , et pour lesquelles il me semble avoir un talent
tout particulier ! Nous reprocherons cependant à l'auteur
du Voyage en Autriche , d'avoir été obligé de faire quelques
répétitions par la suite du plan qu'il a adopté , et par
cela même , de n'avoir pas assez resserré les faits nombreux
dont il avait à nous rendre compte. L'ouvrage demadame
Staël sur l'Allemagne , nous a fait connaître cette contrée
sous ses rapports moraux ; celui de M. Marcel de Serres
nous en donne une idée exacte sous les rapports physiques .
Ces deux ouvrages ont donc un but tout différent , quoique
très-souvent leurs auteurs arrivent au même résultat , et
émettentdes opinions peu différentes . Cette remarque que
j'ai faite souvent en parcourant l'ouvrage de M. de Serres ,
362 MERCURE DE FRANCE ,
adû m'en donner l'idée la plus avantageuse. En effet , le
livre de madame de Staël est un ouvrage tellement supérieur
, qu'll sera toujours très-honorable d'avoir quelques
rapports avec lui. Du reste , l'impression de ces deux ouvrages
avait été également défendue par l'ancien gouvernement,
et si le livre de M. de Serres nn''aavvaaiitt pas été mis au
pilon , l'auteur avait été forcé de livrer toutes les copies
qu'il en possédait. Aujourd'hui nous jouissons de tous les
deux; dans l'un , on reconnaît le talent le plus supérieur
dans l'art d'écrire et de penser ; et dans l'autre , un esprit
d'observation qui n'oublie rien , et qui juge avec un calme
dont les jeunes gens sont rarement doués . Si l'on admire
le talent de madame de Staël , l'on ne peut qu'applaudir
aux efforts de M. Marcel de Serres , et l'on doit dire que
lesAllemands sont heureux d'avoirreeuu de pareils historiens.
Tous les deux ont applaudi à leurs rares qualités ; les belles
âmes ne peuvent jamais s'empêcher de rendre justice à la
vérité et à la vertu .
D. L.
:
:
RÉFLEXIONS POLITIQUES SUR QUELQUES ÉCRITS DU JOUR ET
SUR LES INTÉRÊTS DE TOUS LES FRANÇAIS ; par M. DE
CHATEAUBRIAND . - Seconde édition .
Tout Paris connaît déjà la nouvelle brochure de M.
de Châteaubriand ; elle fournit à toutes les conversations
, elle est le sujet de tous les éloges. Au moment
où nous rendons compte de cette seconde édition , nous
apprenons que la troisième suffit à peine à l'empressement
des lecteurs . Cette avidité de connaître un écrit qui a
mérité d'obtenir le plus auguste suffrage est la condamnation
de ces misérables pamphlets , que des agitateurs
obscurs ont répandus pour égarer l'opinion qu'en est-t-il
résulté? ce que tous les bons esprits avaient sennttii d'avance.
Chacun s'est rallié autour de l'autorité légitime : les
craintes des uns se sont apaisées ; les autres ont senti l'impossibilité
de satisfaire toutes les prétentions , et il n'est
personne qui n'ait désavoué avec horreur l'apologie qu'on
DÉCEMBRE 1814. 363
F
L
pe rougit pas de faire au nom de tous , du plus exé
crable forfait de la révolution. C'est principalement à cet
écrit célèbre par le nom de son auteur , que M. de
Châteaubriand s'est proposé de répondre. Il n'était pas
difficile à tout homme sage de trouver de formidables argumens
contre cette doctrine du régicide qu'on osait justifier
hautement et présenter au Roi , avec cette confiance que
donne la certitude du bon droit. M. de Châteaubriand ,
dans son premier chapitre , pulvérise ces misérables sophismes
. Nous ne transcrirons pas ce passage , aussi
simple , aussi positif , qu'il est éloquent et profondément
raisonné: tous les journaux l'ont rapporté , et nous ré
servons la place que nous pouvons occuper dans ce journal
pour donner d'autres fragmens non moins intéressans
du même ouvrage. Cette manière d'en faire l'éloge
est la seule qui puisse convenir.
M. de Châteaubriand , après avoir accablé de toute la
vigueur de la raisonles apologistes de la mort de Louis XVI,
diminuelenombre des meurtriers, de tous ceux qui pronon
cèrent levote fatal , mais avec des conditions , et de ceux qui
depuis cette grande faute ,appelés aux premières places de
l'état , ont tàché d'expier leurs erreurs en şauvant des victimes,
en résistant aux ordres sanglans de la tyrannie , et qui
depuis montrent par leur soumission un entier dévouer
ment à la monarchie des Bourbons , et une profonde reconnaissance
pour la clémence du Roi. « Voilà donc le
>> faible bataillon de tous ceux qui se croyaient si forts
>> diminué de tout ce qui ne peut pas entrer dans leurs
>> rangs. Ils se trompent encore davantage lorsqu'ils s'é-
>> crient qu'ils sont la sauvegarde de quiconque a par
>> ticipé à nos troubles. Il serait , au contraire , bien plus
>> vrai de dire , que si quelque chose eût pu alarmer les
>> esprits , c'est le pardon accordé aux juges du Roi.
» Ce pardon a quelque chose de surhumain , et les
>> hommes seraient presque tentés de n'y pas croire :
» l'excès de la vertu fait soupçonner la vertu. On serait
>> disposé à dire : le Roi ne peut pas traiter ainsi, les
<>> meurtriers de son frère , et, puisqu'il pardonne à tous ,
>> c'est que dans le fond de la pensée , il ne pardonne à
>> personne, Ainsi le respect pour la vie , la liberté , la for
364 MERCURE DE FRANCE ,
tune , les honneurs de ceux qui ont voté la mort du Roi ,
>> au lieu de tranquilliser la foule , ne font que servir à l'in-
>>quiéter.
>> Mais le Roi ne veut proscrire personne. Il est fort ,
très - fort ; aucune puissance humaine ne pourrait au-
>>jourd'hui ébranler son trône. S'il voulait frapper , il
» n'aurait besoin d'attendre ni d'autres temps , ni d'au-
>> tres circonstances ; il n'a aucune raison de dissimuler.
>> Il ne punit pas , parce que , comme son frère , de
>>douloureuse et sainte mémoire , la miséricorde est
>> son partage , et que , comme Louis XVI encore , il ne
>> voudrait pas , pour sauver sa vie , verser une seule
>> goutte du sang français ; ila , de plus , donné sa parole.
´ >> Aucun Français , à son exemple, ne désire ni vengeance
> ni réactions ...... Ceux qui ont condamné Louis XVI
>> veulent-ils prouver au monde qu'ils sont dignes de la
>> clémence , dont ils sont l'objet ? Qu'ils n'essaient plus
>> d'agiter les esprits , de semer de vaines craintes. Tout
>>>bon Français doit aujourd'hui renfermer dans son coeur
>> ses propres mécontentemens , en eût-il de raisonnables.
>> Quiconque publie un ouvrage dans le but d'aigrir les
>> esprits , de fomenter les divisions , est coupable . La
>> France a besoin de repos : il faut verser de l'huile dans
>>nos plaies , et nonles ranimer et les élargir. On n'est
>> point injuste envers les hommes dont nous parlons ; plu-
>> sieurs ont des talens , des qualités morales , un caractère
ferme , une grande capacité dans les affaires , et l'expérience
des hommes : enfin , si quelque chose les blesse
>> dans la restauration de la monarchie , qu'ils songent à ce
qu'ils ont fait , et qu'ils soient assez sincères pour avouer
que les misères dont ils se choquent sont bien peu de
chose , au prix des erreurs où ils sont eux -mêmes
>> tombés » .
A cette discussion si forte , si concluante , succède l'examen
des plaintes que la faveur dont jouissent les émigrés ,
aexcitées de la part de quelques individus qui cherchent à
déverser leur crime personnel sur cette classe malheureuse
par la persécution, et encore persécutée au moment du
repos général . Il ne s'agit pas ici de jugerl'émigration : nous
-sommes trop près encore des événemens qui ont amené
DECEMBRE 1814. 365
cette circonstance si singulière de notre révolution , pour
ne pas errer sur la déduction des causes et l'application
des résultats. Laissons à l'histoire le soin de prononcer et
d'éclairer nos neveux. Mais quand il serait démontré que
l'émigration fût une faute en politique , nous est-il permis
de la condamner ? Des hommes qui se connaissent en révolution
osent-ils de sang-froid accuser les émigrés de la
mort du roi? « Ne savent-ils pas , par leur propre expé-
» rience , qu'il y a des cas où l'on est obligé de fuir , de
» s'échapper la nuit par-dessus les murs , et d'aller confier
» sa vie à une terre étrangère ? Peuvent-ils nier les persé-
>> cutions ? Les listes n'existent-elles pas ? ne sont-elles pas
signées ? Une seule de ces listes ne se monte-t-elle pas à
>> quinze ou dix-huit mille personnes , hommes , femmes ,
>> enfans et vieillards ? ..... Ah ! qu'il vaudrait mieux éviter
>> ces récriminations , effacer ces souvenirs , détruire jus-
» qu'à ces noms d'émigrés , de royalistes , de fanatiques ,
>>de révolutionnaires , de républicains , de philosophes ,
» qui doivent aujourd'hui se perdre dans le sein de la
> grande famille ! Les émigrés ont eu peut-être leurs torts ,
>> leurs faiblesses , leurs erreurs ; mais dire à des infortunés
>> qui ont tout sacrifié pour le roi , que ce sont eux qui
>>ont tué le roi, cela est trop insensé et trop cruel! Eh! qui
>> est-ce qui leur dit cela? grand Dieu >> !
Les malveillans ne se bornent pas à des imputations absurdes
; il ne leur suffit pas de semer les craintes et la défiance
contre une classe d'individus , dont ils exagèrent le
nombre , et qui , pour la plupart déjà courbés par l'âge ,
viennent revoir encore une fois la terre natale , et marquer
la place de leurs tombeaux. Une plus dangereuse pensée
les occupe ; pour troubler les esprits , ils supposent que la
confiance est ébranlée , que les partis renaissent ,et , pour
mieux masquer leur coupable désir , ils affectent une douleur
hypocrite ; ils parlent avec complaisance de leur joie
sans mélange , au moment de la restauration , et gémissent
de voir s'élever des nuages sur cet horizon si pur. Écoutons
M. de Châteaubriand , et voyons par nous-mêmes s'il
est possible de le réfuter avec quelque apparence de solidité.
« La main sur le coeur , de quoi se plaindrait-on ? De
>> qui et de quoi a-t-on peur ? Jamais calme fut-il plus pro
366 MERCURE DE FRANCE ,
>>fond après la tempête ? Les libelles que nous combattons
>> ne sont-ils pas même la preuve de la plus entière liberté,
>> comme dela force du gouvernement? Tout marche sans
>> effort , sans oppression : les étrangers sont confondus ,
>> et presquejaloux de notre paix et de notre prospérité :
>> on n'entend parler ni de police , ni de dénonciation , ni
>> d'un acte arbitraire du pouvoir , ni d'exécution , ni de
>> réaction publique , ni de vengeance particulière : on va ,
» on vient, on fait ce qu'on veut; n'est-on pas content?
>> Les chemins sont ouverts ; qu'on demande des passe-
>> ports , qu'on emporte sa fortune , chacun est le maître :
» à peine rencontre-t-on un gendarme. Dans un pays où
>> plus de quatre cent mille soldats ont été licenciés , il n'y
»
a , pour ainsi dire, pas une porte fermée , etpasunvoleur
>>de grand chemin. Les créatures , les parens de Buona-
>> parte sont partout ; ils jouissent de la protection des lois :
>> s'ils ont des pensions sur l'état , le roi les paie scrupuleusement
; s'ils veulent sortirdu royaummee , y rentrer ,
>> porter des lettres , en rapporter , envoyer des courriers ,
>> faire des propositions , semer des bruits et même de
>> l'argent , s'assembler en secret, en public , menacer, ré-
>>pandre des libelles , en un mot conspirer ; ils le peuvent :
>> cela ne fait de mal à personne. Ce gouvernement de huit
» mois est si solide , que fit-il aujourd'hui fautes sur
>> fautes , il tiendrait encore en dépit de ses erreurs » .
Cette juste confiance , que l'auteur et toute la France
avec lui témoignent dans la force du gouvernement, repose
sur deux bases , qui ont suffi pour répondre à tous les
voeux , et fixer les incertitudes du premier moment : la
charte constitutionnelle et la sagesse du roi. « Immobile
>> sur son trône , le roi a calmé les flots autour de lui ; il n'a
» cédé à aucune influence , à aucune impulsion , à aucun
>> parti : sa patience confond , sa bonté subjugue et en-
* chaîne , sa paix se communique à tous ; il a connu les
> propos que l'on a pu tenir , les petites humeurs que l'on
>> a témoignées , les folles démarches que l'on a pu faire :
>> tout cela s'est évanoui devant son inaltérable sérénité.
>> Lorsqu'autrefois , en Allemagne , il fut frappé d'une
>> balle à la tête , il se contenta de dire : Une ligne plus
>> haut et le roi de France s'appelait Charles X : lorsDÉCEMBRE
1814. 367
>>qu'il reçut l'ordre de quitter Mittau, au milieu de l'hi-
>>ver , il ne fit pas entendre une plainte. Cette magnanimité
>> sans ostentation qui lui est particulière , ce sang-froid ,
>> que rien ne peut troubler , le suivent aujourd'hui au
>> milieu de sa prospérité. On lui adresse une apologie de
>> la mort de son frère ; il la lit, fait quelques observations ,
>> et la renvoie à son auteur : et pourtant il est roi! et pour-
>> tant il pleure tous les jours en secret la mort de ce
>> frère !>>>
Nous connaissions depuis bien long- temps ce mot sublime
que dit le roi , au moment de l'attentat qu'un assassin
ignoré commit sur sa personne. Les bons Français
frémirent du crime en admirant l'héroïque sang-froid du
prince. Chose remarquable , le premier qui rapporte cette
parole , si simple et si noble, est un de ces hommes ,
transfuges de l'honneur , qui , après avoir usurpé la confiance
du souverain , venaient trafiquer de leurs sermens ,
et vendre à prix d'or les secrets du malheur et leurs propres
remords : c'est un de ceux-là qui peignait , sans le vouloir,
la magnanimité du prince qu'il trahissait ; tant la véritable
grandeur imprime un respect que rien ne détruit entièrement
; tant l'approche de la vertu exerce d'ascendant
sur le crime , et le contraint à lui rendre un hommage
même involontaire !
M. de Châteaubriand embrasse avec le même soin
toutes les objections que les auteurs de pamphlets ont
fait circuler dans le public; il les combat et les détruit
toutes , avec l'arme si puissante dela conviction. Il montre
sans doute un talent toujours égal ; mais il l'avouera luimême
, sa tâche était difficile à remplir. Appuyé sur des
faits positifs, sur des principes dont la solidité ne peut être
mise en question , il lui suffit de montrer ce qui est , pour
dissiper les fantômes de ce qui ne peut être ; c'est ainsi
qu'ilpasse successivement en revue et les titres que prend.
le roi dans les actes de son administration , et les plaintes
qu'on élève en faveur du très-petit nombre d'individus qui
n'ontpu trouver place dans la nouvelle forme du gouvernement;
il répond à tous , et démontre la faiblesse ou
plutôt la nullité de pareils griefs. Et l'armée dont on a
cherché à égarer les sentimens , dont on a voulu exal-
1
368 MERCURE DE FRANCE ,
ter la noble fierté , en lui peignant la France vaincue et
humiliée par les alliés ; l'armée a frémi à ce mot , et ne l'a
pas cru; elle se souvient qu'elle a donné la loi dans les
capitales étrangères ; les monumens de ses triomphes sont là :
au milieu des déchiremens intérieurs , elle nous couvrait
de l'éclat de ses victoires. Elle était l'asile des persécutés ; et
dans ses rangs , des Français , dont la tête était mise à prix,
versaient leur sang pour cette patrie , en proie à des tyrans
qui avaient juré leur mort. « Honneur donc à cette armée
>> si brave , si sensible , si touchée de la gloire , qui tou-
>> jours fidèle à ses drapeaux , oubliant les folies d'un bar-
>> bare , retrouva assez de force , après la retraite de Mos-
>> cou , pour gagner la bataille de Lutzen ; qui poussée et
>> non accablée par le poids de l'Europe , se retira en
>> rugissant dans le coeur de la France , défendit pied à
>> pied le sol de la patrie , se préparait encore à de nou-
>> veaux combats , lorsque , placée entre un chef qui ne
>> voulait point mourir , et un roi qui venait fermer ses
>> blessures , elle s'élança toute sanglante dans les bras du
>> fils de Henri IV » !
a
Il est impossible d'analyser toutes les parties dont se
compose l'ouvrage de M. de Châteaubriand. Chacun de
ses chapitres est la réfutation victorieuse , ou d'une opinion
coupable ou d'une erreur. S'il pulvérise les raisonnemens
odieux de quelques hommes qui ne peuvent renoncer
leurs dangereuses chimères , il ne se montre pas plus favorable
envers ceux qui, voulant nier le changement des
idées et des choses , sont restés stationnaires pendant que
tout marchait autour d'eux. Ceux-là ne veulent voir que
ce qui est détruit , sans s'embarrasser de ce qui existe .
Étrangers à toute espèce d'observation de moeurs , des
temps et de la direction des esprits , ils s'imaginent faussement
que les peuples rétrogradent. En admettant même
que des moyens puisés dans un système qui serait réprouvé
de l'Europe entière , puissent être employés avec succès
pour faire revenir l'esprit public au niveau du seizième
siècle , il n'en est pas moins vrai qu'il leur serait impossible
de rétablir ce qui est détruit exactement sur le même plan .
Les institutions sont filles des siècles et des moeurs ; comme
eux , elles s'altèrent , changent et s'anéantissent pour reDÉCEMBRE
1814.
36g
naître sous d'autres formes. C'est donc une prétention ab
surde de vouloir arrêter la marche du temps ; et lorsqu'un
peuple a creusé par des commotions politiques, l'intervalle
d'un siècle entre l'époque qui précéda la révolution
et le rétablissement de l'ordre , il faut le prendre tel qu'il
est : agir autrement serait renouveler ces sanglantes régé
nérations qui signalèrent le renversement de toutes les an
ciennes institutions. Accordons des regrets à ce qui n'est
plus , soit ; mais « la vieille monarchie ne vit plus pour
>> nous que dans l'histoire , comme l'oriflamme que l'on
>> voyait encore toute poudreuse dans le trésor de Saint-
>> Denis , sous Henri IV : le brave Crillon pouvait toucher
>> avec attendrissement et respect cé témoin de notre an
>> cienne valeur : mais il servait sous la cornette blanche ,
>> triomphante aux plaines d'Ivry, et il ne demandalt point
>> qu'on allât prendre au milieu des tombeaux, l'étendard
>> des champs de Bouvines ».
Nous terminerons là cet extrait ; un tel ouvrage offre des
leçons à tous ; il ne s'agit plus que d'en profiter. Eh ! qui
s'y refuserait , grand Dieu !quand on voit le sage monarque
que le ciel nous a rendu , consacrer , par son suffrage ,
cette consolante doctrine ! C'est le voeu du monde ; c'est
celui de la France , c'est celui du roi ; que veut-on de
plus! qui peut se croire plus Français que le roi ? Et pour
nous servir ici d'une belle expression de M. de Chateaubriand
, « le roi est la gloire et le salut de la France » .
G. M.
TABLEAU HISTORIQUE DE LA FRANCE , sous ses trois dynas
ties , jusqu'au règne de Louis XIV; par M. DELACROIX ,
auteur des Constitutions des principaux États de
• l'Europe , etc.- Trois forts vol. in-8°.
. Manibus date lilia plenis. VIRG.
;
JAMAIS dynastie , ornée de plus belles qualités , douée
de plus aimables vertus , ne régna, durant une aussi longue
suite de siècles que la dynastie des Capétiens , et ne gotiverna
les peuples avec cette grâce, cette force de per-
1
24
370 MERGURE DE FRANCE ,
suasion , cette persévérance de tendresse , de bonté paternelle
, qui forment vraiment le caractère distinctif des
monarques français . On peut dire que le sceptre entre
leurs mains , fut le symbole de la modération , de l'équité
et de la paix.
La dynastie Capétienne commence presqu'en même
temps que celle des Fatimites en Egypte, lorsque les Abassides
jetaient encore tout l'éclat de la prospérité sur l'Orient,
lorsque la puissance saxonne était à son déclin en Angleterre
, et lorsque l'hérédité des couronnes n'était encore
reconnue ni en Allemagne , ni en Italie. Combien d'autres
dynasties se sont succédées avec une rapidité effrayante ,
non-seulement chez les Anglais , mais dans tout le reste
de l'Occident chrétien ! La famille seule des Capétiens ,
défendue par le respect , par l'amour , la reconnaissance ,
environnée d'une vénérable antiquité , reste debout sur
les ruines éparses de la grandeur humaine , au milieu du
fen des révolutions qui , depuis 987 de l'ère chrétienne,
époque de l'avènement des Capétiens au trône , jusqu'au
siècle actuel , changèrent le mouvement du monde politique
, renouvelèrent plusieurs fois l'esprit ainsi que les
moeurs des nations, et renversèrent du faite de lapuissance
dans la tombe, un si grand nombre de dynasties non moins
illustres par leur gloire , par leurs exploits , que fameuses
par leurs crimes , leurs revers et leurs déplorables
infortunes .
Mais , depuis Hugues - Capet jusqu'à Louis le Désiré
inclusivement , quelle succession , rarement interrompue ,
de rois magnanimes , amis du bien, de la justice , de la
clémence , et jaloux d'opérer le bonheur de leurs sujets !
Oui , ce spectacle , si consolant pour l'humanité , est unique
dans les annales du monde , et mérite d'être l'objet des
plus douces méditations de l'historien. Que l'on considère
attentivement toutes les autres dynasties ; un bon prince,
surtout avant Jésus-Christ , est une espèce de phénomène .
Sur sept rois qui régnèrent à Rome, deux seuls ont obtenu
l'estime de la postérité , et le règne des cinq autres ne
fut signalé que par des violences . Dans la France seule ,
on a pudire raisonnablement , sans préjudicier aux droits
de la nature, si veut le roi, si veut la loi , parce que la
DÉCEMBRE 1814. 371
loi , presque toujours en harmonie parfaite avec la volontédu
roi , s'identifiait, en quelque sorte , à sa personne ;
parce que le trône servit presque constamment d'appui au
faible opprimé , parce que l'idée de toute législation française
se rattache au trône lui-même , et que tous les bienfaits
en découlent.
Pour nous convaincre de cette dernière vérité , examinons
un moment la face de l'Occident après l'invasion
des barbares , l'introduction de leurs coutumes sauvages ,
de leurs lois féodales , et la submersion presque totale
des arts , des sciences , des bonnes lettres et des monumens
de l'ancienne civilisation. La justice se trouvait à
la pointe de l'épée , l'innocence réduite à combattre en
champ clos , et livrée aux bizarres chances d'une superstition
grossière et crédule. Les épreuves par le fer , par
l'eau , par l'huile bouillante , pár les sorts , composaient ,
à peu de chose près , le code des peuples européens.
Millot , un abbé ! fait ,de sa pleine autorité , passer cette
ignorance , cette superstition jusque dans la jurisprudence
ecclésiastique. L'assertion est fausse , évidemment fausse.
Je le déclare en conscience ,
Monsieur fait le procès au Dieu qui le nourrit.
<<<Les ecclésiastiques , écrit le Calot de l'histoire de
France , jugeaient à leur tribunal suprême les affaires sur
des maximes inconnues à l'antiquité » . M. l'abbé , suivant
sa louable coutume , n'épargne ni les brocards , ni les
lazzis contre le christianisme , et forge mille et mille fables
ridicules . Laissons un historien anglais , Robertson , réfuter
l'académicien français , plutôt né pour écrire les
contes bleus que pour écrire l'histoire. « Le plan de cette
>> jurisprudence était plus parfait que celui de la juris-
>> prudence civile. Le peu de lumières qui servaient à
>> guider les hommes dans cés siècles de ténèbres , étaient
>> en dépôt chez les ecclésiastiques : ils possédaient seuls
➤ les restes de la jurisprudence ancienne..... Ils formèrent
>> un corps. de lois conformes aux grands principes d'équité.....
Suivant le droit canonique , toutes les contes
>> tations étaient soumises à la décision des lois fixes . Plu-
>> sicurs des règlemens , qu'on regarde aujourd'hui comme
372 MERCURE DE FRANCE ,
>> les barrières de la sûreté personnelle , ont été empruntés
>> des règles et de la pratique des tribunaux ecclésiasti-
» ques » . (Introduction à l'Histoire de l'empereur Charles-
Quint , tom. Ier . , p. 9tet 92. ) Voilà comment on juge ,
avec connaissance de cause , les institutions des siècles les
plus ténébreux ; voilà comment on porte le flambeau de
la critique au milieu du chaos des lois . Il ne faut pas ,
à l'exemple de ce singulier abbé Millot , faire le saltimbanque
, se jouer des sujets les plus nobles , épaissir le
nuage des ténèbres , pouramuser les oisifs , ou bien pour les
effrayer ; et pourtant l'ouvrage de ce singulier abbé est
devenu classique ! tant la religion , la morale , le patriotisme
président au choix des livres destinés à l'instruction
de la jeunesse !
Ce n'est pas Millot qui s'écrie jamais ..... Manibus date
liliaplenis, car la philosophie , ou plutôt le philosophisme
qu'il introduit dans l'histoire, égare są pensée , trouble
sonjugement , et très-souvent lui fait lancer les traits de la
malignité contre des rois qui trouveraient grâce aux yeux
d'un homme moins aveuglé par cette prétendue philosophie
qui a tout gàté en France , et l'histoire spécialement.
Il faut l'avouerr , et revenir à notre sujet , la barbarie
avait étendu son crêpe funèbre et sanglant sur toute la
surface de l'Europe , excepté dans les monastères , dans
les chapitres : le nommemelide Clergie, donné à toute
espèce dè science , est une preuve démonstrative de cette
exception. L'étendart du christianisme servait de point de
ralliement à l'humanité éplorée , et les malheureux s'empressaient
de s'y ranger, afin de trouver sûreté et pro+
tection contre la foule des petits tyrans qui les tourmentaient
sans cesse ; c'est sous cet étendart sacré que la trève,
la paix de Dieu furentijurées solennellement , et permirent
aux serfs de respirer durant quelques jours de la
semaine. Tout est relatif dans le bien comme dans le
mal : si l'on désire connaître le prix de cette trève , de
cette paix de Dieu, que l'on jette un coup d'oeil sur
l'ouvrage intitulé : Bienfaits du Christianisme . Le traducteur
, le modeste et savant M. Boulard , un des.hommes
qui consacrent le plus utilement leur plume à la religion ,
àla morald, aux sciences , détruit les préjugés que l'ignoDÉCEMBRE
1814. 373
rance avait élevés contre ces deux espèces d'armistice.
Quand on veut apprécier les coutumes , les lois , il faut
se rendre par la pensée contemporains des peuples et des
événemens . C'est l'unique règle de nos jugemens , c'est
la seule manière de pouvoir exercer convenablement notre
critique , de la raisonner , et de parler ensuite sans partialité
de tant de générations qui se sont tristement évanouies
dans les ténèbres de la barbarie féodale.
Dans le code des lois conformes aux principes de l'équité,
et conservé par les ecclésiastiques , nos rois puisèrent
toutes celles qui remplacèrent insensiblement les coutumes
ou plutôt les fantaisies cruelles que l'ignorance des peuples
septentrionaux avait établies , les armes à la main; aussitôt
que les descendans de Hugues Capet purent tenter cet
essai , ils le firent avec courage: Louis-le-Gros, commençant
le premier à tendre une main secourable aux serfs
accablés de vexations , combattit vaillamment pour une si
généreuse cause , et jusqu'à son dernier soupir , ne donna
aucun relâche à la tyrannie des vassaux conjurés contre lui.
Tous ses successeurs , Louis X, le hutin , entr'autres , héritiers
d'un projet conçu sagement , exécuté dans ses diverses
parties , suspendu ou précipité suivant la nature des circonstances
, s'appliquèrent à consolider le régime municipal
, bienfait dont nous sommes redevables à leur sollieitude
, s'appliquèrent , avec un aussi vif intérêt , à diminuer
le nombre des infortunés attachés à la glèbes et
finirent par rappeler la monarchie à ce système d'unité
si nécessaire pour détruire toute anarchie , pour faire cesser
toute division de pouvoir et toute guerre civile. Quelle
dynastie rendit jamais aux peuples des services de
cette importance , et avec un zèle , un héroïsme aussi
admirables ?
Ces réflexions préliminaires , que l'on trouvera peut-être
un peu longues , nous conduisent naturellement à parler ,
ex professo , du Tableau historique et politique de la
France , par M. Delacroix. On aime à démêler le caractère
, la doctrine politique d'un auteur, et particulièrement
d'un historien; cette connaissancen'est pas entièrementinutilepour
le succès de son ouvrage. Quelnom estplus propre
à commander l'estime que celui de M. Delacroix dont le
f
374 MERCURE DE FRANCE ,
pincéau a tracé ce tableau sur lequel se groupent les trois
dynasties , et les nombreux souverains qu'elles fournirent à
notre patrie ? Peu de Français déployèrent l'énergie d'âme
de cet auteur , et je me souviens encore , avec attendrissement,
de la supplique qu'il ne craignit pas d'adresser à
la Convention nationale en faveur du meilleur et du plus
infortuné des rois. Je me souviens aussi de la touchante
pétition de Clément , remise par M. Marignié à cette farouche
assemblée de représentans. La vertu faible eut la
fermeté de s'attaquer directement au crime tout puissant ,
et de lui représenter toute l'horreur de la sanglante tragédie
que les régicides apprêtaient.
Dans le premier des cadres où M. Delacroix place
l'origine des Francs , l'histoire de la première dynastie ,
les fureurs inouies d'une Frédégonde , le tableau des forfaits
commis par les Chilpéric , les Clotaire , on découvre
fréquemment des observations justes , une critique saine ,
de la rapidité , du trait dans le style , et des portraits
dessinés avec beaucoup d'art et de force; mais une réflexion
de l'auteur nous paraît peu mesurée , peu selon
:l'esprit , et selon la vérité même de l'histoire. M. Delacroix
dit : « Julien , qui méritait de passer à la postérité
sous un autre nom que celui d'apostat » . Et pourquoi
unetelle expression de regret? nesait-on pas que les hommes
allient tous les contraires ? En faisant l'éloge de la tempérance
, de la sobriété , de l'intrépidité de cet empereur ,
nous sommes forcés de condamner la témérité de son
expédition contre les Perses , de condamner une apostasie
qui l'entraîna dans les excès les plus criminels. Quoi !
des milliers de faits ne déposent-ils pas contre Julien ?
Non , il n'était pas aussi philosophe que ses crédules admirateurs
voudraient nous le persuader, ce prince qui abjura
le christianisme pour retomber dans une idolatrie
cruelle ,ce prince qui poussa la superstition, la barbarie
dans ses théurgies magiques , au point d'aller chercher
l'avenir dans les entrailles palpitantes des mères et des
enfans qu'il égorgeait en l'honneur des faux dieux. Est-ce
donc là encore une fois un modèle accompli de philosophie
? est-ce là un de ces héros que l'humanité puisse
s'enorgueillir de citer pour modèle ?
DÉCEMBRE 1814. 375
En revanche , l'affreux abrégé de la vie de Frédégonde ,
l'épouvantail de l'Occident , nous semble composé de main
de maître; les couleurs s'assortissent très-bien au sujet , et
- pour justifier cet éloge, nous les reproduirons aux yeux
du public: « Le nom de Frédégonde ne se présente plus
» à la mémoire des hommes que pour rappeler l'assem-
>>blage de tous les forfaits. Elle a détrôné la première
>> épouse de Chilpéric , elle a fait périr la seconde par
>> le poison , elle a enfoncé le poignard dans le sein de
>> son beau-frère , le roi d'Austrasie ; le jeune Mérovée
>>a succombé sous le coup mortel qu'elle a dirigé ; l'évêque
» qui a bravé savengeance en unissant Mérovée à la jeune
>> Brunehaud , est poignardé par ses ordres au pied des
>> autels . Mais ce monstre de cruauté a de commun avec
>> les animaux les plus féroces l'affection maternelle. Fré-
>> dégonde veut que ses enfans soient les seuls héritiers
» de Chilpéric. Il existe encore un jeune Clovis , fils de
>> la première reine enfermée dans un cloître : elle a ré-
>> solu de détruire et la mère et le fils : ses voeux les plus
>> chers sont trompés. Une maladie contagieuse enlève à
» cette mère ambitieuse les trois fruits de ses odieuses
-> amours . Il ne reste plus dans son coeur que la rage et
>>le désespoir . Frédégonde fait tourner son dépit au profit
>> de sa haine , dénonce Clovis comme l'auteur de la mort
>> de ses jeunes frères , et la mère comme sa complice.....
>> Telle fut cette reine épouvantable , dont la vie s'est pro-
>> longée dans la puissance et l'impunité , tandis que Brune-
>> haud , qu'on a eu l'injustice de lui comparer , vit la
› sienne abrégée par un supplice dont on n'avait point
>> encore eu d'exemple » .
Si je ne me trompe , cet abrégé des fureurs de Frédégonde
a tout le mouvement , toute la chaleur , toute la
concision nerveuse , qui annoncent un peintre capable de
retracer les grands événemens , et les traits des plus célèbres
scélérats de l'histoire. Quelques termes impropres ,
quelques cacophonies que j'ai eu soin de souligner , pouvent
à peine être remarqués dans cette peinture vigoureuse.
L'ouvrage de M. Delacroix offre plus d'un morceau
de ce genre et de cette force. On voit que l'auteur a toujours
pensé , sous le rapport politique, non comme un
3-6 MERCURE DE FRANCE ,
Français de la fin du dix-huitième siècle , mais comme un
Français digne de revoir ses anciens maîtres , comme un
Français nourri des maximes saines de la monarchie , et
convaincu que cette forme seule de gouvernement s'approprie
aux besoins d'une grande nation, et peut seule la
rendre heurcuse.
L'ouvrage de M. Delacroix présente une foule de portraits
vraiş , qui figurent en relief au milieu des événemens
mémorables qui agitent la France et l'Angleterre . Quelquefois
les couleurs en sont un peu forcées , et donnent
un air d'enluminure à ces portraits ; mais il est impossible
à la critique de trouver à redire au magnifique tableau que
J'auteur a tracé du règne , des talens et des vertus de saint
Louis. Après avoir dessiné à grands traits le règne éclatant
de Philippe-Auguste , aussi-bien que celui de Louis VIII :
« La religion et la reconnaissance publique ont placé ce
>> monarque dans le ciel , écrit l'auteur , l'antiquité lui eût
>> dressé des autels ; la postérité l'honorera toujours , et
>> pour le bien qu'il fit , et pour celui qu'il voulut faire. II
>> ne tint pas à lui... que tous les grands propriétaires
>> n'abusassent jamais de leurs pouvoirs , que les pauvres
>> ne trouvassent dans les riches cette source de charité qui
>> alimente l'indigence et soutient la faiblesse...... Il ne
>> perdit jamais de vue le bonheur de son peuple , lors
>> même qu'il en était le plus éloigné... >> Et autre part
M. Delacroix dit : « Si ce prince paraît quelquefois do-
>> miné par l'esprit de son siècle , il lui est souvent bien
>>supérieur. Le duel qu'il proscrit dans ses domaines ,
>>l'injure qu'il étouffe, les actes de violence qu'il réprime,
>>la justice qu'il éclaire et qu'il réforme , les études qu'il
>>protége , les exemples de désintéressement et de charité
>> qu'il donne au clergé , le respect qu'il imprime pour sa
>> personne aux papes les plus superbes , environnent sa
>> mémoire d'une auréole de gloire que les siècles de lu-
>> mière n'ont pas obscurcie..... Jamais la sagesse de ce
>> monarque ne parut à un plus haut degré de gloire que
>>lorsque la nation anglaise et son souverain choisirent
>>saint Louis pour arbitre de leurs débats , sur les limites
>>de la prérogative royale. Quel procès peut être comparé,
>>pour son importance, à celui qui fut alors plaidé devant
DÉCEMBRE 1814. 377
>> l'auguste tribunal où Louis se montra dans tout l'appa-
>> reil de sa puissance , où les plaideurs furent , d'un côté ,
>> les représentans d'un peuple entier qui réclamait l'exer-
>> cice de ses priviléges , et de l'autre , un roi , environné
>> de ses héritiers , qui faisait valoir les prérogatives atta-
>> chées à la majesté de son titre. Saint Louis , après avoir,
>> duhaut de son trône , recueilli et pesé dans la balance de
>> sa justice toutes les demandes et toutes les objections des
>> parties , les concilia par un jugement qui est un des plus
>> beaux monumens de sa grandeur etde son impartialité » .
Saint Louis a trouvé grâce aux yeux même de la philosophie
moderne, etdes hommes de toutes les communions .
