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1813, 04-06, t. 55, n. 611-623 (3, 10, 17, 24 avril, 1, 8, 15, 22, 29 mai, 5, 12, 19, 26 juin)
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MERCURE
DE
DEPT
DE
LA
FRANCE , 5.
icen
JOURNAL LITTÉRAIRE ET POLITIQUE.
TOME CINQUANTE-CINQUIÈME .
VIRES
ACQUIRIT
FUNDO
A PARIS ,
CHEZ ARTHUS-BERTRAND , Libraire , rue Hautefeuille
, N° 23 , acquéreur du fonds de M. Buisson,
et de celui de Mme Ve Desaint .
1813 .
THE NEW YORK
PUBLIC LIBRARY
835409
ASTOR, LEHOX AND
TILDEN FOUNDATIONS
1005
DE L'IMPRIMERIE DE D. COLAS , rue du Vieux-
Colombier , N° 26 , faubourg Saint-Germain .
TABLE
MERCURE
DE FRANCE.
N° DCXI . - Samedi 3 Avril 1813 .
POÉSIE .
COLMA SUR LE ROCHER .
IMITATION D'OSSIAN .
IL est nuit je suis seule ! où fuir ? où me cacher
Sur cette colline sauvage ?
Les vents sifflent..... J'entends mugir près du rocher
Le torrent enflé par l'orage .
Hélas ! il n'est pour moi nul asile en ces lieux ! ....
Brillans flambeaux des nuits , paraissez dans les cieux.
Qu'une bienfaisante lumière
,
Me guide vers Salgar , Salgar que j'ai perdu !
Sans doute maintenant , de fatigue abattu
Près de lui son carquois et son arc détendu ,
Il prend quelque repos dans un lieu solitaire ,
Etses chiens haletans veillent à ses côtés .
Et moi , je reste seule , errante , abandonnée !
Malheureuse Colma ! serais - tu condamnée
Apasser cette nuit sur ces monts écartés ?
Le bruit des vents s'accroît ; le torrent roule et gronde ,
Et je n'entendrai point la voix de mon amant.
A2
4
MERCURE DE FRANCE ,
Ah ! sans lui je suis seule au monde .
Salgar ! j'ai reçu ton serment ;
Pour te suivre j'ai fui mon père ....
Le cruel ! il te hait ! .... Hélas ! depuis long-tems
La haine a divisé nos malheureux parens .
J'ai tout quitté pour toi , tout ! jusques à mon frère.
Mais nous , Salgar , nos coeurs ne sont point ennemis ....
Vents , taisez-vous ; torrens , ne grondez plus ; mes cris
Peut- être à mon amant sauront se faire entendre.
Salgar : mon cher Salgar ! t'ai-je en vain attendu ?
Salgar ! oui , voici l'arbre où tu devais te rendre ;
Ici t'attend Golma ; viens ! -Pourquoi tardes-tu ?
Phébé quitte les mers profondes ;
Son reflet argenté vacille dans les ondes ,
Et sa douce lumière éclaire le rocher.
Je ne vois point Salgar : ma douleur est mortelle .
Omon ami ! ton chien fidèle
Neme dit point encor que tu vas approcher.
Gémis , Colma ! gémis , infortunée :
Tu restes seule , errante , abandonnée !
Mais que vois-je ? moncoeur a frissonné d'effroi.
Ils sont couchés sur la bruyère !
1
1
Est-ce toi , cher Salgar ? O mon frère , est-ce toi ?
Vous , mes amis , répondez-moi.....
Leurs glaives sont rougis de leur sang ! .... ô mon frère!
Pourquoi de mon amant as-tu fini les jours ?
Salgar ! pourquoi mon frère a-t-il perdu la vie ?
Tous deux vous m'étiez chers : parlez à votre amie.
Ils se taisent ! hélas ! ils dorment pour toujours !
Le souffle du trépas circule dans mes veines :
Assise , au milieu de mes peines ,
J'attends le matin dans les pleurs .
Venez , amis des morts , venez creuser la tombe ;
Mais ne la fermez point : mourante de douleurs ,
Colma viendra , Colma succombe .
Lorsque , sur ces lieux de regrets ,
Descend la nuit humide et sombre ,
Triste et plaintive alors s'élèvera mon ombre
Etpleurera ceux que j'aimais .
AVRIL 1813. 1 5
Tempête , appaisez- vous ; cessez votre murmure.
Dormez , vents de l'automne , et vous , vagues , dormez ,
Dormez , ô douleurs sans mesure (*) :
Je finirai bientôt mes chants inanimés .
Que ma faible existence un instant se prolonge :
Le chasseur attentif écoutera ma voix ,
4
Ma douce voix pleurant , pour la dernière fois ,
Mes amis dont la vie a passé comme un songe !
A. C. DE G***.
STANCES.
On ne voit éclater dans ma retraite obscure
Ni l'ivoire , ni l'or , ni le marbre lointain ;
Dans ce riant séjour qu'a formé la nature
L'art ne porta jamais une indiscrète main.
Là content de mon sort , aux doux sons de la lyre ,
Je chante les héros , les belles et les dieux ;
J'ai des amis , l'Amour daigne aussi me sourire ,
Et pour être plus riche on n'est pas plus heureux .
Ce palais que l'orgueil et que le faste élève ,
Floricourt l'enrichit d'un luxe tout nouveau ;
Peut-être , hélas ! avant que l'ouvrage s'achève ,
Il n'aura plus besoin que d'un étroit tombeau.
Pour augmenter encore un immense héritage ,
Ta soif insatiable a fait couler des pleurs ;
Tremble , Caron t'appelle , et sur le noir rivage
Minos a préparé les supplices vengeurs.
S'il est quelques mortels qui du fruit de leurs crimes
Paraissent ici bas jouir tranquillement ,
Ils porteront la peine au fond des noirs abîmes ,
Et quoique un peu tardive elle atteint sûrement.
1 Il est doux sur le soir, au bout de la carrière ,
De rentrer pour jouir d'un paisible sommeil ,
Sans trouble et sans remords de fermer la paupière ,
D'attendre sans effroi le moment du réveil.
(*) Cette idée appartient à un poëte grec.
6 MERCURE DE FRANCE ,
Cette sérénité fille de l'Innocence ,
On ne la trouve point au séjour des grandeurs ,
Mais sous un toit de chaume auprès de l'indigence ,
De la triste infortune apaisant les douleurs.
Heureux , heureux celui qui peut cacher sa vie ,
Et d'un éclat trompeur sait éviter l'écueil !
La médiocrité n'excite point l'envie ,
Et ne connut jamais les tourmens de l'orgueil.
Que d'autres , chaque jour, encensent la fortune ,
Et comblés de ses dons qu'ils accusent les cieux !
Moi , sans les fatiguer d'une plainte importune ,
Je me trouve assez riche en limitant mes voeux .
Ah ! si je suis toujours aimé de ma Julie ,
Si mon amour suffit à sa félicité ,
J'aurai joui des biens les plus doux de la vie
Et descendrai gaîment aux rives du Léthé.
Que je puisse , en mourant , joindre à sa main tremblante
Ma défaillante main qu'arroseront ses pleurs ,
Et les yeux attachés sur ceux de mon amante
De ses tendres regrets adoucir les rigueurs !
TALAIRAT.
L'HEUREUX HASARD .
SANS y penser , à Lise j'ai su plaire ,
Sans y penser , Lise a ravi mon coeur ;
Depuis ce jour nous goûtons le bonheur :
En y pensant aurions-nous pu mieux faire ?
Par le même.
VERS A MONSEIGNEUR L'ÉVÊQUE DE P ......
En lui donnant le portrait de safilleule , peinte en ange.
De la religion généreux défenseur ,
Protecteur des vertus qui brillent sur tes traces ,
De ces sages prélats qu'à nos yeux tu retraces ,
Tu nous rends l'éloquence et nous peins la douceur.
AVRIL 1813 .
7
Francesca dans ce jour voudrait bien essayer
De t'exprimer l'excès de sa reconnaissance ,
Mais sa voix faible encor , ne peut que bégayer;
Laisse-moi suppléer à son insuffisance .
Ta main à l'Eternel daigna la présenter ;
Tu fus son bienfaiteur , tu fus son second père :
Francesca qui te doit un destin si prospère ,
Doit un jour par ses moeurs envers toi s'acquitter ;
En bonheur , à ta voix , son sort cruel se change ,
Je l'offris au malheur , quand je l'offris au jour .
Tu lui donnes des droits au céleste séjour :
J'en fis une mortelle , et tu la fis un ange.
Mme DE VALORI .
:
ÉNIGME.
On n'aime pas les gens à double face ;
Moi j'en ai quatre , et cependant
Quand parmi les jeux on me place ,
Les oisifs me trouvent plaisant.
Veux- tu savoir ta bonne ou mauvaise aventure ?
Fais agiter en rondma quadruple figure.
Je valse sur un pied. Fatigué de valser ,
Il arrive que je succombe ,
Et c'est au moment où je tombe ,
Qu'en lettre majuscule on me voit t'annoncer
S'il faut mettre , laisser ou prendre ,
Ou t'emparer du tout auquel tu peux prétendre ;
Mais auquel comme toi prétend ,
Celui qui , comme toi , met au jeu son argent.
S ........
LOGOGRIPHE
SURmes sept pieds , lecteur ,
Je suis d'un grand secours à l'amant plein d'ivresse
Qui , pour ne pas exciter de rumeur ,
Veut à huis- clos parler à sa maîtresse.
8. MERCURE DE FRANCE , AVRIL 1813 .
J'étais jadis d'un usage fréquent ;
Mais bien que je sois fort commode ,
Le beau sexe aujourd'hui , plus sage apparemment ,
Neme trouve plus à la mode.
En me décomposant , d'abord, tu trouveras ,
En retranchant ma queue , un fleuve d'Italie ;
Et si tu mets ma tête à bas ,
Je suis alors terme de loterie.
CHARADE.
MON premier , cher lecteur ,
De saint Pierre est le successeur .
Mon second vient d'un animal immonde ;
Et mon tout près des rois abonde.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernierNuméro .
Le mot de l'Enigme estRose.
Celui du Logogriphe est Lilas , dans lequel on trouve : lis , Ali,
s'il , si , la , la , il , si , ais , ail , lai , Lis , Ai , as , las!
Celui de la Charade est Théodose.
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS .
ANNALES DES VOYAGES , DE LA GÉOGRAPHIE ET DE L'HISTOIRE
, publiées par M. MALTE-BRUN ( 1 ) .
Le succès de cet ouvrage continue de justifier les
éloges que lui ont donnés les critiques les plus éclairés .
Egalement intéressant pour les savans et les gens du
monde , il offre aux premiers un grand nombre de recherches
neuves et instructives , et aux autres une lecture
variée et amusante. Souvent l'éditeur n'a que le
mérite du choix , et les morceaux dont il compose son
recueil appartiennent à des écrivains nationaux ou étrangers
; mais ce choix est toujours bien fait , et les connaissances
du rédacteur sont assez étendues , pour ne
donner place qu'à des articles dignes des regards du
public . Souvent aussi il compose lui-même , et ses compositions
annoncent toujours un esprit orné et philosophique
. Arrivé au vingtième volume de la collection
l'ouvrage se soutient avec le même intérêt , et continue
de présenter une série de sujets également remarquables ,
par la diversité des matières , l'étendue des vues , la profondeur
des discussions .
(1) Chaque mois , depuis le rer septembre 1807 , il parait un cahier
de cet ouvrage , de 128 ou 144pages in-8º, accompagné d'une estampe
ou d'une carte géographique , quelquefois coloriée .
Les première , deuxième , troisième , quatrième et cinquième souscriptions
( formant 20 volumes in-8° avec 60 cartes ou gravures )
sont complètes , et coûtent chacune 27 fr. pour Paris , et 33 fr . franc
de port. Les personnes qui souscrivent en même tems pour les cinq
souscriptions , payent les trois premières 3 fr. de moins chacune.
,
Le prix de l'abonnement pour la sixième souscription est de
27 fr . pour Paris , pour 12 cahiers et de 33 fr . rendus francs de
port par la poste. L'argent et la lettre d'avis doivent être affranchis
et adressés à Fr. Buisson , libraire - éditeur , rue Gilles- Coeur , nº 10 ,
Paris.
,
10 MERCURE DE FRANCE ,
Le cahier 55º contient un morceau curieux sur l'état
actuel des Samaritains . C'est à la plume savante de M. Sylvestre
de Sacy que nous en sommes redevables .
Tout le monde sait que Salmanasar , roi d'Assyrie ,
ayant détruit le royaume des dix tribus et pris Samarie ,
emmena dans ses Etats tout ce que la ville et les provinces
conquises renfermaient de familles distinguées
par le rang , la puissance et les richesses , et que pour
remplacer cette nombreuse et opulente population , il
envoya des colonies tirées des diverses parties de son
Empire. Ces nouveaux peuples n'avaient ni le même
culte , ni les mêmes moeurs , ni la même langue ; mais
les Juifs samaritains formant la plus grande partie de la
population , les colonies étrangères ne tardèrent pas à
adopter leurs usages , leur langue et leur religion , et
bientôt il n'y eut plus qu'un seul peuple , celui des Samaritains
.
Leur culte , leurs dogmes , leurs lois civiles étaient
fondées sur les livres de Moïse , et les Samaritains
n'étaient pas moins religieux observateurs de la loi que
les Juifs ; mais ils n'adoraient pas de la même manière ;
ils faisaient leurs offrandes sur le mont Garizim , et les
Juifs les faisaient sur le mont Sion ; cela suffisait pour
entretenir entre les deux peuples une haine mortelle;
tant les idées religieuses elles-mêmes peuvent enfanter
de discordes et de maux , lorsqu'elles sont livrées à l'indiscrétion
d'un zèle ardent et passionné !
Quelques autres points , sans doute, divisaient encore
les Juifs et les Samaritains ; mais ces variétés d'opinion
sont si difficiles à saisir , qu'à peine pourrait-on , dit M.
de Sacy , établir entre les deux nations la même différence
qu'entre les Pharisiens et les Sadducéens, à l'époque
où le Messie vint substituer la loi nouvelle à la loi
de Moïse ; et cependant nulle haine ne divisait les deux
sectes; ils participaient aux mêmes cérémonies , aux
mêmes sacrifices ; ils se trouvaient réunis dans les mêmes
assemblées , aux mêmes tribunaux ; ils ne s'aimaient
point , mais ils ne s'anathématisaient pas .
Si l'on demande quelle est l'origine du nom de Samaritains
, le grand nombre des lecteurs toujours prêt à
AVRIL 1813 . 11
répondre , parce qu'il n'est jamais prêt à douter , répondra
sabs hésiter qu'il vient de Samarie , comme le nom
de Parisiens vient de Paris ; mais les lecteurs instruits
pourront bien ne pas se contenter de cette explication ,
et demanderont peut-être d'où vient le nom de Paris .
Ici la foule des lecteurs serait un peu embarrassée ;
car il faudrait chercher , dans la langue celtique , une
origine raisonnable ; et la foule des lecteurs connaît
fort peu la langue celtique . Qui sait même si toute l'érudition
de l'Académie celtique suffirait à la solution
du problême ? Il n'en est pas de même pour les Samaritains
. Ce peuple a été l'objet des recherches d'un grand
nombre de savans ; et S. Epiphanes , l'un des Pères
les plus érudits de la primitive église , ne paraît nullement
embarrassé sur l'étymologie de leur nom. Il ne
fait aucune difficulté de le dériver d'un mot hébraïque
qui répond au mot français gardiens . Il estime donc que
les Samaritains étaient les gardiens du pays et de la loi .
Ils gardèrent l'un plus mal que l'autre . On n'a
aucun reproche à leur adresser sous le rapport de la
fidélité religieuse ; mais leur courage n'a pu les affranchir
de la dispersion générale à laquelle est condamnée
toute la race de Jacob . Ils sont aujourd'hui errans , sans
asile , sans considération , et presque sans espérance. On
trouve des Juifs par-tout , on ne trouve de Samaritains
presque nulle part . Les descendans de Lévi , de Siméon ,
d'Issachar , de Ruben , de Nephtali , etc. , sont aujourd'hui
réduits à un petit nombre de familles , pauvres ,
malheureuses et méprisées .
Elles étaient même totalement oubliées en Europe
lorsque Jules Scaliger songea à faire quelques recherches
à leur sujet, dans l'intention de se procurer le Pentateuque
samaritain . On travailla donc à établir des liaisons
avec eux ; on découvrit qu'ils avaient quelques
établissemens à Sichem ( aujourd'hui Naplouse ) et au
Caire . On reçut des réponses de leurs docteurs ; les plus
anciennes sont adressées à Joseph Scaliger , et datées de
l'an 1589 de l'ère vulgaire ; mais Scaliger était mort lorsque
ces lettres arrivèrent , et elles furent remises au
12 MERCURE DE FRANCE ,
savant P. Morin , et publiées en latin par R. Simon ,
dans son recueil des Antiquités de l'Eglise orientale .
En 1671 , Robert Huntington , ministre du saint Evangile
à Alep , alla visiter les Samaritains de Naplouse ;
ceux-ci ne furent pas médiocrement étonnés de voir un
Franc qui lisait couramment leurs livres ; ils lui remirent
un exemplaire du Pentateuque et des lettres pour les
Juifs d'Angleterre. Ces lettres et les réponses ont été
publiées . Quelques années après , Job Ludolf trouva le
moyen de se procurer de nouveaux renseignemens sur
les Samaritains , à l'aide d'un Juif d'Hébron qui était
venu en Hollande solliciter quelques secours pour ses
frères d'Orient . Il lui remit , en hébreu , une lettre pour
les Samaritains de Naplouse . Il reçut deux réponses en
langue hébraïque et en caractères samaritains ; il écrivit
de nouveau , et reçut de nouveaux renseignemens . Ces
lettres renfermaient des réponses assez précises aux
questions que Job Ludolf avait rédigées . Elles furent
publiées les unes sur-le-champ , les autres plus tard , et
c'était-là tout ce que l'Europe possédait de connaissances
sur les Samaritains , lorsque M. le sénateur Grégoire ,
occupé à recueillir des renseignemens sur toutes les variations
survenues dans le cours du siècle dernier , parmi
les communions chrétiennes et juives , fit passer dans
le Levant quelques questions relatives aux Samaritains .
M. le duc de Cadore , alors ministre des relations
extérieures , seconda de son pouvoir les recherches de
M. Grégoire , et recommanda à plusieurs agens consulaires
de ne rien négliger pour y satisfaire . On ne tarda
pas à recevoir des réponses de MM. Guys , Corancez
et Pillavoine ; mais M. Guys , vice-consul à Tripoli ,
était trop éloigné du séjour des Samaritains , pour se
procurer des notions certaines ; M. Pillavoine écrivit
avec plus d'étendue ; M. Corancez seul prit la voie la
plus sûre pour obtenir des renseignemens authentiques
il adressa une lettre et une série de questions aux Samaritains
de Naplouse , et fit en attendant passer un Mémoire
curieux sur l'état actuel de ces tristes débris
d'une des familles de Jacob . Voici ce qu'il contient de
plus sûr :
AVRIL 1813. 13
« Naplouse est , en Orient , la seule ville où il existe
>> encore des Samaritains. Il y en a douze à quinze fa-
>>m>illes , composant soixante à quatre-vingts individus.
>> Ils portent le bonnet rouge et le schallblanc qui , pour
>> distinguer leur secte , est séparé sur le devant de la
>> tête , où ils laissent voir une place rouge .
>> Les Turcs de Naplouse , qui sont peu puissans , lais-
>> sent les Samaritains en repos . Djezzar avait voulu les
>> avaniser ; ils lui échappèrent en se disant Juifs .
>> Comme les Karaîtes , ils suivent au pied de la lettre
>> ce qu'ils ont conservé de la loi de Moïse. Leur seul
>> livre , la Bible , est fort altéré ; sur dix mots , les autres
» Juifs n'en retrouvent pas cinq de la leur. Ils ont un
>> chef ou grand-prêtre ( khacan) ; il porte les cheveux
>>>longs , au contraire des autres Samaritains qui ont la
>> tête nue.
>> Les Samaritains occupent à Naplouse un quartier
>> particulier qui a pris leur nom. Ce quartier est un khan
>> assez vaste , composé de dix à douze maisons , com-
>> muniquant les unes aux autres . Dans une d'elles , au
>> premier étage , est la synagogue , composée de deux
>> ou trois chambres; dans la plus grande est une estrade
>> sur laquelle est placée leur Bible. Cette Bible est ca-
>> chée par un rideau que le khacan a seul le droit de
>> lever. Il la présente aux fidèles , qui se lèvent. Sur
>>cette Bible est l'image sculptée d'une tourterelle; de là
>> le préjugé que les Samaritains adorent une tourterelle .
>>>Les Samaritains laissent entrer les Juifs dans cette
>>chambre . Vis-à- vis est une autre chambre soigneuse-
>> ment fermée , et où ils n'admettent aucun homme
>> étranger à leur secte. On suppose qu'ils pratiquent
>>dans cette chambre quelques cérémonies qui sont
>> taxées d'idolatrie .
>> Le premier jour de Pâques , les Samaritains célè-
>> brent à minuit la fête du sacrifice. Le khacan égorge
>> avec un couteau un mouton conduit dans la synago-
>> gue. On y allume du feu dans un endroit préparé pour
>> cela. La victime toute entière , et avec sa toison , est
>>embrochée avec une perche , et mise sur les charbons ;
14 MERCURE DE FRANCE ,
>> on la recouvre de bois allumé; elle est ensuite par-
>> tagée entre les assistans , qui la mangent dans l'église .
» Aux deux extrémités de Naplouse sont les deux
>> montagnes de Haïbaal ( 1 ) et de Garizim . Sur la pre-
>> mière est le sépulcre d'un saint très - honoré des Sama-
>> ritains . C'est là que tous les ans ils font , dans la fête
>> de Pâques , et après le sacrifice qui a toujours lieu
>>dans la synagogue , le sacrifice d'un agneau . Ce der-
>>nier se fait en plein jour; il s'y mêle des cérémonies
>>particulières . On croit qu'elles ont pour but l'adora-
>> tion du saint sur le tombeau duquel se consomme le
>> sacrifice .
>> Tous les Samaritains se vêtissent , dans la syna-
>> gogue , d'une chemise blanche qui couvre leurs ha-
>>bits . Il y a dans l'église un lieu séparé pour les impurs.
» Ce sont ceux qui ont touché un mort , les femmes
>> dans leur tems critique , les hommes qui les ont appro-
>> chées à cette époque .
>> Les femmes , dans certaines circonstances , sont
>>séparées de la société , et reléguées dans un lieu par-
>> ticulier de la maison. Au bout de sept jours elles se
>>> purifient dans une eau courante . Les hommes impurs
>>s'y purifient également , mais au bout de vingt- quatre
>> heures .
>> Les Samaritains , comme les Juifs de l'Orient , ne
>> mangent que la chair des animaux égorgés par l'un
» d'eux , et avec certaines formalités . Ils restent ainsi
>> séparés des Turcs , des Juifs , des Chrétiens . Il ne se
>> marient qu'entre eux , ils ne s'allient pas même avec
>> les Juifs .
>> Ils sont peu fortunés et sans considération : plu-
>> sieurs tiennent boutique et vivent d'un petit commerce.
» Il y a aussi parmi eux quelques sarraf ( changeurs ) ,
>> particulièrement le sarraf-elbeled , changeur du gou-
>>> verneur .
>> Leur langue est l'arabe et un hébreu corrompu . »
La lettre et le mémoire adressés aux Samaritains de
Naplouse , ne demeurèrent point long-tems sans réponse .
(1 ) Il fallait dire Ebal .
AVRIL 1813 . 15
Ce fut un prêtre Samaritain , nommé Salamèh , fils de
Tobie , qui se fit l'interprête de ses frères . Sa lettre fut
rendue le 2 octobre 1808. Elle était écrite en arabe , et
datée du 15 juillet de l'année 1808 de Jésus- Christ ,
6246 d'Adam , 3246 de la sortie d'Egypte , le mardi
3 de djoumadi 1223. L'auteur avait écrit en tête de son
épître son nom et ses qualités :
Moi Salamèh , fils de Tobie , prêtre lévite de Sichem ,
je loue le Seigneur.
Elle contient une suite de réponses à des questions
proposées sur les sacrifices , la loi , les anges ,
le dogme de la résurrection , les peines éternelles , le
Messie , les prêtres , le mariage , la polygamie , le divorce
, les funérailles , etc.
Les Samaritains reconnaissent l'obligation d'immoler
des animaux à Dieu ; mais le seul sacrifice de ce genre
qui existe , est celui de l'agneau pascal. Il ne peut être
offert légalement que sur le mont Garizim. Cependant
les Samaritains n'ayant plus , depuis vingt ans , la permission
de se rendre sur cette montagne , font le sacrifice
pascal dans l'intérieur de la ville , en immolant la
victime du côté du mont Garizim, Ce lieu est réputé la
maison du Dieu puissant , le tabernacle de ses anges , le
lieu de la présence de sa majesté .
Ils gardent religieusement les livres de la loi en langue
hébraïque , mais en caractères samaritains . Ils ne les
communiquent qu'à ceux de leur communion .
Ils croyent aux anges , à la résurrection des morts ,
aux peines et aux récompenses dans un autre monde ;
ils attendent la venue du Messie , et se flattent de le
reconnaître à des signes particuliers ; ils conviennent
que depuis 150 ans il n'existe plus parmi eux de descendant
d'Aaron , et que le pontificat n'est plus exercé que
par un simple lévite ; c'est Salamèh qui est aujourd'hui
revêtu de cette dignité .
Ils s'abstiennent soigneusement de contracter aucune
union conjugale avec les Juifs . Ils pratiquent le divorce .
Ils admettent un certain genre de polygamie , c'est-àdire
, qu'ils peuvent d'abord épouser deux femmes ; mais
si l'une d'elles vient à mourir, ils ne peuvent pas la rem16
MERCURE DE FRANCE,
:
placer. S'ils les perdent toutes les deux , ils peuvent se
remarier ; mais alors la bigamie leur est interdite , et
devient , comme chez nous , un cas pendable.
Les Samaritains ont leurs synagogues et leurs maisons
qu'ils occupent exclusivement. Ils ne partagent leur
cimetière avec aucune autre secte ; ils ne mangent point
avec leurs frères les Juifs , parce que leurs frères sont
anathèmes pour eux. Ils ont une écriture et une prononciation
différentes .
Lorsqu'un Samaritain est malade et près de rendre
l'ame , on lit à côté de lui quelques passages de la loi ,
pour l'encourager dans ce moment difficile , et l'on
adresse des voeux au ciel , sur le mont Garizim , quand
on a la faculté d'y aller .
Après la mort on lave le cadavre , et l'on récite sur lui
la loi toute entière ; on l'accompagne au tombeau en
continuant la lecture , et l'on ne se retire que quand on
a lu la loi toute entière . Les sépulcres sont en face dú
mont Garizim , et appartiennent en propre aux Samaritains
.
Tel est , à-peu-près , l'état sommaire des renseignemens
qu'on a pu se procurer sur les Samaritains . Il est
certains que ce peuple malheureux est réduit à quelques
familles pauvres et opprimées , qui vivent misérablement
à Jafa et à Naplouse. On n'en trouverait point
ailleurs ; depuis cent ans il n'en existe plus en Egypte .
Leur nombre total s'élève à peine à deux cents . Ils
habitent à Naplouse la rue Verte , lieu consacré par
l'antique séjour de Jacob . Ils sont de la tribu de Joseph .
Leur coiffure habituelle est un turban ; les jours de
sabbat et de fète , quand ils vont à leur synagogue , ils
portent des vêtemens blancs . On ignore ce que sont
devenues les familles Samaritaines d'Ascalon et de Césarée
, qui , autrefois , ont été emmenées par des Francs .
Les Samaritains de Naplouse sont fermement persuadés
qu'il existe en Europe une nombreuse communauté
de leurs frères ; mais , jusqu'à ce jour , ils n'ont
pu indiquer leur résidence , et les meilleures statistiques
n'en font connaître aucune .
Ainsi disparaîtront , sans doute , bientôt , les tristes
AVRIL 1843. 20
restes d'un peuple qui n'est coupable que de sa fidélité à
saloi , et de son respect pour ses primitives institutions .
Si le sort l'eût assujéti à des vainqueurs plus éclairés it
pratiquerait tranquillement loi , il irait les jours de
fête au mont Garizim , attendrait paisiblement le Messie,
et cette liberté ,, sans troubler la paix de ses maîtres ,
assurerait son bonheur et sa prospérité .
sa
Mais quand le jour de la raison se lévera- t- il pour les
hommes ? Quand cesseront- ils de se haïr et de se persécuter
? Quand la religion agira- t- elle assez puissamment
sur leur coeuurr , pour les détourner de la superstition et
de l'intolérance ? Quand sauront- ils que le premier et le
plus auguste de ses dogmes est de se supporter mutuellement
? Qu'elle est loin l'époque fortunée où tous les
peuples réunis de sentimens et d'esprit , n'auront plus
qu'une même loi , un même coeur , une même volonté !
Quel homme de bien oserait se flatter de voir s'accomplir
ce rêve heureux !
-
4
LA
SEINE
HISTOIRE DE LA CHUTE ET DE LA DÉCADENCE DE L'EMPIRE
ROMAIN , traduite de l'anglais d'EDOUARD GIBBON.
.... Nouvelle édition , entièrement revue et corrigée , puécédée
d'une Notice sur la vie et le caractère de Gibbon,
Dret accompagnée de notes critiques et historiques ,
relatives, pour la plupart , à l'histoire de la propagation
du christianisme; par M. FGUIZOT Dernière
livraison , contenant les Tomes XI , XILet XIII.
Prix de chaque volume 7 fr. , et 8 fr. 50 c. franc
de port A Paris , chez Maradan , libraire , rue
des Grands Augustins , n° 9 . coil p
1
.ןטיד ימי
Nous avons annoncé , avec quelques détails , dans
le Mercure les deux premières livraisons , ou les six
premiers volumes de cet ouvrage. Nous avons passé
plus légèrement sur la troisième , qui comprenait les
Tomes VII à X. L'attention de nos lecteurs n'avait plus
besoin d'être réveillée , et nous n'aurions eu qu'à leur
confirmer ce qu'ils savaient déjà par l'annonce des premières
livraisons , savoir que le nouveau traducteur et
B
18 MERCURE DE FRANCE ,
l'éditeur de cette grande composition historique ne né
gligeaient rien pour en rendre la nouvelle édition digne
del'auteur et du public. Cela n'est pas moins vrai de la
dernière livraison qui termine l'ouvrage , mais il est
nécessaire de l'annoncer plus particulièrement après un
silence de six mois , et nous croyons sur-tout devoir
féliciter les souscripteurs et le libraire de ce qu'une aussi
grande entreprise a été conduite avec une exactitude et
une fidélité dont on n'a que bien rarement à se réjouir.
Chaque livraison a paru à l'époque indiquée ; l'ouvrage
se termine au moment promis . Nous voudrions qu'on
pût en dire autant de tous ceux que l'on publie de la
même manière .
Nous pourrions , en quelque sorte , terminer ici cet
article , car voilà ce que nous avions de plus important
àdire au public ; mais nous ne pouvons prendre congé
de Gibbon sans jeter un coup-d'oeil sur les derniers
volumes de son ouvrage. Ils renferment une époque
assez longue , mais qui n'offre guère à raconter que des
crimes et des malheurs . L'époque même n'est pas facile
àdéterminer d'une manière précise , tant la marchede
l'auteur est irrégulière , tant il prend plaisir à des digressions
qui le reportent jusqu'à deux ou trois siècles du
moment où il était parvenu . Il ouvre le dixième volume
par l'histoire des Pauliciens qu'il commence à l'an 660 ,
et qu'il continue jusqu'en 1200 par celle des Albigeois
leurs descendans spirituels . Les Bulgares ayant eu leur
part aux derniers événemens qui amenèrent la chute de
Constantinople , il les met en scène après les Pauliciens .
Il se trouve ainsi obligé de remonter aux premières migrations
de ces peuples vers l'année 680. It passe ensuite
à l'origine des Russes connus d'abord des Grecs sous le
nom de Varangiens , et cette nouvelle digression , qui
remonte à l'an 800, finit comme la précédente à l'an 1000 .
La même nécessité de faire connaître à ses lecteurs tous
les peuples qui contribuèrent à la chute de l'empire
'grec , entraîne Gibbon à d'autres digressions ou histoires
particulières des Normands et des Turcs , des
pèlerinages et des croisades : ainsi se remplit le tome
onzième , et l'auteur , en commençant le douzième , est
" AVRIL 1813 . 19
encore forcé , pour que l'histoire ecclésiastique marche
de front avec l'histoire politique , de remonter à l'origine
du schisme des Grecs . Ce volume a cependant plus
de continuité ( qu'on me passe l'expression ) que le volume
qui précède . L'histoire y procède avec assez de
régularité depuis la fin du douzième siècle , époque de
l'établissement des Latins à Constantinople, jusqu'à l'année
1448. Là , l'auteur s'arrête encore pour reprendre
à l'an 1300 l'histoire littéraire de l'empire grec , ou plutôt
de la langue grecque ; mais personne ne se plaindra
de cette digression , elle termine agréablement le tome
douzième . Au commencement du treizième , l'auteur
revient encore sur ses pas pour nous entretenir des
Hongrois et de Scanderbeg ; mais cet écart n'est que
d'une vingtaine d'années . Il reprend ensuite l'histoire
des cinq dernières qui entraient dans le plan de son
ouvrage. Il raconte la prise de Constantinople par les
Ottomans , et le triste sort des familles impériales qui
l'avaient gouvernée. L'histoire du Bas-Empire est alors
finie , mais Gibbon ne peut finir son ouvrage sans reporter
un dernier coup-d'oeil sur la ville éternelle , sur
cetteRome mère alors de deux empires qui se réclamaient
de son nom , et dont elle méconnaissait les deux maîtres .
Depuis plusieurs siècles , en effet , l'histoire de l'empire
romain était devenue étrangère à celle de Rome. L'auteur
est obligé de nouveau de reprendre les choses de
loin. Il consacre deux chapitres à raconter les diverses
révolutions de Rome depuis l'époque où l'on y vit renaître
une ombre de liberté jusqu'à celle où les papes y
acquirent une autorité absolue ; un dernier chapitre ,
enfin , offre le tableau des ruines de cette ville telles
qu'elles existaient au treizième siècle , et traite des causes
qui en ont amené la décadence ou la destruction .
En relevant , comme on vient de le voir , l'irrégularité
de la marche de notre auteur dans ces derniers volumes,
je n'ai point prétendu lui en faire un reproche . C'est
un inconvénient , sans doute , mais il tenait au sujet .
Montesquieu , dans son immortel ouvrage sur les causes
de la grandeur et de la décadence des Romains , n'eut
même pas le courage de jeter un regard sur ces derniers
B2
20 MERCURE DE FRANCE ,
tems . Il lui était permis de les passer sous silence. Un
historien ne le pouvait pas , et il n'avait qu'un moyen
d'y répandre quelque intérêt ; c'était de distraire ses lecteurs
de l'histoire honteuse d'un peuple avili , tantôt en
la portant sur des nations barbares encore , mais jeunes
et vigoureuses , sur des peuples qui avaient encore un
avenir , tantôt en offrant au philosophe le tableau de la
marche de l'esprit humain , toujours instructive , même
lorsqu'elle est rétrograde , tantôt en mêlant les grands
souvenirs de Rome ancienne aux petits événemens de
Rome moderne , et en rapprochant de da solidité , de la
magnificence de ses monumens antiques , la légéreté et
l'économie sordide qui en ont précipité la destruction .
Gibbon avait senti de bonne heure que cette manière
philosophique d'envisager lihistoire était la seule qui pût
assurer le succès de la sienne. Voici ce qu'il en dit en
la terminant : « L'Histoire de la décadence et de la chute
de l'Empire romain , le tableau le plus vaste et peut-être
le plus imposant des annales du monde , excitera l'atten+
tion de tous ceux qui ont vu les ruines de l'ancienne
Rome ; elle doit même obtenir celle de tous les lecteurs .
Les diverses causes et les effets progressifs de cette
révolution sont liés à la plupart des événemens les plus
intéressans de l'histoire : elle développe la politique artificieuse
des Césars , qui conservèrent long-tems le nom
et le simulacre de la république ; les désordres du des
potisme militaire ; la naissance , l'établissement et les
sectes du christianisme ; la fondation de Constantinople ;
la division de la monarchie ; l'invasion et l'établissement
des Barbares de la Germanie et de la Scythie ; les insti
tutions de la loi civile ; le caractère et la religion de
Mahomet ; la souveraineté temporelle des papes ; le rétablissement
et la chute de l'Empire d'Occident; les croi
sades des Latins en Orient; les conquêtes des Sarrazins
et des Turcs ; la chute de l'Empire grec ; la situation et
les révolutions de Rome à l'époque du moyen âge . »
Nous avons transcrit ce résumé tracé par l'auteur luimême
, parce qu'il rend raison des défauts que l'on peut
remarquer dans son histoire , et qu'il en développe l'intérêt.
Iln'a pu éviter les inconvéniens inséparables de la
AVRIL 1813 . 21
,
tache qu'il s'était prescrite , mais il l'a remplie avec une
grande supériorité. Toutes ces digressions , ou , pour
parler plus exactement , toutes ces histoires incidentes
qui sontvenues en quelque manière tomber dans la sienne ,
ne peuventmanquer d'intéresser ses lecteurs . C'est , pour
ainsi dire , un dernier hommage rendu à l'antique grandeur
de Rome dégénérée , que le développement de tant
de causes extraordinaires dont le concours était nécessaire
pour l'accabler. Rome en effet et son Empire formaient
un monde , au physique et au moral , et pour
qu'elle cessât d'en être la maîtresse , il fallait que la face
en fût changée sous ces deux rapports . C'est dans les
siècles connus sous la dénomination commune de moyen
age que s'est opérée cette grande transformation ; et
peut-être Gibbon ne la rend-il plus sensible dans aucune
partie de son ouvrage , que dans les deux chapitres du
tome douzième où nous avons dit qu'il présente l'histoire
de Rome flottante entre la liberté et le pouvoir pontifical .
Les institutions républicaines n'y avaient jamais été entièrement
effacées ; les noms mêmes desanciennes magistratures
s'y étaient conservés , tandis que la révolution
monarchique commencée par Dioclétien et consolidée
par Constantin n'avait laissé aucune trace des idées anciennesà
Constantinople.Aussi voyons-nousles Romains
du moyen âge toujours prêts à rétablir la république et
la liberté , et fiers de prononcer leurs décrets , et de promulguer
leurs lois au nom du sénat et du peuple. C'est
toujours ainsi qu'ils parlent aux empereurs mêmes qui
viennent du fond de l'Allemagne se parer au capitole de
la couronne des Césars ; mais le cortége qui environne ces
empereurs forme avec celui qui va les recevoir le contraste
le plus bizarre . D'un côté , des sénateurs et des
magistrats républicains ; de l'autre , des chevaliers , des
ducs etdes comtes. C'est , en quelque sorte , une entrevue
du monde moderne et du monde ancien , avec cette différence
que le monde moderne y paraît en réalité , et que
le monde ancien n'est qu'une ombre. L'empereur n'est
que l'ombre des Césars , mais il est bien réellement le
plus puissant souverain de l'Allemagne. Les sénateurs
romains , quelquefois parés du nom de consuls de leur
22 MERCURE DE FRANCE ,
autorité privée , n'ont de réel qu'une faible autorité mu
nicipale , à moins qu'ils ne soient membres de quelqu'une
de ces familles récemment puissantes qui régnaient sur
des territoires plus ou moins considérables sous les titres
modernes de seigneurs et de barons . Il est encore une
singularité frappante que Rome présente à cette époque ,
et qu'elle partageait avec plusieurs républiques d'Italie .
Passionnées pour la liberté , elles n'espéraient pas de
trouver dans leur sein des hommes assez généreux pour
la défendre sans l'intention de l'usurper. Leurs lois les
obligeaient à ne confier qu'à des étrangers leur première
magistrature , et ce qui n'est pas moins extraordinaire ,
elles eurent souvent à s'en applaudir. Toutes ces républiques
étaient d'ailleurs continuellement en guerre , et
Rome en particulier semblait vouloir recommencer la
conquête du monde connu ; mais l'ambition et la turbulence
des esprits n'étaient point soutenues par les moeurs et
les habitudes . Ces têtes pleines d'idées romaines avaient
recours à des bras étrangers pour l'exécution. Gibbon
nous présente à cette occasion un rapprochement trèsheureux.
Il cite un passage de Florus qui , écrivant à
l'apogée de la grandeur , non de la nation , mais de l'Empire
, rappelle avec complaisance ses faibles commencemens.
Nous faisions la guerre autrefois , dit-il , dans
les lieux où nous avons aujourd'hui nos maisons de plaisance
; les bourgs voisins étaient nos rivaux; un général
put tirer un surnom glorieux de la conquête de Corioles .
Dans le moyen âge , observe Gibbon , Rome acheva le
cercle qu'elle avait commencé; ses guerres n'étaientplus
que des brigandages exercés sur les petits territoires des
villes voisines ; on aurait pu , comme autrefois , aller
prendre à la charrue les consuls et les dictateurs . Pourquoi
donc Rome ancienne marcha-t-elle de la conquête
de Corioles à celle du monde ? Pourquoi Rome moderne ,
loin d'accroître son faible domaine , tomba-t-elle au contraire
sous le joug pontifical ? La réponse est aisée après
ce que nous venons de dire. Iln'y avait plus au douzième
siècle de Romains qu'en idée. Des têtes qui s'exaltent
peuvent opérer des révolutions, mais ces révolutions ne
'sont jamais quemomentanées lorsqu'elles n'ont pas leurs
AVRIL 1813 . 33
racines dans le coeur et dans les moeurs. Que pouvait-on
attendre , par exemple , des efforts d'un Rienzi qui se fit
proclamer tribun , parce qu'il avait lu Tite-Live , et qui
voulut ensuite être armé chevalier , parce que dans la vie
réelle il avait respecté dès son enfance la chevalerie et
la féodalité?
Mais ce n'est point ici le lieu de nous livrer aux réflexions
que ce rapprochement pourrait nous suggérer.
Il est une époque récente de notre histoire où elles auraient
pu être utiles ; où il eût été à désirer que certains
personnages , après avoir lu Salluste et Tite-Live , méditassent
cette partie de l'ouvrage de Gibbon qui vient de
nous arrêter. Aujourd'hui de pareilles méditations ne
sont plus heureusement que du ressort de l'historien
philosophe . Contentons -nous d'en avoir indiqué la
source , et terminons cet article par quelques mots sur
le dernier chapitre de notre auteur. Il y développe
quatre causes de la destruction des monumens deRome
ancienne : 1º les dégâts opérés par le tems et la nature ;
2º les dévastations des barbares et des chrétiens ; 3º l'usage
et l'abus qu'on a faits des matériaux qu'offraient
les monumens de l'antiquité, et 4º les querelles intestines
des habitans de Rome. Cette énumération offre un contraste
remarquable ; les deux premières causes qui y
figurent paraissent être les plus puissantes , et cependant
ce sont les deux dernières qui ont opéré le plus puissamment.
Les injures de l'air , les tremblemens de terre ,
les inondations , les incendies même ne nous auraient
privés que d'un petit nombre de ces édifices que la ville
éternelle semblait avoir élevés pour l'éternité. Les dé
vastations des Goths et des Vandales ne purent guères
se porter que sur les statues , les vases , les meubles et
les autres objets portatifs qu'ils pouvaient charger sur
leurs chars ou sur leurs vaisseaux. Ces peuples , tout
barbares qu'ils étaient , n'avaient point , comme on l'a
supposé , la fureur de détruire . Alaric et Genseric
affectèrent de respecter les édifices de Rome ; Théodoric
les maintint dans leur splendeur et dans leur intégrité .
Le zèle du christianisme leur fut plus funeste. Il n'adapta
à son culte qu'un très-petit nombre de temples anciens ,
24 MERCURE DE FRANCE ,
parce qu'il préférait de construire , en forme de croix ,
des églises nouvelles . Les temples furent démolis ou
s'écroulèrent , et l'on ne conserva guères que les édifices
dont l'usage n'avait aucun rapport à l'ancien culte religieux.
Les cirques , les théâtres étaient du nombre , et
c'eût été beaucoup que ces grands monumens nous
fussent restés dans leur entier ; mais c'est à leur égard
que l'on voit se développer les deux dernières causes de
destruction que nous avons citées. On les démolit par
économie, afin d'employer leurs matériaux à de nouvelles
constructions ; en les convertit en forteresses qui servaient
d'asile aux différentes factions ; or , comme l'observe
notre historien , toute place fortifiée doit être
assiégée , toute place assiégée peut être détruite , et ce
fut ainsi que périrent, par la stupide économie et par les
divisions insensées des Romains modernes , les monumens
de Rome ancienne qui avaient échappé aux ravages
du tems , aux incursionsdes Goths et des Vandales , et
au fanatisme des premiers chrétiens. Pope a dit au sujet
de la perte des trésors de l'ancienne littérature :
And the monksfinish'd what the Goths began .
«Les moines finirent ce que les Goths avaient commencé.>>>
On peut dire en parlant des monumens des arts : ce
que les Goths avaient commencé , les Romains euxmêmes
le finirent: C. V.
-
ALAIN DE ROHAN ET ZOÉ DE CONSTANTINOPLE , ROLLON DE
COUCY ET YOLANDE D'AILLY . Deux vol . in- 12 . -
A Paris , chez Débray , imprimeur-libraire , rue Ventadour
, nº 5 ; et Pigoreau , libraire , place Saint-Germain-
l'Auxerrois , nº 20.
Un vieillard respectable , dont la vie laborieuse a été
consacrée à l'étude des grands modèles de la Grèce et de
Rome , ainsi qu'à celle de ces auteurs qui , à l'époque de
la renaissance des lettres , écrivirent avec succès dans la
langue de Cicéron et de Virgile , a voulu employer les
AVRIL 1813 25
dernières années d'une longue carrière , à des ouvrages
d'imagination , pour se délasser de ses grands travaux
d'éradition , dont nous retirons tant de fruits . Telle est
l'origine d'Alain de Rohan et de Rollon de Coucy , romans
qui nous reportent à l'âge brillant de la chevalerie .
En choissant pour ses héros des personnages qui appartiennent
à nos annales , l'auteur n'a pas prétendu faire
de ces romans historiques qui dénaturent les faits authentiques
de l'histoire. Il le déclare , et son aveu doit rassurer
les lecteurs ennemis de ce genre bâtard , que les
noms de Rohan et de Coucy auraient pu effaroucher.
Au lieu de faire parler aux hommes de la cour de
Louis XIV le jargon des héros d'Artamène ou de Clélie ,
ita mis en scène des guerriers des vieux âges , dont l'histoire
n'a conservé que le nom , et qui se présentent à
notre imagination comme Thésée et Achille se présentaient
à celle des Grecs , ou Enée à celle des Romains ;
il a mis à profit ces traditions que la nuit des tems a dé
naturées , sans leur faire perdre ce caractère d'antiquité
qui leur donne un charme particulier , et à quatre-vingts
ans il a su peindre les amours avec ce coloris frais et
gracieux qui semble n'appartenir qu'à la jeunesse .
Alain de Rohan , le héros du premier des deux romans
, quitte , avant d'avoir atteint sa vingtième année ,
la maison paternelle , et va , avec la bénédiction de son
père et sous la conduite du sage Ploërmel , soutenir dans
les combats la gloire de ses aïeux. C'était l'époque où la
Calabre et la Sicile venaient d'être conquises par Tancrède
et ses braves frères d'armes. Alain et Ploërmel
arrivent à Naples la veille d'un tournois.Alain y devient
amoureux d'une inconnue qui se faisait appeler Olympia;
c'était elle qui devait couronner le chevalier vainqueur
dans les diverses joûtes , et Robert Guiscard obtint cet
honneur. La belle Olympia disparaît tout- à- coup sans
qu'Alain ait pu lui parler. Il apprend seulement qu'elle
a fait voile vers l'île de Chypre . Une expédition se préparait
alors pour enlever cette île à l'Empire d'Orient.
Alainprend part à cette expédition , où il se fait distinguer
par sa haute valeur. C'est là qu'il découvre que
cette Olympia , dont il est amoureux , est Zoë , princesse
26 MERCURE DE FRANCE ,
de Constantinople , et fille de l'Empereur contre qui on
faisait la guerre. Je ne pousserai pas plus loin cette analyse
qui ne donnerait qu'une idée bien imparfaite du
roman. Il suffira de savoir qu'Alain prêt à épouser Zoë ,
à laquelle il a rendu d'importans services , et à devenir ,
par ce mariage, Empereur d'Orient , est assassiné, ainsi
que son amante , par le Sébastocrator Michel , révolté
contre l'autorité impériale .
Un semblable dénoûment afflige , et l'auteur qui a si
bien su nous intéresser au sort des deux amans , aurait
dû les rendre heureux .
Dans le second roman , il s'agit d'un jeune héros qui ,
étranger aux convenances , a négligé , pendant ses longues
et aventureuses campagnes , de donner de ses
nouvelles à la famille de celle dont la main lui était
promise ; il revient bien amoureux , mais il trouve la
mère de sa dame très-indisposée contre lui , et très -favorable
à son rival. Cependant , il s'élève une guerre ;
le fidèle amant s'y distingue par les plus grands exploits ,
son rival périt avec honneur sur le champ de bataille
et lui-même épouse enfin son amante par les soins d'un
bon abbé qui le sert avec beaucoup de zèle.
,
Ces deux romans procureront une lecture amusante
aux amateurs de ce genre d'ouvrages . Lamère de famille
peut en permettre sans crainte la lecture à sa fille , car
on y trouve d'excellentes leçons , et un grand respect
pour les idées morales et religieuses .
Considérés sous le rapport littéraire , ils méritent
beaucoup d'éloges ; cependant le dénoûment du premier
ne satisfait pas , et peut-être l'action , en général fort
simple , languit-elle quelquefois un peu. C'est aussi le
défaut du roman de Coucy bien supérieur à celui d'Alain .
Le style de ces deux romans est en général correct et
élégant. L'auteur a su lui donner cette couleur locale
qui ajoute tant au charme de la narration. Cependant ,
on y trouve quelques phrases qui sont de mauvais goût
etmême incorrectes , telles que les suivantes :
<<Mes aïeux ne,se sont jamais écartés de l'ornière de
>> la vertu. >> 1
<<L'air qu'on y respire est toujours séducteur. » Séduc
AVRIL 1813.
27
teur n'est pas le mot qui convient pour qualifier une
atmosphère dangereuse par la nature des sensations
quelle peut exciter .
« Ces saules pleureurs versés sur une onde limpide , »
et quelques autres fautes de ce genre . Je ferai également
observer à l'auteur qu'il a employé trop souvent la
particule mais au commencement de ses phrases , et que
dans la romance que les bergers de Chypre chantent en
l'honneur de Zoë , le troisième vers du second couplet
ne rime pas avec les suivans.
Malgré ces minutieuses critiques et quelques autres
qu'on pourrait faire encore, le style de ces romans est
digne , dans plusieurs pages , de l'élégant traducteur
d'Hésiode , des Hymnes d'Homère , de Théognis , des
tragédies de Sénèque , des Poésies du chancelier l'Hôpital ,
et de l'auteur des Soirées littéraires , recueil extrêmement
curieux par sa variété et par l'intérêt des morceaux qu'il
renferme . J. B. B. ROQUEFORT.
VARIÉTÉS .
REVUE LITTÉRAIRE ET CRITIQUE.
De l'Espiègle en littérature .
QU'EST- CE que l'espiègle littéraire ? Celui qui sans aucun
dessein de nuire cherche adroitement à faire une niche
à l'auteur innocent qu'il a pour voisin. Il ne moissonne
point largement dans le champ de la critique , il se contente
de glaner le mot plaisant , oublié par l'aristarque
célèbre. Placé à l'affut , comme le vigilant chasseur , il
guette le ridicule . Son arc est toujours prêt : et, suivant l'objet
qu'il vise , ses flèches sont de forme et de couleur différentes
. Sans la blesser, comme un autre Diomède, il lutine
Vénus , ou déconcerte la grave Junon. Il hait le labyrinthe
politique , et la tactique de Guibert effraie ses idées fugitives
.. Mais une débutante va-t-elle chausser le cothurne ,
ou s'affubler du brodequin comique ? Vite , il court se
placer au parterre. Le parterre est le tribunal de la sottise
et du goût , l'atelier où l'esprit forge ses légers bons mots ,
et la cabale ses traits envenimés. Le rideau se lève, la
28 MERCURE DE FRANCE ,
déesse du jour paraît. Démarche , geste , souris , timidité
d'emprunt , âge mûr qu'on déguise mal sous un blanc indiscret
, sous un carmin perfide , l'espiègle a tout saisi. II
ne se charge ni de siffler , ni d'applaudir. Son applaudissement
est un signe de tête , son sifflet un sourire malin.
Rentré chez lui , il se divertit d'un succès injuste par un
trait d'épigramme , ou console d'une chute la vanité par
un éloge ironique.
Il ne pardonne point à la tragédie qui fait rire , et à la
comédie qui fait pleurer.
S'il entend la renommée proclamer un gros poëme ,
protégé par l'intrigue , il essaie adraitement de diminuer
le sonde sa trompette. Quelquefois on le voit roder au
palais de Thémis , et se glisser sur les bancs ,
Où l'avocat s'enroue à commenter Cujas .
Il répond par un pamphlet à un gros Mémoire , et d'une
plaisanterie tue un raisonnement , et gagne un procès . Du
cabinet d'un grave docteur il s'élance au boudoir d'une
coquette frivole , et passé ainsi d'un volume assommant à
une corbeille de fleurs artificielles . Il rit de la planète que
l'astronome dénicha la veille . Insuit une course de chevaux
au Champ-de-Mars , badine le parieur qui a perdu , passe
de la chute d'un ballon au faux pas d'une actrice à grande
célébrité. Il court s'égayer d'un Vestris du Marais , ou d'un
lecteur qui fait lui seul tous les personnages d'une pièce .
La cantatrice d'un concert , l'Angely d'un souper, fournit
des alimens à sa gaîté .
Enfin , l'espiègle littéraire varie ses crayons de manière
à saisir chacun de nos travers , suivant la physionomie
qu'ils ont dans le monde. Il ne trace point à grands coups
de pinceau les ridicules et les vices , mais il les dessine de
profil , et on les reconnaît .
D. D.
- SPECTACLES .- Théâtre Français .-Hamlet. -Cette
tragédie est bien loin d'être modelée sur des formes grecques.
Ce n'est point un bloc de marbre façonné par le
ciseau de Phidias et de Praxitèle , mais l'ébauche d'un
barbare dégrossie et perfectionnée par la main d'un modernehabile,
Les belles avenues qui conduisent au temple de Melpomène
étaient occupées par Corneille , Racine et Voltaire ;
M. Ducis crut devoir se frayer une route nouvelle. Le
AVRIL 1813 .
20
théâtre anglais s'offrit à ses yeux , mais c'était un terrain
difficile à défricher : les épines et les ronces y croissent en
fonle , auprès de quelques fleurs sauvages. Le talent et
l'audace pouvaient seuls faire triompher d'une entreprise
aussi périlleuse. M. Ducis ne fut point découragé. Laissant
donc de côté le ressort de l'admiration et de l'amour ,
manié si savamment par nos grands maîtres , il se saisit
de celui de la terreur, ressort encore neuf, quoiqu'employé
déjà avec quelque succès dans Sémiramis . Son génie mâle
et fier l'entraînait vers le génie de Shakespear; Shakespear,
poëte de la nature , imposant , agreste , et sublime comme
elle,et qu'on peut comparer au torrentimpétueux qui des
cend du sommet des montagnes . Le poëte français ne se
fit point scrupule de s'enrichir des dépouilles du Corneille
de l'Angleterre . Il sentit qu'en habillant à la française ces
persopuages étrangers , il devait adoucir la rudesse de leurs
traits, polir leurs formes et leurs habitudes , et laisser dans
leur sol les sorcières et les spectres . Mais ces objets fantas-.
tiques tiennent une vaste place sur le théâtre anglais , et y
jouentun rôle capital. Shakespear , né dans l'enfance de
Part , ou plutôt dans un tems où l'art n'existait pas encore ,
bercé par les préjugés et les superstitions de son siècle,
auxquels il croyait peut-être lui-même , devina bien le gét
nie de sa nation , quand il s'arma de l'influence des fan
tômes pour inspirerl'effroi , puisque cette nation applaudit
encore aujourd'hui avec fureur ce qu'elle applaudissait
sous le règne de la reine Elisabeth. 1.
M.Ducis , jaloux d'imprimer la terreur , se vit force , en
se privant dans Hamlet de l'avantage d'évoquer du tom
beau l'ombre de Claudius et de l'introduire sur la scène ,
demettre en récit ce qui se passe en action chez les An
glais . Le difficile était de faire cinq actes. Shakespear sen-
Tant la nudité de son sujet, pour en sauver la monotonie ,
fait délirer son héros , et par là trouve le secret d'amener
des scènes dont le fond porte sur une base morale, et plaît
aux spectateurs de sa nation, peu scrupuleux sur la noblesse
des moyens pourvu qu'on les intéresse ; mais la teinte de
ces scènes burlesques provoquerait à Paris les sifflets . En
effet, comment faire débiter à Hamlet toutes les extravagances
qu'il débite sur le théâtre anglais ?Commentne pas
exciter le rire au récit de ces comédiens ambulans , dont
il est le maître de déclamation , qu'il a stylés et soufflés ,
dans le dessein d'étaler aux yeux de Gertrude et de son
nouvel époux l'image horrible du crime commis par ces
€
30 MERCURE DE FRANCE ,
illustres coupables, espérant bien par des tableaux effrayans
torturer leur conscience , interroger leur trouble et leur
effroi , et confirmer par des indices secrets l'aveu terrible
que lui fit l'ombre de son père.
M. Ducis était environné d'écueils . S'il se modelait entièrement
sur le plan de Shakespear, son intrigue devenait
plus forte , mais iltombait dans le ridicule. Il a mieux aimé
simplifier son action. Sans doute il fallait être doué d'un
grand mérite , et d'une grande confiance en son mérite ,
pour établir la tragédie d'Hamiet sur un pivot aussi frêle
que celui qui lui restait entre les mains. Il fallait bien
compter sur la richesse de sa poésie pour couvrir et parer
d'embonpoint un corps aussi chétif , aussi frêle , aussi décharné.
Apeine son plan lui offrait- il deux ou trois scènes
brillantes; dans tout le reste il se condamnait à des jérémiades
perpétuelles , à des récits lugubres , plus propres à
égayer un auditoire incrédule et frivole, qu'à le faire frissonner
de crainte et d'horreur. De quel art audacieux
n'a-t-il pas eu besoin pour rendre supportable cette mère ,
cette reine odieuse , cette mégère nouvelle , qui cajole et
caresse un fils de la même main dont elle empoisonna un
mari! Són amour pour le complice de son crime , héros
très-vulgaire , devait la repousser de tous les yeux. C'est
Clytemnestre dans les bras d'Egiste.
3
Le poëte français a tout sacrifié à la situation déchirante
et pathétique qui forme la catastrophe de sa pièce. C'est là
que son talent , éminemment tragique , brille de tout son
éclat, là qu'il a déployé la pompedes beaux vers et la magie
du sentiment. Est-il rien de plus passionné que l'éloquence
d'Hamlet , quand il s'efforce d arracher le fatal secret de sa
mère ? Comme les sanglots , les voeux , les prières , les menaces
se pressent en foule sur ses lèvres ! Quel témoin
terrible que cette urne accusatrice sur laquelle il la force
de déposer ses sermens ! Les yeux à ce spectacle restent
secs , mais l'ame est oppressée. Le spectateur respire à
peine . Si , comme l'a dit Boileau ,
Un sonnet sans défaut , vaut seul un long poëme ,
on peut dire d'après lui : une pareille scène vaut seule une
tragédie.
Le rôle d'Hamlet fut, suivant la chronique du théâtre ,
refusé par Lekain. Molé s'en chargea. On prétend qu'il y
obtint un grand succès . On vante sur-tout l'instant où ,
l'esprit égaré , il s'élançait sur la scène. Nous n'avons pu
AVRIL 1813 . 3r
Π
ble
4
voir Molé que dans très-peu de rôles tragiques : mais ses
habitudes du corps , le dessin de ses traits , plus fins que
majestueux , la manie qu'il avait prise de cahoter ses mots ,
de doubler la mesuré d'un vers alexandrin, dérogeaient , il
nous semble, un peu à la gravité de la tragédie. Pendant près
dedixans , nous avons suivi à Londres l'acteur Kemble dans
le rôle d'Hamlet : cet acteur , doué d'un beau physique ,
d'une grande intelligence et d'un rare savoir , en saisissait
bien l'esprit , les nuances , la profondeur; mais sa voix
trop faible le trahissait souvent , et souvent, sans l'extrême
netteté de sa prononciation, on aurait eu peine à l'entendre.
Talma nous paraît être le véritable Hamlet , tel que l'imagination
se le figure . La mélancolie s'asseoit sur tous ses
traits; l'étonnante mobilité des muscles de son visage lui
permet de peindre toutes les impressions de son ame , et
de faire passer dans celle du spectateur le trouble, l'inquiétude,
le chagrin et les noirs soupçons qui l'obsèdent dans
le personnage d'Hamlet. Ses attitudes , son geste naturel ,
simple et énergique, son air morne, abattu, son front chargé
de nuages , son regard prophétique , ses paroles qu'il jette
au hasard , tout annonce combien il a dû travailler ce rôle
pour atteindre à une aussi effrayante vérité. Il en a fait une
création. C'est un bien patrimonial : personne n'y a droit
queson talent.
Mlle Duchesnois ades momens énergiques dans le rôle
de la reine; mais , si j'osais , je lui donnerais un avis ,
celui de concentrer davantage les sons de sa voix quand
elle fait la confidence de son crime. Les grands criminels
nesontguères prodigues d'aveux; maisysont-ils contraints ,
leur organe sourd et voilé prend naturellement la sombre
couleur de leurs forfaits . M Sidons , dans tout le rôle de
Gertrude , variait peu ses inflexions , et son débit avait ,
s'il est permis de le dire , une sublime monotonie. "
Michelot dit bien les vers . Me Volnais , dans le rôlé
d'Orphélie , sait aider la nature de tous les prestiges de
l'art. DU PUY DES ISLETS.
PA
Théâtre Impérial de l'Opéra-Comique.- Le Mari de
Circonstance , opéra comique en un acte , paroles de
M. Planard , musique de M. Plantade .
Les Deux Jaloux , opéra comique en un acte , paroles
deM..... , musiqquuee deMadame ......
Que j'aime M. Azaïs ! n'est-ce pas lui qui le premier
nous a appris que tout est compensé dans la vie ? à ce
32 MERCURE DE FRANCE ,
compte il faut que le Théâtre-Feydeau ait eu , sans que
pous nous en soyons aperçus , une longue suite de mal
heurs , car le tems de la prospérité est arrivé ; ce n'est pas
un moment de bonheur , c'est une veine hien soutenue :
quatre opéras représentés de suite, et dont aucun n'a
essuyé d'échec. J'ai rendu compte du Séjour Militaire et
du Prince de Calane; il me reste maintenant à parler du
Mari de Circonstance et des Deux Jaloux. Deux succès
complets et mérités , bonne fortune pour les journalistes ,
au moins autant que pour les comédiens . Après tant de
critiques trop fondées ,il est doux de pouvoir se reposer ,
etde pouvoir employer en conscience les formes de l'éloge.
Le Mari de Circonstance est tout entier de l'invention de wide
M. Planard .
Un oncle vit retiré dans une maison de campagne près
de Paris , avec sa nièce , jeune veuve,et Dorlis son, neyeu
, qui aime la jolie cousine ; cet amour est contrarié
par l'oncle qui veut marier sa nièce à Saint-Firmin , fils
d'un chicaneur avec lequel il est en procès ; Sophie doit
être le prix de la paix. Saint-Firmin est attendu à chaque
instant. Dorlis a confié son embarras à Comtois ,homme
de confiance de l'oncle ; celui- ci , véritable valet de comér
die,pour empêcher llee mariage avec le prétendu ,ne trouve
pas de moyen plus efficace que de supposer que le premier
mari de Sophie n'est pas mort ainsi qu'on l'avait cru ; en
conséquence , le mari ressuscité écrit à l'oncle qu'il a été
sauvé du naufrage par un vaisseau d'Alger , et qu'il doit
arriver incessamment pour le remercier des soins qu'ila
pris de sa femme. Ce retour imprévu contrarie les projets
de l'oncle , qui montre laa lettre à Comtois , celui-ci en
valet usé , cherche à lui inspirer des soupçons sur cette
lettre. Le revenant est un intrigant , dit -il à son maîtres
mais , monsieur , ajoute -t- il , il sera dupe de sa ruse , gar
vous savez que j'étais en Amérique au service de madame
yotre nièce , et si ce n'est pas réellement votre neveu, Kimposture
sera facilement découverte . L'oncle , plein de
confiance en Comtois , est prèsde tomber dans le piége ;
mais unmaudit jardinier , bavard et intéressé , a entendu
la veille Dorlis et Comtois convenir du plan de l'intrigue ;
il declare à celui-ci que s'il ne lui donne la moitié de la
somme qu'il a reçue de Dorlis , il va tout déclarer à l'oncle .
Rendre l'argent c'est , pour un valet , une cruelle extrémité,
mais la nécessitéy contraint Comtois qui , au moyen de
cette concession forcée, acquiert un nouvel allié dans la
1
AVRIL 1813.DE LA
SOPINT
personne du jardinier ; il le met en factionla
parc et le charge de recommander au mar de cogmrimlalende
qu'il attend de Paris , de ne pas paraître au château
qu'il ne lui ait donné les dernières instructions
Firmin se présente : Thibault , trompé par quelone assem
blance avec le signalement qu'on lui a donné , arran
connu , et par ses propos lui inspire des soupçons ilgame
Thibault au moyen d'une somme plus forte que celle qu'il
a reçue de Comtois . Instruit des détails de la conspiration ,
on sent quel avantage il a sur les amans et sur Cointois .
L'oncle paraît ; Saint-Firmin , qui jone fort bien son rôle ,
l'embrasse avec la tendresse d'un neveu , et sa prétendue
femme avec la tendresse d'un amant. Cet empressement
déplaît fort à Dorlis , qui charge Comtois de congédier au
plus tôt le mari d'emprunt ; mais celui - ci , très -content de
sa femme et de son oncle , refuse de partir ; il effraie
Comtois qui ne sachant plus à quel homme il a à faire ,
abandonne la partie. Dorlis vient à son tour annoncer à
Saint-Firmin qu'on n'a plus besoin de lui et que son rôle
est fini . Le prétendu mari fait remarquer à l'oncle l'intelligence
qui existe entre Sophie et Dorlis , et il veut emmener
sur-le-champ sa femme. Les amaus sont dupes de leur
ruse , et Dorlis , pour éviter de voir partir celle qu'il aime
avec un inconnu , est forcé de déclarer à son oucle qu'il le
trompait , et que le prétendu mari est un fourbe qui , pour
quelque argent , avait consenti à joner le rôle du neveu
d'Amérique . Mais , monsieur , qui êtes -vous ? alors Saint-
Firmin se nomme ; il vent être aimé pour lui et non par
ordre de parens ; il renonce à la main de Sophie , et pro
pose à l'oncle de jouer le procès en une partie de piquet.
Le succès de l'ouvrage est justifié par l'analyse que je
viens d'en faire. On est agréablement surpris de trouver
dans un opéra des situations comiques , et des scènes bien
filées qui tendent toutes au dénouement.
M. Plantade a senti qu'il fallait placer peu de musique
dans un ouvrage dont l'action a tant de rapidité; celle qu'il
vamise est digne de la réputation de cet aimable compositeur,
dont toutes les productions se distinguent par la
grâce et la mélodie ; mais cet opéra (et c'est le plus bel
éloge que je puisse en faire ) , pourrait être joué , avec autant
de succès , en comédie .
Paul a prouvé , dans le rôle de Saint-Firmin , que ses
prétentions à la succession d'Elleviou sont fondées . Martin
se distingue dans celui de Comtois par l'audace et l'aplomb
qui caractérisent un valet fripon. Chenard joue l'oncle ;
C
34 MERCURE DE FRANCE ,
c'est de cet acteur qu'on peut dire qu'il est bien placé
par-tout.
L'opéra des Deux Jaloux est imité d'une ancienne
comédie de Dufrény , le Jaloux Honteux .
Un président jaloux de sa femme est parvenu à la confiner
dans un château près de Rouen , sous prétexte de la faire
jouir des plaisirs de la campagne ; la présidente ne voit
d'autre société qu'une jeune nièce de son mari , laquelle
est aimée d'un certain Damis qui s'introduit au château
pour demander sa main au président ; celui- ci , possédé du
démonde la jalousie , croit que la visite regarde sa femme ;
il veut se battre avec Damis , qui n'a d'autre moyen de le
désabuser , que de le prier de faire venir préalablement
son notaire , afin de dresser son contrat de mariage avec
sa charmante nièce , après quoi il est prêt à se mesurer avec
lui ; le président , forcé de se rendre à des raisons aussi
convaincantes , unit lesjeunes gens , mais à condition qu'ils
n'habiteront pas le château .
Je n'ai fait qu'indiquer ici la situation principale des
Deux Jaloux , la comédie de Dufrény se trouvant dans
toutes les bibliothèques ; l'auteur de l'opéra nouveau mérite
plus d'éloges qu'on n'en accorde ordinairement à ce genre
de travail; il lui a fallu réduire cinq actes en un seul; ily
amis beaucoup du sien , et somme totale , si le fonds appartient
à Dufrény , la forme , l'arrangement des scènes et
beaucoup de mots comiques appartiennent à l'auteur moderne.
Cependant il a eu l'extrême modestie de ne pas se
faire nommer , exemple rare dans un siècle qui semble être
celui de l'imitation; tant de gens s'annoncent hardiment
comme créateurs .lorsque le plus souvent ils n'ont fait que
rajeunir un vieux thême ou travestir un ouvrage étranger !
La musique des Deux Jaloux est le premier onvrage
d'une dame; je crois voir à cette annonce le souris dédaigneux
de certains hommes qui , fiers de leur barbe , sont
bien intimement convaincus que le talent est l'apanage
exclusif de notre sexe . Je les invite à aller entendre les
Deux Jaloux , et je suis certain qu'ils conviendront avec
moi que depuis long-tems on n'avaitjoui à ce théâtre d'une
musique plus mélodieuse et plus fraîche d'idées . Un début
aussi brillant doit encourager notre nouveau compositeur ;
lorsqu'on s'annonce avec autant de talent , on peut sans
crainte compter, non sur la galanterie , mais sur la justice
duparterre.
AVRIL 1813 . 35
- Theatre du Vaudeville. Ce théâtre n'est pas moins
heureux que celui de Feydeau ; les deux derniers ouvrages
que l'ony a représentés , ont complètement réussi ; Pierrot,
ou le Diamant Perdu, est un vrai bijou pour la gaîté , et les
couplets sont tournés de main de maître ; aussi l'auteur ,
M.Desaugiers , avait-il été deviné avant qu'on me le nommat
après la pièce.
Madame J'ordonne , parodie de l'Intrigante , a été aussi
fort bien accueillie ; on ' onnait le même soir aux Variétés
une imitation burlesque de la même pièce ; on remarque
entre ces deux ouvrages un air de famille qui ferait soupçonuer
qu'elles sortent de la même source ; tous deux ont
été fort applaudis , grâces à des couplets spirituels , à des
détails comiques , et sur-tout à cette propension à la maliguité
, dont le public est atteint et convaincu. Nous
croyons superflu de nous appesantir sur de pareilles
1
1
bluettes . B.
Observations sur la lettre insérée dans le Mercure du
27 mars , page 605 .
M. FAYOLLE nous dit que «Mme du Barry naquit en 1744 , à
› Vaucouleurs . Par un hasard singulier , ajoute-t-il , c'est la patrie
> de Jeanne d'Arc , qui a sauvé la France , et d'une autre Jeannequi
> l'a perdue. »
On a imprimé en 1811 , dans la Biographie Universelle , tome III,
page431 , que « Mme du Barry naquit à Vaucouleurs en 1744. C'est
»unjeu remarquable du -hasard , ajoute- t- on , que le même pays ait
>donné naissance à Jeanne d'Arc qui fut l'appui du trône , et à la
comtesse du Barry qui enfut la honte. »
L'auteur des Anecdotes sur Mme la comtesse du Barry , avait imprimé
, dès 1777 , que « Vaucouleurs ,petite ville de Champagne ( il
> fallaitdire en Lorraine ) , qui se glorifie de la naissance de la Pu-
» celle , ne se vantera pas moins , sans doute , de celle de Mme la
= comtesse du Barry. »
Malgré ces autorités je persiste à croire que Mme du Barry est née
à Albenga. Je m'en tiens au texte même de Grosley. ( Voyez le
Mercuredu 13 mars , page 501. )
Grosley dit que lors de son passage EN ITALIE . Mme du Barry
venait de naître dans le mariage d'une ancienne cuisinière ..... et du
garde-magasin d'Albenga.
C'était de Troyes que Grosley était parti, et il n'est pas à croire
quoiqu'il aimát à se divertir , qu'il allat remonter par la Lorraine
pourvenirdans l'état de Gênes .
Grosley dit qu'il fut chargé, comme caissier , de l'arrangement et
de la dépense de la cérémonie.
Ca
36 MERCURE DE FRANCE , AVRIL 1813 .
Je ne crois pas qu'on tint à Vaucouleurs la caisse des vivres de
l'armée d'Italie .
En troisième lieu et enfin , Grosley raconte que lorsqu'il alla
trouver le curé , il lui dit qu'il était d'usage EN FRANCE de demander
le catéchisme aux parrains .
Je conclus de cette expression que ce n'était pas en France que se
faisait le baptême , et si Mme du Barry était née à Vaucouleurs on
ne serait pas allé lui faire administrer siloin le premier des sacremens.-
Grosley eût du moins remarqué cette particularité.
Voilà pour ce qui regarde le lieu de lanaissance de Mme duBarry,
etc'est là le principal. Quant à la paternité du moine picpus , je dirai
avec Beaunmarchais :
Chacun sait la tendre mère
Dont il a reçu le jour ;
Tout le reste est un mystère
C'est le seeret de l'amour;
Ce secret met en lumière , etc.
Je remarquerai cependant que le inalin Grosley ne dit pas qu'elle
est née du mariage . mais dans le mariage; ce qui prouve qu'à l'époque
où Grosley écrivit on croyait que Mme du Barry était un enfant illégifime;
mais en pesant encore les termes de Grosley : Cefut en
considération du mariage que l'on avait conféré le magasin d'Albenga
au mari de la mère de Mme du Barry , et en voyant que c'est M. Demonceau
qui a conféré ce magasin , ne serait-on pas tenté de faire
honneur à Damonceau lui-même ( si honneur y a) de la naissance
deMme du Barry ?
Je ne m'appuie pas sur les Anecdotes de Mme du Barry , et encore
nmoins sur les Mémoires secrets , libelles diffamatoires , et pour me
servit des expressions de Laharpe (1 ) : « Amas d'absurdités ramassés
dans les ruisseaux , où les plus bronnêtes gens et les hommes les
plus célèbres en tout genre sont outragés et calomniés avec l'impu-
>> dence et la grossiéreté des beaux esprits d'anti-chambre. La bonne
>>compagnie de la capitale n'est pas , ajoute Laharpe , la dupe de
✔toutes ces sottises ; mais malheureusement les provinciaux et les
>> étrangers , moins à portée de savoir la vérité , s'imaginent trouver
➤dans ces rapsodies ce qu'il y a de plus curieux enpolitique et en
> littérature .>>>
Jem'en tiensdonc à ce qua Crosley, témoin oculaire et digne de
foi jusqu'à ce que des témoignages aussi respectables , ou des pièces
authentiques m'aient prouvé que Grosley m'a induit en erreur.
(1) Correspondance littéraire ,V, 141 .
A. J. Q. B.
POLITIQUE .
Les Journaux anglais ont continué de publier les pièces
relatives à la scandaleuse affaire de la princesse de Galles ,
affaire qui , au théâtre , a été le sujet d'applications indécentes
, et d'allusions ontrageantes pour la cour. Nous
avons dit que la suite des depositions était favorable à la
cause de la princesse ; nous devons au lecteur qui aura
suivi ces étranges débats de mettre sous ses yeux la défense
de la princesse elle-même ; cette défense a été rédigée
par feu M. Perceval , celui qui , parvenu au ministère , est
tombé sous le fer d'un assassin .
« La première partie de la défense consiste en remarques
sur la nature de la procédure , la forme du warrant du roi ,
la légalité de la commission , la nature de l'examen , etc.
- Dans la seconde partie , la princesse discute les preuves
alléguées contre elle , et d'abord la déposition de lady
Douglas . La première chose qui doit frapper tout le
monde , est la folie qu'il y aurait à avouer gratuitement et
sans nécessité , à une personne presqu'étrangère , un secret
aussi impoporrttaanntt que celui d'une grossesse , si elle avait
réellement existé . Lady Douglas avait en effet recherché sa
société par les attentions les plus suivies ; mais elle n'a pu ,
ni par ses manières , ni par ses qualités , provoquer en rien
sa confiance . La princesse examine l'accusation phrase par
phrase , et en démontre l'incohérence ; le vague et la futilité
dans toutes ses parties. Les autres déclarations sont
faites par des personnes qui , vu leur conduite et leur
réputation , ne méritent aucune croyance. Sur quoi repose
cette accusation ? Sur des oni-dire , des bruits , des soupçons
et des rapports faits par des personnes très- suspectes .
Tous les témoins , excepté Mme Lisle , sont témoins pour
les accusateurs : elle respecte beaucoup Mme Lisle ; mais
tous les autres témoins ont été placés auprès d'elle par le
prince , et que peuvent-ils dire ? Ils ne parlent que de
choses si iinnssiiggnniifiantes , qu'il est difficile , après un silong
intervalle , de se rappeler assez positivement les faits pour
les contredire .
■ Cole , par exemple , dit que la princesse a mangé des
38 MERCURE DE FRANCE ,
tartines avec sir Sidney Smith ; qu'il venait quelquefois
dîner et souper , et qu'il restait jusqu'à onze heures , une
heure et même plus tard. Elle convient de ces faits , parce
qu'ils sont vrais. La conversation et le récit des exploits de
sir Sidney Smith l'amusaient. Elle faisait construire une
tente turque , et il l'aidait . Il lui avait donné le plan de
celle de Mourat-Bey. Il lui a montré à dessiner des arabesques
égyptiennes , etc. ,et c'est ce qui occasionnait ses
fréquentes visites , dont quelques-unes ont pu avoir lieu
d'aussi bonne heure que le déclare Bidgood. Bidgood a pu
aussi les rencontrer se promenant seuls dans le parc ; car
les dames pouvaient être allées s'habiller pour diner , et les
avoir laissés seuls . Cole et Bidgood ont pu voir quelquefois
sir Sidney Smith chez elle , sans qu'il fût entré par
l'antichambre ; mais elle n'a jamais su qu'il avait une clef
du parc; et pour ce qui est d'avoir été seule avec lui , cela
peut être arrivé à plusieurs antres personnes , ainsi qu'à
lui , et elle ne conçoit pas que cela soit incompatible avec
les usages reçus. Ce n'était seulement que dans le salon ,
car elle n'a jamais reçu de messieurs dans aucun autre
appartement. Quant aux tartines , elle avait elle-même ordonné
de les apporter , ainsi qu'on le faisait tous les jours ;
et il est sans doute possible que sir Sidney Smith ait été
assis sur le même sopha qu'elle. Elle a pu être assise sur le
même sopha avec d'autres messieurs , aussi bien qu'avec
lui; mais il lui est impossible de dire quelle place il a
occupée sur le sopha ily a quatre ans . Sa conscience l'a
justifiée pleinement de toute familiarité inconvenante ; et
à moins qu'on ne décide qu'une princesse de Galles ne
doit jamais s'abaisser aux familiarités admises dans la vie
privée , on doit avouer que cette restriction , extrêmement
pénible dans toutes les positions où elle pourrait se trouver
, serait injuste dans celle dans laquelle elle se trouve
maintenant.
५
M. Lawrence , le peinwe, est encore un des individus
à qui l'on attribue une intimité coupable avec la princesse .
Mme Lisle dit qu'elle lui donna différentes séances à Londres
et à Black-Heath ; et Cole ajoute , « qu'il coucha
deux ou trois fois à Montague-House; qu'il était , un soir ,
seul avec la princesse dans la chambre blene , après le
départ des dames de compagnie de S. A. R.; que lui ,
Cole , supposant alors que M. Lawrence avait été se mettre
au lit , il avait fait la visite des appartemens pour s'assurer
sitout était en ordre; qu'il avait trouvé la chambre,blene
AVRIL 1813 . 39
fermée, et avait entendu parler bas en-dedans : sur quoi
il s'était retiré . Dans sa première déclaration , il dit qu'il
s'élevait de forts soupçons à l'égard de M. Lawrence ; mais
il ne parle pas encore du chuchotement ni de la porte
fermée. Cette contradiction est particulièrement remarquable.
Il est effectivement vrai qu'en 1800 ou 1801 , M.
Lawrence travailla à un portrait en grand de la princesse
et de sa fille , et qu'il demanda la permission de coucher
quelques nuits à Montague-House , afin de pouvoir travailler
de meilleure heure à son tableau. Sir William Bechy
avait obtenu la même permission. En conséquence ,
on lui donna un appartement dans une des ailes de l'hôtel.
Il ne dînait point avec la princesse , mais il descendait
quelquefois chez elle pour entendre de la musique. Il faisait
quelquefois la lecture , parce qu'il lit Shakespeare avec
beaucoup de grâce ; quelquefois aussi il jouait aux échecs
avec la princesse . Il est possible qu'il soit resté souvent chez
elle jusqu'à une ou deux heures du matin. Les dames s'en
allaient ordinairement avec lui. Cependant il peut se faire
qu'il soit resté une fois seul avec la princesse , pendant
une ou deux minutes , comme il se le rappelle effectivement
lui-même. Il vivait dans la plus grande intimité avec
M. Lock et M. Cengerstein ; et la princesse l'engagea à
dîner avec eux . Nuldoute que la princesse ne lui ait sou
vent donné des séances particulières ; qu'elle n'ait continué
de faire la conversation avec lui lorsque la séance était
terminée ; mais elle n'a jamais imaginé que son honneur
lui fit un devoir de prendre des témoins de semblables conversations.
Me Lisle dit qu'elle laissa la princesse chez
M. Lawrence ; mais elle ajoute qu'elle croit que Mme Fitzgérald
était avec elle .
> Quant au capitaine Manby, il est bon de remarquer les
dépositions de Bidgood , de Francis Lloydet de Mme Lisle ;
et d'abord , selon la déclaration de cette dernière , la princesse
avait confié à ses soins deux jeunes gens , et M Lisle
dit que de tous les hommes de sa société , le capitaine
Manby était celui à la conversation duquel la princesse
prenait le plus d'intérêt; que sa conduite avec lui , était
celle d'une femme qui aime à se faire dire des douceurs ,
qu'elle ne regarderait point elle-même comme une conduite
convenable celle de toute femme mariée qui en agirait
ainsi; elle n'assure pas que la princesse eût pour lui
un attachement repréhensible , mais sa conduite avec lui
lui paraissait extrêmement légère ; elle ne vit jamais entre
40 MERCURE DE FRANCE ,
eux aucune espèce de liberté , telle que celle de baiser la
main, of autres de ce genre . »
" La conscience de la princesse ne lui reproche aucune
familiarité peu convenable. A cette époque , Mme Lisle
venait deperdre une fille qu'elle chérissait : cet événement
a pu , sans doute , la porter à juger trop sérieusement et
avec trop de sévérité la conduite , en compagnie , d'une
femme privée de la société et de la confiance de son mari ;
mais Mme Lisle n'aurait certainement pas continué de
demeurer chez la princesse , si elle eût été exposée à y
voir des choses peu convenables. Jetons les yeux sur la société
et sur la conduite des femmes du caractère le plus
irréprochable , supposons - les soumises à unjugement aussi
sévère , et voyons si une foule d'actions innocentes en
elles -mêmes , fruits d'une gaîté folâtre , mais honnête , ne
pourraient pas être changées en actions légères et peu conwenables.
C'est là la partie des imputations qui pèse le plus
péniblement sûr l'esprit de la princesse .
>> Frances Lloyd a dit qu'elle s'était levée à six heures du
matin pour faire le déjeûner du capitane Manby . Il est
possible que cela soit arrivé , parce qu'il fut convenu deux
fois qu'ils iraient faire des parties sur l'eau , mais une seule
de ces parties eut lieu. La princesse se souvient de s'être
promenée dans le parcpendant la matinée d'un de ces jours
fixés pour une de parties , et que Frances Eloyd peut
l'avoir vue ce jour-là . On croira difficilement que le comte
Moira ait envoyé chercher Mll Mills le lendemain du
jour que Fanny Lloyd fit sa déclaration ; mais on voit, par
ladéposition de M. Mills et par celle de M. Edmeads ,
combien on a pris de peine pour tâcher de gagner les
témoins .
"
CCS
M. Hood , maintenant lord Hood , est encore un des
individus compromis . Il a épousé une dame de la maison
de la princesse, il est très-vrai que la princesse a été deux
fois dans son wiski , saus emmener aucun de ses propres
domestiques . Ces promenades enrent lien immédiatement
après la mort du due de Gloucester , et lors même qu'il
n'était pas enterré. Elle monta dans ce wiski pour prendre
^ l'air , mais elle ne voulait pas qu'on vit derrière elle une
suite de domestiques , tandis que S. A. R. n'était pas encore
enterrée.
" M. Chester et le capitaine Moore sont aussi inculpés
dans cette affaire . Mme Lisle a déclaré que M. John
Chester avait été invité par l'ordre spécial de la princesse ;
AVRIL 1813.1 41
mais il n'avait été invité que comme tous les autres. La
princesse avait prié lady Scheffield d'inviter toute la famille
des North , des Legges , des Chester , et M. Elliot. Si lady
Scheffield avait été examinée ,toutes les dépositions relativement
à la bougie et à ce qui a été trouvé dans le couloir,
auraient été démenties. Il est très -vraisemblable que la
princesse s'est promenée avec M. JohnChester, maisquel
reproche pout-on lui faire à cet égard?
Quant au capitaine Moore , Mm Lisle lui avait emprunté
un livre. Sa mère , la duchesse de Brunswick, aimait
beaucoup les ouvrages du feu docteur Moore , et le capitaine
lui prêta un manuscrit de son père , et elle lui fit pour
celaun petit présent. Quant aux pièces anonymes marquées
A. B. C. , la princesse déclare solennellement ne les pas
connaître . Elles ont été présentées à Mme Fitzgerald avec
le cachet, et elle a nié que ce fût l'écriture de la princesse ,
et que ce fût son cachet; cette déclaration n'a cependant
pas été insérée dans l'enquête .
La princesse termine sa défense par quelques observations
sur le rapport des commissaires , dans lequel ily a
beaucoup d'omissions. Elle désirerait que l'affaire fût examinée
de nouveau;mais elle récuse tous les tribunaux sécrets
. Ce n'est que dans les principes de justice qui ont
constamment animé S. M. , qu'elle pent trouver une
sécurité pour son honneur contre les fausses accusations
d'amis devenus ennemis , de domestiques qui semblent autant
detraîtres et d'espions , et enfin contre l'odieuse conspiration
ourdie contre elle . Pour une princesse de Galles ,
avoir étémise dans une position telle qu'il a fallu pour son
honneur qu'elle fitjurer à un individu , qu'il n'avait pas été
seul enfermé dans sa chambre , et à un autre qu'il ne lui a
pas donné un baiser amoureux , et qu'il n'a jamais couché
avec elle , c'est le comble du déshonneur et de l'avilissement.
« Sire , dit la princesse , j'ai été mise dans une telle
situation : puis-je m'empêcher de déclarer qu'il y a une
conspiration contre mon honneur et contre le rang que
j'occupe dans ce royaume ! Dans tous les cas ,je me flatte
que vous m'accorderez de jouir de votre gracieuse présence,
et que vous daignerez me confirmer par vos gracieuses
paroles que vous êtes pleinement convaincu de mon innocence
.
Le 3 octobre 1806 . Signé, CAROLINE P.
De leur côté , sir Douglas et son épouse ont renouvelé
leur déclaration première. Informés que cette déclaration
42 MERCURE DE FRANCE ,
n'a pas été présentée devant un tribunal régulier et compétent,
ils désirent la présenter de nouveau à un tribunal légal,
de manière à être poursuivis comme faux témoins s'ils ont
calomnié : ils ne veulent pas qu'un défaut de formes puisse
les soustraire à la responsabilité qu'ils auraient encourue,
s'ils avaient trahi la vérité .
Cette pétition a été présentée à la chambre des communes
, qui a ordonné son dépôt sur le bureau .
M. Whitbread a saisi cette occasion pour soumettre la
motion qu'il avait déjà précédemment annoncée .
Après avoir de nouveau adressé plusieurs questions à
lord Castlereagh et aux autres ministres , pour savoir s'il est
vrai qu'aujourd'hui même une nouvelle enquête s'instruit
secrètement sur la conduite de la princesse de Galles ; s'il
est vrai que dans tous les lieux qu'a habités S. A. R. on
provoque des dépositions , on recueille tous les bruits ,
tous les indices qui peuvent colorer de quelqu'ombre de
justice la persécution dont elle est l'objet , M. Whitbread
déclare que c'est à la chambre des communes à offrir sa
protection à une princesse qui , étrangère , loin d'une
auguste famille qui n'a jamais mis en doute sa parfaite
innocence , se voit abandonnée par ceux mêmes qui devraient
être ses appuis , et qui , dans ce même royaume
où doit régner sa fille , se voit attaquée dans son honneur ,
froissée dans ses sentimens les plus chers , et se trouve
enfin dans une position tellement particulière , que , réduite
à n'avoir d'autre protecteur que les lois , elle ne pent.ce
pendant invoquer leurpprrootteectioncontre ses calomniateurs .
M. Whitbread fait le tableau de la vie de la princesse
depuis son arrivée en Angleterre , et retrace ftous les événemens
qui ont marqué son séjour : arrivé à l'époque où
la première enquête sur sa conduite fut ordonnée , il s'élève
contre la nomination des commissaires spéciaux non revêtus
du caractère de magistrats , pour s'enquérir sur un
fait qui , s'il était prouvé , emporterait la peine du crime
dehaute-trahison . Il s'élève sur-tout contre la manière dont
l'enquête a été dirigée par la commission dont lord Erskine
était président; il passe en revue chaque interrogatoire ,
discute chaque demande et chaque réponse , et s'attache à
faire ressortir l'innocence de la princesse , qui doit paraître
d'autant plus éclatante , que ceux qui dirigeaient l'enquête
semblent avoir été mus par des préventions contraires .
M. Whitbread , après un discours d'une extrême étendue,
et qui embrasse une foule d'objets différens , a fini par dire
1
AVRIL 1813 . 43
qu'il ne ferait pas la motion qu'il a annoncée , et qu'il se
bornerait , pour le moment , à demander qu'il fût fait une
adresse à S. A. R. le prince-régent , pour lui exprimer le
profond regret qu'a éprouvé la chambre de la publication
de documens qui bessent la décence publique autant que
le respect de la nation pour la famille royale , et pour le
prer de faire poursuivre devant les tribunaux les auteurs
de cette publication, ainsi que tous ceux quiy ont pris part.
Lord Castelreagh a regardé la proposition de M. Whitbread
comme fort inutile;il est convenu qu'il était fâcheux
que les renseignemens eussent été publiés , mais on ne fait
qu'augmenter le mal en le faisant l'objet d'une discussion
parlementaire . L'orateur s'est attaché à démontrer que la
princesse n'était victime d'aucune persécution , qu'elle
n'avait nul besoin de la protection de la chambre , que le
prince-régent , comme père et comme exerçant les fonctions
royales , avait seul le droit de prononcer sur de telles matières.
Quant à la publication des documens , le noble lord
a invoqué les principes de la liberté de la presse , et s'est
étonné de voir M. Whitbread s'en montrer l'antagoniste
dans cette circonstance. M. Tierney a été plus loin que
M. Whitbread; il a demandé que les éditeurs des journaux
qui les premiers ont publié de telles pièces , fussentmandés
à la barre . La chambre a rejeté cette proposition sans
division , et maintenu son ordre du jour sur la question
principale.
Le Moniteur a accompagné de notes extrémement curieuses
, certaines assertions anglaises contenues dans les
journaux du 22 et du 23 mars. Voici ces assertions et le
texte du commentaire auquel elles ont donné lieu .
«Nous apprenons avec regret, dit le Morning-Chronicle
, que parmi les puissances du Nord il n'y aura pas
cet accord parfait et cette coopération générale à laquelle
nous nous étions attendus . Un gentleman , tout récemment
arrivé , nous apprend que la cour de Copenhague a
refusé de joindre ses forces militaires à celles de la Suède,
dans l'expédition projetée pour les côtes méridionales de
la Baltique , et que , par suite de ce refus , on s'attend à
une rupture entre les deux puissances. On croit que la
Suède tentera de s'emparer de la Norwège , et que la
Zélande sera bloquée , sinon envahie par un armement
anglais (1 ) .
(1) Quel accord voulez-vous qu'il y ait entre les puissances du
Nord ? Le projet de l'Angleterre est que le Danemarck cède Nor44
MERCURE DE FRANCE ,
1
1
Nous avons reçu hier , 23 , des lettres d'Héligoland
jusqu'au 19 de ce mois , et de Hambourg jusqu'an 15 .
Nous pouvons assurer positivement ,d'après ces lettres
qu'à la dernière époque dont il est fait mention , les Russes
n'étaient point encore entrés à Hambourg. Les douaniers
français et les autorités militaires sont partis le 13 ; mais
leur départ n'a pas occasionné le moindre trouble. Nous
insérons dans une autre partie de ce journal l'extrait d'une
lettre écrite le lendemain de leur départ , qui prouve combien
la ville était tranquille. Tous les négocians de Hambourg
et de Lubeck ont renouvelé leur correspondance
avec leurs amis en Angleterre , et quelques-uns d'eux
annoncent que le commerce de 1813 rivalisera sans nul
doute , celui de 1806 , qui a été si considérable (2). A
Héligoland , il est arrivé dans un seul jour jusqu'à 56 bâtimens
de la rivière d'Ems , de l'Elbe et des côtes adjacentes .
Une demande aussi considérable de marchandises a produit
un prompt effet sur le marché , et sur-tout sur le prix
des denrées coloniales , et quelques articles ont augmenté
de 50 à roo pour 100.
,
Nos lettres portent que Dantzick tient encore , mais
elles ajoutent que l'on s'attend d'un jour à l'autre à voir la
ville se rendre (3) .
wége , et soit indemnisé aux dépens de la France. Conçut-on jamais
un projet plus extravagant ? et comment penser que le cabinet qui a
jusqu'ici montré le plus de bons sens dans sa conduite pût donner
dans un pareil piége ? Des/indemnités aux dépens de la France ! Mais
quand les armées ennemies seraient campées sur les hauteurs de
Montmartre , pas un village des provinces réunies constitutionnellement
à l'Empire ne serait cédé ! C'est donc un sacrifice gratuit que
T'on voulait obtenir du Danemarck. Il aurait cédé la Norwégé avea
la certitude de ne jamais être indemnisé. Indépendamment de la
loyauté du roi et de son caractère , si contraire à la seule pensée de
partager les dépouilles d'un de ses alliés , le peuple danois sait bien
dans son gros bon sens , que le peuple français n'est pas un de ces
peuples qu'on dépouille , et que des insensés peuvent seuls vouloir
s'attirer sa haine et sa vengeance. (Moniteur.)
(2) On a eu la simplicité de se contenter de 16,000,000 , que paya
le commerce de Hambourg pour racheter les marchandises anglaises .
Il n'en sera pas ainsi cette fois . (Idem.)
(3) Il y a long-tems que vos nouvelles l'ont fait rendre ! L'armée
AVRIL 1813 . 45
Un journal de dimanche porte : « que l'Empereur
- Alexandre a offert de mettre 40,000 hommes à la dispo
sition du gouvernement anglais et espagnol , pour coo-
> pérer avec les armées dans la Peninsule , et que l'on examine
maintenant cette proposition . Nous croyons cette
nouvelle vraie , excepté qu'il y a une grande exagération
quant au nombre des troupes proposées . Nous croyons
que l'Empereur de Russie nous a offert 5000 hommes (4) .
> On dit que le prince Régent a le projet d'envoyer une
personne de distinction porter l'Ordre de la Jarretière à
Empereur Alexandre , aussitôt que l'on anra reçu la nouvelle
de l'arrivée de S. M. I. à Berlin (5). "77
M. le comte de Narbonne , ambassadeur de France à
Vienne, est arrivé dans cette capitale le 29 de ce mois .
Toutes les feuilles autrichiennes annoncent la sortie de
leurs garnisons respectives , des troupes destinées à former
l'armée d'observation en Gallicie. Les mesures pour la
mobilisation des gardes nationales bavaroises se poursuivent
avec activité. Le maréchal prince de la Moskowa est
arrivé à Wurtzbourg.
Dimanche 28 mars 1813 , Sa Majesté l'Empereur et Roi
a reçu en audience particulière au Palais des Tuileries ,
avant la messe , M. le baron de Just, ministre plénipoteutiaire
de S. M. le roi de Saxe , qui a présenté ses lettres
dé créance .
M. le baron de Just a été conduit à l'audience dans les
formes accoutumées par un maître et un aide des cérémonies
, introduit dans le cabinet de l'Empereur par S. Ex .
legrand-maîtree ,, et présenté à S. M. par S.A. S. le prince
archichancelier de l'Empire , remplissant les fonctions d'archichancelier
d'état .
Ont ensuite été présentés au serment qu'ils ont eu l'honnear
de prêter entre les mains de S. M. l'Empereur ,
Par S. A. S. le prince archichancelier de l'Empire , remplissant
les fonctions d'archichancelier d'état : M. de la
Tour-Maubourg , ministre plénipotentiaire à Wurtzbourg .
française y sera bientôt. Mais n'y fût-elle que dans six mois , il n'y
aurait rien à craindre pour cette ville . (Idem.)
(4) Belle nouvelle ! L'Empereur Alexandre a besoin de ses troupes .
Les momens de votre joie sont passés . Nous sommes au réveil ; le
Hon a sommeillé et vous l'avez cru mort .
(5) Dépêchęz-vous .
(Idem.)
(Idem. )
46 MERCURE DE FRANCE ,
Par S. A. S. le prince archichancelier de l'Empire :
M. le comte de Saint-Aulaire , préfet de la Meuse ; M. le
comte de Miramon , préfet de l'Eure ; M le comte de Rambuteau
, préfet du Simplon ; M. le baron Didelot , préfet
du Cher; M. le baron de Châteaubourg , préfet de laVendée;
M. de Nicolaï , préfet de la Doire ; M. Gamot , préfet de la
Lozère ; M. Busche , préfet des Deux-Sèvres ; M. Petitde
Beauverger , préfet de l'Ems - Occidental ; M.le comte de
Brignolle , préfet de Montenotte ; M. le baron Savoye-
Rollin , préfet des Deux-Nèthes ; M. le baron Fréville
préfet de Vaucluse ; M. Fiévée , préfet de la Nièvre .
Par S. A. S. le prince vice-connétable : M. le baron
Dalton , général de brigade.
1
Ont ensuite eu l'honneur d'être présentés à S. M. , par
Mla duchesse de Bassano : Mme la maréchale duchesse
deReggio .
ParMe la comtesse de Brignolle : M Malvezzi Campeggi;
Mme la comtesse de Furstenstein , M la comtesse
de Pappenheim , dames du palais de S. M. la reine de
Westphalie .
Par Mme la comtesse de Beauveau : Mme la baronne
Mounier.
Par M la comtesse Montalivet : Me la baronne de
Vanslay , M. le baron de Sussy.
LL. MM. II . habitent en ce moment le Palais de l'Elysée .
S .....
ΑΝΝΟΝCES .
Partimenti del Signor Fenaroli , Maestro del Real Conservatorio di
Napoli , ou Partimenti de M. Fenaroli , maitre de musique du Conservatoire
royal de Naples , proposés par souscription . chez Carli ,
éditeur et Md de musique , place et péristyle des Italiens . à Paris .
Dans le système musical italien , l'ancienne manière d'accompagner_
sur le clavecin était fort simple , puisqu'il suffisait de faire entendre
la basse avec les accords correspondans et désignés par des
chiffres , toutes les voix allaient seules sans trouble et sans confusion.
Quand on introduisit l'orchestre , on conserva la même méthode avec
cette différence , que quand on présentait une partition à un maitre ,
il n'exécutait que les seules ritournelles écrites dans tous les repos de
14 voix , et quand celle-ci reprenait le chant , le maitre reprenait les
AVRIL 1813 . 47
accords. On a donné le nom de Partimenti aux basses chiffrées , et
c'est une des principales études de l'école de Naples , au moyen de
laquelle les jeunes gens apprennent en même tems et la manière
d'accompagner et à connaitre par pratique la combinaison de tous les
accords qui composent l'harmonie .
On ne vit pendant un très -long espace de tems que des leçons de
Partimenti séparées , que les maîtres écrivaient de leur propre main ,
etchaque jour , pour leurs écoliers : on en trouvait de Durante , de
Leo , de Contumace , de Sala et d'autres . L'abbé Speranza , élève
chéri de Durante , en transcrivit quelques règles , mais aussi concises
que savantes . M. Fenaroli , devenu Maitre du Conservatoire de Sainte-
Marie de Laurette de Naples , a été le premier qui se soit occupé à
composer un Cours de Partimenti avec les règles détaillées séparément
, dans un petit livre imprimé , afin que les élèves du Conservatoire
et toute autre personne puissent apprendre avec facilité , nonseulement
la vraie manière d'accompagner les basses chiffrées , mais
às'ouvrir aussi la route du contre-point .
Ce Cours de Partimenti est divisé en six livres d'exemples . Le rer
traite de la basse fondamentale , des échelles dans tous les tons , et
des cadences . Le 2me de la manière de préparer et résoudre les dissonances
, avec une suite de Partimenti progressifs et chiffrés . Le3me
des mouvemens de la basse continue avec tous les accords consonans
etdissonans. Le 4me des Partimenti sans chiffres , ou basse non chiffrée
pour exercer l'écolier à trouver de lui-même les accords que la
basse demande. Le 5me de quelques thêmes et canons , et le 6me des
basses et fugues recherchées et imitées pour donner aux jeunes gens
studieux un modèle de disposer les parties dans quelque composition
que ce soit.
Ce Cours musical , revu et augmenté par l'auteur , s'imprime sous
la directionde M. Imbimbo , élève de M. Zingarelli , à qui , lors de
sondernier séjour à Paris , M. Imbimbo fit part de la rédaction de cet
ouvrage , précédé d'un discours préliminaire et d'un extrait des principes
de musique pour servir d'introduction aux Partimenti de
M. Fenaroli .
Le prixdes Partimenti , pour MM. les Souscripteurs , est de 20 fr .
enpapier nom de Jésus fin ; 30 fr. en papier nom de Jésus vélin
avec le portrait de l'auteur ; 40 fr. en papier grand colombier vélin
avec portraits.
S'adresser à M. Carli , éditeur, pour le terme de la souscription ,
qui sera fermée incessamment.
Des Maladies aiguës des femmes en couches ; par René-Georges
Gastellier , docteur-médecin , licencié en droit , associé résidant de
1
46 MERCURE DE FRANCE ,
Par S. A. S. le prince archichancelier de l'Empire :
M. le comte de Saint-Aulaire , préfet de la Meuse; M.le
comte de Miramon , préfet de l'Eure ; M le comte de Rambuteau
, préfet du Simplon ; M. le baron Didelot , préfet
du Cher ; M. le baron de Châteaubourg , préfetde la Vendée;
M. de Nicolaï , préfet de la Doire; M. Gamot , préfet de la
Lozère ; M. Busche , préfet des Deux-Sèvres ; M. Petit de
Beauverger , préfet de l'Ems- Occidental; M. le comte de
Brignolle , préfet de Montenotte ; M. le baron Savove-
Rollin , préfet des Deux-Nèthes ; M.le baron Fréville ,
préfet de Vaucluse ; M. Fiévée , préfet de la Nièvre .
Par S. A. S. le prince vice-connétable ; M. le baron
Dalton , général de brigade.
1
Ont ensuite eu l'honneur d'être présentés à S. M. , par
Mme la duchesse de Bassano : Mme la maréchale duchesse
deReggio.
ParMe la comtesse de Brignolle : Mt Malvezzi Campeggi
; M la comtesse de Furstenstein , Mm la comtesse
de Pappenheim , dames du palais de S. M. la reine de
Westphalie .
Par Mme la comtesse de Beauveau : Mme la baronne
Mounier .
Par M la comtesse Montalivet : M™ la baronne de
Vanslay , M. le baron de Sussy.
LL. MM. II . habitent en ce moment le Palais de l'Elysée .
S.....
ANNONCES .
Partimenti del Signor Fenaroli , Maestro del Real Conservatorio di
Napoli , ou Partimenti de M. Fenaroli , maitre de musique du Conservatoire
royal de Naples , proposés par souscription , chez Carli
éditeur et Md de musique , place et péristyle des Italiens . à Paris.
,
Dans le système musical italien, l'ancienne manière d'accompagner
sur le clavecin était fort simple , puisqu'il suffisait de faire entendre
la basse avec les accords correspondans et désignés par des
chiffres , toutes les voix allaient seules sans trouble et sans confusion .
Quand on introduisit l'orchestre , on conserva la même méthode avec
cette différence , que quand on présentait une partition à un maitre ,
il n'exécutait que les seules ritournelles écrites dans tous les repos de
la voix , et quand celle-ci reprenait le chant , le maitre reprenait les
AVRIL 1813 . 47
accords. On a donné le nom de Partimenti aux basses chiffrées , et
c'est une des principales études de l'école de Naples , au moyen de
laquelle les jeunes gens apprennent en même tems et la manière
d'accompagner et à connaitre par pratique la combinaison de tous les
accords qui composent l'harmonie.
:
On ne vit pendant un très -long espace de tems que des leçons de
Partimenti séparées , que les maîtres écrivaient de leur propre main ,
et chaque jour , pour leurs écoliers : on en trouvait de Durante , de
Leo , de Contumace , de Sala et d'autres . L'abbé Speranza , élève
chéri de Durante , en transcrivit quelques règles , mais aussi concises
que savantes . M. Fenaroli, devenu Maitre du Conservatoire de Sainte-
Marie de Laurette de Naples , a été le premier qui se soit occupé à
composer un Cours de Partimenti avec les règles détaillées séparément
, dans un petit livre imprimé , afin que les élèves du Conservatoire
et toute autre personne puissent apprendre avec facilité , nonseulement
la vraie manière d'accompagner les basses chiffrées , mais
às'ouvrir aussi la route du contre-point.
Ce Cours de Partimenti est divisé en six livres d'exemples. Le rer
traite de la basse fondamentale , des échelles dans tous les tons , et
des cadences. Le 2me de la manière de préparer et résoudre les dissonances
, avec une suite de Partimenti progressifs et chiffrés . Le3me
des mouvemens de la basse continue avec tous les accords consonans
etdissonans . Le 4me des Partimenti sans chiffres , ou basse non chiffrée
pour exercer l'écolier à trouver de lui-même les accords que la
basse demande. Le 5me de quelques thêmes et canons , et le 6me des
basses et fugues recherchées et imitées pour donner aux jeunes gens
studieux un modèle de disposer les parties dans quelque composition
que ce soit.
Ce Cours musical , revu et augmenté par l'auteur , s'imprime sous
ladirectionde M. Imbimbo , élève de M. Zingarelli , à qui , lors de
sondernier séjour à Paris , M. Imbimbo fit part de la rédaction de cet
ouvrage , précédé d'un discours préliminaire et d'un extrait des principes
de musique pour servir d'introduction aux Partimenti de
M. Fenaroli.
Le prixdes Partimenti , pour MM. les Souscripteurs , est de 20 fr .
en papier nom de Jésus fin; 30 fr. en papier nom de Jésus vélin ,
avec le portraitde l'auteur ; 40 fr. en papier grand colombier vélin ,
avecportraits.
S'adresser à M. Carli , éditeur ,pour le terme de la souscription
qui sera fermée incessamment.
1
Des Maladies aiguës des femmes en couches ; par René-Georges
Gastellier , docteur-médecin , licencié en droit , associé résidant de
48 MERCURE DE FRANCE , AVRIL 1813 .
la société de la faculté de Médecine , associé correspondant de la
société de Médecine , de l'académie de Médecine , de la société Médicale
, de la société d'Agriculture de Paris ; associé correspondant
de la société de Médecine- Pratique de Montpellier , de l'académie
des Sciences , Arts et Belles- Lettres de Dijon , de l'académie des
Sciences , Belles - Lettreset Arts de Rouen, de la société des Sciences
Physiques et Médicales d'Orléans , de Tours , d'Evreux , et de la
société Philosophique de Philadelphie. Un vol. in-8°. Prix , 5 fr.
et 6 fr. franc de port. Chez Crapart , libr. , rue du Jardinet , nº 10 ;
Lenormant , imprimeur- libraire , rue de Seine , nº8 .
Extrait du Journal de mes Campagnes en Espagne , contenant uri
coup-d'oeil général sur l'Andalousie une dissertation sur Cadix et
sur son île , une relation historique du siége de Saragosse ; par
M. J. Daudebard , capitaine d'infanterie retiré , etc. Brochure de
80 pages in-8° . Prix , 1 fr . 25 c . , et 1 fr . 50 c. franc de port. Chez
les marchands de nouveautés .
Mercure de France, depuis 1779 inclusivement jusqu'au mois de
juin 1794 , époque de sa suppression momentanée ; 182 volumes
in-12 ,reliés en demi-reliûre ; il manque seulement le volume du
mois d'octobre 1789.
On pourra acquérir, avec ou séparément, une collection du Mercure
de France , depuis l'an VIII (1800) jusques et compris l'année 1812
53 volumes in-8°. Les 27 premiers volumes sont reliés en demireliûre
et les autres sont brochés. Cette collection est très-rare , il
serait difficile de s'en procurer une autre dans le commerce.
S'adresser au bureau du Mercure de France , rue Hautefeuille
n° 23 .
Le MERCURE DE FRANCE parait le Samedi de chaque semaine
par cahier de trois feuilles . Le prix de la souscription est de 48franes
pour l'année , de 25francs pour six mois , et de 13francs pour un
trimestre .
Le MERCURE ÉTRANGER paraît à la fin de chaque mois . par
gahier de quatre feuilles. Le prix de la souscription est de 20francs
pour l'année , et de II francs pour six mois. ( Les abonnés au
Mercure de France , ne paient que 18 fr, pour l'année , et 10 fr . pour
six mois de souscription au Mercure Etranger.)
On souscrit tant pour le Mercure de France que pour le Mercure
Etranger, au Bureau du Mercure , rue Hautefeuille , nº 23 ; et ches
les principaux libraires de Paris , des départemens et de l'étranger ,
ainsi que chez tous les directeurs des postes .. 1
Les Ouvrages que l'on voudra faire annoncer dans l'un ou l'autre
de ces Journaux, et les Articles dont on désirera l'insertion , devront
être adressés , francs de port , à M. le Directeur-Général du Mercure ,
àParis .
EIA
cen
MERCURE
DE FRANCE.
N° DCXII . - Samedi 10 Avril 1813 .
POÉSIE .
HOMMAGE AUX FEMMES .
Tor qui des mains du Créateur
Reçus mille dons en partage ,
Qui fus son plus parfait ouvrage ,
Sexe adoré ! sexe enchanteur !
De mes vers accepte l'hommage ,
Ils sont inspirés par le coeur.
Le ciel , lorsqu'il créa la femme ,
Sur elle épuisant ses trésors ,
Voulut à la beauté de l'ame
Réunir les charmes du corps ;
Et , dans cet heureux assemblage ,
Offrir à son premier ouvrage (*)
Quelques traits de sa propre image.
(*) D'après les traditions de presque tous les peuples , l'homme a
été créé le premier.
D
50 MERCURE DE FRANCE ,
Par la nature à souffrir condamné ,
Sans toi , sans ta bonté touchante ,
L'homme , accusant la mort trop lente ,
Déplorerait le malheur d'être né.
Que d'amour , de reconnaissance ,
Il doit à tes généreux soins !
Ton lait , de sa débile enfance
Apaisa les premiers besoins
Et,pendant son adolescence ,
Dirigeant ses pas vers le bien ,
Ton coeur fut le guide du sien.
Avec ses premiers ans s'enfuit son innocence ,
L'insensé s'affranchit du pouvoir maternel :
Il devient perfide , cruel ,
Et , dans son coupable d'élire ,
... Son coeur se dessèche ... il conspire
Contre le sexe auquel il doit le jour.
Beauté crédule et facile à séduire ,
Voyez-le , profanant l'amour ,
Auprès de vous employer tour-à-tour ,
Les sermens , les plaintes , les larmes ,
Par un feint désespoir exciter vos alarmes ,
Et , payé d'un tendre retour ,
Courir encenser d'autres charmes .
Frivole , volage , indiscret ,
Impérieux , parjure , traître ,
Voilà l'homme tel qu'il était
Avant qu'il eût su vous connaître .
C'est vous , sexe sensible et doux ,
* Qui le rendez ce qu'il doit être .
Amant fidèle ,bon époux ,
Sous les lois d'une tendre amie ,
Du sort il brave les rigueurs ,
Et, dans sa douce compagnie ,
Le triste sentier de la vie
Se change en un chemin de fleurs .
(
:
GUESDON, vérificateur des domaines .
i
....
AVRIL 1813 . 51
LE GÉNIE ET LA RAISON.
FABLE.
DEVANT le tribunal suprême
Qu'à sa compagne la Raison
Le Génie éleva lui-même
Il se plaignit un jour , dit-on ,
D'une rigueur parfois extrême.
,
Si la critique est poussée à l'excès ,
Si pour un mot , s'écria le Génie ,
On ne craint point de me faire un
Sije ne puis , ami de l'harmonie ,
Tout en respectant vos arrêts ,
Les adapter à l'euphonie ,
procès ;
Je n'ai qu'à briser mes portraits .
-Les embellir pour les races futures
Tel sera votre soin; reprenez vos pinceaux.
J'aime vos sublimes peintures ,
Mais non pas jusqu'à leurs défauts .
Il n'appartient qu'à la Sottise
De ne jamais se départir
Des erreurs qu'elle préconise ;
Il sied à vous de les sentir.
?
LeGénie , à ces mots , interrompt son amante :
Excusez , lui dit- il , mon humeur violente .
Oui , pour les illustres auteurs ,
Une critique rigoureuse
Est mille fois moins dangereuse
Que les éloges des flatteurs.
1
1
VALANT.
1
D2
1
52 MERCURE DE FRANCE ,
؟
L'AMOUR ET L'HYMÉNÉE.
Dès l'âge d'or , on vit l'Amour
Se brouiller avec l'Hyménée ;
D'un côté s'envola l'Amour ,
De l'autre s'enfuit l'Hyménée.
Les amans suivirent l'Amour,
Et les gens sensés l'Hyménée ;
De là , des hymens sans amour ,
Etdes amours sans hyménée.
M. VICTOR-VIAL .
L'AMANT TRAHI.- ROMANCE.
Airàfaire.
JE fus heureux aux jours de ma jeunesse ;
De l'amitié je goûtai les plaisirs ,
Quand, libre encor de soins et de désirs ,
Je redoutais jusqu'au nom de l'ivresse ;
Mais dès qu'amour fit palpiter mon coeur ,
Comme un éclair , je vis fuir le bonheur.
J'aimais Cloris , je crus être aimé d'elle :
L'erreur toujours aveugle les amans;
Mais endépit de tous ses vains sermens ,
J'appris bientôt qu'elle était infidèle .
Craignez l'amour, fermez-lui votre coeur ,
Si vous voulez conserver le bonheur .
Plus que Cypris , Cloris était jolie ;
Rose naissante est moins fraîche au printems ;
Mais sous des traits si doux et si touchans
Elle cachait noirceur et perfidie.
Las ! aux amans , l'Amour , ce dieu trompeur ,
Ne promet point un éternel bonheur.
Depuis le jour où , trahissant ma flame ,
Loin de ces lieux cette perfide a fui ,
Triste , plaintif et languissant d'ennui ,
Douleur amère a consumé mon ame.
AVRIL 1813 . 53
Lorsqu'à l'Amour on a livré son coeur ,
On doit cesser d'aspirer au bonheur.
Bienfait du ciel , paisible indifférence ,
Sur tous mes sens viens régner désormais ;
Viens dans mon coeur , absorbé de regrets ,
Du Dieu d'Amour éteindre la puissance ;
Carde ce Dieu le prestige enchanteur
N'est pas toujours la source du bonheur.
AUGUSTE MOUFLE ( de Chartres ).
1.
ÉNIGME .
QUE mondestin, lecteur , est contraire et critique !
Avec acharnement le Limousin rustique ,
Me prend , me met au fen ,me dépouille en entier ,
Medévore , m'avale , et le tout sans quartier.
Je suis en d'autres lieux durement rejetée ,
Quede fois par vous-même ai-je été rebutée !
Vous êtes un ingrat , redoutez mon courroux ,
Je vous ferai sentir la rigueur de mes coups .
Chez Brigandeau Sangsue , on m'aime à la folie ;
Encarêmesur-tout , je suis bien accueillie :
Mais vous ! me dédaigner ! vous qui serez par moi ,
Entriomphe peut-être , un jour , proclamé roi !
Par un membre de la Société littéraire de Loches.
ÉNIGME-LOGOGRIPHE.
J'ENFERME en mon entier le soleil et la lune ,
Et la belle et la laide , et la blonde et la brune ;
Les vastes souterrains , les abîmes , les monts ,
Les obseures forêts , les plaines , les vallons ;
Les filles , les garçons , les hommes et les femmes ;
Les coeurs et les esprits , et les corps et les ames ;
Etl'enfer et les cieux , et la terre et les mers ,
Végétaux , minéraux , enfin tout l'univers.
7
54 MERCURE DE FRANCE , AVRIL 1813.
Mon chefà bas , lecteur , vois combienje differe ! -
Insectes et poissons , quadrupedes , oiseaux ,
J'étais tout ; j'embrassais l'un et l'autre hémisphère.
Que suis-je maintenant ? rien qu'un simple amas d'eau.
:
.........
CHARADE .
Surle seuil des palais et des tristes prisons ,
Monpremier veille appuyé sur sa lance ,
Toujours soumis à l'inconstance ,
Des airs et des saisons .
Quel état misérable ,
Que l'état d'un mortel qui devient mon dernier !
Mais sur les bords des quais l'on forma mon entier ,
Pour lui faire éviter une chute effroyable .
G. L. G. ( d'Anvers ) .
i
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est Toton.
:
Celui du Logogriphe estPoterne, dans lequel on trouve : terne.
Celui de la Charade est Papelard.
1
(1) T.
:
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS.
VEILLÉES POÉTIQUES ET MORALES ; par M. BAOUR DE LORMIAN.
Seconde édition . Chez Brunot- Labbe , quai des
Augustins , nº 33 .
On prétend que nous sommes rassasiés de vers , et
cependant voilà la seconde édition d'un Recueil de Poésie
qui ne peut offrir d'autres charmes à nos yeux que ceux
d'une élégante versification. Le nombre des amateurs ne
s'est donc pas encore épuisé , ce qui serait fort malheureux
dans un tems où la nature même des circonstances
augmente tous les jours le nombre des versificateurs . Il
faut cependant nous attendre à voir régner parmi nous
cet ennemi juré du plus beau de tous les arts , le dégoûť
qui naît d'une extrême abondance. On n'invente plus ,
on copie ; nous avons le talent d'écrire , il ne nous manque
qu'une seule chose , c'est le don de penser. Il nous
faut des créations nouvelles , lorsque nous n'avons plus
la puissance de créer. L'esprit humain devient de jour
en jour plus difficile , à mesure qu'on lui procure de
nouvelles jouissances . C'est un sybarite qui , après avoir
épuisé tous les plaisirs , demande encore des plaisirs
nouveaux , sans s'informer si la nature lui en réservé
encore . C'est alors qu'arrive la décadence des arts; les
auteurs , après avoir mis en jeu toutes les ressources du
talent pour rafraîchir des tableaux dont le tems a usé
les couleurs , cherchent hors de la nature des moyens de
plaire qu'elle ne peut plus leur offrir , s'ils lui restent
fidèles .
Nous ne sommes pas encore arrivés à cette funeste
époque , et il faut espérer que les bons esprits la reculeront
autant que possible. Laissons faire le génie ; s'il
trouve encore quelque chose de nouveau , recevons-le
comme un présent du ciel; mais , en attendant , revenons
sur ce que nos pères ont dit , et sans chercher à ledire
56 MERCURE DE FRANCE ;
mieux , disons-le d'une autre manière. Ne vaut- il pas
mieux copier les belles figures de Raphaël pour en former
de nouvelles combinaisons. , que d'inventer des
monstres ? Méditons en silence sur les productions des
peuples civilisés qui nous environnent. Emparons-nous
de leurs richesses littéraires , en appropriant ces trésors
au génie de notre nation; douce et noble conquête qui
nous enrichit sans ruiner nos voisins , où les lauriers ne
sont point baignés de sang , où la gloire ne coûte point
de larmes ! .....
Malheureusement ces voeux ne seront point exaucés
par cette multitude de pirates littéraires dont l'insatiable
avidité ne se repose jamais , qui , tourmentés par le besoin
de se faire un nom ou de l'argent , s'emparent du
premier ouvrage venu de l'étranger , et infestent notre
littérature d'une foule de productions qu'ils sont incapables
d'apprécier à leur juste valeur. Je ne puis m'empêcher
de redouter le moment où des armées de livres
étrangers viendront tomber sur la littérature française ,
comme autrefois les Barbares sur l'Empire romain .
Je suis loin cependant de vouloir déprécier le goût
de nos voisins ; mais enfin il n'est pas le nôtre , que je
trouve le meilleur , parce qu'il est conforme à notre
manière de penser et de sentir. Chaque nation a son
goût particulier , qui dépend de son organisation physique
et morale. Ce qui est de bon goût chez un peuple
peut être de mauvais goût chez un autre , car le goût
étant un sentiment , doit varier suivant les différentes
manières de sentir; il est tout entier dans notre caractère
, et voilà pourquoi , sans doute, il est si difficile
d'approprier les ouvrages d'une nation au génie d'une
autre nation. L'Anglais préfère la force à la justesse , et
la rudesse , qui est l'exagération de la force , à l'élégance
et à la simplicité. L'Italien , plus sensuel que sensible ,
cherche plutôt dans sa poésie à satisfaire l'oreill,e que la
raison; et des sons harmonieux et purs lui donnant une
sensation agréable , lui tiennent lieu d'une pensée ou d'un
sentiment. Nous préférons , au contraire , la justesse à
l'énergie , l'élégance à la force , la pensée à l'harmonie ,
et la simplicité à la pompe. ↓
AVRIL 1813. 57
Cette digression me conduit naturellement aux Veillées
Poétiques et Morales , puisqu'il se trouve dans ce recueil
un grand nombre de morceaux imités de l'anglais .
M. Baour de Lormian a choisi de tous les poëtes
anglais celui qui peut-être était le plus difficile à reproduire
dans notre langue . Colardeau avait formé le projet
de nous donner une traduction des Nuits d'Young , mais
il a bientôt senti qu'avec les plus beaux vers, les magnifiques
déclamations du plus sombre de tous les poëtes
seraient difficilement goûtées par le plus léger de tous
les peuples , par une nation qu'il est si facile d'amuser
avec des riens , et d'ennuyer avec des choses ..
Young est tout-à-fait dans le génie de sa nation , et
presqu'en opposition avec le nôtre. Les Anglais aiment
à se plonger dans les profondes méditations de l'infini et
de la mort. Ils pensent souvent à mourir , tandis que
nous ne pensons qu'à vivre. Ils se plaisent dans le silence
des tombeaux , et nous aimons le bruit et l'éclat .
Leur réflexion est un sentiment prolongé ; la nôtre , que
fait naître le caprice , n'a que la durée de l'étincelle .
Tout, notre avenir est dans le présent; tout leur présent
est dans l'avenir . Young est d'ailleurs un génie vraiment
original ; entraîné comme malgré lui par la force de ses
sentimens qui sont la source de ses pensées , il s'abandonne
sans guide et sans lois aux écarts d'une imagination
féconde , mais désordonnée. Ce désordre est moins
choquant dans l'auteur original qu'il ne le serait dans
une traduction , parce qu'il est le fruit de la verve , et
que la verve ne se traduit pas ; parce qu'il donne aux,
spéculations les plus sublimes de l'esprit humain tout le
caractère et les couleurs d'une grande passion ; mais on
sait combien une traduction affaiblit ces couleurs el ce
caractère. Le traducteur a beau faire , il ne peut se
passionner comme son modèle . Il réfléchit , calcule ,
combine ; il arrange ses mots et ses phrases , tandis que
dans le modèle cet arrangement est le fruitd'une soudaine
inspiration .
M. Baour de Lormian n'a point entrepris de nous
donner les Nuits d'Young , mais il a fait un choix des
plusbeaux morceaux de cet ouvrage. L'imitateur semble
1
58 MERCURE DE FRANCE ,
avoir mesuré l'étendue de son travail à la légéreté de ses
lecteurs , et il a su s'arrêter presque au moment où l'ennui
pouvait naître de ces beautés dont les couleurs sombres
et sévères sont un peu monotones pour des lecteurs
superficiels , pour des Français .
La première Veillée est une description de toutes les
illusions que l'imagination enfante au milieu des ténèbres
. Cette Veillée n'est point une déclamation , mais
un charmant morceau de poésie descriptive , auquel est
attaché un épisode du plus touchant intérêt. L'auteur
peint avec une grande vérité le premier effet de la nuit;
il nous montre la Superstition qui plane sur les mortels.
3
L'enfant du Nord errant au sein des bois profonds ,
Des esprits lumineux , des sylphés vagabonds ,
Rois au sceptre de fleurs , à l'écharpe légère ,
Voitdescendre du ciel la foule mensongère .
Dans la coupe d'un lis tout le jour enfermés ,
Et le soir s'échappant par groupes embaumés ,
Aux rayons de la lune ils viennent en cadence
Sur l'émail des gazons entrelacer leur danse ,
Etde leurs blonds cheveux dégagés de liens
Les zéphirs font rouler les flots aériens .
Ce tableau est plein de grâce et de fraîcheur , aux
groupes embaumés près , expression maniérée , dont on
se servirait très-bien en parlant d'un groupe de fleurs ,
mais qui devient ici d'un effet ridicule. L'auteur nous
montre ensuite les trois magiciennes , assises sous le
chêne d'Odin , préparant des breuvages funestes , et de
cette sombre image il revient au calme qui règne autour
de lui.
A
Zéphirm'apporte sur son aile
Avec l'espritdes fleurs , les sons de Philomèle ;
Tandis que par ses chants de tristesse et d'amour
Les bois sont consolés de l'absence du jour ,
Que fait l'homme , ce roi dont la force ou l'audace
De la terre et du ciel lui soumettaient l'espace ?
Naguère à la clarté d'un soleil radieux
Il étendait par-tout ses soins laborieux ,
1
Du poids de ses vaisseaux chargeait Fonde inconstante,
Emprisonnait les vents dans la voile flottante ,
1
1
AVRIL 1813 5g
: Parcourait l'univers en monarque indompté ,
Etsemblait le remplir de son immensité.
Que fait l'homme ? au repos son ame s'abandonne ;
Ilabdique un moment sa brillante couronne ,
Le sommeil surson front épanche ses pavots ,
Etlui verse l'oublide ses mâles travaux.
1..
Cette peinture me semble d'une excellente exécution.
Je crois cependant qu'on ne dit pas les sons de Philomèle
; la voix , eût été plus poétique et plus juste. On
dit les sons d'un instrument,mais non pas les sons d'un
oiseau ou d'une personne. L'expression de naguère , que
j'ai mise en italique , n'est point l'expression propre :
naguère est le synonyme d'autrefois , et ne peut se dire
en parlant du jour qui vient de finir. Mais l'auteur, après ,
ce tableau du repos de l'homme nous montre , par un
contraste heureux et très-moral; le sommeil même employé
comme un instrument de la justice divine pour
punir les méchans et consoler la vertu..
و
L
Le crime tourmenté de noires rêveries ,
S'agite , se débat sous le fouet des furies .
L'innocence respire un air pur et serein ,
L'espoir, la douce paix habitent dans son sein,
Et ces enfansdu ciel ,sur son front qui repose
Versent tous les parfums de leurs ailes de rose.
3
:
1
• La seconde Veillée est tirée d'une nuit d'Young , intitulée:
l'Oubli de la Mort. Ce morceau est rempli d'idées
neuves et hardies , et d'images sublimes. J'aurais quelques
vers négligés à reprocher au poëte français , et
quelques expressions peu naturelles , telles que celle- ci :
Emma, toi de mon coeur éternelle blessure.
Une femme peut être la cause d'une blessure , mais
ne peut être la blessure même du coeur qu'elle a blessé.
J'ai remarqué aussi quelques inconséquences dans les
idées . L'auteur nous montre un vieillard , et nous supposant
du même âge : ô fol aveuglement ! dit- il :
Ce front chauve , ces traits que les rides sillonnent ,
Tous ces pasque la mort et la tombe environnent,
60 MERCURE DE FRANCE ,
Nous les voyons sans trouble etgais comme àvingtans.
Cevieillard,disons-nous , ne vivra pas long-tems .
Pourquoi done , puisque ses traits et ses pas nous
paraissent encore gais comme à vingt ans ?
1
Mais je ne puis me défendre de citer le tableau d'un
jeune amant qui vient , dans les premiers jours de sa
douleur , pleurer sur la tombe de sa maîtresse.
Il s'avance , nul bruit ne trouble son passage.
Mais non; un rossignol , transfuge du bocage ,
Des arbres de la mort habite les rameaux ,
Et de ses chants d'amour console les tombeaux. :
Mais bientôt le jeune homme est séduit par de nouveaux
charmes , entraîné par de nouvelles espérances ,
› Et craignant de la mort la leçon salutaire
Il ne visite plus la tombe solitaire..
Plus fidèle que lui, sitôt que le printems:
Fait ondoyer des bois les panaches flottans ,
Lemême rossignol vient , dans la même enceinte ,
Soupirer près des morts sa douleur et sa plainte.
La troisième Veillée est une belle déclamation sur
l'astronomie , sujet traité avec plus de méthode par M. de
Fontanes , et avec le plus grand talent par M. Chênedollé
, dans son poëme du génie de l'homme , ouvrage
d'un genre sévère , mais rempli de beautés du premier
ordre , et qui seraient mieux senties , si M. Chênedollé
avait connu l'art de lier ensemble ses tableaux et d'en
former un tout. M. Baour de Lormian a trop prodigué
les palais aériens ; l'or , la pourpre , l'azur et les feux
reviennent si souvent sous sa plume que le lecteur en
est tout ébloui . Cette Veillée est terminée par une peinture
de ce jour où le monde doit finir .
.... Le fatal arrêt est déjà prononcé ,
De la création le prodige a cessé.
L'homme seuldes tombeaux secouant la poussière ,
Superbe , revêtu de force et de lumière ,
S'élève et va s'asseoir dans le palais divin ;
Sur sa tête immortelle éclate un jour sans fin.
AVRIL 1813 . 61
Tandis qu'à son bonheur les harpes applaudissent ,
Que de l'hymne d'amour tous les cieux retentissent ,
Quel spectacle ici-bas ! Mille sombres vapeurs
Des astres de la nuit éclipsent les lueurs .
L'Océan mutiné soulève les orages ,
Gronde dans tous sesflots, franchit tous ses rivages .
Les montagnes , les tours , les cités , les remparts ,
Dans lesflots irrités croulent de toutes parts.
Les cieux sont des volcans ; mille éclairs en jaillissent ;
Mille foudres rivaux se croisent et rugissent .
Tous les enfans de l'air , turbulens , vagabonds ,
S'échappent à-la-fois de leurs antres profonds ,
Se heurtent en courroux , et d'une aile hardie
Aux plus lointains climats vont porter l'incendie .
Les'astres , arrachés de leurs axes brûlans ,
Du sommetde l'éther l'un sur l'autre roulans ,
Nourrissent de leurs feux la flamme universelle;
Déjà brille et s'éteint la dernière étincelle .
Fuyons , fuyons la mort.... mais la mort est par-tout ;
Sur l'univers détruit son fantôme est debout.
Dans l'antique cahos la nature retombe;
Toute l'éternité va peser sur sa tombe.
Dieu chasse devant lui , comme de vains brouillards ,
La poudre des soleils dissous de toutes parts ,
Etporté sur un char où sa colère gronde ,
Il passe , et dans sa course il efface le monde.
Je pourrais citer encore quelques beaux morceaux
de poésie dans les deux autres Veillées et dans les fragmens
qui les suivent , et qui sont tirés d'Young .
Ala suite de ces imitations , se présente le poëme
lyrique de Job , que M. Baour de Lormian a traité plus
en poëte , qui cherche de beaux détails de poésie descriptive,
qu'enhomme raisonnable qui veut travailler sur
un plan approuvé par la raison . Dans le livre sublime de
Job , on sait d'avance que Dieu veut éprouver cet
homme vertueux , et s'il le précipite de la prospérité
dans l'infortune , on espère que la vertu de Job triomphera
de tous ses malheurs et recevra la récompense de
sa résignation ou du moins de son repentir. Le caractère
de Job , ses entretiens avec ses amis, ses discours pleins
1
62 MERCURE DE FRANCE ,
de chaleur , de passion et d'éloquence, où se montrent
et la sagesse la plus parfaite et le délire d'une ame profondément
ulcérée , tout dans cette histoire extraordinaire
est éminemment dramatique. On éprouve une profonde
terreur en voyant Job frappé dans tout ce qu'il a
de plus cher au monde , mais la manière dont ces événemens
funestes ont été préparés laisse au fond du coeur
ce rayon d'espérance et cette curiosité qui sont les
sources de l'intérêt dans tous les ouvrages d'imagination
. M. Baour de Lormian a abrégé ce poëme outre
mesure , en y prenant ce qui était à la convenance de
son talent , et en oubliant ce qui était à la convenance de
la raison; il en a ôté le commencement et la fin , et fait
jouer à Dieu un rôle assez ridicule , lorsque le créateur
du monde vient tracer le tableau de sa grandeur et de sa
puissance devant le pauvre Job , qui n'a pas besoin de ce
magnifique étalage pour sentir sa faiblesse et le poids
des souffrances dont il est accable. Job , dans ce poёте,
devient malheureux sans que l'on sache pourquoi , et
lorsqu'il s'emporte contre celui qui lui donna la vie , ce
Dieu se fait soudain entendre et lui demande de quel
droit il se plaint.
Est-ce toi qui , porté surun trône d'éclairs १
Fisjaillir la lumière et les vents et les ondes ?
Es-tu l'artisan des chaleurs , etc.
Devant les pâles matelots"
Fais-tu reculer la tempête ? etc.
1
Le pauvre Job pourrait bien répondre : « Hélas ! non,
seigneur , je ne suis rien de tout cela; je ne suis pas
Dieu , je le sens bien, et si j'étais Dieu , je ne serais pas
où je suis , ni dans l'état où je suis . » Cette inconvenance
n'est point dans l'Ecriture, où l'on sait d'avance que les
malheurs de Job sont une épreuve dont on voit le commencement
et la fin; car Job y recouvre les biens qu'il
avait perdus , et redevient même encore plus riche et plus
puissant. Mais M. Baour de Lormian Tabandonne sur
son fumier , bien repentant d'avoir offensé celui qui fit
jaillir la lumière , les vents et les ondes, et implorant un
pardon qu'il n'obtient pas .
AVRIL 1813 . 63
Ce défaut très-grave est racheté autant que possible
par de beaux détails ; le portrait du cheval est assez bien
rendu. Ily a dans ce dithyrambe des strophes pleines de
grâces et d'harmonie , entre autres celle-ci :
Nomme celui dont le savoir
Enseigne aux oiseaux leur langage ,
Dont le mystérieux pouvoir
Du paon étoile le plumages
Le nuance d'or et d'azur ,
Et sur sa tête triomphante
Placeune aigrette éblouissante
Qui rayonne aux feux d'un jour pur.
Je citerai encore ce portrait sublime que Dieu fait de
lui-même :
Debout au sein de la lumière,
Je règne sur tous les climats ,
Et les astres sont la poussière
Qu'avec dédain foulent mes pas .
Je suis l'auteur de la nature ;
Le destin est ma volonté ;
L'espace mesert de ceinture,
Et mon âge est l'éternité.
:
1
Si l'auteur me demandait pourquoi j'ai mis en italiqué
l'avant-dernier vers , je lui répondrais : l'espace ne peut
offrir une image , car il échappe à nos sens . Si vous représentez
Dieu immense comme l'espace , Dieu se confond
avec lui dans la même immensité et ne peut être
borné par lui . Si vous donnez à Dieu , comme le font
les peintres et les poëtes , un corps humain , une figure
humaine , ce corps nage dans l'espace comme tous les
êtres bornés , et nous pouvons tous dire : l'espace nous
sert de ceinture .
Ily abien aussi dans ce morceau quelques expressions
obscures et emphatiques ; j'y ai même trouvé deux vers
assez plaisans . Dieu dit à Job :
Tes pieds marchent-ils sur les flots
Quand les flots grondent sur ta tête .
Ce tour de force serait d'une exécution assez difficile
et passerait ceux de Furioso .
64
1 MERCURE DE FRANCE ,
Ce recueil est terminé par un petit poëme sur l'infortunée
Jeanne Gray , et par des fragmens tirés des tombeaux
d'Hervey. Le poëme m'a paru d'une composition
médiocre ; il n'y a ni développement de caractère , ni
action ; c'est plutôt une élégie qu'un poëme. Les fragmens
d'Hervey présentent toujours le même talent pour
la versification. J'ai examiné le style de M. Baour de
Lormian avec une attention scrupuleuse. Ses périodes
sont presque toujours harmonieuses , et il possède l'art
de les varier ; il a de la mollesse , de l'abandon et une
facilité qui semble pourtant plutôt le fruit du travail
qu'un don de la nature. Son talent me semble plutôt fait
pour peindre des images douces et gracieuses que pour
exprimer des pensées fortes et hardies . S'il a de la clarté ,
c'est aux dépens de la concision. Dans la poésie morale ,
lapensée doit se soutenir par sa propre énergie ; tout
ornement lui est étranger ; elle n'est jamais plus belle
que lorsqu'elle se montre sans parure. Elle ne veut se
servir que des expressions qui lui sont propres ; le luxe
l'appauvrit , paralyse son essor , la présente sous un jour
douteux , et l'empêchant de se montrer dans tout son
éclat , il la couvre d'un voile brillant , sans doute , mais
sans lequel il faut la deviner. Ce défaut est celui de
presque tous nos versificateurs modernes . Ils ont beaucoup
de talent pour former des périodes harmonieuses ,
mais ils couvrent la pensée de tant d'ornemens qu'on a
quelque peine à la trouver , et qu'après avoir lu de beaux
vers , il semble qu'on n'a rien lu , et qu'on vient seulement
d'entendre un instrument sonore dont les vibrations
ont agréablement chatouillé l'oreille. Le génie ne fait
jamais regretter le talent , mais le talent , quand il est
seul , fait toujours regretter le génie .
M. Baour de Lormian trouvera peut-être des gens qui
le loueront sans restriction ; mais ils l'apprécieront moins
sincèrement que moi , qui aimes la bonne musique , qui
le censure sans passion et le loue sans intérêt , ce qui
est aussi rare aujourd'hui chez les panégyristes que chez
les critiques de profession .
ADRIEN DE S ...N.
AVRIL 1813 . 65
DEPT
DE
LA
SEINE
apres OEUVRES CHOISIES DE QUINAULT. Edition stéréotype,
le procédé de Firmin Didot.- Deux volumes in- 18.
QUINAULT est un de nos plus féconds auteurs dramatiques;
cependant, s'il n'avait composé quedes tragedies
telles qu'Astrate , ou des comédies comme les Rivates,
il ne serait connu aujourd'hui que par les sarcasmės de
Boileau , et partagerait l'immortalité de Cotin , de Pradon
, de Pelletier , que le grand satirique a immolés au
bon goût , et quelquefois peut- être à la rime ; mais indépendamment
d'une bonne comédie , la littérature française
lui doit des drames charmans , dans un genre qu'il
a créé et que lui seul a bien traité. Il avait méconnu son
génie en faisant des tragédies dont ses personnages expriment
d'un ton glacial un amour plus glacial encore ,
et des comédies sans verve comique ; mais ses opéras
l'ont placé avec honneur parmi les grands hommes du
dix-septième siècle. S'il n'a ni cette éloquence des passions
, ni cette heureuse audace de figures , ni cette harmonie
savante et variée qui caractérisent les chefsd'oeuvre
de Corneille et de Racine , il a une élégance
facile , et un tour heureux que relève toujours le charme
de l'expression ; ses vers sont coulans et ses phrases bien
arrondies , pleines d'aisance et de naturel. « Enfin , dit
>> Laharpe , s'il paraît ravement animé par le génie des
» vers , il paraît très-familiarisé avec les grâces , et ,
>> comme Virgile nous fait reconnaître Vénus à l'odeur-
>> d'ambroisie qui s'exhale de la chevelure et des vêtemens
>> de la déesse , de même, quand nous venons de lire Qui-
>> nault , il nous semble que l'Amour et les Grâces vien-
>> nent de passer près de nous .>>
Voltaire , long-tems avant Laharpe , avait rendu à
l'auteur d'Armide une justice contre laquelle il s'éleva
plusieurs oppositions dont on puise les motifs dans les
satires de Boileau sans faire attention que ce grand
poëte était , de son aveu , fort jeune lorsqu'il écrivit
contre Quinault, qui n'avait pas encorefait alors la plupart
des ouvrages qui lui ont acquis depuis une juste répu-
,
E
66 MERCURE DE FRANCE ,
tation. Voici comment Voltaire s'exprime à l'article Art
dramatique , du Dictionnaire philosophique .
«Boileau dit que les vers de Quinault
Etaientdes lieux communs de morale lubrique ,
Que Lulli réchauffa des sons de sa musique.
1
>> C'était au contraire Quinault qui réchauffait Lulli .
>>Le récitatif ne peut être bon qu'autant que les vers le
>>>sont : cela est si vrai qu'à peine depuis le tems de ces
>>deux hommes faits l'un pour l'autre , y eut- il à l'Opéra
>> cinq ou six scènes de récitatif tolérables .
»
>> Les ariettes de Lulli furent très-faibles , c'était des
>> barcarolles de Vénise. Il fallait ,, pour ces petits airs ,
des chansonnettes d'amour aussi molles que les notes.
>> Lulli composait d'abord les airs de tous ces divertis-
>>-semens ; le poëte y assujétissait les paroles. Lulli for-
>> çait Quinault d'être insipide ; mais les morceaux vrai-
>> ment poétiques de Quinault n'étaient pas des lieux
communs de morale lubrique. Y a-t-il beaucoup
>> d'odes de Pindare plus fières , plus harmonieuses que
>>- ce couplet de l'opéra de Proserpine ?
Les superbes géants armés contre les dieux ,
Ne nous donnent plus d'épouvante ,
1
Ils sont ensevelis sous la masse pesante
Des monts qu'ils entassaient pour attaquer les cieux ;
Nous avons vu tomber leur chef audacieux
Sous une montagne brûlante ,
Jupiter l'a contraint de vomir à nos yeux
Les restes enflammés de sa rage expirante ;
Jupiter est victorieux ,
Et tout cède à l'effort de sa main foudroyante.
Chantons dans ces aimables lieux
Les douceurs d'une paix charmante.
2
» L'avocat Brossette a beau dire : l'ode sur la prise de
>>>Namur , avec ses monceaux de piques , de corps morts ,
>> de rocs , de briques , est aussi mauvaise que ces vers
>> de Quinault sont bien faits. Le sévère auteur de l'Art
>> Poétique , si supérieur dans son seul genre , devait
>> être plus juste envers un homme supérieur dans le
AVRIL 1813 .
67
:
>>>sien;hommed'ailleurs aimable dans la société , homme
>>qui n'offensa jamais personne , et qui humilia Boileau
» en ne lui répondant point.
>> Enfin , le quatrième acte de Roland et toute la tragé-
>> die d'Armide furent des chefs-d'oeuvre de la part du
>>poëte , et le récitatif du musicien sembla même en
>> approcher. Ce fut pour l'Arioste et pour le Tasse
>> dont ces deux opéras sont tirés , le plus bel hommage
» qu'on leur ait jamais rendu . »
,
Les deux volumes dont se compose l'édition des
OOEuvres choisies de Quinault, contiennent neuf pièces ,
la Mère Coquette , comédie , et Alceste , Thésée , Atys ,
Proserpine , Persée , Amadis , Roland etArmide, grands
opéras . On a tout dit sur le mérite de ces pièces. Voltaire
, dans vingt endroits de ses ouvrages , en a exalté
les beautés , et Laharpe , dans son Cours de Littérature ,
en a fait des analyses qui sont des modèles de cette critique
judicieuse et polie dont le Quintilien Français ne
s'est écarté que lorsqu'il a voulu juger ses contemporains.
Comme rien n'est plus fastidieux que de répéter
ce qui a été dit cent fois , et beaucoup mieux que je ne
pourrais le faire , j'aurais rempli ma tâche en faisant la
description du matériel de la nouvelle édition ; mais
celle-ci contient des morceaux qui ont tout l'intérêt de
la nouveauté. Le premier est une Notice sur Quinault ,
par M. Fayolle . Elle se fait distinguer , ainsi que les
autres ouvrages du même genre qu'on doit à ce littérateur
, par un excellent style , un goût pur et sévère
des aperçus neufs et des vues ingénieuses. Le second
est un poëme inédit , intitulé : Sceaux .
,
On connaissait depuis long-tems l'existence de ce
poëme , puisque Perrault en fait mention dans ses
Hommes Illustres , et Titon du Tillet dans son Parnasse
Français ; mais on ne savait où le prendre. Enfin
M. Fayolle , à qui les lettres françaises doivent la conservation
d'une foule de morceaux de nos plus célèbres
auteurs , morceaux qui sans lui n'auraient jamais vu le
jour ; M. Fayolle , dis-je , s'est procuré , après de
grandes recherches , le poëme de Quinault , et l'a publié.
Ea
68 MERCURE DE FRANCE ,
Ce poëme , consacré à la description de Sceaux ,
maison du grand Colbert , est divisé en deux chants .
Dans le premier , le poëte feint qu'au moment où il
allait entreprendre cette description , une nymphe lui
apparaît et la fait elle-même. Le second chant est consacré
à l'histoire de l'Aurore , peinte par Lebrun dans le
pavillon de Sceaux. Le poëme est en vers libres . On y
reconnaît la touche de l'auteur d'Armide et de Roland ,
sa manière souple , flexible et gracieuse , et ce tour élégant
et facile qu'on admire dans ses grands opéras . En
général , un mélange heureux d'esprit et de sentiment ,
des formes agréables , beaucoup de naturel et de pureté ,
caractérisent ce charmant poëme . Quelques fragmens
que je cite au hasard , suffiront pour donner envie de le
lire. Voici d'excellens vers descriptifs qui joignent au
charme de l'expression le mérite de la difficulté vaincue .
:
Au milieu de ces eaux , l'eau du ciel la plus pure ,
Et de ces beaux jardins l'ornement le plus grand ,
• D'une étroite prison sortant avec murmure ,
S'élance dans les airs en superbe torrent .
Cette onde , en jaillissant d'un mouvement rapide ,
Forme une colonne liquide
Qui jusque dans les cieux s'élève avec fierté ;
Contre son poids elle dispute ,
Sans cesse elle remonte et répare sa chute ,
Et son débris lui sert de nouvelle beauté .
:
Marchons , dit ensuite la nymphe au poëte, vers ce bois
frais et sombre.
Les vents impétueux vont plus loin murmurer ;
Le seul zéphire a l'avantage
De s'y faire un secret passage ;
Le grand jour n'ose y pénétrer ;
L'importune chaleur n'y peut jamais entrer.
Traversons ce parterre , et vois ces fleurs nouvelles
Se parer à l'envi des couleurs les plus belles .
D'un seul regard découvre ici de tous côtés
Ces charmantes diversités
Qui doivent enchanter la vue ,
Ces fertiles coteaux et ces sombres déserts
Où la tranquillité n'est point interrompue ,
Ces vallonsde saules couverts ,
AVRIL 1813 . 69
Ces ruisseaux serpentant dans ces prés toujours verts ,
Ces plaines d'immense étendue ,
Qued'un or précieux Cérès prend soin d'orner ;
Ce mont qui , de si loin , fait si bien discerner
L'antique tour presqu'abattue ,
Qui depuis si long-tems sert à le couronner ,
Et dont l'orgueilleux reste , osè encor s'obstiner
Amonter jusque dans la nue.
Je finirai en citant le passage suivant , rempli de jolis
détails .
Le dieu , toujours jeune et charmant .
Qui prit soinde planter le tortueux sarment ,
Et d'en tirer un doux breuvage ,
Al'approche du jour doucement se dégage
D'un profond assoupissement.
Il oppose sa main à la vive lumière
Qui vient frapper ses yeux d'un éclat trop brillant ,
Et laissant à loisir dessiller sa paupière ,
Se dispose à la joie et rit en s'éveillant .
Le verdoyant lierre et la pourpre nouvelle
Des pampres cueillis fraîchement ,
Sont la parure naturelle ,
1
Qui du lit de Bacchus fait le riche ornement.
Son vieux nourricier a fait gloire
Depasser sans repos toute la nuit à boire ;
Plus rempli qu'assouvi de vin ,
Il se laisse assoupir par le frais du matin.
Il s'appuie en dormant sur la bête pesante ,
Qui d'une allure douce et lente
Leporte chaque jour sans se lasser jamais ;
Sa main soutient encor la précieuse charge
D'une cruche profonde et large ,
:
,
;
1 A
Sans quoi le bon vieillard ne peut dormir en paix .
Ces diverses citations inspireront sans doute le désir
de lire un poëme dont la publication est une bonne
fortune pour les amis des vers et de la littérature. Combien
ne doivent-ils pas de reconnaissance à l'éditeur
homme de lettres , dont les soins ont recouvré un ouvrage
qui , sans son zèle , serait demeuré inédit !
L. A. M. B.
1
70 MERCURE DE FRANCE ,
VARIÉTÉS .
SOCIÉTÉS SAVANTES .
Sociétépour l'encouragement de l'industrie.-La Société
pour l'encouragement de l'industrie nationale , a tenu, le
mercredi 31 mars , sa séance générale .
M. Costaz , secrétaire , a renduun compte très-intéressant
des travaux de la Société et des services qu'elle a
rendus à l'industrie dans l'année 1812. Il a payé , au nom
de la Société , le juste tribut de la reconnaissance qu'elle
doit à la protection dont l'honore son excellence le ministre
des manufactures et du commerce .
M. le baron Petit de Beauverger a exposé l'état heureux
des finances de la Société , résultant principalement du
grand nombre de citoyens qui s'associent à ses travaux par
leurs souscriptions. L'année 1812 lui en a procuré trois
cent soixante nouveaux .
M. le sénateur comte Colchen , etM. le comte Laumont ,
censeurs , n'ont eu que des éloges à donner à l'administrateur
de la commission des fonds , et les ont exprimés
avec sensibilité .
M. Du Pont ( de Nemours) , l'un des vice-présidens , a
lu une notice sur la vie de feu M. Barlow , ministre plénipotentiaire
des Etats-Unis d'Amérique en France.
Nous avons pu nous en procurer une copie que nous
allons transcrire .
Notice sur la vie de M. Barlow .
La Société d'encouragement de l'industrie a, depuis sa
dernière séance , perdu M. J. BARLOW , ministre plénipotentiaire
des Etats-Unis d'Amérique auprès de S. M.
l'Empereur et Roi.
Elle doit quelque hommage à la mémoire de cet homme
remarquable, que pleurent sur les deux continens les amis
de l'humanité .
Né en 1757 , à Reading , dans la province aujourd'hui
l'état de Connecticut , d'une famille respectable , dont il
était le dixième enfant. On l'envoya d'abord au collége
de Darmouth dans le New-Hampshire , et il acheva ses
études à celui de New-Haven , dans son pays natal
La guerre de l'Indépendance éclata en 1775. Barlow
AVRIL 1813 .
71
était encore écolier et commençait à se distinguer par des
pièces enprose et en vers , dont l'une fut une Elégie sur
la mort de M. Holmer , membre du Congrès et juge
suprême de la Cour d'appel des Etats-Unis .
Dans les vacances il prenait le mousquet , allait joindre
ses quatre frères qui étaient à l'armée américaine ,et combattait
avec eux pour la liberté . Il se trouva à l'action
très-chaude de York-Island , où les Américains , perdant
le champ de bataille , firent une retraite honorable , après
laquelle ils réparèrent leur malheur.
Occupé avec distinction d'un cours de droit , la réputation
de ses lumières et de sa moralité le fit nommer
dans l'armée , aumônier de brigade , par l'état de Massachuset.
Il reçut l'ordination qui , chez les Presbytériens ,
n'est que civile, et n'empêche jamais d'embrasser un autre
état .
En sa qualité d'aumônier , il suivit l'armée jusqu'à la
paixde 1783.
Ce fut sous la tente qu'il commença son poëme de la
Columbiade , seule épopée qu'aient encore les Etats-Unis.
Son zèle à-la-fois éclairé , pieux et intrépide , lui mérita
l'amitié des chefs les plus estimésde la nation , tant magistrats
que militaires , fonctions qui ne sont nullement
incompatibles dans la république américaine.
Mais une liaison bien plus intéressante pour son coeur ,
fut l'alliance qu'il contracta en 1781 avec Mlle Baldwin , de
New-Haven, soeur du sénateur de ce nom .
Après la paix , M. Barlow reprit l'étude des lois . Il entra
au barreau en 1785 , ety eut de grands succès , s'y fit une
réputation extraordinaire, qui résultait naturellement de ce
qu'il joignait beaucoup de lumières en jurisprudence avec
un talent littéraire très-brillant.
En 1787 , il publia la première édition de son poëme ,
la Vision de Colomb ; et dès la même année on en fit une
seconde en Angleterre. La réputation de l'auteur s'en
accrut en Amérique , et se répandit en Europe , où il eut
occasion de venir dès l'année suivante .
Une société puissante et recommandable avait acheté
du Congrès des Etats-Unis trois à quatre millions d'acres
de terre sur les bords de POhio .
Elle voulait en vendre une partie à des étrangers , et
partager l'autre entre ses actionnaires . M. Barlow y était
intéressé : il consentit à se rendre en France pour cette
négociation , qui fut heureuse au point que dix-sept ans
72 MERCURE DE FRANCE ,
:
1
après on comptait dans la colonie de l'Ohio soixante dir
mille habitans , et qu'elle est aujourd'hui un Etat constitué,
faisant partie de la confédération générale .
M. Barlow ne put se trouver en France à cette époque
sans être vivement ému par la révolution française. Il en
aimait l'énergie , il en haïssait les désordres. İl essaya de
les adoucir , et d'amener quelque réunion entre les partis
par des écrits politiques qui lui valurent l'honneur d'être
nommé citoyen français , avec le grand Washington et le
général Hamilton ses compatriotes.
Nous avons en ce moment sous les yeux quatre ouvrages
qu'il a publiés et qui montrent combien l'amour de sa
patrie , un intérêt véritable pour la France , et les meilleurs
principes de civilisation générale s'unissaient dans son
esprit et dans son coeur.
Le premier est une lettre du 12 février 1799 , au Directoire
exécutif.
Le second , une lettre du 4 mars suivant , à ses concitoyens
, sur le système de politique alors suivi par leur
gouvernement.
Le troisième , une autre lettre à ses concitoyens , sur
quelques mesures politiques proposées à leur considération
. Elle est du 20 décembre 1799.
Le quatrième est un Mémoire sur les lois maritimes ,
dans lequel il expose avec force et clarté les principes que
la France réclame depuis si long-tems contre l'Angleterre .
Il est surpris que les puissances barbaresques se montrent
à cet égard plus civilisées que les plus célèbres peuples
de l'Europe. Elles reconnaissent que le pavillon sincèrement
neutre doit couvrir la marchandise . Elles ne
font point la guerre sans l'avoir déclaréc. Elles donnent
après la déclaration trente jours de délai dans la Méditerranée
, et un plus long terme sur l'Océan avant de commencer
les hostilités .
M. Barlow parlait en cela de ce qu'il savait bien . Il
revenait alors d'Alger , de Tunis et de Tripoli , où le président
Washington l'avait nommé ministre plénipotentiaire
; et où , surmontant l'extrême difficulté de traiter
entre un peuple libre et des régences barbaresques , il avait
conclu , malgré l'opposition de l'Angleterre , les trois premiers
traités par lesquels ces régences se soient engagées à
respecter la navigation etle commerce des Etats-Unis..
De retour en Amérique il s'occupa en 1805 , du projet
que M. Jefferson avait conçu d'établir à Washington-City
,
AVRIL 1813 . 73
une université destinée à donner à la jeunesse des Etats-
Unis une instruction convenable , étendue , sage , uniforme
, propre à seconder par la correspondance des lumières
l'accord qu'il est si iimmportant de maintenir entre
*les divers membres de la confédération .
Son ami Du Pont (de Nemours) avait déjà fait , en 1800,
à la demande du même magistrat , un ouvrage sur le
même sujet et dans les mêmes principes ; les Annales
d'Education , rédigées par M. Guizot , viennent d'en publier
quelques fragmens .
Il faut espérer que ce concours de plusieurs philosophes
animés du même esprit , aura des résultats d'un avantage
général , et l'on doit convenir que l'éducation publique ,
dans l'Amérique-Unie , a déjà fait des progrès très -remarquables.
M. Barlow n'était pas de ces citoyens exclusifs qui
s'imaginent que le patriotisme consiste principalement à
haïr les autres peuples et à leur nuire ; mais , au contraire ,
de ceux dont le coeur moins sauvage et l'esprit plus éclairé
conçoivent l'utilité des services réciproques .
Sa philosophie embrassait toutes les nations. Nous devons
cependant convenir , et ce n'est pas un tort à nos
yeux , que c'était avec quelque prédilection pour la nôtre .
Notre vivacité , qu'il n'imitait point , lui paraissait propre
à donner de l'animation à la gravité américaine , et il ne
croyait pas inutile de nous inspirer un peu de celle-ci .
Il estimait à tout leur prix nos lumières dans les sciences
et dans les arts , et voulait que les Etats -Unis en profitassent
; mais dans cette communication qu'il désirait rendre
mutuelle , observant que c'est à des savans américains que
nous devons l'art de guider le tonnerre , et celui de préserver
nos maisons de la fumée , en faisant rendre à nos
cheminées plus de chaleur avec moins de combustible :
remarquant de plus que nous leur devrons bientôt celui ,
que l'Europe n'a pas encore adopté , de remonter les
fleuves , même rapides , en appliquant la machine à
vapeurs aux bateaux de messageries , comme on le fait
maintenant avec autant d'économie que de promptitude
sur l'Hudson , sur la Delaware , sur la Susquehanna
trouvait que ses compatriotes compensent assez honorablement
ce qu'ils peuvent nous devoir de connaissances
utiles.
,
il
Ils ne songent pas beaucoup à l'éclat ; et s'occupent
sans cesse dans leurs maisons , dans leurs meubles , dans
1
74 MERCURE DE FRANCE ,
L
leurs vêtemens , à tourner leur esprit inventifvers ce qu'ils
appellent le comfortable , ou ce qui augmente les jouissances
réelles de l'humanité .
M. Barlow ambitionnait d'établir sur ce point des rapports
actifs et suivis entre la Société Philosophique de
Philadelphie d'une part, et la Société d'encouragement de
Paris , ainsi que la première classe de l'Institut.
Il en eut bientôt une heureuse occasion , liée à des intérêts
encore plus grands , à des vues encore plus hautes .
Ce fut en 1811 , lorsque son excellence M. Madison , président
régnant des Etats-Unis , le nomma leur ministre
plénipotentiaire à la cour de France.
Ce choix fait par la sagesse du chef du gouvernement
américain , a eu l'applaudissementdes dix-sept républiques
confédérées . Il a été déterminé par les qualités reconnues
d'homme d'état , que M.Barlowjoignait à l'avantage d'avoir
servi les deux nations , d'être légalement citoyen des deux
pays , de trouver son bonheur à être utile à tous deux , de
les regarder comme ayant les mêmes intérêts , comme
étant des alliés naturels ; enfin par celui de n'avoir pas
oublié que l'indépendance de l'Amérique fut énergiquement
secondée par la valeur et la générosité françaises.
Dans sa manière de négocier , M. Barlow était d'une
loyauté rare. On y trouvait une originalité simple et ferme ,
qui chez des polítiques d'Europe pouvait passer pour être
de l'autre monde; mais qui ne déplaisait point, parce qu'on
y voyait la raison et la bonne foi .
L'éloquence de son pays a peu de pompe. Des Italiens ,
des Espagnols , des Provençaux , la tronveraient froide ;
mais elle est féconde en aperçus et puissante en raisonnement.
Elle va même plus au fait que celle des Anglais
dont elle est dérivée. Elle est mieux ordonnée , s'égare
moins dans les détails , les met plus judicieusement à leur
véritableplace.
Oncroitque les principaux articles du traité étaient convenus
, et suffisaient pour rétablir la bienveillance réciproque
; mais qu'on jugeait des deux parts ne devoir pas
conclure sans avoir communiqué ces bases au gouvernement
américain. Personne n'est à portée de savoir ce
qu'il y a de réel ou d'inexact dans ces opinions. Ce sont
desaffairesd'état.
M. Barlow fut mandé à Wilna pour en conférer avec
M. le duc de Bassano.
Il revenait jour et nuit , se fiant trop à la force de son
AVRIL 1813 . 25
tempérament , quand le contraste de l'extrême froidure
du climat avec la chaleur excessive , et non moins redoutable,
des petites maisons de Juifs qui sont en Pologne les
senles auberges , lui adonné une violente inflammation de
poitrine , dont il est mort à Zarnowiça près de Cracovie .
Il a péri victime de son devoir , de son zèle , de son
courage , comme il doit arriver , dans les circonstances orageuses
et pressantes , à la plupart des hommes illustres , et
sur-tout à ceux qui ont le bonheur d'avoir pour amie une
femme du premier ordre , telle qu'est l'inconsolableM
Barlow. Deux passions profondes , nobles et honnêtes ,
celle du bien public, et celle de l'amour durable d'un
ménage non mésallié , se doublent l'une l'autre . L'homme
veut mériter sa récompense , et la femme en jouit au
risque de la payer par les plus amères douleurs. A ce
prix , seulement , les meilleurs et les plus grands des humains
s'apparient. Qu'ils se le disentd'avance ! C'est comme
susceptible des plus douces félicités et des plus désolantes
peines que l'on compte parmi les êtres les plus élevés , les
plus estimables de notre espèce. Que nul d'entre nous ne
prétende à devenir un héros d'histoire , si la nature ne
lui a point donné l'ame ardente et généreuse d'un héros de
roman! etque nul n'ose se croire un héros de roman , s'il
n'a pas le grand sens , les vigoureuses résolutions , les
mâles vertus , l'auguste caractère d'un héros d'histoire !
SPECTACLES .- Académie impériale de Musique.-Première
représentation des Abencérages , opéra en trois
actes , paroles deM. de Jony, musique de M Chérubini ,
ballets de M. Gardel .
Voltaire a tracé la poétique d'un opéra en faisant dire au
mondain :
Il faut se rendre à ce palais magique
Où les beaux vers , la danse , la musique ,
L'art de tromper les yeux par les couleurs ,
L'art plus heureux de séduire les coeurs
De cent plaisirs font un plaisir unique.
:
Lemeilleur paëme d'opéra est , à mon avis , celui qui ,
offrant d'abordle mérite d'un planbien conçu et de scènes
attachantes , donne encore au musicien , au chorégraphe
etau peintre , les moyens de déployer toute la richesse de
leur art. Ce principe posé , je ne crains pas de dire que
les Abencérages sont un des meilleurs ouvrages lyriques .
1
76 MERCURE DE FRANCE ;
1
La scène se passe à Grenade dans le moment où Muley
Hassem , roi des Maures , est allé porter la guerre en
Afrique . Florian a fait connaître la rivalité des Abencérages
et des Zégris , les deux premières tribus de l'empire
des Maures . Almanzor , fameux par ses exploits , est
de la tribu des Abencérages ; il aime Noraïme , princesse
du sang royal , dont Muley Hassem lui a accorde la main
en récompense de ses services signalés . Tel est l'état des
choses au lever de la toile . Alémar , visir , de la tribu des
Zégris , et auquel Muley Hassem a confié le pouvoir en
son absence , est jaloux du triomphe d'Almanzor ; il
cherche les moyens de perdre ce héros . Cependant tout
s'apprête pour ce grand hymen. Une trève a même permis
au vaillant Gonsalve , surnommé le Grand Capitaine , de
venir , de la part de Ferdinand et d'Isabelle , féliciter la
jeune princesse sur son union avec le soutien de Grenade .
Le peuple témoigne par des jeux la joie que lui inspire cet
heureux évènement , lorsque tout-à-coup , Octaïr , secrètement
dévoué à Alémar, annonce la rupture de la trève , et
Gonsalve se retire avec sa suite. Le visir , fidèle à son
projet , propose de surprendre l'ennemi cette nuit même
dans son camp; Almanzor répond du succès ; on lui remet
alors l'étendard de l'empire . Une loi condamnait à mort le
général sous le commandement duquel il tombait dans les
mains de l'ennemi. Almanzor jure de vaincre et de rapporter
l'étendard .
Au second acte , Noraïme , instruite de la victoire remportée
par Almanzor , se livre au doux espoir de presser
sur son coeur l'amant auquel elle doit être unie ; il va
revenir couvert de nouveaux lauriers . Bientôt il paraît
lui-même ; la honte est sur son front et le désespoir dans
son coeur : il a vaincu , mais l'etendard sacré a disparu ;
mandé au conseil des vieillards , accusé par Alémar , il va
être condamné à périr , lorsque les Abencérages apportent
aux pieds des juges les armes et les drapeaux conquis sur
lesEspagnols ; le souvenir de ses exploits parle en sa faveur ;
on lui laisse lajvie ; il est condamné à l'exil , mais il mourrra
s'il reparaît dans Grenade sans le saint drapeau . L'écuyer
d'Almanzor suspend alors sa bannière et son bouclier aux
murs de la salle d'armes , et le héros dit un dernier adieu
à ses amis .
Au troisième acte le théâtre représente une partie des
fameux jardins de l'Alhambra. Noraïme , à la faveur des
ombres de la nuit , s'échappe seule de son palais ; elle ne
AVRIL 1813 .
77
peut vivre sans Almanzor et veut le suivre dans son exil.
Son amant brave la mort pour revoir celle qu'il aime , et
sous les habits d'un esclave il ose rentrer dans Grenade ;
il rencontre Noraïme au tombeau de sa mère ; ils veulent
chercher un asyle sur des bords étrangers , lorsqu'Alémar ,
qui avait secrètement fait suivre les pas d'Almanzor , paraît
suivi des principaux Zégris . Le guerrier banni a osé
reparaître dans Grenade , la loi ordonne sa mort ; il est
renfermé dans la tour du Champ-Clos jusqu'au moment
où il doit périr. Le théâtre change et représente le Champ-
Clos. Dans le fond on aperçoit la tour dans laquelle Almanzoreşt
renfermé : deux des principaux Zégris paraissent
dans la carrière pour soutenir qu'Almanzor a mérité la
mort ; les Abencérages veulent prendre sa défense ; mais
il s'y oppose ; il n'a pu découvrir par quelle trahison l'étendard
sacré a été enlevé ; le sort cache à ses yeux le coupable,
il veut périr et adresse ses mots aux Åbencérages :
:
Mes amis , ne me plaignez pas ,
J'ai vécu pour la gloire ;
Qu'importe le trépas
Le lendemain de la victoire ?
Ne détournez pas vos regards ,
Quel plus beau sort puis-je prétendre !
Je meurs aux pieds de ces remparts
Que mon courage a su défendre .
Tout-à-coup Noraïme paraît suivie d'un guerrier dont
la bannière est voilée , il veut rester inconnu et demande
le combat contre le Zégris accusateur d'Almanzor : les
champions s'attaquent d'abord avec la hache , bientôt ils
jettent leurs boucliers et croisent le fer , mais ils abandonnent
encore cette arme pour se servir du poignard ;
enfin le guerrier inconnu saisit le Zégris et l'immole aux
acclamations de tout un peuple. Dès lors Almanzor doit
être sauvé . Alémar ose encore le poursuivre ; il représente
qu'Almanzor n'en a pas moins perdu l'étendard de l'empire;
au nom de Grenade il le lui redemande : qu'en as-tu
fait? Il flotte sur sa tête , répond le vainqueur inconnu qui
fait un signe . L'écuyer découvre sa bannière , ô surprise !
c'est l'étendard; le guerrier lève ensuite sa visière , et l'on
reconnaît Gonsalve , qui ne voulant pas devoir sa gloire
à une trahison , déclare qu'Alémar lui-même a engagé
Octaïr à livrer le drapeau sacré aux Espagnols ; mais il
rougirait d'une victoire achetée par sa perfidie . Almanzor
78 MERCURE DE FRANCE ,
est rendu à l'honneur et à la vie par la noblesse d'un
ennemi généreux.
Cet ouvrage a obtenu le plus grand succès; on conçoit
tout ce que l'action offre de dramatique ; on a particulièrement
remarqué la scène où les Abencérages présentent
aux juges les trophées conquis sur les Espagnols , et celle
où Gonsalve vient lui-même sauver les jours d'Almanzor :
un pareil dévouement est bien dans les moeurs chevaleresques.
Dans le Gonsalve de Cordoue de Florian , ce sont
des chevaliers espagnols qui sauvent la reine de Grenade
accusée par les Zégris; ici c'est Gonsalve , le rival de
gloire d'Almanzor, qui défend ses jours , et ce dévouement
pour un héros son ennemi a quelque chose de plus touchant
et de plus noble , puisqu'il n'est mu que par la
générosité , et non par ce sentiment de galanterie et de
dévouement pour les dames qui distinguaient les Espagnols
et les Maures .
Le style de l'ouvrage répond à la conception ; je pourrais
citer beaucoup de morceaux qui sauraient se passer même
dela musique enchanteresse de Chérubini .
Je ne puis aujourd'hui faire connaître que le poëme : la
musique sera l'objet d'un second article; une composition
aussi belle mérite un examenplus détaillé, Ce que j'ai reconnu
à la première représentation , c'est que M. Chérubini
a saisi avec une rare intelligence les différentes situations
de ce bel ouvrage , et qu'il a donné à chacune une
expression qui lui estpropre.
Je m'occuperai aussi dans mon second article des charmans
ballets de M. Gardel , des décorations qui ont été
exécutées sur des dessins de M. Isabey; et je n'oublierai
pas les acteurs qui ont coopéré au succès .
LL. MM. ont paru dans leur loge au commencement
du spectacle , et l'ont honoré de leur présence jusqu'à la
fin; à leur vue le public a fait éclater les transports les
plus vifs. B.
Théâtre-Français.-Rodogune et le Conteur. Cette
tragédie est un monument indestructible élevé par le grand
Corneille lui-même à son rare et beau génie. Plus il se
présentait d'obstacles dans le plan de cet ouvrage , et plus
il s'efforçait de les vaincre. Jamais il n'est plus sublime
que quand il rencontre un sujet avec lequel il puisse se
mesurer. C'est un athlète qui ne descend dans l'arêne
que pour y combattre un athlète digne de lui. Sans
AVRIL 1813 .
79
les sentimens élevés qu'il avait amassés dans son ame ,
sans l'énergie de son style , il n'eût jamais pu réussir dans
son entreprise périlleuse. Il fallait qu'il eût pénétré bien
avant dans le coeur humain pour y découvrir tous les ravages
que pent y causer l'ambition , et lui arracher un
masque aussi hideux que celui dont elle enveloppe son
visage. Il faut convenir que si son génie l'a bien sécouru ,
l'artne la point trahi. Comme il asenti qu'il devait adoucir
l'horreur du tableau qu'il présente au public , par l'amitié
touchante de ces deux frères, sujets couronnés, qui ontjuré
devivre et de mourir ensemble ! Comme l'amour mutuel
qu'ils éprouvent pour Rodogune estdramatique! Rodogune
est aussi affreuse , aussi artificieuse que Cléopâtre , etl'ascendant
de sa beauté est tel , qu'elle a subjugué ces deux
frères et les enchaîne à son char , en armant leurs,
mains du poignard qui doit déchirer le sein de leur mère..
Quel homme ne frémirait d'une telle maîtresse et d'une,
telle épouse! Corneille a dû être épouvanté lui-même quand
ilatracé leplan d'une pareille tragédie : mais en triomphant
il a justifié Horace et Boileau.
Iln'est pointde serpent , ni de monstre odieux ,
Qui par l'art imité ne puisse plaire aux yeux.
MeRaucourt est d'une beauté effrayante dans le rôle de
Cléopâtre. Gestes , démarche , pantomime,jeu terrible de
physionomie , tout est d'accord avec les sons de cette voix
sèche et âpre qui convient si bien au personnage. Ceux qui
pensent que l'organe deMeRaucourt estnuisible aux roles
qu'elle joue , ont bien peu d'idée de l'art dramatique et de
ladéclamation. Ne voudraient-ils pas que Cléopâtre eût la
voix de Zaïre ou celle d'Ariane ? L'admirable intelligence
de Mue Raucourt est puissamment secondée par son physique
et par tous les moyens de la nature. Elle est armée
detoutes pièces pour l'emploi qu'elle a pris , et dans lequel
elle ne sera pas facilement remplacée. Prions-la , au nom
de sa gloire et pour le bonheur de l'art , de jouer souvent.
L'artiste qui veut profiter doit l'entendre dans un profond
silence , intenti ora tenebant; elle ne fait rien perdre à Corneille,
et il n'a jamais eu , je crois , un plus digne interprête.
Lafond a de très-beaux momens , il détaille savamment
les vers , et possède une véritable chaleur. M
Volnais nous a paru s'être surpassée dans le rôle de Rodogune.