Quelécrivain ajamais tracé un plus bel éloge du monarque
français que Hume dans son histoire d'Angleterre ? Il est
impossible de lire sans attendrissement l'admirable panégyrique
composé par cet historien protestant. L'expressiondu
juste enthousiasme qu'un étranger montre pour
un saint roi qui fut l'arbitre d'une grande nation extrêmement
jalouse de ses droits , et qui cependant les soumit à
la sagesse de ce roi ; cette expression est un des monumens
lesplus curieux de l'impartialité , tant la vertu conserve d'ascendant
même sur l'esprit d'un peuple fier, de tout temps
rival de notre monarchie. Voltaire n'est pas un des moins
ardens admirateurs de saint Louis , et malgré les préjugés
qui troublaient parfois l'entendement de cet auteur, il lui
paie un tribut mérité d'hommages , de respect et d'une sorte
de tendresse. Non , aucun historien , quelque dégradé qu'il
soit d'ailleurs , par les opinions , par la corruption de son
siècle , n'a osé attaquer une vertu aussi pure, ni méconnaître
une supériorité de génie aussi bien attestée. Lisez
et relisez cette hideuse tragédie de Charles IX , dont la
représentation précéda tous les malheurs de la révolution
française . Marie Chénier se déclare également le défenseur
de saint Louis , et s'exprime ainsi :
Louis neuf à jamais laisse un modèle auguste ,
Il fut brave et pieux, et surtout il fut juste.
;
Si l'excès d'un vain zèle a séduit son courage ,
A ce grand roi du moins rendons un digne hommage :
1
378 MERCURE DE FRANCE ,
Ses fantes sont du temps , ses vertus sont de lui.
La voix du monde entier le révère aujourd'hui .
Ces vers ne sont pas d'une beauté accomplie. La muse de
Chénier est , comme on le sait , assez barbare , assez ronsardique
; mais ils expriment des vérités bien chères à la
nation , et l'on aime à recueillir de pareils aveux faits par
un homme depuis si tristement célèbre par son antipathie
contre les prêtres , les nobles et les rois .
Les penséescélestesqui remplirent le coeur de saintLouis,
neledétournèrent pas du soin de rendre ses sujets heureux,
et de leur témoigner constamment une affection paternelle.
Illes recommanda à son fils Philippe , avant d'exhaler le dernier
soupir sur une terre lointaine et barbare. Jamais , non
jamais , Titus ni Marc-Aurèle neparurentsous des traits plus
doux , plus aimables , aux yeux des Romains. Son âme
était bien réellement une émanation pure de la divinité.
Un seul roi de ce caractère suffirait pour illustrer toute
une dynastie , quand même elle n'aurait produit ni
Charles V, ni Louis XII , ni Henri IV. Afin de mieux
apprécier le règne de saint Louis , les utiles réformes opérées
par ce monarque , ses vues généreuses , son équité ,
ses lumières naturelles , reportons-nous au siècle où il
vivait. La nation était encore plongée dans la barbarie ,
dans l'ignorance , et les coutumes les plus grossières , les
plus superstitieuses étaient encore accréditées . On voyait
des insensés se flageller publiquement dans les rues ; les
épreuves judiciaires par le fer , par l'huile bouillante autorisées
; les justices, ou plutôt les injustices particulières ,
en pleine vigueur; et l'autorité royale circonscrite dans
les bornes les plus étroites , lorsqu'elle voulait réprimer
la violence etprotéger les opprimés. C'est du milieu de ce
délire, de cette ignorance, de ces ténèbres universelles ,
que l'on doit contempler la fermeté, la ssaaggesse de saint
Louis , pour apercevoir toute la supériorité de son génie ,
et bénir la mémoire d'un prince qui marqua chaque jour
sa vie terrestre par des bienfaits et par des actes de vertu .
M. Delacroix , faute d'être initié aux mystères d'infamie
et d'iniquités de plusieurs branches de la fameuse secte
desAlbigeois , suit les erremens de l'abbé Millot , dont la
science n'est pas toujours très-d'accord avec la malignité
DÉCEMBRE 1814. 379
de sa critique. Je le sais , il ne faut pas tuer les hommes
pour les convertir; la guerre que l'on fit à ces malheureux
ne présente que des résultats affligeans pour l'humanité
, et qu'elle ne saurait trop vivement déplorer ; mais
l'histoire dépose hautement contre l'infamie des moeurs
d'un grand nombre de ces Albigeois , qui suivaient la doctrine
des Gnostiques. Or , quiconque n'est pas entièrement
étranger aux notions , malheureusement affreuses ,
des principes de ces sectaires , ne sera nullement étonné
que le bras séculier se soit armé contre ces novateurs ,
dont la doctrine est subversive de tout ordre social . L'abbé
Millot, soit ignorance , soit mauvaise foi , se garde bien
dedévoiler les turpitudes des Gnostiques Albigeois. De
nosjours même , la police ne s'armerait-elle pas justement
contre des hommes qui, foulant aux pieds les lois sacrées
du mariage , se rassembleraient , et useraient uniquement
de la formule crescite et multiplicamini, pour violer toutes
•les bienséances de la nature ? Il est nécessaire de recourir
à l'Euphémisme pour s'exprimer discrètement sur des
sujets aussi obscènes , aussi révoltans , et pour faire entendre
le plus par le moins . Qu'on parcoure les Confessions
de saint Augustin , et l'on concevra une idée des
monstruosités généralement reprochées aux Gnostiques ;
et l'on verra si , même dans les siècles de lumière , l'indignation
publique n'éclaterait pas contre de pareils sectaires
, et ne s'empresserait point à détruire d'aussi criminels
rassemblemens , avec la même activité que dans les
siècles d'ignorance. Je ne m'étonne pas davantage de ce
que lapuissance séculière prend fait et cause contre la folie
du règne du Saint-Esprit , prêchée vers le milieu du treizième
siècle , par un nommé Doucin , Notre siècle a vu
se renouveler cette insigne folie , et les gouvernemens ont
été obligés de surveiller et de punir souvent , notamment
en Suisse , des sectaires persuadés que l'amour purifie
toutes les passions , purifie même la superstition et la débauche.
Le règne du Saint-Esprit , d'après les idées du
petit nombre de sectaires que l'on remarque aujourd'hui
en France , en Allemagne , en Italie , serait le règne de
l'anarchie et de toutes les plus honteuses passions , si une
pareille folie était universellement répandue. Pourquoi
1
380 MERCURE DE FRANCE ,
dissimuler ces vérités authentiques , et mentir à sa propre
conscience ? Je m'exprime avec cette chaleur de franchise ,
parce que le simple exposé des plaintes portées contre les
Gnostiques , les Turlupins ou l'hérésie du règne du Saint-
Esprit , suffit pour lever tous les doutes à cet égard , et
dissiper toute espèce d'illusion. Ce n'était pas , il est
vrai , aux tribunaux ecclésiastiques , ni aux conciles , qu'il
appartenait d'entendre ces plaintes , mais aux tribunaux
ordinaires de la nation, et la critique est fondée quand
elle s'exerce sur ce point essentiel et sur cette divergence
de la justice humaine. L'impartialité est la règle de tout
historienqui aune conscience , et je ne dois pas tairenon
plus les vertus paisibles des Paturins , coupables seulement
aux yeux du ciel : on appelait de ce nom le reste
des Albigeois ; leur frugalité , leurs moeurs simples , leur
attachement au prince de la maison de Toulouse , auraient
dû mettre ces sectaires à l'abri des fureurs du fanatisme
sanguinaire , ou plutôt de l'exécrable ambition de Simon
de Montfort : voilà , si je ne me trompe , dans quel esprit
P'histoire des égaremens humains doit être écrite pour
l'instruction dela postérité ; voilà les réticences que l'honnête
homme ne se pardonnerait en aucun temps . Voilà
cependant les mystères de dépravation que l'abbé Millot
cache soigneusement , et voilà ce qui rend le témoignage
de çet abbé très-suspect aux lecteurs d'une classe éclairée.
Par quelle fatalité le plus léger, le plus inconséquent , le
plus superficielde nos historiens, a-t-il acquis une certaine
autorité dans notre patrie? C'est que l'on aime mieux
suivre aveuglément un guide , que s'occuper soi-même à
chercher et à trouver la bonne route.
M. Delacroix montre beaucoup de sagacité , toutes les
fois qu'il est question de moeurs , de coutumes , d'usages et
des progrès de l'esprit humain . M. Giraud ne lui a pas été
d'un médiocre secours pour un travail de cette nature , et
les notes de ce journaliste ne déparent nullement le texte.
Elles portent même le cachet d'une érudition plus solide
sur ce point , que celle de l'auteur principal. Dans ce
Tableau de l'Histoire de France , on verra que le peuple
français aima toujours les calembourgs , jeu de mots ,
:qui dirigé contre les malheureux , ne laisse pas que de
DÉCEMBRE 1814 38Pг
déceler un certain penchant à la cruauté. Quand Ferdinand
, ou Ferrand , comte de Flandre , fut conduit en
triomphe dans Paris , après la bataille de Bouvines , la
multitude répétait ces deux vers bien dignes d'elle-même:
Quatre ferrants bien ferrés
いPortent Ferrand bien enferré.
A l'époque de toutes les grandes insurrections , lorsque
la populace se révolta contre ses maîtres , on la vit douée
de cet esprit épigrammatique ; esprit qui n'est pas l'apanage
exclusif des poëtes. Les Flamands , déterminés à
vaincre ou à mourir , arborent un coq pour étendard , sur
lequel ces deux vers non moins grotesques furent inscrits :
t
Quand ce coq ci chanté aura ,
Le roi Cassel conquèrera.
Le coq chanta puisque les rebelles furent défaits complètement.
Dans tous les siècles , chez tous les peuples , la multitude
ne sut jamais célébrer plus éloquemment sa vengeance
et ses triomphes . Les soldats Romains , le visage
couvert de feuilles de figuier , afin de n'être point reconnus
, n'épargnaient guères leur général dans la pompe
triomphale , et le papier ne pourrait supporter l'obscenité
des épigrammesqu'ils lancèrent contre Jules-César. Lorsque
Ventidius , vainqueur des Parthes , rentra dans Rome , les
légionaires , par une maligne allusion au métier de charetier
et de muletier que ce général avait fait dans sa jeu
nesse, remplissaient les airs de calembourgs tout aussi
grossiers que celui des quatre ferrans : triumphat quimulos
fricavit.
L'éloquent auteur du Tableau historique et politique de
la France s'étend , et avec raison , sur les divers changemens
opérés dans les moeurs , et sur les premiers efforts ,
les premiers essais de l'esprit humain , enveloppé , pour
ainsi dire , si long-temps dans les langes de l'enfance. Ce
n'est pas la partie la moins curieuse de son intéressant ou
vrage. M. Giraud le seconde avec succès dans les nombreuses
notes qui éclairent le texte de l'historien , et qui ,
la plupart, sont aussi instructives qu'amusantes. Le sat
>
382 MERCURE DE FRANCE ,
vant annotateur remarque judicieusement que plusieurs
chansons de Charles , duc d'Orléans , sont préférées
aux poésies de Villon qui lui succéda sur le Parnasse
français . M. Giraud aurait pu ajouter que Boileau vraisemblablement
eût lui-même accordé cette préférence
dans l'Art poétique , si cet aristarque eût consulté plus
soigneusement et comparé entr'eux les oeuvres du prince
et celles du simple particulier.
L'auteur n'a pas , je crois , suffisamment étudié les progrès
de l'art dramatique en France. D'ordinaire , nous
sommes accoutumés à tourner en ridicule la simplicité, la
crédulité , le mauvais goût de nos bons aïeux , tandis que
nous gardons le silence sur nos monstruosités littéraires ,
et que nous, si fiers de notre civilisation, de nos lumières,
nous tolérons le mélodrame. Lorsqu'un écrivain moderne
se moque de la représentation des mystères , des tragédies
saintes , données sous les règnes de Charles v, de
Charles VI , de Charles VII et de Louis XI , il me semble
qu'on pourrait lui appliquer ces mots risor ridendus. Les
descendans sont-ils plus sages , entassent-ils moins d'inconvenances
que leurs pères, sur les petits théâtres de la capitale
? Le goût dirige-t-il mieux les plaisirs de la multitude,
et ces théâtres ne sont-ils pas l'école de l'ignorance ? Ne
s'y livre-t-on pas journellement à des outrages contre le
bon sens, contre la chronologie, l'histoire, et n'y viole-t-on
pas sans pudeur toutes les règles de la vraisemblance ? Oui,
j'en conviens , les patriarches , les prophètes , les saints ,
escortés de lafoi , de l'espérance , de la charité etde toutes
les vertus théologales , venaient sur la scène amuser nos
ancêtres ; mais on ne sifflait pas çes objets de la vénération
publique on ne les insultait pas comme on se permet
de le faire de nos jours : c'étaient de pieux divertissemens
pour ces hommes religieux , qui n'ayant aucune de nos
idées de philosophie , de perfectibilité , sortaient vivement
émus depareils spectacles , et sentaient leurfoi se ranimer.
Les mêmes abus , les mêmes incohérences existent encore
aujourd'hui , et non le même esprit d'édification . Je conseillerais
aux personnes curieuses d'examiner sérieusement
cette comparaison entre les ancêtres et leurs descendans ,
je leur conseillerais de consulter une brochure pleine de
,
DÉCEMBRE 1814. 383
ausel
, intitulée : Plus de mélodrames ! La comparaison est
entièrement à l'avantage de nos ancêtres, vérité bien capable
de rabaisser notre orgueil , qui ne leur pardonne rien.
L'écrivain qui s'élève contre le genre bâtard, vulgairement
appelé mélodrame , appuie fortement sur l'indécence de
ces apparitions de patriarches , de prophètes , de longues
processions sacrées sur les tréteaux, etprouve que les
teurs de ces monstres littéraires ne maltraitent pas moins
l'histoire profane que l'histoire sainte. « Un traitd'Alexandre
(dit l'ennemi de ce genre bâtard ) est attribué à Charlemagne
, une réponse de César à Frédéric , une pensée de
Cicéron au roi de Maroc..... Annibal devient Clovis , un
Grecdevient Polonais, un Espagnol Musulman, etc. >>>Sans
nous arrêter à la bizarre contexture , aux choquantes incohérences
des mélodrames , aux spectres , aux tombeaux ,
aux cavernes des brigands , je sais qu'on peut nous objecter
que ces absurdes horreurs n'amusent que l'oisiveté du
peuple . Mais que pensera la postérité de ces Français civilisés
qui , de sang-froid , introduisent le roman dans l'histoire
même , et font autant de mélodrames des annales des
nations ?
Que si nous voulions , examinant de plus près l'esprit
des ancêtres et de leurs descendans , monter sur le théâtre
même destiné à recréer les loisirs du grand monde , quelle
amplematière àdes réflexions critiques ! Lafoi, l'espérance,
la charité dansaient en présence de nos bons aïeux! .. Oui ,
mais le zéphyr , Flore , les fleuves ne dansent-ils pas dans
nos opéras , en présence des Français de nos jours ? Toutes
les féeries de la nature divinisée viennent égayer nos loisirs
: les diables s'élèvent du fond des abîmes avec les furies
armées de torches , de serpens , et tout l'enfer du paganisme
sert à causer d'horribles , mais pourtant d'agréables
distractions aux spectateurs . Au siècle d'Eschyle , de Sophocle
et d'Euripide , de telles représentations étaient analogues
à la croyance des Athéniens , et ne blessaient aucunement
les bienséances théâtrales. Ils jouaient , pour ainsi
parler , comme nos ancêtres , des tragédies saintes et les
mystères de leur religion . Mais pour nous qui certes n'adorons
plus les divinités de l'Olympe, nous qui rions un
peu des aventures de Jupiter , de Vulcain , de Bacchus ,
1
384 MERCURE DE FRANCE ,
qui méprisons le polythéisme des anciens , nous qui ne
faisons pas des dieux au gré de notre imagination, comment
admettons-nous sur la scène des prestiges qui dérangent
toutes les lois de la saine physique , des prestiges
en opposition avec nos moeurs , notre philosophie et notre
raison? Du moins un sentiment de patriotisme animait
les chefs - d'oeuvres dramatiques de la Grèce ; un sentiment
aussi honorable sert-il d'excuse à la représentation
de la plupart de nos opéras ? Exprimons-nous donc avee
moins de dédain sur le compte de nos bons aïeux : ces
sons de les immoler au ridicule , et replions-nous un moment
sur nous-mêmes , afin que les vivans cessent d'insulter
lachement les morts ; puisque les fictions de la
Grèce composent la plus grande partie de nos richesses
littéraires , jouissons-en avec décence. C'est le seul moyen
qui puisse légitimer de telles jouissances aux yeux de la
raison. 1
Il n'entrait point dans le plan de M. Delacroix de s'éle
ver à cet examen comparatif des divers contrastes que
fournit l'esprit humain. La législation , la peinture des
révolutions politiques , leur influence sur le caractère national
occupent principalement son attention. Il nous montre
, sous les régnes de Jean , de Charles V, de Charles VI ,
et à d'autres époques lamentables , le peuple familiarisé
avec tous les crimes ,, les coeurs fermés au patriotisme , à
la pitié ; il nous habitue au spectacle trop fréquent des
factions aux prises les unes avec les autres,et la France
baignée dans le sang de ses plus vertueux citoyens. Les
souvenirs des siècles antérieurs contribuent à diminuer
la terrible impression de nos propres malheurs . L'ineffable
bonté de nos rois , leur prudence, leur valeur (car cette
vertu militaire fut celle de tous les Capétiens) se signalèrent
dans les crises les plus effroyables . Charles VII,
en moins de quatre années, parvint à cicatriser les plaies
du royaume , à rétablir l'abondance , la sûreté individuelle,
et à tarir la source de toutes les calamités. Henri IV
opéra d'aussi touchantés merveilles dans la France , et
fit oublier , enpeu d'années , les sanglantes fureurs de la
ligue. Louis-le-Désiré ne marche-t-il pas avec les mêmes
traits de bonté , de prudence , sur les traces de ces deux
e
DÉCEMBRE 1814. 385
monarques ? n'est-il pas une seconde Providence pour ses
sujets ? Apeine huit mois se sont écoulés depuis la restauration
de la monarchie , et déjà de plus grands malheurs
que ceux de nos ancêtres sont réparés : la France , prenant
une face nouvelle , sourit à l'humanité , à la vertu
que des champs de bataille avaient effrayées jusqu'alors .
Voilà le roi que le ciel a rendu à nos voeux : il gouverne
avec la même sagesse que ses plus illustres ancêtres gouvernèrent
jadis les Français.
Nous ne suivrons pas M. Delacroix dans toutes ses observations
sur l'histoire de France jusqu'à notre siècle ,
nous nous contenteros de lui payer ce tribut d'hommage
que son livre est celui d'un excellent Français , ami de la
monarchie. Il eût étéà souhaiter que l'auteur se fût munidu
secours de la chronologie , secours absolument nécessaire
pourtout historien jaloux de faire concorder les révolutions
du temps avec les révolutions des empires. On a nécessairement
besoin du fil de la chronologie ,quand on parcourt
la vaste galerie de l'histoire , et faute de tenir ce
fil, le lecteur peu instruit s'engage véritablement dans un
labyrinthe inextricable. L'ouvrage de M. Delacroix renferme
des réflexions si judicieuses , offre des tableaux
d'événemens , de moeurs , de législation si curieux ! Pourquoi
s'être privé du moyen propre à les fixer dans la mémoire
des lecteurs qui , en très-grand nombre , ne sauraient
se le procurer d'eux-mêmes? Il y a quelquefois trop
de poésie dans le style de l'auteur , trop de figures , de
métaphores. L'histoire ne fuit point les grâces de l'élocution
, mais elle ne s'accommode pas non plus de cette
poétique. Je pourrais multiplier ici les citations pour la
critique : jeme bornerai cependant àdeux ou trois : reposer
dans la sécurité du dédain ; il appelle à son secours
tous les ressorts de la politique. Appeler des ressorts ! ...
L'absence de Charles VI imprimait sur son front le signe
de la rébellion .
Ce style figuré dont on fait vanité ,
Sort du bon caractère et de la vérité..
En cherchant à orner le style , à s'éloigner de la simplicité
, on hasarde le plus souvent de vicieuses alliances
25
386 MERCURE DE FRANCE ,
de mots , des images fausses , qu'un sage pinceau ne saurait
retracer à nos yeux. Au reste , c'est l'ensemble de
l'ouvrage qu'il faut juger ; quel écrivain est entièrement
exempt de ces taches ? Disons comme Horace , paucis non
offendar maculis , puisque l'ensemble du Tableau historiquede
la France satisfait également le coeur et l'esprit de
tout Français qui chérit sa patrie et ses monarques. Nous
voudrions pouvoir rendre un témoignage aussi flatteur
aux principes religieux de M. Delacroix . Malheureusement
ils ne me semblent pas toujours aussi purs que son patriotisme
, et son amour pour le sang de nos rois.
JONDOT.
1
DE LA TRAITE ET DE L'ESCLAVAGE DES NOIRS ET DES BLANCS ,
par un ami des hommes de toutes les couleurs.-Brochure
in-8°. Chez Adrien Egron , - Paris , 1815 .
rue des Noyers , nº. 37 .
-
LETTRE A S. E. LE PRINCE DE TALLEYRAND , ministre, etc. ,
au sujet de la traite des Nègres ; par W. WILBERFORCE ,
écuyer, membre du parlement britannique. Traduite
de l'anglais .- Octobre 1814. - Brochure in-8° .
A Londres , et à Paris , chez Lenormant, impr.-libr. ,
rue de Seine.
SI chez des peuples qui jusqu'alors auraient fait un
commerce très-borné , un vieillard , puissant par la seule
autorité de la raison , désignait au hasard cent hommes
dans la place publique ; s'il les assemblait leur disant :
Trouvez-vous convenable d'avoir le matin quelque breuvage
inconnu de vos pères , et de plus croyez-vous conforme
aux progrès de la société de remplacer le miel par
quelque substance d'un transport plus facile ? seulement il
faudra introduire ou perpétuer sur un vaste continent la
corruption la plus hideuse, et les derniers excès du brigandage
; alors vous traînerez à mille lieues de là les enfans
dont vous aurez enivré les pères : toutcela se passant loin
d'ici, paraîtra légitime, et vous vous prétendrez soumis P
aux lois divines ethumaines en faisant tous les jours , dans
DÉCEMBRE 1814 . 387
ces régions éloignées , ce qui chez vous est évidemment ,
hautement , et universellement reconnu pour criminel , ce
qui de l'aveu de tous les siècles mérite l'anathème , l'infamie
, l'échafaud; si cet homme juste , recueillant ensuite
les voix , en trouvait une sur dix , dix sur cent , en faveur
de ces nouvelles jouissances d'une civilisation qui se perfectionne,
ne désespérerait-il pas du peuple entier? comme
plusieurs sages d'un autre temps, ne refuserait-il pas d'être
le législateur d'une cité prête à s'abandonner à des besoins
futiles , à une cupidité méprisable?
Si la traite est par elle-même un attentat , si les moyens
et les effets en sont odieux , soit dans la traversée , soit en
Afrique , et ne peuvent soutenir l'examen des hommes les
moins délicats , à l'exception de ceux qui ne sont pas restés
étrangers aux profits qu'on s'en promet; si la traite suppose
l'oubli de tous les principes de l'ordre social, nulle
considération particulière ne la justifiera jamais . C'est à la
fois et s'élever contre la morale même , et abjurer le christianisme,
que de chercher une excuse , quelle qu'elle soit, à
de lâches cruautés, à d'incontestables iniquités . Quesignifient
les besoins douteux, ou, si l'on veut, même les besoins
réels des colonies ? Les colonies seraient essentiellement
mauvaises si ce long amas de turpitudes pouvait seul les
conserver. Si la raison d'état rend praticable ce qui est
contraire à l'éternelle raison, vos lois pénales sont tyranniques
, sont absurdes , quand elles conduisent au gibet le
malheureux qui a volé , qui même a assassiné pour donner
du pain à ses enfans : la raison de famille doit aussi l'absoudre
, à moins qu'un père ne doive moins à ses enfans
qu'unmarchand à ses spéculations , ou que le sucre ne
soit plus nécessaire sur vos tables que du pain sous le toit
des pauvres .
Cequi dans les transactions entre particuliers , dit l'auteur
de la brochure anonyme intitulée , De la Traite et de
l'esclavage des noirs et des blancs , ce qui dans les transactions
entre particuliers , serait répréhensible , change-t-il
de nature quand on veut l'adapter au régime des nations ?
<<<Plusieurs écrivains avouent que la traite blesse la justice
>> naturelle , et qu'elle est un commerce révoltant; mais en
>> même temps ils soutiennent que la raison s'oppose à
388 MERCURE DE FRANCE ,
1
>> l'abolition subite ; c'est-à-dire en d'autres termes , qu'en
>> certains cas la justice naturelle peut être en collision
» avec elle-même. Accordez , s'il est possible , ces asser-
>>tions qui confondent toutes les idées » . L'auteur , en taisant
son nom , n'a pas pris d'autres soins pour n'être pas
deviné. Il est facile de le reconnaître à sa manière d'écrire
et à ses principes : c'est , comme il le dit lui-même , un
ami des hommes de toutes les couleurs; et , s'il est permis
de le désigner plus particulièrement , c'est l'écrivain dès
long-temps fameux qui , avec beaucoup de savoir et des
idées étendues, admet comme deux choses compatibles , et
l'indépendance constitutionnelle des peuples , et l'inviolabilité
du siége pontifical jusqu'à la consommation des
siècles .
Il s'élève avec force contre ce trafic des hommes noirs ,
invention des chrétiens qui empêchera la postérité de distinguer
nos temps modernes des temps barbares du plus
grossier paganisme. Nos adversaires consentent , dit-il , à
ce que la traite soit abolie lorsqu'on aura civilisé les peuplades
de la Guinée : mais la liberté civile n'est-elle pas
l'élément de la civilisation ? Vouloir attendre pour affranchir
les hommes qu'ils cultivent les arts et les sciences ,
c'est substituer l'effet à la cause; c'est donner pour principe
de la liberté ce qui ne peut être que le fruit de la liberté.
Toujours ami des noirs , l'auteur cite des faits contre
l'allégation des colons , qui prétendent que dans ces contrées
brûlantes le travail des plantations excède les forces
des Européens . Il détruit également cette objection aussi
vague que fausse , et que la mauvaise foi peut seule reproduire
, que les noirs ont des facultés intellectuelles trop
bornées, et ne sont susceptibles d'aucune vertu. Cette supposition
d'ailleurs ne s'accorde point avec les dogmes religieux
de ceux qui la font : ils ont enfin cessé de nier que
les Nègres fussent des hommes, et même ils les baptisent;
laloi sainte adonc été aussi apportée pour eux , et la moralité
de leurs actions est incontestable auxyeux même de a
leurs oppresseurs . Cependant leurs oppresseurs ,après les pe
avoir convertis , les excitent au mal, en provoquant dans
fo
leurs coeurs simples une haine dont ils ne sauraient triompher
sans une vertu presque surnaturelle.
ca
DÉCEMBRE 1814 . 389
Le défenseur des noirs plaide la cause des Irlandais et
des autres catholiques du royaume de la Grande-Bretagne .
« Il est très-louable , dit-il , le zèle que déploie le gou-
>> vernement britannique contre la traite des Nègres ; mais
>> quand obtiendra-t-elle justice , cette Irlande... dont les
>>annales présentent l'exemple unique dans l'histoire
>> d'une nation entière qu'on a expropriée arbitrairement ?
>> Que répondre aux partisans de l'esclavage colonial , s'ils
>> objectent qu'on aime ainsi les hommes à mille lieues de
>> distance , pour se dispenser d'aimer ses voisins , et d'être
>> équitable envers eux >> ? Je ne suivrai point l'auteur dans
une digression qui s'éloigne de mon objet. Pour lui , il
s'y trouvait assez naturellement conduit par ses observations
relatives à la chaleur avec laquelle on réclame en
Angleterre contre la clause du traité de Paris. « Les Anglais
pensent , dit-il à ce sujet , que leur honneur serait
compromis en souffrant que la France continuât la traite:
le sera-t-il moins si l'on continue d'opprimer l'Irlande>> ?
L'un des principaux écrits auxquels il fait allusion en
parlant des réclamations de l'Angleterre, est la lettre adressée
au prince Talleyrand par un membre du parlement
britannique , M. Wilberforce. La traduction n'en a pas
été faite par un Français , mais elle est fort intelligible ,
à l'exception d'un petit nombre de passages . En entrant
en matière , M. Wilberforce ss''exprime comme il le pourrait
faire si la cause des Nègres n'avait jamais été défendue
en France , comme si jamais on n'y avait rien stipulé en
leur faveur , et il veut bien même s'affliger de cette longue
inimitié entre les deux peuples , qui dernièrement nous
priva des lumières britanniques. Dans cet écrit , très-estimable
d'ailleurs , poussant un peu loin la compassion pour
une ignorance qui viendrait de la fatalité , il semble
plaindre la France d'être restée dans l'aveuglement , faute
de libres communications avec la source européenne de
toute sagesse , et il invite les ministres français à devenir
dans cette occasion les coadjuteurs des Anglais, à retirer le
peuple égaré des sentiers de l'erreur , et à le guider dans
Les voies , etc. On pourrait toutefois apercevoir un détour
fort obligeant dans cette manière de présenter la question :
car si ce n'est pas à l'ignorance , ce sera certainement à la
390 MERCURE DE FRANCE ,
faiblesse , à la cupidité qu'on attribuera la prolongation,
c'est-à-dire, la reprise d'un trafic qui déjà était regardé
comme monstrueux par tant de Français à l'époque où ,
selon M. Wilberforce lui-même, les Anglais s'y livraient
plus que tout autre peuple. Auteur d'un écrit utile et plein
de chaleur , sans doute M. Wilberforce s'attache avant
tout à la vérité ; il excusera donc cette réponse , peut-être
trop française , à une espèce d'inculpation qui m'a paru
trop anglaise.
Maintenant il ne me reste plus qu'à le suivre dans les
principaux points qu'il traite , età partager presque toujours
son opinion sur cette clause éventuelle du traité de Paris.
S'il a pu blamer en cela le consentement positif donné par
le gouvernement anglais , il sera permis à plus forte raison
d'examiner en France un simple projet , une condition hypothétique
que la prévoyance a voulu stipuler , afin de conserver
toute la latitude convenable dans la future rédaction
delaloi.
L'idée de souffrir la traite durant cinq ans , ne paraît pas
plus raisonnable à M. Wilberforce que celle de la rétablir
indéfiniment. L'injustice change-t-elle de nature quand vous
diminuez le nombre des victimes ? Ce qu'on est obligé de
déclarer odieux et inhumain , peut-on dire : Je le ferai ,
mais seulement jusqu'à ce que je n'y voie plus d'utilité ?
Cela rappelerait trop un prince du quinzième siècle qui ,
méditant un de ces coups d'autorité qu'on reproche à son
règne , baisait la madone suspendue à son cou , et lui disait :
Passe-moi encore celui-là, sainte-mère des pécheurs !
Il est d'autres considérations que l'on peut faire valoir
contre les cinq ans accordés par le traité de Paris ; M. Wilberforce
ne les néglige point. En voici quelques-unes . « La
>> seule permission de ce commerce , combinée avec la con-
>>damnation qu'on en a exprimée en morale , équivaudrait
>> à reconnaître qu'on en doit tirer d'immenses profits ......
>> L'empressement des planteurs à acheter des esclaves ,
>>tandisqu'il en serait temps encore , en occasionnerait des
>>importations immenses. L'avidité cruelle de tous vos spé-
>> culateurs en esclaves sous toutes les formes de fraude et
>> de violences , serait stimulée à faire des efforts qui aug-
>> menteraient la dévastation et les maux de l'Afrique......
DÉCEMBRE 1814. 391
>>Etpourquoi tout cela? Pour que vos armateurs éprouvent
à l'expiration de ces cinq ans , un de ces changemens su-
>> bits qui , de toutes les révolutions commerciales , ont tou-
>>jours été regardées comme les seules funestes » ?
Pour s'excuser,, en partie , l'on a calomnié les Africains ;
cette ruse de l'iniquité n'est pas nouvelle. On a peint les
Nègres comme des hommes généralement pervers , et toutà-
fait vicieux dans leur stupidité : mais , au contraire , il
résulte des récits de ceux d'entre les voyageurs modernes
qui inspirent. le plus de confiance , et en général de l'enquête
parlementaire qui eut lieu chez les Anglais , que les
Nègres , semblables aux autres peuples dont la civilisation
est peu avancée , ne sont vils que dans la misère , et ne deviennent
féroces que quand ils sont exaspérés par des traitemens
cruels , ou par d'injustes mépris. Très-attachés à
leur pays et à leurs demeures , susceptibles des affections
les plus douces comme de persévérance et de courage ,
francs et enjoués , bons et bienfaisans , ils ont à un degré
remarquable les utiles penchans que la nature donne . Chez
lespeuples simples , comme chez les autres peuples , quand
ces penchans sont étouffés par des inclinations funestes que
la nature admet aussi , l'on peut toujours en trouver la cause
dans ce qui est accidentel , dans les mauvaises lois , dans la
superstition , dans la servitude , dans les maux intérieurs ou
extérieurs qui viennent des hommes. Les noirs , ainsi que
les blancs de toutes les contrées , seront toujours ce que les
feront et leurs institutions et les circonstances . Leur asservissement
dans leur propre pays , et ce qu'il peut y avoir
de barbare dans leurs usages, ont été exagérés jusqu'au mensonge.
Mais enfin quelque idée que l'on se forme de leur
première détresse , ce n'est pas eux qui ont choisi pour consolation
, l'exil dans un autre monde sous le bâton de l'étranger
, ou pour refuge , la cale et l'entre-pont de ces vaisseaux
dont ona pu dire avec une si grande apparence de vérité
que nulle part sur la terre il n'était possible de trouverplus
demisère concentrée dans
d un plus petit espace.
2,
Nous les opprimons , dites-vous , mais sans remords ,
parce que déjà ils n'étaient pas heureux. Ainsi ce qui serait
unmotif pour qu'une nation plus sage intervînt généreusement
, offrit son assistance et provoquât une réforme , devient
chez des peuples adroits et que la cupidité subjugue,
392 MERCURE DE FRANCE ,
un bizarre prétexte pour apporter des chaînes si pesantes
que l'antiquité même n'en aurait point forgées de semblables
. Ces peuples qui se montrent si vains de leur science ,
s'éloignent autant des véritables lumières que les peuplades
même de la Nigritie et de la Guinée ; certes ils s'éloignent
davantage de la loyauté, de la justice, de l'impartiale raison;
et pour que sur la terre même l'ordre infini soit encore
aperçu , ils s'éloignent davantage du bonheur. Ils portent
sur tous les rivages leur brillante inquiétude ; mais les plus
sincères de leurs voyageurs vont admirer à mille lieues de
distance , dans la hutte la plus pauvre au milieu de l'Afrique,
l'humeur tranquille et hospitalière d'un homme qui
ne sait rien encore de leurs plantations , de leurs fouets ,
de leurs boissons fortes , et qui , en n'aimant que sanoire
famille , jouit en paix du don de la vie.
Un Anglais , que M. Wilberforce cite comme l'un de
ceux qui ne se sont pas déclarés en faveur des noirs , dit
dans son voyage , que les Africains de bon sens regardent
comme le plus grand des malheurs celui d'avoir jamais été
visités parles Européens . Ils observent que les chrétiens
ont introduit le commerce des esclaves , « et que partout
>> où le christianisme se propage , il apporte avec lui une
>> épée , un fusil >> ; ils pourraient ajouter , l'ivresse et la
duplicité. Les moyens employés habituellement par les
marchands négriers pour se procurer des esclaves , valent
au moins ceux qui servent aux brigands de profession pour
se saisir de leur proie. M. Wilberforce, justifie par quelques
détails sur ces pratiques des marchands d'esclaves , l'assertion
d'un des premiers hommes d'état d'Angleterre : la
traite a été le plus terriblefléau qui ait désolé legenre humain.
Si tant de milliers d'esclaves faits annuellement par les
chrétiens durant deux cents ans , si les traitemens inconcevables
qu'on leur fait subir , rendentnon moins inconcevable
le zèle hardi de plusieurs écrivains , qui répètent
que le christianisme a détruit l'esclavage , il faut reconnaître
aussi que ce long attentat ne prouve rien contre
l'esprit du christianisme ; il prouve seulement que cette
force bienfaisante , que l'on attribue aux religions comme
une puissance durable , ne dure qu'unjour entre un siècle
de fanatisme et plusieurs siècles d'indifférence. L'esprit
DÉCEMBRE 1814. 393
du christianisme protégeait l'Afrique ; mais les chrétiens
l'ont accablée , parce que , chez eux comme ailleurs , l'esprit
de négoce absorbe tout , dès qu'il est écouté. L'esprit
de paix dont l'église s'écarta rarement , cette condescendance
reduisit à des actes isolés et très-insuffisans , la protection
que les Nègres auraient attendue de Rome , s'ils
en avaient connu les maximes ostensibles .
L'auteur de la Traite des Noirs et des Blancs cite un
ordre de la congrégation de la Propagande , une ancienne
décision de la Sorbonne, une lettre du pape Alexandre III ,
et même deux brefs du pape Paul III . Il paraît que c'est à
cela que se réduisirent les tentatives favorables aux nègres :
du moins elles honorent surtout la mémoire de Paul III .
Dans un esprit fort différent , les armateurs de la Havane
ont protesté , en 1811 , contre tout projet d'abolition de la
traite , jugeant plus conforme aux intérêts du christianisme
d'enlever avec violence beaucoup d'hommes en Afrique ,
pour en catéchiser quelques-uns en Amériquc.
Dans cette perspective même de la conversion des Africains
, il conviendrait, avant tout, de ne point exciter leur
aversion contre les principes , contre les maximes , et dèslors
contre la religion des blancs. Il faudrait mettre un
terme à leurs guerres intestines , que la traite multiplie
nécessairement ; il faudrait , en leur assurant une vie plus
douce, en étendant leurs idées , les rendre capables de préférer
à leurs superstitions la loi chrétienne , dont les Européens
vantent, la sainteté dans leurs discours ; mais qui ,
d'après leur conduite dans leurs comptoirs , dans leurs navires
, dans leurs sucreries , ne peut être que bien difficilemeni
aimée des Nègres . Ce sont , au contraire , les blancs
eux-mêmes qui perpétuent l'ignorance , la barbarie , le
brigandage sur la longue étendue des côtes. Dans l'intérieur
de l'Afrique , loin des fleuves , dans les lieux en apparence
les moins favorisés de la nature , mais en effet les
moins exposés au fléau de la traite , dans ces pays , où les
blancs ont rarement pénétré , l'on a fait, dit M. Wilberforce,
beaucoup plus de progrès dans le bon ordre; on y
jouit de plus de sécurité et de commodité , en un mot la
vie sociale y est améliorée ; tandis que les peuples qui résident
sur la côte , et qui communiquent depuis si long394
MERCURE DE FRANCE ,
temps avec les nations les plus instruites , vivent dans la
misère et la stupidité.
M. Wilberforce ne se borne pas à prouver que la traite
ne peut être tolérée avec quelque justice , et qu'ainsi , fûtelle
nécessaire même aux colonies , il faudrait encore l'abolir
sans hésiter; il fait plus , il moutre que cette nécessité
même est illusoire en général , et que , dans les colonies
françaises considérées en particulier , il serait dangereux
d'introduire maintenant un certain nombre d'esclaves , et
de nourrir ainsi les dispositions hostiles qui ont éclaté
d'une manière si funeste à Saint-Domingue.
DE SEN**.
FABLES NOUVELLES , en vers , divisées en neuf livres. -Troisième
édition , revue , corrigée et augmentée. Dédiées à Son
Altesse Royale Madame , duchesse d'Angoulême , par madame
A. JOLIVEAU .
Ce qui étonne singulièrement les amis des lettres , c'est la
prodigieuse quantité des recueils de fables qui paraissent depuis
quelques années. On dit que la tyrannie donna jadis naissance
à l'apologue; que le despotisme de l'Orient , ennemi de toute
idée libérale , venait glacer le génie jusque dans sa source; de
là viennent ces contes sans fin et sans nombre dont le but n'était
que de cacher quelques vérités ou quelque satire sous les couleurs
de la féerie. Après avoir reconnu l'influence des gouvernemens
d'Europe sur les lettres , on aurait pu aussi examiner
celle des gouvernemens de l'Asie et notammentde la Perse et de
l'Arabie, sur la langue et les écrivains de ces nations . Ils ne sont
encore connusque par des contes etdes apologues, etcelade temps
immémorial. Ils ne se sont jamais adonné qu'à ce genre; reste à
savoir s'ils auraient pu cultiver d'autres branches de littérature.
L'apologue est venu sans doute lorsqu'on a reconnu le danger
de débiter des maximes ou sentences hardiesdans le goût du fameux
Sa'hady. Rome eut aussi un fabuliste , mais Phèdre écrivit
des fables comme il aurait écrit des satires . La Fontaine ,
que madame de la Sablière appelait sonfablier et qui en effet
produisait des fables comme un pommier produit des pommes,
disait une autre dame célèbre , La Fontaine , par la naïvetéde
son style , le charme piquant de son génie , naturalisa , pour
ainsi dire , l'agologue en France et lui donna unair de création.
DÉCEMBRE 1814. 395
La plupart de ses sujets ne lui appartiennent cependant pas : il
a fallu au bonhomme un fonds inépuisable de tours à la fois ori
ginaux et naturels , de gaieté , de sublime même , pour s'approprier
entièrement ce qu'il imitait , et rester inimitable. 1
Après La Fontaine , personne n'osa pendant long-temps
s'essayer dans un genre qu'il avait porté si loin. Lamothe , d'audacieuse
mémoire , fut le premier qui publia des fables ; j'ignore
jusqu'où cet athlète hardi porta ses prétentions d'amourpropre
, mais on devait tout attendre d'un écrivain qui voulait
recorriger Homère , et qui poussa l'athéïsme littéraire jusqu'à
méconnaître le charme de la poésie. Lamothe avait créé pres
que tous les sujets de ses fables; quelques-uns même sont ingénieux.
Florian ensuise fit paraître son recueil ; ses sujets lui
appartenaient aussi ; mais son style , qui visait plutôt à la sensibilité
qu'à la naïveté , prêta souvent des charmes à ses fables.
Tout le monde se crut alors en droit d'écrire aussi des fables ;
mais tous ces fabulistes , plus ou moins obscurs , déclarent toujours
dans leur préface le bon homme inimitable et parurent
n'entrer en lice qu'avec ses successeurs .
1
1
Parmi ces combattans , on distingue plusieursdames qui n'ont
point été effrayées de la carrière. Il est certain que nous leur
devons quelques fables où respirent les sentimens les plus tendres
et les plus délicats. La littérature , on en est convenu , leur
ouvre plusieurs branches où elles peuvent exceller et même
surpasser les hommes. Le style épistolaire , le roman , leur
offraient un champ où elles sont restées pour ainsi dire sans rivaux.
L'idylle , l'élégie même ont offert tout ce qu'on pouvait
rencontrer de gracieux en ce genre ; les noms de madameDeshoulières
et de madame Dufrenoi suffisent pour montrer qu'il
entre dans ce jugement plus dejustice que de galanterie. Plusieurs
dames ont prouvé què les régions glaciales de la science
et des études sérieuses n'avaient rien qui pût les arrêter. Nous
inettons encore aujourd'hui madame Dacier au nombre des
meilleurs hellénistes que la France ait produits. Des esprits un
peu frondeurs , des philosophes un peu moroses ont objecté que
les sciences n'étaient pas faites pour les femmes; ils ont même
poussé l'irrévérence jusqu'à interdire au sexe en général la faculté
d'écrire ; n'auraient-ils pas voulu , va s'écrier quelque
1
dame auteur , qu'on leur eût donné
Un arrêt par lequel , moi vêtne et nourrie ,
7 On me défend , monsieur , d'écrire de ma vie ?
Certes , le trait eût été noir , nous y aurions gagné sous quelques
rapports ; mais que depertes aussi n'aurions-nous pas faites !
396 MERCURE DE FRANCE ,
combienn'aurions-nous pas eude privations pour notre goût et
notre âme! Madame Joliveau ne nous aurait pas donné quelques
fables agréables, ingénieuses même ; mais aussi nous ne connaîtrions
pas celles qui sont loinde ressembler à leurs soeurs et
dont son recueil est surchargé. Ce recueil qui est, comme on
l'a imprimé , une troisième édition , est dédié à Madame la
duchesse d'Angoulême. On ne pouvait placer la morale et des
leçons de vertus sous une égide plus sûre. J'aurais désiré dans
l'épître àSonAltesse Royale Madame plus de nerfdans la peinture
que madame Joliveau veut faire de nos troubles ; sa plume
n'est pas sans grâce ; mais en général elle manque de chaleur.
Laplupart des sujets de madame Joliveau sont de création;
ceux qu'elle a traités laconiquement ne sont pas dénués d'une
certaine originalité qui séduit. En voici deux qui plairont sans
doute aux lecteurs :
Le Peintre et la Pudeur.
L'Amour nu paraissait respirer sur la toile .
La Pudeur l'aperçoit , rougit , baisse les yeux.
-Quel défaut trouves-tu , belle , au plus beau des Dieux ?
Dit le peintre alarmé ; que lui faut-il ?-Un voile,
La Paille et l'Ambre .
La Paille un jour disait : Quel charme ainsi m'attire ?....
Ne puis-je , Ambre puissant , résister à ta loi?
-Tu le peux , mais il faut te tenir loin de moi :
L'ambre est la volupté qu'on craint et qu'on désire.
La pensée , comme on voit , est ingénieuse , mais les expressions
laissent encore désirer quelque chose pour la justesse .
Madame Joliveau s'est souvent tenue au bien , quand elle aurait
pu chercher le mieux. Les fables où cette dame développe sa
pensée ne sont pas sans intérêt. Il en est quelques-unes que
Bailly lui- même n'aurait pas désavouées. Ce recueil est de
nature à être agréablement accueilli du public ; mais s'il
m'était permis de donner mon avis à madame Joliveau ,
je l'engagerais , dans sa quatrième édition , à imiter un de nos
auteurs , les plus spirituels que nous ayons eus , et qui , en tête
d'une nouvelle édition de ses poésies légères , mit revue , corrigée
et considérablement diminuée. Madame Joliveau ferait
comme nos gourmets , elle choisirait les plus belles cerises de
sa corbeille , et il y en a beaucoup , mais elle ferait mûrir ou
supprimerait celles qui ne sont ou ni mûres ou défectueuses.
J'ose luipromettre encore un volume d'une grosseur raisonnable.
DÉCEMBRE 1814. 397
LES SCRUPULES LITTERAIRES , de madame la baronne de STAEL ,'
ou Réflexions sur quelques chapitres du livre de l'Allemagne.
Chez Delaunay, Palais Royal , galerie de bois , nº. 243. -
CETTE petite brochure , assez agréablement écrite , renferme
des observations auxquelles l'ouvrage de madame de Staël a
donné naissance. Parmi les uombreux sophismes littéraires que
cettedame a avancés , il en est quelques-uns qui ont fait mettre
à l'auteur des Scrupules la plume à la main. Il a entrepris d'y
répondre , ce qu'il fait souvent avec esprit et même avec l'avantagedu
raisonnement. Un sophisme tel bien défendu qu'il soit
n'en est pas moins un édifice bâti sur le sable. Attaquez-le aux
fondations , tout s'écroule de lui-même. Il n'en est pas ainsi de
l'opinion , c'est un mobile ou tout le monde peut occuper une
place. Labrochure que nous annonçons intéressera ceux qui ont
déjà l'Allemagne de madame de Staël , et ils y trouveront de
plusune imitation en vers de la Messiade de Klopstok qui n'est
pas sans quelque mérite. Le tableau qui le termine est fait pour
frapper les amis de l'épopée. L'auteur de cette imitation paraît
être très - versé dans la littérature allemande; ses notes ont autant
d'intérêt que ses réflexions et quoiqu'elles ne contiennent
que six pages , elles valent à elles seules la peine de se procurer
la brochure. On y voit l'imitation de deux élégies de Schiller ,
qui offrent tout ce que ce genre a pu produire peut-être de plus
touchant. L'une est intitulé l'Epouse du Matelot , et l'autre la
Nuit de Noël. Je ne puis me refuser au plaisir de faire connaître
le sujet de cette dernière. Une mère veillait près de son fils
expirant : elle entend les cloches qui annoncent la messe de
minuit ; elle y vole dans l'espoir que l'Eternel rendra son malheureux
enfant à la vie; les autels sont baignés de ses larmes;
elle faitunecourte prière et revient près de son fils dans l'espoir
de déposer le lendemain dans la sainte chapelle le berceau de
ce fils qu'elle revient embrasser.
Elle dit , et déjà ses pas
Se sont tournés vers sa chaumière;
Mais au retour de la lumière
Dans l'église rustique elle ne revint pas.
Les cierges des morts s'allumèrent ,
Et devant le temple attristé ,
Le soir , à leur pâle clarté,
Deux cercueils inégaux passèrent.
398 MERCURE DE FRANCE ,
MÉLANGES .
NOTICE des travaux de la classe des beaux-arts de l'Institut
royal de France , pour l'année 1814 , par JOACHIM LE BRETON
, secrétaire perpétuel de la classe , membre de celle
d'histoire et de littérature ancienne , et de la Légion d'honneur
; lue à la séance publique du samedi 1er, octobre 1814.
1.
MONSEIGNEUR ( 1) , MESSIEURS ,
avec
Cr que les beaux-arts ont le plus à redouter, après la subversion
des principes et la corruption du goût, c'est le tumulte
des armes. Je n'ai pas besoin d'expliquer combien cette année
a été effrayante pour eux ! Les écoles surtout en ont beaucoup
souffert. Celle de Rome n'ayant plus de communication
la France , craignant d'être dissoute à chaque instant , soit par
les mouvemens politiques , soit par le dénûment de moyens
d'existence , ne s'est soutenue , pendant plus de six mois , que
par le zèle , la considération et la sagesse de son directeur. Les
lettres même ne parvenant point avec exactitude , il a été impossible
de nous envoyer les travaux d'émulation des élèves , ce
qui nous prive aujourd'hui de rendre , selon notre usage, un
compte général des études de ce bel établissement.
Nous savons seulement que l'exposition publique des ouvrages
de nos jeunes artistes a satisfait les habitans de Rome; que la
classe des architectes a produit un très-grand nombre d'excellentes
études , où l'on remarque , outre la correction et le goût
dans la manière de dessiner les monumens antiques , une recherche
approfondie de toutes les parties de l'art. Depuis cinq
ans , nous n'avons que des éloges à donner aux élèves d'architecture
, et chaque année ils se surpassent.
Lamême exposition a prouvé que la sculpture fait aussi des
progrès dans l'école .
Les peintres ont moins produit. M. Langlois n'a point exposé
d'ouvrages; mais un tableau deM. Droling , représentantPhiloctète
, a réuni les suffrages par la vérité de couleur , et une
exécution ferme et large. Plusieurs études du même pension-
(1) Son Altesse Royale Monseigneur le duc d'Angoulème , présidant la
séance.
2
DÉCEMBRE 1814, 399
1
naire , moins importantes , mais qui ne sont pas moins bien
traitées , prouvent qu'il a su profiter de son séjour en Italie.
Tous les ouvrages d'émulation de MM. les pensionnaires du
Roi à Rome , doivent être maintenant en route , et lorsqu'ils
nous seront parvenus , la Classe les mettra sous les yeux du public
, et en fera un examen raisonné.
Nous avons reçu les partitions des pensionnaires musiciens ,
à l'exception de celles de M. Chelard , qui consistent dans une
Ouverture , un De Profundis , à seize voix , et un Quintetti ,
( buffa. )
Ce compositeur studieux nous a donné assez de preuves de
ses progrès , depuis quatre ans , pour que nous puissions augurer
favorablement de ses travaux de cette année.
M. Beaulieu a envoyé unDomine Salvum , à cinq voix , morceau
très-important , par les grands développemens que l'auteur
tui a donnés . On y remarque des choeurs à effet , unefugue à
trois sujets , et un quatuor , dont les quatre parties different
entre elles de caractère , mais qui , se réunissant , forment un
ensemble à la fois noble et gracieux. Cette composition fort
étendue , et très-soignée , annonce que M. Beaulieu a beaucoup
acquis depuis un an.
Nous avons reçude M. Ferdinand Hérold , uneScène Italienne,
avec des choeurs , une Symphonie , et trois Quatuors.
On ne doit que des encouragemens et des éloges à ce jeune
compositeur . La sectionde musique a été très-satisfaite de tous
ces morceaux. Elle a reconnu dans les Quatuors , des idées piquantes
et neuves ; dans la Scène , de l'expression et de lamélodie;
dans la Symphonie , de l'énergie et de l'originalité; et
dans tout , une manière d'écrire large , correcte et facile , qui
confirme et accroît les heureuses espérances que la Classe avait
déjà conçues de M. Hérold.
M. Panseron mérite des encouragemens , mais il a besoin
aussi de conseils sévères. Il a beaucoup travaillé , peut-être
même a- t-il trop écrit avant de réfléchir. Un compositeur doit
savoir attendre l'inspiration , pour ne pas faire un métier de son
art. Cependant cette réflexion ne s'applique point à la messe ni
aux deux cantates de M. Panseron , que la section de musique
a examinées. Ces trois compositions indiquent des progrès , un
talent facile et sage. La messe surtout est remarquable , pour
le jeune âgede l'auteur : les fugues ensont bien traitées , et plusieurs
autres parties ont du mérite.
r
Mais dans ses deux symphonies , on peut lui reprocher de
manquer de fermeté dans le style, et de fraîcheur dans les idées.
Peut-être même ferait-il bien de ne pas s'attacher à ce genre ,
:
400 MERCURE DE FRANCE ,
qui exige une imagination féconde et ardente : il serait sage du
moins de se bien consulter avant de l'adopter.
Tel est l'aperçu seulement des travaux de MM. les pensionnaires
du roi à Rome. Sa Majesté et son auguste famille n'apprendront
pas sans intérêt , que cette belle institution d'undes
plus grands de leurs aïeux anon-seulement été respectée pour
le bonheur et la prospérité des arts , mais qu'elle a même reçu
plus d'extension. Undes premiers soins du ministre secrétaire
d'état de l'intérieur a étéde la consoler du long abandon où on
l'avait laissée , et nous savons qu'il y a fait succéder au découragement
une émulation nouvelle, et la reconnaissance.
Les écoles de peinture, de sculpture et d'architecture , à Paris
, ont montré dans les concours qui vont être couronnés , la
force des études et les bons principes qui règnent maintenant
dans toute les parties de l'enseignement des arts.
La classe a réussi enfin , par la constance de ses efforts , de
ses conseils , et même par la sévérité de ses jugemens , à détruire
l'influence d'une manière pauvre et mesquine , qui menaçait
de s'introduire parmi les jeunes peintres.
Son zèle , cette année , avait une autre tâche à remplir : les
appels aux armes et la sévérité extrême des lois qui frappaient
la jeunesse française , allaient enlever tous les élèves qui ont
marqué par d'heureuses dispositions ou des succès , et les écoles
étaient désorganisées. Nos représentations , nos instances ont été
écoutées, et nous avons eule bonheur d'obtenir toutes les exemptions
que nous avons sollicitées pendant trois mois.
Dans ses travaux intérieurs , la classe abeaucoup avancé le
dictionnaire de la langue des beaux-arts , surtout si l'on considere
l'importance des articles qu'elle a discutés et adoptés.
Tels sont , entre cent cinquante autres , les mots , harmonie ,
histoire , illusion , imagination , imitation , licence , lumière ,
magie, manière , proposés par M. Vincent. Le mot caractère ,
dans l'acception générale pour tous les arts , et dans son acception
particulière relativement à l'architecture , par M. Quatremere
de Quincy ; les mots , cella , fontaine , frise ,fronton et
goût , par le même ; et bucher , catacombes , cénotaphe , cinéraire,
cippe , sarcophage , qui forment un ensemble de notions
exactes sur les sépultures des anciens, par M. Visconti; et du
même encore , les articles , calcédoine , sardoine , onyx et camée,
qui composent un traité très-instructif sur cettepartie
del'art antique; par M. Charles , les articles acoustique , bruit ,
son et timbre.
Unde ces articles (fronton ) a produit une dissertationintéressante
d'un de nos savans correspondans , M. Timothée VerDÉCEMBRE
1814. 401
1
dier , de Lisbonne , qui suit nos séances avec autant d'exactitude
, qu'il a de zèle pour les arts , principalement pour l'architecture,
dans laquelle il est profondément instruit.
M. Verdier ne s'est pas contenté de nous communiquer ses
lumières , il a enrichi la bibliothéque de l'institut de plusieurs
ouvrages rarus dont elle manquait, et qu'il a rendus plus précieux
par des dissertations critiques et des observations que la
classe a fait joindre aux livres même pour en augmenter l'utilité
(2) .
L'unde nos plus respectables confrères , M. Peyre , dont les
plushabiles architectes se glorifient d'être élèves , a communiqué
àlaclasse un traité manuscrit de perspective avec les figures
géométriques nécessaires ou utiles à la démonstration de ses principes.
Cet ouvrage , fruit d'une longue et savante expérience ,
était attendu depuis long-temps , et l'auteur va le publier (3) .
M. Castellan , son gendre , auteur du discours préliminaire
qui est en tête de ce traité de perspective , et qui en a gravé les
planches , nous a lu un mémoire intéressant sur les antiquités
de Brindes et sur deux colonnes triomphales que les Romains
(2) Tels sont , entr'autres , les commentaires sur Vitruve , par Philander ,
imprimés à Rome , sous les yeux du commentateur ( 1544 ) ; la traduction
du même Vitruve , par Jean Martin ( Paris , 1547 ), enrichie d'une opuscule
de Jean Goujon, seul écrit connu de ce sculpteur célèbre. Dans une dissertation
qu'il nous a lue, M. Verdier réfute la critique du marquis de Poléni,
sur un passage de Jean Goujon , et relève des erreurs de Jean Martin . Le
même correspondant nous a offert encore l'édition de 1565 de l'Epitome des
dix livres d'architecture de Vitrave , par Jean Gardet et Dominique Bertin
; enfin un mémoire imprimé ( petit in-folio , 1758 ) , intitulé : Architecture
singulière , l'éléphant triomphal , grand kiosque à la gloire du roi,
par M. Ribart , membre de l'Académie des Sciences , etc. de Béziers ; un
volume sur la musique : Musica libris quatuor explicata , ( 1551 , Parisiis )
apud Guglielmum Cavallat .-Algebræ compendiosa , facilisque descriptio
quá depromuntur magna arithmetices miracula ( 1551 , même libraire ),
etla quadrature du cercle , inventée par Simon Duchesne, de Dôle ( 1584) .
(3) « De la perspective sous le rapport de l'art , réduite à l'expression la
>> plus simple , celle de tracer avec des triangles semblables et des échelles
>> de proportion , ( ce qui est le plus facile , et ce qui semble présenter les
>> plus grandes difficultés ) des plafonds , la répétition des glaces sur des
>> plans inclinés , et des anamorphoses , par A. F. Peyre , architecte ,
> membre de l'Institut et de la Légion d'honneur , avec un discours préli-
>>minaire , par A. C. Castellan , qui a gravé une partie des planches ».
26
402 MERCURE DE FRANCE ,
érigèrent sur le pont de cette ville , à l'extrémité de la voie
Appia (4).
M. le comte de la Borde , membre de la classe d'histoire et
de littérature ancienne , nous a fait part de ses recherches et de
ses observations sur l'origine et les progrès de l'architecture
arabe en Espagne. La classe a prouvé le plaisir qu'elle avait eu
à entendre l'auteur , en choisissant son mémoire pour une des
lectures qui doivent occuper cette séance.
M. le chevalier Badia nous a intéressés par des extraits de ses
voyages et par les dessins qu'il a faits et les plans qu'il a levés
'de la principale mosquée de la Mecque et de celle de Jérusalem ,
inaccessibles à tout ce qui n'est pas musulınan , et qui , par cette
raison , n'étaient point exactement connues des artistes .
Un savant modeste , mais très-instruit dans l'histoire de l'ancienne
musique , M. Perne , a occupé une de nos dernières
séances par la lecture d'une notice raisonnée sur une messe à
quatre parties de Guillaume de Machaut , qui existe à la bibliothéque
du roi (5), et sur la notation des XII ., XIII . et XIV .
siècles .
La bibliothéque du roi , la plus riche du monde, possède
beaucoup de musique ancienne inconnue , comme les bibliothéques
de Vienne , de Volfenbutel , de Cambridge , d'Oxford ,
etc.; mais il était impossible d'en évaluer les notes . M. Perne a
soumis à la classe , avec son mémoire , six tables des notations
qui semblent donner la clef de toute la musique ancienne de
ces siècles reculés , et la rendre assez facile à lire. C'est fournir
le moyen de continuer l'histoire de la musique ancienne , interrompue
par un long intervalle que personne n'a pu franchir ,
ni l'abbé LLeebeuf, ni le comtede Caylus , ni l'abbé Rive , en
France , ni le docteur Burney , ni le docteur Forskell , qui l'ont
essayé , et qui avaient infiniment plus d'érudition dans ce
genre.
Le mémoire de M. Perne, qui est clair , simple et précis , offre
non-seulement l'espérance très-fondée de mettre en partitions
la musique des XII ., XIII . et XIV . siècles , mais aussi la musique
des siècles antérieurs. Cet avantage est digne d'un grand
intérêt.
Vers le milieu du dernier siècle , il y eut une fermentation
plus utile à l'art musical que mesurée dans les discussions et les
disputes qu'elle produisit. Ce n'est pas que plusieurs des écri-
(4) Ce mémoire fait partie d'un ouvrage inédit sur l'Italie.
(5) Sous les numéros 7609 et 2771 .
C
に
he
DÉCEMBRE 1814. 403
vains qui se combattirent n'eussent avec le sentiment de la musique
beaucoup d'instruction et beaucoup d'esprit; mais le despotisme
d'un goût exclusif dans les arts est une vraie tyrannie
que le plaisir supporte encore moins que la raison. On est loin
maintenant de cette manière de voir , et la tendance des esprits
est plus propre à recueillir ce qui est hon dans tous les genres .
Ily a moins de théories et plus d'applications. Les instrumens ,
surtout depuis quelques années , sont l'objet d'une heureuse
émulation .
Nos rapports annuels offrent presque toujours des découvertes
ou des modifications ingénieuses et utiles , telles que l'orgue expressifde
M. Grenié , et le nouveau piano des frères Erard , etc.
Ces derniers viennent de rendre un nouveau service à la musique
et d'acquérir un titre de plus à la reconnaissance de la
France et de l'Europe , par l'invention d'une nouvelle harpe qui
présente des avantages inespérés .
Le charme particulier de la harpe est senti par tout le monde,
nais elle a des défauts essentiels qui contrarient à chaque instant
l'artiste et l'amateur qui voudraient donner un libre essor
à leur inspiration , en parcourant dans tous les sens , les routes
de l'harmonie et de la mélodie. Par la nature même de sa composition,
laharpe était bornée à quelques tons , ses pédales ordinaires
étant insuffisantes pour former le système chromatique
du clavecin et de l'orgue.
1
Depuis long-temps on cherchait en vain à résoudre ce problème
: les frères Erard viennent d'en donner une solution qui
ne laisse rien àdésirer , tant pour la précision de la mécanique
que pour la justesse d'intonation , sans introduire aucune difficulté
de plus , aucune complication pour le harpiste.
Il fallait , pour juger cet instrument , la réunion des connaissances
mécaniques et physiques à la science des musiciens ; mais
grâce à l'heureuse combinaison de l'Institut , tous les genres de
lumières s'y trouvent réunis , et se prêtent un appui mutuel. La
classe des sciences et celle des beaux-arts ont nommé en communune
commission (6) pour examiner la nouvelle harpe. Le
temps n'a pas permis encore de publier le rapport général; mais
les commissaires qui se sont réunis plusieurs fois pour examiner
et entendre ce bel instrument , en présence de MM. Dalvimare
et Vernier , sous la touche savante de M. Boxa et de ma-
(6) La commission est composée de la section de musique de la classe
des beaux-arts , et de MM. Prony et Charles , membres de la classe des
sciences physiques et mathématiques.
404 MERCURE DE FRANCE ,
demoiselle Krumpmolz , pensent que les frères Erard ont rendu
la harpe un instrument complet , aussi étendu que le piano, et
qui a de plus que celui-ci l'avantage de donner séparément l'ut
dieze et le ré bémol , etc. , tandis que le piano et l'orgue réunissent
ces deux sons par une même touche , et assimilent ainsi
deux sons qui ne sont pas exactement les mêmes .
3
La correspondance de la classe atteste que , même dans les
orages politiques , les arts , ainsi que les lettres et les sciences ,
empêchent que les nations ne rompent entièrement tous les liens
d'union et d'estime réciproques. Le savant et spirituel docteur
Burney (7) ; le célèbre peintre Benjamin West, président de
l'académie royale de Londres , et associé étranger de l'Institut ;
M. Fuesli , membre et professeur très-distingué de cette même
académie , ont entretenu , autant que les circonstances ont pu
le permettre , ces utiles relations avec la classe , et par elle avec
les arts , en France , tandis que l'homme le plus vénéré dans les
sciences , sir Joseph Banks , président de la société royale , ainsi
que plusieurs autres savans ou littérateurs anglais , étaient également
en commmunication de lumières et de bons offices avec
les autres classes de l'Institut (8) . L'un d'eux , M. James Forbes ,
(7) Le docteur Burney , auteur d'une histoire de la musique et d'un itinéraire
musical en Europe , etc. , est mort depuis peu à Londres . La classe
des beaux-arts , qui l'avait nommé l'un de ses correspondans , lui donne de
justes regrets.
(8) La classe des sciences physiques et mathématiques compte parmi ses
associés étrangers et ses correspondans , à Londres seulement , outre sir
Joseph Banks , le célèbre Herschell , le docteur Jenner , bienfaiteur de l'humanité
, MM. Blagden , Davy , Mendoza , Deluc , Home , Simmons , et à
Birmingham , M. Watt. La classe d'histoire et de littérature ancienne a
pour correspondans , aussi à Londres, le majorRennel et le docteur Gillies.
Nous avons cité particulièrement les artistes et savans anglais , qui appartiennent
à l'Institut , ou qui correspondent avec lui , parce que c'est avec
leur nation seule que les rapports ont été interdits. Mais les hommes élcaires
savent tous que le monde savant s'est allié à l'Institut de France. Voici une
partie des noms qui décorent la liste de ses associés et correspondans , dans
l'étranger seulement : Jefferson , aux États-Unis ; Wildfort , à Calcuta ;
Klaproth , et l'illustre voyageur de Humboldt, Reichart , à Berlin ; le baron
de Krusentern et Betancourt, à Saint-Pétersbourg ; Harding , Blumenbach,
Heeren , Eichom , Sertorius , Charles Villers , Burg , Fiorillo , à Goettingen
; Gauss , à Brunswick; Aberklad , Thunberg , à Stockholm ; Niebuhr,
Bugge, en Danemarck ; Olbers , à Brême ; De Kayenhoff, Van-Swinden,
C
P
R
A
A
Le
ת
1
DÉCEMBRE 1814 . 405
adonné à toutes les classes un témoignage honorable de souvenir
, en leur envoyant son bel ouvrage qui a pour titre : Orientals
Mémoirs ( Mémoires orientaux ) , en 4 volumes in-4°. ornés
de 93 planches gravées , dont les sujets ont été choisis sur plusieurs
milliers de dessins originaux résultant des voyages de
l'auteur et particulièrement d'un séjour de dix-huit années aux
Indes orientales . Les sciences , l'histoire et les arts ont accueilli
avec la distinction qu'il mérite cet intéressant résultat des recherches
et du zèle de M. James Forbes , ainsi que l'expression
des nobles sentimens qu'il a consignés dens sa préface , et dans
la lettre qui accompagnait le don de ses mémoires , pour l'Institut
de France , qui eut le bonheur de lui faire rendre la liberté
(9) .
M. John Britton nous a fait connaître les nombreuses et intéressantes
descriptions qu'il a publiées , tant des anciennes cathédrales
d'Angleterre , que de divers autres monumens de l'art ,
de la galerie de tableaux du marquis de Strafford , et de celle
de Corsham . L'auteur y joint les plans de ces deux riches habitations.
Les travaux de M. John Britton annoncent beaucoup
Van Marum , en Hollande ; Harless , à Erlang ; le baron de Zach , à Gotha ;
le prince primat , à Francfort ; Werner , en Saxe ; Wiebcking , le baron
deMoll , Soemmering , Manlich , à Munich ; Landriani , le baron Jaquin ,
de Hammer , Burg , Salieri , à Vienne ; Lindé , à Varsovie ; Ortiga , à
Madrid ; Coréa de Serra , Verdier , à Lisbonne ; à Genève , Pictet , Desanssure
, Odier , Gosse , Jurine , Prévost , Simonde Sismundi ; en Suisse ,
Huber père ; à Turin , de Caluso , Brugnone , Vassali-Eandi , Porporati ,
Le Pescheux. Le comte Oriani , Appiani , Antolini , à Milan ; le comte
Volta , Scarpa , à Pavie ; Paoli , à Pise ; Fabbroni , Mascagni , Sestini ,
Mustoxidi , de Baillou , Morghen , à Florence ; Gaetano Marini , Derossi ,
Zingarelli , Canova , Dagincourt , à Rome ; Cagnoli , à Vérone ; Morelli ,
Cignora , à Venise ; Cotuni , Paisiello , Réga , Carelli , à Naples ; Scrofani ,
Piazzi , Marvuglia, en Sicile ; Rufin , à Constantinople ; Fauvel, àAthènes;
Rousseau , à Bassora ; Corancez , à Bagdad.
(9) M. James Forbes était prisonnier à Verdun en 1804. Les sollicitations
de l'Institut obtinrent qu'il retournât libre en Angleterre , pour terminer
son ouvrage. C'est un bonheur dont l'Institut se glorifie d'avoir pu
jouir plus d'une fois , dans des circonstances difficiles , et dont les savans
Anglais , surtout sir Joseph Banks , lui avaient donné l'exemple dans les
temps les plus orageux de la révolution . Neuf ans après , lorsque les Memoires
Orientaux ont paru , leur honorable auteur nous a rapelé le témoignage
d'estime et d'intérêt que l'Institut lui avait donné.
(
406 MERCURE DE FRANCE ,
:
de connaissances dans les arts , et beaucoup de goût pour eux.
M. Charles Dupin , capitaine du génie maritime , associé
étranger de l'Institut royal de Naples , de l'Académie des sciences
de Turin , et de celle de Corcyre ,nous a adressé une description
animée des sculptures du Puget , qui se trouvent dans l'arsenal
de Toulon , et de la magnifique galère amirale , à trois rangs
derames.
L'auteur , dans un second mémoire , manuscrit comme lepremier
, propose des moyens de conservation pour les objets précieux
contenus dans l'atelier de sculpture de l'arsenal de Toulon
, et de les rendre plus utiles aux progrès de cette application
de l'art statuaire aux vaisseaux français.
Sous ce double point de vue , la classe ne peut qu'approuver
le zèle de M. Charles Dupin , et désire, comme lui, que tous les
objets sculptés par le Puget , ou d'après ses dessins et sa direction
, soient conservés religieusement pour l'art , et comme des
monumens d'un grand siècle : elle ne peut que gémir avec l'auteur,
de les savoir répandus çà et là , dans un atelier trop peu
vaste , encombrés d'autres objets , où ils sont exposés d'ailleurs
à être plus ou moins mutilés , et même à être détruits.
En les réunissant et les classant dans un lieu convenable , ils y
formeraient une collection à la fois monumentale et instructive ,
qui s'accroîtrait des morceaux analogues , dignes d'être recueillis
à côté d'eux , pour servir de modèles et d'objet d'instruction
aux jeunes artistes qui se destinent à ce genre. On ne peut que
féliciter M. Dupinde la sollicitude éclairée qu'il montre pour
préserver des objets d'un grand prix , auxyeux de l'art, et pour
conserver à la France un genre de supériorité qu'aucune nation
ne peut lui disputer .
Malgré l'état de crise où s'est trouvée la France , les grands et
beaux ouvrages qui caractérisent son goût pour les arts , et qui
honorent ses presses , n'ont point été interrompus.
Il n'a paru, à la vérité, qu'une livraison ( la sixième ) de l'Histoire
de la décadence de l'art,démontrée parles monumens (10) :
mais il faut l'attribuer moins aux circonstances qu'aux soins de
toute espèce qu'exigela publication d'un ouvrage de cette impor-
(10)Histoire de l'art par les monumens, depuis sadécadence, au IV . siècle,
jusqu'à son renouvellement , au XVI . , par M. Séroux Dagincourt, correspondaut
de l'Institut de France.A Paris , chez Treuttel et Wurtz.
On trouve , chez les mêmes libraires , le recueil des fragmens de sculpture
antique , en terre cuite , par le même M. Dagincourt, et publié par son ami
M. de La Salle. Un vol. in- 4º., orné de trente-huit planches gravées.
DÉCEMBRE 1814. 407
tance. Les éditeurs , dont le zèle égale les lumières , ont donné
la plus grande partie des planches gravées , et le texte, qui formera
plusieurs volumes in-folio , va être livré à l'impression .
Cette lenteur n'est donc qu'apparente, puisqu'on travaille en
même temps à toutes les parties . Le respectable auteur , M. Dagincourt
,jouira bientôt du fruit de ses veilles savantes .