Elle a fait entièrement divorce avec ce ton pleureur
et lamentable qui déshonore la tragédie , et n'est jamais
lle
80 MERCURE DE FRANCE , AVRIL 1813 .
que le partage des diseuses de vers , condamnées tout au
plus à faire pleurer des cassandres et des caillettes . Il faut
cependant qu'elle travaille encore ce rôle dans les premières
scènes sur- tout . Quand on n'est point entraîné par la passion
, et qu'il ne s'agit que de débiter, ou de faire l'exposition
de ses douleurs , on doit varier avec plus d'art les inflexions
. N'a-t-on rien à dire au coeur , il faut parler aux
oreilles. C'est un art que possédait éminemment Lekain ,
qui notait alors pour ainsi sa déclamation .
Le jeune Valmor a de l'intelligence et sort d'une bonne
école. Son organe est faible et peu sonore. Qu'il travaille à
s'en faire un : ce n'est point le premier acteur à qui un
semblable projet eût réussi.
Le Conteur est un des premiers ouvrages de Picard : on
ydistingue cette gaîté naturelle et originale , le véritable
cachet du talent de l'auteur. On peut dire que son cerveau
est un magasin d'idées comiques . Il n'a pas montré dans
le Conteur une grande soumission aux principes de l'art ,
mais comme il a fait lui-même amende honorable à la fin
de sa pièce , dans des couplets assez jolis , il nous conviendrait
mal d'être un lieutenant criminel plus inflexible
que lui. DU PUY DES ISLETS .
- Rentrée de Saint-Prix dans Athalie . C'est un événement
mémorable pour le Théâtre-Français que la rentrée
de cet acteur , distingué sous tant de rapports différens .
L'infatigable Baptiste aîné ne peut pas être à-la-fois à tous
les postes . On se plaignait de voir l'emploi des pères nobles
dans la tragédie , abandonné presqu'à des imberbes . Saint-
Prix va lui rendre son lustre ; il en a fait mercredi un glorieux
essai dans le rôle de Joad. Les applaudissemens
quand il a paru, partant de tous les coins de la salle , se sont
prolongés pendant près de six minutes et soutenus avec la
même unanimité dans tout le courant de la pièce. Nous
parlerons plus au long , dans le prochain numéro, de cette
représentation d'Athalie , qui offrait à-la- fois un chefd'oeuvre
et un bon acteur. D. D.
DEA
DE
LA
POLITIQUE.
5.
Le Moniteur a publié un article qui fait connaître en
situation des armées françaises dans le Nord , au 30 mars .
Lavoici :
« La garnison de Dantzick avait délogé l'ennemi de toutes
les hauteurs d'Oliva dans les premiersjours de mars .
> Les garnisons de Thorn et de Modelin étaient dans le
meilleur état . Le corps qui bloquait Zamosc s'en était
élné.
Sur l'Oder , les places de Stettin , Custrinet Glogau
n'étaient pas assiégés . L'ennemi se tenait hors de la portée
du canon de ces forteresses . La garnison de Stettin avait
brûlé tous les faubourgs et préparé tout le terrain autour
de la place.
La garnison de Spandau avait également brûlé tout ce
qui pouvait gêner la défense de la place.
Sur l'Elbe , le 17, on avait fait sauter une arche du pont
de Dresde , et le général Durutte avait pris position sur la
rive gauche . Les Saxons s'étaient portés autour de Torgau .
» Le vice- roi était parti de Leipsick , et avait porté , le 21 ,
son quartier-général à Magdebourg.
» Le général Lapoype commandait à Vittenberg le pont
et la place , qui étaient armés et approvisionnés pour plusieurs
mois . On l'avait remise en bon état .
» Arrivé à Magdebourg , le vice- roi avait envoyé le 22 le
général Lauriston sur la rive droite de l'Elbe. Le général
Maison s'était porté à Mockern et avait poussé des postes
sur Burg et sur Ziczar ; il n'a trouvé que quelques pulks
de troupes légères , qu'il a culbutés et sur lesquels il a pris
ou tué une soixantaine d'hommes .
" Le 12 , le général Carra Saint-Cyr , commandant la
32ª division militaire , avait jugé convenable de repasser sur
la rive gauche de l'Elbe , et de laisserHambourg à la garde
des autorités et des gardes nationales . Du 15 au 20, différentes
insurrections se manifestèrent dans les départemens
des Bouches de l'Elbe et de l'Ems .
Le général Morand , qui occupait la Pomeranie suédoise
, ayant appris l'évacuation de Berlin , faisait sa re-
1
SEINE
82 MERCURE DE FRANCE ,
traite sur Hambourg . Il passa l'Elbe à Zollenpischer , et le
17 il fit sa jonction avec le général Carra Saint- Cyr . Deux
cents hommes de troupes légères ennemies ayant afteint
son arrière - garde , il les fit charger et leur tua quelques
hommes . Le général Morand se posta sur la rive gauche ,
et le général Saint-Cyr se dirigea sur Brême .
>>>Le 24, le général Saint- Cyr fit partir deux colonnes mobiles
pour se porter sur les batteries de Carlsbourg et de
Blexen , que des contrebandiers aidés des paysans et de
quelques débarquemens anglais avaient enlevées. Ces colonnes
ont mis les insurgés en déroute et repris les batteries
. Les chefs ont été pris et fusillés . Les Anglais débarqués
n'étaient qu'une centaine ; on n'a pu leur faire que 40
prisonniers .
„ Le vice-roi avait réuni toute son armée , forte de
100,000 hommes et de 300 pièces de canon , autour de
Magdebourg , manoeuvrant sur les deux rives .
५
Le général de brigade Montbrun , qui avec une brigade
de cavalerie occupait Steindal , ayant appris que l'ennemi
avait passé le Bas-Elbe dans des bateaux près de
Werben , s'y porta le 28 , chassa les troupes légères de
l'ennemi et entra dans Werben au galop . Le 4º de lanciers
exécuta une charge à fond dans laquelle il tua une
cinquantaine de cosaques et en prit 12. L'ennemi se hâta
de regagner la rive droite de l'Elbe . Trois gros bateaux
furent coulés bas et quelques barques chavirèrent ; elles
pouvaient être chargées de 60 chevaux et d'un pareil
nombre d'hommes . On a pu sauver 17 cavaliers , parmi
lesquels se sont trouvés deux officiers dont un aide-decampdu
généralDornberg , qui commandait cette colonne.
» Il paraît qu'un corps de troupes légères , d'un millier
de chevaux , de 2000 hommes d'infanterie et de six pièces
de canon , sontparvenus à se diriger du côté de Brunswick
pour exciter à la révolte le Hanovre et le royaume de
Westphalie. Le roi de Westphalie s'est mis à la poursuite
de ce corps , et d'autres colonnes envoyées par le vice-roi ,
arrivent sur ses derrières .
» Quinze cents hommes de troupes légères ennemies
ont passé l'Elbe le 27 près de Dresde , sur des batelets . Le
généralDurutte marche sur eux. Les Saxons avaient laissé
ce point dégarni , en se groupant autour de Torgau .
Leprince de la Moskova était arrivé le 26 avecson quartier-
général et son corps d'armée à Wurtzbourg ; son
avant- garde débouchait des montagnes de la Thuringe .
AVRIL 1813 . 83
» Le duc de Raguse a porté le 22 mars son quartiergénéral
à Hanau; ses divions s'y réunissaient.
" Au 30 mars , l'avant-garde du corps d'observation
d'Italie était arrivée à Augsbourg. Tout le corps traversait
leTyrol.
Le 27 , le général Vandamme arrivait de sa personne à
Brême . Les divisions Dumonceau et Dufour avaient déjà
dépassé Wesel.
» Indépendamment de l'armée du vice-roi , des armées
du Mein etdu corps du roi de Westphalie , il y aura dans
la première quinzaine d'avril près de 50,000 hommes dans
la 32 division militaire , afin de faire un exemple sévère
des insurrections qui ont troublé cette division. Le comte
de Bentinck , maire de Varel , a eu l'infamie de se mettre
à la tête des révoltés . Ses propriétés seront confisquées , et
il aura , par sa trahison , consommé à jamais la ruine de
sa famille .
» Pendant toutle mois de mars , il n'y a eu aucune affaire .
Dans toutes ces escarmouches , dont celle du 28 (à Werben)
est de beaucoup la plus considérable, l'armée française a
toujours eu le dessus . "
Dans la séance du jeudi , 1er avril , le Sénat , extraordi
nairement assemblé sous la présidence de S. A. S. Monseigneur
le prince archichancelier de l'Empire , a reçu les
plus importantes communications ; la première est celle
des lettres-patentes en date du 30 mars , qui déterminent
les droits et les attributions de l'Impératrice-Régente .
Voici le texte de cet acte :
NAPOLÉON , etc. , etc. , etc.
Atous ceux qui ces présentes verront , Salut :
१
Voulant donner à notre bien-aimée épouse l'Impératrice et Reine
Marie-Louise , des marques de la haute confiance que nous avons en
elle nous avons résolu de l'investir , comme nous l'investissons par
ces présentes , du droit d'assister aux conseils du cabinet , lorsqu'il
en sera convoqué pendant la durée de notre règne , pour l'examen
des affaires les plus importantes de l'État ; et attendu que nous sommes
dans l'intention d'aller incessamment nous mettre à la tête de
nos armées , pour délivrer le territoire de nos alliés , nous avons également
résolu de conférer , comme nous conférons par ces présentes ,
ànotre bien- aimée épouse l'impératrice et Reine, le titre de régente ,
pour en exercer les fonctions , en conformité de nos intentions et de
nos ordres , tels que nous les aurons fait transcrire sur le livre d'Etat ;
F2
84 MERCURE DE FRANCE ,
entendant qu'il soit donné connaissance aux princes grands-dignitaires
et à nos ministres , desdits ordres et instructions , et qu'en aucun cas
l'Impératrice ne puisse s'écarter de leur teneur , dans l'exercice des
fonctions de régente .
Voulons que l'Impératrice-régente préside , en notre nom , le
Sénat , le Conseil-d'Etat , le conseil des ministres et le conseil privé ,
notamment pour l'examen des recours en grâce , sur lesquels nous
l'autorisons à prononcer , après avoir entendu les membres dudit
conseil privé. Toutefois , notre intention n'est point que par suite de
la présidence conférée à l'Impératrice-régente , elle puisse autoriser ,
par sa signature , la présentation d'aucun sénatus -consulte , ou proclamer
aucune loi de l'Etat ; nous référant à cet égard au contenu
des ordres et instructions mentionnés ci-dessus.
Mandons , etc. , etc.
Le même jour , 30 mars , S. M. avait tenu à l'Elysée-
Napoléon un conseil de cabinet composé des grands dignitaires
, des ministres ayant département, et des ministres
d'Etat. Elle leur a fait connaître les lettres-patentes par
lesquelles elle admet l'Impératrice aux conseils du cabinet .
S. M. l'Impératrice est entrée au conseil accompagnée de
la reine Hortense , de la reine de Westphalie , de la dame
d'honneur et de ses dames . Elle a prêté le serment suivant :
« Je jure fidélité à l'Empereur :
» Je jure de me conformer aux actes des constitutions ,
et d'observer les dispositions faites ou à faire par l'Em-
>>pereur mon époux , dans l'exercice de l'autorité qu'il lui
> plairait de me confier pendant son absence.
S. M. a pris ensuite place au conseil. Tout ce qui était
étranger s'est retiré , et la séance est devenue secrète.
La seconde communication faite au Sénat est celle de la
correspondance diplomatique qui vient de démasquer un
infidèle allié , et qui a nécessité des mesures de prudence
que la prévoyance de l'Empereur a rapidement calculées ,
et que le Sénat a adoptées par le sénatus-consulte du 3 de
ce mois . Voici le rapport de S. Exc . M. le duc de Bassano ,
ministre des relations extérieures , à l'Empereur , rapport
dont la lecture a ouvert cette importante communication .
Sire , les journées de Jéna et de Friedland avaient mis toute l'étendue
de la monarchie prussienne à la disposition de V. M. De puissantes
considérations conseillaient de garder les fruits de la victoire
ou de placer sur le trône de Prusse unprince qui n'eût point d'intérêts
nosés à co de la France , qui ne pût avoir rien à réc
AVRIL 1813 . 85
et sur-tout qui ne se laissât pas conduire par cet esprit versatile qui
caractérise depuis cent ans la politique de la maison de Brandebourg.
Mais l'empereur de Russie offrait à Tilsitt de déclarer la guerre à
l'Angleterre , de concourir à fermer le continent à son commerce ,
afin de la contraindre à souhaiter la paix , si le roi de Prusse était
replacé au rang des souverains .
Cette perspective exerça sur V. M. une séduction à laquelle elle
ne sut point résister ; elle se livra à l'espoir de voir la tranquillité du
monde rétablie , et le commerce de la France jouir enfin de cette
splendeur que lui assurent la richesse de notre sol et l'industrie de
ses peuples . Elle sacrifia à de si grands intérêts les calculs d'une politique
soupçonneuse ; et à sa seconde entrevue avec l'empereur Alexandre
, elle consentit à recevoir le roi de Prusse , dont elle avait , par un
juste ressentiment , voulu éviter la présence .
C'était d'ailleurs une opinion générale , que le roi de Prusse avait
été entraîné , malgré lui , dans le parti de la guerre. V. M. se plut à
penser que l'expérience qu'il venait de faire , le mettrait pour toujours
engarde contre de dangereuses séductions et des illusions funestes ;
enfin , V. M. , pour qui la générosité est un besoin , se persuada
facilement que celle dont elle allait user , ne serait jamais mise en
oubli.
La monarchie prussienne fut relevée , et la maison de Brandebourg
continua de régner .
V. M. dut l'éloigner des frontières du Rhin , et lui ôter le protectorat
des côtes. Elle créa le royaume de Westphalie , et elle stipula
que Dantzick , Glogau , Custrin , Stettin resteraient dans ses mains
jusqu'à la paix avec l'Angleterre. Elle voulait que la remise de ces
places importantes pût être dans les négociations avec l'Angleterre un
objet de compensation pour nos possessions maritimes .
Le roi de Prusse n'eut point à discuter les dons qu'il recevait de la
générosité de V. M. , et dont l'importance s'élevait au-delà de ses
espérances . Les contributions de guerre frappées sur le territoire
prussien furent réservées comme des indemnités équitables et nécessaires
pour les frais de la guerre injuste que la Prusse avait suscitée.
Les armées de V. M. ne devaient évacuer le territoire cédé au roi
de Prusse qu'après le paiement entier des contributions . Cependant ,
Sire , par la convention conclue à Berlin le 5 novembre 1808 , à la
suitedes conférences d'Erfurt , V. M. consentit à faire remise à la
Prusse d'une partie de sa dette , et à retirer les troupes françaises de
son territoire , avant que les paiemens eussent été accomplis .
L'alliance de la France avec la Russie semblait devoir garantir la
fidélité de la Prusse. V. M. voulut y compter; mais la faiblesse ,
86 MERCURE DE FRANCE ,
l'indécision habituelle de ce cabinet pouvaient d'un moment à l'autre
tromper cette confiance . La conduite de la Prusse , pendant les premières
années qui suivirent la paix de Tilsitt , fut guidée par des sentimens
bien différens de ceux de la reconnaissance. Loin de remplir
ses engagemens , elle parut épier les occasions , et attendre des
chances qui lui permissent de s'y soustraire . On vit , en 1809 , des régimens
entiers , cédant à l'influence qu'exerçaient des sociétés secrètes
et séditieuses , se ranger sous les drapeaux des ennemis de V. M.;
scandale unique dans les fastes du gouvernement .
En 1811 , lorsqu'un changement visible dans les dispositions de la
Russie fit craindre que la guerre ne vint se rallumer dans le nord , la
Prusse comprit que son sort dépendait entièrement de sa prévoyance ;
que si elle laissait arriver les événemens , elle pourrait ne plus être
maîtresse de choisir un parti , et qu'il en fallait prendre un pendant
qu'elle était encore libre de faire un choix . Elle demanda à V. M.
la faveur d'être admise dans son alliance .
Cette question se présenta avec toute son importance . Il paraissait
de la prudence et d'une véritable politique , de profiter des griefs que
la Prusse avait donnés contre elle par l'incertitude constante de sa
conduite , et si la guerre avait lieu avec la Russie , de la lui déclarer
en même tems , afin de ne pas laisser une puissance douteuse derrière
soi . La Prusse n'épargna pas les sollicitations et les instances .
Les démarches qu'elle fit à Pétersbourg pour tácher d'influer , lorsqu'il
en était tems encore , sur les déterminations de la Russie , eurent
un tel caractère de franchise et furent si évidemment dirigées dans
le sens de l'intérêt de la France , que V. M.en fut frappée. Elle ne
balança plus : elle sauva encore une fois la Prusse en l'admettant
dans son alliance .
,
Lorsque V. M. se rendit à Dresde , le roi voulut venir la trouver ,
et là de vive voix il réitéra les assurances d'un attachement inviolable
au système qu'il avait embrassé.
Tant que V. M. fut maitresse des événemens , et elle le fut tant
qu'ils purent être maitrisés par le génie et le courage , la Prusse demeura
fidèle et le corps prussien fit son devoir ; mais lorsque l'armée.
française éprouva à son tour les chances de la fortune , le cabinet de
Berlin ne garda plus deménagemens . La défection du général d'Yorck
appela les ennemis dans les Etats du roi de Prusse , et obligea nos
armées à évacuer la Vistule et à se porter sur l'Oder .
La Prusse, pour dissimuler ses intentions , offrit de fournir un
nouveau contingent. Elle avaiten Silésie et en-deçà de l'Oder un
pombre de troupes toutes formées , et de la cavalerie qu'il eût été si
AVRIL 1813 . 87
utile alors de pouvoir opposer aux incursions des troupes légères de
l'ennemi ; mais elle était résolue à ne pas tenir sa promesse .
Le roi quitta inopinément Potsdam ; il abandonna une résidence
dans laquelle il était couvert par l'Oder , pour se rendre dans une
ville ouverte et aller au- devant de l'ennemi .
Apeine était-il arrivé à Breslau , que le général Bulow , qui commandait
quelques milliers d'hommes sur le Bas- Oder , imitant la
trahison du général d'Yorck , ouvrit ses cantonnemens aux troupes
légères russes , et leur facilita le passage de l'Oder. Ce fut sous la
conduite des nouveaux enrôlés prussiens que ces troupes vinrent
livrer de petits combats aux portes de Berlin .
Le cabinet de Prusse avait jeté le masque . Le roi , par trois ordonnances
successives , appela aux armes d'abord les jeunes gens de
famille assez riches pour s'équiper et se monter eux -mêmes , ensuite
toute la jeunesse de 17 à 24 ans , et enfin les hommes au- dessus de
cet âge . C'était un appel fait à des passions que la Prusse avait senti
le besoinde réprimer , lorsqu'elle désirait l'alliance , et tant qu'elle y
fut fidèle. Le chancelier d'Etat manda auprès de lui les coryphées de
ces sectateurs , qui , dans leur fanatisme séditieux , prêchent le bouleversement
de l'ordre social , et la destruction du trône . Des officiers
prussiens furent envoyés avec éclat au quartier-général russe ;
des agens russes se succédèrent à Breslau. Enfin , lerer mars , le gouvernement
prussien consomma , par un traité avec la Russie , ce que
le général d'Yorck avait commencé.
C'est le 17 mars , à Breslau , et le 27 , à Paris , que les ministres du
roi de Prusse ont annoncé officiellement que leur maître fait cause
commune avec l'ennemi .
Ainsi la Prusse a déclaré la guerre à V. M. pour prix du traité de
Tilsitt , qui avait remis le roi sur le trône , et du traité de Paris , qui
l'avait admis à l'alliance .
Après ce rapport , le ministre a lules nombreuses pièces
de la correspondance. Nous en indiquerons la substance.
N° 1. Lettre de M. le comte de Saint- Marsan au ministre : elle est
en date du 24 mars 1811. L'ambassadeur fait connaître que tout lu
annonce de la part de la Prusse l'intention de s'allier à la France .
Nº 2. Une seconde dépêche annonce que la cour de Prusse attend
avec impatience le résultat de ses ouvertures auprès de celle de
France.
No 3. L'ambassadeur fait connaître que la Prusse désire rendre son
alliance commune au grand-duché de Varsovie , et à la Confédé
ration du Rhin.
88 MERCURE DE FRANCE ,
Nº 4. Le roi de Prusse , dans une lettre à son ministre , datée du
14 mai 1812 , se déclare intimement lié à la France , et se flatte
d'avoir fait ses preuves à cet égard. Il a conseillé et il conseille à
l'empereur Alexandre une accession plus entière au système continental.
Il demande que son alliance avec la France soit rendue commune
à la Confédération du Rhin , mais il demande la remise à ses
troupes de la forteresse de Glogau , la faculté d'augmenter son armée
en proportion des besoins que fait naitre l'alliance elle-même , et la
déclaration de la neutralité d'une partie de la Silésie pour s'y retirer
avec sa famille pendant la guerre .
Nº 5. M. d'Hardenberg , ministre du roi de Prusse , expose à M. de
Krusemark , ambassadeur à Paris , l'état de crise dans lequel se trouve
le pays ( août 1811 ) , les sacrifices faits pour la France , les contributions
payées , l'entretien des garnisons françaises , les dépenses
pour le passage des troupes . Il émet des inquiétudes sur la formation
de l'armée varsovieane , sur l'approche des Saxons , se plaint de ce
que dans l'armée française la destruction de la Prusse est hautement
annoncée comme prochaine. Le roi ne peut rester dans cette position ;
il arme , mais il arue pour la France , demandant de nouveau avec
l'alliance la fixation des droits respectifs et des conventions mutuelles .
No 6,7 et 8. Dépêches du ministre de France dans lesquelles il
déclare que l'alliance demandée par la Prusse ne lui parait pas une
mesure de circonstance , que M. de Hardenberg, la juge comme la
base de la politique de la Prusse , que la nation applaudit au projet
du cabinet. Il ne garantit pas cependant qu'en cas de revers loрро-
sition ne fit rapidement des prosélytes .
N° 9. Traité d'alliance offensive et défensive déjà connu ( 24 février
1812) .
No 10. Convention spéciale qui fixe le contingent prussien à 20
mille hommes , non compris les garnisons , détermine les secours ma
tériels que la Prusse sera dans le cas de fournir si la guerre a lieu
et règle les indemnités auxquelles elle aura droit .
1
Nº II . Seconde convention spéciale, particulièrement relative aux
vivres, approvisionnemens et charrois nécessaires à l'armée française .
-Nos 12, 13 , 14 et 15. Correspondance déjà connue entre le général
d'Yorck et le duc de Tarente ; convention du général d'Yorck avec
les Russes. Déclaration du général d'Yorck révoquant en doute que
son souverain ait pu donner l'ordre de l'arrêter ( 27 janvier 1813 ) .
Nº 16. Proclamation du général d'Yorck , datée de Kænisberg .
12 février , portant que les représentans de la nation ont ordonné la
formation d'un corps de cavalerie pour le service du roi et l'indépen
dance de la patrie.
AVRIL 1813 . 89
No 17. Premières mesures prises par le roi de Prusse contre le
général d'Yorck , sur l'avis de M. de Hardenberg. Ces mesures
sont connues , la communication en a été portée à Paris parM.
d'Hasfeldt.
Nº 18. Publication par ordre du gouvernement prussien à l'occasion
de la désertion du général d'Yorck et de Mossenback . Ordre
aux troupes de ne reconnaître que le général Kleist comme général
enchef.
N° 19. Lettre du roi de Prusse au roi de Naples , par laquelle il
annoncé la défection du général d'Yorck , et déclare qu'il n'approuve
point la convention .
Nos 20 et 21. L'ambassadeur annoncele départ de M. de Hasfeldt ,
et que la Prusse assure qu'elle va faire tous ses efforts pour reporter
son contingent au complet ; que M. Hasfeldt a eu une longue audience
du roi ; que la lettre dont il est chargé est claire , précise ,
touchant l'attachement du roi à la France , que les instructions de
M. Hardenberg sont dans le même sens ( 7 et 11 janvier 1813 ).
Nº ar . Rapport d'un officier d'état- major du prince de Neufchâtel,
déclarant que le 10 février , à Nestettin , il a vu les Prussiens , sous
les ordres du général Bulow , dans la meilleure intelligence avec les
Cosaques , que les communications entre les deux quartiers généraux
étaient très - fréquentes .
Nos 22 , 23 et 24. Edits sur les levées extraordinaires en Prusse
3 février , 9 février , 10 février ; ces édits signés de M. de Hardenberg.
,
N° 23. Ordre du jour du roi , donné le II mars 1813 , et qui
acquitte le général d'Yorck et lui donne le commandement supérieur
des forces prussiennes , même de celles sous les ordres du général .
Bulow.
Nos 24 et 25. Notes du gouvernement prussien. La première est
de M. de Hardenberg à M. de Saint- Marsan ( 16 mars 1813 ). Ce ne
sont plus les mêmes assurances d'attachement et de fidélité , ce n'est
plus une demande d'alliance et d'indemnité de territoire. La note ne
contient qu'un long développement de griefs sur les sacrifices de la
Prusse, sur les sommes qu'elle a payées , les fournitures qu'elle a
faites , le défaut d'appurement des comptes de la part de l'intendance
française , sur l'ordre à la division Bulow de passer sous les ordres
du duc de Bellune , sur la défense de recruter dans les Etats prussiens
, faite par le prince vice-roi. Le ministre prussien termine par
déclarer que , dans cette position , son maître s'est jeté dans les bras
de l'Empereur Alexandre , qu'il s'est lié à lui par un traité d'alliance
90 MERCURE DE FRANCE ,
1 étroite , et qu'il espère que cette démarche sera appréciée par la
France et l'Europe entière .
Le seconde est une note de M. de Krusemarck à M. de Bassano ;
elle offre le développement de celle de M. de Hardenberg à M. de
Saint-Marsan : M. de Krusemarck confirme le parti pris par le roi de
Prusse et demande son passeport , celui de M. de Hasfeldt et des
personnes de la légation .
,
Le ministre des relations extérieures de France répond ,
dans des notes marginales fort étendues , aux griefs articulés
dans les lettres de M. de Krusemarck . Il y oppose
sans cesse la Prusse à elle-même , et des faits à des allégations
. Ces notes ne peuvent ici trouver place ; mais leur
sens est renfermé dans la réponse officielle du ministre,
duc de Bassano à M. de Krusemarck , document du plus
haut intérêt , qui renferme , en peu de mots , l'histoire de
laPrusse depuis 1792 , et la montre fidèle à ce seul principe
politique , qui consiste à se ranger constamment du
partiqu'on croit le plus fort .
Paris , 1er avril 1813 .
Monsieur le baron , j'ai mis sous les yeux de S. M. I. et R. la note
que vous m'avez fait l'honneur de m'adresser le 27 mars .
Ce qu'elle contient de plus digne d'une sérieuse considération se
réduit à ceci :
La Prusse a sollicité et conclu une alliance avec la France en 1812 ,
parce que les armées françaises étaient plus rapprochées des Etats
prussiens que les armées russes .
La Prusse déclare en 1813 qu'elle viole ses traités ,parce que les
armées russes sont plus rapprochées de ses Etats que les armées françaises
.
La postérité jugera si une pareille conduite est loyale , digne d'un
grand prince et conforme à l'équité et à la saine politique .
Toutefois elle rendra justice à la persévérance de votre cabinet
dans ses principes .
En 1792 la France agitée au-dedans par une révolution , attaquée
au-dehors par un ennemi redoutable , semblait prête à succomber ;
la Prusse lui fit la guerre.
Trois ans après , et au moment où la France triomphait des coalisés
, la Prusse abandonna ses alliés , elle passa du côté de la Convention
avec la fortune , et le roi de Prusse fut le premier des souverains
armés contre la France qui reconnut la république .
Quatre années à peine écoulées ( en 1799 ) la France éprouva les
vicissitudes de la guerre . Des batailles avaient été perdues en Suisse
AVRIL 1813.
91
et en Italie ; le duc d'Yorck avait débarqué en Hollande et la république
était menacée au nord et au midi. La fortune avait changé , la
Prusse changea comme elle.
Mais les Anglais furent chassés de la Hollande , les Russes furent
battus à Zurich ; la victoire revint sous nos drapeaux en Italie , et la
Prusse redevint amie de la France.
En 1805 , l'Autriche arma. Elle porta ses armées sur le Danube
elle envahit la Bavière , tandis que les troupes russes passaient le
Niémenet s'avançaient sur la Vistule. La réunion de trois grandes
puissances et leurs immenses préparatifs ne semblaient présager à la
France que des défaites . La Prusse ne put hésiter ; elle signa le traité
de Berlin , et les mânes de Frédéric II furent pris à témoin de la haine
éternelle qu'elle vouait à la France .
Lorsque son ministre , envoyé auprès de S. M. pour dicter la loi ,
arriva en Moravie , les Russes venaient de perdre la bataille d'Austerlitz
; ils devaient à la générosité des Français de pouvoir retourner
dans leur patrie . La Prusse déchira aussitôt le traité de Berlin , conclu
six semaines auparavant , abjura le célèbre serment de Postdam
trahit la Russie , comme elle avait trahi la France , et prit avec nous
de nouveaux engagemens .
,
Mais de ces éternelles fluctuations de la politique , naquit dans
l'opinion publique en Prusse une véritable anarchie ; l'exaltation
s'empara des esprits que le gouvernement prussien ne fut pas le
maître de diriger. Ils l'entraînèrent , et en 1806 il déclara la guerre
à la France , dans le moment où il avait le plus d'intérêt à se maintenir
en bonne intelligence avec elle . La Prusse entièrement conquise
, se vit , contre toute espérance , admise àsigner à Tilsitt une
paix où elle recevait tout et ne donnait rien.
En 1809 , la guerre d'Autriche éclata ; la Prusse allait encore
changer de système; mais les premiers événemens militaires ne laissant
aucun doute sur les résultats définitifs de la campagne , la Prusse
prit conseil de la prudence , et n'osa pas se déclarer .
En 1811 , les préparatifs de la Russie menaçant l'Europe d'une
nouvelle guerre , la position géographique de la Prusse ne lui permettait
pas de rester spectatrice indifférente des événemens qui se
préparaient; vous fûtes chargé , M. le baron , dès le mois de mars de
la même année , de solliciter l'alliance de la France , et il est inutile
que je retrace à votre mémoire ce qui se passa à cette époque . Il est
inutile que je vous rappelle et vos instances réitérées , et vos vives
sollicitudes .
S. M. se souvenant du passé , hésita d'abord sur le parti qu'elle
2 MERCURE DE FRANCE ,
avait à prendre ; mais elle pensa que le roi de Prusse , éclairé par
l'expérience , était enfin désabusé de la politique versatile de votre
cabinet. Elle lui savait gré des démarches qu'il avait faites à Pétersbourg
pour prévenir la rupture . Il répugnait d'ailleurs à sa justice et à
son coeur , de déclarer la guerre par des considérations de convenance
politique . Elle se livra à ses sentimens personnels pour votre souveverain
, et elle consentit à s'allier avec lui .
Tant que les chances de la guerre nous furent favorables , votre cour
se montra fidèle ; mais à peine les rigueurs prématurées de l'hiver
curent ramené nos armées sur le Niémen , que la défection du général
d'Yorck réveilla des défiances trop légitimes. La conduite
équivoque de votre cour dans une circonstance si grave , le départ
duroi pour Breslau , la trahison du général Bulow , qui ouvrit à
l'ennemi les passages du Bas- Oder , les ordonnances publiées pour
exciter aux armes une jeunesse turbulente et factieuse , la réunion à
Breslau des hommes signalés comme les chefs des perturbateurs et
comme les principaux instigateurs de la guerre de 1806 , les communications
journalières établies entre votre cour et le quartier-général
de l'ennemi , ne perinettaient plus dès long-tems de douter des résolutions
de votre cabinet , lorsque j'ai reçu , M. le baron , votre note du
27 mars. Elle n'a donc causé aucune surprise.
La Prusse veut , dit-elle , recouvrer les héritages de ses ancêtres ;
mais nous pourrions lui demandersi , lorsqu'elle parle des pertes que
sa fausse politique lui a faitéprouver , elle n'a point aussi des acquisitions
à mettre dans la balance ; si , parmi ces acquisitions , il n'en
est pas qu'elle doive à sa politique infidèle. C'est ainsi qu'elle a dû
la Silésie à l'abandon d'une armée française dans les murs de Prague ,
et toutes ses acquisitions en Allemagne à la violation des lois et des
intérêts du corps germanique .
La Prusse parle de son désir de parvenir à une paix établie sur des
bases solides. Mais comment compter sur une paix solide avec une
puissance qui se croit justifiée lorsqu'elle rompt ses engagemens selon
les caprices de la fortune ?
S. M. préfère un ennemi déclaré à un ami toujours prêt à l'abandonner.
Je ne porterai pas ces observations plus loin . Je me bornerai à
demander ce qu'eût fait un homme d'Etat éclairé et ami de son pays ,
qui , se plaçant par la pensée au timon des affaires de la Prusse
depuis le jour où la révolution française éclata , aurait voulu se conduire
d'après les principes d'une politique saine et morale.
,
Aurait-il engagé la Prusse en 1792 dans une guerre dont elle pouvait
laisser les chances à des Etats plus puissans qu'elle ? S'il l'eût
AVRIL 1813 . 93
fait , aurait-il conseillé de poser les armes avant que la révolution
fût finie ?
Si cependant il avait été conduit à reconnaître la République ,
n'aurait-il pas persisté dans son système ? n'aurait-il pas cherché à en
recueillir les avantages , à profiter des sentimens qu'aurait inspirés à
laFrance un prince bravant pour elle les préjugés de son tems ? il
aurait établi l'influence de la Prusse , sur le nord , par des alliances ;
lamonarchie de Frédéric se serait affermie , et la Prusse aurait fondé
son bonheur intérieur et sa considération au-dehors sur une étroite
union avec la France .
Il ne se serait pas laissé éblouir en 1799 par les succès passagers de
nos ennemis .
Il aurait repoussé , en 1805 , et par politique et par dignité , l'alliance
à laquelle l'Angleterre , la Russie et l'Autriche unie avaient pris
l'engagement réciproque de contraindre la Prusse .
Si , cependant , entrainé par des circonstances imprévues , il avait
prêté un serment sur la tombe de Frédéric , il ne l'aurait pas violé
après la bataille d'Austerlitz; il aurait tiré d'une fausse détermination
le seul parti honorable , en restant fidèle à des alliés maltraités par la
fortune.
En 1812 , s'il avait cru pouvoir oublier qu'à Tilsitt la Russie avait
fait en faveur de la Prusse tout ce que permettaient les circonstances ,
et s'il avait signé l'alliance avec la France , il y aurait été fidèle. II
aurait trouvé , dans des événemens inattendus , l'occasion de faire
jouer un beau rôle à la Prusse , malgré sa faiblesse , et de manifester
des sentimens non douteux , et dont il aurait pu, dans les tems, invoquer
l'honorable souvenir. Cette résolution loyale eût concilié à la
Prusse l'estime même de ses ennemis . Elle aurait servi , non leur
haine , mais leurs véritables intérêts ; car le général d'Yorck n'aurait
pas trahi , et les Russes n'auraient pas passé le Niémen ; le général
Bulow n'aurait pas trahi , et les Russes n'auraient pas passé l'Oder ,
etne se seraient point exposés à la catastrophe qui les menace ; enfin
la France , sentant le besoin d'un intermédiaire entre elle et la Russie,
l'aurait trouvé dans la Prusse fidelle , et aurait consenti à agrandir ,
pour l'intérêt de son système , pour la paix et le repos du monde qui
en est l'unique but , une puissance dontla sincérité aurait été mise à
l'épreuve.
Aujourd'hui , M. le baron , que reste- t- il à la Prusse ? Elle n'a rien
fait pour l'Europe; elle n'a rien fait pour son ancien allié; elle ne fera
rien pour la paix. Une puissance dont les traités ne sont que conditionnels
, ne saurait être un intermédiaire utile ; elle ne garantit rien;
elle n'est qu'un sujet de discussion; elle n'est point une barrière .
04 MERCURE DE FRANCE ,
1
(
Le doigt de la Providence est empreint dans les événemens de cet
hiver; elle les a produits pour démasquer les faux amis et signaler les
amis fidèles , et elle a donné à S. M. assez de puissance pour assurer
le triomphe des uns et le chatiment des autres .
Enterminant mes rapports avec vous , M. le baron , je me félicite
d'avoir à vous faire connaitre la satisfaction de S. M. pour votre conduite
pendant le tems où vous avez résidé près d'elle . Elle vous plaint,
et comme militaire , et comme homme d'honneur , de vous être trouvé
obligé de signer une pareille déclaration.
J'ai l'honneur de vous envoyer les passeports que vous m'avez
denmandés .
Agréez , je vous prie ,M. le baron , l'assurance de ma haute considération.
Signé, le duc DE BASSANO .
Après la communication de ces pièces , MM. les orateurs
du gouvernement, comtes Defermon et Boullay , ont exposé
les motifs de deux projets de sénatus -consulte .
Le premier met à la disposition du ministre de la guerre
180 mille hommes , savoir, 1º dix mille hommes de gardes
d'honneur à cheval; 2º quatre-vingt mille hommes appelés
sur le premier ban de la garde nationale , parmi les conscrits
de 1807 , 1808 , 1809 , 1810, 1811 et 1812 ; 3° quatrevingt-
dix mille hommes de la conscription de 1814 , qui
étaient destinés à la défense des frontières de l'ouest et du
midi , et qui déjà levés occupent cette destination.
Le second sénatus-consulte tend à mettre hors la constitution
les départemens composant la 32 division militaire .
Dans sa séance du 3 avril , sur le rapport des sénateurs
comtes Latour-Maubourg et Lapparent , les deux sénatusconsultes
ont été adoptés . Une députation du Sénat a porté
aux pieds du trône une adresse portant l'expression nouvelle
de sa fidélité et de son amour, et des voeux que forme
le Sénat pour que les armes victorieuses de l'Empereur
vengent bientôt la foi violée et la sainteté des traités méconnus
.
Une autre députation de trente sénateurs est venue , par
l'organe de M. le comte de Lacépède , président du Sénat,
présenter ses hommages à S. M. l'Impératrice et Reine .
L'Impératrice a répondu en ces termes :
«Messieurs , l'Empereur, mon auguste etbien-aimé époux,
sait ce que mon coeur renferme d'amour et d'affection pour
la France . Les preuves de dévouement que la nation nous
donne tous les jours accroissent la bonne opinion que
j'avais du caractère et de la grandeur de notre nation,
L
AVRIL 1813 . 95
» Mon ame est bien oppressée de voir encore s'éloigner
cette heureuse paix qui peut seule me rendre contente.
L'Empereur est vivement affligé des nombreux sacrifices
qu'il est obligé de demander à ses peuples ; mais puisque
l'ennemi , au lieu de pacifier le monde, veut nous imposer
des conditions honteuses , et prêche partout la guerre civile ,
la trahison et la désobéissance , il faut bien que l'Empereur
en appelle à ses armes toujours victorieuses , pour confondre
ses ennemis et sauver l'Europe civilisée et ses souverains
de l'anarchie dont on les menace .
Je suis vivement touchée des sentimens que vous
m'exprimez au nom du Sénat . »
Unmessage de l'Empereur au Sénat vient de lui annoncer
que S. M. a nommé sénateurs le cardinal de Bayanne ,
M. Bourlier , évêque d'Evreux , le général le Grand , le
général . Chasseloup , le comte Gassendi , M. de Saint-
Marsan , le comte Barbé- Marbois , le comte de Croix , l'un
des chambellans de S. M. , le duc de Cadore , le duc de
Frioul , le comte de Montesquiou , le duc de Vicence , le
comte de Ségur. Les motifs énoncés à chacune de ces nominations
sont conçus dans les termes les plus honorables
pour les personnages qu'elles concernent , et les corps ou
fonctions auxquels ils appartiennent.
LL.EE. les cardinaux Doria et Ruffo ont reçu l'aigle-d'or
de la Légion -d'Honneur ; M. le baron Costaz , intendant
général des bâtimens de la couronne , et M. le baron Henrion
de Pensay , président à la cour de cassation , sont
nommés conseillers d'Etat.
S. M. a daigné accorder le grand cordon de l'ordre de
la Réunion , à MM. les comtes de Sussi , ministre du commerce
, Ræderer , Regnault de Saint-Jean-d'Angely , Defermon
, Boullay, Muraire , Caffarelli , Gassendi , Otto ,
la Forêt, le prince Aldobrandini , les comtes Hullin , Belliard
, Ornano , Latour - Maubourg , Gazan , Compans ,
Molitor, Bonnet , Pernetti , Dulauloy , Souham , généraux
de division ; le comte de Caen , commandant l'armée de
Catalogne ; le comte de Reille , commandant l'armée de
Portugal; les généraux Rapp et de Lobau , aides-de-camp
de S. M.; le duc de Padoue, les généraux Maurice-Mathieu,
Harispe , Clausel , Gérard , Chasseloup et Morand; M. le
cardinal Maury , M. de Barral , archevêque de Tours ,
M. Duvoisin , évêque de Nantes ; les sénateurs comtes de
Peluse, Saint-Vallier, Garnier, la Place, Chaptal , Clément
de Ris, Berthollet, Lagrange, Sieyes,Abrial,Roger-Ducos ,
1 MERCURE 96 DE FRANCE , AVRIL 1813.
le comte de Nicolaï , chambellan , le duc de Plaisance , et
le comte Lemarrois , aide -de-camp de S. M.; les viceamiraux
Missiessi et Emériau .
Par décret , les vice-amiraux Emériau et Werhuel sont
nommés grands officiers de l'Empire , inspecteurs généraux
des côtes , l'un de celles de la Ligurie , l'autre de celles de
la mer du Nord .
Par deux autres décrets , S. A. S. Monseigneur le prince
archichancelier de l'Empire , est nommé grand dignitaire
de l'ordre de la Couronne de Fer ; et le ministre du trésor
impérial , comte Mollino , a reçu le grand cordon de la
Légion -d'Honneur .
M. de Scharzenberg , ambassadeur d'Autriche , est arrivé
à Paris . M. de Narbonne a présenté ses lettres de créance
àVienne .
LL . MM. ont établi leur résidence à Saint-Cloud .
S....
ANNONCES .
Correspondance Littéraire , Philosophique et Critique , adressée à
un souverain d'Allemagne , pendant les années 1782 à 1790 inclusivement
, et pendant une partie des années 1775-1776 ; par le baron
de Grimm et par Diderot. Cinq très-forts vol. in-8º de 3070 pages ,
et qui terminent cette Correspondance. Prix , 36 fr. , et 45 fr . franc
de port . Chez F. Buisson , libraire , rue Gilles - Coeur , n. 10 .
Le MERCURE DE FRANCE paraît le Samedi de chaque semaine
par cahier de trois feuilles. Le prix de la souscription est de 48francs
pour l'année , de 25francs pour six mois , et de 13francs pour un
trimestre.
Le MERCURE ÉTRANGER paraît à la fin de chaque mois , par
cahier de quatre feuilles. Le prix de la souscription est de 20francs
pour l'année , et de II francs pour six mois. ( Les abonnés au
Mercure de France , ne paient que 18 fr. pour l'année , et 10 fr . pour
six mois de souscription au Mercure Etranger. )
On souscrit tant pour le Mercure de France que pour le Mercure
Étranger, au Bureau du Mercure , rue Hautefeuille , nº 23 ; et chez
les principaux libraires de Paris , des départemens et de l'étranger ,
ainsi que chez tous les directeurs des postes .
Les Ouvrages que l'on voudra faire annoncer dans l'un ou l'autre
de ces Journaux, et les Articles dont on désirera l'insertion , devront
être adressés ,francs de port , à M. le Directeur-Général du Mercure ,
àParis.
SEINE
cen
MERCURE
DE FRANCE .
N° DCXIII.
-
Samedi 17 Avril 1813 .
POÉSIE .
ÉPITRE AM. F. B. ,
Qui a leprojet de donner au public son Voyage en Grèce.
QUEL mortel , ami des beaux-arts ,
N'a pas cent fois désiré dans sa vie ,
De parcourir ces lieux où le génie
Respire encore, attache les regards
Surdes débris amoncelés , épars ,
Echapés à la barbarie
Des destructeurs du trône des Césars ?
Mes amis , rendez-moi les jours de ma jeunesse ,
Etje cingle soudain vers ces bords malheureux ,
Où d'un peuple héroïque , où de l'antique Grèce ,
Gissent déshonorés les membres précieux .
En passant je dirai , là fut Lacédémone ,
Olympie et Mycène , et plus loin fut Argos.
Rangeons la côte , et saluons les eaux
Où le berceau du fils de l'errante Latone
Fixa la flottante Délos.
98 MERCURE
DE FRANCE ,
Quel est dans le lointain ce rocher qui rayonne
Des derniers feux du jour ? C'est l'ile de Naxos.
Là,malgré le secours de l'amant d'Erigone ,
Voyez la fillede Minos ,
Suivant encor de l'oeil l'ingrat qui l'abandonne ,
Expirer , le regard attaché sur les flots.
La nuit , cette amante abusée ,
Ombre errante et plaintive , apparait sur ces bords ,
Frappe l'écho des mers du doux nom de Thésée ,
Et rentre avec lanuit dans l'empire des morts.
Dans ce golfe où le flot s'amoncèle et bouillonne
Sous l'humide réseau des vapeurs du matin
Je vois paraître Sicyone ,
Sicyone où l'Amour , guidant la faible main
D'une amante adorée , inquiète et fidèle ,
Donna naissance à l'art divin
Des Phidias et des Apelle.
,
Et vous Thèbes , salut , salut , murs consacrés
Par le vainqueur de Leuctre , et les vers qu'à Pindare
Les Muses même ont inspirés .
Salut Corinthe , Amyclée et Mégare ,
Etvous îles que teint de ses flots azurés
La mer qui vit tomber Icare.
Mais n'allons pas plus loin ; matelots , arrêtez ,
Bornons ici notre course égarée .
Pliez la voile , et touchons au Pirée.
O toi ! reine de ces cités ,
Dont se parait jadis cette riche contrée ,
Que foulent aujourd'hui des brigands détestés ,
Athènes ! dont le nom rappelle à la mémoire
Tant de talens , d'esprit , de vertus et de gloire ;
Laisse-moi dans tes murs errer sur ces débris ,
Ces restes mutilés de ta magnificence.
Voilàdonc cette place où d'une foule immense
Démosthène à son gré maîtrisait les esprits!
Là s'étendait le Céramique ,
Sur les bords toujours verts du tranquille Ilissus .
Là les jardins d'Academus ;
Plus loin ceux d'Epicure , et l'austère portique
Décoré de la main des Zeuxis , des Myron.
AVRIL 1813. 99
Ici s'élevait le Pécile ,
Et le soir on courait au théâtre d'Eschyle ,
De Ménandre et de Polémon.
DEPT
DE
LA
Allons voir le Gymnase et mesurer le Stade ;
Le temple de Thésée était près de ces lieux.
Mais quelle riche colonnade
Elève dans les airs sont front majestueux ?
Il semble que le tems à regret leravage.,
Aux sublimes beautés dont s'étonnent tes yeux ,
Reconnais de Minerve et le temple et l'ouvrage.
Mais du temple de l'Amitié ,
Pourquoi faut-il envain que je cherche la trace ?
Ne trouverai-je pas la place
Où fut l'autel de la douce Pitié ?
Aimables sentimens , trésor que lanature
Plaça dans le fond de nos coeurs ,
Vous n'avez plus de culte et plus d'adorateurs .
Enproie aux passions , au vice , à l'imposture ,
L'homme n'a plus que des fureurs.
O vérité funeste ! o Francel ô jours de crimesti T
Jours de misère et de tous les fléaux !
(
Où rien ne surpassait la rage des bourreaux
Quelaconstance des victimes .
Mais périsse à jamais le souvenir cruel
De ce tems malheureux , la honte de notre âge !
Un beau jour succède à l'orage .
Laissés nuds et meurtris sur le sein maternel ,
Denos bras défaillans embrassons le rivage ,
Et rentrant sous les lois de l'amour paternel ,
Songeons à réparer les pertes du naufrage.
Et vous , grands et pompeux débris ,
Le tombeau de ce peuple effacé de la terre ,
Mais dont la gloire encore étonne les esprits;
Et vous , ses déplorables fils ,
Courbés sous le tranchant du fatal cimeterre ,
Enfans déshérités , étrangers et bannis,
Dans les champs fortunés cultivés par nos pères ,
Après avoir pleuré sur vos misères
Je vous fais mesadieux , et revole à Paris .
Γ
G2
1
SEINE
500.00
100 MERCURE DE FRANCE ,
Ainsi quand labise effroyable
Ebranlait mes cloisons , sifflait dans mes volets ,
Au coindu feu , les pieds sur les chenets ,
Mon Anacharsis sur la table ,
Mon cher B** je vous suivais
Dans ce pays charmant , dans cette Grèce aimable ;
Et laissant à son gré s'égarer mon esprit ,
Je faisais avec vous le voyage agréable ,
Dont vous nous devez le récit..
Oui , c'est à vous à les décrire ,
Ces lieux qu'avec transport vous avez visités ,
Vous en avez senti les touchantes beautés .
Qu'en écrivant, leur charme vous inspire ,
Et vos lecteurs , de plaisir transportés ,
Vous diront avec moi : c'est les voir que vous lire .
A ÉLÉONORE ,
En lui présentant le manuscrit de mes Souvenirs .
Tor qui sais enbonheur changer tous mes instans ;
Toi dont les soins toujours constans.
Ontdu plus tendre amour perpétué l'ivresse ,
Reçois ce fruit de mes loisirs :
Oui , c'est à toi que ton époux adresse
Ces cahiers , confidens de ses vieux souvenirs.
Aux premiers jours du printems de mon âge,
Dans ses essais ma plume trop volage ,
Errait , capricieuse ainsi que les Zéphyrs :
Le Tems , l'Amour , l'Hymen , ont su la rendre sage ,
Etme donner tous trois d'aimables souvenirs .
Sur les âpres rochers , d'où nouvelle Aréthuse
S'échappe en gémissant la nymphe de Vaucluse ,
Pétrarque dans ses chants a transmis ses soupirs.
Ah! s'il m'avait prêté sa voix douce et sonore ! ....
Quelle beauté peut mieux qu'Eléonore
Mériter d'heureux soupenirs ?.
Je marie enmes jeux, dans ce petit ouvrage ,
L'anecdote naïve aux traits du persiflage ,
AVRIL 1813 . ΙΟΙ
Les plus tendres aveux aux plus constans désirs :
Protége d'un souris ce léger badinage ,
La gloire d'un pareil suffrage
Doit suffire à mes souvenirs.".
Epoux-amant , j'exprime avec ivresse
Mes transports , mes goûts , mes plaisirs;
Etsans prétendre excuser ma faiblesse ,
Contre les vains censeurs de mes jeunes loisirs ,'
Jeme prépare aux jours de ma vieillesse
La ressource des souvenirs .
AUG. DE LABOUISSE .
LE MODÈLE A SUIVRE.
CHANSON.
Air : Un homme pourfaire un tableau.
TRISTES amans , fades auteurs ,
Vous dont les rimes éternelles ,
Confidentes de vos langueurs .
Sont l'effroi de toutes nos belles ,
Par bon ton , loin de soupirer
Adoptez un plus doux système ;
Aux autres peut-on inspirer
Ceque l'on ne sent pas soi-même ?
Vous osez parler de l'Amour ,
Et vous méprisez son empire ;
Comment peindrez-vous tour-à-tour
Ses feux , ses tourmens , son délire ?
Jadis Ovide les chantait
Et les peignait en traits de flamme ;
Maissaplume se ressentait
Des feux qui dévoraient son ame.
Voyez le poëte amoureux ,
Assis aux pieds de sa maîtresse ,
Il semble puiser dans ses yeux
De ses vers la brûlante ivresse.
102 MERCURE DE FRANCE ,
Pouvait- il ne pas s'enflammer
Près d'une Muse aussi jolie ?
Ovide chantait l'Art d'aimer ,
Mais il l'apprenait de Julie.
CHARLES MALO.
ÉNIGME.
EXEMPTE de sollicitude ,
Presque toujours vêtue en noir ,
J'habite un ténébreux manoir ,
Et j'y vis en repos , en pleine solitude.
Pour ne pas m'exposer aux dangers de ce monde ,
Jeme montre fort peu sur la terre ou sur l'onde ;
Je me montre encor moins au séjour des oiseaux
De la terre pourtant je suis un des fléaux ;
Je la parcours et la ravage ,
Et tout cela sans le moindre tapage.
Assassins de profession ,
:
On voit des gens roder de canton en canton ,
Qui conspirant contre ma vie ,
Osentmettre ma tête à prix.
Ils croient me tenir ; mais zeste je m'en fuis ,
Et leur vaine espérance est de regrets suivie .
Je confesse pourtant qu'il se peut faire aussi
Que leur constant effort soit du succès suivi ;
Ma grace alors serait vainement implorée ;
L'arrêt est sans appel et ma perte est jurée .
.........
LOGOGRIPHE
SUBSTANTIF , adjectif , masculin ou femelle
Deux consonnes avec une simple voyelle
Tedisent mon secret ; fais-en un juste emploi .
Je couronne souvent le plus mauvais ouvrage ,
Le plus savant auteur , soumis à mon usage ,
Reçoit le même honneur et se tait après moi.
De mes nombreux effets quelle est la différence !
AVRIL 1813 . 103
En affaire, pour moi , soupire le client ;
Dans les plus longs repas j'afflige le friand.
Je te choque , lecteur , eh bien! punis l'offense ;
En me coupant la queue , assouvis ta vengeance .
Renverse alors mon chef, j'embellis ton jardin .
Je changerais encor.... mais il faut une fin .
Par un membre de la Société littéraire de Loches .
:
CHARADE .
HÔTES charmans de mon premier ,
Tendres oiseaux , amans de la nature ,
De ma plaintive voix écoutez le dernier ,
Qui peint le tourment que j'endure.
Fontaine , ô toi dont j'aime le murmure ,
Dont la fraîcheur embellit ce rosier ,
Ouvre-moi ton doux sein , coule et sois mon entier ;
J'étancherai ma soif dans ton oude si pure .
BONNARD , ancien militaire.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est Fève.
Celui de l'Enigme-Logogriphe est Monde, dans lequel on trouve :
onde.
Celui de la Charade est Garde-fou .
A
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS .
DU COMMANDEMENT DE LA CAVALERIE , ET DE L'EQUITATION .
Deux livres de Xénophon ; traduits par un officier
d'artillerie à cheval. - Un vol. in-8°. A Paris ,
chez Eberhart , imprimeur-libraire .
-
L'AUTEUR de la traduction des deux livres que Xénophon
a écrits sur le commandement de la cavalerie et
sur l'équitation , n'a pas jugé à propos de se faire connaître
: il ne se désigne en tête de son travail que par le
titre d'officier d'artillerie ; une semblable désignation doit
surprendre , car il est rare que les militaires s'occupent
d'érudition . Je suis bien loin , en parlant ainsi , d'accuser
d'ignorance nos braves défenseurs . Je sais très -bien que
chez aucune nation , ni dans aucun siècle , on n'a vù
d'officiers aussi instruits que ceux qui se couvrent de
gloire dans nos armées. Avant de parvenir au commandement
, on les oblige à de longues études , et ils ne
sortent des écoles militaires , que lorsqu'ils ont acquis
des connaissances solides et variées . J'ai voulu dire seulement
qu'il était fort rare de voir un officier unir Xénophon
et Longus à Folard et à Jomini , parler la langue
deRacine et celle d'Homère , et s'occuper de philologie
au milieu des camps , sur-tout de philologie grecque ,
dont le goût n'a jamais été bien répandu parmi les
Français.
La France a produit , je le sais , un grand nombre
d'hellénistes du plus grand talent , et sans compter ces
hommes habiles qui , pendant trois siècles , ont illustré
leur patrie , et dont Larcher , récemment enlevé aux arts
et à l'amitié , a clos la liste , n'avons-nous pas encore
les Dutheil , les Dacier , les Bellin de Ballu , les Clavier
et les Boissonnade qui entretiennent le feu sacré avec
tant de zèle et de bonheur ? malgré cela la France ne
peut se comparer à l'Allemagne ; car , si elle l'égale du
côté du talent de ses hellénistes , elle lui est bien infé
MERCURE DE FRANCE , AVRIL 1813. 105
rieure ennombre. L'Allemagne est un sol classique qui
fourmille de savans du plus rare mérite. La mort de
Heyne n'a point laissé de vide , et ce grand philologue
a eu plusieurs successeurs dignes de lui . Il semble que
l'Allemagne soit le pays de la haute érudition , comme
elle pourrait bien être celui de la saine philosophie . On
yétudie le grec dans toutes les Universités . Il est devenu
un des élémens de toute bonne éducation , et Homère
si bien traduit en prose chez nous , et paraphrasé avec
tant de bonheur par Pope en Angleterre , ne compte
qu'une bonne traduction en vers parmi les peuples modernes
; c'est celle de l'allemand Woss , aussi grand
poëte qu'habile helléniste , qui a traduit Homère vers
pour vers , de manière à lui conserver toutes ses beautés
d'ensemble et de détails , et sur-tout à faire admirer le
caractère original de son génie. En France aujourd'hui ,
l'étude des lettres grecques est bien encouragée , et la
création de ces chaires où l'on explique les ouvrages des
Homère , des Sophocle , des Thucydide et des Démosthènes
, nous permettra de rivaliser dans peu d'années
avec l'Allemagne. Long-tems même avant l'organisation
des chaires de littérature ancienne dans les facultés des
lettres , des jeunes gens pleins de zèle se sont adonnés
à l'étude du grec , et ont obtenu des succès qui promettent
d'habiles successeurs aux hellénistes qui honorent
notre nation par leurs premiers travaux , et par ceux
qu'ils préparent encore ; tel est sur-tout M. Letronne
qui , dans l'âge des plaisirs , vient de publier un excellent
mémoire sur la topographie de Syracuse , où il se
montre aussi habile dans le grec , que dans la géographie
ancienne.
Le traducteur des traités sur le commandement de la
cavalerie et sur l'équitation mérite d'être distingué parmi
les hellénistes. Sa profession lui a fait un devoir de
choisir dans les ouvrages de l'Abeille attique ceux qui
avaient pour lui un intérêt particulier . Sainte-Croix approuva
l'idée d'un travail de ce genre , et l'auteur l'a
dédié à ce savant modeste et vertueux . « En traduisant ,
>>>lui dit- il , pour vous l'offrir , ce que Xénophon a écrit
>> sur la cavalerie , j'ai suivi d'abord le dessein que j'eus
Iгоб MERCURE DE FRANCE ,
>> toujours de vous plaire , et j'ai cru faire en même tems
>>une chose agréable à tous ceux qui s'occupent ou
>> s'amusent de ces antiquités . »
En effet , le traité de la cavalerie est indispensable ,
non-seulement à ceux qui font de l'archéologie l'objet
de leurs travaux , mais encore à ceux qui lisent l'Histoire
ancienne , pour comprendre les divers récits que
nous font les historiens de ces savantes évolutions ordonnées
par le génie , et qui souvent ont fixé le sort des
batailles . Xénophon entre dans une foule de détails
importans pour les commandans de cavalerie , et qui
font partie des connaissances qu'ils doivent avoir; mais
ce traité étant un ouvrage de tactique , n'est pas susceptible
par cela même d'être analysé dans un journal
littéraire. Je m'arrêterai quelques instans seulement sur
le début qui est singulier. Le voici :
<<Avant tout , il faut sacrifier et prier les dieux que
>>tu puisses penser , parler , agir dans ton commande-
>>ment , de manière à leur plaire , ayant pour but le
>>bien et la gloire de l'Etat et des amis . >>>
Quelques personnes croiront peut-être que les premières
phrases sont perdues ; mais il n'en est rien. Ce
début est du genre de ceux qu'on nomme acéphales ou
sans tête ; ils plaisaient beaucoup à Xénophon , et
Socrate les approuve dans le Phædrus , lorsqu'il parle
d'un discours de l'orateur Lysias : « Pour moi , dit-il ,
>> qui n'y entends pas autrement finesse , je lui sais bon
>>gré d'avoir écrit ce qui lui est venu d'abord à l'esprit ,
>>sans tant de préparation>.>>
Xénophon a employé plusieurs fois des débuts acéphales
, et la retraite des dix mille , le plus célèbre de
ses ouvrages , commence par ces mots : De Darius et de
Parysatis deux enfans naissent.... de la même manière
que s'il achevait un récit. Ce début que plusieurs écrivains
imitèrent , devint célèbre . On citait également celui
du Banquet ainsi conçu : Mais quant à moi ilme semble ....
Au reste , Platon , tout en paraissant se moquer de cette
méthode , en fait usage fréquemment , sur-tout dans ces
narrations familières où il entreprend le récit d'une
conversation .
AVRIL 1813. 107
Indépendamment de sa forme , ce début est encore
très-remarquable à cause de l'obligation de prier les
dieux que Xénophon impose. Si de nos jours un tacticien
ou un hippiatre commençait un traité concernant
son art , en recommandant d'aller à la messe , on rirait ;
mais ces graves philosophes de l'antiquité , dont les formes
se dessinent d'une manière si imposante à travers la
puit des siècles , n'entendaient pas raillerie en matière
de religion et de morale. Les Aristide , les Léonidas , les
Cimon, les Socrate , les Platon , les Epaminondas , les
Aristote et les Phocion , dont les noms sont venus jusqu'à
nous escortés de l'admiration des hommes , étaient
éminemment religieux , et le peuple le plus éclairé de
l'univers donna la qualification ignominieuse de sophistes
à Protagoras , à Diagoras , et aux partisans de leurs
opinions.
Xénophon adressa son traité sur le commandement
de la cavalerie à quelqu'un qui venait d'obtenir ce grade .
On croit que c'est le jeune homme qu'il introduit dans
ses Mémoires de Socrate , et qui s'entretient avec le sage
sur les devoirs de cette charge. Au reste , cette conjecture
ne m'appartient pas , elle est de l'auteur de la
traduction .
Le traité de l'Equitation , quoique moins important
que celui du commandement de la cavalerie , mérite
cependant beaucoup d'attention ; il sera utile à ceux de
nos écuyers qui voudront bien donner à la lecture de la
version française quelques-uns de leurs momens de
loisir. Sans doute cette lecture ne leur sera pas inutile .
Franconi lui-même y pourrait apprendre quelque chose.
Le traducteur a mis au bas des pages des notes fort
curieuses et très- instructives , elles prouvent l'étendue
de ses connaissances dans l'hippiatrique et l'art vétérinaire
; mais je citerai ici un fragment de l'épître dédicatoire
, parce qu'il montre un bon esprit et beaucoup
de philosophie dans la manière d'envisager les choses .
« Quant à l'utilité réelle de ces ouvrages de Xéno-
>>phon relativement à l'art dont ils traitent , je ne sais
>> ce que vous en penserez. Bien de gens creient qu'au-
>> cun art ne s'apprend dans les livres , et les livres , à
108 MERCURE DE FRANCE ,
>>>dire vrai , n'instruisent guère que ceux qui savent déjà.
>> Ceux-là , lorsqu'il s'en trouve pour qui l'artne seborne
>>pas à un exercice machinal des pratiques en usage ,
>>peuvent retirer quelque fruit des observations recueil-
>>>lies en tems et enlieux différens ; et les plus anciennes ,
>> parmi ces observations , sont toujours précieuses ,
>>soit qu'elles contrarient ou confirment les maximes
>>reçues , étant , pour ainsi dire , le type des premières
>>idées dégagées de beaucoup de préjugés. Voilà par
» où ces livres-ci doivent intéresser. Ce sont presque
>> les premiers qu'on ait écrits sur ces matières . Des pré-
>>ceptes qu'ils contiennent , les uns subsistent aujour-
>>d'hui , d'autres sont contestés , d'autres oubliés , ou
> mème condamnés chez nous ; mais il n'en est point
» qu'on ne voie encore suivis quelque part , comme je
» l'ai marqué dans mes notes ; et je m'assure que si on
>>voulait comparer soigneusement à ce que je lis dans
» Xénophon , non-seulement nos usages actuels , mais
>>les pratiques connues des peuples les plus adonnés
>>aux exercices de la cavalerie , on y trouverait mille
>> rapports dont je n'ai pu m'aviser , et tous curieux à
» observer , ne fût-ce que comme matière à réflexions .>>>
Le style de ce fragment est bien loin d'être irréprochable.
On a dû y remarquer plusieurs constructions
vicieuses et beaucoup de mots impropres. La traduction
elle-même manque d'élégance ; mais ce défaut qui ,
joint à l'obscurité d'un certain nombre de pages , rebute
les lecteurs , tient sans contredit au système de littéralité,
suivi par le traducteur. Il est facile , au reste , de le faire
disparaître en s'attachant moins au mot à mot , parce
qu'une traduction de ce genre n'est pour l'ordinaire
qu'un calque , où l'on trouve les formes de l'original ,
sans y retrouver aucune de ses beautés . Malgré les analogies
des langues entr'elles , elles ont chacune des tournures
particulières très-élégantes , mais qu'on ne peut
transporter de l'une dans l'autre , sans altérer celle-ci .
Sous prétexte de conserver le caractère de l'original ,
quelques traducteurs ont formé une école qui prétend
que , hors le mot à mot , il n'y a point de traduction .
Pour faire sentir combien cette erreur est dangereuse à
la littérature , il me suffira de citer deux de nos traduc
AVRIL 1813 .
109
1
tions françaises des oeuvres d'Homère. Celle de Bitaubé ,
qui estbien loin d'être faite mot à mot, et qui , malgré
cela , n'en est pas moins très- fidèle , conserve mieux , de
l'aveu de tous les littérateurs et de tous les hellénistes ,
le caractère et le génie de l'original. Celle de Gin , entièrement
calquée sur le texte grec , est une véritable
trahison qui suffirait pour faire regarder Homère comme
un misérable barbouilleur à ceux qui auraient le malheur
de ne connaître ce grand poëte que par la prose de
M. Gin. Cet exemple suffit seul pour détruire les raisons
plus spécieuses que solides , données en faveur du
mot à mot, par M. Carrega , dans ses observations sur
l'art de traduire .
Il me reste à parler maintenant du texte grec qui
accompagne la traduction des deux traités de Xénophon .
Jusqu'à ce jour ce texte n'avait jamais paru dans toute
sa pureté ; il avait subi des altérations , même dans les
éditions les plus estimées. Le nouvel éditeur , voulant
réparer lemal causé par ses prédécesseurs , s'est livré à
un grand travail , a collationné la plupart des manuscrits
de l'Italie et de la France , et a trouvé beaucoup de
leçons inconnues aux premiers éditeurs : « J'ai remis à
>>leur place dans le texte , dit-il à M. de Sainte- Croix ,
>> celles qui s'y sont pu ajuster exactement , sans aucune
>> correction moderne , laissant aux critiques l'examen
>> de toutes les autres , ou douteuses ou corrompues ,
>>que j'ai placées au bas des pages , et je pense ainsi
> vous donner ce texte aussi entier que nous saurions
>> l'avoir aujourd'hui , c'est-à-dire , fort mutilé , comme
>> tous les monumens antiques , mais non refait , ni res-
>> tauré , ou retouché le moins du monde , tel en un mot
> que nous l'ont transmis les siècles passés .>>
Ala suite du texte grec , il a joint une foule de notes
philologiques qui contiennent des discussions intéressantes
.
Le traducteur a fait à ses lecteurs un mystère de son
nom ; mais des personnes qui se disent bien instruites ,
prétendent que c'est le savant recommandable qui a
retrouvéun précieux fragment de Longus , et en a donné,
en vieux français , une traduction qui rappelle la naïveté
du style d'Amiot . J. B. B. ROQUEFORT.
110 MERCURE DE FRANCE ,
ESSAI SUR LES RICHESSES ET LA PUISSANCE TEMPORELLE DES
PRÊTRES CHEZ LES NATIONS QUI ONT PRÉCÉDÉ OU QUÍ
MÉCONNAISSENT LE CHRISTIANISME , ET SUR LES MOYENS
QU'ILS ONT EMPLOYÉS POUR LES ACQUÉRIR , ET S'EMPARER
DE L'OPINION ; par HENRY VERRUT , employé à la Bibliothèque
du Muséum d'Histoire Naturelle de Paris , avec
cette épigraphe:
..... Quid rides ? mutato nomine de te
Fabula narratur .
HORAT. Satir . 1 , lib . 1 , v. 70.
Un vol . in-8º de 500 pages , enrichi de notes .-Prix,
6 fr. , et 7 fr. 50 c. franc de port . AParis , chez
Arthus- Bertrand, libraire , rue Hautefeuille , nº 23 .
L'AUTEUR a divisé son ouvrage en seize chapitres ,
qu'il a fait précéder d'une Introduction , dans laquelle il
débute par exposer que la lutte entre le pouvoir civil etle
pouvoir sacerdotal est peut-être aussi ancienne que l'or
dre social; que les prêtres des nations qui ont précédé
ou n'admettent point le christianisme , ont acquis des
richesses sans travailler , plus d'autorité , de célébrité et
de considération que les rois , et que la dignité sacerdotale
, avec tous ces avantages , offrait encore chez
les anciens plus de commodité , de tranquillité etmoins
de dangers que la royauté ; que plusieurs pontifes ou
principaux prêtres réunirent le sceptre à l'encensoir , et
qu'après avoir été dépouillés de leur autorité temporelle
par la puissance séculière , ils ne renoncèrent point à
leurs prétentions , portèrent encore le sceptre et la couronne
, et furent souvent honorés comme les dieux dont
ils étaient les ministres ; qu'ils conservèrent une autorité
égale à celle des rois ; qu'ils influaient sur la paix et
la guerre ; que les généraux et les princes se réglaient
d'après leurs conseils , et que la politique ployait souvent
sous l'empire des prêtres et de la religion .
Il expose comment et par quels moyens les prêtres
du paganisme intervenaient dans toutes les affaires , soit
publiques , soit particulières , comme ils disposaient
L
1
AVRIL 1813 . fif
quelquefois des couronnes , de la réputation des généraux
, et même de la vie des rois. Quoique les prêtres
intervinssent dans toutes les affaires , ils prétendaient
être indépendans de la puissance séculière , pour ce qui
concernait la religion et le culte.
L'auteur , après avoir développé les principaux moyens
par lesquels ils acquirent de l'autorité et des richesses
considérables , observe qu'ils créèrent des lois pour les
conserver entre leurs mains . Presque tous les historiens
de l'antiquité contribuèrent à propager et à perpétuer
les superstitions , en rapportant dans leurs écrits
tous les prodiges répandus par les pontifes de Delphes
etde Rome; ils ne parlent dans ces écrits , de la religion
et des superstitions qui en faisaient partie , qu'avec
crainte et respect: et ils avaient , en effet , une forte raison
pour en agir ainsi ; puisqu'outre la crainte de la fureur
de la multitude et des prêtres à laquelle ils pouvaient être
exposés , la peine de mort et la confiscation des biens
étaient toujours infligées aux infracteurs des lois religieuses
, ou à ceux qui manquaient de respect à la religion
ou en divulguaient les mystères . L'auteur remarque
encore que les poëtes se permettaient bien , à la vérité ,
quelquefois d'exposer aux yeux du public les dieux et les
ministres du culte païen , sous des formes ridicules et satiriques;
mais qu'on réprimait bientôt cette licence , dont
ils auraient d'ailleurs été les victimes en s'attirant l'indignation
des prêtres et du vulgaire , parce que se moquer
des prètres du paganisme c'était se moquer des dieux
mêmes .
Quant aux philosophes , ajoute l'auteur , leurs recherches
sur cette matière furent sévèrement proscrites ;
et chez les anciens , la philosophie fut souvent regardée
demême oeil que l'athéisme et l'impiété , parce que ceux
qui en faisaient profession , ne croyaient point à toutes
les superstitions inventées par les augures et les aruspices
, lesquels prétendaient , avec tous les prêtres de
l'antiquité , que leur constitution et leur prospérité
étaient liéesà celle des Empires; qu'on devait leur porter
honneur et respect , parce que non-seulement ils priaient
les dieux pour eux et leurs amis , pour l'Etat et le prince ,
112 MERCURE DE FRANCE ,
mais qu'ils demandaient encore des biens pour tous .
Diodore et Thucydide, nous apprennent que lorsque
les statues de Mercure furent mutilées à Athènes ,
et qu'on accusa de ce crime Alcibiade , les prêtres et,
leurs partisans prétendirent qu'on voulait renverser le
gouvernement établi. D'ailleurs les philosophes n'osaient
confier leurs dogmes ou opinions qu'à quelques disciples
, et n'échappaient à la haine du fanatisme qu'avec
la plus grande circonspection , tandis qu'à Athènes les
prêtres étaient nourris et entretenus avec distinction
dans les prytanées ; ce qui cependant n'empêcha pas
l'antiquité d'avoir ses esprits forts , qui méprisaient les
superstitions répandues par les prêtres et crues par le
vulgaire . Voilà pour l'Introduction .
Dans le premier chapitre, l'auteur traite des richesses
et de l'autorité des prètres égyptiens , des principaux
moyens qu'ils employèrent pour les acquérir , comme
ils isolaient cette nation pour mieux la gouverner. Dans
le second , il traite des prêtres connus dans l'antiquité
sous le nom de chaldéens , des prêtres assyriens , des
philistins ou phéniciens et chananéens , dont les premiers
n'étaient qu'une colonie d'Egyptiens fondée par
Bélus , selon Hérodote et Diodore .
Le chapitre troisième traite des prêtres chez les Juifs
avant J. C. , de leur autorité temporelle , de leurs revenus
: l'auteur y fait une légère digression sur la religion,
l'origine de ce peuple . Le chapitre quatrième traite des
mages ou prêtres perses . Le cinquième , des prêtres
perses leurs successeurs . Le chapitre sixième traite des
druides ou prêtres des Celtes ou Gaulois nos ancêtres .
Le septième traite des prêtres grecs , et le huitième des
prêtres et de la religion romaine par rapport à la politique.
On peut rapporter encore aux prêtres grecs et
romains ce que l'auteur a dit dans son introduction .
Les six chapitres suivans sont consacrés aux prêtres
des nations de l'Inde , du Thibet , du Japon , de la
Chine et de l'Afrique , connus sous les noms de brames ,
de talapoins , de bonzes , de lamas et de maratrus .
Le quinzième traite des prêtres musulmans , et le
seizième des prêtres mexicains et péruviens , l'auteur
AVRIL 1813 . 113
SEINT
LA
ayant déjà dit un mot , dans l'introduction , des prêtres
de quelques nations de l'Amérique et de la mer du Sud
On voit par cette analyse , quelqu'aride qu'elle soit
combien le plan de l'ouvrage est vaste . Nous n'adoptons
pas , il s'en faut bien , toutes les idées de l'auteur ;
mais nous n'en rendons pas moins de justice a son tra
vail : il a exigé d'immenses recherches , et les explora
teurs de l'antiquité y trouveront des matériaux Kom
breux et de précieuses indications .
APERÇU SUR LE COEUR HUMAIN ; par M. ***. -
A.
A Paris ,
de l'imprimerie de Rougeron , rue de l'Hirondelle .
L'AUTEUR de ces observations sur le coeur humain , ne
m'est pas personnellement inconnu ; cette considération
seule devrait me détourner de rendre compte de son
travail : une autre encore , que je crois inutile d'expliquer
ici , paraîtrait également s'y opposer ; quelquesuns
de ses lecteurs pourront l'apercevoir.
Quelle que soit cependant la force de ces raisons, je ne
garderai point le silence ; il suffira que je les aie d'abord
alléguées franchement : d'autres motifs me déterminent
en sens contraire , et je dois dire un mot de l'ouvrage.
Il ne s'agit point ici de l'une de ces productions ingénieuses
sur lesquelles l'attention du public ne peut manquer
d'être appelée , mais d'un essai hasardé par un
homme essentiellement droit , dans la seule vue d'ajouter
à des notions morales d'une utilité directe et certaine.
L'auteur anonyme n'a point d'amis dans les hommes
de lettres , il est inconnu dans cette classe ; il paraît
penser que celui qui écrit doit se borner à dire ce qu'il
croit bon , et que le soin du succès ne le regarde pas .
Pour moi , je sais mal ce qui se passe de nos jours , mais
je présume que cette manière de voir et d'agir est
assez rare dans tous les tems . S'il est probable que
la plupart des journaux ne parleront point de cette brochure
, il est à propos que j'en fasse mention. De telles
circonstances réunies forment une exception toute particulière
et bien légitime .
H
414 MERCURE DE FRANCE ,
Je ne veux d'ailleurs ni dissimuler qu'il serait facile de
critiquer cet Aperçu , ni en porter moi-même un jugement
formel , et prononcer sur le plus ou moins de mérite
qu'il peut avoir ; j'observerai toutefois que s'il n'en
avait aucun , je ne l'annoncerais pas à cette partie du
public qui conserve encore pour les choses sérieuses
et morales les fantaisies du vieux tems , lecteurs d'un
goût suranné , qui préféreraient quelquefois des vues
utiles , ou des idées fécondes , à un style parfaitement
correct , à des images ingénieuses et variées .
Je me borne à donner un précis de la doctrine de
l'auteur sur la bonté spécialement .
*. Des diverses causes de nos plaisirs et de nos peines ;
celle qui fournit un plus grand sujet de méditations ,
c'est la manière si diverse dont chacun de nous est
affecté du sort des autres .
La pitié , cette partie essentielle de la honté , est plus
universelle et plus constante qu'on ne le croit communément.
Quand elle paraît ne pas se faire entendre , c'est
souvent parce que les passions parlent plus haut qu'elle ,
ou même parce que notre malheur, que nous supposons
connu des autres , n'en a pas été réellement senti ; quel
quefois encore la pitié est suspendue , pour ainsi dire ,
par cette justice qui , sans que nous y réfléchissions , ne
nous permet de jouir pleinement que du bien- être de
ceux qui n'ont point fait de mal : ce qui sert à expliquer
comment, ainsi que l'auteur le soutient dans un autre
endroit , l'ingratitude reprochée à tant d'hommes , ne
prouve absolument rien contre la réalité du sentiment
de la reconnaissance en général .
Pour bien juger de cet intérêt naturel que nous prenons
au bien-être de nos semblables , il faut distinguer
les instans où il est dans sa force , où il agit librement ;
il faut l'observer dans notre coeur lorsque nous jouissons
. Ne désirerions-nous pas alors que tout ce qui peut
jouir fût heureux comme nous ?
On reconnaîtrait plus fréquemment les traces de la
pitié , și elle n'était pas égarée , soit par tout ce que l'on
fait trop inconsidérément pour éviter la souffrance , soit
AVRIL 1813 . 115
par cet attrait puissant et funeste qui porte à désirer pour
soi-même et pour les autres les plaisirs vifs presque incompatibles
avec le bonheur , soit même par nos jugemens
si peu certains sur le mérite ou les besoins des
autres hommes.
L'étendue et lajustesse des connaissances sont plus indispensables
encore pour perfectionner la bonté, que la
délicatesse ou la force des sensations. Dans l'ignorance
des causes éloignées , l'amélioration des sentimens ne
constituerait pas un bonheur durable; la sagesse , au
contraire , suffirait avec le tems pour régénérer le coeur .
La bonté n'est pas moins utile à celui qui la possède
qu'à ceux qui ont des rapports avec lui; le méchant
même en éprouve dans son propre coeur un secret besoin.
Cette bonté du coeur ( c'est toujours l'auteur qui
parle) est d'autant plus nécessaire que les lois civiles ou
religieuses , et les conseils de la philosophie , ou même
de l'hygiène , sont facilement oubliés de la multitude ,
quand la voix du plaisir se fait entendre .
Nous valons mieux que les autres ne le pensent , nous
valons plus que ne le dit quelquefois le flatteur même ,
et cependant nous sommes loin de ce degré de bonté
dont nous avons le désir , et que notre bonheur exigerait.
Un des obstacles les plus capables de nous en tenir
éloignés , c'est la persuasion où nous sommes assez généralement
, que l'on ne peut pas , que l'on ne doitpas
gouverner le coeur. Sans doute la sensibilité a son cours
et ses mouvemens qui lui sont propres , et il se peut que
naturellement ou primitivement elle soit indépendante
des combinaisons régulières de la pensée; mais au milieu
deschosestelles qu'elles sont, unhommesensé regarderat-
ilcomme un moyen de bonheur d'obéir à ses passions ,
de s'y livrer sans choix comme sans réserve ? La passion
peut nous éloigner en plusieurs manières du but même
qu'elle se propose : d'où l'on doit conclure ( et cela est
insinué page 22 avec profondeur, mais sans développemens
, et dès-lors sans clarté ) , d'où il résulte , dis-je ,
que la passion n'est pas la loi première des êtres doués
d'intelligence..
S'occuper de la satisfaction d'un homme, ce seraittra-
H2
116 MERCURE DE FRANCE ,
vailler à le rendre bon. Les affections de nos semblables
se communiquent à nous : les joies d'autrui nous rappellent
les nôtres , et en général elles dirigent l'imagination
d'une manière heureuse . Si nous prenons une sorte d'habitude
de faire jouir les autres , nous les disposons plus
ou moins à une bienveillance universelle , et en jouissant
nous-mêmes des émotions douces qu'ils éprouvent , nous
nous pénétrons davantage de cette vérité , qu'il faut
rendre d'autres coeurs contens pour que le contentement
s'établisse dans le nôtre . DE SEN** .
Anecdotes dramatiques extraites de la dernière partie
de la Correspondance de Grimm (*) .
Nous avons remarqué dans la dernière partie de la Correspondance
de Grimm , annoncée au Mercure de samedi
dernier, et dont nous nous proposons de rendre un compte
plus détaillé à nos lecteurs , l'anecdote suivante , à laquelle
le succès récent du Prince de Catane à l'Opéra -Comique ,
nous semble donner du piquant , et qui pourra figurer
comme tant d'autres dans l'histoire des théâtres et de leurs
comités . Le sujet de cette pièce, tiré , comme on sait , du
conte de Voltaire intitulé , l'Education d'un Prince , a déjà
tenté plus d'un auteur ; et si quelque chroniqueur s'amuse
à tenir exactement les registres mortuaires de, ces nombreux
enfans de Thalie qui ont partagé le sort de tant de
pauvres petits Lacédémoniens condamnés , pour leur frêle
constitution , par le jugement inflexible du public, il devra
y trouver en juillet 1784 , sous une seule et même date ,
l'acte de naissance et de mort d'un petit prince de Bénévent
, que M. Lieutaud son père ent le chagrin de voir
expirer de langueur devant d'assez nombreux témoins rassemblés
dans de meilleures espérances .
Cet événement est sans doute assez commun dans les
(*) Correspondance Littéraire, Philosophique et Critique , adressée
à un souverain d'Allemagne , pendant les années 1782 à 1790 inclusivement
, et pendant une partie des années 1775-1776 ; par le baron
de Grimm et par Diderot. Cinq très-forts vol. in-8º de 3070pages ,
et qui terminent cette Correspondance. Prix , 36 fr. , et 45 fr. franc
de port. Chez F. Buisson , libraire , rue Gilles- Coeur , nº 10. :
AVRIL 1813 .
ו נ ר
annales dramatiques , mais ce qui est plus curieux , et ce
que M. Grimm s'est chargé de rappeler , c'est que M. de
Voltaire avait tenté lui-même de transformer son conte de
l'Education d'un Prince en opéra-comique.
« Il l'avait fait pour Grétry qui à son retour de Rome ,
àl'âge de 22 ans , avait passé une année près de lui à Genève
, occupé à lui donner des leçons de chant. Ce fut
M. deVoltaire qui sans aimer la musique devina son talent
et l'engagea à venir à Paris; c'est donc encore à l'auteur de
laHenriade que nous devons celui de Sylvain , de Zémire
etAzor, et de tant d'autres compositions charmantes perdues
pour nous, si ce grand homme n'eût, pour ainsi dire ,
forcélejeune musicien à venir essayer son génie sur le
théâtre de la capitale . "
« M. de Voltaire dédaignait avec raison le genre de
l'opéra- comique; il avait fini cependant par céder aux sollicitations
du jeune musicien , qui fut plus d'un an à Paris
sans pouvoir trouver un poëme à mettre en musique.
M. de Voltaire, en envoyant son poëme de l'Education d'un
Prince à Grétry , exigea qu'il tût son nom aux comédiens .
La pièce ayant été lue , selon l'usage , à ces Messieurs , ce
nouveau coup d'essai des talens de l'auteur de Zaïre et de
Mahomet fut jugé unanimement indigne du théâtre d'arle
quin. Ces juges furent très-étonnés quand long-tems après
ils surent quel était l'auteur de l'ouvrage qu'ils avaient ainsi
dédaigné . Ils voulurent en vain revenir de leur jugement :
les amis de M. de Voltaire crurent qu'il pouvait encore
lui rester quelque gloire sans qu'il eût essayé ses forces dans
une carrière aussi sublime et aussi hasardeuse. " ,
En vérité , l'aventure n'est point du tout mauvaise : elle
sera peut-être d'une assez faible consolation pour les auteurs
refusés depuis Voltaire à l'Opéra- Comique ; mais ne
serait-ce pas du moins un avis à plusieurs de ceux qui ont
trouvé graće devant ce tribunal , de ne pas trop s'enorgueillir
de ses suffrages et de leurs succès?
Voici un second trait , dont les principales circonstances
sont connues , mais qui se trouvera , pour ainsi dire , rafraîchi
par les détails. Le 15 décembre 1783 , fut un des
jours que M. de Laharpe a dû marquer au crayon noir
pour l'accueil glacial que , ce jour maudit , le public fit à
sa tragédie des Brames , d'où M. de Bièvre prit occasion
de s'écrier douloureusement : Ah ! M. de Laharpe , les
Bras-metombent !
La première représentation avait été cependant d'un
118 MERCURE DE FRANCE ,
beau calme , que tout autre que l'auteur aurait pris pour
dufroid; mais dans l'intervalle de la première à la seconde
le Journal de Paris étant venu disséquer la pièce , en décomposer
les fragiles ressorts , en un mot, en découvrir
tout le vide et le non-sens , la chute à cette seconde représentation
fut réguliere et complète. Content de ce jugement
, l'auteur retira sa pièce , et fit imprimer le lendemain
qu'il remerciait le public des applaudissemens dont il l'avait
honorée.
Combien d'auteurs sifflés sont loin d'être aussi honnêtes
et aussi faciles à contenter !
Au reste , si M. de Laharpe se renditde si bonne grace
à l'avis que le public lui avait donné par ses applaudissemens
, ce ne fut pas sans avoir montré d'avance toute la
faiblesse , ou plutôt toute la force de la paternité . Grimm
nous apprend , en effet , qu'il avait déjà lu , depuis huit
ans en çà, ses tristes Brames chez M Lespinasse , et que
les amis dont il avait demandé les conseils , et qui , dans
cetems-là , avaient , à ce qu'il paraît , la grossière habitude
dedire la vérité aux poëtes qui les convoquaient pour use
lecture , lui firent des observations qui préludaient si bien
à ces applaudissemens , dont le public honora ensuite l'anteur
, qu'au grand étonnement de tout le salon, et en présence
du cercle assemblé , on vit cet auteur faire à Vulcain,
de sa propre main, lesacrifice completde ses Brames;
complet... non... car soit que sa mémoire trop fidèle lui
reprochât cet infanticide plus que romain, soit qu'une
copie ou un brouillon se fûtprudemment tapi dans le coin
d'un discret secrétaire , les amis virent , avec non moins
d'étonnement que leur en avait causé le sacrifice , les
Brames aubout de huit ans renaître de leurs cendres ; mais
tons s'écrièrent que pourtant ce n'était point le phénix ..
D'ailleurs , ilnetintpas àM. de Laharpe que plusd'une
victime ne fût immolée à ses Brames outragés . Les journaux
, comme on l'a dit plus haut , avaient éveillé la malignité
publique sur les lamentables prédications de ces pauvres
moines indiens , qui donnèrent dans le même moment
lieu à une petite brochure , où l'on transforma la tragédie
en cinq sermons préchés par M. l'abbé de Laharpe Or ,
depuis que M. de Laharpe ne faisait plus dejournaux , il
sentit ( après la chute des Brames ) non-seulement toute
L'inutilite d'un pareil travail , mais encore tout ce qu'il a
de dangereux et de nuisible ; il prétendit que c'était à cette
espèce de peste de l'empire littéraire qu'il fallait s'en prenAVRIL
1813.
119
dredu mauvais succès de tant d'ouvrages dramatiques
faits pour atter aux nues , si la canaille folliculairé leur
laissait le tems de prendre l'essor , au lieu de leur arracher
les ailes , pour ainsi dire , au sortir du nid paternel.
Entraîné par la force de ces réflexions , M. de Laharpe ,
continue Grimm , présenta unë requête à M. le garde des
sceaux , pour le supplier d'ordonner à tous les faiseurs de
feuilles de ne parler des nouveautés dramatiques qu'après
un certain nombre de représentations; et afin de donner à
cette requêté une plus grande importance , il tacha de la
faire signer par tous les gens de lettres qui travaillaient
alors pour le théâtre . La Comédie française appuya cette
manoeuvre décisive , et on crut un instant avoir trouvé ,
pour les pièces de théâtre , un nouveau et peu coûteux
moyen d'assurance .
Mais onrit å la cour de la sensibilité de MM. les poëtes ;
les Brames restérent définitivement morts ; et la requête
qui devait les rappeler à la vie , ne fut guère moins sifflée
que les pauvrés défunts .
Malheureux Laharpe ! de quoi diable aussi s'avisait-il de
vouloir fairé taire les journaux ? Ah ! s'il revenait , nos auteurs
dramatiqués lui apprendraient l'art bien plus simple
et sur-toutplus utile de les faire parler.
1
THELAMIRE ET FÉDOR.
CONTE ORIENTAL.
A. G.
3
Le sage et vertueux Moranzeb régnait depuis quarante
ans sur le royaume de Cachemire . Son premier visir ,
abusantd'une confiance sans bornes , souleva l'armée dont
il avait reçu le commandement ét détrona son bienfaiteur
et son maître. Le sage Moranzeb , courbé sous le faix des
années et de la douleur , fut obligé de chercher un asile
loin de sa patrie pour se dérober aux poursuités d'un
ennemi vigilant , actif , soupçonneux et cruel. L'infortuné
vieillard disparut , n'emportant avec lui qu'une bien faible
partie de ses trésors , le jeune Fédor son fils qui sortait à
peine du berceau , et Zoraïdé sa fille qui comptait au plus
un lustre et demi , gages chéris d'un hymen tardif , que le
ciel avait voulu lui donner dans ses vieux jours , non
comme des héritiers de sa puissance et de sa gloire , mais
comme des consolateurs dans les infortunes qui devaient
J20 MERCURE DE FRANCE ,
s'amonceler sur sa tête vénérable . Moranzeb avait encore
emmené une jeune princesse de l'âge de Zoraïde ; elle était
fille de roi du Thibet , qui voulut en mourant confier ce
dépôt sacré entre les mains de Moranzeb , dans l'espoir
sans doute que cette fille chérie deviendrait l'épouse de
Fédor , et porterait un jour deux couronnes. Trompeuse
prévoyance de l'ambition des rois ! ....
Le visir couronné poursuivit en vain ces victimes innocentes
, elles échappèrent à sa fureur. Il régna paisiblement
sur le trône de Cachemire , si l'on peut jouir en paix d'un
bien acquis par un attentat. L'usurpateur n'avait qu'un fils
nommé Thélamire , il voulut lui donner une éducation
digne de son rang; mais il se trompa en lui donnant pour
instituteur le plus sage et le plus vertueux des hommes ,
le vénérable et savant Morab. Il fallait apprendre à Thélamire
que le premier des biens est un trône , et Morab lui
enseigna que le premier des biens est la vertu.
Lejeune prince cachait ses sentimens aux yeux de son
père. Je n'ai pas le droit de lui reprocher son crime , se
disait-il; ce n'est pas à moi qu'il appartient de lui donner
des remords. D'ailleurs Morab luirépétait souvent : il faut
à la cour cacher plus soigneusement ses vertus que ses
vices. Les vertus ne peuvents'y montrer au grand jour que
Jorsqu'elles brillent sur le trône; c'est le souverain qui les
met à la mode.
Quand sonpère mourut , le jeune prince avait atteint
sa vingtième année , et, je dois l'avouer , investi tout d'un
coup de la suprême puissance , il eut la faiblesse d'en être
ébloui; mais cette ivresse fut de courte durée . Morab était
mort , mais les leçons qu'il avait données vivaient encore
dans le jeune coeur qu'il avait formé.Ainsi les rayons brûlans
du soleil peuvent flétrir un instant la fleur sans altérer
la plante , si le terrain qui la nourrit est plein de vie , de
substance , et préparé depuis long-tems par les soins d'un
habile cultivateur.
Thélamire sur le trône jette les yeux autour de lui etne
voit que des intrigans , des esclaves , et pas un ami. Il
soupire , ses yeux se remplissent de larmes , et le besoin
d'être aimé devient d'autant plus impérieux pour son coeur
que Morab Ini avait souvent répété : oh Thélamire ! les
rois n'ont point d'amis ! Quoi ! se dit-il , ce bonheur me
serait refusé ! le dernier de mes sujets pourrait être plus
heureux que moi ! Oh mon père ! ſon crime en m'élevant
sur le trône m'a donc ôté le droit d'être aimé ! Une funeste
.
AVRIL 1813. 121
grandeurm'isoledes autres hommes. La fortune m'a placé
trop haut pour que leurs coeurs osent s'élever jusqu'au
piveau dumien. Je suis celui dont ils ont tout à craindre ,
tout à espérer. L'intérêt seul forme le lien qui les unit à
moi. Dans ma confiance et dans mon amitié ,ils ne verront
que des moyens de s'enrichir. Ils seront , quand je le voudrai
, les instrumens de mes passions , et me regarderont
en même tems comme l'instrument de leur fortune. »
Un jour , plongé dans ces tristes réflexions , Thélamire
se promenait dans un vaste souterrain où étaient renfermés
les immenses trésors accumulés par son père et par une
longue suite de rois qui l'avaieenntt précédé. Il jetait ses
regards sur toutes ces richesses , lorsque tout-à -coup , dans
un lieu sombre et retiré , il aperçoit la moitié d'un anneau .
Surpris de trouver au milieu de tant d'objets précieux cet
annean brisé qui ne semble d'aucune valeur , ill'examine
avec une scrupuleuse attention , et se prépare à continuer
son chenin , lorsque jetant les yeux sur la table de marbre
où la moitié d'annean était posée , il lit ces mots écrits en
lettres d'or : Celui qui trouvera l'autre moitié de cet anneau
sera plus riche à lui seul que tous les rois de l'univers . Le
bonheur le suivra par- tout , même dans l'adversité. Mais
cet anneau merveilleux ne peut avoir de valeur que lorsque
ses deux moitiés seront réunies .
Il lit et relit plusieurs fois ces lignes mystérieuses , et ne
doute pas un instant de leur vérité . Pourquoi cette moitié
d'anneau se trouverait-elle placée au milieu de tant de
trésors , si elle n'était un précieux talisman ? Thélamire
n'était point heureux , et soudain il a conçu l'espoir de le
devenir. Il rassemble autour de lui les plus habiles joailliers
de son royaume et des pays voisins , il cherche à les éblouir
par les plus magnifiques promesses , mais ils ne peuvent
lui donner de renseignemens sur l'objet de sa demande.
Ils offrent de réparer l'anneau brisé , mais tous
leurs efforts sont inutiles , les métaux qu'ils emploient
refusent de s'allier avec le métal dont le mystérieux anneau
est composé . Il réunit , il interroge tous les savans
de l'Asie , aucun d'eux ne peut satisfaire un désir que tant
d'obstacles changent bientôt en une véritable passion .
Après un an de recherches infructueuses , Thélamire
apprend qu'il existe dans ses Etats un vieillard doué d'un
savoir profond et d'une modestie égale à l'étendue de ses
connaissances et de son génie. Ce vieillard vénérable ,
nommé Horam , venait quelquefois à la cour , lorsque
122 MERCURE DE FRANCE ,
Moranzeb occupait le trône ; mais depuis les malheurs de
sou roi , il vivait dans la plus obscure retraite et dans
l'abandon le plus absolti , conservant dans son coeur un
fidèle amour pour ses anciens maîtres .
Thélamire pénètre dans la cabane du sage , lui découvre
le secret de son coeur , l'ennui qui le dévore , le dégoût qui
empoisonne toutes ses jouissances , le besoin qu'il éprouve
d'aimer et d'être aimé. En même tems il lui montre l'anneau
trouvé dans son trésor, et le supplie de lui dire quelle
ést la substance qui compose cet anneau , et dans quel lieu
de l'univers se trouve la moitié qui semble en avoir été
séparée.
Le vieillard prend l'anneau , le regardé et dit : &Je connais
cet anneau , seigneur ; la substance qui le composé
n'est point au rang de ces métaux grossiers que la terre
cache en vain à la cupidité des hommes , c'est une substance
céleste . Pour le posséder , il faut une ame grande ,
forte et généreuse . Il faut savoir fouter aux pieds toutes
des passions méprisables qui déshonorent l'humanité. La
moitié de ce précieux anneau est entre les mains d'un
jeune homme qui vit dans une île escarpée et sauvage .
Cette île est bien gardée , elle est d'un abord difficile , et
pour parvenir jusqu'à l'objet de vos recherches , il faut
vaincre des monstres si puissans et si terribles qu'à eux
seuls ils bouleverseraient l'univers . « Conduis-moi ,
sage vieillard , répond Thélamire ; ces monstres dont tu
me parles n'étonneront point mon courage . J'ira s jusqu'au
fond des enfers pour chercher le trésor que je brûle de
posséder. "
-
Dès le lendemain une barque est préparée . Le vieillard
ymonte avec Thélamire. Après avoir essuyé de violentes
tempêtes , après avoir rencontré une multitude d'écueils
les deux voyageurs arrivent sur les bords d'une île qui , de
loin , n'offre à leurs yeux qu'un vaste rocher presque dépouillé.
Le jeune homme descend sur le rivage , et le vieil
lard lui dit : Allez , prince , souvenez-vous des conseils
que je vous ai donnés . Il ne m'est pas permis de vous
accompagner plus loin. Puisse le ciel favoriser votre noble
entreprise , et vous accorder le seul trésor qui soit digne
de vos vertns ! " Aces mots , il s'éloigne avec unetelle
vitesse , qu'en un instant Thélamire l'a perdu de vue.
Après s'être un moment recueilli pour rassembler ses
pensées et fortifier son coeur , le jeune prince gravit avec
beaucoup de peine des rochers presqu'inaccessibles .Acca
AVRIL 1813. 123
bléde fatigue , mais non découragé , il se repose quelques
instans , puis recommence à marther avec une intrépidité
nouvelle. A chaque minute il s'attend à voir paraître ces
monstres qu'il doit combattre , lorsque tout-à-coup une
vallée délicieuse s'offre à ses regards étonnés. Des chants
d'amour retentissent dans les airs parfumés des odeurs les
plus suaves et les plus voluptueuses. Il écoute avec ivresse ;
son coeur palpite avec force , brûlant d'un feu qu'il ne connaissait
point encore. Bientôt il voit avec autant de surprise
que de plaisir un groupe de jeunes filles parées de
toutes les grâces de leur âge. Lenrs longs cheveux flottent
négligemment sur leurs épaules demi-nues ; leurs têtes
sont couronnées de myrtes et de roses ; leur démarche ,
leurs gestes ont un abandon , une mollesse dont le charme
nepeut se définir. Elles s'approchent en souriant du jenne
prince , l'entourent de guirlandes de fleurs , et forment
autour de lui des danses qui semblent inventées par le
plaisir. Thélamire promène sur ce groupe enchanteur des
regards étincelans d'amour. Il se livre à leurs jeux , et
semble perdre le souvenir de son anneau. La plus belle de
ees jeunes nymphes s'approche de lui, etd'une voix mélodieuse
et caressante , elle lui dit : « Où vas- th , jeune et bel
étranger? tu cherches bien loin le bonheur , il est auprès
de toi , il habite ce riant bocage on la nature a prodigué
tons ses trésors. Reste avec nous , jeune prince , ne poursuis
plus une vaine chimère . Nous cueillerons ensemble
les roses qui viendront d'éclore , tu en pareras mon sein ,
j'en ornerai tes cheveux ; tantôt nous irons nous asseoir
sur ees gazons parfumés de fleurs , tantôt sur le bord de
ces ruisseaux que tu vois fuir sous ces voûtes de feuillage .
L'amour , la douce confiance viendront se placer à nos
côtés. D'innocentes caresses nous feront oublier le vol da
tems et le reste de l'univers. » Thélamire ne se possède
plus , il se précipite aux pieds de la jeune beauté qui le
séduit; mais elle l'arrête et dit avec une voix plus touchante
encore , parce qu'elle est plus timide : Relève- toi ,
Thélamire ; si mes discours ont fait quelqu'impression sur
ton coeur, il faut me le prouver. Je ne te demande qu'un
bien léger sacrifice , mais il est nécessaire à mon repos , à
notre bonheur mutuel. Donne-moi cette moitié d'anneau
que tu possèdes ; elle n'est d'aucune valeur ; mais tant
qu'elle sera dans tes mains , je craindrai qu'une espérance
chimérique ne t'entraîne loin demoi. Rassurema tendresse
124 MERCURE DE FRANCE ,
1
inquiète , donne-moi ce talisman prétendu , et mon coeur
est à toi pour la vie..
Thélamire se lève ; il prend l'anneau ; il est prêt à le
sacrifier , lorsque tout-à-coup il se souvient des conseils
du sage Horam . Il tremble , il hésite , mais bientôt pressant
avec force son anneau contre son coeur : " Non , non ,
dit-il , je ne puis m'en séparer ! Osage Horam ! voilà donc
ces monstres dont tu m'avais menacé ! que leur puissance
est redoutable ! le son de leur voix porte le trouble dans
mon coeur , leurs regards enivrent mes seus , leurs discours
me font perdre l'usage de ma raison , leur force est la
douceur et la faiblesse , et les chaines dont ils me couvrent
sont des chaînes de fleurs ! Il dit et se dérobe par
la fuite aux séductions, qui l'environnent , et tout-à-coup
cette vallée délicieuse , ces jeunes houris dont elle était
peuplée , disparaissent comme de légers songes .
Thélamire poursuit sa course sans oser regarder derrière
lui . Plus il avance , plus le chemin devient difficile ; plusieurs
fois il se repose et jette les yeux autour de lui avec
une inquiétude vague qui n'est pas la crainte et qu'il ne
deut définir. Après une heure de marche sur des rochers
escarpés , au milieu du bruit des vents et des flots agités ,
il aperçoit une femme d'une taille imposante , d'une beauté
fière et majestueuse . Elle est montée sur un trône élevé ,
et plusieurs trônes lui servent de marche-pied. Une couronne
enrichie d'énormes diamans brille sur son front , et
sa main droite agite un sceptre sur lequel est écrit : sceptre
du monde.
A cet aspect , Thélamire recule d'étonnement , de respect
et d'admiration . « Où vas-tu , jeune insensé ? lui dit
cette reine dont la magnificence l'éblouit . Un prince tel
que toi , un prince doué de toutes les vertus , de tous les
talens , du plus grand , du plus noble courage , borne ses
désirs à la possession d'un misérable anneau! est-ce done
pour une semblable conquête que le ciel t'a placé sur le
trône ? forme des projets plus dignes de toi. Deviens le
plus grand roi de l'univers . Voilà quelle est la brillante
destinée que je te réserve depuis long-tems. Jette aux
pieds de mon trône cet anneau sans valeur , ce talisman
sans vertu . Pour te récompenser de ce faible sacrifice , je
joindrai au trône de Cachemire , que tu possèdes , le trône
du Grand-Mogol , le Thibet et la Perse , et și tu veux
étendre encore les limites de ce vaste empire , je te donnerai
ce bouclier. Dès que tu l'auras frappé trois fois de ta
AVRIL 1813. 125
lance , cent mille hommes de pied et cinquante mille chevaux
paraîtront soudain tout armés et marcheront où tu
voudras les conduire . Ta puissance sera sans bornes, et ton
nom vivra dans la mémoire des hommes jusqu'au dernier
des jours . "
,
Aces mots le coeur de Thélamire se remplit d'une foule
de désirs ambitieux . Il va sacrifier cet anneau dont il ne
connaîtpoint encore la valeur , pour des biens dont on lui
montre la brillante réalité ; maisjjeettantun regard sur cet
anneau modeste , il sent tout-à-coup son ame s'élever audessus
de la puissance et des grandeurs. « Le bien que je
possède , dit-il est cent fois préférable à ceux que tu
m'offres. Je ne l'abandonnerai qu'avec la vie. Tu ne me
promets que des trônes , cet anneau me promet le bonheur.
A peine a-t-il fait entendre ces paroles , que la fée
dont la beauté l'avait un instant séduit , disparaît à ses
yeux. Ala place de cette reine superbe , il ne voit qu'une
vieille femme d'une figure hideuse et repoussante , dont
les traits sont couverts de rides , et dont les mains sont
tachetées de sang . Ce trône sur lequel elle était assise n'est
plus qu'un tombeau , et son sceptre est un fouet dont elle
se déchire elle-même .
Thélamire détourne ses yeux avec horreur et continue
sa route au milieu des précipices qui semblent se multiplier
sur ses pas . Après avoir long-tems erré au hasard , il arrive
devant une grotte d'une magnificence éblouissante ; elle
est de l'or le plus pur , les rochers qui l'environnent , les
arbres dont elle est couronnée sont d'or. Al'entrée de cette
grotte , il voit un vieillard couvert de haillons , qui promène
à l'entour des yeux creusés par la défiance . Ce vieillard
est entouré des plus beaux fruits , et ne mange que
quelques misérables racines qu'il a trouvées dans les interstices
des rochers . Sa maigreur est celle de la misère. Il
tient dans ses mains une baguette d'or , et voyant la surprise
du jeune homme qui le contemple , il dit avec orgueil
: Cette grotte d'or massif , tous ces blocs d'or qui
t'environnent, les immenses trésors qu'elle renferme , sont
à moi. Regarde cette baguette magique ; tout ce qu'elle
touche se change en or. Jeune homme ,jette à mes pieds
cet anneau composé d'un métal obscur, et dont encore tu
ne possèdes que la moitié. Je te ferai présent de cette baguette
merveilleuse à l'aide de laquelle tu jouiras d'inépuisables
trésors. -Je cherche le bonheur et non des
126 MERCURE DE FRANCE ,
richesses , répond Thélamire. A ces mots , il jette sur le
vieillard un regard de mépris , puis un regard de pitié.
Apeine avait-il fait une centaine de pas que tout-à-coup
il entend des cris menaçans et terribles. «Ah malheureux !
lui crie-t-on de toutes parts , jette sur-le-champ cet anneau
fatal , ou tu vas périr, En même tems une troupe nombreuse
d'hommes féroces et sauvages se précipitent devant
Jui pour lui défendre le passage , et lui réitèrent d'un ton
absolu l'ordre de se défaire de son anneau. Quoi ! s'écrie
Thélamire la volupté , l'ambition et l'avarice,, nem'ont
point ébranlé , et la crainte aurait plus d'empire sur mon
coeur ! A ces mots , il tire son cimeterre , il s'élance sur
cette multitude effrénée qui le presse avec fureur , Une lutte
terrible s'engage ; le jeune Thélamire se défend avec l'intrépidité
d'un héros ; mais hélas ! ses forces commencent
à s'épuiser' ; il va succomber sous le nombre , lorsque tout,
à-coup un jeune homme , un ange libérateur vient à son
secours et fond sur les brigands étonnés. Thélamire recouvre
de nouvelles forces , et les deux jeunes gens parviennent
enfin à remporter la victoire . Délivrés de leurs
ennemis , ils se regardent un moment avec le silence de la
surprise . Tous deux sont vivement émus . Plus il se regarden
, plus ils trouvent de plaisir à se voir. Il leur semble
que depuis long-tems ils se sont vus , se sont connus
sont aimés , et tous deux s'approchant l'un de l'autre par
un mouvement spontané , se tendent réciproquement la
main et s'écrient ensemble : voilà mon ami !-Voilà , dit
Thélamire , celui que désirait mon coeur , celui dont l'image
me poursuivait dans mes songes.-Voilà , répond le libérateur
de Thélamire , voilà celui que je cherchais , Tobjet
de ma plus ardente ambition , celui qui doit désormais
partager mes peines et mes plaisirs , mes craintes et mes
espérances , et connaître , en me dévoilant son ame toute
entière , les plus secrètes pensées de la mienne . Qui esttu
? d'où viens-tu ? quel est ton nom ?- Je me nomme
Thélamire ; je possède le trône qu'occupa jadis le sage
Moranzeb , et je cherché la moitié d'un anneau qui doit
m'assurer le bonheur. Mais dis-moi , à ton tour , quel est
ton nom , ta patrie ? quel hasard me procure l'inexprimable
bonheur de te connaître ? - Je suis , répond le
jeune inconnu , je suis le fils du sage Moranzeb , je me
nomme Fédor , et voici la moitié de l'anneau qui fait
l'objet de tes désirs et des miens . "
,se
Fédor devant Thelamire ! Thélamire devant Fédor !
: 227 AVRIL 1813.
si
o fils de Moranzeb ! l'héritier de celui qui dépouilla ton
père est devant toi ,et ton père n'est pas encore vengé ! .. ;
Et toi, Thélamire , tu vois devant tes yeux le maître légitimede
ta couronne et tu ne cherches point à te délivrer
d'un rival dangereux ! ... Non , ce sentiment si noble ,
pur , si sublime , qui vient de naître dans leurs coeurs , impose
silence à leurs passions . L'amitié est un feu du ciel
qui épure l'ame sans la brûler. Ils se regardent, ils se parlent
avec ce calme du bonheur et de la vertu , comme
deux êtres qui se doivent l'un à l'autre le plus grand de
tous les biens .
Cher Thélamire , dit le fils de Moranzeb , je sortais
du berceau lorsque le malheur vint fondre sur mon père .
Nous étions poursuivis par le destin , nos têtes étaient
proscrites . Un vieillard nommé Horam , resté fidèle à mon
père , nous cacha pendant quelque tems aux regards de la
persécution et nous conduisit ensuite dans cette île abandonnée.
Là nous trouvâmes une petite chaumière qui servit
d'asile au meilleur et au plus infortuné des rois . En
pous quittant, le vertueux et savant Horam remit entre les
mains de Moranzeb cette moitié d'anneau et lui dit :
Reçois , Moranzeh , ce présent des mains du plus fidèle
de tes sujets. Hélas ! c'est tout ce qu'il peut te donner.
Celte île que tu vas désormais habiter est divisée en deux
parties égales par des montagnes presqu'inaccessibles .
Quand Fédor aura atteint sa vingtième année , qu'il prenne
cette moitié d'anneau , qu'il dirige ses pas vers ces montagnes
que tu vois s'élever dans le lointain. S'il parvient à
les franchir sans avoir perdu le trésor que je te confie , il
trouvera l'autre moitié de cet anneau entre les mains d'un
jeune homme doué des mêmes vertus, que lui , et dès ce
moment il sera plus riche à lui seul que tous les rois de
l'univers .
» Mon père accepta le présent d'Horam qui ne l'avait
jamais trompé. L'espérance vint sourire à sa vieillesse et à
son malheur. Ma félicité future le consola de ses peines
passées , et lorsque la mort vint fermer sa paupière , il me
ditenme serrant la main : Adieu , Fédor , je meurs content
, puisqu'un jour tu dois être heureux .
» Parvenu à l'âge de vingt ans , j'ai voulu suivre le conseil
d'Horam , j'ai gravi ces montagnes imposantes , j'ai
triomphé des plus dangereux ennemis du repos des hommes
, de ces passions funestes qui s'opposent à leur bonheur,
puisqu'elles les empêchent de s'aimer.
3
128 MERCURE DE FRANCE ,
Aces mots , les jeunes princes essayent de rapprocher
les deux parties de l'anneau brisé. Quelle est leur joie !
elles s'unissent d'elles-mêmes , et ne forment qu'un tout.
Leur soudure est si parfaite que l'oeil le plus subtil ne
pourrait découvrir l'endroit où elles ont été séparées .
1
« Viens , Fédor , s'écrie Thélamire avec enthousiasme ;
la prédiction d'Horam est accomplie. Ton ami va te replacer
sur ton trône ..... Quoi ! ditFédor en rougissant,
mon ami serait mon sujet ! Non , Thelamire , l'ambition
ne trouvera pas de place dans un coeur où règne l'amitié .
Laissons à la folie le désir de gouverner des fous . La prédiction
d'Horam est accomplie; nous sommes plus riches
que tous les rois de l'univers , puisque chacun de nous
possède un ami . »
Alors les deux princes marchent ensemble vers la demeure
de Fédor , et se préparent à descendre les hautes
montagnes que le fils de Moranzeb avait franchies ; mais
tout-à-coup les montagnes , les rochers , les précipices
s'applanissent devant eux. De vastes napes de gazons parsemées
de fleurs s'étendent sous leurs pas , et des fruits
exquis brillent au-dessus de leurs têtes. Ils approchent de
la chaumière de Moranzeb qui s'élève par degrés , et se
transforme dans un palais élégant et commode , situé entre
les deux bras d'une jolie rivière qui se divise en mille canaux
divers , et répand dans toute l'île la fraîcheur et l'abondance.
On croirait que l'amitié vient de descendre du ciel
pour embellir d'un seul regard l'asile qu'elle s'est choisi .
Peindre le bonheur de Thélamire et de Fedor est audessus
de l'éloquence des hommes . Jamais la douleur n'ose
approcher de deux ames si tendrement unies. L'amour
vint ajouter encore à leur félicité . Fédor épousa la jeune
princesse du Thibet que Moranzeb avait entraînée dans sa
fuite , et Thélamire devint l'époux de Zoraïde , de la soeur
de son ami. Intéressante colonie ! Prospérez au milieu
des mers , loin du commerce des méchans . Que les douces
affections du coeur éloignent de vous ces passions orageuses
qui brisent tous les liens de la société , tous les liens
des familles , et bouleversent les Empires . Conservez cette
simplicité de moeurs de nos premiers parens , lorsqu'ils se
promenaient dans les jardins de l'Eden , avant leur chute
fatale. Un printems perpétuel règne autour de vous et pour
vous ; le ciel qui vous contemple n'oserait se couvrir d'uu
nuage , de peur de perdre un seul moment de vue le spectacle
onchanteur de votre union et de votre félicité. Et vous , rois
AVRIL 1813.
129
des contrées voisines , respectez la retraite de deux amis .
Que gagneriez -vous à les en chasser ? Ils emporteraient
leur précieux anneau sans doute , et cette île charmante
redeviendrait un rocher inculte et sauvage . Ils chercheraient
un autre asile , et lors même qu'ils seraient forcés de
se réfugier dans les affreux déserts de l'Arabie , la douce
et céleste influence de leur anneau ferait naître autour
d'eux un nouvel Eden , où la nature se plairait à déployer
encore ses grâces et ses trésors .
ADRIEN DE SARRAZIN .
VARIÉTÉS .
SPECTACLES . -Académie impériale de Musique .-Le
journaliste qui a conservé la dignité de ses fonctions , qui
s'est toujours fait , comme nous , un devoir de motiver les
critiques , de garder le ton de décence qui convient également
à l'auteur et au censeur , doit gémir de la manière
un peu leste avec laquelle on rend quelquefois compte d'un
ouvrage : la passion tient lieu de jugement , linjure est
substituée à la discussion .
J'ai promis , dans mon dernier article , de parler de la
musique des Abencérages , et je m'acquitte d'autant plus
volontiers de ma promesse, que l'examen de cette musique
ne peut être qu'un triomphe pour son auteur. Je suis loin
de partager l'opinion des personnes qui assimilant un
grand opéra à un vaudeville ou à un opéra bouffon , ne
P'estiment qu'en proportion des airs qu'ils retiennent ou
répètent en sortant. Une telle manière d'apprécier un
grand opéra me semble toujours étrange , et pour me servir
d'une comparaison qui me paraît juste , c'est comparer
la poésie épique à la poésie légère , et vouloir se souvenir
aussi facilement d'une belle tirade de la Henriade que d'un
couplet de vaudeville .
Les choeurs de l'opéra des Abencérages sont et devaient
être la partie la plus brillante ; ils sont écrits d'une
manière savante , riche d'harmonie ; lorsque les Abencérages
et les Zégris se trouvent ensemble sur la scène ,
ils offrent une double expression bien distincte , et qui
cependant, loin de nuire à l'effet principal , offre un tout
satisfaisant. Le premier air chanté par Nourrit : Enfin
j'ai vu naître l'aurore , est ravissant de mélodie ; l'ex-
I
130 MERCURE DE FRANCE ,
1
,
pression en est douce et suave ; c'est bien un amant
heurenx qui voit naître le jour où tous ses voeux doivent
être comblés . Une romance chantée par Eloi avec un
rare talent a été couverte d'applaudissemens . Le final
du premier acte est superbe . Les Maures reprennent les
armes et volent aux combats ; M. Chérubini a parfaitement
saisi l'expression guerrière de cette situation , à laquelle
viennent si naturellement se mêler les craintes de Noraïme
.
Le second et le troisième actes offrent aussi de grandes
beautés , et si je voulais citer tous les morceaux dignes
d'une mention particulière , je pourrais appeler l'attention
des lecteurs sur la presque -totalité de l'opéra . Cependant
je ne puis me refuser au plaisir de citer encore un air chanté
par Almanzor au second acte : C'en est fait , j'ai vu disparaître
, et les adieux de Noraïme au tombeau de sa
mère .
M. Chérubini me paraît avoir , dans cet ouvrage , dignement
soutenu le nom de premier compositeur de l'Europe,
que les plus célèbres musiciens se sont accordés à lui
donner.
Les ballets sont de M. Gardel ; l'imagination de ce savant
chorégraphe est inépuisable : lorsqu'on songe à la
quantité de ses ouvrages , on croirait qu'après avoir autant
travaillé , il devrait être impossible de produire encore , et
cependant son dernier ballet est toujours celui qu'on préfère
. La danse a prodigué toutes ses richesses , et présente
réunis les talens Vestris , Albert , Antonin ; Mesdames
Gardel , qu'il faut toujours nommer la première ; Clotilde ,
Biggotini , Fanni Bias , etc. On a distingué , dans le grand
nombre des jolis pas , celui qu'Albert danse avec mesdames
Gardel et Biggotini , en s'accompagnant de la guitare ; la
difficulté des pas qu'il exécute ne nuit ni à la mesure , ni
à la précision de son jeu sur cet instrument .
J'ai dit que les décorations ont été exécutées sur les dessius
de M. Isabey ; leur bel ensemble , joint à la fidélité
des détails , prouve ce que l'on avait déjà dit de cet artiste :
c'est que le vrai talent sait se plier à tout , et se montrer
supérieur dans plusieurs genres .
Nourrit a joué le rôle d'Almanzor avec beaucoup d'intelligence
et toute la chaleur désirable , mais il l'a chanté
avec cette voix pure et flexible qui n'appartient qu'à lui .
Mme Branchu a été forcée , par une indisposition , de
céder son rôle à Me Himm , après la première représen-
:
SEINE
AVRIL 1813 .
tation; c'est faire de Mlle Himm un grand éloge que d
dire qu'elle n'y a point excité de regrets . Dérivis est bean
dans le rôle d'Alémar .
Somme totale , les Abencérages me paraissent réupir
les diverses beautés que l'on doit rechercher dans
opéra ; des situations attachantes , une belle musique , des
danses gracieuses et des décorations pittoresques . B.
Théâtre-Français . - La Suite d'un Bal masqué. -
Comme la coquetterie est le ressort que les femmes manient
le plus habilement, faut-il être surpris que cette
comédie , qu'on assure être la production d'une femme ,
ait pour base ce sentiment ?
Mm de Mareuil a promis sa main à Saint-Albe , jeune
homme passionné et jaloux ; elle l'aime , mais l'amour de
cette belle ne l'empêche pas de suivre les bals de l'Opéra .
Il est difficile que la jeunesse abandonne le temple de la
folie , et l'âge seul paralyse les ailes des papillons .
Guidée par la seule étourderie , Mme de Mareuil fait sous
le masque la conquête du jeune Versac , dont elle connaît
déjà le nom et la famille . Sachant qu'il est en procès ávéc
Me de Belmont , veuve charmante dont elle est l'amie ,
que ce procès retient à Paris , et qui habite avec elle le
même hôtel , notre adroite coquette conçoit le projet de
terminer leurs différents . Que risque-t-elle ? si elle réussit ,
elle cimente le bonheur de son amie ; si elle échoue , c'est
un adorateur de plus qu'elle enchaîne à son char , et c'est
toujours une consolation. L'imagination s'enflamme aiséinent
au bal. Versac vivement épris , la fait suivre , et parvient
à découvrir son adresse . Il lui écrit , demande à
la voir. On le recevra , pourvu qu'il se présente sous le
nom de Gerville. Elle apprend à Saint-Albe la conquête
qu'elle a faite au bal lui vante l'esprit, la grace de son rival,
et lui dit avec une joie piquante qu'elle l'attend. Mouvement
d'humeur de la part de l'amant; il sort , on jouit de
son dépit . Cependant Gerville va venir , il est instant de
décider Mede Belmont de passer auprès de lui pour
Mme de Mareuil . Elle a fait une inconséquence; pour que la
partie soit égale , il faut que son amie en fasse une à son
tour. Me de Belmont ne s'y prête qu'avec peine . Eh ! que
dirai-je s'il me parle? Eh bien vous répondrez. Elle ponvait
répliquer : qui répond paye. Gerville arrive : on devine
tout ce que cette scène pent avoir de piquant. Le premier
coup-d'oeil a suffi . Me de Belmont est aimée . On est prêt
DE
LA
5.
cen
12
132 MERCURE DE FRANCE ,
envers elle à tous les sacrifices . Au moment le plus vifde
l'entretien , Mme de Mareuil entre . Cette femme si séduisante
, qui enivrait Gerville sous le masque , devient presque
un objet importun : tant la passion enlaidit ou embellit les
objets ! Malgré sa coquetterie , on sent qu'elle est contente
de n'avoir pas su plaire. Comme, le premier pas franchi ,
rien ne coûte , Gerville est invité à souper ; il accepte. Un
moment après , Mme de Belmont , à qui son amie a quelque
chose à communiquer , le laisse seul , en lui offrant pour
compagnie des livres. Saint-Albe arrive . Gerville qui le
connaît depuis long-tems , tout plein de sa passion , lui fait
confidence de son amour pour Mme de Mareuil , de l'intrigue
qu'il a nouée avec elle au bal de l'Opéra , de ses
projets , et le prie de le servir, lui montrant la lettre qu'il
en a reçue. Notre jaloux refuse obstinément ; et consent
ensuite , pour toute faveur , à tenir secret une heure seulement
le nom de son rival. Du reste , le choix de Mm de
Mareuil décidera de leur bonheur. M de Belmont revient .
Un mot dessille les yeux de Saint-Albe . La joie éclate , et
comme le secret devient inutile à garder, il dévoile te nom
de Versac. Mme de Belmont est un peu piquée du mystère
que lui a fait son amie , mais elle pardonne tout à son bon coeur . Gerville et Mme de Mareuil arrivent . Tout s'éclaircit.
Saint -Albe épouse Mme de Mareuil , et Mme de Belmont
gagne à-la- fois un procès et un mari.
Cette pièce a parfaitement réussi, et méritait son succès.
L'intrigue se none avec adresse et se dénoue de même . Le
dialogue est coulant, naturel, facile ; on y remarque ces
traits délicatement aiguisés par la main des femmes :
Et ces expressions , si fines , si naïves ,
Des malices du sexe innocentes archives .
Le jeu de Me Leverd est décent et spirituel. Armand
fait ressortir avec adresse plusieurs mots plaisans . Michelot
saisit bien les nuances du dépit, de la jalousie et de lajoie.
Mlle Mars , qui imprime son cachet au moindre rôle , semble
encore se surpasser , et n'a de rivale qu'elle-même .
1 DU PUY DES ISLETS .
Théâtre de l'Impératrice . — Les Filles à Marier , les
Trois Sultanes , pour la représentation au bénéfice de
Mlle Délia (*) .
(*) Cet article aurait dû paraître il y a quinze jours. L'abondano
des matières nous a forcé de le retarder.
AVRIL 1813 . 133
Les Filles à Marier , les Trois Sultanes , le chant de
M Sessi , et la danse du shall par Mlle Délia, c'était pour
le coup grande fête à l'Odéon .
Les Filles à Marier sont une assez jolie pièce de M. Picard.
Son titre seul suffisait pour attirer du monde , et en
attirait beaucoup à Louvois .
La pièce deviendra également pour l'Odéon une bonne
fortune, et quoiqu'elle n'y ait pas eu une physionomie
aussi vive et aussi enjouée que lorsqu'elle fit son entrée
dans le monde , elle se soutiendra par la gentillesse de
Mlle Fleuri , l'air décent et modeste de Mile Perrou , la
finesse de Mlle Délia , très- française , quoique née à Smyrne ,
et par le naturel très-comique de M. Perrou , qu'on croirait
né sur les bords de la Garonne .
M Délia , qui jouait dans la première pièce l'espiègle
Ursule, est devenue dans le seconde la coquette Roxelane .
D'une espiègle à une coquette , la différence n'est pas
grande , aussi n'a-t-elle point dérogé. Il y a long-tems
qu'elle guettait ce rôle , qui semblait un fruit défendu , et
par-là devenait plus attrayant , mais qui au fait n'en était
pas un , puisque l'ouvrage appartenait à l'ancien répertoire
de la comédie italienne . Clairval et Me Beaupré , dont on
vantait la figure , y recueillaient une ample moisson d'applaudissemens
. Dans l'un, on distinguait un sultan voluptueux
, harassé de jouissances , qui cherche le plaisir au sein
du plaisir même , et dans l'autre , la jolie femme qui
triomphe par droit de conquête et de caprice .
La pièce des Trois Sultanes n'est assurément point un
bon ouvrage. e dialogue n'offre pas un seul mot de vérité .
Il règne dans les deux premiers actes un ton maniéré et
plein d'afféterie , et dans le dernier un ton philosophique ,
très à la mode alors , mais assez bizarre dans la bouche
d'une petite Française dont le nez retroussé bouleverse un
empire.
La pièce fut attribuée dans le tems à M. l'abbé de Voisenon,
parce qu'on y crut reconnaître le tour d'esprit de
cet abbé , à qui l'épithète dejoli pédant , décernée à Fontenelle
par J. B. Rousseau , convenait assez bien. La plus
grande gloire de Voisenon est d'avoir inspiré à Voltaire
cette jolie épitaphe :
Ici git ou plutôt frétille
Voisenon frère de Chaulieu ;
Asa muse vive et gentille
134 MERCURE DE FRANCE ,
Je ne prétends point dire adieu ,
Car je m'en vais dans le même lieu ,
Comme cadet de la famille .
Quel humble cadet que Voltaire , et quel aîné que Voisenon
! Mais Voisenon avait encensé Voltaire, et la reconnaissance
du grand homme poursuivait quelquefois les
admirateurs au-delà même du tombeau. Ilfit présent de
sa place à tout le monde, et son fauteuil reste encore vacant.
Mais revenons à Mll Délia: elle met dans le rôle de
Roxelane beaucoup d'esprit , d'intelligence et de grâce ;
cette actrice a tout ce qu'il faut pour y réussir, au nez près ,
qui n'est pas retroussé. Mêlons à beaucoup de louanges un
peu de conseils. Mlle Délia n'a pas toujours dans son articulation
la netteté convenable . Ce défaut , qui pourrait devenir
très-grave , puisque la première loi au théâtre consiste
à se bien faire entendre , peut se corriger avec des
soins . Si le bègne Démosthènes , en s'efforçant de mâcher
des cailloux , devint le plus grand des orateurs , MDélia ,
avec moins de peine, peut devenir la plus aimable des
actrices . Mes observations n'empêchent point qu'elle ne
soit à l'Odéon le miracle des coquettes et la sultane favo
rite . Quant à Mille Leroi , sa jolie figure serait de mise dans
tous les sérails de l'Orient . Je voudrais bien dire un mot
du sultan Thénard , mais je le vois qui me fait signe de ne
point commettre d'indiscrétion. Comme on ne quitte point
un bon repas sans parler du mets le plus exquis , je n'oublierai
point Mme Sessi , qui , quoiqu'accessoire , a joué un
rôle si principal dans la fête : je voudrais la louer d'une
manière digne d'elle , mais il faudrait rajeunir mes louanges ;
et mon éloge ne pourrait jamais égaler l'éclat de sa voix ,
ni la fraîcheur de son chant . DU PUY DES ISLETS .
INSTITUT IMPÉRIAL DE FRANCE. -La classe de la langue
et de la littérature françaises a tenu , aujourd'hui jeudi 15
avril, une séance publique annuelle pour la réception de
M. Duval. Elle a été présidée par M. le comte Regnaud
de Saint-Jean-d'Angely. Voici l'ordre des lectures qui ont
eu lieu:
M. le secrétaire-perpétuel a fait le rapport sur le concours
et sur les pièces de vers qui ont obtenu une mention
honorable.
Il a fait ensuite l'annonce des sujets de prix pour 1814 .
M. Duval a prononcé son discours de réception avec
AVRIL 1813 . 135
beaucoup de modestie et de sentiment. On a applaudi à
un grand nombre d'aperçus ingénieux , de traits piquans .
M. le président a répondu par un discours éloquent ,
brillant , souvent sublime . Chaque tirade , presque chaque
phrase était couverte d'applaudissemens .
M. Le Mercier a lu une Epître en vers , et M. Parcevalde-
Grandmaison , un fragment d'un poëme sur les beauxarts
.
NECROLOGIE . -L'Europe savante vient de faire une de
ces pertes dont il est donné à un petit nombre d'esprits de
sentir toute l'importance. L'illustre M. de Lagrange , chargé
d'honneurs et d'années , vient de mourir , emportant les
regrets du Souverain qui avait décerné à son génie les plus
hautes récompenses , du Sénat qui se glorifiait de le compter
parmi ses membres , de l'Institut de France , où ses plus
dignes rivaux n'ont jamais prononcé son nom qu'avec
respect. Ses obsèques ont eu lieu mardi dernier avec la
solennité due à son rang .
Le cortège arrivé à l'église Sainte-Geneviève , M. le comte
de Lacépède , président du Sénat , non moins à ce titre
qu'à celui d'ami de l'illustre défunt , a prononcé le discours
suivant :
<<Monsieur l'archiprêtre de Sainte -Geneviève ,
>> Messieurs du chapitre métropolitain ,
» Nous suivons sous ces voûtes funèbres , dans ce dernier asile du
génie , de la sagesse , de l'héroïsme et des vertus , un grand homme
qui nous était bien cher.
>>Depuis plus d'un demi-siècle , l'Europe savante prononçait avee
respect le nom de Lagrange .
Fameux , dès sa jeunesse , par des concours célèbres où il montra ,
l'art de résoudre d'importans problèmes , qui jusqu'à lui avaient
échappé aux recherches des géomètres les plus habiles ; annonçant
de bonne heure ce qu'il devait faire pour la science vers laquelle
l'entraînait un penchant irrésistible; indiqué à un grand roi par un de
ceux qui tenaient alors le sceptre des mathématiques , commele
seul qui pût dignement remplacer Euler ; réunissant dans les différens
ouvrages qu'il publliiaa ,, la grandeur des vues , la fécondité dès
découvertes , et la profondeur des pensées , à la sûreté de la méthode
, et à la clarté du style ; créant , pour ainsi dire , une science
nouvelle par l'application aux diverses parties de la géométrie et de
lamécanique ; d'une grande et belle conception qui substituait des
principes évidens et des démonstrations rigoureuses à des hypothèses
gratuites , ou à des considérations moins exactes , il fut proclamé par
les savans les plus digues de le juger , l'heureux émule de Leibnitz et
deNewton.
136 MERCURE DE FRANCE , AVRIL 1813 .
>> Cette grande renommée , les honneurs et les hommages qui la
suivirent , n'altérèrent jamais la bonté de son caractère , la simplicité
de ses moeurs , la candeur de son esprit , sa modestie avec ses contemporains
, sa justice envers ses prédécesseurs , son affection pour
ses amis .
>>Ces qualités si touchantes , sur - tout lorsqu'elles embellissent une
haute réputation , ne rendirent jamais plus heureux sa digne compagne
et ceux qu'il chérissait que lorsque , sur la fin de sa carrière ,
il s'occupait àà mettre la dernière main au grand monument qu'il avait
élevé en l'honneur des sciences .
Ah ! lorsqu'auprès de son cercueil nous jetons les yeux sur ces
couronnes académiques , sur cette pourpre sénatoriale , sur cette
palme de l'honneur , sur ce premier symbole d'un ordre illustre , sur
ces téinoignages des sentimens du plus grand des souverains , de celui
dont l'estime est un si grand éloge , avec quel intérêt nous cherchons
, parini ces trophées , cet ouvrage du génie et d'une longue
méditation cette théorie des fonctions analytiques , qui brillerait
comme un grand bienfait , au milieu de ces nobles récompenses !
>>>Lorsque Newton cessa de vivre , l'admiration grava sur sa tombe
cette inscription remarquable : Que les mortels sefelicitent d'avoir eu
un si bel ornement de l'espèce humaine ! La postérité gravera les
mêmes paroles sur la tombe de Lagrange .
>>Mais l'éclat de tant de gloire ne fait que nous découvrir davantage
la grandeur de notre perte ; il ne soulage pas notre douleur profonde.
Une seule pensée , une espérance sublime , que le sentiment
embrasse avec transport , et que la religion consacre en la fondant
sur la parole même de Dieu , peut seule adoucir les regrets de l'amitié
éplorée , en ouvrant à ses yeux les portes de la véritable immortalité
. Ministres de l'Eternel , secondez cet espoir consolateur , en joignant
à nos voeux vos pieuses cérémonies et vos saintes prières . »
A la suite de ce discours , M.le comte Laplace s'est
approché du cercueil , et a dit :
Messieurs , qu'il me soit permis d'ajouter quelques mots au discours
éloquent que vous venez d'entendre sur le grand homme dont
nous pleurons la mort,
>> Parmi les inventeurs qui ont le plus reculé les bornes de nos
connaissances , Newton et lui me paraissent avoir possédé au plus
haut point ce tact heureux qui , faisant discerner dans les objets les
principes généraux qu'ils recèlent , constitue le véritable génie des
sciences , dont le but est la découverte de ces principes . Ce tact
joint à une rare élégance dans l'exposition des théories les plus abstraites
, caractérise M. de Lagrange .
•
> Sa perte sera vivement sentie par tous les géomètres , dont ses
immortels ouvrages font l'instruction et les délices : elle excitera les
regrets de tous ceux qui s'intéressent aux progrès de l'esprit humain :
l'amitié qui nous unissait depuis long-tems me rend cette perte encore
plus douloureuse . »
POLITIQUE.
S. M, I'EMPEREUR est parti le 15 de ce mois à une
heure du matin pour Mayence .
Voici , suivant une note officielle qui a paru le même
jour, quelle était la situation des armées françaises dans le
nord , au 5 avril.
Les nouvelles de Dantzick étaient satisfaisantes . La
nombreuse garnison a formé des camps en dehors . L'ennemi
se tenait éloigné de la place , et ne paraissait pas en
disposition de rien tenter. Deux frégates anglaises s'étaient
fait voir devant la place .
AThorn il n'y avait rien de nouveau. On y avait mis le
tems à profit pour améliorer les fortifications .
1
:
L'ennemi n'avait que très-peu de forces devant Modlin ;
le général Daendels en a profité pour faire une sortie , a
repoussé le corps ennemi , et s'est emparé d'un gros convoi
, où il y avait entr'autres 500 boeufs .
La garnison de Zamosc est maîtresse du pays à six lieues
à la ronde , l'ennemi n'observant cette place qu'avec quelque
cavalerie légère .
Le général Frimont et le prince Poniatowsky étaient
toujours dans la même position sur la Pilica .
Stettin , Custrin et Glogau étaient dans le même état.
L'ennemi paraissait avoir des projets sur Glogau , dont le
blocus était resserré .
Le corps ennemi qui , le 27 mars , a passé l'Elbe à
Werben , dont l'arrière-garde a été défaite le 28 par le général
Montbrun , et jetée dans la rivière , s'était dirigé sur
Lunebourg.
Le 26 , le général Morand partit de Brême , et se porta
sur Lunebourg , où il arriva le 1 avril . Les habitans , soutenus
par quelques troupes légères de l'ennemi , voulurent
faire résistance; les portes furent enfoncées à coups
de canon , une trentaine de ces rebelles passés par les
armes , et la ville fut soumise .
Le 2 , le corps ennemi qu'on supposait de 3 à 4000
hommes, infanterie , cavalerie et artillerie , se présenta deyant
Lunebourg . Le général Morand marchaasa rencontre
138 MERCURE DE FRANCE ,
avec sa colonne , composée de 800 Saxons et 200 Français ,
avec une trentaine de cavaliers et quatre pièces de canon .
La canonnade s'engagea. L'ennemi avait été forcé de quitter
plusieurs positions , lorsque le général Morand fut tué
par un boulet. Le commandement passa à un colonel
saxon . Les troupes , étonnées de la perte de leur chef , se
replièrent dans la ville; et après s'y être défendues pendant
une demi-journée , elles capitulèrent le soir. L'ennemi fit
✔ ainsi prisonniers 700 Saxons et 200 Français. Une partie
des prisonniers ont été repris .
Le lendemain , le général Montbrun , commandant
l'avant-garde du corps du prince d'Eckmulh , arriva à
Lunebourg . L'ennemi , instruit de son approche , avait
évacué la ville en toute hâte et repassé l'Elbe . Le prince
d'Eckmulh , arrivé le 4 , a forcé l'ennemi à retirer tous ses
partis de la rive gauche de l'Elbe , et a fait occuper Stade .
Le 5 , le général Vandamme avait réuni à Brême les
divisions Saint- Cyr et Dufour. Le général Dumonceau
avec sa division était à Minden.
Le vice- roi a rencontré , le 2 avril , une division prussienne
, en avant de Magdebourg sur la rive droite de
f'Elbe , l'a culbutée , l'a poursuivie l'espace de plusieurs
lieues , et lui a fait quelques centaines de prisonniers .
La brigade bavaroise , qui fait partie de la division du
général Durutte , a eu , le 29 mars , une affaire à Coldiz
avec la cavalerie ennemie. Cette infanterie a repoussé
toutes les charges que l'ennemi a tentées sur elle , et lui a
tué plus de 100 hommes , parmi lesquels on a reconnu un
colonel et plusieurs officiers . La perte des Bavarois n'a été
que de 16 hommes blessés . Depuis lors , le général Durutte
a continué son mouvement sans être inquiété , pour
se porter sur la Saale à Bernbourg .
Un détachement de cavalerie ennemie était entré le 5
dans Leipsick .
Le duc de Bellune était en observation à Calbe et Bernbourg
sur la Saale .
Aumoment où nous écrivons ,une seconde note a parus
il importe de la consigner ici .
Situation des armées dans le nord au 10 avril.
Le 5, la 35 division , commandée par le généralGrenier,
a eu une affaire d'avant-poste sur la rive droite de l'Elbe ,
àquatre lieues de Magdebourg . Quatre bataillons de cette
AVRIL 1813 . 139
division seulement ont été engagés. L'infanterie a montré
son intrépidité ordinaire , et l'ennemi a été repoussé .
Le 7, le vice-roi étant instruit que l'ennemi avait passé
l'Elbe à Dessau , a envoyé le 5º corps et une partie du 11
pour appuyer le 2º corps , commandé par le duc de Bel-
June. Lui-même il s'est porté à Stassfurt , où son quartiergénéral
était le 9 , et il a réuni son armée sur la Saale , la
gauche à l'Elbe , la droite appuyée aux montagnes du Harz ,
et sa réserve à Magdebourg.
Le prince d'Eckmulh , qui , le 8 , avait son quartier-général
à Lunebourg , se mettait en marche pour se rapprocher
de Magdebourg.
L'artillerie des divisions du général Vandamme arrivait
à Brême et à Minden .
La tête d'un corps composé de deux divisions , qui doit
prendre position à Wezel , sous les ordres du général Lemarois
, commençait à arriver.
Le 10 , le général Souham avait envoyé un régiment à
Erfurt , où on n'avait pas encore de nouvelles des troupes
légères de l'ennemi .
Le duc de Raguse prenait position sur les hauteurs
d'Eisenach .
L'armée française du Mein paraissait en mouvement
dans différentes directions .
Le prince de Neufchâtel était attendu à Mayence .
Une partie de l'état-major de l'Empereur y était arrivée ,
ce quifaisait présumer l'arrivée prochaine de ce souverain .
Le parti américain , qui veut une guerre ou une paix
également honorables , qui croit n'avoir pas inutilement
reconquis les droits de l'Union , et qui ne veut pas retomber,
après trente ans d'indépendance glorieuse , au rang
d'une colonie anglaise , vient de remporter une éclatante
victoire : il a obtenu que les affaires de ce pays fussent
dirigées pendant quatre ans encore par un homme dont
tous les actes , dans sa présidence , ont été dictés par un
sentiment éclairé des véritables intérêts de sa patrie , qui
aconstamment jugé à quel prix il fallait acheter l'alliance
anglaise , et quel nom il fallait donner à cette alliance
prétendue , par-tout où elle s'établit. M. Madisson a été
constamment Américain , et les Américains l'ont réélu
président des Etats-Unis pour quatre ans ; son compétiteur,
M. Gerry , est élu vice-président pour le même tems .
Ainsi toutes les intrigues de l'Angleterre pour empêcher
40 MERCURE DE FRANCE ,
cette élection ont été nulles . La proclamation s'en est faite
à Washington avec la plus grande solennité , et avec l'expression
de l'assentiment et de l'allégresse universelle .
Le premier acte auquel le président réélu vient d'être
autorisé , est un droit de représailles que les excès des Anglais
et leurs insupportables prétentions ne rendent que
trop légitimes . Dorénavant tout citoyen des Etats-Unis.
au service militaire de cette république , faisant service à
bord d'un de ses vaisseaux de guerre ou de ses corsaires ,
qui , saisi par les Anglais , essuyera une punition quelconque
, sous prétexte qu'il est né sur le territoire anglais ,
entraînera une représaille , et l'application de la même
punition à tout sujet du gouvernement anglais qui , né sur
le territoire des Etats-Unis , sera saisi les armes à la main
au service de la Grande-Bretagne. L'acte et l'assujétissement
de ses formes seront soumis à une cour martiale .
L'affaire scandaleuse de la princesse de Galles continue
d'occuper à Londres l'attention publique et les feuilles périodiques
. L'anecdote suivante peut être citée pour donner
une idée de la tournure des idées à cet égard , et de la
manière dont on interprète les démarches de la princesse .
« La princesse Charlotte , dit le Morning- Chronicle , a
écrit , il y a quinzejours , une lettre au prince-régent , pour
lui demander la permission de s'acquitter d'un devoir personnel
envers sa mère , à l'occasion du décès de la duchesse
de Brunswick . Dans la soirée , elle a reçu , dit - on , un message
verbal , qui portait qu'elle aurait assez de tems pour
Jui rendre visite après les funérailles . Jeudi , la princesse
écrivit une autre lettre , dans laquelle elle priait S. A. R.
de lui permettre de rendre visite à sa mère. N'ayant pas
reçu de réponse , la princesse a conclu que qui ne dit mot
consent , et elle alla voir sa mère à Blakheath . "
Mais voici un témoignage public des sentimens qu'inspire
cette affaire à tout ce qui n'est pas dévoué au parti
ministériel. Dans une assemblée générale de la cité, présidée
par le lord maire , M l'alderman Wood a pris la
parole , et a prononcé un long discours , qu'il a terminé par
la motion qu'il fût présenté à S. A. R. la princesse de
Galles une respectueuse et humble adresse , pour la féliciter
d'avoir échappé à la cruelle tentative qui a étéfaite
contre son honneur et contre sa rie.
1
Après quelques discussions , l'adresse proposée a été
lue. Elle porte que les sentimens d'affection que la livery
de Londres a ressentiş à l'arrivée de la princesse en Anglo
AVRIL 1813 . 14
1
terre , ne sont en rien diminués ; que tous ses membres
sont pénétrés du plus profond respect pour tous les individus
qui appartiennent à l'illustre maison de Brunswick ;
qu'ils ont vu avec indignation et horreur l'affreuse conspiration
qui a été tramée contre l'honneur et la vie de la
princesse ; qu'ils sont pénétrés d'admiration pour la modération
, la patience et la magnanimité qu'elle a montrées
pendant sa longue persécution .
L'adresse se termine par des témoignages de la confiance
qu'a la livery , que la princesse Charlotte , élevée sous les
yeux d'une telle mère , fera le bonheur de l'Angleterre ,
et par des voeux pour la santé , la félicité et la prospérité de
S. A. R.
L'adresse a été reçue avec les plus viſs témoignages de
joie, et a été approuvée presqu'à l'unanimité .
Il a été décidé qu'elle serait présentée par le maire , les
alderman , les 100 membres de la livery; et les schérifs ont
élé invités à se rendre auprès de S. A. R. , pour savoir
quand il lui plairait de recevoir la députation .
Sur la motion de M. Waithman , on a voté des remercimens
à M. Whitbread , à M. Cochrane Johnstone , et à
sir Francis Burdett, pour la part qu'ils ont prise dans la
défense de S. A. R.
On a voté aussi des remercîmens à l'alderman Wood ,
après quoi l'assemblée s'est séparée .
La princesse , plongée dans l'affliction causée par la mort
de la duchesse de Brunswick sa mère , n'a pu recevoir la
députation de la cité aussitôt la rédaction de l'adresse : elle
a dû la recevoir non publiquement , mais dans ses appartemens
, le lundi 5 avril .
La continuation de la discussion sur les affaires de la
compagnie des Indes , et les projets du chancelier de
l'échiquier relatifs aux billets d'amortissement , projets attaqués
comme destructifs du crédit national et contraires à la
foi publique, aux engagemens du gouvernementlui-même ,
et à l'objet des institutions de ces billets , ont occupé les
deux chambres . Ces objets sont intéressans : ils concourent
à prouver les embarras qu'éprouve le ministère , les difficultés
qui entravent le commerce; mais de nombreuses pétitions
déposées sur le bureau par divers membres , pétitions
ayant toutes pour objet la paix et les moyens de
Tenouer une négociation avec la France , nous intéressent
bien plus particulièrement encore ; nous entrerous à cet
égard dans quelques détails .
742 MERCURE DE FRANCE ,
Lord Holland devant les pairs assemblés s'esthautement
rendu l'organe des pétitionnaires ; il a déclaré partager
l'opinion , et penser qu'après tant de sang versé , la paix
devait être l'objet de tous les voeux, et que les circonstances
la rendaient aussi possible qu'elle est désirable. L'orateur
n'accuse pas les ministres de se bercer encore d'idées chimériques
, du vain projet de renverser le grand homme qui,
dit-il , est à la tête du gouvernement français ; il ne les
accuse pas de prétendre arracher à la France le fruit de
vingt-cinq années de travaux et de victoires; si cela était ,
il n'est pas , ajoute-t-il , un Français qui ne dût verser jusqu'à
la dernière goutte de son sang pour résister à de telles
prétentions , et pas un Anglais qui dût verser une seule
goutte du sien pour les soutenir. Lord Holland pense
qu'il est toujours tems de parler des moyens de faire la paix,
que le moment présent est plus favorable que jamais : il
demande et il obtient que les pétitions en faveur de la paix
soient déposées sur le bureau.
Dans la chambres des communes , M. Whitbread s'est
également rendu l'interprête des Pétitionnaires ; l'orateur
diffère cependant avec lord Holland en ce point , qu'il ne
croit pas la circonstance actuelle propre à ouvrir des négociations;
mais il soutient que de cette circonstance il peut
naître un moment favorable , et qu'alors les ministres
doivent s'empresser de la saisir.
<<Lorsqu'au commencement de la session actuelle , a-t-il
dit , il proposa un amendement à l'adresse à présenter au
prince régent , et prévint la chambre de la motion dont
il vient d'être question , il ne désigna aucune époque précise
où il eût l'intention de la faire , et depuis lors it l'avait
ajournée indéfiniment. A présent même , que les événemens
récemment survenus dans le nord de l'Europe , au
lieu de faciliter la paix , paraissentymettre un nouvel obs
tacle , il croit convenable de laisser aux ministres une
entière liberté de prendre telle mesure qu'ils jugeront à
propos à ce sujet , à moins qu'ils ne se conduisent de manière
à le convaincre qu'ils ne sont point disposés à profiterde
l'occasion favorable qui pourrait se présenter dans
ces circonstances , ou qu'ils ont conçu quelques-unes de
ces espérances chimériques qui ont séduit d'autres ministres
précédemment. S'il les croyait livrés à ces espérances
chimériques , il se trouverait obligé à faire une
motion non directement pour qu'on fasse la paix , mais
pour une adresse au prince régent , à l'effet de le supplier
AVRIL 1813 . 143
de renvoyer des ministres qui ne paraîtraient pas disposés
à procurer à la nation une paix raisonnable. Mais jusqu'à
ce qu'il ait cette conviction , il différera sa motion pour la
paix indéfiniment.n
Lord Castelreagh a répondu que l'opinion professée par
le préopinant relativement aux pétitions actuelles , est trèsconstitutionnelle
, et qu'il a bien raison d'observer que le
gouvernement ne doit être nullement gêné dans ses opérations
relatives à la paix ; qu'en conséquence', lorsqu'il
trouvera bon de faire sa motion à ce sujet , ce sera le moment
convenable de lui répondre .
Les pétitions ont été déposées sur le bureau .
Les nouvelles d'Allemagne font connaître que le cabinet
autrichien continue à s'occuper des mesures propres
à raffermir le crédit , et à régulariser les finances , en même
tems que celles qui sont relatives à l'armée d'observation.
La famille royale de Saxe est arrivée à Ratisbonne , où elle
a été reçue avec les plus grands honneurs , et visitée par la
famille de Bavière. Le roi de Wurtemberg , celui de Westphalie
, tous les princes de la Confédération sont sans
relâche occupés à passer des revues de corps qui rejoiguent
aussitôt les points qui leur sont assignés .
M. de Scharzenberg a été présenté à l'Empereur Napoléon
la veille du départ de S. M. , et lui a remis une lettre
de son souverain . M. de Bubna est reparti le lendemain
pour Vienne , où l'ambassade de M. de Narbonne a été
reçue avec la plus grande solennité. S ....
ANNONCES.
Le Bon Jardinier , Almanach pour l'Année 1813 , dédié et présenté
à Sa Majesté l'Impératrice , par M. Mordant De Launay , l'un
des bibliothécaires au Jardin des Plantes ; contenant des préceptes
généraux de culture ; l'indication des travaux à faire dans les jardins ;
ladescription, l'histoire,et la culture particulière de toutes les plantes
utiles , soit potagères ou propres aux fourrages , soit arbres fruitiers
de toutes espèces , avec la manière de les bien conduire et l'indication
des meilleurs fruits . Suivis d'une Table latine et française très-complète
de tous les noms botaniques , vulgaires et même triviaux de
chaque plante , et d'un Vocabulaire explicatif de tous les termes de
jardinage et de botanique ayant besoin d'interprétation. Nouvelle
édition , augmentée d'environ 100 pages. Un vol. in- 12. Prix, 6 fr. ,
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et8 fr. 25 c. franc de port. Chez Audot , libraire rueSt-Jacques ,
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Imprimé pour la première fois in- 18 , sur beau carré d'Hollände
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avec la lettre , 3 fr. 50 c .; cartonné à la Bradel , 4 fr.; relié en veau
doré sur tranche avec filet , 6 fr . Figures avant la lettre , cartonné
à la Bradel , 8 fr .; relié en veau doré sur tranche , etc. 10 fr. -
Epreuves doubles , la première à l'eau forte , la seconde finie , avant
la lettre et cartonné , 12fr . Chez Arthus-Bertrand , libraire , rue
Hautefeuille , nº 23 .
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Mémorial Horaire , ou Thermomètre d'emploi du tems , servant à
indiquer le nombre d'heures données par jour à chacune des divisions
et subdivisions ; 1º De la vie intérieure et individuelle , considérée
sous les rapports physique , moral et intellectuel ; 2º De la vie extérieure
et sociale , pour l'année 18 .. , ou Tablettes destinées à procurer
le moyen de recueillir en une minute et sur une seule ligne , pour
chaque intervalle de vingt- quatre heures tous les divers emplois et
les principaux résultats de la vie pendant le même espace de tems.
In-8°. Prix , 2 fr. , et 2 fr . 50 c . franc de port. Chez le même .
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N. B. Ces deux ouvrages sont de l'imprimerie royale de Milan.
AVIS.- La lettre de M. Valant à M. François (de Neufchâteau) ,
que nous avons annoncée , il y a quelque tems se trouve chez
Debray , lib . , rue Saint-Honoré , vis-à-vis celle du Coq. Prix , I fr .
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Le MERCURE DE FRANCE parait le Samedi de chaque semaine ,
par cahier de trois feuilles. Leprix de la souscription est de 48francs
pour l'année , de 25francs pour six mois , et de 13francs pour un
trimestre .
Le MERCURE ÉTRANGER paraît à la fin de chaque mois , par
cahier de quatre feuilles. Le prix de la souscription est de 20francs
pour l'année , et de 11 francs pour six mois. ( Les abonnés au
Mercure de France , ne paient que 18 fr. pour l'année , et 10 fr. pour
six mois de souscription au Mercure Etranger. )
On souscrit tant pour le Mercure de France que pour le Mercure
Étranger, au Bureau du Mercure , rue Hautefeuille , nº 23 ; et chez
les principaux libraires de Paris , des départemens et de l'étranger ,
ainsi que chez tous les directeurs des postes .
Les Ouvrages que l'on voudra faire annoncer dans l'un ou l'autre
de ces Journaux, et les Articles dont on désirera l'insertion , devront
être adressés ,francs de port , à M. le Directeur- Général du Mercure ,
Paris .
SEINE
cem
MERCURE
DE FRANCE.
N° DCXIV .
A
-
Samedi 24 Avril 1813 .
POÉSIE
FRAGMENT TIRÉ DE L'ENFER DU DANTE , CHANT IV.
Le Dante arrive au premier cercle de l'Enfer et descend
dans les Limbes , où il trouve les ames de ceux qui
sont morts sans avoir reçu le baptême.
1
Ruppemi l'alto sonno nella testa
Un greve tuono , si chi mi riscossi ,
Come persona , che per forza è desta. etc.
1
Comme un bruyant tonnerre ébranle les échos ,
Le sombre empire gronde , et m'arrache au repos .
Je cherche , en m'agitant dans la vaste étendue ,
Sur quel sinistre objet s'arrêtera ma vue.
J'aperçois la vallée où triomphe la mort ;
Du gouffre des douleurs mes pieds touchent le bord .
Les longs gémissemens de ce lieu lamentable
De la foudre imitaient le bruit épouvantable ,
Et de l'abíme obscur , nébuleux et profond
Vainement mes regards interrogent le fond :
Tout semble enseveli sous des voiles funèbres .
i
K
46 MERCURE DE FRANCE ,
•Approche , et suis mes pas au séjour des ténèbres , »
Meditalors mon guide (1) , en pálissant. « Eh quoi !
>> M'écriai-je ; toi-même es surpris par l'effroi ,
>> Toi dont l'exemple instruit et soutient mon courage ! »
>>- Ne crains rien , reprit- il : tu lis sur mon visage
» La pitié que je dois à tant d'infortunés ,
>>A des peines sans terme ici bas condamnés.
>>Abrégeons le chemin ; que ma voix te ranime .
> Plus loin le premier cercle environne l'abîme :
>>Entrons-y. >> Nous marchons ; bientôt je n'entends plus ,
Au lieu de cris , de pleurs , que des soupirs confus
Dont le bruit frappe l'air qui s'agite et qui tremble.
Hommes , femmes , enfans , qu'un même joug rassemble ,
Là de l'éternité comptant tous les momens ,
Trouvent une douleur exempte de tourmens.
<Avant de pénétrer dans les demeures sombres ,
>>Me dit Virgile , apprends le destin de çes ombres :
>> Elles n'ont point péché ; mais il ne suffit pas
>> Que l'homme obtienne grâce au jour de son trépas ,
> Si la foi dont ton coeur suit la règle suprême ,
>> N'a versé sur son front l'eau sainte du baptême.
» Parmi tous ces esprits il en est qui jadis
>> Devancèrent les tems à l'univers prédits ,
>> Où le Christ prit naissance et mourut en victime. :
> Ils n'ont jamais connu la souillure du crime ;
>> Mais leur bouche , au vrai dieu qu'adorent leurs neveux ,
>> N'offrit qu'un vain hommage et de stériles voeux.
>>>Leur partage est le mien , et dans ce lieu funeste ,
» Un désir sans espoir est tout ce qui nous reste . >>>
Ainsi parlait le sage ; et moi , plaignant son sort ,
Je frémis en songeant que la voix de la mort ,
Prononçant ses arrêts sous ces voûtes funèbres ,
Enchaînait le destin de tant d'ombres célèbres ;
Et , pour mieux m'éclairer dans cette auguste loi
Qui triomphe du doute ennemi de la foi ....
Jehasardai ces mots : « O mon guide ! ô monmaitre !
» Quelques ombres , que Dieu favorisait peut-être ,
>>>Par leur propre mérite ou le céleste appui ,
> N'ont-elles jamais pu s'élever jusqu'à lui ? »
(1) Virgile .
1
:
AVRIL 1813. 147
Virgile m'écoutait et sembla me comprendre :
<<<Dans les Limbes , dit-il , je venais de descendre ,
» Soudain j'y vois paraître un esprit tout-puissant (2) ;
>> Des rayons d'or ceignaient sont front resplendissant ,
» Et l'Enfer étonné proclama sa victoire .
» Il guide aux régions de l'immuable gloire
» Le premier des humains , son jeune fils Abel ;
• Noé , qu'au sein des eaux préserva l'Eternel ;
> Moïse , à qui le ciel . par la voix des miracles ,
>> Sur le mont Sinaï révéla ses oracles ,
> Et dont l'obéissance a consacré les lois (3) ;
>> Cet antique Abraham , patriarche des rois ;
>>David , qui désarma la divine colère;
Israël (4) , qu'ont suivi ses enfans et son père ;
>> La fille de Laban (5) , si chère à son amour ;
>> Et, par lui seul , conduits au céleste séjour .
>> Ces esprits , revêtus de leur forme première .
» Ont retrouvé la vie aux champs de la lumière.
:
L
Autour de nous , pendant qu'il achevait ces mots , ( )
Une épaisse forêt étendait ses rameaux..
Les ames se pressaient dans l'enceinte profonde ,
Etnonloinde nos yeux s'ouvrait le gouffre immonde .
Tout-à-coup l'air s'épure , une douce lueur ,
De l'infernale nuit dissipant la terreur ,
Eclaire par degrés l'hémisphère des ombres.
Je reconnus bientôt que sur les rives sombres
L'abime recélait un asile secret ,
Et j'interroge ainsi mon guide qui se tait :
.: 1
<<O toi de qui la gloire , orgueil de ta patrie ,
>> Est l'ouvrage sacré des arts et du génie !
>> Quels sont donc les esprits que la faveur des cienx
>>Dérobe au noir empire , et laisse dans ces lieux ?
(2) Jésus - Christ , après sa mort , descendit dans les Limbes.
(3) ...... Moisè Legista , e ubbidiente.
(4) Jacob , fils d'Isaac , fut appelé Israël ; « On ne vous nommera
>>plus à l'avenir Jacob , mais Israël : car si vous avez été fort contre
>>Dieu combien le serez-vous davantage contre les hommes
Genèse, 32 , 7. 28.
! »
(5) Rachel.
K2
148
MERCURE DE FRANCE ,
<<- Sur la terre où tu vis ,par les âges semée ,
>> Dit l'illustre Romain, leur longue venommée
> Obtint pour eux jadis le séjour que tu vois. >>
Il s'arrête : soudain retentit une voix :
«Célébrez le retour du sublime poëte
> Qui partage avec nous l'immortelle retraite .>>>
Bientôt , à notre abord calme et respectueux ,
Quatre ombres , dévoilant leurs traits majestueux ,
S'avancent lentement dans l'éternelle voie .
Leurs fronts ne respiraient ni tristesse , ni joie.
« Homère , revêtu du pouvoir souverain ,
>> Marché devant Horace , un glaive dans la main ,
>>>Dit le sage ; et Lucain suit les traces d'Ovide ..
» Tous méritent le nom (6) que l'on donne à ton guide ;
» Ils approchent enseinble ; et , pour me recevoir ,
>> Préparent les honneurs qu'ils pensent me devoir.
Ainsi mes yeux ont vu l'école magnanime
De l'auguste vieillard , prince du chant sublime ,
Qui sur tous ses rivaux lève un front glorieux ,
Etplane comme l'aigle aux barrières des cieux .
J
Virgile cependant leur parle en ma présence.
Leur entretien , que dut respecter mon silence ,
Est à peine achevé , je regarde et je voi
Mes nouveaux compagnons , se retournant vers moi .
M'accueillir d'un salut dont souriait nrón maître.
De ce suprême honneur j'étais digne peut- êtreT
Et , parmi ces mortels si grands et si fameux ami
Je marchai le sixième , et je fus grand comine eux )
14
Nous dirigeons nos pas aux lieux où semble éclore
Dans la nuit ténébreuse un rayon de l'aurore.
Tandis que ces esprits daignaient me dévoiler
- Des secrets que mon chant ne doit point révéler ,
Un superbe édifice à nos yeux se présente.
Sept murs l'environnaient , dont l'enceinte imposante
Voit d'un fleuve à ses pieds fuir les limpides flots.
Sept portiques brillans qui dominent les eaux ,
Découvrent sous leur voûte où le zéphir murmure ,
D'un pré délicieux la riante verdure.
(6) Le nom de poëte que la voix a fait entendre.
AVRIL 1813. 549
Des ombres habitaient cet asile enchanté.
Leur noble aspect , leur voix douce avee gravité,
Leurs regards où se peint un ascendant suprême ,
Font revivre la gloire au sein des Enfers même.
J'avance , je gravis unlumineux sentier ,
Et le champ devant moi s'est ouvert tout entier.
Là j'ai vu de héros Electre environnée ;
Là sont le fierHector , et le pieux Enée.
Qui fuyait devant Troie et ses remparts brûlans ;
Et César , tout armé , les yeux étincelans .
Làj'aperçois Camille avec Pentésilée ,
Et non loin , dans le sein d'une auguste assemblée ,
Lavinie est assise auprès de Latinus ;
Là parait ce Romain , le premier des Brutus ,
Qui du joug des tirans affranchit sa patrie ;
Julie et Marcia , Lucrèce , Cornélie ,
Et plus bas , Saladin , seul , dans l'ombre caché .
Mais , d'un autre côté , mon oeil est attaché
Sur celui qui dicta les lois de la sagesse ,
Aristote , l'oracle et l'amour de la Grèce .
Il rassemble à ses pieds ses disciples chéris :
De ses hautes leçons leur hominage est le prix ;
Ils révèrent leur chef. Là je contemple encore ,
Autour du groupe assis , Thales , Anaxagore ,
Diogène , Empedocle , Héraclite , Zénon ,
Et le divin Socrate et l'éloquent Platon ;
EtDémocrite enfin , dont la bouche décide
Qu'au sortde l'univers lehasard seul préside.
Là sont Linus , Sénèque , Orphée et Tullius ;
Dioscoride , instruit des occultes vertus ;
Hippocrate , Avicenne , Euclide , Ptolomée ;
Averroès (7) , connu par tant de renommée;
Qui , des écrits d'un sage ardent admirateur ,
Apu de sa pensée atteindre la hauteur ;
Galien.... Mais le tems ét mon sujet in'entraîne
:
Etma langue à ces noms ne suffit qu'avec peine .
T
.
:
(7) Averroès on Aven-roez , nom corrompu d'Aben on Aven-
Roosch, médecin arabe , qui florissait à Cordoue dans le douzième
siècle. Il se rendit célèbre par son Commentaire de la philosophie
d'Aristote , qu'il traduisit le premier en arabe , avant que les Juifs
eussent donné leur version.
150 MERCURE DE FRANCE ,
La troupe se divise ; et mon guide , à l'instant ,
Loinde ce lieu de paix , de ce jour éclatant ,
Redescend avec moi , par un chemin d'alarmes ,
Dans l'empire éternel de lanuit et des larmes.
HENRI TERRASSON.
Vers pour mettre au bas du portrait defeu M. Toulongeon ,
membre du Corps-Législatif, de l'Institut et de la
Légion-d'honneur , ex- constituant , ancien maréchalde-
camp , auteur d'une histoire de la révolution française.
INTREPIDE guerrier , chevalier généreux ,
Il vouait aux neufsoeurs les loisirs de la gloire :
Il fut juste et serein en des tems orageux ,
Et d'un burin sévère en retraça l'histoire.
MICHEL BERR.
A UN AΜΙ.
A
Surles progrès de ta tendresse ,
Mon cher , rassure ton esprit ;
Si l'oeil d'Irma quelquefois blesse ,
Toujours son entretien guérit .
VICTOR-VIAL.
ÉNIGME .
Un verre d'eau suffit pour m'abîmer ,
Etj'enferme pourtant l'abime de la mer :
Je ne pourrais , lecteur , te donner un asile ,
Et pourtant iln'est pas de ville
Que je n'enferme dans mon sein ;
En moi j'enferme enfin une machine ronde
Et pourtant je suis plate aux yeux de tout le monde.
S........
AVRIL 1813. 151
LOGOGRIPHE
Sunmes cinq pieds je mets l'effroi dans un navire.
Si vous m'en ôtez un , je fais grincer les dents ;
Avec mes deux premiers j'achète un doux sourire ;
Sans celui du milieu , je nourris bien des gens :
Nem'enlaissez que trois ; ils peuvent me suffire
Pour diviser l'histoire en espaces ou tems.
BONNARD , ancien militaire.
CHARADE .
DEmonpremier, lecteur ,
Tu crains la profondeur ;
Amondernier bien souvent on aspire ,
Et l'espoir nous soutient , même dans le délire ;
La nuit on voit quelquefois mon entier
Se regarder briller dans mon premier .
A. DE CUSSAC .
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est Taupe.
Celui de l'Enigme-Logogriphe est Fin , dans lequel ontrouve : fo
et i.f
Celui de la Charade est Boisson.
}
SCIENCES ET ARTS .
TRAITÉ PRATIQUE DES HERNIES , ou Mémoires anatomiques
et chirurgicaux sur ces maladies ; par ANTOINE
SCARPA , chirurgien consultant de S. M. I. et R. , chevalier
de la Légion-d'Honneur et de l'ordre royal de
la Couronne de Fer , membre de l'Institut d'Italie , et
professeur de clinique chirurgicale à l'Université de
Pavie . Traduit de l'italien par M. CAYOL , docteurmédecin
de la Faculté de Paris . -Un volume in-8°,
avec atlas in-4° . Prix , 15 fr. , et 18 fr. franc de
port . - A Paris , chez Gabon , libraire , place de
l'Ecole de Médecine , nº 2 .
LES sciences ont , comme les lettres , leurs lieux
communs ; dans celles-ci , ils consistent en une série de
phrases banales répétées à satiété depuis des siècles ;
dans les premières , ces lieux communs sont des cadres
plus ou moins ingénieux , dans lesquels on case tous les
faits qui composent le domaine de la science. Un auteur
a-t- il fait quelques observations nouvelles , il reprend
la matière ab ovo , il en parcourt toutes les divisions , et
il faut , pour connaître un seul fait , acheter et lire de
gros volumes .
Ce reproche peut sur-tout s'appliquer à la médecine ,
qui , outre ses nombreux systèmes , offre en général
beaucoup d'écrivains verbeux.
Mais la marche que nous blamons n'a pas été suivie
par les hommes d'un véritable talent ; satisfaits de la
gloire d'instruire , ils n'ont point visé au gros bagage ,
et se sont bornés à exposer briévement les points qu'ils
avaient éclaircis . C'est ainsi qu'ont agi Saviard , Polt ,
Pouteau , Desault, etc. et leurs ouvrages sont moins des
traités qu'une collection d'observations ou de mémoires
sur les matières qui leur étaient les plus connues , et
MERCURE DE FRANCE , AVRIL 1813. 153
sur les faits que leur pratique les avait mis à portée
d'observer .
M. Scarpa a suivi će sage parti : dès long-tems connu
par d'intéressans ouvrages , et sur-tout par ses Tables
Névrographiques , ses Mémoires sur les maladies des
yeux et sur les anévrismes, il a mis , par l'ouvrage sur les
hernies que nous annonçons , le sceau à la réputation
de grand praticien qu'il s'est acquise , et que toute l'Europe
savante lui accorde.
Cet ouvrage est divisé en cinq mémoires , qui portent
les titres suivans :
1º. De la hernie inguinale et scrotale .
2°. Des complications de la hernie inguinale et scrotale.
3º . De la hernie crurale chez l'homme .
4°. Des hernies avec gangrène, et des moyens que la
nature emploie pour rétablir la continuité du canal intestinal
.
5°. De la hernie ombilicale et de celles de la ligne
blanche de l'abdomen.
On voit déjà , par les seuls titres de ces mémoires , de
quelle importance sont les points de doctrine chirurgicale
qui y sont discutés : quant à l'ordre qu'a suivi l'auteur
, il est à-la-fois simple et méthodique . Il examine
d'abord la structure des parties , il rectifie plusieurs
points d'anatomie , passe ensuite à l'examen des lésions
pathologiques , et termine par les moyens thérapeutiques
qui peuvent combattre les accidens ou en prévenir
la récidive .
Soit qu'il examine les parties qui donnent passage aux
diverses espèces de hernies , soit qu'il en décrive les
complications , ou qu'il conseille des méthodes curatives
, il apporte une sagacité égale à bien démontrer la
nature des unes , à noter les différences des autres , ou
à peser les avantages et les inconvéniens des dernières .
Comme il ne nous est pas possible de reproduire ici
toutes les vues nouvelles ou utiles que présente cet intéressant
ouvrage , nous nous contenterons d'indiquer
quelques-unes des plus importantes.
Entraitant de lahernie inguinale et scrotale , l'auteur
154 MERCURE DE FRANCE ,
démontre que ce qu'on appelle anneau est un espèce de
canal. Il donne une excellente description de la manière
dont se comporte le péritoine avec les muscles abdominaux
, le cordon des vaisseaux spermatiques et l'artère
épigastrique. Il s'attache sur-tout à faire envisager sous
un nouveau point de vue la tunique formée par le muscle
cremaster et les altérations qu'elle peut subir. Il prouve
que la principale cause de la densité du sac dans les
hernies anciennes dépend de cette tunique , et que le
sac péritonéal conserve le plus souvent son épaisseur
naturelle .
Il décrit d'une manière neuve les changemens de position
que peut éprouver l'artère épigastrique. Il établit
un parallèle intéressant entre la hernie congénitale et
l'accidentelle , etc. , etc.
Enfin , il termine ce premier Mémoire par des considérations
sur le mécanisme des bandages inguinaux , et
propose des améliorations dans la construction de ces
machines si utiles , améliorations au moyen desquelles
le sous-cuisse n'est plus nécessaire. Il veut que le ressort
formant ceinture embrasse les dix-douzièmes de la circonférence
du bassin; il veut aussi que ce ressort soit
essayé sur l'individu avant d'être soumis à la trempe ,
moyen très-avantageux , sans doute, mais inexécutable
pour la classe indigente qui , de toutes celles de la société
, est la plus sujette aux hernies .
Dans le second Mémoire , M. Scarpa tire des inductions
pratiques des connaissances anatomiques exposées
dans le précédent. Il passe en revue tous les accidens
qui pourraient survenir pendant l'opération de la hernie ,
et embarrasser le jeune praticien; il donne les moyens
d'éviter les plus graves , et notamment la lésion de l'artère
épigastrique et du cordon ; il développe sur-tout
d'une manière détaillée les causes et la nature des diverses
espèces d'adhérences ; il détermine celles qu'on
peut détruire , et celles qui ne pourraient être détruites
sans danger .
L'auteur conseille , lorsque l'épiploon ne peut être
réduit , d'attendre pour le lier que la période inflamınatoire
soit passée , et qu'il soit couvert d'une suppuration
AVRIL 1813. 155
muqueuse; ensuite il veut que la constriction de la ligature
n'ait lieu que par degrés ; il dit s'être constamment
bien trouvé de cette pratique , qui est loin d'être admise
par tous les praticiens .
Il ajoute plus bas que la portion de l'épiploon qui fait
saillie à travers l'anneau , lors de la cicatrisation de la
plaie , et qui produit une tumeur plus ou moins volumineuse
dans l'aine , peut être détruite couche par couche
par des escharrotiques ; mais M. Scarpa convient que
cette méthode est longue et incommode , nous pensons
qu'elle peut même devenir dangereuse. L'auteur ne détermine
pas l'espèce de caustique qu'il proposerait dans
ce cas .
Le troisième Mémoire traite , comme nous l'avons dit ,
de la hernie crurale chez l'homme . Cette affection est si
rare que peu de praticiens ont été à portée de l'observer .
M. le professeur de Pavie l'ayant rencontrée sur un
cadavre , injecta les vaisseaux sanguins , et disséqua la
tumeur qui lui a fourni le sujet d'une des plus belles
planches dont son ouvrage est orné. Après l'examen
anatomique des parties et la description des mutations
que produit, dans l'arrangement naturel , la tumeur herniaire
, l'auteur donne un moyen d'éviter l'hémorrhagie
de l'artère spermatique dans l'incision du ligament de
Fallope : il conseille d'inciser en travers l'expansion
aponévrotique du fascialata qui vient renforcer ce ligament
, et de procurer ainsi la dilatation de l'arcade crurale;
il décrit ensuite les divers procédés en usage pour
la dilatation et le débridement de cette arcade . Il fait
connaître un procédé nouveau pour inciser le col du sac
herniaire et le ligament de Fallope , sans craindre de
léser ni l'artère épigastrique , ni le cordon des vaisseaux
spermatiques , lorsque les moyens connus sont insuffisans
pour opérer une dilatation convenable . Ce Mémoire
, comme le premier , est terminé par des considérations
sur le mécanisme des bandages qui servent à
contenir la hernie dont il traite .
L'auteur s'occupe , dans le quatrième Mémoire , des
hernies avec gangrène et des moyens que la nature emploie
pour rétablir la continuité du canal intestinal ; il a
156 MERCURE DE FRANCE ,
traité à fond cette importante matière : les causes de la
gangrène y sont détaillées . L'auteur remarque très-judicieusement
que des tentatives imprudentes , la précipitation
du chirurgien , une mauvaise manoeuvre en pratiquant
le taxis , et la pusillanimité des malades qui n'osent
se soumettre à tems à l'opération , sont des causes fréquentes
de gangrène . Je passe sous silence la longue
série des complications qui peuvent survenir , et les
savantes remarques de l'auteur sur les moyens de rétablir
la continuité du tube intestinal , et sur les anus contre
nature , pour faire remarquer que dans le paragraphe
XXIII de ce Mémoire , il porte un arrêt de proscription
sur toute espèce de suture pratiquée sur les in
testins , même dans le cas de plaies pénétrantes avec
lésion de l'intestin. Comme lui nous avons vu des acci
dens survenir à la suite de cette opération , mais trèssouvent
nous en avons obtenu de grands succès , et nous
ne pouvons penser avec lui que la suture , quelque soit
son degré de simplicité , est toujours une opération , nonseulement
inutile, mais encore dangereuse et mortelle.
Procédant toujours du connu à l'inconnu , l'auteur
examine , dans son cinquième Mémoire , la disposition
anatomique de l'anneau ombilical et des parties qui sont
enrapport avec lui , les variations qu'éprouve l'abdomen
dans les divers âges , et les divers états des viscères qu'il
contient. Il détermine en combien d'espèces on doit
diviser les exomphales , et comment ces hernies ontlieu .
Il proscrit la ligature conseillée par Celse , et renouvelée
avec des succès variés par Desault , et s'en tient à la
compression pour la cure radicale de ces hernies chez
les enfans . Il propose un bandage pour l'exomphale ; ce
bandage tout simple pouvait se présenter à l'idée de
plusieurs praticiens , aussi se trouve-t-il décrit dans une
dissertation imprimée à Paris en 1802 , et gravé depuis
dans le Dictionnaire des sciences médicales .
Après avoir sommairement indiqué les divisions et les
principales matières traitées dans cet ouvrage , disons
un mot du travail du traducteur. Sa version est fidèle ,
simple et élégante à-la-fois ; il suffit de lire quelquesunes
des notes et le morceau que M. Cayol a placé à
AVRIL 1813 . 157
côté des savantes observations du professeur de Pavie ,
et qui ne les dépare pas , pour juger de son mérite.
M. Laennec a aussi enrichi cette collection d'une note
sur une espèce de hernie qui lui a paru nouvelle ; cette
association avec l'un des plus grands praticiens de l'Europe
ne saurait que lui être avantageuse ; on aime à se
montrer dans le monde en bonne compagnie , et certes
M. Laennec a bien choisi .
Il nous reste à dire un mot sur la manière dont l'ouvrage
est exécuté. L'ouvrage est imprimé en italien
dans le format atlas . L'éditeur français a préféré le
format in-8° pour le texte , et l'in-folio pour les planches
. On ne peut que le féliciter de ce changement , qui
met le prix d'un livre si utile à la portée des jeunes
étudians et des praticiens , qui ne peuvent se procurer
des éditions de luxe , et qui auraient beaucoup à regretter
s'il fallait qu'ils se privassent d'un ouvrage d'un
mérite supérieur , et que tout homme aimant son art
doit désirer avoir dans sa bibliothèque .
Рн. М.
•
>
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS.
HISTOIRE DE FRANCE PENDANT LE DIX-HUITIÈME SIÈCLE ; par
CHARLES LACRETELLE , membre de l'Institut , professeur
d'Histoire à l'Académie de Paris . Troisième édition
, revue et corrigée.- Six volumes in-8° .- Prix,
30 fr . , et 37 fr. 50 c. fr. de port . -A Paris , chez
F. Buisson , libraire , rue Gilles- Coeur , nº 10 .
L'Almanach historique de la Révolution française ,
par Rabaut-Saint-Etienne , est un récit succinct et rapide
, mais trop souvent incomplet , des opérations de
l'Assemblée constituante. Si M. Lacretelle jeune , en
donnant le Précis de l'Assemblée législative , de la Convention
et du Directoire , ne s'était proposé que de
continuer l'ouvrage de Rabaut, on pourrait dire qu'il a
fait mieux qu'il ne voulait , et , pour me servir d'une
expression de Montesquieu , « qu'il a plus exécuté qu'entrepris
; >> mais c'est sur un plus vaste plan qu'il a
tracé l'histoire de ces différentes époques ; et , enfin ,
c'est à ce premier travail que nous devons l'Histoire de
France pendant le dix-huitième siècle , l'un des ouvrages
qui ont paru avec le plus d'éclat dans le commencement
de celui- ci . L'auteur , après avoir peint à grands traits
les principaux événemens de la révolution , a été conduit
à décrire ceux d'un long règne qui l'avaient , en
quelque sorte , mûrie et préparée ; c'était remonter des
conséquences aux principes , et procéder par l'analyse ;
méthode toujours lumineuse et féconde , quel que soit
l'objet auquel on l'applique . L'intérêt du sujet , le talent
de l'écrivain , un grand air de franchise et d'impartialité ,
tout concourut à assurer le succès de l'ouvrage . Les
deux premiers volumes parurent en 1808 , et les quatre
autres successivement , d'année en année . Il a été rendu
un compte particulier de chacun d'eux dans les divers
journaux; et nos lecteurs peuvent se rappeler les excellens
morceaux de littérature que l'examen de ces six
MERCURE DE FRANCE , AVRIL 1813. 159
volumes a fournis à deux de nos collaborateurs . Toutefois,
comme ils ne parlaient que le langage de l'impartialité
et d'une estime réfléchie , leur suffrage n'eût peutêtre
pas suffi à la gloire de l'auteur. Il lui restait à triompher
de la malignité de quelques critiques et de l'exagération
de certains éloges : deux genres d'épreuves dont
P'historien du dix-huitième siècle est sorti avec un égal
avantage . C'est ce que témoignent assez deux éditions
entièrement épuisées , et une troisième qui a déjà paru
il y a quelques mois .
Dans un avertissement en tête de celle- ci , l'auteur
jette un coup-d'oeil rapide sur la période historique qu'il
a parcourue . « Elle offre , dit- il, un caractère particulier ;
-> c'est le règne de l'opinion..
» Au dix-huitième siècle , l'opinion publique se for-
>>tifie de tout ce que l'autorité abandonne ou se laisse
>> enlever ; elle dicte ses lois au gouvernement , qui n'a
>>>plus sur elle qu'une action faible et craintive .
>>Dans un tel tableau l'on peut suivre le mouvement
>>>de toutes les classes d'une nation. La cour , qui aupa-
>> ravant remplissait seule presque tout le tableau de
>> l'histoire , n'en occupe plus qu'une partie. De longues
>>guerres ne paraissent plus que des épisodes subor-
->donnés à une action principale , qui est le mouvement
>>> des esprits . Loin de le ralentir , elles le favorisent et
l'accélèrent . Le pouvoir législatif passe , en quelque
>> sorte , des hommes d'état , qui n'ont aucun plan arrêté,
>>>aux philosophes qui créent des théories . En répétant
>> les opinions de ces derniers , les cercles de la capitale
>> doublent leur puissance et la partagent. Les parlemens
>> portent des coups directs et répétés à l'autorité royale :
->> c'estde l'opinion publique qu'ils empruntent leur force ;
» elle les entraîne, les égare , les relève dans leur chute ,
>> leur procure de fatales victoires sur le gouvernement ,
» et bientôt se déclare contre eux. La noblesse , livrée
>>> aux intrigues de la cour , ou séduite par des opinions
>> nouvelles , a perdu son existence politique ; elle fait un
>> effort tardif pour la recouvrer. A peine a-t-elle mis le
>>trône en péril , qu'elle-même estmenacée. Le clergé ,
160 MERCURE DE FRANCE ,
>>par ses imprudentes discordes , prête des armes aux
>> nombreux et redoutables adversaires de la religion.
>> C'est aux classes intermédiaires de la nation que toute
>> la puissance arrive par degrés ; elles s'en laissent dé-
>> posséder par la multitude , et tous les pas qu'on a-cru
>> faire vers un ordre admirable , sont des pas vers
>>>>l'anarchie. » :
Il serait difficile de peindre avec plus de force et
d'éclat cette puissance de l'opinion , qu'un proverbe
italien appelle la reine du monde. Il est vrai que ce proverbe
, comme beaucoup d'autres , ne trouve pas toujours
une application aussi exacte. Il y a telles institutions
devant lesquelles cette reine du monde est obligée
de plier et de se taire. « Lorsque les nations , dit M. La-
>> cretelle , sont fortement gouvernées , leurs traits indi-
>> viduels , leurs opinions particulières sont bien moins
>>prononcés. On voulait s'occuper d'un peuple , et l'on
>> ne s'occupe plus que des rois , des guerriers ou des
> ministres qui l'ont dominé , contenu et trop souvent
>>>opprimé. >>>
Nous aurions voulu pouvoir citer en entier l'Avertissement
d'où nous venons d'extraire les passages précédens
; mais ce que nous ne pouvons omettre , ce que
l'intérêt des lettres et les plaisirs du public nous font un
devoir d'annoncer , « c'est l'engagement que prend l'au-
>> teur , en finissant , de traiter d'autres parties de l'His-
>> toire de France , et de consacrer sa vie à cette tâche
>>h>onorable.>>>
Bien honorable , en effet , quand l'historien , pénétré
des obligations que ce titre impose , ne se laisse éblouir
ni par l'éclat des noms , ni par celui des dignités; et pour
juger les hommes et les choses , emprunte le langage
quelquefois sévère de la postérité. C'est sur-tout en écrivant
sur des faits récens , qu'on doit s'attendre à froisser
bien des intérêts , à soulever bien des ressentimens .
Mais malheur à l'ouvrage de ce genre qui n'exciterait
aucun murmure ! Les meilleurs portraits ne sont pas
toujours ceux dont les originaux ou leurs partisans sont
le plus satisfaits. Ily a tant de gens qui ne veulent pas
que l'historien peigne Philippe borgne, comme il était .
" AVRIL 1813. 161 !
M. Lacretelle a éprouvé d'assez vives censures en ce
genre ; quelques morts dont il a parlé comme les mémoires
du tems , ou d'après les traditions des contemporains
, ont trouvé des défenseurs . Cependant , comme
ils n'ont pu l'attaquer sur des faits trop notoires pour
être contestés , ils lui ont reproché quelques défauts
d'exactitude sur des faits moins connus et de moindre
importance. On a voulu lui faire un crime de n'avoir
pas connu tous les détails de la vie d'un individu comine
les membres de sa famille , et de n'avoir pas écrit His
toire de France avec l'exactitude prolixe d'un moine qui
écrit l'histoire de so ordre . cen
De ces diverses réclamations , toutes assez légérement
fondées , il semble s'être formé aujourd'hui une opinion
qui , bien qu'elle ne soit pas encore énoncée avec le ton
absolu et tranchant d'un axiôme , paraît à quelques personnes
une vérité de fait: c'est que nul ne devrait écrire
l'histoire des dernières années de la monarchie , s'il n'a
été au moins gentilhomme. Nous croyons que ce serait
une grande erreur. Ceux mêmes qui parlent de ce qu ils
ont vu , par cela seul qu'ils n'ont pu tout voir , ne sontils
pas sujets à se tromper? Les Romains trouvaient
César en défaut dans ses Commentaires , sur plusieurs
faits de son armée dont il n'avait pu ètre témoin oculaire
, et sur lesquels il avait été obligé de s'en rapporter
à des lieutenans . « Des contemporains , dit Voltaire ,
>>>sont en droit de faire le portrait des hommes d'Etat
>> avec lesquels ils ont négocié , des généraux sous qui
>> ils ont fait la guerre ; mais qu'il est à craindre que le
>> pinceau ne soit guidé par la passion ! >> Cet avantage
dont on se targue , d'avoir vu de plain -pied les hommes
d'Etat et les personnages de l'histoire , tandis que l'écrivain
roturier ne les voyait que de bas en haut , cet avantage
n'est pas aussi grand qu'on le veut dire . Vos relations
avec ces hommes publics n'ont pas été de tous les
momens . Vous n'avez jamais pu avoir avec eux que
quelques points de contact . Vous avez peut- être levé un
coin du rideau , le reste de l'homme vous est échappé .
C'était un grand homme de guerre et un négociateur
non moins habile que ce Malboroug qui , admis à l'au-
L
162 MERCURE DE FRANCE ,
dience de Charles XII , dans son camp d'Altramtadt , et
voyant sur la table du roi une carte de la Moscovie ,
devina ses projets sur cet empire ; mais il n'eût pas écrit
l'histoire de ce prince comme Voltaire.
Nous n'avons plus de ces historiographes d'office dont
parleMontaigne : « De ces gens choisis entre le vulgaire
>> pour cette seule considération de savoir bien parler ,
>> et qui n'ayant mis en vente que le babil , vont à force
>> beaux mots nous pastissant une belle contesture des
>> bruits qu'ils ramassent ez carrefours des villes . » Mais
nous avons (et il faut entendre ici les nations étrangères
comme nous ) des historiens auxquels les gouvernemens
mieux éclairés sur leur intérêt , ne refusent pas d'intéressantes
communications , et ouvrent des sources précieuses
pour l'histoire des tems modernes . L.
LA DÉSOBÉISSANCE , roman traduit de l'anglais . - Trois
vol . in- 12 . - Prix , 7 fr. 5o c. , et 9 fr. 5o c. franc
de port.- A Paris , chez Thomine, libraire , rue des
Poitevins , n° 2 .
LADY Caroline Hastings s'éprend , à dix-sept ans , d'une
passion violente pour un officier sans fortune , que ses
parens refusent de lui donner, s'enfuit , et arrive avec lui
dans un heureux village d'Ecosse ( 1 ) , où un charitable
forgeron unit , sans autre formalité , les jeunes gens
d'Angleterre qu'on n'a pas voulu marier chez eux . Huit
mois se sont écoulés . Lady Caroline est enceinte ; et
ses parens s'obstinent à ne la pas recevoir; et son mari ,
M. Séabright , ne possède rien au monde que son brevet
d'officier . Que deviendront-ils tous deux ? Où trouveront-
ils un asile ? Chez la bonne Eléonore , ancienne
femme-de-chambre de Lady L... , mère de Lady Caroline
. C'est là que cette dernière donne le jour à une fille
nommée Mary , l'héroïne du roman. Cependant M. Séabright
a reçu l'ordre de partir pour l'Inde . Lady Caroline
veut l'y accompagner. Mais que feront-ils de leur
(1) Greest-Greess .
!
AVRIL 1813 .. 163
fille à bord du vaisseau ? Est-il rien de plus embarrassant
? Ainsi raisonnent les deux époux , et surtout la
tendre mère qui , pour sortir d'embarras , adresse à la
bonne Eléonore cette touchante harangue :
« Ma chère , prenez la pauvre petite avec vous dans
>>le pays de Galles . Vous l'élèverez comme votre propre
>> enfant . Vous savez que je n'ai point d'argent pour
>>payer sa pension ; mais vous avez de grandes obliga-
>> tions à notre famille. Si nous devenons riches dans
>>>l'Inde , soyez sûre de recevoir de nos nouvelles : si
>> vous n'en avez pas , il faudra lui apprendre à traire les
>> chèvres , et à garder le troupeau. Elle vous sera bientôt
>> utile , et j'en serai bien aise , parce que je sais combien
» vous serez bonne et tendre pour elle. >>>
Après ces nobles paroles , qui suffisent pour faire
apprécier le coeur et le caractère de Lady Caroline , cette
bonne mère part , et la pauvre petite reste. Elevée par
Eléonore comme son propre enfant , Mary était parvenue
à sa dixième année , sans connaître le secret de sa
naissance. Ornée des qualités les plus aimables , elle
avait inspiré un doux intérêt au bon M. Ellis , curé de
Lamamon , village du comté de Mérioneth , où s'était
retirée Eléonore . Mistriss Ellis ne l'aimait pas moins ;
et ces deux époux s'attachèrent à développer par l'ins
truction les dons heureux de son esprit , et ses grâces
naturelles . Un jeune homme nommé Williams , fils d'un
riche fermier du voisinage , doué de dispositions non
moins heureuses , avait eu les mêmes secours , et en avait
retiré le même fruit. Mary et Williams s'aimèrent longtems
avant de savoir ce que c'était que l'amour. Ils le
savaient enfin , et se livraient aux plus séduisantes espérances
....
Tels sont les événemens de l'avant-scène . Ici commence
l'action . Lady Caroline et son mari , dont on
n'avait plus ouï parler depuis leur passage dans l'Inde ,
arrivent , à l'improviste , au village de Lamamon. Ils
redemandent et emmènent Mary , aussi surprise d'apprendre
qu'elle est leur fille , que profondément affligée
de savoir qu'Eléonore n'est point sa véritable mère .
Séabright et Lady Caroline ont fait une fortune bril-
L2
164 MERCURE DE FRANCE ,
lante . Mary est leur unique enfant ; elle est dans la fleur
de l'âge et de la beauté ; leur projet est de la produire
dans le monde d'une manière flatteuse pour leur vanité ,
et de l'établir conformément à leurs vues ambitieuses .
Deux choses contrarient ce projet : d'abord, les manières
de Mary , charmantes à la vérité , pleines de politesse et
de grâce , mais enfin trop naturelles pour que la bonne
compagnie n'y démêle pas les traces du manque d'usage
etde la rusticité : en second lieu , ses sentimens , honnêtes
, il est vrai , nobles et généreux , mais par cela
même peu d'accord avec sa nouvelle fortune , et trop
éloignés de la délicatesse qu'exige són nouveau rang.
Pour corriger le premier de ces défauts , on lui donne
un maître de danse , et une gouvernante instruite dans
l'art profond des belles manières . Pour la guérir du
second , on lui prêche l'ingratitude , l'oubli de tout ce
qui lui fut cher. On veut lui apprendre à penser et à
sentir comme on lui apprend à former un pas de deux.
On lui crie du matin au soirde se faire un coeur nouveau:
et pour finir promptement une éducation si bien
commencée , on l'introduit aussitôt dans les réunions du
grand monde , avec l'ordre très-exprès de s'y amuser
beaucoup . La pauvre enfant trouve bien difficile d'obéir.
Tout ce qui frappe ses regards produit sur son ame
élevée , sur son esprit juste et droit , des impressions
biendifférentes de celles qu'on voudrait y faire naître.
Ici se dévoile clairement le but principal de l'auteur. Il
n'a réuni , disposé avec soin tous les événemens qu'on
vient de rapporter , que pour se ménager d'heureux contrastes
, et faire entrer dans un cadre piquant et ingénieux
le tableau peu flatté des moeurs de Londres ; parlons
plus juste , la satire des cercles brillans de son
pays , qui ne ressemblent pas trop mal à ceux de beaucoup
d'autres .
Si tel a été son but , et cela me paraît incontestable ,
que pouvait- il , en effet , trouver de plus heureux que
cette supposition d'une jeune et aimable personne , dont
les sentimens ont toute la délicatesse que l'instruction
peut ajouter à la noblesse du caractère , dont l'esprit ,
naturellement juste , a toute l'étendue que pouvaient lui
AVRIL 1813 . 165
:
donner la lecture , d'instructives conversations et l'habitude
de réfléchir ; mais qui s'étant fait une manière
de penser et de sentir conforme à son premier état ,
apprend inopinément qu'il faut qu'elle méprise tout ce
qu'elle avait honoré , qu'elle aime tout ce qu'elle ignorait
, qu'elle oublie tout ce qu'elle aime ? On sentira ,
sans que j'insiste , sous quel aspect doivent s'offrir à sa
pensée tant de maximes du bel air , qui humilieraient sa
raison , si elles ne révoltaient point sa générosité ; tant
de préventions , d'après lesquelles ceux qui l'admirent
aujourd'hui l'auraient regardée avec dédain peu de mois
auparavant ; tant de convenances si long-tems , si complètement
inconnues , auxquelles on veut la contraindre
de sacrifier les premières et les plus douces affections de
son coeur. Il serait difficile sans doute de donner à la
satire morale un cadre plus heureux. Que de peintures
piquantes , que de réflexions ingénieuses , que de scènes
vraiment dramatiques ne pourrait-on pas y faire entrer !
C'est une véritable bonne fortune pour un auteur de
romans . Celui de la désobéissance paraît l'avoir très-bien
senti : toutes les parties de son ouvrage viennent se
rattacher, avec plus ou moins d'adresse , à cette combinaison
féconde ; c'est , à coup sûr , la première qui s'est
offerte à son esprit, et qui lui a fait prendre la plume .
Quant au parti qu'il en a su tirer , non pas toujours ,
mais souvent , on peut en juger par ce passage dans
lequel Mary elle-même raconte les impressions qu'elle a
reçues des objets qui l'environnent , depuis l'instant où
sa destinée changea tout-à-coup et sans retour , comme
on voit , en un clin-d'oeil , changer une décoration de
théâtre .
« Ce fut , dit-elle , à cette époque que , contente de
moi-même , heureuse du présent , et remplie d'espoir
pour l'avenir , j'appris avec un étonnement égal à mes
regrets , que j'avais jusque-là été étrangère à ceux qui
m'avaient donné la naissance ; que les habitudes et les
attachemens de ma jeunesse devaient être rompus ; que
j'étais une ignorante et mal-adroite créature , plutôt supportée
qu'aimée ; que j'avais une foule de devoirs nouveaux
et incompréhensibles à étudier; et que je devais
166 MERCURE DE FRANCE ,
sacrifier la reconnaissance , l'amour et la raison à l'idole
de l'ambition et de l'avarice .
>> On me parla de mes obligations envers une famille
qui m'avait abandonnée dans ma plus tendre enfance .
Une entière obéissance me fut demandée pour des parens
qui n'avaient aucun amour pour moi . On exigea l'abandon
de tout ce que j'avais appris à considérer comme
aimable , et l'adoption de tout ce que j'avais été instruite
à mépriser ou à détester .
> Je fus introduite dans un nouveau monde , dont les
manières me choquèrent . Là , je vis la plus excessive
recherche unie au manque de toute délicatesse , et la
plus folle prodigalité jointe à la plus méprisable bassesse .
Je vis que la nullité était regardée comme une distinction
, et la nonchalance comme une grace . Je trouvai
les principes de ma religion tournés en ridicule , et ses
devoirs négligés ; la gaucherie regardée comme plus
impardonnable que le vice , et l'élégance préférée à la
vertu . Mes idées de justice , de pureté et de franchise
étaient bouleversées . Je voyais que l'intérêt personnel
était la divinité universelle , et que le désintéressement
était traité de folie : en un mot , le vice marchait paré ,
tandis que la vertu honteuse se cachait. D'abord , je me
crus perdue dans l'océan de ces idées si incompréhensibles
pour moi. Quelquefois je riais , quelquefois je
pleurais ; et je suis heureuse d'ajouter que je n'admirais
jamais . >>>
Ces aveux de notre héroïne , cette manière de penser
et de sentir étaient , comme on voit , bien éloignés de
répondre aux intentions de lady Caroline et de sir
James ( nouveau nom de M. Séabright , depuis qu'il
avait fait fortune ) . Ils entraient bien moins encore dans
les vues d'un lord Saint-Alban , qui s'était épris pour
Mary de la plus belle passion du monde , et l'avait demandée
à ses parens , orgueilleusement flattés d'une si
noble alliance. Mary , toujours fidèle à son premier
amour , avait refusé la main de sa Seigneurie , et la
refusait encore avec une constance traitée d'obstination,
punie comme une révolte , mais que les sollicitations ,
AVRIL 1813. 167
les prières n'avaient pu vaincre , et que les châtimens ne
faisaient qu'affermir.
Après mille épreuves souffertes , il lui en restait
encore une à subir , et c'était-là que sir James et sa
généreuse moitié attendaient le courage de leur fille .
Conduite dans un vieux château de la famille des Séabright
, la malheureuse Mary s'y voit bientôt emprisonnée
, et y reste seule , sous la garde d'une méprisable
geolière , payée pour la tourmenter depuis le
matin jusqu'au soir , et qui s'acquitte en conscience du
soin de gagner son salaire. C'est là que nous laisserons
l'intrépide et constante héroïne , sans nous attacher plus
long-tems à faire connaître le cours d'une vie d'abord
si heureuse , maintenant si infortunée , et qui doit
comme on peut le prévoir, redevenir enfin plus heureuse
et plus douce que jamais . C'est dans le roman même
qu'il faut voir comment notre prisonnière parvient enfin
à s'échapper, à rejoindre son cher et fidèle Williams , à
retrouver avec lui , au sein du Nouveau Monde , la
liberté et le bonheur qu'elle avait perdus dans celui-ci .
,
Analyser dans un journal ces évènemens qui dénouent
l'intrigue , ce serait ôter à l'ouvrage tout intérêt de
curiosité : ce serait affaiblir les jouissances qu'il peut
donner à ses lecteurs ; et je crois que , dans cette occasion
, ce serait nuire au plaisir de beaucoup de monde.
Ce roman mérite , en effet , d'avoir des lecteurs de plus
d'une classe. Il amusera toujours ceux qui ne veulent
qu'être amusés : il instruira quelquefois ceux qui ne
fuient pas toute instruction . On y remarquera sans doute
deux caractères bien conçus , souvent même bien tracés ;
celui de Mary, qui joint la plus grande fermeté d'opinions
et de conduite à la plus grande aménité de moeurs;
celui de lady Caroline qui , sous l'apparence trompeuse
des passions les plus opposées , de tous les vices et de
tous les défauts , n'a réellement jamais qu'un avilissant
et orgueilleux égoïsme. Le choc de ces deux caractères,
le combat des intérêts non moins opposés qui font agir
les divers personnages , amènent de tems en tems des
situations intéressantes , ou des scènes dramatiques ,
dont quelques-unes ne seraient pas indignes de la bonne
168 MERCURE DE FRANCE ,
comédie. Les descriptions que fait l'auteur des Etats-
Unis d'Amérique, et en particulier du Kentucki , quoique
trop évidemment romanesques , flattent l'imagination.
La satire des grandes sociétés de Londres qui , comme
on la déjà remarqué , semble avoir été le principal but
de l'auteur , renferme des peintures de moeurs et des
observations piquantes . Enfin , le style du traducteur ,
quoiqu'il ne soit pas exempt de défauts , unit dans plusieurs
passages l'élégance à la facilité. Je ne sais si je
me trompe , mais je crois pouvoir affirmer que cette
traduction est l'ouvrage d'une femme de beaucoup d'esprit
, qui met dans son style le naturel , l'abandon , la
grâce , et quelquefois aussi la négligence d'une conversation
aimable et sans apprêt .
VARIÉTÉS .
M. J. J. :
1
SPECTACLES .- Théâtre-Français .- Dernière représen
tation de Tippoo-Saeb , et la Suite d'un Bal Masqué.-
Ninus II.
LeCimetière du Parnasse n'avait pas , comme on voit ,
enterré le sultan Tippoo-Saëb . Les fossoyeurs du Vaudeville
ont mal creusé sa tombe . Il a reparu , il y a quelques jours ,
au Théâtre - Français pour lui faire ses adieux , a-peu-près
comme un rayon de soleil se montre sur l'horizon aux
approches de la nuit. Ses adieux n'ont pas été sans quelqu'éclat
; et le public par ses applaudissemens lui a témoigué
le plaisir qu'il aurait à le revoir. Je crois que son
existence théâtrale aurait pu se prolonger encore . S'il ne
fallait que le médecin Talma pour le faire vivre , je lui
garantirais un brevet d'immortalité .
La Suite d'un Bal Masqué a toujours d'heureuses suites
pour l'auteur de cette jolie pièce .
- Ninus II. L'auteur a violé , dit-on , dans cette tragédie
la fidélité historique. Est-ce un crime? Si c'en est un ,
P'auteur est absous , il a réussi : suivons son plan .
Thamire , roi des Assyriens , partage le trône avec son
épouse Elzire , dont la main fut promise à Ninus second ,
frère de Thamire. Ninus qui n'a pu éteindre les feux de
son amour , guidé par les conseils perfides de Rhamnès ,
AVRIL 1813 . 169
confident ambitieux , se sert de ce traître pour empoisonner
son frère . Tandis que ce frère expire, il fait incendier le
palais , soit dans le dessein de voiler son crime , soit dans
l'espoir que la reine effrayée viendra se jeter dans ses bras .
Son amour est trompé . Zarbas , simple soldat , que sa valeur
éleva au rang de satrape , a sauvé la reine au travers
des flammes . Thamire mourant lui confia le nom de son
meurtrier. Ce meurtrier, c'est Ninus. Zarbas enterre dans
son sein ce secret terrible . Il a placé la reine dans une
retraite sûre , et connue de lui seul. Cependant il existe
un héritier du trône de Thamire , le jeune Zorame. Soit
pitié , soit remords , Ninus protège ses jours , et le fait
élever avec le plus grand soin. On pourrait s'étonner que
ce monstre tour-à-tour empoisonneur et incendiaire , à
qui l'amour et l'ambition inspirèrent un double crime ,
s'arrête en si beau chemin. Tant que Zorame respire , il a
perdu tout le fruit de ses forfaits. La vertu s'abandonne
sans prévoyance , mais le crime raisonne mieux ses intérêts.
Cependant , un bruit circule que Ninus , après une
entreprise formée contre les Parthes , a péri dans les flots
du Tigre. Zarbas croit que le moment est venu pour dévoiler
le secret qui l'oppresse. Il fait sortir la reine de sa
retraite , la présente au chef des Mages , nommé Ostras.
Il s'agit de rendre la couronne à cette reine , mais la couronne
est à son fils ; elle ne demande au ciel d'autre grace
que de revoir ce cher fils ; qu'elle le voie , qu'elle expire ,
et tous ses voeux sont remplis !
Cependant , Ninus que l'on a cru mort , revient vainqueur.
Son zèle adroit a tendu un piége inévitable aux
Parthes . Couvert de lauriers , il met toute sa joie à renouveler
ses soins auprès du jeune Zorame. Il lui dicte des
leçons sur l'art de gouverner ses peuples et de s'en faire
aimer. La verta pourrait être prêchée par une bouche plus
pure. Le peuple impatient désire jouir de la présence de
son jeune roi . Zarbas , tremblant , épie toutes les occasions
pour favoriser la fuite de la reine , et la rendre à sa retraite
. Mais comment combattre le coeur d'une mère ? Cette
reine , environnée d'alarmes , ne peut se résoudre à fuir
sans jeter un regard sur son fils . C'est sous l'aspect d'une
femme inconnue et malheureuse , et que la pitié seule
protège , qu'elle se trouve en présence de ce fils chéri ,
prévenu , ainsi que le peuple , que sa mère a versé le
poison à Thamire , à son époux. Elle le voit; quelle contrainte
! que de sentimens retenus ! Il n'aperçoit en elle
170 MERCURE DE FRANCE ,
que cette femme obscure et indigente , pour qui sa sensibilité
s'intéresse ; elle aperçoit en lui l'héritier du trône ,
qu'elle n'ose nommer son fils . Que ce contraste a de
charme ! Et comment ne pas sentir ses yeux s'humecter
de larmes?
1
Les douces impressions affectent vivement le coeur dans
la tendrejeunesse. Zorame est encore plein des malheurs
de celle qu'il vient de quitter ; il est distrait et rêveur.
Quand Ninus vient au troisième acte l'arracher à ses réflexions
, Zorame lui peint la situation de l'infortunée qu'il
a vue , il cherche à l'attendrir. Dans le moment Rhamnès
annonce qu'on s'est saisi d'une femme qui s'échappait mystérieusement
des murs de la ville . Elle est amenée devant
Ninus . Qu'on se peigne tout ce que cette situation a de
terrible et de touchant à-la-fois . Ici la surprise et la joie
naïve de l'enfance : ici le sentiment maternel qui se contraint
pour ne pas éclater ; et l'effroi , la surprise , les remords
qui déchirent le crime. Cette situation si dramatique
a quelque conformité avec la reconnaissance de Rhadamiste
et Zénobie .
Cependant le peuple est informé que l'assassin de Thamire
, son ancien roi , est dans les murs d'Ecbatane . Il se
soulève et demande la tête du meurtrier . Ninus craint pour
ses jours. Il apprend par le traître Rhamnès qu'ils sont
menacés ; que l'auteur du complot contre sa vie est Zarbas.
Le satrape est arrêté , chargé de fers ; il paraît , il se justifie
avec le calme de l'innocence . Un nouvel effroi vient
s'emparer de Ninus , quand il apprend d'Ostras que le tribunal
des mages s'assemble , et que la reine y doit subir
son jugement. Pour se sauver de ce pas difficile , il ne connaît
qu'un expédient , celui d'offrir sa main et la couronne
à l'infortunée Elzire . Cette proposition bizarre, faite à une
reine par l'empoisonneur de son mari , est reçue comme
elle doit l'être . Bientôt on annonce que les Parthes sont
aux portes d'Ecbatane. Ninus va les combattre. Il revient
victorieux. Le traître Rhamnès , qu'attendait l'échafaud ,
meurt dans les combats. Zarbas est mis en liberté .
Cependant la reine va subirson arrêt ; calme et résignée,
elle marche au supplice , bien résolue à ensevelir son secret
avec elle , quand tout-à-coup Ninus s'écrie : Peuples ,
prosternez-vous avec moi. La reine est innocente et ( en
montrant le jeune Zorame ) voici votre roi. Le voile est
soulevé , ne m'interrogez pas . Il se frappe et meurt .
Cette tragédie a obtenu un prodigieux succès et le mérite
AVRIL 1813 . 171
아 eneffet. Il ne tiendrait qu'à l'auteur de croire qu'il a fait
un chef-d'oeuvre , si sa modestie n'était pas là pour mettre
un frein aux éloges exagérés qu'il recevra sans doute.
L'exagération de la louange tue la louange même. La médiocrité
s'entête d'un fol encens , le talent l'apprécie et le
respire sans ivresse. Que de qualités éminentes et diverses
n'exige pas dans son ensemble une tragédie parfaite ! il
faut réunir l'invention , le choix du sujet , le plan , l'ordonnance
, les situations , les caractères , le noeud, le dénouement
et lestyle . Tant de richesses se trouvent rarementdans
le patrimoine d'un seul homme : rara avis in terris . Des
litterateurs d'un goût sage et pur pensent que le jeune auteur
de Ninus a trop sacrifié cette simplicité majestueuse
et antique, tant préconisée par nos grands maîtres , à l'éclat
des effets et de la pompe théâtrale. Cette simplicité n'est
point le fruit d'un système idéal et chimérique , elle est
puisée dans la nature et dans la réflexion : c'est la source
du vrai beau dans tous les arts. Peu de figures dans un
tableau dont le sujet se devine sans peine , un dessin correct
, attire au premier coup-d'oeil et frappe plus qu'une
multiplicité de personnages qui ne font qu'embarrasser la
vue et distraire l'admiration. Voyez la scène du déluge par
Girodet. Le destin d'une famille est suspendu , pour ainsi
dire , à une branche d'arbre , la branche se brise , et entraîne
le malheur universel . Une seule et grande pensée
ainsi offerte à l'imagination fait naître ce plaisir douloureux
qu'on éprouve par l'imitation parfaite des grandes scènes
de la vie. L'excuse de l'auteur se trouve dans le goût de son
siècle . Le mélodrame , enfant illégitime introduit dans la
famille des arts , veut usurper le sceptre de la tragédie , et
il réussirait peut-être dans son projet s'il était secondé par
une imagination aussi vive et un talent aussi heureux que
celui de l'auteur de Ninus . La pièce de cet auteur est conduite
avec beaucoup d'art , elle offre des caractères bien
soutenus, dessituations attachantes , et un intérêt de curiosité
un peu romanesque , il est vrai, mais qui ne se dément
point. Le style en est correct , souvent même élégant. La
sensibilité nous paraît plus convenir au talent de l'auteur
que l'énergie , quoique le rôle de Ninus ne soit pas dépourvu
cependant de verve, et d'une certaine audace d'expressions.
Le style prend ordinairement la teinte de notre
ame. On prétend que l'auteur joint aux qualités de l'esprit
les qualités les plus estimables. Il semble que le public ait
-deviné l'intérêt qu'il est fait pour inspirer, toutes les parties
172 MERCURE DE FRANCE ,
de la salle se disputaient le bonheur de l'applaudir , et
d'ajouter une fleur à sa couronne . On a demandé à grands
cris son nom. Baptiste est venu annoncer celui de M. Brifand
au milieu des acclamations et de la joie générale .
Les acteurs , en travaillant à l'envi au succès de l'auteur,
ont travaillé à leur gloire . Ils se sont tous surpassés.
MeDuchesnois a créé le rôle d'Elzire avec un talent supérieur
. Il était difficile d'en combiner et d'en fondre aussi
bien les nuances , de développer tour- à-tour la tendresse
d'une mère et la dignité d'une reine. Talma, dont les conseils
avaient protégé l'auteur , l'a servi à la représentation
de toute la puissance de son art . Il a le secret de faire passer
son ame dans celle du spectateur , et d'arracher des
applaudissemens ,
Même du spectateur paresseux d'applaudir .
Baptiste est noble et touchant dans le rôle de Zarbas ;
M Bourgoin ajoué lejeune Zorame avec une naïveté, une
grace , une sensibilité qui donne un nouveau prix à son
aimable talent. Deprés représente aussi fort bien le chef
des mages . Les auteurs n'ont pas tous les jours d'aussi
bons interprètes .
Je reviendrai sur cette tragédie.
DU PUY DES ISLETS.
Théâtre impérial de l'Opéra-Comique . -Première représentation
de Sobiesky , ou le Triomphe des Femmes ,
opéra-comique en deux actes et en vers , paroles deM. Dupaty,
musique de M. Kreutzer.
Il est décidé que tous les ouvrages donnés à ce théâtre
réussiront ; voilà de bon compte cinq opéras représentés
de suite et bien accueillis : de mémoire de spectateur on
ne peut compter une pareille série de succès. Si l'on n'y
prend garde , ou l'indulgence du parterre sera portée à
l'excès , ou les auteurs auront tous du talent ; on sent
qu'un pareil ordre de choses ne conviendrait pas aux critiques
: espérons que tout cela changera ; mais en attendant
rendons compte de Sobiesky , lequel mérite l'accueil
distingué qu'il a reçu .
Jean Sobiesky , d'abord grand-maréchal et grand général
du royaume de Pologne , fut couronné roi en 1674; il est
célèbre par des victoires sur les Russes , les Cosaques et les
Turcs ; en 1683 , il délivra la ville de Vienne attaquée par
ces derniers qu'ildéfit complètement , ets'empara del'étenAVRIL
1813. 173
1
dard de Mahomet qu'il envoya au Pape; il portait àun
point extrême la discipline militaire , et il bannissait de son
armée les femmes et le luxe .
Sobiesky tient le roi Auguste assiégé dans un fort ;
celui-ci enfermé dans sa dernière place ne peut même plus
payer ses soldats. Laprincesse Theodora vend ses diamans,
engage ses terres , et vient apporter toute sa fortune à son
amant ; malheureusement elle est arrêtée aux avant-postes
de Sobiesky; conduite devant ce prince , elle demande
pour toute faveur , qu'on ne pille pas sa voiture , dans le
fondde laquelle elle a caché tout son or. Cen'est rienque
d'avoir sauvé son trésor , si elle ne peut le faire parvenir
jusqu'à Auguste ; mais comment venir à bout d'une entreprise
aussi hardie ? Théodora est accompagnée d'une jeune
personne qui , par son étourderie , sa gaîté , ses chansons ,
met le désordre dans le camp ; Sobiesky ordonne qu'elle
parte; elle remonte dans la voiture de la princesse , et elle
estconduite sous bonne escorte jusqu'à la forteresse. Auguste
, au moyen de ce secours inespéré , se trouve en état
de faire une paix honorable que ne peut plus lui refuser
Sobiesky , qui convient enfin que les femmes viennent à
bout de tout ce qu'elles entreprennent.
M. Dupaty , en opposition au caractère de Sobiesky , a
placéAdolphe , jeune Français qui fait l'apprentissage du
métier de la guerre sous de grand capitaine. Théodora est
une femme dévouée , sensible , et attachée à Auguste malgré
ses infidélités; la jeune dame de compagnie est un
lutin charmant qui se défend contre les Hulans , qui fait
tourner la tête à tous les officiers , et que l'auteur a placée
pour faire opposition parfaite avec la princesse Théodora .
Cet opéra qui est très-bien joué par Huet et MmsBelmontetBoulanger
, est écrit en vers gracieux , bien tournés
et dignes de la plume de M. Dupaty.
Lamusique , d'après le sujet , devait avoir , eta, en effet ,
une teinte militaire . M. Kreutzer a su lui conserver cette
teinte jusque dans les situations qui y semblaient le plus
opposées.
M. Kreutzer est également connu comme violon de la
première force et comme compositeur très-distingué . Qui
ne connaît Paul et Virginie , Lodoïska , Aristippe ? Les
suffrages se partagent entre Rode et lui ; ceux qui aiment
sur-tout la grâce et la légèreté , penchent pour Rode ; ceux
qui préfèrent l'expression musicale , jointe à la science et à
la force , décernent la paline à M. Kreutzer. La musique
174 MERCURE DE FRANCE ,
de Sobiesky suffirait pour établir sa réputation , si elle
n'était faite depuis long-tems . B.
ODEON-On prétend que les administrateurs du théâtre
de l'Impératrice , animés par le sentiment de leur intérêt ,
et par les égards dus au public , ont résolu d'extirper de
leur domaine les ronces parasites qui en dévoraient le
germe . L'habile jardinier sait qu'en émondant à propos ses
arbres , la récolte en devient plus abondante , et les fruits
plus savoureux. De même qu'un monde de soldats souvent
embarrasse et ne produit que la confusion , trop d'acteurs
souvent gêne , et devient un fléau . C'est rendre un service
au public que de repousser de la scène dramatique une
foule d'oisifs , qui embrassent l'état de comédiens par spéculation
et non par amour de la gloire . Cette profession
estimable , et noble même , quand elle est le fruit d'un enthousiasme
qui devient son excuse , ils l'adoptent comme
l'artisan se livre au travail mécanique qui protége son
existence. Un aristarque célèbre a remarqué avec finesse
que dans le tems où une loi barbare sous certains rapports
, et peut-être politique sous quelques autres , dépouillait
le comédien de son état civil, celui-ci ne se livrait à
son art que lorsqu'il s'y sentait entraîné par l'irrésistible
ascendantde la nature. L'éducation avait préparé son goût :
son talent justifiait sa témérité. Le comédien excommunié
par l'église devenait le fils adoptif de Thalie et de Melpomène.
Les applaudissemens le consolaient , et sa gloire le
replaçait au rang qu'il avait perdu. Baron était reçu à Chantilli
chez le grand Condé . Aujourd'hui que le métier d'acteur
ne fait point déroger , aujourd'hui qu'il est devenu presque
aussi lucratif qu'honorable , on se passe de vocation et de
talent; et pourvu que la caisse s'exécute ponctuellement à
la findu mois , l'acteur s'inquiète fort peu s'il a ennuyé ou
amusé le public. Pour le comédien, un coup de sifflet était
autrefois un coup de foudre; aujourd'hui ce n'est qu'un
léger murmure qui chatouille ses oreilles , et dont il ritdans
les coulisses. On ne peut donc qu'applaudir au zèle éclairé
des administrateurs de l'Odéon , dont l'ambition, en améliorant
leur troupe , est de s'élever à la hauteur du second
théâtre de la nation , et de décorer leur scène du titre de
succursale de la comédie française . Ils parviendraient à leur
but si , secondé des vues bienveillantes du gouvernement,
ils ajoutaient aux richesses exiguës de leur répertoire quelques
paillettes du beau trésor du Théâtre Français . Il me
AVRIL 1813 . 875 :
semble qu'en leur accordant ce faible secours , l'art y gaguerait
de toutes parts . Pour figurer un jour à la comédie
française et ne point descendre de son diapason , il faut que
les sujets que la nature y destine puissent s'exercer dans
les chefs-d'oeuvre de Regnard, de Molière et de Destouches ,
et de nos savans comiques . C'est là seul qu'il puiseront le
sentiment des convenances et ce ton noble et sûr de la
bonne et vraie comédie. C'est par le charme des beaux vers
que leur diction s'épurera, et non par des tours vicieux ,
des locutions barbares, et qui outragent à-la-fois etlalangue
et l'oreille. Leur talent prendra naturellement la teinte des
bons ouvrages qu'ils représenteront . La comédie française
se recrutera sans cesse de ces auxiliaires , qui ne feront
point disparate avec elle , et en faisant leur sort , c'est au
sien qu'elle aura songé .
:
D. D.
INSTITUT IMPÉRIAL DE FRANCE.
Classe de la langue et de la littérature françaises .
PRIX PROPOSÉS AU CONCOURS POUR L'ANNÉE 1814.
Séance publique du 15 avril 1813 .
:
LAClasse avait proposé pour sujet du prix de poésie , un Episode
dugenre épique , soit d'invention , soit tiré de l'histoire , mais non traduit
ni imité d'aucun poëme ancien ni moderne.
Aucune des pièces envoyées au concours n'a été jugée digne du
prix ; deux seulement ont paru à la Classe mériter une mention honorable.
L'une est le nº 12 , ayant pour épigraphe ce vers de Virgile :
Arma virumque cano .
L'autre pièce est le n° 24 , avec cette épigraphe : Ossa arida ,
audite verbum Dei .
La Classe propose pour le prix qui sera adjugé dans la séance
publique du mois d'avril 1814 , un poëme dans le genre épique de
cent vers au moins et de deux cents vers au plus , dont le sujet sera
lesderniersmomens du chevalierBayard.
Elle a annoncé , dès l'année dernière , que le sujet du prix d'éloquence
qui seradécerné en 1814 , est un Discours sur les avantages et
lesinconvéniens de la critique littéraire.
• La Classe a cru devoir annoncer d'avance le sujet du prix de
> poésie qu'elle décernera dans la séance publique d'avril 1815. Ce
→sujet est la découverte de la vaccine, a
f
876 MERCURE DE FRANCE ,
Lesconcurrens nedoivent pas donner à leurs ouvrages plus d'étone
dueque n'en comporte une heure de lecture.
Ces prix seront , chacun , de la valeur d'une médaille d'or de
1500 francs.
Les ouvrages envoyés au concours doivent être remis au secrétariatde
l'Institutle 15 janvier 1814.
Leterme est de rigueur .
Ils devront être adressés , francs de port , au secrétariat de l'Institut
, avant le terme prescrit , et porter chacun une épigraphe ou
devise qui sera répétée dans un billet cacheté ,joint à la pièce et contenant
le nom de l'auteur , qui ne doit point se faire connaître.
Les concurrens sont prévenus que l'Institut ne rendra aucun des
ouvrages qui auront été envoyés au concours ; mais les auteurs auront
la liberté d'en faire prendre des copies , s'ils en ont besoin.
Quelques mots sur l'imitation dans le style , à l'occasion
des remarqués qui ont étéfaites dans unjournal vers la
fin de mars 1813 .
Je crois l'imitation moins fréquente en littérature qu'on
ne le pense communément.
Lanature même des choses multiplie les apparences de
l'imitation , et les rapports accidentels dont cette fausse
apparence peut résulter sont nécessairement très-nombreux.
Souvent on remarque entre deux individus une
grande ressemblance dans le son de voix, dans le regard ,
dans toutes les manières , et pourtant ces personnes-là ne
se sont jamais rencontrées . Si elles s'étaient vues , ne penserait-
on point que l'une d'elles a pris les habitudes de
l'autre , soit en les imitant , comme on s'attache quelquefois
à le faire sans trop y songer , soit même très-involontairement
, et par une suite de cette loi qui ajoute à la
ressemblance des êtres déjà très-analogues , s'ils viennent
àcommuniquer ensemble ? Les hommes diffèrent beaucoup
moins les uns des autres qu'ils ne différaient lorsqu'ils
vivaient seulement en société , mais non pour la société;
ceux même qui auraient aujourd'hui conservé le plus d'originalité
, réprimeraient jusqu'àun certain point ces libres
mouvemens , un peu bizarres , au milieu de gens dont la
marche est régulière et prudemment uniforme . Le style est
le résultat des modifications individuelles dans la manière
desentir; parmi d'innombrables auteurs , il doit donc s'en
trouver naturellement dont les écrits donnent lieu à des
1
AVRIL 1813 .
REINE
rapprochemens assez justes , sans qu'il soit prouvé par-là
que le plus moderne ait voulu imiter , ou même quil
ait jamais lu le prétendu chef de l'école font il paraît
membre .
Si je m'éloigne un momentdes considérations générales
ce ne peut être pour en faire une application exo@pement
relative à un ouvrage que je n'ai point lu;; mmaaiiss si , par
exemple , quelqu'un pensait que M.de Marchangy ainfito la
manière de M. de St Pierre , je lui dirais : J'ignore ce qui
en est , je ne partage ni ne rejette cette opinion ; mais avant
que les Etudes de la Nature parussent , il pouvait arriver ,
je le suppose , qu'un autre auteur d'un mérite égal écrivît de
cette manière ; et je demande si M. de St Pierre eût alors
changé la sienne , s'il en aurait trouvé quelqu'autre aussi
bonne à-la- fois et aussi convenable à son sujet , comme à
ses propres inclinations , ou si , dans le cas contraire , on
ne l'eût pas fait injustement descendre au rang de simple
imitateur ?
Non-seulement on peut être ainsi trompé par de simples
apparences , mais on ajoute à l'erreur qu'elles produisent,
en les recherchant avec curiosité . Il est conforme aux
dispositions ordinaires de la plupart des critiques de supposer
l'imitation vraisemblable , ou même indubitable ,
toutes les fois qu'elle est seulement possible . Presque toujours
, on le sait , la critique , proprement dite , dégénère
plus ou moins en satire , comme une cour criminelle prend
l'habitude de croire coupables presque tous ceux que les
circonstances permettent de soupçonner. Je n'en examinerai
pas ici les causes , il en résulterait des longueurs , et
sans doute peu d'utilité . Outre ce penchant à blâmer les
personnes , à déprécier les choses , on veut saisir l'occasion
de dire avec sagacité quelque chose de neuf , et de faire
preuve d'une sorte d'érudition ; mais en découvrant de
semblables rapports , on les dénonce au public comme
des marques de faiblesse ; en groupant ainsi les auteurs ,
on en forme des classes qui , n'étant pas moins arbitraires
que les divisions et subdivisions de plusieurs sciences
auront cet inconvénient de plus de calomnier , pour ainsi
dire , des hommes de génie , s'il s'en rencontre , et de leur
attribuer le projet qu'un esprit supérieur ne voudrait , ni
ne pourrait suivre , d'imiter tel ou tel écrivain déjà célèbre .
DE S***.
M
?
178 MERCURE DE FRANCE ,
Aux Rédacteurs du Mercure de France .
1
Gueret , le 6 avril 1813.
MESSIEURS , les ouvrages des anciens auteurs , les histoires
des peuples qui ont brillé dans l'antiquité par les
lois , par les arts et par la science du gouvernement , offrent
souvent au lecteur attentif des traces précieuses de moeurs
et d'usages singuliers qu'on retrouve dans des tems bien
postérieurs . Dans la scène IV de l'acte I de l'Antigone
de Sophocle , un garde vient annoncer à Créon qu'on a
rendu quelques honneurs au cadavre de Polynice , qu'on a
répandu du sable à l'entour , et qu'on l'a arrosé de libations
mortuaires . Créon , qui avait porté une défense expresse
de donner la sépulture à Polynice , est surpris autant
qu'irrité de ce qu'il vient d'apprendre. Le garde craignant
qu'on ne soupçonne ou lui ou ses camarades , dit que pour
montrer leur innocence , ils sont tout prêts à manier lefer
brûlant, et à soutenir l'épreuve du feu en marchant à
travers les flammes .
Il paraît clairement par ce passage , qu'à l'époque à
laquelle florissait Sophocle , ou du moins dans les tems
primitifs de la Grèce , un accusé pouvait se justifier soit en
maniant le fer brûlant , soit en marchant à travers les
flammes .
Les peuplades du nord qui envahirent les régions occidentales
de l'Empire romain , portèrent dans ces belles
contrées des institutions qui annonçaient assez leur simplicité
et leur ignorance .Aunombre de ces institutions , on
peut compter sans doute la forme de procédure par le
combat judiciaire . Les abus et les inconvéniens de cette
jurisprudence devinrent , à la longue , sensibles à tous les
esprits , et nos bons et simples aïeux crurenty remédier en
imaginant de laisser la décision de tous les cas litigieux à
l'auteur de toute sagesse et de toute justice. Ils s'applandirent
d'avoir trouvé une méthode infaillible de démêler la
vérité et de prévenir toute espèce de fraude . Il fut établi ,
et sans doute Sophocle était peu connu alors , que dans
certains cas l'accusé serait admis à prouver son innocence
en se soumettant publiquement à différentes épreuves
également périlleuses et effrayantes , telles que de plonger
le bras dans l'eau bouillante , de lever avec la main un
morceau de fer rouge , de marcher pieds nus sur des barres
-de fer embrasées. En 831 , l'impératrice Judith , épouse
AVRIL 1813 .
179
de Louis -le-Débonnaire , accusée par ses beaux-frères d'un
commerce scandaleux avec Bernard , comte de Barcelone ,
jura qu'elle était innocente de ce crime , et pour le prouver
se soumit à l'épreuve du feu , qu'elle ne subit pas néanmoins
, son serment ayant été jugé suffisant. La reine
Teutberge , bru de l'empereur Lothaire , petit- fils de Charlemagne
, accusée d'inceste avec son frère , moine et soudiacre
, nomma un champion qui subit pour elle l'épreuve
de l'eau bouillante en présence d'une cour nombreuse .
Ces épreuves sont absolument les mêmes que celles qui
sont désignées dans le passage que j'ai cité de Sophocle .
Commentdes usages qui attestent l'ignorance et la barbarie
des peuples de notre Europe aux neuvième et dixième
siècles , se trouvent- ils dans la Grèce ancienne , contrée
si célèbre par ses lois et par le caractère moral et spirituel
de ses habitans ? Cette conformité dans un point si singulier
de jurisprudence , entre des peuples qui different
d'ailleurs foncièrement à tant d'égards , me paraît digne de
quelqu'attention , d'autant plus qu'elle avait échappé à
Pobservation des historiens .
J'ai l'honneur d'être , etc.
J. JOULLIETTON , docteur en médecine , conseiller
de préfecture du département de la Creuse .
Aux Mémes .
MESSIEURS , cette lettre vous arrive des confins de la
Gascogne; elle est d'un admirateur des beaux-arts , qui
n'a pu voir sans indignation les grossieres insultes imprimées
contre Boileau , dans un de ces livres aujourd'hui.
si communs , où de petits auteurs semblent s'attacher à
attaquer le mérite des hommes illustres , sans doute parce
qu'ils désespèrent de pouvoir jamais atteindre à leur perfection.
Ce livre , dont je veux vous parler , a pour titre :
L'Homme debonne Société; il se vendà Paris chez Leprieur,
rue des Noyers , nº 45. Il a été imprimé pour la seconde
fois en 1810. L'auteur n'a pas cru devoir se nommer , et ce
modeste silence montre du moins qu'il lui reste encore un
peu de sens commun. Voici ce qu'on lit à la 316 page de ce
livre , dans une note .... (car vous savez qu'on ne saurait plus
faire un livre , sans remplir ses pages de notes ; or , c'est
sur-tout dans les notes qu'il se débite le plus d'absurdités ,
M 2
180 MERCURE DE FRANCE ,
parce que c'est dans les notes que les auteurs étalent avec
emphase leurs sublimes réflexions . ) On lit donc dans une
note de ce livre ce passage remarquable : « Quand on voit
Louis XIV , surnommé le Grand , laisser complaisam-
> ment Boileau se mettre sur la même ligne que lui , dans
» ce vers si ridicule et si connu ,
Grand roi , cesse de vaincre , ou je cesse d'écrire ,
» on ne sait vraiment , si l'on doit s'étonner le plus ou de
> l'excessive bonté de ce prince pour lui-même et pour ses
➤ louangeurs , ou de la haute impertinence de ce fils de
greffier, qui cessera d'écrire si Louis XIV ne cesse de
> vaincre. »
Quoi ! unmaigre auteur , parce qu'il aura recueilli dans un
petit livre quelques traits épars çà et là dans vingt Almanachs,
et qu'il l'aura semé de quelques sentences de morale
répétées cent fois avant lui , se croit le droit d'insulter le législateur
du Parnasse français , un des plus aimables et des
plus grands poëtes que le siècle de Louis XIV ait produits , et
dont la France puisse s'honorer ! Un inconnu , un compilateur
se permet d'outrager Boileau à ce point , et tous les
amis du bon sens , des beaux vers et du goût ne ss''élèveront
pas contre cet audacieux pour l'accabler des huées de l'indignation
! II ose accuser Boileau ! Tout est-il donc bouleversé
dans l'empire des lettres ? Mais encore de quoi l'accuse-
t-il ? de mal assaisonner ses louanges , de se mettre
sur la même ligne que Louis XIV , d'avoir fait un vers
ridicule ! Boileau a fait un vers ridicule ! En vérité , voilà
une étrange nouvelle que notre auteur nous apprend. Pour
moi , jen'y croirai que lorsque ce furieux ennemi des beaux
vers , en aura fait un , un seul , qui puisse être mis à la
suite de celluuii qu'il ose censurer.
Vous ne vous attendez pas, Messieurs , que j'entreprenne
de justifier Boileau ; ce serait presqu'aussi ridicule que de
le critiquer. Il s'agit de relever ces insultes qu'on lui prodigue
, et qu'on n'aurait jamais cru devoir trouver dans un
livre intitulé : l'Homme de bonne Société. N'est-ce pas une
chose inouie que de voir un compilateur faire ressortir à
son tribunal un grand roi et un grand poëte , et comparer
l'excessive bonté du premier pour lui-même , avec la haute
impertinence du second , qu'il ose désigner par fils de
greffier ? La haute impertinence de Boileau ! Boileau impertinent
, parce qu'il est fils de greffier ? Ah ! Monsieur le
AVRIL 1813. 181
bel esprit , je vous entends . Vous vous êtes imaginé que
c'était la naissance du poëte qui rendait ridicule ce vers si
flatteur ,
Grand roi , cesse de vaincre , ou je cesse d'écrire ;
et pesant les plus grands hommes dans vos petites balances ,
vous avez aussitôt conclu qu'il fallait que Louis XIV ( car
vous condamnez les rois comme les poëtes ) fût d'une
grande complaisance pour lui et ses louangeurs , pour
souffrir un orgueil si déplacé. Mais savez - vous que
Louis XIV pensait plus juste que vous , qu'il s'avait fort
bien que Boileau était pour le moins aussi grand poëte que
lui -même était grand roi , et que la naissance du louangeur
ne diminua jamais à ses yeux le mérite du poëte? Avant de
faire votre remarque , vous auriez dû poser pour principe
qu'il n'est pas permis à un fils de greffier de faire de jolis
vers, ni de louer dignement un roi tel que Louis XIV; que
c'est la naissance qui doit décider du mérite d'un homme ,
que les talens et le goût doivent être en proportion avec la
noblesse de l'origine. Il est vrai que vous n'y auriez point
gagné ; car à lire les notes de votre livre , on aurait bientôt
reconnu que vous n'êtes pas issu de ce haut rang , d'où l'on
vous croirait d'abord descendu , d'après la manière dont vous
traitez les fils de greffiers .
MM. les Rédacteurs , peut- être aurais-je mieux fait de me
taire que de vous exprimer la colère dont j'ai été enflammé
à la lecture d'une pareille note. Le vrai mérite a cela de
particulier, qu'on ne saurait l'attaquer sans se couvrir d'opprobre
, et qu'il est presque ridicule de vouloir le défendre .
Cependant , si vous aviez la bonté de vouloir insérer ma
lettre dans votre excellent journal , vous obligeriez infiniment
,
Celui qui a l'honneur d'être , etc.
Saint- Severs , le 10 février 1813 .
P. S. L. DE ROUGA .
Sur l'efficacité de la Vaccine.
EXTRAIT d'un Voyage aux Indes orientales, fait pendant
les années 1802 , 1803 , 1804 , 1805 et 1806 , par Charles-
François Tombe , chevalier de la Légion-d'Honneur et de
182 MERCURE DE FRANCE , AVRIL 1813 .
L
l'Empire , chef de bataillon , ex-commandant le quartiergénéral
du 4º corps de la Grande-Armée (*) .
" On ent à l'Isle-de-France , à cette époque (août 1803) ,
un preuve bien convaincante et bien consolante pour l'humanité
, de l'heureuse efficacité de la Vaccine.
Le brick français , lajeune Caroline , capitaine Baron ,
revenant de la traite , et ayant une grande quantité de
nègres attaqués de la petite-vérole , le conseil de santé
décida , avant de l'envoyer en quarantaine , qu'on y embarquerait
six enfans vaccinés avec leur mère , pris parmi
les esclaves de l'Etat , enfans dont le vaccin servit pour
les noirs qui n'avaient pas encore été attaqués de l'épidémie
régnante. Ce brick , qui avait été envoyé en quarantaine
à Coëtivi , petite île déserte de l'archipel de l'Inde ,
en arriva le 30, après trois mois et quinze jours de départ ,
pendant lequel tems les enfans vaccinés furent couchés
parmi les enfans infectés , dans les mêmes couvertures ,
portèrent les mêmes chemises , burent dans les mêmes
vases , et furent même inoculés par le chirurgien du bâti
ment , sans éprouver la moindre incommodité . "
(*) Cet ouvrage , qui a été présenté à S. M. l'Empereur et Roi par
l'auteur , est composé de deux volumes in- 80 avec un atlas in-4°,
contenant 18 planches de cartes marines et militaires , des costumes
et armures asiatiques , et différentes vues , gravées en taille-douce.
Prix , 18 fr . , et 21 fr. franc de port. Il faut ajouter 3 fr. pour avoir
l'atlas colorié . Chez Arthus -Bertrand , libraire , rue Hautefeuille ,
n° 23.
:
POLITIQUE .
Le président réélu des Etats -Unis , M. Maddison , s'est
rendu le 4 mars , au Capitole , à Washington . Il y a prêté
serment , et exprimé sa profonde reconnaissance pour cette
marque nouvelle de confiance reçue de ses concitoyens . Il
sait que les circonstances ajoutent du poids à ses nombreuses
obligations . Il compte sur l'assistance divine , sur
le zèle d'une nation puissante et éclairée , et sur la bonté
de ses conseils .
« La guerre que nous soutenons , a-t- il dit , n'a été déclarée
de la part des Etats-Unis que long-tems après que
l'on eut commencé à la lui faire en réalité , qu'après avoir
épuisé tous les argumens imaginables , après avoir reçu
une déclaration positive que les causes qui la provoquaient
ne cesseraient pas , et au moment seulement où nous ne
pouvions plus différer cet appel sans affaiblir l'énergie de
la nation , détruire toute sa confiance en elle-même et
dans ses institutions politiques , et perpétuer par-là un état
honteux de souffrance , ou bien regagner par les sacrifices
les plus coûteux et une lutte plus sanglante le rang què
nous aurions perdu parmi les puissances indépendantes .
>>De l'issue de cette guerre dépendent notre souveraineté
nationale sur les mers , et la sécurité d'une classe importante
de citoyens dont les occupations donnent une
valeur convenable à celles de toutes les autres classes . Ne
pas combattre pour un tel objet , serait renoncer à notre
égalité avec les autres puissances sur un élément commun
à tous , et violer le titre sacré que tout membre de la
société a à sa protection. "
L'orateur rappelle ici que dans cette guerre , l'Amérique-
Unie n'a enfreint aucun des usages des peuples civilisés
, qu'elle a eu un respect scrupuleux pour toutes les
obligations , qu'elle ne s'est point écartée de l'esprit de
libéralité qui la caractérise. Les Anglais , au contraire
ont trouvé bons tous les moyens , tous les instrumens
toutes les armes . Ils ne se sont pas servis de la hache et
du scapel , mais ils ont reçu dans leurs rangs et lié à
leur cause les sauvages altérés du sang américain. Ils ont
,
,
184 MERCURE DE FRANCE ,
assisté aux tortures que les Barbares font souffrir à leurs
prisonniers avant de les immoler . C'est avec de tels secours
que sur quelques points du théâtre de la guerre continentale
les Anglais ont obtenu des avantages sur les Américains.
,
" Nos ressources , a dit M. Maddison en terminant ,
suffisent amplement pour amener cette guerre à une fin
honorable ; notre population s'élève à plus de la moitié de
celle des îles britanniques ; elle se compose d'hommes courageux
, libres vertueux et intelligens . Notre pays offre
en abondance tout ce qui peut contribuer aux aisances de
la vie , même sous le rapport des arts . Les signes de la
prospérité générale s'aperçoivent par-tout : les moyens employés
par le cabinet britannique pour la miner , sont
retombés sur lui-même ; ils ont donné à nos facultés nationales
un développement plus rapide et fait entrer dans
nos coffres les métaux précieux destinés à entrer dans ceux
de notre ennemi .
79 C'est une considération d'un favorable augure , qu'une
guerre inévitable ait trouvé si à propos la facilité de lever
des contributions nécessaires à la soutenir , lorsque la
voix publique invoquait la guerre ; personne n'ignorait et
tout le monde sait encore que sans ces contributions il
serait impossible de la continuer aussi long-tems qu'elle
pourrait durer. Le patriotisme , le bons sens et l'énergie
de nos concitoyens garantissent d'avance la satisfaction
avec laquelle chacun d'eux supportera sa part du fardeau
commun. Pour que la guerre soit courte et son succès
certain , nous n'avons besoin que d'efforts vigoureux et
systématiques ; le succès de nos armes pourra préserver
pendant long-tems notre pays de la nécessité d'y avoir
recours une autre fois . Les exploits de nos braves marins
ont déjà prouvé notre aptitude à maintenir nos droits sur
un élément ; si la réputation de nos armes a été ternie sur
l'autre , des éclairs d'héroïsme nous assurent qu'il ne nous
manque , pour obtenir des triomphes semblables sur terre ,
que la discipline et l'habitude qui font chaque jour des
progrès. "
Ce discours , écouté avec le plus vif intérêt , a été accueilli
comme contenant l'expression des sentimens unanimes
des Américains . Leur attention est , en ce moment,
portée sur une expédition qu'ils savent destinée contre eux,
composée de trois vaisseaux de ligne , de trois frégates , et
d'un vaisseau àfusées !!! Les fusées à la Congrève, et le
AVRIL 1813 . 185
scapel des sauvages , sont les armes que le courage anglais
préfère d'employer. Il estvisible qu'avec ce choix de moyens
l'incendie de quelques ports américains doit être tentée par
l'expédition .
Nous voyons les Anglais soutenir en Amérique une
guerre qu'ils ont provoquée , avec des moyens peu dignes
d'une nation civilisée ; nous allons les voir en Sicile réaliser
le plan depuis long-tems médité , et d'hôtes dangereux
, de protecteurs suspects , devenir des usurpateurs
déclarés , violer le respect du trône , porter la division dans
la famille royale , le trouble et l'effroi parmi les citoyens ,
la terreur et la dévastation dans l'île qui les a si imprudemment
accueillis . La lettre que nous allons extraire est
écrite de Messine à un habitant d'Otrante ; elle contient
des détails curieux sur la situation de la Sicile .
« Nos malheurs , vous le savez , remontent à l'époque
οù le cabinet britannique exerça son influence , toujours fatale
, sur l'esprit de ceux qui nous gouvernaient. De ce
moment les hommes sages prévirent nos désastres ; et
lorsque la cour , obligée de se retirer en Sicile , reposa ses
dernières espérances sur ces mêmes alliés qui l'avaient
perdue , il n'est pas d'opprobres dont il n'ait été facile aux
Anglais de la couvrir ; mais ils ont surpassé tout ce qu'on
pouvait attendre d'eux.
> En effet , à peine arrivé à Palerme , le roi se vit enlever
successivement toutes ses ressources , toute son autorité
. Messine et tous les points importans furent occupés
par les Anglais ; leurs escadres s'emparèrent des ports ,
le drapeau britannique flotta sur les tours de Melazzo , à
côté du drapean sicilien ; on vit reparaître des hommes
qui avaient trahi le roi , ceux qui lui restaient fidèles furent
chassés : une garnison anglaise remplaça la garnison
royale du château de Palerme : le général Maitland , lord
Bentinck , s'interposant entre le roi et ses sujets , publiaient
des proclamations , donnaient des ordres auxquels les habitans
étaient tenus d'obéir; l'un prétendait intervenir
dans les délibérations du sénat , l'autre voulait payer directement
les troupes ; tous deux semblaient évidemment
envoyés plutôt pour épuiser un pays conquis que pour
garantir ce même pays d'une conquête .
" Leur audace fut poussée si loin , que les yeux de la
reine se dessillèrent; elle connut enfin l'astucieuse politique
de ses prétendus défenseurs ; mais sa résistance était
tardive; elle était en opposition avec l'esprit qui jusqu'a186
MERCURE DE FRANCE ,
-
lors avait dirigé sa conduite , elle n'eut et ne pouvait avoir
aucun effet .
Cependant le roi lui-même parut sortir de la froideur
habituelle de son caractère ; il se plaignit , on le menaça ,
et il fut contraint à remettre dans les mains de son fils
l'exercice de son impuissante autorité .
» S. M. se retira à quelques lieues de Palerme avec la
reine : bientot on leur conseilla de vivre séparés ; le roi
habita Colle , et la reine fut confinée dans une maison de
campagne près de Montréal .
> Le prince François , jeune , sans expérience des affaires
, ne pouvait avoir qu'une autorité fictive . Sous son
nom les Anglais gouvernèrent , et leurs mesures prouvèrent
mieux que jamais qu'ils se croyaient en pays ennemi.
Il disposaient ouvertement des ressources de la Sicile ,
changeaient jusqu'aux constitutions du royaume , et leur
donnaient une forme qui ne convenait ni au caractère ni å
la position des habitans .
" Des symptômes de mécontentement se manifestèrent :
lord Bentinck voulut prévenir leur développement , et tandis
qu'il appelait en Sicile de nouvelles troupes étrangères
, il enrégimentait les émigrés calabrois et dévonait
vingt mille Siciliens à tenter de hasardeuses expéditions
sur les côtes d'Espagne. L'agitation publique augmenta ,
les rixes devinrent plus fréquentes entre les habitans et les
troupes anglaises : plusieurs officiers y perdirent la vie.
On n'imagina rien de mieux qu'une conspiration dans laquelle
tous ceux que l'on craignait seraient enveloppés ;
on leur supposa le projet de faire sauter la salle du nouveau
parlement , et à la faveur de cette invention d'une
bizarrerie atroce , on réussit à affermir l'autorité anglaise
en renouvelant les proscriptions .
» Désabusé des illusions qu'on lui avait présentées , fatigué
des vexations de tout genre que lui faisaient souffrir
d'orgueilleux étrangers , le peuple ne supportait plus le
joug qu'avec une impatience visible. Une révolution était
prête à éclater. Les Anglais voulurent la prévenir , et flatfèrent
les passions populaires en ramenant le roià Palerme ;
mais ils n'ont pas su se contraindre ; le roi est redevenu
l'objet de leurs violences et de leur mépris etl'indignation
publique s'en est accrue : vous savez ce qu'elle a déjà
produit.
,
Je n'ai pas appris qu'il y ait eu de nouveaux événe
AVRIL 1813 . 185
mens. Le peuple est contenu par une force insuffisante ;
nous sommes sur un volcan .
» Nos hôtes insolens et sanguinaires n'ont semé sur le
sol de la Sicile que des haines ; ils n'y recueilleront que des
vengeances . Ils n'ont rien respecté ; ils ont compris dans
leurs excès les sujets et les souverains , et depuis le trône
jusqu'à la dernière classe du peuple , ils n'ont ici que des
ennemis irréconciliables ...
Une lettre plus récente annonce que les Anglais ont enfin
levé le masque , déporté la reine à Cagliari et retenu le roi
prisonnier à Colli . Le prince héréditaire est resté sous la
main des Anglais .
Cependant, sur la côte opposée , une tranquillité profonde
règne . Le roi de Naples donne une attention soutenue aux
travaux de la marine , et fait imprimer une grande activité
aux chantiers de Castellamare et de Naples. Le zèle des
marins égale celui des troupes de terre. S. M. va visiter
la Pouille et les côtes de ses Etats que baigne l'Adriatique.
Le roi vent connaître par lui-même la situation de ces provinces
, et les améliorations dont elles sont susceptibles .
La reine reste à Naples . Des fouilles intéressantes ont été
faites sous ses yeux à Pompéi .
Si l'on en croit des relations particulières auxquelles le
journal qui les a accueillies donnerait quelque crédit , le
despotisme anglais aurait paru trop pesant aux Espagnols ;
un parti considérable se serait formé contre eux , et un
neveu de Ballasteros , à la tête de 15,000 hommes , aurait
attaqué et exterminé un corps anglais de 3000 hommes ,
au cri de mort aux Anglais . On attend avec intérêt la confirmation
de cette importante nouvelle.
L'Empereur est arrivé à Mayence le 16 de ce mois à
minuit ; il avait été précédé de vingt-quatre heures par le
prince de Neuchâtel et de Wagram. Le 17 , le grand-duc
de Francfort était arrivé dans cette dernière ville escorté
par une garde d'honneur . La famille de Saxe est attendue
à Munich. Le prince Kourakin , qui avait passé l'hiver à
Vienne, est retourné en Russie .
Voici une nouvelle note sur la situation des armées
françaises dans le nord au 15 avril .
Le vice-roi était dans ses positions , la gauche à l'Elbe ,
à l'embouchure de la Saale , le centre à Bernbourg , la
droite aux montagnes du Hartz , la réserve à Magdebourg.
Le prince d'Eckmulh était en position à Celle.
188 MERCURE DE FRANCE ,
Le général Vandamme occupaitBrême .
Le 12 , l'ennemi voulut tâter Bernbourg avec plusieurs
bataillons ; ils furent vivement reçus et repoussés avec
perte. Il poussa aussi une patrouille sur Nordhausen au
débouché du Hartz; ce point était occupé par un détachement
de cavalerie westphalienne , qui chargea vigoureusement
l'ennemi : on fit prisonniers trois hussards .
Le 12 , un détachement de hussards prussiens arriva à
Gotha à onze heures du soir ; il cerna la maison du baron
de Saint-Aignan , ministre plénipotentiaire de France , et
prit son secrétaire qui était au lit dangereusement malade ;
on l'enleva de force .
Quatre régimens d'infanterie russe étaient devant la
place de Wittemberg , défendue par le général Lapoipe ;
ils avaient tenté une attaque de vive force, mais ils avaient
été repoussés après avoir perdu bien du monde.
La place de Torgau n'est observée que par des partis de
cosaques ; 14,000 Saxons s'y sont renfermés .
L'ennemi avait un poste de 25 hommes à Hof, un escadron
à Schleitz et un à Plauen.
Des cadres bavarois au nombre de 1200 hommes , vevant
de l'armée du vice-roi et se rendant à Bromberg , ont
été attaqués près de Langensalza par deux escadrons ennemis;
ils les ont repoussés ; cependant une cinquantaine de
traînards ont été pris .
Le 12 , on avait des nouvelles des places de Dantzick ,
Thorn , Modlin , Custrin , Stettin , Glogau ; elles étaient
dans le meilleur état de défense ; l'ennemi n'avait encore
rien entrepris contre elles .
Le 15 au matin , S. M. l'Empereur était parti de Saint-
Cloud. Il est arrivé le 16 à onze heures du soir à Mayence ;
ilafait le trajet avec une incroyable rapidité , en moins de
40heures .
Toutes les nouvelles des bords du Rhin , du Weser et de
l'Elbe , s'accordent à exprimer une surprise égale de la
marche toujours croissante des hommes , chevaux , transports
qui débouchent de Wesel , de Mayence , de Strasbourg,
pour se porter sur les Anséatiques, sur Magdebourg,
et sur la Saxe ducale , où les principaux corps de l'armée
française sont réunis . Les hommes sont dans les meilleures
dispositions , tous brûlent de se signaler; l'arrivée de
l'Empereur à son quartier-général doit être l'étincelle électrique
qui enflammera cettejeunesse pleine d'enthousiasme
et d'émulation . Dans l'intérieur, toutes les lettres , toutes
AVRIL 1813 . 189
les feuilles des départemens contiennent l'expression de la
satisfaction des administrateurs et des magistrats : par-tout
les appels ont été faits conformément aux derniers sénatusconsultes
. Partout la réponse a été exacte et précise ,
l'obéissance la plus entière à la loi a caractérisé l'excellent
esprit qui anime les départemens . Ceux de la Hollande ne
sont point restés en arrière . Ceux de la Seine- Inférieure
du Nord , des bords du Rhin , des côtes de l'Ouest , ont
particulièrement fait remarquer leur empressement accoutumé
à écouter la voix de l'honneur et celle du souverain .
,
,
Le dimanche 18 avril , S. M. l'Impératrice-Régente a
reçu au palais de Saint- Cloud , avec la solennité accoutumée
, le corps diplomatique et les étrangers de distinction
qui lui ont été successivement présentés par M. le prince
de Scharzemberg , par M. le comte deKelle
Kelle , ministre du
grand-duc de Francfort , par M. de Just, ministre de Saxe,
et par M. le duc de Bassano .
Le mercredi 21 , S. M. a présidé le conseil des ministres ,
et le vendredi 23 , le conseil- d'état. S. Exc. le ministre de
la marine, comte Decrèz , a été créé duc par décret de l'Empereur
, en date du 14 de ce mois .
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du Code Napoléon , relatives aux mariages , dans lequel on
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par cahier de trois feuilles . Le prix de la souscription est de 48francs
pour l'année , de 25francs pour six mois et de 13francs pourun
trimestre .
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Le MERCURE ÉTRANGER paraît à la fin de chaque mois , par
cahier de quatre feuilles . Le prix de la souscription est de 20francs
pour l'année , et de 11 francs pour six mois. ( Les abonnés au
Mercure de France , ne paient que 18 fr. pour l'année , et 10 fr . pour
six mois de souscription au Mercure Etranger . )
On souscrit tant pour le Mercure de France que pour le Mercure
Étranger, au Bureau du Mercure , rue Hautefeuille , nº 23 ; et chez
les principaux libraires de Paris , des départemens et de l'étranger ,
ainsi que chez tous les directeurs des postes .
Les Ouvrages que l'on voudra faire annoncer dans l'un ou l'autre
de ces Journaux, et les Articles dont on désirera l'insertion , devront
être adressés ,francs de port , à M. le Directeur- Général du Mercure ,
àParis.
DE
LA
SEINE
MERCURE
DE FRANCE .
5.
cent
N° DCXV . Samedi 1er Mai 1813 . -
POÉSIE .
ÉPITRE A MES AMIS ,
Sur les changemens de l'amour en France , depuis l'époque
de la chevalerie jusqu'au siècle actuel.
En devisant près de la Table ronde ,
Nous avons tous , amis francs et joyeux ,
Bu le nectar d'une muse féconde
Comme on savoure un vin délicieux .
Or maintenant laissez - moi vous redire
Comment l'Amour , infidèle aux statuts
Des chevaliers , réunis chez Artus ,
Perdit , bélas ! son sceptré et son empire :
Le fat rira ; vous , sachez , loin d'en rire ,
Reconquérir leurs antiques vertus .
Tout excès nuit ; c'est ma thèse en substance .
Il s'éclipsa ce bel âge où la France ,
Dans les combats , les fêtes et les jeux ,
Suivait de l'oeil ces redoutables preux
Qui du beau sexe adorait la puissance :
N
194
MERCURE DE FRANCE ,
On vit l'Amour , rodomont belliqueux ,
Outrer enfin sa ridicule audace ,
Rider ses traits , abandonner sa grâce ,
Prendre l'écu du fou sénéchal Queux.
Un romancier , dans plus d'une anecdote ,
Peignit alors le maigre Don-Quichotte
Qui , se donnant pour redresser des torts ,
Par monts , par vaux , en sa folle marotte ,
Allait trottant et bravant mille morts ;
Puis , endetté dans mainte et mainte auberge ,
Se retira , le casque tout rouillé ,
Sur un cheval retif et dépouillé ,
N'ayant pour bien qu'un tronçon de flamberge ,
Et vint s'offrir , manchot , l'oeil éraillé ,
Devant sa belle , à trente ans encor vierge ....
Avec raison Cervantes l'a raillé .
L'Amour , tombant dans un excès contraire ,
Fut s'amollir à la cour d'Henri trois ;
Là , délaissé des Grâces , de sa mère ,
Il se soumit aux plus honteuses lois ,
Et la beauté n'eût plus le don de plaire.
Mais de Henri , le plus grand de nos rois ,
L'ame , heureux moule où venait se refondre
L'honneur loyal des Français d'autrefois ,
Changea les moeurs , et l'Amour plus courtois ,
Couvert d'acier , fit rougir , sut confondre
Les vilsmignons qui s'arrogeaient ses droits.
Dans une cour brillante , mais austère ,
Ce Dieu charmant , sous Louis , déjà vieux ,
Vit s'altérer son naïf caractère ;
Froid , empesé , dévot , sententieux ,
Du fier monarque il prit l'air sérieux.
Environné de belles mijaurées ,
Le pauvre enfant , devenu Céladon ,
Craignait , au sein de ces prudes titrées ,
De se livrer à son tendre abandon :
Privé de traits , d'arc et d'ailes dorées ,
Pour sa compagne il avait la Raison!
Il eût péri dans cette cour sévère
Si quelquefois , bienloin deMaintenon ,
,
ΜΑΙ 1813.
195
Avec les jeux , conduit par le Mystère ,
Il ne se fût déridé chez Ninon.
Aussi des moeurs régnait l'hypocrisie :
Le courtisan , l'homme de qualité ,
Baillant d'ennui , las de leur dignité ,
Comme les Dieux l'étaient de l'ambroisie ,
S'humanisaient , et de la bourgeoisie
L'orgueil flattait la sotte vanité .
Là , secouant le poids de l'étiquette
Pour égayer leur ennui libertin ,
Loin de Versaille , et d'un pied clandestin ,
Ils s'en allaient , au jeu de la bassette ,
D'un coeur novice essayer la conquête ,
Ou présider aux honneurs d'un festin.
Là , du marquis l'aimable impertinence ,
L'air décisif et le ton cavalier
Du mousquetaire , en habit d'ordonnance ,
Plaisaient bien plus aux dames de finance
Que les égards du président altier
Et les soupirs de l'humble roturier ,
Vu d'un oeil froid , comme sans conséquence.
Mais soit qu'encor Paris singeât la cour
Et que des moeurs la cour maintint l'école ,
Soit que la mode , à la beauté frivole
Fit respecter le code de l'amour ,
On encensait ce Dieu comme une idole
Qu'onne pouvait renverser en un jour.
Ces beaux marquis séduisans , mais perfides ,
Faisaient la guerre aux principes des moeurs ,
Sans toutefois attaquer en vainqueurs
Les préjugés des épouses timides
N'osant encor se livrer à leurs coeurs.
Le jeu muet de la coquetterie
Disait beaucoup du sourire et des yeux ,
Applaudissait à la galanterie
D'un madrigal , au jargon précieux ,
Et passait même au jeune audacieux
Des billets doux , et mainte agacerie,
Ou le grondait d'un air tout gracieux ;
C'était là tout... Pour cacher les épines
Dont la Pudeur avait semé leurs pas ,
1
Na2
196 MERCURE
DE
FRANCE
,
}
Ces fats brillans , de leurs beautés divines
Louaient entr'eux les grâces , les appas ,
De leurs faveurs se targuaient , mais tout bas ,
Puis confiaient aux moqueuses Nérines
Leur désespoir , et ne s'en vantaient pas (1).
L'Amour gêné sous l'état despotique
Où gouvernait l'Hymen trop exigeant ,
Brûlait déjà de vivre en république :
Alors parut le célèbre Régent
Dont , à son gré , le génie indulgent
Vint abolir le code platonique.
Tout aussitôt , à la cour , à Paris ,
Un être vain , l'Homme à bonnesfortunes ,
Endénigrant pardes demi-souris ,
Des vieilles moeurs les vertus importunes ,
Fronda l'Hymen et dauba les maris.
Tel qu'un Gracchus prêchait les lois agraires ,
Le novateur , dans l'Empire galant ,
Du Boute-en -train émule turbulent ,
Fit retentir des plaintes téinéraires
Contre son code et ses droits féodeaux ,
Contre son joug , le plus lourd des fardeaux ,
Et ces maris qui , tyrans arbitraires ,
S'opposaient tous aux plaisirs sociaux
De tant de fats , encor célibataires .
Qu'arriva-t-il ? Le pauvre Hymen banni
Dans son malheur n'eut plus ni paix , ni trève ;
Jusqu'en province il fut même honni ,
Et , sous les yeux de l'austère Genève ,
Le Libertin forma plus d'un élève (2) .
L'amour devint un caprice , un désir ,
Un feu follet , un rapide plaisir
Qui dans les coeurs ne laissait nulles traces ;
(1) Cette faible esquisse des moeurs sous Louis XIV , est parfai- tement mise en scène dans le Misantrope et autres pièces de Molière. Tant il est vrai , comme l'a dit un favori de Thalie : Queles comédies
sont les portraits defamille d'une nation . (2) Il s'éleva jusques dans les murs de Genève une seete galante qui prit le nomde Libertins. Voyez l'Histoire de M. Picot.
ΜΑΙ 1813 . 197
Les sentimens , au lieu de l'embellir ,
Furent taxés d'hypocrites grimaces ;
Voir , faire un choix , se livrer et jouir ,
Passa dès-lors pour l'abandon des Grâces .
L'Hymen perdit tous ses droits de seigneur ;
Le ridicule atteignit ses Lucrèces ,
Et lorsqu'un fat , éhonté suborneur ,
Avait flétri par d'impures tendresses
L'aimable Lise , ou Rose encore en fleur ,
En se riant de ses lâches faiblesses
Aleurs maris il croyait faire honneur.
,
Un tel excès fut de peu de durée :
L'Hymen jaloux s'en révolta , dit - on ,
Et pour sa cause armant plus d'un Caton (3 ) ,
Sut ramener la femme censurée
Au noble orgueil qui craint l'opinion ,
Argus malin dont la vue éclairée
Suit les faux pas des beautés en renom .
Le sexe alors dut sentir et sedire
Que la pudeur qui charme , touche , attire ,
Lorsqu'on s'en voit doucement repoussé ,
Seule , pouvait rétablir son empire
Par le désordre à ses pieds renversé.
Tardifs projets ! aux moeurs de la régence
Succèda bien une feinte décence ;
Humilié , remémorant ses torts ,
Le sexe , au gré de généreux efforts ,
Reprit le sceptre , et prit sous sa défense
La loyauté , l'amour et la constance.
Mais , en un jour apprend-il à régner ?
Il est né faible , et la troupe galante
Imagina , pour mieux le dominer ,
Une tactique adroite , insinuante .
Désirait-on séduire une beauté?
Si ses vertus exigeaient un long siége ,
L'Hypocrisie , au regard affecté ,
Avec lenteur , tantôt creusait le piége
Où succombait sa superbe fierté :
(3) Les philosophes moralistes et législateurs , tels que Montesquieu
, J.-J. Rousseau , Raynal , etc. , etc.
198. MERCURE DE FRANCE,
Voulant tantôt lui cacher sa défaite ,
Elle feignait un respect langoureux ,
Et . sous le joug d'un amour malheureux ,
On la voyait humilier sa tête :
Lui cédait-on ? L'amant présomptueux
Se relevait , et , fier de sa conquête ,
En jouissait en despote orgueilleux .
Ainsi , par air , par point d'honneur , peut-être ,
(L'honneur alors , plein de fatuité
Se confondait avec la vanité (4) ) ;
Le militaire , habile petit maitre ,
Mettait plus d'art , plus de combinaisons ,
En assiégeant le coeur d'une maitresse ,
Qu'il n'eût fallu de génie et d'adresse
Pour renverser des tours et des bastions ,
Et s'emparer de telle forteresse.
Mais en dépit de tant d'habileté
L'or fut la clef de ces forts redoutables ,
Pour nos Folards souvent inexpugnables :
Certain auteur dit un jour : « La beauté
> Prodigue l'or , ses loisirs , la santé :
>>Vous , profitez des momens favorables
>> Que la fortune offre à l'avidité ;
>>De l'or ! de l'or ! et vous serez aimables . >>>
Barême a dit : Des galans officiers
Tomba soudain l'inutile tactique ;
Plutus régna ; sa baguette magique
En Adonis changea nos gros banquiers ,
Etles Amours , devenus financiers ,
Mirent les coeurs d'un sexe né pudique ,
Au taux courant de la place publique (5 ) .
(4) « Si chaque siècle a ses moeurs , chaque siècle à sa comédie ,
a dit encore M. Etienne. Les deux époques de la régence et du règne
de Louis XV confirment cette observation . Les Bourgeoises à la
mode, le Chevalier à la mode , l'Homme à bonnes fortunes , peignent
les moeurs de cette première époque ; La Coquette corrigée , les pièces
de Marivaux , etc. nous retracent celles de la seconde .
(5) Cette dernière époque des moeurs de la fin du dix-huitième
siècle est , sans doute , la plus avilissante pour l'amour : elle est aussi
peinte par nos comiques modernes . On sent , toutefois , que les
ΜΑΙ 1813 . 199
Oui , que Mondor , épris d'une beauté ,
Voulut sans art , sans assiduité ,
Fixer ses yeux , s'attirer son sourire ,
Changer bientôt son amour en délire
Sans les chagrins de la rivalité ;
Hôtel , pompons , diamans , équipage ,
Cent mille écus , et ces cadeaux d'usage
Qu'on obtenait dans des jours de gaîté ;
C'était assez pour qu'en amant gâté
L'heureux Crésus s'arrogeât l'avantage
De posséder ses charmes , sans partage ,
Tant que durait le tacite traité.
Je m'attends bien qu'une langue indiscrette
Me parlera de ce bel étourdi
Qui , par sa taille et son âge enhardi ,
Acette belle osait conter fleurette :
Chut ! .. Elle sait , fort tendre et non coquette ,
Se relayer d'un amour engourdi
Avec scrupule , et la nuit en cachette :
Mais grâce aux soins de la fine soubrette ,
Mondor est sûr qu'on n'adore que lui ;
Au déjeûner , sans soupçon , sans ennui ,
Il vient , content , s'asseoir à sa toilette ....
Un grand malheur pouvait seul advenir ,
Malheur cruel ! qui forçait sa maîtresse
Al'effacer de son cher souvenir ,
Lorsqu'au comptoir la fortune traîtresse
D'un noir crayon lui marquait l'avenir :
Aussi Phryné , çalculant sa tendresse ,
Suivait du cours et la hausse et la baisse
Ou pour l'accroître , ou pour la ralentir .
Si donc mon homme avait fait banqueroute ,
Dès ce jour même il cessait d'être amant ,
Et sa beauté , d'ingratitude absoute ,
L'abandonnait , prenait une autre route ,
Comme le fer attiré par l'aimant .
Femmes galantes dont on parle ici , n'étaient point de la bonne compagnie
, quoiqu'elles affichassent dans Paris un luxe scandaleux ,
prix infâmedu trafie de leurs charmes .
200
MERCURE DE FRANCE ,
1
A
•Quelleunion ! était- elle assortie ? >
Dira peut- être avec un peu d'humeur ,
La douce Eglé qui , de la sympathie
A fait toujours son unique bonheur ;
<<Prétendez - vous , dans un tableau menteur ,
>>Par la satire et par la calomnie
>>Peindre l'amour et l'histoire du coeur ?....
O mes amis , appaisez sa colère ;
C'est à regret que d'un siècle immoral
Je suis ici l'avocat général :
Un plus beau siècle aujourd'hui nous éclaire ;
Tout a changé ; le bien succède au mal.
Voyez déjà que d'épouses fidèles !
Le court -mantel , loin d'aller de travers ,
S'alongerait jusqu'aux pieds de nos belles (6) :
Mais pour complaire à des maris pervers
En ferait-on des épreuves nouvelles ?
Gardons-nous en, n'imitons point Artus ;
Maris , jouons un plus généreux rôle ;
Croyons plutôt nos femmes surparole ,
Et que la foi nous prouve leurs vertus ....
Vous souriez ? Trève de badinage ;
Apprécions le bonheur du ménage ,
Et vivons y , sans éclat et sans bruit ;
Il est si doux de se dire en soi-même :
« Je suis aimé de l'épouse que j'aime ;
> De notre amour ma famille est le fruit ;
> En nous voyant , on l'admire , on m'envie ,
»Et , comme un jour s'écoule notre vie ,
» Tant notre coeur est heureux et jouit. »
CHARLES MULLOT (de la Gironde ) .
(6) Le court- mantel , charmante fiction du poëme de la Table
Ronde. Voyez le chant XIV .
ΜΑΙ 1813 . 201
ÉNIGME.
IMMORTELS Esculape , Arétée , Hippocrate ,
Celse , Galien , Stahl , Cullen , Erasistrate ,
Boerhaave , Lieutaud , Morgagni , Zimmerman ,
Astruc , Morton , Wilis , Lorry , Vogel , Hoffmann ,
Baglivi , Sydenham , Wan- Swieten , Sauvages ,
Et vous tous médecins fameux dans tous les âges ,
Vous futes grands docteurs assurément , eh bien !
Près de moi qu'êtes vous ? par ma foi , presque rien.
Avant vous , après vous , ce n'est point raillerie ,
En maître j'ai traité , goutte , dyssenterie ,
Rhumatisme , ohlegmon , tétanos , carditis ,
Colique , érésipèle , angine , pleuritis ,
Fièvre du Canada , tierce , quarte , hépatique ,
Rémittente , éruptive , errative , hystérique ,
Catharale , usticaire , et mille maux divers
Dont les barbares noms entrent mal dans les vers.
Votre science , d'ailleurs , à guérir fut bornée :
Pour de plus grands desseins le ciel m'a destinée ,
Et si Napoléon a pu faire des rois
J'ai fait des Empereurs à mon tour quelquefois.
V. B. ( d'Agen. )
LOGOGRIPHE
Dans un jour solennel la semaine dernière ,
Sur six pieds , j'exprimais les douleurs d'une mère ;
Je suis un lieu , sur cinq , où diables et sorciers ,
Font chaque nuit , dit-on , des tours de leurs métiers.
V. B. (d'Agen. )
CHARADE .
AFIN qu'aisément il devine ,
Jepréviens le lecteur que l'un , le deux , le trois ,
Peuvent être français ou latins , à son choix.
S'il sertà lalangue latine ,
202 MERCURE DE FRANCE , ΜΑΙ 1813.
Le premier est un substantif ,
Qui peut devenir adjectif ,
Suivant l'usage auquel on le destine .
Le deuxième est mot nominatif,
Ou verbe très-impératif.
L'entier , de nature androgyne ,
Au pluriel marquera le datif
D'un certain qualificatif;
Par conséquent aussi le cas qui le termine.
En français , le premier est un prépositif.
Le second nomme un levier attractif
Qui fait mouvoir mainte machine.
La dévote qui s'achemine
Pour ouir le próne instructif
De son curé rebarbatif ,
Ne franchit le portail de la maison divine ,
Qu'après avoir foulé le tout d'un pas hâtif.
B.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est Mappemonde.
Celui de l'Enigme-Logogriphe est Orage , dans lequel on trouve :
rage, or , orge et age.
Celui de la Charade est Mercure.
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS.
ANNALES DE L'EDUCATION , rédigées par F. GuIZOT , professeur
d'histoire à l'Académie de Paris . - III ANNÉE.
N° 1 . A Paris , chez Lenormant, imprimeurlibraire
, rue de Seine , nº 8 .
-
-
Nous avons parlé à diverses reprises à nos lecteurs de
plusieurs cahiers des Annales de l'Education pendant les
deux premières années de cet ouvrage périodique. La
troisième année commence , et si l'on veut réfléchir à la
gravité de la matière , au petit nombre de lecteurs qu'un
journal qui s'y renferme peut prétendre à intéresser , on
pensera sans doute que cela seul est une preuve que nous
ne nous étions pas trompés en promettant aux rédacteurs
un heureux succès . Le cahier que nous avons sous les
yeux renferme , comme les précédens , des articles instructifs
, intéressans et sagement diversifiés . Mais au lieu
d'en faire l'analyse , nous croyons servir plus utilement
et les rédacteurs et nos abonnés , en transcrivant ici la
plus grande partie du premier morceau qui expose le but
et la marche de l'ouvrage . Après des réflexions générales
sur la nature de la vérité et sur les obstacles qui nous empêchent
si souvent d'arriver jusqu'à elle , l'auteur observe
que l'un des plus dangereux vient de l'éclat même dont
elle nous frappe. Les gens qui ne l'ont envisagée que
sous une de ses faces , la trouvent cependant silumineuse,
qu'ils croient la connaître toute entière , et c'est-là ce
quiles rend souvent impérieux et exclusifs : ils n'auraient
point rencontré cet écueil si leur esprit eut été moins
préoccupé , s'il avait eu plus d'étendue ; l'auteur continue
ensuite de cette manière :
« Les rédacteurs des Annales de l'Education se sont
constamment appliqués à l'éviter. Indiquer le but vers
lequel l'éducation doit tendre , et les principes fondamentaux
qui doivent présider à sa marche , quelle que
soit la route qu'elle suive pour y arriver , voilà tout ce
204 MERCURE DE FRANCE ,
qu'ils ont entrepris , parce que c'est là tout ce qu'ils
croient possible . Ils voudraient éclairer leurs lecteurs et
ne prétendent point les diriger ; c'est à leur raison qu'ils
s'adressent , et c'est par elle seule qu'ils essayent d'exercer
sur leur conduite une influence qui cesserait , à leur
avis , d'ètre salutaire , si elle voulait s'étendre plus loin ,
c'est-à- dire , dominer de plus près .
>>Telle est l'intention des articles généraux destinés à
prouver et à développer les principes de l'éducation ;
quelques- uns de ces articles se bornent à une discussion
philosophique ; d'autres , comme le Journal adressé par
unefemme à son mari sur l'éducation de ses deuxfilles ,
font suivre l'application de ces principes dans un cas particulier
et à des caractères donnés . Ces mêmes principes
se trouvent rattachés à l'histoire de la raison humaine ,
dans l'examen des opinions qu'ont eues à ce sujet les
hommes distingués de divers pays et de différens siècles ,
qui s'en sont occupés spécialement ou par occasion . On
a déjà rappelé et discuté celles de Rabelais , de Montaigne
et de Kant. On présentera et l'on discutera de la
même manière celles de Fénélon , de Locke , de Rousseau
, de Pestalozzi , et de plusieurs autres .
>> L'éducation physique a été traitée dans son ensemble
par un homme capable de le concevoir . L'ouvrage qu'il
nous a communiqué dans ses lettres touche à sa fin ; il
aura conduit l'enfant jusqu'à l'âge où il devient homme ,
et envisagé sous le point de vue le plus général les grands
changemens qui s'opèrent dans son être physique pende
la vie. Il reprendra ensuite successivement les diverses
maladies de l'enfance , leur caractère , les circonstances
qui les accompagnent , et indiquera les principaux remèdes
qu'on peut y appliquer.
>>Des Lettres sur l'étude de la physique et de la chimie,
et sur celle de Phistoire naturelle , sont destinées à donner
aux parens des notions exactes sur l'état de ces
sciences , sur les objets dont elles s'occupent , sur les
grands résultats auxquels elles sont parvenues , et sur la
manière de les étudier. Les sciences naturelles ont aujourd'hui
une utilité si étendue et inspirent un intérêt si
général , qu'elles font une partie essentielle de toutebonne
ΜΑΙ 1813 . 205
1
education. Ces lettres sont écrites par des hommes trèsversés
dans les sciences qui en sont l'objet ; leur nom
seul , s'il nous était permis de le faire connaître ici , inspirerait
une entière confiance.
» Un Essai sur l'Education nationale dans les Etats-
Unis d'Amérique , ouvrage d'un homme à qui le gouvernement
américain l'a demandé , pour l'adopter presque
complétement , nous a paru très-propre à faire connaître
l'esprit qui doit présider à ces grandes institutions
, bases des lumières et de la moralité des peuples .
>> Des Contes et des Voyages , qui ont pour but de faire
bien comprendre aux enfans la nature de leurs devoirs ,
etde les instruire en amusant leur jeune imagination , ne
sauraient être déplacés dans un recueil qui s'adresse surtout
aux parens . Ils les aideront à réussir dans l'application
de leurs principes , en leur fournissant de nouveaux
moyens de développer dans leurs enfans de bons
sentimens et des idées morales , justes et puissantes .
Chaque numéro renfermera , comme par le passé , un
morceau de ce genre .
>> Enfin les Annales de l'Education rendront uncompte
exact des ouvrages qui paraitront sur ce sujet , et dont
les parens pourront se servir. Cette partie de notre littérature
est aujourd'hui bien riche et bien pauvre . On
publie beaucoup de livres d'éducation , mais fort peu
valent la peine qu'on en parle. La multitude des annonces
qu'on rencontre a pu faire croire à quelques
personnes que nous avions quelquefois négligé de les
tenir au courant de publications intéressantes . Nous
croyons pouvoir leur assurer qu'elles sont dans l'erreur .
Rienn'est si aisé que d'indiquer un livre , mais si le livre
est mauvais ou inutile , à quoi bon l'indiquer ? Ne vaut- il
pas mieux employer le tems et la place à développer des
idées importantes et fécondes ? Cette considération nous
a déterminé à passer sous silence un grand nombre de
livres élémentaires , d'abrégés , de méthodes , qui nous
ont paru sans utilité comme sans intérêt. Du reste
pour régler à l'avenir les annonces de ce genre , nous
donnerons de trois en trois mois une revue des ouvrages
,
206 MERCURE DE FRANCE ;
nouveaux que les parens pourront consulter ou employer
. avec fruit . »
Nos lecteurs ont maintenant sous les yeux le plan de
cet ouvrage utile . On pourrait dire , en quelque manière ,
que cet article en est un nouveau prospectus , mais avec
cette différence que rien ne garantit absolument les
promesses d'un prospectus ordinaire , au lieu que deux
années d'expérience offrent ici la plus sûre caution pour
l'avenir. Le rédacteur cite ce proverbe : Quand le bien
a commencé , il suffit qu'il dure pour devenir meilleur.
Son désir est qu'on puisse l'appliquer à ses Annales .
Nous croyons qu'il sera satisfait , et que le tems ne fera
qu'augmenter le succès de son ouvrage . C. V.
PENSÉES SUR L'HOMME , LE MONDE ET LES MOOEURS , par
J. SANIAL-DUBAY , avec cette épigraphe : Dedithoc
providentia hominibus munus ut honesta magis juvarent.
-
- Prix , 4 fr. , et 5 fr. franc de port . Unvol.
in-8 ° . - A Paris , chez Lenormant , imprimeur-libr . ,
rue de Seine , nº 8 ; Delaunay, libraire, Palais-Royal ;
et l'Auteur , rue Choiseul , n° 6.
VOILA un grave penseur , un profond moraliste qui
se présente dans la carrière avec un gros recueil de
260 pages in-8 ° , qu'il intitule Pensées . Dans les ouvrages
de ce genre , le titre est plus facile à trouver que la
chose. Les pensées neuves et piquantes sont plus rares
que les penseurs.
Mais M. Sanial-Dubay nous déclare au moins avec
cette modestie qui convient au moraliste , au philosophe
, qu'il ne vient point muni d'un nouveau système de
morale, endoctriner le genre humain. Ilest bien convaincu
quela nature ne lui en a départi ni les moyens ni le droit,
et il déclare qu'il n'est pas homme à se les supposer.
Pleinement convaincu des bornes de notre intelligence
et de notre savoir , il est porté à croire qu'il n'existe rien
d'absolu dans le monde , pas même dans la science des
moeurs. Je crois qu'ici M. Sanial se trompe ; il y a dans
le monde des vérités très-absolues , ne fût-ce que les
i
ΜΑΙ 1813 .
207
vérités mathématiques . Il y a aussi des vérités absolues
en morale , ce sont des vérités de sentiment sans lesquelles
l'ordre social , qui entre manifestement dans les
vues du créateur , cesserait d'exister. Mais à entendre
l'auteur , on croiraitque la science des moeurs est encore
plus absolue que celle des mathématiques , qu'elle est la
plus positive de toutes les sciences , ce qui n'est certainement
pas vrai. Les moralistes n'ont jamais eu cette
prétention . Leur science est un composé d'aperçus et le
résultat d'une foule d'observations , mais elle n'a point
de règles fixes . C'est moins une science qu'un don de la
nature , un tact fin et délicat qui fait descendre le moraliste
jusque dans les replis les plus cachés de notre coeur ,
pour nous dérober les motifs secrets de nos actions , le
mystère de nos vices et quelquefois celui de nos vertus .
La plupart de ces découvertes n'ont rien de positif et
d'absolu ; nées de l'expérience elles sont à chaque instant
démenties par elle. Ce sont des principes généraux
qui , dans leur application , rencontrent un grand nombre
d'exceptions , et dont chacun peut trouver en soimême
ou la preuve ou la réfutation. La science des moeurs
n'est donc point une science , mais un talent , une disposition
, un instinct délicat qui nous fait démêler sans
peine , et comme par une soudaine inspiration , les
nuances fines qui séparent l'immense diversité de nos
caractères .
M. Sanial-Dubay a-t-il reçu de la nature le talent des
La Bruyère , des La Rochefoucault , etc. En ouvrant
son livre , je l'ai désiré , car je ne me refuse jamais aux
jouissances que peut me faire éprouver un bon ouvrage ,
et à une instruction dont je sens plus que personne tout
le besoin. Poëtes , historiens , politiques , moralistes , s'il
m'arrive de vous critiquer , soyez sûrs d'avance que ce
n'est pas ma faute . Je me sens les plus heureuses dispositions
pour la louange ; secondez-moi , faites paraître
de bons ouvrages , je suis tout prêt , je suis à vous .....
Mais quand je vois un boîteux , je ne puis en conscience
vanter la beauté de ses jambes et la grâce de sa démarche;
quand je vois un borgneje ne puis lui dire qu'il a
les plus beaux yeux du monde ; quand je lis les vers de
208 MERCURE DE FRANCE ,
tel poëte et les articles de tel journaliste qui le loue sans
restriction , je suis trop honnête homme pour m'écrier
ce poëte est un Racine , ce journaliste est un oracle ....
Le boîteux et le poëte , le journaliste et le borgne penseraient
que je me moque d'eux , et ne me pardonneraient
pas des éloges que leur modestie croirait sans
doute exagérés . Mais revenons à M. Sanial-Dubay. II
faut , nous dit - il dans sa préface , que des pensées morales
soientjustes , vraics , utiles , neuves , piquantes , et
sur-tout bien exprimées ..... « Il ne suffit pas de reproduire
des pensées communes , sans suite et sans liaison ....
Il faut être doué d'une rare sagacité , d'un esprit scrutateur
, méditatif. » On voit que M. Sanial connaît toutes
ses obligations . En ouvrant ce recueil le lecteur est préparé
d'avance à lire des pensées neuves , piquantes , et
sur-tout bien exprimées ; il s'apprête à jouir de la rare sagacité
d'un auteur qui va lui dévoiler sans doute de
nouveaux secrets .
Quant aux pensées neuves , en voilà un certain nombre
que je prends au hasard , et qui ne laissent rien à
désirer aux amateurs de la nouveauté.
« On voudrait passer dans le monde pour vertueux ,
>> et l'on ne remplit pas même ses devoirs .
» Il serait à désirer que , comme le vin , l'homme en
» vieillissant devînt meilleur et plus généreux.
>>Les hommes se sont avisés de tout , excepté d'être
>> sages.
>>Beaucoup d'hommes éprouvent le double malheur
>> de trouver le tems long et la vie courte .
>> Est- il plus doux d'aimer que d'être aimé? L'un satis-
>>fait plus le coeur et l'autre l'amour-propre .
» L'homme méchant fait le mal ; l'homme faible le
>> laisse faire . »
Je ne finirais pas si je voulais citer toutes les pensées
neuves de l'auteur ; arrivons donc aux pensées piquantes
et bien exprimées .
« L'esprit des sots n'habite jamais que le rez-de-
>> chaussée .
>>Les hommes sont si dépensiers en sottises qu'elles
>> semblent ne leur rien coûter.
ΜΑΙ 1813 . 209
>>L'imagination est une coquette quifait voir bien du
>> pays à ceux qui s'amusent à l'écouter .
>>Le tems ne paraît long qu'à ceux qui ne savent qu'en
>>>faire.>>>
M. Sanial fait grand cas du naturel , et si on vout des
maximes dans lesquelles cette précieuse qualité brille
avec le plus d'éclat , je puis en cilerun bon nombremen
voilà quelques-unes .
« L'aversion est l'épine du sentiment, comme la sym-
>> pathie en est la rose.
5.
>> L'amour-propre est un enfant gale qui n'aime a se
>> nourrir que des bonbons de la flatterie
>>Sujet à la fermentation , l'amour ressemble au vin
>> nouveau ; mais l'amitié calme et bienfaisante a beau-
>> coup de rapport avec le vin vieux.
>> Que l'homme est malheureux , lorsqu'au lieu de
>> laisserfiler et dévider à la raison la courte fusée de la
» vie , il abandonne imprudemment ce soin aux pas-
» sions étourdies qui ne surent jamais qu'embrouiller !
>> Celui qui a perdu une fois le fil de l'honneur , ne
>>peut se tirer du labyrinthe de la honte. >>>
Ce livre renferme presque toutes les formes du style ,
et M. Sanial n'a pas même dédaigné le calembourg .
« Ce ne sont pas , dit-il , les préceptes qui manquent
>> aux hommes , mais bien les hommes qui manquent aux
>>préceptes. >>>
Le nouveau moraliste nous défend de mépriser la
vieillesse , et pour corriger les jeunes gens du jour d'un
vice qui tient à l'égoïsme et à la légèreté , il dit avec
beaucoup de raison :
<<Ne devrions- nous pas départir à la vieillesse un peu
>> de cette vénération que nous inspire l'antiquité ? Car
>> la vieillesse est une antiquité commencée. »
Mais telle est notre ingratitude envers ceux même qui
prennent notre défense , que les vieillards seront peu
satisfaits d'un semblable motif. Quelle mine sur-tout ferait
telle femme qui a passé la soixantaine , si M. Sanial-
Dubay s'approchant d'elle , lui disait d'un ton grave et
avec un profond salut : Oui , Madame , je vous respecte
infiniment , car vous êtes une antiquité commencée !
0
210 MERCURE DE FRANCE ,
1
1
M. Sanial blâme Duclos de n'avoir point parlé des
femmes dans ses Considérations sur les Moeurs . « Peut-
› être m'accusera-t-on , dit-il , d'être tombé dans un
>>défaut contraire , mais la cause que je défends esttrop
>>belle et trop juste pour que je puisse être blâme de
»mon zèle. » Oui , sans doute , et nous sommes trop
galans , nous autres Français , pour ne pas dire avec
l'auteur : « La femme est un doux et tendre mystère que
>> tout le monde adore sans le connaître .
>>La femme a sur l'homme le même empire que le coeur
na sur P'esprit.
>>Le soleil et la femme semblent s'être partagé l'em-
› pire du monde; l'un nous donne les jours , l'autre les
>> embellit. »
Il entre ensuite dans des détails sur le caractère des
femmes , il nous apprend que « la femme s'enflamme
>>plus vite que l'homme , et que le feu de celui-ci s'éteint
>> cependant plutôt .
» Les femmes , dit-il encore , savent mieux feindre ,
>> se posséder et conduire une intrigue que les hommes.
>> Tout nou's porte à croire que la femme a l'esprit plus
>> républicain que l'homme .>>>
Les deux premières pensies ne sont peut-être pas
absolument neuves ; mais pour la dernière , je ne me
souviens pas de l'avoir vue autre part. Je vais en citer
encore quelques-unes qui donneront une idée de la manière
du moraliste .
«Les prudes ne sont que les pédantes de l'amour.
>> Une prude est un feu qui couve sous la cendre.
>>Le mariage est l'arbre du bien et du mal .
>>Le voile de la pudeur récèle plus de charmes que
» n'en peut offrir la plus belle nudité.
>>Tant pis pour une fille si , au premier coup-d'oeil ,
> on ne la distingue pas d'une femme. >>
Je ne me lasserais pas de citer; mais je crois en avoir
assez dit pour faire connaître cet ouvrage. On pourrait
peut-être y relever quelques erreurs ; mais je suis sûr
que le lecteur ne les trouverait pas d'une grande importance;
en effet , l'ouvrage de M. Sanial-Dubay ne peut
être dangereux. La morale en est aussi pure qu'il est
ΜΑΙ 1813 . 211
possible de le désirer. Je ne sais si l'auteur a fait de son
esprit tout l'usage qu'il pouvait en faire; je ne le crois
pas; mais je puis répondre de la pureté de ses intentions .
Son caractère se montre sous le jour le plus favorable.
Il a pris à tâche et s'est fait un plaisir de rassembler un
grand nombre de pensées utiles , sans trop s'embarrasser
de savoir si elles se trouvaient ailleurs . Il a fait comme
tant d'autres auteurs plus renommés qui prennent les
méditations de leur mémoire pour celles de leur esprit;
inais en littérature , comme en toute autre chose , chacun
de nous fait ce qu'il peut , et non pas ce qu'il veut. Sur
les douze cent soixante-quatre pensées que M. Sanial-
Dubay vient de donner au public , j'en ai remarqué au
moins dix qui m'ont paru tournées avec précision , entr'autres
celles-ci :
« Il n'y a rien à faire pour être naturel , et beaucoup
pour ne l'être pas .
>> On fait l'éloge de la patience tant qu'on n'en a pas
besoin.
» Les lumières sans les moeurs sont les éclairs qui précèdent
la foudre . >>>
Cette dernière image me paraît d'autant plus belle
qu'une cruelle expérience nous a prouvé combien elle
est juste. Peut-être le public et l'auteur seront-ils étonnés
que je n'aie pas trouvé dans ce livre un plus grand nombre
de pensées dignes d'être citées. Il en renferme peut- être
biend'avantage. Je ne donnemes opinions littéraires que
pour ce qu'elles valent , trouvant fort ridicules ces petits
despotes sans titre qui pensent qu'en littérature leur jugement
doit faire loi , et qui ont tant et tant d'orgueil
qu'ils se croient une opinion. Mais certes ! pour peu que
l'on réfléchisse , on avouera que trouver dix pensées dans
un volume in-8º de 250 pages , est une chose assez rare
au tems qui court.
AD . DE S ......
2
212 MERCURE DE FRANCE ,
CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , PHILOSOPHIQUE ET CRITIQUE
, adressée à un souverain d'Allemagne , pendant
les années 1782 à 1790 inclusivement , et pendant une
partie des années 1775-1776 ; par le baron de GRIMM
et par DIDEROT.- Cinq très- forts vol. in-8º de 3070
pages , etqui terminent cette Correspondance .-Prix,
36 fr. , et 45 fr. franc de port . - A Paris , chez
F. Buisson , libraire , rue Gilles- Coeur , nº 10 .
(PREMIER ARTICLE. )
Le genre de la Correspondance du baron de Grimm ,
son objet , le ton que l'auteur a constamment employé ,
et plus encore que tout cela le goût bien prononcé du
public , toutes ces raisons réunies faisaient désirer vivement
que l'éditeur des cinq premiers volumes ne s'arrêtât
pas au milieu du chemin. Il avait fait entrevoir la
possibilité de recouvrer la portion de cette correspondance
pendant les années 1775 et 1776 , et de remplir le
vide que les amis des lettres avaient remarqué avec chagrin
dans cette première partie . On pouvait s'en rapporter
à son zèle. Le voeu des lecteurs est rempli ; les cinq
nouveaux volumes comprennent , non-seulement l'année
1775 et une partie de la suivante , mais leur objet principal
est d'offrir la suite des lettres du baron de Grimm ,
depuis le commencement de 1782 jusqu'à la fin de 1790 .
Le goût épuré du littérateur qui a présidé au choix des
morceaux , la juste réputation dont il jouit dans la carrière
polémique , sont autant de garans du mérite de ce
nouveau recueil ; et l'empressement avec lequel le public
a reçu le premier volume , garantit d'avance le succès
qu'il réserve aux suivans . Ce succès doit être fondé sur
les mêmes motifs , puisque toutes ces lettres réunissent
les mêmes qualités et le même intérêt : il augmente à
mesure que , par unlong séjour en France, l'auteur s'identifie
avec sa nouvelle patrie. Plus sensible au mérite
particulier de notre système littéraire , les préjugés originels
s'effacent peu-à-peu .
Il était difficile , en effet, que le baron de Grimm ,
ΜΑΙ 1813 . 213
doué d'un esprit très-juste et du tact le plus fin , nourri
de principes puisés à la plus brillante école , ne fût frappé
de cette noble harmonie qui règne dans les chefs-d'oeuvre
dramatiques de nos grands maîtres . C'est-là le point
important de notre littérature : au moins c'est par-là
qu'elle diffère essentiellement de toutes les autres. Nous
sommes d'accord avec les étrangers sur les bases principales
d'un traité ou d'une dissertation ; la logique est
de tous les pays . Nous cherchons souvent à imiter nos
voisins dans les ouvrages de pure imagination , tels que
les romans ou les autres compositions légères . La palme
de l'épopée nous échappe , et reste dans leurs mains , il
faut l'avouer ; mais pour l'art dramatique ! Oh ! plus
d'accord , plus d'imitation. Une supériorité absolue ,
voilà ce qu'ont su nous mériter trente chefs -d'oeuvre
traduits dans toutes les langues , représentés sur tous les
théâtres de l'Europe ; et c'est à l'étranger à son tour à
se modeler sur notre système s'il veut parvenir à cette
célébrité , qu'il n'est plus possible d'obtenir maintenant ,
en s'écartant des règles de la raison et du goût. Corneille ,
Molière , Racine , Voltaire , ont prononcé l'arrêt , et deux
siècles entiers l'ont consacré . Grimm étonné d'abord de
la simplicité de notre poétique , fit entrevoir des sentimens
que le Parnasse français devait frapper d'anatheme ;
mais éclairé par la réflexion , et sur-tout dégagé de passions
, il ne tarda pas à rendre un éclatant hommage à
l'art illustré par le génie de Corneille . L'occasion était
importante , c'était en 1775 , au moment où la magnifique
édition du théâtre de Shakespeare , traduit par Le-
Tourneur , mettait en présence les fidèles observateurs des
anciennes doctrines , et les enthousiastes épris des beautés
éparses et sauvages de l'Eschyle anglais . Les observations
de Grimm sont empreintes de cette délicatesse
de goût qu'il avait si bien apprise; elles composent l'un
des morceaux les plus importans du premier volume , et
il n'est pas hors de propos d'en faire connaître quelques
fragmens . On y verra que , tout en professant la plus
grande admiration pour Voltaire , il ne s'était cependant
pas rangé aveuglement au nombre de ses fanatiques adulateurs.
214 MERCURE DE FRANCE ,
1
« Ilya long-tems que nous n'avons vu paraître aucun
>> ouvrage qui ait excité plus de critiques et plus de
>>>louanges , sur lequel on ait disputé plus vivement , sur
>>lequel enfin l'opinion du public ait été plus partagée
>>et plus incertaine. Ceux qui , nourris dès l'enfance
> dans le respect de nos grands modèles , leur rendent
>> ce culte exclusif et superstitieux qui ne differe en rien
>>de l'intolérance théologique , ont regardé les traduc-
>> teurs de Shakespeare comme des sacrilèges qui vou-
>> laient introduire au sein de la patrie des divinitésmons-
>> trueuses et barbares . Les dévots de Ferney n'ont pu
>>voir sans beaucoup d'humeur un ouvrage qui allait
>>instruire la France de l'adresse admirable avec laquelle
» M. de Voltaire a su s'approprier les beautés de Shakes-
>> peare , et de la mauvaise foi non moins admirable avec
>> laquelle il s'est permis ensuite de le traduire. Les
>>Anglais les plus jaloux de la gloire de leur théâtre se
>> sont plaint de ce qu'on l'avait traduit trop littérale-
>> ment; d'autres ont trouvé que la traduction était infi-
>>dèle. Cette traduction n'a vraiment réussi qu'auprès
>>de ceux qui ne connaissaient pas le poëte et qui brû-
>>laient de le connaître , qui l'ont dévoré sans se mettre
>> en peine d'examiner s'ils lisaient de l'anglais ou du
>>français . C'est ainsi , par exemple , que l'a lu M. Se-
>>>daine , et il en a été quelques jours dans une espèce
>>d'ivresse qu'il est difficile de rendre , mais qu'il est aisé
>>>d'imaginer , pour peu que l'on connaisse sa tournure
>> et ses ouvrages .Vos transports , lui ai-je dit , ne m'étonnent
point, c'est la joie d'un fils qui retrouve un père
qu'il n'a jamais vu. »
Après ce préambule , Grimm examine avec une impartialité
remarquable , et on ne peut trop le dire , avec
un goût bien rare , le système du théâtre anglais , les
causes de l'admiration et de l'idolatrie dont Shakespeare
est encore l'objet dans sa patrie , les dangers qui pourraient
résulter pour notre littérature d'une imitation trop
servile , mais en même tems les richesses que des mains
habiles sauraient tirer d'une mine aussi féconde . Il est
impossible de disserter sur la préférence que les Anglais
donnent à leur théâtre sur tous les autres . Les raisons
ΜΑΙ 1813 . 215
sur lesquelles ils s'appuient ne peuvent être entendues
par des Français. « Si le procès était porté au tribunal
> des différentes nations de l'Europe , il y a tout lieu de
- croire que nous le perdrions en Espagne et en Alle-
>> magne ; nous pourrions nous en consoler dans l'espé-
>> rance de le gagner en Italie , et sur-tout dans l'an-
>> cienne Grèce; mais des jugemens si contradictoires
>> n'annonceraient-ils pas encore le même esprit de par-
>> tialité qui eût fait prononcer chaque peuple.>>>
Si l'on voulait établir une comparaison entre Shakespeare
d'un côté , Corneille et Racine de l'autre , dans la
supposition qu'un semblable parallèle soit possible , ne
conviendrait-il pas de considérer attentivement d'abord
le caractère des peuples pour lesquels ils ont écrit , l'état
des lettres aumoment où ils ont composé leurs ouvrages :
les usages , les moeurs , les préjugés même qu'ils avaient
à retracer , à combattre ou à respecter ? « Il faudrait voir
>> d'abord le point d'où ces génies sont partis , et peut-
>>être sentirait-on après un examen approfondi , que la
>>distance qu'il y a d'un certain degré de perfection au
>> dernier terme que l'art peut atteindre , est en effet plus
>> immense , plus incommensurable que la distance qui
>> paraît si sensible entre la naissance de l'art et les pre-
>>miers degrés de son accroissement. Il faudrait exa-
>>miner les moyens et les secours que chacun a pu
>> trouver dans la carrière qu'il avait à remplir ; et peut-
>>être reconnaîtrait-on alors que ces moyens et ces se-
>> cours qui semblent favoriser le génie , en répriment
>> souvent les élans , et pour se sauver de quelques
>> erreurs , lui font perdre une partie de ses forces et de
>> son énergie. L'homme de génie qui parle à une nation
>> encore barbare lui commande et dispose , pour ainsi
>> dire , de tous ses goûts et de toutes ses affections . Pour
>> peu qu'un peuple commence à être policé , les moeurs ,
>>les usages , les préventions de ce peuple sont autant
>> de liens que l'homme de génie est forcé de respecter ,
n et qui rendent nécessairement sa marche moins libre
>>et moins hardie. »
Peut-on nier que ce morceau ne soit dicté par la plus
saine raison? On voit avec plaisir que ces principes si
216 MERCURE DE FRANCE ,
Justes, ne sont pas le résultat de la séduction de l'exemple
, de l'ascendant qu'exercent sur la multitude , les
hommes dont les succès ont consacré les systèmes ; mais ,
au contraire , qu'ils appartiennent à la réflexion , au goût
qui sait tout mettre à sa place ; enfin , à la conviction
qui ne s'établit que lorsque tous les nuages du doute
sont dissipés .
Le juge partial à qui l'on soumettrait la question
que Grimmdiscute avec autant de bonheur que de talens
, ne serait-il pas entièrement disposé à penser
comme lui ? L'expérience , d'ailleurs , n'a- t- elle pas justifié
depuis , tout ce que le baron de Grimm pensait
il y a bientôt quarante ans ? Navons nous pas vu de
hardis novateurs nous présenter comme le type du
beau , les produits de leur imagination déréglée ? Ils
accusent la langue de sécheresse et d'impuissance ; ils
se plaignent des entraves que l'autorité des règles impose
au génie ; ils ont l'air de croire que débarassée de ce
fardeau antique , sans aucun frein , sans autre guide
que le caprice d'un cerveau en délire , notre littérature
prendrait une marche plus måle et plus fière. Ces subtilités
ont trouvé des partisans : peu s'en est fallu que les
anciennes traditions ne fussent abandonnées , mais les
malheureux essais de ces nouveaux Erostrates ont arrêté
le troupeau d'imitateurs tout prêts à se précipiter sur
leurs traces . Le feu sacré brûle encore et Grimm n'a
pas été un des moins soigneux à le conserver . « Le
>> plus grand mal , ajouta-t-il , que pourrait produire
>> en France la traduction de Shakespeare , ce serait de
>> détourner nos jeunes gens de l'étude des seuls modèles
>> dont l'imitation soit sans danger ; ce serait de les invi-
>> ter à s'essayer vainement dans un genre qui ne pourra
>> jamais convenir ni aux moeurs ni à l'esprit de la nation .
» Il est sans doute beaucoup plus aisé de violer toutes
>> les règles de l'art que d'en observer une seule. Il n'est
>> pas difficile , sans doute , d'entasser une foule d'évène-
> mens les uns sur les autres , de mêler le grotesque et
>> le terrible , de passer d'un cabaret à un champ de ba-
>>taille , et d'un cimetière à un trône ; il y a bien moins
de difficultés à rendre la nature telle qu'elle se préΜΑΙ
1813 .
217
>> sente aux yeux , qu'à la choisir avec ce discernement
>> heureux qui suppose le goût le plus sûr et le plus dé-
>> licat ; et si rien n'est plus aisé que d'apercevoir les
>> défauts qui déparent les plus belles productions de Sha-
>>kaspeare , il ne le serait pas moins de les imiter .>>>
Enfin , Grimm a voulu consigner sa profession de foi
tout entière dans ce passage important , que nous ne
pouvons nous empêcher de rapporter , malgré la longueur
des citations qui précédent. « S'il m'était permis
>> d'exprimer par une comparaison l'impression que
>>m'ont faite Shakespeare et Racine , je dirais que je
>> vois l'un comme une statue colossale dont l'idée est
>> imposante et terrible , mais dont l'exécution tantôt
>> brute , tantôt négligée , et tantôt du travail le plus pré-
>> cieux , m'inspire encore plus d'étonnement que d'ad-
> miration. L'autre comme une statue aussi régulière
>>dans ses proportions que l'Apollon du Belvédère ,
> dont l'ensemble est plus céleste que la nature même ,
» et qui , malgré quelques détails faibles et languissans ,
> me charme au moins toujours par la noblesse , l'élé-
>> gance et la pureté de son style>. >>Side telsjugemens font
honneur à celui qui les rend , à quel dégré n'élèvent ils
pas les auteurs sortis intacts du creuset d'une aussi saine
critique ; mais en même tems refuserons nous un juste
tribut d'éloges à l'illutre correspondant que le baron
de Grimm croyait pouvoir entretenir de ses savantes
analyses ? La France était réservée à subjuguer l'Europe
par ses lettres , comme à la protéger par ses armes .
Grimm peut réclamer sa part des succès que la littérature
française obtient en Allemagne depuis un demi
siècle . Il a été l'un des membres les plus utiles et les
plus savans de cette sorte de propagande qui répandait
dans les capitales du nord de l'Europe , l'esprit , les
usages et les opinions de notre patrie .
Il paraît que la mission expresse du baron était d'informer
le prince de tout ce qui pouvait fixer l'attention
à Paris , dans quelque genre que ce soit; une foule de
petits événemens exerçait chaque jour , l'esprit , la malice
aimable , et nous pouvons le dire , le talent du plénipotentiaire.
Mais combien le tems change la face des
218 MERCURE DE FRANCE ,
choses ! Que dedétails qui dans leur nouveauté ont paru
dignes d'être rapportés , auxquels nous ne trouverions
pas même l'intérêt d'une simple anecdote. Les évènemens
qui se sont succédés si rapidement depuis vingtcinq
ans, ont creusé l'intervale d'un siècle entre l'âge où
nous vivons , et les usages , les moeurs et les intérêts qui
gouvernaient le monde avant cette époque. Les éditeurs
de la correspondance l'ont parfaitement senti , et en
élaguant tout ce qui n'était plus digne d'exciter la curiosité
du public , ils ont sur-tout conservé ce qui appartient
à tous les tems et plaît à tous les esprits , la partie
littéraire. Il ne faut pas croire cependant que le recueil
soit uniquement consacré à l'analyse de pièces de
théâtre , oubliées maintenant pour la plupart : les années
qui ont précédé la révolution , furent marquées par
une si grande fermentation des esprits ; le germe de la
catastrophe qui se préparait sourdement , et plus que
tout cela peut-être , la manie du raisonnement qui s'était
emparéde toutes les têtes , donnèrent la naissance à des
opinions si étranges , à des écrits donc l'audace fut si
scandaleuse , qu'on ne sait ce qui doit paraître leplus incompréhensible
, ou du bonheur de ceux qui portaient
de tels coups à visage découvert , ou de l'impassible
faiblesse qui les recevait sans se plaindre. Grimm n'a
pas négligé cette source abondante d'intérêt. Sa Corres
pondance devient sous ce rapport , une sorte detable
raisonnée de tous ces écrits exaltés , par l'esprit de
parti au moment de leur apparition; la plupart si contraires
les uns aux autres et ensevelis aujourd'hui dans la
même poussière. Aucunde nous maintenant ne consentirait
à les lire , mais c'est avec un vif plaisir qu'on en
retrouve les passages les plus saillans . Ce sont les médailles
d'un âge éloigné . On les consulte pour juger des
opinions d'un peuple ancien , ou sourire de ses folies , ou
le blâmer tout haut de ses erreurs : ah ! prenons garde , ce
peuple ancien c'est nous mêmes ; et quant à ses erreurs ,
laissons à la postérité le soin de prononcer.
Il suffit de réfléchir sur l'époque où le baron de Grimm
a écrit les lettres qu'on publie aujourd'hui , pourse convaincre
que cette lecture ne peut manquer de devenir
ΜΑΙ 1813 .
219
deplus en plus attachante. Nous consacrerons un autre
article à leur examen. Nous nous bornerons dans celuici
à des considérations sur la partie littéraire. Si nous
avons interrompu nos observations pour nous livrer à
une digression étrangère à l'objet que nous nous proposions
, nous n'avons eu d'autre motif que de donner à
nos lecteurs une idée générale de cette intéressante col-
:
lection.
L'esprit de légèreté, d'inconséquence dans lesmoeurs ,
la fatuité du langage , devenue le tondominant de la
haute société sous le règne de Louis XV, accéléra la dé
cadence de l'art dramatique . Quelques contemporains
du grand siècle en furent les témoins , et leurs derniers
regards purent apercevoir toute la profondeur de l'abîme .
Les faibles successeurs de Molière, de Regnard et de
Destouches , éblouis par les travers du jour , sans autorité
dans les lettres , plus amoureux de leurs succès pas
sagers qu'attentifs au soinde leur gloire , se laissèrent
emporter par la contagion de l'exemple. Imitateurs les
uns des autres; chacun exagéra les défauts de son devancier.
Ecoutons les réflexions que cette thèse intéressante
suggère au baron de Grimm en rendant compte de
la chûte d'une comédie de caractère , ouvrage d'un de
nos littérateurs les plus aimables , et dont l'esprit fait regretter
qu'il n'ait pas formé son talent à une meilleure
école. « Nous avons vu à la suite de Barthe et de Dorat
> une foule de jeunes poëtes s'empresser à défaire et à
>> refaire les Fausses Infidélités de l'un, et la Feinte par
>> amour de l'autre ; nous les avons vu réussir plus ou
>>moins dans l'imitation de ces bluettes dramatiques ;
>>mais toutes les fois qu'ils ont voulu hasarder des co-
>>médies de caractère , ils n'ont pas manqué de trahir le
>>secret de leur impuissance : c'est qu'il y a loin d'un
>>esprit facile , agréable , au talent de concevoir une in-
>>trigue simple , des incidens vraisemblables qui com-
>>posent une action dont la marche et le mouvement
>>gradué tendent toujours à développer les travers etles
>>ridicules d'un caractère propre à la scène. Au défaut
>> d'unité dans le plan de leur ouvrage , ajoutez des
>> nuances de moeurs ou trop faibles ou trop prononcées,
220 MERCURE DE FRANCE ,
>> des situations romanesques , des incidens accumulés
>> sans motif et sans vraisemblance , des caractères fai-
>>blement esquissés ; nulle gradation dans le développe-
>>ment de l'action , voilà ce que nous offrent depuis long-
>> tems presque tous les grands ouvrages dramatiques
>>que nous avons vu hasarder au théâtre ; trop heureux
>> encore , quand aux vices du sujet , à la stérilité de la
>> composition, ils ne joignent pas de plus un style rem-
>> pli de manière et de faux goût , un dialogue qui ne
> présente qu'un assemblage de vers détachés , de phrases
>>suspendues pour amener bien ou mal ces mots pré-
>> tendus heureux que l'accent ou le jeu d'un acteur en
>>faveur fait valoir en leur prétant une intention fière et
>> spirituelle qu'on est tout étonné de ne plus trouver à la
>> lecture. C'est la manie de montrer de l'esprit , même
>> celui qu'on n'eût jamais , qui a contribué plus que tout
> le reste à corrompre le style de la comédie.
>>La conversation est devenue, dans quelques socié-
>> tés , une espèce de lutte dans laquelle on réduit le na-
>> turel même et la raison à se cacher sous des formes
>> tourmentées et bisarres ; on ne dit plus de choses
>> neuves; on rajeunit comme l'on peut par l'expression
>> ce qui a été dit mille fois. Nos cercles , c'est-à-dire
>> ceux où l'on fait de l'esprit, ressemblentà ces combats
>> en champ clos , où les assaillans ne trouvant plus que
>> des lances brisées , les aiguisent chacun de son mieux
» et n'en fournissent pas moins leur carrière .>>
,
On peut croire que le baron de Grimm , animé d'un
zèle si fervent pour la conservation des bons principes ,
ne néglige pas l'occasion de louer les hommes qui avaient
le courage et le talent de secouer le joug de la mode. En
commençant l'article que nous venons d'extraire, Grimm
paye à la muse naissante de l'illustre Colin-d'Harleville
un tribut d'éloges honorables pour tous deux. « Depuis
>> le Méchant on ne peut guères compter que l'incons-
> tant et l'Optimiste qui nous rappellent du moins l'étude
>> et le goût des bons modèles . Malgré tous les défauts
>> de ces deux comédies , défauts que nous n'avons pas
>>dissimulés dans le compte que nous avons eu l'honneur
>> de vous en rendre , M. Colin est , depuis Gresset, le
ΜΑΙ 1813 . 22Г
» seul de nos auteurs comiques qui nous ait donné l'es-
>> poir d'un talent qui pourrait consoler Thalie de sa
>> longue viduité. >>>
C'était en 1788 que Grimm s'exprimait ainsi ; presqu'en
même tems le succès brillant de la charmante
comédie des Etourdis , avait excité tout son enthousiasme
, et si les orages politiques ne l'eussent pas contraint
d'aller terminer sa longue carrière loin du pays
où il s'était si bien naturalisé , ce spirituel et judicieux
étranger aurait vu de nouveaux favoris de Thalie , bannir
de la scène le papillotage et le jargon des boudoirs .
Notre aimable et joyeux Picard eût enchanté un esprit
aussi vif que celui du baron. Il eût applaudi à d'autres
succès auxquels l'opinion décernait depuis long-tems les
palmes académiques .
Le baron n'oubliait , dans sa correspondance , rien
de ce qui pouvait en varier les formes et piquer la curiosité
de son auguste commettant. Le morcean suivant ,
et que nous ne pouvons résister à l'envie de faire connaître
, dut paraître bien bisarre aux yeux des Allemands
; nous l'avons réservé pour terminer cet article ;
une bouffonnerie n'est pas déplacée après de graves dissertations
; c'est la petite pièce .
Une femme de beaucoup d'esprit avait imaginé de
composer des synonymes sur quelques mots de la langue.
On connaît le talent des femmes pour les dissertations
fines et analytiques. Ces synonymes eurent le plus
grand succès ; la mode en vint , chacun voulut en composer
; mais personne n'y mit la même grâce et le même
esprit. Le comte de Thiars , las de tous ces synonymes ,
s'avisa d'en composer un sur les mots Anesse et Bourrique
; il parut très-propre à en faire passer la fantaisie;
le voici :
Anesse et Bourrique.
<<Expression cont le commun des hommes se sert
> indifféremment pour exprimer la femelle d'un âne . Les
>> nuances cependant entre ces deux dénominations sont
>> très-distinctes et frappent aisément les esprits subtils
222 MERCURE DE FRANCE ,
(
>> et profonds qui pèsent la valeur des termes et qui veu-
>> lent parler ou écrire avec élégance.
>>L'ânesse est une personne qui possède tous les avan-
>>tages accordés à son espèce. Elle est dans la vigueur
» de l'âge , douce , patiente , laborieuse , ayant les vertus
» de son sexe , et telle enfin que l'Evangile peint la
>>>femme forte , bonne mère , bonne nourrice , bonne
> ouvrière.
>> La bourrique , au contraire , présente dans la même
>> espèce un individu avili , et soit que la nature lui ait
>>donné une constitution faible et vicieuse , soit que
>>l'âge lui ait ôté ses forces et ses agrémens , dans cet
>> état de dégradation , on la désigne sous le nom hon-
>> teux de bourrique .
>>L'usage , ce tyran des langues , l'usage vientà l'appui
>>de cette distinction. Tout homme qui s'exprime bien ,
>> dit avec confiance; l'ânesse de Balaam parla. Nul ora-
>>teur n'oserait dire la bourrique.
>>Si dans un cercle on entend une personne d'esprit
>> dire une bêtise , on dit : Elle raisonne comme une
>> bourrique. Si , au contraire , on veut peindre une dame
>> qui a du caractère , ce qui demande plus d'élévation
>>et d'énergie dans l'expression, on dit : elle est têtue
> comme une ânesse .
>> Les femmes , ce précieux ornement du monde , qui
>> sont dans la société ce que les fleurs sont dans les
>>champs , doivent souvent leur fraîcheur et leur santé
>> au lait d'ânesse . Nul docteur en médecine ne s'est avisé
>>de leur ordonner le lait de bourrique .
» Ces exemples me paraissent suffisans pour déter-
>>miner l'emploi que l'on doit faire de ces deux expres-
> sions qui , comme je le prouve , ne sont point syno-
>>nymes . Si cependant quelqu'âne donnait la préférence
>>à la bourrique , ce serait un égarement du coeur , une
>> pure illusion du sentiment qui ne doit pas tirer à con-
>>séquence. >> G. M.
1
ΜΑΙ 1813 . 223
:
VARIÉTÉS.
SPECTACLES . - Théâtre de l'Impératrice.
néfice de Perrou .
Pour le bé-
Trois nouveautés le même jour : le Faux Imposteur ,
Inès et Pédrille et M. de Crac, car enfin , ce gentilhomme
gascon, très-connu sur le territoire de la Comédie française,
n'ayant point encore chassé sur les terres de l'Odéon ,
pouvait bien jouir aussi des honneurs de la nouveauté.
Certes , voilà plus qu'il ne faut pour faire recette . Si le jour
d'une représentation à bénéfice estune fête pour l'acteur, il
devient souvent un jour de deuil pour l'auteur. L'humble
desservant du temple de Thalie , jaloux de se faire jouer à
quelque prix que ce soit , vient s'y offrir en holocauste aux
vues intéressées de l'artiste ; l'un empoche l'argent , l'autre
ne recueille presque toujours que des sifflets . S'il arrive
que les pièces n'y soient pas tuées du premier coup , leur
existence n'est pas de longue durée. Que de pièces blessées
, à je ne sais quel bénéfice , reposent aujourd'hui tranquillement
au cercueil, et dont assurément on n'est pas
tenté de troubler la cendre !
Le Faux Imposteur, avide de se montrer au lever du
rideau , a été expédié si vîte , qu'à peine on a songé à ses
funérailles . Ce n'est pas unfaux Imposteur du côté de
l'esprit , car sitôt qu'il a ouvert la bouche , on a su à quoi
s'en tenir sur le sien. Le parterre , par ironie , a demandé
l'auteur , et Perrou , pour ajouter sans doute à la plaisanterie
du parterre , est venu gravement annoncer que l'auteur
désirait garder l'anonyme. Aux sifflets ont succédé les
éclats de rire qui sont bien d'aussi funestes sifflets que les
autres.
On acru un moment qu'Inès et Pédrilledédommageraient
le public; et , en effet , quoique l'esprit de Pédrille
ne fût ni bien sémillant , ni bien vif, comme il succédait à
l'esprit du Faux Imposteur, il a presqu'opéré l'effet d'un
feu d'artifice. Le plus faible rayon de lumière devient une
brillante étoile au sortir des ténèbres. On va juger de l'intrigue
de la pièce , qui certes n'a pas coûté de grands efforts
d'imagination.
Léonora , suivant l'habitude de toutes les pupilles de
comédie , hait à la mort son tuteur , et aime àl'adoration
224 MERCURE DE FRANCE ;
son amant. Cet amant est Léon . A l'aide d'un fripon ,
nommé Pédrille , frère d'Inès , fille très -serviable , il parvient
à enlever sa maîtresse . Il conduit cette tendre amante
chez une tante à lui , bonne dame très -crédule , à qui il la
présente sous le nom d'Elvire , sa prétendue. Le tuteur
arrive , un écrin à la main , pour vendre des diamans . On
l'invite , en qualité de témoin , à signer le contrat de
mariage. Il signe. Il faut que le désir de débiter sa marchandise
soit bien fort , puisqu'il ne reconnaît sa chère
pupille que lorsque l'alcade envoyé à la poursuite de la
belle entie pour s'en saisir. J'ai vu l'instant où le public
allait sévèrement punir le galant de son effronterie , et le
tuteur de sa sottise ; mais heureusement pour l'auteur tout
a fini par des chansons . On a fait répéter ce couplet .
Un médecin que l'on révère ,
Et que l'on craint dans le pays ,
Amis hier en deuil un père ,
Une soeur , un oncle , deux fils ;
Chacun d'eux l'accable d'injures .
Je ne connais que le mari ,
Qui , sans regrets et sans murmures ,
Ait pris sur le champ son parti .
Le public a imité l'époux ; il a pris aussi son parti , et
a demandé l'auteur . On a nommé MM. Delètre et Victorin.
Perrou , sous les traits du gascon de Crac , a fort diverti
l'assemblée . Sans cet acteur et sa fille , jeune débutante ,
qui gasconne presqu'aussi bien que lui , on eût pensé que
l'affiche qui promettaitdu plaisir n'était qu'une gasconnade.
- Début de Mile Desbordes dans Claudine. Grâce au
zèle éclairé des administrateurs du théâtre de l'Impératrice,
le spectacle de l'Odéon pourra dans peu s'enorgueillir d'une
troupe , si non parfaite, du moins digne du second théâtre
delacapitale. Ila fait une brillante acquisition en engageant
Mlle Desbordes. Le talent de cette actrice s'est développé à
Feydeau , où elle a d'abord débuté dans une Heure de
Mariage , opéra- comique , et , tout-à-la- fois , agréable
comédie : elle y a recueilli tous les suffrages . Lisbeth ,le
Prisonnier, et d'autres pièces encore , offrirent à la débutante
une suite de succès. Au bout de trois mois , elle, fut
reçue sociétaire . Delà , elle passa au théâtre deRouen , où
1
ΜΑΙ 1813. 1 225
১
EINE
les connaisseurs la regrettent encore. Engagée depuis à
Bruxelles , elle a toujours paru au milieu des applaudis
semens.
DE
Le hasard a favorisé l'Odéon en lui offrant pour le second
emploi une actrice telle que MlleDesbordes.Une bonne
jeune première est presque un phénix à trouver . Dans les
autres emplois de la scène, l'art peut en quelque sorte sup
pléer à la nature , mais dans celui-ci il faut que la nature
fasse presque tous les frais . Les ruses de la dissimulation
les mystères de la coquetterie s'apprennent , mais le senti
ment ne s'apprend pas .
Mlle Desbordes réunit à beaucoup d'intelligence ine
voix souple , flexible et touchante qui module à son gré
toutes ses inflexions . La voix du coeur enfin , et c'est celle
qu'il faut pourjouer Claudine. A son entrée sur la scène ,
la crainte inséparable d'un début avait un peu glacé ses
moyens, mais bientôt encouragée par les applaudissemens ,
elle a repris tous ses avantages . Que de douceur , de modestie
et de grâces naïves ! Elle a su répandre dans le rôle
de Claudine une teinte de sensibilité que ne soupçonnaient
pas même celles qui l'ont précédée. Son accent toujours
vrai , simple et pur , a trouvé , sans effort , le chemin du
coeur.
Des plus beaux yeux les pleurs ont obscurci les charmes ,
Qui ne pleura jamais sentit couler ses larmes .
Cependant plusieurs de ces mots touchans, de ces élans
de l'ame qu'elle a si bien exprimés , n'ont pas été suffisamment
sentis par le parterre . Le public demande des acteurs ,
les acteurs à leus tour devraient demander un public. Elle
sera mieux appréciée encore à son second début , quand le
spectateur aura fait plus ample connaissance avec son eu .
Ce n'est pas du premier coup-d'oeil qu'on découvre toutes
les finesses d'un tableau de l'Albane ou du Corrège .
Nous devons remercier Damas , dont les conseils l'ont si
bien guidée . En applaudissant l'élève , c'était le maître
qu'on applaudissait . Cet artiste si justement célèbre a joui
doublement. Nous devons aussi un tribut d'éloges aux ac
teurs qui ont si bien secondé la débutante dans le cours
de la pièce. Closel a mis dans son rôle beaucoup de noblesse
et de sensibilité . Il ena saisi parfaitement les intentions.
Mlle Délia est une fort jolie coquette; d'un jour à
l'autre elle fait des progrès . Elle écoute fort bien au théâtre;
et mieux encore à la ville , car elle profite avec esprit d'un
P
226
MERCURE DE FRANCE ,
1
bon avis , et sait poliment en rejeter un mauvais. Le rôle deM d'Ernetti lui fera autant d'honneur qu'elle en a fait
à ce rôle , abandonné depuis long-tems à des actrices au- dessous du médiocre . Chazel a une franchise , un naturel admirable dans Ambroise . La voix de Me Delattre n'est
pas toujours au diapazon général. Mais ne jurons de rien . Il serait possible qu'avec du travail elle devint une sou-/ brette fort agréable : elle est jeune ; elle a le tems de devenir
bonne .
7
DU PUY DES ISLETS.
REVUE LITTÉRAIRE ET CRITIQUE ,
OU OBSERVATIONS SUR LES LETTRES , LES ARTS ; LES MOEURS
ET LES USAGES .
PARIS n'a pas seul le privilége d'avoir des auteurs qui fontdes pièces très-sifflées et très-sifflables. La démangeaison
d'écrire et de se faire jouer , même sur les plus minces tréteaux , a gagné plus d'un nouveau Desmazures
provincial . Les sifflets, ces instrumens de douleur , sont devenus d'une nécessité indispensable dans nos départe- mens. Il me paraît qu'on sait fort bien s'en servir dans celui de l'Hérault : témoin le Véridique , journal politique,
administratif et littéraire. Après avoir un peu exercé sa colère contre les auteurs du département , qu'il signale comme celui d'où il sort les productions les plus mes- quines , après avoir tancé vertement M. le directeur du spectacle , l'Aristarque en vient à la Famille des Valets, drame nouveau , sifflé aussi comme ses prédécesseurs.
Voici comme ils'exprime sur la pièce : «Nous n'entrerons pas dans de longs détails sur la Fa- mille des Valets. Il me serait difficile de donner l'analyse
de cette pièce , et nous défions le plus habile observateur
de nous la présenter. Un plan mal conçu , des scènes in signifiantes , mal liées , sans intérêt , aucune peinture des ⚫moeurs dont ce cadre pouvait être embelli; un style dénué
deverve comique , incorrect et trivial , voilà ce qu'on devait
attendre d'un jeune homme qui s'est imaginé qu'on écrivait la comédie comme on écrirait une frivole chanson.
Les sifflets ont fait justice de cette production dout la
shute étaitannoncée dès les premières scènes . Il nous suf
firade donner quelques conseils à l'auteur. Si l'envie d'é
crire le prend encore , qu'il se dise avant de commencer :
ΜΑΙ 1813.
229
L'art d'écrire la comédie , ou pour mieux dire l'art de
peindre les ridicules et les vices des hommes, ne s'apprend
pas en peu de tems . L'étude du coeur humain n'est point
une étude facile , et l'écrivain. qui ne sait pas calculer la
marche des passions , qui ne sait pas, àl'aide d'une image
frappante et naturelle , arracher les pleurs ou exciter le rire
des spectateurs attentifs ; l'écrivain , dis-je , qui ne sachant
pas se respecter lui-même, dédaigne de respecterlepublic,
en Ini offrant des productions indignes de lui , doit reñonçeràune
entreprise au-dessus de ses forces ,et doits'attendre
àdevenir sans cesse le sujet de la risée publique.
> Sourd à mes conseils , l'auteur nous prépare sans doute
encore quelque nouvelle sottise, mais qu'il se rappelle
qu'inhabile nocher, il ne s'est point instruit pendant l'orage .
Les revers ne lui ont été d'aucune utilité ; trois fois il s'est
élancé dans l'arêne et trois fois il a succombé. Qu'il entendele
public, fatigué de ses productions, luidire comme
le valet de l'étourdi :
et de trois
>> Quand nous serons à six nous ferons une croix. »
Monsieur le censeur peut avoir raison, mais il me semble
qu'il fait un peu trop sentir le poids de sa férule.
Les Romances .- Quel déluge de Romances s'est emparé
du quai Voltaire , et inonde les plus beaux magasins
du Boulevard! Jamais on n'a plus soupiré , roucoulé. Il
semble que les pasteurs de Lydie , d'Arcadie , et les bergers
duLignon, ressuscités à-la-fois , se soientdonné rendez-vous
en France. Dans chaque amant je vois un Descreteauxà
qui il ne manque que la panuetière et la houlette. Passe
encore si ces nouveaux troubadours de la Chaussée-d'Antin
chantaient juste , et ne déclaraient la guerre qu'à la
rime et à leurs infidèles , mais ils la font encore à nos
oreilles . Le Misanthrope leur dirait : A quoi bon tous ces
roucoulemens ? Chantez plutôt : Si le Roi m'avait donné
Paris sa grand' ville.
Il serait cependant injuste d'envelopper dans la proscription
universelle tous les faiseurs de romances . Une
bonne romance a son prix. C'est un petit poëme qui exige ,
comme des ouvrages plus sérieux , une exposition , un
noeud , un dénouement ; c'est , pour ainsi dire , l'élégie en
miniature ; mais il faut que le sentimenty domine .
Il faut que le coeur parle ou que l'auteur se taise.
P2
226 MERCURE DE FRANCE ,
bon avis , et sait poliment en rejeter un mauvais . Le rôle
deMm d'Ernetti lui fera autant d'honneur qu'elle en afait
à ce rôle , abandonné depuis long-tems à des actrices audessous
du médiocre. Chazel a une franchise , un naturel
admirable dans Ambroise . La voix de Mile Delattre n'est
pas toujours au diapazon général. Mais ne jurons de rien.
Il serait possible qu'avec du travail elle devint une sou-/
brette fort agréable : elle est jeune ; elle a le tems de devenirbonne
. DU PUY DES ISLETS.
REVUE LITTÉRAIRE ET CRITIQUE ,
OU OBSERVATIONS SUR LES LETTRES , LES ARTS ; LÉS MOOEURS
ET LES USAGES .
PARIS n'a pas seul le privilége d'avoir des auteurs qui
font des pièces très-sifflées et très-sifflables . La démangeaison
d'écrire et de se faire jouer , même sur les plus
minces tréteaux , a gagné plus d'un nouveau Desmazures
provincial. Les sifflets, ces instrumens de douleur , sont
devenus d'une nécessité indispensable dans nos départ
mens . Il me paraît qu'on sait fort bien s'en servir d
celui de l'Hérault : témoin le Véridique , journal politic
administratif et littéraire . Après avoir un peu exer
colère contre les auteurs du département , qu'ils
comme celui d'où il sort les productions les plu
quines , après avoir tancé vertement M. le dire
spectacle , l'Aristarque en vient à la Famille de
drame nouveau , sifflé aussi comme ses préc
Voici comme il s'exprime sur la pièce :
५Nous n'entrerons pas dansddee longs détail
mille des Valets . Il me serait difficile de do
de cette pièce , et nous défions le plus hab
de nous la présenter. Un plan mal conçu
signifiantes , mal liées , sans intérêt , auc
⚫ moeurs dont ce cadre pouvait être embel
deverve comique , incorrect et trivial ,
vait attendre d'un jeune homme qui
écrivait la comédie comme on écrir
son. Les sifflets ont fait justice de co
shute étaitannoncée dès les premiè
fira de donner quelques conseils
crire le prend encore , qu'il se di
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-L'art d'ecrire la comedie, ne mir meer in ima
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une étude facile, er lectivan uu este parcare"
marchedes passions , qu. Desai: pas, late ime image
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des spectateurs atten is ; l'écrivain, di -
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le valet de l'étourdi:
>>Quandnous serons à sixnous feron
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es avaries . A
raître dans sa
illes publiques
ir demandé que
at point inquiétés
ropos de prévenir
e démarche de ce
en tems des affaires
3. L'amiral Moore y
uvais état de sa santé
Londres , de la Baltique
d'être aussi satisfaisans
bords de l'Elbe on n'a
rchandises coloniales ou
se assez sensible qui s'était
re , ces marchandises sont
clair que les villes au-delà
jour à voir les Français rendès-
lors elles ont un puissant
es marchandises prohibées . Il
Brême annoncent que les expéanglaises
pour Hambourget les
228 MERCURE DE FRANCE , ΜΑΙ 1813 .
)
MM. Dalvimare , Plantade , et quelques autres , nous
donnent de tems en tems des Romances charmantes ; et
parmi celles qui ont paru tout récemment , nous avons distingué
les Romances de M. le chevalier Laffilé . La musique
en est écrite sans prétention et sans afféterie ; elle se recommande
par la grâce naïve qui convient au genre. Le style
n'en est point trop chargé , et les accompagnemens ne servent
qu'à aider le chant. Ces Romances ont eu le suffrage
de nos compositeurs les plus célèbres , à qui elles sont
dédiées , tels que Creutzer , A. Berton , Pleyel , Dietrick et
Garat l'aîné , tous membres du Conservatoire. L'auteur fait
quelquefois les paroles et la musique, et il prouve par-là
qu'il est assez riche pour se passer de la fortune des autres
Voici un couplet que nous prenons au hasard; il est tiré
des regrets d'un troubadour.
Quoique toujours brûlant des mêmes feux ,
Plus ne saurai m'enivrer de tes charmes ,
Et quand viendrai m'égarer dans ces lieux ,
Fleurs et gazons mouillerai de mes larmes .
Triste et distrait , rêvant à mon bonheur ,
Mabouche en vain appellera Zélie ;
Mais avec moi prolongeant ma douleur ,
Echo dira le nom de mon amie (1 ).
:'
D. D.
(1) Le recueil de Romances de M. le chevalier Laffilé , se trouve
chez l'auteur , rue Helvétius , nº 44; et chez J. Pleyel , boulevard
Bonne-Nouvelle , nº 8.
POLITIQUE.
LES dernières nouvelles d'Angleterre sont à la date du 20 .
Acette époque le bill pour la révocation des lois pénales
contre les catholiques était sur le point d'être présenté , et
les voeux d'un si grand nombre de citoyens Anglais auxquels
une éloquente opposition a si long-tems servi d'interprête
, sont enfin au moment d'être réalisés .
Les nouvelles d'Amérique n'offrent rien d'intéressant ,
si ce n'est l'avis de quelques prises envoyées à Charlestown.
Celles de la Baltique font connaître que le convoi
anglais composé de quatre à cinq-cents voiles a passé le
Sund le 6 de ce mois , mais qu'il a été fort maltraité par le
fen des batteries et des chaloupes canonnières danoises .
Plusieurs bâtimens se sont échoués sur l'une et l'autre
côtes : un grand nombre ont éprouvé de fortes avaries . A
cet égard , la cour de Danemarck a fait paraître dans sa
gazette officielle l'article suivant :
« Comme l'on a annoncé dans les feuilles publiques
étrangères , que le Danemarck devait avoir demandé que
son commerce et la navigation ne fussent point inquiétés
par les bâtimens ennemis , on juge à propos de prévenir
le commerce qu'il n'a été fait aucune démarche de ce
genre. Aussi y a-t-il encore de tems en tems des affaires
de peu d'importance dans nos parages . L'amiral Moore y
remplace l'amiral Morris , que le mauvais état de sa santé
a forcé de revenir en Angleterre . "
Les renseignemens parvenus à Londres , de la Baltique
et de l'Elbe , sont loin au surplus d'être aussi satisfaisans
qu'on avait paru le croire. Des bords de l'Elbe on n'a
reçu aucune demande de marchandises coloniales ou
d'objets manufacturés . La hausse assez sensible qui s'était
manifestée n'a été que passagère , ces marchandises sont
de nouveau en baisse. Il est clair que les villes au-delà
de l'Elbe s'attendent chaque jour à voir les Français rentrer
dans leurs murs ; que dès-lors elles ont un puissant
intérêt à ne pas accueillir des marchandises prohibées . Il
y a plus , des lettres de Brême annoncent que les expéditions
de marchandises anglaises pourHambourget les
.
230 MERCURE DE FRANCE ,
environs ont été refusées; que les lettres-de-change , tirées
pour paiement de ces expéditions , sont retournées à Londres
sans avoir été acquittées ; aussi le change sur Hambourg
a-t- ildiminué , tandis qu'au contraire , le change
sur Paris a augmenté. Les Hambourgeois ont aisément
reconnu qu'en payant aux Anglais le prix de leurs marchandises
, ils devaient s'attendre à perdre d'abord les
capitaux , et ensuite les valeurs qu'ils représentent ; ainsi
Le système continental exerce son empire par la seule force
des actes , et la nature des intérêts des peuples , même
sur les pays que nous ne réoccupons pas encore ; et les
habitans au-delà de l'Elbe reconnaissent que ce n'est pas
vainement qu'ils ont reçu les lois françaises , et que leurs
villes sont inscrites sur le tableau des départemens de
l'Empire .
Dans cette partie de nos provinces du nord , il paraît
qu'il est plus facile aux Anglais de faire pénétrer des faux
bruits que des marchandises . Pour ces bruits , il n'y a
pointde lettres-de-change a acquitter , et c'est une denrée
que la malveillance met facilement en circulation ; mais
les Anglais , cette fois , ont pris le soin de démentir euxmêmes
les nouvelles accréditées par leurs agens. C'est
avec peine , dit un de leurs journaux , que nous faisons
part à nos lecteurs des circonstances suivantes :
L'armée qui assiége Dantzick profitant d'une occasion
en apparence favorable , avait occupé , avec un détachementde
1800 hommes , les ouvrages avancés de la place ;
mais , dans l'ivresse de son bonheur, ce détachement ayant
négligé la discipline , et les soldats s'étant enivrés , ils
furent attaqués par la garnison qui fit une sortie vigoureuse
, et qui les emmena prisonniers dans l'intérieur de
la forteresse. Un officier de marine anglais , qui avait été
fait prisonnier à Dantzick , s'en est échappé le 6 mars :
d'après ce qu'il rapporte , il n'y a pas lieu d'espérer que
cette place , qui n'est d'ailleurs pas resserrée de très-près ,
se rende de sitôt ; elle était abondamment fournie de
grains et de liqueurs , et le pain y était au prix ordinaire.
Dans quelques sorties que la garnison avait faites , elle
s'était procuré des bestiaux . » 1
Telle est la version anglaise : nous la citons parce qu'elle
contient un aveu intéressant des détails contenus dans la
note officielle que nous avons déjà publiée sur une attaque
dèsRusses contre les faubourgs de Dantzick , et de l'échec
qu'ils ont éprouvé. Les Anglais , il est vrai , attribuent la
ΜΑΙ 18.3 . 231
défaite des Russes à leur état d'ivresse plutôt qu'au courage
de la garnison. Ils aiment mieux insulter leurs alliés que
de reconnaître les vertus de leurs ennemis . Les assauts de
Praga et d'Ismailow prouvaient , en effet , que l'ivresse
avait été jusqu'ici un des moyens d'exaltation employés
par les généraux russes ; mais on croyait que les soldats de
cette nation , depuis qu'ils ont vu combattre les Français ,
avaient appris que l'honneur seul fait les vrais braves , et
que le véritable courage estde sang froid.
Est-ce l'honneur, le courage , la politique qui dirigent
enSicile les actes du gouvernement anglais? Ils se réduisentàpeu
de mots : entrer sous un pavillon ami , et arborer
lepavillonde prise; protéger un territoire , et s'en rendre
maître ; garantir une famille rrooyale , et ladiviser pour pouvoir
la proscrire; tenir le chef en charte-privée , proscrire
la mère , régner sous le nom du fils ; telle est la conduite
généreuse , loyale et protectrice, dont la note suivante ,
écrite de Palerme , va présenter le développement.
Depuis les derniers événemens , dont Palerme a été le
théâtre au moment du retour du roi , on n'a pas cessé , en
Sicile , de se trouver menacé d'une guerre intestine. Les
Anglais ont employé tous les moyens qui leur sont familiers
, l'appareil de la force , les actes de violence , les séductions
, les caresses, les fausses promesses. Ils ont mis
de nouveau en avant le prince François , et ils ont résolu
d'obtenir degré ou de force la déportation de la reine.
Le roi , effrayé par la menace et par la crainte d'une
combustion générale , s'est joint aux Anglais pour faire
renoncer la reine à employer les moyens de résistance.
> Enfin , cette princesse a été embarquée sur la polacre
le Saint-Antoine, et déportée à Cagliari , avec son fils le
prince Léopold. Le roi a été consigné dans sa maison de
campagne de Colli.
Le prince héréditaire est resté entre les mains des
Anglais , qui , dans l'espoir detromper le peuple par une
apparence de réconciliation et par des espérances dont il
n'est plus la dupe , ont donné un repas d'étiquette où le
prince François et les autres personnes de la famille royale
quine sont pas privées de leur liberté , ont dîné avec les
ministres et les généraux anglais. Jamais il ne fut donné
de fête plus triste . La gaîté ne pouvait venir s'asseoir entre
les opprimés et les oppresseurs. Les troupes anglaises sont
constamment sous les armes .
Divers rapports officiellement publiés ont annoncé la
232 MERCURE DE FRANCE ,
,
continuation des succès de l'armée d'Aragon , sous les
ordres du maréchal-duc d'Albufera contre les bandes
d'insurgés espagnols . Un grand nombre de chefs ont été
pris. Les insurges ont, sur tous les points , perdus des
hommes , des chevaux , des munitions , des positions importantes
. Le château de Mora a été défendu contre d'Eroles
et Villa-Campa avec une valeur hérorque , par une poignée
de Français , commandés par le capitaine Bridault ,
du 11º léger , qui , par ses excellentes dispositions , et son
inébrantable fermeté a donné le tems à l'armée d'Aragon
d'arriver à lui et de le délivrer Des notes renfermant de
semblables détails ont été adressées au ministre de la guerre
par le comte Reille , commandant l'armée de Portugal.
Relativement à l'état politique de l'Espagne , l'extrait suivant
d'une lettre de Madrid , publié par le Moniteur, donne
les détails que l'on va lire .
Extrait d'une lettre de Madrid , en dole du 8 avril 1813 .
......... Depuis le 8 mars , tout le gouvernement de
Cadix est changé. Le parti libéral l'a emporte sur le servile .
Celui-là est l'ennemi des Anglais. Nous y avons aussi un
troisième parti. La mésintelligence entre les Anglais et les
insurgés , est la plus grande ; les Anglais ont voulu que
tous les officiers de l'armée espagnole fussent anglais , et
la plus grande désertion des officiers et soldats s'en estsuivie
. La Serrania de Ronda , et la plupart de la Galice ,
sont en insurrection contre les gouvernans de Cadix. Dans
Les Andalousies , il y a un grand mécontentement ; les
habitans ne veulent pas souffrir les fortes exactions qu'on
leur fait en argent , en effets , et singulièrement enhommes;
ceux-ci rentrent tous chez eux , après avoir été enrôlés et
enlevés par force .
५
L'armée espagnole d'Andalousie , commandée par le
duc del Parque , mal habillée , mal payée , sans discipline
militaire et sans confiance dans ses chefs , n'est en disposition
de faire aucun effort , ni de tenir même contre un
corps d'armée français de 5 à 6000 hommes .... »
Le cabinet autrichien vient de se déterminer à une
émission de billets , dits d'anticipation, pour une somme
de 45 millions de florins., dont l'amortissement par douzième
chaque année , est hypothéqué sur les recettes les
plus solides de l'Etat., Cette détermination est motivée sur
la nécessité de conserver , dans les circonstances actuelles ,
L'influence qu'assure la situation de la monarchie , et les
ΜΑΙ 1813 . 233
rapports avec les autres Puissances , et d'assurer la tranquillité
et le bien être des peuples soumis à la domination
autrichienne . Cet acte est du 16 avril . M. Wallis , sur lequel
paraissait se réunir la confiance du gouvernement pour
la gestion des finances , a donné et obtenu sa démission .
Les fenilles bavaroises annoncent que le ministère saxon
suit à Prague le roi qui s'y est retiré , et que le grand-duc
de Wurtzbourg s'est aussi rendu dans cette résidence .
Le Moniteur à publié deux notes sur la situation des
armées dans le nord : l'une du 10 au 15 avril ; l'autre du
15 au 20 .
Du 15. Dantzick , Thorn , Modlin , Zamosk , étaient
dans le même état .
Stettin , Custrin , Glogau , Spandeau , n'étaient que faiblement
bloqués .
Magdebourg était le point de réserve du vice- roi .
Vittemberg et Torgau étaient en bon état. La garnison
de Vittemberg avait repoussé l'attaque de vive force .
Le général Vandamme était en avant de Brême ; le général
Sébastiani entre Celle et le Wezer ; le vice-roi dans
la même position , la gauche sur l'Elbe , à l'embouchure
de la Saale , et la droite au Hartz , occupant Bernebourg ;
sa réserve à Magdebourg .
Le prince de la Moskowa était à Erfurt : le duc de Raguse
à Gotha , occupant Langen-Saltza ; le duc d'Istrie à
Eisenach ; le comte Bertrand à Cobourg .
Le général Souham était à Weymar. La ville avait été
occupée par 300 hussards prussiens , qui furent éparpillés
dans la journée du 19 par un escadron du 10º de hussards
, et un escadron badois , sous les ordres du général
Laboissière . On leur a pris 60 hussards et 4 officiers , parmi
lesquels se trouve un aide-de-camp du général Blucher.
Du 20. Le vice-roi était dans ses positions , la gauche à
l'Elbe à l'embouchure de la Saale , le centre à Bernbourg ,
la droite aux montagnes du Hartz , la réserve à Magdebourg.
Le prince d'Eckmülh était en position à Celle .
Le général Vandamme occupait Brême .
Le 12 , l'ennemi voulut tâter Bernbourg avec plusieurs
bataillons; ils furent vivement reçus et repoussés avec perte .
Il poussa aussi une patrouille sur Nordhausen au débouché
duHartz; ce point était occupé par un détachement de
234 MERCURE DE FRANCE ,
cavalerie westphalienne , qui chargea vigoureusement l'en.
nemi : on fit prisonniers trois hussards.
Le 12 , un détachement de hussards prussiens arriva à
Gotha à onze heures du soir; il cerna la maison du baron
de Saint-Aignan , ministre plénipotentiaire de France , et
prit son secrétaire qui était au lit dangereusement malade;
on l'enleva de force.
Quatre régimens d'infanterie russe étaient devantla place
de Wittemberg , défendue par le général Lapoype ; ils
avajent tenté une attaque de vive force , mais ils avaient
été repoussés après avoir perdu bien du monde .
La place de Torgau n'est observée que par des partis de
cosaques , 14.000 Saxons s'y sont renfermés
L'ennemi avait un poste de 25 hommes à Hof, un escadron
à Schleitz et un à Plauen .
Des cadres bavarois au nombre de 1200 hommes , venant
de l'armée du vice-roi et se rendant à Bromberg ,
ont été attaqués près de Langensalza par deux escadrons
ennemis; ils les ont repoussés ; cependant une cinquantaine
de traînars ont été pris .
Le 12 ont avait des nouvelles des places de Dantzick ,
Thorn , Modlin , Custrin , Stettin , Glogau ; elles étaient
dans le meilleur état de défense ; l'ennemi n'avait encore
rien entrepris contre elles .
Le 15 au matin , S. M. l'Empereur était parti de Saint-
Cloud. Il est arrivé le 16 à 11 heures du soir à Mayence ;
il a fait le trajet avec une incroyable rapidité , en moins de
40heures.
Voici actuellement la série des notes officielles publiées
par le Moniteur , sous la date de Mayence :
Mayence, le 18 avril au soir.
S. M. l'Empereur n'est point sorti dans la journée du 17;
il a reçu le grand-duc de Bade , le prince de Hesse-Darmstadtet
le duc de Nassau .
M. Le comte de Saint-Marsan et M. le baron de Nicolay
lui ont été présentés.
Le 18 , après la messe , S. M. a reçu les autorités du
département .
!
S. M. a ensuite monté à cheval ; elle a parcouru Cassel ,
le nouveau fort Montebello , les marais de Montbach et le
fort Meunier.
A cing heures , l'Empereur a reçu le prince-primat grandduc
de Francfort ; 4
ΜΑΙ 1813 . 235
•Le grand-duc et la grande-duchesse de Bade , le princeprimat,
les princes de Hesse-Darmstadt et le duc de
Nassau ont eu l'honneur de dîner avec S. M.
Mayence , le 24 avril.
S. M. l'Empereur a passé ,le 22 du mois , la revue de
quatre beaux régimens de la vieille garde , il a témoigné sa
satisfaction du bel état de ces troupes; elles sont arrivées
Mayence en poste , et n'ont mis que six jours pour faire
la route; elles étaient si peu fatiguées , qu'elles ont passé
le Rhin sur-le-champ. Le général Curial est arrivé à
Mayence avec les cadres des douze nouveaux régimens de
la jeune garde , qui s'organisent en cette ville. Toutes les
fournitures destinées à l'équipement de ces troupes sont
arrivées à Mayence par les transports accélérés .
Le ducde Castiglionne a été nommé gouverneur militaire
des grands-duchés de Francfort et Wurtzbourg. La citadelle
de Wurtzbourg a été armée et approvisionnée .
Les bruits qui avaient été répandus sur une prétendue
défaite du général Sébastiani et sur la mort de ses aidesde-
camp, sont fauxet controuvés ; au contraire , se proposant
d'attirer l'ennemi à lui , il ordonna au général Maurin
d'évacuer Celle ; 1200 cosaques s'y jetèrent sur-le-champ ;
le 18, le général Maurin rentra précipitamment dans Celle,
pêle-mêle avec l'ennemi , qui fut mis dans une déroute
complèteet perdit une cinquantaine de tués, grand nombre
deblessés et une centaine de prisonniers .
Pendant ce tems , le général Sébastiani se portait sur
Uelzen ; il chassa de Gros-Esingen un parti de 600
cosaques qui se reploya sur Sprakenselh , où l'ennemi avait
réuni 1500 cavaliers ; le général Sébastiani les fit aussitôt
charger et enfoncer ; on leur a tué 25 hommes , blessé
beaucoup plus et pris une vingtaine de cosaques ; les
fuyards ont été poursuivis jusque près d'Uelzen .
Le général Vandamme commande à Bremen ; il a sous
ses ordres les trois divisions Dufour, Saint-Cyret Dumonceau.
L'effervescence des esprits se calme dans la 32ª division
militaire ; la quantité de forces qu'on voit arriver de tous
côtés, les exemples sévères qu'on a faits sur les chefs des
complots , mais sur-tout le peu de monde que l'ennemi a
pumontrer sur ce point, ont comprimé la malveillance.
Ledue deReggio est partile 23de Mayence pour prendre
lecommandement du 12 corps de la Grande-Armée.
236 MERCURE DE FRANCE ;
Au 24 , la plus grande partie de l'armée avait passé les
montagnes de la Thuringe.
-
Le roi de Saxe ayant jugé convenable de s'approcher le
plus possible de Dresde , s'est porté sur Prague .
S. M. l'Empereur est parti le 24 , à 8 heures du soir , de
Mayence. 1
Le duc de Dalmatie a repris les fonctions de colonelgénéral
de la garde . S. M. a envoyé à Wetzlar le duc de
Trévise pour organiser le corps polonais du général Dombrouski,
et en former deux régimens d'infanterie , deux
régimens de cavalerie , et deux batteries d'artillerie . S. M.
a pris ce corps à sa solde depuis le 1 janvier .
Le prince d'Eckmühl s'est rendu dans la 32ª division
militaire , pour y exercer , vu les circonstances , les pouvoirs
extraordinaires délégués par le sénatus-consulte du
3 avril.
On peut ajouter à ces notes officielles des considérations
contenues dans une lettre de Magdebourg , en date du
20 avril , sur l'ensemble de la situation des deux armées .
4« Voiçi deux mois , y est-il dit , que les Prussiens et les
Russes tournent autour de la position qu'a prise le prince
vice-roi au confluent de la Saale et de l'Elbe. L'ennemi ,
plein d'une confiance aveugle , a osé jeter deux corps en
avant de l'Elbe , l'un du côté de Lunebourg et Stendel ,
l'autre du côté de Dresde et de Leipsick ; il n'a pas cependant
, sur tout le cours de l'Elbe , un seul point d'appui ;
toutes les forteresses sont dans nos mains ; il en est de même
de celles de l'Oder et de la Vistule. L'ennemi s'est donc
placé dans une telle alternative , que , s'il n'obtient pas les
succès les plus constans , il doit éprouver des revers plus
soudains et plus désastreux que ceux auxquels l'intempérie
des saisons et la défection d'un allié nous exposèrent dans
la dernière campagne . Les ailes de l'armée ennemie sont
éparpillées sur une ligne de plus de 150 lieues . Berlin est ,
à ce qu'il paraît , occupé par une armée de faiseurs de
pamphlets et de proclamations , mais presque dénué de
troupes régulières . La nécessité d'observer Dantzick , Thorn ,
Modlin , Zamosc , les places de Glogau , Custrin , Stettin ,
Wittenberg et Torgau , a considérablement affaibli l'armée
russe et prussienne ; car Dantzick seul donne de l'occupation
à un corps de 30,000 hommes . Il n'est donc pas étonnant
que les efforts de l'ennemi de ce côté de l'Elbe se
bornent à quelques courses de cavalerie. Il faut que les
Russesn'aient aucune idée de la masse imposante des forces
ΜΑΙ 1813 .