Pendant que ce grand ouvrage classique s'achève d'imprimer ,
un homme digne de l'honorable amitié de M. Dagincourt ;
M. de La Salle vient de publier un volume in-4º , contenant ,
en trente-huit planches , plus de trois cents objets de la riche
collection de terres cuites antiques , que ce même Nestor des
amateurs de l'art a rassemblées , depuis près de quarante
ans qu'il habite Rome. Lui-même en a fait le choix , et c'est
sous ses yeux qu'ils ont été gravés. Il y a joint un texte explicatif,
qui contient des notions importantes sur les usages , les
moeurs , les costumes , les jeux , les constructions des anciens ,
et sur le caractère de l'art et des monumens , à différentes
époques. Le goût , l'imagination et les connaissances de M. Dagincourt
guident alternativement sa plume ; tantôt il cherche
avec un tact sûr , l'emploi ou l'origine des monnmens , tantôt
il les décrit avec cet enthousiasme que l'expérience rend encore
plus aimable et plus rare ; tantôt enfin il explique les sujets
que présentent ces précieux débris , et là encore , à côté d'une
érudition variée , on reconnaît une modestie vraie, qui ne permet
pas à l'auteur de donner des doutes pour des décisions ; un
goût délicat, qui lui fait sentir qu'il y avait aussi , dans l'art des
anciens , des caprices ou des inventions dont il serait inutile de
vouloir pénétrer le sens , ou donner l'explication. C'est une
nouvelle source d'idées heureuses , de formes élégantes , de
renseignemens précieux qu'ouvre M. Dagincourt. Ce recueil
fera suite aux ouvrages de Caylus , de Stosch et de Winkelmann.
Tout intéressedans cet ouvrage: l'auteur le dédie aux élèves
des beaux-arts , avec un sentiment tout paternel ; il leur
lègue , en quelque sorte , tous les travaux de sa vie plus
qu'octogénaire , et termine ainsi : « Mes jeunes amis..... agréez
» donc mon hommage ; qu'il vous rappelle l'attachement que
>> j'eus pour vous dans tous les instans de ma vie , et chéris-
>> sez ma mémoire » . M. de La Salle en a soigné l'édition ,
avec un sentiment tendre et religieux ; enfin , l'esprit y puisera
des lumières , et tous les amis délicats des beaux- arts s'uniront
aux élèves auxquels M. Dagincourt recommande sa mémoire
, pour la bénir avec eux.
Le troisième et dernier volume de l'ouvrage de M. Scoppa ,
1
(
408 MERCURE DE FRANCE ,
sur les vrais principes de la versification , dans la langue italienne
et dans la langue française , a été offert à la classe des
beaux-arts par l'auteur . Ce grand travail , encouragé par deux
classes de l'Institut qu'il concerne , sous divers rapports , étant
terminé , on peut maintenant en discuter les principes et les
applications . Mais, de quelque avis qu'on soit sur la proportion,
juste ou exagérée, des avantages que M. Scoppa attribue à notre
langue , relativement à la musique , on lui doit de la reconnaissance
pour l'étendue et le mérite de ses recherches . C'est
anx gens de lettres et aux compositeurs à le méditer , et à préparer
à l'auteur le prix de l'opinion , qu'il n'appartient qu'au
public et au temps de déférer.
M. l'abbé Roze a offert à la classe une méthode de plainchant
que la section de musique a jugée estimable , ainsi que
le conservatoire , qui l'a mise au rang de ses méthodes d'enseignement.
Depuis plusieurs siècles , le chant grégorien est , pour ainsi
dire , stationnaire. Les changemens qu'on a tenté de lui faire
subir n'ont été ni assez bons , ni assez mauvais pour le faire
avancer ou rétrograder , de manière qu'une méthode nouvelle
semble ne devoir rien offrir de nouveau. Cependant on peut
établir d'anciens principes avec plus de simplicité , plus de clarté
et plus de concision; c'est ce que M. Rose a fait , et c'est
ce qu'il pouvait faire mieux qu'un autre , après avoir été ,
pendant quarante ans un de nos meilleurs maîtres de chapelle.
,
Enfin , pour terminer ce qui concerne la musique , nous
avons reçu de M. Raymond , de Chambéry , membre de plusieurs
sociétés savantes , son essai imprimé sur la détermination
des bases physico-mathématiques de l'art musical. La classe ,
ayant eu communication du manuscrit,n'a point d'opinion
nouvelle à émettre ; mais elle se plaît à reconnaître le zèle constant
et éclairé de G. M. Raymond pour les théories des beauxarts
et leur progrès .
Depuis long-temps les hommes qui aiment l'histoire grecque
désiraient que notre confrère , M. Clavier , publiât sa traduction
de Pausanias , qu'on savait achevée. Le géographe , l'historien
et l'artiste ont besoin de consulter cet auteur classique ,
mais qui est quelquefois si obscur , que Winkelmann et l'abbé
Barthelemy ont pu s'y méprendre dans l'original , d'ailleurs
très-infidèlement traduit en français . M. Clavier , après avoir
donné tous ses soins à rétablir le texte , offre une traduction
littérale. C'est rendre , aux artistes surtout , uu éminent service.
Mais M. Clavier , aussi modeste qu'il est savant , ade
DECEMBRE 1814 . 409
mandé à la classe des beaux-arts de lui fournir des notes et des
observations , pour ainsi dire techniques , et quelques membres
sont chargés de s'entendre sur cet objet avec l'estimable traducteur.
M. Kelsall ( anglais) , a présenté un ouvrage , en un fort
volume in-4° (11 ) , qui ne concerne la classe des beaux-arts ,
que sous un seul rapport , les plans et détails des édifices de
l'université qu'il propose ( 12) ; ce que la classe aurait à dire sur
Ics connaissances et le goût de l'auteur , en architecture , aurait
peu d'intérêt pour l'art , et ne satisferait pas sans doute
M. Kelsall ; mais ce sont les idées morales et politiques d'un
système d'instruction , qui embrasse toutes les branches des
connaissances et la destination de l'homme en société , qu'il faudrait
apprécier ; car ce sont elles qui font le mérite d'un aussi
important ouvrage. Nous pouvons affirmer que l'auteur y
montre une érudition très-variée ; du reste , c'est aux autres
classes de l'Institut à prononcer sur la théorie , les vérités , ou
les erreurs qu'elle présente , et sur le mérite littéraire.
M. Landon , correspondant de la classe , a continué la publication
de ses Annales du Musée et del'École moderne (française
) des beaux- arts , avec le même goût , le même bon
esprit qu'il a montrés dans tout le cours de cette collection. Le
trentième volume est sous presse .
Il a donné aussi les tomes XVI et XVII des Vies et oeuvres
des peintres célèbres , dans lesquels tomes se trouvent l'oeuvre
de Michel-Ange Buonarotti , de Daniel de Volterre et de
Baccio Bandinelli. Il s'occupe maintenant de l'oeuvre de Le
Sueur.
LeAntiquités d'Athènes , de Stuart et Revelt , ont été fort
mal traduites en notre langue , et cet ouvrage , si utile à l'étude
de l'architecture , avait en outre l'inconvénient d'être
très -cher. M. Landon a conçu et terminé le projet d'en
donner une très-bonne édition , d'un prix modique , avec une
traduction qui ne laisse rien à désirer , et dout les arts sont redevables
à M. Feuillet , bibliothécaire adjoint de l'Institut.
La septième et avant-dernière livraison est sous presse. L'ouvrage
complet formera trois volumes in -folio .
La Description du Musée , par Filhol, en est à la cent
scizième livraison : il n'en faut plus que quatre , pour compléter
cette intéressante collection , fixée à dix volumes in-8° :
(11) Phantasm ofan university, projet d'univesrité.
(12) The architectural detail.
410, MERCURE DE FRANCE ,
mais dans ces derniers cahiers , on aura la Transfiguration ,
et la Grande Sainte-Famille , par Raphaël ; la Prédication
de Saint Paul , par Le Sueur ; le Saint Ambroise , de Philippe
de Champagne ; l'Exaltation en Croix , par Rubens , et
le complément de la Galerie de Saint Bruno , par Le Sueur ;
tous tableaux de premier ordre: en statues antiques , on aura
le Laocoon et la Vénus de Médicis .
Le concours des prix décennaux , dont la veuve Filhol publie
une description, qui sera aussi un monument digne d'invérêt
, en est à la sixième livraison ; il n'en reste plus que
quatre à donner pour compléter cet oeuvre. Il formera un
volume in-4° .
Parmi les descriptions d'anciens monumens , la classe a remarqué
avec intérêt deux livraisons ( la troisième et la quatrième
) des Antiquités de Pompei , publiées par M. Mazois.
MM. Grandjean de Montigny et Jamin , anciens pensionnaires
architectes , de l'école de Rome , ont publié seize cahiers
de l'architecture toscane , ou d'un choix de palais , maisons
et autres édifices de la Toscane , mesurés et dessinés par eux .
M. Grandjean entreprend maintenant un recueil des plus
beaux tombeaux , exécutés en Italie , dans les XVe. et XVIe.
siècles , d'après les dessins des plus célèbres architectes et
sculpteurs , et qui ont été également dessinés et mesurés par
lui et son condisciple. Les trois livraisons qui ont paru contiennent
dix - huit planches gravées. L'ouvrage en aura
soixante-douze , accompagnées d'un discours préliminaire , servant
d'explication . Cet oeuvre , dont le prix est modéré ( 13) ,
mérite d'intéresser les artistes et les amateurs des arts , comme
le précédent ouvrage des mêmes auteurs .
Le plus parfait des ouvrages de luxe qui nous ont été présentés
, est la suite de la description des Liliacées , par Redouté
, l'aîné. Ce magnifique oeuvre touche àsa fin. Il honorera
non-seulement l'artiste qui en est l'auteur ; mais le genre de
gravure coloriée qu'il a perfectionné est une ressource acquise
pour décrire les plus brillantes productions de la nature. En
cela , M. Redouté a rendu un véritable service. L'édition des
Liliacées , grand papier , est surtout extrêmement précieuse ,
en ce qu'il n'en existera jamais que vingt-deux exemplaires ,
qui sont tous retouchés au pinceau par l'habile peintre.
M. Edouard Gatteaux, graveur en médailles , ancien pen-
(13) Quatre francs la livraison. Chez Didot l'aîné , et chez l'auteur , rue
Favart , nº . 12 .
DÉCEMBRE 1814. 411
sionnaire à l'école de Rome , avait consacré déjà son talent et
sa reconnaissance à graver le portrait de feu M. Moitte son
maître. Cette année il a gravé , aussi par zèle , le portrait de
Philibert Delorme , l'un des plus célèbres architectes que la
France ait produits. La classe , agréant avec plaisir l'offre que
le jeune artiste lui en a faite , a décerné , cette année, cettemé
daille en prix aux élèves d'architecture.
Tel est le précis des travaux et des objets qui ont occupé la
classe des beaux-arts de l'Institut , dans le cours de l'année;
précis dans lequel nous ne comprenons point les examens et
les rapports qui sont relatifs au rétablissement de la statue
de Henri IV, et àl'érection d'un monument proposé par la garde
nationale de Bordeaux , sur lesquels la classe a été consultée.
L'éxécutionde ces monumens nous y ramènera.
LE JOUR DES ROIS .
Suite des Enlèvemens .
M. DE REINDOLF avait pardonné d'assez bonne grâce à son
fils , mais il ne voulait pas exposer Louise à être enlevée une
seconde fois. Ce père prudent connaissait l'indulgence de M. de
Béligheim qui ayant conçu de grandes espérances au sujet de
son petit-fils Albert , l'aimait presque autant que s'il eût été un
héros grec. Il aurait peut-être applaudi tout le premier si
Albert avait enlevé toute autre femme que sa nièce ; mais il
trouvait que le jeune homme avait eu tort de se choisir une
Hélène dans la famille , et c'est en cela seul qu'il jugeait blåmable
cette action que néanmoins il louait quelquefois , inconséquence
commune à bien des pères , qui , devant leurs enfans ,
citent comme un traitde gentillesse la faute même pour laquelle
ils les ont punis.
Joseph de Reindolf n'osant plus confier Albert à la trop
facile autorité de son beau-père , annonça qu'il voulait l'éloigner
avant de s'absenter de nouveau. Dès que l'on apprit cette
cruelle résolution , madame de Béligheim l'approuva ; mais son
mari se facha , sa fille pleura , Louise bouda , et son petit mari
limita. L'inflexible Joseph expose ses raisons avec beaucoup
de sang-froid , et offre pour dédommagement de la peine qu'il
cause , le choix de la ville où Albert achèvera son éducation.
D'un commun accord, on décida que ce serait une grande
ville , parce que là on acquiert des connaissances de tout genre;
1
412 MERCURE DE FRANCE ,
souvent , il est vrai , c'est aux dépens du coeur et des moeurs,
mais ces dames tenaient singulièrement à ce qu'Albert fût un
jeune homme accompli , à ce qu'on ne pût l'accuser d'avoir un
ton de province. Madame de Béligheim voulait que ce fût à
Vienne qu'Albert se perfectionnât. Son mari voulait que ce fût
àRome , la ville sacrée. Madame de Reindolf , et même Louise
qui eut bien soin de faire entrevoir son opinion ,jugeaient que
Paris devait l'emporter sur toute autre ville. Madame de
Béligheim soutenait que Vienne convenait à un Allemand , et
que du moins Albert apprendrait là tout ce qu'il lui serait utile
de savoir . Son mari disait que Rome était la ville des beaux-arts
et des glorieux souvenirs ; d'un autre côté , madame de Reindolf
faisait valoir les agremens de Paris , la société , la littérature
, et par-dessus tout cela , pensait Louise , lebon goût dans
les modes qui faisait de la cité française une ville très-essentielle
aux yeux d'une jeune fille de onze ans. Comme ces divers
avis ne pouvaient s'accorder , le penchant d'Albert devait réunir
tous les suffrages. Chacun plaida sa cause auprès de lui ;
mais celle qui l'emporta fut celle qui ne plaida point ouvertement.
Louise fit entendre à son petit mari qu'il devait naturellement
montrer quelque condescendance pour sa mère.
Albert sentit la justesse de cette observation , et manifesta le
désir de connaître Paris. M. de Reindolf avait dans cette ville
un ami fort obligeant à qui l'on recommanda le triste Albert ;
on permit à ce dernier , pour diminuer ses regrets , d'entretenir
une correspondance avec Louise de Liesthal , ce qui était fort
naturel puisqu'elle devait être sa femme , et que même elle
l'avait été pendant quelques mois. Son absence ne devait durer
que cinq ans , et à son retour il pourrait se marier , s'il en
avait encore l'intention; Albert se hâta de répondre qu'il l'aurait
toujours , après quoi il travailla aux préparatifs de son
voyage.
Robert , après avoir reçu ses instructions , accompagna son
jeune maître; Louise lui recommanda bien particulièrement
de ramener son mari avec les mêmes sentimens qu'il montrait
en partant , et de veiller sur tout à ce qu'il n'eût que des amis
choisis; elle n'osa parler des amies, mais le bon Robert n'avait
pas besoin de plus grands éclaircissemens. La séparation fut
douloureuse ; on se fit mille protestations de part et d'autre ,
et M. de Béligheim , en donnant sa bénédiction à son petitfils,
le sommade ne revenir à la maison paternelle qu'avec une
taille de cinq pieds cinq pouces , une moustache épaisse et le
coeur d'un brave. A cet ordre Louise sourit pour cacher ses
larmes , mais Albert les aperçut et il partit satisfait..
DÉCEMBRE 1814. 413
1
Pendant la route , Robert se crut tenu de faire des sermons
àcelui qui était confié à ses soins; mais ses observations demeuraient
sans fruit , car Albert pensait à toute autre chose .
Albert entra dans Paris par la barrière Marengo , la rue
Mouffetard , la place Maubert, et il descendit rue Gît-le-Coeur ;
comme il était tard , on résolut d'y passer la nuit , et le soir
Albert se hâta d'écrire à ses parens que rien n'était plus hideux
et plus triste que Paris . Le lendemain Robert, qui jadis avait fait
ce même voyage avec le baron d'Elnach , conduisit le jeune
homme sur les quais , lui fit remarquer le Louvre , passa par les
Tuileries , la place Vendôme et les boulevards. En rentrant ,
Albert ne manqua pas d'ajouter à sa lettre dans un post-scriptum
, que rien n'était magnifique et riant comme Paris . M.de
Béligheim , en répondant à cette lettre , deinanda à son petitfils
sí déjà la capitale lui avait appris à déraisonner .
CependantAlbert fut bientôt séduit, soit par la variété des objets
, soit par l'empressement général qu'on lui témoignait. Ce
qui le charmait surtout c'était les concerts ambulans qu'il rencontrait
à chaque détour de rues. Un seul contraste le choquait
et lui semblait être tout-à-fait de mauvais goût , c'était l'accoutrement
plus que négligé des cantatrices des rues , qui chantaient
d'une voix mâle et rauque les tourmens ou les charmes
de l'amour , et accusaient du milieu de la boue le perfide dieu
de Cythère , tandis que leur démarche parfois incertaine annonçait
qu'elles avaient plus à se plaindre des trahisons de
Bacchus.
Albert admirait aussi l'ordre et la paix établis dans cette
ville immense ; il ne concevait pas la force qui, en faisant tout
mouvoir , pouvait tout contenir; chacun lui semblait suivre
librement ses volontés , et cependant nul ne dérangeait cette
machine si compliquée à laquelle tant d'ouvriers mal-adroits ou
mal-intentionnés travaillent sans cesse ..
Pendant qu'Albert songeait au grand perfectionnement de la
police , il passa près d'un théâtre estimé où il vit deux ou trois
cents individus , tous à la suite les uns des autres ; un soldat
semblait les discipliner à coups de crosse de fusil , en faisant
rentrer dans la ligne quiconque la dépassait. - Sont-ce des
conscrits ( il y en avait alors) , demanda le jeune Reindolf à un
Anglais qui contemplait la foule ?-Non , vraiment ; se peut-il
quevous preniez ce public pour des conscrits ?-Ah ! j'entends,
ce sontdes affaires importantes qui les amènent là ;je les plains ,
il fait si froid , si humide! ... - Vous vous trompez encore ; on
meurt de froid et de fatigue pendant trois ou quatre heures ,
afin de goûter un plaisir qui n'a pas une plus longue durée .-
414 MERCURE DE FRANCE ,
1
Par conséquent c'est un plaisir qui n'entraîne aucun frais.-
N'en croyez rien , on le paye de deux manières ; d'ailleurs vous
allez voir. Une grille s'ouvrit qui semblait tenir le public en
prison , et aussitôt on se poussa , se disputa , se renversa , on
sautales uns par-dessus les autres; un certain nombre d'hommes
ayant passé , deux soldats faisaient unX avec leurs fusils qu'ils
jetaient à travers la foule pour l'arrêter ; le flegmatique Albert
ressentit quelque honte pour ces hommes qui se montraient
avides de plaisir à tel point que l'on était contraint de remplacer
par la force la dignité qui leur manquait.
Albert n'eut pas besoin d'un long séjour à la capitate pour
s'apercevoir que la manie du temps était celle de se plaindre ,
manie répandue dans toutes les classes de la société , et particulièrement
chez les gens de commerce ; il voyait avec surprise
que les plus pauvres comme les plus riches , gémissaient d'avoir
-perdu une fortune qu'ils n'avaientjamais ene. Il venaitd'entendre
plusieurs marchands qui s'entretenaient du peu de commerce
qui se faisait et de leur prochaine ruine, lorsqu'il entra chez l'un
d'eux avec Robert. Le magasin , assez mal fourni , était magnifiquement
décoré, le comptoir était d'acajou massif. Deux
individus d'une mise soignée servaient le public; en apercevant
Albert , ils appelèrent la fille de la maison, mais on répondit
que mademoiselle ne pouvait absolument pas quitter la harpe,
parce que indépendamment de cela , son maître de dessin attendait
que la leçon de musique fût achevée. Albert se retira , en
assurant aux commis qu'il serait consterné de déranger mademoiselle.
Il fit naturellement cette réflexion : ou ces gens sont
assez riches pour n'avoir aucun besoin de leur état , ou bien
c'est le public qui paye le luxe qu'ils étalent ; je dois donc
m'adresser de préférence à un marchand plus modeste; je serai
reçu avec plus d'empressement , ou servi avec plus de promptitude
, et je ne payerai pas les choses le double de leur valeur.
Eh! bon dieu , disait-il à Robert , quel état prendront ces dames
qui cultivent les arts d'agrément? daigneront-elles tenir les registres
, n'auront-elles pas de plus hautes prétentions que celle
d'épouser le premier commis de leur père? Les plus honnêtes
⚫d'entr'elles , répondit Robert , postuleront la place de femme
de chambre chez quelques dames de haute condition, et les
autres causerout ou la ruine de leur mari, ou la honte de leur
famille.
Dès que Robert jugea que sa présence n'était plus nécessaire
à son élève , il l'établit dans une maison destinée particulière-
⚫ment aux jeunes étrangers ,et où ils recevaient une excellente
éducation. Cela fait, Robert se disposa à quitter Paris pour
DÉCEMBRE 1814. 415
retourner à Elnach ; il fit ses adieux à Albert , et l'embrassa
en pleurant ; le jeune homme l'imita, quelle que fût sa fermeté
d'ame; mais ce qui diminua ses regrets ce fut l'assurance que
lui donna Robert de veiller sur Ernest son ancien rival , et d'éviter
qu'il cherchat une seconde fois à dérober le coeur de
Louise .
Albert avait pour unique connaissance à Paris , un ami de
son père , qui lui faisait toujours un accueil très-aimable. Dès
que le jeune homme avait un instant de loisir , il venait le passer
chez M. de Berval, ne voulant se confier qu'aux amis qu'il
ferait dans cette maison. M. de Berval était un littérateur
presque savant. Ses connaissances lui avaient acquis la considération
générale des habitans de la petite ville dans laquelle il était
nė; mais la jugeant trop peu digne d'apprécier ses talens , il
la quitta pour venir à Paris se perdre comme bien d'autres
dans la foule des hommes,distingués ; il recevait beaucoup de
monde , et particulièrement ce qu'on appelle les beaux esprits.
Albert préférait leur société à toute autre , parce qu'il ne remarquait
point parmi eux cette roideur dans les manières , et
cette stérile sécheresse de conversation qui rendent si parfaitement
insipides les sociétés composées d'hommes ordinaires .
Mais Albert se désolait de voir les muses si généralement
courtisées ; il aurait voulu qu'on les aimât , mais qu'on s'occupàt
moins d'elles , et que les femmes surtout ne se précipitassent
pas en foule dans leur temple. M. de Berval lui faisait remarquer
que l'universelle culture des arts et des lettres avait rendu
cependant la société beaucoup plus supportable , et qu'elle
l'avait délivrée du moins d'un cérémonial en quelque sorte
sacré chez les peuples qui font consister tous les charmes des
réunions dans l'ennui et les embarras que l'on se cause mutuellement.
Se peut-il , se disait Albert, que l'on ait si généralement
accusé les femmes auteurs de négliger tous les intérêts ordinaires
de la vie , de laisser le désordre s'établir dans leur maison,
et de ne point s'occuper de leur famille? Quel changement
s'est-il donc fait ? Ces dames ne dédaignent plus les occupations
de femmes ; elles conduisent à la fois les affaires du dehors et
celles du dedans , elles ne négligent ni les intérêts de leur gloire ,
ni même ceux de leur toilette; aucun genre de travaux ne leur
est étranger , et il ne leur manque plus , pour usurper l'empire
sur les hommes , que la force du corps qu'elles essayeront peutêtre
de se procurer par de fréquens exercices. Albert ne trouvait
guères que parmi les femmes littérateurs cette aménité
cette indulgence qui appartiennent à la supériorité réelle ;
elles n'avaient point les manières froides ou indifférentes , et
2
1
416 MERCURE DE FRANCE ,
l'air de suffisance qui caractéritent la nullité ; elles n'avaient pas
cette morgue de la sottise si commune aux jeunes femmes qui
s'imaginent avoir assez fait pour la satisfaction des autres et
pour la leur, qui s'imaginent avoir rempli dignement la vie si
elles parviennent à faire croiregénéralement qu'elles ne manquent
point à la symétrie des usages reçus .
Après deux ans de séjour à Paris , Albert vit que l'on était
parvenu à un tel degré de civilisation et de perfectionnement
dans les arts , que désespérant de trouver d'autres alimens à
notre industrie on se voyait réduit à travailler au perfectionnement
individuel , seul ouvrage qui restât à faire. Déjà , se
disait-il , les vices sont de mauvais goût ; et bientôt on ne tolérera
pas plus des penchans irréguliers qu'il n'est permis de ne
pas avoir tous les talens agréables. Le bon jeune homme se
félicitait que l'on recueillît du moins ce fruit de tant de travaux,
de tant d'efforts en tout genre.
Quelle que fût d'ailleurs la prédilection d'Albert pour les
hommes de lettres , il remarquait de grandes contradictions
entre leurs habitudes , leurs usages et les opinions qu'ils publiaient;
il savait que plusieurs d'entr'eux avaient , dans leurs
écrits, déprécié la société avec autant de force que d'éloquence ,
et cependant ils paraissaient s'y plaire , ils y vivaient , ils la
recherchaient avec une sorte d'avidité , ce qu'Albert ne pouvait
s'expliquer que par cette solution : s'ils se jettent dans le
monde qu'ils méprisent, c'est apparemment pour le mieux
juger , pour être mieux en état d'en faire connaître les dangers
et les travers .
Albert ne pouvait s'empêcher de désirer que sa petite femme
ressemblåt un jour à ces dames qui le charmaient particulièrement
, sans songer que si Louise était douée de plus d'avantages
, elle aurait peut-être aussi plus de prétentions , et
qu'alors l'esprit naturel du bon Albert pourrait bien ne plus lui
suffire. Heureusement ce voeu téméraire ne fut point exauce;
Louise se bornait à acquérir les qualités suffisantes au bonheur
domestique. Chaque semaine elle écrivait à son petit mari ,
qui était devenu grand et digne d'elle ; son style n'était pas
toujours aussi pur que ses sentimens , mais Albert n'y prenait
pas garde , et il ne remarquait dans ses lettres que les expressions
froides ou contraintes ; néanmoins Louise avait bien soin
de ne pas donner souvent lieu à de semblables remarques .
Ayant lu quelque part que la jalousie alimente l'amour , mademoiselle
de Liesthal laissait parfois échapper , en écrivant, le
nom redouté d'Ernest. A la vérité, ce nom n'était placé que
e
S
DÉCEMBRE 1814. 417
1
| fort discrètement; elle voulait qu'Albert se rappelåt qu'il avait
unrival , mais elle évitait qu'il en fût péniblement affecté.
Cependant le terme du séjour d'Albert à Paris commençait
à s'approcher ; il y avait près de cinq ans qu'il était en France ,
et pendant ce temps il s'était singulièrement formé , soit qu
physique, soit au moral. Avec toute la fraîcheur et les agrémens
d'une figure de vingt ans , il avait la raison et le sang-froid
d'un hommede quarante; sa taille était celle que M. de Beligheim
lui avait enjoint d'avoir. Satisfait de pouvoir se montrer
si docile aux volontés de son grand-père ,Albert attendait avec
- impatience le moment fortune où sa famille le rappellerait à
Reindolf; il était en même temps fort curieux de contempler
- les changemens qui devaient s'être opérés dans sa Louise. II
faisait à ce sujet beaucoup de questions à son fidèle ami Robert ,
qui ne possédant pas à un parfait degré le style épistolaire , ne
répondait jamais assez vite, jamais assez abondamment au gré
dujeune homme. Il disait bien que Louise n'était plus reconnaissable,
qu'on la trouvait généralement plus belle ,plus charmante
, et qu'elle était chérie de tout le voisinage ; mais il
n'entrait dans aucuns détails, et ce sont précisément les détails
qui , à ce qu'on assure , intéressent le plus les amans. F
甚
En attendant l'époque de son mariage , Monsieur faisait à
Paris le plan de la manière de vivre qu'il adopterait aussitôt
qu'il serait époux ; de son côté , Madame taillait des béguins à
ses enfans futurs. Mais , Monsieur et Madame se virent tout à
coup menacés de perdre le bonheur qu'ils se promettaient.
Albert cessa de recevoir des nouvelles de Louise ; les deux
dernières lettres qu'elle lui avait écrites étaient froides et cérémonieuses
, quelques expressions permises entre époux en étaient
bannies , le nom de cousin remplaçait celui de petit mari que
l'on avait conservé faute de mieux , enfin tout annonçait que
le coeur de Louise n'était plus le même. Albert s'en plaignit ;
on parut s'étonner de ses plaintes. Il accusa Louise d'inconstance,
elle lui répondit avec amertume , et ce fut la dernière
lettre qu'il reçut d'elle. Albert qui lui avait envoyé le Mérite
des Femmes relié magnifiquement , dans sa juste vengeance
lui fit parvenir lasatire de Boileau pour servir de pendant et faire
ensemble. Quelques personnes douées d'une extrême délicatesse
de sentiment , seront choquées de cette boutade ; mais notre
héros n'était pas français , et il disait aussi franchement : Je
suis mécontent de vous , qu'il disait : Je vous aime.
Un jour qu'Albert se trouvait chez M. de Berval , il lia conversation
avec un jeune étranger , uniquement parce que cet
étranger était de sa patrie. Seriez -vous des environs de N
27
418 MERCURE DE FRANCE ,
demanda-t-il au jeune Reindolf?-Précisément.-Vous avez
sans doute entendu parler d'Ernest de C**?-Eh ! mon Dieu ,
oui. Je suis son ami. Peut-être ne recevez-vous pas souvent
des nouvelles de N* ? Connaissez-vous mademoisellede Liesthal?
-Si je laconnais ! ...-On parle d'un projetde mariage entre
elle et Ernest ; toutefois ce dernier ne m'en dit rien.- Je le
crois , car cette nouvelle est bien certainement fausse. C'est
possible , je m'en assurerais facilement si j'y prenais quelque
intérêt. Ne négligez pas de vous en informer , dit Albert ,
lequel commençait à s'alarmer sérieusement; vous m'obligerez
beaucoup .- Très-volontiers , c'est la chose dumonde la
plus simple; je vais écrire , et dans quelques jours j'aurai la
réponse que je vous montrerai aussitôt .
-
Ce que l'on venait d'apprendre à Albert s'accordait parfaitement
avec la singulière conduite de Louise , et il voyait ses
soupçons réalisés. Cependant il ne pouvait concevoir qu'il fût
trahi par sa famille même , et qu'on ne daignât pas du moins
l'avertir qu'il devait perdre toute espérance. Il attendit avec
une extrême anxiété les renseignemens redoutables qui ne tardèrent
pas à lui être envoyés. La lettre d'Ernest , que l'étranger
lui communiqua , était ainsi conçue dans le passage qui
concernait Albert: « Ce que vous avez appris et dont vous me
demandez l'assurance , est exactement vrai ; la chose n'est pas
terminée , mais elle ne peut tarder à l'être : j'avais des raisons
particulières pour n'en point parler encore , la famille l'exigeait
, et moi-même je trouvais cette discrétion assez à propos
, etc. , etc. » Albert relut six fois ces mots, elle ne saurait
tarder à l'étre , et il s'écria : Ingrat envers le ciel ! il ne parle
point du bonheur.... ; mais non , bien plutôt du malheur de
posséder une femme si perfide. Qu'il n'espère pas jouir en paix
de ce qui devrait m'appartenir , je saurai bien reculer la cérémonie
du mariage , et demain, sans plus tarder, je prends.... »
C'est ainsi qu'il s'abandonnait à son transport fougueux , quand
il ful interrompu parl'arrivéedeRobert. La présencedecedernier
causa d'autantplus de plaisir au jeune homme , qu'elle lui annonçait
la fin de son exil. Mais en réfléchissant , ces mots lui
échappèrent : elle est donc mariée, puisqu'on ne redoute plus
ma présence ? L'agitation et l'air indigné du jeune homme surprirent
singulièrement Robert , qui ne s'était attendu qu'à des
élans de joie. Albert s'imaginant enfin que sonvieux ami avait
reçu l'ordre d'être discret , et de paraître ignorer ce qui se passait
à Reindolf , prit la résolution de se taire ; il annonça seulement
qu'il voulait partir sur-le-champ pour aller tuer quel P
qu'un à Reindolf, ets'y tuer lui-même; mais Robert , qui était
Ce
rb
DÉCEMBRE 1814. 419
7
chargé de quelques petites commissions , demandait qu'on lui
laissât le temps de les faire. Ces observations parurent être des
prétextes pour reculer le départ, et Albert n'en füt que plus
décidé à prendre une chaise de poste pour arriver promptement.
Robert lui assura qu'il arriverait toujours assez tôt pour
se tuer et tuer les autres. Cependant , trois jours après , Robert
et sonjeune maître avaient quitté Paris; les deux voyageurs se
tournèrent le dos , enseboudant , et demeuraient des heures
entières sans se dire un mot.
1
Pour ne pas perdre de temps , Albert dormait et mangeait
dans la voiture; ce qui n'était pas propre à égayer Robert ,
lequel n'aimait pas les dîners ambulans. Je suis très-pressé d'arriver
, disait le jeune Reindolf à chaque poste , tandis qu'on
changeait de chevaux.-Eh ! mon Dieu , quelles affaires si
importantes peuvent vous appeler ? Un jeune homme comme
vous n'a guères que des affaires de coeur; si vous êtes attendu
par votre belle , en reculant le plaisir de la voir , vous jouirez
plus long-temps. Ces plaisanteriés des postillons arrachaient
des soupirs à l'infortuné Albert , peu reconnaissant des soins
qu'onprenait de faire durer son bonheur. Cependant , la fortune
ennemie voulait conserver sa vie en dépit de lui-même ,
et pour mieux parvenir à ses fins , elle renversa le traîneau de
hos voyageurs qui restèrent plongés dans la neige et les ténèbres;
leur chute acheva de les transir de froid , ils ne pouvaient
se résoudre à marcher pendant les trois lieues qui restaient à
faire , et le traîneau s'étant brisé dans la seçousse , avait besoin
d'une réparation. Je gage , se disait Albert avec impatience ,
que je n'aurai pas même la liberté de mourir promptement.
Il est bien vrai que le ciel s'oppose à mon bonheur. En effet ,
il avait espéré arriver à Elnach ce soir même , et un tel incident
ne pouvait que l'affliger. En regardant autour de lui , il
aperçut une fumée brillante qui sortait du toit d'une maison
dont on ne voyait guères que la cheminée. Robert et son jeune
maître s'en approcherent , laissant le cocher raccommoder son
* traîneau , et se proposant de lui envoyer du secours si eux-
-mêmes ils en trouvaient. Le vent avait tellement accumulé la
2
neige contre la cabane , qu'il étaitplus faciled'entrerpar lacheminée
que par la porte. Il doit y avoir sous la neige un chemin qui
conduiseààllaa porte, dit Robert.-Jen'en saisrien; maisd'icia ce
que nous le découvrions nous serons totalement gelés, dit Albert.
C'était lejour des Rois ; les habitansde la cabane oubliaient leur
captivité, cc''eesstt--à--dire le mauvais temps , et étaient assis auprèsdu
feu, mangeant un jambon et le fameux gâteau , le plus gaiement
possible. Comment leur faire savoir que nous sommes ici ? dít
420 MERCURE DE FRANCE ,
el
m
po
su
la
là
inf
ca
cha
dite
ide
Su
Char
Robert.- En jetant quelque chose par la cheminée. Albert y
laissa tomber son gant de buffle. Précisément, le bon père
racontait à sa nombreuse famille comment on voulut détourner
un voyageur qui traversait un village de passer la nuit dans un
château , où , disait-on, des revenans apparaissaient , comment
le voyageur intrépide s'installa dans ce château ,comment , étant
paisiblement assis près de la cheminée , il y vit descendre une
main. Le narrateur en était là de son récit, lorsque le gant
d'Albert tomba. On pense bien que les auditeurs jetèrent un
cri , et demeurèrentconsternés; le second gant suivitle premier.
Patience ! dirent ces bonnes gens, nous allons voir la tête ,
aucun d'eux ne songeait à aller regarder au-dehors ce qui pouvait
causer ce phénomène. Robert , pressé de se chauffer ,jeta
une si grande quantité de neige qu'il éteignit le feu , puis il descendit
parla cheminée. Miséricorde ! ... voici les jambes, s'écrierent-
ils enquittant subitement cette chambre. Robert se trouvale
maître duterrain , avantage qu'il dut à l'apparition desesjambes;
il pressa son jeune maître de l'imiter , lui disant qu'il trouve- Tap
rait les restes d'un repas , et point d'hôtes pour en exiger le
prix. Effectivement, se disait Albert avec une sorte de dépit ,
pourquoi craindrais-je de me noircir la figure ? elle n'intéresse pate
personne. Hélas ! à qui m'efforcerais-je de plaire ? et qu'importe
que je sois blanc ou noir ? Cela dit , il se fit aider de
Robert , et entra dans la chambre par le chemin des ramoneurs
; ils se mirent tous deux à manger avec un grand appé- ac
tit. Les paysans qui regardaient par le trou de la serrure ,
voyantque les revenans mangeaient , peu à peu s'apprivoisèrent et p
avec eux , et entrèrent tous en même temps , afin de savoir si
les revenans payaient aussi. La bonne humeur fut bientôt
rétablie , et les maîtres de la maison ne firent aucune difficulté
de boire avec les revenans , lorsqu'ils eurent reconnu l'ancien 0
garde-chasse Robert . A la santé de votre belle , dirent-ils ous
en approchant leurs verresdecelui de Reindolf.-Je n'ai points
debelle, répondit brusquement ce dernier. Est-ce bien elit
vrai ?-N'en croyez rien, leur dit Robert; il en a unequi est si te
belle et qui lui tourne si complètement la tête , qu'il déraisonnel
depuisle moment où je lui ai annoncé qu'on l'attendait àElnach;
il ne me laisse pas une minute de repos , et nous voyageons obe
avec la célérité d'un héritier qui va recueillir une succession.- cha
En ce cas , dirent ces bons paysans, il faut avant de vous pré- i
senter à elle , faire disparaître cette suie qui vous couvre leies
visage et les mains, puis....-Ce n'est pas nécessaire,dit lejeune
homme d'un air indifférent.-Cependant, à moins que made- s
moiselle n'ait un goût particulier pour les Maures....- Ses
-
-
isa
reci
perc
fr
Ce
ez
A
DÉCEMBRE 1814. 421
goûts ne m'importent guères , permis à elle de.... -Mais
encore.... - Non, il me plaît de me présenter ainsi à ma famille,
satisfait de prouver par ce moyen que je ne cherche
point à plaire .