237
concentrées entre le Rhin et l'Elbe , et plus spécialement
entre Magdebourg et Mayence. Cette armée reçoit tous les
jours de nouveaux renforts , et toutes les lacunes que tant
de garnisons détachées avaient laissées dans ses rangs , se
sont trouvées remplies comme par enchantement : créée
par l'enthousiasme national , elle brûle de combattre pour
l'honneur de la France et pour les véritables intérêts de
l'Europe . »
Undécret impérial , du 8 avril , accorde aux maréchaux
de l'Empire , et aux grands -officiers de l'Empire et de la
Couronne , rang et séance au Conseil-d'Etat lorsqu'ils y
auront accompagné S. M. en vertu de ses ordres. Ils y
prendront rang après les présidens de section. Ils pren
dront part à la discussion des affaires , en donneront leur
avis comme les autres membres du conseil .
S. M. l'Impératrice régente , a présidé le conseil des
ministres et divers conseils-d'Etat aux jours accoutumés .
M. le prince de Scharzenberg , ambassadeur d'Autriche,
est parti le 27 de Paris .
M. Otto est arrivé dans cette capitale.
S ....
ΑΝΝΟΝCES .
VieetPontificat de LeonX; par William Roscoë , auteur de la
Vie de Laurent de Médicis . Ouvrage traduit de l'anglais par M.
Henry. Quatre vol. in-8° , ornés du portrait de Léon X , et d'un
grand nombre de médailles . Seconde édition , revue et corrigée. Prix ,
25 fr. , et 32 fr. 50 c. franc de port ; papier vélin , 50 fr . , et 57 fr.
50c. franc de port. Chez Gide fils , lib . , rue Colbert, nº 2 , près
la rue Vivienne ; et chez Nicolle , libraire , rue de Seine . nº 12 .
L'édition originale de la Vie de Léon X , n'ayant pas été imprimée
sous les yeux de l'auteur , il s'est glissé dans les notes et pièces
diverses qu'il y a jointes , un grand nombre d'erreurs et de fautes
que par malheur on a copiées dans la première édition. Il fallait ,
pour les rectifier et les corriger , un littérateur qui possédât des connaissances
variées , et qui fût en même tems doué d'une patience à
toute épreuve . L'éditeur a eu le bonheur de le rencontrer dans un
ami . Cet ami est M. Parison , dont le nom est bien connu de plusieurs
savans ; il a revu toutes les épreuves de cette seconde édition , et
238 MERCURE DE FRANCE ,
a vérifié toutes les citations et les appendix, travail dont il s'est
chargé de la manière la plus obligeante , auquel il s'est livré avec le
plus grand zèle , et qui l'a forcé de compulser autant de livres qu'en
aconsultés M. Roscoë.
Quant à la traduction , elle a été retouchée avec tout le soin dont
M. Henry était capable.
Glorwina , ou la Jeune Irlandaise , histoire nationale ; par miss
Orvenson. Traduite de l'anglais par le traducteur d'IdaetduMissionnaire
, ouvrages du même auteur . Quatre vol. in-ra. Prix, 10 fr. ,
et 12 fr. franc de port. Chez les mêmes.
:
Les Pandectesfrançaises , ou Commentaires raisonnés sur les
Codes Napoléon , de Procédure civile , de Commerce , d'Instruction
Criminelle, Pénal , Rural Militaire et ddee la Marine; formant on
Traité succinct et substantiel , mais complet , de chaque matière ;
par Me J. B. Delaporte , ancien avocat. Seconde édition,soigneusement
corrigée par l'Auteur qui a fait usage de la jurisprudence , en
rapportant les décisions intervenues dans les Cours sur les questions
les plus importantes auxquelles ces Codes ont donné lieu jusqu'à présent.
Un vol. in-8° . Tome III Prix , 6 fr. , et 8 fr . francdeport.
Chez D'Hautel , libraire , rue de laHarpe , nº 80.
Eurodie, ou l'Amie généreuse ; par Henri V.... n , auteur du
romand'Ordre et Désordre , ou les DeuxAmis , avec romancemise
enmusique et accompagnement de guitarre par l'auteur. Deux vol.
in-12. Prix , 4 fr. , et 4 fr. 50 c. franc de port. Chez Janetet Cotelle,
libraires , marchands de musique de LL. MM. II . et RR. , rue Neuvedes-
Petits-Champs , nº 17 .
Avis sur la conservation des dents et sur les moyensd'en calmer les
douleurs , avec un appendice sur le perfectionnement des dents artificielles
, et des instrumens àl'usage du dentiste ; par Victor Sanceroſte,
dentiste ci-devant à Moscou , établi maintenant à Paris . Seconde
édition , revue et augmentée. Brochure in-12. Prix , I fr. 80 c.. et
2fr. francdeport. Chez Michaud frères , imprimeurs-libraires , rue
desBons-Enfans , nº 34.
Viedu maréchal duc de Montebello ; par A. Châteauneuf. Prix ,
en papier vélin , 60 c. Chez l'Auteur , rue des Bons-Enfans , nº 34.
Double Histoire , ou les Deux Inès , nouvelle espagnole ; par
M. *** . Deux vol. in- 12. Prix, 3 fr. , et 4 fr . frane de port. Chez
Michaud frères , libraires , rue des Bous-Enfans , nº 34.
ΜΑΙ 1813 .
239
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Actrices , et sur quelques nouveaux ouvrages de littérature , suivies dé
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AugusteHus , auteur de la Vallée de Montmorency; Paris et Londres;
du nouveau Faldoni , et de plusieurs autres opuscules , en vers
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dans l'intérieurde la capitale ; histoire plus vraie que vraisemblable
dans laquelle se trouvent quelques petits mensonges et beaucoup de
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1 fr. 60 c. franc de port. Chez Ledentu , libraire , passage Feydeau ,
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, il n'ira point au-delà .
Les trois derniers numéros contiennent les maréchaux duc de
Dantzicket Perignon ; les généraux de division Wimpfen , Grenier ,
Eblé , Reynier , Thiébaut , Delaborde , Debelle; les généraux de
Brigade Abbatuit , Delage , Saint- Cyr ; Houdart-de- la- Motte , colonel
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240 MERCURE DE FRANCE , ΜΑΙ 1813 .
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nommés , présenteront successivement une grande variété
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à quatre mains , Duo pour piano et harpe ou pour deux piano , Fantaisies
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caractères , composés chacun par un des auteurs de la Collection .
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arrangés pour ceux à cinq octaves .
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été agréé par la réunion des auteurs .
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Aucune livraison ne sera vendue séparément , et l'on ne pourra
souscrire que pour la Collection entière , quelle que soit l'époque de
la souscription.
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Nous en rendrons compte, incessamment.
Cet Essai renferme des recherches faites avec exactitude , et nous
paraît indispensable aux savans qui s'occupent de géographie ancienne
ou d'hellénisme .
Le MERCURE DE FRANCE parait le Samedi de chaque semaine
par cahier de trois feuilles. Le prix de la souscription est de 48francs
pour l'année , de 25francs pour six mois et de 13francs pour un
trimestre.
Le MERCURE ÉTRANGER paraît à la fin de chaque mois , par
cahier de quatre feuilles . Le prix de la souscription est de 20francs
pour l'année , et de II francs pour six mois . ( Les abonnés au
Mercurede France , ne paient que 18 fr. pour l'année , et 10 fr. pour
six mois de souscription au Mercure Etranger. )
On souscrit tant pour le Mercure de France que pour le Mercure
Étranger, au Bureau du Mercure , rue Hautefeuille , nº 23 ; et chez
les principaux libraires de Paris , des départemens et de l'étranger ,
ainsi que chez tous les directeurs des postes .
Les Ouvrages que l'on voudra faire annoncer dans l'un ou l'autre
de ces Journaux , et les Articles dont on désirera l'insertion , devront
être adressés ,francs de port , à M. le Directeur- Général du Mercure ,
àParis.
TA
MERCURE
DE FRANCE.
N° DCXVI . Samedi 8 Mai 1813 . -
POÉSIE .
ODE SUR LA MORT DE M. DELILLE ,
A M. Τ ......
Virgilium vidi tantùm . Ovid.
QUOI ! le printems renaît , Zéphire agite encore
Les ombrages touffus ,
Les champs sont émaillés des doux parfums de Flore ,
EtDelille n'est plus !
Ah ! dépouille aujourd'hui tes vêtemens de fête ,
Nature , prends le deuil :
Peux-tu sourire encor , le jour que ton poëte
Descend dans le cercueil ?
Que la mort du grand homme attriste ta carrière ,
O sublime Apollon ,
Unis , dans leur douleur , le dieu de la lumière ,
Et le dieu d'Hélicon.
오
242 MERCURE DE FRANCE ,
Apprends à l'univers , par des marques touchantes ,
Que tu plains son destin ,
Et ne verse sur nous que tes clartés mourantes ,
Quetes pleurs dumatin.
Couronne , que nos coeurs destinaient à sa fête ,
Partage nos regrets .
Au chantre dont tes fleurs devaient parer la tête ,
Il ne faut qu'un cyprès (1) .
Etvous , dont il reçut , avant sa dernière heure ,
Des adieux si touchans ,
Montrez à mes regards l'éternelle demeure
Du poëte des champs .
Est-il dans unjardin ? Son ombre consolée
A-t-elle quelques fleurs ?
Pourra-t-il respirer , du fond du mausolée ,
Ce tribut de vos pleurs ?
Que dis-je ? tout son corps , d'une plume naissante ,
Se couvrant à mes yeux ,
Il vient de revêtir la forme éblouissante
D'un cygne harmonieux (2) .
Mais l'aigle des Latins , dont il suivit l'exemple ,
Dans l'air s'est arrêté :
Il l'attend , et bientôt tous deux partent ensemble
Pour l'Immortalité .
O vous , vous dont l'éloge encourage ma lyre
Et mes premiers transports ,
Vous qui leur succédez , les voyez - vous sourire
A vos nobles efforts ?
Dans les flots de clarté dont l'éclat environne
Ces poëtes fameux ,
Ilsvous montrent de loin l'immortelle couronne
Qui vous attend comme eux.
LALANNE.
(1) M. Delille est mort le jour de Saint-Jacques , sa fête.
Album mutor in alitem (2)
Superna : nascunturque leves
Perdigitoshumerosque plume .
HOR, Lib. II , Od . 20 .
....
ΜΑΙ 1813 . 243
STANCES SUR LA MORT DE M. DELILLE.
LE Parnasse est en deuil ; les Muses sont troublées ,
Apollon sur son luth porte un oeil égaré ,
Les flammes du Génie à ses yeux sont voilées :
Tout annonce la mort de son fils adoré.
Les ombres du trépas sur Delille épandues
De son esprit divin respectent le flambeau ,
Tel on voit le soleil en séparant les nues
Se montrer à nos yeux plus brillant et plus beau.
En le voyant quitter sa dépouille mortelle
Gardons- nous d'accuser la rigueur du trépas ;
Et félicitons-nous qu'une vie aussi belle ,
Ait daigné pour un tems se fixer ici bas.
,
Il va les retrouver au pays de la Gloire
Ces poëtes fameux qu'il nous a retracés
Bientôt , en lettres d'or , on verra dans l'histoire
Deleurs noms et du sien les chiffres enlacés.
Du célèbre Milton , de l'immortel Virgile ,
On relira toujours les sublimes écrits ,
Sur-tout lorsqu'on verra dans les vers de Delille
Combiende leurs beautés il rehaussait le prix .
Hélas ! c'en est donc fait , sa lyre enchanteresse
Ne reproduira plus des accords si touchans :
Ses crayons préparés à peindre la vieillesse
Demeurent suspendus au milieu de ses chants.
D'un cortège pompeux son ame environnée
Goûte en paix les douceurs d'un repos éternel ,
Et voit du haut des cieux la foule prosternée
Comme auprès de son dieu le peuple d'Israël .
:
Par Mlle SOPHIE DE C .......
CATULLE AU MOINEAU DE LESBIE.
Passer deliciæ meæ puellæ , etc. ( CAT. Carm. 2. )
HEUREUX moineau , délices de ma belle ,
Quitendrement te réchauffe en son sein ;
Q2
244
MERCURE DE FRANCE ,
Qui ,de son doigt menaçant etbadin ,
Aime à te faire une mobile échelle ;
Ou te cherchant une douce querelle ,
Brave par fois ton courroux innocent ,
Quand , pour charmer une absence cruelle ,
Ellea besoin de quelque amusement.
Pourquoi ne puis-je auprès de toi , comme elle
De mes ennuis adoucir le tourment !
Moins de plaisir eut la vive Atalante ,
Lorsqu'à ses pieds , un artifice heureux
Faisant rouler une pomme brillante
De sa ceinture enfin rompit les noeuds.
KERIVALANT
AUTRE IMITATION DU MÊME .
Siquidquam mutis . ( CAT. Carm . 97. )
Au sein de la tombe muette ,
Sides souvenirs toujours chers
Ont une volupté secrète
Qui rend nos chagrins moins amers ,
La jeune et tendre Quintilie ,
Précipitée au noir séjour ,
Jouit bien plus de ton amour
Qu'elle ne regrette la vie .
Par lemême.
LA CHASTELLAINE DE COUCY.
ROMANCE .
Ala cour de Bourgogne était
Coucy la chastellaine .
Sa beauté fit qu'on l'appellait
D'amours la souveraine .
Belle non -seulement ;
Mais , par grand miracle , si sage
Qu'ayant bien vingt ans d'age
Elle était sans amant,.
ΜΑΙ 1813. 245
Du grand comte de Charolais
La troupe téméraire ,
Confessait partout que jamais
Vertu ne fut si fière.
Fierté cède à la fin
Au chevalier qu'Amour protége.
C'est là le privilége
Du Dieu jeune etmalin.
Bozon fut l'heureux chevalier ;
Et pourtant je vous jure ,
Que Bozon n'était pas sorcier :
Oyez son aventure .
Sorcier , non ; mais aussi
Fidèle et de telle apparence
Qu'en le voyant , d'avance
Vertu criait merci.
<<Ami , ne t'ai rien dénié', »
Lui dit la chastellaine ;
<<Mais je veux mourir sans pitié
>> S'il faut qu'aucun l'apprenne.
>>- Ne craignez , dit Bozon :
>>> Votre honneur ici ne hasarde
» Car il est sous ma garde. >>>
Coucy reprit : « C'est bon. >>>>
Or c'était le tems des tournois
A la cour de Bourgogne .
Festins advinrent à-la- fois
!
Où l'on but sans vergogne .
Ontint propos joyeux
De guerre et de galanterie :
Chacun vantant sa mie ,
Bozon baissait les yeux.
Un chevalier jadis épris
De Coucy l'inhumaine ,
Voulut égayer les esprits
Touchant la chastellaine.
«Amour gît dans ses yeux ,
Dit-il , un dieu fit sa figure ,
>>Mais après la ceinture
>> C'est un monstre hideux. »
246 MERCURE DE FRANCE ,
Tu faux , chevalier ! Dieu le voit , »
Dit Bozon en colère :
<< Hé quoi ! dit l'autre , mieux que moi
› Sauriez-vous le mystère ? >>
Bozon soudain rougit ,
Veut parler ; sa voix au passage
Se glace par la rage :
Il sort et chacun rit.
Bozon , plus habile enchamp clos
Court vider sa querelle;
Hélas ! à des rires nouveaux
C'était livrer sa belle ;
On en parle à la cour.
Coucy que poursuit le scandale
Voit plus d'une rivale
Triompher à son tour.
Bozon veut calmer sa douleur .
Coucy lui dit : « Beau sire !
> Dame qui n'a plus son honneur
» Au cloître se retire;
» J'y vais , vous aimant bien.
Amans de belles qu'on outrage ,
Aimez les davantage
Mais ne répondez rien.
Par M. S. R.
ÉNIGME.
L'or , l'argent , et la guerre et la perversité ,
Par fois aussi la pauvreté
-
Dans le séjour des morts , hélas ! me font descendre .
D'être par le destin si durement traité
Lecteur , aurais-je dû m'attendre ?
Non certes , je l'avoue avec naïveté ,
Car en tous lieux , les lois ont soinde me défendre.
Ce qui sur-tout va te surprendre ,
C'est qu'à Paris , à Rome , et dans mainte cité ,
Souvent d'un ton plaintifet tendre .
Dans plus d'un opéraje saisme faire entendre.
V.B. (d'Agen.)
MÁI 1813 . 247
LOGOGRIPHE
Vu de la tête au pied , lecteur ,
Ou l'on me chante , ou l'on me fête ;
Et vu du pied jusqu'à la tête ,
Je suis philosophe , empereur ,
Pape , saint , roi , ville , royaume.
Dans mes quatre lettres , en somme ,
Quede puissance et de grandeur !
B.
CHARADE.
POUR faire vivre dans l'abondance ,
Il n'est rien tel que mon premier ;
Pour chanter l'antique vaillance ,
Il n'est rien tel que mondernier ;
Pour imposer respect , silence ,
Il n'est rien tel que mon entier .
S ........
Mots del'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
-insérés dans le dernier Numéro .
Lemot de l'Enigme estDiète.
Celui du Logogriphe est Stabat , dans lequel on trouve : sabat .
Celui de la Charade est Parvis.
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS .
ABRÉGÉ ANALYTIQUE DE LA VIE ET DES COEUVRES DE SÉNÈQUE ;
par M. le sénateur VERNIER, comte de Montorient , etc. ,
etc. Un vol. in-8° . -A Paris , chez Testu , rue
Haute- Feuille , nº 12.
1
« DOMINÉ par le besoin d'une occupation suivie ,
comme il le dit lui-même à la fin de son livre , M. Vernier
pense que le meilleur moyen de se rendre utile à
ses semblables est de faire revivre des auteurs anciens ,
dont les ouvrages sont une source inépuisable. » La
manière de M. Vernier paraît conforme , sous les rapports
essentiels , au but qu'il se propose, et ce but convient
parfaitement à un homme que son rang , son âge et
d'autres considérations ne permettent pas de confondre
avec ceux qui écrivant pour se faire un nom quelconque
, se vouent aux lettres comme on prend un
métier .
Bien différent de Diderot , M. Vernier juge Sénèque
sans enthousiasme , et il n'entreprend pas de le justifier
dans les circonstances où il s'est mal justifié lui-même ;
libre de toute prévention , il sait également et le blâmer
et le défendre . Il le considère comme un des premiers
écrivains moralistes ; il ne dissimule ni les faiblesses de
sa conduite , ni l'espèce d'incertitude de ses principes ,
mais les reproches que Sénèque a pu mériter , soit en
publiant une satire amère contre un empereur à qui il
avait prodigué des louanges , soit en se laissant non pas
seulement éblouir , mais séduire par le luxe qui régnait
dans son tems ; ces reproches n'atténuent point sa gloire
littéraire et n'empêchent pas qu'il ne doive être placé
parmi les plus grands génies de l'antiquité . Sénèque dit
lui-même qu'il n'est pas encore , qu'il ne sera jamais tout
ce que pourrait être le véritable disciple de la sagesse ,
qu'il lui suffit de retrancher chaque jour quelque chose
de ses défauts , et qu'il ne se propose pas d'atteindre les
MERCURE DE FRANCE , MΑΙ 1813 . 249
plus vertueux , mais de s'éloigner des méchans . Cela ne
suffirait point au sage , à celui qui ne voit dans ses propres
facultés , dans ses désirs même , dans le don de la
vie que l'instrument avec lequel il doit faire tout ce que
peut un génie faible pour obéir à ce génie suprême qui ,
en soutenant le monde , forma sans doute l'impénétrable
dessein d'abandonner un ou plusieurs globes à la débile
providence des êtres passagers. Où est-il ce vrai sage ,
cet homme en qui l'on ne voit plus l'instinct mortel ,
mais la raison impérissable? Quand le tems et la réflexion
le préparent ou l'élèvent , la fortune ennemie a des secrets
pour l'arrêter , pour le détruire. Rarement il apparaît
sur notre terre dans sa noble simplicité. Dix générations
s'écoulent avant qu'on puisse contempler de
nouveau cet admirable phénomène , un homme désabusé
, profond , inébranlable .
Si comme tant d'autres sectateurs de la philosophie ,
Sénèque ne fut pas irréprochable en tout , l'abondance
de ses pensées , la sagacité de ses observations , le but
moral de presque tous ses écrits motivent parfaitement le
choix de M. Vernier. Il rapporte les jugemens que Bayle ,
Montaigne et plusieurs anciens ont porté sur Sénèque ; il
ditquelques mots de ses traducteurs , de ses abréviateurs .
Parmi ceux dont il a omis de parler , ou qu'il peut avoir
oublié , se trouve Erasme , qui donna le titre de Flores
Senecæ à son extrait des oeuvres du Gouverneur de
Néron. Tant de travaux sur Sénèque ne rendaient pas
inutile le livre de M. Vernier. C'est le seul , je crois ,
qui présente, en langue vulgaire et en un seul volume , un
extrait raisonné des traités encore existans et des lettres
de ce philosophe , qui fut moins peut-être un grand
homme qu'un grand personnage , et qui n'eût pas eu
dans Rome de si nombreux partisans s'il eût vécuu d'une
manière plus conforme aux principes qu'il cherchait à
se faire.
M. Vernier regarde comme suffisamment établie cette
opinion de M. Couppé , que le théâtre de Sénèque appartient
à Lucius Annæus lui-même , et non pas à l'un
de ses frères , comme on l'avait pensé généralement ;
mais il se borne à l'analyse de ses oeuvres philoso250
MERCURE DE FRANCE ,
1
phiques , et ne songeant qu'à rendre vraiment utile
l'emploi de ses momens de loisirs , il n'a pas eu recours
à des recherches d'érudition pour faire paraître plus
neuf ou plus piquant un sujet si connu .
Si les observations de M. Vernier sur la doctrine de
Sénèque n'ont le plus souvent rien de très-frappant , on
ytrouve un mérite qu'il faut savoir apprécier plus que
tout autre , celui d'une justesse presque générale , que
nul esprit de parti du moins ne vient suspendre. L'on
voit, par exemple , dans quelques traducteurs des notes
pleines de déclamations contre la folie du paganisme
qui , dans sa prétendue sagesse , admettait et justifiait
le suicide. Beaucoup plus judicieux et plus sincère ,
M. Vernier, tout en condamnant le suicide, ne s'indigne
pas contre les stoïciens , et contre Sénèque qui les a
suivis très-souvent , il leur pardonne de n'avoir pas été
chétiens avant que le christianisme existât, ou qu'il eût
soumis Rome et la Grèce; mais il remarque (et ce n'est
pas la moins forte des objections réelles contre le suicide)
, que dans le système qui l'autorise , il est impossible
d'assigner et de déterminer relativement à chaque
individu , le degré de souffrance et d'infortune qui
doit le faire renoncer à l'espoir d'un avenir moins
stérile , et lui permettre de juger de ce qui sera par ce
qui est.
Quoique M. Vernier ne soit point partial en faveur
de Sénèque , et qu'il lui fasse dans l'occasion de justes
reproches , il se trompe , je pense , en cherchant à justifier
la rédaction de la lettre que Néron voulut écrire
après le meurtre d'Agrippine. Tout est perdu bientôt
lorsqu'on admet que des raisons d'Etat peuvent autoriser
un acte essentiellement criminel; mais si l'on trouve
insuffisant ce qui est allégué en faveur de Sénèque dans
cette circonstance décisive , on doit au contraire le
justifier au sujet de la nature de l'ame. Sénèque pouvait ,
sans tomber précisément dans un écueil, la croire immortelle
et pourtant matérielle. Des philosophes nombreux
et des pères de l'église ont regardé comme chimérique
la supposition des esprits purs : le mot grec qui
répond à celui d'incorporel , ne désignait alors qu'une
ΜΑΙ 1813 : 251
matière subtile . L'auteur remarque que Sénèque n'ayant
pas des idées assez nettes , assez exactes de l'essence de
l'ame, eût fait plus prudemment de s'en tenirà la manière
dont il avait présenté son premier système , pour en
conclure que l'ame , étant une émanation de la divinité ,
elle participe à son immortalité. Il est à craindre qu'après
des milliers de dissertations et de décisions , nous
et nosdescendans nous n'ayons pas des idées plus nettes,
plus exactes de cette essence. Puisque l'ame est invisible,
elle ne peut être exactement connue : si c'est une essence
, cela seul doit la rendre impénétable ; et ce serait
pis encore , si , par malheur , elle n'avait pas d'existence
propre.
Je ne chercherai point les occasions , assez rares
d'ailleurs , de faire des remarques d'une autre nature ,
qui ne tiennent ni à l'objet essentiel de ce livre , ni à la
manière dont l'auteur s'exprime en général ; mais j'opposerai
, dans un seul endroit la lettre de Sénèque à un
passage de la traduction qui se trouve assez négligemment
rendu pour qu'il en résulte un contre-sens . Dans
la réponse que la divinité est supposée faire aux plaintes
des hommes , M. Vernier dit : J'ai placé tous vos biens
en vous-mêmes , et votre bonheur consiste à n'en avoir
pas besoin. Mais il y a (DeProvidentia , cap. 6) : Intus
omne posui bonum ; non egere felicitate , felicitas vestra
est. J'ai mis en vous la source des biens réels ; et c'est le
plus grand avantage qui pût vous être accordé (1), de
n'avoir pas besoin des avantages extérieurs .
•DE SEN**
(1) Je rends vestra par qui pût vous être accordé : voyez dans
Sénèque les lignes qui suivent : Nulta incidunt tristia..... ; non poteram
vos istis subducere , animos vestros adversus omnia armevi.
:
252 MERCURE DE FRANCE ,
i
POÉSIES DE L. J. B. E. VIGÉE , de plusieurs académies.
Cinquième édition , revue , corrigée et augmentée de
pièces inédites . Un volume grand in- 18 de 400 pages,
et orné d'une jolie gravure.-Prix , 3 fr. 50 c. , et
4fr. frane de port ; papier vélin , 7 fr . , et 7 fr. 50 c.
frane de port.-A. Paris , chez Delaunay , libraire
Palais -Royal , nº 243 .
C'EST un spectacle bien singulier que celui qu'offre
souvent la littérature . Pour ne parler ici que de la poésie
, on peut la comparer a un champ immense qu'une
foute de gens s'occupent sans cesse à retrécir. Ils ont
une vaste campagne et veulent absolument n'avoir qu'un
enclos . Faute de mieux , l'intolérance se rejette sur la
littérature , et émet tour-à-tour les opinions les plus
exclusives et les plus contradictoires . Qu'un homme de
lettres n'estime guère que le genre où il excelle , et ne
veuille lire ni louer autre chose , malheureusement cela
est naturel , quoique cela soit étrange : mais qu'une
foule de juges suivent la même marche , qu'ils ne veulent
qu'un genre , et bientôt ne veulent qu'un homme ,
voilà ce qui se conçoit moins et s'est vu trop souvent. Il
fut un tems en France où la poésie était presque toute
entière en épîtres légères , en pièces fugitives . Les inombrables
partisans de ce genre éminemment français ,
avaient sans doute aussi leur intolérance et persiftaient
vraisemblablement beaucoup les auteurs qui essayaient
de montrer une poésie plus forte et des sentimens plus
profonds . Cependant il s'est élevé un homme qui , éminemment
doué par la nature , a offert les plus beaux
modèles de cette haute poésie , et en même tems a donné
de nouvelles ressources à notre versification et de nouvelles
cordes à notre lyre. Aussitôt que son succès a été
aussi constaté qu'il était juste , une génération toute entière
s'est précipitée sur les traces de ce grand poëte.
On a imité ses procédés , on a quelquefois approché de
son talent , et des hommes distingués sont aujourd'hui
l'honneur de son école : mais qu'est-il arrivé ? on n'a
MA 1813 . 253
plus cultivé , on n'a plus vanté que la poésie élevée ,
pittoresque et descriptive. On a presque abandonné la
poésie légère qui a aussi son mérite , et au lieu de deux
plaisirs on n'en a plus voulu qu'un , lequel même n'en
est pas toujours .
Les bons esprits s'opposeront constamment , autant
qu'ils le pourront , a cet envahissement d'un genre sur
tous les autres . Ils jouiront partout de ce qui est bon.
Ils pourront se taire sur ce qui est trop vanté ; mais ils
appuieront sur ce qui ne l'est pas assez , et moins un
genre estimable aura de faveur , plus l'auteur qui s'est
distingué leur paraîtra digne d'être soutenu de leurs suffrages
. Ce sont ces suffrages des bons esprits qui ont
assuré le succès des quatre premières éditions des poésies,
que nous annonçons . On ne peut accuser M. Vigée
d'être de ces hommes qui sont toujours du parti des
vainqueurs . Il a cultivé la poésie légère au milieu des
triomphes de la poésie descriptive.Abandonné par beaucoup
de poëtes fugitifs qui ont justifié ce nom en quittant
leur parti et même en passant dans l'autre , il est resté
presque seul sur le champ de bataille , il y est encore ,
et s'il n'a point succombé dans cette lutte , il doit la,
craindre moins encore aujourd'hui qu'il se présente
mieux assuré que jamais .
Cette cinquième édition , préférable de tout point aux
précédentes , commence par majournée. Il n'est pas bien
prouvé que ce soit un poëme , comme l'appelle l'auteur ,
faute peut- être de savoir quel autrenom lui donner ; mais,
il est certain que c'est un des plus brillans morceaux de
poésie légère qui ait paru depuis long-tems . Il supporte,
même une épreuve difficile . Les personnes qui l'ont entendu
lire par l'auteur avec le rare talent qu'on lui connaît
, le lisent elles-mêmes avec beaucoup de plaisir
encore. Comme il est très-connu , je n'en citerai ici que
quelques vers .
On attendait la walse , et la walse commence .
Ce ne sont plus ces pas , ces bonds impétueux.
La scène va changer . En marchant deux à deux ,
Duparquet lentement on mesure l'espace :
Mais déployant soudain lá souplessé et sa grâce ,
254 MERCURE DE FRANCE ,
Ausignal qu'on reçoit , qu'on donne tour-à-tour ,
De vingt cercles pressés on décrit le contour.
La beauté , que dès-lors le plaisir environne ,
Au bras qui la soutient mollement s'abandonne ;
Une tendre langueur se répand sur ses traits ,
Son oeil demi- voilé n'en a que plus d'attraits ;
Sabouche de l'amour semble aspirer les flammes.
Je ne sais à quel point la walse plait aux femmes ,
Je n'ai pas leur secret ; mais, dans monjeune tems ,
Je pense que , par goût , j'aurais walsé long-tems .
L'éloge de ces vers est fait quand on les a lus . On
aime la poésie descriptive qu'on y trouve , et si j'ose
dire aussi , celle qu'on n'y trouve pas . Il n'y en a que
cette juste mesure dont on s'est si souvent écarté ailleurs.
J'approuverai avec plus de restriction ces jolis vers
sur La Fontaine .
Aussi , combiend'auteurs veulent suivre ses pas !
Ils ont tous de l'esprit et lui n'en avait pas :
Le bonhomme , entre nous , n'avait que du génie.
Il n'y a pas de génie qui tienne : il est impossible de
convenir que La Fontaine n'avait pas d'esprit. L'auteur
s'y connaît trop bien pour tenirsérieusement à cette opinion.
Au reste, quand onvoudra bien s'entendre sur les
mots , on sentirá que, plus souvent qu'on ne croit , l'esprit
est la monnaie du génie .
Les Visites sont du même genre que ma Journée , et
ont eu à-peu-près le même succès . Par la même raison ,
je n'en citerai rien, hormis pourtant un vers sur l'opéracomique
:
Monsieur ( dit l'auteur ) faut-il être sincère ?
On fait un opéra quand on n'a rien à faire.
Le vers est joli : mais est-il très-juste? je sais qu'il s'est
établi dans la littérature une opinionqui en exclut presque
l'opéra-comique. Je conviens que le succès des ouvrages
de ce genre tient souvent tellement à la musique , et
quelquefois encore tient tellement à rien, que la part du
poëte n'est pas toujours facile à faire. Mais n'y a-t-il pas
des occasions où cette part est claire , et même estassez
ΜΑΙ 1813 . 255
brillante? Le répertoire encore si nouveau de l'Opéra-
Comiquen'offre-t- il pas déjà un certain nombrede petites
comédies où le public paraît constamment trouver de
l'esprit , de la gaieté , et quelquefois des scènes qui ne
seraient déplacées nulle part . Sans parler ici de l'élégance
de Favart, de Marmontel, et dessavantes et dramatiques
compositions de Sédaine , croit-on qu'il fût si facile de
faireAdolphe et Clara ou Maison à Vendre ? Je crois
qu'on a droit de réclamer un peu plus d'indulgence et
d'égards pour un genre qui a produit de tels ouvrages .
J'attaque les opinions de M. Vigée , ne pouvant guère
attaquer son style , qui est en général d'une correction
aussi précieuse qu'elle est rare. Ce n'est pas qu'une critique
minutieuse ne trouvât encore quelquefois à la contredire
; mais je ne connais aucun auteur qui résistât entièrement
à de pareilles chicanes ; et c'est en vouloir à
son propre plaisir que de juger la poésie avec cette rigidité.
Uranie est la seule des muses à qui l'on ait donné
le compas.
Au milieu de ces poésies d'un ton si léger et si
agréable , on trouve une héroïde intitulée , Ariane abandonnée.
L'héroïde était , comme on sait , une espèce de
tragédie épistolaire . Ce genre si sombre n'est peut-être
pas celui qui convient le mieux à M. Vigée , et cependant
dans cet essai on trouve beaucoup de vers très-bien
faits , tels que ceux-ci :
Dieux vengeurs , armez-vous , que vos foudres soient prêtes !
Neptune ! contre lui soulève les tempêtes ....
Qu'ai-je dit ! Soyez sourds à mes voeux indiscrets ,
Odieux ! je l'aime trop pour le haïr jamais .
Je passe plusieurs morceaux fort agréables pour arriver
à un des meilleurs et des moins connus de ce recueil :
je veux parler de l'Epître à Ducis sur la Médiocrité.
Dans cette communication d'un poëte très-aimable avec
un poëte éminemment sombre et tragique , il y a une
fusion des deux manières qui est pleine de charme et
d'intérêt . En écrivant à M. Ducis , à ce patriarche de
notre poésie , dont tout homme de lettres honore les talens
et les vertus , M. Vigée a pris un style plus ferme ,
256 MERCURE DE FRANCE ,
une manière plus large , plus gracieuse , ce me semble,
que dans aucune autre de ses poésies. Pour qu'on en
juge bien, je vais citer un morceau d'une assez longue
étendue.
La ville , tu le vois , m'offre donc le bonheur ;
Mais comme aux champs sur-tout j'en goûte la douceur !
C'est-là que de nectar , que de pure ambroisie
Se parfume pour moi la coupe de la vie.
Nulle saison aussi n'intimide mes pas.
Novembre et ses brouillards , janvier et ses frimas
Ne sont qu'un vain obstacle à cette ardeur secrète
Qui me fait un besoin d'une agreste retraite ;
Car tu présumes bien que les vastes châteaux ,
Leurs tours , leurs ponts-levis , leurs fossés , leurs créneaux ,
Les jardins fastueux et ces parcs dont la vue
Avec étonnement mesure l'étendue ,
Ne tentent point l'ami de la simplicité :
Le toit du laboureur par le chaume abrité ,
De mes goûts , de mes voeux aurait plutôt l'hommage.
Mais la Seine , en son cours , baigne un petit village
Dont le sol , fécondé par un soin journalier ,
Remplit de l'habitant la grange et le cellier.
Là , rien de recherché , de grand , de magnifique ;
Tout s'y présente aux yeux sous un dehors rustique.
Une seule maison témoignerait que l'art ,
Un moment , dans le lieu s'arrêta par hasard ,
Et voulut , en dépit du luxe et de la mode ,
D'un modeste séjour faire un séjour commode .
C'est dans cette maison , qu'au sein de l'amitié ,
De chacun de mes ans s'écoule la moitié ,
Et vers elle toujours un même goût m'entraîne :
C'est que je n'y connais ni l'ennui ni la gêne.
Un valet important ne vient pas , sans façon ,.
Me dire en terme exprès : « Madame est au salon . >>>
Je fais ce que je veux. Seul et dans le silence ,
Sous mon verrou discret , je lis , j'écris , je pense ;
Ou , lorsqu'un ciel d'azur me défend le repos ,
De mon hote , à loisir , je parcours tout l'enclos .
Je ne m'égare point dans un espace immense ,
Mais la simple nature a sa magnificence .
ΜΑΙ 1813 . 257
SEINE
DEP
Peins-toi d'antiques murs ou , rivaux du verger ,
Des espaliers féconds sont venus se ranger ;
Une eau qui , de son cours charmant la promenade,
Ici roule en torrent , et là tombe en cascade ;
Des berceaux qu'au hasard la serpe a façonnés
Mais de pampre , de fleurs , ou de fruits couronnés :
Pour enchanter les yeux en faut-il davantage
Apprenti jardinier , par fois je fais l'ouvrage
Du rustre qui pour lui , du matin jusqu'au soir ,
Me laissant promener la bêche ou l'arrosoir ,
Sur le sable s'étend , et lourdement sommeille
Gonflé du vin du jour et du vin de la veille .
Pour son vieux serviteur le maître est indulgent ;
Je le serais de même : après tout , notre argent
Peut- il payer les soins d'un parfait domestique ?
Je ne te parle pas de cette république
D'oiseaux qui , différens de plumage et de nom ,
Peuplent les toits , les murs , les cours de la maison ;
Du bon chien qui , perdant son allure craintive ,
Accourt , bondit et jappe aussitôt que j'arrive ;
Du paisible animal dont , mauvais cavalier ,
Je prétends , mais en vain , faire un ardent coursier ;
De la vache , cédant , pour peu qu'on la caresse ,
Samamelle abondante à la main qui la presse ;
Leur présence pourtant m'intéresse et me plaît.
Mais tu sauras du moins quel est sur-tout l'attrait
Qui m'appelle et me fixe en ce riant asile ;
C'est que j'y suis aimé , c'est que j'y suis utile.
De tems en tems j'écoute , et bien patiemment ,
L'affaire qu'on me vient conter bien longuement ;
Je ramène un époux au serment qui le lie ;
Deux voisins sont brouillés , je les réconcilie ;
Des voeux d'un couple amant je hâte le succès ;
J'apaise une querelle ou préviens un procès ;
De petits orphelins sont-ils dans la misère ,
Quoique dans mon hôtesse ils trouvent une mère ,
Je les soulage aussi : consoler la douleur
Et faire un peu de bien , c'est encor du bonheur.
Ah! puisque le printems rajeunit la nature ,
Que les bois ont repris leur verte chevelure ,
Viens , Ducis , viens jouir de ce manoir charmant ,
R
258 MERCURE DE FRANCE ,
-
Sûr qu'on t'y recevra sans fade compliment ,
Sans apprêt , sans contrainte et sans cérémonie.
Mes hôtes , avant tout , prisent la bonhomie ;
Tu seras content d'eux . Et quel plaisir pour moi
De te voir , de penser , de causer avec toi ;
De te dire combien je méprise le monde ,
Ses travers , sa bassesse , ou sa noirceur profonde ;
Aquel point je suis las du sot métier d'auteur ,
Car j'en prévois le prix ! Un journal détracteur ,
Lorsque vers l'Acheron il me faudra descendre ,
En publiant ma mort , insultera ma cendre ;
Mais , venant y fixer un regard attendri ,
Qu'un objet qui m'aimait et que j'aurai chéri ,
Lui donne quelques pleurs. D'un lâche et vil outrage
Ilm'aura trop vengé par ce touchant suffrage.
Me voici encore admirant les vers, mais n'approuvant
pas l'opinion . Pourquoi M. Vigée croit-il qu'après lui
on insultera à sa cendre ? Ignore-t- il que cette époque ,
qu'il nous fera, j'espère , attendre fort long-tems , est
l'heure de la justice, et que supposé que cette heure ne
fut pas jusques-là arrivée pour lui , c'est alors sur-tout
qu'on apprécierait tout ce qu'il y a d'ingénieux et d'élégant
dans ses ouvrages et dans son style. On voit dans
les poésies de M. Vigée plusieurs autres traces des injustices
qu'il éprouve ou qu'il prévoit . C'est aussi à cette
pensée qu'il faut attribuer un assez grand nombre d'épigrammes
qui terminent son reuceil . Ce n'est pas toujours
là qu'il a été le plus heureusement inspiré; mais ce n'est
pas là non plus que la nature l'appelait : on voit sans
peine qu'il est né pour des sentimens bien plus doux et
plus aimables , et que ce n'est qu'en se faisant une espèce
de violence qu'il exprime ses haines qui , à ce qu'il
assure , ne sont jamais que des revanches . Je pourrais
citer de lui de jolies épigrammes ; mais j'aime mieux
choisir dans son recueil une épigramme à la grecque ,
c'est-à-dire un madrigal dont le trait me paraît charmant.
La Création de la Femme.
Dieu , dans sa puissance infinie
Avait créé la terre , et la mer , et les cieux ;
ΜΑΙ 1813 . 259
Entre ces élémens établi l'harmonie ,
Et pour se délasser , mis l'homme au milieu d'eux ;
Mais l'homme seul , hélas ! s'ennuyait ; à l'ouvrage
Dieu se remit soudain , fit la femme; et les yeux
Sur cet objet fixés , prêt à lui rendre hommage :
Restons en là , dit- il ; je ne ferais pas mieux .
Voici une espèce de triolet adressé par l'auteur à un
jeune poëte. Le conseil est bon et quelquefois nécessaire.
Esprit, raison et sentiment
Sont l'ame de la poésie .
Tour élégant , rime choisie
Remplacent difficilement
Esprit , raison et sentiment.
Quand vous invoquez Polymnie ,
Demandez -lui donc instamment
Esprit , raison et sentiment.
Croyez qu'on baille , qu'on s'ennuie ,
Lorsqu'on cherche inutilement
Dans oeuvre de mots seuls remplie ,
Esprit , raison et sentiment .
Onsent bien que dans un recueil composé de près de
deux cents pièces différentes , tout n'est pas et ne peutêtre
égal : mais il y en a un très-grand nombre qu'on
lira avec un extrême plaisir . Une des meilleures est certainement
mes Conventions , morceau plein de grace et
de talent , je citerai aussi la Nouvelle Chartreuse , et une
Epître à Louise Contat , à cette actrice charmante que
l'amitié et les arts ont eu récemment à regretter . Cette
épître rappelle souvent avec un bonheur singulier la
bonne manière des épîtres de Gresset. Je ne dois pas
non plus oublier une élégie touchante de M. Vigée sur
lamort de son fils , leDiscours sur l'intérêt , et l'Epître à
Le Gouvé sur l'utilité de la critique , morceau extrêmement
distingué . Il est impossible de lire ce recueil sans
être frappé de la variété qui y règne et de la facilité avec
laquelle l'auteur saisit tant de tons différens . On lui sait
gré aussi de n'y trouver aucune trace de cette manie
pittoresque et descriptive qui gâte tant d'ouvrages et nuit
àde si beaux talens. L'auteur a toujours du goût , ce
R2
۱
260 MERCURE DE FRANCE ,
qui n'est autre chose que le sentiment des convenances ,
mérite que le public apprécie très -bien et récompense
toujours .
J'ai cru remarquer que les pièces les plus longues de
ce recueil sont précisément les meilleures . Je voudrais
que ce fut une raison pour l'auteur d'en augmenter le
nombre. En supposant que des idées plus sérieuses
l'éloignent de la poésie légère, qui l'empêcheraitdans ses
loisirs qu'il nous peint si bien , de faire quelques épîtres
telles que celles à M. Ducis et à Le Gouvé . Quelques
titres littéraires qui l'honorent déjà , il gagnerait beaucoup
, et nous aussi , à la publication de quelques autres
épîtres de ce genre , et sur-tout de ce mérite.
Je ne sais quelle querelle chercher à l'auteur , et
j'éprouve involontairement un peu d'humeur contre un
homme qui prête trop rarement à la censure . C'est en
lisant un ouvrage si correct que je sens tout le bon esprit
de ces critiques qui s'attachent particulièrement à juger
les mauvais ouvrages , et qui , riches en citations plaisantes
, font des articles charmans à si peu de frais . Je
compte bien suivre leur marche à l'avenir , et malheur
au premier ouvrage un peu ridicule qui me tombera
entre les mains : mais comme avant d'être malin il faut
pourtant être juste , je conviens que le recueil dont je
me suis très-maladroitement chargé de rendre compte ,
est plein d'esprit , de talent et de grâce , et doit être recherché
par tous les amateurs de bons et de jolis vers .
J. C.
Deux vol . in-12 .
MADEMOISELLE DE LAFAYETTE , ou le Siècle de Louis XIII;
- Prix ,
A Paris , chez Mara-
-
par Mume DE GENLIS .
5 fr. , et 6 fr . franc de port .
dan , libraire , rue des Grands-Augustins , nº 9 .
Je pourrais ici faire une longue dissertation pour ou
contre les romans historiques ; mais je me sens peu de
goût pour ces discussions où il est également facile de
plaider les deux causes . Un bon ouvrage , dans quelque
genre que ce soit , est la meilleure réponse que l'on
ΜΑΙ 1813 . 261
puisse faire aux détracteurs du genre dans lequel il est
composé; mais cette réponse est la plus difficile de toutes ,
et celle dont les auteurs s'avisent le moins .
Quoiqu'il en soit , un roman historique doit toujours
être un roman . La partie historique , il me semble , n'est
qu'accessoire et indépendante de l'intérêt qui doit résulter
du développement des passions , des caractères et
des situations . Quelquefois même elle n'est qu'une espèce
de charlatanisme à l'aide duquel , sans un grand effort
d'imagination , on donne du reliefà des personnages ou
à des événemens qui n'en auraient point du tout s'ils
étaient de pure invention. Mais je l'avoue franchement ,
tout cet échafaudage de puissance et de gloire , toute
cette pompe et cette majesté dont s'environne l'amour
des grands de la terre, a moins d'attraits pour mon coeur
qu'un amour simple qui se cache dans un rang plus modeste
. Plus l'homme se rapproche de la nature , plus ses
affections et ses passions nous intéressent, parce qu'elles
sont plus franches et plus naïves . Les amours de Paul et
deVirginie ne sont-ils pas mille fois plus touchans que
les amours de tous les rois ensemble ? Dans toute composition
romanesque ou dramatique , il faut une action ,
un intérêt ; il faut que la curiosité soit vivement excitée ,
que toutes les idées du lecteur flottent vers un but, entre
la crainte et l'espérance. Telles sont les conditions sans
lesquelles on ne compose qu'un ouvrage froid et insipide ,
quelque nom qu'on lui donne , dans quelque rang de la
société que l'on en choisisse les personnages . Dépouillons
donc d'abord le nouveau roman de Mme de Genlis
de toute cette pompe royale, de tout ce luxe étranger aux
sentimens du coeur humain .
Une jeune personne « avait tous les principes que peuvent
donner une éducation chrétienne et les sentimens
religieux les plus sincères et les mieux affermis . Son esprit
était sage , juste , étendu , son imagination vive , son
ame élevée ; elle mettait le bonheur à trop haut prix ......
elle était décidée depuis long-tems à ne donner sa main
qu'à un homme supérieur à tous les autres par la grandeur
de son caractère , ou à celui qu'elle jugerait capable
de le devenir ...... Elle voulait trouver dans un époux la
:
262 MERCURE DE FRANCE ,
force , l'énergie , la grandeur d'ame , enfin toutes les
qualités qui font les héros. » Tel est le portrait moral
que Mme de Genlis nous fait de son héroïne . Or voilà que
cette jeune personne , si difficile dans son choix , se
prend de belle passion pour un être sans grandeur, sans
énergie , « qui n'a pas même ces vertus domestiques qui
assurent le bonheur intérieur; qui manque à tous ses devoirs
de fils , d'époux , de frère , d'ami; » qui porte la
dévotion jusqu'au bigotisme le plus scrupuleux ; n'osant
même prononcer le mot d'amour devant ce qu'il aime ; si
bienconnu pour l'austérité de ses moeurs , qu'il peut avoir
tant de maîtresses qu'il voudra sans compromettre leur
réputation , et cette jeune personne si sévère elle-même
devient amoureuse d'un homme marié , qui fait fort
mauvais ménage avec sa femme , parce qu'elle a le tort
d'être vive , gaie , franche , et de montrer du goût pour
les amusemens de son sexe et de son âge.
Tel est le caractère des deux principaux personnages
que Mme de Genlis met en action. Or , je le demande ,
quel intérêt peut produire l'amour de deux êtres que
rien dans le monde ne peut rapprocher ? quel en est le
but ? Le mariage ? l'amant est marié. La jeune personne
descendra-t -elle de la hauteur de ses principes pour
devenir la maîtresse d'un homme qu'elle ne peut épouser ?
Impossible; ses sentimens religieux sont trop sincères et
trop bien affermis , son ame est trop élevée ........ ; son
amant n'a pas de grands moyens de séduction. Un tel
amour ne peut donc faire espérer au lecteur aucun résultat.
Les deux amans sont séparés par une barrière
qu'il leur est moralement impossible de franchir , par le
caractère même que leur ont donné la nature et l'éducation
. Allons-nous donc avoir le tableau de cet amour
platonique , sentiment bisarre qui a bien un commencement,
mais qui n'a point de fin , et qui , dès le premier
jour, est aussi près de son but que le dernier , qui n'est
point susceptible de développement , et qui , par cette
seule raison , ne peut exister dans le coeur humain , où
toutes les passions naissent , se développent et s'éteignent
, quand elles sont arrivées à un but déterminé ?
Quelquefois cependant de grandes passions nous em
ΜΑΙ 1813. 263
portent loin de notre caractère et de nos principes , nous
mettent dans une violente opposition avec nous-mêmes ,
excitent en nous des combats , nous placent dans des
situations critiques , nous conduisent sur le bord de
l'abîme , et souvent nous y précipitent. De ce développement
des passions , de cette opposition entre elles et
nos principes , naissent les obstacles , les craintes , les
espérances , les situations dramatiques , et toutes les
sources d'un intérêt vif et profond. Mais ce n'est point
ainsi que Mme de Genlis a vu son sujet . Les caractères
de ses deux amans restent toujours les mêmes ; ils n'avancent
ni ne reculent , point de combats , point de
situations fortes , rien de ce qui caractérise une grande
passion . Le seul intérêt de curiosité qu'inspire l'amant
ressemble à celui que fait naître le Marquis dans la
Comédie du Legs; osera-t-il déclarer son amour , ou ne
l'osera-t-il pas ? mais que fait la jeune personne ? Quel
estson but ? elle entreprend de guérir , par ses conseils ,
son amant d'un défaut dont on ne guérit point , de l'indolence
et de l'apathie . Si quelquefois , à force de le raisonner
, elle le réveille de son engourdissement , il y
retombe bientôt , et cela devait être , car l'indolence est
une maladie physique autant que morale. Elle forme
aussi le projet de le reconcilier avec sa femme ; elle l'engage
à remplir ses devoirs d'époux; il y consent pour
faire plaisir à sa maîtresse , devient père , et le ménage
est reconcilié . Mais quelle froide reconciliation ! Quoi !
cette jeune personne , avec tout son esprit , n'a pas
pensé qu'elle était l'obstacle le plus dangereux à un
rapprochement sincère et durable entre les deux époux ,
que tant qu'elle serait aimée , la femme légitime ne
pouvait l'être ? Non , elle n'a point deviné cela , et ,
malgré sa délicatesse excessive , elle se trouve , d'un
bout à l'autre du roman , dans la position la plus fausse ,
et selon moi , la moins délicate .
Cependant le jeune homme a un intendant , homme
adroit , grand politique. Cet intendant craint quel'amour
ne prenne trop d'ascendant sur l'esprit de son maître ,
qu'il tient en tutelle , dont il régit bien les affaires , et
dont la fortune est à sa disposition. Il forme le projet de
264 MERCURE DE FRANCE ,
briser des liens qu'il redoute , et pour arriver à son but ,
il met en oeuvre des ressorts qui ne sont pas bien neufs ,
et qu'on trouvera sans doute un peu faibles pour un
homme doué d'aussi grands talens. Il entreprend de
faire croire à l'amant que sa maîtresse le trahit, et qu'elle
reçoit toutes les nuits un homme enveloppé d'un large
manteau . L'amant , sans réfléchir , ajoute foi à cette calomnie
horrible et dénuée de vraisemblance ; mais l'habite
intendant n'a pas calculé qu'un pareil moyen était nonseulement
impuissant , mais encore dangereux ; que la
jalousie donne de nouvelles forces à l'amour , qu'elle
veut s'éclairer , voir de ses propres yeux , et qu'entre
amans , les soupçons les mieux fondés amènent les explications
et le triomphe de l'innocence. En effet , le
grand politique échoue dans une entreprise si faiblement
combinée ; mais bientôt il concerte avec un de ses agens
une intrigue qui n'est pas plus forte que la première ,
mais qui doit amener un résultat positif. Il veut d'abord
parler au confesseur de son maître qui , malgré safaiblesse
, sa sagesse et sa dévotion , est amoureux comme
unprofane. Et les scrupules ? que sont-ils devenus ?
dit l'intendant . - Les scrupules ! répond l'agent subalterne
; le père Caussin est un si bon homme ! ....... C'est
donc d'abord ce confesseur si bon homme , que l'on veut
placer entre les deux amans pour les désunir ; mais l'intendant
change bientôt de projet , et il est convenu que
l'agent dont il se sert employera toute son éloquence
pour persuader à l'amant que lorsqu'on possède sans
partage le coeur de ce qu'on aime , il est aisé d'en obtenir
ce qu'on désire , et qu'ainsi sa maîtresse finira par lui
accorder des rendez-vous particuliers ; et cet amant ,
jusqu'à ce jour si dévot et si scrupuleux , oublie toutà-
coup , et pour la première fois , le père Caussin. C'est
quinze jours après ce moment heureux et solennel , où
sa femme vient de mettre le comble à sa félicité , en, lui
donnant un héritier , qu'il forme le projet de séduire sa
maîtresse ; il lui écrit une lettre qui , d'un bout à l'autre ,
est un chef-d'oeuvre d'astuce , digne de Tartuffe ou de
Lovelace , et dans laquelle il lui propose tout uniment
*de se déshonorer. La jeune personne reste anéantie; elle
-
ΜΑΙ 1813 . 265
voit que son amant a perdu toute idée de bienséance ,
elle se fait religieuse , et son amant au désespoir veut se
faire moine .
Tel est le canevas que Mme de Genlis s'est créé en
grande partie , et sur lequel elle a brodé . Plus d'un lecteur
le trouvera mesquin , des esprits difficiles le trouveront
peut-être un peu ridicule et regarderont le dénouement
comme une capucinade ; mais donnez des
noms historiques , de grands noms aux personnages qui
viennent de passer sous vos yeux , que l'héroïne soit
Mlle de la Fayette, sa rivale la reine , son amant Louis XIII ,
l'intendant le cardinal de Richelieu , tout change , et vous
avez un roman admirable , un chef-d'oeuvre ....... ; tant
la puissance des noms couvre l'impuissance de l'imagination
, tant on donne de relief aux petites choses en
les attachant à de grands souvenirs , tant les mensonges ,
même les plus invraisemblables , acquièrent de vraisemblance
en se mariant avec la vérité ! Je conçois donc
facilement que le genre du roman historique soit fort
commode pour les auteurs . Leurs inventions les plus
bisarres y prennent le caractère respectable de l'histoire ,
et l'histoire , y perdant quelque chose de sa gravité , y
prend tout le charme de la fiction. Mais cette riche broderie
ne peut couvrir la pauvreté du fond. Tous les personnages
de ce nouveau roman sont dans la plus fausse
position. Il n'y a rien à espérer pour les deux amans ; ils
ne cherchent point d'ailleurs à combattre un penchant
réprouvé par leur situation mutuelle , mais qu'ils croient
innocent; ils s'y livrent depuis le commencement , sans
contrainte et sans remords , ils font tout ce qu'ils veulent ,
jusqu'au moment où l'un d'eux , voulant plus qu'il ne
doit , l'autre se retire d'un monde où elle ne peut rester
sans danger pour sa vertu .
Le cardinal de Richelieu , le plus grand homme de
son siècle , le plus grand politique qui peut-être ait
jamais existé, ne paraît dans tout cet ouvrage que comme
un intrigant subalterne , ne faisant jouer que de misérables
ressorts de comédie , tout-à-fait indigne d'un génie
tel que le sien . Je ne doute pas que le cardinal de Richelieu
n'ait employé plusieurs fois des moyens aussi bas ;
266 MERCURE DE FRANCE ,
il n'y a rien de bas aux yeux des politiques ; mais tel est
ettel sera toujours l'inconvénient des romans historiques ;
l'auteur est forcé de ne montrer ses personnages que
sous un seul jour , sous celui qu'il juge utile au développement
de son action. Il ne fait voir qu'un seul côté d'un
caractère que l'histoire nous montre tout entier , et dénature
en quelque sorte le sentiment qu'elle nous a donné
de tel et tel grand personnage. Ainsi dans Mme de la
Vallière , Mme de Genlis ne nous présente et ne pouvait
guères nous présenter Louis XIV que comme un
amant , et le plus grand de nos rois , envisagé seulement
sous cet aspect , est un héros de roman très-commun.
Dans Mademoiselle de Lafayette, l'auteur voulant mettre
en action le cardinal de Richelieu et ne pouvant nous
montrer le grand homme d'état , l'homme qui tenait lu
destinée de l'Europe dans sa main, ne nous montre qu'un
intrigant fort ordinaire , à qui eile fait tenir souvent un
langage peu noble avec ce Boisenval , son agent secret .
J'en prends à témoin ce dialogue. « Il faut apprendre au
père Caussin , dit le cardinal, que rien au monde ne doit
faire tolérer un amour adultère...... Le roi appelle
peut-être encore , par habitude , cet amour une simple
amitié ; au vrai , quelque chose qui puisse arriver, je ne
sais s'il pourra jamais se résoudre à prononcer le mot
d'amour . -N'importe , dit le cardinal , nous apprendrons
aussi au père Caussin que l'amitié ințime a ses dangers
entre un homme marié de trente-cing ans et une
jeune fille belle comme un ange. Je veux là dessus lui
donner une petite leçon .-Il est bienjuste, monseigneur,
répond Boisenval, qu'un prince de l'église apprenne à un
simple moine son métier. D'ailleurs tout le monde sait
que votre éminence est aussi profond théologien que
grand politique...... » Je n'ai pas besoin , je crois , de
faire remarquer l'inconvenance d'un pareil langage.
-
On a vanté la scène où le roi et Mile de Lafayette ,
surpris par un orage terrible , sont obligés de se réfugier
dans l'église de Longchamps , et y arrivent au
moment où une jeune novice va prendre le voile . Quant
àmoi , cette scène m'a paru fort brusquement amenée.
La conduite du roi qui entraîne si rapidement sa mai-
1
ΜΑΙ 1813 .
267
tresse sous les yeux de la reine , m'a semblé un peu
leste pour un dévot , et pour tout autre peu décente et
peu délicate . L'orage arrive tout exprès , comme par un
coup de baguette . Cette scène , d'ailleurs , ne produit
aucun résultat , si ce n'est celui de nous faire prévoir le
dénouement , comme ces rêves qui , placés au premier
acte d'une tragédie , sont de funestes présages de ce qui
doit arriver au dernier ; mais ici , l'espèce de rêve que
les personnages principaux font tout éveillés , est trop
près du dénouement et le laisse trop déviner , ce dont
on n'avait pas besoin , car de semblables amours ne
pouvaient faire espérer un autre résultat. Je n'étendrai
pas davantage ces critiques. Les habiles ont déjà prononcé
sur cet ouvrage ; j'aurais du me taire , et je ne
m'aperçois de mon indiscrétion qu'au moment où je n'ai
plus que des éloges à donner .
Mme de Genlis n'a peut-être rien écrit de mieux que
ce roman , ce qui contribue sans doute à jeter un voile
sur le vice absolu d'un pareil sujet. Le portrait de Mille
de Lafayette est charmant , quoiqu'un peu long et un
peu travaillé . La peinture des premières années du règne
de Louis XIII est un excellent morceau d'histoire .
L'épisode de Mme de Bregi est une nouvelle très-attachante
, et l'on sait que Mme de Gentis excelle dans ce
genre qui ne sort pas des bornes de son imagination .
On trouve dans cet ouvrage quelques réflexions parfois
profondes , souvent piquantes , et toujours justes .
Je n'en citerai qu'une seule pour donner envie au lecteur
d'aller chercher les autres .
« Le caractère national du Français doit sa qualité
distinctive à la chevalerie de François Ier , à la loyauté ,
à la valeur et à la gaîté de Henri- le-Grand , à la galanterie
et à la noble fierté de Louis XIV. Le caractère
français se forme de cet heureux mélange de vertus
héroïques et de qualités aimables. Il eût manqué quelque
chose à ses agrémens ou à sa grandeur , si l'un de ces
rois n'eût pas existé.>>>
En général , les ouvrages de Mme de Genlis sont
remplis de ces pensées jetées , sinon à la manière de
La Bruyère ou de la Rochefoucault, du moins à la ma
268 MERCURE DE FRANCE ,
nière de Duclos . Elle les prodigue trop , il est vrai , elle
oublie souvent que les pensées qui naissent du fond du
sujet doivent traverser le récit avec la rapidité de l'éclair ;
mais elle rachette par la justesse des aperçus ce qui lui
manque du côté de la précision. Son style est clair ,
mais sans chaleur ; elle a plus de raison que d'imagination
et de sensibilité , et ses ouvrages se lisent , en général
, avec plus de réflexion que d'intérêt. Elle sait
beaucoup mieux mettre la vertu en préceptes qu'en
action , parler des passions mieux que les développer et
les peindre ; elle éclaire plus qu'elle ne touche , persuade
plus qu'elle ne séduit. Si elle avait reçu de la
nature un esprit plus vif et plus piquant , une touche
plus vigoureuse , une manière de peindre plus pittoresque
, son tact naturel , son esprit d'observation peu
commun , quoique souvent minutieux , l'eussent placée
au nombre de nos meilleurs moralistes ; mais il n'est
pas un seul de ses grands romans dont l'idée soit originale
et neuve. Ses conceptions dans ce genre sont de
pièces et de morceaux ; ce sont de petits tableaux
qu'elle a cousus ensemble , tant bien que mal , pour les
faire entrer dans un grand cadre ; mais comme écrivain,
elle l'emporte sur toutes les femmes qui se mêlent aujourd'hui
d'écrire ; enfin elle a tout ce qu'il faut pour
faire excuser l'enthousiasme de ses admirateurs , et
pour la consoler de l'injustice de ses critiques .
AD ..... DE S .... N .
A
AMÉLIE ET CLOTILDE , par J. Boccous . - Quatre vol .
in- 12 . - Prix , 9 fr . , et 11 fr. franc de port . -
Paris ,chez Lenormant, imprimeur-libraire , rue de
Seine , nº 8 .
Lorsqu'un écrivain sait penser ( ce qui n'arrive pas
toujours ) , on peut avoir la certitude qu'une conception
principale s'est d'abord offerte à son esprit , et qu'il y a
subordonné toutes les parties de son ouvrage. Pour l'apprécier
alors avec exactitude et avec justice , pour ne
pas s'exposer sur-tout à le condamner sans l'entendre ,
ΜΑΙ 1813 . 269
il n'est qu'un moyen sûr , mais souvent peu facile, et qui
demande un mur examen ; c'est de remonter avec l'auteur
à cette conception première et génératrice ; de
s'identifier avec lui pour mieux pénétrer ses intentions;
de se rendre un compte fidèle de son but et de ses
moyens; en un mot , de se placer pour le juger, dans le
même point de vue où il s'est placé pour écrire .
En cherchant ainsi à m'assurer du but principal de
l'auteur d'Amélie et Clotilde, j'ai cru voir qu'il s'était surtout
proposé de montrer , ou plutôt de faire sentir par de
vives et énergiques peintures , que si la passion de
l'amour , la plus douce et la plus orageuse des passions
humaines , modifie quelquefois nos penchans , les asservit
à son empire , et les dirige à volonté comme des
sujets soumis et fidèles , souvent aussi l'amour même est
modifié par ces penchans , prend la teinte des divers caractères
, et devient dans des coeurs différens , capable
des plus grands crimes , ou susceptible des plus héroïques
efforts de vertu .
Si tel a été , en effet , le principal but de l'auteur , on
verra par l'analyse suivante jusqu'à quel point il s'en est
approché.
Amélie, douée d'une sensibilité exquise , douce , naïve ,
et cependant d'un caractère aussi ferme qu'élevé , aime
tendrement Lucidor , que le comte de Beaucourt , son
père , lui destine pour époux. Lucidor est un jeune fat ,
rempli de ces qualités brillantes qui deviennent autant
d'instrumens de perfidie quand elles cachent un coeur corrompu
. Il ne connaît de l'amour que ses plaisirs ; il n'a
pour but dans ses intrigues que de satisfaire son caprice ,
et de préparer des jouissances à son excessive vanité.
Reçu avec un dédain affecté par l'indigne soeur d'Amélie ,
Torgueilleuse et exigeante Clotilde , à laquelle il avait
d'abord fait l'honneur d'adresser ses hommages , il s'était
depuis attaché à gagner le coeur d'Amélie , aussi confiante
que sensible ; et il y avait trop bien réussi .
Cependant Amélie ignore qu'elle a inspiré la passion
laplus noble et la plus tendre à Edmond, jeune homme
aimable et généreux , d'une conduite éxemplaire , et dont
le coeur est susceptible de porter toutes les vertus jus
270 MERCURE DE FRANCE ,
qu'au dévouement le plus héroïque , comme celui de
Clotilde , violent et dissimulé , est capable de se livrer
à tous les genres d'excès . Cette femme artificieuse n'avait
feint de dédaigner les hommages de Lucidor que
pourmieux jouir d'un triomphe dont se flattait en secret
son insatiable vanité. Du moment que la jalousie entre
dans son ame altière , elle ne voit plus dans sa soeur
qu'une odieuse rivale. Dissimulant toutefois les passions
qui la consument , elle reçoit avec une bonté apparente
les assiduités d'Edmond , qui , toujours fidèle à ce qu'il
aime , ne chérit dans Clotilde que l'unique soeur d'Amélie
, et ne cherche dans ses entretiens qu'une diversion à
ses peines.
Ces assiduités cependant trompent le comte de Beaucourt
aussibien qu'Amélieetsamère. Ils croient Edmond
amoureux de Clotilde; et n'attendent pour les unir que
d'avoir conclu le mariage de Lucidor et d'Amélie.
Le projet de ce mariage a été formé depuis long-tems
par le comte de Beaucourt et le baron de Perceval , père
de Lucidor. Liés depuis 40 ans , le comte et le baronse
sont toujours aimés , malgré l'opposition marquée de leurs
opinions et de leurs goûts . Le comte est d'un caractère
ferme et en apparence sévère , mais il porte un coeur
accessible aux plus douces affections. Attaché violemment
à ses principes , qui sont souvent des préjugés , il
n'est pas moins asservi aux convenances , qui sont toujours
pour lui des lois ou des chaînes . Du reste , sa passiondominante
est la chasse ; et malheur au braconnier
qu'il rencontrerait dans ses bois , s'il pouvait se livrer à
sa colère avant de consulter sa sensibilité ! Le baron est
d'un tempérament vif, d'une humeur gaie , d'un caractère
ouvert et loyal , mais parfois un peu trop sincère , ou
pour mieux dire, trop brusque. Son aversion à lui , c'est
la chasse; sa passion est pour les beaux-arts ; et quelquefois
cette passion dégénère en véritable manie . Des goûts
si opposés avaient souvent fait naître entre les deux amis
des querelles toujours suivies d'un prompt raccommodement.
Ils ne s'en aimaient que mieux; saufà se brouiller
de nouveau pour se raccommoder encore .
Le baron presse le mariage de son fils et d'Amélie.
ΜΑΙ 1813 .
271
Le contrat va être signé. La comtesse de Beaucourt
tombe malade. Mère aussi malheureuse que tendre , elle
a perdu , d'une manière horrible , un fils encore au berceau
. Sa santé depuis ce tems atoujours été chancelante :
elle dépérit de jour en jour. Combien elle voudrait cependant
qu'il lui restat assez de vie pour être témoin du
bonheur de sa fille ! Elle dissimule ses souffrances ; elle
exige qu'on ne diffère plus : le jour est pris , le contrat
dressé ; elle le signe , et elle meurt .
Peu de jours avant sa mort , la comtesse avait soupçonné
la passion secrète de Clotilde pour Lucidor , et
n'avait rien oublié de ce qui pouvait en prévenir les
suites funestes . Elle avait exigé de ses filles le serment
de se chérir et de s'entraider toujours : elle avait eu avec
Clotilde un long et touchant entretien, et lui avait laissé
une lettre dont on va connaître l'objet .
Edmond reçoit cette lettre au moment où il allait partir,
résolu à fuir sa patrie et à chercher dans les distractions
d'un long voyage l'oubli de son malheureux amour.
Il déchire l'enveloppe, il lit ; il entend l'amie qu'il a perdue
lui recommander sa Clotilde , lui témoigner combienelle
mourrait contente si elle emportait la certitude qu'il sera
un jour l'époux de cette fille si chère ! ..... Edmond ne
balance plus , il fait un noble effort sur lui-même , et se
dispose à remplir les voeux que formait en expirant celle
qu'il avait appris à respecter et à chérir comme une
mère.
,
Les deux soeurs se sont retirées dans un château peu
éloigné. Amélie est attaquée d'une maladie dangereuse ;
ce qui fournit à Clotilde l'occasion d'entretenir avec
Lucidor une correspondance suivie. Lucidor pour
se venger des anciens refus de Clotilde , entreprend
de la séduire . Il réussit ; et ne voit dans ce succès
qu'un motif impérieux de hater plus que jamais son
union avec Amélie , qui commence à se rétablir. Sur
ces entrefaites , Edmond a demandé la main de Clotilde
; le comte la lui a promise , et Clotilde , qui a besoin
de gagner du tems pour faire jouer les ressorts
qu'elle prépare ensecret contre sa soeur ; a aussi donné
272 MERCURE DE FRANCE ,
son consentement. Tout se dispose pour les deux mariages
: ils seront célébrés le même jour .
Ici un nouvel incident
Change tout , donne à tout une face imprévue.
Un vieil officier , sa jeune fille , réduits à une extrême
indigence , viennent demeurer près du château. Cette
fille , nommée Agathe , a été aussi victime de la séduction
de Lucidor . Celui-ci ne tarde pas à découvrir leur nouvelle
retraite . Il tremble que le secret de ses perfides
amours ne soit enfin dévoilé : et tandis qu'Amélie comble
de ses bienfaits la malheureuse Agathe et son vieux père ,
il les fait enlever par des brigands . Le courageux
Edmond , accouru pour les défendre , est enlevé avec
eux.
Lucidor n'était déjà que trop intéressé à perdre Edmond.
Il savait que ce dangereux rival avait percé le
mystère de ses amours avec Clotilde. Par le récit qu'il
fait lui-même de l'enlèvement d'Agathe , et par des
lettres supposées dans lesquelles son valet-de-chambre
imite l'écriture d'Edmond , c'est sur ce dernier que retombe
tout l'odieux de son crime : Edmond ne passe
plus que pour un scélérat .
L'hymen d'Amélie et de Lucidor est sur le point de se
conclure. Clotilde , furieuse et désolée , rappelle en vain
à son séducteur les promesses qu'elle en a reçues : il
méprise ses pleurs et ses menaces . Lucidor et Amélie
sont à l'autel : le prêtre va prononcer les paroles sacrées
..... Clotilde pousse un cri horrible , et tombe sans
connaissance : la cérémonie est interrompue .
A cette scène dramatique , en succède aussitôt une
autre qui est d'un grand effet dans le roman , et que je
regrette de ne pouvoir qu'indiquer . Clotilde a repris ses
sens ; mais d'affreuses convulsions succèdent à son long
évanouissement. Il est nuit ; et Amélie , qui n'a point
voulu la quitter , est restée seule avec elle . En jetant les
yeux sur une table placée près du lit de sa soeur , elle
aperçoit une lettre qui paraît récemment écrite , et dont
voici le contenu : « Mon père , une passion malheureuse
me conduit au tombeau . Je meurs victime du bonheur
ΜΑΙ 1813 . 253
d'une autre . Si une maladie naturelle ne remplit pas mon
attente , n'accusez que moi des moyens que j'aurai omployés
pour me délivrer d'une existence que que jabhorre .
CLOTILIRE
Amélie , tremblante et saisie d'horreur , avaità peine
achevé la lecture de cette lettre , lorsque, portant ses fes
gards sur un tiroir à demi ouvert, elle y voit tim poignard
et une enveloppe cachetée , ayant pour suscription des
mots : Remède extrême. Elle pousse un cri frissonne
se saisit du poignard et du poison. Clotilde les rarrache
. <<Monstre , que fais-tu ? lui dit-elle ; veux- tu
m'ôter la seule ressource qui va me délivrer de ton horrible
présence ? » Alors commence entre les deux soeurs
un entretien dans lequel Clotilde , égarée par l'excès de
'sa rage et de son désespoir, fait l'aveu de sa passion pour
Lucidor, des tourmens qu'elle a soufferts , de la résolution
irrévocable qu'elle a prise ; menace de se frapper
à l'instant même du poignard dont sa main est armée ,
si Amélie ne consent à lui céder ce qu'elle aime , et ne
s'engage par serment à tenir à jamais cachés les motifs
d'un tel sacrifice . Amélie , hors d'elle-même , a fini par
tout promettre : elle reste anéantie .
Depuis ce moment fatal , il n'est plus de repos pour
elle : tout est changé ; tout est fini : au bonheur qui
l'attendait succède l'affliction la plus profonde. Cependant
, ni les menaces , ni les plus durs traitemens , ni la
malédiction de son père , ni les prières du baron , ni la
douleur d'un amant qu'elle adore et qu'indignent ses
refus , ne peuvent la porter à trahir sa promesse , ni à
violer le secret que lui a confié sa soeur . Lucidor, de son
côté , se voit contraint de céder aux violences de Clotilde
. On va célébrer leur hymen. Amélie , seule et désolée
, s'éloigne lentement de ces lieux où tout insulte à
son malheur . Elle s'égare dans les bois qui entourent le
château , et tombe entre les mains des bandits qui ont
enlevé Agathe . Ils l'entraînent dans leur affreux repaire ,
d'où la délivre un inconnu .
Telle est la première moitié de l'intrigue . Les aventures
de tout genre s'accumulent à tel point dans le
S
274 MERCURE DE FRANCE ,
reste du récit que ce serait passer toutes les bornes que
de vouloir seulement les indiquer. Il suffira d'ajouter
que , depuis son éloignement de la maison paternelle ,
Amélie , errante , menacée dans sa vie et dans son honneur
, tombe d'embûches en embûches , de périls en
périls , et d'infortunes en infortunes ; toujours en butte
aux poursuites d'un amant qu'elle chérit , et qui s'obstine
à vouloir la séduire ; toujours persécutée par une soeur
jalouse , et qui brûle de l'immoler à ses soupçons ; toujours
protégée par l'inconnu , dont la générosité courageuse
ne s'est jamais démentie , et qui , l'ayant une fois
retirée des mains de ses ravisseurs , n'a plus cessé de
veiller sur elle .
Le comte de Beaucourt , qui prend pour une fuite
l'éloignement d'Amélie , est plus que jamais irrité contre
elle. Le baron de Perceval , qui l'aime tendrement et la
croit innocente , ne perd pas une occasion d'élever la
voix en sa faveur. Il parvient à émouvoir les entrailles
paternelles . Le comte pleure , il regrette , il redemande
son Amélie. Amélie paraît alors : l'inconnu qui l'a
sauvée tant de fois , force tous les spectateurs à reconnaître
son innocence , dévoile la trahison de Clotilde ,
fait voir en lui cet Edmond lâchement calomnié par
Lucidor , et dans ce Lucidor même l'infâme ravisseur
d'Agathe . Clotilde se livre d'abord aux plus violens
accès de fureur , tombe ensuite dans le délire , et meurt
bientôt , en confessant l'énormité de ses crimes ; car ,
pour le dire en passant , elle en a commis de si horribles
qu'il m'en aurait trop coûté de les offrir à l'imagination
des lecteurs . Lucidor , non moins coupable ,
éprouve les mêmes remords , et court s'ensevelir à la
Trappe . Amélie désabusée , oublie un amant perfide , et
en accordant sa main au généreux et tendre Edmond ,
lui donne enfin le digne prix de tant de services et de
constance.
Il y a des invraisemblances dans ce roman : il y a
même des invraisemblances morales. Je veux dire que
les personnages n'agissent pas toujours d'une manière
naturelle , et sur-tout que leurs actions ne sont point
assez motivées . Des éclaircissemens et des préparations
1
ΜΑΙ 1813. 275
ménagées avec beaucoup d'art , seraient souvent néces
saires , non-seulement pour écarter toute obscurité du .
récit , mais pour y répandre ce ton de persuasion et de
vérité d'où naissent les émotions que la raison et le goût
avouent. L'auteur vise trop constamment et trop ouvertement
à l'effet ; il n'est pas toujours exempt d'affectation
ni de trivialité. Mais , quels que soient ces défauts et
quelques autres encore que j'aurais pu remarquer , ce
roman attache à tel point qu'on ne peut en suspendre la
lecture. Il abonde en peintures touchantes , en scènes
terribles : il s'empare de l'imagination qu'il conduit de
surprise en surprise ; il excite , il soutient , nourrit et
accroît sans cesse l'émotion du lecteur . Les grands effets
y sont prodigués avec une richesse d'invention remarquable
; et l'intérêt de curiosité y est porté au plus haut
degré où il puisse atteindre. Des traits de dialogue
excellens , des observations intéressantes , ajoutent encore
au plaisir que produit le récit des événemens , le
développement des caractères , et donnent sur-tout une
idée favorable de l'esprit et du talent de l'auteur , à qui
cet ouvrage assure un rang parmi nos romanciers modernes
.
Cet auteur est espagnol : il nous en prévient dans sa
préface. On aurait pu le deviner en parcourant son
livre . Ce qui le distingue sur-tout, c'est une imagination
vive et féconde , qui ne sait pas toujours se régler .
Très-versé dans la littérature de son pays , il a fait encore
une étude sérieuse et approfondie de la littérature
des Anglais , de celle des Italiens et de la nôtre . Il doute
cependant lui-même qu'il soit encore parvenu à bien
posséder notre langue. Cette langue est si difficile ; tant
de Français qui , d'ailleurs , ne manquent ni d'esprit , ni
d'instruction , l'écrivent eux-mêmes si mal , qu'il faut ,
pour n'être que juste , ne pas exiger qu'un étranger en
connaisse mieux qu'ils ne font , les analogies , les délicatesses
, ou même qu'il respecte des règles qu'il nous voit
chaque jour violer. Sa diction est vicieuse , mais son
style a souvent du nerf et du coloris. Ilne s'exprime
point avec correction , mais il écrit avec esprit , avec
imagination , quelquefois même avec éloquence. J'ose
Sa
276 MERCURE DE FRANCE;
annoncer que son ouvrage aura beaucoup de lecteurs ,
et je ne crains pas que l'événement démente ma prophétie.
M. J. J.
VARIÉTÉS .
SPECTACLES .- Théâtre de l'Impératrice. Le Vieillard
et les jeunes gens , et l'Habitant de la Guadeloupe, pour
le début de Martelli et la continuation de ceux de Mile
Desbordes.
Jamais le théâtre de l'Odéon n'a présenté à la curiosité
publique un appas plus attrayant que celui quilui fut offert
mardi dernier : aussi ne faut-il pas demander si la salle
était bien garnie , et si les spectateurs formaient eux-mêmes
un spectacle. La curiosité exerce son empire comme la
mode , ou plutôt on peut les regarder comme deux soeurs
inséparables qui se prêtent un mutuel appui.
Trois acteurs renommés ont reçu tour-à-tour les adorations
de la province . Ce triumvirat se composait de Granger
, de Martelli et de Beauval. Martelli pour les rôles à
grande tenue , en langage technique les rôles habillés , paraît
avoir obtenu constamment la préférence sur ses deux
rivaux . Fier de la dignité qui fut son lot , il cédait de grand
coeur à ces petits marquis de coulisse, le domaine de l'insolence.
Un souverain tel que Martelli , semblable à ceux de
la Grande-Bretagne , ne se déplace point aisément de ses
états . Que d'interprètes , que d'ambassadeurs n'a -t-il donc
pas fallu employer pour l'arracher d'un séjour dont il faisait
Jes délices ? Encouragé par les regards bienveillans et par
l'activité énergique de M. le surintendant , dont le zèle
s'exerce à verser un nouvel éclat sur les théâtres , l'administrateur
de celui de l'Odéon a tout mis en oeuvre pour
conquérirun acteur aussi distingué que Martelli . Il a fait
des sacrifices de plus d'un genre qui tous doivent tendre à
l'amélioration de ce spectacle. Il a su alléger le théâtre
d'une foule d'individus qui ne faisaient que l'embarasser .
Il a tranché sans égard et sans pitié les branches parasites
qui dévoraient la substance de l'arbre , pour ne conserver
que les rameaux utiles . Il doit s'attendre à voir le succès couronner
tant de zèle . Le drame semble être le genre le mieux
accueilli au faubourg Saint-Germain , et l'administrateur
!
277 ΜΑΙ 1813 .
b'est armé des instrumens nécessaires à l'exploitationde
cette mine. Témoins le naturel , la sensibilité exquise de
Martelli , et les larmes si touchantes de Mlle Desbordes .
Les époux et les épouses , les mères et les filles , les amans
et leurs maîtresses, viendront apporter en tribut leurs pleurs
à l'Odéon .
Ce n'est pas que Martelli soit toujours le mouchoir à la
main , et ne puisse fort bien égayer son visage. Il a prouvé
qu'il savait avec art ,
Passer du grave au doux , du plaisant au sévère.
M. de Naudé qu'il représente dans les Vieillards et les
jeunes gens , fait si bien oublier ses soixante-deux ans , ses
grâces sont si légères , son jeu si délicat , si jeune , ses intentions
si fines , qu'au théâtre et dans la salle toutes les
conquêtes ont été pour lui . Ml Desbordes , jalouse de contribuer
à l'éclat de son début, lui avait en partie sacrifié
sonamour-propre . Le rôle qu'elle jouait n'est rien par luimême
, mais le talent saitde rien faire quelque chose . On
voyait dans Victor un petit espiègle qui laisse percer de
tems entems ses malices spirituelles . Mais une lutte sentimentale
s'est établie entre elle et Martelli , dans l'Habitant
de la Guadeloupe. Leurs questions étaient si naïves , leurs
soupirs entrecoupés si naturels , leurs accens si vrais , si
tendres , si touchans , que non-seulement du parterre au
ceintre on sanglottait , mais que l'acteur et l'actrice en
s'écoutant versaient des larmes;
Et le souffleur oyant ceci ,
Loin de souffler pleurait aussi.
Ce ne sontpoint, pour le coup, de ces applaudissemens
tels qu'on en voit tous lesjours , qui s'achètent auxdépens
de la bourse d'un acteur ou d'une actrice , ou des épaules
d'un partisan trop indiscret , ceux-ci sont de franc jeu :
honni soit qui mal y pense .
On peut juger de la sensation que produira Martelli par
celle qu'il a fait naître , étant à peine remis des fatigues de
son voyage ,et tourmenté encore par un enrouement qui le
prive des facultés de son organe. Cetartiste distinguésera
d'autant plus utile au théâtre de l'Impératrice , que l'esprit
de l'homme de-lettres vient chez lui au secours de l'acteur.
Les auteurs seront jaloux de lui créer des rôles , bien sûrs .
que son intelligence embellira leurs talens. Les écrivains les
plus distingués ouvriront leur portefeuille, et la médiocrité
278 MERCURE DE FRANCE , ΜΑΙ 1813 .
!
se verra forcée de fermer le sien. Le comité de lectures
qu'on accuse un peu lestement quelquefois du malheureux
destin des ouvrages sifflés, se trouvant moins souvent placé
entre les pavots de l'ennui et le sourire de la pitié , y gagneraà
son tour, il s'évitera quelques mauvaises épigrammes,
et s'enrichira peut- être de quelques bonnes pièces .
NÉCROLOGIE -
DU PUY DES ISLETS.
Le premier de nos poëtes modernes ,
Jacques Delille , vient d'être enlevé aux lettres et à ses
nombreux amis . Né à Aigue-Perse en 1738 , il était âgé
de75 ans : lorsque la mort l'a surpris , il s'occupait encore,
dit-on , d'un poëme sur la Vieillesse ,et des corrections
qu'il jugeat nécessaires dans sa traduction de l'Eneïde. 1
Son corps est resté exposé plusieurs jours à la vénération
et aux regrets des hommes de lettres et des élèves du Collége
de France . Jeudi dernier, il a été transporté au cimetière
de l'Est , suivi du cortége nombreux des membres de
l'Institut, des professeurs du Collège de France , des conseillers
de l'Université , etc. , etc. M. le comte Regnaud de
Saint-Jean -d'Angély , comme président de la seconde
classe de l'Institut , a prononcé un discours sur sa tombe.
Ce discours est un chef-d'oeuvre d'éloquence et de sensibilité
; MM. Delambre et Arnault , l'un comme professeur
du Collège de France, l'autre comme secrétaire-général de
l'Université , ont aussi exprimé dignement les regrets qu'excitait
dans l'Université et spécialement dans l'établissement
auquel il était attaché , ta perte de cet incomparable professeur.
Nous donnerons par la suite une notice détaillée sur sa
vie et ses ouvrages .
POLITIQUE.
Les journaux anglais à la date du 20 n'offrent rien d'intéressans
, si ce n'est la reprise des hostilités des insurrections
dans l'Amérique méridionale , et l'accusation dirigée
contre le général Miranda d'une défection en faveur de
l'Angleterre , dont il paraîtrait qu'il étaitl'agent : il convient
à cet égard d'attendre des renseignemens plus authentiques .
On écrivait d'Hambourg à Londres , en date du 6 avril , ce
peu de mots intéressans et significatifs .
« Il n'y a pas de demande pour les productions coloniales
, ce qui fait que le prix en est nominal. Il est impossible
d'envoyer des marchandises dans l'intérieur , tant
que l'ennemi n'aura pas été éloigné de nos environs. Le
change sur Londres est à 28 s . 2 d.; l'escompte , de 5 1/2
à 6 pour 100. L'argent est très-rare. Nous apprenons en ce
moment que Lunebourg est réoccupé par 400 hommes .
Nous sommes encore à recevoir des armes ; il est instant
qu'il nous en arrive bientôt, car nous sommes sérieusement
menacés : plaise au ciel que nous recevions les hommes
et les armes qu'on nous promet , mais qui n'arrivent pas !
Nous n'entendons pas parler de Brême , et ne savons pas
ce qui s'y passe . C'est ici comme par-tout ; nos vieillards
etnos hommes d'expérience redoutent les événemens qui
se préparent ; les jeunes gens et ceux qui ne doutent de
rien, se livrentà de dangereuses illusions . »
Depuis cette date, les nouvelles officielles et celles de
Brême ont appris que le prince d'Eckmüll était arrivé à
Haarbourg , le général Sébastiani à Lunébourg , et que le
pays entre le Weser et l'Elbe était complètement nétoyé.
Les nouvelles d'Allemagne renouvellent l'idée d'hostilités
prochaines entre les Serviens , appuyés par les Russes ,
et les Turcs . Les Serviens arment leurs places fortes . Les
Turcs fontde nouveaux mouvemens en Bosnie .
En Autriche , les mesures de finances prescrites par le
dernier acte impérial relatif aux billets d'anticipation continvent
à occuper le cabinet. Les réserves d'infanterie sont
portées au complet: les recrues incorporées sont exercées
pendant un mois au maniement des armes , et ensuite
280 MERCURE DE FRANCE ,
'renvoyées dans leurs foyers . Par un rescript du conseil
aulique , qui a fait une vive sensation , l'Empereur a ordonne
à tous les chevaliers de Marie-Thérèse de signer
une promesse de ne point servir contre l'Autriche ni ses
alliés , sous peine d'être tenus de remettre leur décoration .
Cette résolution a été prise à l'occasion du général Tetteborn
, décoré de la croix de Marie-Thérèse , actuellement
án service de la Russie . La famille royale de Saxe et le ministère
sont réunis à Prague . La Bavière continue d'être le
lien de passage des corps nombreux venant d'Italie .
La Gazette officielle danoise contient la note très- importante
qu'on va lire .
« La cour de Suède a jugé convenable de rappeler son
chargé d'affaires qui se trouvait récemment accrédité près
de S. M. C'est pour cette raison que notre chargé d'affaires
près la cour suédoise revient ici. Ainsi, les communications
ministérielles ne pourront plus avoir lieu que par
correspondance . Ce changement dans les rapports entre les
deux cours ne peut qu'exciter l'attention des sujets danois ;
ils doivent être convaincus que S. M. s'est refusée de céder
Ja Norvège ou une partie de ce pays , en accordant comme
indemnité des villes et des pays qui avoisinent le Holstein.
L'amour du roi pour ses sujets doit leur être un sûr garant
qu'il ne cédera à aucune considération qui pourrait blesser
Leurs intérêts . Dans la guerre qui dure depuis long-tems , le
roi les a toujours vus offrir volontairement le sacrifice de
leur fortune et de leur vie; il ne donte pas que sa résolution
de maintenir l'indépendance de l'Etat et de l'ensemble
des provinces qui le composent ne soit approuvée partous
les Danois , Norwegiens et habitans du Holstein; et il est
persuadé des preuves de dévouement qu'ils s'empresseraient
de donner encore à l'Etat , dans le cas où des offenses forceraient
S. M. à leur demander de nouveaux sacrifices
pour la défense du trône et pour leur propre sûreté . »
- Le ministre de la guerre a reçu de M. le maréchal duc
d'Albufera et du général comte Reille , divers rapports sur
des avantages remportés par les corps placés sous leurs
ordres . Le rapport qu'on va lire est d'une importance qui
nous commande de le donner en entier.
San-Felipe , le 17 avril 1813.
Monsieur le duc , depuis long-tems les préparatifs des Anglais .
les efforts des Espagnols pour recruter leur armée et les renforts
arrivés successivement de Sicile , me faisaient prévoir une attaque
ΜΑΙ 1813 . 281
générale , d'autant plus sérieuse que les ennemis annonçaient hautement
le désir où ils étaient de m'attaquer.
1
En conséquence , je me déterminai , par une marche forcée , à
porter sur Fuente de la Higuera , le 11 avril , 16 bataillons d'infanterie
, to escadrons et 12 bouches à feu . Je chargeai le général dedivision
comte Harispe , d'attaquer une division de 6000 hommes du
corps d'Elio , à Yecla ( 1 ) . Il arriva à la pointe du jour en vue de
cette ville ; l'ennemi , sous les armes , fit une première résistance ,
traversa la ville pour se porter sur une position très -escarpée , où il
fut attaqué vivement. Le général Harispe dirigea son avant-garde ,
aux ordres du colonel Meyer , mon premier aide-de-camp , sur la
position où s'était retiré l'ennemi , qui se forma promptement en
carrés . La résistance fut vive ; mais la valeur de nos troupes l'emporta
: l'ennemi fut poussé , la baïonnette aux reins , de position en
position , jusqu'au moment où les hussards du 4e purent exécuter
une charge , qui , d'abord repoussée et bientôt répétée , avec l'appui
d'un piquet de dragons du 24 , parvint à enfoncer les bataillons , et å
faire mettre bas les armes à 900 hommes. Le 7e de ligne , les voltigeurs
des 44 et 116e achevèrent la défaite de l'ennemi , qui fut poursuivi
pendant plus de trois lieues , laissant en notre pouvoir 1500
prisonniers des quatres plus anciens régimens d'Espagne ; 68 officiers ,
dont un général , et un drapeau enlevé par l'adjudant Sattonay , du
446de ligne. Plus de 300 morts et 200 blessés sont restés sur le champ
debataille.
Apeine cette brillante affaire était finie , que je fis avancer sur
Villena dix bataillons des tre et 3e divisions , avec les cuirassiers . Le
général Murray et le général Elio , à la tête de mille chevaux anglais,
ou de la garde du roi de Sicile , quelqu'infanterie et des
pièces , voulurent m'arrêter. Le général Habert marchait à eux , en
même tems que 400 cuirassiers se déployaient sur le flanc droit.
Bientôt les tirailleurs cessèrent , et je vis l'ennemi se retirer dans
Villena ; quelques coups de canon enfoncèrent la porte , et le général
Habert traversa aussitôt la ville avec son avant-garde. Les généraux
ennemis s'étaient retirés sur Biar et Sax. A mon entrée dans la ville ,
une vive fusillade partit du fort. J'ordonnai au colonel Estéve d'en
faire l'investissement avec un bataillon de son régiment , et au capitaine
du génie , Dupau , d'en barricader les avenues; ce qui fut fait
très-promptement et avec intelligence .
Le 12 , à midi , le gouverneur me demanda une capitulation , que
(1) Dans la province de Murcie.
i
282 MERCURE DE FRANCE;
je lui accordai aussitôt. Il défila à la tête du régiment de Velez-
Malaga , l'un des plus beaux , des mieux équipés et armés que j'aie
vus en Espagne. Mille hommes , sous - officiers et soldats , 34 officiers
, un colonel et un drapeau , vinrent ajouter aux résultats de la
journée du II . Les Anglais virent , de Biar , défiler la garnison de
Villena sans rien entreprendre pour la dégager. Le général Habert ,
que j'avais chargé de les observer , mareha à eux , trouva le village
de Biar crénelé , repoussa un parti qui l'occupait. Je vis bientôt sur
des plateaux élevés l'ennemi formé sur plusieurs lignes , ayant de
T'artillerie dans les intervalles .
Le colonel Guillemet , à la tête de 600 voltigeurs , fut chargé par
le général Habert de gravir les eimes qui dominaient la gauche de
l'ennemi ; il parvint à l'en chasser , dans le même tems que le rer
léger abordait la ligne anglaise au pas de charge , et avec une haute
valeur. Ce régiment eut à souffrir du premier feu; mais bientôt il
enleva la première ligne , soutenu par le 14º , qui prit une part glorieuse
à cette affaire . Nos colonnes marchaient avec succès , par la
droite et la gauche ; ce mouvement fut soutenu par cinq bataillons
des braves du 3e léger , 1140 et 121e , aux ordres des généraux
Robertet Lamarque. Les Anglais furent entièrement culbutés et
poursuivis de position en position ; à peine ils parvenaient à se former
, que débordés et attaqués de nouveau , ils précipitaient leur
retraite , nous abandonnant deux pièces de canon et une centaine de
prisonniers . Ils furent ainsi menés jusqu'à la nuit close , sous les
retranchemens et les redoutes de Castalla . Je plaçai les dix bataillons
qui avaient obtenu un si beau succès , au débouché de la vallée de
Biar , décidé à rentrer dans mes positions duXucar.
Cependant , le lendemain vers deux heures , je m'aperçus que
l'ennemi occupait une immense montagne , à laquelle s'appuie Castalla.
Je me rappelai les diverses dépêches de V. Exc. , et dès -lors ,
pour completter une reconnaissance qui nous avait donné tant de
glorieux avantages , je décidai qu'une colonne de 600 voltigeurs
reconnaitrait l'ennemi par notre extrême droite , tandis que quatre
bataillons , par une fausse attaque , menaceraient la gauche de la
montagne et acheveraient la reconnaissance , dans le cas où le succès
de la droite le permettrait. Trop d'impétuosité dans nos braves
troupes , et l'impulsion du succès de la veille , transformerent en une
attaque réelle ce qu'elles ne devaient que simuler. Des forces quadruples
échelonnées sur les rochers , dont les ressauts sont tellement
répétés , qu'il n'est pas plus permis de les franchir que de les juger à
la vue , déterminèrent les chefs des colonnes qui étaient parvenues
ΜΑΙ 1813 . 283
sur les sommités , à retrograder sur la position d'où elles étaient parties.
J'avais toujours espéré que cette reconnaissance me ferait voir
à fond la force de l'armée ennemie dans ses positions , ou l'en ferait
sortir, ce qui remplissait également mon but. En effet , au bout d'une
heure je vis toute l'armée anglaise déboucher de derrière Castalla , et
se former sur deux longues lignes . Je portai alors les bataillons de la
Ire division qui étaient formés en échelons , à la hauteur de ceux dé
la 3e. En cette position , j'attendais l'ennemi , qui , après avoir démontré
une grande résolution de nous attaquer , fut arrêté par notre
contenance et par douze bouches à feu que le général Vallée fit approcher
et établir avec promptitude. Un seul bataillon anglais essaya
de se glisser pour déborder notre gauche ; j'y envoyai le colonel
Meyer; un bataillon du 16e repoussa vigoureusement cette attaque ;
le capitaine de grenadiers , Lacroix , tua , de sa main , l'officier qui la
commandait. L'ennemi borna là ses efforts , et rentra à la nuit dans
ses retranchemens. De mon côté , je suis rentré à Biar et Villena sans
qu'il nous ait suivis .
En résultat des combats des 11 , 12 et 13 , nous avons fait à l'ennemi
2,700 prisonniers , 114 officiers , et tué plus de 900 hommes ;
deux drapeaux et deux pièces de canon sont en notre pouvoir. Dans
la dernière journée , j'avais laissé quatre bataillons de la division Harispe
à Villena en observation sur Sax ; ainsi quatre bataillons ont
combattu contre seize , dans des positions inaccessibles . Onze bataillons
, y compris ceux qui venaient de se battre ont été formés pour
recevoir l'attaque de 40 bataillons anglais , hanovriens , calabrois et
espagnols ; tandis que l'ennemi a toujours évité d'offrir à notre cava
Lerie l'occasion de donner un coup de sabre.
Notre perte totale est de 800 hommes hors de combat , parmi lesquels
le colonel Arbot tué , le chef d'escadron Colson et le chef de
bataillon Herenberger grièvement blessés. L'ennemi nous a fait 41
prisonniers.
*
)
J'ai de grands éloges à donner aux généraux de division Harispe et
Habert ; aux généraux Robert , Gudin et Lamarque , pour leur
vigueur constante; ainsi qu'aux colonels Meyer et Guillemet , qui ont
très-bien conduit les avant-gardes. L'ordonnateur Bondurand a su se
porter partout ; et , par sa prévoyance et ses soins , tous les blessés
ont été enlevés avec la plus grande promptitude.
:
Le lendemain 14 , je suis rentré dans mes positions en avant du
Xucar , sans que l'ennemi nous ait montré un seul cavalier , et après
avoir fait sauter le fort de Villena .
Je suis , etc.
Signé, le maréchal duc D'ALBUFERA-
:
284 MERCURE DE FRANCE;
L'EMPEREUR a reçu à Francfort , àErfurth , à Weymar ,
la visite de divers princes de la Confédération , qui ont eu
l'honneur de dîner avec Sa Majesté, à son quartier-général.
A Weymar , l'Empereur s'est entretenu pendant deux
heures avec la duchesse . La note qui donne ces détails
ajoute : la quantité de troupes qui passe ici est innombrable
, jamais on n'a vu de plus beaux trains d'artillerie
ni de convois d'équipages militaires en meilleur état .
S. M. l'Impératrice reine et régente a reçu des nouvelles
de la situation de l'armée. Le Moniteur a publié jour par
jour ces importantes notes. Les voici :
Du 25 avril. La place de Thorn a capitulé ; lagarnison
retourne en Bavière : elle était composée de 600 Français
et de 2700 Bavarois ; dans ce nombre de 3300 hommes ,
1200 étaient aux hôpitaux. Aucun préparatif n'annonçait
encore le commencement du siége de Dantzick : la garni
son était en bon état , et maîtresse des dehors . Modlin et
Zamosk n'étaient point sérieusement inquiétés . AStettin ,
un combat très-vif avait eu lieu ; l'ennemi , ayant voulu
s'introduire entre Stettin et Dam , avait été culbuté dans
les marais , et 1500 Prussiens y avaient été tués ou pris.
Une lettre reçue de Glogau faisait connaître que cette
place , au 12 avril , était dans le meilleur état. Il n'y avait
rien de nouveau à Custrin . Spandau était assiégé : un ma
gasin à poudre y avait sauté , et l'ennemi, ayant cru pouvoir
profiter de cette circonstance pour donner l'assaut ,
avait été repoussé après avoir perdu 1000 hommes tués ou
blessés . On n'a point fait de prisonniers , parce qu'on était
séparé par des marais .
Les Russes ontjeté des obus dans Wittenberg, etbrûlé
une partie de la ville . Ils ont voulu tenter une attaque de
vive force , qui ne leur a point réussi. Ilsy ont perdu 5 à
600hommes . 1
La position de l'armée russe paraissait être la suivante :
un corps de partisans , commandé par un nomméDormberg,
qui , en 1809 , était capitaine des gardes du roi de
Westphalie , et qui le trahit lachement , était à Hambourg,
et faisait des courses entre l'Elbe et le Weser. Le général
Sébastiani était parti pour lui couper l'Elbe .
"Les deux corps prussiens des généraux Lecoq etBlucher
paraissaient occuper, le premier, la rive droite de la Basse-
Saale , le second , la rive droite de la Haute-Saale .
>>Les généraux russes Wintzingerode et Wittgenstein
occupaient Leipsick ; le général Barclay de Tolly était sur
ΜΑΙ 1813 . 285
la Vistule , observant Dantzick ; le général Saken était
devant le corps autrichien , dans la direction de Cracovie ,
sur la Pelica .
» L'Empereur Alexandre avec la garde russe , et le général
Kutusow , ayant une vingtaine de mille hommes , parais-
■ saient être sur l'Oder ; ils s'étaient fait annoncer à Dresde
pour le 12 avril, ils s'y étaient fait depuis annoncer pour
le 20 : aucune de ces annonces ne s'est réalisée .
L'ennemi paraissait vouloir se maintenir sur la Saale.
Les Saxons étaient dans Torgau .
Voici la position de l'armée française :
"Le vice-roi avait son quartier-général à Mansfeld , la
gauche appuyée à l'embouchure de la Saale , occupant
Calbe et Bernebourg , où est le duc de Bellune . Le général
Lauriston , avec le 5º corps , occupaient Asleben, Sondersleben
et Gerbstet . La 31ª division était sur Eisleben ; la
35° et la 36° étaient en arrière en réserve. Le prince de la
Moskowa avait son corps en avant de Weimar. Le duc de
1. Raguse était à Gotha; le 4º corps , commandé par le général
Bertrand , était à Saafeld ; le 12º corps , sous les ordres
du duc de Reggio , arrivant à Cobourg.
1
i
3
La garde est à Erfurt , où l'Empereur est arrivé le 25 à
onze heures du soir. Le 26, S. M. a passé la revue de la
garde , et a visité les fortifications de la ville et la citadelle.
Elle a fait désigner des locaux pour y établir des hôpitaux
qui puissent contenir 6000 malades ou blessés , ayant ordonné
qu'Erfurt serait la dernière ligne d'évacuation .
Le 27, l'Empereur a passé en revue la division Bonnet,
faisant partie du 6º corps aux ordres du duc de Raguse .
Toute l'armée paraissait en mouvement : déjà tous les
partis que l'ennemi avait sur la rive gauche de la Saale se
sont reployés . Trois mille hommes de cavalerie s'étaient
portés sur Nordhausen pour pénétrer dans le Hartz , etun
autre parti sur Heiligenstadt pour menacer Cassel : tout
cela s'est reployé avec précipitation , en laissant des madades
, des blessés et des traînards , qui ont été faits prisonniers.
Depuis les hauteurs d'Ebersdorf jusqu'à l'embouchure
de la Saale , il n'y a plus d'ennemis sur la rive
gauche.
La jonction entre l'armée de l'Elbe et l'armée du Mein
doit s'opérer le 27 entre Naumbourget Mersebourg .
Le quartier-général de l'Empereur était le 28 à Naumbourg:
le prince de la Moskowa avait passé la Saale . Le
général Souham avait culbuté une avant-garde de 2000
286 MERCURE DE FRANCE ,
hommes qui avait voulu s'opposer au passage de la rivière.
Tout le corps duprince de la Moskowa élast enbataille audelà
de Naumbourg.
Le général Bertrand occupait Jéna et avait son corps
rangé sur le fameux champ de bataille d'Jena .
"Le duc de Reggio avec le 12 corps arrivait à Saalfeldt.
>>Le vice-roi débouchait par Hall et Mersebourg.
Le général Sébastiani s'était porté, le 24, sur Velzen : il
avait culbuté un corps de 4000 aventuriers commandés
par le général russe Czernicheff: il avait dispersé son
infanterie ; il avait pris une partie de ses bagages et son
artillerie , et le poursuivait l'épée dans les reins , sur Lunebourg.
>>Le 29 , l'Empereur avait porté son quartier-général à
Naumbourg .
>>Le prince de la Moskowa s'était porté sur Weissenfels.
Son avant-garde , commandée par le général Souham ,
arriva près de cette ville à deux heures après-midi , et se
trouva en présence du général russe Lanskoï , commandant
une division de 6 à 7 mille hommes de cavalerie , d'infanterie
et d'artillerie . Le général Souham n'avait pas de
cavalerie ; mais sans en attendre il marcha à l'ennemi et
le culbuta de ses différentes positions . L'ennemi démasqua
12 pièces de canon ; le général Souham en fit mettre un
pareil nombre en batterie. La canonnade devint vive et fit
des ravages dans les rangs russes qui étaient à cheval et à
découvert , tandis que nos pièces étaient soutenues par des
tirailleurs placés dans des ravins et dans des villages. Le
général de brigade Chemineau s'est fait remarquer.
L'ennemi essaya plusieurs charges de cavalerie: notre
infanterie le reçut en carré et par feu de file qui couvrit le
champ de bataille de cadavres russes et de chevaux . Le
prince de la Moskowa dit qu'il n'a jamais vu à la fois plus
d'enthousiasme et de sang-froid dans de l'infanterie. Nous
entrâmes dans Weissenfels ; mais voyant que l'ennemi
voulait tenir près de la ville , l'infanterie marcha à lui au
pas de charge , les schakos au bout des fusils et aux cris
de vive l'Empereur! La division ennemie se mit en
retraite . Notre perte en tués et blessés a été d'une centaine
d'hommes .
79Le 27, le comte Lauriston s'était porté sur Wettin , où
l'ennemi avait un pont. Le général Maisons fit placer une
batterie qui obligea l'ennemi à brûlerle pont , et il s'empara
de la tête de pont que l'ennemi avait construit.
ΜΑΙ 1813 .
287
Le 28, le comte Lauriston se porta vis-à-vis Hall , où un
corps prussien occupait une tête de pont , culbuta l'ennemi
et l'obligea d'évacuer cette tête de pont et de couper le
pont.
Une canonnade très-vive s'en était suivie d'une rive
al'autre. Notre perte a été de 67 hommes ; celle de l'ennemi
a été bien plus considérable .
" Le vice-roi avait ordonné au maréchal duc de Tarente de
se porter sur Marsebourg. Le 29 à quatre heures aprèsmidi
, ce maréchal arriva devant cette ville ; il y trouva
2000 Prussiens qui voulurent s'y défendre: ces Prussiens
étaient du corps d'Yorck , de ceux mêmes que le maréchal
commandait en chef et qui l'avaient abandonné sur le
Niemen. Le maréchal entra de vive force , leur tua du
monde , leur fit 200 prisonniers , parmi lesquels se trouve
un major , et s'empara de la ville et du pont.
Le comte Bertrand avait , le 29 , son quartier-général à
Dornbourg , sur la Saale , occupant par une de ses divisions
le pont d'Jéna .
Le duc de Raguse avait son quartier-général à Kæsen
sur la Saale ; le duc de Reggio avait son quartier-général
Saafeld sur la Saale .
Ce combat de Weissenfels est remarquable parce que
c'est une lutte d'infanterie et de cavalerie en égal nombre
et en rase plaine , et que l'avantage est resté à notre
infanterie. On a vu de jeunes bataillons se comporter avec
autant de sang-froid et d'impétuosité que les plus vieilles
troupes.
"Ainsi , pour début de cette campagne , l'ennemi est
chassé de tout ce qu'il occupait sur la rive gauche de la
Saale ; nous sommes maîtres de tous les débouchés de
cette rivière ; la jonction entre les armées de l'Elbe et du
Mein est opérée , et les villes importantes de Naumbourg ,
de Weissenfels et de Marsbourg ont été occupées de vive
force. »
Tels étaient les avantages d'un début de lajonction de
l'armée du Prince vice-roi , et de celle qui s'avançait sous
les ordres de l'Empereur ; ce n'était là que le prélude d'un
des événemens mémorables qui accomplit les promesses
de l'Empereur , les voeux de la France , et couronne d'une
gloire nouvelle une armée jeune d'ardeur, vieille de courage,
forte de l'expérience de ses généraux , et du génie de son
auguste chef. Au moment où nous écrivons le canon
retentit: il annonce que non loin des plaines d'Jéna et sur
le même champ de bataille de Lutzen , où périt Gustave
288 MERCURE DE FRANCE , ΜΑΙ 1813 .
Adolphe victorieux , l'Empereur vient de remporter une
victoire brillante et complète sur les armées russes et
prussiennes combinées , et rénnies sous les ordres de
l'empereur Alexandre et du roi de Prusse , commandant
en personne. Cette bataille a été livrée le 1 mai ; à sept
heures du soir l'Empereur poursuivait ses avantages .
S....
ANNONCES.
Considérations nouvelles sur le Droit en général, et particulièrement
sur leDroit de la nature et des gens ; par C. L. S. Michel , ex-procureur-
général près la cour d'Appel de Douai , membre de la Légiond'Honneur
etchevalier de l'Empire. Un vol. in-8°. Prix , 3 fr. 50 с.
- Le même , in-12 : 2 fr. 50 c. Chez Delaunay , libraire , Palais-
Royal , galerie de bois , nº 143 ; Marchant , libraire, rue des Grands-
Augustins , nº 23 .
Histoire littéraire d'Italie , par P. L. Ginguené , de l'Institut impérial
de France , etc. TOME SIXIÈME . Prix , 6 fr . , et 7 fr .
60 c. franc de port. Chez Michaud frères , imprimeurs-libraires , rue
des Bons-Enfans , nº 34.
Chacun des cinq premiers volumes déjà publiés , se vend également
6fr.
ERRATA pour le dernier No.
Dans l'annonce des livres ,page 238 , Eurodie ; lisez : Eudoxie.
Page 240 , dernier article : Essai sur la typographie ; lisez : Essai
sur la topographie.
Le MERCURE DE FRANCE paraît le Samedi de chaque semaine
parcahier de trois feuilles. Le prix de la souscription est de 48francs
pour l'année , de 25francs pour six mois , et de 13francs pour un
trimestre.
Le MERCURE ÉTRANGER paraît à la fin de chaque mois , par
cahier de quatre feuilles. Le prix de la souscription est de 20franos
pour l'année , et de II francs pour six mois. ( Les abonnés au
Mercure de France , ne paient que 18 fr. pour l'année , et 10 fr . pour
six mois de souscription au Mercure Etranger.)
On souscrit tant pour le Mercure de France que pour le Mercure
Étranger, au Bureau du Mercure , rue Hautefeuille , nº 23 ; et chez
les principaux libraires de Paris , des départemens et de l'étranger ,
ainsi que chez tous les directeurs des postes .
Les Ouvrages que l'on voudra faire annoncer dans l'un ou l'autre
de ces Journaux, et les Articles dont on désirera l'insertion , devront
être adressés ,francs de port , à M. le Directeur- Général du Mercure ,
Paris.
க
cen
MERCURE
DE FRANCE .
N° DCXVII . - Samedi 15 Mai 1813 .
ANE
POÉSIE .
LE JEUNE RAIMOND .
Elégie couronnée par l'Académie des Jeux Floraux ,
dans sa séance du 3 mai 1813 .
Ego vadam ad illum , ille non revertetur ad me .
DAVID , second livre des Rois .
Au vallon du Tolza , fertile et beau séjour ,
Est un enclos funèbre , où placés tour-à-tour ,
Reposent à jamais les aïeux du village.
Voisin de cet asile , un modeste ruisseau ,
Comme un sillon d'argent , suit au loin le côteau
Et se perd en un bois sauvage .
C'est là , que dans un soir d'été ,
M'abandonnant à la mélancolie ,
Je fixais un oeil attristé ,
Sur ces limpides eaux , dont la rapidité
Me retraçait la suite de la vie .
T
MERCURE
DE FRANCE , 1
:
Tout-à-coup d'un essaim d'enfans
Les cris joyeux se font entendre ;
Et déjà plus prompts que les vents ,
Sur ces bords je les vois descendre.
En se livrant de folâtres combats ,
Ils brisaient des roseaux les tiges verdoyantes , Et franchissaient
dans leurs courses bruyantes
Plus d'une tombe ouverte sous leurs pas.
Tous semblaient ignorer que cette même terre ,
Où d'un plaisir si pur leurs coeurs étaient émus ,
De tant d'hommes qui ne sont plus
Enfermait la froide poussière ;
Et devait se r'ouvrir un jour
Pour les engloutir à leur tour.
Frappé de cette image et de leur folle ivresse
J'attachais mes regards sur ces enfans heureux : Mais le jeune Raimond se distinguait entr'eux , Par je ne sais quel air de grâce et de noblesse.
Seul héritier d'une illustre maison ,
Qui du malheur avait subi l'outrage ,
Il promettaitd'en soutenir le nom ,
Et d'un grand coeur annonçait le courage.
On eût dit , qu'étrangère aux chagrins ennemis ,
Son ame défiait le sort le plus funeste ;
Et tout en folâtrant , à ses jeunes amis ,
D'une bourse indigente il partageait le reste .
Bientôt , la nuit plus sombre interrompit leurs jeux :
Pensif , je m'éloignai nourrissant l'espérance
De voir long-tems encor cet enfant généreux ,
Des ses nobles parens consoler la souffrance.
Hélas ! deux jours après , sous l'arbre du hameau ,
J'appris d'un vieux pasteur , au front sexagénaire ,
Que cet infortuné , doux trésor de sa mère ,
Dormait déjà dans la nuitdu tombeau.
<<Pour cueillir la blanche églantine
» Suspendue aux flanes d'un rocher ,
Je l'ai vu , me dit-il , je l'ai vu se peucher
>> Le long d'une affreuse ravine.
ΜΑΙ 1813 .
» Mais à peine sa faible main ,
›Eut saisi cette fleur , objet de son envie ,
» Qu'à travers les rochers précipité soudain ,
>>Dans l'onde il a perdu la vie.>>
Imprudent ! m'écriai-je alors :
Tu vécus l'âge d'une rose ;
Et déjà moissonné tu tombés sur ces bords
Comme la fleur à peine éclose ,
Qui fut le prix de tes efforts .
Seul , à ces mots , vers l'enclos funéraire ,
Je m'avançais , de deuil environné ,
Lorsque du jeune infortuné ,
A mes regards s'offrit la mère .
Penchée aux bras de son époux ,
Elle marchait silencieuse et pâle ;
Mais parvenus à la pierre fatale ,
Tous les deux à la fois tombèrent à genoux.
Je les voyais dans l'herbe jaunissante ,
Cachant un front par la douleur flétri ,
Le nom de cet enfant chéri ,
Rendait leur plainte plus touchante ;
Et sur la pierre du trépas ,
Comme s'il eut pu les entendre ,
Tous les deux , en pleurant , ils s'écriaient : « Hélas !
› Vers nous tu ne reviendras pas ,
291
م
Mais avant peu , vers toi , tu nous verras descendre . <<<
S. EDMOND GERAUD.
STANCES A ZULMÉ .
ZULMÉ , vois folâtrer ces zéphirs caressans
Dont l'haleine embaumée effleure le feuillage ;
Entends de ces oiseaux les concerts ravissans
Et vois bondir au loin les troupeaux sous l'ombrage ;
Ce coteau qui se dore au déclin d'un beau jour ,
Ces vallons émaillés ,et cette eau qui murinure ,
Tout inspire dans la nature
Désirs d'amour.
Loindes yeux de Zéphire , une fleur vient d'éclore :
Sur sa tige ignorée elle va dépérir ;
T2
292 MERCURE DE FRANCE ,
Mais Zéphire sourit à la fille de Flore ,
Et soudain , à ses voeux on la voit s'entr'ouvrir.
Al'aspectd'un amant , ainsi fille , à son tour ,
Sent palpiter son coeur. Bientôt sa voix l'appelle ,
Etson sein indiscret décèle
Soupirs d'amour.
Tout s'émeut près de nous ; là , le lierre amoureux
Vient enlacer l'ormeau , s'unit à son feuillage ;
Plus loin d'un couple ailé les accens doucereux
Trahissent le secret du plus doux badinage ;
Le papillon lui-même , au moins fidèle un jour ,
De la fleur du vallon savourant le calice ,
Enivré , goûte avec délice
Plaisirs d'amour.
Toi seule , ma Zulmé , peux rester insensible
Al'aspect de tableaux si purs et si touchans ;
Ah ! comment désarmer ta rigueur inflexible ,
Si ton coeur est muet , même au milieu des champs !
Tabeauté te rend fière ; Eh ! c'est la fleur d'un jour ,
Qui brillante aujourd'hui , demain pâlit , s'efface .
Adieux beaux ans ... Qui les remplace ?
Regrets d'amour.
MALO.
DE TEMS EN TEMS ,
CHANSONNETTE .
Air : Le premier pas .
De tems en tems ,
Détachant ma musette
De l'humble myrte auquel je la suspends ,
Sans nul effort , je compose et répète
Tendre romance ou vive chansonnette
De tems en tems .
De tems en tems ,
Je sens pour une belle
Mon coeur brûler des feux les plus ardens ;
Toujours jaloux de lui prouver mon zèle
J'aime ma belle , et je lui suis fidèle
.5..
De tems en tems .
(Bis.)
(Bis.)
ΜΑΙ 1813 . 293
De tems en tems ,
A l'ombre de la treille ,
Au dieu Bacchus offrant ungrain d'encens ;
Charmé , séduit , par sa liqueur vermeille ,
Joyeusement je vide ma bouteille
De tems en tems.
De tems en tems ,
Jouer est ma folie ,
(Bis.)
Le jeu , par fois , peut charmer nos instans ;
Quand pour second , j'ai fillette jolie ,
Avec plaisir je fais une partie
De tems en tems .
De tems en tems ,
(Bis.)
( Je suis la douce pente
Qui des plaisirs m'offre les plus piquans ;
Vrai sans soucis , l'ame toujours contente ,
J'aime , je bois , je ris , je joue et chante
De tems en tems . (Bis.)
ARMAND- SEVILLE , convive des soupers de Momus ,
et secrétaire général de la société libre des Joycur .
A M. RAMEY ,
Sur sa statue de l'Empereur.
COMMENT ce modèle des rois
Ne vivrait-il pas d'âge en âge ?
S'il n'était immortel par ses nombreux exploits ,
Il le serait par ton ouvrage.
ÉNIGME .
Je viens des pays gras , dit-on ,
Et quoique j'aie acquis en France ,
Par une longue résidence ,
VIAL .
Le droit bourgeois , grec reste mon surnom.
On prétend qu'un Français se pique
De politesse envers un étranger ;
Je n'en crois rien , car dans la république
Où je siége , ils n'ont pas rougi de me loger
294 MERCURE DE FRANCE , MAI 1813 .
Auxderniers rangs , avec une mine fourchue ,
Et la figure biscornue..
C'est ainsi que dans leur pays ,
Osent meprésenter ces Français si polis !
LOGOGRIPHE
S ........
Du temple de Janus quand Mars ouvre les portes ,
On cesse de courir à mes divins autels ;
Mais sitôt que ce dieu dissipe ses cohortes
Je mérite l'hommage et l'encens des mortels .
Veut-on que le lecteur aisément me devine !
Otez ma tête : alors des premiers troubadours
La province où je suis rappelle l'origine ,
Etde Pétrarque aussi les célèbres amours.
Sans ma tête et ma queue , autre métamorphose ;
Je me change à l'instant en exclamation.
Enfin àmon entier l'Angleterre s'oppose ,
Etje ne suis qu'un mot pour cette nation .
FÉLIX MERCIER (deRougemont).
CHARADE.
Si tu crains de faire naufrage ,
Ami , reste sur le rivage
Et ne quitte pas le premier.
Plus d'une bouche provençale
Avec délices se régale
Demets préparés au dernier.
Souvent , près d'un suberbe temple ,
L'artisté s'arrête et contemple
L'architecture de l'entier. B.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernierNuméro.
Le mot de l'Enigme est Mineur.
Celui du Logogriphe est Noël , dans lequel on trouve : Léon ,
empereur ; Léon , roi ; Léon , pape ; saint Léon , Léon , philosophe ;
Léon , ville et royaume .
Celui de la Charade est Hallebarde . :
SCIENCES ET ARTS .
RÉPONSE A M. L. A. M. SUR SA CRITIQUE DU TRAITÉ ÉLÉ-
MENTAIRE D'ORNITHOLOGIE DE M. MOUTON-FONTENILLE
par l'auteur de ce Traité .-In-8° .
l'a
La polémique entre des hommes recommandables par
leurs talens et leurs lumières , a toujours des résultats
avantageux pour les progrès des sciences , parce que ,
ainsi qu'on dit si souvent , c'est du choc des opinians
contraires que naît la vérité. Mais lorsque l'aigreur anime
les combattans , la discussion dégénère en dispute , et le
public s'en amuse, tandis que les impartiaux s'affligent de
voir le mérite donner prise à la médisance . L'opuscule
quej'annonce a paru au milieu d'un différend de ce genre ,
qui a offert à la république des lettres le triste spectacle
de deux écrivains faits pour s'estimer , s'attaquant avec
acharnement et se faisant une guerre dont les sciences
n'ont retiré aucun avantage .
En 1811 , M. Mouton-Fontenille , naturaliste connu
par vingt années d'observations et de travaux, et par des
ouvrages qui ont obtenu des savans un accueil honorable ,
publia un Traité élémentaire d'ornithologie , qui manquait
à l'enseignement et dont les professeurs désiraient vivement
la publication. Un travail si nécessaire fut bien accueilli
et le méritait; les maîtres le recommandèrent aux
élèves et s'en servirent eux-mêmes dans leurs leçons .
Cependant ce succès excita la bile d'un homme auquel
l'auteur n'avait jamais donné aucun sujet de plainte , et
il attaqua sans ménagement une production vraiment recommandable.
M. Mouton a cru devoir répondre à cette
critique amère, faite bien moins dans l'intention de servir
la science que dans celle de le dénigrer lui-même. Si sa
réponse n'était qu'un mémoirejustificatif, on se dispenserait
d'en parler dans le Mercure; mais comme elle con296
MERCURE DE FRANCE ,
tient une foule d'observations curieuses sur l'histoire
naturelle , elle mérite d'être connue des savans .
:
M. L. A. M. reprochait à l'auteur d'avoir composé son
Traité avec vingt pages de Buffon , cent de Linné , dix
de Virey , trois ou quatre des Lettres à Sophie , et quelques
lignes de Belon , Gessner , Aldrovande , Jonston ,
Le Vaillant , Brisson , etc.
M. Mouton répond que s'il a fait usage des Fundamenta
ornithologiæ de Linné et de l'introduction au systema
naturæ , ainsi que du discours sur la nature des
oiseaux par Buffon , il n'a point prétendu , en agissant
ainsi , se parer des dépouilles de ces grands hommes et
des autres naturalistes chez lesquels il a puisé ; qu'il a
eu soin d'avertir ses lecteurs des emprunts qu'ils faisait ;
qu'il a disposé l'Histoire naturelle des oiseaux de Buffon
d'après le système de Linné ; qu'une classification systémalique
, qui suppose de l'ordre , de la méthode et de la
clarté , ne peut-être regardée comme une compilation
faite sans soin; et qu'enfin il n'a rien emprunté aux
Lettres à Sophie , qu'il ne connaissait lors de la rédaction
de son ouvrage que par l'excellente critique qu'un de
nos premiers savans en a faite dans le Mercure .
M. L. A. M. reprochait en second lieu à l'auteur du
Traité élémentaire d'ornithologie d'avoir mal traduit le
texte de Linné , et il citait pour exemple cette phrase
latine : trachoea annulis constat merè cartilagineis , que
l'auteur critiqué a traduite ainsi : la trachée artère ( des
oiseaux ) estformée par des anneaux purement cartilagineux.
Le critique prétend qu'il fallait dire , des anneaux
cartilagineux parfaits . Mais M. Mouton lui répond avec
raison que le texte latin ne renferme rien de semblable ,
et que le mot merè veut dire , purement , sans mélange.
Comme M. L. A. M. n'appuie par aucun autre exeniple
son assertion que M. Mouton a mal traduit le texte de
Linné , nous ne l'en croirons pas sur parole, puisqu'il se
trompe si grossièrement en voulant prouver que le savant
dont il dénigre l'ouvrage a fait un solécisme .
M. Mouton relève ensuite un anachronisme d'un
demi- siècle échappé à son critique , au sujet de Belon .
Le censeur a employé beaucoup de paroles pour blâ
ΜΑΙ 1813 . 297
mer l'auteur d'avoir placé le flammant , l'avocette et le
coureur, dans l'ordre des échassiers ou oiseaux de rivage,
au lieu de les avoir mis dans les palmipèdes , et il con- ,
clut de là que la classification méthodique de M. Mouton
ne vaut rien.
Celui-ci répond que la faute, s'il y en a une , doit
retomber sur Linné , dont il a suivi le système. Il ajoute
ensuite que ce n'est que pour celui qui ne voit qu'un seul
caractère dans une classification artificielle , que leflammant
et l'avocette semblent appartenir à la famille des palmipèdes
: << Mais celui qui dispose les oiseaux d'après une
>> méthode naturelle, le vrai naturaliste sur-tout , qui , sans
» s'arrêter à un seul attribut , en considère plusieurs dans
» son ensemble , en accordant au caractère des doigts
>>palmés toute la valeur et la considération qu'il mérite ,
>> voit que si le flammant et l'avocette semblent se
>> rapprocher des palmipèdes par ce seul attribut , ils se
>> rapprochent plus encore des oiseaux de rivages , par la
>>longueur de leurs extrémités inférieures et de leur cou ,
>> par la nudité de leurs cuisses , la forme de leur corps ,
>> par leurs habitudes , leur genre de vie , etc .; et il sait
>>qu'un caractère positif ne peut pas annuller plusieurs
>> caractères négatifs . Ainsi leflammant et l'avocette
>> forment le chaînon qui unit les palmipèdes aux
>>échassiers . Linné a donc eu raison de placer le
>>flammant immédiatement après les palmipèdes , et à la
>> tête des oiseaux de rivages . »
C'est d'après ces raisons que M. Mouton s'est rangé à
l'avis de Buffon et de Linné , qui placent l'avocette et le
flammant parmi les oiseaux de rivages . D'autres naturalistes
, entr'autres l'anglais Reinhold, Forster, le célèbre
Blumenbach , dans leurs Manuels d'histoire naturelle',
Cuvier , dans son Tableau élémentaire , Millin , dans ses
Élémens , ont partagé le sentiment de Linné et de Buffon .
De pareils noms sont un très-grand poids dans la
balance , sur-tout lorsqu'on n'a que celui de M. L. A. M.
à leur opposer. Je ne transcrirai pas ici les choses trèsdéplacées
que ce critique se permet sur ce qu'il appelle
la manière de philosopher de M. Mouton-Fontenille , il
suffit de lire la réponse de celui-ci pour savoir que la
298 MERCURE DE FRANCE ,
victoire n'est pas demeurée à l'assaillant. Cette discussion
donne lieu à M. Mouton de présenter diverses considérations
sur les études qui restent à faire pour compléter
l'histoire naturelle de la France. Elles sont dignes
d'exciter l'attention publique , et prouver que même dans
la polémique , les vues d'utilité générale se présentent
toujours à l'esprit juste et à la raison éclairée de
P'auteur.
Son ennemi , tout en convenant du mérite du traité
sur l'art d'empailler les oiseaux placé à la suite de l'ornithologie
, reproche , à l'auteur , de nombreuses et insipides
répétitions , et de vouloir s'emparer du travail de
M. Hénon , son collaborateur .
M. Mouton oppose d'abord à M. L. A. M. le témoignage
de M. Chaptal , qui a regardé son travail comme
très -neuf, très-utile et très-bien rédigé. Il n'est pas difficile
de juger entre M. Chaptal , si profond dans les
sciences physiques , et M. L. A. M. , dont les ouvrages
prouvent beaucoup d'esprit , mais peu de connaissances .
Quand au second point , il faut savoir que MM. Mouton
etHénon ont successivement publié deux éditions d'un
traité de l'Art d'empailler les oiseaux , qu'ils avaient
composé ensemble , mais dont la plus grande partie était
du premier . Après la mort d'Hénon , M. Mouton a entièrement
refondu l'ouvrage , et en fait le troisième volume
de ses Elémens d'Ornithologie. Il n'a pas nommé
Hénon sur le titre , mais il le nomme dans sa préface,
et renvoye à l'éloge de son collaborateur , inséré dans
le compte rendu des travaux de la Société d'agriculture
de Lyon , en 1809. M. Mouton parle plusieurs fois dans
cet éloge de l'Art d'empailler; il est donc irréprochable à
cet égard.
M. L. A. M. a aussi écrit sur l'histoire naturelle ;
M. Mouton , qu'il a critiqué avec tant d'amertume , le
critique à son tour. Il cite d'abord un passage d'un des
livres de M. L. A. M. , où il dit à une demoiselle : Vous
avez vu des corbeaux et des aigles , dont l'audace égale la
voracité, dévorer les lièvres , les perdrix etjusqu'à l'agneau .
M. Mouton soutient avec raison que les corbeaux ne
mangent ni les agneaux , ni les lièvres , ni les perdrix.
ΜΑΙ 1813 .
299
M. L. A. M. continue de dire à son écolière : Que la
nature ne les amène ( les aigles et les corbeaux ) dans nos
climats que pendant Phiver , et que comme ils sont couverts
d'un plumage noir et lugubre , il heurte avec la
blancheur des champs et l'azur des cieux , et les fait découvrir
de loin au faible qu'ils menacent. M. Mouton ,
occupé d'ornithologie depuis vingt années , dit que
jamais aucun naturaliste n'a vu d'aigle couvert d'un
plumage noir et lugubre, que les corbeaux paraissent en
automne comme en hiver , lorsqu'il y a de la neige
comme lorsqu'il n'y en a point , et il accuse son critique
d'avoir confondu le corvus corona avec le corvus corax ;
il lui reproche en outre d'avoir falsifié , par des détails
burlesques , la fécondation des palmiers d'Otrante , rapportée
parSorianus Pontanus. Il est vrai que ce récit est
très-convenant dans la correspondance de M. L. A. M.
avec sa belle amie; quant aux erreurs qui y fourmillent ,
il suffit de savoir un peu de botanique pour les reconnaître.
Au reste , M. Mouton déclare à la fin de son opuscule,
qui est une suite nécessaire du traité d'Ornithologie
, que c'est la première fois qu'il prend la plume
pour se défendre , mais qu'il ne la prendra plus pour un
semblable objet. Nous l'y engageons bien vivement
pour sa réputation. Les ouvrages qu'il a promis depuis
long-tems , mais sur-tout ses Elémens de Botanique et
son Pinax des plantes européennes , répondront aux envieux
qui s'agitent maintenant pour s'éclipser ensuite ,
mieux que toutes les brochures qu'il pourrait faire .
L. A. M. BOURGEAT .
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS.
-
CONTES NOUVEAUX ET NOUVELLES NOUVELLES ; par ADRIEN
DE SARRAZIN. -- Quatre vol. in-8°. Prix , 7 fr .
50 c. , et g fr . franc de port ; papier vélin , 12 fr . , et
13 fr. 50 c. franc de port . - A Paris , chez F. Schoell,
libraire , rue des Fossés -Montmartre , nº 14 .
SANS doute les lecteurs du Mercure n'ont point oublié
ni le Caravanserail , ni l'auteur de ce charmant ouvrage .
M. de Sarrazin a eu soin d'ailleurs de se rappeler de tems
en tems à leur souvenir par des contes du même genre et
par des nouvelles que le public a reçues avec beaucoup de
faveur . Le Portrait de Famille a fourni le sujet de deux
pièces de théâtre ; je crois me rappeler qu'on essaya
aussi de mettre sur la scène Vieillesse et Gailé , et si ce
conte n'eut pas autant de succès sous la forme dramatique
, ce ne fut pas la faute du conteur. Le recueil que
nous annonçons aujourd'hui renferme la plupart de ces
morceaux déjà publiés dans le Mercure , mais ils n'en
forment guères que la moitié. L'autre est tout-à- fait nouvelle,
et c'est principalement de celle-là que nous devons
rendre compte à nos abonnés .
Le Caravanserail et les Nouveaux contes ont entr'eux
des ressemblances et des différences ; je ne sais trop auquel
de ces deux recueils le public donnera le prix.
Dans le premier , on voit régner par-tout les moeurs
orientales ; le merveilleux y joue un rôle important ;
chaque conte a pour but de mettre en évidence quelque
vérité philosophique ou morale , souvent profonde et toujours
juste ; l'allégorie est un des moyens dont l'auteur
se sert poury parvenir. L'imagination a eu un libre essor
dans cet ouvrage , la peinture des moeurs orientales lui
donne un éclat et un relief qui manque ordinairement
aux tableaux dont les sujets sont pris parmi nous . Mais
peut-être aussi l'intérêt que nous prenons aux person
MERCURE DE FRANCE , ΜΑΙ 1813 . 301 1
nages est-il moindre , en raison du moindre rapport que
nous avons avec eux ; peut-être l'allégorie n'est-elle pas
toujours exempte de ce froid qui s'y glisse si aisément
lorsqu'elle est trop prolongée. Dans ses nouveaux Contes
ou plutôt dans ses Nouvelles , M. de Sarrazin a pris peutêre
un essor moins élevé , leur couleur est plutôt morale
que philosophique , l'imagination de l'auteur n'avait pas
à y parcourir un champ aussi vaste , et par conséquent
celle des lecteurs n'y est pas mise dans un mouvement
aussi rapide et aussi varié . Mais en revanche les moeurs ,
les événemens , les personnages, tout y est plus voisin
de nous . Ce sont souvent nos contemporains que M. de
Sarrazin met en scène ; il les peint avec la plus grande
vérité , nous associe à leurs sentimens , nous fait rire de
leurs faiblesses et nous intéresse vivement à leur sort . Le
coeur est plus ému , si l'imagination est moins frappée, et
beaucoup de lecteurs trouveront cet échange avantageux.
Les penseurs et les poëtes seront , je crois , pour le
Caravanserail ; les gens du monde pourront bien se décider
pour les Nouvelles. Mais il est un point sur lequel
tous seront d'accord, et c'est celui que j'avais en vue en
parlant des ressemblances de ces deux ouvrages . Dans
tous deux , en effet , on reconnaît la même noblesse de
sentimens , la même élévation morale, et ce tonde bonne
compagnie qui devient plus rare tous les jours. Dans
tous deux aussi le style est d'une pureté , d'une élégance
remarquables . Il y règne un naturel plus rare peut- être
que le bon ton. Rien n'y décèle un auteur qui travaille
ses phrases , qui cherche à briller et à éblouir. C'est un
homme d'esprit avec qui l'on cause, et dont le style se
teint naturellement et de lui-même des couleurs propres
àson sujet , parce que l'auteur a aussi de l'imagination et
de la sensibilité . Ses deux ouvrages sont , en particulier,
si exempts de néologisme , que les peintures locales des
moeurs de notre époque, dans le recueil qui nous occupé,
peuvent seules faire connaître celle où ils ont été écrits .
Parcourons maintenant les quatre petits volumes qui
composent ce nouveau recueil. Dans le premier , nous
nous arrêterons de préférence au Spleen ou à la Vallée
de Lauterbrunn , nouvelle anglaise. L'idée en est simple ,
302 MERCURE DE FRANCE ,
mais ingénieuse. Un jeune anglais favorisé des dons de
la nature et comblé de ceux de la fortune, se trouve atteint
de cette maladie funeste dont le nom seul annonce
qu'elle est sur-tout commune chez les individus de sa
nation. Il a mis en usage tous les moyens déjà connus de
la vaincre , sans pouvoir y parvenir ; c'est en vain qu'il a
changé de plaisirs , d'occupations et de séjour :
Gælum , non animum mutant qui trans mare currunt,
dit le bon Horace , et par-tout où notre anglais s'est
transporté , suivi de son opulence , il l'a été aussi de ses
ennuis et de ses dégoûts . Il ne s'était point apperçu de
cette liaison intime des uns avec l'autre , mais enfin un
médecin habile , le docteur Elliot, s'en apperçoit pour
lui , et fonde l'espoir de le guérir sur cette remarque. Il
ordonne au jeune Wentworth de se transporter au
milieu des montages de la Suisse , pour y mener la vie
rustique et laborieuse d'un pâtre , et d'emporter avec lui
l'argent nécessaire poury former son premier établissement
, mais de s'isoler de manière à ne pouvoir pendant
une année recevoir une seule guinée de son pays. La
résolution paraît d'abord désespérée au jeune homme,
mais sa maladie ne l'était pas moins et il se décide. Il va
s'établir dans la vallée de Lauterbrunn; et là commence
à s'opérer en lui une guérison ou plutôt une métamorphose
, dont l'auteur développe et nous fait suivre les
progrès avec une vérité qui annonce la plus grande
connaissance du coeur humain. C'est dans sa Nouvelle
qu'il faut les chercher; de pareils développemens ne
sont pas susceptibles d'analyse. On sera également frappé
de la description que fait l'auteur de la célèbre vallée où
il conduit son anglais ; elle est fidèle et brillante , mais
sur-tout elle est à sa place , avantage qui manque à fant
d'autres descriptions . Je n'ai sûrement pas besoin
d'ajouter que l'amour a sa part dans laguérison de notre
malade. C'est un remède qu'à la vérité le docteur Elliot
n'avait pas prescrit , mais il ne gâte jamais rien dans les
maladies de ce genre , et il fallait bien que M. de
Sarrazin finit par unir son anglais à une compagne
ΜΑΙ 1813 . 303
aimable et vertueuse , puisqu'il voulait le conduire au
bonheur.
C'est le conte d'Edgar et Blanche qui dans le second
volume fixera principalement notre attention ; non parce
qu'il est le plus important par son étendue; non que je le
regarde comme le plus parfait dans son ensemble , mais
parce que malgré le défaut essentiel dont nous allons
parler , il offre une lecture extrêmement agréable et parce
que l'auteur pour le rendre irréprochable n'aurait qu'à
lui donner plus d'étendue et de développemens . En effet ,
une partie de ceconte enlèvera , je crois , tous les suffrages .
Edgar, qui en est le héros, est en route avec son écuyer
pour remettre sur le trône une princesse opprimée ; il a
quitté , pour remplir cette oeuvre chevaleresque , une
maîtresse charmante qui lui a sauvé la vie , et le père
de cette maîtresse , vieillard aussi sage que vertueux. Il
entre dans une forêt , théâtre des enchantemens de la
fée Gloriolide. Son nom désigne assez son caractère et
son emploi: elle s'occupe en effet à tendre des pièges à
la vanité de tous ceux qui passent dans ses domaines , et
lorsqu'ils succombent, elle les transforme en oiseaux , ce
qui lui procure , comme on peut le penser , une volière
passablement peuplée . L'écuyer d'Edgar ne fait pas vingt
pas dans la forêt enchantée sans être changé en sansonnet
. Edgar , au contraire , résiste aux plus terribles
épreuves . On le loue envain de sa beauté , de son bon
sens , de son courage ; envain on lui donne toutes les
raisons de croire que la fée elle-même meurt d'amour
pour hai ; envain on lui procure dans un tournois la
gloire de triompher de tous les chevaliers de la table
ronde , il n'en conçoit pas le plus petit mouvement
d'orgueil . Mais hélas ! à la fin d'un banquet , on engage
Edgar à donner des preuves de son talent pour la poésie .
Le bon chevalier n'était pas aussi bon troubadour ;
c'était là le côté faible de ses talens , et ce fut aussi celui
de sa modestie ; sa gloriole se révolta lorsqu'il se vit
vaincu dans cette lutte si frivole , et il devint oiseau
comme tous ses prédécesseurs . Le sage Gauvain qui
entra dans la forêt après lui , ne fut pas plus heureux .
Il écouta de sang-froid toutes les louanges qui furent
304 MERCURE DE FRANCE ,
prodiguées à sa raison , à sa philosophie , à la vaste
étendue de ses connaissances , mais il ne put tenir contre
le dépit de perdre avec un enfant deux parties d'échecs .
On voit combien cette fiction est ingénieuse; les détails
en sont charmans . Le dénouement plaira sur-tout aux
femmes , car la seule présence de la modeste Blanche
suffit pour détruire le charme de la fée et pour rendre
la figure humaine à tous ses oiseaux. Mais on regrettera
sûrement avec nous que cette partie du conte où la féerie
joue un si grand rôle , ne soit pas assez bien liée avec
l'autre , où le merveilleux n'est nullement employé . Ce
défaut tient à ce que l'auteur s'est renfermé dans un trop
petit espace. Il y avait dans son sujet la matière d'un
petit roman de chevalerie et de féerie ; s'il veut l'entreprendre
, je lui réponds d'un succès complet.
Le troisième volume offre trois contes inédits ; et de
ces trois , il en est deux , le Point d'honneur et les Chagrins
de l'amour-propre , qui me paraissent d'un mérite
égal. On trouve , dans le premier , des situations fortes
et tragiques et un caractère de la plus grande fermeté.
Il est fait pour plaire aux lecteurs qui aiment les émotions
vives . Le second offre un développement trèsingénieux
du coeur humain ; il plaira sur- tout aux
observateurs et aux moralistes . Dans le Point d'honneur,
un jeune homme excellent , mais qui n'est pas tout-àfait
exempt de l'étourderie de son âge , se permet à un
repas de corps des plaisanteries déplacées sur un vieux
militaire sans fortune , mais que l'on a toujours regardé
comme le modèle de l'honneur. Tout pourrait excuser
Verseuil : ce repas de corps était le premier auquel il
se fût jamais assis ; le vin avait étourdi sa jeune tête , ses
railleries n'avaient pas été outrageantes , et le chevalier
de Montluc lui aurait pardonné sans doute , si l'honneur
n'était aussi inflexible que les mânes :
Ignoscenda quidem scirent si ignoscere manes ;
Mais le repentir de Verseuil ne peut toucher le vieillard
sévère . Un autre officier du régiment lui déclare que s'il
ne se bat pas avec M. de Montluc , il faudra qu'il quitte
le régiment , et qu'il faudra le quitter encore s'il se bat
ΜΑΙ 1813 . 305
1
SEINE
et s'il triomphe de son adversaire. M. de Montluc prescrit
lui-même les lois du combat ; afin de rendre égale
cette lutte d'un jeune homme adroit et vigoureux et
d'un vieillard débile , le sort décidera lequel des deux
aura le funeste droit de brûler la cervelle a l'autre .
Verseuil est au désespoir ; au moment de se vendre sur
le champ de bataille , une lettre lui apprend que M. de
Montluc est le père de la charmante Ernestine , del'objet
le plus cher de toutes ses affections ; mais Chonneur fu
défend de révéler ce secret terrible. Que fer - il ? com
ment se conduira-t-il ? comment pourra-t- il accorder ce
qu'il doit à l'amour et à l'honneur ? faudra-t-il que la
mort ou le malheur soient , pour un jeune homme vertueux
, le châtiment d'une faute si légère ? Je ne répondrai
point à ces questions . C'est à M. de Sarrazin qu'il
faut s'adresser pour savoir le dénouement de cette nouvelle
; je crois seulement pouvoir assurer qu'on sera
content de la manière dont il a su l'amener.
L'homme ne doit souvent ses chagrins et même ses
malheurs qu'à son amour-propre. Tel a une fortune
honnête , sans être brillante ; il ne tiendrait qu'à lui d'en
jouir et d'être heureux ; mais son voisin est riche , son
voisin a une maison plus belle , un jardin plus vaste et
mieux dessiné ; son amour - propre est humilié de la
comparaison ; il ne jouit plus de son bonheur ; il souffre
de celui d'un autre , et la paix est pour jamais bannie de
son coeur. Il en est ainsi de tous les objets sur lesquels
peut se porter l'amour-propre ; et sur quoi ne se portet-
il pas ? Tel mari peut aimer sa femme jusqu'au moment
où une autre femme l'éclipsera dans l'exercice du talent
le plus frivole , mais où elle avait joui jusques -là de la
supériorité . Telle est en général la vérité morale queM. de
Sarrazin a voulu mettre en action dans les Chagrins de
l'amour-propre , et tels sont à-peu-près les exemples
qu'il a choisis . Valcour , son principal personnage , se
ruine pour briller à l'égal de ses voisins , plus riches que
lui , et cesse d'aimer sa femme parce qu'une coquette la
surpasse , au moins en apparence , comme musicienne et
comme danseuse , dans un concert suivi d'un bal très-brillant.
La coquette, il est vrai , contribue beaucoup à tour-
V
306 MERCURE DE FRANCE ,
ner la tête du pauvre Valcour , elle tire un cruel parti de
l'avantage que lui a donné la découverte de son amourpropre
, mais cet amour-propre n'en est pas moins la
source première de ses malheurs. Ils sont grands , car
la perte de sa santé vient y mettre le comble; mais alors
l'épouse aimable et vertueuse qu'il a délaissée vient à
son secours : un médecin , homme d'esprit , la seconde.
Valcour recouvre une fortune médiocre , mais suffisante
; il retrouve sa tendresse pour sa femme , élément
de bonheur non moins important; et le médecin , après
lui avoir rendu la santé , lui prescrit le régime suivant
pour se préserver des rechûtes :
« Il en est de l'amour-propre comme du sang : il est
nécessaire à l'existence, mais il faut l'adoucir et l'épurer .
>> Pour arriver à ce but , je conseille tous les jours ,
soir et matin , et même dans le courant de lajournée ,
une bonne dose de réflexion .
>> Il faut que l'ame du malade se mette à un régime
solide , et se nourrisse d'affections douces , de sentimens
nobles et élevés .
>> Le malade tâchera de se mettre dans une situation
où tout homme raisonnable serait heureux , et se dira :
Si je suis malheureux ce n'est pas la faute de ma situation,
c'est celle de mon caractère . Alors c'est sur son caractère
qu'il faudra travailler.
>>Qu'il consulte sa raison sur la valeur réelle des
choses qu'il n'a pas , et il cessera de les envier ; qu'il la
consulte aussi sur la valeur des choses qu'il possède ,
elle lui révélera son bonheur .
>>Il examinera avec quelque attention ce que l'on
admire et ce que l'on critique dans le monde. Il verra
qu'on ne s'occupe guères des choses importantes, et que
les bagatelles jouent le premier rôle .
>>Quand il jouira du sentiment de ses propres vertus
et de celles des êtres qui l'environnent , il permettra que
l'on censure son tailleur ou son cuisinier , que l'on critique
la couleur de ses chevaux et la forme de sa voiture
, et il ne sera plus tourmenté par les caprices d'une
coquette et par l'opinion de la frivolité>. >>
Nous voici arrivés au dernier volume : il s'ouvre par
ΜΑΙ 1813 . 307
, la Chaumière , nouvelle remplie du plus grand intérêt
qui même est peut-être la meilleure du recueil , mais
dont l'étendue ne nous permet pas de donner ici l'analyse.
Elle est suivie des Deux Veuves , morceau déjà
connu de nos lecteurs , et qui se distingue par la sévérité
du sujet ainsi que par la noblesse des sentimens du principal
personnage . Quoique le dénouement en soit heureux
, il laisse aux lecteurs une impression un peu
sombre ; mais l'auteur a eu soin de le faire suivre immédiatement
par une allégorie aussi amusante qu'ingénieuse
, et qui termine ce dernier volume très-heureusement.
L'auteur voit en songe la déesse de la Vérité ,
qui lui remet une balance avec laquelle il pourra peser
et apprécier tout ce qui tient au moral de l'homme ; ses
vertus et ses vices , ses talens et ses ridicules , ses ennuis
et son bonheur. Muni de cet instrument d'espèce nouvelle
, il se transporte aux Champs-Elysées , s'établit
auprès de l'homme qui y pèse les corps et offre ses services
aux passans qui seront curieux de faire peser leur
esprit , leur bonheur et leur caractère. Ce cadre , pour
parler le langage du jour, ce cadre est fort heureusement
choisi . L'auteur y place successivement les portraits
d'une multitude d'originaux ; tous sont d'une touche
spirituelle et de la plus grande vérité ; et pour tous il sait
trouver un poids chargé d'une inscription qui répond
en un seul mot à la question qu'on vient de lui faire .
Ce songe , un peu malin , est écrit en vers et en prose.
Les vers ont quelque chose de la manière de Gresset ;
ils sont légers , faciles , pleins de sens , et annoncent
que l'auteur entend assez bien la période poétique. Il
pourra prétendre à des succès dans ce genre s'il veut
se donner la peine de le cultiver.
J'ai hésité au commencement de cet article entre le
Caravanserail et les Nouveaux Contes ; il est cependant
une partie où le nouveau recueil annonce que l'auteur a
fait des progrès marqués . Son dialogue est plus vif , plus
rapide , et encore plus naturel que dans le premier ouvrage.
En un mot , si après avoir joui de cette nouvelle
production de son talent , on veut l'examiner avec les
yeux sévères de la critique , on ne pourra , je crois , y
1
V2
308 MERCURE DE FRANCE ,
reprendre que quelques invraisemblances légères . L'auteur
entraîné par la vivacité de son imagination , ne les
aura probablement pas aperçues , et je crois qu'il en
arrivera autant au plus grand nombre de ses lecteurs .
On doit cependant désiser que M. de Sarrazin se tienne ,
à l'avenir ; tout-à-fait sur ses gardes . On voudrait n'avoir
même pas ce léger reproche à faire à des ouvrages qui
placent l'auteur parmi nos conteurs les plus ingénieux ,
et lui donnent un rang distingué parmi ceux qui nous
amusent , non seulement sans blesser la décence la plus
rigoureuse , mais en nous offrant des leçons de la morale
la plus élevée , en nous mettant sous les yeux des exemples
de la plus austère vertu .
,
C. V.
ALEXINA , ou la Vieille tour du château de Holdheim ;
par Mme *** auteur d' Eugenio et Virginia , d'Orfeuil
et Juliette , etc. , etc. - Quatre vol. in- 12 de 1072 p .
-Prix , 12 fr. , et 14 fr. franc de port. - A Paris ,
chez Renard , libraire breveté de S. A. I. Madame la
princesse Pauline , rues Caumartin , nº 12 , et de
Î'Université , nº 5 .
Ce charmant ouvrage est un nouveau titre que l'auteur
s'est acquis à la reconnaissance publique. Les gens de
goût et les personnes sensibles n'ont point sans doute
oublié , qu'indépendamment de plusieurs traductions
très- agréables , telles que Rosa ou la Fille mendiante , le
Père et la Fille , etc., nous lui devons Eugenio et Virginia
, Orfeuil et Juliette , romans qui ont eu un assez
grand nombre d'éditions , et qui ont été traduits en plusieurs
langues ; enfin Maclovie ou les Mines du Tyrol.
L'ouvrage que nous annonçons aujourd'hui , loin d'être
inférieur aux précédens , pourrait l'emporter à quelques
égards , à cause de la difficulté vaincue : l'auteur , à ce
qu'elle nous apprend elle-même dans une courte introduction
placée à la tête du premier volume , s'étant
exercée dans un genre qui n'est pas le sien, « pour plaire
>> à des amis qui lui sont bien chers , et qui sont venus
>> partager sa solitude de V..... Π . »
ΜΑΙ 1813 . 309
:
Alexina , jeune orpheline , nièce de M. de Vermonville
, capitaine de hussards , est élevée dans un château
situé au milieu de la forêt des Ardennes . Lorsqu'elle est
parvenue à l'âge de seize ans , son oncle renvoie impitoyablement
Mme Risberg , sa gouvernante , femme vertueuse
et zélée qui , avant de partir , remet à sa jeune
élève une boîte d'or à double fond. L'intéressante orpheline
l'ouvre avec émotion , et y trouve le portrait en
miniature d'une jeune femme vêtue de blanc ; un voile
de crêpe couvrait à demi de beaux cheveux blonds ; ses
grands yeux bleus paraissent fixer des regards mélancoliques
sur Alexina , dont le coeur se brise au moment où
on l'arrache des bras de Mme Risberg , sa seconde mère .
« Mais bientôt le calme profond de la nature agit sur
>> elle , et la plongea dans cette espèce de rêverie vague ,
>> où l'âme , fatiguée d'avoir vivement senti , s'affaisse ,
>>pour ainsi dire , sous le poids des émotions , et ne
>> cherche même plus à recueillir de nouvelles forces
>> pour sentir encore .
Après le départ de sa digne gouvernante , son oncle
veut la forcer d'épouser Balthazar Broomgatzer , louche ,
un peu bossu , et de la tournure la plus grotesque : elle
résiste . M. de Vermonville et ses complices redoublent
leurs menaces . Convaincue qu'elle ne les fléchira point ,
elle prend subitement son parti , sèche ses larmes ; le
calme renaît au fond de son ame. «Age heureux ! dit
>> l'auteur , printems fugitif de la vie , où les brillantes
>>illusions de l'espérance colorent d'une teinte si douce
>> les nuages de l'avenir , pourquoi faut-il que la main
>> sévère de l'expérience obscurcisse ou fasse disparaître
» à jamais vos magiques et rians tableaux ? >>
Alexina fuit , traverse la forêt au milieu de la nuit , se
cache dans le creux d'un arbre pour éviter deux brigands
, et arrive à la pointe du jour chez Julienne , sa
nourrice. Cette bonne femme , touchée des prières de
sa chère enfant , l'envoie secrètement chez une de ses
tantes , Mme Hermann , fermière dans le duché de
Luxembourg . Là , notre jeune fugitive fait connaissance
avec les comtesses Aurélie et Albertine : le jeune cheva
310 MERCURE DE FRANCE ,
lier Charles de Heidenheim , leur frère , s'offre à ses
regards .
Ici commence la vie sensible d'Alexina , qui réunit
l'inestimable avantage d'être à- la - fois passionnée et
fidèle aux principes de la délicatesse la plus sévère . Un
inconnu , homme entre deux âges , semble suivre tous
ses mouvemens . Le feu prend à la demeure de la bonne
Mme Hermann ; il arrache Alexina aux flammes . Souvent
sa voix mystérieuse se fait entendre au moment où elle
le croyait le plus éloigné . Un jour , s'étant écartée de
ses jeunes compagnes , les comtesses Aurélie et Albertine
, elle croit le reconnaître , enveloppé dans un manteau
, et caché entre deux arbres ; il lui fait signe de
s'approcher , elle obéit. Fatale erreur ! c'était son oncle ,
M. de Vermonville , qui l'oblige à monter dans une chaise
de poste , et l'enlève , malgré sa résistance et ses cris .
Je crois , au reste , devoir passer sous silence les
diverses aventures de la charmante orpheline , toutes
extraordinaires , sans néanmoins dépasser les bornes du
possible. Rien n'étonne son courage , rien ne trouble
son inaltérable douceur. Les entrailles de la terre se
sont entr'ouvertes , des hommes vêtus de noir l'entourent
, ce ne sont point des brigands ; la nuit on entend
un bruit infernal . D'abord Vermonville est très- effrayé ;
mais le jour suivant , Alexina n'est pas peu surprise de
voir que son oncle paraît intimement lié avec Ubald ,
chef de ces sérieux et mornes habitans des galeries souterraines
où elle est détenue . On la rend à la lumière , et
elle est conduite par Vermonville au château de Holdheim
. Durant sa route , son mystérieux inconnu la suit
et l'observe sans se découvrir à elle .
Arrivé au château de Holdheim , on la présente à la
duchesse Chiarafonte. La première nuit, Alexina est
mortellement effrayée de la subite apparition d'un vieillard
qui entre dans sa chambre en soulevant la tapisserie.
Persécutions qu'elle éprouve de nouveau pour épouser
Balthazar Broomgatzer. Le mariage doit se célébrer à
dix heures dans la chapelle du château . Disparition de
Balthazar , précédée d'un bruit lugubre qu'on entend au
moment d'entrer dans la chapelle. La duchesse et M. de
ΜΑΙ 1813 . 311
,
Vermonville sont consternés de cet évènement extraordinaire
; mais il n'est que le prélude d'autres plus extraordinaires
encore . La malheureuse Alexina est précipitée
, le poignard sur la poitrine, dans un souterrain , par
l'inexorable Castruccio , l'homme de confiance de la
cruelle duchesse Chiarafonte . Quelques pierres éboulées ,
une lueur lointaine lui donnent l'espérance de fuir.
Voulant appuyer sa main sur un tronçon de colonne
elle sent tout-à-coup un visage glacé sur lequel tombent
des cheveux humides . Montée sur un amas de décombres
, elle aperçoit alors distinctement une figure pâle ,
qui remue les lèvres , en fixant sur elle des regards mélancoliques
; elle retombe dans le souterrain. Laissons-y
notre touchante orpheline ; l'amour saura bieny pénétrer
et l'arracher au pouvoir de ses bourreaux , intéressés ,
comme on le devinera sans peine , à hâter sa mort ou
son exil pour cacher des usurpations et des crimes horribles
.
L'infâme Castruccio entre un soir dans le caveau où
elle est détenue : il fait briller à ses yeux une arme
meurtrière ; envain elle implore sa pitié . Tout-à-coup un
fantôme enveloppé d'un linceul se présente aux regards
de l'assassin . Alexina reconnaît les traits du spectre qui
la veille s'était offert à ses regards . Castruccio épouvanté
tombe la face contre terre. Dire par quels moyens la
belle orpheline fut délivrée , ce serait sans doute trop
accorder à la curiosité du lecteur , et c'est ce qu'il est
bon qu'il puisse lire dans l'ouvrage même. Nous prononcerons
seulement à demi-voix le nom de Charles de
Heidenheim , et nous imiterons pour le reste la réserve du
surveillant et mystérieux inconnu .
Un des principaux mérites de ce nouveau roman ,
c'est que l'intérêt va toujours en croissant. Les lecteurs
sensibles accorderont sans doute quelques larmes au
touchant récit des amours et des malheurs du comte
Wilhelm de Holdheim et de la princesse Sidonie , épisode
qui , dès le commencement était préparé avec beaucoup
d'art . L'ancienne gouvernante d'Alexina , la bonne
Madame Risberg , y joint quelques détails qui lui sont
personnels . Ensuite on découvre quel est le généreux
1
312 MERCURE DE FRANCE ,
inconnu , cet homme entre deux âges , modèle de constance
, d'amitié , et dont les regards protecteurs semblent
attachés sans cesse sur la jeune orpheline. Fut-elle
heureuse ? Unit- ellesonsort à celuidu tendre et passionné
Charles de Heidenheim ? Le mystère dont on avait
cherché à envelopper son illustre naissance fut-il enfin
découvert , ou devint- elle la victime des embûches de la
cruelle duchesse Chiarafonte ? C'est ce qu'il est encore à
propos de ne point révéler ici. Il nous suffira de dire que
tous les événemens se développent avec une admirable
simplicité ; ce qu'on avait considéré comme merveilleux
cesse de l'être . En un mot , ce roman est de tous
ceux de ce genre celui où l'on explique avec le moins
d'efforts les choses qui au premier coup-d'oeil paraissaient
surnaturelles . A chaque page on s'écrie : c'est cela , oui
c'est bien cela ; on est surpris de ne l'avoir point pressenti
d'avance , et cette surprise est un plaisir de plus pour le
lecteur . Ajoutez un style toujours pur , naturel , souvent
pittoresque et sensible lorsqu'il faut être l'un et l'autre ;
point de ces descriptions longues et déplacées , de ces
impuissances poëtiques qui fatiguent parcequ'elles
n'arrivent jamais à leur but ; tout y est à sa place . Quelques
personnes ont été tentées de reprocher à l'auteur
d'être entré vers la fin dans trop de détails . Nous avons
lu avec attention le dernier volume , et nous avons eu
occassion de nous convaincre que toute suppression eût
nui à l'effet général . Dans les ouvrages où règne un
merveilleux apparent , il ne faut point scinder les évènemens
, mais les dénouer avec art. Or , des détails maniés
par une main habile et exercée ne sont point des longueurs
. C'estpar des détails que l'on arrive à l'ame ; mais
c'est au goût à n'admettre que ceux qui sont susceptibles
de l'émouvoir.
Alexina , en conservant toujours le caractère propre
à son âge , offre en même tems le modèle de toutes les
vertus de son sexe. Aussi cet agréable ouvrage peut- il
être mis sans danger dans les mains des jeunes personnes
. L'auteur y fait aimer la vertu en la parant de
toutes les graces de l'imagination , et a su éviter en même
tems le ridicule de plusieurs écrivains modernes qui ne
ΜΑΙ 1813 . 313
croyent point blesser les règles du bon goût lorsqu'ils
font d'un roman un supplément au Petit carême de
Massillon . Cette confusion , ces déplacemens sont cependant
un véritable signe de barbarie ; car dans les ouvrages
de pure imagination , lorsqu'on veut persuader et édifier ,
il faut que le prédicateur ait le bon esprit de se cacher .
J. B B. ROQUEFORT .
CONSEILS A MON FILS AGÉ DE SIX MOIS ,
PAR MADAME F. DE MONTOLIEU .
Vous n'avez pas encore six mois , mon cher enfant , et
déjà vous m'inspirez le plus tendre sentiment , le plus vif
que j'aie jamais ressenti ; déjà votre éducation , vos vertus ,
votre bonheur , sont l'objet de mes continuelles pensées .
Je n'ai connu tout le prix de la vie , je n'ai redouté de la
perdre que depuis que je suis mère. O mon fils ! si je ne
suis pas destinée à guider tes premiers pas dans cette vie ,
je veux du moins que quelques unes de mes idées me
survivent et puissent influer sur ta conduite future. Je vais
les jeter sur le papier sans beaucoup d'ordre , et telles que
mon coeur me les dicte. Cet écrit , tracé par la main de ta
mère , te sera remis en son tems , et je te prie d'avoir
égard , dans le cours de ta carrière , à ce qu'il contient.
Si votre bon et digne père (1) vous est conservé , remerciez
Dieu tous les jours de ce don précieux . Je ne vous
(1) Le baron Louis de Montolieu , d'une ancienne famille originaire
de la Provence , qui a fourni nombre de chevaliers de Malte
dont plusieurs se sont distingués . Une branche de cette famille ayant
embrassé la religion calviniste , s'expatria dans le tems des persécutions
. Le père de celui-ci s'attacha au due régnant de Wurteinberg
. et fut nommé gouverneur de la principauté de Montbeillard.
Son fils unique , Louis , se fixa en Suisse , à Lausanne , capitale du
canton de Vaux. Il s'y maria deux fois , et y mourut l'année 1800 ,
regretté de tous ceux qui l'ont connu , sans laisser de postérité . Le
fils qu'il avait eu de son premier mariage avec Mile Mayor de Sullens
, auteur de cet écrit , mourut dans son enfance et sa mère peu
d'années après . La seconde femme du baron de Montolieu ayant
trouvé ce morceau dans ses papiers , la jugé digne d'être sauvé de
l'oubli , et l'offre au public sans y rien changer.
( Note d'Isabelle de Montolieu . )
1
314 MERCURE DE FRANCE ,
dis pas de l'aimer et de le respecter , ces sentimens doivent
naître sans efforts dans votre coeur. La tendresse que j'ai
toujours eue pour ce digne ami , est jusques ici le principe
de celle que j'ai pour vous . J'ai suivi cet honnête homme
dans les vicissitudes de la vie humaine , et je n'ai pas cessé
de l'aimer et de l'estimer parfaitement. Je l'ai vu dans la
prospérité et dans l'adversité , égal , soumis aux lois de la
nature , philosophe sans orgueil et sans âpreté , l'esprit
assez content , et sur-tout l'ame tranquille. Jamais vain ,
jamais bas , jamais tenté de blesser la justice , la vérité
l'humanité , pour quelque intérêt que ce pût être , toujours
occupé du noble soin d'être utile à ses semblables , et
s'irritant peu contre les ingrats .
Toutes ces vertus sont fondées sur une base solide ,
c'est la connaissance , le respect et l'amour pour la Divinité
. Tout vous l'annonce , ce Dieu créateur et protecteur
de l'univers ; il n'appartient à aucune de ses créatures de
bien comprendre son existence , encore moins d'en détruire
le sentiment qui est toujours actif dans notre ame ,
et qui , lorsqu'il est développé , devient le fondement de
la conduite et de l'epérance de tout homme qui pense .
L'homme a reçu de Dieu un rayon de lumière qu'on
appelle raison , et qui paraît lui marquer une place supérieure
à celles des autres êtres créés . Quelle gloire , quel
ressort ce privilége ne doit-il pas donner à notre ame ?.
mais voyons jusques où cette raison peut favoriser nos
vues ambitieuses .
,
Et pour n'en pas perdre les fruits , reconnaissons humblement
les bornes que Dieu lui a prescrites . Cette raison
d'abord , est suffisante pour nous conduire à la connaissance
de l'Etre suprême , comme nécessairement parfait .
Elle nous éclaire sur le but de notre existence ; recherches
qui demandent toute l'application dont nous pouvons être
capables.
Vous le découvrirez aisément ce but en suivant les
traces de la nature : les principales , les plus grandes vérités
, les seules bien démontrées , sont tirées de cette source
toujours pure , lorsque notre faiblesse , nos erreurs et trop
d'orgueil et de précipitation ne la corrompent pas .
La raison , ou plutôt la faculté de raisonner qui se développe
sous les noms de bons sens , de jugement , d'intelligence
, d'esprit , nous ouvre une source de bonheur et de
ΜΑΙ 1813 . 315
plaisir , dans les connaissances utiles et agréables dont
elle nous rend plus ou moins susceptibles , et que l'on
nomme sciences ou arts . Dans les sciences de spéculations
nous rencontrons des bornes , il paraît que nos pas y sont
comptés . Rendons grâces à Dieu de la portion qu'il nous a
faite de ses dons , et faisons lui un hommage sincère et
soumis de notre juste ignorance .
Venons aux principaux usages que nous pouvons tirer
de la raison , pour la faire servir utilement à notre conduite
et à notre bonheur. D'abord, mon cher enfant, garantissezvous
des préjugés de nation, de famille et d'éducation : ce
sont des sources d'erreurs que l'on ne saurait prévenir que
par l'attention, l'examen , la réflexion habituelle sur la
valeur et le prix de tous les objets que le monde peut nous
offrir. Si dans votre enfance vous avez reçu des fausses notions,
il faut sortir de cet esclavage le plutôt qu'il sera possible
. Persuadez-vous fortement que si tout homme peut se
tromper , tout homme aussi est capable de trouver par luimême
les vérités utiles qui ne passent pas les bornes de la
raison humaine. L'homme sage qui a profité de son expérience
a cependant de l'avantage sur vous. Consultez la
portée et le caractère de votre génie , et recherchez vos
dons et vos talens . Suivez avec zèle et avec courage ceux
qui porteront le plus loin votre utilité dans la société. Ce
ne sont pas les grandes places qui honorent et nous rendent
heureux , ce sont celles que l'on peut remplir avec
succès : il vaut mieux convenir à la place que l'on choisit ,
que si elle nous convient simplement d'après nos désirs
ambitieux et vains. Lorsque votre vocation sera décidée ,
fuyez toute paresse , langueur de l'ame, oisiveté , craignez
peu les obstacles que vous rencontrerez dans votre carrière;
la paresse les multiplie, le courage d'esprit les fait disparaître.
Soyez ferme et incorruptible dans les moindres
choses , où la vérité et la justice sont intéressées . Il n'y en
apoint de petites en ce genre , puisqu'elles ppoorrtteenntt l'empreinte
de llaaDivinité; mais si vous devez les respecter ,
autant aussi devez-vous apporter de facilité , de souplesse,
de complaisance, dans ce que l'on appelle usage de société,
enfin dans tout ce qui peut contribuer à la paix et à l'union
avec vos semblables; soyez plutôt disposé à recevoir la loi
qu'à la donner.
Dans les objets de la vanité , petite gloire , caprice des
hommes , le véritable honneur n'y a aucune part .
316 MERCURE DE FRANCE ,
Les hommes que vous devez naturellement aimer, parce
qu'ils tendent au même but que vous , qu'ils ont les mêmes
objets d'espérance , les mêmes peines , les mêmes droits ,
la même valeur , sont très -réellement vos frères; de là naissent
chez vous les sentimens d'amour véritable , de rapports ,
de vrai désir de leur être utile , et de concourir à leur bonheur.
Ne soyez ni caustique , ni insolent; ménagez les
faibles , je veux dire ceux qui sont moins favorisés que vous
des avantages de l'esprit , de la fortune et du rang : Dieu a
laissé à ceux qui en sont le mieux pourvus le soin de faire
laportion aux autres . Quelle gloire ! quel sentiment doux et
flatteur n'éprouverez -vous pas dans cette position .
Prenez peu de confiance aux réputations établies , elles
trompent souvent et peuvent dépendre des circonstances .
Ne prenez personne pour modèle complet de votre façon
de penser et de votre conduite. Pourquoi ne trouveriez-vous
pas chez vous le fond des vertus que vous voudriez imiter ?
Quant aux talens , ils sont les enfans du génie , et celui-ci
ne s'acquiert pas . Il faut rechercher , suivre , étendre celui
que l'on a reçu de la nature ; le goût se forme par l'attention,
la comparaison et les rapports des choses , la réflexion ,
les bonnes sociétés , les lectures bien choisies , mais il dépend
aussi d'une espèce de vue dans l'ame d'un sentiment
délicat sur le beau et le vrai que l'on ne peut pas se donner
absolument , mais que l'on peut perfectionner.
Appliquez-vous constamment à distinguer le faux honneur
du véritable ; par exemple , ne soyez jamais humilié
de rencontrer vos supérieurs dans toutes les choses que la
nature et vos soins n'ont pu vous rendre propres . Gagnez
les premières places dans la classe des hommes vertueux ,
mais aussi employez les moyens et les loisirs que votre
principale vocation vous laissent , à cultiver les goûts
agréables qui peuvent vous rendre aimable et intéressant
dans la société .
Vivez autant que vous le pourrez avec vos égaux en rang
et en fortune; l'on est presque toujours lézé dans la société
de ses supérieurs , et l'on risque de mettre ses inférieurs
dans le cas d'être presque toujours mécontens d'eux ou de
nous ; les grands mérites sauvent dans toutes les classes
ces inconvéniens , et peuvent alors nous fournir des amis .
Traitez tout le monde avec bonté , sur-tout vos domestiques
, lesquels cependant il ne faut pas admettre à votre
ΜΑΙ 1813 . 317
1N
confiance. Ne dédaignez pas d'entrer utilement dans leurs
affaires , mais qu'ils ne connaissent jamais les vôtres . Observéz
dans celles-ci l'ordre le plus exact , et une sage
économie suivant votre état : l'ordre et l'économie tiennent
à toutes les vertus .
Evitez les dettes , emprunts d'argent , cautionnemens , à
moins que dans ce dernier cas vous ne retiriez quelqu'un
d'embarras ou d'un danger bien démontré.
Il faut toujours être bien sûr de pouvoir satisfaire à la
parole donnée , et si même vous l'aviez engagée trop légèrement
, il faudrait s'en punir en l'acquittant.
Faites l'aumône dans la proportion de votre fortune ,
avec attention sur les vrais besoins , jamais par ostentation;
il peut se rencontrer des cas pressans ou une aumône
abondante ne doit pas être soumise au calcul de nos propres
besoins . Cette chaleur de sentiment, qui nous entraîne
quelquefois au-delà du devoir , caractérise les grandes
ames . Retranchez autant que vous le pourrez tout ce qu'il
sera possible dans votre état sur le luxe et les besoins factices
, pour vous procurer le plaisir de donner plus facilemeut
et plus abondamment .
Ne négligez pas le soin de votre fortune , lorsque vous
pourrez l'augmenter par d'honnêtes moyens , et mettez-vous
dans le cas de vous en passer par la modération de vos
désirs , de vos goûts et de vos besoins .
Ne contractez pas légèrement des amitiés intimes; songez
que votre ami doit être la personne la plus respectable
pour vous , puisqu'il doit être dans tous les momens votre
juge et votre conseil .
Il est donc absolument nécessaire de s'assurer de la vertu
de votre ami , mais lorsque vous n'en doutez plus , ne connaissez
plus aussi de bornes à la confiance , aux secours et
aux sacrifices que vous pouvez prétendre l'un de l'autre .
Un ami qui ne rougirait pas de vos torts ne mérite pas ce
nom .
Je crois inutile de vous parler de l'ingratitude : l'oubli
d'un bienfait et la crainte de l'avouer caractérise l'ame la
plus vile.
Soyez sobre , ou si vous voulez voluptueux , dans l'usage
des plaisirs ; le plaisir n'est pas un état , l'on ne peut le
1
318 MERCURE DE FRANCE ,
1
fixer , ce sont des fleurs qu'il faut cueillir sur son passage
et dans leur saison , le plaisir n'existe peut-être que dans la
variété et le changement; ceux qui appartiennent au coeur
et à l'esprit sont plus nobles , plus durables , etd'une autre
nature que ceux auxquels on a donné ce nom.
La société des femmes doit plaire à un honnête homme,
elle entretient la politesse et adoucit les moeurs . C'est un
mauvais ton , aujourd'hui proscrit , que celui d'en médire
et de les dégrader. Elles veulent plaire aux hommes , et
ceux qui ne cherchent dans leur société que des plaisirs
passagers , nuisent essentiellement à la société , qui doit
trouver chez elles des mères de familles sages , des amies
utiles , et d'honnêtes compagnes du sort des hommes .
Quant à l'amour que la jeunesse et la beauté inspire ,
gardez-vous de le traiter avec trop de respect , c'est un
délire passager auquel il ne faut accorder que le tems de
la jouissance. Ce plaisir n'appartient pas à la plus noble
partie de notre être ; évitez-en l'excès , il a toutes sortes
d'inconvéniens .
Il est malheureusement fort rare qu'une femme soit
digne d'inspirer une vraie et grande passion. Elle supposerait
un concours heureux de qualités morales et physiques
, qui captiverait l'ame et soumettrait l'inconstance.
Une telle femme ne peut être l'objet de vos amusemens :
si vous la rencontrez jamais , je désirerais quelle devînt
votre épouse.
2
,
Si vous vous mariez , choisissez une femme vertueuse
pas trop bornée , intelligente , d'une humeur égale , d'une
bonne santé , et dont la figure soit agréable. Quelle soit
s'il se peut , dans un rang et un état de fortune qui n'empire
pas votre condition. Le sacrifice le moins dangereux
à faire est cependant celui des richesses ; mais il faut
craindre de se jeter dans la mauvaise fortune . Calculez
toujours votre dépense sur vos facultés et la décence de
votre état .
N'affectez ni magnificence , ni simplicité. En général ,
méprisez les regards qui tombent sur toutes sortes d'apparence
de grandeurs et de mérite .
Gagnez l'estime par vos vertus et des talens utiles , et
vous l'obtiendrez sûrement. Suivez le caractère de votre
esprit , s'il est gai et brillant , faites usage des dons agréa
ΜΑΙ 1813 .
319
bles sans les estimer plus qu'ils ne valent , et plutôt dans
l'intention de plaire et d'amuser , que dans celle de briller
plus que les autres. Si votre esprit est sérieux et réfléchi ,
ne cherchez pas une autre manière d'être ; celle-ci à ses
avantages : vous aurez votre place et vos momens , c'est
tout ce qu'il faut.
Soyez fidèle au secret , ne recherchez pas celui des
autres ; ne soyez pas prodigue de conseils ; en général ,
n'entrez dans les affaires d'autrui que lorsque vous en serez
requis , et que vous pourrez y servir utilement . Faites
autant qu'il se pourra que votre manière d'obliger laisse
oublier que l'on vous doit de la reconnaissance , et ne
faites pas attendre , ni acheter par des souplesses les services
que vous aurez le bonheur de rendre .
1
Etablissez et fortifiez votre santé par les exercices , le
calme que vous entretiendrez dans votre ame , par la tempérance
, etune vie active.
Tâchez de conserver votre vie , mais accoutumez-vous à
ne pas trop craindre le terme de votre être physique :
si vous avez rempli les devoirs de votre état , vous avez
assez vécu .
Calculez vos jours plutôt sur leur utilité que sur leur
durée ; il y a un pas toujours difficile pour un galant
homme , c'est celui où une offence reçue offre l'alternative
de perdre la vie ou de l'ôter à son adversaire .
Je ne puis pas vous donner des conseils à cet égard .
L'on ne peut pas vivre avec les hommes et renoncer à leur
estime , et cependant qu'il est difficile de sauver les remords
d'une affaire malheureuse. Combien ne doit-on pas
apporter d'attention , par la douceur, l'honnêteté , la bonté ,
la politesse ,, à prévenir ces embarras .
Je veux toucher à un sujet de la plus grande importance.
Il a pour objet les différends cultes que l'on rend à
la Divinité . Evitez les préjugés à cet égard , et respectez
les tous ; un homme qui rend hommage àDieu , d'aprèsles
sentimens de son coeur et le degré de ses lumières , lui est
sûrement agréable ; il mérite tous vos égards . Je suis sûre
que la morale de l'Evangile , sa pureté , ses rapports , surtout
, avec le bonheur de l'homme , entraîneront votre
coeur ; du reste , il est aisé de comprendre et de sentir
combien sont cachés les rapports de l'Etre infini avec la
320 MERCURE DE FRANCE ,
:
créature , et combien ils doivent échapper à notre faible
vue.
Tirez de ce mémoire , tout informe qu'il est , mon cher
enfant , ce qui pourra vous être utile ; reconnaissez-y mes
bonnes intentions , mon zèle pour votre bonheur , et soyez
indulgent pour son auteur .
VARIÉTÉS .
SPECTACLES. - Théâtre Français .-Rodogune et Amphytrion
.
Si je reviens sur Rodogune , ce n'est point dans le dessein
d'offrir un nouveau tribut d'éloges à Mlle Raucourt.
Elle a dans le rôle de Cléopâtre , comme Racine dans son
style , la perfection désespérante. Je ne dirai pas non plus
queMe Duchesnois s'est surpassée dans celui de Rodogune;
les nombreux applaudissemens qui plus d'une fois ont interrompu
sa voix, ont pris soin de l'en informer avant moi .
De semblables interprètes sont plus éloquens que la prose
la plus énergique. Mon intention est d'exhorter les acteurs
en général , et cette actrice célèbre particulièrement , à ne
point dénaturer les vers de Corneille par des corrections
frivoles , sous le prétexte d'en rajeunir l'expression . La
franchise avec laquelle ce grand homme peint sa pensée
est presque toujours celle du génie , et le génie a des priviléges
incontestables . Qui ne doit préférer sa nudité sublime
à toutes les parures du bel esprit ? Musiciens ! ne profanez
point en les changeant les accords de Gluck; artistes et
poëtes , sachez respecter le grand Corneille .
Mlle Duchesnois fait dire à Rodogune .
Il est des noeuds secrets , il est des sympathies ,
Dont par le doux rapport les ames assorties
S'attachent l'une à l'autre , et se laissent charmer
Par ce je ne sais quoi qu'on ne peut exprimer.
On sent combien le mot exprimer est faible , et rend
mal la pensée de l'auteur. Il s'agit bien d'exprimer ; on ne
cherche à exprimer les effets d'une sensation quelconque ,
que lorsque cette sensation est déjà connue , déjà bien définie,
et ce n'est point ici le cas . Rodogune ne sait pourquoi
elle aime ; elle ne démêle point le penchant qui l'entraîne;
ΜΑΙ 1813 . 32
SEIN
L
elle s'enétonne, mais elle y cède par un attrait irrésistible .
Rétablissons donc les vers du grand Corneille tels qu'il les
afaits et tels qu'il a dûles faire.
Il est des noeuds secrets , il est des sympathies ,
Dont par le doux rapport les ames assorties
S'attachent l'une à l'autre , et se laissentpiquer
Par ce je ne sais quoi qu'on ne peut expliquer.
DEP
DE
41
Je devine bien que le mot piquer est l'expression dont
s'est allarmé le hardi correcteur des vers de Corveille, et
qu'ayant changé ce mot, la contrainte de la rime l'a forcé
de changer aussi celui d'expliquer ? Mais sa délicatesse
pouvait être sans effroi , cette expression naïve n'est dés
pourvue ni de grâce ni de force. Elle se transporte sans
effortdu propre au figuré. Si l'on dit très-bien , être piqué
d'un serpent quand on en éprouve la morsûre , cejene sais
quoi , cet aiguillon imperceptible de l'amour ne peut-il pas
agir de la même manière sur le coeur. Ces fausses délicatesses
d'un goût timide ont fait gâter souvent les plus beaux
vers. Ne voit-on pas tous les jours des actrices corriger dans
Andromaque, de leur pleine autorité , ees vers qu'un sen
timent si tendre a dictés à Racine ?
Non , yous n'espérez plus de nous revoir encor ,
Sacrés murs ! que n'a pu conserver mon Hector !
Elles n'osent prononcer sacrés murs; il semble qu'à cette
expression l'orage des sifflets va fondre sur elles , elles
aiment mieux faire un contre -sens , et dire , murs sacrés,
comme si elles parlaient des vases sacrés ou des biens de
Péglise.
J'aurais bien d'autres exemples de cette nature à rappor
ter , mais je m'arrête pour dire un mot de l'événementtragique
qui a eu lieu dans Amphytrion .
J'ai remarqué qu'à l'Opéra et à la comédie française, le
rôle des divinités n'était confié d'ordinaire qu'à des apprentifs
comédiens ou à des sujets subalternes . On ne s'est
pointencore avisé de ravir à Mlle Patrat le rôle de la Nuit ,
qui faitl'essentiel de son emploi. Le malheureux Valmor ,
de corvée ce jour-là , faisait Jupiter. Tout allait bien :
comblé des faveurs d'Alcmène Leverd , il s'était diverti aux
dépens d'Amphytrion ,
Et, satisfait, galment lui dorait la pilule.
: X
322 MERCURE DE FRANCE;
Comme il s'en retournait au ciel, les cordes qui suspens
daient ce vieux fauteuil , qu'on a nommé la gloire on ne
sait pourquoi , se sont rompues tout-à-coup , et Valmor
est tombé nageant dans son sang , mais il s'est relevé avec
courageet s'est montré au public , qui lui porte l'intérêt le
plus vif. On espère que sa blessure n'aura point de suite :
ilest entre les mains du célèbre médecin Alibert .
Théâtre de l'Impératrice.-LaQuerelledes DeuxFrères,
pour la continuation des débuts de Martelli.
Cet ouvrage, me paraît un des meilleurs qu'ait tracés
Collin-d'Harleville; c'est aumoins celui qui se recommande
par le plus d'énergie , qualité qui ne forme pas la base principale
du talent de cet auteur. Il touche le coeur plus qu'il
ne brille par la vivacité de l'expression et par l'esprit . Ce
n'est point à la cour et parmi les grands qu'il a puisé ses
caractères; il n'arrache point comme Molière le masque
aux ridicules et aux vices illustres : c'est dans les conditions
privées de la vie, dans l'intérieur des ménages, qu'il établit
le centre de ses observations . S'il ne provoque pas toujours
l'admiration , il excite le sourire , ou fait couler de douces
larmes . Rien n'est plus intéressant que l'amitié de ces deux
frères se querellant toujours et ne pouvant se quitter ; c'est
un fil qui se nowe , se rompt et se renoue sans cesse. Il est
vrai que le dénouement peut s'ajourner à un tems indéfini,
parce qu'il n'y a point de raison pour que ces deux querelleurs
ne recommencent sans fin leurs querelles .
Martelli dans les deux frères a bien saisi son rôle; mais
ce n'est peut-être pas celui qui lui fait le plus d'honneur.
En général, cet acteur a plus d'intelligence, d'esprit , de
finesse et d'à-plomp que d'entraînement. Il plaît par une
diction correcte, élégante etpure, et par des qualités qu'on
acquiert par une étude constante. Personne ne connaît
mieux que lui les habitudes du monde et les conventions
théâtrales. Cependant on désirerait que sa coiffure fut moins
lourde, sa mise moins âgée. Le vêtement entre pour plus
qu'on ne croit dans l'effet que doit produire l'acteur. S'il
estvrai que le théâtre soit un miroir magique qui réfléchità
nos yeux le personnage sous le point de vue le plus brillant;
pourquoi ne pas soigner ses reflets agréables ?Mole
et Fleuri me semblent être les acteurs qui ont le mieux
senti etmis en usage ce prestige enchanteur. La tenue , la
démarche , les habitudes du corps, ne suffisent pas seules,
ilfaut yjoindre les grâces de la parure. Malgré toutes les
ΜΑΙ 1813 . 323
observations que je viens de faire relativement à Martelli ,
je n'en suis pas moins l'admirateur de son beau talent , et
les éloges qu'il mérite , et que je lui donne avec autant de
plaisir que de justice , doivent rejaillir sur l'administrateur
du Theatre de l'Impératrice , qui l'a su distinguer et faire
en sa faveur des sacrifices . DU PUY DES ISLÉTS .
:
Théâtre de l'Opéra-Comique . - L'Opéra-Comique est
en ce moment le théâtre le plus suivi : chambrée complète
presque chaque soir ; cet état prospère est dû à plusieurs
nouveautés , qui toutes ont été bien accueillies , et à l'ac
tivité des sociétaires qui redoublent de zèle à mesure que
la saison devient moins favorable pour le spectacle .
La Chambre à coucher, opéra en un acte , paroles de
M. S .... , musique de M. Guénée , a été représenté avec
succès . M. S .... a mis , sous le nom du maréchal de
Richelieu , une aventure arrivée à Alcibiade. Je ne connais
pas l'auteur , mais à la manière dont il fait parler ses
personnages , je serais tenté de croire qu'il n'a jamais vu
ceux qu'il met en scene; il ne faut cependant pas juger
Touvrage avec trop de sévérité , puisque c'est le début de
denx jennes gens . Cette circonstance me rappelle le vau
deville final des Visitandines :
Peut-être un jour ils feront mieux ,
Ils ne sont encore que novices.
Théâtre du Vaudeville . Je vais solder à-la-fois un
petit arriéré que j'ai avec le théâtre du Vaudeville. D'abord
paraît le Boguey renversé, qui n'a pas éprouvé de chûte
sur la scène. On trouve dans cette petite pièce un tableau
vrai et animé de la promenade du bois de Boulogne le jour
-de Long-Champs . Il y a du mouvement , de la gaîté et
quelques jolis couplets dans cette bluette , qui doit en
partie son succès à un rôle d'escamoteur joué par Joly
d'une manière fort originale .
Les Escamotages. On assure que c'est une parodie des
Abencerages; je ne le crois pas, rien n'y annonce la
parodie,,rien n'y rappelle l'opéra de M. de Jouy. Au lieu
des Maures deGrenade, ce sont des aubergistes d Orléans ;
les Espagnols sont parodiés par un traiteur du château de
Madrid au bois de Boulogne. LesOrléannais sont en procès
avec le traiteur pour une pièce d'esprit- de-vin; l'aubergiste
confie le soin de plaider sa causé à un jeune poête nommé
X2
324 MERCURE DE FRANCE ,
1
Ilmendort; et comme l'avocat est prêt à partir pour le tribunal
, il le fait accompagner par sa femme , qui doit lui
être ramenée. Ilmendort gagne le procès, et perd la femme
en route; au retour , il est condamné , je ne sais par qui ,
àjeuner jusqu'à ce qu'on ait retrouvé celle qu'il a perdue ;
alors on amène la pièce d'esprit-de-vin que l'aubergiste a
gagnée; les douves tombent, et le tonneau , au lieu de
contenir de l'esprit , ne_renferme que la femme de l'aubergiste.
Je suis presque honteux d'avoir pris la peine de faire
l'analyse d'un semblable ouvrage. L'auteur, qui me paraît
avoir étudié les moeurs des auberges , assure que dans un
cabaret , il faut une jolie femme au comptoir ; car, dit-il
spirituellement , lorsque l'on goûte la maîtresse , on ne
goûte pas le vin. Toutes les plaisanteries sont de la même
force et du même ton ; et voilà l'ouvrage dans lequel un
journaliste , en haine des Abencerages , a bien voulu
trouver de l'esprit et de la gaîté .
Il faut plus d'esprit qu'on ne pense pour faire une bonne
parodie; il ne suffit pas pour réussir d'avoir l'intention
d'être méchant , lorsqu'on n'est pas mieux en fonds que
M. Henry Simon , on s'expose à être méchant , mais c'est
dans l'acception qui signifie mauvais.
Le Billetperdu est de MM. Barré, Radet et Desfontaines;
ils l'ont annoncé sous le titre modeste de proverbe , imité
de l'allemand. La scène se passe à Hambourg ; la femme
d'un peintre a perdu un billet de 500 florins ,le billet a eté
trouvé par un certain Drogmann , épicier , qui s'en est
approprié la valeur , parce que , dit-il , l'argent n'a pas de
maître . M. Drogmann est le mari d'une jolie femme , et il
'avait pour ami intime un jeune homme avec lequel il
vient de se brouiller par jalousie ; celui-ci piqué du procédé
de Drogmann qui lui enlève la possibilité de voir la
chère petite femme, fait insérer dans les affiches que
M. Drogmann a trouvé il y a un an , un billet de 500
florins , et qu'il est prêt à le remettre à celui qui pourra
prouver qu'il lui appartient. Drogmann n'a connaissance
*de cette espiéglerie que lorsque plusieurs frippons arrivent
lagazette à la main réclamer le billet; le véritable propriétaire
se présente enfin, mais Drogmann soutient que ce
'n'est pas lui qui a fait insérer l'article; la femme du
peintre porte sa plainte chez le Bourguemestre qui , pour
l'aider à convaincre Drogmann d'imposture , lui donneun
ΜΑΙ 1813 . 325
Certain Fureterre lequel est chargé de la diriger dans ses
démarches . Grâces à l'intelligence de Monsieur l'observateur
, le billet est rendu; les différentes recherches donnent
lien à des scènes qui ont beaucoup amusé et où l'on retrouve
le talent des auteurs de tant de jolis Vaudevilles . Dans
cette pièce on change onze fois de décorations : c'est une'
innovation à ce théâtre .
Joly a donné au rôle de Fureterre une physionomie de
mobilité et d'observation qui s'accorde bien avec le
caractère .
SOCIÉTÉS SAVANTES.
B.
La société Philotechnique de Paris a tenu , le 2 de ce mois , sa
séance publique dans le local accoutumé de la préfecture du département
de la Seine , dit la salle Saint- Jean.
M. de la Chabeaussière , l'un des secrétaires perpétuels , a fait le
rapport sur les travaux de la société ; il a trouvé le moyen d'y insérer
, par un mouvement oratoire assez touchant , un premier hommage
à M. Delille , dont on venait d'apprendre la mort. Ce mouvement
a été fort applaudi .
Le même a lu ensuite , pour M. Creuzé de Lessert , un conte en
vers , imité de l'abbé Blanchet , et intitulé : le Paradis de Schédad.
M. Paganel a fait lire un discours fortement pensé et très-bien
écrit , sur la durée de l'Empire chinois.
On a lu , pour M. de Lessert , des stances fort ingénieuses sur la
vie humaine , comparée avec une pièce en cinq actes .
M. Fayolle a communiqué des observations sur l'éloge oratoire et
sur l'éloge historique .
M. Joseph Lavallée a fait lire des fragmens du second chant de
son poëme sur la déclamation. On en a vivement applaudi le morceau
qui rappelle Mile Clairon , jouant le rôle de la confidente
Isménie dans Mérope. On en aurait sans doute applaudi quelques
autres détails s'ils eussent été mieux entendus : l'inconvénient d'une
salle un peu trop vaste , pour les voix faibles , en a fait perdre quelques-
uns.
M. Raboteau a la deux apologues en vers , imités de M. de Saint-
Lambert , dont la philosophie , douce et fine , n'a pas perdu à recevoir
quelques développemens sous la plume du poëte imitateur.
M. Pigault-Lebrun a lu un conte en prose , intitulé : Ma Maison :
de Campagne. On y a goûté sa manière originale et piquante d'y
tourner en ridicule quelques-uns de nos travers.
}
326 MERCURE DE FRANCE , MΑΙ 1813 .
M. Lemazurier a terminé les lectures par celle d'un conteen vers
intitulé : leRoi Dagobert, dont le style est naturel et piquant , et
dont les détails sont gracieusement encadrés .
Le talent de M. Gabriel Foignet , sur la harpe , la belle voix de
Mile Joséphine Armand , une romance agréable de Plantade , chan
tée par lui-même , un duo de violon et de piano ,très -bien exécuté,
par M. Armand fils et Mile Flore Armand sa soeur , ont completté.
la satisfaction d'une assemblée nombreuse et choisie qui s'était rendue
àcetteséance.
On vient de mettre en vente le poëme d'Amadis par l'estimable
auteur des Chevaliers de la Table Ronde. Cette nouvelle production
ne peutmanquer d'exciter l'intérêt le plus vif. On connait l'amabilité
et la grâce qui distinguent les ouvrages de M. Creuzé de Lesser ; ces
deux qualités se retrouvent à chaque page de ce poëme qui fait suite
aux Chevaliers de la Table Ronde.
POLITIQUE.
TANDIS que les armées françaises triomphent enEspagne,
et des dernières forces régulières des insurgés battus par
le duc d'Albufera , et des bandes éparses en Catalogne et
dans les provinces de l'Ebre ; que l'armée anglaise est contenue
dans ses positions , et que celle du roi Joseph leur
paraît inattaquable sur le Douro ; que lord Wellington abdique
le commandement général dont il avait été revêtu ,
et que le ministère anglais ne peut plus lui envoyer des
socours, tandis que les côtes de l'Italie et celles de France
sont mises à l'abri de toute surprise , et que dans tous les
départemens les pères rivalisent avec les fils de famille à
qui montrera le plus de zèle , ou par des sacrifices pécumiaires
, ou en payant de sa personne; tandis que les opérations
combinées de la conscription arriérée , et celle de
1814, et de la levée des gardes d'honneur , ont marché
de front et avec un égal succès , prouvant à -la-fois le zèle
des administrateurs et le dévouement des administrés ,
l'Empereur, à la tête de l'armée, réalise les promesses émanées
du trône : bientôt les Russes , a dit l'Empereur , rentrerontdans
leurs affreux climats . Le génie de l'Empereur,
et la victoire fidèle à ses armes , pressent cette retraite déjà
sigualée par un des plus brillans exploits qui aient honoré
De courage français .
Voici les notes successivement reçues de l'armée par
S. M. l'Impératrice-Reine et Régente. Elles ont hautement
répondu à l'attente générale , à la confiance de tous les
sujets fidèles , à l'espoir de tous les esprits éclairés : elles
ont répandu une allégresse générale jusqu'aux extrémités
de l'Empire , où elles ont été portées avec une rapidité extraordinaire
.
Du 3mai.- Les combats de Weissenfels et de Lutzen
n'étaient que le prélude d'événemens de la plus haute importance.
L'empereur Alexandre etle roi,dePrusse qui étaient
arrivés à Dresde avec toutes leurs forces dans leess derniers
jours d'avril , apprenant que l'armée française avait débouché
de la Thuringe , adoptèrent le plan de lui livrer
bataille dans les plaines de Lutzen, et se mirent en marche
1
328. MERCURE DE FRANCE ,
pour en occuper la position ; mais ils furent prévenus par
la rapidité des mouvemens de l'armée française ; ils persistèrent
cependant dans leurs projets , et résolurent d'attaquer
l'armée pour la déposter des positions qu'elle avait
prises .
Laposition de l'armée française au 2 mai , à neufheures
du matin , était la suivante :
La gauche de l'armée s'appuvait à l'Elster ; elle était
formée par le vice-roi , ayant sous ses ordres les 5º et
11 corps . Le centre était commandé par le prince de la
Moskowa , au village de Kaïa. L'Empereur avec la jeune
et la vieille garde était à Lutzen .
Le duc de Raguse était au défilé de Poserna , et formait
la droite avec ses trois divisions . Enfin le général Bertrand,
commandant le 4º corps , marchait pour se rendre à ce défilé.
L'ennemi débouchait et passait 1Elster aux ponts de
Zwenkau , Pegau et Zeitz. S. M. ayant l'espérance de le
prévenir dans son mouvement , et pensant qu'il ne pourrait
attaquer que le 3, ordonna au général Lauriston , dont
Je corps formait l'extrémité de la gauche , de se porter sur
Leipsick , afin de déconcerter les projets de l'ennemi et de
placer l'armée française , pour la journée du 3, dans une
position toute differente de celle où les ennemis avaient
compté la trouver et où elle était effectivement le 2 , et de
porter ainsi de la confusion etdu désordre dans leurs colonnes.
A9 heures du matin , S. M. ayant entendu une canonnade
du côté de Leipsick , s'y porta au galop. L'ennemi
défendait le petit village de Listenau et les ponts en avant
de Leipsick . S. M. n'attendait que le moment où ces dernières
positions seraient enlevées , pour mettre en mouvement
toute son armée dans cette direction , la faire
pivoter sur Leipsick , passer sur la droite de l'Elster , et
prendre l'ennemi à revers : mais à to heures , l'armée
enuemie déboucha vers Kaïa sur plusieurs colonnes d'une
noire profondeur ; l'horison en était obscurci. L'ennemi
présentait des forces qui paraissaient immenses : l'Empereur
fit sur-le-champ ses dispositions . Le vice-roi reçut l'ordre
de se porter sur la gauche du prince de la Moskowa, mais il
lui fallait trois heures pourexécuter cemouvement. Le prince
de la Moskowa prit les armes , et avec ses cinq divisions
soutint le combat , qui au bout d'une demi-heure devint
terrible . S. M. se porta elle-même à la tête de la garde
derrière le centre de l'armée , soutenant la droite du prince
ΜΑΙ 1813 . 329
1
de la Moskowa. Le duc de Raguse , avec ses trois divisions
, occupait l'extrémité droite . Le général Bertrand eut
ordre de déboucher sur les derrières de l'armée ennemie ,
au moment où la ligne se trouverait le plus fortement
engagée . La fortune se plut à couronner du plus brillant
succès toutes ces dispositions. L'ennemi , qui paraissait.
certain de la réussite de son entreprise , marchait pour
déborder notre droite et gagner le chemin de Weissenfels . ,
Le général Compans , général de bataille du premier mérite
, à la tête de la 1 division du duc de Raguse , l'arrêta
tout court. Les régimens de marine soutinrent plusieurs
charges avec sang- froid , et couvrirent le champ de bataille,
de l'élite de la cavalerie ennemie . Mais les grands efforts
d'infanterie , dartillerie et de cavalerie , étaient sur le
centre. Quatre des cinq divisions du prince de la Moskowa
étaient déjà engagées . Le village de Kaïa fut pris et repris
plusieurs fois. Ce village était resté au pouvoir de l'ennemi :
le comte de Lobau dirigea le général Ricard pour reprendre
le village ; il fut repris .
La bataille embrassait une ligne de deux lieues couvertes.
de feu , de fumée et de tourbillons de poussière. Le prince
de la Moskowa , le général Souham , le général Girard ,
étaient par-tout, faisaient face à tout. Blessé de plusieurs,
balles , le général Girard voulut rester sur le champ de bataille
. Il déclara vouloir mourir en commandant et dirigeant
ses troupes , puisque le moment était arrivé pour.
tous les Francais qui avaient du coeur , de vaincre ou de
périr.
Cependant, on commençait à apercevoir dans le lointain
la poussière et les premiers feux du corps du général
Bertrand . Au même moment le vice-roi entrait en ligne,
sur la gauche , et le duc de Tarente attaquait la réserve de
l'ennemi , et abordait au village où l'ennemi appuyait sa
droite. Dans ce moment , l'ennemi redoubla ses efforts sur
le centre ; le village de Kaïa fut emporté de nouveau ; notre,
centre fléchit; quelques bataillons se débandèrent; mais
cette valeureuse jeunesse , à la vue de l'Empereur , se
rallia en criant vive l'Empereur ! S. M.jugea que le moment
de crise qui décide du gain ou de la perte des batailles
était arrivé : il n'y avait plus un moment à perdre . L'Empereur
ordonna au duc de Trévise de se porter avec seize ,
bataillons de la jeune garde au village de Kaïa , de donner
tête baissée , de culbuter l'ennemi , de reprendre le village,
et de faire main-basse sur tout ce qui s'y trouvait. Au
1
330 MERCURE DE FRANCE ,
même moment , S. M. ordonna à son aide-de-camp le
général Drouhot , officier d'artillerie de la plus grande distinction
, de réunir une batterie de 80 pièces , et de la
placer en avant de la vieille garde , qui fut disposée en
échelons comme quatre redoutes , pour soutenir le centre ,
toute notre cavalerie rangée en bataille derrière. Les généraux
Dulauloy, Drouhot et Devaux partirent au galop avec
leurs 80bouches à feu placées en un même groupe . Le feu
devint épouvantable. L'ennemi fléchit de tous côtés. Le
due de Trévise emporta sans coup férir le village de Kаїа ,
culbuta l'ennemi , et continua à se porter en avant en
battant la charge . Cavalerie , infanterie , artillerie de
l'ennemi , tout se mit en retraite .
Le général Bonnet, commandant une division du duc
de Raguse , reçut ordre de faire un mouvement par sa
gauche sur Kaja, pour appuyer les succès du centre. H
soutint plusieurs charges de cavalerie dans lesquelles l'ennemi
éprouva de grandes pertes .
Cependant le général comte Bertrand s'avançait et entrait
en ligne. C'est envain que la cavalerie ennemie caracola
autour de ses quarrés; sa marche n'en fut pas ralentie .
Pour le rejoindre plus promptement l'Empereur ordonna
unchangement de direction en pivotant surKaïa. Toute la
droite fit un changement de front, la droite en avant.
L'ennemi ne fit plus que fuir, nous le poursuivîmes une
lieue et demie. Nous arrivâmes bientôt sur la hauteur que
l'empereur Alexandre , le roi de Prusse et la famille de
Brandebourg occupaient pendant la bataille. Un officier
prisonnier qui se trouvait là , nous apprit cette circonstance
.
Nous avons fait plusieurs milliers de prisonniers . Le
nombre n'a pu en être plus considérable , vu l'infériorité de
notre cavalerie , et le desir que l'Empereur avait montré de
Fépargner.
Au commencement de la bataille , l'Empereur avait dit
aux troupes : C'est une bataille d'Egypte . Une bonne infanterie
soutenue par l'artillerie doit savoir se suffire.
Le général Gourré , chef d'état-major du prince de la
Moskowa a été tué , mort digne d'un si bon soldat ! Notre
perte se monte à 10,000 tués ou blessés. Celle de l'ennemi
peut être évaluée de 25 à 30,000 hommes . La garde royale
de Prusse a été détruite. Les gardes de l'Empereur de
Russie ont considérablement souffert : les deux divisions
de dix régimens de cuirassiers russes ont été écrasées.
MAF 1813 . 331
S. M. ne saurait trop faire l'éloge de la bonne volonté,
du courage et de l'intrépidité de l'armée. Nos jeunes
soldats ne considéraient pas le danger. Ils ont dans cette
grande circonstance relevé toute la noblesse du sang
francais.
L'état-major-général , dans sa relation , fera connaîtra
les belles actions qui ont illustré cette brillante journée,
qui , comme un coup de tonnerre , a pulvérisé les chimériques
espérances el tous les calculs de destruction etde
démembrement de l'Empire . Les trames ténébreuses
ourdies par le cabinet de Saint-James pendant tout un
hiver , se trouvent en un instant dénouées comme le noeud
gordien par l'épée d'Alexandre .
Le prince de Hesse-Hombourg a été tué. Les prisonniers
disent que le jeune prince royal de Prusse a été blessé , et
que le prince de Mecklenbourg-Strelitz a été tué .
L'infanterie de la vieille garde , dont six bataillons
étaient seulement arrivés , a soutenue par sa présence
l'affaire avec ce sang-froid qui la caractérise. Elle n'a pas
tiré un coup de fusil. La moitié de l'armée n'a pas donné ,
car les quatre divisions du corps du général Lauriston
n'ont fait qu'occuper Leipsick ; les trois divisions du duc
de Reggio étaient encore à deux journées du champ de
bataille; le comte Bertrand n'a donné qu'avec une de ses
divisions , et si légèrement , qu'elle n'a pas perdu 50
hommes; ses seconde et troisième divisions n'ont pas
donné. La seconde division de la jeune garde , commandée
par le général Barrois , était encore à cinq journées ; il en
estde même de la moitié de la vieille garde , commandée
par le général Decouz , qui n'était encore qu'à Erfurth :
des batteries de réserve formant plus de 100 bouches à feu
n'avaient pas rejoint, et elles sont encore en marche depuis
Mayençe jusqu'à Erfurth ; le corps du duc de Bellune était
aussi à trois jours du champ de bataille. Le corps de cavalerie
du général Sébastiani , avec les trois divisions du
prince d'Eckmülh étaient du côté du Bas-Elbe. L'armée
alliée, forte de 150 à 200,000 hommes , commandée par
les deux souverains , ayant un grand nombre de princes de
la maison de Prusse à sa tête , a donc été défaite et mise,
en déroute par moins de la moitié de l'armée française .
Les ambulances et le champ de bataille offraient le
spectacle le plus touchant : les jeunes soldats , à la vue de
l'Empereur , faisaient trève à leur douleur en criant vive
Empereur. - Ily a vingt ans , a dit l'Empereur , que ja
33
μ
MERCURE DE FRANCE ,
commande des armées francaises :je n'ai pas encore pu
autant de bravoure et de dévouement .
L'Europe serait enfin tranquille si les souverains et les
ministres qui dirigent leur cabinet pouvaient avoir été
présens sur ce champ de bataille. ils renonceraient a
P'espérance de faire rétrograder l'étoile de la France ; ils
verraient que les conseillers qui veulent démembrer
FEmpire français et bumilier l'Empereur , préparent la
perte de leurs souverains .
Du 3, à 9 heures du soir.- L'Empereur, à la pointe du
jour du 3, avait parcouru le champ de bataille.Adix heures
il s'est mis en marche pour suivre l'ennemi . Son quartiergénéral
, le 3 au soir , était à Pegau. Le vice- roi avait son
quartier-général à Wichstanden , à mi- chemin de Pegau à
Borna. Le comte Lauriston , dont le corps n'avait pas,
pris part à la bataille , était parti de Leipsick pour se
porter sur Zwemkan , où il était arrivé. Le duc de Raguse
avait passé l'Elster au village de Lietzkowits , et le
comte Bertrand l'avait passé au village de Gredel . Le
prince de la Moskowa était resté en position sur le champ
de bataille . Le duc de Reggio de Naumbourg devait se
porter sur Zeist .
L'empereur de Russie et le roide Prusse avaient passé
par Pegau dans la soirée du 2 , et étaient arrivés au village.
de Luberstedt à onze heures du soir. Ils s'y étaient reposés..
quatre heures et en étaient partis le 3 , à 3 heures du matin
, se dirigeant sur Borna.
L'ennemi ne revenait pas de son étonnement de se
trouver battu dans une si grande plaine par une armée
ayant une si grande infériorité de cavalerie. Plusieurs
colonels et officiers supérieurs fait prisonniers , assurent
qu'au quartier-général ennemi , on n'avait appris la présence
de l'Empereur à l'armée que lorsque la bataille était
engagée ; ils croyaient tous l'Empereur à Erfurt.
Comme cela arrive toujours dans de pareilles circonstances
, les Prussiens accusent les Russes de ne les avoir
pas soutenus . Les Russes accusent les Prussiens, de ne
s'être pas bien battus . La plus grande confusion règne dans
leur retraite. Plusieurs de ces prétendus volontaires , qu'on,
lève en Pruussssee , ont été faits prisonniers ; ils font pitié.
Tous déclarent qu'ils ont été enrôlés de force , et sous .
peine de voir les biens de leurs familles confisqués .
Les gens du pays disent qu'un prince de Hesse-Hombourg
a été tué ; que plusieurs généraux russes et prussiens
ΜΑΙ 1813 . 333
ont été tués ou blessés. Le prince de Mecklenbourg--
Strélitz aurait également été tué ; mais toutes ces nouvelles
ne sont encore que des bruits du pays .
Lajoie de ces contrées d'être délivrées des cosaques ne
peut se décrire. Les habitans parlent avec mépris detoutes
les proclamations et de toutes les tentatives qu'on a faites
pour les engager à s'insurger.
L'armée russe et prussienne était composée du corps des
généraux prussiens York , Blucher et Bulow ; de ceux des
généraux russes Witgenstein , Wintzingerode , Miloradowitch
et Tormazow. Les gardes russes et prussiennesy
étaient. L'empereur de Russie , le roi de Prusse , le prince
royal de Prusse , tous les princes de la maison de Prusse
étaient à la bataille .
L'armée combinée russe et prussienne est évaluée de
150à 200,000hommes. Tous les cuirassiers russesy étaient
et ont beaucoup souffert.
Du 4 au soir. -Le quartier-généralde l'Empereur , était
le4 au soir à Borna ;
Celui du vice-roi à Kolditz ;
Celui du général comte Bertrand à Frohbourg ;
Celui du général comte Lauriston à Mælbus ;
Celui du prince de la Moskowa à Leipsick ;
Celui du duc de Reggio à Zeitz .
L'ennemi se retire sur Dresde dans le plus grand désordre
et par toutes les routes .
Tous les villages qu'on trouve sur la route de l'armée
sont pleins de blessés russes et prussiens .
Le prince de Neuchâtel , major- général , a ordonné que
l'on enterrât , le 4 au matin , à Pegan , le prince de Mecklembourg-
Strelitz avec tous les honneurs dus à son grade .
Ala bataille du 2 , le général Dumoutier , qui commande
la division de la jeune garde , a soutenu la réputation
qu'il avait déjà acquise dans les précédentes campagnes
. Il se loue beaucoup de sa division .
Le général de division Brenier a été blessé . Les généraux
debrigade Chemineau et Grillot ont été blessés et amputés.
Recensement fait des coups de canon tirés à la bataille ,
le nombre s'en est trouvé moins considérable qu'on n'avait
cru d'abord; on n'a tiré que 39,500 coups de canon. Ala
bataille de la Moskowa on en avait tiré 50et quelque mille.
Du 5 au soir. - Le quartier-général de l'Empereur était
Colditz, celui duvice-roi à Harta, celui duduc deRagusa
834 MERCURE DE FRANCE ,
derrière Colditz , celui du général Lauriston à Wurtze
du prince de la Moskowa à Leipsick, du duc de Reggio a
Altenbourg, et du général Bertrand à Rochlitz .
Le vice-roi arriva devant Colditz le 5 à 9 heures du
matin. Le pont était coupé et des colonnes d'infanterie et
de cavalerie avec de l'artillerie défendaient le passage. Le
vice-roi se porta avec une division à un gué qui est sur la
gauche , passa la rivière, et gagna le village de Komichan,
on il fit placerune batterie de 20 pièces de canon : l'ennemi
évacua alors la ville de Colditz dans le plus grand désordre,
et en défilant sous la mitraillede nos 20 pièces.
:
Le vice- roi poursuivit vivement l'ennemi; c'était le réste
de l'armée prussienne ,forte de 20 à 25,000 hommes , qui
se dirigea ,partie sur Leissnig , et partie sur Gersdorff.
Arrivées à Gersdorff , les troupes prussiennes passèrent
àtravers une réserve qui occupait cette position : c'était le
corps russe de Milloradovitch , composé de 2 divisions
formant à-pen-près 8000 hommes sous les armes ; les
régimens russes n'étant que de deux bataillons de quatre
compagnies chaque , et les compagnies n'étant que de 150
hommes ; mais n'ayant que 100 hommes présens sous les
armes , ce qui ne fait que 7 à 8to hommes par régiment :
ces deux divisions de Milloradovitch étaient arrivées à la
bataille au moment où elle finissait , et n'avaient pas pu y
prendrepart.
:
Aussitôt que la 36ª division ent rejoint la 35° , le vice-roi
donna ordre au duc de Tarente de former les deux divisions
en trois colonnes , et de déposter l'ennemi. L'attaque fut
vive : nos braves se précipitèrent sur les Russes , les enfoncèrent
et les pousserent sur Harta. Dans ce combat nous
avons eu 5 à 600 blessés , et nous avons fait 1000 prisonniers;
l'ennemi a perdu dans cette journée 2000 hommes .
Le général Bertrand arrivé à Rochlitz , y a pris quelques
convois de blessés , de malades et de bagages , et fait quelques
prisonniers; plus de 1200 voitures de blessés avaient
passépar cette route.
Le roi de Prusse et l'empereur Alexandre avaient couché
Rochlitz .
Unadjudant sous-officier du 17º provisoire , qui avait
été fait prisonnier à la bataille du 2, s'est échappé , et à
raconté que l'ennemi a fait de grandes pertes et se retire
dans le plus grand désordre ; que pendant la bataille les
Russes et les Prussiens tenaient leurs drapeaux en réserve,
ce qui fait que nousn'en avons pas pu prendre; qu'ils nom
ΜΑΙ 1813 . 335
:
ont fait 102 prisonniers , dont 4 officiers; que ces prisonniers
étaient conduits en arrière sous la garde du détachement
laissé aux drapeaux ; que les Prussiens ont fait de
mauvais traitemens aux prisonniers ; que deux prisonniers
ne pouvant pas marcher par extrême fatigue , ils leur ont
passé le sabre au travers du corps; que l'étonnement des
Prussiens et des Russes d'avoir trouvé une armée aussi
nombreuse , aussi bien exercée , et munie de tout , était à
son comble; qu'il y avait de la mésintelligence entr'eux, et
qu'ils s'accusaient respectivement de leurs pertes .
Le général comte Lauriston , de Wurtzen , s'est mis en
marche sur la grande route de Dresde .
Leprince de la Moskowa s'est porté sur l'Elbe pour débloquer
le général Thielmann qui commande à Torgau ,
prendre position sur ce point , et débloquer Wittenberg;
il paraît que cette dernière place a fait une belle défense
et repoussé plusieurs attaques qui ont coûté fort cher
J'ennemi.
Des prisonniers racontent que l'empereur Alexandre ,
voyant la bataille perdue , parcourait la ligne russe pour
animer le soldat , en disant : « courage , Dieu est pour
nous .
Ils ajoutent que le général prussien Blucher est blessé ,
et qu'ily a cinq généraux de division etde brigade prussiens
tués ou blessés .
Du 6 au soir.- Le quartier-général de S. M. l'Empe
reur et roi était à Waldheim; celui du vice-roi, à Ertzdorff;
celui du général Lauriston était à Oschatz; celui du prince
de la Moskowa , entre Leipsick et Torgau; celui du comte
Bertrand , à Mittweyda ; celui du duc de Reggio , à Penig.
L'ennemi avait brûlé à Waldheim un très-beau pont do
bois d'une seule arche , ce qui nous avait retardé de quel
ques heures. Son arrière-garde avait voulu défendre le
passage , mais s'était reployée sur Ertzdorff; la position de
ce dernier point est fort belle . L'ennemi a voulu la tenir.
Le pont étant brûlé , levice-roi fit tourner le village par la
droite et par la gauche. L'ennemi était placé derrière des
ravins. Une fusillade et une canontuade assez vives s'engagèrent;
aussitôt on marcha droit à l'ennemi et la position
fut enlevée. L'ennemi a laissé 200 morts sur le champ de
bataille.
Le général Vandamme avait le 1 mai son quartiergénéral
à Harbourg. Nos troupes ont pris un cuffer de
336 MERCURE DE FRANCE , MAI 1813 .
1
1
(
guerre russe armé de 20 pièces de canon. L'ennemi a re
passé l'Elbe avec tant de précipitation qu'il a laissé sur la
rive gauche une infinité de barques propres au passage et
beaucoup de bagages. Les mouvemens dela Grande-Armée
étaient déjà connuset causaient une grande consternation
à Hambourg. Les traîtres de Hambourg voyaient que le
jour de vengeance était près d'arriver .
Le général Dumonceau était à Lunebourg .
Ala bataille du 2 , les officiers d'ordonnance Berenger
et Pretel ont été blessés , mais peu dangereusement.
Il faut espérer que l'on chantera à Saint-Pétersbourg un
Te Deum , comme on l'a fait pour la bataille de la Moskowa.
Il circule , en effet , en Allemagne , des relations rédigées
dans le dessein d'égarer l'opinion : mais les faits par-
Tent , les résultats sont positifs . Où seraient les Russes
s'ils avaient triomphé à Lutzen ? à Erfurt , sans doute : où
est l'Empereur Napoléon ? à Dresde. S. M. y est entrée
le 8sans coup férir , et la ligne de l'Elbe est à nous . Pendant
ce tems , des notes dont l'authenticité n'est pas suspecte,
attestent que des ordres sont portés à Cracovie aux
corps polonais et au corps autrichien de se mettre en mouvement.
Il suffit de jeter un coup-d'oeil sur la carte pour
présager les résultats inévitables d'une telle combinaison
de mouvemens . On annonce que le dimanche 23 , un
Te Deum solennel sera chanté dans toutes les églises de
France , pour rendre grâce à la divine Providence d'une
succession d'événemens si prospères et si glorieux. S.....
Le MERCURE DE FRANCE parait le Samedi de chaque semaine
parcahier de trois feuilles. Le prix de la souscription est de 48francs
pour l'année , de 25francs pour six mois , et de 13franes pour un
trimestre.
Le MERCURE ÉTRANGER parait à la fin de chaque mois , par
cahier de quatre feuilles . Le prix de la souscription estde 20francs
pour l'année , et de II franes pour six mois. ( Les abonnés au
Mercure de France , ne paient que 18 fr. pour l'année, et 10 fr. pour
six mois de souscription au Mercure Etranger.)
On souscrit tant pour le Mercure de France que pour le Mercure
Étranger, au Bureau du Mercure , rue Hautefeuille , nº 23; et ches
les principaux libraires de Paris , des départemens et de l'étranger ,
ainsi que chez tous les directeurs des postes .
Les Ouvrages que l'on voudra faire annoncer dans l'un ou l'autre
de ces Journaux, et les Articles dont on désirera l'insertion , devront
être adressés ,francs de port ; à M. le Directeur-Généraldu Mercure ,
Paris.
F
SEINE
MERCURE
DE FRANCE .
N° DCXVIII . - Samedi 22 Mai 1813 .
POÉSIE .
5.
cend
.
Morceau détaché d'une traduction libre du Printems
de Gessner.
IDYLLE .
..
Glissant du sommet des montagnes ,
L'Aurore sur son char riant , ,
Des bords lointains de l'orient ,
Te ramène dans nos campagnes .
Sur tes pas , aimable Printems ,
Arrivent le doux badinage ,
१
Les jeux , les plaisirs innocens ,
L'Amour aussi ceDieu volage.
Je le vois ; son arc est tendu :
Dans sa main tenant une rose ,
Nonchalamment il se repose
Sur un lit de fleurs étendu.
Le Dieu fripon sourit d'avance
Aux beautés qui , de sa puissance
Vont subir les aimables lois .
X
'338- MERCURE DE FRANCE ,
,
Les Ris , les Grâces l'environnent :
L'une d'elles tient son carquois ,
Et les deux autres le couronnent ,
Tandis que les nymphes des bois
Près du Dieu d'Amour accourues ,
Frappent les campagnes émues
Des accens de leur douce voix .
•Des oiseaux la troupe fidèle ,
Volantjusqu'aux portes des cieux ,
Semble , par ses concerts joyeux ,
Saluer la saison nouvelle .
Les fleurs s'empressent de s'ouvrir ;
La rose , amante du zéphyr,
Brille sur sa tige légère ;
Et déjà la jeune bergère ,
Dans nos vallons où le plaisir
L'attend sur la verte fougère ,
Avec son amant va cueillir
L'humble et hâtive primevère .
Les Zéphyrs , an souffle amoureux ,
Doux Printems , te suivent encore :
En foule ils viennent dans ces lieux
Annoncer l'approche de Flore.
De la cime des verts coteaux ,
Ils se répandent dans la plaine ,
Aux bords des limpides ruisseaux ,
Etde leur caressante haleine
Rident le cristal de leurs eaux.
Toujours tendres , toujours volages ,
Soit qu'ils agitent les gazons ;
Soit qu'ils errent sous les feuillages ,
Atravers les épais buissons ,
Sur les monts couronnés d'ombrages ;
Soit qu'ils soufflent dans les vallons ,
Chaque fleur reçoit leurs hommages .
Rien n'échappe à leur doux essor ;
Ils baisent , dans leur vol rapide ,
La feuille où la rosée humide
En perles se balance encor.
Mais bientôt leur tendre murmure
Eveille les Faunes légers ,
:
339
ΜΑΙ 1813 .
Qui , sortant de leur grotte obscure ,
Apprennent aux heureux bergers ,
Et ton retour dans nos vergers ,
Et le réveil de la nature .
Les Satyres , encore à jeun ,
Loin de leurs huttes enfumées ,
Vont respirer le doux parfum
Dont les plaines sont embeaumées .
Au son bruyant de leurs pipeaux ,
Les Nymphes quittent leur retraite ,
Et , sous de paisibles ormeaux ,
Courent , par mille jeux nouveaux ,
Du Printems célébrer la fête.
Le soir , lorsque du ciel plus pur
Brillent les flambeaux taciturnes ,
Les Nayades r'ouvrent leurs urnes
D'où jaillissent des flots d'azur.
Formés de ces trésors liquides
Cent ruisseaux , coulant à-la- fois ,
Vont promener leurs eaux limpides
Sur les épais gazons des bois .
Quelques-uns , du haut des collines ,
Tombent en nappes argentines .
Au fond des vallons odorans
Où , formant des bassins rians ,
S'amassent leurs eaux cristallines.
Là , souvent , quand l'astre du jour
S'abreuve des ondes amères ,
De jeunes et tendres bergères
Se rafraîchissent tour-à -tour .
Ah ! combien vous êtes à plaindre ,
Si vous croyez , jeunes beautés ,
Laisser sous ces flots agités
Des feux qu'Amour seul peut éteindre .
,
Saison aimable des beaux jours ,
Symbole heureux de la jeunesse ,
Tems où la mère des Amours
De nos coeurs double la tendresse ;
O toi ! que chérit la vieillesse
Etdontles momens sont si courts ,
Viens répandre par-tout l'ivresse !
Y 2
340 MERCURE DE FRANCE ,
Tu régnais encore , doux Printems ,
Lorsque notre barque légère ,
Du lac , à l'heure où , de la terre ,
Morphée endort les habitans
Sillonnait l'onde solitaire .
,
Omes amis ! rappelez -vous
Cette nuit si fraîche et si belle ! ...
Les Plaisirs , dans notre nacelle ,
S'étaient embarqués avec nous .
Poussés jusques sur le rivage ,
On entendait bondir les flots ,
Qui , fuyant parmi les roseaux ,
Imitaient le bruit du feuillage .
Nous chantions : soudain les échos
Sur l'aile du Zéphyr volage ,
Portaient au sommet des coteaux ,
Avec le murmure des eaux ,
Les chants du joyeux équipage .
Perché sur les rochers déserts ,
Au sein des épaisses ténèbres ,
Quelquefois de ses cris funèbres
L'oiseau des nuits frappant les airs ,
Troublait les aimables concerts
De la sensible Philomèle ,
Qui de sa douleur éternelle
Remplissait les bocages verts.
Pour écouter sa voix touchante ,
Tout se tut : de la vague errante
Se dissipa le bruit confus ;
Le Zéphyr retint son haleine ,
Et , roulant sur la molle arêne ,
Les ruisseaux ne murmuraient plus .
,
>
:
:
AUGUSTE MOUFLE.
IMITATION DE MARTIAL. - L. 2 , Ep. 80 .
De son poignard se déchirant le sein ,
Fannius tombe aux pieds d'un assassin
Dont il a su tromper la barbarie.
De Fannius , certes , je plains le sort ;
Mais n'est-ce pas une étrange furie
De se tuer pour éviter la mort ?
B
ΜΑΙ 1813 . 341
LE CHATEAU DES MAULÉONS ,
OU LA BARONNIE DE RÉ AU TEMS DES CROISADES .
C'EST là (1) qu'un vieux château couronné de trophées ,
Fut habité des preux , fut visité des fées .
Urgelle au char volant qu'emporte un vert dragon
Levant son sceptre d'or sur l'antique donjon
D'un mot faisait enfuir la mer de ces rivages ,
Enveloppait la lune en de sombres nuages ,
Se jouait de la foudre , arrêtait dans les cieux
Des signes de la nuit le cours silencieux .
D'une coupe penchée entre ses mains puissantes
Quelquefois elle verse un philtre extrait des plantes ,
Dont sa grotte magique a vu naitre la fleur :
Sous la voûte il pénètre en légère vapeur
Jusqu'au banquet où siége une troupe choisie ,
Métamorphose l'air en parfum d'ambroisie ,
Rend plus brillant l'éclat des radieux flambeaux ,
Ruisselle avec le vin dans les rians cristaux ,
Couledans tous les coeurs , sur tous les fronts déploie
La vive expression d'une soudaine joie.
Le baron au mantean chamarré de la croix ,
Témoin de sa valeur, lorsque , l'égal des rois ,
Il combattait l'Arabe aux champs de Palestine ;
Sur ses genoux son fils dont la main enfantine
Tient ce fruit violet transplanté de Damas
Conquête la plus sûre après tant de combats ;
L'aïeule avec son rouge et sa perse à ramage
Oùd'éclatans oiseaux font briller leur plumage ;
La dame qui puisant dans la patère d'or
Auvainqueur du tournois vient de verser encor
De brûlant hippocras une coupe fumante ;
Derrière elle un beau page à la tresse odorante ,
Debout , les yeux remplis d'une timide ardeur ;
La vierge rougissant d'une tendre pudeur ;
Le prélat radieux qui sur la pourpre étale
Ason cou suspendu l'or en croix pectorale ;
(1) A la Flotte , bourg et port de l'ile de Ré . Près de ce bourg on
voit aussi les ruines de l'abbaye des Châtelliers , fondée par les Mauléons.
342 MERCURE DE FRANCE ,
Sa guitare à la main le naïf troubadour
Aux vers pleins de combats , de féérie et d'amour ,
A l'écharpe de rose , à la brillante épée
Dans le sang musulman avec honneur trempée ;
Tous respirent la gloire , et tous chantent en choeur
Jérusalem conquise et Godefroi vainqueur .
F. O. DENESLE , associé à l'Acad . de laRochelle.
LE TOMBEAU DU TROUBADOUR. - ROMANCE.
Musique de l'Auteur.
Sous le riant climat de l'antique Ibérie ,
Jadis en un castel vivait un troubadour ;
Alfred était son nom , et près de gente amie
Heureux il s'enivrait des plaisirs de l'amour.
Lors point n'étaient coeurs volages ,
On s'aimait bien dans ces vieux tems ,
La vie était pour les amans
Un beau jour , un jour sans nuages .
Sous les myrtes témoins de leur secretdélire
Suivez - les , épiez ces fortunés amans :
Ils chantent chaque soir ,et sous leurs doigts la lyre
Imite des oiseaux les doux gazouillemens.
Aussi semble la nature
S'animer , sourire à ses jeux
Quand se prodigue couple heureux
Tendres baisers sur la verdure .
Mais las ! qui peut compter sur un bonheur durable ?
Un jour de nos beaux ans vient obscurcir le cours.
Pauvre Alfred ! ... ah ! plaignez son destin déplorable;
Il va perdre bientôt Lisis et ses amours.
Saurez qu'un jour dès l'aurore
Lisis aux champs porta ses pas ...
Alfred ne l'accompagnait pas ,
Un trouble inconnu le dévore.
Déjà le tems s'écoule : 6 comble de souffrance !
Lisis ne revient point... Alfred part , vole aux bois ,
Les parcourt éperdu : quel lugubre silence !
Il appelle .... et l'écho seul répond à sa voix.
!
ΜΑΙ 1813 .
343
Au vallon , à la prairie ,
Il demande en pleurant Lisis ;
En vain ... tout est sourd à ses cris ,
Plus de Lisis , de douce amie .
Ah! si voyez Alfred , d'honneur vous ferait peine ;
Ses yeux jadis si vifs s'éteignent sans retour ,
Son beau front est meurtri , plus n'a figure humaine ,
Il erre-à l'abandon én maudissant le jour .
Et sa mie infortunée
Doit bien souffrir en ce moment :
Est au pouvoir d'un autre amant
Etdans une tour enchainée .
Vous dirai qu'autrefois seigneur de haut parage
Fut épris de Lisis qui rejeta ses voeux:
Alfred fut préféré, et seigneur plein de rage ,
Jura de désunirle couple trop heureux.
Ainsi fit ; mais de sa vie ,
Lisis abrégera le cours ;
Ne peut oublier ses amours
Et voir un jour leur foi trahie.
Cependant sous le poids de sa douleur amère
Adéjà succombé le dolent troubadour ;
Il invoquait la mort , elle a clos sa paupière ;
Tel dépérit un lis séché des feux du jour.
Dans ces lieux tout pleins de charmes
Depuis ce tems les voyageurs
Sur sa tombe ont semé des fleurs
Asa mort ont donné des larmes .
,
,
CHARLES MALO.
ÉNIGME .
LONGUE , courte , quarrée , ou de figure ronde ,
Onme trouve par-tout , et je suis à -la - fois
Dans les lacs , sur les monts , dans les pics , dans les bois ,
Etdans tous les objets , quels qu'ils soient dans le monde .
Mobile comme l'onde ,
Je puis changer à tout moment.
1
Don Gusman , Bride-Oison en bégayant son rôle ,
De ma vertu parle souvent .
344 MERCURE DE FRANCE , ΜΑΙ 1813.
Je his couler jadis , chez Rollet le Pactole ,
De nos jours même encore , oui le fait est certain
Tel Brigandeau , qu'on vit gras comme un moine ,
Et qui sans moi souvent eut expiré de faim ;
Parmoi de ses enfans fonda le patrimoine .
Au reste je conviens à gens d'autre métier ,
Etde maint ouvrier
Je dirige l'ouvrage .
Je déplus dans Esope , et charmai dans Laïs.
Je paraís sur le front des homines de tout âge ,
Et toujours avec eux je parcours le pays .
V. B. (d'Agen. )
LOGOGRIPHE
JE fus avec six pieds un malheureux monarque ,
Etmon chefmis à bas , un fameux hérésiarque.
Par le même .
CHARADE.
LECTEUR , quand mon premier, d'une manière infâme ,
Des jours d'un malheureux vient de rompre la trame ,
Mon dernier aussitôt avec ses trois consors
Sans crainte et sans pitié s'empare de son corps ,
Dans la nuit du tombeau étroitement l'enserre ,
Ydescent avec lui , pour y pourrir en terre.
Aimes-tu le repos , le bonheur et la paix ?
Auxgens de mon entier ne te livre jamais.
Par lemême .
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est ( la lettre).
Celui du Logogriphe est Pair , dans lequel on trouve : Air ( ville
de Provence ) .
Celui de la Charade est Portail .
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS ..
BAISERS ET ELÉGIES DE JEAN SECOND , avec le texte latin ,
accompagnés de plusieurs morceaux de Théocrite ,
d'Anacréon , de Guarini et du Tasse , traduits en
vers français ; suivis de quelques Baisers inédits ; par
P. S. TISSOT. -Un vol . in- 12 . - Prix , papier fin ,
3 fr. , et 3 fr. 75 c. franc de port ; papier vélin , 6 fr . ,
et 6 fr. 75 c. franc de port. A Paris , chez J.-G.
Dentu , imprim. -libraire , rue du Pont-de-Lodi , nº3 ;
et Palais -Royal , galeries de bois , nºs 265 et 266.
-
LES Baisers de Jean Second ne sont pas , il s'en faut
bien , des modèles de goût et de justesse : l'affectation
et la recherche s'y font trop souvent sentir. Le style
trop brillant , en est quelquefois obscur , et , ce qui est
moins excusable encore , le fonds n'en est pas toujours
raisonnable . Enfin , comme M. Tissot a eu le bon esprit
de l'observer lui-même , l'auteur n'a point assez respecté
le précepte donné depuis , par le législateur de notre
parnasse :
Il faut , même en chansons , du bon sens et de l'art.
Cependant , malgré des défauts si graves et si multipliés
, les Baisers de Jean Second jouissent chez tous
les peuples qui ont une littérature , d'une réputation
assez brillante pour engager les poëtes à les traduire , les
libraires à en multiplier les éditions . Cette réputation
serait- elle usurpée ? Gardons-nous de le croire. Elle peut
être exagérée; mais si elle n'avait pas un fondement
réel , elle ne serait point aussi répandue , elle n'aurait
pas été aussi durable. Ce qui a fait le succès des Baisers
de Jean Second , et ce qui le justifie , c'est la vivacité ,
l'élégance du style , c'est le coloris poétique et la volupté
des images , c'est la grace enfin , qui souvent y res-
1
1
346- MERCURE DE FRANCE , ..
semble trop à la mignardise , mais qui plaît et séduit
encore , lors même qu'elle est voisine de l'affectation .
Que devait donc faire un traducteur qui , n'étant
point égaré par un aveugle enthousiasme , appréciait
avec justesse ces beautés et ces défauts ? Ce qu'a fait
M. Tissot , et ce qu'il expose ainsi dans sa préface :.
<<J'ai traduit Jean Second avec fidélité , parce qu'il le
>> méritait ( 1) , et que les difficultés de sa poésie , enga-
>> geaient un ami du travail à essayer du moins de les
>> vaincre , mais je n'ai pas voulu m'imposer des lois trop
>> sévères : tout air de gène et de servitude déplairait
» dans des vers érotiques . Je ne me suis pas refusé la
>> liberté d'ajouter une pensée qui m'a paru heureuse ou
>>agréable , bien moins encore la faculté de remplacer
>> ce qui choquait la raison ou la vérité. Des amis de
>>la charmante latinité de Jean Second regretterontpeut-
>> être ces diminutifs qu'il a employés à l'exemple de
>> son maître (Catulle). Notre langue n'a point cette
>> richesse , ou le petit nombre de diminutifs qu'elle pos-
>>sède sont tombés en désuétude , moins parce qu'ils
>> sont vieux , que parce qu'ils n'ont pas été créés par un
>> goût sûr et des oreilles sensibles au charme de l'eupho-
>>nie . Mais quand cette ressource m'aurait été offerte ,
>> j'avoue que j'en aurais encore usé avec sobriété . Tous
>> ces petits mots donnent de l'afféterie au style : qu'un
>> amant qui plaisante avec sa maîtresse, lui prodigue les
>> plus jolis noms , invente pour elle , dans le commerce
>>intime , des expressions enfantines et gracieuses , ce
>> badinage est aimable et peut plaire à celle qui en est
>> l'objet ; mais quand on peint la passion , ses plaisirs ,
› ses transports , il faut du naturel , des images , de la
>> chaleur , de l'ame enfin. A mon sens , les diminutifs
>> entrent peu dans le dictionnaire de l'amour. Ce n'est
>> pas à ces gentillesses , dont il s'est d'ailleurs servi avec
>> tant de goût , que Catulle doit le titre de grand poëte.
>> Cependant , comme Jean Second a fait quelquefois un
>> usage judicieux de ces ornemens , j'ai cherché des
(1) Parce qu'il méritait qu'on le traduisit de la sorte , on toute
autre tournure me paraitrait avoir plus de régularité.
ΜΑΙ 1813. 347
>> expressions tendres et caressantes pour servir d'équi-
>>>valent. >>
Ces réflexions judicieuses , pleines de mesure et de
goût , font si bien connaître la manière adoptée par
M. Tissot , qu'il suffirait , pour louer sa traduction et en
proclamer le mérite , d'observer qu'il y a été fidèle . Il
n'a cependant pas toujours usé de lafaculté de remplacer
ce qui choquait la raison ou la vérité dans les compositions
de son poëte ; peut- être même ne l'a-t-il pas dû
toujours. « Rien n'est plus élégant , dit-il dans une note
>> sur le onzième Baiser, que les vers de cette pièce , mais
>> il faut avouer qu'elle péche par le fonds; et les plus
>> jolis vers du monde ne sauraient racheter à mes yeux
>> l'absence du bon sens , le premier de tous les mérites
>> en poésiecomme en prose ; aussi ai-je été vivement tenté
>>de supprimer ce Baiser, mais , comme traducteur , je
>>>ne l'ai pas dû peut-être. » Le lecteur en jugera ; voici
cette pièce , telle que l'a rendue fort courte M. Tissot .
Filles de l'air , cessez , diligentes abeilles
De moissonner le miel sur les roses vermeilles ;
Quittez le doux nectar de la fleur du printems
Et les sucs de l'anet qui parfume les champs ;
Volez vers Eucharis : sa bouche purpurine
Exhale les parfums de la tendre églantine ,
Les parfums de la fleur que la main des amans
Va chercher dans les bois à l'aube du printems ;
Des larmes de Narcisse , elle est humide encore ;
Le plus vif incarnat l'enflamme et la colore ;
Ainsi brillent la rose et ce peuple de fleurs
Diverses de parfums , riches de cent couleurs
Que la triste Vénus en pleurant fit éclore
Du sang pur d'Adonis mourant à son aurore.
Mais de grâce , écoutez , peuple aimable et léger ,
Un amant avec vous consent à partager :
Ne soyez point ingrat , ne soyez point avide ;
Laissez quelque nectar sur cette bouche humide;
Si vous alliez tarir et sécher sa fraicheur ,
Eucharis , aux baisers de ma brûlante ardeur
Ne rendrait qu'un baiser sans parfums , sans délices ,
Et tristement puni , j'expierais mes services .
348 MERCURE DE FRANCE ,
Sur-tout loin que vos dards osent jamais blesser
Sa bouche délicate et propice au baiser.
Discret dans vos larcins , caressez-la de l'aile ,
Comme le jeune lis ou la rose nouvelle.
Assurément le fond de cette pièce est fort peu raisonnable
, et l'affectation des pensées va jusqu'au ridicule.
Si M. Tissot n'avait pas un trop bon esprit pour en
écrire jamais de semblables , s'il était l'auteur de ce
Baiser, et qu'il l'eût encore en portefeuille , on devrait
lui conseiller sans doute de ne le point faire paraître ,
on devrait l'engager à réserver les charmans détails
dont il est rempli , pour une composition plus sensée;
mais qu'il sacrifiât ces détails après les avoir rendus
d'une manière si heureuse , c'est ce que n'exigeait point
le goût , et sa qualité de traducteur exigeait tout le contraire.
Pour rendre une justice entière à la versification de
M. Tissot , jugeons-la sur ce qu'elle est dans les morceaux
où Jean Second a montré plus de justesse et de
véritable passion , où sa gentillesse ordinaire dégénère
moins en afféterie , où sa pensée a moins de recherche
et son style un peu plus de franchise. Tel est , à mon
avis , le dix-huitième Baiser, que M. Tissot a traduit
avec autant de facilité que d'élégance ; et quoique cette
jolie pièce soit assez longue , j'espère que le lecteur ne
me saura pas mauvais gré de la transcrire .
Beauté plus douce encor que l'astre de Latone ,
Plus brillante à mes yeux que la vive couronne
De l'étoile au front d'or qui ramène le jour ,
Accorde cent baisers à mon brûlant amour.
Au nom des Dieux , au nom de Guide ,
Je les demande aussi nombreux ,
Que les baisers voluptueux
Donnés ou rendus par Ovide ,
Toujours heureux , toujours avide .
Je les demande aussi nombreux
Que les amours , les ris , les jeux ,
Folâtre essaim qui se repose
Sur ton front , parmi tes cheveux ,
Ou sur tes deux lèvres de rose ;
ΜΑΙ 1813 . 349
:
Aussi nombreux que mes désirs ,
Depuis que j'adore tes charmes ;
Aussi nombreux que mes soupirs ,
Mes espérances , mes alarmes ,
Et nos transports et ces plaisirs ,
Toujours mêlés de quelques larmes .
Ajoute à ses baisers sans cesse renaissans ,
Etles propos d'amour , et les noms caressans ,
Et les soupirs et les murmures ,
Langage harmonieux des coeurs ,
Sans oublier vives morsures ,
Sourire et regards enchanteurs.
Imitons de Vénus les colombes charmantes :
Apeine , au souffle du zéphyr ,
L'hiver commence à s'amollir ,
Lesbecs entrelacés , les ailes frémissantes ,
Murmurant de concert , on les voit tour-à-tour
Donner et recevoir le baiser de l'amour.
Ivredece bonheur suprême ,
Les yeux noyés dans le plaisir ,
Tu me diras : Je vais mourir ,
Soutiens la moitié de toi-même .
Oui , prompt comme l'éclair , je presse dans mes bras ,
Contre mon sein brûlant mon amante glacée ,
Etdemes longs baisers l'agréable rosée
Rend la vie à son coeur , l'éclat à ses appas.
Enfin , sous les baisers succombe ma faiblesse ;
D'une mourante voix je murmure à mon tour :
Recueilli dans tes bras , ô ma jeune maitresse !
Laisse moi renaître à l'amour.
Dans ses bras Eucharis m'enchaîne ;
Foyer d'une douce chaleur ,
Son sein réchauffe ma langueur ;
Et les parfums de son haleine
Font de nouveau battre mon coeur.
Cueillons , chère Eucharis , les fleurs de la jeunesse :
Déjà je vois l'importune vieillesse ,
Les soucis , les douleurs , compagnes de son sort ,
Et dans l'ombre caché le monstre de la mort .
J'ai souligné ce dernier vers qui ne me paraîtppaassdu
même ton que le reste de la pièce. Le monstre de la
:
350 MERCURE DE FRANCE ,
1
mort , caché dans l'ombre , est , ou me semble du moins
une expession peu naturelle , et déplacée sur-tout dans
une composition érotique dont les idées , les images et
la versification ont eu jusques-là de la douceur , de l'abandon
, de la grace , sans mélange de couleurs fortes
et de tournures hardiment figurées .
en Jam miserabiles
Curas ægra senectus ,
Etmorbos trahet , et necem.
a dit le poëte latin qui est , cette fois, plus naturel que
son interprète . Je le remarque comme une singularité ,
car presque toujours M. Tissot , conduit par un goût
plus sain que celui de son modèle , lui rend l'utile service
de déguiser ou d'affaiblir les traits de recherche et
d'affectation qui en déparent les beautés .
Sans être exemptes des mêmes défauts , les Elégies de
Jean Second en offrent cependant moins d'exemples .
Elles ne sont pas , à beaucoup près , aussi connues que
ses Baisers , et quelques-unes du moins mériteraient
plus de l'être . Elles obtinrent , dès l'époque où l'auteur
les fit paraître , les plus honorables suffrages. Sans répéter
ici les louanges qui leur furent prodiguées par
des hommes tels qu'Heinsius , Scaliger et Théodore de
Beze , il suffira de rappeler que le célèbre Grotius croyait
y trouver réunis tout le charme de Tibulle , toutes les
graces de Properce et la brillante abondance d'Ovide.
Omnes Tibulli tepores , omnes Propertii veneres , et
ovidianam facilitatem in elegiis illius agnoscas. Ces
louanges sont fort exagérées sans doute , mais en les
réduisant à la plus juste mesure , on peut encore affirmer
que les Elégies de Jean Second offrent quelquefois des
traits dignes d'un élève de ces grands maîtres ; qu'elles
ne sont dépourvues ni d'imagination , ni de sentiment ;
et qu'enfin si le style a moins d'éclat et d'élégance poétique
que celui des Baisers du même auteur, il a aussi
moins de faux brillans et de mignardise.....
Parmi ces élégies divisées en trois livres , M. Tissot
en a choisi huit, qui lui ont paru offrir plus d'intérêt que
les autres , et ils les a traduits avec les mêmes soins queT
ΜΑΙ 1813 . 351
les Baisers. Je ne puis me refuser au plaisir de faire
connaître cette fin de la première , qui me paraît plus
propre encore que les morceaux déjà cités , à donner
une idée avantageuse du goût et du talent du traducteur.
Viens nous sourire encore , ô déesse des fleurs !
L'aurore a rafraichi leurs parfums , leurs couleurs ;
A peine tu parais , la rose , le narcisse ,
Et le lis virginal entr'ouvrent leur calice ;
Dans ces rians jardins , ton domaine charmant ,
Mille autres fleurs encor que ton léger amant
Flatte , échauffe , nourrit de sa féconde haleine ,
Appellent les regards et le choix de leur reine.
Partage avec le mois ,délices des pasteurs ,
Partage avec le dieu qui règne sur les coeurs ,
Nos hymnes , notre encens , nos justes sacrifices .
Souviens-toi de ces jours de gloire et de délices ,
Quand le jeune Zéphire , épris de ta beauté ,
Profitant de l'erreur de ta sécurité ,
Captive , t'enchaîna dans ses flexibles ailes ;
De cet âge où , du haut des voûtes éternelles ,
Tu contemplais les jeux des fiers enfans de Mars ;
Reviens , dans cet éclat enchanter nos regards .
Des accords des Romains ma jeunesse nourrie
Te consacre ces vers dans une autre Hespérie ,
Sous le chant uwatinal des oiseaux du printems :
Hélas , Rome n'est plus ; les ravages du tems
Ont renversé ton culte ; ils ont détruit tes fêtes :
Mes vers sont éternels et bravent ses conquêtes.
Mère du tendre Amour , caressante Cypris ,
Apollon et Bacchus , vous , mes dieux favoris ,
Faites vivre à jamais ces fruits de mon ivresse ,
Etdes brûlans regards de ma jeune maîtresse ;
Quemes premiers amours , Julie et sa beauté ,
Volent avec mes chants à l'immortalité .
A cette traduction des Baisers et de huit Élégies de
Jean Second , M. Tissot a joint encore une traduction
non moins soignée de la première scène du second acte
du Pastorfido , de la vingt- septième idylle de Théocrite,
de deux odes d'Anacreon , et de l'admirable épisode
r
352 MERCURE DE FRANCE ,
d'Herminie . Enfin son recueilest terminé par des Baisers
de sa composition , plus sagement conçus , mieux pensés
en général que ceux du poëte latin , mais peut-être
moins brillans . Jean Second , comme l'observe M. Tissot,
a plutôt peint l'ivresse des sens que les mouvemens de
l'ame. Ce sont ces mouvemens de l'ame , ce sont les délicatesses
du sentiment , c'est le moral enfin de l'amour
que M. Tissot a voulu peindre , et qu'il a peint en effet
dans ses Baisers . Je regrette que le défaut d'espace ne
me permette pas d'entrer dans plus de détails sur ces
aimables compositions que j'aurais beaucoup de plaisir
à analyser. Mais du moins je ne finirai pas sans citer
encore ce début de la seconde .
Vois- tu , mon Eucharis ces familles de fleurs
Qui parent les saisons de leurs tendres couleurs ?
Un zèle ingénieux , rival de la nature ,
Veille sur leurs trésors , les préserve d'injure ,
Leurménage au matin les rayons du soleil.
Avec les mêmes soins , avec un art pareil ,
Je défends ta candeur des piéges de l'envie .
Nos amours , tu le sais , sont les fleurs de ma vie ,
Je veux les conserver dans toute leur fraîcheur ,
D'un souffle empoisonné je veux garder ton coeur.
Ce coeur est tout ouvert , on pourrait le surprendre ;
Ecoute les conseils de l'ami le plus tendre.
Un point sur l'horison , une nuage léger ,
Au pilote attentif annoncent le danger :
Il faut être en amour plus prévoyant encore.
Il n'y a certainement dans Jean Second aucun passage
où les pensées , les images et les expressions soient
choisies et employées avec plus de bonheur et de grace
que dans ces vers . C'est le véritable ton du genre ; et
M. Tissot prouve dans ce morceau qu'il sait égaler son
auteur sans le traduire. On se souvient qu'il a soutenu
avec honneur une lutte beaucoup plus dangereuse . Sa
traduction fidèle et savamment travaillée des Bucoliques
de Virgile est un véritable service rendu à notre littérature
; elle s'est améliorée successivement dans plusieurs
éditions que le public s'est empressé d'accueillir , et l'attention
laborieuse que l'auteur avait mise à la revoir et
ΜΑΙ 1813 . 353
SEINE
à la perfectionner , en prouvant jusqu'à quel point il
s'était pénétré des beautés de son modèle , avait fait
présager d'avance la manière distinguée dont il samait
les analyser et les faire sentir dans le cours de poésie
latine qu'il commença l'année dernière , au Collège de
France , et qu'il continue cette année avec autant de zèle
quede succès. ROLLE , bibliothécaire de la vitte .
OEUVRES CHOISIES D'ANTOINE - PIERRE -AUGUSTIN DE PIIS.
-
A Paris , chez Brasseur ainé , imprimeur-éditeur ,
rue de la Harpe , nº 93 ; Léopold- Collin , libraire , rue
Gilles-le-Coeur , nº 42 ; Chaumerot, libraire , Palais-
Royal , galeries de bois ; Fantin , libraire , quai des
Grands -Augustins , n° 56 ; Debray , libraire , rue
Saint- Honoré , en face la rue du Coq .
Le Mercure de France ne s'était point encore occupé
des OOEuvres de M. de Piis , quoiqu'elles eussent déjà
fait une sensation assez vive dans le public. L'auteur ,
plus modeste que ne le sont d'ordinaire les auteurs ,
attaché à des travaux importans qui lui permettent peu
de songer à sa gloire littéraire , avait sans doute négligé
envers ce journal les formalités d'usage : son livre
n'était parvenu à aucun des rédacteurs chargés de
rendre compte des ouvrages nouveaux. Il semble que
l'avantage ou plutôt le plaisir de parler de cet agréable
recueil de poésies , m'ait été réservé. Il me flatte
d'autant plus qu'il m'offre le moyen d'émettre une opinion
qui ne sera , j'espère , que l'écho de l'opinion générale
. Ayant à m'occuper de trois genres de poésie absolument
distincts , j'ai cru qu'il serait convenable de
diviser mon travail en trois articles différens. Dans le
premier , je parlerai principalement des contes , ouvrage
de la première jeunesse de l'auteur , je dirais presque de
son enfance ; dans le second , de ses épîtres et oeuvres
dramatiques , et dans le troisième , de son poëme de
l'harmonie imitative .
M. de Piis n'est point de cette caste éphémère et
orgueilleuse d'écrivains qui croient tout savoir sans avoir
Z
354 MERCURE DE FRANCE ,
jamais rien appris ; littérateurs sans littérature , et poëtes
sans poésie . Le génie , vous diront-ils , supplée à tout.
Ils prennent l'audace pour le génie et l'intrigue pour le
succès . On voit dans ses ouvrages , en apparence les
plus légers , qu'il a étudié les langues savantes et lesbons
modèles .
Les Contes de M. de Piis parurent en 1773 , 1774 et
1775. Avantde les faire imprimer, il les lisait à la société
de M. Vase , faubourg du Temple , et recueillait les
suffrages et les conseils d'écrivains distingués alors admis
à cette réunion . La première édition se fit à Neufchâtel ,
sous le titre des Augustins . Elle était si fautive que
l'errata contenait 700 corrections . Cazin en a fait depuis
trois éditions anonymes. La cinquième est celle qui paraît
aujourd'hui , et c'est la seule qui soit annoncée par
l'auteur . Quand ils virent le jour , leur gaîté piquante et
naturelle désarma la sévérité de Fréron même . Il leur
consacra dans l'Année littéraire un article et un éloge
brillant. Un suffrage tel que celui de Fréron , critique
habile , quand la partialité et l'esprit de parti n'offusquaient
point ses lumières , c'était déjà presqu'un succès
pour l'auteur , ou du moins , l'espoir d'un succès . Mais
il dut jouir bien davantage , quand présenté à Voltaire
en 1778 , par le marquis de Villette , il eut le plaisir
d'entendre dire à ce grand homme , que parmi tous les
contes il avait particulièrement distingué les Anges réformés
, le Cagot incroyable. Voltaire était sans doute
le plus poli des écrivains : on l'a vu encourager plus
-d'un homme de lettres qu'au fond du coeur il eut découragé
; mais il n'était indulgent pour les mauvais vers que
lorsqu'ils devenaient pour lui un hommage consacré à
-songrand talent. Alors fût-on un pygmée , il faisait de
vous presqu'un géant. Il accueillait la louange de toute
main et jetait sa couronne au plus offrant. Peut-être ,
diva-t-on , que dans quelques-uns de ces contes l'auteur
soulève un peu le capuchon des moines pour rire de leur
visage , et que la vieillesse du patriarche de Ferney
aimait encore à s'amuser de ces espiègleries ; mais des
vers platement impies ou grossièrement libertins , eussent
révolté son goût. Ainsi l'éloge donné à M. de Piis par
ΜΑΙ 1813 . 355
Voltaire était une prévention bien glorieuse pour le
talent de ce jeune auteur. Mais ce qui ne laissait aucun
doute sur le succès qu'ils devaient avoir , c'est leur
propremérite.
On y distingue une gaîté franche et naturelle , de
l'esprit , et de l'esprit du bon tems , sur-tout certaine
originalité qui n'est pas , comme on a bien voulu le prétendre,
cette licence qui marche au hasard et sans frein ,
violant toutes les règles de la bienséance et du goût .
Sans être bizarre , il sait être neuf. Bien loin de ces écrivains
qui pour en revêtir leur muse indigente arrrachent
sans pitié les lambeaux de quelques poëtes ignorés , ou
ne présentent dans leurs maigres conceptions que les
pâles épreuves des dessins larges et vigoureux de quelque
maître célèbre ; vrais frêlons de la littérature , pillant
sans cesse le miel des abeilles , M. dePiis ne se revêt des
habits de personne ; le patrimoine qu'il présente au puplic
lui appartient tout entier, c'est l'héritage de la nature
et de l'art. L'auteur ne s'est pas contenté de feuilleter
toutes les poétiques, de les lire attentivement, d'apprendre
techniquement le métier : c'est dans les écrits de nos
poëtes qu'il a su étudier ces finesses heureuses, ces combinaisons
savantes de style qui se devinent plutôt qu'elles
ne se montrent, qui se rencontrent plutôt qu'elles ne se
décèlent . Sans y paraître étranger en rien , il aurait pu
converser de leur art avec Boileau , Racine , Voltaire ,
J. B. Rousseau , Le Brun , et le poëte illustre dont les
muses pleurent en ce moment la perte. Cet éloge n'est
pas aussi frivole qu'on pourrait le penser. Peu d'hommes
sont aujourd'hui possesseurs des secrets d'un art qui
paraît si facile au premier coup-d'oeil , et qui exige , indépendamment
de l'heureuse organisation de la nature ,
une étude constante , un travail suivi , et cet aptitude à
la patience dont parle Buffon. Que de gens
Qui pour rimer des mots pensent faire des vers .
Le poëte trouve sur ses pas plus d'un motif pour se
décourager. Il ne voit point toujours son travail apprécié
à sa juste valeur. Des lecteurs superficiels , des juges
peu expérimentés , le pèsent au même poids et dans la
Z2
356 MERCURE DE FRANCE ,
même balance qu'ils viennent de péser l'écrivain le plus
médiocre . La louange est aujourd'hui une monnoie courante
, marquée au même coin , et qui devient l'héritage
de tout le monde. Cela est si vrai que si l'on voulait
donner un éloge qui convint exclusivement à Corneille ,
Racine et Voltaire , il faudrait créer un vocabulaire
nouveau . Quel parasite littéraire n'est tenté de faire un
grand homme de l'auteur chez lequel il a dîné la veille.
Mais ces auteurs qui stipendient la gloire , ne se contentent
pas de laisser agir les censeurs chargés de la leur
distribuer , ces Messieurs , d'après le principe de
Lemierre , qui prétendait qu'on ne faisait jamais mieux
ses affaires que soi-même , se saisissent de l'encensoir et
s'encensent eux-mêmes . Ils ne s'épargnent point. Habiles
å glisser sur de grands défauts , ils saisissent de petites
beautés , les analysent avec un soin curieux , à-peu- près
comme ces botanistes qui comptent toutes les fibres
d'une rose flétrie .
M. de Piis n'étant pas son propre juge , ne doit pas
s'attendre à être loué sans restriction .
Parmi ses Contes , il n'en est pas un seul qui n'offre
un mot heureux , un trait d'esprit , et ne soit piquant
soit par le sujet , soit par l'exécution ; mais j'en ai remarqué
deux ou trois qui , quoique l'auteur ait dit avec
grace :
O Pudeur , hâte- toi de tirer dans mes vers
Des rideaux que Grécourt laissait toujours ouverts ,
frisent un peu la manière de cet abbé plus qu'égrillard .
Il est un autre conte d'un genre différent , qu'un goût
rigide n'adopterait peut être pas , c'est celui qui a pour
titre : Chacun à son tour.
Il s'agit d'un patient , pendu on ne saurait plus mal ,
et que le bourreau avait abandonné au lugubre poteau ;
à qui il advient la bonne fortune de pendre à son tour
cet exécuteur des hautes justices .
Heureux celui qui peut rendre
Un service à lui rendu
,
Mais plus heureux qui peut pendre
Le bourreau qui l'a pendu,
ΜΑΙ 1813 . 357
Tous ces contes où figurent à la potence ces malheureuses
victimes de leurs passions effrénées , ont un côté
qui afflige l'ame et attriste le rire. Dépêchons nous , pour
nous dédommager de la critique , de citer le charmant
conte nommé , les Pantoufles d'Empédocle .
Il n'est rien tel que d'approfondir tout
Comme Empédocle , homme de goût ,
Qui doutait si Vulcain logeait sous la Sicile :
Un jour ce philosophe habile ,
Entendant dans l'Etna retentir les marteaux
Dont il tente en trois tems d'attendrir les métaux ,
Marcha vers le volcan d'un pas ferme et tranquille ,
Dépouilla de sang froid sa chaussure inutile ,
Et se jeta pieds nus et la tête en avant ,
Dans un gouffre de flamme entr'ouvert par le vent.
Que ne peut pas sur nous le désir de s'instruire !
Plusieurs passans , qui l'avaient observé ,
Battaient des mains en éclatant de rire ;
Mais un petit-maître énervé ,
Prenant les pantoufles du sire ,
Cria: Messieurs , qu'est-ce qu'une action
Si belle qu'elle soit , quand l'orgueil l'accompagne .
Voici ce que je trouve au pied de la montagne :
Siflons tous sans compassion.
-Parsembleu , Monsieur le maroufle ,
Lui répartit une pantoufle ,
Feu mon maitre par vous gratis est insulté :
Qui ne cède à la vanité ?
L'ombre du laboureur voltige autour de l'arbre
Qu'étant jeune il avait planté ;
Ceriche qui n'est plus sous sa tombe de marbre ,
S'enorgueillit d'avoir été ;
L'auteur le moins connu jaloux de se survivre ,
De sa cendre de nain croit renaître géant ,
Baise avant d'expirer les feuillets de son livre ,
Et s'endort sans regret dans la nuit du néant.
Sous la faux de la mort on voit encor la belle
Sourire à son portrait , qui durera plus qu'elle ,
Et qui transmettra sa beauté :
Bref , il n'est pas jusques au sage
Qui , traîné malgré lui vers l'horrible Léthé ,
1
1
358 MERCURE DE FRANCE ,
Ne trace avec le doigt son nom sur le rivage
Dans l'espoir de l'apprendre à la postérité.
Ta remontrance m'est égale ,
Reprit le petit maitre à grand tort furieux ,
Tu raisonnes pantoufle , et malgré ta morale
On ne verra jamais les miennes dans ces lieux ;
Aux pieds d'Elmire elles sont beaucoup mieux.
Ce conte est plein d'esprit , de graces , de talens et
semé de vers faits à la manière de Boileau , tels que
celui-ci :
1
De sa cendre de nain croit renaître géant.
On a dû remarquer aussi cette heureuse onomatopée:
Entendant dans l'Etna retentir les marteaux
Dont il tente en trois tems d'attendrir les métaux.
Cette manière de peindre n'est certes pas celle d'un
poëte vulgaire. Si un plus long espace m'était accordé ,
je citerais d'autres contes d'un genre opposé à celui que
je viens de citer , et qui contraste par des beautés d'un
genre aimable et gracieux , et font l'éloge de la flexibilité
du talent de l'auteur. Je ne passerais pas sous silence ses
charmantes épitres , quelques-unes de ses épigrammes ,
ses madrigaux , et sur-tout ces vers adressés à M. de
Parny :
Sous le voile de l'anonyme ,
Chevalier , je vous ai surpris :
Dans ma recherche légitimé
Comment me serai-je mépris ?
Des dons que Flore nous dispense
Vous avez fait sentir le prix ,
Et les fleurs par reconnaissance
Se glissent dans vos écrits .
Mais je sens qu'il faut m'arrêter et borner mes citations
. Ce n'est pas qu'en cette occasion je craigne que
l'on puisse me rappeler ce vers :
Le secret d'ennuyer est celui de tout dire .
DU PUY DES ISLETS .
ΜΑΙ 1813 . 359
1
LÉONIE DE MONTBREUSE ; par Mme S ...... G...- Deux
vol . in- 12.- Prix , 5 fr. , et 6 fr. franc de port .-
A Paris , chez Renard, libraire , rues de Caumartin ,
nº 12 , et de l'Université , nº 5 .
APPRENDRE aux jeunes personnes qu'elles doivent se
tenir en garde contre les dangers d'un premier choix en
amour , et que la prudence paternelle sait mieux discerner
qu'elles-mêmes celui qui doit assurer leur bonheur;
tel est le but moral que s'est proposé l'auteur de cet ouvrage
. Mme S..... G... a développé cette utile vérité à
l'aide d'une fiction ingénieuse quoique simple , intéressante
quoique dénuée d'événemens extraordinaires .
Léonie , fille du comte de Montbreuse , sort du couvent
à l'âge où il faut déjà penser à prendre son rang
dans le monde, où par conséquent un peu de connaissance
de ce monde est assez nécessaire; mais ce n'est point au
couventqu'onpeut espérer de l'acquérir, et Léonie , malgré
son esprit , malgré le talent d'observation dont elle est
douée , ne peut éviter pourtant de tomber dans une erreur
fatale : elle se défie des sentimens de son père pour elle ,
parce qu'il montre un peu de froideur dans l'expression
de sa tendresse. Elle ne croit pas qu'un tel homme
puisse s'occuper assez , ou au moins avec succès
des moyens de la rendre heureuse. Léonie prend done
le parti de ne s'en rapporter qu'à elle-même du soin de
son bonheur; et déjà sa curiosité s'éveille , son imagination
se monte au seul portrait que son père lui trace, à
dessein de l'en degoûter , du jeune cousin Alfred de
Nelfort , qu'on attend d'un jour à l'autre dans la maison.
Or cet Alfred , très-brave officier , lui est annoncé
comme un assez mauvais sujet. Elle le voit enfin ; et
elle croit qu'elle l'aime , parce qu'il a la réputation d'avoir
séduit beaucoup de femmes , mais sur-tout parce qu'on
a voulu la prévenir contre lui. Dans ces dispositions ,
elle n'hésite point à refuser la main d'un jeune homme
d'un rare mérite , auquel son père prend le plus vif in
360 MERCURE DE FRANCE ,
térêt , et quoique le roi lui-même ait désiré ce mariage.
C'est Alfred seul qu'elle aime ; elle a juré de n'avoir jamais
d'autre époux , et elle consigne ce serment dans un
anneau qu'elle lui donne. M. de Montbreuse consent à
leur union , mais il exige qu'elle n'ait lieu qu'au bout de
huit mois pendant lesquels les amans viendront habiter
son château , Alfred , condamné à une solitude qui n'est
point du tout dans ses goûts , ressent bientôt de l'ennui ,
malgré la présence de sa bien aimée. Il finit par chercher
des distractions dont elle n'est point l'objet , et qui
sont même contraires à la fidélité promise. Léonie voit
tout cela; elle en souffre beaucoup ; elle souffre d'autant
plus qu'elle a depuis quelque tems , pour objet de comparaison
, un voisin que lui a présenté son père , Edmond
de Clarencey , jeune homme sensible , bon , sage
au plus haut point. Léonie ne peut résister aux belles
qualités qu'il possède ; elle sent bientôt que c'est celui-là
que la nature l'a destinée à aimer, et elle apprend aussi que
c'est celui-là même que son père lui avait proposé pour
époux . Cependant elle est résolue de tenir sa promesse,
pour ne pas affliger une tante qui lui est chère ; mais
notre jeune étourdi lui épargne ce pénible sacrifice ,
en renonçant de lui-même à un bonheur dont Edmond ,
devenu son ami , lui paraît beaucoup plus digne . Léonie ,
au comble de ses voeux , découvre que c'est moins au
hasard qu'à la sage prévoyance de son père qu'elle doit
le bonheur de sa vie. :
Nous avons donné l'analyse de ce roman, sans craindre
d'affaiblir le plaisir que doit produire la lecture de l'ouvrage
, parce que le genre d'intérêt dont il est susceptible
n'est pas fondé , comme dans la plupart des autres
romans , sur une série de faits plus ou moins extraordinaires
et inattendus ; c'est par le naturel des situations ,
par la vérité des caractères , que Mme S .... G.. a cherché
ses moyens de plaire et d'attacher , et c'est aussi par-là
qu'elle a rendu sa leçon plus profitable pour les nombreuses
Léonies qu'on rencontre dans la société .
En général , le plan de l'ouvrage est sage et bien ordonné.
Toutes ke parties en sont liées avec beaucoup
ΜΑΙ 1813 . 36г
de discernement. Il est semé d'aperçus très-fins sur les
moeurs et sur les plus secrets mouvemens du coeur .
Nous allons en donner un exemple en citant quelques
phrases qui tombent sous nos yeux. « Les femmes habi-
>> tuées aux éloges , aux protestations de tendresse , ont
>> cela de malheureux qu'elles ne peuvent supporter la
>> pensée d'être indifférentes , même aux gens qui les
>> intéressent le moins. Le dépit qu'elles en ressentent
>> les conduit souvent à faire , pour plaire, des frais exa-
>> gérés qui les compromettent si bien qu'elles ne savent
>> plus comment rétrograder ; et bientôt elles se trouvent
>> engagées sans avoir le moindre sentiment pour excuse .
>> Je crois que ce travers de vanité a fait commettre plus
>> de fautes que toutes les folies de l'amour . »
Quoique ces sortes de citations ne donnent qu'une
légère idée du mérite d'un ouvrage d'agrément, nous
ferons remarquer encore à nos lecteurs un passage qui
se trouve voisin de celui qu'ils viennent de lire. Léonie
dit en parlant d'Alfred : « Sa présence n'avait pas pour
>>moi tout le charme que mon imagination s'en était pro-
>> mis : son esprit si vif, si gai dans le grand monde où
>> l'ironie a tant de succès , était d'un faible secours dans
>> une société intime où personne n'a envie de se tourner
>> mutuellement en ridicule . C'est ici qu'il faut réunir
>> toutes les qualités d'un esprit attachant pour y paraître
>> long-tems aimable . Une bonne conversation se com-
>> pose de tant d'élémens divers que pour la soutenir il
>> faut autant d'instruction que d'usage , de bonté que de
>> malice , de raison que de folie , de sentiment que de
>>>gaité. >>>
On voit que l'auteur , pour écrire un roman , ne s'est
point contenté de lire des ouvrages de ce genre . Il a
médité avec nos moralistes ; et sur-tout il a lu et su lire
dans le coeur humain . Mme S. G. y a découvert beaucoup .
de ces petites vérités qu'on n'avoue pas , et qui n'en sont
pas moins réelles pour les La Rochefoucault de tous
les âges . Son style facile et agréable est plus correct qu'on
ne devait espérer de le trouver dans un roman , et dans
l'ouvrage d'une jeune femme.
362 MERCURE DE FRANCE ,
Empressons-nous de féliciter Mme S. G. de ce qu'elle
asuivi la bonne école , l'école de l'aimable auteur d'Adèle
de Senanges , et de ce qu'elle n'a pas cherché à établir sa
réputation sur quelques-uns de ces romans dits religieux
ou historiques , dans lesquels on cherche à honorer , à
sanctifier des actions que réprouvent la morale et la justice.
H. D.
VARIÉTÉS .
SPECTACLES.-Théâtre Français .-Andromaque , pour
les débuts de Mile Humbert .
Débuterà la comédie française par le rôle d'Hermione ,
et dans l'emploi de Mlle Duchesnois , voilà ce qu'on appelle
une noble témérité. Le succès a-t- il suivi l'audace?
c'est ceque nous sommes loin d'affirmer .
Dans le cours des visites de Mlle Humbert , car on fait ses
visites pour le fauteuil de Mm Clairon comme pour celui de
Voltaire , ceux qui ont eu le plaisir de voir la débutante ,
n'ont rien trouvé en elle qui formât un contraste trop marqué
avec la fille d'Hélène , qu'elle se chargeait de ressusciter;
mais l'Hermione de l'appartement n'est pas toujours
l'Hermione du théâtre . Telle à la scène voit s'évanouir des
charmes encensés au grand jour, et telle autre en acquiert
que ni elle ni personne ne soupçonnait. L'optique a ses
malheurs et ses prestiges. Tous ces riens charmans , ces
finesses de la physionomie s'éclipsent à une certaine distance
, et ces traits dont la nature a trop marqué l'empreinte
, se coordonnent et se placent de la manière la plus
convenable. L'optique théâtrale et celle qu'exige la peinture
ont à-peu-près les mêmes résultats. Des traits faits
pour être vus de loin ne doivent être , pour ainsi dire ,
qu'indiqués sur la toile ; pour peindre la miniature
saurait trop polir, et se servir de pinceaux trop délicats . La
figure de Mlle Humbert , fort agréable à la ville , n'a point
tenu , au théâtre , ses promesses . Peut-être a-t-elle un peu
perdu de ses agrémens par le voisinage de Mme Rose Dupuis
, dont le visage jouera plus d'une fois un mauvais tour
à celui des débutantes quifera d'elle unehumble confidente .
Elle se venge par ses charmes de l'infériorité de son rang.
on ne
ΜΑΙ 1813 . 363
Il me semble qu'il serait politique à ces princesses de s'affranchirdes
soins d'une suivante aussi dangereuse que Mme
Rose. N'y a-t-il point un autre choix à faire ? Elles seraient
fort bien et bien plus à l'aise auprès de MmePatrat. Il est
vrai que Mme Patrat n'est pas sur la première ligne des
confidentes , Quand l'une est dans le salon, l'autre est dans
l'antichambre. Pourquoi la comédie française n'a-t-elle pas
recours à Mile Dégotti ; elle tiendrait son rang entre la
première et la seconde, et s'acquitterait très -honorablement
de ses fonctions .
Quoique toute actrice qui se destine au rôle d'Hermione
doive un peu compter sur ses attraits , et même n'en ait
jamais trop , cependant à quoi le talent ne supplée-t -il pas?
Nos pères étaient convenus de ne point chicaner Mlle du
Mesnil sur le chapitre de la beauté. Il est vrai que c'était
Mlle du Mesnil. La débutante paraît ne s'être pas assez occupée
de son art. Sa démarche est brusque , précipitée et
sans grâce. Elle ne sait pas choisir ces belles pauses , si
bien indiquées par les habiles statuaires. L'artde la tragédiene
consiste pas à réciterdes vers avec plus ou moins
d'intelligence , de feu ou de sensibilité , son premier but
est de rappeler le personnage au spectateur , de tromper ce
spectateur si savamment qu'il croye le voir marcher , agir
et l'entendre parler; l'ame doit prêter à l'organe les inflexions
qui lui conviennent pour peindre et nuancer les
passions . La nature a donné à la débutante une voix assez
forte , mais sans charme et sans flexibilité ; quand elle veut
la déployer , les sons s'arrêtent dans sa gorge. Comment
donc , avec un instrument aussi rebelle, rendre le caractère
d'Hermione , qui flotte entre des sentimens si opposés ;
tantôt fière et dédaigneuse avec Oreste , tantôt s'armant
d'une coquetterie adroite pour en faire son esclave , le déchirant
et l'appaisant, etd'un mot , d'un regard le poussant
à la vengeance ; tantôt, avec Andromaque , dissimulée et
jalouse ; et près de Pyrrhus , tendre , sensible , emportée et
furieuse. L'organe de la débutante , n'ayant qu'une seule
couleur , peut-il se prêter à des effets si variés ? Aussi
a-t-elle paru de la plus grande monotonie. Je conviens
qu'elle n'a pas été bien servie dens les scènes qu'elle a
jouées avecDumousseux , qui ne paraît pas avoir trop bien
profité des leçons de M. Florence , connu par son intelligence
, et riche en savantes traditions. Mais la débutante
a eu lieu d'être satisfaite des efforts qu'a faits Talma pour
364 MERCURE DE FRANCE ,
la seconder. Sans lui , que serait - elle devenue ? Talma a
vengé la gloire de Racine outragé, dans cette représeutation ,
par les acteurs les plus médiocres :
Un seul héros s'avance , et vaut seul une armée.
Nous ne croyons pas encore avoir vu cet acteur aussi sublime.
A force de creuser son art , il y trouve des beautés
imprévues ; de même qu'en fouillant dans les entrailles de
laterre , on en fait jaillir des métaux , dont la richesse
étonne .
C'est dans les fureurs d'Oreste sur-tout que Talma ,
effrayant de beauté, nous a retracé le noble délire d'Oreste .
Son génie seul a pu deviner la peinture du fils d'Agamemnon
; il est acteur comme Phidias , Praxitèle et Polydore
étaient peintres ; ces artistes ne trouvant point de
modèle pour représenter les Dieux , puisaient dans le beau
idéal.
Reprise du Jaloux sans amour. - L'auteur du Jaloux
sans amour était né avec de l'esprit , du goût , mais qui
dégénérait souvent en faiblesse . Son premier titre de gloire
fut le petit poëme du Jugement de Paris , dont on a retenu
quelques vers , et entr'autres ceux- ci. Il s'agit de la toilette
d'une des trois déesses .
Ason oreille on suspendit en noeuds
Des boucles d'or errantes et captives ;
Des diamans d'un vert faible et douteux
Ceignent son front , façonnés en olives .
On connaît aussi de lui quelques contes tirés d'anciens
fabliaux , mais tout cela ne prouve ni génie , ni verve comique,
ni talent nécessaire pour entreprendre un ouvrage
dramatique. Aussi nous paraît-il avoir complètement échoué
dans le Jaloux sans amour. Le caractère principal est froid
et insipide; celui de sa marquise est d'une tolérance qui
passe toutes les bornes et dégénère en niaiserie . L'oncle est
un vieil indiscret du plus mauvais ton , et qui viole toutes
les lois de la bienséance. L'auteur , qui a voulu se traîner
sur les traces de Dorat et se servir de son jargon , n'a ni son
coloris , nice persiflage qui lui tenait lieu souvent de raison
et de comique. Molé , pour faire niche au public qui avait
sifflé la pièce à la première représentation , s'avisa de la
ΜΑΙ 1813. 365
1 réhabiliter quatre ans après . Il se ligua avec Mlle Contat ,
alors jeune et jolie , pour en faire l'apothéose. Il réussit
On couronna , si non la pièce , du moins la bonne volonté
de l'acteur . Fleury , comme successeur de Molé , a cru se
servir des droits que lui donne un si bel héritage , et vient
de tenter une nouvelle résurrection ; car la pièce était décidément
enterrée. Mais qu'eût-il fait sans M Mars ? C'est
à elle que les mânes d'Imbert doivent faire des remerciemens
. Elle a employé toute la magie de son esprit et de
son talent pour captiver en faveur de la pièce la bienveillance
du public. Elle a gagné sa cause. Il n'en est point
qu'elle ne gagne au tribunal du parterre et des loges . Elle
peut répondre d'avance du succès de ses enchantemens :
la véritable magie est celle des grâces .
Théâtre de l'Imperatrice. - Reprise du Mariage de
Figaro.- Les toilettes faites de bonne heure , toute la
Chaussée-d'Antin accourant , lundi dernier , à l'Odéon , pas
une place après sept heures , pourquoi tout cela? on donnait
la reprise du Mariage de Figaro. Il est vrai que ce chefd'oeuvre
de Mozart n'était pas le motif unique de cet empressement
général. On était curieux d'entendre une prima
donnaqui descendait de la dignité de son rang pour remplir
un second rôle dans les nôces de Figaro, celui de Suzanne.
Le vrai talent sait faire du personnage le plus subalterne un
personnage de première ligne. On sait que Mlle Clairon ne
dédaigna pas de jouer une confidente , et qu'elle se laissa
toujours deviner par son intelligence et la grâce de sonjeu .
Porto, qui remplissait pour la première fois le rôle du comte
Almaviva , devait aussi influer sur l'attention publique.
J'ignore si Mozart écrivit ce rôle d'original pour une basse
ou pour un tenor. Jusqu'alors il n'avait été joué que par
des tenors , ou du moins je ne me rappelle pas de l'avoir
entendu chanter par des voix d'un ordre plus grave. Rendu
par des voix de basse, il est certain qu'il contraste moins
avec celui de Figaro . Les amateurs de la vraie musique ont
eu amplement de quoi se délester , car Mozart plaît à-la- fois
aux harmonistes et aux mélodistes , il a mis , pour me servir
de l'expression d'une artiste célèbre , sur le théâtre la
statue et le piédestal. Ce n'est pas qu'il soit jamais bruyant
mal-à-propos . Il laisse quelquefois sommeiller son orchestre
pour le réveiller avec plus de verve. Aucun compositeur
ne peut se flatter d'avoir mieux su marier la voix et les ins
366 MERCURE DE FRANCE ,
trumens , et c'est ici le cas de faire un éloge bien mérité de
l'admirable orchestre du Théâtre de l'Impératrice . La romance
que chante Mme Barilli en italien et en français ,
mon coeur soupire , est accompagnée du cor , de la flûte ,
de la clarinette , du haut-bois , et de presque tous les instrumens
. Eh bien ! elle s'entend dans toutes les parties de
la salle, comme si elle n'était accompagnée que par unseul
d'entr'eux. Voilà ce que nous n'avons pas encore pu obtenir
au grand opéra, où les chanteurs et l'orchestre semblent
avoir fait une conspiration contre nos oreilles et rivaliser à
qui nous rendra le plus tôt sourds . La comtesse Almaviva et
sa charmante camériste se sont parfaitement entendues pour
nous plaire. On a prétendu que le rôle de Suzanne qui est
enjouée , piquante , éveillée, paraissait ne pas convenir entièrement
aux moyens de Mme Festa ; on n'a pas observé
que la Suzanne italienne n'est pas aussi espiègle et aussi
vive que la Suzanne française. Le compositeur a glissé dans
sa musique des teintes pleines de suavité qui touchent
presqu'à l'amour , et qui me paraissent se fondre et se
nuancer fort bien avec la voix de Mme Festa . Cette cantatrice
a fait infiniment de plaisir dans un air qu'on n'avait
point encore entendu dans cet opéra. M Barilli me paraît
aussi admirablement d'accord avec le rôle de la comtesse;
son maintien, sa décence, ses grâces modestes, la noblesse
de ce son de voix qui semble n'appartenir qu'à une femme
de qualité , sa manière délicate de chanter, tout en elle
sert à favoriser l'illusion. On ne se lassera point d'aller
voir la plus harmonieuse et la plus savante des musiques,
chantée par les premiers des virtuoses . De l'aveu des grands
maîtres , on n'a rien écrit qui soit supérieur au final du
second acte du Mariage de Figaro. Dans leduo de la lettre,
Mozart ne s'est livré qu'à son inspiration, et jamais elle n'a
été plus heureuse. S'il existe un ouvrage où le génie soit
allé peut-être plus loin , c'est Don Juan. Ainsi Mozart n'a
de rival que lui -même. DUPUY DES ISLETS.
DANS le courant de février dernier , les journaux annoncèrent
au public qu'il venait de se former à Paris , sous les
auspices de plusieurs hommes de lettres distingués , une
société qui avait pris pour titre , les Soupers de Momus .
Depuis cet instant , ces joyeux apôtres de la folie se sont
réunis deux fois , non chez un Landelle du faubourg Saint
ΜΑΙ 1813 . 367
Germain , ainsi que la Gazette de France s'est plu à l'annoncer
, mais bien au parc d'Etretat, rue Montorgueil ;
c'est là , le premier samedi de chaque mois , que Momus
tient ses séances . La dernière réunion , à laquelle j'ai eu le
plaisir d'assister, ne peut que donner une idée avantageuse
de cette société .
Les aimables convives de Momus , sans prétendre établir
aucune rivalité entre eux et les épicuriens du Rocher de
Cancale , ont cru qu'ils pouvaient comme ces derniers , en
sablant le Champagne , faire entendre des chansons en
Phonneur des femmes et du fils de Sémélé .
Non- seulement ils chantent , mais ils font encore des
lectures de pièces de vers ; telles que épîtres , élégies ,
contes et épigrammes . Plusieurs compositeurs connus , qui
sont également convives des Soupers de Momus, se sont
engagés à faire part de quelques productions nouvelles à
chaque séance de la Société. Comme jusqu'à présent elle
n'a rien mis sous les yeux du public,je ne crois point devoir
me permettre de nommer aucun de ses membres ;
mais je me crois autorisé à faire paraître la chanson suivante
qui m'a été communiquée. Les lecteurs remarqueront
sans doute avec plaisir qu'elle ne renferme aucune épigramme
contre les femmes, les auteurs , les médecins , les
journalistes , etc. , etc. , enfin que , si elle n'est pas un modèle
d'originalité , elle n'offre au moins aucun des défauts
qu'on reproche à la plupart des chansonniers . Elle m'a paru
écrite avec facilité , et mériter d'être publiée.
CE QUE NOUS AVONS DE MIEUX A FAIRE .
Air : DuMénage de Garçon.
Mes chers amis , suivons la trace
D'Épicure et d'Anaeréon ,
Fêtons , comme le bon Horace ,
L'amour, le vin et la chanson.
Ces philosophes sur la terre
Savouraient les plaisirs des Dieux ,
Amis , que pouvons-nous mieux faire
Que de vivre toujours comme eux ?
Tachons d'imiter ces modèles
Dans nos écrits , dans nos discours ;
368 MERCURE DE FRANCE ,
Comme eux aimons toutes les belles ,
La constance endort les amours .
Près de la beauté la plus fière
Ils soupiraient un jour ou deux ;
Amis , que pouvons-nous mieux faire
Que de faire l'amour comme eux ?
Pour chasser leur mélancolie ,
Pour apprivoiser les amours ,
Pour électriser leur génie ,
Vous savez qu'ils buvaient toujours ;
Puisqu'ils trouvaient au fond du verre
Mille plaisirs délicieux ,
Amis , que pouvons-nous mieux faire
Que de boire toujours comme eux ?
Leurs aimables chansons à boire ,
Et leurs hymnes à la beauté ,
Sont leur plus beau titre de gloire
Aux yeux de la postérité.
Jusqu'au moraliste sévère
Sourit à leurs refrains joyeux ;
Amis , que pouvons-nous mieux faire
Que de chanter toujours comme eux ?
C'est dans les bras d'une maitresse ,
Au sein de leurs joyeux repas ,
Qu'ils voyaient venir sans tristesse
L'instant fatal de leur trépas .
Ce n'était qu'en vidant leur verre
Qu'ils faisaient leurs derniers adieux ;
Amis , que pouvons -nous mieux faire
Quede mourir un jour comme eux ?
X.
INSTITUT IMPÉRIAL DE FRANCE.
Prix extraordinaire.-Une personne qui ne s'est pas fait connaître ,
a fait remettre au secrétaire perpétuel de la classe de la langue et de
la littérature françaises , une somme de 1000 francs , destinée à former
un prix pour celui qui , au jugement de cette classe , traiterait le
MERCURE
DE FRANCE.
N° DCXIX .
2
- Samedi 29 Mai 1813.
POÉSIE. : 2015 .
LE SIÈCLE DE LOUIS XIV.
Fragment extrait d'un poëme sur la littératurefrançaise.
1
LOUIS LE GRAND régnait , la muse de l'histoire
De siècle de Louis nommait ces tems de gloire .
Aux jeux brillans du Pinde ainsi qu'au champ de Mars
Ses sujets à l'envi couraient de toutes parts ;
Ce n'était plus les jours de la pénible enfance ,
C'était l'âge viril de la superbe France .
Déjà pour l'annoncer Corneille avait paru ;
Au plus haut de son cours cet astre parvenu ,
Laissait tomber les flots de sa vive lumière :
Et bientôt sur ses pas dans la même carrière
Un nouvel astre encor s'élançant à son tour ,
De ce soleil couchant promettait le retour .
C'est toi , peintre du coeur , c'est toi , divin Racine !
Favori des neufs soeurs filles de Mnemosine !
C'est toi qui fis entendre aux Français attendris -
Des chants qu'Apollon même aux Grecs avait appris .
Bb 1
386 MERCURE DE FRANCE.,
1
Auprès d'eux on voyait au même instant paraître
De la scène comique et l'arbitre et le maître ,
Qui pour les corriger nous montrant nos travers
Sut flétrir nos défauts par de sublimes vers .
Unchantre plein de goût , imitateur d'Horace ,
Avait pris fièrement le sceptre du Parnasse ,
Et ses dignes rivaux , sans en être jaloux ,
Lui laissaient exercer un empire aussi doux.
Iln'en commit pas moins , soit oubli , soit malice ,
Envers un grand poëte , une grande injustice ;
Il ne t'a point nommé , toi , qu'on cite toujours
Enparlant d'amitié , de simplesse et d'amours ,
Inimitable auteur de ces fables charmantes , &
Leçons dans tous les tems si douces , si touchantes !
La faute en est pour lui ; l'inflexible équité
Tavengé hautement chez la postérité ,
Et recouvrant les droits que le talent te donne ,
Tu ceins ton noble front d'une double couronne ;
Bon La Fontaine ! en vain tu paraîtrais surpris ,
De ton art cependant tu remportes le prix .
2
Aux sources de l'antique ayant puisé la grâce ,
Et du Mélégigène (*) osant suivre la trace ,
Quittant souvent la cour pour le sacré vallon ,
Comme un cygne éclatant paraissait Fénélon !
Fénélon , qui toujours sensible à leurs misères ,
Sut toujours compátir aux malheurs de ses frères .
De ce rare mentor pour l'héritier des rois
Ensemble le monarque et le père ont fait choix .
Heureux ! si quelque jour ... Mais , hélas ! pour la France
C'est envain que doit luire un rayon d'espérance .
Oh ! qui me donnera la force et la couleur
Pour peindre le génie et sa mâle vigueur ?
Quel est cet aigle altier qui dédaiguant la terre
S'élève sans effort au séjour du tonnerre ;
Et qui d'un vol sublime osant fendre les airs
Semble fait pour lancer la foudre et les éclairs ?
C'est Bossuet ! c'est- lui ! voyez comme il s'avance !
De ses rivaux à lui quel intervalle immense !
(*) Surnom d'Homère.
:
..... ΜΑΙ 1813. 387
Ne vous y trompez pas , c'est un homme inspiré !
Qu'il est beau , qu'il est grand , cet orateur sacré
Sur des ailes de feu vers la céleste voûte ,
Quand il monte et poursuit salumineuse route
On voit les cieux s'ouvrir aux accens de sa voix ,
Et la foudre gronder sur la tête des roiss
Du génie et de l'artc'est la toute-puissance ,
Etnommer Bossuet c'est nommer l'éloquence .
I
Maintenant si des bords du Permesse fleuri ,
De ces boccages frais , de ce vallon chéri ,
Jepasse aux champs de Mars , à ces lieux de carnage
Où l'homme contre l'homme a déployé sa rage ,
Quels illustres guerriers pleins de gloire etd'honneurs
Se disputent entre eux la palme des vainqueurs.
De leurs nobles travaux je n'écris point l'histoire
Et les nommer ici , c'est assez pour leur gloire.
C'est Turenne et Condé , c'est Vendôme et Villars ,
Eveillant leur génie au milieu des hasards ;
Vauban , non moins fameux , sans livrer de batailles
Protége nos cités et défend nos murailles .
Luxembourg et Créqui, Boufflers et Catinat ,
ASIA
Volent à la victoire en courant au combat.
Du Quesne , Du Gay-Trouin , et Jean-Batt et Tourville ,
Sur les mers à leur tour rendent leur sang fertile. Job
C'est ainsi qu'entouré de ces hommes fameux ,
Louis , de l'avenir , ira frapper les cieux.
Ila vu s'abaisser sous sa puissance auguste
Στα
Thalapetod
TALAIRAT .
De ses hers ennemis l'orgueil toujours injuste.... etc .
L'ANNIVERSAIRE DE
MASCOEUR . - ÉLÉGIE .
LePrintems est venu ranimer la nature ,
Nos vallons ,,nos coteaux ont repris leur verdure ;
Deroses couronné , mai , guidant lesbeaux jours ,
Remplit l'air de parfums émanés de la terre.
Tout rit , à son aspect , tout renaît , dans son cours ;
Renaissante, avec lui ,
, ma douleur solitaire
Me le montre voilé d'un crêpe
funérairener
Un an s'est écoulé depuis que , de ma soeur ,
:
Bb 2
388
MERCURE DE FRANCE ,
De la soeur la plus tendre , hélas , et la plus chère ,
Il a vu , dans un jour mortel à mon bonheur ,
Se fermer , pour jamais , les yeux à la lumière.
Depuis ce jour , tout est changé pour moi ;
Ce qui causaitma joie excite mes alarmes :
Pour mes regards obscurcis par les larmes ,
Et pour mon coeur rempli d'effroi ,
La nature a perdu ses charmes.
Il renaît ce jour de douleur
Où , par l'affreuse mort , au matin de sa vie ,
Ma soeur à mon amour , à mes voeux fut ravie !
L'aquilon a séché la rose dans sa fleur.***
Grâces , vertus , attraits sont dans la tombe :
Le deuil , un deuil qui doit être éternel .
Survit à celle qui succombe :
D'amour et de regret un tribut solennel ,
Chaque jour honore sa cendre';
Mais moi, loin dutoit paternel,
Loin des lieux où gémit la mère la plus tendre ,
Oùdeux inconsolables soeurs 2010 ,
1
i
L
Exhâlent des soupirs que tu ne peux entendre ,
Alexandrine , hélas ! je dévore des pleurs ,
Qu'en liberté je ne saurais répandre !
In'est vrai , la fidèle etsensible amitié
Adoucit thes chagrins sans pouvoir m'en distraire
Mais la douleur qui leur est étrangère
Dans les coeurs a bientôt fatigué la pitié ;
Lorsqu'on n'en peut mourir, il faut savoir la taire ,
Tel est mon sort.... Depuis quinze ansy
Jeté sur la scène du monde .
Si fertile en écueils , en revers si féconde ,
Je suismes destins inconstans","
Comme lesquif jouet de l'onde
Erre au gré des flots et des vents.
Espoir , craintes, plaisirs , tourmens ,
Désirs ,regrets , tout ce qui de la vie
Attriste ou charme les momens ,
Etces secrets qu'à l'amour des parens ,
D'un fils ,la tendresse confie
dro
ند
Ces secrets qui' , des coeurs sont le doux entretien ,
Meurent cachés au fond du mien
:
1
!
ΜΑΙ 1813 . 389
Que dis-je ? .. Dans ces tems de détresse et d'alarmes
Oùdes jours de ma soeur pâlissait le flambeau ,
Où la douleur qui respectait ses charmes
Précipitait ses pas vers le tombeau ,
Quede chagrine ravis àma tendresse !
Combiend'instans perdus pour sa tristesse !
Et ce jour le dernier , et ce dernier instant
Dont l'affreux souvenir accable ma pensée ,
Mais où , de la vertu le triomphe éclatant
Nous montra la mort terrassée ,
Où la mortfut sans aiguillon ,
Où le trépasfut sans victoire ;
Cejour et cet instant où ton dernier sillon
Aboutit au séjour de la paix , de la gloire ,
Je ne les ai point vus ... Ama triste mémoire ,
Transmis par tes plaintives soeurs ,
Un fidèle récit de nos communs malheurs ,
Dans mon ame , à jamais , en a gravé l'histoire.
Lorsque la tienne allait se rejoindre à son Dieu ,
Je n'ai point recueilli , sous ta faible paupière ,
De ton dernier regard la caresse dernière ,
Et je n'ai pu répondre à ton dernier adieu ! ....
Mais quel injuste effet d'une erreur accablante?
Lesderniers mots tracés par ta main défaillante
Et par la souffrance altérés ,
De ton amour garant sacrés ,
N'ont-ils pas été pour ton frère ?
J'ai couvert de baisers , j'ai mouillé de mes pleurs ,
Detes purs sentimens l'écrit dépositaire.....'
Las! quand je l'ai reçu , déjà , de mes douleurs
L'expression ne pouvait plus t'atteindre
Et vivant , après toi ,j'étais le plus à plaindre.
Les anges , au divin séjour
Ont , par leurs chants , salué ta présence ,
Quand , déplorant ton éternelle absence .
Vainement tes parens appelaient ton retour.
Pour eux , Alexandrine ici bas est perdue ;
La terre la devait aux cieux ,
Aux cieux la terre l'a rendue ;
Un jour sans fin luit à ses yeux ;
T
Qu'ilssetournent vers nous , qui n'avons pu la suivre ,
Vers nous qui lui tendons les bras.
390 MERCURE DE FRANCE ,
:
Nous qui pour la sauver , eussions cessé de vivre ,
Etdont l'amour survità son trépas.
Vous dont ses tendres soins soulageaient les misères ,
Indigens , pleurez-la .... Vous ne la verrez plus
De ses prodigues dons vous porter les tributs !
Et vous , ses soeurs , et vous , ses compagnes si chères ,
Dort elle fut l'exemple , et l'amour et l'orgueil ,
Allez offrir des fleurs à son cercueil ....
Fleurs qu'elle chérissait , sous nos larmes écloses ,
Croissez sur cette tombe où ma soeur dort en paix ;
Chastes lis , éclatantes roses ,
Rendez-nous son image et ses touchans attraits ?
Vous étiez de son front la modeste couronne ;
Quevos parfums s'élèvent vers son trône ,
Avec nos voeux , nos soupirs , nos regrets ! .....
Etmoi , lorsque de mai la vingtième journée ,
D'un cruel souvenir viendra frapper mon coeur ,
Sur ma lyre plaintive , à gémir condamnée ,
Enlongs accens de deuil , je dirai chaque année ,
Et ses vertus , et mon malheur ! ....
ÉNIGME.
P. A. VIEILLARD.
Je ne parle qu'à demi-mot ,
Enmoi tout est énigmatique ;
Mais si je trompe plus d'un sot
Beaucoup de gens me font la nique.
Dès que je suis connu , plaignez mon triste sort ,
Mon mérite , hélas ! cesse d'être ;
Je fais aussi jouer plus d'un ressort
Pour qu'on ne puisse me connaître .
Suis -je petit , j'ai peu d'enfans ;
Suis-je grand , je ne sais qu'en faire :
Ce sont toujours de méchants garnemens
Car ils trahissent tous leur père.
:
11 est vrai que leur père , assez communément ,
Les immole inhumainement .
ACHILLE BÉLOT , vérificateur de l'enregistrement.
ΜΑΙ 1813 .
391
LOGOGRIPHE
CHÈRE jadis à la reine des dieux ,
Je suis , lecteur, une île avec matête.
La coupez-vous ? aussi-tôt à vos yeux
Je me transforme et je deviens prophète.
B.
CHARADE .
Ades homines de coeur adresser mon premier .
Est vraiment quelquefois un dangereux métier.
Dieufait bien ce qu'ilfait , contre sa providence
Mortel qui se récrie et murmure a grand tort ,
Mon dernier sous un chêne en fit l'expérience :
Dans les bras de Morphée il eut trouvé la mort
Si deux heures plutôt à ses voeux favorable
L'Éternel eût changé l'ordre et l'art admirable
De sa création. Cher lecteur , mon entier
Est un héros d'intrigue , un célèbre estafier ,
Qui du Guadalquivir aux rives de la Seine
Transplanté par Caron sut plaire sur la scène.
4
V. B. ( d'Agen. )
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Lemot de l'Enigme est Forme ( la ) .
Celui du Logogriphe est Parins , dans lequel ontrouve : Arink
Celui de la Charade est Palais .
SCIENCES ET ARTS.
DES ERREURS POPULAIRES RELATIVES A LA MÉDECINE ;
par A. RICHERAND, professeur de la Faculté de médecine
de Paris , chirurgien en chef- adjoint de l'hôpital
Saint- Louis , chirurgien-major de la garde de Paris ,
chirurgien - consultant du lycée Napoléon , des académies
de Saint-Pétersbourg , Vienne , Madrid , etc.
Avec cette épigraphe : Utinam , tam vera invenire
possim quam falsa convincere.-CICERO , de Natura
deorum. Seconde édition , revue , corrigée et augmentée.
A Paris , chez Caille et Ravier , libraires ,
rue Pavée- Saint-André- des -Arcs , nº 17 ,
DÉCOUVRIR des vérités , détruire des erreurs , tel est
le souhait que forme M. Richerand; tel est le noble but
qu'il se propose . Si l'on veut connaître les vérités utiles
qu'il a découvertes en médecine , il faut les aller chercher
dans deux Traités justement célèbres qu'il a publiés
sur cette science. Dans le plus ancien de ces ouvrages
( Nouveaux Elémens de Physiologie),qui date de dix ans
au plus , et dont cinq éditions rapidement épuisées attestent
assez le mérite , M. Richerand avait fait voir , dès
son début dans la carrière , qu'il ne se livrerait pas à la
pratique de la médecine sans en bien connaître le sujet.
En publiant le second de ses ouvrages (Nosographie
chirurgicale ) , parvenu en peu d'années à la troisième
édition , et consacré à l'exposition de la chirurgie , l'une
des branches de la médecine pratique ; il a prouvé que
les recherches anatomiques et les expériences physiologiques
n'avaient point été pour lui des objets de pure
spéculation , mais bien plutôt qu'il en avait fait la base
de laquelle il s'est élevé aux applications pratiques de la
médecine .
Dans le livre qu'il publie aujourd'hui pour la seconde
fois , avec de nombreuses et importantes additions ,
MERCURE DE FRANCE , MAI 1813 . 393
M. Richerand se propose de découvrir , de démontrer les
erreurs nombreuses relatives à la médecine , répandues
parmi le peuple et parmi le vulgaire des médecins , et de
prouver aux gens du monde que la médecine n'est point
un art domestique dont chacun peut , sans danger , faire
des applications . L'invention de cet ouvrage appartient
en propre à l'auteur , il n'a que le nom de commun avec
quelques autres publiés sous le même titre par Joubert ,
Primerose , Bienville , etc. , à une époque où l'on discutait
sérieusement pour savoir dans laquelle des deux
familles royales de France ou d'Angletere , se perpétuait
le don miraculeux de guérir les écrouelles par l'attouchement
; si le mari est malade par la grossesse de sa
femme , etc. , etc. Les progrès de la philosophie ont
fait raison de semblables absurdités ; mais il reste encore
un grand nombre d'erreurs plus ou moins grossières et
dangereuses . L'auteur tente de les détruire , il cherche
à détromper une foule de gens trop crédules . Il est à
craindre pourtant qu'il ne trouve encore parmi eux beaucoup
d'incrédules :
L'homme est de glace aux vérités ,
Il est de feu pour le mensonge. :
Si M. Richerand n'atteint pas le but qu'il s'est proposé,
si les meilleures raisons exprimées de la manière la plus
claire et la plus élégante échouent contre des préjugés ,
erronés , c'est que presque tous les hommes comptent
leurs erreurs parmi leurs richesses , et ne les abandonnent
qu'à regret .
Essayons de faire connaître , par une courte analyse ,
la disposition de cet ouvrage et quelques-uns des faits
remarquables qu'il contient en très-grand nombre .
Le Ier chapitre est consacré à relever quelques fausses
idées relatives au foetus et aux sexes . La croyance de
Thermaphrodisme , admise dans l'antiquité et consacrée
par des monumens des arts , est une erreur encore assez
généralement répandue de nos jours ; et cependant
jamais aucun individu de l'espèce humaine n'a réuni
les organes nécessaires pour se féconder lui-même , ni
pour remplir avec deux autres individus les fonctions
394 MERCURE DE FRANCE ,
de l'un et de l'autre sexe ; rarement même les prétendas
hermaphrodites ont-ils les organes d'un sexe assez bien
conformés pour en remplir les fonctions. Cette erreur ,
comme tant d'autres , a passé des savans au vulgaire : on
voit même encore , au Muséum anatomique , une pièce
en cire représentant les organes des deux sexes réunis
sur le même individu ; mais ce fait est tellement en contradiction
avec tous les autres que cela seul suffirait
pour faire élever des doutes sur sa réalité , s'il n'y avait
pas d'ailleurs des témoins oculaires de l'infidélité de la
représentation.
,
Une autre erreur que les savans ont d'abord accueillie
et répandue comme une vérité , mais qu'ils ont bientôt
reconnue pour une ruse du charlatanisme , et quelquefois
pour un effet du penchant à l'exagération est la
croyance à la procréation de divers animaux différens de
leurs mères .
Ainsi on adit que des femmes étaient accouchées d'un
poisson , d'un singe , d'un ours , etc.; mais quand l'esprit
de critique a examiné des faits analogues , on a vu
tantôt le prétendu accouchement n'être que la partie
d'un animal caché a dessein pour faire croire à un phénomène
extraordinaire . D'autres fois , au contraire , le
prétendu monstre n'être qu'un enfant défiguré par une
maladie dont il avait été affecté dans le sein de sa mère .
Un vice primitif dans l'organisation des germes peut
même être la cause de cette difformité. Quelques physiologistes
pourront bien contester à M. Richerand cette
dernière proposition. Il est assurément très-difficile de
prononcer sur une question de cette nature. Cependant
ce qui appuie l'opinion de l'auteur , c'est que certains
vices de conformation ne peuvent absolument dépendre
d'aucun dérangement accidentel : telle est la transposition
complète et régulière des viscères , de manière
qu'alors la pointe du coeur est à droite , le foie à
gauche , etc.
Les défectuosités , les difformités , les fractures et les
envies ou taches de naissance , qui sont des altérations
organiques de la peau , ont été et sont encore généralement
attribuées à l'imagination de la mère.
1
: ΜΑΙ 1813. 1 . 395
Il n'est presque personne qui n'ait quelque histoire de
cette espèce à raconter. C'est tantôt une femme accouchée
d'un enfant ayant les membres rompus parce qu'elle
a assisté au supplice de la roue. Celle-ci est accouchée
d'un enfant manchot , parce qu'elle a été frappée de la
vue d'un homme mutilé. Il n'est presque pas d'opinion
aussi anciennement et aussi universellement répandue.
Mallebranche , Maupertuis , l'ont partagée , et ont essayé
d'en donner l'explication . Comment doncoser l'attaquer?
Sans doute il ne serait pasphilosophique de rejeter des
faits faute de pouvoir les expliquer ; mais on peut , en
apportant dans leur examen une saine critique , voir
qu'ils sont faux ou exagérés , que dans la plupart des cas
la monstruosité a été indépendante ou plutôt isolée de
toute affection morale ; que si le hasard a pu faire quelquefois
coïncider ces deux choses , la monstruosité ne
dépend pas moins de quelques causes physiques plus ou
moins appréciables , et qu'enfin , il serait impossible
d'attribuer à l'imagination la plus active et la plus puissante
( en admettant pleinement l'influence de l'esprit
de la mère sur le corps de l'enfant ) les vices que l'on
observe dans quelques cas .
Est-ce que les vices de conformation qu'on observe
assez fréquemment dans les fruits dépendraient de l'imagination
de la plante leur mère ? Les personnes qui observent
n'ont-elles pas vu que les envies et autres défectuosités
ressemblent, le plus souvent , à toute autre chose
plus qu'à celle à laquelle on les compare ? N'ont-elles
pas vu aussi que ce n'est que quand on a aperçu un signe
qu'on se souvient d'avoir formé un désir pendant sa
grossesse ? Ne sait-on pas aussi que depuis que le supplice
de la roue n'est plus en usage , on n'a pas moins
observé des enfans nés avec des fractures ? Tout récem-
⚫ment encore le professeur Chaussier a observé un enfant
qui avait plus de 100 fractures lorsqu'il est né , et pourtant
sa mère avait eu une grossesse heureuse et exempte
de toute affection morale vive. Mais les physiologistes
savent que cela peut très-bien arriver sans la participation
morale de la mère , et que toute l'influence de sa
volonté serait impuissante pour le produire . S'il en était
396 MERCURE DE FRANCE ,
autrement , les femmes qui essayent inutilement de donner
la mort à leur fruit par des moyens physiques, ne la
lui donneraient-elles pas par le souhait qu'elles en forment.
Est-ce qu'il faudrait un plus grand effort d'imagination
pour changer le sexe de son enfant que pour le
transformer enun ours , en un singe , en un cul-de-jatte,
comme ondit que cela peut arriver ?
Toutes les mères désirent avoir de beaux enfans,
pourquoi leur imagination si puissante échoue-t-elle
donc quelquefois en cela?
Comment l'imagination qui , dit-on , peut produire
un bec-de-lièvre , peut-elle produire une division analogue
dans un organe qu'elle ne connaît pas , dans l'utérus
, par exemple , dans la vessie , dans l'urètre . Si l'on
dit qu'une femme qui accouche d'un enfantdont les deux
yeux sont confondus en un seul au milieu de la face , a
été frappée de l'idée ou de la représentation d'un cyclope.
Quelle idée , quelle impression pourra expliquer la réunion
des deux reins en un seulchez l'enfant d'une femme
qui ignore la situation , la forme , et jusqu'à l'existence
de ces organes . Enfin si l'on peut accoucher d'un serpent
, d'une carpe , pourquoi n'accoucherait-on pas
aussi d'un sac d'argent. Un médecin , certes plus fort
sur la doctrine que sur la foi , répond à ceux qui lui rapportent
des faits extraordinaires d'accouchement, et
qu'ils attribuent, comme de raison , à l'imagination de la
mère , en racontant l'histoire d'une femme chez qui on
était venu recevoir le montant d'une lettre de change:
embarrassée de trouver la somme qu'on lui demandait ,
elle s'avisa de se frotter le ventre , et aussitôt elle accoucha
d'un sac de 1200 francs . Combien cette puissance
créatrice de l'imagination des femmes est une chose admirable
et précieuse?
La fable de Tirésias a paru plusieurs fois s'être réalisée
etdes individus de l'espèce humaine ont changé de sexe .
M. Richerand en cite un cas remarquable et fait voir
que ces prétendus changemens ne tiennent qu'à des apparences
quelquefois assez spécieuses .
On doit s'étonner avec M. Richerand de voir tant
d'erreurs répandues dans le monde sur la science qui
... ΜΑΙ 1813. 397
1
intéresse le plus, mais que l'on étudie le moins . Est-ce que la physiologie
ne devrait pas faire partie des cours d'études ? Est- ce qu'il est plus intéressant pour l'homme de connaître toute autre science que celle dont il est le sujet? La fameuse inscription du temple de Delphes Γνώθι σεαυτον , connais-toi toi-même , ne commandait
sans doute que l'étude de l'homme moral , mais comment le connaître sans étudier le physique: l'un est l'instrument de l'autre , et c'est par la connaissance
de l'instrument qu'il faut arriver à celle des jouissances qui la mettent
enaction. CHAPITRE II . «A peine l'enfant , dégagé des >>liens qui l'unissaient à sa mère , vient-il au jour , que » l'erreur , cette reine du monde , s'en empare etle range » au nombre de ses sujets . » M. Richerand condamne les manipulations
que les matrones exercent sur la tête
de l'enfant pour la façonner . Il attaque plus loin quelques idées bien plus difficiles àvaincre. Ce sont quelques-unes de celles que l'éloquent Rousseau a émises sur l'éducation des enfans ; l'auteur démontre que l'allaitement maternel , le plus doux des devoirs de la maternité , n'est point toujours préférable à l'allaitement d'une nourrice. Il prouve que l'usage des
bains peut-être souvent pernicieux.
:
CHAPITRE III: - Pour conserver la santé , cebien si précieux aux yeux de ceux sur-tout qui n'en jouissent pas , on a eu recours à une foule d'erreurs . C'est ainsi qu'on voit des personnes bien portantes se médicamenter
par précaution. C'est comme un homme ignorant en mécanique qui , de crainte de voir un jour
les mouvemens
de sa montre se déranger , s'aviserait de vouloir en rétablir les rouages au risque bien probable d'en altérer l'harmonie . Mais les purgatils , remèdes de précaution les plus usités , déterminent des évacuations. On s'applaudit de s'être débarrassé d'humeursnuisibles pourquoi ne pas s'applaudir aussi de verser des larmes engrande abondance quand l'oeil est irrité par la fumée?
Il serait aussi raisonnabie
encore de se féliciter d'avoir éprouvé une large plaie ou une brûlure très-étendue ,
3
398 MERCURE DE FRANCE ,
puisqu'avant la guérison de ces accidens , il s'écoule une
quantité considérable d'humeur purulente .
M. Richerand fait des observations du plus grand intérêt
sur les espèces d'alimens et sur les abstinences qui
conviennent à l'homme dans les différens climats : il en
est de même des méthodes de traitement. Il en est de
même aussi des moeurs , des usages ; ils sont commandés
par le climat , et à cet égard des publicistes ont commis
une grande erreur en accordant trop aux institutions
politiques . Les erreurs relatives à l'usage de quelques
alimens , de certaines liqueurs , au danger des bains pendant
la canicule , sont relevées de manière à ne laisser
aucun doute dans l'esprit .
Le danger des livres populaires de médecine est si
grand , l'erreur des personnes qui , avec quelques recettes
et une ignorance complète de la médecine, s'imaginent
pouvoir traiter ses malades , est si générale qu'on
ne peut s'élever contre elle avec trop de force. Aussi
M. Richerand s'est-il attaché à repousser la médecine
populaire : Eh , quand son ouvrage pouvait-il paraître
plus à-propos qu'à cette époque où tous les nombreux
journaux politiques et littéraires semblent transformés
en autant de gazettes de santé !
-
1
CHAPITRE IV. On a long-tems admis dans les
phénomènes de la vie des époques fixes , des années
climatériques qu'on a cru pouvoir calculer , prédire ,
comme le jeu d'une mécanique , comme la marche d'un
astre . Mais c'est encore là une erreur : dans les mécaniques
l'effet de la même puissance est toujours le même,
la régularité des oscillations d'une pendule s'accorde
avec des mouvemens irréguliers dans le reste de l'horloge.
Dans les corps vivans , au contraire , tout est variable
: et comment ne pas pressentir dans les phénomènes
intérieurs et plus ou moins éloignés une grande
instabilité , de nombreuses variétés à en juger par celles
que présententle pouls , les mouvemens de la respiration
et les autres phénomènes extérieurs qui sont en quelque
sorte les oscillations des corps animés ! Aussi voit-on la
dentition , la puberté , la menstruation avoir des époques
1
"
ΜΑΙ 1813 . 399
variables : peut-on dire aussi que les âges des corps
vivans ne se comptent point par le nombre des années !
La doctrine des jours critiques réguliers ne paraît pas
avoir de fondemens plus solides. Ceux qui l'admettent
invoquent l'autorité d'Hippocrate , mais les observations
la contredisent, et l'on est forcé par là de reconnaître que
cette doctrine est postérieure au médecin de Cos , et
que ce sont , parmi ses successeurs , les Pythagoriciens
qui l'ont sur-tout établie. Au reste , si dans ce fait comme
dans quelques autres l'autorité d'Hippocrate doit se taire
devant des faits plus exactement observés , il restera toujoursà
ce grand homme une gloire impérissable pour avoir
donné des modèles parfaits à suivre dans l'art d'observer
et d'écrire l'histoire des maladies , et pour son excellente
méthode de philosopher. Chaque histoire dans ses épidémiques
forme un tableau particulier où les phénomènes
sont décrits par des coups de pinceau frappans ,
ineffaçables , qui rapprochent et distinguent tous les traits
caractéristiques . Plusieurs histoires de maladies recueillies
dans une ville , dans un canton , étant rapprochées ,
il cherche s'il ne serait pas possible de trouver la raison
de leur développement, dans les saisons , le sol , l'exposition
, etc. Telle est par-tout sa méthode philosophique ;
elleest toute pratique : il commence par étudier les faits ,
et toutes les vues générales n'en sont que les résultats .
Tous les philosophes savent qu'on trouve dans les ouvrages
antérieurs à Aristote que « avant que la pensée se
>>produise , les sens ont éprouvé tout ce qui doit la for-
>> mer , et que ce sont eux qui en font parvenir les matériaux
à l'entendement. » N'est-ce pas là l'histoire
précise de la pensée ?
:
On dit généralement que la médecine n'a pas fait de
progrès depuis Hippocrate ; dans la méthode d'observer
et d'étudier peut-être est-ce vrai; mais les méthodes pratiques
ont certainement fait des progrès .
1
P. A. B.
(La suile au prochain numéro.)
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS.
CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , PHILOSOPHIQUE ET CRIQUE
, adressée à un souverain d'Allemagne , pendant
les années 1782 à 1790 inclusivement , et pendant une
partie des années 1775-1776 ; par le baron de GRIMM
etparDIDEROT.-Cinq très- forts vol . in-8 ° de 300
pages , et qui terminent cette Correspondance .-Prix ,
36 fr. , et 45 fr. franc de port . - AParis , chez
F. Buisson , libraire , rue Gilles -Coeur , nº 10 .
(SECOND ARTICLE . )
1
:
UNE des choses les plus remarquables de cette longue
Correspondance , c'est l'extrême flexibilité du talent de
l'écrivain. On a peine à concevoir que tant de sujets
différens , tant d'intérêts , en apparence si opposés , ayent
pu être traités , débattus , appréciés par le mème homme
avec une aussi grande sagacité , et sans que cette foule
d'individus , de faits et de détails particuliers , et quel
quefois minutieux , ayent jamais égaré son jugement,
Grimm se montre tour-à-tour littérateur instruit , pen
seur profond , juge impartial , moraliste même , et partout
narrateur piquant et véridique. Il sait par des grâces
particulières et par un charme heureux , dû en grande
partie à l'aisance et au naturel qui règnent dans son
style, nous intéresser à des faits obscurs et déjà bien
loin du moment où nous vivons . Qué dans ses lettres
il traite ou de la burlesque et furieuse querelle des
gluckistes et des piccinistes , ou des rêveries magnétiques
de Mesmer ou de Deslon , ou de l'invention des
aérostats , ou des nombreux revers dramatiques dont il
fut le témoin , on retrouve toujours ce tact fin et délicat
d'un esprit supérieur , uni à cette fleur d'urbanité , à ce
ton de plaisanterie de bon goût , qu'il avait puisé dans
la fréquentation du grand monde. Presque tous les articles
sortis de la plume du baron de Grimm sont com
DE
SEINE
MERCURE DE FRANCE , MAI 1813 . 401
posés dans la forme de nos articles de journaux; et de
n'est pas un médiocre sujet offert à la réflexion que dix
gros volumes de critique littéraire , qui ne contiennent
ni personnalités offensantes , ni jugemens dictés par
l'envie, ou par le chagrin d'un succès , ni enfin le tableau
de ces haines vigoureuses , dont tant d'hommes , d'ailleurs
( si recommandables , ne rougissent pas de donner le
signal et l'exemple . Nous ne parlons pas ici , et l'on doit
aisément le penser , de toutes les épigramines et des couplets
satiriques qui se trouvent dans cette Correspondance .
Grimm les rapporte comme des nouveautés capables
d'ajouter à l'intérêt de ses lettres , mais il les accompagne
rarement de ses observations . Il est probable que
les arrêts du baron ont été tous rendus dans le silence
du cabinet ; les justiciables n'ont pas assisté à la lecture
de la sentence , et c'est quelquefois bien dommage. Que
de prétentions appréciées à leur valeur ! Quel mécompte
dans les calculs de la vanité ! On ne peut accuser Grimm
d'une sévérité injuste ; ses décisions sont presque toutes
confirmées ; il avait jugé d'avance comme la postérité .
Pendant les dix dernières années de la correspondance
du baron de Grimm , l'éclat de la littérature s'était singulièrement
affaibli. Voltaire et Rousseau n'étaient plus ;
✓ Diderot , Thomas , d'Alembert les avaient suivis de près
⚫ dans la tombe ; le majestueux Buffon se reposait à
Montbar, de cinquante ans de travaux glorieux ; Laharpe ,
malheureux dans la carrière tragique qu'il s'obstinait à
parcourir, jetait en silence les fondemens du vaste monument
littéraire qu'il a su élever ; d'autres hommes
justement célèbres depuis , n'avaient pas encore acquis
des titres assez imposans pour réunir tous les esprits ,
et conquérir tous les suffrages . L'attention publique
était partagée alors entre les nouveautés offertes à la
curiosité , et les nouveautés plus dangereuses des sys-
-têmes qui bouleversaient toutes les têtes . Quel moment
en effet pour la publication d'un ouvrage purement
littéraire ! L'apparition d'une seconde Iliade eûtelle
balancé l'impression de tel écrit scandaleux ou
- politique qui flattait les passions de la multitude et
- l'engouement du jour ? Il était bien plus piquant de juger
Cc
402 MERCURE DE FRANCE ;
les opérations du Gouvernement que d'apprécier un
traité de morale ; de raisonner sur un compte de finance
plutôt que sur un plan detragédie . Par un incompréhensible
travers de la mode , les matières les plus graves
faisaient les délices des têtes les plus frivoles; et l'oisif
qui, de cercle en cercle , avait colporté les funestes
folies dont il n'était que l'écho , se croyait appelé à jouer
un personnage. Il fallait , pour plaire à cette multitude
blasée sur les vraies jouissances de l'esprit , la réveiller
par l'âcreté du style , l'audace des pensées , et le scandale
de la discussion. Quelques hommes ont profité de
cette disposition, plus habilement pour leur célébrité
que pour leur gloire . Alors le plus mince intérêt prenait
l'importance d'une affaire d'Etat. S'agissait-il d'un opéra
ou d'une comédie ? Tous les moyens étaient mis en
oeuvre ; rien n'était oublié pour faire consentir l'autorité
à son propre avilissement ; et le succès le plus extravagant
devenait le prix de la hardiesse plutôt que celui
du talent. Grimm a consigné tous ces faits singuliers
dans son recueil . C'est là que le philosophe pourra
tirer de hautes conséquences du récit de tant d'importantes
frivolités . Quel bizarre ef curieux tableau n'y
voit- on pas des agitations de Paris , pour jouir de
l'ineffable bonheur de voir représenter Tarare , ou le
Mariage de Figaro ? Que de détails maintenant oubliés
sur l'auteur de ces deux ouvrages , sur cet homme qui ,
pendant vingt ans , força toute la France à s'occuper de
lui , qui usurpa le droit de tout dire ; courtisan , financier
, négociant , jurisconsulte , auteur , il mit la comédie
au palais , et le barreau sur le théâtre ; criblé des traits
de la satire , il sut rendre au centuple les coups qu'il en
avait reçus .
Un critique , aussi distingué par l'étendue de ses
connaissances que par la solidité de son jugement , dans
l'examen qu'il a été chargé de faire de la Correspondance
du baron de Grimm , a consigné une remarque qui ne
nous avait pas échappé , et que nous ne voulons pas , de
notre côté , passer sous silence. Nos lecteurs nous sauront
bon gré de leur faire connaître , sous le jour le plus
favorable , le caractère de l'homme dont jusqu'ici nous
ΜΑΙ 1813 . 403
n'avons vanté que le goût et l'esprit . On sait avec quelles
odieuses couleurs J.-J. Rousseau a peint le baron de
Grimm; il ne pouvait traiter plus mal un ennemi déclaré.
C'est dans ses Confessions que ce génie mélancolique
et sauvage a déposé tout le fiel d'une animosité
que sa misanthropie lui faisait trouver légitime . La
futilité du motif ne détruisait pas ce que l'expression de
ce ressentiment pouvait avoir de pénible , et même
d'affligeant , pour Grimm ; cependant rien de plus
noble , de mieux pensé , de plus délicat que le compte
très- détaillé qu'il rend des Confessions . Sans doute , il est
bien loin de s'extasier devant les turpitudes que révèle
le citoyen de Genève ; il ne se laisse pas éblouir par
Forgueil de semblables aveux ; il démèle fort bien le
sentiment qui entraînait le philosophe d'inconséquences
en inconséquences , et la puissance plus forte , qui
n'était qu'en lui , et qu'il lui eût été impossible de dé--
truire , et qui , malgré tant de travers , asului conquérir ,
presqu'à son corps défendant , l'estime et l'admiration
de l'Europe et de la postérité . « En convenant que ces
» Mémoires sont remplis de disparates , d'extravagances ,
>> de minuties , de platitudes , il serait difficile de n'y pas
>> reconnaître , du moins , l'intention qu'a eue l'auteur
» de se montrer à ses lecteurs tel qu'il fut , ou tel qu'il
» se crut de bonne-foi ; et avec cette intention , il est
>> une sorte d'intérêt dont l'ouvrage ne saurait manquer ;
>> la manière dont un homme comme Rousseau se rend
» compte à lui-même de ses plus secrets sentimens , de
> la première origine de toutes ses pensées et de toutes
>> ses affections , quelque défectueuse qu'elle soit , et
>>quelques préventions qui puissent s'y mêler , offrira
>>toujours une instruction assez utile sur l'art de nous
>> observer nous-mêmes , et de pénétrer jusqu'aux res-
>> sorts les plus cachés de notre conduite et de nos ac-
>>tions . Malgré la différence qu'il peut y avoir entre les
>> hommes à certains égards , ils se ressemblent si fort à
>> tant d'autres , que l'on peut bien assurer que l'homme
>> qui s'est le mieux observé lui-même est sans doute
>>aussi celui qui connaît mieux les autres .
» Quelle vérité , quelle fraîcheur et quelle vivacité de
Cc 2
404 MERCURE DE FRANCE ,
>> pinceau dans l'histoire du grand noyer de la terrasse
>>> de Bossey , dans la peinture de sa première entrevue
>> avec Mme de Warens , dans celle de ses timides et
>> infortunées amours avec la belle marchande de Turin ;
>> dans le récit des brillantes espérances fondées sur
>> les merveilles d'une fontaine de héron ; dans les
>> aveux naïfs de son engouement pour l'ami Baile ,
» et quelques années après pour le semillant Venture de
>>Villeneuve ; dans le récit si simple et si séduisant de
>> l'heureuse soirée de Tonne , entre Mlle Galley et son
>> amie , etc ........ Quel excellent portrait que celui de
>>M. le juge-mage Simon ! Le roman de Scarron n'en a
>>pas de plus comique ; ce qui ne l'est pas moins sans
>> doute , c'est la désastreuse histoire du concert de Lau-
>> sanne et la rencontre de l'archimandrite de Jérusalem .
>>Un tableau plus charmant encore est celui de cette
>> nuit passée , à la belle étoile , dans la niche d'un mur
>> de terrasse , près de Lyon , après laquelle il ne restait
>>plus au pauvre Jean Jacques que deux pièces de six
>>>blancs , ce qui ne l'empêchait pas d'être de bonne hu-
>>meur , et d'aller chercher son déjeuner en chantant ,
>> tout le long du chemin , une cantate de Batistin ; son
» séjour aux Charmettes offre non-seulement une foule
>> de peintures champêtres remplies de grâce ou de sen-
>> sibilité , on y suit encore avec intérêt la marche deses
>> études et les premiers développemens de son génie et
>> de ses pensées .
>> Il est sans doute assez vraisemblable que Jean
» Jacques s'est permis plus d'une fois d'orner le récit
>> de ses aventuress de tous les agrémens dont il a pu le
>> croire susceptible; mais ce qui nous persuade au moins
>> que s'il n'a pas toujours été exactement vrai , il a
>>presque toujours été parfaitement sincère ; c'est que ,
>>sans paraître le chercher , il ne dit presque rien des
>> circonstances de sa vie , des dispositions particulières
> de son enfance et de sa première jeunesse, qui ne serve
>> à expliquer très - naturellement toutes les inconsé-
>> quences connues de son caractère et de sa manière
>> d'être. >>>
Les passages que nous venons de rapporter sont pris
ΜΑΙ 1813 . 405
au hasard; nous aurions pu multiplier beaucoup ces
citations ; les différens morceaux consacrés à J.-J. Rousseau
sont peut-être les plus étendus de cette collection .
Grimm parle des Confessions dans plusieurs endroits de
sa Correspondance , et toujours avec la même impartialité
, le même ton de critique et la même admiration . Le
génie a sans doute des droits assurés à la nôtre ; mais
qu'il est honorable le rôle de l'homme offensé qui fait
ainsi le sacrifice de son amour-propre , pour exalter le
monument conservateur de son injure.
On trouve fréquemment , dans les cinq nouveaux
volumes de Grimm des particularités et des anecdotes
surRousseau ; il en est une qui , par sa bisarrerie et la
grace de sa narration , mérite d'être rapportée. Elle fut
recueillie par Cerutti , dans une conversation avec le
baron d'Holbach .
« On n'imaginerait jamais la scène qui décida notre
>> rupture (c'est le baron d'Holbach qui parle). Rousseau
>> dinait chez moi avec plusieurs gens de lettres ; Diderot,
» St. - Lambert , Marmontel , l'abbé Raynal , et un curé
>> qui , après le diné , lut une tragédie de sa façon . Elle
>> était précédée d'un discours sur les compositions théâ-
>> trales , dont voici la substance. Il distinguait la co-
>> médie et la tragédie de cette manière. Dans la comédie,
>> disait-il , il s'agit d'un mariage , dans la tragédie , d'un
>> meurtre . Toute l'intrigue , dans l'une et dans l'autre ,
>> roule sur cette péripétie. Epousera-t-on , n'épousera-
>>>t-on pas ? Tuera-t-on, ne tuera-t-on pas ? On épousera,
>> on tuera; voilà le premier acte. On n'épousera pas ,
>> on ne tuera pas ; voilà le second acte. Un nouveau
>>moyen d'épouser et de tuer se présente , et voilà le
>> troisième. Une difficulté nouvelle survient à ce qu'on
>> épouse et qu'on tue , et voilà le quatrième acte. Enfin,
>> de guerre lasse , on épouse et on tue; c'est le dernier
>> acte..... Nous trouvames cette poétique si originale
» qu'il nous fut impossible de répondre sérieusement
>> aux demandes de l'auteur ; j'avouerai même que moitié
>> riant , moitié gravement , je persiflai le pauvre curé.
» Jean-Jacques n'avait pas dit le mot, n'avait pas souri
> un instant, n'avait pas même remué de son fauteuil;
406 MERCURE DE FRANCE ,
>>>tout-à-coup il se lève comme un furieux , et s'élançant
>> vers le curé , il prend son manuscrit , le jette à terre,
>> et dit à l'auteur : Votre pièce ne vaut rien , votre dis-
>> cours est une extravagance ; tous ces messieurs se mo-
>>> quent de vous ; sortez d'ici, et retournez vicarier dans votre
>> village . Le curé se lève alors , non moins furieux, vomit
>> toutes les injures possibles contre son trop sincère
>> avertisseur , et des injures il aurait passé aux coups et
>> aux meurtres tragiques , si nous ne les avions séparés .
>>Rousseau sortit dans une rage que je crus momentanée,
>> mais qui n'a pas fini , et qui même n'a fait que croître
>>depuis . Diderot , Grimm et moi nous avons tenté vai-
>> nement de le ramener , il fuyait devant nous . Ensuite
>> sont arrivées ces infortunes auxquelles nous n'avions
>> d'autre part que celle de l'affliction. Il regardait notre
>> affliction comme un jeu , et ses infortunes comme
>> notre ouvrage . Il s'imagina que nous armions le Par-
>> lement , Versailles , Genève , la Suisse , l'Angleterre ,
>> l'Europe entière contre lui. Il fallut renoncer , non à
>> l'admirer ni à le plaindre , mais à l'aimer ou à le lui
>> dire. >>>
La rapide succession de tableaux variés qui passent
sous les yeux du lecteur , ne laisse que la difficulté du
choix à celui qui , ainsi que nous , se trouve dans l'obligation
de donner une idée générale de ce recueil. Ferons-
nous connaître cette notice aussi intéressante que
détaillée , sur la vie et les ouvrages du célèbre peintre
Vernet ; choisirons - nous quelques-uns des excellens
morceaux de littérature qui ont pour objet l'examen des
nombreux discours de réceptions à l'Académie , prononcés
par des hommes qui ne sont pas arrivés tous au
même degré de gloire ? Deux contes traduits de la langue
russe mériteraient de fixer l'attention , le nom de l'auteur
ne saurait manquer d'exciter la curiosité ; c'est en effet
un spectacle assez extraordinaire et inattendu que de
voir Catherine II , faisant trève à ses vastes projets , s'occuper
à composer des contes de féerie , destinés sans
doute à l'amusement des princes , ses petits-fils ; mais on
nous saura gré d'indiquer seulement ces sources abondantes
d'intérêt, pour rapporter quelques fragmens d'une
ΜΑΙ 1813 . 407
lettre que nous regrettons bien de ne pouvoir citer toute
entière ; c'estune bonne fortune pour un article dejournal;
et quel moment serait plus favorable que celui où le Parnasse
français déplore la perte de son plus bel ornement ;
car la lettre est de Jacques Delille ; elle est adressée
par lui de Constantinople , dans l'année 1785 , lorsqu'il
accompagna M. de Choiseul-Gouffier , dans son ambassade
auprès de la Porte ottomane . Ce serait bien ici l'occasion
de jeter quelques fleurs de rhétorique sur la
tombe récente de ce grand poëte , d'arrondir une période
sonore , même de rimer le modeste quatrain ; nous
n'ambitionnons pas tant de gloire. Pour louer dignement
les grands hommes , il faut laisser parler leurs ouvrages .
Voyons ce que sentait Delille à la vue d'Athènes et de la
Grèce.
« Nous avons quitté cette ville ( Malte) pour voir un
>> pays plus barbare , mais plus intéressant; ce beau
>> pays de la Grèce où les regrets sont du moins adoucis
>> par les souvenirs . La première île qu'on rencontre est
>> Cerigo , si connue sous le nom de Cythère. Il faut con-
>> venir qu'elle répond mal à sa réputation . Nos roman-
>> ciers et nos faiseurs d'opéras seraient un peu étonnés
>> s'ils savaient que cette île si délicieuse dans la fable
>> et dans leurs vers , n'est qu'un rocher aride. En vérité,
>> on a très-bien fait d'y placer le temple de Vénus ; pour
>> se plaire là , il fallait bien un peu d'amour.
<<Les autres îles sont plus dignes de leur renommée ,
>> et la fécondité de leur terrain , l'avantage de leur po-
>> sition , la beauté de leur ciel , la douceur de leur cli-
>> mat , embelli par tout ce que la fable a de plus enchan-
>> teur , et l'histoire de plus intéressant , offrent un des
>> plus ravissans spectacles qui puissent flatter l'imagi-
>> nation et les yeux. Mais je n'en pouvais jouir comme
>> les autres ; chacun m'affligeait inhumainement d'un
>> plaisir que je ne pouvais partager ; on me disait : voilà
>> la patrie de Sapho , d'Anacreon , d'Homère ; hélas !
>> j'étais aveugle comme lui , et jamais je ne l'avais si
>> douloureusement éprouvé ; mais du moins je décou-
» vrais à-peu-près la position de ces lieux , et je voyais
>> tout cela un peu mieux que dans les livres . >>> :
408 MERCURE DE FRANCE ,
L'illustre voyageur raconte ensuite son arrivée dans
la ville d'Athènes ; rien de plus animé que l'expression
du sentiment d'admiration et de douleur qu'il éprouve à
la vue des débris du Parthenon et des temples de Jupiter
et de Thésée. Le poëte et l'admirateur passionné de
tout ce qui appartient à ce génie des anciens qu'il a si
bien connu , se retrouvent dans cette partie de sa lettre,
que sa longueur nous force d'abréger. « Après ces tem-
>>>ples , on voit encore dix-sept colonnes de marbre ,
>> reste de cent dix qui soutenaient , dit-on , le temple
» d'Adrien . Devant est une aire à battre le bled , pavée
>> des magnifiques débris de ce monument. On y dis-
>> tingue avec douleur des fragmens sans nombre des
>> superbes sculptures dont ce temple était orné. Entre
>> deux de ces dix-sept colonnes s'était guindé , il y a
>> quelques années , pour y vivre et mourir , un ermite
>> grec , plus fier des hommages de la populace qui le
>> nourrissait , que les Miltiade et les Themistocle ne
>> l'ont jamais été des acclamations de la Grèce . Ces
> colonnes elles-mêmes font pitié dans leur magnificence.
>> Je demandai qui les avait ainsi mutilées , car il était
» aisé de voir que ce n'était point l'effet du tems ; on me
> dit que de ces débris on faisait de la chaux. J'en pleu-
>> rai de rage.
» J'ai vu un bourgeois appuyer un mauvais plancher
>> de sapin sur des colonnes qui avaient supporté le temple
>> d'Auguste . J'aperçois dans une cour une fontaine de
marbre , j'entre ; c'était autrefois un magnifique tom-
>> beau , orné de belles sculptures. Je me prosterne , je
>> baise le tombeau; dans l'étourderie de mon adoration
› je renverse la cruche d'un enfant qui riait de me voir
>> faire ; du rire il passe aux larmes et aux cris ; je n'avais
>> point sur moi de quoi l'appaiser, et il ne serait pas
>> encore consolé si des Turcs très-bonnes gens ne
l'avaient menacé de le battre.
» Il faut que je vous conte encore une superstition de
>> mon amour pour l'antiquité. Au moment où je suis
>> entré tout palpitant dans Athènes , ses moindres débris
> me paraissaient sacrés . Vous connaissez l'histoire du
> sauvage qui n'avait jamais vu de pierres ; j'ai fait
ΜΑΙ 1813 . 400
>> commelui; j'ai d'abord rempli les poches demon habit,
> ensuite de ma veste , de morceaux de marbres sculptés,
» et puis , comme le sauvage , j'ai tout jeté , mais avec
>>>plus de regret que lui . »
On ne s'étonne plus en y réfléchissant bien du nombre
presque prodigieux de lettres que le baron adressait à
son auguste correspondant ; à Paris avec de l'esprit , les
sujets ne peuvent jamais manquer , il n'y a que l'embarras
du choix. Le prince était-il versé dans la littérature ,
une foule de poëtes était là pour fournir au récit de leurs
catastrophes dramatiques ; voulait-il de la politique ?
Quoi de plus curieux que le tableau de la lutte qui commençait
à s'engager entre les différens ordres de l'Etat .
Tableau grotesque , si quelques traits épars n'eussent
fait entrevoir déjà les étincelles du vaste incendie qui
bientôt allait tout dévorer ? Enfin , aimait-il les portraits,
Jes anecdotes ? C'est encore de Paris qu'il faut tirer cette
denrée abondante; Paris est le pays du monde où l'on
sait le mieux disserter sur rien , et pour rien mettre tous
les esprits en fermentation. Nulle part les charlatans et
les aventuriers ne sont accueillis avec plus d'empressement
: peut-être les choses sont-elles un peu changées
sur ce point depuis vingt-cinq ans ; mais quelques exemples
récens peuvent encore nous donner une idée du fol
engouement qui , du tems de Grimm , s'emparait de
toutes les têtes à la première vue , au premier mot ; il
fallait savoir en profiter; au moindre vent contraire ,
adieu l'illusion , et personne n'osait plus parler sérieusement
de l'homme dont la veille on adorait en fermant
les yeux les pernicieuses jongleries . Grimm donne à cet
égard des détails curieux sur le fameux Cagliostro . Peu
d'intrigans eurent son audace et ses succès . Cet être
singulier , revêtu d'un titre uşurpé , sorti de la classe la
plus obscure , s'annonce comme alchimiste , comme
médecin , il vient pour rétablir les mystères d'Isis , et
prétend avoir vécu trois siècles . A l'aide de ces absurdités
et de l'or qu'il prodigue , la foule des dupes se précipite
sur ses pas , il est accueilli par les grands , les éblouit,
et se sert de leurs propres richesses pour leur tendre de
nouveaux piéges . Nous l'avons vu se présenter au balcon
)
410 MERCURE DE FRANCE ,
L
de l'hôtel qu'il occupait sur le boulevard , recevoir les
applaudissemens de la multitude rassemblée pour le voir,
et faire jeter avec profusion de l'argent à la foule ébahie,
qui ne doutait plus qu'un seigneur aussi magnifique
n'eut au moins trois cents ans , ne fit de l'or à volonté ,
et ne fut en commerce direct avec le diable, Grimm raconte
des particularités fort curieuses sur ce personnage
singulier ; la vogue dont il a joui un moment n'est pas
un des traits les moins caractéristiques de l'esprit public
sous le dernier règne .
Les nombreux lecteurs des premiers volumes de cette
correspondance ont remarqué la grande quantité d'anecdotes
que le baron recueillait avec soin , et qui font un
des principaux agrémens de ses lettres ; on n'en trouve
pas moins dans cette seconde partie. Toutes sont racontées
avec cette finesse d'expression qui est un des caractères
particuliers du style de Grimm. Quelques-unes se
rattachent à des faits historiques : de ce nombre se
trouvent des détails intéressans sur le masque de fer.
Ils serviront à fortifier l'opinion de ceux qui penchent à
le croire frère jumeau de Louis XIV ; opinion qu'il ne
convient pas de discuter ici , mais dont il ne serait pas
difficile de faire sentir toute la faiblesse. Au surplus ,
l'histoire fournit beaucoup de matériaux pour démontrer
ce qu'il n'était pas ; aucun pour le faire connaître .
Il faut se résoudre à ne trouver que de vaines conjectures
, sans jamais pouvoir éclaircir ce grand problème
politique.
Parmi les circonstances que l'historien ne dédaignera
pas de rapporter , il en est une qui nous a paru mériter
d'être connue. On sait de quel esprit de justice , de prédilection
même , le célèbre M. Fox était animé pour la
France ; sans manquer à ses devoirs envers son pays et
son souverain, il en adonné des preuves trop multipliées
pour les révoquer en doute. Ne pourrait-on trouver une
partie de la cause de ces sentimens , indépendamment
du mérite personnel de M. Fox , dans l'origine de ce .
ministre qui comptait Henri IV au nombre de ses ancêtres?
Grimm donne cette généalogie; l'ayeule paternelle
ΜΑΙ 1813. 411
de M. Fox était petite-fille du roi Charles second (1) et
de la duchesse de Portsmouth .
Les gens de goût ont toujours été surpris de la disparate
singulière qui existe entre la Métromanie et les
autres ouvrages de Piron. Grimm nous apprend à ce
sujet « que la Métromanie était fort différente dans l'ori-
>> gine de ce qu'elle est aujourd'hui , et que lorsqu'elle
>> fut refusée par les comédiens elle méritait à tous égards
>> de l'ètre . Tout informe qu'était l'ouvrage alors , Made-
>> moiselle Quinault et son frère , qui avaient infiniment
>> de connaissances et de goût , y découvrirent le germe
>> des plus grandes beautés . On engagea le poëte à cor-
>> riger sa pièce , à la refondre toute entière , et il y a
>> telle scène qu'on lui fit recommencer vingt fois . >>>
Barthe est un des hommes de lettres qui a leplus fourni
aux malicieux récits du baron. Cet auteur était connu
dans le monde pour être le type achevé d'un caractère
qu'ila voulu mettre au théâtre ( l'Homme personnel ) , et
qui n'obtint qu'un médiocre succès : aussi disait-on
alors : comment s'étonner qu'il n'ait pas mieux saisi ce
personnage ? Pour le voir dans son véritable jour le modèle
était trop près du peintre. « Colardeau avait été de
>> ses amis , mais il ne le voyait plus qu'assez rarement ;
>> ayant appris qu'il était à toute extrémité , il vole chez
>>>lui , et le trouvant encore en état d'écouter ce
>> qu'on lui disait : je suis désespéré de vous voir si malade,
lui dit-il , et j'aurais pourtant une grâce à vous
>> demander , c'est d'entendre la lecture de mon Homme
>> personnel. - Songez donc mon ami , lui répondit Co-
>>lardeau , que je n'ai plus que quelques heures à vivre .
" -Hélas ! oui , mais c'est justement pourquoi je serais
>> bien aise de savoir ce que vous pensez de ma pièce .
>> Il insista au point que le mourant fut forcé de con-
>> sentir , et après l'avoir écoutée jusqu'au bout sans rien
>> dire , il manque à votre caractère un trait bien pré-
>> cieux , lui dit Colardeau . Vous me l'allez dire ?
» Oui , répliqua-t-il en riant , c'est de forcer un ami qui ,
-
(1) Fils de Charles Ier et de Henriette Marie , fille de Henri IV.
-
MERCURE DE FRANCE ,
>>se meurt à entendre encore la lecture d'une comédie
» en cinq actes .
» M. de Choisi avait adressé à Barthe , après la lecture
>> de son poëme de l'Art d'aimer , des vers où il l'appelait
> vainqueur de Bernard et d'Ovide. Ah ! vainqueur , lui
» dit Barthe , cela est trop fort , beaucoup trop fort ,
➤ j'exige que vous changiez cela . -Eh bien ! puisque
» vous le voulez absolument , je mettrai rival......... On
>> parla d'autres choses . Barthe après quelques momens
> de recueillement se rapproche de lui et lui dit affectueusement
: vainqueur >> est plus harmonieux.
Le passage suivant ne paraîtra peut-être pas sans
intérêt lorsqu'un acteur distingué ramène la foule à
l'Odéon . On sait que M. Martelli , auteur de plusieurs
pièces de théâtre , a donné les Deux Figaro , ouvrage
joué plusieurs fois à Paris avec succès. Grimm na
omis ni la pièce ni son auteur. « Les Deux Figaro
>> sont d'un acteur de la troupe de Bordeaux , du sieur
> Martelli , ci-devant avocat , et tellement estimé pour sa
>> conduite et ses moeurs , que malgré la nouvelle pro-
> fession qu'il avait embrassé , ses anciens confrères ne
>> l'ont pas rayé de leur tableau. Il paraît que la première
» idée de l'auteur était de faire simplement une critique
» du Mariage de Figaro , et qu'entraîné par une concep-
>>>tion heureuse il a fait plus et mieux qu'il ne voulait
>> faire d'abord . C'est la suite , dit- on , d'une gageure.
» M. de Baumarchais n'ayant pas été content de la ma-
» nière dont le sieur Martelli avait joué à Bordeaux le
➤ rôle d'Almaviva , le lui fit sentir assez dûrement . Vous
» avez absolument manqué le rôle , lui dit-il . Eh bien !
>> lui répliqua l'auteur, si j'ai manqué le rôle , je tâcherai
>> de ne pas manquer la pièce , et il fit les Deux Figaro .
Arrêtons-nous cependant. Quelqu'étendue que nous
puissions donner à nos articles , nous ne pourrions faire
connaître cette correspondance que d'une manière trop
imparfaite. Peu de recueils méritent autant de fixer l'attention
des amateurs et de trouver place dans les bibliothèques
. C'est dans cette saison , qui entraîne loin de
Paris tant de personnes embarrassées d'user les heures
de la journée , que cette lecture deviendra encore plus
ΜΑΙ 1813 . 413
agréable. On y trouve un peu de ce que l'on a appris ,
beaucoup de ce qu'on ne sait pas ; mais le tout est dit
avec tant de grâce que les choses les moins nouvelles en
paraissent rajeunies ; et puis, peut-on compter pour rien
l'avantage de commencer sa lecture et de la quitter où
l'on veut; de trouver des idées en ordre , des jugemens
rédigés , des opinions toutes débattues. Quelle source
d'esprit et d'érudition ! Elle ne sera pas négligée ; elle
mérite de ne pas l'être ; Grimm deviendra une autorité ,
son témoignage sera invoqué dans les questions les plus
délicates de la littérature . Il est digne de cet honneur ;
mais il n'en est pas moins digue de remarque, que ce soit
un étranger qui l'obtienne . G. M.
OEUVRES CHOISIES D'ANTOINE - PIERRE - AUGUSTIN DE PIS .
A Paris , chez Brasseur ainé , imprimeur-éditeur ,
rue de la Harpe , n° 93 ; Léopold-Collin , libraire , rue
Gilles -le-Coeur , nº 42 ; Chaumerot, libraire , Palais-
Royal , galeries de bois ; Fantin , libraire , quai des
Grands-Augustins , nº 56 ; Debray , libraire , rue
Saint-Honoré , en face la rue du Coq.
(SECOND ARTICLE. )
Je pourrais consacrer un article entier aux chansons
de M. de Piis , genre dans lequel , de l'aveu général , il
a remporté la palme , et qui lui mérite l'épithète aussi
juste que plaisante de Corneille du Vaudeville. Quelquesunes
de ses chansons sont écrites avec tant d'harmonie ,
rimées avec tant de perfection , qu'elles s'élèvent quelquefois
jusqu'à la hauteur des stances de l'ode ; mais
borné par l'espace , je me contenterai de citer ce seul
couplet. Il s'agit du Tems :
Hélas ! au lieu de Cupidon ,
Ama porte je vois descendre ,
Un Dieu sévère , un Dieu barbon ,
Dont l'habit est couleur de cendre ;
Sur les vertèbres de son dos
Trainent deux ailes déplumées ,
414 MERCURE DE FRANCE,
Etd'une horloge et d'une faulx
Ses deux mains sèches sont armées .
Certainement ces vers ont la couleur poétique , et sont
une peinture énergique et fidèle du tems . M. de Pis
possède un don bien rare aujourd'hui , celui de savoir
rendre ses idées avec exactitude et précision. Il ne pense
pas que l'esprit doive se passer du talent , il pense au
contraire que le talent ,
Bien loin de le gêner le sert et l'enrichit .
Il en fournira plus d'une fois la preuve dans les citations
que je ferai de ses OEuvres . Occupons-nous d'abord
de ses vaudevilles . N'est ce rien que d'exceller dans un
genre tel qu'il soit , et d'avoir été le digne successeur de
Collé , de Piron et de Favart . Quoique le vaudeville , né
malin , enfant léger du troubadour , ne dût jamais vieillir
à la table d'un Français , il était cependant passé de
mode ; on le regardait comme une coquette surannée qui
avait plu jadis , mais dont on ne se souciait guères de
vérifier les charmes . M. de Piis se chargea de le ressusciter
et de lui rendre toute la fraîcheur de son printems.
Il s'associa M. Barré. Ils mirent en commun leur esprit
et leur gaîté , et travaillèrent à sa régénération . Ils promenèrent
, dans les quatre saisons de l'année , ce chantre
joyeuxdes amours et du vin, età chaque saison lui obtinrent
une couronne. Nos plus élégantes actrices quittèrent
pour lui plaire la parure et les diamans , et prirent le
✓ corset , la croix d'or et le jupon de futaine de Mathurine
et de Babet. Nos dames de la ville en raffollèrent; les belles
de la cour en égayèrent leurs banquets ; l'orgue de Barbarie
s'en empara , et il descendit de la table du fermiergénéral
à l'échoppe de l'artisan . M. de Piis , en reconnaissance
de la gloire et du plaisir qu'il en avait reçu , lui fonda
depuis une chapelle qu'Euterpe et Thalie préféraient , et
préfèrent encore tous les jours , au plus beau temple,
sur- tout lorsqu'en sa qualité de prêtresse on y voit officier
la charmante Mme Hervey . C'est bien dommage que
le fondateur ait été chassé du sanctuaire ; ses ministres
sont bien éloignés de lui ; ils se plaisent à dénaturer
l'ouvrage du fondateur . Au lieu de ces cadres simples et
}
ΜΑΙ 1813 . 415
ingénieux , où la gaîté franche et villageoise se déployait
sans effort , nous avons de petites intrigues dont on nous
donne à débrouiller l'énigme . Des concerts , des opérascomiques
et de petits mélodrames à grand fracas ; la
niaiserie remplace le naturel ; le gros sel de la plaisanterie
, le sel attique ; l'équivoque , la finesse , et l'indécence
, l'ingénuité . Si MM. Radet , Barré , Desfontaines ,
Moreau et Désaugiers ne cherchaient à rendre au vaudeville
son premier lustre et sa gaîté native , les dévots
les plus fervens déserteraient la chapelle , et Vénus même
oserait à peine y faire sa prière .
Ce n'est pas quelquefois qu'une muse un peu fine
Sur un mot en passant ne joue et ne badine.