Cependant le traîneau étant réparé , nos voyageurs poursuivirent
leur route, et arrivèrent sans aucun autre accident à
la ferme de Catherine. Il y avait encore un quart de lieue de
là au château , et Albert mourant de froid ne fut pas fâché de
causer une agréable surprise à la bonne femme , et de se
chauffer en même temps. Il voulait aussi prendre de plus sûres
informations au sujet du mariage d'Ernest avec Louise , et méditer
ensuite sur la manière avec laquelle il aborderait sa perfide
petite femme. Robert et le jeune Reindolf s'arrêterent a
la porte sans faire aucun bruit, et craignant de trouver tout
le monde couché , puisqu'il était plus de neuf heures du soir ;
mais de bruyans éclats de rire les rassurèrent bientôt : ils
s'approchèrent des croisées et virent un grand nombre d'habitans
d'Elnach qui semblaient fort disposés à la gaieté ; les uns
chantaient , d'autres dansaient , tandis que les enfans se disputaient
les débris du gâteau des rois. Un charlatan italien ,
monté sur une table , gesticulait d'une manière bizarre , et
faisait dans sa langue , que les spectateurs ne savaient pas , des
récits qu'il disait être fort plaisans ; et tout le monde de rire à
chacune de ses grimaces , non point qu'on le comprît , mais
parce qu'il avait annoncé qu'il allait dire des choses comiques;
et puis on était en train , c'était un vrai délire. De tous côtés
on se réjouit , et nous mourons de froid , dit Robert. Mourir
de froid n'est rien , répondit notre héros. C'est beaucoup.
-Ce n'est rien .- Selon moi la mort est ce qu'il y a de pis .
-On voit bien que vous n'êtes pas trahi .- Trahi tant qu'il
vous plaira , on s'en console un jour ..... Mais ne voyez-vous
pas M. de Béligheim là-bas dans ce coin? il fait sauter une
petite fille , ce n'est pas le moins joyeux de tous.- Entrons
vite , dit Albert. Il me semble aussi voir mademoisellede Liesthal.
N'entrons pas. En attendant que vous vous décidiez
, je vais me mettre auprès du feu de la cuisine. Cela dit ,
Robert entre , et laisse Albert grelottant et impatientant , ne
sachant que faire , et pourtant cherchant des yeux l'ingrate
Louise. Il découvrit deux jeunes femmes qui paraissaient être
amies , et dont l'une était charmante et l'autre passable. Cette
dernière était mise avec une certaine prétention , tandis que la
plus jolie avoit un costume fort simple , et qui différait peu de
celui des paysanes riches .
-
-
Albert la contemplait avec une certaine satisfaction qui lai
(
1
1
422 MERCURE DE FRANCE ,
».
faisait oublier ses peines , lorsqu'il vit un cavalier s'approcher
d'elles et leur parler avec le ton de la galanterie. Albert fronça
lesourcil, et crut reconnaître son ancien rival. La jalousie a,
dit-on , les yeux plus perçans que l'amour même ; ainsi Albert
reconnaissait Ernest et ne reconnaissait pas Louise : il désirait
et craignait tout à la fois que la plus jolie fût sa petite femme ,
mais la mise recherchée de celle qui lui donnait le bras, fit
croire au jeune homme que la moins belle était mademoiseile
de Liesthal. Quoi qu'il en soit , il ressentit tout à coup un grand
amour pour la vie , et il commençait à répéter, d'après le dire
deRobert : « Il est toujours temps de mourir Ilremit à une
autre époque ledénouement tragique destiné à punir l'inconstante
Louise , sans , pour cela , retarder la vengeance qu'il prétendait
tirer d'Ernest. Tandis qu'il prend cette résolution , Robert
avertit M. de Beligheim de l'arrivée de son petit-fils ; ce
dernier s'en aperçoit au mouvement qui se fait dans la salle
de réunion. M. de Beligheim vient parler aux deux jeunes demoiselles
; précisément elles tournaient le dos à la fenêtre , et
Albert ne put juger, d'après le jeu de leur physionomie , comment
elles recevaient cette nouvelle. Dès que les paysans , Catherine
et sa famille eurent appris que leur jeune seigneur étail
près d'eux , l'allégresse fut générale. Albert transporté à sou
tour, et accoutumé à ne plus entrer par les portes , poussa la
croisée qui céda , puis il présenta sa figure noire , et courut la
coller étourdiment contre celle de son grand-père. Ce dernier
recula de surprise , mais il pardonna à son petit-fils , en faveur
de sa belle taille , de son nez romain et de son expression male
et distinguée. Albert s'aperçut bientôt de son oubli , aux éclats
de rire de la joyeuse assemblée ; il en conçut un mortel dépit
car les deux amies s'étaient approchées de lui avec assez dod
précipitation; mais tout à coup la jolie s'arrêta d'un air frod
en lui faisant une révérence cérémonieuse. D'après le conse
prudent de son grand-père , il se hâte de sortir pour répare
cette fâcheuse négligence ; il trouve Robert qui change d'hab
et qui l'invite à faire de même. Le jeune homme lui demand
quelle est cette jolie femme vêtue avec tant de simplicité ?
'C'est une paysanne honorée de l'amitié de mademoisell
-Honorée! ... quelle expression ! et que le sort est injuste!
Eh ! mon Diệu ! que vous a encore fait le sort ?-
honorée ...
Honorées
avec une figure , une tournure si enchanteresse. C
Je gage que , tout exprès pour nous contrarier, vous trouver
cette jeune fille plus jolie que mademoiselle .-Bien des ge
penseront comme moi. Nous y voilà , je l'avais biendit,
cependant tout le monde trouve .... Tout le monde a to
DÉCEMBRE 11814 423
-
dit Albert avec humeur. Catherine vint trouver son cher fils,
et en admirant sa belle figure , elle s'écria : Ah ben ! que dira
mademoiselle , et que dira monsieur quand ils se verront ?
Ils ne diront rien , répondit brusquement Albert. - Venez ,
venez , on vous attend avec impatience. Le complaisant Albert
rejoignit son grand-père , qui le prit par la main et le présenta
àsa pièce, Celle-ci reçut le jeune homme d'un air contraint ,
et Albert , d'après l'ordre de M. de Beligheim , l'embrassa ,
mais avec beaucoup d'indifférence , et en regardant la charmante
paysanne , qui s'éloigna dès lors en rougissant.
Catherine fêtait le jour des Rois ; elle avait eu bien soin
d'inviter mademoiselle qui , par amour pour monsieur , s'était
accoutumée de bonne heure à nommer aussi Catherine sa mère.
M.de Beligheim , qui ne manquait jamais une occasion de se
réjouir et d'obliger ses bons paysans , s'était invité lui-même ,
Let avait apporté le gâteau , ainsi que les accessoires. Madame
de Reindolf n'avait pu assister à la fête , parce que inadame
de Beligheim , qui ne se popularisait pas facilement , ne s'était
pas prêtée àcette fantaisie. Albert demandait sa mère ,
lait partir aussitôt pour aller l'embrasser ; on attendait son
père , on croyait à la ferme qu'il n'était pas de retour , mais
précisément il était arrivé ce soir même. M. de Beligheim retint
son fils , en lui demandant de ne pas déranger sa mère et
madame de Beligheim , qui étaient sûrement au lit , et d'attendre
le lendemain pour les voir tout à loisir .
etvou-
Quel que fût l'amour de Catherine et de sa famille pour leur
demoiselle , la fève ne lui était point échue; la belle paysanne
avait été la reine du festin. On ne tarda pas à s'apercevoir que
là où il y a une reine , il est naturel qu'il y ait un roi ; ainsi ,
d'une voix unanime , on proclama notre héros, qui ne fut pas
fâché que cette douce illusion le rapprochât de l'aimable reine .
Il dansa plusieurs allemandes avec elle ; son costume léger, sa
gaieté franche et sans affectation la rendaient tout-à-fait séduisante
dans ces danses animées , expression vraie de la joie la
plus vive.
Cependant Ernest réparait auprès de Louise le manque d'attentiondont
Albert se rendait coupable , et même cette tâche
semblait lui être assez agréable àremplir ; de son côté , Louise
se vengeait , par des épigrammes , de l'indifférence d'Albert.
Ce dernier jouissait du présent sans songer à l'avenir : il éprouvait
bien une vague inquiétude du penchant qu'il ressentait
pour la charmante paysanne , quoiqu'il se crût entièrement
dégagé des liens qui devaient l'unir à mademoiselle de Leisthal ;
il se demandait pourquoi le mariage d'Ernest et de Louise
424 MERCURE DE FRANCE ,
n'avaitpas eu lieu avant son arrivée ; il ne se dissimulait pas
non plus la distance qui subsistait entre lui et l'objet de son
nouveau choix. Quelque alarmantes que dussent être ces réflexions
, il ne se livrait pas moins au charme de celle dont
l'enjouement provoquait l'abandon de la joie; d'un autre côté,
M. de Beligheim , qui peut-être n'était pas fâché qu'Albert prît
son parti de si bonne grâce , se caressait le menton , et s'efforcait
de cacher un inálin sourire.
Robert, qui avait disparu , rentra au bout d'une heure : .
il précédait M. et madame de Reindolf , ainsi que madame
de Beligheim , qui , pressée de voir la nouvelle figure de son
petit- fils , avait quitté son lit en apprenant de Robert l'arrivée
Ju jeune homme. Elle se présenta en coiffe de nuit , enveloppée
d'un ample mantelet , et ses lunettes sur le nez , au risque
de faire rire les bons villageois; mais la véritable satisfaction
nous rapproche de nos inférieurs , et madame de Beligheim
souffrit qu'on se moquât de son négligé , d'autant plus que
son mari tout le premier enddoonnna l'exemple.Ehbien! les
jeunes gens se sont-ils vus ? demanda-t-elle à son mari, s'aiment-
ils déjà ? quand les marierons-nous ? demain sans plus
tarder, n'est-ce pas ? On ne saurait terminer trop tôt ces sortes
de choses; je vais donner des ordres pour tout préparer . Et ,
sans attendre une réponse, elle trottille , avec ses souliers à
talons , après les deux amies qui dansent sans prendre garde à
rien , et lui font faire trois ou quatre fois le tour de la salle :
enfin elle les atteint , leur prend le bras , et quitte la ferme.
Dès qu'Albert eut cessé de voir la reine , il éprouva une grande
lassitude et un singulier besoinde dormir. Son grand-père ne
fut pas étonné de ce changement subit; il était deux heures du
matin , et chacun se retira chez soi , les hommes en chantant ,
les femmes ensautillant,et notre héros en soupirant.
Dans lajournée du lendemain , Albert dormait encore d'un
profond sommeil , et rêvait qu'il épousait sa paysanne , lorsqu'il
fut distrait de cette flatteuse illusion par le bruit que fit
M. de Beligheim en entrant ; il apportait le contrat de mariage,
et il réveilla son petit-fils par ces mots : Vite , vite , debout; il
faut se marier sur-le-champ : habille-toi , et signe ce papier.
-Quoi! mon père , déjà ?-Eh pourquoi non?-Je croyais ...
je devais croire.... on m'avait dit.... - Hélas ! mon enfant , je
vois que tu ne sais pas ce qu'on t'a dit. Mais , mon père....
Ernest?...-Que t'importe Ernest ?-Quelle femme épousera-
Celle qui lui plaira ; ce ne sont pas , je crois , de tes
affaires ni des miennes; mais , voyez un peu ce soin qu'il prend
de marier tout le monde ! N'avons-nous pas dit de tout temps
t-il? -
DÉCEMBRE 1814. 425
$
Oui. -
- que tu épouserais ma niece ? - Oui , mon père , mais ...
Aurais-tu changé de projet ? - Oui , mon père. - Ovi ?-
Eh bien ! n'en parlons plus ; Ernest va prendre ta
place , du moins tu assisteras à la cérémonie ? - Oh trèsvolontiers
. M. de Beligheim sortit en montrant quelque humeur ..
Voilà qui est singulier , se disait Albert ; comment se fait-il
que l'on attache si peu d'importance à ce que ce soit moi ou un
autre qui épouse Louise ,et comment elle-même.... Mais non ,
onaprévumon refus ,, oonn a voulu me donner les torts , et me
laisser la honte qui doit résulter de ce changement , de cette
inconstance. Ainsi tout ce que j'avais de plus cher au monde
se liguait contre moi. Que je suis simple de m'être laissé abuser
de la sorte ! Mais , que dis-je? ne suis-je pas asssez heureux
de rester libre?... Hélas ! à quoi me servira ma liberté ? En
faisant ces observations , Albert s'habillait avec un certain soin ,
persuadé que Louise , dans un jour aussi important , aurait
auprès d'elle ses plus chères amies. Effectivement , en entrant
dans la pièce où toute la famille était réunie , Albert aperçoit
la paysanne causant familièrement avec Louise , et vêtue avec
la même élégance que cette dernière. Déjà surpris de cette
singularité , il le fut bien davantage de voir M. de Beligheim
prendre Ernest par la main , lui dire qu'il lui donnait sa nièce ,
et unir cette même main à celle de la prétendue paysanne.
Albert déconcerté demeurait immobile , et laissait les futurs
époux se diriger vers la chapelle du château; mais , tout à
coup , il s'élance vers Ernest , le sépare avec violence de la
véritable Louise , s'empare d'elle , et prend une attitude menaçante.
Bravo ! bravo ! s'écrie M. de Beligheim ; à ce trait je
reconnais mon sang , c'est ainsi que l'on défend ce qui nous
appartient : oui , mon fils , elle est à toi , tu es digne de la posséder;
conserve-la avec la même intrépidité que tu l'as conquise.
Celle que tu as cru être ma nièce est promise depuis
long-temps à cet Ernest , dont le mariage va se faire enmême
temps que le tien. Là il s'arrêta , jouissant du bonheur d'Albert
comme de son ouvrage. Joseph de Reindolf , dont le pouvoir
étaitquelquefois nul lorsqu'il s'agissaitde son fils que M. de Beligheim
s'était approprié, se rappelait avec un certain orgueil qu'il
avait aussi par ses exploits conquis sa chère Hélène. Le mariage
se fit dans cette même journée , qu'Albert et sa petite femme
mirent au nombre des plus heureuses de leur vie .
Il est temps d'expliquer ce qui avait causé l'erreur d'Albert .
M. de Beligheim , dont la principale occupation était de préparer
le bonheur de ses enfans et de leur ménager d'agréables
surprises , fit , pendant qu'Albert était à Paris , cette sage ré426
MERCURE DE FRANCE ,
1
flexion : Un mariage projeté par les parens ressemble toujours
à un mariage forcé , et si , par la suite , il n'est pas heureux ,
c'est à nous que les reproches s'adressent ; je veux donc faire
en sorte que mon petit-fils aime sa cousine malgré ma volonté
apparente. Il dicta les dernières lettres que Louise écrivit à
sonAlbert , lettres qui jetèrent l'alarme dans le coeur du jeune
homme. Ce fut aussi lui qui engagea Ernest à se servir d'un
ami qu'il avait à Paris , pour préparer peu à peu le jeune
Reindolf à croire mademoiselle de Liesthal infidele. Robert le
trouva sibien préparé , qu'il se hâta d'écrire à son maître que le
ressentimentdu jeune homme était très-vif, très-sérieux, et qu'ils
allaient tous deux arriver presque en même temps que la lettre.
Louise , d'après le désir de son oncle , engagea son amie à
prendre son rôle , ce qui fait penser qu'elle attachait quelque
gloire à subjuguer Albert , sans avoir d'autres titres auprès de
lui que ses charmes , et que surtout elle craignait assez peu que
le coeur de son petit mari pût s'y méprendre. Elle choisit
l'habillementd'une paysanne , qui lui allaità merveille , et dont
elle aimait à se revêtir lorsqu'elle embellissait de sa présence
les fêtes des fermiers d'Elnach ; ces derniers l'adoraient sous
ce costume , qui semblait rapprocher d'eux leur bonne demoiselle
. C'est ainsi que le jour des Rois elle se trouva naturellement
préparée à l'arrivée d'Albert .
Comme M. de Reindolf connaissait le caractère entreprenant
de son fils , il jugea à propos de le marier des son retour. Ce
dernier n'ayant plus rien à craindre d'Ernest , devint son ami
le plus tendre : de qui ne serait-on pas ami lorsqu'on est heureux!.
1
Mademoiselle V. CORNÉLIE DE SEN**.
مل
:
EXPOSITION , dans le Musée royal, des ouvrages de Peinture ,
:
4 de Sculpture , d'Architecture et de Gravure des artistes
vivans.
(DEUXIÈME ARTICLE. )
Le tableau de Françoise de Rimini , par M...... est un
ouvrage qui rappelle les meilleurs maîtres de l'école italienne.
Cependant on voudrait qu'une des figures principales eût plus
de noblesse.
M. Bergeret , auteur d'un tableau représentant laMort de
Raphaël , avait donné de grandes espérances. La scène donnait
entièrement l'idée de ce grand homme , et des illustres per
DÉCEMBRE TODÁS 427
sonnages qui venaient, rendre hommage à un talent jusqu'ici
sans égal. On conseillait dans le temps , à M. Bergeret , une
étude particulière des têtes de moines, Le conseil pourrait
s'appliquer de même à son dernier tableau , représentant Anne
deBoulen condamnée à mort. Pourquoi n'a-t-il pas donné plus
d'extension à sa toile? il aurait donné , par ce moyen , plus de
caractère à sa composition , qui semble trop ramassée. La
grande, quantité d'accessoires ( d'ailleurs tous très-bien rendus )
gêne considérablement la gravité de cette composition et la
juste, expression de la résignation de la reine 2
Une des croisées deParis, le jour de l'arrivée de Louis xvm,
par madame Auzou , est vraiment une chose charmante. On
accorde généralement à cette dame un talent rempli de grâce
et de délicatesse. On s'arrête long-temps avec plaisir devant un
autre sujet représentant Diane de France, fille de Henri II ,
et le jeune Momorency. Jamais l'amour sincère n'a donné une
expression plus aimable. Nous nous plairons à examiner encore
ce joli tableau , quand nous parlerons du salon d'Apollon.
Monsieur Bouton nous présente deux tableaux qui entraî
neront tous les suffrages : l'un représentant une vue intérieure
de la salle du XVe siècle , au musée des monumensfrançais;
l'autre le palais des Thermes , vulgairement appelé les bains
de César. Ces deux ouvrages méritent leur réputation sous
plusieurs rapports. Mais ce fini désespérant , pour me servir
de l'expression d'un de leurs admirateurs , ne me semble
point ici assez utilement employé. Les artistes qui connaissent
la tactique de ce genre , sont fâchés de voir employer à finir
des pièces de pavé le même temps qu'on mettrait à perfectionner
des figures. Toutes les écoles ont blamé Gérardow
d'avoir employé trois jours à peindre un manche à balai.
Horace aurait ri de ce travail inutiles
Æmilium circa ludumfaber unus et ungues
Exprimet , et molles imitabitur ære capillos , ctc .
Je suis loin de ne point reconnaître des beautés dans les ouvrages
que nous examinons ; mais qu'ils sont loin de pouvoir
être comparés à l'intérieur d'une prison , par M. Granet , ouvrage
dont nous parlerons dans un autre article. Les ouvrages
de M. Bouton sont trop étudiés : ils ont plus de détails que
la nature elle-même. La Fontaine , qui connaissait quelquesuns
des plus précieux secrets des beaux-arts , aurait dit à
M. Bouton et à ses imitateurs :
Je crois qu'il fant, laisser lig
Dans les plus beaux sujets quelque chose à penser, !
۱
428 MERCURE DE FRANCE ,
Le secret de ce genre est certainement de bien connaître les
parties du tableau auxquelles il est important de donner un
grand fini , et de les distinguer de celles qui doiventcomposer ce
qu'on appelle les laissés. Le fini , porté partout jusqu'à la
perfection , devient pénible pour le spectateur , qui peut-être
trouve , dans l'idée des peines qu'à dû éprouver l'artiste , la
cause de ses sensations désagréables. N'en doutons point , nous
sommes organisés de manière à ne point chercher, pour cause
de nos plaisirs , les peines de nos semblables.
Bajazet vient de perdre son fils tombé sous le fer de Tamerlan.
Le chagrin qu'il en éprouve a jeté son âme dans ce trouble
cruel,
De la chute des rois funeste avant -coureur.
Soudain , il entend le son d'une flûte ; il voit un berger assis
sous un arbre : la douce paix de l'habitant des campagnes ,
qui borne ses désirs à voir prospérer ses troupeaux , remplit
l'âme de ce berger. Le roi , immobile, regarde le pasteur : il
compare cette douce tranquillité à l'agitation qui accompagne
la puissance, ambitieuse.... Ce sujet est heureux. Les arts
doivent rechercher ces contrastes de sentimens qui ne heurtaient
point les convenances ; c'est là ce qui fait le charme de l'épisode
d'Herminie chez les bergers , dans la Jérusalem délivrée. M. de
Dreux-Dorcy a traité le sujet de Bajazet et du Berger avec
un talent qui lui a déjà mérité les suffrages des artistes. Il est
dupetitnombredes peintres , qui, jeunes encore , ont su mettre
en jeu les sentimens profonds de l'âme. Son sujet admettait
l'énergie et la grâce , l'une et l'autre s'y trouvent réunies à la
pureté du dessin. Cet artiste a été moins heureux pour exprimer
ces vers de Rhadamiste et Zénobie de Crébillon ,
Dans l'Araxe aussitôt je le traînai moi-même :
Cefut là que ma main lui choisit un tombeau ,
Et que de notre hymen s'éteignit le flambeau.
On dirait que les circonstances n'ont pas permis à l'auteur
de terminer son tableau. Les formes en sont peu énoncées ; la
composition n'en est pas heureuse. Je doute que le sujet de
Zénobie , tel que l'avait conçu l'auteur, fût susceptible de produire
un tableau d'un heureux effet :
Et que
Desperat tractata nitescere posse, relinquit.
HOR.
1
Onnedoit pointdouter que M. de Dreux-Dorcy ne reprenne
bientôt la bonne route dont il s'est écarté un instant.
DÉCEMBRE 1814. 429
Persée délivrantAndromède est un des sujets le plus souvent
traités par les peintres et les sculpteurs ; il prête à une belle
composition, etdemande le style héroïque qu'un de nos grands
peintres possède dans la plus haute perfection , et dont il a
communiqué le secret à un très-petit nombre d'élèves. Madame
Mongez est une de ces heureuses adeptes qui semblent mieux
avoir saisi quelques-uns des grands caractères que M. David a
portés dans l'école française. Son héros est peint avec toute
l'énergie et la grâce qu'on s'attend à trouver dans un demidieu.
Quelques personnes disaient un jour auprès de moi :
« C'est , en dessin et en beauté , le rival du Romulus du tableau
>>des Sabines ! Heureux le maître qui peut avoir de sem-
>>blables élèves ! » Quelques personnes , du genre de celles
qui veulent ôter à Mile. La Fayette lagloire d'avoir produit la
princesse des Clèves , et à madame Deshoulières , celle d'avoir
inventé son idylle des moutons , voudraient aussi priver
inadame Mongez d'une partie de la gloire que mérite ce tableau.
Quel triomphe pour cette dame si ... ! On n'élève pas les mêmes
contestations sur son tableau représentant Mars et Vénus,
C'était cependant encore le genre héroïque que demandait ce
sujet.
Jacob bénissant ses enfans au moment de sa mort est un
des plus beaux sujets de la peinture historique. Ce vieillard ,
que les siècles chargeaient sans courber son front vers la terre ,
qui vit ses nombreux enfans dispersés dans l'univers , cultiver
les champs de la Judée , errer dans les déserts de l'Idumée ,
s'asseoir auprès du trône des monarques d'Egypte , jouit , quelques
instans avant sa mort , du doux spectacle de tous ses fils
réunis. Il étend sur eux ses mains patriarcales ; le respect et
la craintede perdre l'homme aimé de Dieu , remplissent leurs
âmės ; ils s'inclinent , ils tombent à genoux , il vont recevoir
religieusement ladernière bénédictioonndecelui qui vécut longtemps
sur la terre , parce qu'il fut juste.Alors ces nombreux
enfans sentent mieux que jamais qu'ils sont frères ; ils sentent
plus vivement le besoin de s'aimer les uns les autres; ils se
groupent autour du lit de Jacob : la pourpre de Joseph touche
àla simple tunique de Benjamin, à l'humble panetière et aux
robes de marchands de ses autres frères , tous vont assister à
la mort du juste.
Ce sujet , traité par M. Lafond , est justement admiré depuis
long-temps. On lui a assigné une place parmi les excellens
ouvrages de l'école moderne. Le sujet est traité avec cette
430 MERCURE DE FRANCE ,
1
sévérité de style qu'il semblait exiger. Jacob inspire la vénération
et par sa figure et par sa pose; sa main semble protéger
quand elle bénit. Ses nombreux enfans étaient difficiles à
grouper , l'auteur a trouvé le moyen de sauver la monotonie
parlemélangedes lignes heureusement amené. Plusieurs parties
de ce tableau rappellent le dessin sévère de Poussin . Le ton
général un peu sombre convient au sujet On désirerait que la
tête deBenjamin fût peinte avec plus de fraîcheur , elle acheverait
alors le contraste que l'auteur avait sans doute cherché
enplaçant ce beau jeune homme au milieu de ses frères , et audessous
de Jacob. M. Lafond , dans la galerie que nous examinons
, a un autre tableau , représentant Valleda , prétresse
druide, sujet tiré des Martyrs , par M. de Châteaubriand. Cette
jeune prêtresse , placée sur léger esquif , au milieu des flots ,
jette des pièces d'or dans l'eau , pour arrêter sa fureur ; cette
figure a de la grâce. Nous aurons occasion , dans l'examen du
grand salon ,ddee parler d'un autre ouvrage de M. Lafond , plus
important que ceux dont nous venons de parler.
Au-dessus du tableau de la Mort de Jacob, estun grand
tableau de M. Descamps , représentant les femmes de Sparte
encourageant leurs fils à défendre vaillament leur ville. Cet
ouvrage prouve qu'on peut prendre pour modèle l'école itahenne
, sans avoir un heureux succes.
Les enfans de Sophocle , pour s'emparer de la gestion de
ses biens , l'accusèrent d'imbécillité ; il s'en justifia en lisant
devant l'Aréópage sa dernière tragédie d'OEdipe à Colone.
Ce sujet, traité par M. Sérangeli , intéresse vivement le spectateur.
Je crois que ce qui manque principalement à ce tableau
est la diguité dans la tête de Sophocle ; cette figure n'a point
assez de relief. L'auteur eût dû donner plus d'éclat et de noblesse
à
;
309 Cefront qu'un peuple ému couronna tant de fois.
MILLEVOYE.
Plusieurs des personnages secondaires ne laissent rien à désirer
: Sophocle paraît surchargé de ses draperies , dont la cou
leur n'est pas heurense. Cet ouvrage est celui d'un bon peintre
àqui il manque le secretde former, de toutes les parties de son
ouvrage , une harmonie.
M. Vignaud a peint avec succès la mort de Le Sueur : « Ce
» peintre célèbre , dit M. Vignaud dans sa notice , fut toujours
>>persécuté . Ce n'est que dans le monastère des Chartreux , où
1
DÉCEMBRE 1814. 431
" il avait peint la vie de saint Bruno , qu'il trouva une tran-
>> quillité de courte durée. En effet , il tomba malade et mourut
» à l'âge de trente-huit ans , dans les bras de ces religieux » .
M. Vignaud a peint Le Sueur d'après ses portraits : il a peint
les chartreux assistans aux derniers momens de Le Sueur ,
d'après les personnages des précieux tableaux destinés à leur
église. Ce tableau est traité avec beaucoup de talent et de
goût.
Le Caïn de M. Paulin Guérin a plusieurs belles parties ;
mais l'auteur semble ne point savoir faire la différence entre
Racine et Crébillon, entre Virgile et Lucain. Il faut employer
la terreur , mais il ne faut jamais lui faire passer les bornes
que le goût a fixées dans les arts , même aux passions les plus
turbulentes.
い
Les amateurs de l'exacte imitation de la nature doivent être
satisfaits en voyant les ouvrages de M. César Van-Loo. Tout
ce qu'il a exposé cette année est vraiment d'un aspect séduisant
, et décèle une parfaite connaissance de la nature ; lorsqu'on
fait avec cette étonnante vérité , on est facilement absous
du reproche que lui font quelques personnes de ne représenter
que des effets de neige.
On ne quitte point la grande galerie avant de s'être arrêté
quelques instans , et avant de s'être promis de revenir devant
le beau portrait de madame ***, par M. Gros ; devant les charmans
paysages des Bertin, des Demarne; devant un joli paysage
peint par un artiste anglais , qui n'est pas un des meilleurs ouvrages
de l'exposition dans son genre , mais qui l'aurait peutêtre
été il y a quinze ans. On s'arrête avec plaisir devant Ero
et Léandre de M. Delorme ; avec intérêt devant le tableau représentant
lefameux poëte Delille sur son lit de mort; avec
tristesse devant celui représentant le duc d'Enghien aux
Champs-Elysées .
On ne sort point de cette galerie sans admirer une table de
porcelaine , de la manufacture royale de Sèvres . Cette table ,
exécutée par M. Parent , représente les portraits des plus grands
capitaines grecs et romains. C'est une imitation de la Sardoine
à touches variées , saisie avec une vérité étonnante. Ce n'est
cependant que le moindre mérite de ce charmant ouvrage :
toutes les têtes sont parfaitement dessinées , les sujets placés
au-dessous de chacune sont d'un artiste de goût , et les difficultés
qu'il a fallu vaincre, pour composer la frise qui entoure
la tête d'Alexandre , supposent un homme consommé dans son
432 MERCURE DE FRANCE ,
1
art. Ce meuble , aussi riche qu'élégant , sera incontestablement
un des plus beaux ornemens du palais pour lequel il est destiné.
Dans le prochain numéro , nous nous occuperons de l'examen
des ouvrages contenus dans le grand salon.
** BRES.
:
.....
LES PETITES - AFFICHES.
(Extrait des Lettres Parisiennes , par Antimèle. )
Je ne veux pas rester long-temps sans m'entretenir
avec vous. Voici le récit d'un rêve que j'ai fait la nuit d'avanthier.
Ce songe m'ayant paru avoir un caractère d'originalité
assez plaisant , je me mis à l'écrire dès que je fus éveillé. Je suis
bien aise de vous faire part de cette petite circonstance , parce
que vous pourriez croire , en lisant une foule de détails assez
minutieux , que je les ai assemblés à plaisir. Je vous jure qu'il
n'en est rien; et vous savez qu'un homme qui aperçoit déjà la
vieille proue de la barque du vieux Caron , n'oserait mentir
dans le voisinage du Styx.
Je rêvais donc que madame de F.... voulait acheter une
maisonde campagne , et m'avait chargé de voir si les Petites-
Affiches n'annonçaient pas quelque chose qui lui convint. Muni
de mes instructions , je m'étais rendu dans un café pour y
parcourir cinq ou six numéros de cette utile feuille , qui vous
indique , jour par jour , où l'on trouve des chevaux à vendre ,
des domestiques à placer , et des filles à marier. En vérité , les
gens simplesqui ont la bonliomie de lire les journaux pour avoir
des nouvelles certaines , ne peuvent faire mieux que de s'abonner
aux Petites-Affiches. C'est la trompettede la Renommée
la moins sujette à mentir, et du moins on est à portée de se
convaincre par soi-même de l'exactitude de ce qu'elle publie.
Le genre de nouvelles qui circule par cette voie , n'est pas , je
le sais , celui qu'on aime le plus généralement , mais c'est faute
de réflexion , car si l'on y pensait bien , on verrait que tous les
journaux ne sont que des Petites-Affiches. Quand je lis dans une
gazette que tel potentat fait de grands armemens , et lève des
contributions dans ses états , je me dis : voilà un homme qui
veut acquérir une grande propriété : il la paiera des dépouilles
de ses sujets , comme M..... , le célèbre avocat , a payé ce beau
château qu'il vient d'acheter de celles de ses cliens; et comme
DÉCEMBRE 1814 . 433
1
M....... a payé sa belle terre de l'argent de ses créanciers . Lorsque
j'entends parler des échappées de tels ou tels membres de
l'opposition , dans un pays assez voisin du nôtre ,je pense aux
valets qui demandent des places (chez nous , on s'y prend d'une
manière toute différente ; chaque pays a ses usages ) , tandis
que les souverains qui détruisent chez eux la liberté de penser ,
me retracent les maîtres qui cherchent des valets . Les nouvelles
du nord annoncent deux maisons à vendre ou à louer;
et celles de toutes les cours de l'Europe n'ont été , pendant
plusieurs années , que des changemens de domicile , etc. eta.
Ergo....
Les songes ne se piquent pas de mettre une très-grande régularité
dans leur vol. Le souvenir de la commission qui m'avait
étédonnée s'effaça tout à coup de ma mémoire , et les Petites-
Affiches que je feuilletais , au lieu d'annoncer des maisons a
vendre, me parurent ne contenir d'autres indications que celles
que vous allez lire. La plupart de ces articles se ressentent un
peu de l'influence de Morphée; mais il en est quelques-uns que
je ne craindrais point de soumettre à votre censure quand ils
seraient le fruit d'une imagination très-éveillée. Je vous envoie
les uns et les autres : ce n'est pas un grand présent. Depuis
quinze jours , je vous fais maigre chère ; mais souvenez-vous , je
vous prie , que je suis à la diète, et qu'il est bien juste que
vous vous en sentiez un peu , pour expier les torts d'une santé
àtoute épreuve. 1,
No. 1. ANNONCES ET AVIS DIVERS.
:
A MARIER.
;
UNE demoiselle de dix-huit ans , plus belle que le jour ,
taillée sur le modèle de la Vénus de Médicis , réunissant les
grâces de l'esprit et le charme des talens; peintre aussi aimable
que l'Albane; cantatrice égale à feue madame Barilli et à
madame Branchu , dans leurs différens genres ; supérieure , sur
tous les instrumens , à nos meilleurs artistes ; le disputant ,
pour les danses de caractères , à mesdames Gardel, Clotilde ,
Chevignyet Gosselin, et n'ayant point de rivale pour la danse
de salon; elle possède vingt-cinq mille bonnes livres de rente.
Ses parens, tenant dans le monde un rang honorable , lui fourniront
un trousseau magnifique , et lui donneront de plus une
bellemaison richement et complètement meublée. On ne tient
28
434 MERCURE DE FRANCE ,
pas à ce que les prétendans aient une fortune proportionnée à
celle de la future ; on demande seulement qu'ils soient d'une
famille connue pour son honnêteté. On voudrait , autant que
possible , qu'ils fussent d'un caractère aisé et pacifique (celui de
la demoiselle est extrêmement facile et communicatif ) ; mais
le mérite principal qu'on prendra en considération , sera une
très-grande diligence à se présenter. Certaines raisons urgentes
font désirer de conclure l'affaire dans le plus court délai.
S'adresser au bureau du Journal .
EFFETS PERDUS .
M. de Croupignac a perdu sur la route de Figeac à Paris ,
une pancarte contenant son arbre généalogique constatant sa
descendance en ligne directe , par les femmes , de Raimond Ier . ,
comte de Toulouse . Cette pancarte est très-nécessaire à M. de
Croupignac , qui sollicite ence moment la charge dePorte-coton .
etqui n'a aucun autre titre à faire valoir à l'appui de sa demande.
Dans le cas où cette généalogie ne se retrouverait pas ,
M. de Croupignac s'accomınoderait volontiers de la première
qu'on voudrait bien lui céder, à la charge , par le propriétaire
actuel , de faire faire tous les changemens que la différence des
noms rendrait rigoureusement nécessaires.
S'adresser , par écrit et frane de port , rue des Jeûneurs
n° 120.
Une jeune personne , d'une famille honnête , a perdu , la
semaine dernière , dans un des cabinets de la Galiote , boule
vard du Temple , une promesse de mariage que son amant
venait de lui signer après le dîner, au moment du dessert. Elle
prie les personnes qui auraient trouvé ce billet , de vouloir bien
le déposer au bureau du journal. Elle prévient , pour éviter
tout quiproquo , que les initiales de ses noms et prénoms sont
E. B. J. T. La promesse est signée Charles de Saint-Ernest ,
sous-lieutenant au régiment des dragons de la Reine.