C'est ce qu'on trouve souvent dans les vaudevilles de
M. de Piis , mais il évite l'excès , suivant le précepte de
Boileau , et par conséquent celui du goût . Le vaudeville
intitulé Santeuil et Dominique me paraît un des plus
brillans qu'il ait composés . C'est presqu'un tour de force,
en ce qu'il est bâti sur une pointe d'aiguille . L'auteur a
su tirer d'une simple anecdote , je serais tenté de dire
même d'une devise , castigat ridendo mores , une pièce
en trois actes , pleine de situations piquantes , de saillies
et de traits heureux. Les gens d'une sévérité de moeurs
inflexible le blâmeraient peut-être d'avoir exposé sur la
scène un homme respectable , au moins par le caractère
dont il était revêtu . Il répondra que Laharpe a introduit
un curé dans Mélanie ; il est vrai que Laharpe fait ressortir
les vertus de ce personnage , et que M. de Piis rit
aux dépens des ridicules et des vices de Santeuil . Mais il
faut pardonner quelque chose à l'époque à laquelle il
écrivait . On venait de faire main-basse surles Visitandines .
Il crut que le poëte de Saint-Victor serait de bonne
prise pour le vaudeville. Ne considérons ici que l'esprit
et le talent de l'auteur . Qui n'a dû se dérider le front en
trouvant enprésence le chanoine de Saint-Victor et l'arlequin
Dominique ? Celui-ci , sous le déguisement d'un
gascon , lui chante le couplet suivant , sur l'air de la
Monaco :
Reconnaissez lé marquis de Forbes
Qui fréquentait des
416 MERCURE DE FRANCE ;
:
Sajeunesse
Billards , cafés ,
Cabarets ,
Lansquenets ,
Jouant sans cesse
Etne gagnant jamais .
Satan décrépit
Se rendit ermite
Mon instinct subit
Est du même acabit ,
J'ai perdu la nuit
Mille écus de suite ;
J'en viens de dépit
Prendre ici votre habit.
Santeuil répond : « que voulez-vous dire ?
DOMINIQUE.
>>C'est votre habit dont je me fais besoin , l'habit de
la maison. Il faut un peu aider à la lettre cadédis .
Fin de l'air.
Lorsque je perds
J'ai la tête à l'envers ;
Mais j'epère
En ce monastère
Fuir les travers
D'unperfide univers ,
Mes noirs revers
Et tous les tapis verts .
SANTEUIL .
Air : Jugez du soldatfrançais.
Vous feriez , je vous le promets ,
Avotre âge une sottise ,
Etvous vous consulterez ; mais ,
Permettez que je vous dise ,
Quoi ? vous ne gagnez jamais ?
DOMINIQUE.
Jamais
Moi je ne touche uné carté ,
DEPT
DL
SEINE
ΜΑΙ 1813 .
Qué du fond du sac
Zeste , zeste et crac ,
Mon derneir écu né parté.
SANTEUIL.
5.
cen
» Voilà qui est particulier ; mais pourtant le sac que
vous tenez est plein .
DOMINIQUE.
>>C'est le seul dé mes sacs échappé au naufrage, et je
puis vous jurer ma parole d'honneur que je n'ai jamais
gagné de ma vie.... Je l'apporte pour ma dot au couvent.
SANTEUIL .
>> Serait-il possible que vous ne gagnassiez jamais ?
DOMINIQUE .
Air : Mes bons amis pourriez-vous m'enseigner.
Vous savez bien qu'au pays de là -bas
D'adresse au vingt et un l'on joute :
De ce jeu là , cadédis , je suis las ,
Quand je songe à cé qu'il mé coute.
L'an passé pas à pas
Dans les plus mauvais draps ,
Il mit ma fortune en déroute .
De Pézénas à Carpentras
Et de Carpentras à Bazas
Je ne vis pas
Un as
Enroute .>»
Sans la crainte que j'ai d'étendre trop les citations , je
mettrais cette scène entière sous les yeux du lecteur. Si
des couplets ainsi jetés sur le papier ne sont pas dépourvus
de sel , qu'on juge du prix qu'ils doivent acquérir
par la voix et le jeu de l'acteur. Le Vaudeville
demande à être joué et chanté. On a fait un reproche
assez bizarre à l'auteur : on a prétendu que dans la
pièce , Dominique ne louait point assez Santeuil sur ses
hymnes , un des plus beaux monumens de la moderne
latinité . Il est très-probable que Dominique n'avait
jamais feuilleté le portefeuille du chanoine ,et cet arle-
Dd
18 MERCURE DE FRANCE ,
quin se connaissait mieux , sans doute , en canevas
italiens qu'en hymnes et en cantiques ; mais l'accusation
est dénuée de fondement , et le couplet suivant , adressé
par Dominique à Santeuil , en fournira la preuve.
On vous chante à Florence ;
On vous chante à Milan ;
On vous chante à Vicence
Et dans le Parmesan ;
On vous chante à Pavię ;
On vous chante à Turin ,
Et dans Bergame ma patrie ,
On vous chante au lutrin .
Il est difficile d'être plus chanté ; mais en supposant
que l'arlequin soit un peu sobre de louanges envers le
chanoine , le chanoine ne s'épargne pas les coups d'encensoir.
Le peintre a dû tracer ainsi ce portrait : l'orgueil
de Santeuil était connu . C'était chez lui un trait de
caractère.
Après ce vaudeville qui me paraît supérieur par son
originalité à tout ce qu'a fait M. de Piis , on distinguera
le Remouleur et la Meunière ; ce divertissement en un
acte , d'une couleur entiérement opposée au premier
ouvrage , brille par le naturel et des grâces naïves . Il fit
à sa naissance les délices du théâtre des Troubadours .
A la clôture de ce spectacle il se réfugia chez Montansier
, et de là aux Variétés , où il est resté en possession
de plaire. Si l'on s'attache à ses enfans par les maux
qu'ils causent , celui- ci est bien le filius dilectus , le fils
chéri de M. de Piis. Emprisonné long-tems dans les
cartons de la rue de Chartres , il s'émancipa et voulut
jouir de ses prérogatives sur un autre théâtre. Il brouilla
son auteur avec les actionnaires du Vaudeville. On supprima
la pension de 4000 fr . qu'on faisait à l'inventeur
et fondateur de l'établissement , et on condamna à l'obscurité
la plus profonde toute sa famille littéraire .
Si M. de Piis s'est rendu célèbre par ses chansons et
ses vaudevilles , il tire une nouvelle gloire de ses opéras
comiques . Le second volume de ses oeuvres contient
la Fausse Paysanne , ou l'Heureuse Inconséquence ,
comédie en trois actes , mêlée d'ariettes ; Les trois
ΜΑΙ 1813 . 419
,
Déesses rivales , divertissement en un acte ; les Savoyardes
, ou la Confidence de Bayard , comédie en un
acte et en prose mêlée d'ariettes ; les Solitaires de
Normandie , opéra comique en un acte , en vaudevilles .
Il était difficile de placer Bayard dans un cadre digne de
lui ; ce caractère entiérement chevaleresque , semble
n'ètre bien qu'au milieu des camps et environné de l'appareil
militaire . Bien différent de Henri IV , roi - guerrier
, mais populaire , qui n'a jamais mieux figuré que
dans la partie de chasse et à la table du paysan de Lieursaint
, Bayard est celui des opéras comiques de M. de
Piis qui eut le moins de vogue. Bayard n'y paraît peutêtre
pas assez souvent. On a pensé , d'ailleurs , que le
chevalier sans peur et sans reproche , était peu propre à
chanter des duos et des ariettes . Mais dans la même
pièce on distingue le personnage de Maurice , aussi
ingénieux qu'intéressant. A l'aide de son optique , il
retrace à Bayard un trait bien flatteur pour ce héros ,
celui où il reçoit chevalier le brave monarque François Ier .
L'éloge est délicat et plein de grace. La Fausse
Paysanne eut beaucoup de succès et le méritait. Mais je
m'arrête avec plaisir aux Trois Déesses rivales ; cette
pièce fut un hommage rendu aux talens variés des trois
demoiselles Renaud , qu'on appelait alors une nichée de
rossignols. Elle n'a aucun rapport avec le Poëme du
Jugement de Paris , d'Imbert ; ni avec le ballet héroïque
de Pellegrin-Barbier , donné en 1728. Si la musique de
ce ballet ne valait pas mieux que les paroles , l'ouvrage
ne dut pas obtenir un triomphe bien grand. La pièce
des Trois Déessés rivales possède a un degré éminent
le mérite du style. Chaque déesse y parle suivant
son langage. Elles sont rivales par l'esprit comme elles
l'étaient par la beauté , le talent et les grâces . On peut
reprocher à Pâris de revenir un peu trop à ses moutons ;
mais qui ne l'absout en faveur de ces vers charmans : il
est question des femmes :
-
Il est bien vrai que , malgré mon système ,
Ce sexe fait pour tout charmer ,
Plus d'une fois aurait su m'enflammer
S'il n'était pas d'une inconstance extrême .
Dd 2
420 MERCURE DE FRANCE ,
Mais le moyen de ne pas s'allarmer ,
Malheureux par le doute au sein du bonheur même ,
L'homme le plus certain d'aimer ,
N'estjamais aussi sûr qu'on l'aime.
Je ne blâmerais dans ces vers que le mot système , qui
me semble trop méthodique dans la bouche de Paris .
Tous le reste de la pièce est écrit d'un style facile , coulant
, harmonieux . Les ouvrages qui ne portent que sur
un pivôt très- frèle ont besoin , pour se soutenir , de tous
les charmes de la poésie , et les Trois Déesses rivales ne
pouvaient pas être mieux qu'entre les mains de M. de
Piis. DU PUY DES ISLETS.
SPECTACLES . -
VARIÉTÉS .
Théâtre Français .-Iphigénie enAulide,
pour la continuation des débuts de Me Humbert.
La débutante a mieux joué le rôle de Clytemnestre que
celui d'Hermione . Son organe , privé de fraîcheur et d'éclat,
convient mieux à la maternité qu'à l'amour. Un sifflet
mercenaire qui s'était déclaré contre elle à la première représentation
, n'a cessé de la poursuivre à la seconde . La
haine rend injuste et maladroit . Ce sifflet peu connaisseur
a mieux servi la débutante qu'il ne lui a été contraire.
Comme il ne s'acharnait que sur les endroits qu'elle disait
le mieux , un orage d'applaudissemens couvrait les sons
aigus du siffleur , et se vengeait de son ineptie , en le condamnant
au silence . Tyranniser une actrice à ses premiers
essais sur la scène , anéantir ses moyens par des signes
d'improbation manifestes , c'est un lâche et honteux métier;
mais une indulgence déplacée est aussi un grand malheur.
Une débutante est toujours tentée de prendre l'encourager
ment pour l'éloge , et l'éloge pour la vérité .
Sur la foi des flatteurs la plus sage s'endort .
La flatterie est un poison qui tue le plus beau talent ,
jugez si elle doit enterrer un talent médiocre. Une artiste
applaudie indiscrètement, bientôt ne travaille plus , et devient
pire qu'elle n'était au moment où elle entra dans la
carrière. Si Me Humbert vent réussir , qu'elle prête l'oreille
aux avis du connaisseur impartial et désintéressé,bien cer
ΜΑΙ 1813 . 421
taine qu'en lui dévoilant ses défauts , il lui prépare dans
l'avenir des triomphes . Qu'elle apprenne,je le lui ai déjà dit,
à se présenter , à marcher avec grace sur la scène ; c'est la
première leçon de son art. Avant de lui apprendre à lire ,
n'instruit-on pas l'enfance à connaître les signes représentatifs
du langage. La débutante tient toujours sa tête fixe
sur son pivot; qu'elle travaille les muscles de sa physionomie
, afin de lui faire contracter la mobilité qu'exige le
théâtre . Ce n'est pas que je l'exhorte à se tourmenter le
visage et à se rendre hideuse ; la grimace n'est pas l'expression
. L'expression de la douleur a son genre de beauté
comme celle du plaisir . La débutante a des bras un peu
longs et grêles ; l'art lui défend de les trop déployer; elle
doit souvent les dérober avec adresse sous le manteau
de Melpomène . Les grands gestes ne sont permis qu'aux
actrices dont les bras bien attachés sont arrondis et gracieux
; et encore leur fréquence devient fatigante . C'est
par une pse noble et imposante , par le jeu des traits ,
la fierté du regard , l'expression de la bouche que les
grands effets se produisent. Talma en a offert dernièrement
, dans le rôle d'Achille , l'exemple le plus parfait.
On peut dire que , par la physionomie nouvelle
qu'il a donnée à ce rôle , il en a fait une création . On
viendra désormais le lui voir jouer avec autant d'empressement
qu'on vient l'entendre dans Manlius et dans
Oreste. Je me permettrai cependant de lui faire une
observation . Les sons de son organe ont semblé un peu
trop caverneux dans la dernière partie du rôle ; la voix
d'Achille doit être haute , menaçante et pleine d'éclat ; elle
doit répondre à son impétuosité et à la colère à laquelle il
est constamment enclin. Impiger , iracundus .
Achille déplairait moins bouillant et moins prompt.
Talma est trop célèbre et trop ami de l'art pour s'offenser
d'un conseil. Il démêlera aisément dans les miens l'accent
de l'admiration . DU PUY DES ISLETS .
Théâtre-Feydeau .- Première représentation du Prince
Troubadour, opéra en un acte , paroles de M. Duval , musique
de M. Méhul.
,
une Les succès sont , pour les sociétaires de ce théâtre
raison de redoubler de zèle et d'activité . Bientôt après une
pièce qui a réussi nous en voyons paraître une autre qui
réussit encore ; Sobiesky est dans toute sa nouveauté ; les
,
422 MERCURE DE FRANCE ,
Deux Jaloux et le Mari de Circonstance , continuent d'at
tirer la foule , et déjà le Prince Troubadour est venu à leur
aide . Cet opéra est de deux maîtres connus par de nombreux
succès , mais qui depuis long-tems n'avaient rien
donné à ce théâtre . On se plaignait de leur absence . Quel
auteur pourrait faire oublier celui qui , sur cette scène ,
nous a donné le Prisonnier, le Trente et Quarante , Maison
à Vendre , etc. Quel compositeur pourrait nous consoler
du silence de M. Méhul ! Leur rentrée nous promet
de nouveaux plaisirs .
Guillaume ,duc d'Aquitaine , est un jeune prince aussi
renommé par sa galanterie que par ses exploits guerriers .
Son goût pour les dames , et sur-tout son inconstance ,
l'ont fait surnommer le grand trompeur de dames . Il apprend
que la petite-fille du baron de la Touraille , son
vassal , est un ange de beauté et de gentillesse ; il brûle
du désir de la voir ; mais comment s'introduire dans le
château . Sa réputation , qui n'est que trop méritée , suffit
pour l'en exclure . Accompagné d'un seul de ses courtisans
, et tous deux déguisés en troubadours , ils viennent
demander l'hospitalité . Le baron de la Touraille devant
lequel ils ont l'honneur de paraître , apprend bientôt que
le duc est l'un des deux troubadours . Guillaume , par une
fausse confidence , persuade au baron que son compagnon
est le duc lui-même , dont il avoue qu'il est le confident ,
et pour déterminer celui-ci à jouer ce rôle , il lui remet
en signe de puissance , sa propre épée , au pommeau de
laquelle est attaché le sceau des ducs d'Acquitaine . Le
faux duc qui depuis long-tems est amoureux de la fille du
baron , profite de son autorité passagère pour faire dresser
un acte qui l'unisse à sa maîtresse ; mais ne voulant pas
entiérement devoir son bonheur à la supercherie , il remet
son épée au duc d'Acquitaine , qui ne s'en sert que pour
sceller le bonheur de son heureux rival .
,
Le déguisement du prince et celui de son confident ,
donnent lieu à des scènes pleines d'un vrai comique et de
mots ingénieux où l'on retrouve tout le talent de l'auteur .
La musique est aussi digne de M. Mehul , la science musicaley
est jointe à la mélodie la plus pure ; on y trouve des
chants aussi gracieux que ceux que l'on se plaît à prêter aux
troubadours . L'ouverture est d'un effet piquant ; des couplets
fort bien chantés par Mme Gavaudan , sont d'une tournure
originale ; un grand air , chanté par Martin , lui a
offert les moyens de développer sa belle voix ; mais le
1
ΜΑΙ 18.3 . 423
2
morceau le plus remarquable est un Quinquetto à la manière
italienne .
Faisons des voeux pour que cette première rentrée de
MM. Duval et Méhul nous procure bientôt un nouvel ouvrage
qui sera sans doute , comme celui-ci , digne de l'auteur
et du compositeur auxquels nous devons tant de jolis
epéras.
Théâtre du Vaudeville . Première représentation d'Elle
et Lui , vaudeville en un acte , de MM. Théaulon et Capelle
.
On représente les journalistes comme des envieux pour
qui dénigrer est une jouissance , qui , ne reconnaissant de
talent à personne , trouvent leur plus grand bonheur dans
la critique , et n'emploient qu'à regret la formule de l'éloge .
On se trompe : si la conscience des fonctions dont ils sont
chargés les rend quelquefois sévères, c'est avec un véritable
plaisir qu'ils distribuent aussi la louange lorsqu'ils en ont
l'occasion, mais , hélas , il faut l'avouer, elle ne se présente
pas fréquemment ; cependant je l'ai trouvée aujourd'hui
, et je la saisis . M'en croirez-vous , lecteur , je viens
de voir une chose presque miraculeuse ; c'est une arlequinade
qui n'est point usée comme le genre pourrait le faire
craindre ; c'est une pièce à deux personnages où les situations
ne sont pas forcées , et dont les scènes ne languissent
pas; où l'on trouve de jolis couplets sans calembourgs ,
de la gaîté unie à la décence , des plaisanteries sur le mariage
qui ne sont pas rebattues ; enfin ce prodige , c'est Elle
etLui.
Arlequin , autrefois maître à danser à Rome , y avait
épousé Colombine ; bientôt après son mariage , il la quitte
pour aller chercher fortune en Amérique ; après un séjour
de cinq ans dans le Nouveau-Monde , il revient dans ses
foyers , curieux de savoir ce que sa femme a fait en son
absence . Combien il a tort ! les épreuves en ce genre sont
délicates ; en fait de fidélité , il vaut mieux croire que d'approfondir
. Arlequin fait annoncer sa mort par Gilles , son
ancien rival , sous les habits duquel il se présente ; Colombine
, prévenue par Gilles , veut donner une bonne leçon
à son mari ; elle feint de le prendre pour Gilles , et part
d'un grand éclat de rire lorsqu'il lui annonce la mort d'Arlequin
; un genre d'affliction aussi singulier confirme les
soupçons du pauvre mari , qui , dans sa simplicité bergamasque
, ne réfléchit'pas que son teint seul doit le faire
424 MERCURE DE FRANCE , ΜΑΙ 1813 .
reconnaître ; mais sa colère redouble lorsque Colombine
lui reproche d'employer une ruse grossière pour la tromper
et lui déclare qu'Arlequin , qu'il prétend avoir vu périr en
Amérique , est de retour depuis six mois. A cette nouvelle
, les terreurs du jaloux redoublent; il croit réellement
que , depuis six mois , Colombine est la femme d'un autre
Arlequin. Colombine le laisse en proie à la douleur; pendant
qu'il se livre au désespoir, il voit , nouvel Amphitrion ,
sa ressemblance paraître devant lui : c'est Colombine ellemême
qui se présente comme l'époux arrivé depuis six
mois .
Je veux laisser quelque plaisir aux lecteurs : je ne leur
dirai pas commentArlequin reconnaît que sa femme , qui
avait été instruite de son projet d'épreuves , s'est moqué
de lui , et n'a pris ce déguisement que pour le tourmenter
et lui faire perdre l'envie de l'éprouver une autre fois :
Arlequin , très - content d'en être quitte pour la peur ,
avoue qu'il a joué de bonheur , et qu'il a été plus heureux
que sage.
Cettejolie pièce a obtenu le succès le plus complet et le
plus mérité ; les auteurs ont été nommés au milieu des
applaudissemens ; ils ont de grandes obligations à Laporte,
qui a joué le rôle d'Arlequin avec son talent accoutumé ,
et à MeDesmarres , qui a su répandre tant de grâces
et d'enjouement dans celui de Colombine : ce n'était pas
une médiocre entreprise que de paraître alternativement
sous les habits de Colombine et sous ceux d'Arlequin à
côté de Laporte , digne successeur de Carlin ; Ml Desmarres
s'est habilement tirée de cette difficulté .
Puisqu'il faut absolument faire la part de la critique , je
dirai que l'on a reconnu dans Elle et Lui de fortes réminiscences
d'Amphytrion; mais si les auteurs ont imité
quelqu'un , on conviendra qu'ils ont bien choisi leur modèle.
B.
POLITIQUE.
La cérémonie du Te Deum qui a porté à la divine
Providence l'expression de notre reconnaissance pour la
faveur qu'elle a accordée à nos armées dans la journée de
Lutzen , a été remarquable par son caractère noble et imposant
, et par les sentimens qu'elle a fait éclater au sein de
cette immense Capitale . A une heure, S. M. l'Impératrice ,
après avoir entendu la messe dans ses appartemens , est
partie du palais des Tuileries , dans la voiture du couronnement
, pour se rendre à la métropole . S. Em. Monseigneur
le cardinal Maury, archevêque de Paris , a eu l'honneur
de haranguer S. M. à l'entrée de l'église . S. M. , environnée
du cortège prescrit par le cérémonial , est allée se
mettre à genoux , sur un carreau , au pied des marches de
l'autel . Après sa prière , elle est revenue s'asseoir sur son
trône , placé à la gauche du trône de l'Empereur. Après le
Te Deum , S. M. a été reconduite sous le dais , comme à
son arrivée , et est rentrée au palais des Tuileries .
« Il est difficile , dit le Moniteur, en rendant comptede
cette imposante cérémonie , de peindre l'émotion qu'inspirait
cette auguste cérémonie ; c'était un spectacle à-lafois
si magnifique et si touchant : ces grands corps
de l'Etat , soutiens de l'Empire , ces magistrats respectables
chargés du maintien de l'ordre et de la justice ,
ces guerriers honneur de la patrie , ces jeunes élèves des
lycées , l'espoir de la France , cette élite de l'immense population
de la capitale contemplaient avec attendrissement
la douce majesté de la vertu montant sur le plus glorieux
des trônes du Monde , et joignaient leurs voeux aux siens ,
pour remercier le Dieu des armées des succès dont il couronne
les nobles conceptions et les efforts rapides de notre
immortel Empereur .
" La reconnaissance pour ses travaux , les regrets pour
son éloignement , les voeux pour sa conservation , l'enthousiasme
qu'excitent tant de pertes réparées en six mois , tant
de complots déjoués en un jour , tant de chimères détruites
par une victoire, tant de prodiges opérés par son
génie répandaient dans toutes les ames un mélange d'im
426 MERCURE DE FRANCE ,
pressions fortes , nobles et tendres qu'on s'efforçait d'exprimerde
toutes parts par les acclamations les plus unanimes
et les plus répétées .
» Dans le temple, hors du temple, sur toute la route que
S. M. l'Impératrice-Regente a parcourue avec son noble
cortège , et que bordait une foule immense , les mêmes
acclamations l'ont accompagnée , et lui ont prouvé l'amour
et la vénération dont tous les Français sont pénétrés pour
elle. "
En recevant nos voeux reconnaissans , cette même Providence
, à laquelle nous reportions les succès éclatans de
l'Empereur , n'a pas tardé à nous demander de nouvelles
actions de grâces .A peine l'Empereur a-t-il eu rétabli dans
sa Capitale son auguste allié , qu'il a concilié dans sa vaste
pensée , et ses voeux constans pour la paix , unique objet de
ses immenses travaux , et les opérations nécessaires pour
poursuivre ses triomphes et multiplier ses avantages . II
a proposé la paix , il a indiqué le lieu où elle pourrait être
traitée , les puissances qui pourraient être appelées à un
congrès ; et cependant , appuyant ses offres magnanimes
de toute la puissance de ses armes , il a attaqué et battu
de nouveau ses ennemis le 20 et le 21 .
Pour suivre l'ordre des événemens , nous devons d'abord
au lecteur d'intéressans détails , donnés par la Gazette de
Francfort , sur la rentrée du roi de Saxe dans sa capitałe .
A peine les Français eurent-ils , le 10 , passé l'Elbe ,
auprès de Prielnitz , au-dessous de Dresde , et chassé les
Russes de la nouvelle ville et de ses alentours , que l'Empereur
Napoléon alla examiner les moyens de rétablir les
deux arches du grand pont que les ennemis avaient fait
sauter dans leur retraite du 8. Placé sur une pile du pont ,
le monarque indiqua d'abord aux sapeurs et autres ouvriers
les premiers travaux de déblaiement; ensuite il fit approcher
le maître des bâtimens de S. M. le roi de Saxe , lui
prescrivit lui-même une forme de pont légère et solide ,
lui ordonna de le suivre au chantier , fit toiser en sa présence
les bois convenables , donna des ordres précis pour
la réparation du pont ; et le lendemain à neuf heures du
matin , les troupes et la grosse artillerie passaient dessus ;
tout avait été exécuté dans l'espace de dix heures .
Le 11 , dès le matin , les troupes françaises et alliées
commencèrent à passer sur la rive droite. Près de 50,000
hommes défilèrent sous les yeux de l'Empereur , qui resta
sept heures assis sur unbanc de pierre, environné des pre
ΜΑΙ 1813. 427
miers de ses généraux et de ses maréchaux. De noires colonnes
de fumée qui s'élevaient derrière des coteaux de
vignes , annoncèrent l'incendie d'un village , et que les
Russes prenaient la route de Bautzen . Sur ses entrefaites ,
le roi de Saxe était arrivé de Prague à Tæplitz , la garde
bourgeoise était rangée , et toute la cour s'était réunie
pour recevoir ce souverain ; la route était illuminée , mais
le roi ne vint pas. On apprit qu'il s'était arrêté à son chateau
de Sedlitz , et que l'Empereur des Français avait l'intention
d'aller au-devant de lui le 12 , jusqu'à Pirna .
Jamais spectacle aussi magnifique que celui du 12 ne se
présenta aux habitans de Dresde . Les grenadiers de la vieille
garde impériale formaient une ligne sur trois de hauteur
qui s'étendait de la porte de Pirna jusqu'au château .
L'Empereur , accompagné et suivi du prince vice-roi , de
plusieurs ducs , maréchaux et généraux , s'était rendu à
cheval au-devant du roi de Saxe. La garde à cheval de
l'Empereur était en grande tenue à Gruna ; là les deux
monarques s'embrassèrent étroitement , et le roi de Saxe
monta un cheval blanc que l'Empereur Napoléon montait
souvent.
Les magistrats de Dresde ayant complimenté les deux
souverains , l'Empereur Napoléon leur adressa ces mémorables
paroles.
"
n
Magistrats , aimez votre roi ; voyez en lui le sauveur
de la Saxe . S'il eut été moins fidèle à sa parole , moins
bon allié , s'il se fût laissé entraîner dans l'opinion des
Russes et des Prussiens , la Saxe était perdue; je l'aurais
traité en pays conquis .
" Mon armée ne fera que passer , et vous serez bientôt
» quittes des charges que vous supportez. Je défendrai et
» je protégerai la Saxe contre tous ses ennemis . »
Alors commença l'entrée vraiment triomphale des deux
souverains : la marche était ouverte par toute la cavalerie
légère de la garde . Venaient ensuite les mamelouks et la
garde bourgeoise à cheval deDresde. L'état-major impérial
précédait immédiatement l'Empereur et le Roi qui n'avait
près de sa personne que son adjudant. Suivaient tous les
généraux et les chefs de l'armée française. La marche était
fermée des cavaliers de la garde, des fusiliers et des troupes
légères . Elle a duré deux heures , et les rangs étaient nombreux
et très - serrés . Les habitans de Dresde versaient des
larmes de joie en revoyant leur monarque chéri : toutes les
cloches sonnaient , le bruit du canon retentissait. L'Em
428 MERCURE DE FRANCE ;
pereur a rempli l'engagement qu'il avait pris , en disant:
Je vous ramènerai votre roi. » On attend incessamment
le retour de toute la famille royale.
Voici quelle était , au 18 mai , la situation de l'armée ,
suivant les nouvelles reçues par S. M. l'Impératrice Reine
etRégente.
L'Empereur était toujours à Dresde. Le 15, le duc de
Trévise était parti avec le corps de cavalerie du général
Latour-Maubourg et la division d'infanterie de la jeune
garde du général Dumoutier.
Le 16 , la division de la jeune garde , commandée par le
général Barrois , partait également de Dresde .
Le duc de Reggio , le duc de Tarente, le duc de Raguse
et le comte Bertrand , étaient en ligne vis-à-vis Bautzen.
Le prince de la Moskowa et le général Lauriston arrivaient
à Hoyers-Verda .
Le duc de Bellune , le général Sébastiani et le général
Reynier marchaient sur Berlin. Ce qu'on avait prévu est
arrivé; à l'approche du danger, les Prussiens se sont moqués
du réglementdu landsturm; ( 1 ) une proclamation a fait connaître
aux habitans de Berlin qu'ils étaient couverts par le
corps de Bulow; mais que , dans tous les cas , si les Français
arrivaient ,il ne fallait pas prendre les armes , mais les
recevoir suivant les principes de la guerre. Il n'est aucun
Allemand qui veuille brûler ses maisons ou qui veuille
assasiner personne . Cette circonstance fait l'éloge du peuple
allemand. Lorsque des furibonds sans honneur et sans
principes prêchent le désordre et l'assassinat , le caractère
de ce bon peuple les repousse avec indignation. Les
Schlegel , les Kotzbuë et autres folliculaires aussi coupables ,
voudraient transformer en empoisonneurs et en assassins
les loyaux Germains ; mais la postérité remarquera qu'ils
(1) Le cabinet prussien avait imaginé de mettre en mouvement ,
sous un nom qui caractérisait déjà la nature des soldats qu'il prétendait
armer , landsturen , la masse entière des habitans de la campagne.
Les ordres donnés à cette armée révolutionnaire ont à-la-fois le
cachet de l'inexpérience , de la déraison et de la barbarie. Le Moniteur
a consigné cet ordre qui sanctifie tous les moyens possibles de
défense , prescrit l'assassinat et l'incendie , et à cliaque article porte
la peine de mort contre celui qui en enfreindra les étranges dispositions.
ΜΑΙ 1813 . 429
n'ont pu entraîner un seul individu , une seule autorité
hors de la ligne du devoir et de la probité .
Le comte Bubna est arrivé le 16 à Dresde . Il était porteur
d'une lettre de l'Empereur d'Autriche pour l'Empereur
Napoléon . Il est reparti le 17 pour Vienne .
«L'Empereur Napoléon a offert la réunion d'un congrès
à Prague pour une paix générale. Du côté de la France
arriveraient à ce congrès les plénipotentiaires de la France ,
ceux des Etats-Unis d'Amérique , du Danemarck , du roi
d'Espagne et de tous les princes alliés ; et du côté opposé ,
ceux d'Angleterre, de la Russie, de la Prusse , des- insurgés
espagnols et des autres alliés de cette masse belligérante .
Dans ce congrès seraient posées les bases d'une longue
paix. Mais il est douteux que l'Angleterre veuille soumettre
ses principes égoïstes et injustes à la censure et à l'opinion
de l'Univers , car il n'est aucune puissance , si petite qu'elle
soit , qui ne réclame au préalable les priviléges adhérens
à sa souveraineté , et qui sont consacrés par les articles
du traité d Utrecht sur la navigation maritime.
» Si l'Angleterre, par ce sentiment d'égoïsme sur lequel
est fondée sa politique, refuse de coopérer à ce grand oeuvre
de la paix du Monde parce qu'elle vent exclure l'Univers
de l'élément qui forme les trois quarts de notre globe ,
Empereur n'en propose pas moins la réunion à Prague
de tous les plénipotentiaires des puissances belligérantes
pour régler la paix du continent. S. M. offre même de stipuler
au moment où le congrès sera formé , un armistice
entre les différentes armées , afin de faire cesser l'effusion
du sang humain .
Ces principes sont conformes aux vues de l'Autriche.
Reste à voir actuellement ce que feront les cours d'Angleterre
, de Russie et de Prusse .
L'éloignement des Etats - Unis d'Amérique ne doit pas
être une raison pour les exclure ; le congrès pourrait toujours
s'ouvrir , et les députés des Etats-Unis auraient le
tems d'arriver avant la conclusion des affaires pour stipuler
leurs droits et leurs intérêts .
C'est ainsi que s'exprimait à Dresde le restaurateur de la
maison de Saxe, le fibérateur de l'Allemagne . Nous l'allons
suivre au-delà de l'Elbe , pressant par ses exploits la réponse
qu'il attend à ses ouvertures .
Le 20 , l'Empereur a attaqué les armées russe et prussienne
, réunies à Bautzen , capitale de la Haute -Lusace ,
sur la Sprée . Les ennemis , dans cette journée , ont été
430 MERCURE DE FRANCE ,
forcés d'abandonner le champ de bataille et de faire précipitamment
leur retraite , sur les retranchemens qu'ils avaient
préparés à Hockirchen , lieu célèbre où en 1758 , le grand
Frédéric a été battu par le maréchal Laudon . Le lendemain
21 , sans laisser aux ennemis le tems de respirer ,
l'Empereur a fait attaquer leur position , et s'en est rendu
maître après une victoire que tous les rapports sommaires
qui sont parvenus s'accordent à faire considérer comme
une des plus signalées qui aientjamais couronné les armes
de l'Empereur. M. de Montesquiou , l'un des officiers
d'ordonnance de S. M. , est arrivé hier en courrier , porteurde
ces importantes nouvelles . Les relations officielles
de ces grands événemens sont attendues de moment en
moment. Le bruit du canon les a annoncés hier à la capitale
, au sein de laquelle ils ont répandu la plus vive allégresse.
S .....
ANNONCES .
Annales du Crime et de l'Innocence , ou Choix de Causes célèbres
anciennes et modernes , réduites aux faits historiques , par MM. R***,
P. V*** , anciens avocats . Vingt volumes , où vingt numéros , in- 12,
de plus de 200 pages chaque, imprimés sur beau papier , en caractère
cicéro , grande justification . Prix , pour la collection entière , 36 fr. ,
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souscrire pour dix numéros , pour quinze numéros . ou pour le tout.
Les personnes qui souscriront pour la collection entière , ne paieront
que 34 fr . , et 44 fr. franc de port. Cet ouvrage sera terminé le rer
janvier prochain , 1814. Chez Lerouge , libraire , Cour du Commerce
, quartier Saint-André- des -Arcs ; et chez Arthus- Bertrand ,
libraire , rue Hautefeuille , nº 23 .
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fois en vers cumolpiquesfrançais , précédés d'un discours sur l'essence
et laforme de la poésie chez les principaux peuples de la terre . Adressé
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et de la littérature ancienne de l'Institut impérial de France ,par
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libraires , rue de Lille , nº 17 ; et à Strasbourg , même maison de
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; son éloge par Chamfort , et des remarques inédites du Père
Roger, ex-jésuite . Ouvrage enrichi d'une Lettre de Molière sur
l'Imposteur ; de la scène du Pauvre du Festin de Pierre , etc. , pour
faire suite à toutes les éditions de ses OEuvres . Deux vol . in - 12 , ornés
du portrait de Molière. Prix , 8 fr . , et 9 fr . 70 c. franc de port. Chez
Migneret , imprimeur- libraire , rue du Dragon , nº 20 ; et Arthus-
Bertrand , libraire , rue Hautefeuille , nº 23 .
On trouve aux mêmes adresses quelques exemplaires du portrait
qu'on vend séparément. Prix , 3 fr .
Annuaire de l'Imprimerie et de la Librairie de l'Empirefrançais ,
pour l'année 1813 , imprimé par ordre de M. le général baron de Pommereul
, officier de la Légion -d'Honneur, conseiller - d'État, directeurgénéral
de l'imprimerie et de la librairie . Un vol . in- 18. Prix , 2 fr .
50 c. , et 3 fr . franc de port. Chez de la Tynna , libraire , rue J.-J.
Rousseau , nº 20 .
Cet ouvrage , qui parait pour la première fois , contient l'organisation
des bureaux de la Direction générale de l'Imprimerie et de la
librairie , les noms des censeurs impériaux , ceux des inspecteurs de
Paris et des divers départemens , des vérificateurs à l'estampille , la
liste des Imprimeurs et des Libraires de Paris , le tableau des Imprimeurs
et des Libraires de l'Empire , classés par ordre alphabétique de
départemens , la liste de tous les Imprimeurs de l'Empire en un seul
ordre alphabétique , et celle de tous les Libraires de l'Empire aussi en
un seul ordre alphabétique .- La désignation de tous les journaux ,
feuilles d'annonces et périodiques des départemens , et le texte entier
de toutes les lois , concernant l'Imprimerie et la Librairie , depuis le
19 juillet 1793jusqu'à ce jour.
Le Mémorial du jeune âge ; ouvrage contenant des principes de
lecture ( française et latine ) , de religion , de morale , de botanique' ,
de grammaire , d'histoire ancienne et moderne , de géographie et
d'arithmétique ; par M. Boinvilliers , inspecteur de l'Académie Impériale
de Douai , etc. Prix , relié en parchemin , 2 fr. 25 c. Chez Aug.
Delalain , successeur de Barbou , rue des Mathurins , n° 5 .
C'est à l'occasion de cet ouvrage qu'un critique distingué a dit : Un
des plus utiles fruits de la révolution , est l'empressement des membres
de l'Institut , des gens de lettres et des artistes , à travailler pour
les écoles publiques , et même pour les écoles du premier degré.
L'ouvrage que nous annonçons est adopté dans un grand nombre
de maisons d'éducation .
432 MERCURE DE FRANCE , ΜΑΙ 1813 .
Amadis de Gaule, poëme faisant suite à la Table Ronde , par
M. Creuzé de Lesser. Un vol. in- 18 , avec gravure. Prix . 3 fr. , et
3 fr . 60 c. franc de port. Chez Delaunay , libraire , Palais -Royal ,
galeries de bois , nº 243.
Le même , papier vélin , 6 fr . , et 6 fr. 60 c. franc de port.
Traduction des OEuvres complétes de Tacite , par M. Gallon de la
Bastide . Trois vol . in-8° . Prix , 18 fr. , et 22 fr. 50 c. franc de port.
Chez Brunot- Labbe , libraire de l'Université impériale , quai des Augustins
, nº 33 ; et chez Delaunay, libraire , Palais -Royal , galeries de
bois , nº 243.
OEuvres poétiques et morales du Cher-Rassier, membre du Corps-
Législatif. Deux vol. in-8°. Prix , 10 fr. , et 13 fr . franc de port.
Chez Migneret , imprimeur-libraire , rue du Dragon , nº 20; et chez
Arthus-Bertrand , libraire , rue Hautefeuille , nº 23 .
MUSIQUE. - Cinq romances , paroles de M. C. de Proisy , avec
accompagnement de piano ou harpe ; composées et dédiées à Mme
Adélaïde Frégoze , par Mme Caroline Cresté . Prix , 6fr. Chez Naderinan
, éditeur de musique et facteur de harpes , rue de Richelieu ,
nº 46 , passage de l'ancien café de Foi , à la Clef d'Or.
CARTE contenant l'Empire d'Autriche, la Confédération du Rhin et
le royaume de Prusse ; par M. Lapie , ingénieur-géographe. Sur une
demi- feuille papier colombier. Prix , I fr . 50 c. , et 2 fr. franc de
port. Chez Magimel , libraire , rue de Thionville , nº 9 ; et chez
Picquet , graveur-géographe , place de la Monnaie .
Le MERCURE DE FRANCE paraît le Samedi de chaque semaine
par cahier de trois feuilles . Le prix de la souscription est de 48francs
pour l'année , de 25francs pour six mois , et de 13francs pour un
trimestre.
Le MERCURE ÉTRANGER paraît à la fin de chaque mois , par
cahier de quatre feuilles . Le prix de la souscription est de 20francs
pour l'année , et de II francs pour six mois. ( Les abonnés au
Mercure de France , ne paient que 18 fr. pour l'année , et 10 fr. pour
six mois de souscription au Mercure Etranger. )
On souscrit tant pour le Mercure de France que pour le Mercure
Étranger, au Bureau du Mercure , rue Hautefeuille , nº 23 ; et chez
les principaux libraires de Paris , des départemens et de l'étranger ,
ainsi que chez tous les directeurs des postes .
Les Ouvrages que l'on voudra faire annoncer dans l'un ou l'autre
de ces Journaux , et les Articles dont on désirera l'insertion , devront
être adressés ,francs de port , à M. le Directeur- Général du Mercure ,
Paris.
MERCURE
DE FRANCE.
LINE
N° DCXX . - Samedi 5 Juin 1813 .
POÉSIE .
CANTIQUE DE MOÏSE ,
APRÈS LE PASSAGE DE LA MER ROUGE .
QUE vos chants de triomphe honorent l'Eternel !
Sa gloire protége Israël ;
Son trône est porté par les mondes .
L'impie , osant lever l'étincelant acier ,
Et , couvrant de soldats les campagnes fécondes
S'avança sur les mers : Dieu dans les mers profondes
Lança le guide et le coursier .
Du Dieu de mes aïeux le bras est invincible.
Il est ma force et mon appui ,
Et mes jours et mes voeux n'appartiennent qu'à lui .
Jéhovah s'est montré comme un guerrier terrible.
Perfides ennemis ! frémissez à ce nom.
L'onde engloutit le char de Pharaon ;
De ces chefs belliqueux la défaite éclatante
Dément l'orgueil de leurs complots :
Ee
434
MERCURE DE FRANCE ,
1
Vous avez vu leur foule menaçante ,
Comme un roc détaché de sa base tremblante ,
Tomber dans les profondes eaux.
Dieu , de l'impiété confondant l'insolence ,
Brişa de Pharaon la fragile puissance.
Il disparaît ce roi , des peuples révéré ,
Comme le chaume aride
Par l'étincelle avide
Surpris et dévoré.
Regardez s'appaiser la vague mugissante
Au souffle ardent de sa fureur.
Ases ordres sacrés la mer obéissante
A tressailli d'une divine horreur .
L'onde croît et s'élève en montagne mouvante ;
Et les flots , si long-tems par les vents balancés ,
S'arrêtent dans l'abime unis et condensés .
L'ennemi se disait : « La guerre est allumée .
» J'irai , je poursuivrai leur formidable armée.
>> Je les atteins : leur dépouille est à moi.
>> Que leur vaine fureur contre mon nom s'élève !
>> Ma vengeance et mon glaive
» Réservent à leurs jours l'esclavage et l'effroi .
Tu disais .... La mer irritée
Sous leurs pas entr'ouvre son sein ;
Et , comme une masse d'airain ,
Ils descendent au fond de l'onde épouvantée .
Quel serait votre égal , ô Dieu , parmi les dieux ?
Qui pourrait s'élever jusqu'au trône des cieux ?
L'homine adore en tremblant votre empire immuable.
Plein d'un effroi religieux ,
Il ne peut soutenir la splendeur qui l'accable.
Unnuage de feu ceint vos temples sacrés .
Vous avez étendu votre main redoutable :
La terre les a dévorés .
Au devant de vos pas ils ont marché sans crainte ,
Ces guerriers qui , guidés vers la demeure sainte ,
JUIN 1813 . 435
Verront de leurs destins les empires jaloux.
Vous avez racheté des fers de l'esclavage
Ce peuple , que vos soins ont sauvé du naufrage ,
Et que votre clémence élève jusqu'à vous .
Dieu , de ses ennemis frappant l'orgueil stérile ,
Enchaine d'un regard leur fureur immobile ,
Et leurs fronts devant lui seront inanimés ,
Jusqu'au moment fameux qui , prédit d'âge en âge ,
Vers le temple divin doit ouvrir un passage
Aux superbes guerriers que ses mains ont armés .
La Palestine alors , sous ses palmes antiques ,
Ira , traînant le deuil de ses fêtes publiques ,
Porter aux pieds du trône une plaintive voix.
Mais Dieu commande au glaive , et poursuit sa vengeance ;
Et les chefs de Moab , pleurant dans le silence ,
De la triste Idumée ont fait pâlir les rois .
Enfin par la grandeur de son Dieu qu'il atteste ,
Israël a conquis l'héritage céleste
Que les tems écoulés ne réservaient qu'à lui.
L'encens fume et s'élève au fond du sanctuaire.
Que des astres errans s'éclipse la lumière !
Jéhovah doit régner : les siècles auront fui .
Aux regards d'Israël les ondes s'applanirent ;
Mais contre Jéhovah quels ennemis s'unirent ?
Ces armes et ces chars qui marchent sur les mers
Ont semblé seconder l'orgueil qui les anime :
L'Eternel fit un signe , et les flots de l'abime
S'élancèrent contr'eux au feu de ses éclairs.
Hébreux , couronnez-vous des palmes de la gloire.
Dieu sur les nations vous promit la victoire.
Que vos chants de triomphe honorent l'Eternel !
Sa gloire protége Israël ;
Son trône est porté par les mondes .
L'impie , osant lever l'étincelant acier ,
Etcouvrant de soldats les campagnes fécondes ,
S'avança sur les mers : Dieu dans les mers profondes
Lança le guide et le coursier.
HENRI TERRASSON .
Ee a
436 MERCURE DE FRANCE,
LE BAISER JUSTIFIÉ .
MADRIGAL IMITÉ D'EDMOND WALLER .
Bellinda , seefrom yonderflow'rs , etc. , etc.
VOYEZ , Zélis , cette rose vermeille ,
Avec quelle candeur elle entr'ouvre son sein ,
Et livre sans regret à l'amoureuse abeille
Tous ses trésors , objets d'un doux larcin :
Sous l'effort redoublé de l'amant qui la presse ,
Loin qu'elle perde un instant sa fraicheur ,
Plus vif est son éclat , plus pure est son odeur ,
Tant l'Amour embellit la beauté qu'il caresse.
Pourquoi done , ô Zélis , pourquoi vous offenser
Du baiser que tantôt j'ai pris sur votre bouche ?
En vous embellissant ai-je pu vous blesser ?
Calmez done ce courroux ; un maintien trop farouche
En effrayant l'Amour enlaidit la beauté :
Hélas ! si votre coeur se plaît à la vengeance ,
Laissez-moi done du moins commettre une autre offense ;
Jusqu'icimon bonheur ne vous a rien coûté.
DE BOURNISEAUX (de Thouars ).
CHACUN SON TOUR , ου LES HOMMES DEVENUS FEMMES.
CHANSON CRITIQUE .
Air : Du Méléagre Champenois .
REFRAIN .
DE nos soupirs devenons avares ,
Hommage , égards , en amour nous sont dûs ;
Changeons nos moeurs , anciennes , bisares ,
Donnons des lois et n'en recevons plus .
Mes chers amis , adoptez mon système ,
Amaint caprice exposé tour- à-tour
L'homme plaisait et déplaisait de même ,
Forçons le sexe à nous faire sa cour.
Denos soupirs , etc.
CHOEUR.
JUIN 1813 .
437
...
Si dans nos lacs tendus avec adresse ,
Plusieurs tendrons sont pris en même tems ,
A chacun d'eux prouvons notre tendresse ,
La femme aimable a deux ou trois amans .
De nos soupirs , etc.
CHEUR.
Lorsqu'à nos pieds, un objetplein de charmes ,
Nous supplira de répondre à ses feux,
Par un refus augmentons ses allarmes ,
Quands nos regards lui diront : « Sois heureux ! »
Denos soupirs , etc.
CHOEUR.
Pleins de santé feignons d'être malades ,
D'avoir parfois maux de nerfs ou vapeurs ;
Puis avec art , soyons gais ou maussades ,
Et la beauté briguera nos faveurs.
De nos soupirs , etc.
CHEUR.
Aimons les bals , le luxe , la dépense ,
Soir et matin chantons , amusons-nous ;
Rêvons toilette et ne parlons finance ,
Que pour briller et contenter nos goûts.
De nos soupirs , etc.
CHOEUR.
Traitons souvent avec humeur , rudesse ,
L'objet par nous constamment abusé ;
Mais supportons une tendre caresse
Pour obtenir un bijou refusé.
CHOEUR.
De nos soupirs , etc.
Quand nous verrons une belle accablée ,
Par ses travaux , par de secrets ennuis ,
Rappelons- lui la superbe assemblée ,
Où nous devons par elle être conduit.
CHEUR.
De nos soupirs , etc.
Un jour l'hymen peut asservir nos ames ,
Adieu pour nous les plaisirs et les ris ,
438 MERCURE DE FRANCE ,
Si nous restons plus fidèles aux femmes ,
Qu'elles ne sont fidèles aux maris .
CHOEUR .
De nos soupirs , etc.
Lorsque le tems aura blanchi nos têtes ,
De l'art de feindre épuisons les secrets ;
Replaçons-nous à l'âge des conquêtes ,
Rajeunissons et vantons nos attraits .
CHEUR.
De nos soupirs , devenons avares ,
Hommage , égards , en amour nous sont dûs ;
Changeons nos moeurs anciennes , bizarres ,
Donnons des lois et n'en recevons plus .
Par P. J. CHARRIN ,
Convive des soupers de Momus.
ÉNIGME .
AMI , je suis d'heureux présage ,
De la belle saison j'annonne le retour ;
Mon aspect est riant , on m'admire au village ,
Aux champs je fixe mon séjour.
Aglaé , Corinne et Silvie ,
Ainsi que leurs tendres bergers ,
En folâtrant dans la prairie
Me foulent sous leurs pieds légers :
Je suis sur la verte fougère
Témoin de leurs jeux innocens .
A la ville , quoiqu'étrangère ,
J'embellis maints appartemens .
ACHILLE BÉLOT , vérificateur de l'enregistrement.
LOGOGRIPHE
Je réside toujours entre des mains grossières ;
Avec moi l'on construit des palais , des chaumières :
Mais sans tête , lecteur , j'ai bien plus d'agrémens ;
Carje suis le témoin du bonheur des amans .
S ........
1
JUIN 1813 . 439
:
CHARADE .
AIME- TU le bonheur ?
Fuis mon premier , lecteur ,
Car le repos il chasse
Etmet à la besace
Le quart du genre humain ;
Pourtant mons Double-Main
Brillant par la dépense ,
Nageant dans l'abondance ,
Faisant toujour bombance ,
Sans lui mourrait de faim .
Près de la ville sainte
Etjoignant son enceinte ,
Se trouve mon dernier.
Une fois chaque année ,
Dans certaine journée
On voit dans mon entier
Tels gens de tout métier ,
Comme des rois de Perse
Gravement promener ,
Même se pavaner
D'une façon diverse ,
Président , conseillers ,
Assesseurs et greffiers ,
Le prévôt , le commerce
Et messieurs les huissiers .
V. B. ( d'Agen. )
:
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est Logogriphe .
Celui du Logogriphe est Samos , dans lequel on trouve : Amos.
Celui de la Charade est Figaro.
SCIENCES ET ARTS .
DES ERREURS POPULAIRES RELATIVES A LA MÉDECINE ;
par A. RICHERAND, professeur de la Faculté de médecine
de Paris , chirurgien en chef-adjoint de l'hôpital
Saint- Louis , chirurgien-major de la garde de Paris ,
chirurgien - consultant du lycée Napoléon , des académies
de Saint-Pétersbourg , Vienne , Madrid , etc.
Avec cette épigraphe : Utinam , tam vera invenire
possim quam falsa convincere. - CICERO , de Natura
deorum. Seconde édition , revue , corrigée et augmentée
. A Paris , chez Caille et Ravier , libraires ,
rue Pavée- Saint-André- des- Arcs , nº 17 .
( SUITE ET FIN DE L'EXTRAIT. )
CHAPITRE V.
-
Les blessures les plus simples , les
contusions légères , sont agravées par le traitement
qu'on leur applique . On attribue chaque jour encore de
graves accidens au vent du boulet , et l'on ne réfléchit
pas que chaque jour il enlève l'habit ou le plumet des
guerriers sans les blesser. On couvre de vésicatoires ,
de cautères , on purge des enfans affectés d'écrouelles ,
sous prétexte d'évacuer l'humeur peccante. Cette erreur
si préjudiciable et si répandue , tient à l'usage des livres
de médecine populaire et à la coupable ignorance en
physiologie du vulgaire des médecins .
La médecine est conjecturale , dit-on sans cesse et de
toutes parts . Certainement elle est conjecturale comme
la vie , et comme tous les phénomènes vitaux : raison de
plus pour ne pas confier sa vie et sa santé au charlatan
déhonté qui promet des recettes infaillibles pour maîtriser
des événemens qu'il ne sait pas prévoir ; raison de plus
pour choisir celui qui sait le mieux conjecturer. C'est
en cela que consiste l'expérience en médecine : mais
dans cette science de même que dans les autres , ce
n'est pas l'âge qui donne l'expérience. L'opinion con:
MERCURE DE FRANCE , JUIN 1813 . 441
traire est une erreur préjudiciable : tel médecin à son
aurore , riche des faits observés par ses prédécesseurs à
plus d'expérience que tel autre vieilli dans sa pratique
ou plutôt dans la routine .
Une autre erreur relative à la pratique de la médecine ,
très-généralement répandue , consiste à croire que les
oculistes , les herniaires , les lithotomistes et autres praticiens
qui se bornent au traitement d'un genre limité de
maladies ont sur ces maladies une expérience bien plus
grande que les médecins ou les chirurgiens qui embrassent
l'universalité de la thérapeutique . Il suffit pour
se convaincre de la vérité de la proposition contraire ,
de réfléchir à la manière dont on acquiert et perfectionne
les connaissances , sur-tout dans les sciences
naturelles . C'est en comparant les objets analogues
qu'on parvient à en connaître , à en faire ressortir toutes
les nuances . L'expérience a d'ailleurs depuis long-tems
décidé cette question . On sait que toutes les découvertes
importantes et utiles sur les maladies des yeux , sur la
taille , etc. , sont dues à des médecins qui ont étudié et
pratiqué l'art tout entier.
Il en est de même des renoueurs et autres opérateurs
de la même sorte , qui s'occupent de traiter les fractures
et les luxations , de tirailler les jointures qui on souffert
des entorses . On n'exagérerait pas en disant que la moitié
des amputations de membres pratiquées dans les
hôpitaux civils , sont nécessitées par des manoeuvres
maladroites , des tiraillemens intempestifs exercés dans
des cas où le seul repos aurait incontestablement amené
la guérison . Quels sont encore les chefs-d'oeuvre des
rhabilleurs ? ils excellent à relever ou réduire les côtes
qui certainement ne se luxent jamais. Ils brillent encore'
à relever le bréchet et l'estomac , à replacer les nerfs
chevauchés , etc. , etc.
Ce chapitre contient en outre des remarques extrêmement
importantes sur le principe vital. Qu'est- ce donc
que ce principe vital dont on parle tant depuis Hippocrate
jusqu'à nos jours . On peut voir et admirer dans
l'ouvrage de Barthes (si toutefois on l'entend ) ce que
chacun a pensé de ce principe. On peut aussi , si l'on
442 MERCURE DE FRANCE ,
en veut prendre des idées justes et précises , consulter
l'ouvrage que nous examinons , on y verra que le principe
vital , la force vitale , etc. , n'est point un principe
intelligent , que ce n'est point même une substance particulière
, mais que l'on doit entendre par-là l'ensemble
des propriétés qui dans les corps organisés président
aux actions vitales , que c'est à la matière organisée ce
qu'est l'attraction à la matière brute , ou plutôt que c'est
un certain nombre de qualités ajoutées à l'attraction et
aux autres propriétés physiques qui ne sont que modifiées
dans les corps vivans . Quelques physiologistes ont
voulu considérer dans leurs travaux ce principe vital
comme l'inconnue des algébristes ; mais c'est employer
sans nécessité et sans fruit un appareil imposant. Les
propriétés vitales ne sont point dans les phénomènes de
la vie ce que sont les inconnues dans les calculs , on ne
parvient point à les dégager ; elles sont dans l'étude des
phénomènes , dans la recherche des causes en physiologie
, ce que sont les propriétés physiques et l'affinité
chimique dans l'étude des sciences physiques . C'est le
point où l'on s'arrête .
,
CHAPITRE VI.- Chacun entend dire et beaucoup de
monde répète qu'on peut avaler sa langue . On dit que
des esclaves se sont donnés la mort de cette manière
et pourtant avec un peu d'attention on verrait que la
langue , organe principal de la déglutition , ne peut pas
s'avaler elle-même. On verrait aussi qu'on ne pourrait
avaler sa langue sans avaler en même tems la machoire
à laquelle elle est étroitement attachée .
Il est une opinion généralement admise , qui a pour
elle , tout , excepté l'expérience ; c'est celle dans laquelle
on regarde le verre pilé ou grossièrement concassé comme
un poison mécanique qui irrite et déchire l'estomac .
Une personne meurt presque subitement après un repas
copieux : dans un examen du cadavre , fait avec une
bien coupable légéreté , on croit trouver dans l'estomac
du verre pilé ; un procès criminel est intenté , le savant
professeur Chaussier est consulté , il soumet des animaux
à des expériences , plusieurs personnes même s'y
soumettent volontairement. Il résulte de ces expériences
JUIN 1813 . 443
P
que le verre pilé n'est pas un poison. C'est un fait à
ajouter à un grand nombre d'autres , dont le savant que
nous venons de citer pourrait faire un beau recueil de
consultations médico-légales .
On ne saurait trop signaler et combattre l'abus des
purgatifs . A-t-on la plus légère indisposition ? on se
purge. Les manuels populaires de santé en font un
remède universel. Or voici la comparaison favorite des
médecins purgans , auxquels des satiriques ont donné un
nom bien moins honnête encore . Les autres évacuations ,
et à bien plus forte raison les moyens thérapeutiques ,
ne sont rien , la purgation est tout : c'est , disent- ils ,
comme pour netoyer ou assainir un marais ; le soleil
pourra bien enlever par évaporation une partie de l'eau ,
des ouvertures l'évacueront encore plus vîte , mais la boue
restera toujours au fond ; il en est de même de la saignée
et des autres évacuations , elles n'enlèvent pas les mauvaises
humeurs ! Risum teneatis .
La fièvre n'est point une seule et même maladie ; il
n'y a pas non plus de fébrifuge universel. Elle est un
effet admirable de la sympathie , du consensus qui existe
entre toutes les parties d'un corps organisé . Une d'elle
vient elle à souffrir, selon son importance , selon l'espèce
et la gravité de son mal , toutes les autres parties
entrent en action , il se fait une sorte d'insurrection de
tous les organes , ceux de la circulation sur-tout se font
remarquer au milieu de tous les autres : c'est à cette
conspiration générale contre la cause morbifique qu'on
donne le nom de fièvre. Il importe donc pour traiter la
fièvre de connaître le point de départ . C'est d'après cette
connaissance que doit être dirigé le traitement , autrement
il est nuisible .
On croit peut-être que les phénomènes de la vie sont
du domaine de la chimie : en effet , la plupart de ces
phénomènes sont matériels et apparens , ce sont des
transformations de matières ; et pourtant à part la respiration
, dont les chimistes pourraient bien même ne pas
avoir encore trouvé la véritable théorie , aucun phénomène
vital n'a été éclairé par la chimie . La connaissance
des alimens et de la bile ne pourrait encore conduire à
444 MERCURE DE FRANCE ,
celle du chyle qui résulte de leur mixtion. Le sperme,
dont l'action vivifiante perpétue les espèces organisées ,
qu'est-il chimiquement considéré? Quelques sels dissous
dans un liquide albumineux .
Le fluide de la vaccine et celui de la variole , qui produisent
dans le corps humain deux maladies différentes
et incompatibles , ne présentent l'un et l'autre à l'analyse
chimique qu'un liquide séreux très-peu différent de la
sérosité du sang: et l'action du sang sur certaines parties
du système nerveux qui donne le sentiment et le
mouvement , et l'action du même liquide sur d'autres
parties du système nerveux qui donne naissance aux facultés
de l'intelligence! Ce sont la des phénomènes qui,
sans sortir du champ des sciences naturelles d'observation
, échappent aux analyses et aux compositions des
chimistes .
On lira avec beaucoup d'intérêt et de profit ce que
M. Richerand a écrit sur le traitement des idées dominantes
, genre singulier de folie dont Pascal et beaucoup
d'autres philosophes ont été atteints .
Que dire d'une erreur aussi grossière , d'une jonglerie
aussi déhontée que le mesmérisme ou magnétisme animal
. Si elle méritait qu'un homme sensé s'y arrêtât encore
après l'examen authentique qui en a été fait par
une commission éclairée , on proposerait aux nouveaux
magnétiseurs , qui donnent des connaissances intuitives
et les facultés de tous les sens à toutes les parties du
corps , de deviner quel est le sexe d'un enfant avant sa
Baissance ? Il n'y a pas long-tems qu'une personne sollicita
de l'accoucheur en chef de l'hospice d'accouchement
la permission d'y mettre en évidence le talent ou
don de prescience qu'elle possède. Dans un cas semblable
, où il y a un à parier contre un , le hasard aurait
pula favoriser plusieurs fois de suite; mais deux femmes
étaient dans le travail de l'enfantement. Une d'elles devait
avoir un garçon et l'autre une fille , suivant la prédiction.
Eh bien ! Qu'est-il arrivé ? La première a eu une
fille , la seconde a eu un garçon. L'adepte n'a pas demandé
à continuer ses expériences .
M. Richerand croit à tort, ce me semble, que tout le
JUIN 1813 . 445
1
monde regarde la terre comme une planète presqu'imperceptible
dans le système solaire , dont la vaste étendue
n'est elle -même qu'un point dans l'immensité de
l'espate . Il trouvera encore beaucoup de personnes qui,
robustes sur la foi des écritures , qu'elles interprètent
très- mal , sans doute , non contentes de voir Thomme
régner en souverain sur des êtres plus forts , aussi bons ,
et presqu aussi tntelligens que lui , croyent que l'Univers
a été créé pour lui seul , que les astres ont été faits pour
réjouir sa vue ; et à quelle autre fin, en effet , auraient-ils
été formés ? ...
CHAPITRE VII .- Rien de si sage que le précepte de
se défier de la vérité d'un fait qui est en contradiction
avec tous les autres . Ce n'est cependant point une raison
pour le rejetter , mais cela doit engager à l'examiner
avec la plus scrupuleuse attention. Les médecins français
qui sont allés en Pologne , où, suivant des traditions
et le rapport des voyageurs , règne une maladie singulière
apelée la plique , n'ont vu dans cette prétendue maladie
que le feutrage des cheveux , effet de la malpropreté
. Quant à tous les autres symptômes plus ou moins
extraordinaires attribués à cette affection , ce sont toutes
les maladies possibles dont un homme peut être attaqué ,
- qu'il ait ou non les cheveux feutrés . Dans le premier
-cas , c'est une simple coïncidence que les médecins polonais
regardaient comme un effet de la plique.
On a long-tems cherché un lithontreptique , ou un
fondant de la pierre dans la vessie , mais les recherches
des plus habiles chimistes ( Fourcroy et Vauquelin) ,
qui l'auraient sans doute fait découvrir s'il existait , ont
prouvé que les dissolvans des calculs ( en supposant
- qu'on pût connaître , à priori, la nature ) agiraient d'une
manière nuisible sur la vessie , avant que de dissoudre le
calcul. Il reste donc certain que les boissons aqueuses
abondantes sont le seul moyen de prévenir la formation
du calcul , puisque l'on sait que le sel , qui en fait le plus
- souvent la base, est soluble dans beaucoup de liquide ,
et se précipite quand la quantité du liquide est moindre .
La médecine n'est point la physique , ce n'est point la
chimie non plus; mais les phénomènes de la vie , soit en
446 MERCURE DE FRANCE ,
santé , soit en maladie , sont des phénomènes physiques
ou chimiques très -complexes , dans lesquels les effets de
la pesanteur , de l'élasticité , de l'affinité , sont modifiés ,
dirigés par les effets de certaines autres qualités propres
aux corps vivans : ce sont les propriétés vitales. Il est
aussi certains phénomènes tout-à-fait super-chimiques.
On ne sera pas tenté de regarder cette opinion comme
un effet de l'ignorance des médecins dans les sciences
physiques , quand on saura que les professeurs Hallé et
Chaussier donnent dans leurs écrits et dans leurs leçons
l'exemple et le précepte de cette sage réserve dans l'application
des sciences physiques à la science de l'organisme
.
CHAPITRE VIII. -Un assez grand nombre d'expressions
proverbiales relatives à la physiologie renferment
un sens vrai , d'autres ne le sont pas . M. Richerand les
examine dans ce chapitre terminé par un examen critique
de la doctrine cranioscopique du docteur Gall .
CHAPITRE IX . Les proverbes relatifs à l'hygiène
occupent ce chapitre , dans lequel les gens du monde
trouveront commentées d'une manière très -judicieuse
quelques expressions populaires qui cachent un sens
juste.
-
CHAPITRE X. Ce chapitre est employé à faire connaître
l'état de la médecine en France , son enseignement ,
l'influence qu'amène la séparation de la chirurgie d'avec
la médecine , les heureux effets que promet leur réunion
, etc. , se fait lire avec le plus vif intérêt , mais ne
se prête point à être analysé .
CHAPITRE XΧΙ .-Pour le plus grand nombre des médecins
, comme pour le peuple , dit avec raison Zimmermann
, la médecine pratique n'est autre chose que
de posséder une recette pour chaque incommodité. Ce
n'est point cependant le remède qu'il est difficile de
trouver , mais l'art de l'appliquer convenablement. On
lira avec intérêt ce que dit M. Richerand sur les charlatans
, les possesseurs de remèdes , de recettes prétendues
nouvelles et sûres ; ce qu'il dit sur le tact , qualité
heureuse , qui n'est pas toujours l'apanage du médecin
JUIN 1813 . 447
qui sait le plus , mais de celui qui sait le mieux , qui est
en médecine ce qu'est le goût en littérature , qui appartient
au médecin chez qui l'instruction n'est pas seulement
du savoir , mais un moyen de perfectionnement
pour le jugement ; qui donne enfin à celui qui en est
doué , ces inspirations heureuses , ces illuminations soudaines
qui lui révèlent ce qu'il faut faire , déterminations
qui ne sont elles-mêmes que des jugemens exacts dont
des sens exquis et perfectionnés par de bonnes études
et par l'expérience , lui ont fourni les motifs , et dans
lesquels il a fait entrer comme élémens les événemens
futurs qu'il a appris à prévoir .
Pourquoi les injures et sarcasmes prodigués à la
médecine jouissent-ils d'une si grande faveur ? est- ce
que cela serait une vengeance de l'espèce d'empire que
la médecine exerce sur l'homme? Ne serait-ce pas aussi
un effet du mépris que les hommes affectent pour la
mort ? Serait-il possible aussi que l'homme n'affectat de
ne point croire à la médecine que pour se débarrasser
du poids de la reconnaissance ? Un des hommes qu'on a
comptés au nombre des détracteurs de la médecine ,
Caton l'ancien portait au contraire au plus haut degré
la crédulité , il a lui-même écrit sur la médecine ; il
enseigne dans son traité de re rusticâ une recette bizarre
et des paroles mystérieuses pour guérir les membres
cassés et démis .
1 Il n'est pas inutile de faire remarquer que les brocards
dont la médecine a été accablée lui ont presque tous été
lancés par des malades incurables , qui s'en prenaient à
la médecine des torts de la nature. Témoins Montaigne ,
Molière , J.-J. Rousseau . Ce dernier disait , vers la fin
de sa vie , à Bernardin de Saint-Pierre : « Si je faisais
>> une nouvelle édition de mes ouvrages , j'adoucirais
>>ce que j'y ai écrit sur les médecins ; il n'y a pas d'état
» qui demande autant d'étude que le leur ; par tout pays
>>ce sont les hommes les plus véritablement savans . >>
CHAPITRE XII. — Ce dernier chapitre est employé à
combattre une erreur des plus répandues et des plus funestes
au bonheur des hommes ; les craintes chimériques
448 MERCURE DE FRANCE , JUIN 1813 .
que la mort leur inspire. C'est au médecin (suivant la
remarque de Diderot) qu'il appartient d'écrire de lamétaphysique
; lui seul a vu les phénomènes. Aussi.est-ce
au médecin Locke que l'on doit la première analyse
de l'entendement humain; mais ce philosophe et Condillac,
le plus illustre de ses disciples , n'ont expliqué
que l'origine et le développement des facultés intellectuelles
; ils n'ont point songé à étudier comment cet
édifice lentement élevé , se dégrade avec l'âge , et tombe
enfin en ruine totale au moment de la mort. Ils en ont
étudié la composition , et ont négligé de s'occuper de sa
décomposition. Persuadé que telle est la condition de
l'esprit humain que ce n'est qu'en se servant de tous
ses leviers , qu'il peut déployer utilement toutes ses
forces , M. Richerand a soumis nos facultés intellectuelles
à ce double mode d'analyse , il en présente le
résultat de la manière la plus instructive. Il a éprouvé
lui-même dans une maladie grave qui l'a conduit jusqu'aux
portes du tombeau , plusieurs des phénomènes
qu'il retrace. C'est pendant la convalescence de cette
maladie , qui avait répandu la consternation parmi ses
amis et de ses nombreux disciples , que M. Richerand a
composé la première édition de cet ouvrage; le public
l'accueillit , comme tout ce qui est déjà sorti de la plume
de M. Richerand. Un critique injuste , à force de vouloir
étre sévère , fut seul d'un avis opposé . M. Richerand
ne pouvait mieux répondre à l'accueil favorable du
public, et à son trop rigide censeur que par les additions
et les améliorations qu'il a faites à son ouvrage . Le
lecteur en connaît maintenant le but , et quelques-uns
des faits principaux; quant au style , il ne le cède en
rien à celui des autres ouvrages du même auteur , et
c'est dire assez . Il est un des savans dont on peut dire :
c'est un littérateur qui s'occupe de science.
P. Α. Β.
JUIN 1813 . 449
SEINE
HISTOIRE DE LA GUERRE DE L'INDÉPENDANCE DES ETATSUNIS
D'AMÉRIQUE ; par M. CHARLES BOTTA , chevalier
de l'ordre de la Réunion , l'un des quarante de l'Aca
démie impériale de Turin , etc.; traduite dell'italien
et précédée d'une introduction, par M. L. DE SEVE
LINGES . Ouvrage orné de plans et de cartes geographiques
.- TOMES Iet II . - Prix , 15 fr . , et 19 fr.
franc de port ; papier vélin , 3o fr. , et 34 fr. franc
de port.- Les Tomes III et IV paraîtront dans le
courant de juin . - A Paris , chez J. G. Dentu ,
imprimeur- libraire , rue du Pont de Lodi , nº 3 .
, et
Un littérateur français , profondément versé dans
l'étude de la langue et de la littérature italienne , a déjà
rendu compte aux lecteurs du Mercure de l ouvrage original
dont nous leur annonçons aujourd'hui la traduction.
Nous n'avons rien à ajouter à l'opinion qu'a exprimée
M. Ginguené sur cette production importante . II
en a exposé le plan , en a fait connaître l'exécution
a donné à l'auteur les justes louanges que méritaient son
impartialité , son discernement , sa patience dans les
recherches laborieuses que nécessitait une pareille entreprise
, et lart avec lequel il en a mis en oeuvre les
résultats . Le style a aussi été l'objet de son examen , et
c'est particulièrement sur cette partie qui a causé , dans
la patrie de l'auteur , des débats si longs et si animés ,
qu'il nous messiérait de prétendre avoir un avis après
P'historien savant et ingénieux de la littérature italienne .
Nous croyons , en conséquence , ne devoir nous permettre
qu'une seule observation sur l'ouvrage original
de M. Botta , et nous l'emprunterons à son estimable
traducteur. C'est que l'historien italien de la guerre
d'Amérique se trouvait dans une position plus heureuse ,
pour en tracer à la postérité un tableau fidèle , que tous
les écrivains qui s'en étaient occupés avant lui . Tous
en effet , Américains , Français , Anglais , étaient , en
quelque sorte , partie dans la cause dont ils se faisaient
les rapporteurs. Ils ont écrit , pour la plupart, à une
Ff
,
1
450 MERCURE DE FRANCE ,
époque trop voisine des événemens qu'ils racontaient
pour avoir pu les considérer , les juger avec tout le sang
froid désirable; sans doute, il était nécessaire qu'ils écrivissent
; l'histoire ne pouvait se passer de leur témoignage,
mais les contemporains et la postérité ne peuvent
les écouter que comme des témoins . M. Botta , au contraire
, peut être considéré comme un juge qui recueille
les dépositions de témoins oculaires , mais qui est étranger
à leurs passions . Il a saisi le moment favorable où
l'éloignement des tems et des lieux était assez grand
pour lui permettre une parfaite impartialité , et ne l'était
point assez pour l'empêcher de recourir aux sources
premières . Cet avantage est si grand que non-seulement
il doit rendre l'histoire de M. Botta préférable à toutes
celles où le même sujet a été traité par des écrivains
appartenant à quelqu'une des nations intéressées , mais
que l'on peut , en quelque sorte , prédire qu'on ne fera
pas mieux après lui..
La traduction d'un pareil ouvrage était sans doute un
présentà faire àtous les Français qui ne saventpasl'italien ,
et même à beaucoup de ceux qui entendent cette langue,
mais qui trouvent plus commode de lire une histoire
dans leur idiôme maternel. M. de Sévelinges était plus
propre que personne à remplir cette tâche aussi honorable
qu'utile . Il possède très-bien la langue de Guichardin
et de Machiavel , il écrit la sienne avec correction , et
souvent avec élégance ; enfin , un heureux concours de
circonstances l'a mis à portée de recueillir , sur la partie
diplomatique de cette Histoire, des renseignemens aussi
positifs que curieux qui avaient manqué à son auteur.
M. de Sévelinges les développe avec beaucoup d'ordre
et de clarté , dans une Introduction , qui forme seule un
bon ouvrage , et qui sera le véritable objet de cetarticle,
attendu que personne n'a pu encore la faire connaître à
nos lecteurs .
M. de Sévelinges débute par des réflexions générales
sur la part que prit la France à cette guerre qui établit
l'indépendance des Etats-Unis. Il s'élève avec raison
contre ceux qui , depuis la révolution , ont blâmé sur ce
point la conduite des conseillers de Louis XVI. On
JUIN 1813 .
: 45
trouve en effet aujourd'hui beaucoup de ces politiques
habiles à prédire après l'évènement , et qui nous disent
bardiment que si la France n'eût pas protégé l'insurrection
de l'Amérique , elle ne serait pas devenue elle-même
le théâtre de la plus affreuse insurrection. Il manque
à ce raisonnement deux petites circonstances pour le
rendre victorieux ; d'abord de prouver ce qu'on avance ,
savoir que , sans notre guerre d'Amérique , nous n'aurions
point eu de révolution , et en second lieu de
montrer qu'il nous était impossible de prévenir ou
d'arrêter la révolution , par cela seul que nous nous
étions mêlés de la guerre d'Amérique . Quoiqu'il en soit,
il nous semble que M. de Sévelinges a suffisamment
réfuté ses adversaires en les priant de se reporter à l'époque
où nos ministres se décidèrent , en leur demandant
ce qu'ils auraient fait à leur place , et si leur prévoyance
prophétique les eût rendus sourds à la voix de l'honneur ,
qui demandait , pour la nation française , la réparation
et la vengeance de tous les torts qu'elle avait soufferts à
la paix de 1763 ?
د
Notre auteur ayant ainsi justifié la politique de la cour
de France à cette époque , entame l'histoire des négociations
où le cabinet de Versailles s'engagea . Il la
divise en trois parties ; la première comprend les négociations
qui précédèrent et préparèrent les deux traités
l'un de commerce , l'autre d'alliance éventuelle , qui
furent signés entre la France et l'Amérique, le 6 février
1778 ; la seconde renferme tout ce qui a rapport à la
résidence de notre premier ministre plénipotentiaire
auprès du congrès , jusqu'à la fin du mois de septembre
1779; la troisième a pour objet les négociations relatives
aux préliminaires de la paix signés , en janvier 1783 ,
à Paris et à Versailles .
Deux frères , MM. Gérard et Gérard de Rayneval ,
furent les principaux agens de notre cour dans ces
négociations délicates . M. de Sévelinges suit pas à pas
leurs démarches et met en évidence leurs talens vraiment
distingués et les services qu'ils rendirent à l'Etat . Lorsque
les évènemens sont passés , il est assez commun de trouver
leur marche tout-à-fait naturelle , et le vulgaire des lec
Ff2
452
MERCURE DE FRANCE ;
teurs est assez porté à croire que les choses ne pouvaient
aller autrement. On verra dans l'ouvrage de M. de Sévelinges
comment les négociateurs trouvent souvent des
difficultés aux choses qui en semblent le moins susceptibles
, comment , au contraire , ils sont souvent près
d'obtenir ce qu'on ne croirait pas qu'ils eussent eu
l'audace de demander. Ainsi , dans les deux premières
parties des négociations dont M. de Sévelinges est l'historien
instruit et fidèle , on sera surpris de voir parmi
les Américains un parti anglais très-puissant qui, secondé
par des émissaires de l'Angleterre, mit plus d'une fois en
péril l'oeuvre le plus salutaire pour lui-même , l'indépendance
des Etats-Unis . On verra , avec moins d'étonnement,
l'Angleterre travaillant sans cesse à détacher de
nous les colonies américaines , consentant à reconnaître
leur indépendance , pourvu qu'elles entrassent dans une
alliance avec eux , et fondant sur ce projet l'espoir d'humilier
de nouveau la France , sauf à opprimer ensuite la
République nouvelle , qui alors n'aurait plus trouvé
d'alliés . La conduite des autres puissances qui prirent
part à ces négociations fut beaucoup plus honorable. Dans
les instructions secrettes données à M. Gérard , on ne
remarque qu'un seul article qui eût réellement besoin
d'être tenu secret. Nos ministres ne voulaient pas que
l'on aidat les Américains à conquérir le Canada et les
autres possessions anglaises restées fidèles à la métropole;
il y avait en cela un peu d'égoïsme ; on était bien
aise de tenir le nouvel Etat dans notre dépendance . par
le voisinage d'un ennemi dangereux. Mais dans tout le
reste , rien de plus noble, de plus désintéressé que la
conduite de Louis XVI. On peut en dire autant du monarque
espagnol ( Charles III ) toujours prêt à offrir
sa médiation , à coopérer au rétablissement de la paix ,
avant que lui-même il eût pris les armes , mais dès-lors
fidèle au pacte de famille, inviolablement attaché àl'honneur
de la nation espagnole et aux intérêts du chef de
sa maison. La nation américaine en général , et le sage
Franklin en particulier , font également admirer leur
loyauté pendant ces deux premières périodes .
La troisième , celle qui se termine à la paix, est encore
JUIN 1813 . 453
:
plus intéressante. La politique de l'Angleterre paraît y
changer par la révolution qui eut lieu dans son ministère,
mais un parti secret devenu celui de l'opposition , n'en
continue pas moins des trames clandestines ; tandis que
lord Shelburne traite loyalement avec M. de Rayneval ,
et qu'il a même la bonne-foi de ne point se prévaloir de
la défaite du comte de Grasse pour élever ses prétentions
, le duc de Richmond travaille avec ardeur dans le
conseil privé à rallumer la guerre en entraînant les
Américains dans son parti : des émissaires secrets sont
envoyés à Paris , ils échouent contre la loyauté de Franklin;
mais ils parviennent au moins à faire signer aux
Américains une paix séparée avec l'Angleterre. Les
cabinets de Versailles et de Madrid ne se démentent pas;
leur prudence et leur loyauté restent les mêmes ; l'honneur
est leur but essentiel . C'est ici que M. de Sévelinges
nous révèle un fait que l'on aurait peine à croire s'il ne
nous donnait d'aussi bons garans . Charles III tenait surtout
à obtenir la restitution de Gibraltar à l'Espagne ; it
nous offrait la partie espagnole de Saint-Domingue , si
nous voulions nous charger de l'équivalent à céder aux
Anglais . Pour concevoir combien le désir de Charles III
était difficile à satisfaire , il suffit de se rappeler que le
point d'honneur anglais commandait la conservation de
Gibraltar aussi impérieusement que le point d'honneur
espagnol en exigeait la restitution ; et cependant M. de
Rayneval se conduisit avec tant de sagesse , de fermeté et
d'adresse , qu'il obtint le consentement du lord Shelburne.
C'était pour notre négociateur un véritable triomphe ,
mais il ne put en recueillir le fruit. Lord Shelburne se
repentit presque sur-le-champ de sa condescendance , il
craignit de payer de sa tête une pareille concession. De
leur côté les ministres français furent embarrassés de
l'équivalent à fournir à l'Angleterre. La Martinique devait
en faire partie; ils ne pouvaient renoncer sans peine
à cette ancienne colonie et céder des sujets français
pour acquérir à Saint-Domingue des sujets espagnols .
M. d'Aranda fut consulté. Les instructions de ce ministre
espagnol étaient précises . Il ne pouvait se relâcher
sur l'article de Gibraltar. M. d'Aranda réfléchit profon
454 MERCURE DE FRANCE ,
dément. Il n'ignorait pas ce qu'il risquait en s'écartant
de la volonté bien décidée de son monarque , mais il
savait aussi quel besoin l'Espagne et la France avaienf
de la paix. Il fit un généreux sacrifice. Il se départit de
ses prétentions sur Gibraltar et accepta les deux Fiorides
en échange. La paix fut rendue au monde , et
M. d'Aranda fut disgracié.
Une chose assez étonnante dans l'histoire de ce Traité
c'est la nullité du rôle qu'y joue la Hollande ; seule
parmi les puissances alliées , non-seulement elle ne
recueille aucun fruit de la guerre , mais elle est obligée
de sacrifier dans l'Inde son comptoir de Negapatan.
Peut- être sa conduite molle et incertaine lui avait- elle
mérité ce traitement , mais il me semble qu'il eût été
plus glorieux pour la France de lui conserver cette
colonie que d'acquérir pour elle-même l'île anglaise de
Tabago .
Je crois avoir donné une idée suffisante de l'intérêt
qu'offre l'introduction dont M. de Sévelinges a enrichi
l'histoire de M. Botta ; qu'il me soit permis à présent
d'y relever deux inexactitudes que l'auteur ne pouvait
guère se dispenser de commettre , qui ne peuvent rien
ôter au mérite de son travail , mais qui ne sont pourtant
pas sans importance et qu'il serait bon de corriger dans
une nouvelle édition .
Dans une note sur l'article du Traité de 1783 qui
règle les droits des Anglais et les nôtres touchans la pêche
de la morue à Terre-Neuve , M. de Sévelinges n'a pu
s'empêcher de faire valoir l'avantage que nous eûmes
d'obtenir pour cet objet une étendue de côtes imcomparablement
plus vaste que celle qui nous était assignée
par la paix d'Utrecht . Je crois en effet que nos ministres
crurent gagner beaucoup à cet échange ; le fait est que
ne connaissant Terre-Neuve que sur la carte , ils furent
trompés par les négociateurs Anglais . En cédant ce que
nous avions sur la côte orientale pour en acquérir une
étendue plus grande à l'ouest et au nord , nous fîmes ce
que ferait un propriétaire qui échangerait cent arpens de
terres fertiles , contre deux cents dans les landes de
Bordeaux. La pêche était très-abondante sur les côtes
JUIN 1813 . 455
2
que nous avons cédées , elle est très-médiocre sur la
côte occidentale et presque nulle sur celle du nord .
Depuis cet arrangement , la navigation de Terre-
Neuve ne put se continuer qu'à l'aide d'une prime , et
nous ne pûmes plus soutenir dans nos propres îles à sucre
la concurrence des pêcheurs américains et anglais .
La seconde erreur de M. de Sévelinges , ou plutôt de
Thomme d'ailleurs très-respectable qui lui a fourni ses
matériaux , est relative à la traversée du comte d'Estaing
lorsqu'il se rendit de Toulon en Amérique . Cette traversée
fut de gr jours , et ce tems aurait suffi pour arriver
au Cap de Bonne-espérance . Notre auteur a droit de
s'en étonner , mais il n'aurait pas dû expliquer cette
lenteur en disant que M. d'Estaing « se défiant de ses
capitaines qui le regardaient comme un intrus dans le
corps de la marine , mettait toutes les nuits en panne
pour s'assurer qu'aucun de ses vaisseaux ne s'était
écarté » . Quelque mauvaise volonté que l'on eût contre
M. d'Estaing , il n'est pas un capitaine de vaisseau qui
eût voulu risquer son honneur et sa tête en se séparant
de son escadre ; et à supposer qu'un pareil fou se fût
trouvé parmi ces capitaines , mettre en panne pendant
la nuit était le meilleur moyen que M. d'Estaing pût
prendre pour favoriser sa séparation. Il n'est nullement
besoinde cette supposition peu honorable à la marine
française pour expliquer la longueur de la traversée du
comte d'Estaing. Cet amiral peu expérimenté avait le
malheur d'être myope. Lorsqu'il était obligé de naviguer
au plus près du vent , il craignait sans cesse de faire
tomber le vent sur les voiles ( defaire chapelle , comme
disent les marins ) ce qui dans une escadre produit des
abordages souvent très-fâcheux : en conséquence au
lieu de serrer le vent il en prenait trop dans ses voiles ;
au lieu de s'élever en louvoyant il courait à gauche et à
droite, mais toujours sur la même ligne et ne gagnait pas
une lieue par jour. C'est ainsi qu'il a employé non-seulement
g1 jours à se rendre de Toulon en Amérique ,
mais ce qui est plus curieux encore , 66 bien comptés
dans une traversée de Cadix à Brest .
On voit comme je l'ai annoncé que pour éviter ces
456 MERCURE DE FRANCE ,
deux erreurs il aurait fallu avoir des connaissances qu'il
serait injuste d'exiger d'un littérateur , et que l'on ne saurait
blamer M. de Sévelinges de ne les avoir pas reconnues
dans les notes d'un politique .
Je devais à la vérité de les relever. Je lui dois à présent
de renouveler les éloges que j'ai donnés plus haut à
l'estimable traducteur de M. Botta. On doit vivement
désirer qu'il nous fasse promptement jouir des deux
derniers volumes de cette histoire. L'éditeur enfin ,
M. Dentu , a droit à nos remercimens du soin qu'il a
pris de l'orner de cartes et de plans qui en facilitent l'intelligence
et d'un beau portrait de Washington qui en
est le véritable héros . C. V.
FANNY , ou Mémoires d'une jeune orpheline et de ses
bienfaiteurs . Roman traduit de l'anglais de miss EDGEWORTH
, auteur de la Mère Intrigante , de l'Ennui , ou
Mémoires du comte de Glenthorn , etc. AParis ,
à la librairie française et étrangère de Galignani , rue
Vivienne , nº 17 .
Des gens qui se disent connaisseurs , des amis , des
compatriotes de miss Edgeworth , prétendent que ce
roman n'est pas d'elle ; mais que c'est l'ouvrage de quelque
forban littéraire qui a trouvé bon de se couvrir d'un
pavillon respecté dans les lettres . Cette ruse n'est pas
nouvelle en Angleterre , non plus qu'en France ; et le
nom de Miss Edgeworth est assez célèbre pour avoir
tente la cupidité. Il n'est donc pas absolument impossible
que quelque libraire anglais , spéculant sur le succès
qu'ont obtenu les Mémoires du comte de Glenthorn
et la Mère intrigante , ait commandé à quelque écrivain
à gages un roman dans le même genre , et l'ait donné
comme étant du même auteur .
Mais , pourra-t- on demander , comment l'éditeur de la
traduction française de Fanny a- t- il été dupe de ce stratagême
? C'est lui qui en publiant , il y a environ un
an , la traduction des Mémoires du comte de Glenthorn ,
disait :
JUIN 1813. 457
« Le public , toujours avide de nouveautés et si sou-
>> vent trompé dans son attente , ne me reprochera pas
>> d'avoir cherché à grossir le nombre des productions
>> éphémères à la faveur d'un nom imposant ou d'un
>> titre spécieux. »
Ne craint-il pas qu'on ne lui fasse aujourd'hui et avec
plus de raison ce reproche ?
Cependant si le traducteur de Fanny, écrivain élégant
et spirituel , auteur lui-même d'un roman qui a eu
beaucoup de succès , affirmait que la lecture de celui-ci
« est pleine d'agrément et d'intérêt » , ne serait- on pas
tenté de le croire , ou du moins d'en juger par soi-même?
C'est ce que nous avons essayé de faire sans examiner
plus long-tems si l'ouvrage était ou non de Miss Edgeworth
, et en ne cherchant qu'à rendre l'impression qu'il
nous a faite. Nous commencerons par convenir avec
le traducteur qu'il offre de l'intérêt , mais on désirerait
que les moyens employés par l'auteur fussent plus simples
, plus vraisemblables et moins nombreux ; car aucun
des ingrédiens qui entrent dans la composition ordinaire
d'un roman n'a été oublié dans celui- ci. Inimitié
de deux familles qui , pour la haine et l'acharnement , ne
le cèdent guère qu'aux Montaigus et aux Capulets :
assassinat , empoisonnement , duel entre frères , rapt ,
caverne , souterrain , tout s'y trouve ; et ce qu'il y a de
plus singulier , c'est en Angleterre et en Irlande , deux
pays civilisés , où la police et les lois ne peuvent être
sans force et sans action contre les malfaiteurs ; c'est
denos jours enfin qu'on assassine l'héritier d'une grande
famille , et qu'un mari tient sa femme enfermée dans
un cachot , jusqu'à ce qu'elle y expire de douleur et de
chagrin ; tout cela sans enquête ni poursuite contre les
coupables.
Mme Radcliffe , à ce qu'il nous semble , mettait plus
d'art à ses compositions ; le lieu , l'époque de ses romanesques
horreurs sont généralement mieux choisis .
C'est dans des siècles déjà assez éloignés , dans des
pays encore en proie aux brigandages du régime féodal
qu'elle place ordinairement ses bourreaux et leurs victimes.
Plus habiles encore , les auteurs de la Biblio
458 MERCURE DE FRANCE ,
thèque bleue commencent presque toutes leurs histoires
par ces mots : Ily avait une fois , ou il était une fois,
et ne vous disent rien de plus de l'époque où vivaient
leurs personnages . Cet artifice de narration est trop
négligé de nos jours , où l'on affecte au contraire d'assigner
des dates à des faits imaginaires , et où l'on affiche
la prétention de peindre un siècle dans le récit d'une
amourette.
Les romans de Mme Radcliffe , qui nous ont déjà offert
un terme de comparaison avec le roman de Fanny,
pourraient en offrir encore un autre; c'est la perversité
de quelques - uns des personnages . Les brigands du
château d'Udolphe sont presque d'honnêtes gens en
comparaison de ce misérable lord Somerthon et de ce
lâche coquin de colonel Ross qui , à la vue d'une enfant
de 7 à 8 ans , médite de la séduire , quand elle aura atteint
l'âge d'être séduite , et couve cet abominable projet jusqu'au
moment de le mettre à exécution. Ces créations
monstrueuses , condamnées par le bon goût , ne sont
pas moins contraires à la morale : il y a du danger à
calomnier ainsi le crime. On peut amener des esprits
faibles à douter du mal qui n'existe que trop réellement
en leur retraçant des forfaits invraisemblables et impossibles
.
Ce n'est pas que le roman de Fanny n'ait aussi ses
héros de vertus ; les lords Hamilton et Albemarle reposentun
peu l'esprit des fatigantes horreurs de deux ou
trois scélérats . Le caractère de lord Albemarle est même
noblement tracé , et peut rappeler à certains égards un
anglais du même nom , célèbre à Paris , vers le milieu du
dernier siècle , par les grâces de son esprit et de sa personne
; le même qui a inspiré au grand poëte , que la
France pleure en ce moment , ces vers du Poëme de
l'Imagination :
F
Que j'aime ce mortel qui , dans sa douce ivresse
Pleind'amour pour les lieux où jouit sa tendresse ,
De ses doigts que paraient des anneaux précieux ,
Détache un diamant , le jette et dit : « Je veux
> Qu'un autre aime après moi cet asile que j'aime ,
>>Et soit heureux aux lieux où je le fus moi-même. >
JUIN 1813 . 459
Un autre personnage qui , dans un genre différent , ne
paraît manquer ni de vérité ni de naturel , c'est miss
Bridegeman , maîtresse de la pension où fut d'abord conduite
Torpheline , femme habile dans l'art d'exploiter
l'éducation publique , et qui après avoir commencé par
une petite école , s'était élevée ensuite au pensionnat ,
puis enfin à l'établissement. Ce dernier mot paraît désigner
, en Angleterre , le degré le plus élevé dans la
hiérarchie des maisons d'éducation. C'est le nom que
prennent les pensions en vogue où ne sont admises que
les demoiselles titrées , mais où parviennent quelquefois
à se glisser des filles de bourgeois à qui l'on fait payer
chèrement l'honneur d'une pareille association. L'autorité
despotique qu'exerce miss Bridegeman dans ce petit
empire , la puissance d'un de ses regards , la difficulté de
pénétrer jusqu'à elle, tout ces détails sont pleins de
vérité. C'est un de ces portraits dont-on dit: J'ai vu cette
figure là quelque part .
Fanny, presqu'en entrant dans la maison de miss
Bridegeman , a été adoptée par une jeune pensionnaire
qui lui prodigue les soins les plus tendres . C'est une
mère et une institutrice pour l'orpheline; mais la morale
qu'elle lui prêche est certainement au-dessus de leur
âge à toutes deux. Il n'est guère vraisemblable que la
jolie prêcheuse voulant réprimer dans Fanny , quelques
mouvemens de vanité , s'étende « sur le peu de durée des
>> charmes personnels exposés aux ravages des maladies ,
>>et certains de céder aux atteintes de la veillesse . » Ce
sont-là des malheurs qu'une jeune fille , si sensée qu'on
la suppose , ne sait pas prévoir de si loin .
Le roman de Fanny est divisé en chapitres. L'un est
intitulé : Un Père; un autre : Longue Histoire; un troisième
: Histoire touchante. Le traducteur aurait peut-être
mieux fait de supprimer ces titres . Il n'est jamais à
propos d'annoncer au lecteur une longue histoire . Il ne
sera que trop tenté de la trouver telle ; il faut égaiement
éviter de lui annoncer une histoire touchante .
Dire auxgens : jem'en vais vous faire pleurer , c'est tomber
dans le ridicule de ces causeurs maladroits qui vous
disent : je vais vous faire bien rire. On connaît l'effet
460 MERCURE DE FRANCE ,
ordinaire de ces promesses. Au surplus , c'est dans l'his
toire touchante que se trouve l'empoisonnement dont
nous avons parlé. Un empoisonnement est une chose
assez sérieuse ; mais l'emploi trop fréquent du mot drogue
donne à cette partie du récit une couleur toute différente.
Supposez toute la pompe et le débit superbe d'un
acteur de mélodrames , vous ne parviendrez jamais à
Jui faire déclamer , sans être sifflé , des phrases telles
que celles-ci ; « La drogue que j'ai fait prendre à mon
>> ennemi doit avoir produit son effet .... Je vois que vos
➤ sens deviennent engourdis par l'influence de la drogue
➤ que vous avez prise ..... La drogue avait commencé
»à opérer. >>
Ce sont-là des taches bien légères dans un roman en
quatre volumes , auquel on ne refusera pas un grand
intérêt de curiosité. Et que demande-t-on de plus aux
trois quarts des romans , espèce d'ouvrages qu'on est
accoutumé à traiter sans conséquence , à peu-près comme
certaines gens qu'on rencontre dans le monde , qu'on
est bien aise d'y avoir vus une fois , et avec lesquels
on ne désire pas de se retrouver !
VARIÉTÉS .
L.
SPECTACLES. - Théâtre Français .-LeDissipateur.-
Annoncer Me Mars dans un role qu'elle n'a point encore
essayé , n'est-ce pas offrir au spectateur une nouvelle jouissance
? Quelle débutante applaudie au Conservatoire ,
quelle actrice déifiée en province et qui vient à Paris cueillir
des palmes nouvelles , peut se flatter d'attirer ce concours
prodigieux qui se disputele plaisir de voir Mlle Mars quand
ellejone!
La coquette du Dissipateur est un des rôles les plus
difficiles du répertoire , parce qu'il exige un mélange de
grâce et de finesse , de sentiment etde ruses ingénienses ,
qui ne se rencontre pas toujours dans la même actrice.
Kille
Mlle Contat , qui semblait née pour le rire , n'avait pas reçu
au même degré le don des pleurs . Pour l'acquérir , il lui
fallait quelque travail . Aussi jouait- elle beaucoup mieux les
premiers actes du Dissipateur que le dernier. Mlle Mars ,
JUIN 1813 .. 46г
sur qui elle a déposé son héritage , a voulu grossir son patrimoine
et l'embellir d'un charme de plus : l'art d'attendrir.
Les spectateurs , à son dernier couplet , ont senti leurs
yeux se mouiller de larmes . Les aristarques les plus difficiles
convenaient qu'ils n'avaient pas encore vu jouer cette
actrice d'une manière si supérieure dans son nouvel emploi .
Je me trouvais assis près d'un vieil amateur qui , comme
le seigneur Pococurante dont parle Voltaire dans Candide,
ne trouve rien de bon. Depuis cinquante ans cloué à l'orchestre
de la comédie française , il n'a presque point
abandonné sa place. Je l'observais : son visage s'épanouissait
en voyant l'actrice chérie, et il mêlait ses bravos à ceux
du public. « Mlle Ganssin , me dit- il enfin , était tant soit
peumielleuse ; la Doligny manquait de grâce , et par-dessus
Le marché était laide.Mlle Mars réunitgrace, figure, finesse ,
sensibilité ; enfin , c'est mon actrice. " Je n'oubliai pas
après la représentation de faire part à la charmante élève
de Thalie de ce petit compliment, qui certes en vaut bien
un autre. Voici des vers qu'on vient de lui adresser :
Brillante élève de Thalie ,
Mars , qui te créa sijolie ,
Qui t'inspira ce jeu piquant
Qui plait sanscesse , et sans cesse varie !
Tu sais passer en badinant
Des ris aux pleurs , des pleurs àla légèreté.
Un jourc'est la naïveté ,
L'autre c'est la plaisanterie ;
Et chez toi l'ingénuité
Est soeur de lacoquetterie..
-
DU PUY DES ISLETS.
Théâtre du Vaudeville . Première représentation de
Greuse , ou l'Accordée de Village , vaudeville en un acte ,
par M Valory.
Greuse , après avoir joui pendant la majeure partie de sa
vie , d'une réputation peut-être au-dessus de son talent ,
eut le malheur sur la fin de ses jours de voir, par un caprice
assez fréquent de la fortune , qu'on ne l'estimait pas tout
ce qu'il valait ; on avait commencé par le placer trop haut,
et l'on finit par ne pas lui rendre même la justice qui lui
était due. Les grands tableaux de ce peintre sont oubliés
depuis long-tems ; mais ses petites compositions , le sentiment
qu'ony trouve ave , les têtes détachées si remarquables
462 MERCURE DE FRANCE ,
par leur expression , seront toujours distinguées parmi nos
peintures de genre , et ses tableaux de chevalet sont plus
estimés des amateurs que certaines compositions gigantesques
de quelques peintres de l'école moderne .
Revenons au vaudeville de Greuse . C'est un sentiment
louable que celui de la reconnaissance , mais il faut qu'il
soit bien dirigé, et que son expression honore celui auquel
on a voulu rendre hommage; je crois que l'intention de
Mm Valory était bonne, mais après avoir vu son ouvrage,
les spectateurs emporteront-ils une bonne opinion d'un
homme qui abuse de la facilité avec laquelle il est reçu
chez de bons paysans, dela confiance que toute une famille
lui porte pour essayer de séduire une jeune fille et la ravin
à celui qu'elle aimait , et auquel elle était fiancée avant son
arrivée? tel est pourtant le fonds de la pièce nouvelle ,
composée en l'honneur deGreuse . Celui-ci se trouve avec
Lemière au château de M. de Marigny: tous deux amateurs
de la nature cherchent dans les campagnes, l'un des inspirations
poétiques , l'autre des sujets de tableaux villageois
. Greuse est particulièrement bien reçu chez unbon
fermier qui doit marier sa fille avec un de ses voisins , auquel
elle est déjà fiancée; l'arrivée de Greuse change toutes
les dispositions de cette pauvre villageoise qui , flattée
d'avoir attiré l'attention d'un Monsieur de la ville , dédaigne
Alain son prétendu; Greuse qui trouve la petite personne
fort à son gré , ne se fait aucun scrupule de violer les draits
de l'hospitalité et de faire le malheur d'Alain ; il veut épouser
la fiancée. Lemière lui fait sentir combien ce projet
est extravagant, odieux même; Greuse convientde ses torts,
le tabellion est appelé , Alain épouse celle qu'il aime , et
les acteurs grouppés autour du garde-note, représentent le
joli tableau de Greuse , l'Accordée de Village.
Tel est le vaudeville de Greuse, dont les couplets , partie
si importante dans cette sorte d'ouvrage , sont trèsfaibles
. Les caractères sont mal tracés; celui de Greuse
manque de noblesse .
Lapetite paysanne qui veut abandonner pour un homme
qu'elle connaît à peine , son fiancé , l'ami de son enfance ,
ne peut intéresser en sa faveur. Alain lui-même a biende
Ja bonté d'épouser une femme qui ne l'aime pas .
Si l'on me demande pourquoi j'ai traité sévèrement
l'ouvrage d'une dame, et par quelle raison je n'ai pas en
cette circonstance usé d'une indulgence dont toutes les
femmes n'ont pas besoin , je répondrai qu'il est bien perJUIN
1813 . 463
1
mis à unedame de travailler pour le théâtre , mais que je
pense que même en cas de succès , peut-être est- il plus
convenable pour elle de garder l'anonyme; que M Valory
a eu doublement tort de se faire nommer, puisqu'une bien
faible partie du parterre avait témoigné le désir de savoir
à qui on devait un ouvrage plus recommandable par l'intention
que par l'exécution. B.
roche;
Le cabinet de physique de M. Lebreton n'est pas assez
connu à Paris ; ce savant modeste est de lavieille rock il
se contente d'être bien sûr de son affaire, de satisfaire ses
auditeurs , et ne se doute pas , dans sa bonhomie que tout
cela n'est pas suffisant , et que, dans ce pays , pour être
estimé ce que l'on vaut , il faut faire parler de soi , devraiton
, comme Lemierre , faire sa besogne soi-même .
Je me promettais , depuis long-tems , de retourner chez
M. Lebreton . Ses soirées , qu'il pourrait , à juste titre , appeler
Soirées amusantes , m'avaient laissé un souvenir fort
agréable ; ma nouvelle visite m'a procuré assez de plaisir ,
pour que je veuille le faire partager. Le cabinet de physique
deM. Lebreton est le plus beaueett leplus complet que je
connaisse, Parmi les instrumens qui le décorent , j'ai
distingué une machine électrique et une machine pneumatique
de la plus grande dimension ; à l'aide de cette
dernière , M. Lebreton exécute , en peu de minutes , la
belle expérience de la congélation de l'eau. Les expériences
sont également amusantes et instructives , et le plaisir
qu'elles donnent , est d'autant plus vif qu'il est général ,
c'est-à-dire que les spectateurs qui ont quelques connaissances
en physique , tout en appréciantle talent du professeur
, se remettent au courant , et que ceux qui ne savent
absolument rien , y trouvent cependant du plaisir , en
acquérant quelques notions générales qui peuvent leur
servir au besoin,
Après les expériences de physique , on descend dans le
souterrain destiné à la fantasmagorie , ou si l'on aime
mieux , à la psicagogie ; ce lieu est admirablement choisi,
car la scène est située dans les caveaux de l'ancienne
abbaye, dans l'endroit même où ont été enterrés Frédégonde
et Clotaire; ces souvenirs ajoutent à la terreur involontaire
que l'on éprouve en descendant dans le séjour des
évocations ; toutes les apparitions ne doiventpourtant pas
effrayer , car après quelques figures de démons qui
>
464 MERCURE DE FRANCE ,
n'effrayent plus que les enfans , vous voyez paraître de
jeunes' beautés d'une figure si gracieuse et d'une tournure
si élégante , qu'elles font regretter leur peu de solidité ; car
personne ne sait mieux que M. Lebreton le précepte de
Boileau ,
Passer du grave au doux , du plaisant au sévère .
La soirée est ordinairement terminée par la danse des
ombres ou la représentation d'un orage dont les différens
effets sont rendus avec une fidélité si scrupuleuse , que le
machiniste même de l'Opéra ne ferait pas mal d'aller
prendre quelques leçons du grand sorcier du faubourg
Saint-Germain.
Enfin , après deux heures d'un plaisir d'autant plus vrai
qu'il tourne au profit de l'instruction , on quitte le cabinet
de M. Lebreton en formant le projet d'y revenir . B.
Les journaux quotidiens se sont long-tems occupé d'un
procès en calomnie , intenté par M. Alexandre Duval ,
membre de l'Institut , contre M. André Murville , auteur
d'un libelle intitulé les Infinimens Petits. La Cour impétiale
de Paris vient de prononcer définitivement dans cette
affaire . Le libelle est supprimé ; son auteur condamné en
une amende de 100 francs , et dans tous les frais et dépens .
En rendant compte de ce jugement , le rédacteur d'un
journal très-répandu , ajoute : " Cette cause , pour l'honneur
de la littérature , n'aurait peut-être jamais dû être
portée devant un tribunal . "
Cette observation nous paraît déplacée: la littérature
n'était pour rien dans cette affaire. M. Duval ne se plaignait
nullement des injures que le libelliste adressait à l'homme
de lettres ; il se plaignait d'avoir été calomnié comme citoyen,
comme directeur d'un établissement public; il se
plaignait de ce qu'on avait , sans son aveu, imprimé , publié
des actes privés , ses lettres particulières , etc. , etc. II
aobtenu justice ; et tous les honnêtes gens ont dû voir
avec intérêt qu'enfin le règne des calomniateurs et des
libellistes était passé .
Sans doute que M. Duval , lorsqu'il s'est décidé à demander
vengeance des calomines d'André Morville , avait
présent à l'esprit ce passage de Voltaire qui nous paraît en
effet devoir servir de règle à tout homme de lettres qui se
respecte et veut être respecté .
JUIN 1813. 465
« Je ne répondrai jamais aux satires qu'on fera sur mes
ouvrages ; il est d'un homme sage de les mépriser ; mais
les calomnies, personnelles , tant de fois imprimées et renouvelées
, connues en France et chez les étrangers , exigent
qu'on prenne une fois la peine de les confondre. L'honneur
estd'une antre espèce que la réputation d'auteur : l'amourpropre
d'un écrivain doit se taire; mais la probité d'un
homme accusé doit parler , afin qu'on ne dise pas :
Pudet hæc opprobria nobis
Et dici potuisse , et non potuisse refelli . »
EPT
DE
(VOLTAIRE , tom. I de la Correspondances)
5.
SEINE
AVIS . - Dans le Recueil des Nouvelles traduites , ou imite cen
G
Mme de Montolieu , qui vient de paraitre chez M. Arthus-Bertrand,
libraire , rue Hautefeuille . nº 23 , à Paris , on a omis d'indiquer les
noms des auteurs allemands de quelques-unes de ses nouvelles..
Nanthilde , ou la Vallée de Balbella , est de M. Auguste Lafontaine ;
Cécile de Rodeck , ou les Regrets , ainsi que Sophie d'Alwin , ou le
Séjour aux eaux de B***, sont de Mme Caroline Pichler ; la Découverte
des eaux de Wissembourg est en partie de M. J. R. Wyss , de
Berne. Les noms d'auteurs si généralement connus et estimés , ne
peuvent qu'ajouter à l'intérêt qu'y prendra le lecteur , et Mme de
Montolieu , affligée de l'oubli de l'éditeur , se doit à elle-même , ainsi
qu'à ces auteurs , de faire connaître les sources où elle a puisé.
:
Gg
1
1
POLITIQUE.
M. le général Thouvenot a eu en Espagne un engagement
très -vif sur la route de Miranda à Vittoria avec des
insurgés réunis en nombre considérable . Les détachemens
et les cadres des régimens qu'il commendait on fait face
sur tous les points; l'escorte de prisonniers , le convois
que les détachemens escortaient sont arrivés à leur destination.
Le détail d'une expédition plus importante vient
aussi d'être publié.
«Au mois de septembre dernier , lorsque le général
Caffarelli , commandant l'armée du nord ; retira une partie
de ses troupes de la Biscaye , et vint avec des renforts
se réunir à l'armée de Portugal, pour faire le siége de Burgos
, les insurgés profitèrent de l'évacuation momentanée
de plusieurs postes de la côte pour s'y établir , et ils se
fortifièrent sur-tout à Castro , position maritime importante
, défendue par la nature encore mieux que par l'art.
C'est de là qu'ils communiquaient régulièrement avec les
Anglais , qu'ils recevaient d'eux des armes , des munitions
et des vivres , et que ces derniers à leur tour troublaient
tout le commerce de la côte , et interceptaient les communication
de Bayonne et de Santona. La difficulté de corduire
de l'artillerie jusqu'à cette place, à traver les montagnes
presqu'inaccessibles qui l'entoure et la défendent ,
en avait jusqu'ici retardé la reprise . Néanmoins , le général
Clausel , commandant l'armée du Nord , ayant eu l'ordre
d'entreprendre cette opération , en a chargé le général Foy ,
commandant la 1ª division de l'armée de Portugal ( détachée
momentanément à l'armée du Nord ) , qui l'a exécutée
, et qui a enlevé d'assaut la place de Castro , après
un siége de dix à douzejours . »
Les pièces qui accompagnent cette note offrent les détails
du siége , et renferment les témoignages de la plus
vive satisfaction pour la conduite du général Charles
Lamet, commandant à Santona ; M. le général Saint-Paul ;
l'officier d'artillerie Cayot , tué à la tranchée ; le chef de
bataillon du génie Plazanet ; les chefs de bataillon Godin,
Magistadi , etc. , etc.; les 6º et 2º régimens légers , le 76° ,
le 6º régiment italien,
MERCURE DE FRANCE , JUIN 1813 . 467
Les gazeties allemandes contiennent les détails suivans
: Dantzick est occupé par une garnison , et commandée
par un chef qui justifient hautement leur renommée
, et l'idée que l'on avait conçue de leurs moyens
et de leur courage . Ces assiégés d'une nature bien extraordinaire
sont devenus assiégeans ; les forces russes qui les
tenaient en échec ont été , en partie , appelées au secours
des alliés battus successivement sur la Saale , sur l'Elbe ,
sur la Sprée et sur la Neiss . La garnison de Dantzick est
sortie de ses murailles . L'étendue de son fourrage et de
ses reconnaissances a été telle que l'allarme a été portée
jusqu'à Elbing et Marienbourg . Le tocsin sonnait par-tout,
annonçant le passage de la Vistule par les braves assiégés .
De son côté , le corps polonais aux ordres du prince Poniatwski
et les saxons sous ses ordres , ont quitté Cracovie,
traversant la Silésie autrichienne et la Moravie. Ce corps
est arrivé sur les frontières de Bohême se dirigeant vers la
Saxe. Le comte de Bubna est de retour à Vienne du quartier-
général de l'Empereur Napoléon . Il est descendu le
chez M. de Metternich , ministre des affaires étrangères ,
et ce ministre l'a conduit sur-le-champ à Laxembourg .
Voici ce qu'on écrivait de Nuremberg , en date du
26 mai :
20
« Ce fut le 18 , à deux heures après midi , que l'Empereur
Napoléon quitta Dresde. Le roi de Saxe l'accompag a à
cheval jusqu'à la maison de la chaussée. L'Empereur coucha
à Hartha. Le lendemain , ce monarque prit une exacte
connaissance de tous les endroits où , deux jours auparavant
, ses troupes , sous les ordres du maréchal duc de Tarente
, avaient eu divers engagemens très -vifs avec l'arrièregarde
des armées russe et prussienne qui se repliaient sur
Bautzen. La ville de Bischoffswerda , qui se trouvait au
milieu du feu et des ennemis , a considérablement souffert
dans cette occasion; elle était composée de 327 maisons ;
toutes , à l'exception de deux ou trois , ont été pillées et
brûlées par les ennemis . L'Empereur , par un mouvement
de cette générosité qui lui est naturelle , a ordonné sur-lechamp
qu'on lui fit un rapport des pertes essuyées par les
habitans, en promettant formellement de les dédommager.
Le quartier-général impérial fut établi le 19 à Forstchen ;
le 20, l'Empereur était en présence de l'ennemi.
" La vieille enceinte de la ville de Bauzen , le château
d'Ortenbourg , la place du tir , toutes les hauteurs des environs
étaient garnies d'une nombreuse artillerie ; les portes
Gga
468 MERCURE DE FRANCE ,
étaient fermées ; toute communication au-dehors était interdite
: c'était dans cette position , que les Russes regardaient
comme inexpugnable , qu'ils se flattaient de triompher
des Français , et de pouvoir attendre des secours.
Tous ces préparatifs ont été inutiles , et n'ont pu arrêter la
valeur des soldats de Napoléon. Le 19, l'Empereur resta
dix heures à cheval , et parcourut une ligne de 200,000
hommes ; à onze heures du soir , il visitait encoreles avantpostes
les plus avancés , étudiait les positions de l'ennemi,
observait tous ses feux. Ce n'est qu'à un génie aussi actif,
aussi infatigable , qu'il est donné de fixer perpétuellement
la victoire qui échappe quelquefois des mains des guerriers
les plus renommés . Les dispositions de l'Empereur étaient
si bien prises , que la victoire du 20 n'a pas été un moment
douteuse. La ville de Bautzen n'a pas souffert ; l'ennemi
n'a pas eu letems d'y commettre du dégât , suivant sa coutume.
Le soir de cette glorieuse journée , le prince de Neuchâtel,
déjà à trois lieues plus loin que Bautzen, expédiait
un courrier au roi de Saxe , et le courrier avait ordre de
continuer sur-le -champ sa route pour Munich. Le gain de
cette bataille a décidé du sort de la Lusace , etdoit délivrer
entièrement la Saxe de tous les ennemis qui étaient
encore sur son territoire. Nous attendons avec impatience
des nouvelles ultérieures; les Français ne sont pas gens à
s'arrêter au milieu des victoires>. >>
Relativement au matériel de l'armée et à ses moyens de
subsistance , voici des détails donnés de Dresde , en date
du 22 mai.
« L'Empereur Napoléon a su pourvoir avec une admirable
sagesse à la subsistance de ses armées , et les vivres y sont en
abondance. L'intendant-général, le comte Mathieu Dumas,
fait venir des contrées les plus éloignées d'immenses quantités
de pain. Il arrive tous les jours 100 mille rations à
Dresde, et cette ville en fournit encore elle-même une
quantité considérable. Les routes de Freyberg , de Chemnitz
, de Leipsick , sont couvertes de chariots chargés de
vivres ; la seule ville de Leipsick envoie tous les jours dix
mille livres de pain , la ville de Misnie en fournit la même
quantité. On tire les plus grands secours du grand-duché
de Wurtzbourg et des provinces bavaroises de la Franconie.
On amène journellement du riz et du biscuit de Mayence,
et des troupes de boeufs arrivent de tous les côtés.n
Les nouvelles de Francfort continuent en même tems à
représenter cette ville comme le lieu non interrompu da
JUIN 1813. 469
passage des corps et détachemens qui rejoignent l'armée ;
il passe sur-tout beaucoup de cavalerie , des régimens attachés
à la garde , des trains d'artillerie , et des convois de
munitions considérables .
Après la triple victoire qui a signalé sur la Sprée les .
armes de l'Empereur dans les journées du 20 , du 21 et du
22 , l'Empereür a marché sur Glogau , et un des corps de
son armée sur Berlin. Voici les relations officielles de ces
grands événemens .
L'Empereur Alexandre et le roi de Prusse attribuaient la
perte de la bataille de Lutzen à des fautes que leurs généraux
avaient commises dans la direction des forces combinées
, et sur-tout aux difficultés attachées à un mouvement
offensif de 150 à 180 mille hommes . Ils résolurent de
prendre la position de Bautzen et de Hochkirch , déjà
célèbre dans l'histoire de la guerre de sept ans ; d'y réunir
tous les renforts qu'ils attendaient de la Vistule et d'autres
points en arrière ; d'ajouter à cette position tout ce que l'art
pourrait fournir de moyens , et là , de courir les chances
d'une nouvelle bataille dont toutes les probabilités leur
paraissaient être en leur faveur .
Le duc de Tarente , commandant le 11 corps , était parti
de Bischofswerda , le 15 ; et se trouvait le 15 au soir à une
portée de canon de Bautzen , où il reconnut toute l'armée
ennemie. Il prit position .
Dès ce moment, les corps de l'armée française furent
dirigés sur le camp de Bautzen .
L'Empereur partit de Dresde le 18 : il coucha à Harta ,
et le 19, il arriva , à dix heures du matin , devant Bautzen .
Il employa toute la journée à reconnaître les positions de
l'ennemi.
On apprit que les corps russes de Barclay de Tolly , de
Langeron et de Sass, et le corps prussien de Kleist avaient
rejoint l'armée combinée , et que sa force pouvait être
évaluée de 150 à 160,000 hommes .
Le 19 au soir , la position de l'ennemi était la suivante !
sa gauche était appuyée à des montagnes couvertes de bois
et perpendiculaires au cours de la Sprée , à - peu-près à une
lieue de Bautzen . Bautzen soutenait son centre. Cette ville
avait été crénelée , retranchée et couverte par des redoutes.
Ladroite de l'ennemi s'appuyait sur des mamelons fortifiés
qui défendaient les débouchés de la Sprée , du côté du
village de Nimschütz : tout son front était couvert sur
la Sprée. Cette position très-forte n'était qu'une premièro
position.
470 MERCURE DE FRANCE ,
On apercevait distinctement , à 3000 toises en arrière ,
de la terre fraîchement remuée et des travaux qui marquaient
leur seconde position. La gauche était encore appuyée aux
mêmes montagnes , à 2000 toises en arrière de celle de la
première position , et fort en avant du village de Hochkirch .
Le centre était appuyé à trois villages retranchés , où l'on
avait fait tant de travaux qu'on pouvait les considérer
comme des places fortes .Un terrain marécageux et difficile
couvrait les trois quarts du centre. Enfin leur droite s'appuyait
en arrière de la première position , à des villages et
àdes mamelons également retranchés .
I front de l'armée ennemie , soit dans la première ,
soit dan la seconde position , pouvait avoir une lieue et
demie .
D'après cette reconnaissance , il était facile de concevoir
comment , malgré une bataille perdue comme celle de
Lutzen , et huit jours de retraite , l'ennemi pouvait encore
avoir des espérances dans les chances de la fortune. Selon
l'expression d'un officier russe à qui on demandait ce qu'ils
voulaient faire : « Nous ne voulons , disait-il , ni avancer,
ni reculer.n-Vous êtes maîtres du premierpoint, répondit
un officier français ; dans peu dejours, l'événementprouvera
si vous êtes maîtres de l'autre ! Le quartier-général des
deux souverains était au village de Natchen .
Au 19, la position de l'armée française était la suivante :
Sur la droite était le duc de Reggio , s'appuyant aux
montagnes sur la rive gauche de la Sprée , et séparé de
la gauche de l'ennemi par cette vallée. Le duc de Tarente
etait devant Bautzen , à cheval sur la route de Dresde. Le
duc de Raguse était sur la gauche de Bautzen , vis-à-vis
le village de Niemenschütz . Le général Bertrand était sur
la gauche du duc de Raguse , appuyé à un moulin à vent
et à un bois , et faisant mine de déboucher de Jaselitz sur
la droite de l'ennemi .
Le prince de la Moskowa , le général Lauriston et
le général Reynier étaient à Hoyerswerda , sur la route
deBerlin , hors de ligne et en arrière de notre gauche.
L'ennemi , ayant appris qu'un corps considérable arrivait
par Hoyerswerda , se douta que les projets de l'Empereur
étaient detourner la position par la droite , de changer le
champ de bataille , de faire tomber tous ses retranchemens
élevés avec tant de peine , et l'objet de tant d'espérances .
N'étant encore instruit que de l'arrivée du général Lauriston ,
'il ne supposait pas que cette colonne fût de plus de 18 à
JUIN 1813 .
47
20,000 hommes . Il détacha donc contr'elle, le 19à 4heures
du matin , le général York , avec 12 mille Prussiens , et le
général Barclay de Tolly, avec 18 mille Russes . Les Russes
se placèrent au village de Klix , et les Prussiens au village
de Weissig.
Cependant le comte Bertrand avait envoyé le général
Pery, avec la division italienne , à Koenigswartha , pour
maintenir notre communication avec les corps détachés.
Arrivé à midi , le général Pery fit de mauvaises dispositions
; il ne fit pas fouiller la forêt voisine. Il plaça mal ses
postes , et à quatre heures , il fut assailli par un hourra qui
mit du désordre dans quelques bataillons . Il perdit 600
hommes , parmi lesquels se trouve le général de brigade
italien Balathier , blessé ; deux canons et trois caissons ;
mais la division ayant pris les armes , s'appuya au bois , et
fit face à l'ennemi.
Le comte de Valmy étant arrivé avec de la cavalerie, se
mità la tête de la division italienne , et reprit le village de
Kænigswartha . Dans ce même moment , le corps du comte
Lauriston , qui marchait en tête du prince de la Moskowa
pour tourner la position de l'ennemi , parti de Hoyerswerda ,
arriva sur Weissig. Le combat s'engagea, etle corps d'York
aurait été écrasé, sans la circonstance d'un défilé à passer ,
qui fit que nos troupes ne purent arriver que successivement.
Après trois heures de combat, le village de Weissig
fut emporté , et le corps d'York , culbuté ; fut rejeté de
l'autre côté de la Sprée .
Le combat de Weissig serait seul un événement important.
Un rapport détaillé en fera connaître les circonstances.
Le 19, le comte Lauriston coucha donc sur la position
de Weissig ; le prince de la Moskowa à Mankersdorf , etle
comte Regnier à une lieue en arrière. La droite de la position
de l'ennemi se trouvait évidemment débordée ,
Le 20 , à huit heures du matin , l'Empereur se porta sur
la hauteur en arrière de Bautzen . Il donna ordre au due
de Reggio de passer la Sprée et d'attaquer les montagnes
qui appuyaient la gauche de l'ennemi; an duc de Tarente
de jeter un pont sur chevalets sur la Sprée , entre Bautzen
et les montagnes ; au duc de Raguse de jeter un autre pont
sur chevalets sur la Sprée , dans l'enfoncement que forme
cette rivière sur la gauche , à une demi - lieue de Bautzen ;
au duc de Dalmatie , auquel S. M. avait donné le commandement
supérieur du centre , de passer la Sprée pour
472 MERCURE DE FRANCE ,
inquiéter la droite de l'ennemi ; enfin, an prince de laMoskowa
, sous les ordres duquel étaient le 3º corps , le comte
Lauriston et le général Regnier, de se rapprocher sur Klix,
de passer la Sprée , de tourner la droite de l'ennemi , et de
se porter sur son quartier-général de Wurtchen , et de là
sur Weissenberg .
Amidi , la canonnade s'engagea. Le due de Tarente
n'eut pas besoin de jeter son pont sur chevalets; il trouva
devant lui un pont de pierre , dont il força le passage. Le
duc de Raguse jeta son pont ; tout son corps d'armée passa
sur l'autre rive de la Sprée . Après six heures d'une vive
canonnade et plusieurs charges que l'ennemi fit sans
succès , le général Compans fit occuper Bautzen; le général
Bonnet fit occuper le village de Niedkayn , et enleva au
pas de charge un plateau qui le rendit maître de tout le
centre de la position de l'ennemi ; le duc de Reggio s'empara
des hauteurs , et à sept heures du soir , l'ennemi fut
rejeté sur sa seconde position . Le général Bertrand passa
'un des bras de la Sprée; mais l'ennemi conserva les hauteurs
qui appuyaient sa droite , et par ce moyen se maintint
entre le corps du prince de la Moskowa et notre
armée..
L'Empereur entra à huit heures du soir à Bautzen , et
fut accueilli par les habitans et par les autorités avec les
sentimens que devaient avoir des alliés, heureux de se
trouver délivrés des Stein , des Kotzbue et des cosaques.
Cette journée , qu'on pourrait appeler , si elle était isolée ,
la bataille de Bautzen , n'était que le prélude de la bataille
de Wurtchen .
Cependant l'ennemi commençait à comprendre la possibilité
d'être forcé dans sa position. Ses espérances
n'étaient plus les mêmes , et il devait avoir dès ce moment
le présage de sa défaite . Déjà toutes ses dispositions étaient
changées.
Ledestinde la bataille ne devait plus se décider derrière
ses retranchemens . Ses.immenses travaux et 300 redoutes
devenaient inutiles .
La droite de sa position qui était opposée au 4º corps ,
devenait son centre , et il était obligé de jeter sa droite ,
qui formait une bonne partie de son armée, pour l'opposer
au prince de la Moskowa , dans un lieu qu'il n'avait pas
étudié et qu'il croyait hors de sa position .
Le 21 , à 5 heures du matin , l'Empereur se porta sur
les hauteurs , à trois-quarts de lieues en avantdeBautzen.
JUIN 1813. 473
Le duc de Reggio soutenait une vive fusillade sur les
hauteurs que defendait la gauche de l'ennemi . Les Russes
qui sentaient l'importance de cette position , avaient placé
là une forte partie de leur armée , afin que leur gauche ne
fût pas tournée . L'Empereur ordonna aux ducs de Reggio
et de Tarente d'entretenir ce combat , afin d'empêcher la
gauche de l'ennemi de se dégarnir et de lui masquer la
véritable attaque dont le résultat ne pouvait pas se faire
sentir avant midi ou une heure .
A II heures , le duc de Raguse marcha à mille toises en
avant de sa position , et engagea une épouvantable canonnade
devant les redoutes et tous les retranchemens ennemis.
La garde et la réserve de l'armée, infanterie et cavalerie,
masquées par un rideau , avaient des débouchés faciles
pour se porter en avant par la gauche on par la droite ,
selon les vicissitudes que présenterait la journée. L'ennemi
fut tenu ainsi incertain sur le véritable point d'attaque .
Pendant ce tems , le prince de la Moskowa culbutait
l'ennemi au village de Klix , passait la Sprée , et menait
battant ce qu'il avait devant lui jusqu'au village de Preilitz .
Adix heures il enleva le village ; mais les réserves de l'ennemi
s'étant avancées pour couvrir le quartier-général , le
prince de la Moskowa fut ramené et perdit le village de
Preilitz . Le duc de Dalmatie commença à déboucher à une
heure après-midi. L'ennemi , qui avait compris tout le
danger dont il était menacé par la direction qu'avait prise
la bataille , sentit que le seul moyen de soutenir avec avantage
le combat contre le prince de la Moskowa , était de
nous empêcher de déboucher. Il vouhit s'opposer à
l'attaque du duc de Dalmatie. Le moment de décider la
bataille se trouvait dès-lors bien indiqué. L'Empereur ,
par un mouvement à gauche , se porta , en 20 minutes ,
avec la garde , les quatre divisions du général Latour-
Maubourg et une grande quantité d'artillerie , sur le flanc
de la droite de la position de l'ennemi , qui était devenue
le centre de l'armée russe .
La division Morand et la division Wurtembergeoise
enlevèrent le mamelon dont l'ennemi avait fait son point
d'appui.
Le général Devaux établit une batterie dont il dirigea le
feu sur les masses qui voulaient reprendre la position. Les
générauxDulauloy et Drouot , avec soixante pièces de batteries
de réserve , se portèrent en avant. Enfin le duc de
474 MERCURE DE FRANCE ,
Trévise, avecles divisions Dumoutier et Barrois dela jeune
garde , se dirigea sur l'auberge de Klein-Baschwitz coupant
le chemin de Wurtchen à Bautzen .
L'ennemi fut obligé de dégarnir sa droite pour parer à
cette nouvelle attaque. Le prince de la Moskowa en profita
et marcha en avant. Il prit le village de Preisig , et
s'avança , ayant débordé l'armée ennemie , sur Wurtchen .
Il était trois heures après -midi , et lorsque l'armée était
dans la plus grande incertitude du succès , et qu'un feu
épouvantable se faisait entendre sur une ligne de trois
lieues , l'Empereur annonça que la bataille était gagnée .
L'ennemi voyant sa droite tournée se mit en retraite , et
bientôt sa retraite devint une fuite .
A sept heures du soir, le prince de la Moskowa et le
général Lauriston , arrivèrent à Wurtchen. Le duc de
Raguse reçut alors l'ordre de faire un mouvement inverse
de celui que venait de faire la garde , occupa tous les villages
retranchés , et toutes les redoutes que l'ennemi était
obligé d'évacuer , s'avança dans la direction d'Hochkirck ,
et prit ainsi en flanc toute la gauche de l'ennemi qui se mit
alors dans une épouvantable déroute . Le duc de Tarente ,
de son côté , poussa vivement cette gauche et lui fit beaucoup
de mal.
L'Empereur coucha sur la route au milieu de sa garde à
l'auberge de Klein -Baschwitz . Ainsi , l'ennemi forcé dans
toutes ses positions , laissa en notre pouvoir le champ de
bataille couvert de ses morts et de ses blessés , et plusieurs
milliers de prisonniers .
Le 22 , à quatre heures du matin , l'armée française se
mit en mouvement. L'ennemi avait fui toute la nuit par
tous les chemins et par toutes les directions. On ne trouva
ses premiers postes qu'au-delà de Weissenberg , et il n'opposa
de la résistance que sur les hauteurs en arrière de
Reichenbach . L'ennemi n'avait pas encore vu notre cavalerie.
Le général Lefebvre Desnouettes , à la tête de 1500 chevaux
des lanciers polonais et des lanciers rouges de la
garde , chargea , dans la plaine de Reichenbach , la cavalerie
ennemie et la culbuta. L'ennemi, croyant qu'ils étaient
seuls , fit avancer une division de cavalerie , et plusieurs
divisions s'engagèrent successivement. Le général Latour-
Maubourg , avec ses 14,000 chevaux et les cuirassiers français
et saxons , arriva à leur secours , et plusieurs charges
de cavalerie eurent lieu..
JUIN 1813 . 475
L'ennemi , tout surpris de trouver devant lui 15 à 16,000
hommes de cavalerie , quand il nous en croyait dépourvus ,
se retira en désordre. Les lanciers rouges de la garde secomposent
en grande partie des volontaires de Paris et des
environs . Le général Lefebvre Desnouettes et le général
Colbert, leur colonel en font le plus grand éloge . Dans
cette affaire de cavalerie , le général Bruyère , général de
cavalerie légère de la plus haute distinction , a eu la
jambe emportée par un boulet.
Le général Reynier se porta avec le corps saxon sur les
hauteurs au-delà de Reichenbach , et poursuivit l'ennemi
jusqu'au village de Hotterndorf. La nuit nous prit à une
lieu de Gærlitz . Quoique la journée eût été extrêmement
longue , puisque nous nous trouvions à huit lieues du
champ de bataille , et que les troupes eussent éprouvé tant
de fatigues , l'armée française aurait couché à Gærlitz ;
mais l'ennemi avait placé un corps d'arrière-garde sur la
hauteur en avant de cette ville , et il aurait fallu une demiheure
de jour de plus pour la tourner par la gauche . L'Empereur
ordonna donc qu'on prît position.
Dans les batailles du 20 et du 21 , le général wurtembergeois
Franquemont et le général Laurences ont été
blessés . Notre perte dans ces journées peut s'évaluer à II
ou 12,000 hommes tués ou blessés. Le soir de la journée
du 22 , à sept heures , le grand-maréchal duc de Frioul ,
étant sur une petite éminence à causer avec le duc de
Trévise et le général Kirgener , tous les trois pied à terre
et assez éloignés du feu , un des derniers boulets de
l'ennemi rasa de près le duc de Trévise , ouvrit le
bas-ventre au grand-maréchal , et jeta roide mort le
général Kirgener. Le duc de Frioul se sentit aussitôt
frappé à mort ; il expira douze heures après . -Dès que
les postes furent placés et que l'armée eut pris ses bivonacs
, l'Empereur alla voir le duc de Frioul. Il le trouva
avec toute sa connaissance , et montrant le plus grand
sang-froid.
-
Leduc serra la main de l'Empereur , qu'il porta sur ses
lèvres. " Toute ma vie , lui dit - il , a été consacrée
> à votre servviiccee , et je ne la regrette que par l'utilité
dont elle pouvait vous être encore ! Duroc , lui dit
» l'Empereur , il est une autre vie ! C'est là que vous
> irez m'attendre , et que nous nous retrouverons un
jour !-Oui , sire , mais ce sera dans 30 ans , quand vous
> aurez triomphé de vos ennemis et réalisé toutes les espé
476 MERCURE DE FRANCE ,
rances de notre patrie .... J'ai vécu en honnête homme ;
» je ne me reproche rien .Je laisse une fille, Votre Majesté
" lui servira de père. »
L'Empereur, serrant de la main droite le grand-maréchal,
resta un quart d'heure la tête appuyée sur sa main gauche
dans le plus profond silence. Le grand maréchal rompit le
premier ce silence : " Ah Sire ! allez-vous en ! ce spectacle
« vous peine ! L'Empereur s'appuyant sur le duc de
Dalmatie et sur le grand écuyer , quitta le duc de Frioul
sans pouvoir lui dire autre chose que ces mots : « Adien ,
douc , mon ami ! Sa majesté rentra dans sa tante, et ne
reçut personne pendant toute la nuit.
Le 23 , à neuf heures du matin , le général Reynier
entra dans Gærlitz. Des ponts furent jetés sur la Neisse ,
et l'armée se porta au-delà de cette rivière.
Au 23 au soir, le duc de Bellune était sur Botzenberg ;
le comte Lauriston avait son quartier-général à Hohckirch,
le comte Regnier en avant de Trotskendorf sur le chemin
de Lauban , et le compte Bertrand en arrière du même
village; le duc de Tarente était sur Schenberg ; l'Empereur
était à Gærlitz .
Un parlementaire envoyé par l'ennemi , portait plusieurs
lettres , où l'on croit qu'il est question de négocier
un armistice .
L'armée ennemie s'est retirée , par Banzlau et Lauban
, en Silésie. Toute la Saxe est délivrée de ses
ennemis , et dès demain 24 , l'armée française sera en
Silésie .
L'ennemi a brûlé beaucoup de bagages , fait sauter
beaucoup de parcs , disséminé dans les villages une grande
quantité de blessés . Ceux qu'il a pu emmener sur des
charrettes n'étaient pas pansés ; les habitans en portent le
nombre à plus de 18,000. Il en est resté plus de 10,000 en
notre pouvoir.
La ville de Gærlitz , qui compte 8 à 10,000 habitans , a
reçu les français comme des libérateurs .
La ville de Dreste et le ministère saxon ont mis la plus
grande activité à approvisionner l'armée, qui jamais n'a été
dans une plus grande abondance.
Quoiqu une grande quantité de munition ait été consommée
, les ateliers de Torgau et de Dresde , et les convois
qui arrivent, par les soins du général Sorbier, tiennent
notre artillerie bien approvisionnée .
On a des nouvelles deGlogau, Custrin et Stettin. Toutes
ees places étaient dans un bon état .
JUIN 1813 . 477
:
Ce récit de la bataille de Wurtchen ne peut être considéré
que comme un esquisse . L'état-major-général recueillera
les rapports qui feront connaître les officiers
soldats et les corps qui se sont distingués .
,
à
Dans le petit combat du 22 , à Reichenbach , nous
avons acquis la certitude que notre jeune cavalerie est ,
nombre égal , supérieur à celle de l'ennemi .
Nous n'avons pu prendre de drapeaux ; l'ennemi les
retire toujours du champ de bataille. Nous n'avons pris
que 19 canons , l'ennemi ayant fait sauter ses parcs et
caissons . D'ailleurs , l'Empereur tient sa cavalerie en réserve
, et jusqu'à ce qu'elle soit assez nombreuse , il veut
la ménager.
Du 25au soir. - Le prince de laMoskowa , ayant sous
ses ordres les corps du général Lauriston et du général
Reynier , avait forcé , le 24 , le passage de la Neiss , et le
25 au matin , le passage de la Queiss , et était arrivé à
Buntzlau . Le général Lauriston avait son quartier-général
à mi-chemin de Buntzlau , à Haynau .
Le quartier-général de l'Empereur était , le 25 au soir ,
àBuntzlau .
Le duc de Bellune était à Wehrau , sur la Queiss .
Le général Bertrand était entré , le 24 , à Lauban , et le
25 il avait suivi l'ennemi .
Le duc de Tarente , après avoir passé la Queiss , avait
eu un combat avec l'arrière-garde ennemie . L'ennemi ,
encombré de charrettes de blessés et de bagages , voulut
tenir. Le duc de Tarente eut ses trois divisions engagées .
Le combat fut vif; l'ennemi souffrit beaucoup. Le duc de
Tarente avait , le 25 au soir , son quartier-général à Stegkight.
Le duc de Raguse était à Ottendorf.
Le duc de Reggio était parti de Bautzen , marchant sur
Berlin par la route de Luckau .
Nos avant-postes n'étaient plus qu'à une marche de
Glogan .
C'est à Buntzlau que le général russe Koutousof est mort
il y a six semaines . Nos armées n'ont trouvé dans ce pays
aucune exaltation. Les espritsy sont comme à l'ordinaire .
La landwehr et le landsturm n'ont existé que dans les
journaux , du moins dans ce pays-ci ; et les habitans sont
bien loin d'adhérer au conseil des Russes , de brûler
leurs maisons et de dévaster leur pays .
Le général Durosnel est resté en qualité de gouverneur
478 MERCURE DE FRANCE ,
à Dresde. Il commande toutes les troupes et garnisons
françaises en Saxe .
Plusieurs corps français se dirigent sur Berlin où il paraît
que l'on démanage et où l'on s'attend depuis quelques
jours à voir arriver l'armée .
Du27.-Le 26, le quartier-général du comte de Lauriston
était à Haynau. Un bataillon du général Maison a
été chargé inopinément , à cinq heures du soir par 3 mille
chevaux , et a été obligé de se reployer sur un village . Il a
perdu deux pièces de canon et trois caissons qui étaient
sous sa garde. La division a pris les armes ; l'ennemi a
voulu charger sur le 153º régiment; mais il a été chassé
du champ de bataille , qu'il a laissé couvert de morts .
Parmi les tués se trouvent le colonel et une douzaine
d'officiers des gardes-du-corps de Prusse , dont on a apporté
les décorations .
Le 27, le quartier-général de l'Empereur était à Liegnitz,
où se trouvaient la jeune et le vieille garde et les corps du
général Lauriston et du général Regnier. Le corps du prince
de la Moskowa était à Haynau ; celui du duc de Bellune
manoeuvrait sur Glogau. Leduc de Tarente était à Goldberg.
Le duc de Raguse et le comte Bertrand étaient sur la route
de Goldberg à Liegnitz .
Il paraît que toute l'armée ennemie a pris la direction de
Jauer et de Schweidnitz .
On ramasse bon nombre de prisonniers . Les villages
sont pleins de blessés ennemis .
Liegnitz est une assez jolie ville de 10,000 habitans . Les
autorités l'avaient quittée par ordre exprès , ce qui mécontente
fort les habitans et les paysans du cercle. Le comte
Daru a été en conséquence chargé de former de nouvelles
magistratures .
Tous les gens de la cour et toute la noblesse qui avaient
évacué Berlin , s'étaient retirés à Breslau , aujourd'hui
ils évacuent Breslau , et une partie se retire en Bohême .
Les lettres interceptées ne parlent que de la consternation
de l'ennemi et des pertes énormes qu'il a faites à la bataille
de Wurtchen .
-
Du29. Le duc de Bellune s'est porté sur Glogau. Le
général Sébastiani a rencontré près de Sprottau un convoi
ennemi, l'a chargé , lui a pris 20 pièces de canon , 80 caissons
et 500 prisonniers .
Le duc de Raguse est arrivé le 28 au soir à Janer , poussant
l'arrière-garde ennemie dont il avait tourné la position
JUIN 1813 . 479
sur ce point. Il lui a fait 300 prisonniers. Le duc de Tarente
et le comte Bertrand étaient arrivés à la hauteur de
cette ville.
Le 28 , à la pointe du jour , le prince de la Moskowa ,
avec les corps du comte Lauriston et du genéral Regnier ,
s'était porté sur Neumark; ainsi notre avant-garde n'est
plus qu'à sept lieues de Breslau.
Le 29, à dix heures du matin , le comte Schouvalow ,
aide-de-camp de l'Empereur de Russie, et le général Kleist ,
général de division prussien , se sont présentés aux avantpostes
. Le duc de Vicence a été parlementer avec eux. On
croit que cette entrevue est relative à la négociation de l'armistice.
On a des nouvelles de nos places , qui sont toutes dans
la meilleure situation .
Les ouvrages qui défendaient le champ de bataille de
Warchen sont très-considérables ; aussi l'ennemi avait- il
dans ces retranchemens la plus grande confiance. On peut
s'en faire une idée quand on saura que c'était le travail de
10,000 ouvriers pendant trois mois ; car c'est depuis le
mois de février que les Russes travaillaient à cette position
qu'ils considéraient comme inexpugnable .
Il parait que le général Wittgenstein a quitté le commandement
de l'armée combinée : c'est le général Barclay
de Tolly qui la commande .
L'armée est ici dans le plus beau pays possible ; la Silésie
est un jardin continu où l'armée se trouve dans la plus
grande abondance de tout.
Pendant que l'Empereur marche sur l'Oder , et qu'un de
ses plus illustres lieutenans se dirige sur Berlin , et qu'un
autre , le prince d'Eckmull , est entré à Hambourg secondé
par 10,000 danois , il est curieux de voir quelle proclamation
a suivi , dans cette résidence , la fameuse ordonnance sur la
levée en masse , sur ce landsturm , auquel le salut public a
été confié sous de si funestes auspices , et à l'aide de moyens
si désastreux. Cette nouvelle proclamation est du 18 mai, deux
jours avant les événemens de Bautzen et d'Hochkirchen . Elle
porte que la prudence oblige àfaire emmener les objets
dont le transport pourrait plus tard devenir difficile. « Cependant,
est-il dit, le public ne doit pas concevoir d'allarmes
. Le lieutenant-général Bulow est près de couvrir
la résidence royale par une force suffisante ; quand une
force ennemie le contraindrait à se retirer sur Berlin , il
480 MERCURE DE FRANCE , JUIN 1813 .
serait renforcé à tems , et l'ennemi ne pourrait pénétrer.
Sides serviteurs des classes élevées s'absentent, ils le font
par ordre exprès du roi. Les faibles qui s'éloigneraient par
crainte , peuvent le faire ; leur lâcheté ne ferait que nuire .
On ne négligera aucune mesure de prudence; on fera
toutes les dispositions que les circonstances exigeront,
mais on espère que le public ne jugera pas de ces dispositions
que l'intérêt général et cette capitale sont en plus
grand danger. Depuis cette proclamation , il paraît qu'un
grand nombre d'habitans se sont crus des serviteurs d'un
ordre élevé , et qu'ils ont jugé à propos de précéder, dans
sa retraite prochaine , le corps qui , sous les ordres du général
Bulow, doit inspirer tant de sécurité à la capitale.
Quant aux Anglais , les relations qu'ils reçoivent du
nord , que leurs agens leur adressent sans y croire , et que
leur ministère publie sans en être la dupe , continuent ,
comme on doit s'y attendre , a être très -favorables aux
alliés . Il n'entrait pas dans le plan des alliés de defendre
la Saale ; ils ne voulaient tenir que sur l'Elbe. Ils ont
remporté la victoire à Lutzen ; ils y sont demeurés maîtres
du champ de bataille ; mais dans la nuit , ils ont cru devoir
se diriger sur l'Elbe , repasser ce fleuve , et donner à
l'Empereur la satisfaction digne de lui de ramener son
anguste allié dans sa capitale . Quand les relations de
Bautzen et de Wischen seront parvenues aux Anglais , ils
trouveront encore un moyen de faire comprendre comment
les alliés ne voulaient point tenir dans ses positions , ou
comment après avoir repoussé toutes les attaques , ils ont
cru devoir se retirer en Silésie et se faire rejeter sur l'Oder.
Les écrivains anglais n'éprouvent , àcet égard , aucun embarras
, aucune difficulté , si ce n'est peut- être désormais
à varier les formes de leur style pour des raisonnemens si
long-tems employés , et pour soutenir un artifice tombé
même aux yeux de ses auteurs dans le discrédit le plus
complet. Il n'y a que sur la mission du comte Schouvalow ,
et du général Kleist auprès de l'Empereur , qu'il leur sera
peut-être difficile de donner le change à l'opinion.
S....
ERRATA pour le dernier No.
Page432 , ligne 11 , OEuvres poétiques et morales du Cher-Rassier,
lisez du Cher. Rallier.
SEINE
cen
MERCURE
DE FRANCE.
N° DCXXI . - Samedi 12 Juin 1813.
POÉSIE.
ÉPITRE A M. LE MERCIER ,
Membre de l'Institut, qui avait adressé des vers auxjeunes
gens qui suivent le cours de poésie latine de M. TISSOT .
1
QUAND vos chants , à nos pleurs , viennent se marier
Qui vous reconnaîtrait dans la foule classique ?
Vous avez déposé le bandeau poétique
Et la couronne de laurier :
Vos vers vous ont trahi , célèbre le Mercier.
Oui , sur votre lyre éplorée ,
Le brûlant dithyrambe à la marche égarée ,
Du poëte des champs suit le vol radieux
Sur ces rians gazons , sous cette ombre fleurie ,
१
Où Virgile plaça l'homme chéri des Dieux ,
Dont l'utile pitié fut la vertu chérie
Le guerrier qui mourut en servant la patrie ,
Les inventeurs des arts et les chantres pieux ,
Delille vous sourit dans le royaume sombre.
Dans la foule des vers qui poursuivent son ombre ,
Les vôtres ont su le flatter :
Hh
482 MERCURE DE FRANCE ,
On est encor , là bas , sensible à quelque chose.
Bientôt à tous les morts il va les réciter ,
Dans ce beau séjour qu'on ne peut plus quitter ,
Descendu sans apothéose ,
Son rival génira sans en dire la cause ,
De l'entendre aussi bien traiter .
Oh ! qu'en lisant ces vers que votre luth sonore
Asoupirés pour nous , et sans art et sans loi ,
Il visite ce temple où la France l'adore :
Dans cette enceinte encor son souvenir est roi (1 ) .
Qu'il vienne : il se verra dans son vivant ouvrage ,
Etdans ce successeur qu'il forma pour les siens ,
11 pourra contempler le plus bel héritage
Qu'il légue à ses concitoyens .
Qu'il vienne encourager les prémices naissantes
De tous ces nourrissons à son culte soumis ,
Et qu'il anime encor ces luttes innocentes
Où les rivaux sont des amis .
Oui , du feu d'Apollon notre ame est enflammée ,
Et cédant , malgré nous , à ce penchant vainqueur ,
Nous sommes amoureux de cette renommée ,
Qui , d'un souffle si doux , vient chatouiller le coeur.
Nous concevons peut- être un espoir légitime :
Souvent par votre ami notre essor est jugé (2) ,
Etnous avons, par fois , quelques succès d'estime
Et de la gloire , en abrégé.
Mais vous , guidez nos pas aux rives immortelles ,
Nos muses grandiront à l'ombre de vos ailes
Et si quelqu'un de nous , dans son essor hautain ,
Ose un jour aspirer à la tragique scène ,
Sans doute , votre Melpomene ,
Pour l'aider à monter , lui donnera la main.
Que dis -je ? votre voix éloquente et bardie
Saura lui révéler les mystères secrets
De cette étude approfondie ,
Qui recule l'empire , augmente les effets
De la folátre comédie (3).
(1) Expression de Lebrun.
(2) On lit souvent , au Collège de France , des vers faits par les
élèves .
(3) M. le Mercier a traité cette matière à l'Athénée de Paris .
1
JUIN 1813 . 483
Montrez à nos regards tous ces mondes nouveaux ,
Ce tartare , ce ciel , que votre muse altière ,
De Newton savante écolière
.
,
Evoqua , sous ses yeux , des gouffres du chaos (4) .
Que par là , désormais un long crime s'expie :
Qu'on ne répète plus ce qui fut dit cent fois
Et que chacun de nous , heureusement impie ,
De vos divinités reconnaisse les droits .
,
En attendant ces jours , dont l'heureuse espérance
Embellit le lointain des rayons les plus doux ,
Acceptez ce tribut que la reconnaissance
Aurait voulu payer en vers dignes de vous .
Cette jeunesse vous convie
Achercher , dans ses jeux , quelque délassement :
Venez charmer encor notre oreille ravie.
Nos suffrages naïfs qu'inspire le moment
Peuvent faire oublier les chagrins de la vie ;
Nous ne blâmons point par envie ,
Et nous louons par sentiment.
LALANNE.
LES OISEAUX DE SYLVIE . - ROMANCE.
O vous , qui , près de ma Sylvie ,
La charmez par vos doux concerts ;
Qui préférez à l'empire des airs ,
L'esclavage avec mon amie ,
Croissez , paisibles sous ses yeux :
Petits oiseaux vous êtes trop heureux!
Vous seuls au lever de l'aurore
Méritez son premier souris :
Puisque sa main jadis vous a nourris
Vous flatte et vous caresse encore ,
Croissez paisibles sous ses yeux
Petits oiseaux vous êtes trop heurenx .
Quelquefois trompant son adresse
Et vous échappant de sa main
Furtivement vous entrez dans son sein :
Et cependant votre maitresse .
(4) L'Atlantiade , poëme de M. le Mercier.
Hh 2
484 MERCURE DE FRANCE ,
Sourit de vos aimables jeux ;
Petits oiseaux vous êtes trop heureux.
Souvent pourprix de votre audace ,
On vous rend à votre prison ;
Une caresse , une douce chanson ,
Bientôt vous valent votre grace ;
On baise les audacieux ....
Petits oiseaux que vous êtes heureux !
Vivez auprès de ma Sylvie :
Charmez la par vos doux concerts :
Comment pleurer la liberté dés airs ,
Esclaves de ma douce amie !
Croissez paisibles . sous ses yeux ,
Petitsoiseaux vous êtes trop heureux !
EDMOND DE SIBLAS .
ÉPIGRAMME . LA CALOMNIE CONFONDUE .
DAMIS , dit- on , ne peut vendre son livre .
Riende plus faux : il le vend à la livre.
E. F. BAZOT.
Boutade à un peintre qui ébauchait un portrait de FÉNÉLOK.
TES efforts sont superflus ,
Damis , et chacun les blame ;
Car , pour peindre , avec son âme ,
Ce grand homme qui n'est plus ,
Il faudrait , en traits de flammé ,
Peindre toutes les vertus .
BOINVILLIERS.
ÉNIGME.
BEAUCOUP de gens disent : je suis en place ,
Et je tâcherai d'y rester :
Moi j'aime assez qu'on me déplace
Et qu'on me force de trotter;
Carde quelque lieu qu'on me chasse ,
Cen'est pas pour toujours que je m'en vois bannir ,
J'epère n'être pas long-tems sans revenir.
JUIN 1813 . 485
Et quelque soit d'ailleurs le chemin que je fasse ,
Pas n'est besoin sur moi que vous vous alarmiez ;
Car rarement je marche à pieds .
$ ........
LOGOGRIPHE
CHACUN dans son état , me recherche et me prise ,
Le soldat dans un camp , le prélat à l'église .
De me porter , Dorval , tu serais enchanté ,
Réfléchis , il te faut perdre ta liberté.
,
Crois moi , ne fais jamais un pareil sacrifice ,
Dissèque moi plutôt , si c'est là ton caprice.
Commence par mon chef: en me décapitant ,
Je t'offre en un clin d'oeil , un squelette ambulant .
Dans cet état tu peux , avec un peu d'adresse ,
Préparer un bouquet pour ta jeune maitresse
Dans un seul tour de main , en m'arrachant le coeur ,
Faire éclore , pour elle , une charmante fleur .
Déjà tu l'as en main et brûle de la mettre
Ason corset. Zoë veut-elle le permettre ?
Pour savoir son secret , décole-moi , lecteur ,
Tu vois que sa réponse assure ton bonheur.
Par un membre de la Société littéraire de Loches.
CHARADE .
MON premier est de forme ronde ,
Et se distingue dans le monde.
Vous qui voulez avoir toujours raison
Guidez-vous d'après mon second ;
Il ne vous fera pas taxer d'étourderie.
Mon entier est une oeuvre pie.
ACHILLE BÉLOT , vérificateur de l'enregistrement.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est Verdure.
Celui du Logogriphe est Truelle , dans lequel on trouve : Ruelle.
Celui de la Charade est Procession .
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS.
LETTRES A MADAME DE FRONVILLE , SUR LE PSYCHISME;
par J.-S. QUESNĖ . - In-8°. -Prix , 3 fr . -Chez
Janet et Cotelle , libraires , rue Neuve des Petits-
Champs , nº 17 .
DANS une lettre critique imprimée à la suite de la
première de ces quatre lettres sur le psychisme , on
objecte à l'auteur que le fluide psychique ayant , selon
lui , toutes les qualités de l'être intelligent reconnu jusqu'alors
, ce n'était guères la peine de changer le nom
des choses ; mais , répondrait- il , remplacer la tradition
moderne de l'ame esprit pur , par l'hypothèse d'un fluide
subtil formant le complément essentiel de notre organisation
, c'est faire plus que de changer le nom des
choses . Dans de semblables matières , des différences
beaucoup moins grandes ont suffi pour partager , nonseulement
les dissertateurs , mais de vrais savans , de
profonds métaphysiciens.
On ajoute que le système de M. Quesné n'a pas le
mérite de la nouveauté , Pythagore et d'autres ayant dit
avant lui , qu'une ame animait l'univers , et réduisait
aux lois les plus simples l'oeuvre du créateur. Ici il faut
entendre par ame une substance active , et au lieu du
créateur , il faudrait dire l'ordonnateur des choses ; car
le créateur , selon l'acception donnée à ce mot parmi
nous , serait aussi l'auteur de cette ame de l'univers ,
acte de puissance qui ne serait pas tout simple , supposition
qui n'ôterait rien à la grandeur de la création . Au
reste , cette remarque de la lettre critique est plus juste
que la précédente. L'hypothèse du fluide psychique est
analogue , en effet , à l'opinion ancienne d'un principe
intelligent , sorte d'être invisible ,mais non pas immatériel.
M. Quesné donne à ce principe un nom spécial
il appelle psychique ce fluide répandu dans l'univers , et
1
MERCURE DE FRANCE , JUIN 1813 . 487
il le considère particulièrement dans les êtres où son
action se trouve plus sensible . Ainsi M. Quesné , s'autorisant
très- à-propos de la découverte , encore récente ,
de plusieurs fluides subtils , dont les diverses propriétés
rendent raison de tant de phénomènes auparavant inexplicables
, en suppose un dont l'introduction dans les
corps organisés les rend vivans . La connaissance des
fluides électrique et galvanique conduisait beaucoup de
personnes à cette idée ; tout se borne , chez l'auteur de
ces lettres , à supposer une autre matière subtile encore
inconnue , et à lui donner un nom convenable . Peutêtre
, à l'avenir , contestera- t-on l'existence de ce fluide
spécial ; peut-être croira-t-on que pour rendre raison
des mouvemens de la vie , autant que l'homme puisse
se le promettre , il suffit du calorique combiné avec
d'autres principes connus , et circulant , ou fermentant ,
pour ainsi dire , dans des organes fabriqués par l'artisan
suprême.
,
Il convient d'observer que si en adoptant la doctrine
du psychisme on se laissait conduire au matérialisme
ce serait librement , en quelque sorte. Dans cette doctrine
la sagesse de Dieu subsiste naturellement , et sa
puissance n'est pas méconnue. L'opération divine qui
formerait toutes les espèces vivantes avec des principes
semblables , et qui par la simple diversité des organes
multiplierait et perpétuerait des oppositions si fortes ,
cette industrie sublime n'aurait- elle donc rien qui nous
étonnât ? Celui qui veut plus , tombe dans un grand inconvénient
; il n'a pas le plaisir de se figurer que du
moins il comprend quelque chose. Le matérialisme
selon l'acception , non pas la plus juste , mais la plus
usitée , est réellement indépendant de la manière de
concevoir dans l'homme le principe vital. Si l'ame est un
esprit pur que Dieu créa , Dieu pourrait l'anéantir. Le
nier , et prétendre à la fois qu'un pur esprit ne peut
mourir , mais qu'il a pu naître , et que Dieu même
l'ayant fait ne saurait le détruire , ce serait avec trop
d'évidence sacrifier tout raisonnement à nos désirs ou a
nos préventions . Si , au contraire , une portion donnée
d'un fluide ardent et imperceptible vient soutenir le jeu
,
488 MERCURE DE FRANCE ,
des machines corporelles que la Providence a fabriquées
, pourquoi cette réunion particulière des élémens
psychiques , cette ame qui devient une , et qui se trouve
séparée de la source générale de vie , ne resterait-elle
pas soumise à cette même Providence , et ne survivraitelle
pas à l'enveloppe grossière dans laquelle d'autres
voient l'homme tout entier.
,
La supériorité de l'homme sur les autres animaux ,
s'explique aussi bien par la plus grande perfection des
organes , comme il est dit dans la seconde lettre , que
par l'existence d'une ame essentiellement différente du
principe qui suffit au reste des êtres vivans . Je ne vois
pas pourquoi l'homme devrait alors se mépriser luimême
comme on le voit dans la lettre critique . Que
Dieu nous ait donné des organes plus parfaits , ou une
ame plus noble , ne sommes nous pas également l'objet
de ses faveurs particulières ? Qu'importe à la dignité de
la vie , à la moralité des actions , de l'honneur , que le
génie qui l'inspire , ou la raison qui le conduit , soient
des résultats d'une substance qui n'étant pas un être positif
, est pourtant un être , qui n'étant rien de ce que
nous pouvons comprendre , est néanmoins quelque
chose selon nous , et qui n'existant pas avant le corps
formé pour la recevoir , a toutefois une existence
propre ?
1
Ils sont loin de nous , sans doute , les siècles où pour
refuter son adversaire il suffisait de le déclarer impie.
Quand on remplaçait un mot théologique de trois syllabes
par un autre mot non moins inintelligible , mais
de cinq syllabes , on était digne du fen ; la forme da
capuchon distinguait le reprouvé du prédestiné ; des
hypothèses , ou vaines , ou ingénieuses , mais étrangères
aux intérêts des hommes , agitaient le monde. Aujourd'hui
quelques brochures peuvent paraître sans
qu'une sainte indignation , sans que les ferveurs du zèle
partagent les puissances. Cette sagesse , digne des tems
éclairés , en négligeant ce qui ne saurait avoir qu'une
importance imaginaire , fera mieux reconnaître à la
longue l'importance réelle des principes de morale et
d'administration , des maximes claires, naturelles , inJUIN
1813 . 489
contestables , qui peuvent reprimer les penchans vicieux
et améliorer la condition des peuples .
Le ton même et quelques-unes des objections de la
lettre critique , ne semblaient pas de nature à n'y faire
voirqu'un simple jeu concerté avee l'auteur du psychisme;
mais M. Quesné ne paraissait pas non plus avoir rencontré
dans l'anonyme un adversaire bien redoutable , et
si , dans les lettres qu'il avouait, il n'avait rien consolidé,
ses efforts dans celle qu'on ne lui attribuait point alors ,
n'eussent pas été propres à détruire le plus frêle édifice .
Maintenant M. Quesné se déclare l'auteur de cette lettre
anonyme. Quel que soitle motif qui l'ait déterminé à faire
usage de ces petits moyens , il s'est attaqué lui-même sans
force à la vérité , mais aussi sans beaucoup d'autres ménagemens
. Dans les quatre lettres destinées à exposer
directement , ou à justifier l'hypothèse du psychisme ,
l'auteurn'a pas toujours employé des raisonnemens beaucoup
plus forts ou plus convaincans . La plupart de ses
observations semblent justes , et rien ne prouve qu'il
manque des connaissances que ces sortes de matières
exigent ; cependant pour fixer les regards de l'Europe sur
une assertion qu'il est presque impossible d'établir,
comme vraie , comme démontrée , mais qu'on pourrait
faire écouter commetrès -plausible, il faudrait sans doute
et plus de développemens , et plus de profondeur .
On trouverait dans tous les tems des femmes capables
de s'enfoncer dans les espaces de la vraie métaphysique ;
peut-être même le domaine des abstraits va-t-il former
leur partage , maintenant que les hommes paraissent n'y
trouver rien d'assez solide; néanmoins jusqu'à ce qu'ils
s'en soient désaisis sans retour , s'adresser expressément
à une femme dans ces questions où l'enjouement deviendrait
ridicule , c'est faire naître une prévention défavorable
, et donner à croire qu'on veut éluder toute discussion
réelle . M. Quesné semble du moins ne pas prendre
au systême de psychisme un fort grand intérêt. Si celui
de la vérité lui paraît un jour demander qu'on s'en occupe,
il publiera sans doute un Traité plus digne dé toute
l'attention que mérite un sujet dont l'obscurité n'est pas
essentiellement impénétrable , et qui , les lois morales
1
490 MERCURE DE FRANCE ,
exceptées , ne le cède en importance à riende ce que
peuvent se proposer les recherches de notre esprit
inquiet.
Bien que tous les hommes, selon le prétendu critique,
connaissent l'ame sous le nom de pur esprit , l'antiquité
entière en a eu d'autres idées , et même plusieurs docteurs
vénérés des chrétiens n'eussent pas vu dans le psychisme
une hérésie formelle. Les lois durables qui régissent
l'univers sont - elles le résultat du mélange de deux
principes matériels , l'un passif et inerte , l'autre constamment
actif , l'un brut et visible , l'autre impalpable et
divin ? Le monde , au contraire , n'est-il qu'une manifestation
accidentelle en quelque sorte , des desseins et de
la volonté d'un esprit pur , d'une intelligence seule nécessaire?
Telle est à-peu près l'alternative à laquelle
l'assertion du psychisme peut ramener . Les dogmes actuels
consacrent la seconde de ces idées ; les systèmes
anciens se rapprochaient assez généralement de la première
, et on la retrouve , dit-on , jusques chez les Chinois
qui réduisent à deux principes de cette nature leur
cinq élémens . Les Peischadiens , qui , lors de la venue
de Zoroastre , suivaient la loi de Djemschid, distinguaient
déjà l'ordre et la confusion , le mouvement et la résistance
, les fluides subtils et les corps visibles , les Jzeds
dirigés par Ormusd , et les Dews commandés par Ahriman
, puissances également subordonnées au tems sans
borne , à Mithras . D'autres contrées de l'Orient ,
l'Egypte , des philosophes grecs , et des sectes chrétiennes
expliquaient aussi par la combinaison des deux
principes , et le monde physique , et le monde moral :
or l'idée primitive des deux principes se réduit au concours
du feu toujours mobile (1) et des corps passifs ,
combinés par l'éternelle sagesse . Quel parti prendrait le
public d'aujourd'hui ? L'on en voit deux qui lui convien-
(1) Thales définissait l'ame , une nature sans repos ; Lactance ,
une lumière que le mouvement du sang entretient : les Brahmes ,
est-il dit dans le discours préliminaire du Zend-Avesta , par Anquetil
ne regardent pas comme possible l'existence de l'esprit
pur , etc.
JUIN 1813. 491
nent , et qui presque infailliblement le partageront en
deux seules classes . Les uns demanderont , qu'est-il
d'usage de croire ? et parleront comme on a parlé jusqu'à
présent dans leur famille. Les autres diront , laissons
l'ame etpoursuivons nos affaires . Cette ame impérissable
qui fait tout l'orgueil de quelques-uns et qu'ils détendent
avec une humeur un peu susceptible , paraît assez
légèrement traitée par les autres . Beaucoup de personnes ,
à l'heure de la mort , répéteraient volontiers les petits
vers , tout-à-fait dignes de notre tems , qu'un César doit
avoir faits dans ce moment qui est terrible pour de certains
esprits , et fort sérieux pour le sage .
Animula , vagula .......
Quæ nunc abibis in loca ,
Nec , ut soles , dabisjocos.
...
DE SEN** .
Prix ,
SUITE DES NOUVELLES DE Mme ISABELLE DE MONTOLIEU .
-Trois vol . in- 12 , avec de la musique .
7 fr. 50 c. , et 9 fr. franc de port. - A Paris , chez
Arthus- Bertrand , libraire , rue Hautefeuille , nº 23 .
Il faut que les romans soient les fleurs de la littérature
, car ce printems en a vu éclorre une assez ample
moisson. Les dames , comme on le peut penser , n'ont
pas été des dernières a ensemencer ce brillant parterre ;
mais combien de ces fleurs pourront se comparer à l'immortelle
? combien ont déjà pâli à l'éclat du grand jour ?
Cependant de tous les genres le roman est celui que les
femmes , dans une société très-policée , paraissent
particulièrement appelées à cultiver avec le plus de succès
; il y a même dans ce genre des parties où l'on ne
peut, sans injustice, leur refuser une incontestable supériorité
. Ainsi elles excelleront dans tout ce qui tient à
la peinture de l'amour , sur-tout pour le développement
des symptômes les plus fugitifs de cette passion , de ses
combats , de ses progrès , des effets qui résultent du
contraste des sentimens et des devoirs ; en un mot , de
492 1 MERCURE DE FRANCE ,
cette variété infinie de détails que les puissances mobiles
de l'imagination et de l'ame savent jeter au milieu de la
situation la moins variée , et qui forment les événemens
d'une vie soumise en apparence à la plus constante uniformité
. Tel est , en effet , dans l'ordre actuel des choses
le rôle le plus habituel ou , pour ne pas sortir de la
nature , on puisse placer une héroïne de roman , dépendante
comme elle l'est de l'empire des opinions , et même
des simples habitudes sociales ,de celui des préjugés et
des maximes qui règnent dans le monde , liée enfin par
toutes les espèces de convenances et de contraintes qui
sans altérer la nature des sentimens qui l'agitent , les
modifient cependant en mille manières , et leur prêtent
ces nuances délicates où s'empreignent les secrets du
coeur , dédale mystérieux dont personne mieux qu'une
femme ne sait découvrir , suivre et éclairer les détours .
S'il semble d'abord que le triomphe de leur talent soit
de rendre comme elles les inspirent la délicatesse des
sentimens , les touchantes émotions et tous les tourmens
d'aimer , on voit aussi qu'elles ne sont guères moins
heureuses dans toutes les observations qui demandent
de la finesse et même de la malignité ; que leur pinceau
vif et léger saisit et fixe avec une égale promptitude les
ridicules et les travers ; mais d'ailleurs leur habitude
leur besoin , peut- être , de tout rapporter à un seul objet
concentre, en quelque sorte, leurs aperçus . Circonscrites
dans un cercle assez étroit de relations sociales , leur
vue y acquiert plus de justesse et de netteté que d'étendue
; et ce qui semblerait prouver qu'en fait d'études ,
de caractères et de moeurs , elles ne pénètrent guères audelà
de certaines surfaces , et analysent peu les ressorts
généraux du coeur humain , c'est que , même dans les
tragédies où la peinture des effets de l'amour devrait en
apparence leur offrir quelque avantage , elles n'ont
jamais obtenu de succès décidé , et qu'elles se risquent
encore bien moins à écrire la haute comédie où il faut
une autre intrigue , d'autres portraits que ceux qui font
le charme et le succès d'un roman .
Mais si elles se sont formé dans ce genre un domaine
exclusif , quoique bien à elles , ce domaine n'est pas
JUIN 1813 . 493
également accessible à toutes. La vérité , la nature , la
grâce ne sont pas des choses aussi communes que plusieurs
de ces dames pourraient bien le penser. Il est
même à croire que plus elles montrent de prétentions à
ce précieux partage, moins au fond elles y ont de titres.
Il faut bien cependant être quelque chose ; on n'a pas
été élevée au sein des lettres et des arts, dans des pensionnats
académiques , pour descendre aux soins bourgeois
d'un ménage : on a des talens , un esprit vanté dans
vingt salons , un coeur dont vingt amis proclament la
sensibilité : tous ces dons seront-ils perdus pour l'univers?
Non, non, .... aura qui pourra de la vérité , du
naturel , de la grâce , nous nous jetterons à corps perdu
dans la sensibilité . La sensibilité est le roman du coeur ,
tandis que le véritable roman en est l'histoire . C'est une
mine féconde que l'Allemagne a ouverte à nos dames',
et qu'elles exploitent avec succès, quand faute de savoir
mieux faire elles se découvrent une vocation toute particulière
au métier d'auteur .
Mais vais -je ici , critique indiscret , mêler l'épine aux
Heurs , troubler ces succès obtenus avec tant d'art , où
plus barbare encore , insulter à la cendre des morts.
Non, contentons -nous d'avoir signalé les écueils du genre,
et offrons à celles qui s'y perdent et qu'on peut ramener
dans la bonne route l'exemple d'un auteur qui y marche
avec un succès distingué .
Les nouvelles de Mme de Montolieu dont j'ai à entretenir
le lecteur , appartiennent dans les romans à une
petite famille moins distinguée sans doute que les grands
romans d'intrigue et de caractère , mais qui n'en offre
pas moins à celui qui s'en occupe exclusivement beaucoup
de difficultés , et plus qu'on ne le croirait peut- être
au premier aperçu .
Lanouvelle est aux compositions plus étendues dumême
genre ce qu'est la poésie légère aux poëmes de longue
haleine , ou si l'on veut , ce qu'est une esquisse bien terminée
à un tableau de grande proportion. Elle doit parconséquent
offrir , mais dans des dimensions plus resserrées
, la même fécondité d'imagination , le même art
dans la distribution des parties , le même intérêt dans le
494 MERCURE DE FRANCE ,
sujet , le même charme dans le style que les compositions
du premier ordre.
Quelquefois la nouvelle n'est qu'un récit tantôt gai,
tantôt touchant et naïf de quelque aventure intéressante
ou par la qualité ou par la situation des personnages . Il
lui suffit alors pour plaire , que les événemens en soient
vraisemblables , l'intrigue attachante et les caractères
naturels : quelquefois aussi elle se propose la peinture
des moeurs et de la société , elle met en scène quelquesunes
des passions qui agitent le coeur humain. Mais c'est
dans ces sortes de tableaux que me paraissent réunies
toutes les difficultés de cette composition , et que lemérite
du peintre qui les traite avec succès peut briller dans
tout son jour . En effet , les bornes du cadre où il s'est
renfermé ne peuvent que le gèner dans le développement
des caractères : il ne peut ni ne doit multiplier les
groupes ; s'il veutmettre trop de variété dans ses dessins,
ils seront mal terminés ; s'il donne trop de force à l'intrigue
, il devient très-difficile que la progression des
événemens y soit préparée avec assez d'art , amenée
avec assez de naturel. En jugeant d'après ces idées les
trois volumes de nouvelles que vient de publier Mme de
Montolieu , je ne doute pas qu'on n'y trouve les parties
essentielles de l'art en général parfaitement traitées , et
la plupart des difficultés évitées ou vaincues avec beaucoup
de bonheur .
Ces nouvelles sont au nombre de cinq et intitulées :
Nanthilde , ou la Vallée de Balbella , la Découverte des
Eaux thermales de Weissembourg, Cécile de Rodeck, ou
les Regrets , la Sylphide, et Sophie d'Alwin , ou le Séjour
aux eaux de B*** .
Il faut commencer par faire remarquer au lecteur que
Mme de Montolieu ne se présente cette fois que comme
traducteur ou imitateur : en effet , elle doit le fond de
Nanthilde à M. Aug. Lafontaine , celui de Cécile de
Rodecket Sophie d'Alwin à Mme Pichler, les Eaux de
Weissemlourg en partie à M. de Wiss, et la Sylphide à
la duchesse de Devonshire ; mais Mme de Montolieu ,
même quand elle veut bien n'être que traducteur , rend
souvent des services si essentiels à l'auteur original, soit
JUIN 1813 . 495
en le forçant à se prêter à nos goûts , à notre manière de
juger et de sentir , soit en développant une situation qui
n'est qu'indiquée , en élaguant ou suppléant des accessoires
, terminant des portraits , enfin jetant plus de
charme et sur-tout une couleur plus vraie dans l'ensemble
des tableaux , que je crois fermement devoir et pouvoir
en sûreté de conscience lui adresser une bonne part des
éloges que je donnerai à ces traductions , dont je n'ai
pas les originaux sous les yeux.
C'est dans Cécile , ou les Regrets , et le Séjour aux
eaux de B*** , qu'on trouvera particulièrement des peintures
de moeurs , des scènes de la société qui , pour être
réduites en quelque sorte aux proportions de tableaux de
chevalet, n'en présentent pas moins d'intérêt et de vérité .
Dans les autres on remarquera d'avantage l'art de conduire,
suspendre et dénouer avec de très - simples ressorts
une intrigue attachante , et d'amener par des moyens
toujours naturels , des situations souvent très-pathétiques .
Je mettrai cependant quelque restriction à ces éloges
par rapport à la Sylphide , traduction ou imitation libre
d'un conte de la duchesse de Devonshire . Ce n'est pas
pourtant que les détails de ce conte manquent d'agrément
, qu'il ne se fasse lire avec plaisir , mais le principal
ressort m'en semble puéril et peu propre à produire un
véritable intérêt . Toute l'intrigue roule sur la faiblesse
d'esprit d'un jeune seigneur qui croit aux sylphes , et
dont la cousine , veuve à la fleur de son âge d'un vieux
mari , ne veut épouser ce cousin qu'elle aime , ni même
s'offrir à ses yeux qu'après l'avoir rendu amoureux en
s'emparant de son imagination et de son coeur , sous le
nom d'Alice , sylphide de la constellation de la Lyre . II
n'est pas besoin de dire que l'aimable sylphide avec tous
les moyens que lui donne une immense fortune , entoure
son cousin de prodiges qui , quoique très -naturels ,
l'étonnent beaucoup , et le conduisent enfin aux pieds
de sa tendre mais un peu singulière amante : mais ce qui
m'a le plus frappé dans cette nouvelle ( et déjà d'autres
romans d'auteurs du même sexe m'avaient donné lieu de
faire la même remarque ) c'est que les femmes , dans
toutes ces compositions , ne se montrent pas très-rigo
496 MERCURE DE FRANCE ,
ristes à l'égard de leurs amans , qu'elles prêtent à ces
êtres si parfaits , ou pour parler plus juste , si charmans
àleurs yeux , des faiblesses qui sembleraient devoir altérer
l'empire qu'ils exercent : mais est-ce à nous à nous
plaindre de ce qu'elles n'en exigent pas davantage?
Félicitons-nous bien plutôt de l'indulgence de leur coeur
et de la modération de leur esprit.
Je ne veux point trop satisfaire la curiosité des lecteurs
qui voudront connaître par eux-mêmes ces nouvelles
, ni anticiper sur leurs plaisirs . Je vais tâcher
seulement de leur en révéler assez pour justifier la confiance
avec laquelle je les engage à se procurer ce joli
récueil.