PLACEMENT DE FONDS.
2
Un négociant en gros , qui a fait d'immenses amas de sucre
et de café , sous le régime du système continental , et qui va
DÉCEMBRE 1814. 435
infailliblement se trouver ruiné par la diminution prochaine des
denrées coloniales , voudrait emprunter une somme de 505,000
fr . å tels intérêts que ce fût. Le prêteur, s'il n'en est pas remboursé
au moment de la banqueroute , aura sa part proportionnelle
dans le bilan. Les capitalistes à qui ces arrangemens conviendraient
, sont priés de s'adresser rue Vide-Gousset , près
l'ancienne Bourse , à M. B. C.
DEMANDES.
Un homme de lettres désirerait trouver un jeune homme
ayant reçu une bonne éducation , écrivant très-vite et trèslisiblement
, qui voulût entrer chez lui pour exercer les fonctions
de copiste. Il travaillera depuis six heures du matin jusqu'à
dix heures du soir, et il recevra pour honoraires un billet
d'entrée pour chaque séance de l'Institut.
N. B. Le maître de la maison dîne fréquemment en ville ,
et mène son copiste. Le reste du temps, le jeune homme se
nourrit à ses frais.
,
S'adresser boulevard de l'Hôpital , maison des Quatre-Vents.
Mademoiselle Angelina , âgée de dix-neuf ans et trois mois
d'un physique agréable , ayant la peau fine et fraîche , les dents
belles , les yeux vifs , la main bien faite , la taille svelte , le
piedmignon, la tournure élégante , ne sachant du reste ni faire
la cuisine ,ni blanchir , ni coudre , ni repasser, désire se placer
chez un monsieur d'un certain age , garçon ou veuf sans enfans.
Elle donnera de bons répondans de sa moralité.
S'adresser rue Beauregard , chez la marchande de modes.
Un magnétiseur demande une jeune fille instruite dans la
tactique de la science du magnétisme. Il est nécessaire qu'elle
sache se pâmer à propos , imiter parfaitement l'état de somnambulisme
, entendre à demi-mot , saisir le moindre signe ,
ouvrir les yeux sans le laisser paraître , et voir sans avoir l'air
de regarder. On tient surtout à ce que la personne qui se présentera
connaisse l'art de ne point rougir. On lui assurera
un traitement éventuel égal au vingtième du produit de la
vente des Annales du Magnétisme animal.
S'adresser au bureau desdites Annales .
Unedame approchant la cinquantaine , et veuve de son hui
436 • MERCURE DE FRANCE ,
tième mari , désirerait trouver, pour pensionnaires , deux jeunes
gens honnêtes et d'une bonne santé. Elle souhaiterait qu'ils fussent
d'un extérieur et d'un commerce agréables. Ils trouveront
chacun un petit logement commode , meublé élégamment , et
jouissant d'une jolie vue. La table est servie sans profusion ,
mais avec choix et délicatement. Les pensionnaires ne seront
tenus à aucune rétribution : on se contentera de quelques at
tentions et complimens de leur part. Ceux qui voudraient
avoir de plus amples renseignemens peuvent s'adresser rue de
la Folie-Méricourt , à madame Gaillardin .
No. 2.- ANNONCES ET AVIS DIVERS .
NOUVELLE DÉCOUVERTE .
La dame CABALE , brevetée , s'empresse de prévenir le
public qu'elle vient d'inventer deux nouvelles espèces de parachutes
utiles et commodes .
La première espèce est faite de peau de caméléon . Chaque
compartiment est de couleur changeante , ce qui est d'un effet
très-agréable à la vue. Ce parachute est construit avec un tel
art qu'il est en état de braver les plus grandes tempêtes que
puissent exciter le crédit ou le mérite d'un rival, les dégoûts
du prince , et même les révolutions. Messieurs les courtisans ,
les ministres , et toutes les personnes qui fréquentent la cour ,
sauront apprécier le mérite de cette découverte.
La seconde espèce est faite d'ailes de chauves-souris. Le
poëte ou l'acteur qui se sera pourvu d'un de ces aérostats , ne
craindra pas la fureur des enfans d'Éole, déchaînés dans le parterre,
etqui font si souvent retentir la salle de leurs sifflemens
aigus.
Il a été établi , pour la commodité des amateurs , des dépôts
de ces parachutes , nommés dramatiques , dans les cafés des
principaux spectacles , et notamment au café Minerve , rue de
Richelieu , près le Théâtre-Français .
Les parachutes dits ministériels , ne se trouvent que chez
la dame CABALE , rue Mondétour.
DÉCEMBRE 1814. 437
A VENDRE.
1º . Deux jumens baies , de la race des cavales d'Eumelus,
dont il est fait mention dans l'Iliade. Elles font autant de chemin
à l'heure qu'une mauvaise nouvelle , et peuvent s'atteler
à une calèche de voyage; mais elles sont plus propres à la
course.
2°. Quinze kilogrammes du fiel du poisson qui rendit la
vue au bonhomme Tobie. Cet onguent est d'une très -grande
utilité dans un temps où il est une si grande quantité d'aveugles
qui s'obstinent à vouloir juger des couleurs.
3º. Quinze cents bouteilles de l'eau du Léthé , puisée dans le
fleuve même par un voyageur français. Ces bouteilles clichées
et tenant le litre , ont été apportées sur le vaisseau la Cons
titution. Le mérite de cette eau est assez connu , pour qu'il soit
inutile de la vanter. Nous nous contenterons de traduire ici quelques
lignes d'un passage de la Gazette de santé de Calicut ,
où il en est question.
<<L'usage de cette eau , y est-il dit , est très-salutaire lorsque
l'atmosphère politique est chargée de ces atomes que les
>>physiciens grecs nomment inimitiés , jalousies , esprit de
»parti, effervescences , réactions , etc. Il résulte presque tou-
>>jours de l'influence de cette atmosphère viciée , quand elle
>>n'est pas sagement tempérée , un grand bouleversement dans
>>les humeurs ; les esprits sont mis en opposition , et les prin-
>> cipes vitaux se détériorent. Il est rare même que ces accidens
>>particuliers ne dégénèrent pás en épidémie. L'eau du Léthé
> est le véritable préservatif » .
On trouvera l'adresse au bureau du journal.
EFFET PERDU.
La fille d'un maire du département de la Côte-d'Or , âgée
de dix-sept ans , a cru préserver son village , lors du passage
des troupes alliées , en allant prier le général russe de se détourner
un peu de sa route. Obligée , pour accomplir son généreux
dessein , de rester deux jours dans le camp, les soldats
lui ont volé un petit bijou de femme qu'elle tenait de sa mère ,
et qui faisait sa parure. Elle est très-sensible à cette perte , qui
l'empêcherade se marier, attendu que les garçons du pays estiment
peu les filles qui perdent leurs bijoux, parce qu'ils sont
438 MERCURE DE FRANCE ,
persuadés qu'elles ne font que de mauvaises ménagères , peu
soigneuses. Elle supplie les personnes qui pourraient lui procurer
quelques renseignemens sur l'objet en question , de les
lui faire parvenir le plus tôt possible par la voie de notre journal.
Ceux qui feront cette bonne oeuvre auront pour récompense
le plaisir d'avoir empêché qu'une pauvre fille restât fille
toute sa vie.
DEMANDE.
Un Anglais qui a passé à sa vie à voyager, a cherché des
Orcades aux îles Marianne , du Brésil à la Sibérie , la vertu ,
la franchise , la droiture , la grandeur d'âme , l'humanité , et
n'a trouvé partout que le vice , la fourberie , la fausseté , la
bassesse et l'égoïsme. Il se propose aujourd'hui de se mettre
en route pour le pays d'Eldorado ; mais dégoûté du spectacle
des moeurs abjectes de l'ancien monde , il serait d'avis de ne
partir qu'en ballon , afin de ne mettre pied à terre qu'au terme
de sa course. Il voudrait , à cet effet , trouver un compagnon
de voyage qui sût un peu de physique , et dont le caractère
eût quelques rapports avec le sien. Sa demeure est rue d'Enfer,
près les catacombes. On demandera milord Spleen.
ÉTABLISSEMENT UNIQUE .
Ala rose des vents , rue du Tourniquet , à Paris .
BASSET , tailleur breveté , suivant la cour, connu pour son
habileté , se charge de retourner promptement et au meilleur
compte possible , les habits , manteaux , costumes et livrées qui
ne seraient pas de mise à la cour sous leur ancienne forme.
Messieurs les conseillers d'état , ministres , prélats , hommes de
robe , hommes d'épée , qui seraient dans le cas de recourir à ses
services , peuvent s'adresser à lui en toute confiance. Les changemens
nécessités par les circonstances , seront faits devant les
pratiques qui pourront ainsi sortir de son atelier avec un extérieur
tout nouveau. On accueillera aussi , messieurs les poëtes,
pourvu toutefois que leurs habits ne soient point par trop râpés :
on n'exigera d'eux , suivant leurs facultés , et d'après l'ouvrage
qu'occasionnera leur travestissement, qu'une ode , une épître,
un poëme , ou même que des bouts rimés pour envelopper le
sucre et la chandelle .
DÉCEMBRE 1814 . 439
BASSET tient aussi un assortiment completde costumes de présentation
, qu'il louera à messieurs les gentilshommes de la province
qui auraient oublié de s'en munir. Il possède également un
assortiment d'uniformes à l'usage de messieurs qui viennent solliciter
la croix de St. - Louis pour avoir courageusement servi le
Roi dans leurs terres , depuis vingt-cinq ans , avec le grade de
capitaine , de colonel , ou tout autre .
Le tout à juste prix .
LIBRAIRIE .
PARMI les livres nouveaux qui ont été exposés à la foire de
St. -Cloud , une des plus célèbres de l'Europe , comme on sait ,
et la plus considérable pour le commerce des mirlitons , on remarque
ceux- ci :
L'Art de plaider indistinctement le Pour et le Contre , ou
Choix de passages des orateurs de l'ancienne Rome et de la
nouvelle France , ouvrage indispensable àtous les corps civils ,
constitués , et au clergé; par un avocat. Paris , 1814 .
De la Restriction mentale , et de ses avantages ; par le révérend
père Caffard. Coutances , 1814.
1
Las vias del sennor clementissimoy todo misericordioso ,
Consejo dado a los reis christianissimos de restablecer prontamente
en Francia la santa Inquisicion ;
Por il reverendo padre Grillando , del orden de san Dominigo
, y inquisitor para la fe.
Madrid , 1814 .
De l'Utilité du Rétablissement des Jésuites pour les progrès
de la langue grecque ( 1 ) et des moeurs scolastiques . 1814.
(1) Ce passage de mon rêve me fait souvenir que j'ai lu dans un nouveau
journal , il y a quelque temps , un article qui tendait à prouver la nécessité
de rétablir au plus tôt l'ordre des Jésuites , parce que ces révérends pères
savaient mieux le grec que les membres de la nouvelle Université. Il faut
convenir qu'on est furieusement fort en matière de logique , de politique
et de philosophie au commencement du dix-neuvième siècle .
L'auteur de cet article fait un tort réel aux Jésuites , en bornant làles services
qu'ils peuvent nous rendre aujourd'hui. Vraiment , ils enseignaient
bien d'autres belles choses à leurs écoliers ! Je lis, pour me désennuyer dans
۱
440 MERCURE DE FRANCE ,
Les Vertus des Conquérans . 1 vol. in-fol. de quatre pages ,
y compris le faux titre , le titre , l'avis au lecteur , l'avant-propos
, la préface , l'introduction, les notes , la table des matières ,
et l'errata , avec cette épigraphe :
Les peuples sont ici-bas pour nos menus plaisirs .
GRESSET , coméd. du Méchant.-
La Scuola dei sovrani , o Nuovi principi del Dritto publico
dal signor Machiavellino , dedicato alla sua maesta Napoleone
Buonaparte , imperator e re. Con questa epigrafe francese :
La raison du plus fort est toujours la meilleure.
Firenze , 1813 (2) .
LA FONT. , Favole.
AVIS AU PUBLIC .
Rue Bon- Conseil , à l'enseigne de la Chauve-Souris et des
deux Belettes.
BAUDET , marchand de musique , auteur et éditeur , continue
de tenir classe et de donner des leçons en ville. Il montre , en
douze séances , à chanter lapalinodie dans sa perfection .
N. B. Le nombre des écoliers , pour apprendre cette partie
essentiellede la musique vocale , s'étant considérablement accru
depuis six mois, il s'est adjoint deux habiles professeurs , qui ,
possédant parfaitement sa méthode , méritent la confiance du
public.
mon lit , une espèce d'histoire de la compagnie de Jésus , extraite de l'Histoire
universelle du grave président de Thou; vous ne sauriez croire combien
je suis édifié.
(2) Il est assez plaisant que moi, ignorant, qui ne sus oncques ni l'italien
ni l'espagnol , je m'avise de rêver dans ces deux langues. Voilà une belle occasion
pour les onéirocritiques d'exercer leur science. Je suis sûr que les
magnétiseurs ne manqueront pas d'expliquer cette singularité par la vue
intérieure. Que de gens ont besoin d'aller rétablir leur santé sur les bords
rians de la Marne !
DÉCEMBRE 1814.1 44
Récit de ce qui a été observé à l'ouverture du tombeau de
Charles I. Par sir HENRI HALFORD , premier Médecin du
Roi et du Prince , etc. (1)
CLARENDON dit , dans son histoire de la rébellion , que le
corps de Charles i fut enterré à Windsor dans la chapelle de
Saint-George , mais que quand on l'y chercha quelques années
plus tard, on ne put pas l'y trouver. Il paraît , d'après le récit de
cethistorien , que l'intention de Charles , après son rappel
au trône , fut de transporter le corps de son père de ce lieu à
l'abbaye de Westminster, avec tous les honneurs qui lui avaient
été refusés sous le gouvernement des régicides. La recherche
la plus exacte en fut faite par diverses personnes , au nombre
desquelles étaient quelques nobles , que leur fidèle attachement
avait engagé à suivre leur maître jusqu'au lieu de sa sépulture
pour lui rendre les derniers devoirs. Mais tels étaient les ravages
commis dans la chapelle , pendant le temps de l'usurpation ,
telles étaient les mutilations qu'elle avait subies , qu'il n'y restait
aucune marque à laquelle on pût reconnaître la place exacte
où le Roi avait été enseveli .
On a peine à concilier ce récit avec les informations qui
nous ont été transmises , postérieurement à la mort de lord
Clarendon , par M. Ashmole , en particulier ; mais surtout
par M. Herbert , dans l'intéressante relation qui fait partie de
l'ouvrage intitulé Athènes Oxfordienne (1). M. Herbert avait
été valet-de-chambre du Roi , et son compagnon fidèle dans
toutes les situations où il s'était trouvé depuis le moment où il
quitta l'île de Wight jusqu'à sa mort. Il fut employé pour le
transport de son corps àWindsor et pour le choix d'une place
convenable à sa sépulture. Il fut témoin oculaire de celle-ci ,
dans le caveau du Roi Henri VIII.
S'il était permis de hasarder une conjecture , tandis que lord
Clarendon s'interdit toute conjecture à ce sujet, on pourrait
supposer que les ministres de Charles II jugèrent imprudente
là démarche suggérée à ce prince par un mouvement de piété
filiale. Acette époque en effet on avait vu quelquefois la fidélité
(1 ) Nous empruntons à la Bibliothéque Britannique cet article , qui
avait été publié l'année dernière à Londres , et qui nous a paru offrir de
l'intérêt , surtout dans les circonstances actuelles .
(2) Athenæ Oxonienses.
442 MERCURE DE FRANCE ,
des sujets éclater d'une manière déréglée ; on avait déterré les
corps de ceux qui avaient condamné et exécuté le Roi et on
les avait attachés à la potence ; on pouvait craindre que si de
nouveaux revers amenaient un nouveau triomphe des Républicains
, le corps même du monarque ne fût soumis à de semblables
indignités. Quoi qu'il en soit , c'est un fait que le corps
du Roi Charles 1 fut enseveli dans le caveau du Roi Henri VIII ,
précisément à la place que M. Herbert a décrite. Un accident
aéclairci ce point d'histoire , sur lequel l'autorité de lord Clarendon
avait répandu quelque obscurité.
En achevant le mausolée , que Sa Majesté le Roi régnant a
fait construire dans le lieu appelé Maison des tombeaux ( 1) , on
fut forcé de pratiquer un passage sous le choeur de la chapelle
de saint George. En y travaillant on fit accidentellement une
ouverture dans un des murs du caveau du Roi Henri VIII , à travers
laquelle les ouvriers virent non-seulement les deux cereueils
, que l'on supposa contenir les corps de Heuri VIII et de
la reine Jeanne Seymour , mais encore un troisième , couvert
d'un poële de velours noir, qui , d'après le récit de M. Herbert ,
pouvait contenir les restes de Charles 1.
Ces faits ayant été rapportés au Prince Régent , son Altesse
Royale vit , qu'en ouvrant le caveau , on pourrait jeter du jour
sur un point d'histoire obscur , on ordonna en conséquence que
cette ouverture fût faite au premier moment convenable pour
cela. C'est ce qui fut exécuté le 1er avril 1813 , le jour qui suivit
les funérailles de la duchesse de Berwick , en présence de S. A. R.
elle-même , qui par-là se rendit caution du respect dû aux
morts , au milieu des travaux entrepris pour une recherche
utile. S. A. R. était accompagnée de S. A. R. le duc de Cumberland
, du comte Munster, du doyen de Windsor, Benjamin
Charles Stevenson , et de Sir Henry Halford.
Le caveau est couvert d'une arche d'une demi brique d'épaisseur
; il a sept pieds douze pouces de large , neuf pieds six
pouces de long , quatre pieds dix pouces de haut ; il est situé
au centre du choeur, en face du stalle du onzième chevalier ,
du côté du Roi.
Quand on eut enlevé le poële , on vit à découvert un cercueil
en plomb , tout uni , sans que rien pût faire soupçonner qu'il
eût jamais été enfermé dans une caisse de bois , portant cette
inscription : Le Roi Charles , 1648 , écrite en gros caractères
bien lisibles sur une bande de plomb , qui ceignait le cercueil.
5
(3) Tomb-house.
۱
DÉCEMBRE 1814. 443
On fit à la partie supérieure du couvercle une ouverture carrée ,
suffisante pour voir nettement tout ce qu'il recouvrait. Les
objets qui se présentèrent furent une bière en bois fort dégradée
, et le corps , soigneusement enveloppé dans de la toile
cirée. Les plis de cette toile contenaient une matière onctueuse ,
mêlée de résine , qui paraissait y avoir été versée en état de
fusion , pour exclure l'air extérieur . La bière était entièrement
pleine. La ténacité de la toile cirée rendait fort difficile de la
détacher des parties qu'elle enveloppait. Partout où la matière
onctueuse s'était insinuée , la toile se laissait enlever et
la matière onctueuse qui la suivait rapportait une fidèle empreinte
des traits auxquels elle avait été appliquée. Peu à peu
on découvrit toute la face : la peau était sombre et décolorée ;
le front et les tempes avaient perdu peu ou point de leur substance
musculaire; le cartilage du nez avait disparu ; mais l'oeil
gauche , au premier moment de l'exposition à l'air , était
plein et ouvert , il se flétrit presqu'à l'instant. La barbe taillée
enpointe , qui caractérise si bien le temps de Charles 1 , était
parfaitement conservée. La forme du visage était un ovale
allongé;plusieurs dents étaient encore en place ; l'oreille gauche ,
par l'interposition de la matière onctueuse qui la séparait de la
toile cirée , fut trouvée entière.
Il était difficile en voyant ce visage , quoique défiguré , de
n'y pas remarquer une ressemblance, frappante avec les monnaies
, les bustes et surtout les portraits de Charles i par Vandyke
, qui nous étaient familiers . Il est vrai que tous ceux qui
participaient à cet intéressant spectacle étaient préparés à recevoir
cette impression ; mais il n'est pas moins certain que cette
facilité à croire venait de la simplicité et de la vérité qui règnent
dans la relation de M. Herbert , dont tous les points étaient
confirmés par nos recherches à mesure que nous avancions ;
et l'on ne peut nier d'ailleurs que le contour du visage , le
front , un oeil , et la barbe , ne forment les traits principaux
qui déterminent la ressemblance .
Quand la tête eut été entièrement dégagée de ses enveloppes ,
on la trouva détachée , et elle fut enlevée sans aucune peine :
elle était humide ( 1 ) , et teignait d'un rouge verdâtre le papier
(3).Je n'ai pas dit que ce liquide était du sang , parce que je n'ai pas eu
occasion de m'en assurer , et que je voulais rapporter les faits et non mes
opinions. Je crois que c'était le sang dans lequel était plongée la tête. Il teignait
le papier et un mouchoir blanc de la même couleur que le sang qui
a été gardé pendant un certain temps. Aucun de ceux qui assistèrent à
444 MERCURE DE FRANCE ,
et le lingedont on la touchait. La partie postérieure de la chevelure
et de la peau qui recouvre le crâne était d'une fraîcheur
remarquable; les pores de la peau étaient fort distincts , comme
il arrive quand elle est imprégnée d'humidité. Les tendons et
les ligamens du cou avaient beaucoupd'épaisseur et de fermeté.
Les cheveux par derrière étaient épais et paraissaient presque
noirs . Quelques-uns de ces cheveux qu'on a nettoyés et séchés ,
sont d'un beau brun foncé. La barbe était d'un brun tirant
davantage sur le rouge. Les cheveux de derrière la tête n'avaient
guère plus d'un pouce de long , et avaient été probablement
coupés si courts pour faciliter l'exécution , peut-être
aussi pour satisfaire la piété de quelques amis , qui , d'abord
après la mort du monarque , voulurent garder de lui un souvenir.
En soulevant la tête , pour examiner la place où elle avait
été séparée du corps , on vit que les muscles du cou s'étaient
évidemment beaucoup retirées. La quatrième vertèbre cervicale
était coupée transversalement; etles deux surfaces séparées
étaient parfaitement douces et unies , preuve que le coup avait
été porté avec un instrument fort tranchant; c'était un nouvel
indice ajouté à tous les autres pour constater l'identité de ce
corps et de celui de Charles 1.
Après avoir examiné la tête , et rempli ainsi pleinement le
but de cette recherche , on n'entreprit pas d'examiner le reste
du corps; on rétablit tout dans l'ordre où on l'avait trouvé;
on ferma de nouveau le cercueil , en soudant lapartiequi en
avait été détachée , et l'on referma le caveau.
Aucun des deux autres cercueils n'avait d'inscription. Le
plus grand , que , sur de bonnes autorités , on supposa contenir
les restes du roi Henri VIII , avait six pieds dix pouces de long.
Il avait été enfermé dans une enveloppe de bois d'ormeau , de
l'ouverture ne douta que ce ne fût du sang. Il paraît en effet , par le récit
deM. Herbert , que le roi fut embaumé immédiatement après la décapitation.
Il est donc probable que les gros vaisseaux continuèrent de se vider
⚫quelque temps après. Je n'ignore pas que quelques parties molles du corps
humain , en particulier le cerveau , subissent avec le temps une décomposition
et se liquefient. On peut donc , après un enterrement ancien on lon
n'a misque des parties solides, trouver des liquides. Mais dans le cas actuel,
le poids de la tête ne donnait pas lieu de penser que le cerveau eût perdu de
sa substance ; et d'ailleurs les antres parties de la bière ne laissaient pas voir
d'humidité , autant que nous pûmes en juger. La partie postérieure dela
tête et du cou était seule dans ce cas .
DÉCEMBRE 1814 . 445
deux pouces d'épaisseur. Mais cette enveloppe était dégradée et
tombée par petits fragmens autour du cercueil. Celui-ci , qui
était en plomb , paraissait avoir reçu un coup violent vers le
milieu. Il en était résulté une ouverture en cet endroit qui exposait
à la vue un squelette. On y apercevait encore au menton
un reste de barbe , mais rien qui pût servir à reconnaître le
roi déposé dans ce lieu .
Le plus petit cercueil , que l'on supposa être celui de la reine
Jeanne Seymour, ne fut pas touché; le seul motif de curiosité
n'étant pas considéré par le Prince régent , comme un motif
suffisant pour troubler la cendre des morts.
En examinant le caveau avec attention, on remarqua que le
mur, vers l'extrémité occidentale , avait été, à quelque époque
ignorée , abattu et réparé , non en maçonnerie régulière , mais
avec des fragmens de pierres et de briques , amassés en hâte et
grossièrement sans être liés par aucun ciment.
Le récit de Clarendon et celui de Herbert attestent que l'ensevelissement
de Charles i fut fait en grande hâte , en présence
du gouverneur, qui n'avait pas voulu permettre que le service
se fit conformément à la liturgie anglicane (1 ) , et qui probablement
accorda à peine le temps nécessaire pour s'acquitter
de cette cérémonie avec décence. Il est donc assez vraisemblable
, que le cercueil du roi Henri vui fut endommagé par
l'introduction précipitée de celui de Charles 1 dans le même
caveau; et qu'à cette époque , le gouverneur n'était pas animé
de sentimens propres à l'intéresser aux restes des rois et au
caveau dans lequel ils reposaient.
Il est à propos d'ajouter , qu'une très-petite bière en bois
d'acajou , couverte de velours cramoisi , contenant le corps
d'un enfant , avait été posée sur le poële qui recouvrait le cercueil
du roi Charles. On sait que c'était l'enfant , mort né , de
la princesse (2) George de Danemarck , depuis la reine Anne .
(Ce rapport est daté du 11 avril 1813 , et porte la signature
de l'auteur , Henri Halford) .
(5) Book ofcommon prayers.
(6) Femme du prince.
446 MERCURE DE FRANCE ,
PHILÉMON ET BAUCIS ,
Dissertation philologique , et Imitation en vers, parodiée des
Métamorphoses d'Ovide et de Jonathas Swift.
Le savant Huet prétendait que la touchante histoire de Philémon
et de Baucis , racontée par Ovide avec une simplicité
de naturel qui ne lui est pas ordinaire , n'était autre chose que
le récit défiguré de la visite des Anges chez Abraham ( 1 ) .
J'en demande pardon au docte évêque d'Avranches : mais
cette sagacité , qui découvre si habilement les types et les allusions
, rappelle un peu , ou le Jésuite Hardouin , qui ne trouvait
dans l'Enéide que le voyage à Kome de saint Pierre qui n'y
alla jamais , ou ces dévots Indiens qui prétendent que dans les
poëmes de leurs Soufis , les baisers signifient les extases pieuses;
qu'il faut prendre le cabaretier pour un sage qui répand l'instruction
, et que le duvet d'une jolie joue représente le monde
d'esprits qui environnent le trône de Dieu .
Il me semble que, si l'on voulait absolument trouver dans la
Bible une aventure qui eût quelque rapport avec celle de Philémon
et de Baucis , il faudrait s'arrêter à l'histoire de Lothet
et de sa famille (2) qui , pour prix de l'hospitalité qu'ils accordent
aux voyageurs célestes , sont préservés de la punition infligée
aux pervers habitans de leur cité.
Quoi qu'il en soit , prenons la fable d'Ovide (3) pour ce qu'elle
est , pour un récit plein de charmes , de décence et d'intérêt ,
pour un tableau élégant de moeurs patriarcales , opposées à la
dépravation dominante.
Cette fable intéressante a toujours tellement plu , que , traduite
dans toutes les langues , elle a été du goût de tous les
lecteurs. Nous n'examinerons ici que l'original latin , l'imitation
pleine de graces et de perfection que nous en devons à
notre La Fontaine , et la parodie qu'en ont donnée en anglais.
Jonathas Swift (4) , et Hagedorn (5) chez les Allemands.
Ovide fait raconter cette histoire par le vieux Lelex , en
présence de Pirithoüs et de Thésée ; la scène s'est passée en
(1) Genèse , ch. 18 .
(2) Genèse , ch . 19.
(3) Métamorphoses , liv . vIII , v. 620 .
(4) Né en mort en 17 ..
(5) Né en 1708 , mort le 18 octobre 1754.
DÉCEMBRE 1814. 447
Phrygie , dans un lieu qu'avait vu Lelex , envoyé dans ces contrées
par Pithée , fils de Pélops , qui y avait régné avant son
émigration pour la Grèce.
Le récit d'Ovide renferme des traits charmans et des détails
d'une grande vérité. Il peint bien l'égale dureté de tous les habitans
du bourg , et toute la cruauté du refus qu'éprouvèrent
constamment les divins voyageurs :
Mille domos adiere , locum requiemque petentes ;
Milledomos clausere seræ ......
Il vont en cent maisons ; cent maisons les refusent ,
dit avec concision Saint-Ange , traducteur élégant d'Ovide dans
un vers plus beau que celui-ci , qui pourtant est de La Fontaine
:
Mille logis y sont ; un seul ne s'ouvre aux Dieux;
mais aussi La Fontaine s'écrie plus bas :
Ogens durs ! vous n'ouvrez vos logis ni vos coeurs ;
et ce vers est parfait. Comme le bon ménage de ce vieux Philémon
et de sa vieille compagne est aimable et touchant ! Ils
ont vieilli sous le même toit; en s'entretenant de leur pauvreté ,
ils l'ont endurée sans murmure , et le fardeau en fut pour eux
plus supportable et plus léger...... et eux deux , ils composaient
toute leur maison, c'est que dit Ovide dans ces beaux vers :
Illa
Consenuére casa ; paupertatemquefatendo
Effecére levem , nec iniquâ menteferendam .
Totadomus , duo sunt.
Cet inimitable tota domus , duo sunt , est bien éloigné d'être
rendu par ce vers de La Fontaine, qui paraîtrait là presque ambitieux
, s'il n'était pas du bonhomme :
Euxseuls ils composaient toute leur république.
C'est une tache , mais il ajoute :
Heureux de ne devoir à pas un domestique
Le plaisir ou le gré des soins qu'ils se rendaient!
Vérité de sentiment qui a peut-être inspiré à J. J. Rousseau
çes nobles et fières expressions qu'il avait écrites sur les murs
de sa cabane à Ermenonville : « Celui-là est véritablement
448 MERCURE DE FRANCE,
» libre , qui n'a pas besoin de mettre les bras d'un autre au
>> bout des siens pour faire sa volonté » .
Ovide, parlant du foyer où Baucis réveille par son souffle ,
que la vieillesse rend haletant , le feu endormi de la veille :
Suscitat hesternos .
Et ignes
.
Adflammas anima producit anili ,
amis incontestablement beaucoup de précision , mais il n'est
point supérieur à notre fabuliste , toujours si parfait dans ses détails
:
Quelques restes de feu sous lacendre épandus ,
D'unsouffle haletant par Baucis s'allumèrent.
Ce qui ne se trouve pas du tout dans l'auteur des Métamorphoses,
ce sont les traits suivans : Reposez-vous , dit Philémon
àses hôtes , qui lui paraissaientfatigués du voyage ,
Usez du peu que nous avons ;
L'aide des dieux a fait que nous le conservons ;
Usez-en.
Et, pour tromper l'ennui d'une attente importune ,
Il entretint les Dieux , non point sur la fortune ,
Sur les jeux , sur la pompe et la grandeur des rois ,
Mais sur ce que les champs , les vergers et les bois
Ont de plus innocent , de plus doux , de plus rare .
Le temps avait rompu l'un des supports de la table :
Baucis en égala les appuis chancelans ,
Du débris d'an vieux vase , autre injure des ans .
Et cette réflexion de Philémon à ses convives divins , comme
elle est judicieuse :
Ces mets , nous l'avouons , sont peu délicieux ;
Mais, quandnous serions rois , que donner àdes Dieux ?
Revenons à Ovide. Il a présenté l'idée de cette table mal
assurée dont les appuis sont chancelans; il se borne à énoncer
sèchement que des trois pieds l'un était inégal , et qu'un fragment
de vase le redressa :
:
:
Mensæ sederat pes tertius impar ;
Testaparemfecit.
DÉCEMBRE 1814. 449
Il a soin de faire valoir ce charme de tous les festins , la bonne
mine et le bon coeur :
Accessére boni.
Super omnia vultus
Cet accueil simple et vrai , ce bon coeur sans réserve ,
commedit Saint-Ange , en rendant avec beaucoup de bonheur
ce passage qui a échappé à l'attention de La Fontaine , à la
naïveté duquel il eût dû plaire cependant et inspirer de ces
vers charmans qui naissaient d'eux-mêmes dans son âme ingénue.
Il a négligé aussi ces vers d'Ovide qui peignent pourtant
si bien un bon ménage où tout se fait de concert , après que les
deux époux ont un moment conféré ensemble :
Cum Baucide pauca locutus ,
Consilium Superis aperit commune Philemon.
Il est vrai que La Fontaine n'avait pas connu ce bonheur si
parfait d'un bon ménage , lui qui ne regardait comme tel que
celui qu'il retrace dans son conte de Belphegor :
J'appelleun bon, voire un parfait hymen ,.
Quand les conjoints se souffrent leurs sottises.
Dans cette imitation même , il lui échappe , au sujet de son
union , un trait qui doit être remarqué. Il vient de parler de
Philémon et de Baucis qui , changés en arbres
il ajoute :
,
Courbent sous le poids des offrandes sans nombre ;
Pour peu que des époux séjournent sous leur ombre ,
Ils s'aiment jusqu'au bout , malgré l'effort des ans .
Ah ! si .... mais autre part j'ai porté mes présens .
Cette allusion à son état n'est pas la seule ni la plus touchante
que l'on remarque dans ses fables.
Poursuivons . L'auteur de la fable dont nous nous occupons
met dans la bouche de Philémon des vers qui semblent appartenir
aux élégies de Tibulle , tant ils offrent de sensibilité naïve
et de grâce touchante : Nos années ont coulé ensemble sans discorde;
ah ! qu'une même heure nous enlève tous les deux à la
vie! ne me laissez pas voir le bûcher de Baucis ! ne permettez
pas qu'elle soit obligée de me rendre les derniers devoirs :
Et, quoniam concordes egimus annos ,
Auferat hora duos eadem ; nec conjugis unquam
Bustamee videam , neu sim tumulandus ab illa .
29
450 MERCURE DE FRANCE ,
La Fontaine me paraît dans son imitation bien loin de la beauté
de l'original. Il termine ainsi le discours de Philémon :
Je ne pleurerais point celle-ci , ni ses yeux
Ne troubleraient non plus de leurs larines ces lieux.
Comme on sait, et comme le dit La Fontaine d'après le
poëte latin ,
Baucis devint tilleul , Philémon devint chêne.
Ovide, grand amateur de sentences , termine sa fable par ce
beau vers :
Cura pii Dis sunt ; et , qui coluére , coluntur.
Sans doute il est consolant de croire que les gens de bien ne
sont point indifférens aux Dieux , et que celui qui rendit hommage
à la vertu en la pratiquant , recevra à son tour des hommages.
Cette réflexion d'Ovide est belle , et termine , par une
affabulation très-morale , le récit d'une bonne action bien récompensée
: mais La Fontaine , qui finit bien aussi ses narrations
, a ici l'avantage d'avoir commencé par des vers sublimes
que je ne puis un'empêcher de transcrire , quoiqu'ils soient
dans la mémoire de tous ceux qui aiment à se rappeler de
belles pensées rendues en très-beaux vers par un de nos plus
grands poëtes :
Ni l'or, ni la grandeur ne nous rendent heureux ;
Cesdeuxdivinités n'accordent à nos voeux
Que des biens peu certains , qu'un plaisir peu tranquille.
Des soucis dévorans c'est l'éternel asile ;
Véritable vautour, que le fils de Japet
Représente enchaîné sur son triste sommet.
L'humble toit est exempt d'un tribut si funeste :
Le sage y vit en paix et méprise le reste ;
Content de ses douceurs , errant parmi les bois ,
Il regarde à ses pieds les favoris des rois ;
Il lit au front de ceux qu'un vain luxe environne ,
Que la fortune vend ce qu'on croit qu'elle donne.
Approche-t-il du but , quitte-t-il ce séjour,
Rien ne trouble sa fin : c'est le soir d'un beau jour.
L'Anglais Swift a fait de cette touchante histoire une parodie
très -spirituelle qui a été imitée en allemand. par Hagedorn.
Celui-ci est descendu jusqu'au grotesque le plus trivial ;
cependant son récit est assez gai. Il donne pour cause du
DÉCEMBRE 1814. 451
voyage de Jupiter la mauvaise humeur de l'acariâtre Junon ,
qui , dit -il , mêlait trop souvent du fiel dans le nectar. Suivant
lui , Mercure et Jupiter, rebutés par de grands seigneurs
qui avaient oublié qu'ils étaient hommes , et qui étaient presqu'aussi
vils que leurs valets , ne furent guère mieux accueillis
tantôt par des riches , qui ne se doutaient pas seulement que la
bienfaisance eût quelque attrait , tantôt par des pauvres qui
semblaient trouver du plaisir à se venger de ce que leur position
avait de fâcheux. Enfin ils furent reçuş et bien reçus par
le vieux Philemon et la vieille Baucis, qui vint au-devant d'eux
appuyée sur ses béquilles. On lit ensuite les détails du festin
champêtre , les contes dont Philémon riait le premier , en
cherchant à amuser ses hôtes; puis il est question de la tasse
qui ne désemplit pas ; puis de la divinité de Jupiter et de Mercure
authentiquement reconnue par les bonnes gens ; puis enfin
lamétamorphose de la cabane ainsi que de ses propriétaires .