Les deux premières histoires nous offrent des personnages
pris dans ces tems de chevalerie , où la civilisation
naissante n'a point encore effacé la simplicité antique',
et contraste même d'une manière piquante avec les restes
de la barbarie qui a précédé. L'imagination se prête
toujours avec plaisir à l'illusion par laquelle nous aimons
à entourer ces anciens preux de nos respects et de nos
hommages ; nous admirons presque involontairement ces
vieux châteaux où nous supposons qu'avec des moeurs
moins élégantes , même rudes ét un peu sauvages , habitaient
plus de loyauté , de courage et de vertus , qui du
moins nourrissaient de plus vigoureux caractères .
Dans la première de ces nouvelles , on voit une jeune
bergère nommée Nanthilde , fille d'un paysan autrefois
serf d'un couvent , qui , comblée de tous les dons de la
nature , et ayant reçu du hasard une éducation au-dessus
de son sort , inspire la passion la plus ardente au jeune
héritier d'une famille souveraine dans les vallées des
Hautes-Alpes qui séparent la Suisse de l'Italie et des
Grisons . L'honneur combat long-tems dans le coeur du
jeune comte Talto , c'est le nom du héros de l'aventure ,
un amour que sa raison condamné , que sa famille ni ses
vassaux n'approuveront pas, et qui ne lui promet de
bonheur qu'en sacrifiant ou ses devoirs ou l'innocence
et la vertu ; mais les moines du couvent où a servi le père
de Nanthilde , sur le bruit de sa beauté , la réclament
comme leur serve ; un puissant baron l'enlève etla cache
JUIN 1813.
EPE
DE
LA
SE
dans un de ses châteaux . Son amant
hesgarde plus de
mesure ; il fait la guerre au couvent; que le barou et
délivre Nanthilde. Cependant Talto a pour onele et fuleur
le noble et puissant abbé Walderam , aussi indulgent
que sage , qui voyant l'excès de la passion de son neveu
et s'étant convaincu par son propre examen combien
l'objet en est digne d'être aimé , lui propose de consentir
à son mariage avec la bergère , de les unir lui même ,
pourvu qu'il s'engage sur sa foi de chevalier à exiger de
son épouse tout ce que lui , abbé Walderam . jugera
à-propos de lui commander. On peut pressentir que cette
loi bizarre en apparence va amener des épreuves qui
coûteront quelques larmes à l'amoureux Talto et à la
fidelle Nantilde . Cet oncle qui a béni lui-mêine leurs
noeuds semble décidé à les rompre et prépare tout pour
les séparer.
Le lecteur, si jene me trompe, partagera plus d'une fois
l'inquiétude des deux époux : mais qu'il se rassure ; la
vertu , les grandes qualités de la bergère , brillent de
tant d'éclat dans toutes ces épreuves que l'amour et
l'hymen du comte sont justifiés , et que ses fiers vassaux
sont eux-mêmes entraînés à proclamer Nanthilde leur
souveraine . On pourrait à la rigueur trouver quelque
trait de ressemblance entre Nanthilde et Grisélidis ; mais
l'extrême différence des situations ne permet pas de s'arrêter
long-tems à ce rapprochement . D'ailleurs cette
nouvelle se fait remarquer par une grande vérité de couleur
locale , par la simplicité des moyens , l'intérêt des
événemens , et un dénouement d'autant plus pathétique
qu'il est noble et imposant sans cesser d'être naturel .
1
L'amour dans la seconde nouvelle conduit le beau , le
jeune frère Gervais de Simenegk et la tendre Ursule de
Weissembourg , tous deux victimes de lois sévères que
leurs coeurs n'avaient point ratifiées , à la découverte des
eaux thermales qui portent le nom de la contrée possédée
par les parens d'Ursule . Plus d'un lecteur , plus d'une
lectrice , s'égarera avec plaisir dans le labyrinthe de
rochers où la nature a caché le trésor de cette source
précieuse , et qui mériterait en effet plus d'hommages
encore que celle qu'illustrent les noms de Pétrarque et
:
I i
498 MERCURE DE FRANCE ,
de Laure , s'il était vrai que deux tendres amans lui aient
dû leur bonheur , et que par eux le bienfait de ses eaux
se soit répandu sur toute la contrée qui les possédait
sans les connaître . Mais imitons la discrétion du narrateur
de cette histoire : moins de recherches et plus de
foi . C'est , au moins en fait de contes , et peut-être en
quelques autres occasions encore , le moyen le plus sûr
de ne pas désenchanter son bonheur et détruire ses
plaisirs.
Mme de Montolieu a donné à son récit les formes du
style gaulois qui se fait encore ouir avec succès dans la
romance et d'autres petites pièces de vers. Je n'en conseillerais
pas cependant l'emploi dans un ouvrage plus
considérable : mais cette nouvelle a peu d'étendue :
d'ailleurs ce gaulois est assezfrancisé pour n'effaroucher
aucune classe de lecteurs . Tel qu'il est , il m'a paru souvent
ajouter du charme et de la grâce aux peintures
douces et simples , aux sentimens naïfs qui caractérisent
cette nouvelle .
Je n'hésite pas à proclamer Cécile de Rodeck , ou les
Regrets le chef-d'oeuvre du recueil : non pas peut-être
que Nanthilde et sur- tout Sophie d'Alwin , dont je n'ai
encore rien dit , ne puissent le lui disputer du côté de
l'intérêt ; mais Cécile est plus fortement conçue , elle a
un but moral plus marqué; les caractères en sont plus
hardiment dessinés , et la combinaison des ressorts , et
le mérite de l'exécution , doivent lui assurer la palme .
* Cécile est une jeune héritière que, dèsson enfance, sa
famille, unie à celle de Blankenwerth , a fiancée au petit
Ernest , le dernier rejeton de cette maison. Elevés ensemble
, les deux enfans semblent seconder les projets
de leurs parens ; mais dans le dessein de donner à Cécile
la connaissance de quelques arts d'agrément qui doiventla
rendre plus aimable aux yeux de son époux , et lui servir
à embellir la vie qu'elle est destinée à passer avec lui à
la campagne , on la conduit à la ville où elle reste si
long-tems séparée de Blankenwerth qu'elle n'en a plus
qu'un souvenir confus . Avouons tout; elle l'a parfaitement
oublié pour un des jeunes seigneurs de la cour , cultivant
comme elle tous les arts , le meilleur danseur , le plus
JUIN 1813 . 499
charmant musicien de toutes les sociétés , l'ame des bals
et des plaisirs , le régulateur de la mode , l'oracle des
jeunes gens , et qui (on he sait trop ici comment) a eu
le privilége de se faire le précepteur de Cécile . Il lui
a inculqué les leçons de la plus haute philosophie , et la
frop docile élève est devenue une assez forte raisonneuse
, discutant très bien l'étendue du pouvoir paternel
sur les mariages formés par les pères sans consulter le
coeur, les caractères , la manière d'être et de sentir de
leurs enfans .
L'amour dont Cécile se croit éprise pour le beau baron
d'Adlan , son maître de philosophie , l'attachement passionné
que celui- ci lui témoigne , son esprit , sa conversation
brillante , et sa séduisante figure , font trouver
très- étrange à l'ingrate fiancée d'Ernest de Blankenwerth
que celui-ci se croie encore lié par l'enfantillage de leur
union projetée , qu'il se prépare à venir réclamer comme
un droit le titre définitif d'époux. Elle se plaint , dans
une première lettre à une amie , du malheur qui l'attend
s'il faut voir toutes ses grâces , toute sa belle éducation
sacrifiées à un seigneur campagnard , sans ton , sans
manière , dévot comme ses gothiques ayeux , tandis
qu'elle , elle a élevé son ame jusqu'aux plus hautes pensées
de la philosophie ; et il est bien un peu vrai que
tout ce qu'elle dit du peu de soin qu'on a pris d'assortir
ses goûts , son esprit , toute son éducation à celle
de son futur époux , ne manque pas de force ni d'une
grande apparence de raison : j'avoue , quant à moi , que
Cécile me semble ici adresser elle-même à son auteur
peut-être la seule critique à laquelle pouvait donner
lieu cette charmante nouvelle , en faisant trop bien sentir
que la faute première et nécessaire sur laquelle repose
toute la conception du roman , le tortd'avoir séparé Cécile
d'Ernest , aurait besoin de plus de motifs et de préparation.
Je ne veux pas dire par- là que la supposition de
cette faute soit inadmissible ; je n'ai point la perspicacité
de certain fameux Aristarque qui voudrait réformer la
plupart des chefs-d'oeuvres tragiques de la scène française
, parce qu'ils sont fondées sur des sottises , des
extravagances , et qu'il voudrait apparemment que l'on
li 2
500 MERCURE DE FRANCE ,
,
fit des tragedies avec des esprits bien réglés et des passions
raisonnables . Non , je ne mets point en doute que
la sottise ne soit trop souvent la reine du monde ; seulement
je crois que les évènemens où elle préside le plus ,
doivent cependant encore avoir leur raison , leur cause
dans nos passions , nos préjugés , nos habitudes , ou dans
quelques circonstances impérieuses ; et qu'ici par
exemple , il me paraîtrait aussi nécessaire que facile
d'imaginer quelque cause de cette nature pour expliquer
comment Ernest et sa jeune fiancée sont restés si longtems
sans rapports l'un avec l'autre , comment , pendant
ce tems , le baron d'Adlan a pu trouver les occasions
de s'approcher de Cécile , et de la soumettre à son funeste
ascendant .
Quoi qu'il en soit , cette situation une fois donnée ,
l'intrigue se forme et marche sans languir. Ernest de
Blankenwerth arrive avec tout ce qu'il faut pour déplaire
à Cécile . Il est gauche , sans usage , exprime avec une
franchise assez vive tout ce qu'il pense , tout ce qu'il
sent; c'est un vrai campagnard. Cependant Cécile observe
que si ses formes sont presque colossales , sa
taille , ni ses traits n'ont rien de désagréable ni de commun;
elle croit revoir en lui un de ces nobles enfans de
l'antique Germanie , ou ces paladinsfrançais , les Roland,
les Renaud........ Ses yeux sont bleus ; ses cheveux d'un
beau blond doré retombent en désordre sur son front;
enfin il montre pour elle une passion véritable. Toutes
ces petites remarques ne sont point jetées là sans dessein .
On voit qu'Ernest ne déplairait peut être pas ; mais
Adlan est là ; et tandis qu'Ernest excite le rire du salon
par des danses où il paraît n'avoir eu pour maîtres que
les paysans qui viennent sauter le dimanche dans l'avenue
de son château , Adlan , appuyé sur l'extrémité
du piano , regarde tristement Cécile , et soupire comme
Werther auprès de Charlotte. On ne tient pas à une
situation si touchante , et placée si à propos . Le sort en
est jeté ; le comte de Blankenwerth est éconduit ; et Cécile,
livrée sans expérience au charme des prestiges qui
subjuguent son esprit sans corrompre son coeur , Cécile
dont la raison est fascinée , mais dont l'ame reste pure ,
JUIN 1813 . 5or
noble et généreuse , va mériter ses malheurs , sans cesser
de nous intéresser , et nous forcer à la plaindre , l'excuser
même , et partager les regrets qui l'attendent et qui ne
pourront adoucir qu'un seul instant la rigueur de son
sort.
Mais n'anticipons point sur les événemens ; ne disons
point quel funeste réveil tirera l'aveugle épouse du bel
Adlan de toutes ces illusions ; comment ce mari préféré
justifiera les soupçons du lecteur judicieux qui doit déjà
entrevoir en lui un coeur pervers , un lache et vil hypocrite
; quelles circonstances , changeantles formes un peu
négligées sous lesquelles le comte de Blankenwerth s'est
montré d'abord , en feront un héros trop tard connu de
l'infortunée Cécile , qui n'obtiendra qu'en le sauvant d'un
odieux complot par le sacrifice de sa propre vie , le
douloureux bonheur de connaître que l'amour qui s'est
réveillé en elle pour l'ami de son enfance était vivement
partagé par ce coeur généreux , et la consolation d'expirer
dans ses bras .
Sophie d'Alwin , ou le séjour aux eaux de B*** , qui
occupe le troisième volume , offre des événemens si
multipliés que je ne pourrais , sans dépasser de justes
bornes , entreprendre de les présenter au lecteur .
La plupart de ces événemens donnent lieu à des situations
singulièrement attachantes ; cette nouvelle a
même sur la précédente l'avantage d'offrir un dénouement
heureux , et de laisser le coeur satisfait ; mais il y a
moins d'art dans l'exécution , et je soupçonnerais qu'elle
a été un peu moins travaillée que les précédentes . Il y a
trop de méprises et de surprises ; il y faut trop souvent
se prêter avec complaisance à l'ignorance où se trouvent
à point nommé les divers personnages des choses qui les
intéressent le plus , pour obtenir de cette ignorance des
effets à la vérité très-piquans , et dont le charme rachète
en quelque sorte le peu de soin qu'a pris le machiniste de
nous déguiser ses apprêts et ses ressorts .
D'ailleurs , dans cette nouvelle , il est peu de scènes
qui n'aillent au coeur ; la dernière sur-tout est vraiment
délicieuse ; et si j'ai insisté sur le défaut que je crois
saisir dans l'ensemble de l'ouvrage , c'est qu'il me semble
502 MERCURE DE FRANCE ,
qu'il en aurait coûté peu d'efforts à l'ingénieux traducteur
pour faire à- peu près disparaître les légères imperfections
que lui a offertes son modèle .
En résumé , s'il m'est permis de tirer l'horoscope de
ce joli recueil , je pense que , fait pour plaire à tout le
monde , il sera sur- tout accueilli des femmes qui s'y verront
peintes , non pas toujours sans défaut , mais du
moins toujours avec intérêt et délicatesse , et qu'on devra
indispensablement le mettre , cet été , des voyages de
çampagne , et l'appeler à en varier les plaisirs , à en occuper
le repos .
J'ajoute pour dernier titre de recommandation que :
Lamère en permettra la lecture à sa fille .
C'est un éloge acquis à tous les ouvrages sortis de la
plume de Mme de Montolieu.
Quant au style , il y est habituellement simple et naturel
; il a de la chaleur quand il le faut, et ne vise point
à l'effet : c'est une grace naïve qui plaît toujours sans
donner lieu à se récrier d'admiration. Ces qualités ne se
trouvent pas par-tout aujourd'hui , et on les chercherait
quelquefois en vain dans des styles bien plus éblouissans.
Enfin , pour terminer bien consciencieusement monmétier
de rapporteur ou de critique , j'ai aperçu par-ci ,
par-là , quelques fautes d'impression qui n'accusent que
l'imprimeur , et quelques légères négligences , dont
plusieurs pourraient lui appartenir encore; mais il faut
être revenu plusieurs fois sur cette lecture , et s'être endurci
contre les émotions qu'elle produit , pour s'apercevoir
de ces petites taches . GIRAUD.
OEUVRES CHOISIES DE COLARDEAU. Edition stéréotype ,
d'après le procédé de Firmin Didot.-Un vol. in-18.
La collection des ouvrages imprimés par le procédé
de la stéréotypie aurait été incomplète , si l'on n'y
avait aussi compris les oeuvres choisies de Colardeau.
M. Didot , dont la famille a rendu de si grands services
aux lettres , par les belles éditions qu'elle a données ,
JUIN 1813 . 503
s'est biengardé d'oublier un poëte qui occupe une place
brillante à la suite des plus célèbres du dix-huitième
siècle . Il a confié le soin de son édition choisie à un littérateur
connu. On peut donc être assuré d'avance de
la bonté du choix , puisque M. Fayolle n'est pas un
de ces éditeurs étrangers à la littérature qui composent
ordinairement leurs éditions choisies de ce qu'il y a de
plus mauvais dans les oeuvres complètes .
Colardeau a travaillé pour le Théâtre ; la fragédie
d'Astarbé fut son début , et obtint un succès qu'elle ne
méritait pas ; elle est justement oubliée aujourd'hui , car
quelques beautés de style ne suffisent pas pour couvrir
le vice de la composition . Caliste , imitée d'une tragédie
de Rowe , intitulée la Belle Pénitente , s'est conservée au
théatre malgré de grands défauts . Colardeau voulut ensuite
traiter le sujet d'Antigone , mais il est mort avant
d'avoir achevé sa pièce dont on n'a trouvé que le plan
et quelques scènes dans ses papiers. Je ne parlerai pas
ici des Perfidies à la mode : c'est une mauvaise comédie ,
ainsi que toutes celles qui sont sorties de l'école de
Dorat..
M. Fayolle a fait entrer Caliste dans son édition : il
le devait en effet ; si ce n'est pas un bon ouvrage , on y
trouve des beautés du premier ordre. Colardeau , auquel
une santé chancelante interdisait toute composition difficile
, était dépourvu de cette force detête nécessaire
pour tracer un plan , développer un caractère et combiner
des effets dramatiques . La lecture de Caliste prouve
qu'il n'eût ni le génie qui crée , ni l'esprit qui exécute les
grandes conceptions du génie. Le plan de sa tragédie
est plus embrouillé que fortement intrigué. L'auteur se
traîne servilement sur les pas de Rowe sans savoir employer
ses beautés. Le sujet d'ailleurs est atroce , et
Lothario qui devait éveiller l'intérêt et la pitié , n'inspire
que le dégoût et l'horreur . Mais de brillans détails et de
belles scènes , telles que la troisième et la quatrième du
quatrième acte , et sur-tout celle du cinquième , entre
Sciolto et Caliste sont éminemment tragiques et traités
d'une manière supérieure. Le style de la pièce est en
général pathétique et entraînant, et les vers ont souvent
504 MERCURE DE FRANCE ,
une harmonie presque racinienne . Le monologue suivant
en offre l'exemple. Il est tiré du cinquième acte après
la belle scène où Sciolto père de Caliste déshonnorée ,
lui apporte la coupe qui doit terminer le sort de cette
infortunée , et s'enfuit désespéré après avoir pressé pour
la dernière fois sa fille dans ses bras paternels .
Mourons , ne tardons plus ; tout espoir est détruit....
Mais quelle solitude enferme la victime !
Hélas ! le remords seul accompagne le crime :
Le plus vil des humains , au terme de ses jours ,
Voit d'autres malheureux lui prêter des secours :
Et moi , seule en ces murs tremblante , consternée ,
De l'univers entier je meurs abandonnée !
Le soufle de ma vie est prêt à s'exhaler .
(Regardant le tombeau de Lothario . )
Et c'est sur ce tombeau que mon sang doit couler !
L'autel est , après tout, digne du sacrifice .
Non , non , la mort pour moi ne peut être un supplice.
(Elle prend la coupe. )
Que sais-je ! en préparant ces poisons destructeurs ,
Peut-être que mon père y mêla quelques pleurs ....
Ah cette douce idée affermit mon courage !
(Elle boit le poison . )
C'en est fait , et la mort est enfin monpartage.
Déjà d'un voile épais mes yeux sont obscurcis ....
Où vais-je ? où reposer mes pas appesantis ?
Où mè trainer ? je cède ... et ma force succombe.
Mais où suis-je ? ah grand Dieu ! au pied de cette tombe.
Infortuné mortel que je n'ose nommer ,
Dont j'ai plaint le trépas ... Que mon coeur put aimer ,
Au fond de ton cercueil tu triomphes encore !
Plus coupable que moi , c'est toi que je déplore.
Je ne doute pas que la beauté des vers de Caliste , et
J'appareil du spectacle de cette pièce , ne lui fissent obtenir
un brillant succès si on la reprenait , pourvu toute
fois qu'on eût une actrice qui rappelât le jeu admirable
de Mlle Clairon .
Le rôle de Lothario donnerait occasion à M. Talma
de faire briller l'énergie entraînante de son ame vraiment
tragique , sa sensibilité vive et passionnée , et cette cha
JUIN 1813 . 505
leur noble et pathétique , mais toujours naturelle et vraie ,
qui fait couler tant de larmes . J'ose le dire ici , on doit
à Colardeau , mort après de longues souffrances et dans
toute la force de son talent , une reprise qui rendra plus
populaire son nom , connu des gens de lettres seulement
.
L'épître d'Héloïse à Abeillard , imitée de Pope , mais
embelli par l'imitateur , est le seul ouvrage de Colardeau
qui ne soit pas ignoré des hommes du monde , et surtout
des femmes par lesquelles il a été inspiré et pour
lesquelles il a été écrit ; mais les Hommes de Promethée ,
le Patriotisme , et sur-tout l'épître à Duhamel de Denainvilliers
, morceaux moins célèbres parce qu'ils ne parlent
pas au coeur et aux passions comme l'épître d'Héloïse ,
annoncent un talent supérieur. M. Fayolle a placé à la
suite de ces excellentes poésies , un choix de poésies diverses
, parmi lesquelles se trouve l'Epitre à Minette ,
seule satire que Collardeau se soit permise. Il n'avait
aucun talent pour ce genre traité par Boileau , par Voltaire
, et par Chénier , que l'équitable postérité placera
immédiatement après les deux premiers , d'une manière
si supérieure , mais sous des points de vue différens . Ce
qui prouve que Colardeau n'entendait pas la satire ,
c'est que sa satire n'a ni malice , ni originalité , ni verve .
Il y prodigue pourtant les injures les plus grossières : les
mots de naturel infâme , de complots , de cabales , de
langues envenimées , de sales rapsodies , de noir venin ,
de sucs impurs , de basse effronterie , de poison , de
crime , etc. , se rencontrent à chaque vers .
Lebrun contre qui cette satire est dirigée , et qui était
l'agresseur , y répondit par une épître intitulée : lAnti-
Minette , ou le Coup de patte , et mit plus de dureté que
de malice dans sa réponse , dont voici quelques traits :
On rit de voir cet embryon mutin
Se courroucer en style de Cotin ,
Etmiaulant des vers avee sa chatte ,
Mettre avec art un carquois dans leur patte.
Petit chaton qui n'a griffe , ni dent ,
S'avise à tort de prendre un air mordant ,
:
:
506 MERCURE DE FRANCE,
Etpourrait bien dans ce combat funeste ,
Sot agresseur , perdre ce qui lui reste.
Que j'aime à voir ce marmouset prudent ,
N'apprendre rien de peur d'être pédant ,
Toujours servile et malheureux copiste
Suivre Pinchesne et Boyer à la piste ;
Pour Marsyas abjurer Apollon ,
Etre poëte à l'aide d'un Fréron ,
Car de tout tems sa muse Colardière
Ade Fréron partagé la litière .
....
Pauvre rimeur cache ton noir chagrin ;
Subis en paix le sort de Pellegrin ,
Ne reviens plus , risible en ta furie
Glapir des vers pour ta ménagerie ;
Et désormais , content d'être oublié
Garde toi bien de te croire envié .
J'ai cité ce qu'il y a de moins dur dans le Coup de
patte , où règne un ton d'emportement qui n'est jamais
excusable. Lebrun eut , dans cette occasion , le fort
d'écraser de sa supériorité un homme qui ne l'avait pas
offensé .
Une des plus jolies pièces de Colardeau , est celle
qui est intitulée : A mon ami. Ce sont des stances où
règnent une sensibilité douce et vraie , et ce charme
attaché aux pensées mélancoliques .
Atous les goûts d'une folle jeunesse
J'abandonnai l'essor de mes désirs :
Apeinehélas j'en ai senti l'ivresse ;
Qu'un prompt réveil a détruit mes plaisirs.
Brillant d'amour etdes fleurs du bel âge ,
J'idolatrai de trompeuses beautés .
J'aimais les fers d'un si doux esclavage ;
En les brisant je les ai regrettés .
J'offris alors aux filles de mémoire.
Un fugitif de sa chaîne échappé ;
Mais je ne pus arracher à la gloire
Qu'un vain laurier que la foudre a frappé.
JUIN 1813 . 507
M. Fayolle a mis au commencement des OOEuvres
choisies de Colardeau , une excellente notice sur ce
poëte. Sa briéveté est l'unique reproche qu'on puisse lui
faire. Et nous le félicitons de mériter ce reproche qu'on
a rarement occasion d'adresser à nos littérateurs .
L. A. M. B.
Lettre aux Rédacteurs du Mercure de France , sur le
nouveau roman de madame DE GENLIS .
MESSIEURS , j'ai lu dans le Mercure du 8 mai , l'analyse
que M. Ad.... de S .... n a faite du nouveau roman de Mme
de Genlis . J'avais déjà lu plusieurs fois ce roman ; mais
les critiques de votre collaborateur m'ayant fait naître l'envie
de le relire encore , je remercie l'ingénjeux et habile
écrivain auquel le Mercure doit un grand nombre d'articles
remarquables par la sagesse des pensées , la finesse des
aperçus , et la pureté du style , du plaisir qu'il m'a procuré
d'une manière indirecte . Cependant la plupart de ses
observations sur Mlle de la Fayette, ne me paraissent pas
fondées . J'espère , Messieurs , que leur réfutation ne sera
pas déplacée dans le journal même qui les contient.
Je déclare , avant tout , que je n'ai pas l'honneur de
connaître M. de Geplis , et que je n'ai lu qu'un, petit
nombre de ses ouvrages : ainsi l'intérêt seul de la vérité
m'engage à prendre sa défense contre les critiques d'un
homme de lettres dont j'estime beaucoup le talent.
M. de S.... n commence son article par des réflexions
générales aussi judicieuses que bien exprimées sur le
Roman historique. Il ajoute ensuite : Que tout l'échafaudagede
puissance et degloire , toute la pompe et la majesté
dont s'environne l'amour des grands de la terre , a pour
lui moins d'attraits qu'un amour simple qui se cache dans
un rang plus modeste .
J'en demande pardon à M. de S ....n , mais il trouvera
peu de personnes qui soient de son avis ; autrement on
préférerait à voir , au théâtre , la représentation d'une pastorale
où l'amour simple se cache dans un rang modeste ,
à celle d'une tragédie où l'amour des grands de la terre
s'environne depompe et de majesté. Cette passion brûlante
étend son pouvoir sur toutes les classes et prend un caractère
différent suivant que les institutions qui fixent la dis508
MERCURE DE FRANCE ,
et
tance des rangs , prescrivent aux individus un système
d'éducation et un mode d'existence particuliers . Plus les
rangs s'éloignent , plus les habitudes de la vie different et
plus les passions prennent un caractère qui dépend de
faction de ces habitudes , de sorte qu'aux deux extrêmítés
on ne trouve presque pas de rapport dans des effets qui
proviennent d'une même cause. La fille d'un grand de la
terre era mélancolique et dissimulée , la bergere naïve et
sincère ; le jeune prince ardent , impétueux , exalté , mais
plein de confiance , le fi's du laboureur, d'abord timide,
et honteux , deviendra grossier dès qu'il aura osé faire connaître
ses désirs , privés du caractère moral que la société des
femmes peut seule leur donner Mais ces diverses nuances
intéressent lorsque le peintre a bien su les saisir ; ainsi , après
av irri de la naiveté de Cloé et de Daphnis , nous versons
des farmes sur les amours d'Enée et de Didon ; le lecteur
qu'Estelle et Némorin a charmé , admire la galanterie décente
et noble de Louis XIV, et le tendre abandon de la
duchesse de la Valliere ; et lorsqu'on s'est attendri sur le
sort de Paul et de Virginie , on peut frémir sur celui
d'Othello et d'Heldemone . Les amours des grands de la
terre n'ont rien de touchant , dit- on ; mais le Cid et Chimène,
Britannicus et Junie, Titus et Bérénice , Orosmane
et Zaïre , Nemours et Adélaïde ne sont-ils pas des grands
dela terve ? Cependant leurs amours nous intéressent bien
plus vivement que si elles étaient cachées dans un rang
plus modeste. Maintenant qu'on nous dise pourquoi ce qui
plaît dans une tragédie ne plairait pas dans un roman , on
l'auteur n'est pas forcé de développer son action et ses
moyens dans un court espace de tems ?
Pour prouver la vérité de sa proposition , M. de S.......
parodie le roman de Mme de Genlis , et suppose à la place
de Lonis XIII et de Mlle de la Fayette , un jeune homme
et une jeune fille plus rapprochés de lanature. Cette manière
d'apprécier un ouvrage est-elle bien conforme anx
règles de la saine critique? Je n'en crois rien , car il est
facile de rendre ridicule les choses les plus sublimes , en
les parodiant , et celui qui voudra juger Zaïre d'après les
Enfans perdus et retrouvés, Iphigénie en Tauride sur une
représentation des Rêveries renouvelées des Grecs , ou la
Veuve du Malabar en voyantla Veuve de Cancale , pourra
seul approuver la parodie de M.de S ...... n .
Il semble que le but que Mme de Genlis s'est proposé
dans son roman ait échappé au critique; il était cependant
1
JUIN 1813 .
509
bien facile à saisir : elle a voulu nous montrer deux personnages
rapprochés par un sentiment dont ils ignorent la
nature , mais qui est assez pur à leurs yeux , pour qu'ils le
prennent pour de l'amitié ; elle a voulu nous montrer une
jeune femine douée d'un caractère noble , que l'enthonsiasme
exalte , et qui cherche à développer dans le coeur
d'un roi faible , les germes de ces grandes qualités qu'elle
suppose au sang de Henti IV; elle a voulu nous montrer
un monarque sans caractère , quoique vaillant , et paresseux
, malgré ses bonnes intentions ; elle a voulu nous
montrer enfin l'esprit de la cour de Louis XIII . Je demande
maintenant si un tableau de ce genre , peint avec les couleurs
qui lui sont propres , ne doit pas éveiller l'intérêt. 11
est vrai que cet intérêt diffère de celui que font naître les
amours de Julie et de Saint-Preux : mais ici c'est la passion
portée jusqu'au délire ; dans Mademoiselle de la Fayette,
au contraire , c'est un sentiment doux et tendre , sur lequel
elle se fait tellement illusion , qu'elle cherche à reconcilier
celui qu'elle aime avec son épouse. Lorsqu'elle
est ensuite éclairée par une lettre du roi , elle sent les
dangers de sa position , et se voue à la pénitence , sans
être coupable d'aucune faute .
Si l'on en croit M. de S ...... n , le seul intérêt de curiosité
qu'inspire l'amant de Mademoiselle de la Fayette ,
ressemble à celui quefait naître le Marquis dans la comédie
du Legs ; osera-t- il déclarer son amour, ou ne l'oserat-
il pas ? :
Ce genre d'intérêt suffirait seul pour assurer le succès du
roman de Mme de Genlis ; car il n'y a pas d'intérêt sans
curiosité. La situation du marquis intéresse , parce qu'elle
naît de la timidité de son caractère, qui est dans la nature ;
aussi le Legs passe-t-il aux yeux des connaisseurs pour
l'une des bonnes pièces de Marivaux. Cependant si Louis
ressemble au marquis , Mlle de la Fayette , douée d'une
ame angélique , mais exaltée , et se trouvant dans une,
situation singulière et neuve , rend le roman bien plus
intéressant que la comédie . Ses vertus aux prises avec les
intrigues de Richelieu , dont elle veut renverser le pouvoir
en inspirant de nobles pensées au fils de Henri - le - Grand ,
ce mélange de fierté et de douceur qui anime tous ses
discours , les qualités de son caractère sensible et généreux,
mais grand et fort; en un mot , ses actions dirigées toujours
vers un but moral , forment un tableau dramatique que
le talent de Mme de Genlis anime des plus belles couleurs .
510 MERCURE DE FRANCE ,
Au reste le bon et le beau dans les arts éveillent toujours
l'intérêt , mais ce sentiment diffère suivant la nature des
objets qui le font naître. Nous n'éprouvons pas à la représentation
d'une tragédie la même impression qu'à celle
d'une comédie. Gilblas nous affecte autrement que la
Nouvelle Héloïse , une oraison funèbre de Bossuet qu'une
fable de La Fontaine , une élégie de Tibulle qu'un chapitre
de La Bruyère; et cependant nous somines vivement intéressés
parce que nous ytrouvons le bon et le beau .
Dès que le caractère et les desseins des héros du roman
deMme de Genlis sont bien connus , on ne peut leur reprocher
de se livrer sans rémords à un sentiment coupable ,
puisqu'ils se trompent sur la nature de ce sentiment , et
que Mile de la Fayette se fait religieuse aussitôt qu'une
proposition du roi lui dévoile le danger qui les menace
l'un et l'autre . Ce dénouement bien loin d'être une cари-
cinade convient si bien au sujet que le roman ne pouvait
finir d'une autre manière .
On a également tort de réprocher à Mille de la Favette
qui voulait épouser un homme doué de force , d'énergie et
de grandeur d'ame , son amour pour Louis XIII , puisqu'elle
croit que le sentiment quil entraîne vers lui , n'est
que de l'amitié, et que tous deux sontdans une position telle
que le roman doit finir au moment où ils découvriront leur
amour mutuel .
On dit encore qu'elle avait des préventions contre le roi
avant de le connaître , et qu'elles se sont changées en un
tendre intérêt dès qu'elle l'a connu. Cela est vrai, sans qu'il
y ait cependant de contradiction entre les sentimens de
Mlle de la Fayette et son espoir d'être un jour l'épouse d'un
héros .
Louis XIII était beau , la douceur tempérait la noblesse
de ses traits , son regard avait un charine inexprimable ,
sa physionomie une expression de mélancolie qui annonçait
de la sensibilité , et quoiqu'il n'eût ni vertu ni génie ,
il semblait avoir les germes de quelques qualités heureuses;
d'ailleurs il allait partir pour se mettre à la tête de ses
armées ; il n'est donc pas étonnant qu'il ait inspiré de l'intérêt
à Mi de la Fayette , et celle-ci pouvait bien concilier
dans son coeur son désir d'épouser un héros avec son amitié
pour un roi faible mais brave.
M. de S .... n blâme le rôle que Mmede Genlis faitjouer
au cardinal de Richelieu ; il me semble cependant que ce
rèle est bien dans le caractère de cet homme plus étonnant
JUIN 1813 . 511
que grand. On ne pouvait lui faire bouleverser l'Europe
pour rompre une liaison qu'il redoutait; il fallait donc avoir
recours à l'intrigue, car on saitque le cardinal ne négligeait
jamais les moyens les plus bas pour réussir. Mme de Genlis
qui parle d'après l'histoire ne mérite aucun reproche à cet
égard : il n'est pas d'ailleurs nécessaire que tous les personnages
d'un roman soient vertueux , et puisque ce sont
les intrigues de Richelieu et de Boisenval qui amènent lo
dénouement , il fallait les faire connaître ..
On critique encore l'incident qui prépare la scène à l'abbaye
de Longchamps : on y trouve un défaut de décence
et de délicatesse . C'est une découverte échappée aux nombreux
lecteurs de Mademoiselle de la Fayette; mais je n'en
feliciterai M. de S....n que lorsqu'il l'aura démontrée
rigoureusement , car je ne vois rien que de naturel dans la
manière dont cette scène sublime est amenée : il y règne
d'ailleurs un pathétique qui arrache les larmes , et bien loin
d'être un hors-d'oeuvre , elle anime l'action , sert à son développement
et présente sous un jour particulier la physionomie
des deux amans sans le savoir.
M. de S....n prétend que le style de Mme de Genlis
manque de chaleur : la lecture de Mademoiselle de la
Fayette prouve le contraire ; il suffit de lire le passage sur
saint Vincent de Paule , le récit de la mort de la mère de
saint François de Sales , la première représentation du
Cid , etc. , pour s'en convaincre . Après les reproches faits
au style , le critique ajoute que Mme de Genlis a plus de raison
que de sensibilité. La seule histoire de Mme de Brégi
où l'on admire deux beaux caractères , celui de Roquelaure
qui touche à l'idéal , et celui de Mme de Brégi elle-même
aussi parfait mais plus vrai , parce qu'il a appartient à une
femme , donnent la preuve que l'auteur possède à un trèshaut
degré cette sensibilité et cette raison qui font les
grands écrivains .
Iln'estpas un seul de ses romans, continue M. de S .... n ,
dont l'idée soit originale et neuve : cependant son dernier
(pour ne parler que de celui-là ) est fondé sur une idée
que le talent seul de l'auteur pouvait féconder. Les amans
sont dans une situation si singulière qu'ils ne doivent plus
exister l'un pour l'autre , aussitôt qu'ils connaîtront leur
amour. Je demande si ce n'est pas là une composition originale
etneuve .
Enfin on dit que ses conceptions sont des pieces et des
morceaux réunis tant bien que mal. Il serait je pense diffi
512 MERCURE DE FRANCE ,
cile de trouver un roman qui offrît plus d'ensemble et une
harmonie anssi parfaite dans toutes les parties , que Mademoiselle
de la Fayette ou que la duchesse de la Valliere.
Je pourrais dire encore beaucoup de choses , mais je ne
me flatte pas de convertir M. de S.... n qui n'a perverti personne
: et d'ailleurs les larmes des lecteurs du nouveau
roman de Mme de Genlis ont bien mieux réfuté ses critiques
que je ne le pourrais faire moi-même.
J'ail'honneur de vous saluer , L. A. M. BOURGEAT.
VARIÉTÉS .
Théâtre de l'Impératrice.- Première représentation du
Nouveau Mentor, comédie en trois actes .
Qu'un mentor véritable est une douce chose !
Ce phénix , si difficile à rencontrer dans le monde , n'a
pas été plus facile à trouver à l'Odéon . Le Nouveau Mentor
ne vaut pas l'ancien . L'un cachait la sévérité des leçons
sous le voile des grâces , il savait plaire comme il savait
instruire; l'autre ne plaît ni n'instruit. Il n'a tout juste ,
comme dit Figaro, qu'autant de probité qu'il en faut pour
n'être pas pendu. On s'attendait que dans un ouvrage où
les plus nobles sentimens devraient jouer leur rôle , on
trouverait au moins un des personnages qui contrastat
avec les caractères vils et odieux qui s'y trouvent en première
ligne . Voici une analyse abrégée de la pièce; et telle
qu'il nous a été permis de la saisir au travers d'une représentation
orageuse .
Dorval a son fils au collège . Ce père mystérieux l'a conduit
au moins jusqu'en rhétorique , sans lui devoiler sa
naissance Il s'est présenté à ses yeux sous le titre de
Mentor; il lui prodigue non-seulement ses soins et ses
conseils , mais il lui ouvre sa bourse dans laquelle le jeune
homme puise largement. Cependant l'âge des pa sions est
arrivé pour Dorlis , c'est le nom du fils . Il senflamme pour
une Mme de Marlis , coquette très- dissolue , et qui court
après les jeunes gens et le mariage. Comme il faut aux
personnages de cette nature , toujours un confident , elle a
su attacher à son char Florvel ; jeune intrigant accoutumé
à travailler à la fois pour elle et pour lui; ce prédicateur
de morale à la mode , s'empare aisément de l'esprit du
jeunehomme pour le conduire au but désiré . Le père , qui
DEPT
JUIN 1813 . 513
tremble de l'imprudence ou plutôt de la sottise queson s
va commettre , car il n'est question de rien moins que a
pouser Mme de Marlis , se creuse le cerveau pour enfantern
projet qui déconcerte ceux de ce fils chéri. Il fait servir à
ses desseins le professeur de Dorlis , un certain Varrus ,
pédagogue fort ennuyeux , qui n'a d'autre mérite que
d'assommer les gens par des citations grecques ou latines
ou des sentences telles que celles -ci :
Le grand Voltaire aurait plus de célébrité ,
Si durant sa jeunesse il eût été fouetté .
C'est le fouet des pédans qui fait les philosophes .
Voici le rôle que Dorval lui propose de jouer auprès de
Mme de Marlis . Il l'engage à se travestir, auprès de cette
coquette , en riche propriétaire des colonies , et à la tenter
par l'annonce des millions qu'il est censé apporter . Il n'en
faut pas tant à une coquette de l'espèce de Mme de Marlis ,
et ses appas ne sont point à un si brillant tarif. Elle se
décide donc aisément en faveur du pédagogue . Elle lui
promet sa main dans un tête à tête que Dorlis écoute caché
dans un cabinet voisin . Le jeune homine qui craint de
perdre sa conquête se dispose aux plus grands sacrifices
envers sa maîtresse , et lui offre un diamant du plus haut
prix; mais la dame ne trouve point le présent assez beau ,
elle le refuse . L'amant reçoit son congé . L'intrigant Florvel
qui s'en fie peu aux promesses , exige de Varrus , prêt à
épouser Mme de Marlis , pour garantie de ses intentions ,
un dedit de cinquante mille écus ; mais tout se dévoile.
Mm de Marlis , apprenant que le millionnaire qui doit l'enrichir
n'est qu'un pauvre pédagogue qui , pour toute fortune
, n'a que son grec et son latin , fait la généreuse , et
déchire le dédit de cinquante mille écus . Le père se dévoile
à son fils , et par le double droit de père et de Mentor , il
lui fait une mercuriale dont le public s'est moqué ; la toile
tombe , et les sifflets redoublent .
L'auteur aurait dû sentir que rien n'était plus froid et
plus usé que le plan de son ouvrage, et qu'on ne s'intéressait
guère à un imberbe qui se laisse sottement enlacer dans
les filets d'une coquette surannée. Les erreurs de l'amour
ne sont pardonnables au théâtre qu'autant que l'objet qui
les fait naître a des droits à l'estime publique par des qualités
attachantes. Le moyen qu'emploie le père est vil et
maladroit ; il serait plus propre à enflammer l'imagination
d'un fils qu'à la guérir. On ne trouve, dans la pièce , aucun
personnage amené pour exciter le rire . Un valet fripon
Kk
514 MERCURE DE FRANCE , JUIN 1813 .
peut égayer , parce que la friponnerie est, pour ainsi dire;
unvice inhérent à son espèce ; mais un professeur , voué
parson état àune certaine sévérité de moeurs , révolte quand
il se prête à des manoeuvres indignes d'un homme d'honneur
, et ne devient que platement ennuyeux.
Encore si cette pièce glacée rachetait par le style le vide
d'action , le décousu des scènes et une absence totale d'intérêt
, il serait doux de tempérer la critique par l'éloge.
L'auteur n'a presque rien laissé qui fût capable d'épanouir
le front du censeur et de faire tomber de ses mains la férule
. Dieu garde la jeunesse du faubourg Saint-Germain
de pareils Mentors . Il serait à souhaiter que l'administrateur
du théâtre de l'Impératrice , après tant de sacrifices pour
organiser la troupe distinguée qu'il possède , fût payé de
son zèle , pár quelques bons ouvrages ; mais le bon est rare
aujourd'hui .
Apollon laisse Mars seul faire des miracles.
LES couronnes et les vers pleuvent à Lyon de tontes parts
pour Me Duchesnois . C'est tantôt un amateur qui dans
ses vers élégiaques voit Melpomène toute entière dans
Mn Duchesnois : c'est par le rôle de Phèdre sur-tonut qu'elle
l'a séduit : il ne demande au ciel que la grâce de devenir
Hyppolite afin d'arracher de ses mains la coupe empoisonnée,
etd'épouser sabelle mère; tantôt c'est un anonyme qui
sous un voile discret lui adresse les voeux les plus tendres :
son sommeil est troublé depuis que Ml Duchesnois a paru
à Lyon . Gourmet de tragédie , dit-il , s'il en fut , il irait
aux extrémités de la terre pour lui voir jouer un seul de ses
rôles . On voit qu'à Lyon on est pour le moins aussi galant
qu'à Paris . Voici , au reste, ce que dit le journal du département
au sujet de cette charmante actrice.
«Nous avons le bonheur de posséder Me Duchesnois ;
cette actrice a bien voulu abandonner le théâtre de la capitale
pour faire entendre aux Lyonnais les accens de sa voix ,
et leur faire admirer son talent. Elle a commencé lundi dernier,
par Phèdre , le cours de ses brillantes représentations.
Une foule immense s'était portée ce jour-là au grand théâtre .
MeDuchesnois a produit une sensation difficile à peindre.
Enattendant que je puisse entrer dans les détails que mérite
une telle actrice et un tel ouvrage , je m'empresse de
rendre à Me Duchesnois un hommage en disant que
quelque brillante renommée dont elle ait été précédée dans
nos murs , elle a été encore trouvée au dessus de tout ce
qu'on doit attendre d'elle . ", DU PUY DES ISLETS.
POLITIQUE.
VOICI la continuation des notes officielles reçues de
l'armée par S. M. l'Impératrice et publiées parle Moniteur.
Du3omai.-Un convoi d'artillerie d'une cinquantaine de
voitures , parti d'Augsbourg , s'est éloigné de la route de
l'armée , et s'est dirigé d'Augsbourg sur Bayreuth ; les par
tisans ennemis ont attaqué ce convoi entre Zwickau etChemnitz
, ce qui a occasionné la perte de 200 hommès et de 300
chevaux qui ont été pris , de 7 à 8 pièces de canon , et de
plusieurs voitures qui ont été détruites ; les pièces ont été
reprises.
S. M. a ordonné de faire une enquête pour savoir qui a
pris sur soi de changer la route de l'armée. Que ce soitun
général ou un commissaire des guerres , il doit être puni
selon la rigueur des lois militaires , la route de l'armée
ayant été ordonnée d'Augsbourg parWurtzbourget Fulde .
Le général Poinsot , venant de Brunswick avec un régimentde
marche de cavalerie , fort de 400 hommes , a été
attaqué par 7 à 800 hommes de cavalerie ennemie près de
Halle ; il a été fait prisonnier avec une centaine d'hommes ;
200hommes sont revenus à Leipsick .
Le duc de Padoue est arrivé à Leipsick , où il réunit sa
cavalerie pour balayer toute la rive gauche de l'Elbe .
- Du 31 mai au soir . Le duc de Vicence , le comte
Schouvaloff et le général Kleist , ont eu une conférence de
18 heures au couvent de Wahlstadt , près de Liegnitz . Ils
se sont séparés hier 30 , à 5 heures après midi. Le résultat
n'est pas encore connu . On est convenu , dit-on , du
principe d'un armistice , mais on ne paraît pas d'accord
sur les limites qui doivent former la ligne de démarcation .
Le 31 , à 6 heures du soir , les conférences ont recommencé
du côté de Striegau .
delaMoskowa
Le quartier-général de l'Empereur était à Neumarkt ;
celui du prince de ayant sous ses ordres le
général Lauriston et le général Regnier , était à Lissa . Le
duc de Tarente et le comte Bertrand étaient entre Jauer et
Striegau. Le duc de Ragusé était entre Moys et Neumarkt .
Kka
516 MERCURE DE FRANCE ;
Le duc de Bellune était à Steinau sur l'Oder . Glogau était
entièrement débloqué . La garnison a eu constamment du
succès dans ses sorties. Cette place a encore pour sept
mois de vivres .
Le 28 , le duc de Reggio ayant pris position à Hoyerswerda
, fut attaqué par le corps du général Bulow , fort
de 15 à 18 mille hommes. Le combat s'engagea ; l'ennemi
fut repoussé sur tous les points et poursuivi l'espace
de deux lieues. Le rapport de cette affaire est cijoint.
Le 12 mai , le lieutenant-général Vandamme s'est emparé
de Wilhelmsburg , devant Hambourg.
Le 24 , le quartier-général du prince d'Eckmühl était à
Haarbourg. Plusieurs bombes étaient tombées dans Ham-
'bourg , et les troupes russes paraissant évacuer cette ville ,
les négociations s'étaient ouvertes pour la reddition de cette
place ; les troupes danoises faisaient cause commune avec
les troupes françaises .
Il devait y avoir, le 25, une conférence avec les généraux
danois , pour régler le plan d'opérations . M. le comte de
Kaas , ministre de l'intérieur du roi de Danemarck , et
chargé d'une mission auprès de Empereur , était parti
pour se rendre au quartier-général .
Du 2 Juin .- Le quartier-général de l'Empereur était
toujours à Neumarkt , celui du prince de la Moskowa était
àLissa. Le duc de Tarente et le comte Bertrand étaient
entre Jauer et Striegau ; le duc de Raguse au village d'Eisendorf;
le 3º corps au village de Titersdorf; le duc de
Bellune entre Glogau et Liegnitz .
Le comte de Bubna était arrivé à Liegnitz , et avait des
conférences avec le duc de Bassano .
Le général Lauriston est entré à Breslau le 1 juin à
six heures du matin . Une division prussienne de 6 à 7
mille hommes qui couvrait cette ville en défendant le
passage de la Lohe , a été enfoncée au village de Neukirchen.
Le bourguemestre et quatre députés de la ville de Breslau
*ont été présentés à l'Empereur , à Neumarkt , le 1er juin
present
à deux heures après-midi .
S. M. leur a dit qu'ils pouvaient rassurer les habitans ;
que quelque chose qu'ils eussent faite pour seconder l'esprit
d'anarchie que les Stein et les Scharnhorst voulaient
exciter , elle pardonnait à tous .
,
!
JUIN 1813 .
517
La ville.est parfaitement tranquille , et tous les habitans
y sont restés . Breslau offre de très -grandes ressources
.
,
,
Le duc de Vicence et les plénipotentiaires russe et
prussien , le comte Schouvaloff et le général de Kleist
avaient échangé leurs pleins-pouvoirs ,et avaient neutralisé
le village de Peicherwitz . Quarante hommes d'infanterie
etvingthommes de cavalerie, fournis par l'arméefrançaise,
et le même nombre d'hommes fournis par l'armée alliée
occupaient respectivement les deux entrées du village . Le
2au matin , les plénipotentiaires étaient en conférence
pour convenir de la ligne qui , pendant l'armistice , doit
déterminer la position des deux armées . En attendant, des
ordres ont été donnés des deux quartiers-géneraux afin
qu'aucunes hostilités n'eussent lieu. Ainsi , depuis le
1 juin à deux heures de l'après-midi , il n'a été commis
aucune hostilité de part ni d'autre.
Du 3.-La suspension d'armes subsiste toujours . Les
plénipotentiaires respectifs continuent leurs négociations
pour l'armistice .
Le général Lauriston a saisi sur l'Oder plus de 60 bâtimens
chargés de farine, de vin et de munitions de guerre
qui avaient été destinés pour l'armée qui assiégeait Glogau
, tous ces approvisionnemens viennent d'être dirigés
sur cette place .
Nos avant-postes sont jusqu'à mi-chemin de Brieg .
Le général Hogendorp a été nommé gouverneur de
Breslau . Le plus grand ordre règne dans cette ville. Les
habitans paraissent très - mécontens et même indignés
des dispositions faites relativement au landsturm ; on
attribue ces dispositions au général Scharnhorst , qui
passe pour un jacobin-anarchiste . Il a été blessé à la bataille
de Lutzen .
Les princesses de Prusse qui s'étaient retirées en toute
hâte de Berlin pour se réfugie: à Breslau , ont quitté cette
dernière ville pour se réfugier plus loin .
Le duc de Bassano s'est rendu à Dresde où ilrecevra le
comte de Kaas , ministre de Danemarck .
Du 4 au soir .-L'armistice a été signé le 4 , à deux
heures après midi. Ci-joint les articles .
S. M. l'Empereur part le 5 à la pointe du jour , pour se
rendre à Liegnitz. On croit que pendant la durée de l'armistice
, S. M. se tiendra une partie du tems à Glogau, et
518 MERCURE DE FRANCE ,
la plusgrande partie à Dresde , afin d'être plus près de ses
Etats.
Glogau est approvisionné pour un an .
Armistice .
Cejourd'hui 4 juin ( 23 mai ) les plénipotentiaires nommés
par les puissances belligérantes ,
,
Leduc de Vicence graud écuyer de France , général
de division , sénateur, grand- aigle de la Légion d'honneur,
grand'-croix des Ordres de Saint-André de Russie , de
Saint-Léopold d'Autriche , Saint-Hubert de Bavière , de
la Couronne-Verte de Saxe , de la Fidélité de Saint-Joseph ,
plénipotentiaire nommé parS. M. l'Empereur des Français ,
Roi d'Italie , Protecteur de la Confédération du Rhin ,
Médiateur de la Confédération Suisse , etc. muni des
pleius - pouvoirs de S. A. le prince de Neuchâtel, vice-connétable
, major-général de l'armée .
Le comte de Schouvaloff , lieutenant-général, aide-decamp-
général de S. M. l'Empereur de toutes les Russies ,
grand'-croix de l'Ordre de Wolodimir de la 2º classe , grand'-
croix de l'Ordre de Sainte-Anne , chevalier de l'Ordre de
Saint-Georges , 4º classe , commandeur de l'Ordre des
Saint-Jean de Jérusalem , et grand' -croix de l'Aigle-Rouge
de Prusse ; et M. de Kleist, lieutenant-général au service
de S. M. le roi de Prusse , grand' -croix de l'Aigle-Rouge
de Prusse , de Saint-Wolodimir de la 2º classe etde Sainte-
Anne de Russie , chevalier de l'Ordre du Mérite , de la
Croix de fer de Prusse , et de la Légion-d'Honneur ; munis
de pleins -pouvoirs de S. Exc. M. le général d'infanterie
Barclay de Tolly , général en chef des armées combinées .
Après avoir échangé leurs pleins - pouvoirs à Gebersdorff,
le 1 juin ( 20 mai ) , et signé une suspension d'armes de
36 heures : s'étant réunis au village de Pleiwitz , neutralisé
à cet effet , entre les avant-postes des armées respectives
pour continuer les négociations d'un armistice propre à
suspendre les hostilités entre toutes les troupes belligé
rantes , n'importe sur quel point elles se trouvent;
Sont convenus des articles suivans :
Art . 17. Les hostilités cesseront sur tous les points , à
Ja notification du présent armistice .
2. L'armistice durera jusqu'au 8 juillet ( 20 juillet ) inelus
,plus six jours pour le dénoncé à son expiration .
3. Les hostilités ne pourront en conséquence recommen
Y
1
1 JUIN 1813. 519
cer que six jours après la dénonciation de l'armistice aux
quartiers-généraux respectifs .
4. La ligne de démarcation entre les armées belligérantes
est fixée ainsi qu'il suit :
En Silésie ,
,
La ligne de démarcation de l'armée combinée , partant
des frontières de Bohême passera par Dittersbach ,
Pfaffendorf, Landshut, suivra le Bober jusqu'à Rudelstadt,
passera delà par Bolkenkayn , Striegau , suivra le Stricgauerwasser
jusqu'à Cauth , et joindra l'Oder en passant
par Bettlern , Oltaschinet Althoff.
L'armée combinée pourra occuperles villes de Landshut,
Rudelstadt , Bolkenhayn , Striegau et Cauth , ainsi que
leurs faubourgs .
La ligne de l'armée française , partant aussi de la frontière
qui touche à la Bohême , passera par Seiffershauf,
Alt-Ramnitz , suivra le cours de la petite rivière qui se jette
dans le Bober , pas loin de Bertelsdorf; ensuite le Bober
jusqu'à Lahn . Delà à Neukich sur la Katzbach par la ligne
la plus directe , d'où elle suivra le cours de cette rivière
jusqu'à l'Oder.
Les villes de Parschwitz , Liegnitz , Goldberg et Lahn ,
quelle que soit la rive sur laquelle elles sont situées , pourront
, ainsi que leurs faubourgs , être occupées par les
troupes françaises .
Tout le territoire entre la ligne de démarcation des armées
françaises et combinées sera nentre , et ne pourra
être occupé par aucune troupe , même par des landsturm.
Cette disposition s'applique par conséquent à la ville de
Breslau
Depuis l'embouchure de la Katsbach , la ligne de démarcation
suivra le cours de l'Oder jusqu'à la frontière de Saxe,
longera la frontière de Saxe et de Prusse , et joindra l'Elbe
en partant de l'Oder pas loin de Mühlrose , et suivant la
frontière de Prusse , de manière que toute la Saxe , le pays
de Dessau et les petits Etats environnans des princes de
la Confédération du Rhin appartiendront à l'armée française
, et que toute la Prusse appartiendra à l'armée
combinée .
Les enclaves prussiens dans la Saxe seront considérés
comme neutres et ne pourront être occupés par aucunes
troupes .
L'Elbe jusqu'à son embouchure fixe et termine la ligue
520 MERCURE DE FRANCE ,
de démarcation entre les armées belligérantes , à l'exception
des points indiqués ci-après :
L'armée française gardera les îles et tout ce qu'elle occupera
dans la 32ª division militaire le 27 mai ( 8 juin ) , à
minuit.
Si Hambourg n'est qu'assiégé , cette ville sera traitée
comme les autres villes assiégées . Tous les articles du
présent armistice qui leur sont relatifs Ini sont applicables .
La ligne des avant- postes des armées belligérantes à
l'époque du 27 mai (8juin ) , à minuit , formera pour la
32ª division militaire celle de démarcation de l'armistice ,
sauf les rectifications militaires que les commandans respectifs
pourront juger nécessaires . Ces rectifications seront
faites de concert par un officier d'état-major de chaque
armée , d'après le principe d'une parfaite réciprocité.
5. Les places de Dantzick , Modlin , Zamosc , Stettin et
Custrin seront ravitaillées tons les cinq jours , suivant la
force de leurs garnisons , par les soins des commandans
des troupes de blocus .
Un commissaire nommé par le commandant de chaque
place sera près de celui des troupes assiégeantes , pour veiller
àcequ'on fournisse exactement les vivres stipulés .
6. Pendant la durée de l'armistice , chaque place aura
au-delà de son enceinte un rayon d'une lieue de France .
Ce terrain sera nentre . Magdebourg aura par conséquent
sa frontière à une lieue sur la rive droite de l'Elbe .
7. Un officier français sera envoyé dans chaque place
assiégée pour prévenir le commandant de la conclusion de
l'armistice et de son ravitaillement . Un officier russe ou
prussien pourra l'accompagner pendant la route , soit en
allant , soit en revenant .
8. Des commissaires nommés de part et d'autre dans
chaque place régleront le prix des vivres qui seront fournis ,
Ce compte , arrêté à la fin de chaque mois par les comunissaires
chargés de veiller au maintien de l'armistice , sera
soldé au quartier-général par le payeur de l'armée .
9. Des officiers d'état- major seront nommés de part et
d'autre pour rectifier de concert la ligne générale de démarcation
sur les points qui ne seraient pas déterminés par un
courant d'eau , et sur lesquels il pourraity avoir quelque
difficulté .
10. Tous les mouvemens de troupes seront réglés de
manière à ce que chaque armée occupe sa nouvelle ligne
le 12juin ( 31 mai ). Tous les corps ou partis de l'armée
JUIN 1813 . 521
combinée qui peuvent être au-delà de l'Elbe ou en Saxe
rentreront en Prusse .
11. Des officiers de l'armée française et de l'armée combinée
seront expédiés conjointement pour faire cesser les
hostilités sur tous les points , en faisant connaître l'armistice
. Les commandans en chef respectifs les muniront des
pouvoirs nécessaires .
12. On nommera de part et d'autre deux commissaires ,
officiers -généraux , pour veiller à l'exécution des stipulations
du présent armistice . Il se tiendront dans la ligne de
neutralité à Neumarkt , pour prononcer sur les differends
qui pourraient survenir .
Ces commissaires devront s'y rendre dans les vingt-quatre
heures , afin d'expédier les officiers et les ordres qui doi
vent être envoyés en vertu du présent armistice .
Fait et arrêté le présent acte en douze articles et en
double expédition , les jour , mois et an que dessus .
Signé, CAULAINCOURT , duc DE VICENCE ;
Signé , le comte DE SCHOUVALOFF ;
Signé, DE KLEIST.
Vu et ratifié par ordre de l'Empereur et Roi , le 4 juin
1813.
Le prince vice-connétable de France , majorgénéral
de la Grande-Armée ,
Signé, ALEXANDRE .
,
Les espérances que donnait la note officielle du 31 mai
au soir , relativement à Hambourg , les craintes des Anglais
sur le sort de cette ville que leur cupidité a compromise
, et que leur déloyauté , leur constante politique , a
abandonnée au jour du danger, sont pleinement réalisées :
voici les nouvelles de cette ville , que les distances ont
permis de connaître à Paris avant qu'elles fussent officiel
lement envoyées du quartier- général de l'Empereur .
Du 30 mai. - Hier , on entendit une vive fusillade du
côté de Zollenspieker. L'on sut bientôt que les Français
avaient forcé toutes les passes , et qu'ils poursuivaient
l'ennemi dans la direction de Boitzenbourg . Vers le soir,
nous vîmes entrer ici quelques bataillons qui occupèrent
les places publiques et les postes les plus importans
.
Du 31. - Il ne s'est point passé un moment dans la
journée sans que l'on n'ait vu entrer de nouvelles troupes
françaises dans nos murs .
522 MERCURE DE FRANCE ,
A quatre heures après midi , LL. EExc. le maréchal
prince d'Eckmühl, gouverneur-général , et M.le lieutenantgénéral
comte Vandamme , ont passé en revue 35 bataillons
d'infanterie .
Les habitans ne revenaient point de leur étonnement. Il
serait difficile de déterminer ce qui les surprenait le plus, de
la belle tenue de ces troupes , ou de leur nombre . Ily a ,
en effet , bien loin de ce qu'ils ont eu sous les yeux à ce
qu'on leur racontait de la faiblesse physique et numérique
des bataillons français .
Nous donnerons incessamment quelques détails sur les
moeurs , les habitudes et les faits des aventuriers qui viennent
de nous quitter. Les villes qui , comme nous , ont le
malheur de posséder ces libérateurs des peuples , savent
combien il leur en coûte .
Les Russes n'ont eu que le tems de sauver leurs personnes
, et n'ont pu heureusement poursuivre leur habitude
de destruction et d'incendie .
On a trouvé 150 bouches à feu dans l'arsenal de la marine
, et près de 80 sur les remparts . Tous les établissemens
sont dans le meilleur état .
Les travaux opérés pour faire de Hambourg une place
d'armes sont très -considérables . Tous les militaires en ont
été étonnés , et regardent maintenant Hambourg comme
une place forte .
Du 2juin . - Notre ville jouit de la plus grande tranquillité
. On donne ce soir, au théatre allemand, le Marquis
de Tulipano , avec un ballet .
On a affiché et publié ici l'ordonnance suivante :
« En exécution des ordres de S. Exc . M. le maréchal
prince d'Eckmühl , il est ordonné à tout étranger se trouvant
à Hambourg , de se présenter dans les vingt-quatre
heures à la direction générale de police , à l'effet de s'y
légitimer , et d'obtenir , s'il y a lieu , une permission de
séjour.
" Il est interdit à tout propriétaire , logeur , aubergiste ,
de donner asile à tout étranger qui n'aurait point obtenu la
permission de séjourner à Hambourg .
> Les anciennes ordonnances sur le mouvement des
voyageurs sont remises en vigueur. »
Hambourg , ce 31 mai 1813.
Le directeur-général de la police , D'AUBIGNOSC .
(Journal des Bouches -de-l'Elbe.)
JUIN 1813 . 523
Du 3. -M. le général danois comte de Schulenbourg
el son état-major ont fait hier visite aux autorités françaises .
La plus grande harmonie règne entre les officiers des deux
nations .
D'après les dernières nouvelles de la Norwège , le
prince Christian y est arrivé. Il a pris le commandement
de l'armée et le gouvernement du pays . On s'y préparait
à repousser une attaque étrangère , dans le cas où elle serait
tentée .
Le rapport de l'adjudant-commandant Durieu , commandant
les forces réunies à Glogau , dont le général la
Plane était gouverneur , offre les détails les plus intéressans
. Cette place a été débloquée le 27 mai : à ce jour senlement
, on y a su la marche de l'armée française , les
victoires de Lutzen et de Bautzen , ettout ce qui s'est passé
depuis trois mois . Quatre à cinq mille hommes avaient
été jetés dans cette place : c'étaient des Français , des
Italiens , des Espagnols , des Badois , des Croates . Le
sentiment de l'honneur en a fait des Français invincibles ;
toutes les attaques de l'ennemi ont été repoussées avec
une vigueur soutenue. Les Russes , commandés par M. de
Saint-Priest , lesPrussiens , aux ordres du général Schuller,
se sont consumés en vains efforts devant cette place;
elle avait encore des vivres pour long-tems lorsqu'elle a
été débloqué; elle a conservé son pont sur le fleuve , et est
devenue plus forte qu'elle n'était avant le siége. Sa délivrance
met à la disposition de la Grande-Armée plus de
4000 mille hommes aguerris , et un grand nombre d'excellens
officiers appartenans au 4º corps .
Les événemens que les rapports officiels viennent de
retracer , les Anglais , il faut leur rendre cette justice , les
prévoyaient avec douleur. Leur journaux s'exprimaient à
cet égard avec une franchise anti-ministérielle très-remarquable
: c'est de leur part une marche constante que de
nier d'abord les victoires de l'Empereur ; puis lorsque les
résultats les rendent évidens , de se ranger du côté de
sa fortune , et d'accuser ses ministres de n'avoir pas maî
trisé la victoire , d'avoir manqué de prévoyance , de célérité
, de vues politiques , de loyauté ; c'est ainsi qu'après
avoir tracé le tableau de Hambourg , et de la sensation
qu'y a produit l'abandon de l'Angleterre , le Times ajoute
ce qui suit:
Après les événemens militaires, dit-il , qui ont remis
524 MERCURE DE FRANCE ,
la Saxe au pouvoir de l'ennemi , nous avons lieu de crain-
,
dre leur résultat sur la conduite des cabinets . La retraite
des alliés au-delà de l'Elbe a donné à Napoléon le moyen
certain d'établir que son avantage à Lutzen avait eu le caractère
d'une victoire plus grande que celles d'Austerlitz ,
d'Jéna et de Friedland : nous voyous avec douleur que les
puissances du continent se brouillent et se menacent au
lieu de se réunir pour agir de concert. Nous ne devons
pas oublier que Napoléon emploie par-tout des négociateurs
habiles , actifs , pourvus de moyens et d'instructions
capables de les faire valoir , tandis qu'un des principes
du ministère britanique est que les cours étrangères connaissent
mieux que personne leurs propres intérêts et
qu'il est ainsi superflu de les fatiguer en déployant auprès
d'elles les talens de la diplomatie. On nous dit que la
retraite des alliés s'est faite avec ordre ; mais il est à
craindre que leur nouvelle situation au-delà de l'Elbe ne
soit accompagnée de rouble et de confusion , ou de difficultés
considérables . Les événemens de l'hiver ne leur
ont pas permis de rassembler des magasins , de former des
dépôts , ou de discipliner régulièrement leurs nouvelles
levées . La levée en masse a été si long-tems différée
qu'elle sera probablement inutile. Dans ces circonstances
on parle déjà de se replier sur la Vistule. Cependant les
officiers les plus expérimentés pensent qu'il sera possible
de résister entre l'Elbe et l'Oder , où se trouvent des positions
formidables . Napoléon parviendra-t-il à les forcer ?
,
« Malheureusement pour la cause que nous soutenons ,
dit un autre journal , plus d'un gouvernement est animé
d'un esprit d'indécision et d'hésitation qui les empêche de
sentir le prix incalculable du tems dans les grands mouvemens
politiques et militaires . Il y a plusieurs mois que
nous flimes sentir combien il serait important d'envoyer
sur le continent les Allemands à notre solde pour organiser
les insurrections qui faisaient alors des progrès rapides
dans le Hanovre et tout le long duWeser. Actuellement
que le pays est entièrement pacifié , que Cuxhaven est
réoccupé , et que Hambourg même parait réduit à l'extrémité,
on nous dit que les troupes destinées pour la défense
de l'Elbe seront prêtes à partir mercredi prochain ! »
LeMorning- Chronicle entre plus avant dans la question ,
et son attaque contre les ministres est appuyée sur des
raisonnemens judicioux comme surdes faits positifs.
JUIN 1813 . 525
"Nos lecteurs verront , dit- il , par l'événement important
annoncé dans le Moniteur du 25 , que Napoléon avance
rapidementdans sa carrière victoricuse . Il ne s'arrêtera certainement
pas avant d'avoir assuré à son armée la possession
non contestée de tout le territoire qui s'étend jusqu'à
Oder , sinon jusqu'à la Vistule : alors le congrès pourra
s'assembler à Prague . Combien n'est-il pas mortifiant pour
le coeur d'un Anglais d'avoir à réfléchir sur les conseils et
les mesures qui ont amené un tel état de choses ! Aurait-on
pn croire , après les événemens de l'hiver dernier, après les
pertes immenses éprouvées par l'armée française , que
Napoléon , avec les seules ressources de France , aurait pu
sitôt créer des forces capables d'appuyer l'exécution d'un
plan politique aussi profondément conçu que le congrès de
Prague? plan que la force de ses armes et que l'heureux
début de sa campagne le met à même de suivre avec de
nouveaux avantages .
,
» Quel rôle étrange aura à jouer un ministre anglais dans
-ce congrès ? Aujourd'hui seulement on embarque les secours
que nous avons depuis si long-tems promis . Nos
chaloupes canonnières destinées pour la défense de l'Elbe ,
ne peuvent espérer d'arriver qu'au moment même où l'entrée
de ce fleuve leur sera fermée et notre brigade de
troupes n'arrivera que pour escorter notre prince jusqu'en
lieu de sûreté. Aucune partie des secours que nous avions
promis en faveur de la cause commune n'arrivera à sa destination.
Les promesses exagérées de nos ministres , les
injures prodiguées par leurs partisans yparviendrontseules .
Certes , si des injures suffisaientpour faire échouer les projets
de l'Empereur Napoléon , nous aurions réussi depuis
long-tems ; mais pour réussir il faut d'autres armes , d'autres
moyens , une autre politique et un autre génie . "
Pendant que les journaux anglais s'exprimaient ainsi, le
ministère recevait la nouvelle que le Danemarkc , réuni à
la France , interdisait au commerce anglais le passage de
l'Elbe , et que la Norvège que l'Angleterre voulait avec
taut de perfidie détacher du Danemarck , s'est ralliée
plus que jaunais à l'autorité de son souverain , et a juré de
défendre de tous ses moyens l'intégrité et l'indépendance
du territoire Danois . Nous aurons soin de transcrire les réflexions
piquantes que pourront suggérer aux Anglais le résultat
brillant de la profonde politique de leur ministère : séduire,
corrompre, diviser, susciter de nouveaux ennemis à la
526 MERCURE DE FRANCE;
France était leur but , et en effet ils ont rallié à notre cause
les Danois indignés de tant de déloyauté, et d'un si grossier
machiavélisme; le nord de l'Europe a cette fois des grâces
à rendre au ministère Anglais .
L'Empereur victorieux à Wurtchen a rendu le décret
suivant :
Ennotre camp impérial de Klein-Baschwitz , sur le champ de
bataille de Wurtchen , le 22 mai à 4 heures du matin, 1813..
NAPOLEON, Empereur des Français , Roi d'Italie , Protecteur
de la Confédération du Rhin , Médiateur de la Confédération suisse ,
ete., etc., etc ..
Nous avons décrété et décrétons ce qui suit :
Un monument sera élevé sur le Mont-Cenis . Sur la face de co
monument qui regardera le côté de Paris , seront inscrits les noms de
tous nos cantons des départemens en-deçà des Alpes. Sur la face qui
regardera Milan , seront inscrits les noms de tous nos cantons des dé
partemens au-delà des Alpes et de notre royaume d'Italie. A l'endroit
le plus apparent du monument , sera gravée l'inscription suivante
:
« L'Empereur Napoléon , sur le champ de bataille de Wurtchen ,
▸ aordonné l'érection de ce monument , comme un témoignage de sa
> reconnaissance envers ses Peuples de France et d'Italie , et pour
→ transmettre à la postérité la plus reculée le souvenir de cette époque
>>célèbre où , en trois mois , douze cent mille hommes ont couru aux
> armes pour assurer l'intégrité du territoire de l'Empire etde ses
>>al>liés .>>
S. M. l'Impératrice, au nom de l'Empereur, a renduun
autre décret qui contient le mode d'exécution de celui
qu'on vient de lire . L'institut de France , celui d'Amsterdam
, les académies de Rome , de Turin , de Florence , se
concerteront pour présenter le projet du monument.
25 millions y seront consacrés .
Dimanche 13 , S. M. l'Impératrice assistera au Te Deum
solennel qui sera chanté à l'église métropolitaine , sous les
auspices de la victoire et sous les plus heureux présages .
Le soir il y aura cercle et spectacle à la cour , et illumination
générale.
$....
JUIN 1813 . 527
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libraire , Palais -Royal , galeries de bois , nº 188.
Le choix fait par l'éditeur est aussi varié que piquant. Par modestie
, il a mis dans ce recueil très-peu du sien. Cependant on y remarque
de lui une note très-intéressante sur le Mercure de France ,
depuis son origine jusqu'à nos jours . Une esquisse de l'Histoire de
Académiefrançaise en épigrammes , décèle dans l'esprit de l'éditeur
une certaine dose de malice . On ne s'en étonnera pas , quand on
saura que c'est M. Lemazurier , qui cultive avec succès le genre de
l'épigramme et du conte.
Les Odes d'Horace traduites en vers, avec des argumens et des notes,
et revues pour le texte sur dix-huit manuscrits de la Bibliothèque impériale;
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par cahier de trois feuilles. Leprix de la souscription est de 48francs
pour l'année , de 25francs pour six mois , et de 13 francs pour un
trimestre..
Le MERCURE ÉTRANGER paraît à la fin de chaque mois , par
cahier de quatre feuilles. Le prix de la souscription est de 20francs
pour l'année , et de 11 francs pour six mois. ( Les abonnés au
Mercure de France , ne paient que 18 fr. pour l'année , et 10 fr . pour
six mois de souscription au Mercure Etranger. )
On souscrit tant pour le Mercure de France que pour le Mercure
Étranger, au Bureau du Mercure , rue Hautefeuille , nº 23 ; et chez
les principaux libraires de Paris , des départemens et de l'étranger ,
ainsi que chez tous les directeurs des postes .
Les Ouvrages que l'on voudra faire annoncer dans l'un ou l'autre
de ces Journaux , et les Articles dont on désirera l'insertion , devront
être adressés ,francs de port , à M. le Directeur- Général du Mercure,
àParis, 1
MERCURE
DE FRANCE.
N° DCXXII . - Samedi 19 Juin 1813 .
POÉSIE .
Fragmentd'un poëme intitulé : LE TOMBEAU DE VIRGILE .
De grâces , de vertus adorables modèles ,
Vous qu'on trouve toujours au Dieu du goût fidèles ,
O Françaises ! pourquoi ne rencontré-je pas
Dans ces lieux consacrés la trace de vos pas !
Virgile a sur vos coeurs bien des droits ; mais Delille
Pour vous jusqu'à ce jour n'a point traduit Virgile ;
Nul de Didon plaintive évoquant les douleurs
N'a fait en si beaux vers couler autant de pleurs .
Delille , c'est à toi de nous rendre ces larmes ;
L'Énéide est ton bien ; un sexe plein de charmes
De ta muse immortelle attend ce nouveau don ;
Appèle ses soupirs sur la triste Didon ;
Dis lui que trop d'amour perdit l'infortunée ,
Qu'elle égara ses voeux et fut abandonnée :
Alors grâce à tes vers , ce poëte adoré ,
Ce chantre de l'Amour du beau sexe ignoré ,
LI
530 MERCURE DE FRANCE ,
Virgile , parmi nous étendra son empire
Et devra ce triomphe au charme de ta lyre.
Le croirai-je ? Est-il vrai ? ... La déesse aux cent voix
M'apprend que Calliope a fléchi sous tes lois ,
Et même en ces climats sur son aile rapide
La prompte Renommée apporte l'Énéide.
Qui , je les reconnais ces vers harmonieux ,
Quekautre parle ainsi le langage des Dieux ?
Il n'en est point ; ta muse aujourd'hui sans rivale
Entre Virgile et toi ne met plus d'intervalle ....
Ah! chantons ces beaux vers , chantons les sur ces bords
Où Virgile .... O prodige ! Il entend leurs accords ;
Sa cendre s'est émue , et du chantre d'Énée
La tombe a tressailli sur la terre étonnée .
Les airs ont retenti de sons mélodieux :
C'est ton maître , ô Delille ! assis au rang des Dieux
Il t'appèle , et déjà są voix aérienne
Quand je redis ces vers s'accorde avec la mienne.
Quel sera donc le prix de tes nobles travaux ?
Du laurier de Virgile enlaçons les rameaux :
Que dis-je ? en vain mes yeux cherchent ce vert feuillage ,
Le tombeau du grand homme a perdu son ombrage :
De ses admirateurs l'amour religieux
Feuille à feville enleva ces lauriers glorieux.
Rassure-toi , Delille , ils vont renaitre encore
De leur bourgeon naissant l'espoir est près d'éclore ,
C'est en vain qu'à Virgile on voudrait les ravir ,
Ils sont comme sa gloire , ils ne sauraient périr....
CHARLES DAV....
A Mlie EMILIE L.
Stances sur l'Amour et l'Amitié.
DANS le jeune âge il est un charme séduisant
Auquel on s'abandonne au lieu de s'en défendre.
Qu'alors nous plait le mot de maîtresse et d'amant ,
Qu'avec plaisir le coeur veut le dire et l'entendre.
JUIN 1813. 531
Dans tous les sens surpris un nouveau sentiment
Circule avec transport ; mais souvent ce délire
Pour être trop senti , n'a qu'un heureux moment :
Dérangez le bandeau , l'enchantement expire.
Si l'amour , en effet , n'était point une erreur ,
Si son prestige aimable avait de la durée,
Toutn'offrirait alors à notre ame enivrée
Quedes jours ravissans , que des nuits de bonheur.
De ce songe borné , mais cher à la pensée ,
Quand un fatal orage a terminé le cours ,
L'Amitié seule alors vient à notre secours
Et soulève le poids dont l'ame est oppressée.
D'un sentiment sacré , le seul qui soit durable ,
Heureux qui sait en paix cultiver la douceur !
Mais plus heureux celui qui presse sur son coeur
Un ami vertueux que l'infortune accable !
Enfant tendre et chéri de la Divinité ,
Amitié , dontle nom doit faire les délices
De l'homme honnête et vrai , toi ma félicité ,
Qui , de mes jeunes ans acceptas les prémices ,
Tu viendras embellir le reste de ma vie !
Offre à mon ame aimante un charme encorplus doux ,
Celui de m'attacher une modeste amie ;
Etd'un bonheur si pur l'Amour sera jaloux.
Par le chevalier D...
MAMAME JOSEPHINE DUM ,
En lui présentant les OEuvres de Catulle.
RECEVEZ , ô ma tendre amie,
Les vers sublimes et touchans ,
Où pour son aimable Lesbie
Catulle peint ses sentimens.
Commevous Lesbie était belle ;
Elle eut votre esprit , vos talens ,
Mais bientôt , légère . infidèle ,
Elle oublia tous ses sermens ....
Ah! ne faitesjamais comme elle!
F. LIBERT.
1
Ll2
532 MERCURE DE FRANCE ,
A MADAME D ....
HEUREUX qui près de vous peut passer tous ses jours !
Vous savez réunir par un secret mystère
L'art de séduire et l'art de plaire :
Qui vous aime un instant doit vous aimer toujours.
Par le même .
ROMANCE surla mort d'un ami, (*)faite au bord de lamer.
Ama peine cruelle
Qui ne doit compâtir ?
J'eus un ami fidèle ,
Et je l'ai vu mourir.
Je viens pleurer sa perte ,
Etmeplaindre aux tombeaux
Sur la rive déserte
Où murmurent les flots .
J'aime dans ce lieu sombre
Les approches du soir ;
Alors je vois son ombre
Ames côtés s'asseoir .
Mon oreille attentive
Ases tristes accords ,
Sur la lyre plaintive
Entend le chant des morts .
Ol'ami le plus tendre ,
Objet de mes douleurs ;
J'apporte sur ta cendre
Des regrets et des fleurs !
(*) Pierre Dorange , de Marseille , jeune poëte d'un talent remarquable
, et ami intime de l'auteur , enlevé à vingt-quatre ans , par
une mort prématurée , aux lettres et à la société , le 9 février 1811 .
La première partie de ses oeuvres a été recueillie et mise au jour en
1813. par M. Miger , littérateur du plus grand mérite , qui avait
déjà rendu à la mémoire de Malfilâtre un hommage pareil, en publiant
le Génie de Virgile , ouvrage où brillent une critique judicieuse et un
goûtexquis. (Note de l'Auteur . )
JUIN 1813 . 533
Dans ta froide demeure
Reposent les vertus ;
Et l'amitié qui pleure
Ne se console plus.
Comme un lis solitaire
Tombe décoloré ,
Tu paraîs sur la terre ,
Et tu meurs ignoré .
1
Lagloire en vain l'ordonne ;
Et tu vois se flétrir
La brillante couronne
Que samain vient t'offrir.
Sous la pierre glacée
Il n'est point d'avenir ;
Mais la muse d'Alcée
Te doit un souvenir :
Et pour venger ta vie ,
Image d'un long deuil ,
La flamme du génie
Veille sur ton cercueil.
۱
Ah! cessede te plaindre :
Les Grâces et l'Amour
Dont l'oeil a vu s'éteindre
Le rayon d'un beau jour ,
Consolent ta mémoire ,
Etgardent avec moi ,
Un soupir pour ta gloire ,
Une larme pour toi .
1
HENRI TERRASSON.
1
1
ÉNIGME.
MONseinrenferme une arme et grossière et rustique ,
De peu de prix et fort antique;
Par moi lancée avec effort ,
Elle frappe et donne la mort.
Prise dans le sens politique ,
J'appartiens à certaine clique
De mécontens , de novateurs ,
De factieux et de frondeurs .
534 MERCURE DE FRANCE , JUIN 1813.
L'inconséquent palinodiste
Qui suit le vent comme à la piste ,
Va tantôt votant pour le roi ,
Et va tantôt votant pour moi.
S........
LOGOGRIPHE
CHACUN m'estime et vante ma valeur ,
Par-tout on me cite , on me fête ;
Mais hélas ! tranche-moi la tête ,
On me voit ici bas végéter sans honneur.
Ma décomposition n'est pas très - curieuse :
Elle ne peut offrir qu'une liqueur visqueuse ,
Une mesure , enfin un insecte rongeur.
Devine , c'est assez : Adieu , mon cher lecteur.
ACHILLE BÉLOT , vérificateur de l'enregistrement.
CHARADE.
Monpremiern'est pas dur ; positif est ce point ;
Mon dernier ne doit jamais l'être ,
Sur-tout envers celui dont on tient son bien être .
Onn'aimemon entier qu'autant qu'il ne l'est points
$ ........
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est Cocher de place.
Celui du Logogriphe est Rosse , dans lequel on trouve : ross et
:
ose.
Celui de la Charade est Oraison.
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS .
DE LA MUSIQUE DRAMATIQUE EN FRANCE ou Des Principes
d'après lesquels les compositions lyri-dramatiques
doivent être jugées ; des révolutions successives de l'art
en France et de sa décadence ; des compositeurs qui ont
travaillé pour nos spectacles lyriques et de leurs productions
restées au théâtre ; par M. MARTINE . —Un vol .
in-8 ° . - Prix , 5 fr. , et 6 fr . 25 c. franc de port .
A Paris , chez J.-G. Dentu , imprimeur- libraire , rue
du Pont de Lodi , nº 3 ; et au Palais-Royal , galeries
debois , nºs 265 et 266 .
-
Je crois déjà entendre tous les musiciens compositeurs
, instrumentistes et chanteurs , depuis l'homme
de génie dont la réputation est hors d'atteinte , jusqu'au
moindre croque-note , se demander en lisant le titre de
l'ouvrage de M. Martine , cet auteur sait-il la musique ,
pour oser la juger et nous juger nous-mêmes ? De combien
d'opéra sérieux ou comiques se compose son oeuvre ?
A-t-il écrit sur la bassefondamentale , sur l'harmonie ,
sur la mélodie ? S'est-il fait entendre dans quelques concerts
, chante-t- il à livre ouvert ? et mille autres questions
de ce genre. Si on leur répond que M. Martine
n'est qu'un amateur , ils condamneront son livre sur
l'étiquette , et diront qu'il ne vaut rien , sans avoir seulement
daigné en lire une page. Tous les membres qui
composent le vaste empire musical et dont je n'excepte
ni le facteur d'instrument , ni le marchand de musique ,
ni les soufleurs des théâtres d'opéra , opineront de la
même manière ; les maîtres le diront à leurs élèves , les
élèves à leurs parens , les parens à leurs amis , et l'ouvrage
ne sera lu que par un petit nombre d'hommes
éclairés qui ne condamnent jamais sans entendre. S'il
est bon , malgré l'anathême dont il a été frappé en nais536
MERCURE DE FRANCE ,
,
sant , il obtiendra ce qu'on appelle un succès d'estime ;
mais il ne sera bien apprécié que lorsqu'on aura oublié
l'arrêt des gens du métier. Alors , peut- être , l'auteur
sera mort en protestant contre l'injustice de ses contemporains
ou , s'il vit encore , ce succès tardif ne lui
procurera aucune de ces jouissances de l'amour propre
qui sont la plus noble récompense des gens de lettres ,
parce que la renaissance de son livre s'opérera graduellement
et ne fera pas plus de bruit que n'en fait la réimpression
d'un ouvrage connu .
L'amateur qui écrit sur les beaux-arts ( et j'entends
par-là la peinture , la sculpture , l'architecture , la gravure
et la musique ) , n'a pas d'autre perspective que
celle-là ; et si l'on a dit avec tant de justice que rien
n'égale la jalousie d'un médecin , on peut dire avec
plus de justice encore , qu'il n'est rien au-dessus de
lamour-propre des artistes . En effet , ces messieurs
croient être les seuls juges compétens de leurs travaux.
Si un amateur veut les juger , ils lui reprochent de n'être
pas artiste , sur- tout lorsqu'il fait apercevoir ces légers
défauts existants même dans les compositions qui , pour
approcher le plus de la perfection , ne sont pas encore
parfaites ; mais ensuite , si un peintre , un sculpteur ,
un graveur , un architecte , un musicien , reconnait ces
mêmes défauts dans l'ouvrage d'un confrère , celui-ci
crie aussitôt à la jalousie , et il attribue à ce vil sentiment
des observations que sans doute l'amour des beauxarts
a fait naître . L'artiste croit donc être seul en état de
juger ses travaux , et comme il voit tout à travers le
prisme de l'amour-propre , on sait d'avance quelle sera
son opinion , ainsi le peindre de portrait se croit un
Poussin , le croque-note , un Piccini , le maçon un Palladio
, et c'est beaucoup s'ils veulent laisser la première
place à ces grands hommes pour se placer immédiatement
à leur suite .
M. Martine en écrivant sur la musique , celui des
beaux - arts qui procure le plus de vraies jouissances ,
s'annonce sous le modeste titre d'amateur , mais cet
amateur est un juge éclairé , un sage appréciateur des
JUIN 1813 . 537
compositions dramatiques des plus célèbres musiciens ,
un habile adversaire de ces théories calculées qui dénaturent
la musique en substituant une suite d'accords
bizarrementharmoniques , àcettemélodie suave et expressive
qui fait le charme des beaux chants des grands
maîtres de l'école italienne ; malgré cela son ouvrage
n'obtiendra pas le succès qu'il mérite , et s'il paraissait
aussi un écrit , même mauvais , d'un homme qui aurait
brillé dans un concert , ou qui pourrait se dire auteur
de trois ou quatre opéras , il obtiendrait la préférence
sur celui de l'amateur savant et judicieux. Espérons
néanmoins que M. Martine aura un meilleur sort que les
amateurs qui l'ont précédé . Cependant , lorsque je considère
quelle a été la destinée des Considérations sur les
divers systèmes de la musique ancienne et moderne , sans
contredit l'un des plus importans ouvrages qu'on ait
jamais écrits sur l'art musical ,je crains beaucoup pour
l'Essai sur la musique théâtrale. L'auteur de cet Essai
expose , dans le passage que je vais citer , les motifs qui
l'ont déterminé à le faire, les principes qui le dirigeaient
en le faisant , et les idées d'après lesquelles il l'a fait.
« On a beaucoup écrit sur la musique , dit- il , mais on
» n'a point encore tracé un tableau rapide des modifi-
>> cations qu'elle a subies jusqu'à nosjours sur nos théâtres
>>lyriques ; on n'a point développé ses progrès et sa
>>décadence par des principes évidens et par leur diverse
>> application aux compositions musicales restées au
>> theatre ; c'est le but que je me suis proposé dans cet
>>écrit. Je m'attends à bien des critiques , dans une ma-
>>tière qui a donné lieu à tant de débats . Il est impos-
>>sible de satisfaire tout le monde ; mais personne ne
>>pourra me contester le mérite de l'impartialité , qualité
>>si importante pour bien juger , et cependant si rare
>>dans nos querelles musicales , où la plupart des juges
>>se font une idole à laquelle ils vouent une admiration
> excessive. Etranger à toute coterie , à toute préven-
» tion , je cherche à rendre justice aux musiciens même
>>dont j'aime le moins les talens , en citant ce qui dans
>>leurs productions me semble louable. L'intérêt que
538 MERCURE DE FRANCE ,
>> l'on met en France à tout ce qui appartient à la mu-
» sique , me fait espérer que mon ouvrage excitera quel
>> qu'attention ; il peut même n'être pas sans utilité dans
>>> un tems où les avis sont si divers sur ce bel art . >>>
Il suffit de lire l'ouvrage de M. Martine pour recon
naître qu'il ne s'est pas écarté un instant des principes
d'après lesquels il avait conçu l'idée de son travail . exécuté
ensuite avec beaucoup de talent , et dont voici àpeu-
près les idées principales .
La musique est un art d'imitation , elle peint les divers
sentimens par des sons , comme la poésie les peint
pardes discours mesurés . Elle exprime la douleur et la
joie , la crainte et le plaisir , le désespoir et l'espérance ,
en un mot, elle rend les diverses affections de l'ame :
<<Elle doit donc être premièrement expressive , dit M.
>>Martine , si elle est jointe à des paroles , elle doit rendre
>> fidèlement leur signification ; elle doit peindre les sen-
>> timens , les passions qui y sont indiqués. Présente-
>> t-elle un caractère opposé ? est-elle vague , indécise ?
>>elle est mauvaise , quels que soient d'ailleurs ses agré-
>>mens . Mais , dira-t-on peut-être , cette assertion, vraie
>>pour la musique vocale , ne saurait l'être pour l'instru-
>> mentale , qui n'ayant point de paroles à exprimer , n'a
>>par conséquent rien de déterminé. Sans doute le com-
>> positeur peut donner à une symphonie le caractère
>> qui lui plaît , elle peut être à son gré guerrière , pasto-
>> rale , triste , gaie , mais il faut toujours qu'elle en ait
>>un. Ce n'est pas assez que la musique soit expressive ,
>>il faut qu'elle soit encore mélodieuse , c'est-à-dire ,
>> composée d'une suite de sons qui flattent agréable-
>> mentl'oreille . La mélodie sans expression , l'expression
sans mélodie sont également mauvaises , etje prouverai
>> bientôt qu'à l'exception d'un très-petit nombre de cas ,
>>ces deux qualités , loin d'être incompatibles , se forti-
>> fient mutuellement et concourent au même but. »
C'est pour développer ces principes si féconds en
heureux résultats , que M. Martine a composé son Traité
de la musique dramatique , qu'il divise en deux parties .
La première est purement théorique ; dans la seconde il
JUIN 1813 . 539
juge les différentes productions des principaux compositeurs
.
Après avoir établi la nécessité de la réunion de l'expression
à la mélodie , l'auteur examine si l'expression
exclut les beaux chants et fait voir que dans certaines
circonstances la musique ayant à peindre des objets
désagréables ou affreux , serait plus expressive si elle
était mélodieuse. Il cite en exemple le chant sauvage des
Scythes , ou Gluck a si bien exprimé la joie féroce qué
cause à ces peuples l'arrivée d'Oreste et de Pylade ; le
choeur des démons au deuxième acte d'Orphée ; le trio de
Raoul Barbe-Bleue , d'Isaure et de Vergy , et dans un
autre genre le morceau du Maréchalferrant où Philidor
a exprimé le braiment des ânes , par une suite de sons
aussi désagréables que le braiment lui-même. Des réflexions
extrêmement judicieuses sur l'accompagnement
qui doit être toujours subordonné au chant , amènent
M. Martine à examiner la question de savoir si l'harmonie
est préférable à la mélodie ; je vais rapporter ici ses
conclusions qui ne seront pas du goût de ces harmonistes
auxquels J. B. Rousseau eût conservé , s'il avait
pu les entendre , le titre de distillateurs d'accords baroques
, qu'il donna à Rameau avec plus de raison encore
que de malice : « Puisque l'accompagnement , dit
>> M. Martine , doit être subordonné au chant , c'est à la
>> partie chantante, à la mélodie, que le compositeur doit
>> donner tous ses soins . D'après cette conséquence qui
>> ne peut être niée , la question de la prééminence entre
>> la mélodie et l'harmonie est résolue . Donner la préfé-
>> rence à celle-ci , ce serait dire en d'autres termes que
>> l'accessoire doit l'emporter sur le principal. Le plus
>> grand mérite d'un accompagnement est de se faire ou-
>> blier , et le triomphe de l'art du musicien serait de
>> persuader à l'auditeur qu'il n'entend qu'une seule par-
>> tie. Que penser donc du fracas harmonique employé
si mal - à - propos dans quelques compositions mo-
>> dernes ? »
Je ne suivrai pas M. Martine dans toutes les conséquences
qu'il fait résulter de ces grands principes ; les
540 MERCURE DE FRANCE ,
musiciens dramatiques qui les méditeront avec soin y
trouveront beaucoup à profiter ; mais ces chapitres pleins
de choses aussi bien pensées que bien écrites , ne sont
pas susceptibles d'être analysés . Il faudrait , pour les
faire connaître , les citer en entier , car quelques idées
qu'on pourrait en détacher , perdraient beaucoup à être
isolées de ce qui les précède et de ce qui les suit.
M. Martine examine ensuite la question de savoir si
l'on peut , sans être musicien , apprécier et juger la musique
, il décide l'affirmative , et de crainte qu'on ne lui
dise , vous êtes orfèvre , M. Josse , il appuie son opinion
de celles de J. J. Rousseau et de Grétry , qui s'exprime
ainsi dans ses mémoires : « La musique n'a besoin
>> pour être sentie que de cet heureux instinet que donne
>> la nature , voulez-vous savoir si un individu quel-
>> conque est né sensible à la musique? Voyez seulement
>>s'il a l'esprit simple et juste, si dans ses discours , ses
>>manières , ses vêtemens , il n'a rien d'affecté ; s'il aime
>> les fleurs , les enfans ; si le tendre sentiment de l'amour
>> le domine . »
L'auteur recherche ensuite la cause de la prévention
des Français pour les compositeurs étrangers, et examine
les questions suivantes qu'il discute avec beaucoup d'intérêt
et de talent. La musique d'un opéra tragique estelle
préférable à celle d'un opéra comique ? Une bonne
musique peut-elle soutenir un mauvais poëme? Peut-on
expliquer l'inégalité frappante du génie musical, prouvée
par la différence des compositions des mêmes auteurs?
Doit-on refaire une ancienne musique ? Enfin l'auteur
termine sa première partie par un tableau divisé par
époques de la révolution musicale en France .
Dans la seconde partie , M. Martine passe en revue
les différentes productions des principaux compositeurs .
L'examen des opéras de Duni , Philidor , Gluck , Piccini,
Sacchini , Devienne , Della Maria. Daleyrac fournit le
sujet d'autant de chapitres où la vérité des louanges est
teinpérée par la juste sévérité des critiques. Je citerai
ici , pour faire connaître la manière de procéder de
JUIN 1813 . 54x
l'auteur , son jugement sur le Maréchal Ferrant de
Philidor .
,
<< Le Maréchal est de toutes les compositions de Phi-
>> lidor la seule qu'on joue actuellement ; c'est aussi
>>celle où l'auteur a prouvé le plus son talent pour
>>peindre les objets physiques . Rien de plus pittoresque
>> que l'air de la bride : Brillant dans mon emploi , on
>> croit entendre le bruit des voitures , les coups de
>> fouets , les cris des cochers . Ceux de Marcel : Chantant
à pleine gorge ; Oui , je suis expert en médecine
> ont le même mérite. Le premier exprime le travail du
>>maréchal dans sa forge , et joint au mérite de l'ex-
>>pression un chant agréable , qui a souvent été répété ,
>> et dont le second air rappelle ingénieusement le motif.
>>>Le trio de Claudine , Bastien et Eustache , où le com-
>>positeur a imité le braire de l'âne , celui de Claudine
>> avec Jeannette et Marcel , le duo de Marcel et de la.
>>>Bride , l'air de Claudine : Je suis douce ,je suis bonne ,
>> offrent une expression bien caractérisée. L'air de
Jeannette : Quand on aime bien , est mélodieux . Char-
» mant objet de maflamme ; Si l'on dit que je t'adore ; 11
» n'est chère que d'appetit , sont chantans et faciles ; l'ex-
>>pression et le chant se réunissent dans le vaudeville
» qui termine la pièce , dont la musique est générale-
>>>ment bien soutenue . >>
M. Martine ne juge pas seulement les compositeurs
morts , il apprécie encore le mérite des vivans ; mais je
me garderai bien de répéter ici ses jugemens , parce que
Le tems présent est l'arche du seigneur.
i
J. B. B. ROQUEFORT.
542 MERCURE DE FRANCE ,
0
MANUSCRITS DE LA BIBLIOTHÈQUE DE LYON , ou Notices
sur leur ancienneté , leurs auteurs , les objets qu'on y a
traités , le caractère de leur écriture , l'indication de ceux
à qui ils appartinrent , etc. , précédées , 1º d'une
Histoire des anciennes bibliothèques de Lyon , et en particulier
de celle de la ville; 2º d'un Essai historique sur
les manuscrits en général, leurs ornemens , leur cherté,
ceux qui sont à remarquer dans les principales bibliothèques
de l'Europe , avec une bibliographie spéciale
des catalogues qui les ont décrits; par ANT. FR. DELANDINE'
, bibliothécaire de Lyon , membre de l'Académie
de cette ville , correspondant de l'Institut. - Trois
vol. in-8°. -Prix , 20 fr. , et 25 fr. franc de port.
A Paris , chez A.-A. Renouard , libraire , rue -
Saint-André-des-Arts , nº 55.
QUOIQUE les lettres ne soient pas en grand honneur à
Lyon , quoiqu'elles n'y soient pas beaucoupet sérieusement
cultivées , il s'y est toujours trouvé quelques amateurs
qui ont formé de belles bibliothèques ; ainsi Jean
Grollier , qui naquit une vingtaine d'années après l'invention
de l'imprimerie , avait amassé un grand nombre
de volumes . Le généreux possesseur avait écrit sur chacun
d'eux ces mots : Jo. Grolierii et amicorum ; et de nos
jours M. Coulon a fait un noble usage de sa fortune , en
se formant une somptueuse collection de livres, au choix
desquels a présidé le goût d'un homme instruit. Il n'entrait
pas dans le plan de M. Delandine de parler des
bibliothèques particulières ; mais il devait parler des
différentes bibliothèques publiques qu'à eues Lyon;et
ses notices se lisent avec intérêt. Quoique formée de plusieurs
bibliothèques justement célèbres , la bibliothèque
de Lyon n'est pas aussi riche qu'elle pourrait , qu'elle
devrait l'être . Sous le règne de la terreur , des émissaires ,
se disant envoyés du comité de salut public , se rendirent
à la bibliothèque de Lyon; leur mission , disaientils
, était d'en extraire les manuscrits et les livres rares
pour les porter à Paris . Quatorze caisses furent remplies
JUIN 1813 . 543
de tout ce qu'ils trouvèrent à leur convenance ; mais ces
caisses , au lieu de prendre la route de la capitale , furent
embarquées sur le Rhône et descendirent le fleuve. On
ignore ce qu'elles sont devenues . Une faible cargaison
partit pour Paris , et l'on voit aujourd'hui à la bibliothèque
impériale , un « Tite-Live de première édition ,
>> publié à Venise en 1470 par Vindelin de Spire .
>> Le premier boulet tiré contre Lyon l'avait partagé , et
>> cette circonstance sans doute parut mériter qu'on en
>>portat les fragmens à la bibliothèque nationale .>>>
J'aurai quelques observations à faire sur le texte de
M. Delandine , 1º il y a ici une faute d'impression assez
grave ; M. Delandine sait mieux que moi que l'édition de
Tite-Live donnée par Vindelin de Spire n'est que la troisième
. On a de cet auteur deux éditions sans date , toutes
deux faites à Rome : on dispute encore quelle est la
première des deux : celle de Veniseleurest postérieure ,
mais elle est la première avec date. Ce sont les mots avec
date , oubliés par M. Delandine, qui font la faute d'impression
dont j'avais à parler.
2°. Cet exemplaire est en vélin. Cette particularité
était à remarquer , d'autant plus que c'est pour cette raison
que l'exemplaire , tout mutilé qu'il est , a été apporté
à Paris . M. Delandine n'étant garde de la bibliothèque
de Lyon que depuis cet accident , et n'étant pas venu à
Paris depuis , est excusable , à mes yeux, de n'avoir pas
fait cette remarque .
3°. Quant à la circonstance du premier boulet tiré contre
Lyon qui vient précisément tomber sur ce Tite-Live ,
j'ose la révoquer en doute. J'ai entendu dire aussi que la
première bombe tombée à Lyon avait frappé la maison
de l'abbé Rozier et écrasé ce savant homme. Cette circonstance
de première ou dernière ne fait rien à l'affaire,
et plût à Dieu que le reste du récit ne fut pas plus avéré !
Avant ces tems désastreux , la bibliothèque de Lyon
avait perdu le plus précieux des ouvrages qu'elle renfermait.
Le P. Parennin , qui avait été élevé au collège de
Lyon , envoya en 1728 à la bibliothèque le Tong-Kien-
Kang-Mou , ou Histoire genérale de la Chine en trente
volumes , imprimés à Pékin en beaux caractères chinois .
544 MERCURE DE FRANCE ,
Chacun d'eux avait 14 pouces de longueur sur sept de
largeur. Dans quatre volumes in-folio y faisant suite on
en trouvait une traduction française par le P. Moyria de
Mailla , missionnaire, jésuite , etc. Le savant Freret apprenant
que la bibliothèque de Lyon possédait ce trésor,
vint le consulter et désira en être l'éditeur. La mort empêcha
Freret de s'occuper du projet de cette édition;
mais quelque tems après elle a eu lieu par les soins d'un
autre .
M. l'abbé Grosier , chanoine de Saint-Louis du Louvre ,
seprésenta au bureau des colléges en 1775 etdemanda
à s'en charger. Les administrateurs y consentirent. Le
manuscrit fut cédé en toute propriété à M. Grosier , par
acte du 3 août 1775. « Il serait généreux , s'écrie
>> M. Delandine , il serait généreux à M. l'abbé Grosier
» et digne de sa réputation d'en remettre le texte original
» à une ville qui s'empressa de le lui offrir , qui le reçut
>> en don de l'auteur même , et le verra passer avec regret
>> dans une bibliothèque étrangère . >>>
On peut voir dans l'ouvrage de M. Delandine les circonstances
qui ont enrichi ou appauvri les bibliothèques
de Lyon , qui aujourd'hui n'en forment plus qu'une ,
réunie dans un beau local de tout tems destiné à cet
usage.
M. Delandine en parlant des diverses bibliothèques
paye un tribut d'éloges à chacun de ceux qui en furent
chargés . Le jésuite Tolomas vient à son tour , et M. Delandine
rappelle très-bien que le motif de la haine de
d'Alembert contre le jésuite prenait sa source dans une
harangue latine où ce dernier parlait contre les encyclopédistes
. Je tiens d'un témoin auriculaire que le R. P.
Tolomas ne s'était pas seulement permis de déclamer
contre les encyclopédistes , mais qu'il avait dans sa harangue
latine attaqué d'Alembert , et l'avait appelé : homo
cui nec pater , nec res est. Le cardinal de Tencin , alors
retiré à Lyon dont il était archevêque , prit fait et cause
pour son neveu, et le jésuite Tolomas , m'a dit le même
témoin , fut expulsé de la société. J'ose révoquer en
doute cette dernière partie de l'anecdote; car M. Delandine
m'apprend que, deux ans après lamort du cardinal ,
JUIN 1813 . 545
SEINE
le P. Tolomas était encore bibliothécaire de la vine a
Lyon , et que се fut lui qui fit alors ( 1760 )rendre les
livres doubles de la bibliothèque ( confiée auxjésuites ).
Dans la querelle qui s'éleva entre Tolomas et les protecteurs
de d'Alembert, l'académie de Lyon se conduisit
frès-noblement; elle ne voulut pas rayer de la liste de ses
membres le P. Tolomas : et l'on aime à citer des exem
ples si rares , aujourd'hui sur-tout , de dignito de courage
et d'indépendance des gens de lettres .
,
L'Essai historique sur les manuscrits , est terminé par
une Bibliographie spéciale des catalogues de manuscrits ;
c'est du moins le titre que M. Delandine donne à cette
section de son ouvrage . Il me semble qu'il y a ici erreur
de mots ; c'est une simple revue de quelques catalogues ,
1º parce que M. Delandine se contente de mentionner
les ouvrages sans rapporter leurs titres , formats
dates , etc .; 2º parce qu'il passe un grand nombre d'auteurs
sous silence , et ne parle , par exemple , ni de
Louis-Joachim Feller , qui a fait imprimer Catalogus
codicum Msstorum bibliothecæ Paulinæ in academia
Lipsiensi , 1686 , in- 12 , ni de MM. Alexandre Hamilton
et Langlès , qui ont fait imprimer le Catalogue des manuscrits
samskrits de la Bibliothèque Impériale. In- 8 ° ,
1807 (1 ) , etc. , etc. , etc.
M. Delandine appelle Saxius l'auteur de l'Historia
literario-typographica mediolanensis . Saxius est le nom
latin de cet auteur. Son véritable nom est Sassi. M. De-
(1 ) Depuis l'impression du Catalogue des manuscrits de la bibliothèque
du roi , 1739-44 , 4 volumes in - folio , ce sont les manuscrits
qui y sont portés qui forment ce qu'on appelle l'ancien fonds. Les
manuscrits qui sont arrivés à la bibliothèque depuis la confection de
ce catalogue , forment des classes à part qui tirent leur nom de leurs
anciens possesseurs ; c'est ainsi que par fonds Ducange , fonds
Lavallière , on désigne les manuscrits qui proviennent de Ducange
ou de Lavallière . Il était à désirer que ces divers fonds fussent refondus
dans l'ancien et ne formassent avec lui qu'un seul et même catalogue
, et les souhaits des gens de lettres , à cet égard , seront exaucés
. Dans ce moment on s'occupe du catalogue des manuscrits orientaux.
Mm
546 MERCURE DE FRANCE ,
landine l'a appelé ainsi dans son Nouveau Dictionnaire
historique , tome XI , page 151 ; mais à l'occasion de
Sassi j'aurai une remarque à faire. Plusieurs personnes
croient qu'il faut joindre cet ouvrage de Sassi à la Bibliotheca
scriptorum mediolanensium d'Argelati . La
Bibliothèque d'Argelati est en deux volumes in-folio ,
qui sont chacun divisés en deux parties. La première
partie du premier volume n'est autre que le travail de
Sassi. C'est donc un double emploi que de mettre ,
comme le font quelques amateurs , le Sassi à la suite de
l'Argelati , puisqu'il en fait partie .
On a imprimé quelques exemplaires de l'Historia
literario typographica , avec un frontispice particulier
qui porte la date de 1745. A la fin de ces exemplaires on
a mis une mantissa de vingt feuillets , contenant : 1 une
lettre latine du cardinal Quirini à Sassi ; 1º la réponse
de Sassi ; 3º un Indiculus rerum et nominum. Cette
mantissa se trouve aussi dans l'Argelati , mais à la fin
du second volume ; c'est la même composition qui a
servi ; l'imprimeur , en changeant la destination de ce
morceau , a eu l'attention de changer la signature des
feuilles , et c'est la seule différence que j'ai remarquée .
Les deux dissertations préliminaires de M. Delandine ,
dont je viens de parler , occupent les 108 premières
pages du Ier volume , c'est-à-dire , le quart de ce volume.
Tout le reste de l'ouvrage est consacré aux manuscrits
de la bibliothèque de Lyon.
Le savant bibliothécaire les a rangés par langues . Je
n'ai aucune observation à faire sur les manuscrits chaldéens
, syriaques , hébreux , arméniens , arabes , turcs ,
persans , tartares , indiens , malais , chinois , qui sont
d'ailleurs en petit nombre , puisque tous ensemble ils ne
sont qu'au nombre de cinquante. Les manuscrits grecs
sont au nombre de cinq seulement. Les manuscrits latins
étant plus nombreux , M. Delandine les a classés par
matières : belles - lettres , histoire , sciences et arts , jurisprudence
, théologie. Il donne une courte notice sur les
auteurs des manuscrits et l'analyse de tous ces manuscrits.
Il faut avouer qu'il y a bien du fatras parmi tout
cela , et qu'on peut comparer ici M. Delandine à ceux
JUIN 1813 . 547
qui travaillent aux mines ; « car , suivant les expressions
>>de Bayle , la peine qu'il s'est donnée d'éplucher et de
>> mettre en ordre tous ces manuscrits , lui a fait trouver
>>incomparablement plus de fer , de plomb et de cuivre,
>> que d'or et d'argent ; mais comme toutes ces choses
>> ont leurs usages dans la république des lettres , la seule
> ville de Lyon ne lui doit pas savoir gré de tant de
>> patience ; le public doit partager cette obligation . >>>
Il serait à désirer que l'on possédât de pareils inventaires
de toutes les bibliothèques de France. Le tems que les
bibliothécaires consacreraient à ce travail ne serait pas
perdu pour le monde savant ; ne rendraient-ils que le
service d'épargner le tems des savans leurs contemporains
ou leurs successeurs : il y aurait à espérer que de
loin en loin on découvrirait quelque manuscrit important.
Quelque gloire alors en reviendrait à celui entre
les mains de qui il se trouverait ; mais si le hasard n'a
pas , sous ce rapport , favorisé M. Delandine , on ne lui
en doit peut- être que plus de reconnaissance , puisque ,
quoique rien dans son travail ne l'ait dédommagé de ses
peines , rien cependant n'a pu ralentir son zèle.
Tous les manuscrits latins de la bibliothèque de Lyon,
qui présentent quelqu'intérêt , ont été imprimés . Ce
serait une lecture fatigante qu'un pareil catalogue , si ,
comme je l'ai dit , M. Delandine n'avait mis quelques
notices sur les auteurs . Ces notices ont une forme
particulière , et tout à-la-fois le mérite de la briéveté .
Aussi , à l'occasion de quelques manuscrits d'Æneas
Sylvius Piccolomini , M. Delandine dit : « Piccolomini
>> devint pape sous le nom de Pie II , et se rendit célèbre
>> par ses écrits . Ceux-ci furent aussi tolérans avant qu'il
>> fut pape , qu'ils le devinrent peu lorsqu'il fut parvenu
>> au souverain pontificat . Aussi , disait-il dans une bulle
>> de 1463 : Nous sommes homme et nous avons pu errer
>> comme homme. Nous ne nions pas qu'on puisse con-
» damner beaucoup de choses que nous avons dites et
» écrites au préjudice du Saint- Siége . Aussi , si vous
>> trouvez quelque sentiment qui blesse l'autorité du siége
» apostolique soit dans nos dialogues , soit dans d'autres
>> opuscules , rejetez notre opinion ancienne pour suivre
Mm 2
548 MERCURE DE FRANCE ,
>> celle que je déclare à présent. Croyez-moi comme vieil-
➤ lard , et non quandje parlais enjeune homme. Ecoutez
>> le souverain pontife et non un particulier , récusez
>>Æneas Silvius pour obéir à Pie II . »
Platina , dans son livre intitulé : De vitis ac gestis
summorum pontificum , rapporte des pensées ou maximes
de ce pape. En voici quelques-unes : Ut in mareflumina
omnia, sic vitia in magnas aulas fluere. Assentatores
maxime quo volunt reges ducere : pessimam regibus pestem
adulatoris linguam. Grave pontificis onus , sed leatum ei
qui bene fert : Indoctum episcopum asino comparandum :
Sacerdotibus magna ratione sublatas nuptias , majori restituendas
videri , etc. On pense bien que cette dernière
maxime est une de celles que le pape Pie II aurait désavouées
; mais il est digne de remarque qu'elle existe dans
les éditions prétendues altérées ;je dis prétendues altérées ,
parce qu'il y a lieu de croire que les éditions entières de
Platina ( de vitis pontificum ) sont très-nombreuses . On
lit dans Bayle (2) : « Que les dernières éditions de Pla-
>> tina ne sont pas les plus fidelles. Que dans la vie du
>> pape Cletus , au feuillet 13 de l'édition de Jean Petit ,
>> 1530 , in- 8 ° , on lit : Uxorem habuit in bithynia , au
>> lieu que par une dépravation grossière les éditions
>> suivantes ont uxorem non habens in bithynia. » J'ai vu,
de l'ouvrage de Platina , les éditions de 1503 , in-8° ;
1664 , in- 12 ; celle de 1485 ; celles de Venise , 1504;
idem , 1511 ; de Cologne , 1551 ; idem , 1562 ; idem ,
1568 et 1574. Ces sept dernières , in-folio , et il n'y a
que celles de 1568 et 1574 qui portent le uxorem non
habens ; toutes les autres disent : habuit.
D'après un passage de Prosper Marchand (3) , on
serait tenté de croire que l'aveu du pape Pie II , sur la
nécessité de la restitution du mariage aux ecclésiastiques
est du nombre des passages supprimés . Je puis affirmer
que ce passage se trouve tel que je l'ai cité dans toutes
les éditions dont je viens de rapporter les dates ; et parmi
ces éditions il y en a qu'on avait lieu de regarder comme
(2) Dict. hist. , article PLATINA .
(3) Histoire de l'Imprimerie , page 97-
JUIN 1813 . 549
infidèles , et certainement si on avait quelque chose à
retrancher , c'était cet aveu de Pie II .
,
Ces pensées ou maximes ne parurent pas , au reste
du vivant de Pie II. Le P. Jacob de Saint- Charles ne
cite qu'une édition : elle est de 1475 , c'est-à-dire , de
cent onze ans après la mort de ce pape (4) . Il est à croire
cependant qu'elles sont son ouvrage ; car Platina dit :
Sententias in proverbii modum reliquit multas , ce qui
porte à penser que Pie II lui-même les avait rédigées par
écrit , et que ce n'était pas seulement de sa bouche
qu'on les avait recueillies .
Le n° 611 des manuscrits de la bibliothèque de Lyon
est intitulé : Summa de casibus conscientiæ à venerabile
fratre Bartholomoeo de Pisis ordinis fratrum predicatorum
.
« Son auteur , né en Toscane dans le quatorzième
>> siècle , se rendit célèbre , dit M. Delandine , par son
>>livre des Conformités de saint François avec J. C. ,
>> dont les premières éditions sont très-rares . Il était
>> cordelier et non de l'ordre des frères prêcheurs ou domi-
>> nicains , ainsi que le qualifie le titre de l'ouvrage.>>>
Ce n'est pas par erreur que Barthélemi de Pise est
qualifié sur le manuscrit de l'ordre des frères prêcheurs .
Trois écrivains ont porté le nom de Barthélemi de Pise :
1º un médecin qu'Eloy (5) appelle PISANUS OU DE PISIS
( Barthélemi) , et qui fut médecin de Léon X. Il écrivait
en 1519.
2º . Albizzi ( Barthélemi ) , plus connu sous le nom
de Barthélemi de Pise , qu'on lui donne aussi du lieu de
sa naissance ; c'est le plus célèbre , ou plutôt le seul cólèbre
des trois (6) . Il était de l'ordre des franciscains ou
frères mineurs , et mourut en 1401 .
3 ° . Barthélemi a Sancto Concordio , le plus ancien des
(4) Bibliotheca pontificia à Ludovico Jacob à S. Carolo : 1643 ,
pag. 190 .
(5) Dictionnaire historique de la Médecine , I , 571 .
(6) Voyez tous les Dictionnaires historiques , et entr'autres celui de
MM. Chaudon et Delandine , huitième édition , Lyon , 1804 , tome Isr ,
page 132 , ou la Biographie Universelle , tome Ier , page 433 .
550 MERCURE DE FRANCE ,
Cette
trois , puisqu'il est mort vers 1347 , et qu'on appelle aussi
Barthélemi de Pise , parce qu'il était né dans cette ville.
Il était de l'ordre des frères prêcheurs ou dominicains :
aussi les bibliothécaires de çet ordre lui ont-ils consacré
un long article (7) ; ils parlent de plusieurs autres ouvrages
de leur confrère , et disent qu'il existe un trèsgrand
nombre de manuscrits de sa Summa. « Innumera
servantur ubique hujus operis exempla MS.
Somme a au reste été imprimée dès le quinzième siècle .
Quétif et Echard citent , d'après Beughem ( Cornélius à),
une édition de 1470 faite à Paris . M. de la Serna Santan
der , beaucoup plus exact , croit que la première édition
de ce livre parut à Cologne , 1474 , in-fol. , et il en rapr
porte l'intitulé dont voici les premiers mots : Summa
Bartholomei Pisani, etc. (8)
»
Je ne m'arrêterai pas plus long-tems sur les manuscrits
latins , j'ajouterai seulement qu'ils sont au nombre de579.
Les manuscrits français sont les seuls qui présentent
quelqu'intérêt . Quelques-uns me paraissent mériter un
peu moins d'attention, soit par le nom de leurs auteurs ,
soit par les matières qui y sont traitées . J'en indiquerai
quelques-uns . A. J. Q. B.
OEUVRES CHOISIES D'ANTOINE - PIERRE -AUGUSTIN DE PIIS.
De PHarmonie imitative de la languefrançaise, poëm ,
en quatre chants . A Paris , chez Brasseur ainé
imprimeur- éditeur , rue de la Harpe ,nº 93 ; etc.
-
(TROISIÈME ET DERNIER ARTICLE.)
L'HARMONIE imitative est l'artde peindre certains objets
par des sons , de rendre par leur magie soit le cri des
animaux , le choc des élémens , les éclats du tonnerre ,
le mugissement des flots , soit le souffle dú zéphyr , le
murmure des ruisseaux , le doux frémissement du feuil-
(7) Quetifet Echard: Scriptores ordinis prædicatorum , I, 623-625.
(8) Dictionn . Bibliographique choisi du quinzième siècle , seconde
partie , page 150.
JUIN 1813 . 551
1
lage ; et c'est enfin le talent d'exprimer l'accent général
et varié de la nature . Habile instrument dans la main du
poëte , il lui devient nécessaire pour transmettre aux
oreilles délicates , par des effets qui ajoutent quelque
chose encore au pittoresque des tableaux qui le frappent
. Mais l'harmonie imitative peut-elle être soumise
à un calcul méthodique , à une combinaison savante ?
pourquoi non . L'homme n'est-il pas né avec l'instinct
de l'imitation ? C'est cet instinct précieux , ce
don de réminiscence , ou plutôt cette faculté observatrice
, qui établit entre lui et l'animal une si grande
différence . Ce dernier n'a jamais imité ni perfectionné
l'ouvrage de son prédécesseur. Le castor , architecte de
la nature , si ingénieux , ajoute-t-il une aile de plus à
l'édifice construit par son semblable. Sa science qui date
du berceau , commence et finit avec lui . L'homme n'admire
que pour imiter et faire mieux. Si le poëte , frappé
de l'idée du beau , s'asservit pour le plan du sujet , l'ordonnance
, le noeud et le dénouement , aux règles sévères
imposées par les rhéteurs habiles , pourquoi ne s'asservirait-
il pas , suivant l'exemple des poëtes fameux de l'antiquité
, au mécanisme des sons que lui présente sa
langue , pour rendre les couleurs d'un tableau , la mélodie
des images? Ce n'est pas que je veuille qu'un poëte ,
cloué à sonpupitre , fasse de l'harmonie imitative comme
on résout un problème. L'auteur du poëme que j'annonce
est si loin de cette idée , qu'il a consacré de bons
vers à repousser une prétention ridicule que la critique
malveillante lui avait imputée , sans le comprendre :
N'allez pas toutefois , outrant un tel système ,
Soumettre Richelet aux règles de Barême ,
Et tourmenter la langue au point de calculer
Des vers que le lecteur craindrait d'articuler.
Pour prix d'un sot travail devenu mécanique ,
Vous verriez tout-à-coup l'inflexible critique
Vous mettre en parallèle avec le sec Ronsard
Ainsi que Chapelain vous laisser à l'écart ,
Et de vos froids écrits confondant l'artifice ,
D'un souffle en renverser le bizarre édifice .
De même n'allez point , moderne Dubartas ,
552 MERCURE DE FRANCE ,
Prendre pour harmonie un vain galimaties ;
Dire que l'alouette , avec son tire- lire ,
Vers la voûte des cieux en tirelirant tire ,
Et faire à la grenouille , en lassant son thorax
Chanter avec Rousseau bré- khé-khé-khoax-khoaz.
Ces vers sont dans la manière de Boileau . Je ne veux
pourtant point les comparer à ceux du législateur du
Parnasse : j'ai même quelque scrupule sur le mot galimatias
; je ne crois pas que le poëte de la raison et du goût
eût employé ce terme. D'ailleurs ne serait-il point de
quatre syllabes ? Je crois aussi que M. de Piis s'est trompé
en attribuant à Dubartas ces vers : avec son tire-lire ,
en tirelirant tire . Il faut rendre à chacun son bien ; ces
vers sont du doux Ronsard.
Elle guindée du zéphyre
Sublime en l'air vire et revire ,
Elle y décline un joli cri
Qui rit , guérit , et tire lire
Des esprits mieux que je n'écris.
Il faut avouer que Dubartas était capable de les faire.
Il l'a prouvé en décrivant le coursier qui le champ plat
bat , abbat.
On sent que si l'harmonie imitative ne consistait qu'à
ramasser ainsi des syllabes bizarres ce serait une vaine
puérilité. La véritable harmonie est celle qui , loin d'offenser
la langue , l'enrichit de nouvelles beautés. Il est
un choix de consonnes et de voyelles qui , par leur rapprochement
ingénieux , retrace à l'imagination ce qu'on
avu , ce qu'on a cru entendre , et sert à-la-fois la pensée
et l'oreille . Ceux qui douteraient de cette vérité ,
feraient à- la - fois le procès à Isocrate , à Platon , à Denis
d'Halicarnasse , à Quintilien , à Cicéron et encore plus
aux poëtes fameuxde l'antiquité. On ne doute pas que la
langue des Grecs et des Romains, plus harmonieuse et
possédant une prosodie constante , ne fût armée de plus
de ressorts pour atteindre à l'harmonie imitative. Qui
s'est mieux servi de ces ressorts que le chantredes Géorgiques
et de l'Énéide ? tantôt par l'accouplement des
JUIN 1813 . 553
syllabes douces , il exprime ce qu'il y a de plus doux et
de plus suave :
Mollia Luteola pingit vaccinia caltha ;
tantôt par la rude assonnance des mots , il peint la dureté
du fer et le froissement des chaînes :
Tumferri stridor strictæ que catena .
Veut- il dépeindre l'affreux Poliphème :
Monstrum horrendum , informe , ingens , cui lumen ademptum.
On a observé , avec raison, que ce vers , en supprimant
les syllabes qui font élision , et faisant sonner l'u
comme les Romains le faisaient sonner , devenait , pour
ainsi dire , un vers monstrueux. Qu'on prononce sans
nasiller celui-ci , où Perse peint un homme qui nasillait :
Rancidulum quiddam balbâ de nare locutus .
Boileau et Racine élevés à l'école des anciens , nourris
de leurs beautés , fiers de marcher sur leurs traces , ont
enrichi notre langue d'exemples d'harmonie imitative
si multipliées , qu'on ne peut douter qu'ils n'eussent une
poétique particulière de l'art de peindre par les sons .
Ils n'épluchaient pas les syllabes qui devaient remplir
leurs vers ; leur pensée , libre dans son vol , rencontrait
celles qui convenaient à tel ou tel effet , et le goût alors
les approuvait. Croit-on que Racine n'ait pas mis une
intention pittoresque dans ce vers où les rrépétés représentent
si bien la croupe du monstre dont Hyppolite fut
victime :
Sa croupe se recourbe en replis tortueux.
Boileau s'est- il servi sans connaissance de cause de
la consonnance de syllabes traînantes pour décrire le
char des rois fainéans ?
Seulement au printems , etc.
A-t-il redoublé , sans y faire attention , le terme de
gros dans ces deux vers qui peignent si bien la masse du
volume et l'ennui qu'il devait causer ?
Aussitôt il saisit un gros infortiat
Grossides visions d'Alcurce et d'Alciat . etc.
554 MERCURE DE FRANCE ,
Le célèbre Delille a-t-il construit sansy songer le vers
suivant? il s'agit de la corneille :
Seule errant à pas lents sur l'aride rivage.
Le Tasse , l'Arioste , le Dante , n'offrent-ils pas des
beautés sans nombre d'harmonie imitative , qui furent
autant le résultat d'un travail combiné que le fruit d'une
inspiration rapide. Nos voisins les Anglais n'ont ils pas
recours au prestige des sons pour captiver l'oreille , ce
juge fier et dédaigneux , comme l'a dit Cicéron , et donner
de la vie à leurs peintures. Pope est plein de vers
imitatifs ; et ne connaît-on pas ceux que Dryden a traduits
des Géorgiques .
Ac veluti lentis Cyclopesfulmina massis
Cum properant , etc.
One stirs the fire and one the bellows blows
The hissing steet in the smilhy drownd ,
The grot with beating awile groans around,
Byturns their arms avance in egal Time
By turus their hand descend , and hammers chime ,
They turn the glowing mass with croshed tongs ,
The fiery work proceed with rustick songs.
Il suffit d'avoir la plus légère teinture de la langue
anglaise pour être sensible aux beautés d'harmonie imitative
que renferment ces vers. Mais entendons M. de
Piis défendre lui-même une cause que je n'ai plaidée
qu'à demi . Malgré les censures injustes qu'il a éprouvées ,
il n'en sera pas moins classé dans l'empire littéraire
comme un des vengeurs les plus énergiques de l'art imifatif.
Il descend dans l'arène armé de pied en cap , et
pourrait dire comme Achille :
« Il faut des actions et non pas des paroles . >>>
Ainsi done parmi nous la langue est assez riche ,
Il faut qu'on y cultive et non qu'on y défriche.
Ce ne sont pas des mots qu'il faut imaginer,
Ceux qu'on nous a transmis sachons les combiner ;
Sachons en composer un langage flexible ,
Qui peigne noble ou simple , agréable ou terrible ,
JUIN 1813. 555
Etle bruit des combats , et la paix des hameaux ,
Et le feu de la foudre , et la nuit des tombeaux .
Après ces préceptes , l'auteur sème quelques fleurs
sur l'aridité de son sujet , en adressant cette invocation
charmante aux femmes :
Et toi , sexe divin , dont l'organe flatteur
Prête à notre langage un charme séducteur ,
Je sais que d'ordinaire un sujet didactique
Lié dans tous les points par un fil méthodique,
Près du code amoureux par Ovide tracé
N'est qu'un froid canevas dont ton oeil estblessé ;
Mais j'abandonne enfin l'aride théorie ,
Daigne entrer avec moi dans l'humble galerie
Où ma muse au hasard exerçant ses pinceaux .
Veut à ton indulgence offrir quelques tableaux.
M. de Piis en traçant le poëme de l'harmonie imitative
n'a point prétendu aligner froidement des préceptes . Il
ne rejette point les ornemens ni les traits délicats qui
peuvent dérider son lecteur . Passerai -je sous silence cet
exemple de poésie badine , quoique l'objet qui l'a inspiré
, le sifflet , j'en appelle aux auteurs , ne soit pas un
instrument des plus badins .
Ainsi des instrumens , ou sacrés , ou profanes ,
J'ai táché d'imiter les différens organes .
Voici que le sifflet se prétend insulté ,
Parce qu'il est lui seul de la liste excepté.
Sors , sinistre instrument , nous savons que l'envie
S'unit avec Cacus pour te donner la vie.
Tous deux t'ont enseigné ces sombres sifflemens
Communs aux assassins aussi bien qu'aux serpens.
Nous t'avons vu depuis assouvissant ta haine
Tantôt dans les forêts , et tantôt sur la scène ,
Contre un seul voyageur rallier cent filoux ,
Et contre un seul auteur stimuler cent jaloux.
On voit que M. de Piis traite avec la même grace
différens genres de poésie. Il a peint avec un rare bonheur
le son de tous les instrumens : c'est un luthier qui
joue également bien de tous ceux qu'il possède . Je vou556
MERCURE DE FRANCE ,
1
drais bienles passer en revue , mais je suis malheureusement
borné par l'espace. Je m'empresse de faire connaître
quelques vers de l'épisode d'Eustelle et d'Eutrope.
L'auteur ne pouvait pas mieux couronner un poёте оù
la délicatesse le dispute à la raison, et le talent à l'esprit.
Eutrope se croit trahi par Eustelle : il maudit le pigeon
messager de son amour , et porteur de ses tendres billets.
Le soleil a déjà remonté l'horison ,
Et le comte n'a point recouvré sa raison ;
Le cher pigeon revient à l'heure accoutumée ,
Pour la première fois la fenêtre est fermée ;
Mais l'animal exact à remplir son devoir ,
Dans l'espoir d'être vu se contente de voir ;
S'obstine en roucoulant à faire sentinelle ,
Et frappe à coup de bec une vitre rebelle.
Eutrope , à ce signal , d'horreur se sent saisi.
Le voilà cet oiseau qu'Eustelle avait choisi ,
Ceconfident trompeur de l'objet le plus traître ;
Et soudain d'un air brusque il ouvre sa fenêtre.
Le tranquille pigeonn'en est point allarmé.
D'un fer impitoyable Eutrope s'est armé.
Ici ma plume tremble et mon ame est émue ,
De ce tableau sanglant je détourne la vue.
Le coup fatal pénètre , et l'innocent oiseau
Chancelle , crie , et tombe aux pieds de son bourreau.
Mais tout en éprouvant des atteintes mortelles
Ondirait qu'il invite à chercher sous ses ailes .
Eutrope les écarte , un billet précieux
Irrite au même instant ses regards curieux.
Et parcouru trois fois par ses lèvres rapides ,
Il échappe trois fois à ses mains trop avides.
«L'officier que ton coeur a d'amour soupçonné ,
>> Eutrope , c'est mon frère , un hasard fortuné
» Après dix ans d'exil le rend à sa patrie ,
>> Et je l'aime après toi cent fois plus que ma vie.
» Reviens donc , sur - le-champ , t'assurer de ma foi ,
› Je ne l'ai qu'embrassé , les baisers sont pour toi , etc. >>>
DU PUY DES ISLETS.
JUIN 1813 . 557
REVUE LITTERAIRE .
LES ouvrages nouveaux se succèdent avec une rapidité
effrayantepourles journalistes dont toute la bonne volonté ne
peut servirl'impatience des auteurs aussi promptement que
ceux-ci le désirent. Ce printems a vu naître une foule de
romans , de poëmes , de recueils de poésie , contes et bons
mots . Les dames ont paru avec honneur dans la carrière ;
leurs romans ont disputé et obtenu le prix , et aucun ouvrage
de ce genre publié cette année par nos romanciers
les plus connus , ne peut être comparé à Mademoiselle de
la Fayette , à la Dame du Lac , à Léonie de Montbreuse .
Trois poëmes , l'Amadis de M. Creuzé de Lesser , où l'on
reconnaît tout le talent dont cet aimable auteur avait donné
,
tant de preuves dans les Chevaliers de la Table Ronde , et
Rosamonde , où malgré quelques légères taches , on trouve
des beautés du premier ordre , et enfin les Troubadours ,
ouvrage très - agréable que nous ferons mieux connaître
très-incessamment ont éveillé l'attention des amis des
lettres. Enfin les nouveautés se pressent et s'accumulent
tellement qu'il serait impossible de signaler leur existence
aux lecteurs des journaux littéraires , si l'on ne prenait le
parti d'en annoncer plusieurs à-la-fois . C'est ce que nous
allons faire aujourd'hui .
-A
SYDONIE , Ou Mémoires de M. De....- Deux vol . in- 12 .
-- Prix , 4 fr . , et 4 fr. 80 cent. franc de port .
Paris , chez A. Eymery , libraire , rue Mazarine ,
nº 30 ; et Delaunay, libraire , Palais-Royal, galeries de
bois , nº 243 .
L'AUTEUR de ce roman est , dit-on , connu dans la littérature
par des essais qui ne sont pas sans mérite; il cultive
la poésie avec succès , et si son goût n'est pas encore bien
pur , il a assez de talent pour qu'on puisse espérer que
l'étude des grands modèles le perfectionnera.
Voici en peu de mots le sujet de son roman .
Mme Fleury , femme d'un riche colon de St. -Domingue ,
amenée en France par des affaires de famille , habitait sous
le beau ciel de la Provence avec sa fille , l'aimable Sydonie,
que l'auteur peint comme tous les romanciers peignent
leurs héroïnes. Mme Fleury eut bientôt fait la connaissance
1
558 MERCURE DE FRANCE ,
de ses voisins , et elle se lia d'une manière particulière avec
la mère du héros du roman. Ce jeune homme devient ,
comme on le devine , l'amant de Sydonie , à laquelle il
donne plusieurs fois des preuves de la sincérité de son
amour. Un jour , par exemple , qu'elle péchait des crabes ,
elle tombe dans la mer , son amant s'y jette aussitôt et lui
sauve la vie .
Les choses étaient dans cet état lorsque Me Fleury termina
les affaires qui l'avaient conduite en France. L'heureux
succès de la mère mit la fille au désespoir , car c'est
ainsi que va le monde , les uns s'affligent de ce qui réjouit
les autres. Les deux amans se séparent , et Sydonie s'embarque
pour Saint-Domingue avec sa mère.
L'amant , désespéré de ce funeste départ , se fait soldat.
On sait que les amans malheureux ont souvent cherché au
milieu des camps un soulagement à leurs maux. Le hasard
le conduit ensuite à Saint-Domingue , où il a le bonheur de
retrouver Sydonie; mais celle-ci , dont les parens étaient
morts, avait pour tuteur un homme impitoyable qui voulait
l'épouser ; comme cela arrive presque toujours dans les
romans et les comédies , la pupille ne veut point de son
tuteur pour époux; afin de trancher la difficulté, elle prend la
fuite avec son amant , comme cela arrive encore quelquefois,
et le diable se mêle de leurs affaires , comme cela arrive
malheureusement trop souvent. Nous espérons qu'on leur
pardonnera une telle faute , si l'on considère qu'il leur était
bien difficile , jeunes et amoureux comme ils l'étaient , de
résister à la tentation . Au reste , ils expient par de grands
malheurs un instant d'égarement. En effet , après avoir été
pris par un corsaire , jetés sur une île déserte , et après avoir
souffert la faim et la soif, ils sont recueillis par un vaissean au
moment où ils étaient près de mourir. Mais ils font ensuite
naufrage sur les côtes de Portugal , Sydonie et son amant
séparés par la tempête abordent à une trop grande distance
l'un de l'autre pour pouvoir se rencontrer. L'amante espère
cependant de revoir encore celui qu'elle adore et qui l'a
rendue mère , mais l'amant persuadé qu'elle a péri sous
les flots , embrasse l'état ecclésiastique ; ainsi le même
homme qui dans un premier désespoir s'était fait soldat ,
se fait prêtre dans un second. Mais le malheureux avait pris
trop vite son parti , car le hasard lui fait retrouver Sydonie
lorsqu'elle ne peut plus lui appartenir. Elle lui adresse de
instes reproches , et dans la douleur qui l'accable elle se
retire à Marseille avec sa fille . Là elle passait sa vie à pleu
JUIN 1813 . 55g
rer son amant; elle le recontre un jour sur le bord de la
mer , d'abord elle se trouve mal , mais après avoir recouvré
ses sens , elle lui adresse ces mots : Si vous m'avez jamais
aimé, fuyez l'infortunée Sydonie. En effet , ces deux
amans se font les plus tendres adieux et se séparent pour
ne plus se revoir.
Je n'ai pas besoinde faire ressortir tous les défauts d'une
semblable composition , mais je dois dire aussi qu'elle renferme
des situations neuves et touchantes que l'auteur a
traitées avec beaucoup de talens . En général , il en faut un
bien grand pour faire supporter les romans dont le dénouement
n'est pas heureux , et je ne conseille à personne de
fenter une semblable épreuve , à moins qu'il n'ait un mérite
comparable à celui des auteurs de la Nouvelle Héloïse , de
FIngénu, de Clarisse , du Comte de Comminges , de Paul
et Virginie , etc. Malheureusement l'auteur de Sydonie est
encore bien loin de ces grands modèles . On trouve cependant
dans son roman d'excellentes pages , de l'éloquence et
du pathétique , mais l'auteur prodigue trop les descriptions
et souvent il interrompt une scène attendrissante pour en
placer une autre. Ces descriptions sont en général belles ,
mais elles en rappellent d'autres plus belles encore qu'elles
imitent. L'auteur de Sydonie pensait à Paul et Virginie
lorsqu'il a composé son roman , il ne pouvait choisir un
meilleur modèle,mais ilne faut pas que l'imitation soit un
ĉalque.
Au reste , ce roman se fera distinguer dans la foule de
ceux qui naissent chaque semaine pour mourir la semaine
suivante. Si le hasard le fait tomber entre les mains d'une
personne douée d'une amé tendre , elle le lira avec plaisir ,
ét plusieurs pages feront couler ses larmes .
EUDOXIE , ou l'Amie généreuse; par HENRI V...... -
Deux vol . in- 12 . Prix, 4 fr . , et 4 fr. 50 c. franc
de port. A Paris , chez Janet et Cotelle , libraires ,
marchands de musique de LL. MM. II . et RR. , rue
Neuve-des-Petits-Champs , nº 17 .
CE roman est bien inférieur à celui dont je viens de parler
, quoiqu'il l'emporte peut-être sous le rapport de l'ordonnance
, mais où il n'y a aucune de ces beautés qui attachent
dans Sydonie; on n'y trouve point de situations
neuves, et les lecteurs de romans reconnaîtront que l'auteur
Eudoxie l'a composé avec des fragmens de vingt ou
560 MERCURE DE FRANCE ,
trente autres romans plus ou moins connus. Le style en
est médiocre , pour n'en pas dire d'avantage , et les caractères
des personnages n'ont rien de cette originalité qui
éveille l'attention ; ils ne disent que des choses que d'autres
avaient dites avant eux , et leurs aventures étaient connues
avant qu'elles leur fussent arrivées . Eudoxie est un
roman d'une honnête médiocrité et dont voici l'esquisse .
Le jeune Montigny voitAlphonsine qui fait sur son coeur
une légère impression , tandis que celui de la belle est profondément
blessé . Elle avait une cousine nommée Eudorie,
c'était une jeune personne douce , sage et modeste , tandis
qu'Alphonsine est coquette , légère et inconséquente.
Montigny aime Euxodie et en est aimé.Alphonsinejalouse
emploie toutes sortes de moyens pour supplanter sa rivale,
et trouve que le meilleur de tous est de se faire faire un
enfant. Montigny ne peut résister à la séduction qu'Alphonsine
exerce sur ses sens à la campagne. Revenu à la ville ,
il était prêt à épouser Eudoxie , lorsque celle-ci reçoit une
lettre de sa cousine dans laquelle cettemalheureuse lui apprend
qu'elle est enceinte. Eudoxie baignée de larmes fait
voir cette lettre àl'amant auquel elle allait donnersa main ,
et lui demande ce qu'il veut faire , l'épouser, répond-il ,
elle l'approuve , et Alphonsine et Montigny se marient.
Eudoxie elle-même épouse bientôt après , par ordre de
son père , le comte de R. Alphonsine et son époux viennent
habiter la capitale. Au bout de quelques tems , Montigny
est obligé de revenir dans ses terres pour des affaires
importantes , il confie à son départ de Paris son épouse à
un ami. Alphonsine est sage pendant huit jours ; mais à
leur expiration elle fait , comme on dit , un amant , avec
lequel elle part pour Strasbourg. Là son amant l'abandonne
, elle en fait un autre , et enfin après plusieurs aventures
scandaleuses , elle finit par aller à Berlin où elle
exerce l'infâme métier de courtisanne .
Son mari , cependant , vivait dans la désolation . Pour
faire diversion à ses peines , il embrasse la profession des
armes . La France était alors battue par les orages révolutionnaires
, et Montigny marcha avec les armées républicaines
contre les rebelles de la Vendée . Eudoxie se trouvait
alors sur le théâtre de la guerre , car son mari qui
possédait de grands biens dans les pays insurgés , était
l'un des principaux chefs des Vendéens. Montigny a le
bonheur de sauver l'honneur et la vie de son ancienne
amante , en la défendant contre le scélérat qui avait jadis
JUIN 1813 . 5611
séduit Alphonsine . Eudoxie quitta ensuite la Vendée et
se retira dans le département de l'Allier . Son mari perit
bientôt après dans une grande bataille , où Montigny fut
lui-même dangereusement blessé , ce qui l'obligea d'aban
donner le service et de se retirer chez un de ses amis pouг
s'y faire guérir de ses blessures. Sa convalescence etair
presque finie , lorsque la coupable Alphonsime , condinte
par ses remords , vient se jeter à ses pieds , couverte de
haillons de la misère , et ayant obtenu de son époux le
pardon de ses fautes , elle meurt bientôt après d'inin
ladie de poitrine , fruit de son libertinage. Montigny et
Eudoxie , libres tous les deux , s'unissent , et connaissent
enfin le bonheur .
Tel est le sujet du roman de M. Henri V.... n , auteur
d'Ordre et Déordre , ou les Deux Amis , autre roman àpeu-
près inconnu. Je ne sais comment il a pu avoir l'idée
de tracer un caractère aussi dégoûtant et aussi hideux que
celui d'Alphonsine . Comme il ne peut en résulter aucun
intérêt , et que ce personnage fait tout le roman , il s'ensuit
que l'ouvrage est dépourvu de tout ce qui peut attacher un
lecteur , car quelques détails agréables qu'il contient , ne
suffisent pas pour lui donner une vogue même éphémère .
- -
MORALE PRIMITIVE , ou Recueil de proverbes et sentences
des Orientaux ; par C. P ... Un volume in- 18 .
A Paris , chez Johanneau , libraire , rue du Coq St.-
Honoré , nº 6 .
PASSER de l'annonce de deux romans , et de deux romans
dans lesquels les héroïnes sont mères avant le contrat , à
l'annonce d'un livre de morale , c'est ménager une vive surprise
à mes lecteurs , qui ne s'attendaient guères à voir ,
dans le même article , l'analyse des produits de l'imagination
et de ceux de la raison. Cependant les ouvrages de
morale ne sont pas si éloignés des romans qu'on pourrait
le croire , car ceux-ci ne doivent être que le développement
des principes contenus dans les premiers , et une jeune
personne retirera autant de fruit de la lecture de Clarisse
que de celle des Essais de Nicole.
Le livre que j'annonce est intitulé : Morale primitives
Je me suis demandé , en voyant ce titre , ce que c'était
qu'une morale primitive , s'il y avait différens degrés dans
-lamorale, et s'il y en avait de plusieurs espèces ; car j'ai
tonjours cru , et je crois encore , qu'il n'y a qu'une seule
Nn
562 MERCURE DE FRANCE ,
morale pour tous les peuples , et qu'elle repose dans la
conscience de chaque individu. Au reste , la morale primitive
de M. C. P.... , est un recueil de proverbes et sentences
des Orientaux . Il y a , comme dans tous les ouvrages
de ce genre , du bon en petite quantité , beaucoup
de médiocre , et plus encore de mauvais. M. C. P.... a
copié , sans ordre et sans choix , les maximes , les préceptes
et les proverbes , à mesure que ses lectures les lui
ont offerts . Il ne fallait que du tems pour faire un travail
de ce genre. Je pourrais citer ici une infinité de choses
ridicules , niaises , triviales et fausses , qui ne se devraient
pas rencontrer dans un livre fastueusement intitulé : Morale
primitive ; mais j'aime mieux rapporter quelques
maximes qu'on ne saurait trop répéter .
« Que ton chien n'écarte pas l'indigent de ta porte.
Faire du bien à ses semblables c'est amasser des trésors
» pour soi et pour les siens .
Le courage dans l'adversité , la modération dans la
» prospérité , l'éloquence dans le conseil, l'intrépidité dans
le combat, l'amour de la gloire , sont les perfections "
> naturelles aux grandes ames .
" La vie est le chemin de la mort.
» Le don du pauvre à quelque chose au-dessus de celui
, du riche .
» Le riche qui ne donne pas est un arbre sans fruit .
La noblesse se prouve par de belles actions .
» Les larmes sincères sont le véritable deuil des ames
sensibles .
> La vertu est toujours exposée aux coups de l'envie : on
ne jette pas de pierres à l'arbre stérile .
» L'homme vide de sens se reconnaît comme les noix ,
n à la légèreté.
> Le mensonge passe , mais la vérité est éternelle .
» Celui qui conseille au méchant se rend coupable de
tout le mal qu'il peut faire .
" Rends justice à ton prochain si tu veux qu'il te la
- rende.
" L'amitié est une satisfaction qui ne fait que s'accroître
» à mesure qu'on vieillit. " etc. , etc.
En résume , on peut sans aucun inconvénient mettre le
livre de M. C. P.... entre les mains de tout le monde
tandis que certains ouvrages moraux , suivant leurs auteurs
, ne peuvent être lus impunément par les hommes
qui n'ont pas assez réfléchi sur les devoirs qui leur sont
imposés. J. B. B. ROQUETORT.
JUIN 1813 . 563
VARIÉTÉS .
SPECTACLES .-Théâtre Feydeau .-- Première représen
tation du Français à Venise , opéra en un acte , paroles do
M. Justin , musique de M. Nicolo .
Sur le titre de la pièce, je m'attendais à trouver quelques
détails de localités qui pussent lejustifier, mais il n'en est pas
ainsi ; le Français à Venise pourrait être tout aussi bien le
Français à Londres ou le Français à Vienne , puisqu'il est
reconnu (au moins sur nos théâtres ) que le Français , hors
de sa patrie , doit être constamment inconstant en amour.
L'auteur de la pièce nouvelle m'excusera si je ne parle
pas en détail du petit acte dont il vient de nous gratifier ;
je trouve aussijuste qu'expéditif d'annoncer que la première
moitié m'a fortement rappelé l'Amant Jalour, etla seconde
moitié les Fausses Infidélités : on peut choisir plus mal ;
néanmoins , grace à quelques détails qui appartiennent à
l'auteur, et sur-tout au jeu de Paul et de Mine Boulanger ,
la pièce a été applaudie .
La musique est de M Nicolo : j'ai déjà remarqué qu'il
paraissait beaucoup trop de musique sous le nom de ce
compositeur , pour qu'il lui fût possible de soigner également
tous ses ouvrages ; qu'il se persuade bien que le parterre
préfère la qualité à la quantité. Si ce langage déplaît
aujourd'hui à M. Nicolo , peut- être un jour reconnaîtra- t- il
que celui qui lui parle si franchement est l'ami de son
talent plus que ceux qui applaudissent aveuglément aux
moindres notes qui tombentde sa plume . B.
ODEON .- Opéra Seria.-Les Horaces et les Curiaces ,
tragédie lyrique en trois actes .
Si une salle remplie des connaisseurs les plus distingués
et des plus jolies femmes , si une recette abondante peuvent
être considérées comme des signes de prospérité , le
théâtre de l'Impératrice , mercredi dernier , a dû se vanter
de sa gloire , de son bonheur et de ses richesses .
Malgré tous les obstacles qui semblaient enchaîner les
désirs de M. Paër , directeur , pour la partie musicale ,
malgré la maladie d'une cantatrice aussi célèbre que Mme
Barilli , cet habile compositeur est parvenu à monter , dans
yingt-quatre jours , un opéra tel que celui des Horaces .
Nna
564 MERCURE DE FRANCE ,
Γ
Pour en accélérer la mise en scène , il a su attacher à
l'Opéra Buffa des choeurs composés de jeunes artistes qui ,
en partie , n'ont paru sur aucun théâtre. Il peut en disposer
à son gré , il les a sous sa main . L'Opéra Buffa était
autrefois un riche mal aisé qui vivait d'emprunts ; c'est
maintenant un riche dégagé d'entraves , et qui jouit librement
de sa propre fortune. Mais revenons aux Horaces .
Cet ouvrage est à-peu-près calqué sur le plan de la tragédie
du grand Corneille. On s'est attaché a en suivre la marche ,
autant du moins qu'on a pu le faire , sans contrarier les
effets et les développemens qu'exige la musique. Il me
semble que le poëte a mis du discernement dans le choix
de ce qu'il devait adopter ou rejeter. Mais quelque bien
tracé et bien écrit que soit un opéra , c'est au musicien à
donner la vie à cette production , toujours chétive sans son
brillant secours . Le génie de Cimarosa s'est rencontré
comme par enchantement , pour enfanter un chef-d'oeuvre.
Cimarosa n'avait pas le fol orgueil , comme certains
compositeurs renommés , de n'écrire que pour cinq ou six
cervelles musicales , bien savantes , bien entichées de difficultés
vaincues. Il ne se condamnait point à ennuyer la
multitude pour ne plaire qu'à une minorité exiguë et fanatique.
Son art est d'enchanter toutes les oreilles et de plaire
à tous les coeurs . Sa composition est facile à comprendre ,
elle est large et mélodieuse ; sans négliger le chant elle
anime toutes les parties de l'orchestre. Elle ressemble à ces
fleuves majestueux qui portent la fécondité dans tous les
lieux où ils passent .
Quoi de plus noble et de plus inspirateur que l'air que
chante Horace au premier acte :
« Se alla patria ognor donai . »
Quelques amateurs chagrins , ont paru un peu surpris
quede rôle du vainqueur des Curiaces fût confié à Tachinardi
, qui n'a rien d'héroïque . Le physique et la voix de
Crivelli Tappelaient , disent-ils , à remplir ce personnage
sur qui repose toute la gloire de Rome. Ils ignorent apparemment
que le rôle d'Horace fut destiné , dans le principe
, à Tachinardi. N'y aurait-il pas eu une injustice insigne
à le ravir à un artiste qui le chante et le joue avec
tant de super orité? Si la nature ne s'est pasmontrée envers
lui prodigue des avantages corporels , ne l'a-t-elle pas amplement
dédommagé par l'âme l'expression et la beauté
de l'organe?? Le public a témoigné à cet habile virtuose ,
,
JUIN 1813 . 565
par des applaudissemens réitérés , toute l'admiration que
lui inspirait son talent. Tous les autres rôles de ce bel
opéra sont écrits avec le feu , le sentiment et le goût qui
distingue le rôle d'Horace .
Le spectateur , en rendant justice à chaque morceau en
particulier , avait réservé son enthousiasme pour celui qu'a
chanté Mme Sessi , placée au sommet de la caverne, creusée
dans le mont Aventin : A versar l'amato sangue , et surtout
pour le chant qui termine le second acte. Ce choeur
est placé sans contredit au premier rang des chefs - d'oeuvres
de l'école italienne .
Jamais la voix de Mme Sessi n'a été plus tendre , plus
expressive , plus passionnée , que dans le rôle de Curiace ,
et cependant cette cantatrice , qui a l'instant de paraître
croyait n'être pas en état de chanter , avait réclamé l'indulgence
du public. Si l'on ne connaissait la franchise du caractère
de Mme Sessi , on penserait que sa défiance tenait
plus à la coquetterie qu'à la modestie .
La débutante , Mlle Cruciati , est jeune et d'une figure
fort agréable . Elle aurait pu s'animer davantage dans le
rôle d'Horatia qu'elle jouait. Une femme qui perd son mari
le jour de ses noces , serait bien excusable de pleurer un
peu. Au reste , Mlle Crucciati dont la voix est assez sonore ,
a rempli l'emploi de prima donna, qui n'est point celui auquel
elle s'est destinée. Dans les seconds rôles elle sera
mieux placée.
Nous sommes persuadés que l'opéra des Horaces attirera
la foule , et que les spectateurs , en admirant un chefd'oeuvre
de Cimarosa, rendrontjustice aux soins qu'ont pris
M. Paër et l'administrateur du théâtre de l'Impératrice ,
pour faire paraître cet ouvrage avec tout l'éclat qu'il mérite .
ne
- Misanthropie et Repentir. Les hommes d'un goût
pur et délicat se sont ligués contre le drame dès sa naissance.
Ils l'ont envisagé comme une création informe née
ducommerce illicite de la tragédie et de la comédie . Ils n'ont
vu en lui qu'un intrus dans la famille des arts . Les anciens
onnaissaient pas ce genre mixte qui partage son empire
entre les ris et les plenrs . Le drame ne fut sans doute inspiré
qu'à un génie médiocré , qui ne put s'élever ni à la
noble hauteur de la tragédie , ni au rang de la bonne et
franche comédie . Aussi tous ceux qui ont excellé dans le
drame ont-ils prouvé qu'ils n'étaient nés pour être ni comiques
ni tragiques. On opposera pour combattre mon
566 MERCURE DE FRANCE ;
assertion l'exemple de Laharpe et de Beaumarchais , et c'est
précisément de l'exemple de ces deux écrivains distingués
dans un genre de gloire différent , que je me servirai pour
défendre mon opinion. Laharpe fit Warwick et Mélanie.
Certes Mélanie est bien plus près d'être un bon drame , que
Warwick une tragédie supérieure . Warwick est l'ouvrage
d'un homme d'un mérite très -distingué , qui a des idées
justes et saines de son art , d'un littérateur qui sait combiner
une action et la conduire à son but; les caractères de
sa pièce sont généralement bien tracés ; son style est correct
, élégant même , on ne peut y reprocher qu'un peu de
dureté. Mais que la tragédie de Warwick est loin de cette
chaleur , de ce sentiment , de cette exaltation, et enfin de ce
feu sacré dont la nature fut si prodigue envers Corneille et
Racine. Le travail s'y fait presque toujours sentir , et l'inspiration
presque jamais. Le sujet de Mélanie convenait au
genre tempéré , genre que la nature avait donné de prédilection
à Laharpe . Mélanie sera, je crois, placée par les gens
de goût au rang des meilleurs drames , et Warwick ne doit
être classé que dans celui des tragédies du troisième ordre .
Beaumarchais composa Eugénie et le Barbier de Séville;
Eugénie est un véritable drame , et le Barbier de Séville ne
peut s'arroger le titre de bonne comédie. C'est l'ouvrage
d'un homme de beaucoup d'esprit , c'est un recueil de traits
malins et ingénieux , semés dans des scènes filees avec
grâce ; mais y découvre-t-on aucun portrait tracé d'après
des personnages vivans , aucun but moral. Je n'y vois
qu'une fille pervertie , un vieillard égoïste etjaloux , luttant
contre un séducteur protégé par un fripon . Si l'intrigue est
forte , le fond est bien léger. Que de qualités ne faut-il pas
avoir reçu de la nature pour composer une tragedie ou une
comédie ! Le besoin de produire relégua une foule d'écrivains
dans le genre du drame . Ce n'est pas que je pretende
le proscrire . La comédie française jonant peu de drames ,
l'Odéon a bien feit de s'en emparer Elle exploite nuc mine
qui doit fructifier entre ses mains , sur-tout depuis qu'elle
a fit l'acquisition de Alle Desbo des Cette actrice intéressexquise
et d'un organe qui
efforts , sans cris ,
Misanthropie
Lapièce
for pome
8 .
NovaSept 1
fore
nt précédée.
plus propre
a exoterii ce que te arvesta Duchata lui a rendu
JUIN 1813 . 567
tous ses priviléges : aussi les demoiselles du faubourg Saint-
Germain se font-elles une partie de plaisir de venir pleurer
à l'Odéon quand cette charmante actrice joue : onn'entend
de toutes parts que des sanglots et des soupirs : la salle de
l'Odéon est une vallée de larmes .
DU PUY DES ISLETS.
Théâtre du Vaudeville . - Première représentation des
Bêtes Savantes , vaudeville en un acte , de MM . Théaulon ,
Dartois et Dumersan .
Les nouveautés se succèdent à ce théâtre avec une rapidité
qui fait honneur à la fécondité des auteurs et au zèle
des acteurs . Mais toutes , cela serait impossible , ne sont
pas également bonnes ; la prétendue parodie des Abencerrages
et la Soirée anglaise compensent bien le plaisir que
nous ont causé Elle et Lui et les Bêtes Savantes . J'ai parlé
de la jolie arlequinade qui a pour titre Elle et Lui; je vais
m'occuper des Bétes Savantes , et je réparerai en même
tems le tort que j'ai eu d'oublier la Soirée anglaise , vaudeville
de M. Henry Simon .
Ce qui distingue les productions de M. Henry Simon ,
c'est une connaissance parfaite des peuples qu'il met er
scène . Dans la Soirée anglaise, par exemple , il est fort
question d'un cheval limousin qui a remporté le prix de la
course à Neumarkett; quatre anglais, en se mettant à table,
commencent par chanter à gorge déployée , ainsi que le font
des garçons cordonniers le dimanche à la Courtille ; on ne
parle à table que de vin de Pomard, tandis qu'il est à la
connaissance de tout le monde que le vin de Bourgogne ne
supporte pas la mer , et qu'il est très -rare d'en trouver en
Angleterre; enfin une jeune et jolie Lady , oubliant toute
retenue , se déguise en chasseur , couvre ses jolies lèvres de
vilaines moustaches noires , et se présente hardiment pour
servir à sa propre table trois hommes qui lui font l'honneur
d'aspirer à sa main.
Quel nom donner à une aussi faible production ? Je serais
tenté de croire que les Pères du Vaudeville, MM. Barré,
Radet et Desfontaines , ne laissent de tems en tems paraître
de semblables ouvrages que pour faire mieux sentir le mérite
de leurs jolies pièces , qui n'ont pourtant pas besoin
de la comparaison pour être estimées à leur juste valeur.
J'avais gardé le silence sur la Soirée anglaise : on avoulu
connaître mon opinion ; je ladonne , et si elle déplaît à
568 MERCURE DE FRANCE ;
Y'auteur , il ne doit s'en prendre qu'aux amis indiscrets qui
m'ont force de rompre un silence favorable .
Parlons maintenant des Bétes Savantes , la tâche est plus
facile , puisque je vais annoncer un succès mérité. Le couplet
d'annonce avait favorablement disposé le parterre ; jo
croisme le rappeler :
Ce soir, lassé du romanesque ,
Et des roses et des pavots ,
Le Vaudeville un peu burlesque
Va vous montrer des animaux :
En mettant des bêtes en scène ,
A vous plaire on les instruisit ,
Mais pour leur donner de l'esprit ,
Il fallait être La Fontaine.
La scène représente la place du Muséum , sur laquelle
plusieurs bêtes savantes , telles que le chameau , l'ours et
le singe , ont élu leur domicile; les entrepreneurs de ces
petits spectacles se disputent la possession de Mlle Cabriolline,
artiste bipède , qui par sa légèreté et ses grâces doit
fixer la foule inconstante chez l'heureux directeur qui possédera
ce trésor ; Joli- Coeur , ancien amant de Cabriolline ,
se met sur les rangs et prétend la disputer; mais quelle
bête peut entrer en comparaison avec le chameau , l'ours
ou le singe savant , dont chacun des propriétaires soutient
la prééminence avec chaleur. Joli - Coeur annonce qu'il possède
la plus spirituelle des bêtes , en un mot , un éléphant
qui doit bientôt étonner tout Paris par son intelligence ; la
suprématie de l'éléphant est proclamée même par ses
rivaux , et Cabriolline est adjugée à Joli-Coeur.
Les Bêtes Savantes ne sont , à proprement parler ,
qu'une folie ; mais cette folie est très - gaie , et les couplets
mériteraient presque tous d'être cités . Les auteurs en rappelant
le Bonhomme dans le couplet d'annonce , s'étaient
imposé une tâche difficile à remplir. Il fallait être spirituels
etmalins ; ils se sont montrés l'un et l'autre , et si les bêtes
savantes disent d'aussi jolies choses , c'est que MM. Théaulon
, Dartois et Dumersan leur ont prêté leur esprit .
B.
JUIN 1813 . 569
Lettre aux Rédacteurs du Mercure de France .
MESSIEURS , je viens de lire dans le dernier numéro de
votre journal la réponse à ma critique de Mademoiselle de
la Fayette. Le goût a peu de règles positives ; ce qui plaît
à l'un déplaît à l'autre. Le goût est un sentiment , et les
vérités de sentiment ne peuvent se démontrer aussi facilement
que celles qui ne sortent pas du domaine de la raison
. La raison est une , le sentiment varie à l'infini .
Le panégyriste de Mme de Genlis assure que je n'ai perverti
personne. Je n'en avais point le projet. Dans le développement
de mes opinions littéraires , je dois , comme
honnête homme , dire ce que je pense , et je l'ai dit sans
avoir eu la prétention de ramener les autres à mon avis ;
je puis me tromper dans mes jugemens , mais personne ne
m'accusera de malveillance ou d'esprit de parti .
Ne pouvant adopter les opinions de mon antagoniste ,
je le remercie des choses flatteuses qu'il s'est cru obligé
de me dire avant de me combattre . J'estime bien sincèrement
un homme qui met dans des discussions de ce genre
tant de décence et de mesure . C'est un exemple bien rare
aujourd'hui , et dont les gens honnêtes et délicats doivent
sentir tout le prix.
J'ai l'honneur de vous saluer.
ADRIEN DE S .... N .
:
POLITIQUE.
VOICI la suite des notes officielles sur la situation de l'armée
, reçues par S. M. l'Impératrice-Reine et Régente , et
publiées par le Moniteur.
Le quartier-général de l'Empereur était le 6 à Liegnitz .
Le prince de la Moskowa était toujours àBreslau.
Les commissaires nommés par l'Empereur de Russie
pour l'exécution de l'arınistice , étaient le comte de Schouwalof,
lieutenant-général , aide-de-camp-général de l'Empereuurr
,, et M. Kontousof, général-major , aide-de-campgénéral
de l'Empereur. Les commissaires nommés de la
part de la France , sont le général de division comte Dumoutier,
commandant une division de la garde , et le général
de brigade Flahault , aide-de-camp de l'Empereur.
Ces commissaires se tiennent à Neumarkt.
Le duc de Trévise porte son quartier-général à Glogau
avec la jeune garde. La vieille garde retourne à Dresde ,
où l'on croit que S. M. va porter son quartier-général .
Les différens corps d'armée se sont mis en marche pour
former des camps dans les différentes positions de Goldberg
, de Loewenberg , de Buntzlau , de Liegnitz , de Sproteau
, de Sagan , etc.
Le corps polonais du prince Poniatowsky , qui traverse
laBohême , est attendu à Zittau le 10 juin .
Du 7juin . - Le quartier-général de l'Empereur était à
Buntzlau. Tous les corps d'armée étaient en marche pour
se rendre dans leurs cantonnemens . L'Oder était couvert
de bateaux qui descendaient de Breslan à Glogau , chargés
d'artillerie , d'outils , de farines et d'objets de toute espèce
pris à l'ennemi.
La ville de Hambourg a été reprise , le 30 , de vive force.
Le prince d'Eckmühl se loue spécialement de la conduite
du généralVandamme. Hambourg avait été perdu , pendant
la campagne précédente , par la pasillanimité du général
Saint-Cyr : c'est à la vigueur qu'a déployée le général
Vandamme, du moment de son arrivée dans la 32º division
militaire , qu'on doit la conservation de Brême , et aujour
i
MERCURE DE FRANCE , JUIN 1813 . 571
d'hui la prise de Hambourg . On y a fait plusieurs centaines
de prisonniers . On a trouvé dans la ville deux ou trois cents
pièces de canon , dont quatre-vingts sur les remparts . On
avait fait des travaux pour mettre la ville en état de défense.
Le Danemarck marche avec nous : le prince d'Eckmühl
avait le projet de se porter sur Lubeck. Ainsi , la 32º division
militaire et tout le territoire de l'Empire sont entièrement
délivrés de l'ennemi .
Des ordres ont été donnés pour faire de Hambourg une
place forte : elle est environnée d'un rempart bastionné ,
ayant un large fossé plein d'eau , et pouvant être couvert en
partie par des inondations . Les travaux sont dirigés de manière
que la communication avec Haarbourg se fasse par
les îles en tout tems .
L'Empereur a ordonné la construction d'une autre place
sur l'Elbe , à l'embouchure du Havel . Kænigstein , Torgau ,
Wittemberg, Magdebourg , la place du HaveletHambourg,
complèteront la défense de la ligne de l'Elbe .
Les ducs de Cambridge et de Brunswick , princes de la
maison d'Angleterre , sont arrivés à tems à Hambourg
pour donner plus de relief au succès des Français . Leur
voyage se réduit à ceci : ils sont arrivés et se sont sauvés .
Les derniers bataillons des cinq divisions du prince
d'Echmühl , lesquelles sont composées de 72 bataillons au
grand complet , sont partis de Wesels .
Depuis le commencement de la campagne , l'armée française
a délivré la Saxe , conquis la moitié de la Silésie , réoccupé
la 32º division militaire , confondu les espérances de
nos ennemis .
Du 10 Juin . - L'Empereur était arrivé le 10 , à quatre
heures du matin , à Dresde. La garde à cheval y était
arrivée à midi . La garde à pied y était attendue le lendemain
II .
S. M. , arrivée au moment où on s'y attendait le moins ,
avait ainsi rendu inutiles les préparatifs faits pour sa réception.
A midi , le roi de Saxe est venu voir l'Empereur qu'on
a logé au faubourg , dans la belle maison Marcolini , où il
y a un grand appartement au rez -de-chaussée , et un beau
parc ; le palais du roi , qu'habitait précédemment l'Empereur
, n'ayant pas de jardin.
Asept heures du soir , l'Empereur a reçu M. de Kaas ,
572 MERCURE DE FRANCE ;
ministre de l'intérieur et de la justice du roi de Danemarck.
1
Une brigade danoise de la division auxiliaire mise sous
les ordres du prince d'Eckmühl, avait le 2 juin pris possession
de Lubek .
Le prince de la Moskowa,était le 10 à Breslau; le duc
de Trevise à Glogan; le duc de Bellune à Crossen ; le duc
deReggio sur les frontières de la Saxe et de la Prusse , du
côté de Berlin . L'armistice avait été publié par-tout . Les
troupes faisaient des préparatifs pour asseoir leurs baraques
et camper dans leurs positions respectives , depuis
Glogau et Liegnitz , jusqu'aux frontières de la Bohème et
àGærlitz.n
Du 15. - L'Empereur est tonjours dans notre ville .
S. M. a tous les jours , à 10 heures , une parade où se
trouvent tous les officiers de la garnison. La parade a licu
dans la prairie d'Oster- Wiese .
Hier, après la parade , S. M. a fait une promenade qui
aduré jusqu'à cinq heures .
Aujourd'hui il y a grand gala à la cour. On chante le
Te Deum en l'honneur des dernières victoires et de l'arrivée
de Sa Majesté . L'Empereur dîne chez le roi de Saxe .
Aux notes qu'on vient de lire nous pouvous joindre
d'autres détails reçus d'Allemagne, et qui ont le plus grand
caractère d'authenticité .
L'Empereur d'Autriche a quitté Vienne , et traversant la
Bohême , est arrivé sur les frontières de la Silésie . M. de
Metternick accompagnait S. M. Ce voyage a fait la plus
vive sensation à Vienne : les fonds publics ont éprouvé
une hausse subite et considérable . La nouvelle de l'armistice
a répandu par-tont la joie la plus vive , et a permis de
se livrer aux plus douces espérances . La Gazette de la cour
de Vienne , en annonçant les derniers rapports russe et
prussien sur les événemens du 20 et du 21 , ajoute : Malgré
tous les combats relativement auxquels nous n'avons
pas encore reçu les rapports français , les armées combinées
continuent de se retirer et sont poussées par l'armée
française . Le 27 et le 28 mai , le quartier-général françai.s
était à Liegnitz; le corps du maréchal duc de Bellune marchait
sur Berlin » .
Une autre Gazette de Vienne , en citant un rapport
prussien , où le général Kleist annonce qu'il se refire å
petit pas , affaibli, mais non découragé , fait cette obser
1
JUIN 1813 . 573
vation, que cette manière de décrire sa marche est ce qu'on
appelle prendre le bon parti . D'autres détails sont donnés
de Bautzen , on y lit ce qui suit :
« Le 8 mai , à la suite de la malheureuse journée de
Lutzen , le roi de Prusse et l'empereur de Russie , ne se
battant plus qu'en retraite , arrivèrent dans cette ville. Le
roi de Prusse paraissait profondément affligé ; il sortait peu.
L'empereur Alexandre montait tous les jours de bonne
heure à cheval , et allait faire des reconnaissances . On sait ,
à n'en pouvoir douter, par les personnes qui approchaient
les deux monarques , qu ils n'étaient pas toujours d'accord.
Un jour , entr'autres , la conversation fut très -vive, et le roi
de Prusse déclara que , si tous les efforts de ses braves soldats
avaient été inutiles à la bataille de Lutzen , ce n'avait
été que par la faute des Russes , dont l'armée de réserve
s'était trop fait attendre , et il ajouta que , dans le moment
encore où il parlait , son armée seule était exposée aux attaques
de l'ennemi. Ala suite de cette altercation , on remarqua
en effet une autre distribution , sur-tout plus égale
des forces alliées , qui étaient si vainement destinées à arrêter
les progrès des Français " .
Voici ce qu'on écrit d'Hambourg , à la date du 31 mai , le
lendemain de l'occupation :
" Il ne s'est point passé un moment dans la journée , sans
que l'on n'ait vu entrer de nouvelles troupes françaises dans
nos murs .
» A quatre heures après midi , L. L. E.E. le maréchal
prince d'Eckmühl , gouverneur , et M. le lieutenant-général
comte Vandamme , ont passé en revue trente-cinq batail-
Ions d'infanterie .
7" Les habitans ne revenaient point de leur étonnement.
Il serait difficile de déterminer ce qui les surprenaitle plus ,
la belle tenue de ces troupes , ou leur nombre . Il y a en
effet bien loin de ce qu'ils ont eu sous les yeux à ce qu'on
leur racontait de la faiblesse physique et numérique des
bataillons français .
- > Nous donnerons incessamment quelques détails sur les
moeurs , les habitudes et les faits des aventuriers qui viennent
de nous quitter. Les villes qui , comme nous , ont le
malheur de posséder ces libérateurs des peuples , savent
combien il leur en coûte .
» Les Russes n'ont eu que le tems de sauver leur personnes
, et n'ont pu heureusement poursuivre leur habitude
de destruction et d'incendie .
1
:
574 MERCURE DE FRANCE ,
On a trouvé 156 bouches à feu dans l'arsenal de lama
rine et près de 80 sur les remparts . Tous les établissemens
sont dans le meilleur état .
» Les travaux opérés pour faire de Hambourg une place
d'armes sont très-considérables . Tous les militaires en ont
été étonnés , et regardent maintenantHambourg comme une
place forte.
Depuis l'occupation d'Hambourg par les troupes aux
ordres dn prince d'Eckmühl , les Anglais , qui ne savent
jamais arriver à tems pour défendre ceux qu'ils ont compromis,
et qui ont toujours des agens de corruption chargés
de faire tourner à leur profit les fautes qu'ils ont fait commettre
; les Anglais , dans les entreprises desquels il y a
toujours quelque chose de commercial , ont trafiqué du
sang et de la vie des malheureux instrumens de leur politique.
Voici ce qu'on lit dans le Journal des Bouches-de-
P'Elbe, qui paraît de nouveau au nombre des feuilles publiques
des départemens français .
« Il s'est répandu, dit-il , dans cette ville et dans Altona,
un bruit deveuu trop public pour que nous puissions nous
dispenser d'en faire partà nos lecteurs .
On assure que le partisan Tettenborn vient de clorre sa
•mission financière à Hambourg, en vendant à l'Angleterre
la légion dite anséatique . On va plus loin , on cite les prix;
celui du cavalier monté , armé et équipé est à 42 guinées ,
et celui du fantassin également équipé à 12 guinées .
Il résulte deux observations frappantes de ce fait et de la
note qui le consigne , la première c'est que les Anglais ,
après avoir armé une population séduite et égarée pour
une cause qui lui était étrangère , ne veut perdre qu'une
partie de l'or qu'elle a semé , et qu'au lieu de la destination
prétendue patriotique qu'elle assurait à ces hommes aveuglés
, elle veut les faire servir à sa politique dans un autre
hémisphère : une légion anséatique employée à protéger
le monopole anglais ! Il est sans doute peu d'exemples
d'une si étrange alliance de mots , d'un telle opposition
entre l'institution et le but. Le moyen fut la corruption , le
résultat fut la défection et de l'argent donné en pure perte.
Ce sera aussi une machination vainement conçue que
celle par laquelle l'Angleterre a prétendu séduire la Suède
en lui offrant , comme une chose facile , la conquête de la
Norwège . Le résultat de cette déraisonnable combinaison,
de ce grossier artifice , de cette déloyauté sans adresse a été
de ranger les Danois sous notre bannière et de serrer plus
JUIN 1813 . 575
1
fortement les liens qui attachent les Norwégiens à la monarchie
danoise . La Gazette officielle de Copenhague donne
les délails circonstanciés de cette trame anglaise déjouée
par la vigilance , la sagesse du roi de Danemarck. Le parlementaire
anglais , M. Thornton a été honteusement renvoyé.
On a répondu à ces offres d'une manière compatible
avec la dignité du monarque et les intérêts constans de
l'Etat ; on n'a donné à l'émissaire anglais que quarante-huit
heures pour recevoir sa réponse , et il remit sur-le-champ
à la voile . Cependant le gouvernement danois a pris surle-
champ les mesures nécessaires . Voici les détails de son
arrivée en Norwège .
Le prince Chrétien - Frédéric , nommé par S. M. gouverneur
de la Norwège , est arrivé à Christiana le 22. S. A.
avait passé de Fladstrand aux îles de Hval , dans un petit
bâtiment ouvert , accompagné de deuxofficiers seulement,
qui , comme le prince lui- même , s'étaient habillés en matelots
pendant le trajet .
Le 21 , le prince arriva à Fréderikstadt , et le 22 , aprèsmidi
, nous le possédâmes dans nos murs . Le prince
Frédérik , notre vice-gouverneur , avait été à sa rencontre
jusqu'à Gréverend , à six lieues d'ici . Près de la ville , tous
deux montèrent à cheval . Les troupes étaient placées en
haie dans les rues ; et à son entrée dans la ville , le prince
gouverneur fut reçu par toutes les autorités et parles vives
acclamations du peuple .
Tout le monde attend avec impatience les mesures que
le gouvernement va prendre. Il n'y a personne qui ne soit
prête à faire tous les sacrifices nécessaires , quand il s'agira
dela conservation de notre union avec le Danemarck .
La cérémonie du Te Deum chanté dimanche dernier en
actions de grâces des dernières victoires de l'Empereur a été
favorisée par un tems magnifique. Une population immense
s'était portée sur les lieux de passage du cortège , et y était
contenue avec peine par une double haie des plus belles
troupes qu'on puisse voir. Plus de 10,000 hommes étaient
sous les armes .