La cabane , dit Hagedorn (6) , fut changée en un temple superbe
, sa table en un autel , sa tasse en vase de libation , ses
meubles simples en magnifiques ornemens , et ses petites provisions
en victimes pour les sacrifices » .
Laparodie de Swift est beaucoup plus gaie. Il n'a pas non
plus changé le nom des personnages , mais il place la scène
dans nos temps modernes , et métamorphose la cabane en un
prêche.
M. Léonard avait donné de ce petit poëme une traduction
libre , en s'assujétissant toutefois à l'idée principale de l'auteur
anglais (7) .
:
M. LOUIS DUBOIS.
(L'auteur avait terminé cet article par une imitation en vers
du poëme de Swift , dans laquelle il transportait la scène dans
un pays catholique. Nous n'avons pas cru devoir insérer cette
pièce qui aurait pu scandaliser quelques personnes pieuses. )
(6) Traduit par Huber : Choix de Poésies allemandes , tom. 1г,, р. 166.
(7) OEuvres de Léonard , etAlmanach d'Apollon , de 1787 .
:
い
452 MERCURE DE FRANCE ,
1
BULLETIN LITTÉRAIRE.
- SPECTACLES.
Devin du Village.
Académie royale de Musique.- Saül; le
L'effet de l'oratorio de Saül est loin de répondre à la renommée
des musiciens dont les ouvrages ont servi à en composer
les différentes parties. Paësiello , Cimarosa , Mozart ,
Haydn , ont été mis à contribution , et cependant de leur réunion
il n'est résulté qu'un ensemble médiocre, Cela ne tiendraitil
pas au plan même de l'ouvrage ? Est-il possible de créer un
heureux ensemble de morceaux qui n'ont point été faits pour
le cadre auquel on les adapte , qui n'ont entr'eux aucune liaison
, et dont le style est aussi différent que la manière de leurs
auteurs ? L'unité , si nécessaire à l'effet et à la perfection d'une
composition , peut - elle exister dans un tout aussi incohérent
?
Il est bon de faire remarquer aux enthousiastes exclusifs des
musiciens étrangers que , de tous les morceaux de Saül , il n'en
est aucun qui cause autant de plaisir que le trio des Lévites ,
sur le chant d'O Salutaris Hostia du bon et respectable
M. Gossec . Ce trio , où les voix seules se font entendre sans
aucune espèce d'accompagnement , est une réponse péremptoire
à ceux qui veulent placer dans l'orchestre les beautés de
lamusique. On veut bien lui accorder quelque mérite ; mais ,
s'il était l'ouvrage d'un compositeur allemand ou italien, toutes
les trompettes de la Renommée ne se réuniraient-elles pas à
chaque occasion pour entonner son éloge ?
Que de grâce , de fraîcheur, de naturel et de sentiment dans
cette charmante musique du Devin du Village , composée ily
aplus de soixante ans ! Quelle analogie intime entre les paroles
et le chant ! Par l'effet qu'elle produit sur tel ou tel individu,
je ne balancerais pas à prononcer sur son organisation musicale,
et s'il avait assez peu de goût et de sensibilité pour en
méconnaître le charme , je lejugerais digne de s'extasier sur les
productions arides et froides d'un compositeur moderne. Il faut
que les airs du Devin du Village aient des attraits bien puissans
pour qu'ils puissent encore plaire , malgré leur exécution.
Soit incapacité , soit négligence , les artistes qui les font entendre
ne leur conservent point leur véritable caractère; le
souffleur ( chose inconcevable dans un ouvrage aussi souvent
joué ) est plus d'une fois dans le cas d'aider à leur mémoire.
DÉCEMBRE 1814. 453
Mais le ballet qui termine l'opéra est charmant , et le souvenir
agréable qui en reste entretient l'indulgence pour ce qui a
précédé.
Les Bayadères.-Unbeau spectacle et des chants agréables
maintiennent au théâtre cet opéra , malgré le défaut d'intérêt
et le vide d'action. C'est l'inverse de la Vestale ; là le
poëte a soutenu le musicien ; ici le musicien et le décorateur
ont soutenu le poëte , qui doit aussi beaucoup au talent distingué
de madame Branchu. L'ouvrage était primitivement en
trois actes , et par la mutilation qu'il a subie on a perdu quelques
morceaux qui laissent des regrets.
Le Triomphe de Trajan.- Ce monument d'adulation pour
Buonaparte , à qui l'on comparait un empereur avec lequel il
avait si peu de rapport , a survécu à la chute de l'usurpateur
quiy était encensé. Les morceaux de chant sont généraleinent
peu saillans ; mais l'ouverture est d'un bon effet , et les airs de
danse sont très- agréables , surtout le dernier , qui peut être
placé à côté de ce qu'il y a de mieux en ce genre. Quant au
spectacle et aux ballets , ils ne laissent rien à désirer, et sous
ce rapport , le théâtre de l'Académie royale de Musique est le
premier de l'Europe : aussi est-ce celui qui attire le plus la curiosité
des étrangers. La danse y est portée à un point de perfection
qu'on ne trouve point ailleurs . On pourrait bien , en
Jui appliquant avec justice le principe de l'imitation , penser
que le caractère noble et expressif qu'elle avait autrefois est
préférable aux tours de force , aux pirouettes qu'on admire
tant aujourd'hui , et sous le rapport de la vérité , cet art aurait
dégénéré comme la musique. Mais il me semble qu'une application
rigoureuse des vrais principes est ici susceptible de quelque
modification ; et quel critique ne serait désarmé à la représentation
des charmans ballets de Psyché , de Télémaque ;
d'Achille à Scyros , de l'Enfant Prodigue , de la Dansomanie
, etc. ! Il est étonnant qu'un des plus brillans , le Jugement
de Paris , ait entièrement disparu de la scène.
Thatre Français . - Représentation par ordre : Rhadamiste.
L'Arménie , occupée à pleurer sa misère ,
Nedemande qu'un roi qui lui serve de père.
2
Ces deux vers , qui présentent une allusion si heureuse, ont été
vivement sentis et la présence d'un monarque si justement.
désiré les rendait encore plus frappans ; mais , abstraction faite
de ces vers , il serait difficile d'expliquer le choixd'une des tra
454 MERCURE DE FRANCE ,
gédies du répertoire dont la représentation fait le moins d'effet.
La plus scandaleuse partialité a placé quelque temps Crébillon
à côté et même au-dessus de Voltaire , et tous les jours
encore des nains cherchent à rabaisser le géant littéraire dont
la France se glorifie ; mais leurs efforts ne sauraient avoir d'influence
sur les connaisseurs. Sans adopter le jugement de Boileau
qui , après avoir entendu quelques morceaux de Rhadamiste
, s'écria : Les Boyeret les Pradon étaient des aigles en
comparaison de ces gens-ci , on peut affirmer qu'il n'y a
guère moins de distance entre Voltaire et Crébillon qu'entre
Racine et Pradon , et que d'une douzaine de tragédies de Voltaire
restées au théâtre, ou dignes de cet honneur , il n'en est
aucune qui ne soit supérieure à Rhadamiste , la seule qui se
joue encore. Ily a trois belles scènes dans cet ouvrage , la seconde
du deuxième acte entre Pharasmane et Rhadaniste ,
celle du quatrième entre Zénobie , Khadamiste et Arsame , et
celle de la reconnaissance. Quelques vers heureux et le développement
énergique du caractère de Rhadamiste au commencement
du second acte , méritent encore des éloges ; mais la
complication et l'obscurité de l'exposition , l'invraisemblance
romanesque des événemens et l'incorrection du style sont des
défauts graves qu'on excuse difficilement dans un auteur qui
avait pour modèles les chefs-d'oeuvres de Racine. Je n'ai point
encore parlédu plus grand de tous au théâtre , de celui qui
nuit le plus à l'effet de Rhadamiste ; on ne s'intéresse véritablement
pour personne dans cette tragédie : aussi le dé
nouement , tout terrible qu'il est , fait-il peu d'impression ; lequel
des deux périra , du père ou du fils ? Peu importe au
spectateur ; ils sont à peu près également odieux , et ni l'un
ni l'autre ne peut par conséquent laisser de regrets. Le person,
nage de Zénobie est froid , et celui d'Arsame est plein de cette
galanterie romanesque autrefois si commune sur notre théâtre.
Théâtre de l'Odéon. - Première représentation d'Une
Journée à Versailles , ou le Discret malgré lui , comédie en
trois actes et en prose , par M. Georges Duval.-Reprise de
l'Orpheline , comédie en trois actes et en prose de M. Pigault-
Lebrun .
Madame de Vermont , mariée avec un militaire d'un certain
âge , aimait avant son union un officier nommé Dorival ,
et entretenait avec lui une correspondance que son indiscret
amant a rendue publique. M. de Vermont arrive à Versailles,
où Doríval réside , pour lui demander raison de sa conduite ,
et enobtenir satisfaction . Madame de Vermont , de son côté ,
1. DÉCEMBRE- 1814. 455
)
et
se renddans la même ville afin de retirer ses lettres , et va s'adresser
dans ce but au major du régiment où sert Dorival.
Mais comme elle ignore sa demeure , elle prie M. Bonneau ,
son compagnon de voyage , de l'aider dans ses recherches ,
de l'accompagner dans sa visite. M. Bonneau ,bon bourgeois
de Paris , qui est appelé pour des affaires pressantes dens les
bureaux de la préfecture de Versailles , se rend avec peine aux
prières d'une inconnue dont il sedéfie ; mais enfin , touché par
ses sollicitations , il adhère à ses désirs, et l'accompagne chez le
major , sans pouvoir apprendre d'elle le motif de sa démarche .
M. de Vermont rencontre Dorival , se bat avec lui , et venge
par un coup d'épée , peu dangereux , à la vérité , l'honneur de
desa femme , que Dorival blessé et repentant de ses torts justifie
par une lettre adressée audit M. de Vermont , et accompagnée
de la correspondance. Cette intrigue, qui paraîtrait d'abord
plus appartenir audrame qu'à la comédie , est égayée
par M. Bonneau , dont le personnage , quoiqu'accessoire au
fond, fait tout le comique de la pièce. Comme il a accompagné
madame de Vermont dans sa visite , et qu'on le suppose instruit
du motif de cette démarche , on cherche à le faire parler;
mais comme il ne sait rien , il est discret malgré lui. Cette
idée fondamentale donne lieu à des situations très-plaisantes ,
quoique peut-être un peu trop répétées. Le rôle de M. Bonneau
, très-bien rendu par Perroud , a beaucoup diverti le spectateur;
aux scènes comiques de l'ouvrage se joint le mérite
d'un style franc et naturel . Peut-être n'est-il pas très-vraisemblable
que M. et madame de Vermont, à l'insçul'un de l'autre ,
se rendent le même jour à Versailles pour le même motif;"
mais un défaut de ce genre n'influera jamais sur le sort d'une
pièce amusante. On a demandé l'auteur ; Perroud est venu
annoncer que , comme il ne savait rien , il ignorait son nom.
Cette heureuse repartie a redoublé la gaîté du public , les
instances ont redoublé , et Thénard , au bénéfice duquel était
la représentation , a nommé M. Georges Duval. L'auteur de la
Jeunesse de Henri V, des Héritiers , des Projets de Mariage ,
de Maison à Kendre, du Prisonnier, etc. , etc. , aurait-il communiqué
une partie de son aimable secret à celui qui porteun
nom si avantageusement connu dans la carrière dramatique ?
La pièce de M. Georges Duval a obtenu le plus grand succès.
L'Orpheline a bien moins réussi. On y trouve quelques
traits piquans ; un homme aussi spirituel que M. Pigault-
Lebrun ne pouvait faire une pièce qui en fût absolument dénuée;
mais il y a loin de quelques détails: heureux à un bon
ouvrage dramatique. L'Orpheline est en général un drame
1
456 MERCURE DE FRANCE ,
ennuyeux , mal conduit , et d'une longueur fastidiense. II y
a un rôle de roué , calqué sur le caractère de Valmont dans les
Liaisons Dangereuses ; ces personnages , dont le modèle est
heureusement devenu fort rare , n'inspirent plus que le dégoût.
Clozel et mademoiselle Fleury ont bien joué; les autres
acteurs étaient très -médiocres .
Continuation des débuts de madame Mainvielle-Fodor dans
le Nozze di Figaro ( les Noces de Figaro ) , opéra en quatre
actes , musique de Mozart.
Que madame Mainvielle-Fodor n'a-t-elle un nom terminé
en i , et ne s'est-elle annoncée comme italienne ? elle réunirait
tous les suffrages , et n'exciterait pas de si vives querelles
dans le temple de Polymnie. Le timbre de savoix est-il peu
agréable ? lui reproche-t-on des intonations fausses? Manquet-
elle d'expression dans son chant ? Il n'est encore personne qui
lui ait adressé de semblables reproches; mais n'étant pas Italienne
, sa méthode ne peut être bonne. On ne sort pas de là;
c'est l'argument invincible avec lequel on veut détruire sontalent.
Je dirais volontiers aux enthousiastes exclusifs qui ne
semblent venir à l'opéra Buffa que pour décrier notre musique ,
nos deux spectacles lyriques et leurs artistes : N'est-ce pas le
comble de l'inconvenance et du ridicule que d'insulter sans
cesse au goût des Parisiens dans un théâtre établi à Paris ? Si une
cantatrice française , quel que soit son mérite , est marquée à
vos yeux du sceau de la réprobation par ce seul fait , pourquoi
venir l'entendre et troubler le plaisir qu'elle procure à ses compatriotes
? A la seconde représentation des Noces de Figaro ,
l'aveugle prévention des exclusifs a été le principe d'une rixe
fort désagréable pour le public , et dont les suites auraient pu
devenir fâcheuses : j'étais placé de manière à en être témoin.
Un individu qui , avant la représentation , n'avait cessé de
déclamer contre notre musique et nos artistes , s'est distingué
parmi ceux qui criaient non lorsqu'on a redemandé la romance
du deuxième acte ; vivement interpelé à cette occasion par un
spectateur plus favorablement disposé pour madameMainvielle,
il voulait en tirer raison, et les voies de fait allaient être employées
sans l'heureuse intervention des voisins. Cette petite
scène donne le démenti le plus formel au maître de musique
de M. Jourdain , qui prétend que , si tous les hommes apprenaient
la musique , ce serait le moyen de s'accorder ensemble ,
et de voir régner dans le monde la paix universelle.
Aparler sans partialité et sans prévention , madame Mainvielle-
Fodor , aussi intéressante par sa modestie que par son
DÉCEMBRE 1814. 457
talent , a chanté avec goût et expression les différentes parties
de son rôle ; elle a même réduit tous ses détracteurs au silence.
dans l'air du quatrième acte , où les applaudissemens ont été
aussi vifs qu'unanimes. Madame Morandi a joué Suzanne avec
beaucoup de finesse et de vivacité; dans ses morceaux de chant
on a remarqué cette excellente méthode avec laquelle elle
couvre les défauts d'un timbre naturellement peu flatteur . Le
personnage de Figaro convient peu à Barilli; la gaieté et la
légèreté qu'il exige lui sont absolument refusées , et l'ensemble
de la pièce serait bien meilleur si ce rôle était joué par Porto ,
et celui du comte par Crivelli. Ce changement ne serait pas
plus impraticable que celui qui a été fait dans notre opéracomique
, où Elleviou a chanté les airs du Déserteur , de
Richard , dans le Roi et le Fermier , composés dans le principe
pour une basse-taille.
Que dire de Chérubin et de Marcelline ? Les actrices qui
jouent ces deux rôles doivent me savoir gré de mon silence; la
musique des Noces de Figaro produit toujours le plus grand
effet , et trois morceaux ont été redemandés; la romance du
deuxième acte , le duo du comte et de Suzanne , et celui de
Suzanne et de la comtesse : dans ce dernier , le voeu du public
n'a pas été satisfait. C'est à tort que les partisans de l'harmonie
citent en leur faveur l'autorité de Mozart; son orchestre est
sans doute riche et savant; mais , s'il n'avait que ce mérite ,
ses ouvrages seraient déjà peut-être condamnés à l'oubli , Ce
qui les fait vivre , c'est la grâce , la fraîcheur , la facilité du,
chant; c'est une mélodie presque continuelle , don précieux qui
aété refusé à la plupart des enthousiastes et des imitateurs, de
lamusique allemande.
Onpromet à ce théâtre plusieurs ouvrages qui n'y ont point
encore été entendus , ou qui n'ont pas été représentés depuis
long-temps : ce parti est nécessaire pour réveiller la curiosité
du spectateur , qui a besoin d'être entretenue par de nouveaux
alimens.
:
MARTINE.
Séance annuelle et publique de la Société des Enfans
d'Apollon.
C'EST au printemps que la réunion musicale , dont je vais
rendre compte , a ordinairement lieu; mais comme Bellone et
les muses s'accordent rarement ensemble, elle avait été ajournée
à des circonstances plus favorables . On s'attendait à y entendre
les talens les plus distingués de la capitale, et un hom458
MERCURE DE FRANCE ,
mage à la mémoire du célèbre Grétry devait en être le principal
objet:le temps ne pouvait pas arrêter les amateurs de la bonne
musique , et l'assemblée a été aussi brillante que nombreuse.
Le concert a commencé par une symphonie militaire d'Hayd'n.
On sait que les productions instrumentales de ce fameux compositeur
sont remplies d'images et d'idées; elles semblent appeler
des paroles, « Ceux (dit Grétry) qui contestent à lamu-
>>sique la faculté de peindre et d'imiter les objets , ne savent
>>pas combien de choses renferme une symphonie d'Hayd'n ou
>>> de Gossec. » Le chef-d'oeuvre du musicien allemand , qui
réunit à l'expresion tout le charme de la mélodie , a été exécuté
avec ensemble et précision. M. Bertin a ensuite chanté la scène
de l'opéra d'Anacreon , où cet aimable chansonnier nous retrace
sa philosophie. Un air varié pour le basson , composé et exécuté
par M. Gébauer , a entièrement justifié l'attente du plaisir que
se promettent les amateurs toutes les fois qu'ils doivent l'entendre.
Une cantate en l'honneur de Grétry , paroles deM. de
la Chabeaunière , musique de M. Reicha , a terminé la première
partie. Le chant en a été exécuté par madame Duret , et
les solo d'instrumens par MM. Lefèvre , Duport , Drouet ,
Charles Duvernoy, Gébauer et Vernier. Nommerces virtuoses ,
c'est assez en faire l'éloge. L'idée de cette composition est fort
'heureuse; l'auteur y a su introduire , d'une manière également
adroite et naturelle , les morceaux les plus remarquables de
Grétrydans tous les genres , on s'en convaincra par la lecture
de la pièce même qui suit cet article.
M. Bouilly a prononcé un discours sur les travaux de la société
pendant l'année. L'ouverture d'Elisca , un air de Joseph
chanté avec goût et expression par M. Cloiseau , des variations
sur plusieurs motifs de l'opéra de la Vestale , avec des choeurs ,
arrangées et exécutées sur le violon par M. Lafont , et un air
de la Camilla , musique de M. Paër , où unadame Duret a déployé
tous les beaux moyens qu'on lui connaît, ont composé la
seconde partie du concert. M. Lafont , qui , la veille s'était fait
entendre à l'opéra, et y avait obtenu des témoignages de satisfaction
si flatteurs et si unanimes , a remporté , dans la séance
dont je rends compte , un triomphe non moins honorable que
le premier. Le mélange des choeurs et des solo de violon ,
qui , à ce que je crois , u'avait encore été introduit dans aucune
composition instrumentale , a paru heureux et d'un bon effet ;
l'exécution de M. Lafont , non moins agréable que savante , a
excité le plus vif enthousiasme , et le public s'est retiré rempli
du contentement que lui avait fait éprouver la réunion des
moyens employés pour le satisfaire.. MARTINE.
DÉCEMBRE ESTATEM 459
POLYMNIE ET LES ENFANS D'APOLLON ,
3. q , rolloqaba
Cantate exécutée au concert annuel et public de la Société académique
des Enfans d'Apollon , dans sa séance du 11 décembre
1814 , en mémoire de la mort de Grétry.
L
CHOEUR DES ENFANS DD'AAFOLL
Grétryn'est plus; ah ! qu'en ces lieu HOT n
Éclate unedouleur profonde!
Pleurons le chantre aimé des cieux ,
Qui fit les délices du mondedema NGUOI
HN CORYPHÉE
Récitatif. D
De notre denil religieurs anomuzi
Asa mémoire offrons l'hommage of
Mais pour l'exprimer encor mieux ,
Empruntons jusqu'à son langage.
Trio et choeur des enfans d'Apollon , sur l'air du trio du
Tableau Magique , de Zémire et Azor.
10 18 .
UN CORYPHÉ よいerell
Ah! nous devons le pleurer à jamais !poster of
DEUX MUSESq
Oui,nous devons le pleurer à jamais
Bob OULE CORYPHÉE. of 61002394
Quinous rendra ce luth si tendre? NON ONE ANA : TOTA
DEUX MUSES .
Las ! il n'est plus ; cruels regretsos anrdano't
LE CORYPHÉE .
Faut-il , hélas ! ne plus l'entendre ?
DEUX MUSES.
Voeux superflus , cruels regrets !
EN CHOE U R.
Ah! nousdevons lepleurer à jamais !
460 MERCURE DE FRANCE ,
POLYMNIE , seule.
Récitatif.
Fils d'Apollon , pour calmer vos regrets ,
Devotreami rappelez-vous la gloire;
Envousretraçant ses bienfaits ,
Je viens honorer sa mémoire.
Eh! ne revit-il pas tout entier désormais !
Animés comme lui de la céleste flamme ,
Leciseau , leburin, vont me rendre ses traits (1) ;
Seschants vous ont laissé sonesprit etson âme.
Cavatine.
Heureux amis , heureux parens , ...
De l'amitié , de la tendresse
Quand vous voulez peindre l'ivresse ,
Grétryvous prête ses accens .
:
Quatre instrumens à vent exécutent une partie du quatuor
de Lucile : Oupeut-on étre mieux!
POLYMNIE.
Récitatif.
D'Anacréon et de ses chants ,
Qui mieux nous retraça l'image ?
Un violon , un basson et une harpe exécutent le morceau
de l'opéra d'Anacreon : Si des tristes cyprès.
Qui sut mieux exprimer , en sons vrais et touchans ,
De l'amour délicat le séduisant langage ?
Une flûte exécute la première partie de l'air de Zémire et
Azor : Du moment qu'on aime.
CHOEUR DES ENFANS D'APOLLON , sur la ritournelle méme de l'air de Grétry.
Touchans accords ! sons ravissans !
Voilà son luth et ses accens .
POLYMNIE .
Faut- il d'un léger badinage
Moduler la grâce et les jeux ?
( 1 ) MM. Robert Lefèvre, peintre, Gatteaux , graveur, et Ruxhiel, sculpteur
, ont tous les trois fait hommage à la société d'un portrait de Grétry;
le charme de la ressemblance se trouve joint au fini de l'exécution .
DÉCEMBRE 1814. 461
Une partie de l'orchestre exécute le motifdu duo dialogué
de Richard Coeur-de-Lion : Un bandeau couvre les yeux.
POLYMNIE,
D'une mère prudente et sage
Dicta-t-il les conseils heureux ?
Unvioloncelle exécute partie de l'air de Sylvain : Ne crois
pas qu'un bon ménage.
POLYMNIE.
Sujets fidèles à vos rois ,
Qui les servez avec constance ,
Grétry sait , par son éloquence ,
Immortaliser votre voix.
Tout l'orchestre exécute la première reprise de l'air , ó Richard
, 6 mon roi ! A la suite , un violon exécute la romance
entière.
CHOEUR DES ENFANS D'APOLLON.
Touchans accords ! sons ravissans !
C'est bien son luth et ses accens.
POLYMNIE , avec les Choeurs.
Enfans des arts , que votre hommage
Pour votre ami s'élève aux cieux.
Honneur au luth melodieux ,
Honneur au peintre ingénieux ,
Dont l'éclat vivra d'âge en âge.
Il a créé mille plaisirs
Et pour nos sens et pour notre âme;
Il laissera des souvenirs
Toujours gravés en traits de flamme.
Enfans des arts , etc.
En France , à l'exception d'un très-petit nombre de savans
qui cultivent avec succès les littératures étrangères , l'on néglige
généralement l'étude des langues vivantes . Si quelques personnes
riches y consacrent par goût une partie de leurs loisirs ,
elles se bornent à comprendre à peu près , ou à traduire imparfaitement
les auteurs les plus intéressans des nations voisines ;
elles ne se livrent point à des recherches , toujours longues et
fatigantes , sur les principes des langues mêmes du Tasse , de
Milton , de Schiller ; elles ne cherchent guère à les parler, re
462 MERCURE DE FRANCE ,
doutant les efforts qu'exigerait une prononciation plus ou moins
difficile ; bien moins encore prétendent-elles composer dans
ces langues , et connaître leur génie. Partout ces Français
veulent retrouver leur accent , la délicatesse de leurs sons , la
tournure de leurs idées : de sorte qu'ils rapprochent de leur
langue , et dénaturent , par conséquent , l'italien , l'anglais et
T'allemand. On sait , au contraire , que les Italiens , les Anglais
, les Allemands , les Polonais , les Russes étudient notre
langue avec autant de soin que la leur, se perfectionnent dans
notre littérature , et en font un objet essentiel de leur enseignement
particulier. On sait aussi que la plupart de ces peuples
s'appliquent , avec une égale constance , à l'étude des autres
langues.
On n'a pas manqué de mettre cette négligence des Français
sur le compté de la légèreté de leur caractère. Oui , sans doute,
elle existe cette légèreté , dont on se plaît à exagérer les effets ;
et elle est l'heureux résultat d'une grande sensibilité , toujours
exaltée par l'influence d'un beau ciel , par la nature des rapports
sociaux , par les moeurs les plus aimables. C'est une des intéressantes
qualités des Français : elle leur fait unbesoin de l'agrément
et de la variété , comme elle donne à leur esprit ce tour
vif et animé qui les fait rechercher des autres peuples ; et à
leurs sentimens , cette grâce et cette chaleur qui captivent les
coeurs ; mais elle n'est pas la cause , du moins la cause principale
, de l'espèce d'indifférence qu'ils semblent avoir pour les
langues étrangères . Ils ont prouvé , dans d'autres genres , qu'ils
sont capables de porter l'application jusqu'à l'opiniâtreté.
Les Français , assez riches de leurs propres fonds , non-seulement
n'ont rien à envier aux autres nations , mais encore ils
peuvent leur offrir des modèles dans tous les genres. La finesse ,
la beauté de leur langue , qui possède tant de chefs-d'oeuvres ,
ont porté presque tous les peuples à se l'approprier, en quelque
sorte. Tel est l'empire des arts et de la civilisation ! Dans nos
fréquentes expéditions , nous avons eu biendes fois occasionde
nous assurer de cette vérité; il était si agréable de se retrouver
dans son pays , loin de sa patrie ! il était si glorieux pour les
Français de voir leur langue universellement répandue , qu'ils
devaientnaturellement se persuaderqu'ellel'emportait sur toutes
les autres : il était doric tout simple qu'ils se montrassent peu
einpressés à les apprendre. Je suis loinde louer ces dispositions
ou de les justifier; mais enfin voilà la véritable raison de l'ignorance
, trop générale parmi nous , des langues étrangères.
L'hommage que les cours du nord avaient fait à la langue
française, dès le commencement du XVIIe siècle , en l'adopDÉCEMBRE
1814. 463 :
tant pour leurs traités , eût certainement suffi pour l'introduire
dans les cercles choisis ; mais les grâces nouvelles , dont l'enrichirent
les poëtes et les écrivains du siècle de Louis XIV, la rendirent
aimable à tous les peuples. Nos immenses progrès dans les
sciences et les arts , dans ces derniers temps , le succès de nos
armes , en avaient produit en tous lieux le goût et l'habitude .
Nous la trouvions , dans toute sa pureté , jusques dans les déserts
de la Russie; et nous avons cru plus d'une fois que les muses
de la Seine se faisaient entendre sur les bords du Wolga.
Si ce prodige fut un des effets de la gloire qui couronna si
souvent nos exploits , que ne devons-nous pas attendre des
nouveaux rapports d'affection, qui désormais nous uniront à ces
peuples estimables ? La paix de l'Europe assurera le repos et le
loisir aux amis des beaux-arts . Les Français auront encore la
gloire d'en offrir des modèles , d'en inspirer de plus en plus le
goût , et d'instruire des nations qui sont également appelées à
concourir au perfectionnement de l'esprit humain. Cette gloire
véritable , immortelle , est la seule que doive ambitionner une
nation qui a porté si haut les sciences , les arts et la civilisation
! Puissent également tous les peuples , ralliés sous les étendards
de la paix , se bien pénétrer de ce principe éternel , qu'ils
ne trouveront de grandeur réelle et de prospérité durable , que
dans l'industrie , le commerce et les arts !
Je terminerai ces observations par une pièce de vers composée
sur les rives de la Newa , le 1er. septembre 1814 , par
une jeune dame de la plus haute qualité , qui , sans être jamais
venue en France , parle le français comme on le parle à Paris ,
et en possède les principes dans toute la perfection. Ces vers
me paraissent réunir à cette délicatesse des pensées , qui n'appartient
qu'au sexe aimable et sensible par excellence , la
grâce et le coloris d'une poésie douce et facile : je dirais presque
que c'est la fleur du sentiment dessinée par la main d'une
Grâce.
ADIEUX A LA CAMPAGNE.
AIR DE BLANGINI : Il est trop tard , etc.
Il faut partir,
Car l'automne s'avance ,
Et fait tomber la jaunissante fleur ;
Les aquilons , emportant l'espérance ,
9
J. P. G.
Font retentir ces mots dans notre coeur :
Il faut partir.
faut partir ,
Bientôt plus de verduteg
1
>
464 MERCURE DE FRANCE ,
Du rossignolje n'entends plus la voix ;
Je ne sens plus cette volupté pure
Que je goûtais à l'ombre de ces bois :
Il faut partir.
Il faut partir,
Aregret je te laisse ,
Péduit charmant , solitude où mon coeur,
Plein tant de fois d'une douce tristesse ,
Venait jouir du calme etdu bonheur :
•Il fautpartir.
Il faut partir,
L'imprudent et le sage ,
Même cheminprennent pour s'en aller ;
Si le plaisir a charmé le voyage ,
Le temps bientôt viendra nous rappeler
Qu'il faut partir.
1
P. K.
On est sanscesse étonné de voir des enfans heureusement nés
s'élancer en quelque sorte de leur berceau sur la scène du monde,
et sortir deleurs langes tout armés , comme les enfans de Cadmus
; ou , pour parler sans figures , on voit toujours avec un
plaisir mêlé d'admiration des enfans à la mamelle deviner en
quelque sorte la science et posséder des connaissances ou des
talens dont pourraient s'enorgueillir les personnes d'un âge fait,
talens précieux qui présagent , dès leur aurore , ce qu'ils seront
un jour .
"
C'est ainsi que Le Brun , avant cinq ans , traçait déjà avec
art, sur les murs avec du charbon, nombre de figures et de personnages
agréables de la même main qui produisit depuis tant
d'admirables chefs-d'oeuvres .
C'est ainsi que Gassendi , à l'âge de quatre ans , déclamait
déjà de petits sermons avec beaucoup de grâce et d'intelligence.
C'est ainsi également que Longuerue , à l'âge de six ans ,
s'était fait une réputation de savoir et de connaissances , telle
que Louis XIV voulut le voir en passant à Charleville.
C'est ainsi également que Rameau , à l'âge de huit ans , touchait
déjà parfaitement du clavecin , et que Daquin à six ans
eut l'honneur d'être admis à toucher de cet instrument devant
Louis XIV et devant toute la cour...
DÉCEMBRE 1814. 465
Mais unnouveau phénomène , peut- être plus étonnant encore ,
s'est offert à son Altesse Royale MONSIEUR , à son passage à
Châlons-sur-Marne , le 5 du mois de novembre dernier.
Emilie Charbonnier , âgée de quatre ans , fille d'un professeur
de musique et organiste de l'ancienne cathédrale de
cette ville , a demandé par l'organe de madame la baronne de
Jessain , protectrice éclairée des arts , la faveur de toucher du
piano devant son Altesse Royale.
Ceprince , étonné d'un talent si précoce , a daigné l'agréer
avec une extrême bienveillance .
Aussitôt la petite virtuose , conduite par son père ,est introduite
et placée au piano , sur lequel elle a touché avec beaucoup
d'assurance et de précision l'air chéri Vive Henri IV
1
I
Son exécution , aussi rapide que brillante , lui a mérité les
suffrages honorables du prince, qui a daigné, par ses caresses et
ses éloges , lui témoigner sa satisfaction.
Encouragée par ces marques de bonté , elle est descendue de
son siége, et , après avoir fait une humble révérence au prince,
elle lui a adressé ce petit discours : « MONSEIGNEUR y si mes
> faibles doigts pouvaient suivre les mouvemens de mon coeur ,
> assurément je toucherais d'une manière plus digne de votre
>>Altesse. » Le prince enchanté des grâces naïves de cette
enfant , l'a embrassée; et aussitôt elle a demandé et obtenu
la permission d'exécuter deux walses qu'elle a touchées sur
le piano avec une étonnante perfection qui lui a mérité de nouveaux
éloges de la part du prince.
Le père de cet enfant intéressant , encouragé par les témoignages
de bontédu prince, a profité de cette occasion pour présenter
à S. A. R. deux morceaux de musique de sa composition ;
l'un ayant pour titre : Entrée de MONSIEUR dans la ville de
Chalons , chant d'allégresse , suivi de l'air varié Où peut-on
étre mieux , etc.; l'autre intitulé : Triomphe de Louis XVIII ,
que ce compositeur a pris la liberté de dédier et d'adresser à sa
Majesté , le 22 mai dernier.
MONSIEUR a daigné agréer , avec des marques d'une extrême
bonté , ces diverses compositions d'un père heureux et d'un
coeur éminemment français.
Je certifie l'article et les faits qui précèdent sincères et véritables.
CHARBONNIÈRES , membre de la Société d'Agriculture
, Sciences et Arts , du département de la
Marne.
Châlons-sur-Marne , ce 27 décembre 1814.
30
466 MERCURE DE FRANCE ,
1
A MM . LES RÉDACTEURS DU MERCURE .
Poitiers , 30 novembre 1814.
MESSTEURS, il est très-ordinaire qu'un hommedebien, àqui , soit dans son cabinet
, soitdans la conversation ,il naît une idée qu'il peut croire utile de
faire connaître , surtout si elle intéresse à la fois ses concitoyens de toutes
les classes , se persuade de bonne foi que cette heureuse idée est nouvelle , et
qu'en conséquence il la produise comme telle, quoique peut-être elle ne
soit qu'une réminiscence dont il a oublié l'origine , qui lui est tout-à-fait
étrangères il a cependant le droit de se l'approprier , si sa mémoire seule a
tort , puisqu'au reste elle a pu lui venir aussi naturellement qu'à tout autre ;
et loin qu'on doive l'accuser de plagiat , il lui est même dû de la reconnaissance
pour la notoriété bien intentionnée qu'il lui donne .
C'est cequi arrive , ce me semble, dans ce moment à M. Cadet-de-Vaux ,
qui ,depuis long-temps , a le mérite digne de louange , de donner sur plusieurs
points de très-bons conseils , dont on ne peut que lui savoir le meil
leur gré . Avec la même faculté , il continue d'user du même droit ; il doit
en recueillir le même prix.
Jen'offenserai certainement pas cet estimable philantrope; je ne dois pas
craindrenon plus de manquer à aucunes convenances , en vous proposant ,
messieurs , de vouloir bien faire remarquer que , près de dix ans avant lui
(sans aller chercher aussi loin qu'il l'a fait un exemple dont il paraît s'autoriser,
et sans pretendre l'offrir comme neuve , ainsi qu'on le verra ) , j'ai
publié la même idée, et émis le même voeu qu'il vientde présenter dans le
MercuredeFrance du mois de septembre , page467.
Il s'agit du conseil , aussi social qu'il est essentiellement sense , donné à
tous les piétons , qui doivent ou veulent marcher sur les côtés de chaque
rue , de prendre toujours leur droite , surtout dans les grandes villes , où il
ya communément de lafouleetdes embarras , que l'on évite par cemoyen,
qui , loin de contrarier personne , doit paraître si commode pour tout le
monde. Lamême mesure aurait lieu pour les voitures dans les mêmes circonstances
.
Il est vrai que mon interprète ne fut qu'un journal de province. Eh !
qu'importe ! c'était toujours un dépô: public , où j'ai pu consigner mon
titre. Ce journal était alors très-répandu , même ailleurs que dans le département
auquel il était spécialement consacré ; il était connu à Paris , où il
fallait l'envoyer à des autorités et où il avait des souscripteurs : on le citait
quelquefois ; d'autres journaux en copiaient des articles , même sans le
nommer ; procédé de tout temps , et partout si commun, que l'honneur des
lettres et tous les devoirs du pacte social réprouvent également. ( Je suis certain
que mon article a été ainsi copié) .
Je ne puis , messieurs , si vous me le permettez , mienx prouver , comme
je le dois maintenant , l'antériorité que j'ai dans le cas dont il s'agit , et dont
jevous invite de me donner acte , qu'en prenant la liberté de vous adresser
unecopie fidèle , que je certifie authentique , voulût-on faire une enquête
de la lettre écrite par moi , signée par moi , et numérotée la 67 , que l'on
trouve imprimée dans le n° . 161 du Journal de Poitiers du 26 germinal
an XIII; 16 avril 1805 .. -
Vous jugerez peut-être , messieurs , et j'avoue que j'en serais très-flatte ,
qu'après l'écritde M. Cadet-de-Vaux , tout bien pensé , bien motivé, bien
intentionné qu'il soit , tout premier sur le sujet , que plusieurs persounds
DÉCEMBRE 1814. 467
aient pu le croire lorsqu'il a paru , ma lettre qui l'a précédé de dix ans ,
oubliée peut-être , inconnue sans contredit au plus grand nombre , si elle
vous paraissait mériter d'être insérée à son tour dans le Mercure de France,
y serait peut- être encore lue avec quelqu'intérêt par tous ceux qui ont le
droit de s'étonner que la réforme desirable qu'on y conseille , surtout après
les épreuves si multipliées que l'on afaites de sa facilité et de ses avantages ,
n'ait pas été simultanément , spontanément et constamment adoptée dès
qu'elle a été proposée. Malheureusement les vérités , même les plus communes
, les plus sensibles , on le sait , ont besoin d'être remontrées plus
d'une fois avant qu'elles triomphent sur les habitudes qu'établit l'insouciance
, et qu'entretient la paresse. C'est ce qui doit nous excuser M. Cadetde-
Vaux et moi d'ètre revenus sur celle-ci , déjà recommandée par d'autres .
Suit la lettre dont j'ai annoncé la copie :
« C'est presque toujours faute de s'entendre que , dans ce meilleur des
>> mondes , il se commet beaucoup d'inconvenances , et que même il y ar-
>> rive beaucoup d'accidens. Tout cela serait en partie prévenu , ponr peu
» que chacun , communément , voulût faire pour les autres ce qu'il von-
>> drait bien que les autres fissent pour lui ; car toutes les obligations sociales
>> sont synallagmatiques. Cette réflexion , je le sais bien , n'est pas non-
>> velle; ce que je vais dire , je le sais bien encore ,n'est pas plusnou-
>> veau , puisqu'on le trouve dans des consigues militaires , et dans des
>> ordonnances ou instructions de la police. Il s'agirait seulement de faire
>> tous les jours ce qui est recommandé dans les cas extraordinaires. L'ha-
>> bitude serait bientôt prise , et tout le monde s'en trouverait bien ;
>> mais cela est trop simple , et il y a des gens qui n'estiment que ce
» qui a paru difficile à imaginer ! Ce préambule est assez long; venous
>>>au fait.
>> Il n'est personne , dans les villes un peu populeuses surtout , et,
» où les rues sont peu larges , qui , pressé de se rendre à ses affaires
>> ou à ses plaisirs , et qui même marchant avec lenteur , comme s'il
>> voulait seulement se promener , n'ait quelquefois de l'impatience et
>> même de l'humeur , en se voyant à chaque pas poussé , coudoyć ,
>> heurté , détourné , suspendu dans sa marche par tous ceux qu'il ren-
>> contre , et qui venant plus ou moins vite en même temps qu'il va
» sur la même ligne , éprouvent de sa part l'embarras qu'il leur cause
» lui-même ; et les voilà les uns et les autres s'incommodant et murmu-
>>>rant à la fois. C'est le tort de tout le monde.
>> Le moyen d'éviter de toutes parts un inconvénient aussi désagréable ,
>> n'est pas pénible ; tout le monde le sait ou le devine; il ne s'agit que
>> de s'entendre pour le pratiquer ensemble et à la fois ; on verra com-
2.bien il est facile et commode. Que , dans tous les temps et partout ,
>> même sans qu'il y ait ni foule ni concours , chacun , allant ou venant,
>> et dès qu'il aborde la rue dont il vent suivre la direction , prenne
>> sa droite , et ne laisse pas cette ligne si rien ne s'y oppose . Alors tout
>>> le monde marche sans coudoiement , sans heurtement. La circulation
>> est libre et paisible ; chacun se rend sans détour , sans humeur au
>> point qu'il veut atteindre. Les deux paves sont occupés et suivis sans
>> encombrement. Je le dis encore , tout le mondey trouverait son compte ,
>> et il ne faut point un congrès pour en établir l'usage. Que les plus
>> sages commencent, les autres en feront bientôt autant. L'habitude une
>> fois prise , l'ordre s'observera naturellement et perpétuellement ; les gens
>> grossiers et les polissons se lasseront bientôt de le troubler. Rien n'em-
>>> pêche sans doute que l'on adopte dans le train ordinaire de la vie ,
>> ce que l'on voit déjà pratiqué à Paris , et ailleurs , dans toutes les oc-
> casions solennelles de cérémonies publiques , de marches , de cortéges ,
468 MERCURE DE FRANCE ,
>> de réunions , de files , où on veut conserver l'ordre et faciliter la cir
>> culation . Cette méthode pourrait aussi être suivie , à certains jours,
>> dans tous les lieux d'affinence qui ont deux issues , surtout dans ceux
où il ne faut entrer qu'avec respect et d'où il ne faut sortir qu'avec
>> recueillement. Un autre avantage , qui a bien sa valeur , et qu'offre , au
>> milieu des rues , la mesure que je propose , c'est que l'orgueily trou-
>> verait publiquement la jouissance de ses prétentions , en ce que cha-
>> cun , sans offenser personne et sans se montrer exigeant , aurait tou-
>> jours la droite et le haut du pavé. Ainsi tous les intérêts seraient ména-
>> gés ; et ceux de l'orgueil méritent considération comme on sait.
>>Quoi ! ce n'est que cela ? diront quelques lecteurs , qui riront peut-
>> être de ma proposition , parce qu'elle n'est ni neuve , ni ingéniense.
>> A la bonne heure , je souscris à ce jugement , et je pardonne à cette
>> gaîte ; mais aussi , quelques lecteurs , plus sérieux et moins déprisans ,
>> n'en penseront peut-être pas moins que j'ai donné ou plutôt renou-
> velé un bon conseil , et le suffrage de ceux-ci suffirait. On connaît
>>la célèbre réponse de Christophe Colomb aux courtisans du roi de
>>Castille , qui n'avaient pas trouvé très-merveilleux , lorsqu'ils le connurent
, le moyen qu'il prit et qu'ils n'avaient cependant pas deviné ,
>> de casser un oeuf pour le faire tenir debout ».
J'ai Thonneur, messieurs , de vous saluer avec la considération la plus
distinguée. JOUYNEAU DESLOGES .
NECROLOGIE .- L'Institut royal a assisté aux funérailles de
M. Parny ( Deforges ) Evariste-Désiré , membre de la classe
de la langue et de la littérature françaises. Le convoi étant
arrivé au lieu de la sépulture , M. Étienne , président de la
classe , a prononcé le discours suivant :
Messieurs , à peine venons-nous de payer le dernier tribut
à la mémoire d'un grand poète , que nous en avons un
autre à pleurer. Ah ! faut-il qu'après un long deuil , les Muses
françaises s'enveloppent de nouveau du voile funèbre de la
douleur ! La tombe de Delille est encore humide de nos larmes ,
et déjà l'impitoyable mort nous appelle autour d'un autre
cercueil . M. de Parny n'est plus ! C'est ainsi que dans l'antiquité
, Virgile et Tibulle se suivirent de près au tombeau.
Etrange destinée ! Les deux poëtes qui les ont fait revivre
parmi nous , Delille et Parny , sont presque en même- temps
ravis aux lettres et à l'amitié.
La France perd aujourd'hui , Messieurs , un poëte qui man.
qua long-temps à sa gloire. Heureux successeur des Properce
et des Catulle , il a achevé nos conquêtes littéraires sur l'antiquité.
Doué à la fois d'une âme sensible et d'une imagination
ardente , M. de Parny chercha d'abord la gloire dans
la noble profession des armes : il maniait , comme Gallus ,
la lyre et l'épée ; mais sa santé trop faible lui commanda bientot
la retraite , et il n'aspira dès lors qu'à des succès plus
DÉCEMBRE 114. 469
paisibles et à des lauriers plus doux. Ses voeux furent comblés
; il se plaça sur le Parnasse français à côté des écrivains
du grand siècle. Que de grâce , que d'harmonie dans ses
vers ! Quelle pureté de style! Quelle délicatesse de pensées !
On reconnaît toujours dans ses élégies le langage expressif et
vrai du sentiment. On voit qu'il puise dans son coeur le feu ,
la tendresse , la sensibilité qui respirent dans ses écrits.
Sa vie privée offre un tableau non moins attachant que les
ouvrages qui l'ont illustré. Ami de ses rivaux, soutien de ses
jeunes émules , il ignora ces passions funestes qui corrompent
les douceurs de l'étude. Il n'y avait de place dans son coeur que
pour les tendres affections . Il chanta l'amour , l'amitié; et les
derniers sons de sa lyre furent consacrés à la reconnaissance.
Mais cet homme qu'on dirait avoir été élevé par les grâces ,
qui ne semblait né que pour marcher sur des fleurs , est
soudain frappé d'un mal qui dévore lentement ses jours. La
douleur le trouve impassible ; et l'écrivain , jeune encore ,
dont les vers respirent une si tendre langueur , une mollesse
si pleine de charmes , supporte les plus cruelles atteintes sans
s'émouvoir. Il voit croître les progrès du mal sans être ébranlé,
Il souffre avec la fermeté d'un stoïcien; et après une longue
agonie, il meurt avec le calme d'un sage.
Oh! que ne puis-je exprimer , Messieurs , la douleur de
tout ce qui lui survit ! Que ne puis-je , ainsi qu'Ovide au bûcher
de Tibulle , payer aux mânes de notre ami le tribut mérité
de regrets et d'hommages que réclame sa mémoire. Je montrerais
près de son lit de douleur sa compagne désolée , serrant
la main défaillante , recueillant les derniers regards d'un époux
expirant; je m'écrierais : ô Parny ! il ne nous reste plus de toi
que ta gloire et ton nom ! Déjà tu vis dans un monde plus
heureux. Mais est-ce dans le poëte latin que je dois puiser des
inspirations ? Ah ! ce sont tes accens même qu'il faut emprunter
pour te célébrer dignement , et c'est ta muse éplorée qui
va redire aujourd'hui ces vers echappés à ta douleur sur le
tombeau d'Eucharis :
Toi, que son coeur connut , toi qui fis son bonheur ,
Amitié consolante et tendre ,
De cet objet chéri viens recueillir la cendre.
Loind'unmonde froid et trompeur ,
Choisissons à sa tombe un abri solitaire;
Entourons de cyprès son urne funéraire.
Que la jeunesse endeuilyporte avec ses pleurs ...
Des roses à demi fances ;
470 MERCURE DE FRANCE ,
Que les Grâces plus loin , tristes et consternées ,
S'enveloppent du voile , emblème des douleurs .
DISCOURS prononcé sur la tombe de M. Bosquillon , médecin
de l'Hôtel-Dieu et professeur au Collège Royal.
Illustre et ardent ami des sciences et de l'humanité , recevez
les regrets et les tendres adieux de l'un de vos élèves, qui a le
plus admiré votre profond savoir , et à qui vos éminentes
qualités avaient inspiré le plus vif attachement pour votre personne.
Recevez aussi , par mon organe , ceux de MM. Levraud
et Coutelle. Pénétrés des mêmes sentimens , nous nous sommes
réunis auprès de vous pendant votre longue agonie , pour
remplir des devoirs que notre amitié et notre reconnaissance
rendaient tout à la fois bien pénibles et bien chers ; et nous nous
réunissons en ce triste moment pour vous exprimer notre douleur.
Que la mort porte aveuglément ses coups ! elle épargne des
hommes inutiles , et frappe un savant dont l'existence était si
précieuse à ses contemporains et à la postérité , que sa perte est
une calamité publique.
Digne successeur d'Hippocrate, Arétée de notre siècle , vous
n'étiez point attaché à la vie par les jouissances qui la rendent
chère à la plupart des hommes ; mais par le désir d'achever les
travaux que vous aviez commencés, et de satisfaire le plus impérieux
de vos besoins , en continuant de répandre des bienfaits.
N'ayant jamais existé que pour un art que vous aviez cultivé
avec tant de zèle et avec tant de constance , vous avez voulu
l'exercer jusqu'au dernier moment; et lorsqu'il ne vous était
plus possible de vous dissimuler la triste vérité que tous
ses secours étaient inutiles , cette passion pour le bien
était si forte en vous qu'elle s'est soutenue contre les horreurs
du trépas dont vous avez été si long-temps environné. Ni les
douleurs dont vous étiez tourmenté , ni le désespoir qui devait
naître d'une maladie dont il était impossible d'arrêter les
progrès ; rien n'a pu suspendre les effets de votre bonté. Elle
était si active qu'elle vous portait à chercher à guérir le mal
des autres , lorsque vous vous sentiez affecté d'un mal incurable
, et à répandre des consolations , lorsque vous ne pouviez
plus en trouver que dans les soins tendres et assidus de l'épouse
vertueuse qui avait fait le bonheur et le charme de toute votre
vie , et que vous chérissiez si tendrement que vous avez voulu
DÉCEMBRE 1814. 471
qu'elle vint s'unir à vous dans lemême tombeau. Vous trouviez
aussi des consolations dans la cause qui avait brisé en vous tous
les ressorts de la vie. Quand vos amis vous engageaient à renoncer
au travail , vous leur disiez : cela me console.
Etendu sur le lit de mort , dans cet état où l'homme ordinaire
ne s'occupe plus de rien , ne s'intéresse plus à rien , parce qu'il
ne peut plus servir de rien , vous avez conservé toute la tranquillité
de votre esprit et toute la sensibilité de votre âme bienfaisante
et trop pure pour que le trouble pût s'en emparer : en
réglant avec soin tout ce qui pourrait intéresser après vous les
personnes qui vous étaient chères , en entrant dans les détails
relatifs à vos funérailles comme on fait les préparatifs d'un
voyage ordinaire et comme on s'occupe d'une affaire qui se présente
dans le cours de la vie , en arrêtant vos regards sur le
plus épouvantable de tous les événemens, vous avez montré une
force decaractère et un courage qui vous rendent comparable
à tout ce que l'antiquité nous cite de plus grand dans cette fatale
circonstance. La mort , dit Montaigne , est le maistre jour ,
c'est le jourjuge de tous les autres .
Vous aviez la timidité et la douceur d'un enfant , vous paraissiez
faible à ceux qui ne vous connaissaient pas bien , parce
qu'on ne vous avait jamais vu lutter dans les combats où l'intérêt
, l'orgueil et l'amour propre opposent une si vive et si
forte résistance . Vous conserviez toutes vos forces pour les
choses utiles ; vous étiez trop fortement dominé par l'amour
du bien pour les diriger vers un autre but.
La mort d'un capitaine qui a étonné et effrayé le monde ,
ou d'un poète qui a excité l'admiration , occupe long-temps
les esprits ; mais c'est le coeur qui sera touché par le souvenir
du célèbre, du bon Bosquillon. Quel exemple et quel
modèle que celui d'un homme constamment appliqué à étendre
les limites de son art , et à en administrer les secours , nonseulement
aux riches , mais encore aux pauvres qu'il allait
visiter dans leur modeste demeure , même dans les derniers
temps de sa vie , pour les consoler par ses soins et par ses
bienfaits; d'un savant sans orgueil auquel on peut appliquer
ce que La Harpe a dit de La Fontaine : « Sa candeur était
égale à sa bonté. Il fut toujours dans sa conduite et dans
ses discours aussi vrai que dans ses écrits . La réflexion et la
réserve si nécessaires à la plupart des hommes qui ont quelque
chose à cacher , n'étaient guère faites pour cette âme toujours
ouverte, dont les mouvemens étaient prompts , libres et honnêtes
, pour cet homme qui seul pouvait tout dire parce qu'il
n'avait jamais l'intention d'offenser » .
472 MERCURE DE FRANCE ,
Ole plus naïf, le plus simple et le plus sensibledes hommes,
puissiez-vous jouir dans l'autre vie des récompenses que vous
avez méritées ! et si les morts s'intéressent aux choses d'icibas
, puissiez-vous connaître le deuil que votre perte a causé
dans la capitale , et les larmes qu'elle fait répandre à vos amis !
Puissiez-vous apprendre que votre mémoire nous sera toujours
chère , et nous voir occupés à transmettre à la postérité
le souvenir de vos rares qualités .
と
:
PHILIBERT DUBOIS .
1
!
POLITIQUE.
CHAMBRE DES DÉPUTÉS. - Extrait de la séance du 30 đẻ
cembre.
M. le président. Messieurs , avant que le ministre de S. M.
vienne annoncer notre séparation , permettez à celui qui se
trouve heureusement placé pour recueillir vos pensées , de
vous en présenter les principaux résultats.
Si, confians en l'impartialité royale , vous avez apporté quel
ques tempéramens à la liberté de la presse , c'est pour jouir
plus sûrementdans peude ses inappréciablesbienfaits , lorsqu'on
aura préparé ces lois destinées à rassurer le Gouvernement ,
les moeurs et la paix des familles .
Al'exemple de S. M. , vous auriez bien désiré que les charges
publiques eussent été moins pesantes. Mais il fallait d'une
part, pourvoir aux besoins de l'armée , à une dette publique
immense , et de l'autre , relever un crédit public qui donné
le moyen de l'acquitter et facilite de nouvelles ressources;
si une juste confiance vous a portés cette année à voter
plusieurs dispositions , tous les Français s'attendent comme
vous , que dans la session prochaine , des comptes détaillés
et appuyés de pièces pour toutes les recettes et pour toutes
les dépenses , vous mettront à même d'examiner s'il n'est pas
possible de hâter les voeux de notre Roi pour le soulagement
de sonpeuple.
Vos coeurs ont été brisés par la nécessité de rétablir des
droits contre lesquels s'élève une partie de la France ; mais
quand les contribuables réfléchiront que les impôts indirects
sont la plus sûre ressource des Etats modernes , que c'est
sous leur abri que l'agriculture , notre grande manufacture ,
peut le mieux prospérer ; quand ils réfléchiront que la loi
DÉCEMBRE 1814. 473
n'est que temporaire , et que vous allez unir nos pensées à
celles de vos concitoyens pour rechercher un système d'impôts
appropriés à notre territoire ,à nos productions , à nos
moeurs , aux intentions bienveillantes de S. M. , les uns se résigneront
dans la nécessité , et les autres dans l'espérance.
Si vousn'avez pu réparer encore de grands malheurs , votre
justice s'est au moins réservé la faculté de seconder la noble
voix qui s'est fait entendre dans la chambre des pairs . Vous
regrettez peut-être aussi , Messieurs , de n'avoir pas eu à
vous occuper du sort de ces hommes par qui s'affermissent
les religieux fondemens de la société ; vous le regrettez aujourd'hui
que la vraie philosophie et la religion semblent vouloir
aussi se réunir pour fortifier la morale et donner à l'esprit
public une lumière plus sûre .
L'esprit national dont on nous accusait de manquer respire
dans toutes vos délibérations.
Il s'est fait remarquer dans les lois relatives à l'industrie
et nous répondrions à ceux qui seraient tentés de nous accuser
de trop de partialité , que l'erreur même est honorable
lorsqu'elle est patriotique.
,
L'esprit national s'est manifesté au sujet des lois relatives
au commerce. Quoique vous ayez aggrandi , pour ainsi dire ,
-le cercle de la représentation , en provoquant autour de
vous les lumières des chambres du commerce , vous n'avez
encore pu que préluder à un meilleur système. Dans un
royaume pour qui l'on avait rendu les reflux de la mer à
peu près inutiles , il était impossible de faire à présent davantage;
mais l'opinion publique appréciant laprudencede vos essais
, pressent que lorsque l'état de l'Europe et celui des colonies
auront été réglés , vous serez appelés à concourir à des
lois vraiment nationales.
L'esprit national éminemment français a éclaté parmi vous
dans ces lois qui regardent la personne du monarque : vous
avez été les véritables organes de tous ceux que vous représentez
quand vous avez voté cette même liste civile dont la
Couleur se souvient que Louis XVI avait doté la couronne ,
e lorsque surtout vous avez unanimement délibéré que la
France était solidaire des dettes de son Roi .
C'est ainsi , Messieurs , que vous avez réconcilié avec le
Gouvernement représentatif, ses plus grands adversaires . En
retrouvant des guerriers égaux de leurs aïeux , ils reconnoissent
que ce beau sentiment , l'âme des monarchies , en se
rpandant par toute la nation , n'en a que plus d'énergie , et
place dans la main d'un Roi de France un ressort plus puis
30*
1 474 MERCURE DE FRANCE,
sant. L'honneur de la patrie , pour emprunter les expressions
d'un homme dont la France se glorifie (1 ) , l'honneur de la
patrie , en réunissant tous les Français , continuera les miracles
que le ciel a fait éclater à l'apparition d'un fils de
saint Louis.
Allons donc en paix , Messieurs , dans nos foyers méditer
cette loi de réélection dont plusieurs d'entre nous s'occupent ,
et qui doit satisfaire la noble émulation de tous les Français
pour concourir autour du trône à la prospérité commune.
Retournons dans nos provinces avec sécurité. Nous laissons
dans sa capitale , environné de l'amour de son peuple et du
dévouement de l'armée , un Roi que nous considérons comme
le premier gardien de la liberté publique.
La chambre ordonne l'impression du discours de M. le
président au nombre de six exemplaires.
MM. l'abbé de Montesquiou , le baron Louis , et Dandré,
sont introduits dans la chambre selon les formes accoutumées.
M. l'abbé de Montesquiou s'approche du bureau , et remet
à l'un de MM. les secrétaires , qui la transmet à M. le
président , une proclamation de S. M.
M. le président. Aux termes du règlement du Roi , je
vais vous lire la proclamation royale qui vous est apportée
par M. le ministre de l'intérieur , M. le ministre des finances ,
et M. le directeur-général de la police.
« LOUIS , PAR LA GRACE DE DIEU , ROI DE FRANCE ET
DE NAVARRE , à tous ceux qui ces présentes verront , salut :
>>La session de la chambre des pairs et celle de la chambre
des députés des départemens sont prorogées , et leurs séances
sont ajournées au rer . mai 1815.
>>La présente proclamation sera portée à la chambre des
députés des départemens par notre ministre-secrétaire-d'état
au département de l'intérieur , notre ministre et secrétaired'état
au département des finances et notre directeur-général
de la police du Royaume.
α Donné à Paris , le 30 décembre 1814 , et de notre règne
levingtième.
Signé LOUIS.
» Par le Roi ,
(1) M. de Châteaubriand.
» Signé l'abbé DE MONTESQUIOU. »
DÉCEMBRE 1814.
M. le president ajoute : Il ne me reste plus qu'a prononcef
laformule contenue dans l'article 4 du règlement du Roi ,
« La chambre se sépare à l'instant si la proclamation or
donne la clôturede la session,l'ajournement onTa dissolution
de la chambre. » 60 .
MM. les députés se lèvent à finstant même , et la chanibre
sesépare.
NOTICES BIBLIOGRAPHIQUES ; ANNONCES ; AVIS , etc.
Salon de 1814. Volume de la suite des Annales du Musée , par
M. Landon. La première livraison vient d'être mise au jour , et sera suivie
de trois autres livraisons , qui en formeront le complément. Ce volume se
compose , de même que les précédens , de soixante-douze planches , gravées
au trait , accompagnées de l'explication des sujets, et de l'examen des ouvrages.
Cette première livraison offre d'abord le portrait du Roi , peint par
M. Gérard. La gravure qui rappelle la composition de ce beau tableau , est
dessinée avec beaucoup de finesse et d'exactitude. Les autres planches sont
exécutées avec la même précision . Les sujets sont la Naissance de
Louis XIV ; le petit Edipe présenté à la reine de Corinthe , tableau de
M. Meynus ; la Prédication de saint Denis , par M. Monsinu; Saint Louis
prenant l'oriflamme , par M. Barbier l'aîné ; une Anecdote de la vie de
Henri IV, par le même ; l'Arrivée de Monsieur , comte d'Artois , à Paris ,
par M. Fremy; deux tableaux de M. Lafond ; trois de M. Drolling ; un de
Mme. Auzou , représentant une croisée de Paris , le jour de l'entré,e de
S. M. Louis XVIII ; deux morceaux de sculpture , par MM. Gois et
Lemire , etc., etc.
Le recueil des Annales du Musée, qui , dès son origine , a obtenu le suffragedes
artistes et des amateurs , est sans contredit celui des ouvrages de ce
genre qui a le plus contribué à répaudre le goût des beaux-arts (1) .
Henri IVpeint par lui- même , ou Histoire anecdotique de Henri IV.
Ce recueil , extrait de tous les écrits qui ont été publiés sur ce prince , est
orné des portraits du roi et de Sully ; d'une lettre manuscrite ( gravée )
du roi àSully,sur la blessure de son fils , le marquis deRosny , avec une
notede la mainde ce ministre . Cette lettre , calquée et gravée , imite parfaitement
l'écriture du roi et celle de Sully. Henri IV se peint lui-même
dans ce recueil. On retrouve à chaque page l'homme, le roi , l'idole des
Français : comment ne reconnaîtrait-on pas son portrait ? La bonté de son
coeur et la vivacité de son esprit en ont fourni tous les traits. 2º. Edition
prix 3 fr. et 4 fr . frane de port , chez C. L. F. Panckouke , imprimeurlibraire
, rue et hôtel Serpente , nº. 16.
(1 ) Prix du Salon de 1814 , volume in-8°., avec 73 planches , 15 fr
et 16 fr. par la poste. A Paris, au bureau des Annales du Musée , rue de
Verneuil , nº. 30.
ROYAL
۱
!
476 MERCURE DE FRANCE.
Mélanges de Littérature grecque moderne , à l'usage de ceux qui apprennent
legrec moderne , in-8°., en grec moderne. Paris, 1813. Prix3fr.
et3fr. 50c. franc de port. A la Librairie lexique , chez Jombert , rue du
Paon-St. -André, nº. 1. T
On trouve chez le même libraire le Lexique français-grec moderne,
parGr. Georg. Zalikoglou; un vol. in-8°. Prix 12 fr. et 16 fr. franc de port.
La traduction en vers des Élégies de Tibulle , par M. le comte de
Baderon-Saint-Geniez , dont nous avons rendu compte dans notre précédent
numéro , se trouve chez l'imprimeur Dondey-Dupré , rue Neuve-
St.-Marc , nº. 10 , et chez Delaunay , libraire , au Palais- Royal , galerie de
Bois , nº. 243 , et chez Pélicier , libraire , dans la première courdu Palais-
Royal , nº. 1. Prix 4 fr. 50 c. pour Paris , et 5 fr. 50 c. pour les départemens,
franc de port.
T
Élégies en trois livres , par Charles Millevoye , in-18 . Prix a fr. 50 c. ,
papier ordinaire, et 5 fr. papier vélin. A Paris , chez Klostermann , fils, libraire
, rue du Jardinet , no. 13. Ce volume fait le quatrième de la collection
des Poésies de l'auteur. Les quatre volumes se vendent to fr. pour
Paris.
Art de jouir, et autres ouvrages polytechniques , par Thomas-Nicolas
Larcheret , né à Thoissey , le 19 juin 1787 , artiste musicien et declamateur
, premier acteur tragique , professeur de philosophie spéculative et pratique
, fondée sur les nombreuses découvertes qu'il a faites en médecine et
dans les sciences physiques , naturelles et morales. Prix 75 c.A Paris , chez
Foutana , marchand d'estampes , quai des Augustins , nº. 25.
AVIS.
CETTE livraison complète la souscription de l'année 1814.
Adater de samedi prochain , il paraîtra , tous les huitjours ,
un cahier du Mercure de France.
TABLE
DU TOME SOIXANTE- UNIÈME.
-
POÉSIE
MARIE STUART , reine d'Écosse , prête à monter sur l'échafaud.
Élégie.
i
3
Le mérite etla dignité des femmes, par M. le comte deProisy-d'Eppe. 5
Une mère à son fils ; par le même. 7
L'âge d'or de la France ; par M. Charles Malo. 8
Episode extrait d'un poëme posthumede Laharpe, intitulé : le Triomphede
laReligion. 97
Fragmens imités de Thomson.- Hymne au Soleil.
Exordedu IV chant des saisons de Thomson; par M. ÉdouardRiches, 103
Couplets chantés àun banquet militaire , à Boulogne-sur-Mer, par
102
M. Mang, chevalier de la Légion-d'Honneur . 104
Mes Adieux aux plaisirs de la société ; par M. M**, membre de l'Institut
, âgé de 85 ans ... 105
Ode à S. A. R. Monsieur, comte d'Artois; parM. Fouqueau de Pussy. 106
A Laïs ; par M. Eusèbe Salverte. 108
Les deux soeurs ; par le même. Ib
Les derniers adieuxd'une mère à sa fille. Élégie ; par M. Lafont
d'Aussonne.
Hommage rendudans la cathédrale d'Amiens , le 6juin 1329 , àPhilippe-
de-Valois , roi de France ; par M. Talairat . 196
L'insomnie du Poëte ; par M. Bres , N. 199
Une journéed'automne.-Fragment; par M. Auguste Moufle. 202
A M. Hüe , auteur des dernières années du règne et de la vie de
Louis XVI ; par M. Fouqueau de Pussy.
AM. Amédée de Pastoret, sur son poëme des Troubadours ; par M. le
baron de Crazannes .
206
AM. le maréchal duc de Dalmatie , gouverneur-général de la Bretagne
; par le même. Ib.
Ib.
Noémon, ou la Traite des Nègres ; par M. Gouriet.
L'Antigone scandinave ; scène lyrique, imitée d'Ossian ; par M. Charles
Malo , musique de C. H. Plantade .
337
343
AM. le comte de Viomenil , lieutenant-général des armées du roi ,
pair de France ; par M. Fouqueau de Pussy. 346
478 TABLE DES MATIÈRES.
Sirius , ou les mondes.- Ode ; par M. ÉdouardRicher .
Le Regret.- Élégie ; par lemême.
Épigrammes ; par M. de Labouïsse.
Enigmes.
Logogriphes .
Charades,
347
350
35
9, 108, 207, 352
9, 109, 207, 353.
10, 109, 208, 353
SCIENCES ET ARTS.
(MÉLANGES. )
TraitédesMaladies chirurgicales et des opérations qui leur conviennent;
par M. le baron Boyer. ( Art. de M. F...t.
De la police des manufactures et des avantages qui pourraient en résulter
pour le commerce ; par M. M.S.
Observations de scorbut aigu et de scorbut chronique; par F. M. Mercier
: ( article de M. D.M. ) .
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS.
( EXTRAITS. )
Mémoire couronné par la Société des Sciences , Belles-Lettres etArts
de Mâcon, en 1812 ; par M. le baron Percy et par M. Villaume.
( Art. de M. de Mercy ).
ίια
113
354
if
Recherches sur Apollon et sur divers points de grammaire , parJ. B.
Gail, lecteur royal. ( Art . de M. J. V. L. ) 20
Voyage en Autriche , ou Essai statistique et géographique sur cet
empire; par M. Marcel de Serres . (article de M. D. L.) 23, 209, 356
Lettre au Rédacteur du Mercure, contenant l'analyse d'un ouvrage sur
plusieurs monumens de la Bretagne ; par M. A. L. de Sahune ,
chevalier de Saint-Louis. 34
L'Énéide, traduction en prose de C. L. Mollevaut. ( Art. de M.Aug.
de L.) 40
Fables inédites de M. Ginguené , servant de supplément àson recueil
publié en 1810 , et suivies de quelques autres poésies du même
anteur. ( Article de M. de S...e. ) 43
Réflexions sur quelques parties de notre législation civile , envisagées
sous le rapport de la religion et de la morale; par M. Ambroise
Rendu. ( Article de M. Jondot ).
52
Exposé des moyens employés par l'empereur Napoléon pour usurper
la couronne d'Espagne; par don Pedro Cevallos . ( Article de
M. G. M. )
118
TABLE DES MATIÈRES .
479
Campagne de Paris en 1814 ; par P.-F.-F.-J. Giraud. ( Article de
M. de Sen*** ) .
De l'intérêt de la France à l'égard de la traite des nègres ; par J.-C.-L.
Simonde de Sismondi. ( Article de M. de Sen***. )
121
123
Du gouvernement , des moeurs et des conditions en France avant la
1 révolution; par M. Sénac de Meilhan. (Article de M. deS.) 127, 217
Histoire littéraire des huit premiers siècles de l'ère chrétienne ; traduite
de l'anglais de J. Bérington . ( Article de M. Etc. ). 132
Vergy , ou l'Interrègne , par M. le comte de Proisy-d'Eppe.
Poésies de C. L. Mollevaut. ( Article de M. Michel Berr ) .
136
143
Histoire de France pendant les guerres de religion ; par Charles Lacretelle.
( Art. de M. G. M. ) 224
Essai sur la vie deT' . Wentworth, comte de Strafford; par M. le comte
de Lally-Tolendal. ( Article de M. G. M. ) . 234
243
La Ferme aux abeilles , ou les Fleurs de Lis ; par madame de Montolieu.
( Article de mademoiselle V. Cornélie de Sen***. )
Charles et Hélène de Moldorf , ou Huit ans de trop , par Madame Isabelle
de Montolieu.(Art.de Mademoiselle V. Cornéliede Sen***.) 247
Les Élégies de Tibulle , traduites en vers français , par M. le comte de
Baderon Saint-Geniez. ( Article de M. M. S. )
Réflexions politiques sur quelques écrits du jour et sur les intérêts de
25г
tous les Français , par M. de Châteaubriand.(Article de M. G.M.) 362
Tableau historique de la France; par M. Delacroix. ( Article de M.
Jondot ) .
De la traite et de l'esclavage des noirs et des blancs , par un ami des
hommes de toutes les couleurs. - Lettre à S. E. le prince de
Talleyrand ; par W. Wilberforce. (Art. de M. de Sen**. )
Fables nouvelles ; par Madame A. Jolliveau .
Les Scrupules littéraires , de madame la baronne de Stael.
(MÉLANGES. )
369
386
394
397
Fin de la Notice historique sur Lavater; par L.-J. Moreau ( de la
Sarthe). 59
LeFils de Joseph , ou Sainte Pétronille, suite du Mariage , ou leBonnet
d'hermine ; par mademoiselle V. Cornélie de S***. 67
Les Enlèvemens . Suite du fils de Joseph; par mademoiselle V. Cornélie
de S***. 151
LaRose; par M. Charles Malo 168.
Encore un mot sur l'Université ; par M. le baron de Crazannes .
Sur les théâtres . - AM. le Rédacteur du Mercure de France; par
174
M.Delpla. 177
480 TABLE DES MATIÈRES.
Du Mirabilis liber , et des prédictions relatives à la révolution de 1789;
par M. Louis Dubois.
Deuxième extrait de la Guirlande de Flore ; par M. Charles Malo.
Dialogue entre Diogène et Aristippe ; par Condorcet.
-
156
:
2701
-Sur la
Flatterie. , 279
Les quatre tourelles du château de Vuflans ; par madame la baronne
deMontoliem. 383
Exposition , dans le Musée royal , des ouvrages de peinture , de sculpture
, d'architecture et de gravure des artistes vivans. (Article de
M. Bres.). 305, 426
Notice des travaux de la classe des beaux-arts de l'Institut royal de
France ; par M. Joachim le Breton. 398
Lejour des Rois. Suite des Enlèveniens; par mademoiselle V. Cornélie
de Sen** . 411
T
LesPetites-Affiches.
43
Récit de ce qui a été observé à l'ouverture du tombeau de Charles Jer.
Par sir Henri Halfort. 44
Philémon et Baucis ; par M. Louis Dubois. 446
VARIÉTÉS. BULLETIN LITTÉRAIRE.
Spectacles.- Académie royale deMusique.
- Théâtre Français.
315, 452
182, 217, 453.
- Théâtre Feydeau. 81 , 183, 318
-Théâtre de l'Odéon .
81, 186, 319, 454
83
Au même ; par M. М. Т. 86
AM. le Rédacteur du Mercure ; par M. D.M.
Ib. Au même , par M. Cadet - de- Vaux , censeur royal honoraire, etc.
Sur l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem ; par le conite D. Franclieu. 89
Sur unmonument peu connu que l'on voit à Paris , dans la rue des
১
Prêcheurs ; par M.B**.
A M. le Rédacteur du Mercure; par M. le comte de Franclieu.
Sociétés Savantes et Littéraires.
Séance annuelle et publique de la Société des Enfans d'Apollon .
AMM. les Rédacteurs du Mercure; par M. Jouyneau-Deslosges.
Nécrologie.
Pièces officielles .
POLITIQUE.
11
92
321
323
457
466
468
93, 324, 472
190, 329, 375.
:
NOTICES BIBLIOGRAPHIQUES ; ANNONCES ;AVIS , etc.
Fin de la Table du Tome soixante-unième.
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