Les acclamations publiques qui se font entendre toutes
les fois qu'on voit paraître S. M. l'Impératrice et qui lui
expriment les sentimens qu'elle inspire , ont été plus vives
encore , plus prolongées , plus répétées que jamais .
A son arrivée dans l'eglise , à son départ , sur tout le
chemin qu'elle a parcouru , l'air a retenti des voeux qu'une
576 MERCURE DE FRANCE , JUIN 1813 .
foule immense adressait au Ciel pour son bonheur , que
méritent ses vertus , pour le Roi de Rome , dont cet heuréux
jour rappelle le baptême , et pour la conservation de
notre auguste Empereur , qui , s'occupant toujours également
de la gloire et du bonheur des Français , augmente
sans cesse l'une par ses triomphes , et cherche à consolider
l'autre par une paix honorable, généreusement offerte après
la victoire .
La veille , S. M. l'Impératrice-Régente avait tenu un
conseil privé pour recours en grâces . S. M. , sur le rapport
du grand-juge et après avoir pris l'avis du conseil , a prononcé
sur les demandes de grâce , en très-grand nombre ,
qui lui avaient été adressées .
L'Empereur a nommé grand officier de la Légiond'Honneur
M. le général de division comte Souham , qui
a servi avec tant de distinction dans cette campagne , sous
les ordres du prince de la Moskowa .
S....
ANNONCES .
Mémoires de Frédéric- Sophie- Wilhelmine de Prusse , margrave de
Bareith , soeur de Frédéric- le- Crand , écrits de sa main . Quatrième
édition . Deux vol . in-8°. Prix , 9 fr. , et II fr. 50 c. frane de port.
Chez Delaunay , libraire , Palais -Royal , galeries de bois , nº 243 .
Le MERCURE DE FRANCE paraît le Samedi de chaque semaine
par cahier de trois feuilles . Le prix de la souscription est de 48francs
pour l'année , de 25francs pour six mois , et de 13franes pour un
trimestre .
Le MERCURE ÉTRANGER paraît à la fin de chaque mois . par
cahier de quatre feuilles. Le prix de la souscription est de 20franes
pour l'année , et de II francs pour six mois. ( Les abonnés au
Mercure de France , ne paient que 18 fr. pour l'année , et 10 fr . pour
six mois de souscription au Mercure Etranger.)
On souscrit tant pour le Mercure de France que pour le Mercure
Étranger, au Bureau du Mercure , rue Houtefeuille , nº 23; et ches
les principaux libraires de Paris , des départemens et de l'étranger ,
einsi que chez tous les directeurs des postes .
Les Ouvrages que l'on voudra faire annoncer dans l'un ou l'autre
de ces Journaux, et les Articles dont on désirera l'insertion , devront
être adressés ,francs de port , à M. le Directeur- Général du Mereure ,
àParis.
MERCURE
DE FRANCE .
EINE
N° DCXXII . Samedi 26 Juin 1813 . -
POÉSIE .
A CALLIOPE (*) .
Descende coelo , et dic , age , tibia , etc.
DESCENDS du haut des cieux , seconde mon délire ,
Puissante Calliope ! et qu'en sons éclatans ,
Ta voix , ou ta flûte ou ta lyre ,
Ou le luth d'Apollon retentisse long- tems !
4
L'entendez - vous , amis ? ou d'une erreur soudaine
Mes sens sont- ils charmés ? Non : j'entends ses concerts ,
Etdans les bosquets d'Hippocrène
Je goûte la fraicheur des ruisseaux et des airs.
Tel , jouant sur ce mont qui borne l'Apulie ,
Le sommeil me surprit échappé du berceau ,
Etles colombes d'Idalie
Ombragèrent mon front d'un feuillage nouveau .
(*) Cette Ode est tirée du second volume de la traduction des Odes
d'Horace par M. Vanderbourg . Nous rendrons compte incessamment
de cet ouvrage.
00
578 MERCURE DE FRANCE ,
Des rocs aériens qu'Acheronte domine ,
Au bruit de ce prodige , on accourut soudain ;
Tout quitta la forêt Bantine
Et les riches vallons de l'humble Forentin .
Myrtes ! divins lauriers ! dormant sous votre ombrage ,
Je bravais les serpens et les ours furieux.....
Qui n'eût admiré le courage ,
L'audace d'un enfant protégé par les Dieux ?
Oui , Muses , votre amour , votre appui tutélaire
Me guide aux monts Sabins , aux coteaux de Tibur ;
Vous me suivez , quand je préfère
Préneste et sa fraicheur , Cume et son ciel d'azur.
APhilippes , vos soins protégèrent ma vie ;
L'amant de vos concerts fut préservé par vous
De la chute d'un arbre impie ,
•Des flots de Palinure et de leur vain courroux.
Est- il rien qu'avec vous mon audace ne tente ?
Mes voiles braveraient le Bosphore en fureur ;
Mes pas d'une arène brûlante ,
Aux déserts Syriens affronteraient l'ardeur .
J'irais voir les Bretons à l'étranger perfides ,
Etdu sang des coursiers les Gélons enivrés ;
Au Scythe armé de traits rapides ,
Près de son Tanaïs , mes jours seraient sacrés .
C'est vous qui , de César , lorsqu'au sein de nos villes
Il rend ses légions avides de repos ,
Charmez , dans vos grottes tranquilles ,
Les loisirs mérités par de si longs travaux !
Vous donnez la prudence , et de l'avoir donnée
Votre coeur s'applaudit ..... Eh ! ne savons-nous pas
Comment la foudre déchaînée
Des Titans monstrueux punit les attentats ?
Ils en voulaient au Roi dont la loi bienfaisante
Commande au triste Averne , aux flots séditieux ,
Gouverne la terre pesante
Etrégit à la fois les mortels et les Dieux.
JUIN 1813 . 579
La terreur précédait cette jeunesse horrible ,
Ces frères aux cent bras , dont la rébellion
Menaçait l'Olympe paisible
Dupoids entier d'Ossa porté sur Pélion :
Mais que pouvait Typhée ardent à l'escalade
Et lehideux Rhétus , et Porphyre . et Mimas ?
Que pouvaient ces troncs qu'Encelade
Arrachait à la terre et lançait à Pallas ?
Il résonnaient en vain sur la puissante égide :
Là combattait Vulcain ; là l'austère Junon ,
Là ce Dieu dont l'are homicide
Devait porter la mort à l'infâme Python :
Ce Dieu qu'en ses forêts adore la I ycie ,
Que vit naitre Délos en ses bosquets heureux ,
Qui, dans les eaux de Castalie ,
Las des travaux du jour , baigne ses longs cheveux.
La Force sans conseil se détruit elle-même ;
Unie à la Prudence , elle obtient les faveurs
De ces Dieux dont l'ordre suprême
Du crime impétueux repousse les fureurs.
Gyas m'en est témoin , et ce chasseur profane ,
D'une chasteDéesse audacieux amant ,
Qui , sous les flèches de Diane ,
De ses désirs impurs trouva le châtiment.
Prison de ses enfans descendus au Ténare ,
Sur leur sort et le sier la terre en vain gémit ;
Rien n'échappe à l'enfer avare ,
L'Etna résiste aux feux qu'Encelade vomit :
Jamais l'affreux vautour qui veille sur Titye ,
Du láche ravisseur n'abandonne le sein ;
Et de Pluton rival impie ,
Pirithoüs languit sous cent chaines d'airain.
f
002
580 MERCURE DE FRANCE ,
CHANT NUPTIAL.
Hymen , rien n'est sans toi : ta présence est la vie.
Le jour s'éteint : l'astre de Cythérée
Brille d'un feu mystérieux et doux .
L'autel est prêt , et la couche est parée :
Lajeune vierge est promise à l'époux .
Entends nos voeux , ô touchante Harmonie ,
Au front céleste , aux regards ingénus !
Descends vers nous des sommets d'Aonie ,
Etprends ton vol dans le char de Vénus.
Viens célébrer l'épouse vierge encore ,
Les doux combats voilés à l'oeil du jour ,
Et la pudeur dont le regard implore
L'heure tardive où triomphe l'Amour .
Le lit d'Hymen est couché sous des roses ;
La main du Tems ne doit point les flétrir.
Ojeune amant ! dans leur sein tu déposes
La tendre fleur qui va s'épanouir.
Sois toute à lui : son ame est sur ťa bouche .
Belle d'amour plus que de ta beauté ,
Règne long-tems sur cette heureuse couche ,
Trône promis à la maternité.
Sur tes beaux traits rendus à la lumière ,
La rose expire . et la páleur des lis
A révélé que , bientôt tendre mère ,
De tes baisers tu couvriras ton fils .
Aton époux qu'un noeud de fleurs t'unisse :
Sur tes vertus son bonheur est fondé.
Crois-moi : les Dieux verront d'un oeil propice
Tonjeune sein par l'hymen fécondé .
JUIN 1813 . 58г
Ils ont béni la couche fortunée :
Invoquons-les , et puisse chaque jour
Le feu sacré d'un si bel hyménée
Se rallumer au flambeau de l'Amour !
Hymen , rayon de lumière immortelle ,
Répands sur nous tes bienfaits créateurs.
Seul tu peux tout : la féconde Cybèle
Ne dut qu'à toi les moissons et les fleurs.
Tamain propice écarta les nuages
Du front glacé des farouches hivers ;
Etdu printems , qu'imploraient nos hommages ,
Le premier jour brilla sur l'univers .
Guidé par toi , du ténébreux empire ,
L'heureux Orphée osa franchir les bords.
Ses sons , vainqueurs de l'hydre qui soupire ,
Ont désarmé le chien fatal des morts.
Tonsceptre d'or a conquis l'enfer même ;
Le ciel ému t'ouvrit ses champs déserts ,
Et couronna d'un brûlant diadême
L'antique hymen de la terre et des airs .
Cessons nos chants : que par degrés expire
Entre nos doigts le luth mélodieux ;
Tout n'est qu'amour , et la terre respire
Un encens pur exhalé vers les Dieux.
HENRI TERRASSON.
ÉNIGME.
SOUVENT quoiqu'on se dise moi ,
On serait fort fâché de l'être ,
Et fort embarrassé , peut- être ,
De ne m'avoir pas près de soi.
Par un excès de modestie ,
On voit le chef du nom chrétien ,
Sa sainteté le pape Pie ,
Joindre à són nom deux fois le mien.
582 MERCURE DE FRANCE , JUIN 1813.
Jadis en style épistolaire ,
Fidèle à l'usage français ,
Très-humblement je précédais
Immédiatement le nom du signataire .
LOGOGRIPHE
S ........
Au premier aperçu je suis tout en désordre;
Mais tu pourras ,
Lecteur , quand tu voudras ,
Facilement faire en moi briller l'ordre .
En effet , si tu veux
Me partager en deux ,
Et conserver ma queue en laissant là ma tête ,
Je deviens un bien précieux ,
Et sans moipoint de belle fête. /
La chose est ainsi que je dis .
Maintenant si tu rétablis
En un , l'une et l'autre parties ,
Ah ! mon ami ! déjà tu t'extasies :
Dans mon sein tu vois un trésor :
-Quel est-il ? - Quel est-il ?..- Mais c'est un coeur en or.
Par le même.
CHARADE .
MON premier n'est pas long ;
Et quant à mon second ,
Il est long ou court , s'est selon ;
Mon entier est la rétribution
Due à certain agent pour sa commission.
Par le même.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme est Fronde ( arme ) , etfronde (ligue ) .
Celui du Logogriphe est Brave , dans lequel on trouve : rase ,
bave, are et ver.
Celui de la Charade est Mouton.
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS .
0
MANUSCRITS DE LA BIBLIOTHÈQUE DE LYON , ou Notices
sur leur ancienneté , leurs auteurs , les objets qu'ony a
traités , le caractère de leur écriture , l'indication de ceux
à qui ils appartinrent , etc. , précédées , 1º d'une
Histoire des anciennes bibliothèques de Lyon , et en particulier
de celle de la ville ; 2º d'un Essai historique sur
les manuscrits en général , leurs ornemens , leur cherté,
ceux qui sont à remarquer dans les principales bibliothèques
de l'Europe , avec une bibliographie spéciale
des catalogues qui les ont décrits; par ANT. FR . DELANDINE
, bibliothécaire de Lyon , membre de l'Académie
de cette ville , correspondant de l'Institut. - Trois
vol . in-8°. - Prix , 20 fr . , et 25 fr. franc de port .
A Paris , chez A.-A. Renouard , libraire , rue
Saint-André-des-Arts , nº 55 .
-
(SECOND ARTICLE. ) (1)
LES manuscrits français sont divisés aussi par classes .
Le n° 666 offre trente-une pièces , parmi lesquelles on
doit distinguer : 1º Charles Ier à son fils ; héroïde par
M. François de Neufchâteau .
2°. Epître de Mme de Grismondi, traduite de l'italien
par M. Lemierre . Cette épître , en vers de cing syllabes ,
ne se trouve pas dans le recueil des oeuvres de l'auteur
deGuillaume Tell.
3°. Une traduction en vers latins du premier chant de
la Henriade , par M. Bordes , et quelques autres opuscules
du même poëte .
(1 ) Le premier a été inséré dans le Mercure du 19 juin 1813 , pages
542 et suiv . Il y a quatre fautes à corriger. Page 547 , ligne 15 , loin
en loin , lisez loin à loin. Idem , ligne 28 , Aussi , lisez : Ainsi.
Page549 , ligne 5 , 1475 , lisez : 1575. Page 550 , ligne 20 , moins ,
Lisez : plus .
584 MERCURE DE FRANCE ,
4°. Plusieurs pièces de l'abbé Laserre , auteur du
poëme de l'Eloquence .
Sous le n ° 667 , on trouve un « Discours en vers sur le
geste; il est du P. Santé. » Je crois qu'il faut lire Sanlecque
au lieu de Santé. Cependant le P. Sanlecque et le
P. de la Santé pourraient tous deux s'être exercés sur le
même sujet .
Le n° 669 paraît précieux , du moins par son matériel.
C'est un superbe manuscrit « sur vélin , sans tache,
>>>il offre des chefs - d'oeuvre d'écriture dans tous les
» caractères , ronde , coulée , financière , italique , bâtarde.
>>La pureté des traits en rend le caractère supérieur ,
>>peut- être , à ceux de Baskerville et de Didot .>>>
Le nº 672 contient des Opuscules surl'art dramatique.
Quelques-unes sontd'auteurs connus. Parmiles ouvrages
non connus , on remarque des discours de M. de Campigneulles
sur l'Electre , sur l'Atrée et Thyeste , et sur
Pidomènée de Crébillon , ainsi qu'un Discours de M.
Potot à lAcadémie de Lyon en 1785. « L'auteur voulut
>> y prouver que pour connaître les moeurs , le caractère,
>> le génie , le gouvernement des peuples , l'étude de
>>>leur théâtre est plus sûre et plus utile que celle même
>>> de leur histoire. Ce discours fut lu dans une séance
>> publique où assistèrent MM. Thomas et Ducis , et
>>>l'auteur leur dit : Comment oser parler d'un art où brille
>> l'éloquence , devant l'orateur le plus éloquent? Comment
>> parler du théâtre devant celui qui y a obtenu tant de
» succès ? je vais ressembler à će rhéteur trop téméraire
» qui vint disserter sur l'art militaire devant un vain-
» queur. »
Ce discours n'est pas , au reste , le seul ouvrage qu'ait
fait M. Potot . M. Delandine rapporte le titre de quelques
autres sous le même nº 672 , et encore sous les n° 665
et 839.
A l'occasion d'un manuscrit du Roman de la Rose ,
inscrit sous le n° 676 , M. Delandine remarque que ,
suivant Lacroix Dumaine , Jean de Meung , dit Clopinel
, était de l'ordre des frères prêcheurs , mais que Duverdier
et Fauchet le disent jurisconsulte. Le Moréri de
1759 dit formellement que Jean de Meung n'a jamais
JUIN 1813 . 585
été dominicain , et à l'appui de cette opinion je citerai
les PP. Quétif et Echard (2) , qui mettent cet auteur au
nombre de ceux qu'on a eu tort de compter parmi les
dominicains .
Nº 690. Lettres de D. Bonaventure d'Argoane ; petit
in-folio de 161 pages .
<<Ces lettres , dit M. Delandine , ne paraissent pas
>> avoir été imprimées .... Il est fâcheux que ces lettres
>> ne soient qu'une copie prise sur un manuscrit de la
>> main de l'auteur , et que des feuillets en soient per-
>> dus . >>>
Nº 691. Lettres de M. de la Monnoye ; in-4°.
Il n'est aucun amateur de l'histoire littéraire qui ne
soit curieux de pouvoir connaître ce recueil . Eh bien
sans prendre la peine de le lire , il saura à quoi s'en
tenir.
,
<<Ces lettres sont écrites de 1705 à 1726 , au P. de la
>> Monnoye , religieux cordelier , fils de l'auteur. Elles
>> renferment plus de détails de famille que d'anecdotes
>> littéraires . »
Le n° 720 est un recueil de diverses relations des jésuites
missionnaires. « Il n'a pas été imprimé , et méri-
>> terait d'être consulté par ceux qui voudraient publier
>> une nouvelle édition des Lettres Edifiantes . »
Le n° 510 est un recueil de mémoires de médecine.
Deux pièces m'ont paru intéressantes .
1º. Observations sur les effets du remède de Mme Stephens
, par rapport aux reins et à la pierre ; par M. Colomb
.
<<Mlle Stephens obtint , pour ce remède , une grati-
>> fication considérable du parlement d'Angleterre. Un
>> chanoine de l'église de Saint-Just , de Lyon, nommé
>> Chapuis , étant mort subitement après en avoir fait
>> usage pendant plus d'un an , M. Colomb profita de
» cet événement pour faire l'ouverture du corps , ety
>> considéra attentivement l'effet produit par ce remède
>> dont il donne la recette. Il est composé en partie de
(2) Scriptores ordines prædicatorum , 1,741 .
V
586 MERCURE DE FRANCE ,
>>coquilles d'oeufs et d'escargot , calcinées et unies au
>> cresson. Ce remède parut , à l'observateur , avoir
>> commencé à dissoudre la pierre dans la vessie , mais
>>après avoir trop distendu les vaisseaux des reins , et en
>> avoir détruit le ressort. Il attribue à cet effet la mort
» du chanoine .>>>
2°. Remède contre la sciatique ; par M. Pouteau , 1773 .
« Ce remède employé par Auguste d'après un passage
>> de Suétone , le guérit parfaitement des douleurs ex-
>> trêmes qu'il souffrait à la hanche , à la cuisse et à la
>> jambe gauche dont il boitait souvent. M. Pouteau ex-
>>plique ce passage , d'où il résulte , suivant lui, qu'après
>> avoir fait frapper la partie malade avec de petites ba-
>> guettes de roseau ou de bois léger , on y appliquait du
>> sable chaud . L'auteur conseille l'application des sachets
>> de sable chaud ou de set chaud dans les cas semblables,
>> après une forte fustigation. Il cite Rhazis , médecin
>> arabe , qui se promenant dans les rues de Cordoue ,
rappela à la vie un homme frappé d'apoplexie en le
>> faisant battre de verges . Almanzor , gouverneur de la
>> ville , ayant félicité Rhazis sur le moyen qu'il venait
>> d'employer pour cette guérison , celui-ci eut la modes-
>> tie d'avouer qu'il n'en était pas l'inventeur. Il ajouta
>> que traversant les sables de l'Egypte , il avait vu plus
>> d'une fois le conducteur de la caravane mettre en
>>usage le remède sur des voyageurs que les fatigues de
>> la marche et l'ardeur du soleil faisaient tomber avec
>> toutes les marques d'une mort subite. Il ajouta que le
>> succès avait toujours accompagné le remède. »
Le n° 1177 n'est qu'un recueil théologique in-4º d'environ
700 pages , contenant douze pièces ; il y en a une
très-piquante et peu connue ; elle était même inconnue
quand M. Barbier l'a retrouvée et fait réimprimer en
1181.
C'est la ballade de La Fontaine sur Escobar ; cette
ballade ne se trouve pas dans les oeuvres du fabuliste , je
crois qu'on la verra ici avec plaisir .
C'est à bon droit que l'on condamne à Rome
L'évêque d'Ypre , auteur de rains débats .
JUIN 1813 . 587
Ses sectateurs nous défendent en somme
Tous les plaisirs que l'on goûte ici bas .
Ce paradoxe allant au petit pas
Ony parvient quoiqu'Arnauld nous en die :
La volupté sans cause il a bannie .
Veut-on monter sur les célestes tours ?
Cheminpierreux est grande réverie .
Escobar sait un chemin de velours .
Ilneditpas qu'on peut tuer un homme
Qui sans raison nous tient en altercas
Pour un fêtu ou bien pour une pomme ;
Mais qu'on le peut pour quatre ou cinq ducats =
Même il soutient qu'on peut en certain cas
Faire un serment plein de supercherie ,
S'abandonner aux douceurs de la vie ;
S'il est besoin , conserver ses amours .
Ne faut-il pas après cela qu'on crie :
Escobar sait un chemin de velours ? }
Au nomde Dieu lisez-moi quelque somme
De ces écrits dont chez lui l'on fait cas .
Qu'est-il besoin qu'à présent je les nomme ?
Il en est tant qu'on ne les connait pas .
De leurs avis servez - vous pour compas :
N'admettez qu'eux en votre librairie
Brûlez Arnauld avec sa coterie
Près d'Escobar ce ne sont qu'esprits lourds ;
Je vous le dis , ce n'est pas raillerie :
Escobar sait un chemin de velours .
ENVOI.
Tor que l'orgueil poussa dans la voirie ,
Qui tiens là-bas noire conciergerie ,
Lucifer ,chefdes infernales cours ,
Pour éviter les traits de ta furie ,
Escobar sait un chemin de velours .
M. Delandine dit que le n° 1032 ( qui n'est qu'un procès
verbal de l'ordonnance du mois d'avril 1667 ) «ар-
>> partint à J. P. de Ruolz , magistrat renommé au pré-
>> sıdialde Lyon pour son intégrité et son savoir, membre
>> de l'académie de la même ville , éditeur des OOEuvres
1
588 MERCURE DE FRANCE ,
» de Louise Labbé , dite la Belle Cordière , il se noya
>>avec la plus grande partie de sa famille en traversant
>>la rivière d'Aix. >> Et à l'occasion du nº 1446 ( tome III,
page 430 ) , M. Delandine parle d'un «Charles-Joseph de
> Ruolz , mort le 10 juillet 1756 , éditeur des OOEuvres
>> de Louise Labbé , et qui a vengé avec éclat la mémoire
>> de cette femme célèbre des imputations odieuses qu'on
>>lui avait faites . Il périt victime de son dévouement
>> généreux , et pour avoir voulu sauver sa femme et son
>>frère qui se noyaient dans la rivière d'Aix. »
Ala différence des initiales des prénoms , je crois qu'il
est question de deux individus ; et il ne s'agit que d'un seul
et même fait ; ce n'est pas là cependant la difficulté ; tous
deuxauraient pu être éditeur des OOEuvres de Louise Labbé,
car l'avertissement des éditeurs apprend qu'elles furent
données par une société de gennss de lettres ; mais M. Delandine
dit que les frères Ruolz se sont noyés le 10 avril
1756; or , il faut qu'il y ait erreur ou dans le fait ou dans
la date , puisque la nouvelle edition des OOEuvres de
Louise Labbé ne parut qu'en 1762 (3) . Je remarquerai
aussi en passant qu'il est extraordinaire que la bibliothèque
de Lyon ne possède aucun manuscrit de cette
illustre et spirituelle lyonnaise.
Un manuscrit esclavon , un allemand , un provençal ,
et vingt-quatre italiens , ne sont pas une grande richesse,
et voilà tout ce que la bibliothèque de Lyon possède de
manuscrits en langues modernes .
M. Delandine a formé une classe à part des manuscrits
sur Lyon. Il y en a trente- cinq en latin et cent quatrevingt-
sept en français ; voilà vraiment la partie la plus
intéressante de l'ouvrage ; et l'auteur l'a tellement senti
qu'il a analysé soigneusement chacun des écrits contenus
dans chaque manuscrit. On trouve ainsi quelques faits
ou quelques détails curieux et peu connus. Tel est , par
exemple, le passage suivant sur la fête de saint Thomas .
(3) En voici le titre précis : OEuvres de Louise Charly, lyonnaise ,
dite Labbé , surnommée la Belle Cordière. A Lyon , chez les frères
Duplain , libraires . M. DCCLXII , Petit in-8º de xxxij et 212 pages
1
1
JUIN 1813 . 589
u Chaque année , le 21 décembre , jour de la fête de
>> saint Thomas , le consulat de Lyon proclamait solen-
>>nellement dans la grande salle de l'Hôtel-de- Ville la
>> nomination de ses nouveaux magistrats. Cette annonce
» était précédée d'un discours oratoire dont le sujet était
>>au choix de l'auteur , et qu'il terminait par des com-
>>plimens adressés au roi , à la reine , au gouverneur ,
» à l'archevèque et aux divers corps ecclésiastiques et
>> judiciaires . L'orateur , dans ce jour , représentait le
>> commandant; il donnaitle mot d'ordre aux troupes ; il
>> présidait un splendide repas ; il indiquait les pièces
>>qui devaient être représentées sur le théâtre , et il assis-
>> tait en robe à ce spectacle. C'était d'ordinaire un jeune
>> légiste avide de commencer sa carrière de gloire et de
>> se distinguer de la foule de ses compatriotes . Cette
>> cérémonie créait les talens , et était devenue à Lyon la
>> fête de l'éloquence . Le P. Mathieu , historiographe de
>> Henri IV , fut le premier qui prononça ce discours
>> lorsque ce monarque eut accordé la noblesse au pré-
>> vôt des marchands et aux quatre échevins lyonnais.
>> Son édit eut son exécution le jour de la saint Thomas
» 1795. »
Cette fète ou cérémonie n'a plus lieu depuis la révolution
, et les détails que donne M. Delandine me font
regretter qu'il n'ait pas indiqué , au moins en note , en
quelle année elle fut célébrée pour la dernière fois , et
quel a été alors l'orateur .
Le n° 1318 des manuscrits est intitulé : Honneursfunèbres
rendus aux défenseurs de Lyon .
La postérité appréciera le courage des Lyonnais en
1793 , et la justice de leur cause , et la noblesse de leurs
sentimens . Ils n'étaient les agens d'aucune faction. Ils
youlaient comme Argyre ,
Sauver d'un naufrage funeste
Le plus grand de nos biens ,
Le droit le plus sacré des mortels généreux .
..
Ils succombèrent....... Beaucoup furent immolés ......
Des honneurs funèbres leur furent rendus ; mais ce
fut le 29 mai 1795 ( et non 1794 , comme on le dit dans
590 MERCURE DE FRANCE ,
l'ouvrage dont je rends compte ) , c'est une faute
de l'imprimeur; M. Delandine , qui avait composé les
inscriptions qu'on avait mises sur les quatre faces du
cénotaphe , autour duquel les milices lyonnaises se promenèrent
les armes renversées , M. Delandine ne peut
avoir commis cette erreur; dans un de ses ouvrages (4)
il a parlé en détail de cette cérémonie funèbre , et lui a
assigné sa véritable date . Si je relève l'erreur , c'est qu'il
me paraît important pour l'honneur même des Lyonnais
de ne pas antidater d'un an un pareil événement. D'une
'époque à l'autre l'esprit était bien différent.
J'aurais d'autres manuscrits à indiquer , mais il faut
de la mesure en tout , et je prends le parti de renvoyer
les curieux à l'ouvrage de M. Delandine. Je dirai seulement
qu'une table des auteurs des manuscrits termine le
troisième volume.
En résumé , cet ouvrage est utile principalement pour
les Lyonnais ; il est fait avec méthode et clarté; il est
écrit avec science, goût et esprit; l'aridité du sujet est
sauvée par les extraits et analyses que donne M. Delandine.
C'est un bel exemple que M. Delandine montre à
ses confrères les bibliothécaires des départemens. Puisse
chacun d'eux remplir sa tâche aussi bien que celui qui
leur ouvre la carrière!
Et que l'on ne croie pas que je ne donne ici ces éloges
que comme contre-poids des observations que je me suis
permises . Je loue avec beaucoup plus de plaisir et beaucoup
plus d'assurance que je ne censure; dans l'un et
l'autre cas je dis ce que je pense ; car il n'est que deux
partis à prendre pour l'homme qui se respecte : ne dire
que ce qu'il pense ou se taire . A. J. Q. B.
(4) Tableau des prisons de Lyon, 1797, in-89 etin-12, p. 317-328.
JUIN 1813 . 591
ANNALES ORIGINIS MAGNI GALLIARUM O ... , ou Histoire de
lafondation du Grand Orient de France, et des révolutions
qui l'ont précédée, accompagnée et suivie, jusqu'en
mil sept cent quatre-vingt-dix- neuf, époque de la réunion
à ce corps de la grande loge de France , connue sous le
nom de Grand Orient de Clermont ou de PArcade de
la Pelleterie , avec un appendice contenant les pièces
justificatives , plusieurs actes curieux et inédits uyant
rapport à l'histoire de lafranche-maçonnerie , des détails
sur un grand nombre de rites , et unfragment sur
les réunions secrètes des femmes . - Un vol . in-8° , de
500 pages , avec tableaux et figures en taille-douce .
-Prix , to fr. , et 12 fr. franc de port. A Paris ,
chez P. Dufart , libraire , quai Voltaire , nº 19.
-
LES hommes ont une tendance à vouloir découvrir
tout ce qui leur paraît caché ; c'est par suite de cette tendance
qu'on est parvenu à dévoiler une foule de mystères
, à connaître tant de phénomènes , à éclaircir tant
de faits relatifs à la chronologie et à l'histoire , à discuter
des autorités qui étaient arrivées jusqu'à nous investies
du suffrage de plusieurs siècles , et enfin à remettre
une foule de monumens à la place qu'ils devaient occuper.
Quelle association a plus fait naître d'écrits pour et
contre son institution que celle de la franche-maçonne-
*rie; les uns ont traité de ses mystères , d'autres ont cherché
à en imposer sur ce qui se passait dans ses assem-
'blées . L'auteur de l'ouvrage que nous annonçons n'a eu
pour but que de faire connaître l'histoire de l'introduction
de cet ordre en France , de ses succès , de ses revers et
de ses révolutions , jusqu'à la fin du 18º siècle . Son
travail est neuf et manquait à la collection des écrits sur
les différentes sectes . Des nombreux écrivains qui ont
traité de la franche-maçonnerie, pas un n'a fait connaître
son origine , tous n'ont avancé que des systèmes ou des
"conjectures qui , dépourvus de l'exactitude historique ,
ne peuvent satisfaire la curiosité. L'anglais Schmitz en la
593 MERCURE DE FRANCE ,
faisant remonter au commencement du monde , avance
qu'Adam fut dépositaire de la science maçonnique , et
qu'il la tenait de Dieu . Un de ses compatriotes la fait
remonter à l'époque de la construction de la tour
de Babel. D'autres ont écrit , qu'elle était une religion
avortée ou une novation religieuse. Le docteur
Krause et l'abbé Grandidier la regardent comme une
société continuée des coteries de maçons de pratique
et de compagnons du devoir. Selon eux , la franchemaçonnerie
prit naissance lors de la construction de la
tour de Strasbourg , en 1277. Quelques écrivains ont dit
que Christophe Wren , architecte , l'inventa lors de la
construction de l'église de Saint-Paul de Londres.
M. Bonneville soutient qu'on n'en trouve aucune trace
avant le règne de Charles Ier , roi d'Angleterre . Enfin les
uns en attribuent l'invention aux Juifs , aux Esséniens ,
aux Térapeuthes , aux Druses de la Syrie , aux Cabalistes ,
d'autres trouvent son berceau dans la Grèce, dans la Tartarie
, dans l'Egypte . Je passe sous silence un très-grand
nombre d'opinions aussi peu fondées sur l'origine de la
franche-maçonnerie. Aussi l'auteur dit-il que c'est un
océan immense sur lequel chacun s'embarque et revient
toujours à son port sans être plus instruit .
Cette institution a trouvé des historiens dans presque
tous les états de l'Europe ; le ministre anglais Anderson
fut chargé par la grande loge de Londres de donner l'histoire
de la franche-maçonnerie dans la Grande-Bretagne.
Son ouvrage parut en 1723 , obtint un grand succès , et
après avoir eu plusieurs éditions , il a été traduit en
français.
M. Lawrie , libraire de la grande loge d'Ecosse , a
récemment fait paraître une histoire de la grande loge
de Saint- Jean à Edimbourg : elle a été traduite en allemand
par M. Burkardt. D'autres écrits de ce genre ont
été publiés en Prusse , en Suède et ailleurs . Mais en
France aucun écrivain jusqu'à présent ne s'était occupé
de ce travail . L'auteur de l'ouvrage que nous annonçons
a donc suivi une route nouvelle , et les membres de l'association
lui sauront gré , sans doute , des soins qu'il a
pris , comme des recherches qu'il a faites pour avoir déJUIN
1813 . 593
couvert et révélé des faits ignorés du plus grand nombre
des lecteurs .
Il résulte de ses recherches qu'il passe pour constant
enAngleterre que les premières loges furent établies en
ce royaume vers l'an 1327 , et que leur roi Edmont par
venu au trône donna les premières constitutions . Ce sys
tème paraît être le plus vraisemblable , et sans qu'il soit
entièrement prouvé , il est démontré que cette association
existait avant 1425 , puisque par un acte du parlement
anglais , daté de cette époque , il est défendu aux franes .
maçons de s'assembler en chapitres ou congrégations
sous peine de prison . D'Angleterre elle passa en France ,
et ne fut connue à Paris que vers l'an 1725 , où lord
Dervent- Waters , lord Harnouester et quelques Anglais ,
établirent à Paris une loge chez un traiteur , rue des
Boucheries , à l'enseigne du Louis d'argent. La grande
loge de Londres donna des constitutions tant à celle-ci
qu'à plusieurs autres ; ces derniers se réunirent ensuite
pour former la grande loge de France dont le siége était
à Paris .
L'auteur présente le tableau des révolutions que l'institution
éprouva sous les differens grands maîtres qui
gouvernèrent l'ordre ; des persécutions qu'on lui suscita
et des événemens survenus en 1772 à la suite desquels
un parti scissionnaire introduisit un schisme et créa le
nouveau corps aujourd'hui connu sous le nom de Grand
Orient de France , ou chef- lieu de l'association maçonnique
. Il expose avec autant de clarté que de concision
les motifs qu'opposa la grande loge de France à ces novateurs
; l'histoire des deux corps qui existèrent à Paris
pendant près de trente ans , qui gouvernaient et administraient
l'ordre , l'un sous le titre de Grand Orient de
Clermont , l'autre sous celui de Grand Orient de France .
L'auteur termine son récit à l'année 1799 , époque où
les deux autorités rivales se réunirent en un seul corps
et signèrent un concordat dont le résultat fut l'assentiment
de toutes les loges françaises au système maçonnique
introduit en 1772 .
Cette histoire de la franche-maçonnerie française forme
la première partie de l'ouvrage . La seconde et troisième
Pp
で
594 MERCURE DE FRANCE ,
parties se composent d'un appendice et d'un fragment
sur les réunions secrètes des femmes . Les détails présentés
aux lecteurs ne sont pas les moins intéressans de cet
écrit. L'auteur y a inséré un grand nombre de morceaux
piquans sur les différentes sectes qui se sont introduites
dans la franche- maçonnerie sous le manteau de ses formes
secrètes , telles sont la secte des Eveillés , l'ordre des
Elus- Coëns , les Templiers modernes, l'ordre du Christ,
les Illuminés de Bavière , les chevaliers et chevalières de
la Fidélité et de l'Ancre, les Nymphes de la Rose, la
maçonnerie égyptienne de Cagliostro , etc. , etc. On
trouvera aussi des renseignemens curieux sur la maçonnerie
dans l'étranger et sur tous les rites qui divisent
les francs -maçons .
L'auteur semble avoir écrit son livre ex professo : on y
trouve en effet tous les caractères d'un ouvrage classique
en ce genre. L'auteur semble avoir puisé ses matériaux à
des sources authentiques , si l'on en juge par les ouvrages
imprimés et sur-tout par les manuscrits qu'il a consultés ,
dont il rapporte de longs fragmens dans un grand nombre
de notes . Mais a-t-il rempli sa tâche à la satisfaction des
membres de l'association ? A-t-il mis dans le récit des
révolutions qui ont agité l'ordre maçonnique toute l'impartialité
qu'on doit attendre d'un historien? C'est ce que
nous ne saurions décider dans une matière à-peu-près
inconnue à la plupart des gens du monde. Les membres
de l'ordre apprécieront eux-mêmes ce travail, qui au
fond n'est pas du domaine du journaliste.
Nous renvoyons à l'ouvrage même pour lire tous les
renseignemens curieux sur les diverses sectes ; ils se
trouvent dans l'appendice ; la dernière partie contient
des fragmens intéressans sur les réunions secrètes des
femmes ou les rites d'adoption . L'auteur a terminé son
travail par une excellente table des matières et par quelques
planches fort bien gravées qui représentent un assez
grand nombre de médailles maçoniques .
Cette histoire de la fondation du Grand Orient est
très -bien écrite; le style parfaitement approprié au sujet
est à-la-fois simple , clair et concis. L'auteur ne cite que
des faits et s'appuie d'autorités qui ne peuvent laisser
JUIN 1813 . 595
aucun doute sur sa véracité . Je terminerai en disant que
cet ouvrage, très difficile à imprimer à cause des tableaux
qu'il renferme , fait honneur au typographe qui en a été
chargé. On en sera moins surpris lorsqu'on saura qu'il
a été confié au talent et aux presses de M. Nouzou , qui
dans cette occasion s'est vraiment distingué.
P J. B. B. ROQUEFORT .
NOUVEAU RECUEIL DE CONTES , traduits de l'allemand
de MM. FISCHER , LAUN , ISCHOKKE , LAFONTAINE ,
KOTZBUE , etc.-Trois vol. in- 12 . - A Paris , chez
F. Schæll , libraire rue des Fossés -Montmartre ,
n° 14.
,
,
J'AI fait paraître , il y a peu de tems , un recueil de
Contes et de Nouvelles. Encouragé par l'indulgence du
public pour le Caravansérail , mon premier essai dans
ce genre , je croyais pouvoir me permettre de suivre
mon premier plan , de mettre en action quelques vérités
morales , de signaler quelques travers et de peindre
quelques nobles vertus . J'espérais que des intentions pures
et les prétentions les plus modérées me feraient trouver
grace devant le critique le plus sévère , et je suis traité un
peu rigoureusement dans la Gazette de France , par celui
de tous qui devrait être le plus indulgent parce qu'il est le
plus faible ; par celui de tous qui devrait avoir le plus de
douceur , durbanité et de délicatesse , parce qu'il est
femme. Ce critique se nomme Mme Y. Ila vu , dit-il ,
quelques-uns de ces contes dans le Mercure , et alors il
en était plus content. Aujourd'hui il devient plus difficile
et se déclare l'ennemi juré de tous les recueils de contes
passés , présens et futurs. Il ne sait pas bien au juste
et de son propre aveu , ce que c'est qu'un conte , et ne
voit , en général , dans la réunion de plusieurs contes
qu'un tissu d'aventures incohérentes que l'auteur ne s'est
pas donné la peine de lier entre elles et de réunir dans un
cadre commun . En partant de ce principe et en l'appliquant
avec autant de justesse à d'autres genres , il faudrait
brûler tous les recueils de fables , de fabliaux , de
,
Pp 2
596 MERCURE DE FRANCE ,
comedies , de tragédies , de poëmes , etc .... Il faudrait
sacrifier sans pitié les contes de Voltaire , d'Hamilton ,
de Bocace , de Marmontel.... Car enfin , je ne vois dans
tous ces recueils qu'un tissu d'aventures incohérentes que
les auteurs ne se sont pas donné la peine de lier entre elles
et de réunir dans un cadre commun. Si je pouvais avoir
de l'orgueil à si bon marché , je serais tout fier de voir
que pour proscrire mon modeste recueil , Mme Y. se
croit obligée d'immoler impitoyablement tous les ouvrages
du même genre .
Je n'essayerai point de combattre les principes littéraires
de mon critique . Peut-être est- il jolie , et la jolie
femme aura toujours raison . Si par hasard il n'est pas
jolie , je ne m'écarterai pas du respect que je dois à.....
son costume ; mais en faveur de ma retenue , j'oserai
lui demander graces pour le recueil que j'annonce , et
qui vaut beaucoup mieux que le mien .
Les contes dont il est composé sont traduits des auteurs
allemands qui se sont acquis le plus de réputation
dans ce genre . Le premier de ces contes , intitulé :
Voyage dans les montagnes de la Silésie , est de Fischer.
C'est une plaisanterie fort agréable , où se montrent
dans tout leur jour la franchise et la bonhomie allemandes
. M. Fredau , jeune auteur , un peu malade imaginaire
et qui pis est amoureux , a formé le projet de
faire un voyage dans les montagnes de la Silésie , pour
le rétablissement de sa santé qui est fort bonne , et dans
l'espoir de faire part au public du résultat de son voyage .
Il a des amis peu nombreux , mais de véritables amis ,
au nombre desquels se trouvent M. Kritter le conseiller ,
homme d'un caractère aimable et gai ; M. Meyn , ancien
et riche commerçant , qui s'est retiré des affaires pour ne
s'occuper qu'à faire du bien aux malheureux ; Pauline
Meyn , jeune personne douce , bonne , modeste et
naïve , qui cache au fond de son coeur , pour Frédau ,
un sentiment plus fort que l'amitié. Ces trois personnes
cherchent à le détourner d'un voyage inutile
pour sa santé et pour sa réputation. Malgré l'amour naissant
qui l'enchaîne auprès de Pauline dont il est secrètement
aimé , il persiste dans sa résolution , et le voilà
JUIN 1813 . 597
qui se met en route . Je n'entrerai point dans le détail des
moyens naturels et piquans employés par ses bons amis
pour l'empècher de quitter Berlin , pour le ramener chez
M. Meyn et lui faire épouser la jeune Pauline . Un petit
roman de ce genre n'est pas susceptible d'analyse . Je
dirai seulement que les caractères en sont peints avec
une grande vérité , que l'impatience du voyageur que
des obstacles sans nombre et jetés adroitement sur ses
pas empêchent de quitter la ville et forcent de suivre le
1
conseil de la raison et de l'amour , est très -comique , et
que l'amour de Pauline et de Frédau est représenté avec
les couleurs les plus naïves et les plus touchantes .
La vieille Redingote et la vieille Perruque , est un conte
fort original , quoique la moralité n'en soit pas bien
neuve ; mais il est de ces vérités morales qui ne sont
jamais triviales , et qu'on ne saurait nous présenter sous
trop de formes différentes . Fréderic , par l'excès de son
étourderie et de sa pétulance , s'était aliéné le coeur de
son père , brave homme au fond , mais faible et dominé
par une seconde femme dont il avait un fils . M. Færenbach
, fatigué de la conduite de Fréderic qu'il regarde
comme un mauvais sujet , l'envoie au collége . Fréderic
prend son parti , quitte assez gaîment la maison paternelle,
où son frère jouit de toutes les préférences , usurpe
toutes les affections ; mais avant de partir il veut , pour
se venger , jouer un dernier tour à son père . Il dérobe
adroitement la redingote et la perruque du vénérable
M. Færenbach , il en affuble le paratonnerre . Dès le
lendemain cette espiéglerie produit son effet . Tout le
voisinage se rassemble autour de la maison , fort surpris
de voir M. Færenbach immobile à la place du paratonnerre
. Aux éclats de rire qui frappent son oreille , le père
de Fréderic sort de chez lui et fait la grimace en voyant
le tour que son fils lui a joué. Fréderic fait ses études
tant bien que mal , porte au collége son espiéglerie et sa
vivacité , et finit par se faire renvoyer pour des tours
d'écolier . Sur ces entrefaites , son père vient à mourir ,
et graces aux séductions de sa belle-mère , Fréderic se
trouve entièrement déshérité . Entièrement ? non son
père lui laisse , par testament , sa vieille redingote et sa
,
598 MERCURE DE FRANCE ,
vieille perruque. Fréderic vient recueillir et reçoit avec
reconnaissance cet unique et modeste héritage. Il emporte
, il conserve précieusement ces seuls gages du
souvenir d'un père qu'il n'avait jamais cessé d'aimer. Il
faut lire dans le conte comment sa piété filiale est récompensée
, comment les causes mêmes de sa disgrace et de
sa ruine deviennent par la suite les instrumens de sa
fortune et de son bonheur.
Les Ecorces d'Orange et les Côtes de Melon sont dans
le même genre. C'est une fortune faite par de petits
moyens naturels quoiqu'inattendus . Ce conte offre de
l'intérêt et une morale douce et gracieuse .
Le conte intitulé : la Mère , présente un très -beau
caractère , et montre de quels nobles et sublimes sacrifices
le sentiment de l'amour maternel est capable . Mais
de tous ces contes les deux plus jolis , à mon gré , sont
les Aventures guerrières d'un homme pacifique , et surtout
Jeannette Troune. Le premier est tout en détails ,
et parconséquent n'est pas susceptible d'analyse. Mais
c'est une idée fort plaisante d'avoir mis en scène un bon
docteur allemand , bien poltron , forcé de guerroyer ,
mourant de peur au moindre bruit , et se faisant , par sa
poltronerie même , une réputation de bravoure. Ce conte
est plein de détails piquans et rendus avec une telle
vérité qu'on ne croit pas lire un conte. Le caractère du
principal personnage , toujours en opposition avec son
penchant naturel pour la paix , est parfaitement bien
développé et fort amusant.
Mais le conte de Jeannette Troune est encore supérieur
à tout ce que je viens de citer. C'est une action fort intéressante
, bien conduite; les personnages y sont dans
une situation très -dramatique , leurs caractères y sont
parfaitement développés et présentent des scènes d'un
comique excellent . Je me garderai bien d'en faire l'analyse
, ce serait le décolorer. Les plus jolis contes perdent
toujours à être analysés . Comment juger une broderie
d'après le canevas ? Il ne manque à ce recueil que d'être
tombé entre les mains d'un traducteur ou d'un imitateur
habile. Le style en est faible , lache , diffus , manque toujours
d'élégance et souvent de correction. Les détails
JUIN 1813 .
599
minutieux y sont trop prodigués , c'est le goût allemand ,
il est vrai , mais quand on écrit dans notre langue , il 、
faut se conformer à notre goût , et ne pas oublier que la
grâce , l'élégance et le naturel du style , donnent seuls
du prix aux productions d'un genre frivole , parce que
la grâce , l'élégance et le naturel sont appréciés dans tous
les tems et dans tous les pays par les esprits fins et délicats
. Ces qualités survivent à cet intérêt de curiosité
machinale que nous inspire souvent la lecture d'un ouvrage
médiocre , en supposant presque toujours , même
dans un auteur frivole , un talent supérieur au genre de
ses productions . ADRIEN DE S ..... N .
REVUE LITTERAIRE.
LES HELVIENNES , ou Lettres provinciales philosophiques ;
par l'abbé BARRUEL. - Cinquième édition . - Quatre
vol. in-12. - Prix, 11 fr . , et 15 fr. franc de port .
A Paris , chez Méquignon fils aîné , libraire , rue
Saint-Séverin , nº 11 .
Al'époque où parurent les Lettres provinciales de Pascal
, les esprits étaient divisés sur de simples questions
théologiques ; mais ils étaient d'accord sur les principes
fondamentaux; ils disputaient sur des points de doctrine ,
mais ils en respectaient la source. Aussi Pascal n'eut-il à
combattre que quelques subtilités scholastiques dont les
résultats vus de loin pouvaient devenir funestes , mais qui
au premier aspect n'offraient rien de dangereux.
Une autre marche fut adoptée dans le dix-huitième siècle;
la religion fut attaquée de front. On essaya de détruire ,
non pas quelques points de dogme ou de doctrine , mais le
dogme , mais la doctrine eux-mêmes. De là naquirent des
milliers dé volumes anti-religieux , et d'autant plus dangereux
qu'ils étaient répandus avec profusion , et que quelques-
uns de ces ouvrages étaient revêtus de tout le charme
d'une diction pure et élégante , et que les principes qu'ils
contenaient trouvaient des partisans parmi ceux mêmes qui
auraient dû être les premiers à les proscrire.
Il y avait , on peut le dire , à cette époque une sorte de
témérité à entrer en lice contre de semblables adversaires
1
600 MERCURE DE FRANCE ,
qui voyaient s'élever en leur faveur un parti si puissant et
sur-tout si nombreux , tandis que le nombre des partisans
de la religion diminuait chaque jour. Il fallait combattre
pied-à-pied tous les sophismes de la secte nouvelle , en
démontrer l'abus et presque tonjours le danger ; il fallait le
dédale immense de toutes ces opinions incohérentes et
souvent contradictoires entr'elles ; il fallait encore qu'un
semblable ouvrage fût brillanté par le charme du style , et
que sa forme ne fût point celle d'un traité dogmatique pour
qu'il pût être lu des gens du monde séduits par les écrivains
de la nouvelle secte ; il fallait enfin offrir sur d'autres
matières le pendant de l'excellent ouvrage de l'abbé Guéné;
les Lettres de quelques juifs à M. de Voltaire (1) .
Le plan que nous venons d'esquisser est précisément
celui qui a été si heureusement rempli par l'auteur des
Helviennes , plan dont le mérite a été justifié par le succès
universel de l'ouvrage que nous annonçons .
La forme en est aussi piquante qu'ingénieuse . Une
femme spirituelle, la baronne, désire d'être initiée dans
les mystères de la philosophie moderne . Un jeune homme
imbu des nouvelles doctrines en pose les principes dans
une suite de lettres avec tout l'enthousiasme qu'ils lui inspirent
, et toujours en citant fidèlement les ouvrages qui
les renferment . La baronne reçoit avec respect les leçons
qui lui sont données , mais se permet cependant des
observations sur quelques contradictions qu'elle croit y
apercevoir. Un provincial , homme plein de sens et de raison
, combat à l'aide de ces deux armes les nouveaux systèmes
. On sent tout ce que cette marche qui se soutient
jusqu'à la fin a de piquant, puisque les mêmes principes y
sonttour-à-tour combattus et par la plus fine ironie et par
la logique la plus pressante .
Après avoir accordé à l'ouvrage un juste tribut d'éloges ,
parlons à-présent de ceux que mérite la nouvelle édition ;
outre l'avantage qu'elle procure aux amis de la morale en
reproduisant un ouvrage qui depuis long-tems manquait
dans la librairie , elle a encore celui d'offrir en quatre volumes
seulement les cinq volumes qu' composaient lesprécédentes
éditions . Ce changement est dû à la réunion des
tomes II et III des anciennes éditions , en un seul qui forme
(1) Trois vol . in -12. Prix , 7 fr. 50 c. , et 10 fr. 50 c. franc de
port . Chez Méquignon Junior , rue de la Harpe , no 115 .
JUIN 813 . 601
le tome second. Le texte n'en a éprouvé aucun changement;
il est reproduit dans toute sa pureté.
L'ouvrage est parfaitement bien traité , il fait honneur
au libraire qui s'en est chargé , et mérite d'être encouragé
par tous les amis de la saine doctrine .
-
MERVEILLES ET BEAUTÉS DE LA NATURE EN FRANCE ; par
G. B. DEPPING . Deuxième édition . Un vol .
in- 12 , avec carte et figures . - A Paris , à la librairie
d'éducation et de jurisprudence d'Alexis Eymery , rue
Mazarine , nº 30 .
MALGRÉ les progrès des sciences naturelles et de la géographie
, malgré l'essor nouveau que les différentes branches
des connaissances humaines ont pris depuis une
vingtaine d'années , nous ne possédions jusqu'à présent
aucun ouvrage qui nous fit connaître la France sous le rapport
de sa géographie physique , et cependant peu de pays
méritent mieux qu'elle des recherches suivies à cet égard .
A la vérité , de nombreux matériaux s'offraient à celui qui
aurait voulu s'instruire dans cette partie; mais disséminés
dans une foule de volumes épars , cà et là dans des ouvrages
où l'on n'aurait pas cru pouvoir les trouver, il aurait
été aussi difficile de les réunir tous , que de les classer avec
l'ordre et la méthode nécessaires. Disons le donc , l'ou
vrage de M. Depping vient réparer cette lacune importante
; il vient procurer aux amateurs d'histoire naturelle
et à tous ceux qui aiment à bien connaître le pays qu'ils
habitent , une nouvelle source de plaisir et d'instruction
tout à-la-fois .
Mais on sent que pour être bien exécuté , un pareil ouvrage
demandait des connaissances et un savoir peu commun.
Il fallait en élaguer avec soin tous les contes populaires
, toutes les prétendues merveilles accréditées par
l'ignorance , et que n'ont pas cependant dédaigné souvent
de propager des savans recommandables ; il fallait savoir
discerner l'erreur de ce qui était mensonge , il fallait se
défier de l'exagération de quelques écrivains ou de l'indifférence
de quelques autres , pour ne présenter au naturaliste
que ce qui est vraiment digne de fixer son attention sous
divers points de vue; nul n'était plus propre que M. Depping
à un semblable travail , et la manière dont il l'a exécutéjustifié
tous nos éloges .
Deux sections principales divisent l'ouvrage ; dans la
602 MERCURE DE FRANCE ,
première , l'auteur parle des curiosités naturelles de la
France en général , c'est-à - dire , qu'il examine cette contrée
sous ses rapports géologiques considérés en masse et
d'après les résultats que présente leur aspect général. C'est
ainsi que dans une suite de cinq chapitres , il présente un
tableau rapide des faits les plus remarquables qui sont
offerts à nos regards par la nature particulière du sol de la
France , celle de ses eaux , de l'air qu'on y respire , et des
productions des trois règues . Dans un cadre fort circonscrit
, l'auteur a eu l'art de ne rien omettre d'intéressant et
de fournir un modèle précieux à ceux qui voudraient traiter
ainsi la géographie physique des autres contrées de la terre .
Après ces notions suffisantes , l'auteur , dans la seconde
section , s'occupe des curiosités naturelles de la France en
particulier. Cette partie est divisée en autant de chapitres
que l'état ancien de la France offrait de provinces ; chacun
d'eux est subdivisé en autant de paragraphes qu'il s'est formé
de départemens dans la province dont ilporte le nom . C'est
sous cette double classification , qui a l'avantage de réunir
les anciennes dénominations à celles adoptées depuis , que
l'auteur classe méthodiquement les différentes merveilles
de la France et consacre à la description de chacune un
nombre de pages proportionné à son importance .
C'est ainsi qu'il nous conduit tour- à-tour et sur les rochers
arides de la Bretagne , et dans les gorges sombres des Pyrénées
; et au sommet de la cîme escarpée du Mont-Blanc
ou du Puy-de-Dôme ; qu'il nous présente après l'aspect
imposant de la fontaine de Vaucluse et les souvenirs touchans
qu'elle rappelle , le tableau des riantes contrées du
Languedoc et de la Provence , ou les paysages agrestes du
Lyonnais , du Dauphiné et de la Savoie . Rien n'échappe à
ses regards , après avoir parlé à la curiosité , c'est à l'imagination
qu'il s'adresse . Après avoir satisfait le naturaliste,
c'est le littérateur qu'il veut aussi intéresser. Il a pris soin,
pour celui-ci , de rassembler ce que chaque aspect qu'il
décrit a pu inspirer à nos meilleurs poëtes ou à nos prosateurs
les plus distingués , parmi lesquels M. Depping a luimême
plus d'un titre pour se ranger.
Nous regrettons que les bornes de cet extrait ne nous
mettentpoint à même de justifier par de nombreuses citations
les éloges que nous avons cru devoir accorder à cet ouvrage
et à son auteur. Mais le lecteur aimera mieux sans
doute se convaincre par lui-même que nous n'avons rien
avancé dont il ne nous fût facile de rapporter la preuve.
JUIN 1813 . 603
ELÉGIES , SUIVIES D'EMMA ET EGINARD , poeme; et d'autres
poésies la plupart inédites , par CH. MILLEVOYE .
Seconde édition . Un vol . in- 12 , avec gravures .
Prix , 4 fr. - A Paris , au cabinet littéraire et
librairie de Rosa, grande cour du Palais-Royal .
-
- -
-
DEUX éditions consécutives de ce petit recueil en moins
d'une année, le suffrage unanime de tous les gens de goût,
les éloges que tous les journaux se sont plû à lui prodiguer ,
sont un garant plus qu'assuré de l'accueil que fera le public
à celle que l'on publie aujourd'hui .
M. Millevoye est déjà placé par des ouvrages d'un caractère
plus sérieux au rang de nos premiers poëtes actuels ;
les succès nombreux qui ont couronné ses premiers essais
dans la carrière poétique sont un présage flatteur de ceux
qui l'attendent encore. Un style élégant et facile , une harmonie
brillante qui imprime à tous ses ouvrages un cachet
qui leur est propre telles sont, ce nous semble , les causes
auxquelles on doit attribuer l'empressement avec lequel
sont accueillies les moindres productions de M. Millevoye ,
telles sont les qualités qui distinguent le recueil que nous
annonçons .
Des élégies , des poésies diverses , et un recueil de pièces
d'un genre nouveau , voilà ce qui le compose .
Le livre d'élégies est presqu'entièrement inédit ; c'est là -
sur-tout que brille éminemment le talent poétique de
M. Millevoye ; c'est là sur-tout que l'on peut remarquer
les qualités que nous avons déjà fait connaître , embellies
encore par le charme d'une sensibilité exquise et de la
plus douce mélancolie . Bornés par l'espace , nous ne pouvons
qu'indiquer ici celles qui nous ont le plus frappé , et
recommander à ceux qui aiment les beaux vers , celles qui
ont pour titre : l'Anniversaire , A un Bosquet , la Demeure
abandonnée , le Souvenir , le Bois détruit , et enfin , la
Chute des feuilles . Ce morceau nous ne craignons pas
de le dire , est vraiment classique , et suffirait seul pour
fonder la réputation de l'auteur , si d'ailleurs elle n'était
pas déjà assurée par tant d'autres titres .
,
Dans les poésies diverses nous retrouvons Emma et
Eginhard , poëme déjà connu , mais retouché ici dans
quelques parties et tel enfin qu'il peut désormais soutenir
les regards de la critique. Nous remarquons aussi le Déjeûner
et le Tombeau du Coursier , pièces d'un genre bien
différent et qui reparaissent avec d'heureuses corrections ;
604 MERCURE DE FRANCE ,
quelques imitations d'Anacreon ; un choix d'épigrammes ,
de quatrains , de poésies légères dans lesquelles l'auteur
se place avec succès à côté de ses modèles , et enfin plusieurs
romances .
La dernière partie du recueil est un choix de pièces du
même rhythme et de la même étendue , c'est-à-dire , de
dizains et de huitains. Ce genre de petit poëme , peu employé
, et que M. Millevoye essaie de faire revivre parmi
nous , présente , sous un tour aimable , une idée gracieuse
ou piquante . C'est là l'épigramme des anciens qui , comme
on sait , renfermait souvent une pensée délicate ou exprimée
d'une manière ingénieuse .
Ainsi , au mérite de l'exécution , cette partie du recueil
que nous annonçons joint encore l'attrait de la nouveauté.
Nous voudrions pouvoir faire connaître , parmi ces pièces ,
celles qui nous ont le plus frappé , mais alors il faudrait
les citer toutes . Cependant nous ne pouvons mieux terminer
cet extrait que par celle-ci que nous prenons au
hasard .
L'Oiseleur.
Un oiseleur , timide jouvenceau ,
Allait guettant les hôtes du bocage .
Il en vit un perché sur un ormeau ,
Beau , mais trompeur; séduisant , mais volage :
C'était l'Amour. Il s'enfuit. Quel dommage !
Le jouvenceau va conter sa douleur
Au vieux berger. « Mon enfant , dit le sage ,
>> Ce bel oiseau n'est qu'oiseau de passage ,
>> Il reviendra bientôt pour ton malheur !
>>Et c'est l'oiseau qui prendra l'oiseleur . >>>
J. B. B. ROQUEFORT .
-
VARIÉTÉS .
SPECTACLES . Théâtre Français .- Phèdre , pour les
débuts de Mlle Humbert .
Jusqu'ici Mlle Humbert avait évité avec prudence dans
la carrière de ses débuts le rôle de Phèdre . Ce rôle , depuis
que Mlle Duchesnois l'a joué , est devenu pour les actrices
tant anciennes que nouvelles une seconde arche sainte .
JUIN 1813 . 605
Que de débutantes tentées d'en approcher ont été victimes
de leur témérité . Le personnage de Phèdre est plein de
séduction , il annonce et trompe l'orgueil de celles qui s'y
laissent surprendre. Il produit l'effet des syrènes , qui entraînaient
au précipice quiconque prêtait l'oreille au charme
de leur voix . Tous les calculs de l'art , tous les raisonnemens
, toute la science des maîtres les plus habiles ne sont
rien pour remplir ce caractère , si la nature n'en a pas mis
le germe dans le coeur de l'actrice. La passion ne s'apprend
pas . Celle de Phèdre marche pour ainsi dire par bonds ,
elle la subjugue , elle aliène sa raison . Pour la bien rendre,
il fautse livrer à toute l'impétuosité de son ame. Les écarts
sont alors des beautés . Phedre est une espèce de folle qui
déclame une ode . Combien sont loin de concevoir ce rôle
toutes ces débutantes perroquets , ces machines tragiques
qu'on fait mouvoir au doigt et à l'oeil , et qui ressemblent à
ces figures grotesques élancées sur une planche , et qui
s'agitent à l'aide d'un fil d'archal . Mais l'ame seule ne suffit
pas dans la peinture du personnage de Phèdre , l'actrice
doity joindre un organe souple , suave , flexible , et propre
à toucher le coeur. Phèdre est une coupable vertueuse qui
doit plaire en peignant un feu criminel . Eh comment sans
la voix la plus touchante réciter des vers aussi tendres ,
aussi énergiques , aussi brûlans , que ceux de Racine .
J'ai langui , j'ai brûlé , j'ai séché dans les larmes :
Il suffit de tes yeux pour t'en persuader ,
Si tes yeux un moment pouvaient me regarder.
Si les sons les plus doux n'accompagnent pas l'expression
de pareils vers, Phèdre perd tout l'effet qu'elle a résolu
de produire sur Hippolyte. S'il était plus enclin à l'écouter ,
ne serait-il pas tenté alors de lui dire : votre passion n'est
qu'un piége grossier que vous voulez me tendre ; elle n'est
pas plus dans votre coeur que dans votre voix. Pour bien
jouer le rôle de l'épouse de Thésée , un organe enchanteur
me semble douc d'une nécessité indispensable; je dis plus ,
la déclamation de l'actrice devrait avoir quelque chose du
chant lyrique ; son rôle tient au beau idéal. Aux approches
de la mort de Phèdre , on aimerait à entendre des accens
aussi doux , aussi touchans que ceux , si l'on en croit la
fable, qu'exhalait le cygne près d'expirer. Plusieurs poëtes
célèbres , Delille , Le Brun et Le Gouvé , avec lesquels je
m'entretins plus d'une fois sur ce sujet , étaient entièrement
de mon opinion . J'ai déjà dit que Mlle Humbert me parais-
>
606 MERCURE DE FRANCE ,
sait plus appelée à remplir des caractères d'un genre grave
que ceux qui exigent de la tendresse . Elle est plus mère
qu'amante . Cette actrice confirme de plus en plus mon
opinion. Le rôle de Phèdre est celui où ses moyens naturels
se trouvent plus en contradiction avec le personnage .
Pent-être que le souvenir de la haute réputation que
Me Duchesnois s'est acquise dans ce rôle, l'a intimidée en
entrant sur la scène , et lui a fait perdre jusqu'à la trace
des excellentes leçons que lui donnent les deux illustres
maîtres chargés de son éducation , toujours est-il vrai de
dire qu'elle a été constamment au- dessous d'elle-même.
Avec plus de métier , elle sera plus supportable. Mais
quelque mérite qu'aient ceux qui la dirigent , on peut les
défier de lui communiquer ni leur talent , ni leur ame .
En revanche , Mlle Rose a été admirable dans le rôle
d'Enone ; je ne dis rien de Firmin : il n'a pas l'orgueil de
jouerHippolyte; Mu Patrat , qui représentait Panope , n'a
pas fait rire : ce qui est exemplaire.
Les Horaces.-Le Menteur, pour les débuts de M. Antiguenave
.
On prétend que cet acteur a joué autrefois dans le mélodrame
à la Porte Saint- Martin . Qu'importe qui il soit , et
d'où il sort , pourvu qu'il plaise . Un comédien n'est point
un soldat dont on exige la cartouche , ni un courtisan dont
on demande la généalogie. L'origine théâtrale de Préville.
n'était pas des plus brillantes : en était-il moins Préville ?
Quoi qu'il en soit , le nouvel acteur joue la tragédie et la
comédie. C'est une clause assignée , dit- on , aujourd'hui
aux débutans . On veut qu'ils sachent tour-à-tour faire
pleurer et faire rire . Quelle épreuve ! Cependant cette tâche
à laquelle s'asservit un nouveau venu , n'a pas été récemment
imposée , dans le dessein de rendre plus épineux
pour les acteurs le chemin qui les mène à la comédie française
à la formation de cette compagnie , les artistes les
plus célèbres furent soumis à un joug semblable. Les Barrons
, les Armands , les Dumesnils , les Gaussins jouaient
à- la- fois la tragédie et la comédie ; le Kain même , pour
ne pas déroger totalement à l'usage , faisait quelquefois le
personnaged'un des porteurs de chaise dans les Précieuses
ridicules ; le grand Mahomet ne croyait pas au-dessous de
sa dignité de devenir le valet de Mascarille . Le Kain voulait
donner des preuves de sa condescendance , mais il se
serait bien gardé de jouer Hector dans le Joueur, ou le
valet de l'Homme à bonnes fortunes .
JUIN 1813 . 607
La nature départ rarement au même individu les qualités
nécessaires pour exceller dans des genres opposés .
C'est la réunion des facultés , dont elle est si avare , qui fit
voir dans Garrick l'homme unique , le phénix des acteurs.
Malgré l'usage solennel consacré à la comédie française , si
M. Antiguenave honorait par un talent supérieur la toge
romaine ou'la tunique grecque , on lui permettrait de faire
divorce avec l'épée à la française , les talons rouges et les
habits à paremens de nos brillans marquis d'autrefois ; mais
son talent n'est pas de nature à lui mériter une exception .
Il faut qu'il s'évertue à déraciner des habitudes contractées
au berceau . Ce seul accent méridional dont il arme la voix
d'un héros , est capable de désenchanter nos yeux et nos
oreilles . Dans quelque pays que soient nés les guerriers
qu'il représentera , il est sûr de leur donner pour patrie les
bords de la Garonne . La Comédie française étant une seconde
Académie pour la conservation de la langue et de la
prosodie , il est donc d'une nécessité absolue qu'elle ne
reçoive pas dans son sein des acteurs dont la prononciation
appelle le ridicule et provoque le rire , afin qu'elle ne soit pas
elle-même un sujet de moquerie aux yeux des étrangers qui
yviennentdans l'intention de se perfectionner, et d'enchérir
surla leçon qu'ils ont reçue de leurs maîtres . Le débutant
joint à une prononciation vicieuse , un organe sec , âpre et
monotone . Ses attitudes ne manquent pointdegrace , mais
par fois , à force de se dessiner, il tombe dans l'exagération
, et l'exagération n'est point la noblesse. Croyant singer
le héros , il se tranforme en matamore.
<<Tout prend l'humeur gasconne en un auteur gascon . >>>
De l'intelligence , de la chaleur et une diction assez pure ,
voilà les qualités qui le recommandent. Le plus grand éloge
qu'en en puisse faire , c'est qu'il n'a produit aucune disparate
trop sensible à côté d'acteurs aussi distingués que Lafond
et Saint-Prix .
Dimanche dernier, il a paru dans le rôle du Menteur. Il
a , sous l'habit -habillé , de la grace , de l'aisance et de la
tournure . Sa prononciation a semblé moins vicieuse dans
*ce personnage fieffé gascon en effet , et qui , comme le dit son
valet Cliton , hache les mensonges menu comme chair à
pâté. Il me paraît avoir joué un peu trop pesamment le
rôle du Menteur, faute d'en avoir étudié l'esprit.
Le Menteur, tel que l'a peint le grand Corneille , est un
jeune homme à peine échappé des bancs de l'école , mais
1
608 MERCURE DE FRANCE ,
chez qui la connaissance du coeur semble innée, comme le
futle géniedes batailles chez nos plus grands capitaines; ilsait
que le mensonge, pour éblouir, a des rayons plus seduisans
queceux de la vérité , et qu'il ressemble au stras qui souvent,
aux yeux du faux connaisseur, quand il est artistement
taillé, l'emporte sur le plus beau diamant. Que le Menteur
soit donc léger, vif, semillant; qu'il étincelle de grace et
d'esprit ; que ses mensonges , loin de se ressentir des peines
de l'enfantement , aient l'air de sortir tout armés de son
cerveau . La réflexion ne doit pas s'emparer un instant de
lui , ou plutôt il doit la voiler avec adresse . Il n'est surpris
que d'une seule chose , c'est d'avoir pu dire une seule fois
la vérité . Malheur donc à l'acteur qui jouant ce rôle semble
préoccupé de ce qu'il va dire ou répondre , dont la mémoire
travaille , et qui laisse apercevoir les moindres vestiges
de la contrainte et de l'art . Molé offrait un modèle admirable
dans le personnage du Menteur. Son jeu imitait l'éclat du
feu d'artifice le plus brillant.
Il est à souhaiter que le débutant mette à profit les conseils
de ces amateurs assidus et attentifs au spectacle , et qui
se sont enrichis des traditions de nos plus célèbres acteurs ;
que sa diction soit plus légère et plus rapide , son jeu muet
plus expressif; qu'il conserve sur-tout des manières plus
nobles avec son valet , car enfin le Menteur est un jeune
homme de qualité , et quoique sa conduite fasse oublier sa
naissance , son ton et son allure doivent en faire souvenir.
Mes observations seraient inutiles si le débutant ne donnait
aucune espérance , mais il est jeune , d'une tournure fort
agréable , et ne manque point d'intelligence. Il faut qu'il
assouplisse un organe rebelle , et fasse sur-tout une guerre
obstinée à sa prononciation bordelaise . Son compatriote
Lafond lui laisse son exemple à suivre :
<< Craint- on de s'égarer sur les traces d'Alcide ? >>>
DU PUY DES ISLETS.
Lettre de Voltaire à Saurin .
J'ENTRE dans vos peines , Monsieur , et je les partage
d'autant plus que je les ai malheureusement renouvelées
en cherchant la vérité. Le doute par lequel je finis l'article
de Lamotte n'est point une accusation contre feu M. votre
père. Au contraire , je dis expressément qu'il ne futjamais
soupçonné de la plus légère satire pendant plus de trente
JUIN 1813.
609
DE
1
années écoulées depuis ce funeste procès . J'aurais dû dire
qu'il n'en fut jamais soupçonné dans le public ; carjo
vous avouerai avec cette franchise qui règne dang mon
histoire , et je vous confierai à vous seul , quol me récita
des couplets de sa façon contre Lamotte ; et voici
d'un de ces couplets dontje me souviens :
De tous les vers du froid I amotte
Que le fade du Bousset notte ,
Il n'en est qu'un de mon goût ,
Quel ? Qui sait être heureux , sait tout .
la fin
Je ne ferai jamais usage de cette anecdote ; mais vous
devez sentir que mon doute est sincère , et il faut bien
qu'il le soit , puisque je l'expose à vous-même. Vous devez
sentir encore de quel poids est le testament de mort
du malheureux Rousseau. Il faut vous ouvrir mon coeur :
je ne voudrais pas , moi , à ma mort , avoir à me reprocher
d'avoir accusé un innocent ; et , soit que tout périsse
avec nous , soit que notre ame se réunisse à l'être des
êtres , après cette malheureuse vie , je mourrais avec bien
de l'amertume , si je m'étais joint malgré ma conscience
aux cris de la calomnie.
Il y a ici une autre considération importante à faire s
on m'avait assuré votre mort il y a quelques années , et je
vous avais regretté bien sincérement. J'ai peu de corres
pondances à Paris que je n'ai jamais aimé et où j'ai trèspeu
vécu . Je n'ai appris que par votre lettre que vous étiez
encore en vie . Je me trouve dans la même ville où M.
votre père habita long-tems ; car , je passe mes étés dans
une petite terre auprès de Genève , et mes hivers à Lausanne
. Je vois de quelle conséquence il est pour vous que
les accusations consignées contre la mémoire de M. votre
père dans le supplément au Bayle , dans le supplément au
Moréry et dans les journaux , soient pleinement réfutées .
Le tems est venu où je peux tâcher de rendre ce service ,
et peut-être n'y a- t -il point d'ouvrage plus propre à justifier
sa mémoire qu'une histoire générale aussi impartiale
que la mienne. On en fait actuellement une seconde édition
, et quoique le septième volume soit imprimé , je me
hâterai de faire réformer la feuille qui renferme l'article de
M. Joseph Saurin. Il y a encore , à la vérité , quelques
vieillards de Lausanne qui sont bien rétifs , mais j'espère
les faire taire , et le témoignage d'un historien qui est sur
les lieux sera de quelque poids .
Qq
610 MERCURE DE FRANCE , JUIN 1813 .
Il ne s'agit ici d'accuser personne , il s'agit de justifier
un homme dont la famille subsiste , et dont la famille mérite
les plus grands égards ; mais je ne ferai rien sans
savoir si vous le voulez, et si les mêmes considérations
qui ont retenu votre plume ne vous portent pas à arrêter
la mienne. Parlez-moi avec la même liberté que je vous
parle . Si vous avez quelque chose de particulier à me
faire connaître sur l'affaire des couplets , instruisez -moi ,
éclairez - moi , et mettez mon coeur à son aise .
Boindin était un fou atrabilaire . Le complot qu'il suppose
entre un poëte, un géomètre et un joaillier est absurde;
mais la déclaration de Rousseau en mourant est quelque
chose . Je voudrais savoir si M. votre père n'en a pas fait
une de son côté . En ce cas , il n'y aurait pas à balancer
entre son testament soutenu d'une sentence juridique ,
et le testament d'un homme condamné par la même sentence
.
Enfin, tous deux sont morts , et vous vivez ; c'est votre
honneur , c'est votre repos qui m'intéresse..
On me mande que le libraire Lambert travaille à une
édition de l'Essai sur l'Histoire générale . Vous pourriez
vous informer de ce qui en est. J'enverrais à M. Lambert
un article sur M. votre père Comptez que ce sera une
très -grande satisfaction pour moi de pouvoir vous marquer
les sentimens avec lesquels j'ai l'honneur d'être , etc.
:
VOLTAIRE.
Cette lettre inédite a été copiée sur un manuscrit donné
par Voltaire à l'impératrice Catherine II , et déposée à la
bibliothèque de l'Ermitage à Saint-Pétersbourg. Le correspondant
qui nous l'a envoyée en possède encore plusieurs
tirées du même manuscrit , et se propose , en les réunissant
à d'autres lettres inédites et à des mélanges , d'en
former , en 2 vol. in-8°, un Recueil qui completterait enfin
les OEuvres de Voltaire . En attendant , il en insérera diverses
parties dans le Mercure de France.
...
POLITIQUE.
S. M. l'Impératrice-Reineet Régente a reçu les nouvelles
suivantes de la situation de l'armée au 14 juin au soir .
Toutes les troupes sont arrivées dans leurs cantonnemens
. On élève des baraques et l'on forme les camps .
L'Empereur a parade tous les jours à dix heures .
Quelques partisans ennemis sont encore sur les derrières .
Il y en a qui font la guerre pour leur compte , à la manière
de Schill , et qui refusent de reconnaître l'armistice . Plusieurs
colonnes sont en mouvement pour les détruire .
Du 13. Le baron de Kaas , ministre de l'intérieur de .
Danemarck , et envoyé avec des lettres du roi , a été présenté
à l'Empereur .
Après les affaires de Copenhague , un traité d'alliance
fut couclu entre la France et le Danemarck : par ce traité ,
l'Empereur garantissait l'intégrité du Danemarck .
Dans le courant de 1811 , la cour de Suède fit connaître
à Paris le désir qu'elle avait de réunir la Norwège à la
France . L'on répondit que quelque désir qu'eût la France
de faire une chose agréable à la Suède , un traité d'alliance
ayaut été conclu avec le Danemarck et garantissant l'intégrité
de cette puissance , S. M. ne pouvait jamais donner
son consentement au démembrement du territoire de son
allié .
Dès ce moment , la Suède s'éloigna de la France , et
entra en négociation avec ses ennemis .
Depuis , la guerre devint imminente entre la France et
laRussie . La cour de Suède proposa de faire cause commune
avec la France , mais en renouvelant sa proposition
relative à la Norwege . C'est en vain que la Suède fit entrevoir
que des ports de Norwège une descente en Ecosse
était facile ; c'est en vain que l'on fit valoir toutes les garanties
que l'ancienne alliance de la Suède donnerait à la
France de la conduite qu'on tiendrait envers l'Angleterre .
La réponse du cabinet des Tuileries fut la même : on avait
les mains liées par le traité avec le Danemarck .
Dès ce moment , la Suède ne garda plus de mesures ;
elle contracta une alliance avec l'Angleterre et la Kussie ;
Qq2
612 MERCURE DE FRANCE ,
et la première stipulation de ce traité fut Pengagement
communde contraindre le Danemarck à céder la Norwège
à la Suède .
Les batailles de Smolensk et de la Moskowa enchaînèrent
l'activité de la Suède ; elle reçut quelques subsides ,
fit quelques préparatifs , mais ne commença aucune hostilité.
Les événemens de l'hiver de 1813 arrivèrent ; les
troupes françaises évacuèrent Hambourg. La situation du
Danemarck devint périlleuse : en guerre avec l'Angleterre,
menacé par la Suède et par la Russie , la France paraissait
impuissante pour le soutenir. Le roi de Danemarck , avec
cette loyauté qui le caractérise, s'adressa à l'Empereur pour
sortir de cette situation. L'Empereur , qui veut que sa politique
ne soit jamais à charge à ses alliés , répondit que le
Danemarck était maître de traiter avec l'Angleterre pour
sauver l'intégrité de son territoire , et que son estime et
son amitié pour le roi ne recevraient aucun refroidissementdes
nouvelles liaisons que la force des circonstances
obligeait le Danemarck à contracter. Le roi témoigna toute
sa reconnaissance de ce procédé.
Quatre équipages de très-bons matelots avaient été fournis
par le Danemarck et montaient quatre vaisseaux de
notre flotte de l'Escaut. Le roi de Danemarck ayant témoigné
sur ces entrefaites le désir que ses marins lui fussent
rendus , l'Empereur les lui renvoya avec la plus scrupuleuse
exactitude , en témoignant aux officiers et aux matelots la
satisfaction qu'il avait de leurs bons services .
Cependant les événemens marchaient .
Les alliés pensaient que le rêve de Burke était réalisé .
L'Empire français , dans leur imagination , était déjà effacé
du globe , et il faut que cette idée ait prédominé à un
étrange point , puisqu'ils offraient au Danemarck , en indemnitéde
laNorwège, nos départemens de la 32° division
militaire , et même toute laHHoolllande , afin de recomposer
dans le nord une puissance maritime qui fit système avec
laRussie .
Le roi de Danemarck , loin de se laisser surprendre à ces
appâts trompeurs , leur dit : « Vous voulez donc me donner
des colonies en Europe , et cela au détriment de la
France ? »
Dans l'impossibilité de faire partager au roi de Danemarck
une idée aussi folle, le prince Dolgorouki fut envoyé
à Copenhague pour demander qu'on fit cause commune
1
JUIN 1813 . 613
avec les alliés; et moyennant ce , les alliés garantissaient
l'intégrité du Danemarck et même de la Norwège .
L'urgence des circonstances , les dangers imminens que
courait le Danemarck , l'éloignement des armées françaises ,
son propre salut , firent fléchir la politique du Danemarck .
Le roi consentit , moyennant la garantie de l'intégrité de
ses Etats , à couvrir Hambourg , et à tenir cette ville à
l'abri même des armées françaises , pendant tout le tems
de la guerre . Il comprit tout ce que cette stipulation pouvait
avoir de désagréable pour l'Empereur ; il y fit toutes
les modifications de rédaction qu'il était possible d'y faire ,
et même ne la signa qu'en cédant aux instances de tous
ceux dont il était entouré , qui lui représentaient la nécessité
de sauver ses états ; mais il était loin de penser que
que c'était un piège qu'on venait de lui tendre . On voulait
le mettre ainsi en guerre avec la France , et après lui avoir
fait perdre de cette façon son appui naturel dans cette circonstance
, on voulait lui manquer de parole , et l'obliger
de souscrire à toutes les conditions honteuses qu'on voudrait
lui imposer .
M. de Bernstorf se rendit à Londres ; il croyait y être
reçu avec empressement , et n'avait plus qu'à renouveler
lettrraaiité consenti avec le prince Dolgorouki : mais quel fut
son étonnement , lorsque le prince-régent refusa de recevoir
la lettre du roi , et que le lord Castlereagh lui fit connaître
qu'il ne pouvait y avoir de traité entre le Danemarck
et l'Angleterre , si au préalable , la Norwège n'était cédée
à la Suède. Peu de jours après , le comte de Bernstorf reçut
ordre de retourner en Danemarck .
Au même moment , on tient le même langage au comte
de Moltke , envoyé de Danemarck auprès de l'empereur
Alexandre . Le prince Dolgorouki fut désavoué , comme
ayant dépassé ses pouvoirs; et pendant ce tems les Danois
faisaient leur notification à l'armée française , et quelques
hostilités avaient lieu !!!
C'est envain qu'on ouvrirait les annales des nations pour
y voir une politique plus immorale. C'est au moment que
leDanemarck setrouve ainsi engagé dans un état de guerre
avec la France , que le traité auquel il croit se conformer
est à la fois désavoué à Londres et en Russie , et qu'on
profite de l'embarras où cette puissance est placée pour lui
présenter comme ultimatum , un traité qui l'engageait à
reconnaître la cession de la Norwège !
Dans ces circonstances difficiles le roi montra la plus
614 MERCURE DE FRANCE ,
.
grande confiance dans l'Empereur ; il déclara lé traiténul.
Il rappela ses troupes de Hambourg . Il ordonna que son
armée marcherait avec l'armée française , et enfin il déclara
qu'il se considérait toujours comme allié de la France , et
qu'il s'en reposait sur la magnanimité de l'Empereur .
Le président de Kaas fut envoyé au quartier-général
français avec des lettres du roi,
Enmême tems le roi fit partir pour la Norwège le prince
héréditaire de Danemarck , jeune prince de la plus grande
espérance , et particulièrement aimée des Norwégiens . Il
partit déguisé en matelot , se jeta dans une barque de pêcheur
et arriva en Norwège le 22 mai .
Le 30 mai les troupes françaises entrèrent à Hambourg ,
et une division danoise , qui marchait avec nos troupes ,
entra à Lubeck .
Lobaron de Kaas se trouvant à Altona , eut à essuyer
une autre scène de perfidie égale à la première .
Les envoyés des alliés vinrent à son logement et lui
firent connaître que l'on renonçait à la cession de la Norwège
, et que sous la condition que le Danemarck fit cause
commune avec les alliés , il n'en serait plus question;
qu'ils le conjuraient de retarder son depart. La réponse
de M. de Kaas fut simple : J'ai mes ordres , je dois
les exécuter. On lui dit que les armées francaises étaient
défaites , cela ne l'ébranla pas davantage , et il continua sa
route.
Cependant , le 31 mai , une flotte anglaise parut dans la
rade de Copenhague ; un des vaisseaux de guerre mouilla
devant la ville , et M. Thornton se présenta. Il fit connaître
que les alliés allaient commencer les hostilités , si dans
quarante-huit heures , le Danemarck ne souscrivait à un
traité , dont les principales conditions étaient : de céder la
Norwège à la Suède , en remettant sur-le-champ en dépôt
la province de Dronthein , et de fournir 25,000 hommes
pour marcher avec les alliés contre la France , et conquérir
les indemnités qui devaient être la part du Danemarck. On
déclarait en même tems que les ouvertures faites à M. de
Kaas , à son passage à Altona , étaient désavouées et ne
pouvaient être considérées que comme des pourparlers
militaires .
mation.
Le roi rejeta avec indignation cette injurieuse som
La confiance que le roi de Danemarck a cue dans
JUIN 1813 . 615
I'Empereur , se trouve entièrement justifiée , et tous les
liens entre les deux peuples ont été rétablis et resserrés .
L'armée française est à Hambourg ; une division danoise
en suit le mouvement pour la soutenir. Les Anglais ne
retirent de leur politique que honte et confusion ; les voeux
de tous les gens de bien accompagnent le prince héréditaire
de Danemarck en Norwège. Ce qui rend critique la
position de la Norwège , c'est le manque de subsistances ;
mais la Norwège restera danoise ; l'intégrité du Danemarck
est garantie par la France .
Le bombardement de Copenhague , pendant qu'un ministre
anglais était encore auprès du roi , l'incendie de cette
capitale et de la flotte sans déclaration de guerre , sans aucune
hostilité préalable , paraissaient devoir être la scène
la plus odieuse de l'histoire moderne ; mais la politique
tortueuse qui porte les Anglais à demander la cession
d'une province , heureuse depuis tant d'années sous le
sceptre de la maison de Holstein , et la série d'intrigues
dans laquelle ils descendent pour arriverà cet odieux résultat
, seront considérées comme plus immorales et plus
outrageantes encore que l'incendie de Copenhague . On y
reconnaîtra la politique dont les maisons de Timar et de
Sicile ont été victimes , et qui les a dépouillées, de leurs
Etats . Les Anglais se sont accoutumés dans l'Inde à n'être
jamais arrêtés par aucune idée de justice. Ils suivent cette
politique enEurope .
Il paraît que dans tous les pourparlers que les alliés ont
eus avec l'Angleterre , les puissances les plus ennemies
de la France ont été soulevées par l'exagération des prétentions
du gouvernement anglais . Les bases mêmes de la
paix de Lunéville , les Anglais les déclaraient inadmissibles.
comme trop favorables à la France . Les insensés ! ils se
trompent de latitude et prennent les Français pour des
Indous !
Nous avons cité cette note textuellement , nous le devions
; aucun document ne pouvait avoir un caractère
plus historique et contribuer plus puissamment à former
l'opinion sur le caractère de duplicité qui caractérise la politique
anglaise ; aucun ne pouvait faire paraître sous un
jour plus heureux celle du monarque français qui permet
généreusement à son allié une défection involontaire pour
sauver ses états, et qui plus généreusement encore lorsque
cet allié se rejette dans ses bras , les lui ouvre et lui assure .
sa puissante garantie .
616 MERCURE DE FRANCE ,
L'Empereur d'Autriche est toujours à Braunau , petite
ville de Bohême , frontière de Silésie ; il y est accompagué
de ses ministres . L'Empereur Alexandre et le roi dePrusse
sont à Reichenbach près Schewerditz. Toute la famille
royale de Saxe est réunie à Dresde . Les courriers se succèdent
sans interruption entre les divers quartiers-généraux.
La Saxe ne retentit plus que des actions de grâces rendues
à son libérateur , au prince qui par la maturité de ses
plans et la rapidité de leur exécution a rejeté hors des
limites de ce royaume des armées formidables qui l'avaient
choisi pour point d'appui et pour centre de leurs opérations
contre les états de la Confédération du Rhin , au prince
qui avait atteint et battu son ennemi dans un tems où cet
ennemile croyait encore occupé à lever d'inhabiles recrues,
qui triomphait à Lutzen et à Bautzen , lorsqu'on croyait à
peine arrivé à Mayence les premiers corps de ses nouvelles
milices . Tout dans la Saxe est rentré dans l'ordre accoutumé
, l'armée du roi profite de l'armistice pour se rétablir
et se fortifier : les troupes polonaises et saxonnes qui ont
traversé la Bohême arrivent à leur destination ; les grains
que l'Empereur d'Autriche a permis de verser en Saxe
soulagent le pays et concourent à assurer la subsistance
des troupes; le général Lecoq est chargé de la surveillance
etdu commandement général de toutes les troupes de nouvelle
levée qui entrent dans les cadres de l'armée . Les
jeunes saxons se rendent avec ardeur sous les drapeaux. La
cavalerie saxonne doit être augmentée. Le général Bertrand
commande à Leipsick ; le corps russe qui avait fait
une incursion au-delà de l'Elbe et avait menacé cette ville ,
a repassé le fleuve et est rentré dans la ligne prussienne de
l'armistice , dans l'évéché de Magdebourg . C'est le général
Worousoff qui commandait ce corps . Czernicheffe a disparu
avec ses cosaques . Le général prussien Bulow , battu par
le maréchal duc de Reggio , s'est retiré du côté de Berlin .
On ajoute que la mésintelligence entre les Russes et les
Prussiens va toujours croissant . Plusieurs généraux russes ,
on dit même des aides-de-camp de l'Empereur Alexandre ,
ont dit hautement pendant qu'ils étaient en Saxe qu'ils ne
voyaient plus le but de la guerre , et qu'il était aussi inutile
qu'insensé de se battre pour les autres .
Acet égard , les dépêches du général anglais Stewart ,
généralqu'on dit avoir quittéle quartier-général russe depuis
quelques jours , ne dissimulaient point ce que la position
des alliés offre de critique, Ces dépêches équivalent à un
JUIN 1813 . 617
-
aveu de l'insuffisance des forces russe et prussienne pour
résister aux Français. Ce général s'exprime de telle sorte
qu'il faudrait conclure de son rapport que les Français auraient
en une grande supériorité numérique sur les alliés
dans les dernières batailles .
"Aussi , disent les papiers de l'opposition , nous devons
être stupéfaits de l'exagération des états des forces russes
qui ont été publiés pour faire concevoir au public de hautes
espérances , et ce calcul même ne s'appliquant qu'au nombre
des combattans présens à ces batailles , n'est pas fait
pour encourager; car nous avons démontré , d'après de
bonnes sources , que les garnisons qui n'ont point pris part
à la bataille s'élèvent à plus de 70,000 hommes .
> Que sont donc devenues ces légions innombrables de
Russes ? Les armées de la Russie ont-elles aussi éprouvé
la rigueur du dernier hiver ?
- Mais le passage le plus important de la lettre de sir
Charles Stewart , est celui où il dit que les alliés auraient
conservé leur position , “ si des raisons de prudence qui se
liaient avec les considérations les plus importantes , n'en
eussent décidé autrement.
» Quelles étaient ces considérations ? Le bruit court
qu'elles consistent en un manque absolu de munitions , les
alliés n'ayant ni magasins suffisans , ni commissariat ; et
l'infériorité de leurs forces ne les a pas seule obligés à se
retirer. "
Pendant que l'armistice permet ainsi à l'Empereur de
laisser reposer sur l'Elbe ses phalanges victorieuses , l'oeil
de sa prévoyance s'est porté sur l'Italie ; une armée d'observation
déjà très-considérable s'est formée comme par
enchantement. On cite les corps qui en font partie , et les
généraux qui y sont employés . Le général Grenier qui avait
conduit un si beau corps d'Italie en Allemagne dans la
dernière campagne , est de retour en Italie , et va prendre le
commandement dans l'armée d'observation dont il s'agit .
1
C'est dans ces positions respectives que les peuples et les
armées attendent , sur l'Elbe , sur l'Oder et sur l'Adige , le
résultat des négociations , ou pour reprendre les travaux
de la guerre , ou pour se livrer aux consolantes occupations
de la paix; de cette paix que la voix de l'Europe entière
réclame , mais que l'intérêt bien entendu de l'Europe ne
demande que fondée sur des bases stables , sur les principes
conservateurs de la foi publique , et sur les garanties
les plus solides contre l'ambition et le machiavélisme de
616 MERCURE DE FRANCE ,
1
ce peuple , depuis vingt ans habitué à faire répandre des
flots de sang au sein de l'Europe continentale , afin de se
dispenser d'y répandre une goutte du sien.
Cependant , si l'on en croit les journaux anglais, lord
Wellington se disposait encore à rentrer en campagne ,
dans la péninsule ; c'est-à-dire que , ménageant ses propres
troupes, si affaiblies dans la précédente campagne ,
il cherchait encore à lancer contre les troupes françaises
fortifiées sur le Douro , les Espagnols et les Portugais réunis
sous ses ordres. Tous les Anglais ne partagent pas à cet
égard les espérances des journaux ministériels ; « les gazettes
espagnoles et portugaises , dit le Star, sont remplies d'exagérations
et d'erreurs concernant les forces alliées dans la
péninsule au moment de l'ouverture de la campagne . Les
troupes anglaises u'excèdent pas 41,000 hommes d'infanterie
et de cavalerie , avec 3000 hommes d'artillerie ; il faut
y ajouter 25,000 Portugais ; quant aux Espagnols , il est
inutile d'en parler. Leurs troupes sont découragées , elles
ne servent plus sans que leur orgueil ne se trouve outragé.
On peut assurer que nulle part les Anglais n'out réussi à
se faire détester plus qu'à Cadix . >>
Au surplus , d'après les mêmes journaux , voici quel
serait le plan adopté par lord Wellington . 1
L'armée combinée deit être divisée en trois colonnes ,
dont la droite ( en supposant que le front s'étende dès le
commencement , du nord au sud , le long des frontières
duPortugal ) s'avancerait le long de la ligne du Tage , sur
Tolède , où on tenterait d'opérer une jonction avec l'armée
d'Alicante , aux ordres de sir John Murray. Cette colonne
sera composée de la seconde division de la grande armée ,
aux ordres de sir Rowland Hill.
" La seconde , on colonne du centre , formée des 4º, 5º,
6º et 7ª divisions et de la division légère serait sous les ordres
immédiats de lord Wellington , qui se porterait en
avant du côté de Salamanque . L'objet immédiat de ce corps ,
qui comprend la force principale de l'armée, serait de repousser
l'ennemi sur la rive droite du Douro .
" La troisième colonne , formant la gauche , et consistant
dans la 1º, la 3º et la 5º divisions , sous les ordres de sir
Thomas Graham , devrait se porter d'abord directement an
nord dans l'intérieur de la frontière portugaise , à travers la
province de Tra -los Montes , sur Bragance , d'où elle entrerait
en Espagne , manoeuvrant pour tourner le corps
français sur le Douro, dont elle presserait la retraite , su
était obligé à ce mouvement : sir Thomas Graham pren
JUIN 1813 . 619
drait alors la ligne de Benavente à Burgos. Le siége de
cette place , entre dans l'exécution ultérieure du plan , ét
serait formé lorsque , avec la portion de l'armée qu'il pourra
être jugé nécessaire de porterdans le nord, lordWellington
serait arrivé sur l'Ebre . On s'attend à la plus forte résistance
de la part de l'ennemi . "
Les Anglais en effet connaissent la force des Français);
Ils les voient retranchés et en mesure sur tous les points ;
ils disent que nos mouvemens sont liés et concertés avec
beaucoup d'art et d'ensemble ; ils se défient déjà de ce
Bungos qui les a si henreusement arrêtés , et conseillent
cette fois à leurs généraux de ne pas s'y consommer en
efforts inutiles ; quant à l'armée d'Alicante , ils ne peuvent
la regarder comme susceptible d'une coopération sérieuse';
ils savent trop bien quel adversaire elle a en tête dans la
personne du maréchal duc d'Albufera.
Dans le Nord , le général Clauzel , commandant l'armée
française indépendante de celle stationnée sur le Douro' ,
avait été chargé par ordre de l'Empereur de s'occuper exclusivement
de la destruction des bandes et du rétablissement
de l'ordre dans la Biscaye et dans la Navarre . On a
déjà fait connaître les succès du général Foy dans la Bis-
'caye, la prise de Castro et l'évacuation de la côte : pendant
que le général Foy agissait ainsi dans la Biscaye, le général
Clauzel s'est porté en Navarre contre Mina. Nous ne suivrons
pas dans ses détails la relation de cette importante et
utile expédition ; son succès a été complet , les troupes de
Mina ont été sur tous les points surprises et défaites .
« Dans ces poursuites et ces recherches , porte la relation,
le général Clauzel a donné une attention particulière à la
découverte des dépôts d'armes , des magasins , des hôpitaux
et des établissemens de tout genre , que les insurgés
avaient en soin de placer dans les lieux les plus cachés et
les moins accessibles . La vallée de Roncal a été trois fois
parcourue en tout sens ; les vallées d'Ancella , d'Arragon ,
d'Anso , Fayo et Salazar , toutes celles qui se trouvent entre
Salazar et Pampelune , ont été également fouillées avec le
plus grand soin . Des approvisionnemens de tout genre ont
té enlevés ou détruits ; des malades espagnols au nombre
deux mille , qui avaient quitté leurs hôpitaux à notre
aivée dans le Roncal, ont été trouvés cachés dans les bois
elbandonnés par leurs officiers de santé. Une grande partie
péri faute de soins ; ceux qui ont survécu ont été
cuejs par le général Vondermaessen, qui les a fait traiter
et furer dans les hôpitaux .
re
620 MERCURE DE FRANCE , JUIN 1813 .
son an-
» Pendant ce tems , Mina errait dans le pays , réduit à
une escorte de 10 à 12 hommes , fuyant la poursuite de
notre cavalerie , et cherchant à rejoindre ses bandes découragées.
Un renversement si prompt de fortune a affaiblila
confianceque les habitans avaient en lui , et paraît l'avoir
lui-même abattu . Le capitaine don Nicolas Uriz ,
cien secrétaire, homme d'une grande influence dans la
Navarre, est venu se rendre à nos troupes ; tous les villages
ont commencé à demander des garnisons françaises ; les
paysans pensaient à acquitter leurs contributions , et tous
les voeux se prononçaient pour le retour de la paix et de
l'ordre. Mina lui-même , qui naguères défendait ,
peine de mort , la moindre communication avec une place
occupée par des Français, a engagé les villes à recevoir nos
troupes , à leur préparer des vivres , et à payer les impôts.
Lanouvelle des succès de S. M. I. en Allemagne a produit
une grande sensation dans le pays; des chefs d'insurgés
eux-mêmes , en apprenant que l'Empereur avait battu les
Russes et les Prussiens , ont répondu à ceux qui leur donnaient
ces nouvelles : « Tant mieux , que S. M. les batte
encore une fois , et que nous soyons tranquilles . "
SOUS
Dimanche dernier , il y a eu au palais de Saint-Cloud
audience diplomatique et présentation : le soir , spectacle
et cercle à la cour.
M. le duc de Massa , ministre grand-juge étant malade
et obligé d'aller prendre les eaux , le portefeuille de son
ministère a été , en vertu d'un décret impérial , remis à
M. le comte Molé , qui , en cette qualité, a prêté serment
entre les mains de l'Impératrice .
S....
LeMERCURE DE FRANCE paraît le Samedi de chaque semaine ,
par cahier de trois feuilles. Le prix de la souscription est de 48francs
pour l'année , de 25francs pour six mois , et de 13francs pour un
trimestre .
Le MERCURE ÉTRANGER parait à la fin de chaque mois , par
cahier de quatre feuilles. Le prix de la souscription est de 20francs
pour l'année , et de II franes pour six mois. ( Les abonnés au
Mercure de France , ne paient que 18 fr. pour l'année , et 10 fr . pour
six mois de souscription au Mercure Etranger. )
On souscrit tant pour le Mercure de France que pour le Mercu
Étranger, au Bureau du Meroure , rue Hautefeuille , nº 23 ; et d
les principaux libraires de Paris , des départemens et del'étran
ainsi que chez tous les directeurs des postes .
Les Ouvrages que l'on voudra faire annoncer dans l'un ou utre
de ces Journaux, et les Articles dont on désirera l'insertion . Frout
être adressés ,francs de port , à M. le Directeur-Général duVeure
Paris.
TABLE
DU TOME CINQUANTE- CINQUIÈME.
COLMA
POÉSIE .
OLMA sur le Rocher ; par M. de G**. Page3
Stances ; par M. Talairat . 5
L'heureux hasard ; par le même. 6
Vers à monseigneur l'évêque de P ..... ; par Mme de Valori. Ib.
Hommage aux Femmes ; par M. Guesdon. 49
Le Génie et la Raison. Fable ; par M. Valant. 5z
L'Amour et l'Hyménée ; par M. Victor-Vial. 52
L'Amant trahi. Romance ; par M. Auguste Mouffle. Ib.
Epitre à M. F. B. 97
AEléonore ; par M. de Labouisse. 100
Le Modèle à suivre. Chanson ; par M. Charles Malo, ΙΟΙ
Fragment tiré de l'Enfer du Dante ; par M. Henri Terrasson. 145
Vers pour le portrait de M. Toulongeon ; par M. Michel Berr.
Aun ami ; par M. Victor-Vial.
150
Ib.
Epitre à mes Amis , sur les changemens de l'amour en France ,
depuis l'époque de la chevalerie jusqu'au siècle actuel ; par
M. Charles Mullot. 193
Ode sur la mort de M. Delille , par M. Lalanne. 242
Stances sur la mort de M. Delille ; par Mlle Sophie de C...... 243
Catulle au moineau de Lesbie ; par M. de Kérivalant. Ib.
Autre imitation du même ; par le même . 244
La Chastellaine de Coucy. Romance ; par M. S. R.
Le jeune Raimond ; par M. S. Edmond Geraud.
Ib.
289
Stances à Zulmé ; par M. Malo . 291
De tems en tems. Chansonnette; par M. Armand- Séville. 292
AM. Ramey , sur sa statue de l'Empereur ; par M. Vial . 293
Morceau d'une traduction du Printems deGessner ; par M. Aug.
Moufle. 337
622 TABLE DES MATIÈRES .
Imitation de Martial ; par M. В. Page 346
Le Chateau des Mauléons ; par M. Denesle. 341
Le Tombeau du Troubadour. Romance ; par M. Ch. Malo. 342
Le Siècle de Louis XIV. Fragment ; par M. Talairat . 385
L'Anniversaire de ma Soeur. Elégie ; par M. Vieillard. 387
Cantique de Moïse , après le passage de la mer Rouge ; par
M. Terrasson . 433
Le Baiser justifié. Madrigal ; par M. de Bournisseaux . 436
Chacun son tour. Chanson; par M. Charrin. Ib.
Epître à M. Le Mercier ; par M. Lalanne . 481
Les Oiseaux de Sylvie. Romance ; par M. de Siblas . 483
Epigramme . La Calomnie confondue ; par M. Bazot. 484
Boutade à un peintre sur le portrait de Fénélon ; par M. Boinpilliers
. Ib.
Fragment d'un poëme intitulé le Tombeau de Virgile ; par
M. Charles Dao .... 529
AMile Emilie L. Stances ; par le chevalier D....
530
AMme Joséphine Dum ; par M. F. Libert . 531
A Mme D .... ; par le même . 532
Romance sur la mort d'un ami ; par M. Terrasson . Ib .
▲ Calliope . Ode tirée de la traduction des Odes d'Horace. 577
Ghant nuptial ; par M. Terrasson. 580
Enigmes , 7.53 , 102 , 150 , 201 , 246 , 293 , 343 , 390 , 438,484 ,
533,581 .
Logogriphes , 7,53 , 102 , 151 , 201 , 247,294,344,391,438 ,
485 , 534,582 .
C
Charades , 8,54 , 103 , 151 , 201 , 247 , 294,344,391 , 439,485 ,
534,582.
: SCIENCES ET ARTS .
Traité pratique des Hernies ; par M. Scarpa. ( Extrait.)
Réponse à M. L. A. M. sur sa critique du Traité élémentaire
▸d'Ornithologie de M. Mouton-Fontenille.
152
295
392,440
Des Erreurs populaires relatives à la Médecine ; par M. Richerand.
( Extrait. )
L
:
LITTÉRATURE ET BEAUX - ARTS .
Annales des Voyages , de la Géographie , etc.; par M. Malie-
Brun. (Extrait.) و
TABLE DES MATIÈRES . 623
Histoire de la Chute et de la Décadence de l'Empire romain.
(Extrait.) Page 17
Alain de Rohan. ( Extrait . ) 24
Veillées poétiques et morales; par M. Baour de Lormian. (Ext.) 55
Gavres choisies de Quinault. 65
Du Commandement de la cavalerie et de l'équitation . (Extrait.) 104.
Essai sur les richesses et la puissance temporelle des prêtres . 110
Aperçu sur le coeur humain ; par M. de Seu**。113
Anecdotes dramatiques , extraites de la dernière partie de la
Correspondance de Grimm . 116
Thélamire et Fédor . Conte oriental ; par M. Ad. de Sarrazin, 119
Histoire de France ; par M. Lacretelle . (Extrait. ) 158
La Désobéissance . ( Extrait. )
Annales de l'Education . ( Extrait . )
162
203
Pensées sur l'Homme , etc .; par M. Saniel Dubay. ( Extrait . ) 206
Correspondance littéraire , etc .; par Grimm . ( Extraits. ) 212,400
Abrégé de la Vie de Sénèque ; par M. le sénateur Vernier. (Ext.) 248
Poésies de M. Vigée . ( Extrait . ) 252
Mademoiselle de la Fayette; par Mme de Genlis. 260
Amélie et Clotilde ; par J. Boccous . 268
Contes nouveaux ; par M. Adrien de Sarrazin . 300
Alexina ou la Vieille tour du château de Holdlein ; par Mme *** . 308
Conseils à mon fils ; par Mme F. de Montolieu . 313
Baisers et Elégies de Jean Second ; par M. Tissot . ( Extrait. ) 345
OEuvres choisies de M. de Piis ( Extraits . ) 353 , 413 , 550
Léonie de Montbreuse ; par Mme S. G. 359
Histoire de la Guerre d'Amérique ; par M. Botta ; traduite par
M. L. Sévelinges . ( Extrait.) 449
Fanny , ou Mémoires d'une jeune Orpheline. 456
Lettre sur le Psychisme . 486
Suite des Nouvelles de Mme de Montolieu. 491
OEuvres choisies de Colardeau . 502
Lettre aux Rédacteurs de Mercure sur le nouveau Roman de
Mmo de Genlis ; par M. Bourgeat. 507
De la musique dramatique ; par M. Martine . 535
Manuscrits de la Bibliothèque de Lyon ; par M. Delandine. 548 , 583
Annales originis magni galliarum O..., ou Histoire de la fondation
du Grand Orient de France , etc. ( Extrait. )
Nouveau recueil de Contes .
591
595
Revue littéraire .- Sydonie .- Eudoxie. - Morale primitive.
Les Helviennes .-Merveilles et Beautés de la nature en France .
-Elégies , suivies d'Emma et Eginard. 557,599
624 TABLE DES MATIÈRES.
VARIÉTÉS .
De l'Espiégle en littérature.
Observations sur la lettre insérée dans le Mercure du 27mars.
Quelques mots sur l'imitation dans le style.
Sur l'efficacité de la Vaccine.
Revue littéraire et critique .
Lettre de Voltaire à Saurin .
Page27
35
173
182
212
608
Spectacles . 28 , 75 , 129 , 168 , 223 , 276 , 320, 362 , 420 , 460, 512 ,
563 , 604.
Lettres aux Rédacteurs .
Nécrologie.
Sociétés savantes et littéraires .
Institut impérial de France.
178 , 179
134,175,368
135, 278
70,325, 369
POLITIQUE.
Evénemenshistoriques. 37 , 81 , 137, 183, 229, 279, 327, 372, 425,
466 , 515 , 570 , 611 .
ANNONCES.
Livres nouveaux. 46 , 96 , 143 , 189 , 237 , 288 , 381 , 430, 527,
576.
Finde la Table du tome cinquante-cinquième.
DE
DEPT
DE
LA
FRANCE , 5.
icen
JOURNAL LITTÉRAIRE ET POLITIQUE.
TOME CINQUANTE-CINQUIÈME .
VIRES
ACQUIRIT
FUNDO
A PARIS ,
CHEZ ARTHUS-BERTRAND , Libraire , rue Hautefeuille
, N° 23 , acquéreur du fonds de M. Buisson,
et de celui de Mme Ve Desaint .
1813 .
THE NEW YORK
PUBLIC LIBRARY
835409
ASTOR, LEHOX AND
TILDEN FOUNDATIONS
1005
DE L'IMPRIMERIE DE D. COLAS , rue du Vieux-
Colombier , N° 26 , faubourg Saint-Germain .
TABLE
MERCURE
DE FRANCE.
N° DCXI . - Samedi 3 Avril 1813 .
POÉSIE .
COLMA SUR LE ROCHER .
IMITATION D'OSSIAN .
IL est nuit je suis seule ! où fuir ? où me cacher
Sur cette colline sauvage ?
Les vents sifflent..... J'entends mugir près du rocher
Le torrent enflé par l'orage .
Hélas ! il n'est pour moi nul asile en ces lieux ! ....
Brillans flambeaux des nuits , paraissez dans les cieux.
Qu'une bienfaisante lumière
,
Me guide vers Salgar , Salgar que j'ai perdu !
Sans doute maintenant , de fatigue abattu
Près de lui son carquois et son arc détendu ,
Il prend quelque repos dans un lieu solitaire ,
Etses chiens haletans veillent à ses côtés .
Et moi , je reste seule , errante , abandonnée !
Malheureuse Colma ! serais - tu condamnée
Apasser cette nuit sur ces monts écartés ?
Le bruit des vents s'accroît ; le torrent roule et gronde ,
Et je n'entendrai point la voix de mon amant.
A2
4
MERCURE DE FRANCE ,
Ah ! sans lui je suis seule au monde .
Salgar ! j'ai reçu ton serment ;
Pour te suivre j'ai fui mon père ....
Le cruel ! il te hait ! .... Hélas ! depuis long-tems
La haine a divisé nos malheureux parens .
J'ai tout quitté pour toi , tout ! jusques à mon frère.
Mais nous , Salgar , nos coeurs ne sont point ennemis ....
Vents , taisez-vous ; torrens , ne grondez plus ; mes cris
Peut- être à mon amant sauront se faire entendre.
Salgar : mon cher Salgar ! t'ai-je en vain attendu ?
Salgar ! oui , voici l'arbre où tu devais te rendre ;
Ici t'attend Golma ; viens ! -Pourquoi tardes-tu ?
Phébé quitte les mers profondes ;
Son reflet argenté vacille dans les ondes ,
Et sa douce lumière éclaire le rocher.
Je ne vois point Salgar : ma douleur est mortelle .
Omon ami ! ton chien fidèle
Neme dit point encor que tu vas approcher.
Gémis , Colma ! gémis , infortunée :
Tu restes seule , errante , abandonnée !
Mais que vois-je ? moncoeur a frissonné d'effroi.
Ils sont couchés sur la bruyère !
1
1
Est-ce toi , cher Salgar ? O mon frère , est-ce toi ?
Vous , mes amis , répondez-moi.....
Leurs glaives sont rougis de leur sang ! .... ô mon frère!
Pourquoi de mon amant as-tu fini les jours ?
Salgar ! pourquoi mon frère a-t-il perdu la vie ?
Tous deux vous m'étiez chers : parlez à votre amie.
Ils se taisent ! hélas ! ils dorment pour toujours !
Le souffle du trépas circule dans mes veines :
Assise , au milieu de mes peines ,
J'attends le matin dans les pleurs .
Venez , amis des morts , venez creuser la tombe ;
Mais ne la fermez point : mourante de douleurs ,
Colma viendra , Colma succombe .
Lorsque , sur ces lieux de regrets ,
Descend la nuit humide et sombre ,
Triste et plaintive alors s'élèvera mon ombre
Etpleurera ceux que j'aimais .
AVRIL 1813. 1 5
Tempête , appaisez- vous ; cessez votre murmure.
Dormez , vents de l'automne , et vous , vagues , dormez ,
Dormez , ô douleurs sans mesure (*) :
Je finirai bientôt mes chants inanimés .
Que ma faible existence un instant se prolonge :
Le chasseur attentif écoutera ma voix ,
4
Ma douce voix pleurant , pour la dernière fois ,
Mes amis dont la vie a passé comme un songe !
A. C. DE G***.
STANCES.
On ne voit éclater dans ma retraite obscure
Ni l'ivoire , ni l'or , ni le marbre lointain ;
Dans ce riant séjour qu'a formé la nature
L'art ne porta jamais une indiscrète main.
Là content de mon sort , aux doux sons de la lyre ,
Je chante les héros , les belles et les dieux ;
J'ai des amis , l'Amour daigne aussi me sourire ,
Et pour être plus riche on n'est pas plus heureux .
Ce palais que l'orgueil et que le faste élève ,
Floricourt l'enrichit d'un luxe tout nouveau ;
Peut-être , hélas ! avant que l'ouvrage s'achève ,
Il n'aura plus besoin que d'un étroit tombeau.
Pour augmenter encore un immense héritage ,
Ta soif insatiable a fait couler des pleurs ;
Tremble , Caron t'appelle , et sur le noir rivage
Minos a préparé les supplices vengeurs.
S'il est quelques mortels qui du fruit de leurs crimes
Paraissent ici bas jouir tranquillement ,
Ils porteront la peine au fond des noirs abîmes ,
Et quoique un peu tardive elle atteint sûrement.
1 Il est doux sur le soir, au bout de la carrière ,
De rentrer pour jouir d'un paisible sommeil ,
Sans trouble et sans remords de fermer la paupière ,
D'attendre sans effroi le moment du réveil.
(*) Cette idée appartient à un poëte grec.
6 MERCURE DE FRANCE ,
Cette sérénité fille de l'Innocence ,
On ne la trouve point au séjour des grandeurs ,
Mais sous un toit de chaume auprès de l'indigence ,
De la triste infortune apaisant les douleurs.
Heureux , heureux celui qui peut cacher sa vie ,
Et d'un éclat trompeur sait éviter l'écueil !
La médiocrité n'excite point l'envie ,
Et ne connut jamais les tourmens de l'orgueil.
Que d'autres , chaque jour, encensent la fortune ,
Et comblés de ses dons qu'ils accusent les cieux !
Moi , sans les fatiguer d'une plainte importune ,
Je me trouve assez riche en limitant mes voeux .
Ah ! si je suis toujours aimé de ma Julie ,
Si mon amour suffit à sa félicité ,
J'aurai joui des biens les plus doux de la vie
Et descendrai gaîment aux rives du Léthé.
Que je puisse , en mourant , joindre à sa main tremblante
Ma défaillante main qu'arroseront ses pleurs ,
Et les yeux attachés sur ceux de mon amante
De ses tendres regrets adoucir les rigueurs !
TALAIRAT.
L'HEUREUX HASARD .
SANS y penser , à Lise j'ai su plaire ,
Sans y penser , Lise a ravi mon coeur ;
Depuis ce jour nous goûtons le bonheur :
En y pensant aurions-nous pu mieux faire ?
Par le même.
VERS A MONSEIGNEUR L'ÉVÊQUE DE P ......
En lui donnant le portrait de safilleule , peinte en ange.
De la religion généreux défenseur ,
Protecteur des vertus qui brillent sur tes traces ,
De ces sages prélats qu'à nos yeux tu retraces ,
Tu nous rends l'éloquence et nous peins la douceur.
AVRIL 1813 .
7
Francesca dans ce jour voudrait bien essayer
De t'exprimer l'excès de sa reconnaissance ,
Mais sa voix faible encor , ne peut que bégayer;
Laisse-moi suppléer à son insuffisance .
Ta main à l'Eternel daigna la présenter ;
Tu fus son bienfaiteur , tu fus son second père :
Francesca qui te doit un destin si prospère ,
Doit un jour par ses moeurs envers toi s'acquitter ;
En bonheur , à ta voix , son sort cruel se change ,
Je l'offris au malheur , quand je l'offris au jour .
Tu lui donnes des droits au céleste séjour :
J'en fis une mortelle , et tu la fis un ange.
Mme DE VALORI .
:
ÉNIGME.
On n'aime pas les gens à double face ;
Moi j'en ai quatre , et cependant
Quand parmi les jeux on me place ,
Les oisifs me trouvent plaisant.
Veux- tu savoir ta bonne ou mauvaise aventure ?
Fais agiter en rondma quadruple figure.
Je valse sur un pied. Fatigué de valser ,
Il arrive que je succombe ,
Et c'est au moment où je tombe ,
Qu'en lettre majuscule on me voit t'annoncer
S'il faut mettre , laisser ou prendre ,
Ou t'emparer du tout auquel tu peux prétendre ;
Mais auquel comme toi prétend ,
Celui qui , comme toi , met au jeu son argent.
S ........
LOGOGRIPHE
SURmes sept pieds , lecteur ,
Je suis d'un grand secours à l'amant plein d'ivresse
Qui , pour ne pas exciter de rumeur ,
Veut à huis- clos parler à sa maîtresse.
8. MERCURE DE FRANCE , AVRIL 1813 .
J'étais jadis d'un usage fréquent ;
Mais bien que je sois fort commode ,
Le beau sexe aujourd'hui , plus sage apparemment ,
Neme trouve plus à la mode.
En me décomposant , d'abord, tu trouveras ,
En retranchant ma queue , un fleuve d'Italie ;
Et si tu mets ma tête à bas ,
Je suis alors terme de loterie.
CHARADE.
MON premier , cher lecteur ,
De saint Pierre est le successeur .
Mon second vient d'un animal immonde ;
Et mon tout près des rois abonde.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernierNuméro .
Le mot de l'Enigme estRose.
Celui du Logogriphe est Lilas , dans lequel on trouve : lis , Ali,
s'il , si , la , la , il , si , ais , ail , lai , Lis , Ai , as , las!
Celui de la Charade est Théodose.
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS .
ANNALES DES VOYAGES , DE LA GÉOGRAPHIE ET DE L'HISTOIRE
, publiées par M. MALTE-BRUN ( 1 ) .
Le succès de cet ouvrage continue de justifier les
éloges que lui ont donnés les critiques les plus éclairés .
Egalement intéressant pour les savans et les gens du
monde , il offre aux premiers un grand nombre de recherches
neuves et instructives , et aux autres une lecture
variée et amusante. Souvent l'éditeur n'a que le
mérite du choix , et les morceaux dont il compose son
recueil appartiennent à des écrivains nationaux ou étrangers
; mais ce choix est toujours bien fait , et les connaissances
du rédacteur sont assez étendues , pour ne
donner place qu'à des articles dignes des regards du
public . Souvent aussi il compose lui-même , et ses compositions
annoncent toujours un esprit orné et philosophique
. Arrivé au vingtième volume de la collection
l'ouvrage se soutient avec le même intérêt , et continue
de présenter une série de sujets également remarquables ,
par la diversité des matières , l'étendue des vues , la profondeur
des discussions .
(1) Chaque mois , depuis le rer septembre 1807 , il parait un cahier
de cet ouvrage , de 128 ou 144pages in-8º, accompagné d'une estampe
ou d'une carte géographique , quelquefois coloriée .
Les première , deuxième , troisième , quatrième et cinquième souscriptions
( formant 20 volumes in-8° avec 60 cartes ou gravures )
sont complètes , et coûtent chacune 27 fr. pour Paris , et 33 fr . franc
de port. Les personnes qui souscrivent en même tems pour les cinq
souscriptions , payent les trois premières 3 fr. de moins chacune.
,
Le prix de l'abonnement pour la sixième souscription est de
27 fr . pour Paris , pour 12 cahiers et de 33 fr . rendus francs de
port par la poste. L'argent et la lettre d'avis doivent être affranchis
et adressés à Fr. Buisson , libraire - éditeur , rue Gilles- Coeur , nº 10 ,
Paris.
,
10 MERCURE DE FRANCE ,
Le cahier 55º contient un morceau curieux sur l'état
actuel des Samaritains . C'est à la plume savante de M. Sylvestre
de Sacy que nous en sommes redevables .
Tout le monde sait que Salmanasar , roi d'Assyrie ,
ayant détruit le royaume des dix tribus et pris Samarie ,
emmena dans ses Etats tout ce que la ville et les provinces
conquises renfermaient de familles distinguées
par le rang , la puissance et les richesses , et que pour
remplacer cette nombreuse et opulente population , il
envoya des colonies tirées des diverses parties de son
Empire. Ces nouveaux peuples n'avaient ni le même
culte , ni les mêmes moeurs , ni la même langue ; mais
les Juifs samaritains formant la plus grande partie de la
population , les colonies étrangères ne tardèrent pas à
adopter leurs usages , leur langue et leur religion , et
bientôt il n'y eut plus qu'un seul peuple , celui des Samaritains
.
Leur culte , leurs dogmes , leurs lois civiles étaient
fondées sur les livres de Moïse , et les Samaritains
n'étaient pas moins religieux observateurs de la loi que
les Juifs ; mais ils n'adoraient pas de la même manière ;
ils faisaient leurs offrandes sur le mont Garizim , et les
Juifs les faisaient sur le mont Sion ; cela suffisait pour
entretenir entre les deux peuples une haine mortelle;
tant les idées religieuses elles-mêmes peuvent enfanter
de discordes et de maux , lorsqu'elles sont livrées à l'indiscrétion
d'un zèle ardent et passionné !
Quelques autres points , sans doute, divisaient encore
les Juifs et les Samaritains ; mais ces variétés d'opinion
sont si difficiles à saisir , qu'à peine pourrait-on , dit M.
de Sacy , établir entre les deux nations la même différence
qu'entre les Pharisiens et les Sadducéens, à l'époque
où le Messie vint substituer la loi nouvelle à la loi
de Moïse ; et cependant nulle haine ne divisait les deux
sectes; ils participaient aux mêmes cérémonies , aux
mêmes sacrifices ; ils se trouvaient réunis dans les mêmes
assemblées , aux mêmes tribunaux ; ils ne s'aimaient
point , mais ils ne s'anathématisaient pas .
Si l'on demande quelle est l'origine du nom de Samaritains
, le grand nombre des lecteurs toujours prêt à
AVRIL 1813 . 11
répondre , parce qu'il n'est jamais prêt à douter , répondra
sabs hésiter qu'il vient de Samarie , comme le nom
de Parisiens vient de Paris ; mais les lecteurs instruits
pourront bien ne pas se contenter de cette explication ,
et demanderont peut-être d'où vient le nom de Paris .
Ici la foule des lecteurs serait un peu embarrassée ;
car il faudrait chercher , dans la langue celtique , une
origine raisonnable ; et la foule des lecteurs connaît
fort peu la langue celtique . Qui sait même si toute l'érudition
de l'Académie celtique suffirait à la solution
du problême ? Il n'en est pas de même pour les Samaritains
. Ce peuple a été l'objet des recherches d'un grand
nombre de savans ; et S. Epiphanes , l'un des Pères
les plus érudits de la primitive église , ne paraît nullement
embarrassé sur l'étymologie de leur nom. Il ne
fait aucune difficulté de le dériver d'un mot hébraïque
qui répond au mot français gardiens . Il estime donc que
les Samaritains étaient les gardiens du pays et de la loi .
Ils gardèrent l'un plus mal que l'autre . On n'a
aucun reproche à leur adresser sous le rapport de la
fidélité religieuse ; mais leur courage n'a pu les affranchir
de la dispersion générale à laquelle est condamnée
toute la race de Jacob . Ils sont aujourd'hui errans , sans
asile , sans considération , et presque sans espérance. On
trouve des Juifs par-tout , on ne trouve de Samaritains
presque nulle part . Les descendans de Lévi , de Siméon ,
d'Issachar , de Ruben , de Nephtali , etc. , sont aujourd'hui
réduits à un petit nombre de familles , pauvres ,
malheureuses et méprisées .
Elles étaient même totalement oubliées en Europe
lorsque Jules Scaliger songea à faire quelques recherches
à leur sujet, dans l'intention de se procurer le Pentateuque
samaritain . On travailla donc à établir des liaisons
avec eux ; on découvrit qu'ils avaient quelques
établissemens à Sichem ( aujourd'hui Naplouse ) et au
Caire . On reçut des réponses de leurs docteurs ; les plus
anciennes sont adressées à Joseph Scaliger , et datées de
l'an 1589 de l'ère vulgaire ; mais Scaliger était mort lorsque
ces lettres arrivèrent , et elles furent remises au
12 MERCURE DE FRANCE ,
savant P. Morin , et publiées en latin par R. Simon ,
dans son recueil des Antiquités de l'Eglise orientale .
En 1671 , Robert Huntington , ministre du saint Evangile
à Alep , alla visiter les Samaritains de Naplouse ;
ceux-ci ne furent pas médiocrement étonnés de voir un
Franc qui lisait couramment leurs livres ; ils lui remirent
un exemplaire du Pentateuque et des lettres pour les
Juifs d'Angleterre. Ces lettres et les réponses ont été
publiées . Quelques années après , Job Ludolf trouva le
moyen de se procurer de nouveaux renseignemens sur
les Samaritains , à l'aide d'un Juif d'Hébron qui était
venu en Hollande solliciter quelques secours pour ses
frères d'Orient . Il lui remit , en hébreu , une lettre pour
les Samaritains de Naplouse . Il reçut deux réponses en
langue hébraïque et en caractères samaritains ; il écrivit
de nouveau , et reçut de nouveaux renseignemens . Ces
lettres renfermaient des réponses assez précises aux
questions que Job Ludolf avait rédigées . Elles furent
publiées les unes sur-le-champ , les autres plus tard , et
c'était-là tout ce que l'Europe possédait de connaissances
sur les Samaritains , lorsque M. le sénateur Grégoire ,
occupé à recueillir des renseignemens sur toutes les variations
survenues dans le cours du siècle dernier , parmi
les communions chrétiennes et juives , fit passer dans
le Levant quelques questions relatives aux Samaritains .
M. le duc de Cadore , alors ministre des relations
extérieures , seconda de son pouvoir les recherches de
M. Grégoire , et recommanda à plusieurs agens consulaires
de ne rien négliger pour y satisfaire . On ne tarda
pas à recevoir des réponses de MM. Guys , Corancez
et Pillavoine ; mais M. Guys , vice-consul à Tripoli ,
était trop éloigné du séjour des Samaritains , pour se
procurer des notions certaines ; M. Pillavoine écrivit
avec plus d'étendue ; M. Corancez seul prit la voie la
plus sûre pour obtenir des renseignemens authentiques
il adressa une lettre et une série de questions aux Samaritains
de Naplouse , et fit en attendant passer un Mémoire
curieux sur l'état actuel de ces tristes débris
d'une des familles de Jacob . Voici ce qu'il contient de
plus sûr :
AVRIL 1813. 13
« Naplouse est , en Orient , la seule ville où il existe
>> encore des Samaritains. Il y en a douze à quinze fa-
>>m>illes , composant soixante à quatre-vingts individus.
>> Ils portent le bonnet rouge et le schallblanc qui , pour
>> distinguer leur secte , est séparé sur le devant de la
>> tête , où ils laissent voir une place rouge .
>> Les Turcs de Naplouse , qui sont peu puissans , lais-
>> sent les Samaritains en repos . Djezzar avait voulu les
>> avaniser ; ils lui échappèrent en se disant Juifs .
>> Comme les Karaîtes , ils suivent au pied de la lettre
>> ce qu'ils ont conservé de la loi de Moïse. Leur seul
>> livre , la Bible , est fort altéré ; sur dix mots , les autres
» Juifs n'en retrouvent pas cinq de la leur. Ils ont un
>> chef ou grand-prêtre ( khacan) ; il porte les cheveux
>>>longs , au contraire des autres Samaritains qui ont la
>> tête nue.
>> Les Samaritains occupent à Naplouse un quartier
>> particulier qui a pris leur nom. Ce quartier est un khan
>> assez vaste , composé de dix à douze maisons , com-
>> muniquant les unes aux autres . Dans une d'elles , au
>> premier étage , est la synagogue , composée de deux
>> ou trois chambres; dans la plus grande est une estrade
>> sur laquelle est placée leur Bible. Cette Bible est ca-
>> chée par un rideau que le khacan a seul le droit de
>> lever. Il la présente aux fidèles , qui se lèvent. Sur
>>cette Bible est l'image sculptée d'une tourterelle; de là
>> le préjugé que les Samaritains adorent une tourterelle .
>>>Les Samaritains laissent entrer les Juifs dans cette
>>chambre . Vis-à- vis est une autre chambre soigneuse-
>> ment fermée , et où ils n'admettent aucun homme
>> étranger à leur secte. On suppose qu'ils pratiquent
>>dans cette chambre quelques cérémonies qui sont
>> taxées d'idolatrie .
>> Le premier jour de Pâques , les Samaritains célè-
>> brent à minuit la fête du sacrifice. Le khacan égorge
>> avec un couteau un mouton conduit dans la synago-
>> gue. On y allume du feu dans un endroit préparé pour
>> cela. La victime toute entière , et avec sa toison , est
>>embrochée avec une perche , et mise sur les charbons ;
14 MERCURE DE FRANCE ,
>> on la recouvre de bois allumé; elle est ensuite par-
>> tagée entre les assistans , qui la mangent dans l'église .
» Aux deux extrémités de Naplouse sont les deux
>> montagnes de Haïbaal ( 1 ) et de Garizim . Sur la pre-
>> mière est le sépulcre d'un saint très - honoré des Sama-
>> ritains . C'est là que tous les ans ils font , dans la fête
>> de Pâques , et après le sacrifice qui a toujours lieu
>>dans la synagogue , le sacrifice d'un agneau . Ce der-
>>nier se fait en plein jour; il s'y mêle des cérémonies
>>particulières . On croit qu'elles ont pour but l'adora-
>> tion du saint sur le tombeau duquel se consomme le
>> sacrifice .
>> Tous les Samaritains se vêtissent , dans la syna-
>> gogue , d'une chemise blanche qui couvre leurs ha-
>>bits . Il y a dans l'église un lieu séparé pour les impurs.
» Ce sont ceux qui ont touché un mort , les femmes
>> dans leur tems critique , les hommes qui les ont appro-
>> chées à cette époque .
>> Les femmes , dans certaines circonstances , sont
>>séparées de la société , et reléguées dans un lieu par-
>> ticulier de la maison. Au bout de sept jours elles se
>>> purifient dans une eau courante . Les hommes impurs
>>s'y purifient également , mais au bout de vingt- quatre
>> heures .
>> Les Samaritains , comme les Juifs de l'Orient , ne
>> mangent que la chair des animaux égorgés par l'un
» d'eux , et avec certaines formalités . Ils restent ainsi
>> séparés des Turcs , des Juifs , des Chrétiens . Il ne se
>> marient qu'entre eux , ils ne s'allient pas même avec
>> les Juifs .
>> Ils sont peu fortunés et sans considération : plu-
>> sieurs tiennent boutique et vivent d'un petit commerce.
» Il y a aussi parmi eux quelques sarraf ( changeurs ) ,
>> particulièrement le sarraf-elbeled , changeur du gou-
>>> verneur .
>> Leur langue est l'arabe et un hébreu corrompu . »
La lettre et le mémoire adressés aux Samaritains de
Naplouse , ne demeurèrent point long-tems sans réponse .
(1 ) Il fallait dire Ebal .
AVRIL 1813 . 15
Ce fut un prêtre Samaritain , nommé Salamèh , fils de
Tobie , qui se fit l'interprête de ses frères . Sa lettre fut
rendue le 2 octobre 1808. Elle était écrite en arabe , et
datée du 15 juillet de l'année 1808 de Jésus- Christ ,
6246 d'Adam , 3246 de la sortie d'Egypte , le mardi
3 de djoumadi 1223. L'auteur avait écrit en tête de son
épître son nom et ses qualités :
Moi Salamèh , fils de Tobie , prêtre lévite de Sichem ,
je loue le Seigneur.
Elle contient une suite de réponses à des questions
proposées sur les sacrifices , la loi , les anges ,
le dogme de la résurrection , les peines éternelles , le
Messie , les prêtres , le mariage , la polygamie , le divorce
, les funérailles , etc.
Les Samaritains reconnaissent l'obligation d'immoler
des animaux à Dieu ; mais le seul sacrifice de ce genre
qui existe , est celui de l'agneau pascal. Il ne peut être
offert légalement que sur le mont Garizim. Cependant
les Samaritains n'ayant plus , depuis vingt ans , la permission
de se rendre sur cette montagne , font le sacrifice
pascal dans l'intérieur de la ville , en immolant la
victime du côté du mont Garizim, Ce lieu est réputé la
maison du Dieu puissant , le tabernacle de ses anges , le
lieu de la présence de sa majesté .
Ils gardent religieusement les livres de la loi en langue
hébraïque , mais en caractères samaritains . Ils ne les
communiquent qu'à ceux de leur communion .
Ils croyent aux anges , à la résurrection des morts ,
aux peines et aux récompenses dans un autre monde ;
ils attendent la venue du Messie , et se flattent de le
reconnaître à des signes particuliers ; ils conviennent
que depuis 150 ans il n'existe plus parmi eux de descendant
d'Aaron , et que le pontificat n'est plus exercé que
par un simple lévite ; c'est Salamèh qui est aujourd'hui
revêtu de cette dignité .
Ils s'abstiennent soigneusement de contracter aucune
union conjugale avec les Juifs . Ils pratiquent le divorce .
Ils admettent un certain genre de polygamie , c'est-àdire
, qu'ils peuvent d'abord épouser deux femmes ; mais
si l'une d'elles vient à mourir, ils ne peuvent pas la rem16
MERCURE DE FRANCE,
:
placer. S'ils les perdent toutes les deux , ils peuvent se
remarier ; mais alors la bigamie leur est interdite , et
devient , comme chez nous , un cas pendable.
Les Samaritains ont leurs synagogues et leurs maisons
qu'ils occupent exclusivement. Ils ne partagent leur
cimetière avec aucune autre secte ; ils ne mangent point
avec leurs frères les Juifs , parce que leurs frères sont
anathèmes pour eux. Ils ont une écriture et une prononciation
différentes .
Lorsqu'un Samaritain est malade et près de rendre
l'ame , on lit à côté de lui quelques passages de la loi ,
pour l'encourager dans ce moment difficile , et l'on
adresse des voeux au ciel , sur le mont Garizim , quand
on a la faculté d'y aller .
Après la mort on lave le cadavre , et l'on récite sur lui
la loi toute entière ; on l'accompagne au tombeau en
continuant la lecture , et l'on ne se retire que quand on
a lu la loi toute entière . Les sépulcres sont en face dú
mont Garizim , et appartiennent en propre aux Samaritains
.
Tel est , à-peu-près , l'état sommaire des renseignemens
qu'on a pu se procurer sur les Samaritains . Il est
certains que ce peuple malheureux est réduit à quelques
familles pauvres et opprimées , qui vivent misérablement
à Jafa et à Naplouse. On n'en trouverait point
ailleurs ; depuis cent ans il n'en existe plus en Egypte .
Leur nombre total s'élève à peine à deux cents . Ils
habitent à Naplouse la rue Verte , lieu consacré par
l'antique séjour de Jacob . Ils sont de la tribu de Joseph .
Leur coiffure habituelle est un turban ; les jours de
sabbat et de fète , quand ils vont à leur synagogue , ils
portent des vêtemens blancs . On ignore ce que sont
devenues les familles Samaritaines d'Ascalon et de Césarée
, qui , autrefois , ont été emmenées par des Francs .
Les Samaritains de Naplouse sont fermement persuadés
qu'il existe en Europe une nombreuse communauté
de leurs frères ; mais , jusqu'à ce jour , ils n'ont
pu indiquer leur résidence , et les meilleures statistiques
n'en font connaître aucune .
Ainsi disparaîtront , sans doute , bientôt , les tristes
AVRIL 1843. 20
restes d'un peuple qui n'est coupable que de sa fidélité à
saloi , et de son respect pour ses primitives institutions .
Si le sort l'eût assujéti à des vainqueurs plus éclairés it
pratiquerait tranquillement loi , il irait les jours de
fête au mont Garizim , attendrait paisiblement le Messie,
et cette liberté ,, sans troubler la paix de ses maîtres ,
assurerait son bonheur et sa prospérité .
sa
Mais quand le jour de la raison se lévera- t- il pour les
hommes ? Quand cesseront- ils de se haïr et de se persécuter
? Quand la religion agira- t- elle assez puissamment
sur leur coeuurr , pour les détourner de la superstition et
de l'intolérance ? Quand sauront- ils que le premier et le
plus auguste de ses dogmes est de se supporter mutuellement
? Qu'elle est loin l'époque fortunée où tous les
peuples réunis de sentimens et d'esprit , n'auront plus
qu'une même loi , un même coeur , une même volonté !
Quel homme de bien oserait se flatter de voir s'accomplir
ce rêve heureux !
-
4
LA
SEINE
HISTOIRE DE LA CHUTE ET DE LA DÉCADENCE DE L'EMPIRE
ROMAIN , traduite de l'anglais d'EDOUARD GIBBON.
.... Nouvelle édition , entièrement revue et corrigée , puécédée
d'une Notice sur la vie et le caractère de Gibbon,
Dret accompagnée de notes critiques et historiques ,
relatives, pour la plupart , à l'histoire de la propagation
du christianisme; par M. FGUIZOT Dernière
livraison , contenant les Tomes XI , XILet XIII.
Prix de chaque volume 7 fr. , et 8 fr. 50 c. franc
de port A Paris , chez Maradan , libraire , rue
des Grands Augustins , n° 9 . coil p
1
.ןטיד ימי
Nous avons annoncé , avec quelques détails , dans
le Mercure les deux premières livraisons , ou les six
premiers volumes de cet ouvrage. Nous avons passé
plus légèrement sur la troisième , qui comprenait les
Tomes VII à X. L'attention de nos lecteurs n'avait plus
besoin d'être réveillée , et nous n'aurions eu qu'à leur
confirmer ce qu'ils savaient déjà par l'annonce des premières
livraisons , savoir que le nouveau traducteur et
B
18 MERCURE DE FRANCE ,
l'éditeur de cette grande composition historique ne né
gligeaient rien pour en rendre la nouvelle édition digne
del'auteur et du public. Cela n'est pas moins vrai de la
dernière livraison qui termine l'ouvrage , mais il est
nécessaire de l'annoncer plus particulièrement après un
silence de six mois , et nous croyons sur-tout devoir
féliciter les souscripteurs et le libraire de ce qu'une aussi
grande entreprise a été conduite avec une exactitude et
une fidélité dont on n'a que bien rarement à se réjouir.
Chaque livraison a paru à l'époque indiquée ; l'ouvrage
se termine au moment promis . Nous voudrions qu'on
pût en dire autant de tous ceux que l'on publie de la
même manière .
Nous pourrions , en quelque sorte , terminer ici cet
article , car voilà ce que nous avions de plus important
àdire au public ; mais nous ne pouvons prendre congé
de Gibbon sans jeter un coup-d'oeil sur les derniers
volumes de son ouvrage. Ils renferment une époque
assez longue , mais qui n'offre guère à raconter que des
crimes et des malheurs . L'époque même n'est pas facile
àdéterminer d'une manière précise , tant la marchede
l'auteur est irrégulière , tant il prend plaisir à des digressions
qui le reportent jusqu'à deux ou trois siècles du
moment où il était parvenu . Il ouvre le dixième volume
par l'histoire des Pauliciens qu'il commence à l'an 660 ,
et qu'il continue jusqu'en 1200 par celle des Albigeois
leurs descendans spirituels . Les Bulgares ayant eu leur
part aux derniers événemens qui amenèrent la chute de
Constantinople , il les met en scène après les Pauliciens .
Il se trouve ainsi obligé de remonter aux premières migrations
de ces peuples vers l'année 680. It passe ensuite
à l'origine des Russes connus d'abord des Grecs sous le
nom de Varangiens , et cette nouvelle digression , qui
remonte à l'an 800, finit comme la précédente à l'an 1000 .
La même nécessité de faire connaître à ses lecteurs tous
les peuples qui contribuèrent à la chute de l'empire
'grec , entraîne Gibbon à d'autres digressions ou histoires
particulières des Normands et des Turcs , des
pèlerinages et des croisades : ainsi se remplit le tome
onzième , et l'auteur , en commençant le douzième , est
" AVRIL 1813 . 19
encore forcé , pour que l'histoire ecclésiastique marche
de front avec l'histoire politique , de remonter à l'origine
du schisme des Grecs . Ce volume a cependant plus
de continuité ( qu'on me passe l'expression ) que le volume
qui précède . L'histoire y procède avec assez de
régularité depuis la fin du douzième siècle , époque de
l'établissement des Latins à Constantinople, jusqu'à l'année
1448. Là , l'auteur s'arrête encore pour reprendre
à l'an 1300 l'histoire littéraire de l'empire grec , ou plutôt
de la langue grecque ; mais personne ne se plaindra
de cette digression , elle termine agréablement le tome
douzième . Au commencement du treizième , l'auteur
revient encore sur ses pas pour nous entretenir des
Hongrois et de Scanderbeg ; mais cet écart n'est que
d'une vingtaine d'années . Il reprend ensuite l'histoire
des cinq dernières qui entraient dans le plan de son
ouvrage. Il raconte la prise de Constantinople par les
Ottomans , et le triste sort des familles impériales qui
l'avaient gouvernée. L'histoire du Bas-Empire est alors
finie , mais Gibbon ne peut finir son ouvrage sans reporter
un dernier coup-d'oeil sur la ville éternelle , sur
cetteRome mère alors de deux empires qui se réclamaient
de son nom , et dont elle méconnaissait les deux maîtres .
Depuis plusieurs siècles , en effet , l'histoire de l'empire
romain était devenue étrangère à celle de Rome. L'auteur
est obligé de nouveau de reprendre les choses de
loin. Il consacre deux chapitres à raconter les diverses
révolutions de Rome depuis l'époque où l'on y vit renaître
une ombre de liberté jusqu'à celle où les papes y
acquirent une autorité absolue ; un dernier chapitre ,
enfin , offre le tableau des ruines de cette ville telles
qu'elles existaient au treizième siècle , et traite des causes
qui en ont amené la décadence ou la destruction .
En relevant , comme on vient de le voir , l'irrégularité
de la marche de notre auteur dans ces derniers volumes,
je n'ai point prétendu lui en faire un reproche . C'est
un inconvénient , sans doute , mais il tenait au sujet .
Montesquieu , dans son immortel ouvrage sur les causes
de la grandeur et de la décadence des Romains , n'eut
même pas le courage de jeter un regard sur ces derniers
B2
20 MERCURE DE FRANCE ,
tems . Il lui était permis de les passer sous silence. Un
historien ne le pouvait pas , et il n'avait qu'un moyen
d'y répandre quelque intérêt ; c'était de distraire ses lecteurs
de l'histoire honteuse d'un peuple avili , tantôt en
la portant sur des nations barbares encore , mais jeunes
et vigoureuses , sur des peuples qui avaient encore un
avenir , tantôt en offrant au philosophe le tableau de la
marche de l'esprit humain , toujours instructive , même
lorsqu'elle est rétrograde , tantôt en mêlant les grands
souvenirs de Rome ancienne aux petits événemens de
Rome moderne , et en rapprochant de da solidité , de la
magnificence de ses monumens antiques , la légéreté et
l'économie sordide qui en ont précipité la destruction .
Gibbon avait senti de bonne heure que cette manière
philosophique d'envisager lihistoire était la seule qui pût
assurer le succès de la sienne. Voici ce qu'il en dit en
la terminant : « L'Histoire de la décadence et de la chute
de l'Empire romain , le tableau le plus vaste et peut-être
le plus imposant des annales du monde , excitera l'atten+
tion de tous ceux qui ont vu les ruines de l'ancienne
Rome ; elle doit même obtenir celle de tous les lecteurs .
Les diverses causes et les effets progressifs de cette
révolution sont liés à la plupart des événemens les plus
intéressans de l'histoire : elle développe la politique artificieuse
des Césars , qui conservèrent long-tems le nom
et le simulacre de la république ; les désordres du des
potisme militaire ; la naissance , l'établissement et les
sectes du christianisme ; la fondation de Constantinople ;
la division de la monarchie ; l'invasion et l'établissement
des Barbares de la Germanie et de la Scythie ; les insti
tutions de la loi civile ; le caractère et la religion de
Mahomet ; la souveraineté temporelle des papes ; le rétablissement
et la chute de l'Empire d'Occident; les croi
sades des Latins en Orient; les conquêtes des Sarrazins
et des Turcs ; la chute de l'Empire grec ; la situation et
les révolutions de Rome à l'époque du moyen âge . »
Nous avons transcrit ce résumé tracé par l'auteur luimême
, parce qu'il rend raison des défauts que l'on peut
remarquer dans son histoire , et qu'il en développe l'intérêt.
Iln'a pu éviter les inconvéniens inséparables de la
AVRIL 1813 . 21
,
tache qu'il s'était prescrite , mais il l'a remplie avec une
grande supériorité. Toutes ces digressions , ou , pour
parler plus exactement , toutes ces histoires incidentes
qui sontvenues en quelque manière tomber dans la sienne ,
ne peuventmanquer d'intéresser ses lecteurs . C'est , pour
ainsi dire , un dernier hommage rendu à l'antique grandeur
de Rome dégénérée , que le développement de tant
de causes extraordinaires dont le concours était nécessaire
pour l'accabler. Rome en effet et son Empire formaient
un monde , au physique et au moral , et pour
qu'elle cessât d'en être la maîtresse , il fallait que la face
en fût changée sous ces deux rapports . C'est dans les
siècles connus sous la dénomination commune de moyen
age que s'est opérée cette grande transformation ; et
peut-être Gibbon ne la rend-il plus sensible dans aucune
partie de son ouvrage , que dans les deux chapitres du
tome douzième où nous avons dit qu'il présente l'histoire
de Rome flottante entre la liberté et le pouvoir pontifical .
Les institutions républicaines n'y avaient jamais été entièrement
effacées ; les noms mêmes desanciennes magistratures
s'y étaient conservés , tandis que la révolution
monarchique commencée par Dioclétien et consolidée
par Constantin n'avait laissé aucune trace des idées anciennesà
Constantinople.Aussi voyons-nousles Romains
du moyen âge toujours prêts à rétablir la république et
la liberté , et fiers de prononcer leurs décrets , et de promulguer
leurs lois au nom du sénat et du peuple. C'est
toujours ainsi qu'ils parlent aux empereurs mêmes qui
viennent du fond de l'Allemagne se parer au capitole de
la couronne des Césars ; mais le cortége qui environne ces
empereurs forme avec celui qui va les recevoir le contraste
le plus bizarre . D'un côté , des sénateurs et des
magistrats républicains ; de l'autre , des chevaliers , des
ducs etdes comtes. C'est , en quelque sorte , une entrevue
du monde moderne et du monde ancien , avec cette différence
que le monde moderne y paraît en réalité , et que
le monde ancien n'est qu'une ombre. L'empereur n'est
que l'ombre des Césars , mais il est bien réellement le
plus puissant souverain de l'Allemagne. Les sénateurs
romains , quelquefois parés du nom de consuls de leur
22 MERCURE DE FRANCE ,
autorité privée , n'ont de réel qu'une faible autorité mu
nicipale , à moins qu'ils ne soient membres de quelqu'une
de ces familles récemment puissantes qui régnaient sur
des territoires plus ou moins considérables sous les titres
modernes de seigneurs et de barons . Il est encore une
singularité frappante que Rome présente à cette époque ,
et qu'elle partageait avec plusieurs républiques d'Italie .
Passionnées pour la liberté , elles n'espéraient pas de
trouver dans leur sein des hommes assez généreux pour
la défendre sans l'intention de l'usurper. Leurs lois les
obligeaient à ne confier qu'à des étrangers leur première
magistrature , et ce qui n'est pas moins extraordinaire ,
elles eurent souvent à s'en applaudir. Toutes ces républiques
étaient d'ailleurs continuellement en guerre , et
Rome en particulier semblait vouloir recommencer la
conquête du monde connu ; mais l'ambition et la turbulence
des esprits n'étaient point soutenues par les moeurs et
les habitudes . Ces têtes pleines d'idées romaines avaient
recours à des bras étrangers pour l'exécution. Gibbon
nous présente à cette occasion un rapprochement trèsheureux.
Il cite un passage de Florus qui , écrivant à
l'apogée de la grandeur , non de la nation , mais de l'Empire
, rappelle avec complaisance ses faibles commencemens.
Nous faisions la guerre autrefois , dit-il , dans
les lieux où nous avons aujourd'hui nos maisons de plaisance
; les bourgs voisins étaient nos rivaux; un général
put tirer un surnom glorieux de la conquête de Corioles .
Dans le moyen âge , observe Gibbon , Rome acheva le
cercle qu'elle avait commencé; ses guerres n'étaientplus
que des brigandages exercés sur les petits territoires des
villes voisines ; on aurait pu , comme autrefois , aller
prendre à la charrue les consuls et les dictateurs . Pourquoi
donc Rome ancienne marcha-t-elle de la conquête
de Corioles à celle du monde ? Pourquoi Rome moderne ,
loin d'accroître son faible domaine , tomba-t-elle au contraire
sous le joug pontifical ? La réponse est aisée après
ce que nous venons de dire. Iln'y avait plus au douzième
siècle de Romains qu'en idée. Des têtes qui s'exaltent
peuvent opérer des révolutions, mais ces révolutions ne
'sont jamais quemomentanées lorsqu'elles n'ont pas leurs
AVRIL 1813 . 33
racines dans le coeur et dans les moeurs. Que pouvait-on
attendre , par exemple , des efforts d'un Rienzi qui se fit
proclamer tribun , parce qu'il avait lu Tite-Live , et qui
voulut ensuite être armé chevalier , parce que dans la vie
réelle il avait respecté dès son enfance la chevalerie et
la féodalité?
Mais ce n'est point ici le lieu de nous livrer aux réflexions
que ce rapprochement pourrait nous suggérer.
Il est une époque récente de notre histoire où elles auraient
pu être utiles ; où il eût été à désirer que certains
personnages , après avoir lu Salluste et Tite-Live , méditassent
cette partie de l'ouvrage de Gibbon qui vient de
nous arrêter. Aujourd'hui de pareilles méditations ne
sont plus heureusement que du ressort de l'historien
philosophe . Contentons -nous d'en avoir indiqué la
source , et terminons cet article par quelques mots sur
le dernier chapitre de notre auteur. Il y développe
quatre causes de la destruction des monumens deRome
ancienne : 1º les dégâts opérés par le tems et la nature ;
2º les dévastations des barbares et des chrétiens ; 3º l'usage
et l'abus qu'on a faits des matériaux qu'offraient
les monumens de l'antiquité, et 4º les querelles intestines
des habitans de Rome. Cette énumération offre un contraste
remarquable ; les deux premières causes qui y
figurent paraissent être les plus puissantes , et cependant
ce sont les deux dernières qui ont opéré le plus puissamment.
Les injures de l'air , les tremblemens de terre ,
les inondations , les incendies même ne nous auraient
privés que d'un petit nombre de ces édifices que la ville
éternelle semblait avoir élevés pour l'éternité. Les dé
vastations des Goths et des Vandales ne purent guères
se porter que sur les statues , les vases , les meubles et
les autres objets portatifs qu'ils pouvaient charger sur
leurs chars ou sur leurs vaisseaux. Ces peuples , tout
barbares qu'ils étaient , n'avaient point , comme on l'a
supposé , la fureur de détruire . Alaric et Genseric
affectèrent de respecter les édifices de Rome ; Théodoric
les maintint dans leur splendeur et dans leur intégrité .
Le zèle du christianisme leur fut plus funeste. Il n'adapta
à son culte qu'un très-petit nombre de temples anciens ,
24 MERCURE DE FRANCE ,
parce qu'il préférait de construire , en forme de croix ,
des églises nouvelles . Les temples furent démolis ou
s'écroulèrent , et l'on ne conserva guères que les édifices
dont l'usage n'avait aucun rapport à l'ancien culte religieux.
Les cirques , les théâtres étaient du nombre , et
c'eût été beaucoup que ces grands monumens nous
fussent restés dans leur entier ; mais c'est à leur égard
que l'on voit se développer les deux dernières causes de
destruction que nous avons citées. On les démolit par
économie, afin d'employer leurs matériaux à de nouvelles
constructions ; en les convertit en forteresses qui servaient
d'asile aux différentes factions ; or , comme l'observe
notre historien , toute place fortifiée doit être
assiégée , toute place assiégée peut être détruite , et ce
fut ainsi que périrent, par la stupide économie et par les
divisions insensées des Romains modernes , les monumens
de Rome ancienne qui avaient échappé aux ravages
du tems , aux incursionsdes Goths et des Vandales , et
au fanatisme des premiers chrétiens. Pope a dit au sujet
de la perte des trésors de l'ancienne littérature :
And the monksfinish'd what the Goths began .
«Les moines finirent ce que les Goths avaient commencé.>>>
On peut dire en parlant des monumens des arts : ce
que les Goths avaient commencé , les Romains euxmêmes
le finirent: C. V.
-
ALAIN DE ROHAN ET ZOÉ DE CONSTANTINOPLE , ROLLON DE
COUCY ET YOLANDE D'AILLY . Deux vol . in- 12 . -
A Paris , chez Débray , imprimeur-libraire , rue Ventadour
, nº 5 ; et Pigoreau , libraire , place Saint-Germain-
l'Auxerrois , nº 20.
Un vieillard respectable , dont la vie laborieuse a été
consacrée à l'étude des grands modèles de la Grèce et de
Rome , ainsi qu'à celle de ces auteurs qui , à l'époque de
la renaissance des lettres , écrivirent avec succès dans la
langue de Cicéron et de Virgile , a voulu employer les
AVRIL 1813 25
dernières années d'une longue carrière , à des ouvrages
d'imagination , pour se délasser de ses grands travaux
d'éradition , dont nous retirons tant de fruits . Telle est
l'origine d'Alain de Rohan et de Rollon de Coucy , romans
qui nous reportent à l'âge brillant de la chevalerie .
En choissant pour ses héros des personnages qui appartiennent
à nos annales , l'auteur n'a pas prétendu faire
de ces romans historiques qui dénaturent les faits authentiques
de l'histoire. Il le déclare , et son aveu doit rassurer
les lecteurs ennemis de ce genre bâtard , que les
noms de Rohan et de Coucy auraient pu effaroucher.
Au lieu de faire parler aux hommes de la cour de
Louis XIV le jargon des héros d'Artamène ou de Clélie ,
ita mis en scène des guerriers des vieux âges , dont l'histoire
n'a conservé que le nom , et qui se présentent à
notre imagination comme Thésée et Achille se présentaient
à celle des Grecs , ou Enée à celle des Romains ;
il a mis à profit ces traditions que la nuit des tems a dé
naturées , sans leur faire perdre ce caractère d'antiquité
qui leur donne un charme particulier , et à quatre-vingts
ans il a su peindre les amours avec ce coloris frais et
gracieux qui semble n'appartenir qu'à la jeunesse .
Alain de Rohan , le héros du premier des deux romans
, quitte , avant d'avoir atteint sa vingtième année ,
la maison paternelle , et va , avec la bénédiction de son
père et sous la conduite du sage Ploërmel , soutenir dans
les combats la gloire de ses aïeux. C'était l'époque où la
Calabre et la Sicile venaient d'être conquises par Tancrède
et ses braves frères d'armes. Alain et Ploërmel
arrivent à Naples la veille d'un tournois.Alain y devient
amoureux d'une inconnue qui se faisait appeler Olympia;
c'était elle qui devait couronner le chevalier vainqueur
dans les diverses joûtes , et Robert Guiscard obtint cet
honneur. La belle Olympia disparaît tout- à- coup sans
qu'Alain ait pu lui parler. Il apprend seulement qu'elle
a fait voile vers l'île de Chypre . Une expédition se préparait
alors pour enlever cette île à l'Empire d'Orient.
Alainprend part à cette expédition , où il se fait distinguer
par sa haute valeur. C'est là qu'il découvre que
cette Olympia , dont il est amoureux , est Zoë , princesse
26 MERCURE DE FRANCE ,
de Constantinople , et fille de l'Empereur contre qui on
faisait la guerre. Je ne pousserai pas plus loin cette analyse
qui ne donnerait qu'une idée bien imparfaite du
roman. Il suffira de savoir qu'Alain prêt à épouser Zoë ,
à laquelle il a rendu d'importans services , et à devenir ,
par ce mariage, Empereur d'Orient , est assassiné, ainsi
que son amante , par le Sébastocrator Michel , révolté
contre l'autorité impériale .
Un semblable dénoûment afflige , et l'auteur qui a si
bien su nous intéresser au sort des deux amans , aurait
dû les rendre heureux .
Dans le second roman , il s'agit d'un jeune héros qui ,
étranger aux convenances , a négligé , pendant ses longues
et aventureuses campagnes , de donner de ses
nouvelles à la famille de celle dont la main lui était
promise ; il revient bien amoureux , mais il trouve la
mère de sa dame très-indisposée contre lui , et très -favorable
à son rival. Cependant , il s'élève une guerre ;
le fidèle amant s'y distingue par les plus grands exploits ,
son rival périt avec honneur sur le champ de bataille
et lui-même épouse enfin son amante par les soins d'un
bon abbé qui le sert avec beaucoup de zèle.
,
Ces deux romans procureront une lecture amusante
aux amateurs de ce genre d'ouvrages . Lamère de famille
peut en permettre sans crainte la lecture à sa fille , car
on y trouve d'excellentes leçons , et un grand respect
pour les idées morales et religieuses .
Considérés sous le rapport littéraire , ils méritent
beaucoup d'éloges ; cependant le dénoûment du premier
ne satisfait pas , et peut-être l'action , en général fort
simple , languit-elle quelquefois un peu. C'est aussi le
défaut du roman de Coucy bien supérieur à celui d'Alain .
Le style de ces deux romans est en général correct et
élégant. L'auteur a su lui donner cette couleur locale
qui ajoute tant au charme de la narration. Cependant ,
on y trouve quelques phrases qui sont de mauvais goût
etmême incorrectes , telles que les suivantes :
<<Mes aïeux ne,se sont jamais écartés de l'ornière de
>> la vertu. >> 1
<<L'air qu'on y respire est toujours séducteur. » Séduc
AVRIL 1813.
27
teur n'est pas le mot qui convient pour qualifier une
atmosphère dangereuse par la nature des sensations
quelle peut exciter .
« Ces saules pleureurs versés sur une onde limpide , »
et quelques autres fautes de ce genre . Je ferai également
observer à l'auteur qu'il a employé trop souvent la
particule mais au commencement de ses phrases , et que
dans la romance que les bergers de Chypre chantent en
l'honneur de Zoë , le troisième vers du second couplet
ne rime pas avec les suivans.
Malgré ces minutieuses critiques et quelques autres
qu'on pourrait faire encore, le style de ces romans est
digne , dans plusieurs pages , de l'élégant traducteur
d'Hésiode , des Hymnes d'Homère , de Théognis , des
tragédies de Sénèque , des Poésies du chancelier l'Hôpital ,
et de l'auteur des Soirées littéraires , recueil extrêmement
curieux par sa variété et par l'intérêt des morceaux qu'il
renferme . J. B. B. ROQUEFORT.
VARIÉTÉS .
REVUE LITTÉRAIRE ET CRITIQUE.
De l'Espiègle en littérature .
QU'EST- CE que l'espiègle littéraire ? Celui qui sans aucun
dessein de nuire cherche adroitement à faire une niche
à l'auteur innocent qu'il a pour voisin. Il ne moissonne
point largement dans le champ de la critique , il se contente
de glaner le mot plaisant , oublié par l'aristarque
célèbre. Placé à l'affut , comme le vigilant chasseur , il
guette le ridicule . Son arc est toujours prêt : et, suivant l'objet
qu'il vise , ses flèches sont de forme et de couleur différentes
. Sans la blesser, comme un autre Diomède, il lutine
Vénus , ou déconcerte la grave Junon. Il hait le labyrinthe
politique , et la tactique de Guibert effraie ses idées fugitives
.. Mais une débutante va-t-elle chausser le cothurne ,
ou s'affubler du brodequin comique ? Vite , il court se
placer au parterre. Le parterre est le tribunal de la sottise
et du goût , l'atelier où l'esprit forge ses légers bons mots ,
et la cabale ses traits envenimés. Le rideau se lève, la
28 MERCURE DE FRANCE ,
déesse du jour paraît. Démarche , geste , souris , timidité
d'emprunt , âge mûr qu'on déguise mal sous un blanc indiscret
, sous un carmin perfide , l'espiègle a tout saisi. II
ne se charge ni de siffler , ni d'applaudir. Son applaudissement
est un signe de tête , son sifflet un sourire malin.
Rentré chez lui , il se divertit d'un succès injuste par un
trait d'épigramme , ou console d'une chute la vanité par
un éloge ironique.
Il ne pardonne point à la tragédie qui fait rire , et à la
comédie qui fait pleurer.
S'il entend la renommée proclamer un gros poëme ,
protégé par l'intrigue , il essaie adraitement de diminuer
le sonde sa trompette. Quelquefois on le voit roder au
palais de Thémis , et se glisser sur les bancs ,
Où l'avocat s'enroue à commenter Cujas .
Il répond par un pamphlet à un gros Mémoire , et d'une
plaisanterie tue un raisonnement , et gagne un procès . Du
cabinet d'un grave docteur il s'élance au boudoir d'une
coquette frivole , et passé ainsi d'un volume assommant à
une corbeille de fleurs artificielles . Il rit de la planète que
l'astronome dénicha la veille . Insuit une course de chevaux
au Champ-de-Mars , badine le parieur qui a perdu , passe
de la chute d'un ballon au faux pas d'une actrice à grande
célébrité. Il court s'égayer d'un Vestris du Marais , ou d'un
lecteur qui fait lui seul tous les personnages d'une pièce .
La cantatrice d'un concert , l'Angely d'un souper, fournit
des alimens à sa gaîté .
Enfin , l'espiègle littéraire varie ses crayons de manière
à saisir chacun de nos travers , suivant la physionomie
qu'ils ont dans le monde. Il ne trace point à grands coups
de pinceau les ridicules et les vices , mais il les dessine de
profil , et on les reconnaît .
D. D.
- SPECTACLES .- Théâtre Français .-Hamlet. -Cette
tragédie est bien loin d'être modelée sur des formes grecques.
Ce n'est point un bloc de marbre façonné par le
ciseau de Phidias et de Praxitèle , mais l'ébauche d'un
barbare dégrossie et perfectionnée par la main d'un modernehabile,
Les belles avenues qui conduisent au temple de Melpomène
étaient occupées par Corneille , Racine et Voltaire ;
M. Ducis crut devoir se frayer une route nouvelle. Le
AVRIL 1813 .
20
théâtre anglais s'offrit à ses yeux , mais c'était un terrain
difficile à défricher : les épines et les ronces y croissent en
fonle , auprès de quelques fleurs sauvages. Le talent et
l'audace pouvaient seuls faire triompher d'une entreprise
aussi périlleuse. M. Ducis ne fut point découragé. Laissant
donc de côté le ressort de l'admiration et de l'amour ,
manié si savamment par nos grands maîtres , il se saisit
de celui de la terreur, ressort encore neuf, quoiqu'employé
déjà avec quelque succès dans Sémiramis . Son génie mâle
et fier l'entraînait vers le génie de Shakespear; Shakespear,
poëte de la nature , imposant , agreste , et sublime comme
elle,et qu'on peut comparer au torrentimpétueux qui des
cend du sommet des montagnes . Le poëte français ne se
fit point scrupule de s'enrichir des dépouilles du Corneille
de l'Angleterre . Il sentit qu'en habillant à la française ces
persopuages étrangers , il devait adoucir la rudesse de leurs
traits, polir leurs formes et leurs habitudes , et laisser dans
leur sol les sorcières et les spectres . Mais ces objets fantas-.
tiques tiennent une vaste place sur le théâtre anglais , et y
jouentun rôle capital. Shakespear , né dans l'enfance de
Part , ou plutôt dans un tems où l'art n'existait pas encore ,
bercé par les préjugés et les superstitions de son siècle,
auxquels il croyait peut-être lui-même , devina bien le gét
nie de sa nation , quand il s'arma de l'influence des fan
tômes pour inspirerl'effroi , puisque cette nation applaudit
encore aujourd'hui avec fureur ce qu'elle applaudissait
sous le règne de la reine Elisabeth. 1.
M.Ducis , jaloux d'imprimer la terreur , se vit force , en
se privant dans Hamlet de l'avantage d'évoquer du tom
beau l'ombre de Claudius et de l'introduire sur la scène ,
demettre en récit ce qui se passe en action chez les An
glais . Le difficile était de faire cinq actes. Shakespear sen-
Tant la nudité de son sujet, pour en sauver la monotonie ,
fait délirer son héros , et par là trouve le secret d'amener
des scènes dont le fond porte sur une base morale, et plaît
aux spectateurs de sa nation, peu scrupuleux sur la noblesse
des moyens pourvu qu'on les intéresse ; mais la teinte de
ces scènes burlesques provoquerait à Paris les sifflets . En
effet, comment faire débiter à Hamlet toutes les extravagances
qu'il débite sur le théâtre anglais ?Commentne pas
exciter le rire au récit de ces comédiens ambulans , dont
il est le maître de déclamation , qu'il a stylés et soufflés ,
dans le dessein d'étaler aux yeux de Gertrude et de son
nouvel époux l'image horrible du crime commis par ces
€
30 MERCURE DE FRANCE ,
illustres coupables, espérant bien par des tableaux effrayans
torturer leur conscience , interroger leur trouble et leur
effroi , et confirmer par des indices secrets l'aveu terrible
que lui fit l'ombre de son père.
M. Ducis était environné d'écueils . S'il se modelait entièrement
sur le plan de Shakespear, son intrigue devenait
plus forte , mais iltombait dans le ridicule. Il a mieux aimé
simplifier son action. Sans doute il fallait être doué d'un
grand mérite , et d'une grande confiance en son mérite ,
pour établir la tragédie d'Hamiet sur un pivot aussi frêle
que celui qui lui restait entre les mains. Il fallait bien
compter sur la richesse de sa poésie pour couvrir et parer
d'embonpoint un corps aussi chétif , aussi frêle , aussi décharné.
Apeine son plan lui offrait- il deux ou trois scènes
brillantes; dans tout le reste il se condamnait à des jérémiades
perpétuelles , à des récits lugubres , plus propres à
égayer un auditoire incrédule et frivole, qu'à le faire frissonner
de crainte et d'horreur. De quel art audacieux
n'a-t-il pas eu besoin pour rendre supportable cette mère ,
cette reine odieuse , cette mégère nouvelle , qui cajole et
caresse un fils de la même main dont elle empoisonna un
mari! Són amour pour le complice de son crime , héros
très-vulgaire , devait la repousser de tous les yeux. C'est
Clytemnestre dans les bras d'Egiste.
3
Le poëte français a tout sacrifié à la situation déchirante
et pathétique qui forme la catastrophe de sa pièce. C'est là
que son talent , éminemment tragique , brille de tout son
éclat, là qu'il a déployé la pompedes beaux vers et la magie
du sentiment. Est-il rien de plus passionné que l'éloquence
d'Hamlet , quand il s'efforce d arracher le fatal secret de sa
mère ? Comme les sanglots , les voeux , les prières , les menaces
se pressent en foule sur ses lèvres ! Quel témoin
terrible que cette urne accusatrice sur laquelle il la force
de déposer ses sermens ! Les yeux à ce spectacle restent
secs , mais l'ame est oppressée. Le spectateur respire à
peine . Si , comme l'a dit Boileau ,
Un sonnet sans défaut , vaut seul un long poëme ,
on peut dire d'après lui : une pareille scène vaut seule une
tragédie.
Le rôle d'Hamlet fut, suivant la chronique du théâtre ,
refusé par Lekain. Molé s'en chargea. On prétend qu'il y
obtint un grand succès . On vante sur-tout l'instant où ,
l'esprit égaré , il s'élançait sur la scène. Nous n'avons pu
AVRIL 1813 . 3r
Π
ble
4
voir Molé que dans très-peu de rôles tragiques : mais ses
habitudes du corps , le dessin de ses traits , plus fins que
majestueux , la manie qu'il avait prise de cahoter ses mots ,
de doubler la mesuré d'un vers alexandrin, dérogeaient , il
nous semble, un peu à la gravité de la tragédie. Pendant près
dedixans , nous avons suivi à Londres l'acteur Kemble dans
le rôle d'Hamlet : cet acteur , doué d'un beau physique ,
d'une grande intelligence et d'un rare savoir , en saisissait
bien l'esprit , les nuances , la profondeur; mais sa voix
trop faible le trahissait souvent , et souvent, sans l'extrême
netteté de sa prononciation, on aurait eu peine à l'entendre.
Talma nous paraît être le véritable Hamlet , tel que l'imagination
se le figure . La mélancolie s'asseoit sur tous ses
traits; l'étonnante mobilité des muscles de son visage lui
permet de peindre toutes les impressions de son ame , et
de faire passer dans celle du spectateur le trouble, l'inquiétude,
le chagrin et les noirs soupçons qui l'obsèdent dans
le personnage d'Hamlet. Ses attitudes , son geste naturel ,
simple et énergique, son air morne, abattu, son front chargé
de nuages , son regard prophétique , ses paroles qu'il jette
au hasard , tout annonce combien il a dû travailler ce rôle
pour atteindre à une aussi effrayante vérité. Il en a fait une
création. C'est un bien patrimonial : personne n'y a droit
queson talent.
Mlle Duchesnois ades momens énergiques dans le rôle
de la reine; mais , si j'osais , je lui donnerais un avis ,
celui de concentrer davantage les sons de sa voix quand
elle fait la confidence de son crime. Les grands criminels
nesontguères prodigues d'aveux; maisysont-ils contraints ,
leur organe sourd et voilé prend naturellement la sombre
couleur de leurs forfaits . M Sidons , dans tout le rôle de
Gertrude , variait peu ses inflexions , et son débit avait ,
s'il est permis de le dire , une sublime monotonie. "
Michelot dit bien les vers . Me Volnais , dans le rôlé
d'Orphélie , sait aider la nature de tous les prestiges de
l'art. DU PUY DES ISLETS.
PA
Théâtre Impérial de l'Opéra-Comique.- Le Mari de
Circonstance , opéra comique en un acte , paroles de
M. Planard , musique de M. Plantade .
Les Deux Jaloux , opéra comique en un acte , paroles
deM..... , musiqquuee deMadame ......
Que j'aime M. Azaïs ! n'est-ce pas lui qui le premier
nous a appris que tout est compensé dans la vie ? à ce
32 MERCURE DE FRANCE ,
compte il faut que le Théâtre-Feydeau ait eu , sans que
pous nous en soyons aperçus , une longue suite de mal
heurs , car le tems de la prospérité est arrivé ; ce n'est pas
un moment de bonheur , c'est une veine hien soutenue :
quatre opéras représentés de suite, et dont aucun n'a
essuyé d'échec. J'ai rendu compte du Séjour Militaire et
du Prince de Calane; il me reste maintenant à parler du
Mari de Circonstance et des Deux Jaloux. Deux succès
complets et mérités , bonne fortune pour les journalistes ,
au moins autant que pour les comédiens . Après tant de
critiques trop fondées ,il est doux de pouvoir se reposer ,
etde pouvoir employer en conscience les formes de l'éloge.
Le Mari de Circonstance est tout entier de l'invention de wide
M. Planard .
Un oncle vit retiré dans une maison de campagne près
de Paris , avec sa nièce , jeune veuve,et Dorlis son, neyeu
, qui aime la jolie cousine ; cet amour est contrarié
par l'oncle qui veut marier sa nièce à Saint-Firmin , fils
d'un chicaneur avec lequel il est en procès ; Sophie doit
être le prix de la paix. Saint-Firmin est attendu à chaque
instant. Dorlis a confié son embarras à Comtois ,homme
de confiance de l'oncle ; celui- ci , véritable valet de comér
die,pour empêcher llee mariage avec le prétendu ,ne trouve
pas de moyen plus efficace que de supposer que le premier
mari de Sophie n'est pas mort ainsi qu'on l'avait cru ; en
conséquence , le mari ressuscité écrit à l'oncle qu'il a été
sauvé du naufrage par un vaisseau d'Alger , et qu'il doit
arriver incessamment pour le remercier des soins qu'ila
pris de sa femme. Ce retour imprévu contrarie les projets
de l'oncle , qui montre laa lettre à Comtois , celui-ci en
valet usé , cherche à lui inspirer des soupçons sur cette
lettre. Le revenant est un intrigant , dit -il à son maîtres
mais , monsieur , ajoute -t- il , il sera dupe de sa ruse , gar
vous savez que j'étais en Amérique au service de madame
yotre nièce , et si ce n'est pas réellement votre neveu, Kimposture
sera facilement découverte . L'oncle , plein de
confiance en Comtois , est prèsde tomber dans le piége ;
mais unmaudit jardinier , bavard et intéressé , a entendu
la veille Dorlis et Comtois convenir du plan de l'intrigue ;
il declare à celui-ci que s'il ne lui donne la moitié de la
somme qu'il a reçue de Dorlis , il va tout déclarer à l'oncle .
Rendre l'argent c'est , pour un valet , une cruelle extrémité,
mais la nécessitéy contraint Comtois qui , au moyen de
cette concession forcée, acquiert un nouvel allié dans la
1
AVRIL 1813.DE LA
SOPINT
personne du jardinier ; il le met en factionla
parc et le charge de recommander au mar de cogmrimlalende
qu'il attend de Paris , de ne pas paraître au château
qu'il ne lui ait donné les dernières instructions
Firmin se présente : Thibault , trompé par quelone assem
blance avec le signalement qu'on lui a donné , arran
connu , et par ses propos lui inspire des soupçons ilgame
Thibault au moyen d'une somme plus forte que celle qu'il
a reçue de Comtois . Instruit des détails de la conspiration ,
on sent quel avantage il a sur les amans et sur Cointois .
L'oncle paraît ; Saint-Firmin , qui jone fort bien son rôle ,
l'embrasse avec la tendresse d'un neveu , et sa prétendue
femme avec la tendresse d'un amant. Cet empressement
déplaît fort à Dorlis , qui charge Comtois de congédier au
plus tôt le mari d'emprunt ; mais celui - ci , très -content de
sa femme et de son oncle , refuse de partir ; il effraie
Comtois qui ne sachant plus à quel homme il a à faire ,
abandonne la partie. Dorlis vient à son tour annoncer à
Saint-Firmin qu'on n'a plus besoin de lui et que son rôle
est fini . Le prétendu mari fait remarquer à l'oncle l'intelligence
qui existe entre Sophie et Dorlis , et il veut emmener
sur-le-champ sa femme. Les amaus sont dupes de leur
ruse , et Dorlis , pour éviter de voir partir celle qu'il aime
avec un inconnu , est forcé de déclarer à son oucle qu'il le
trompait , et que le prétendu mari est un fourbe qui , pour
quelque argent , avait consenti à joner le rôle du neveu
d'Amérique . Mais , monsieur , qui êtes -vous ? alors Saint-
Firmin se nomme ; il vent être aimé pour lui et non par
ordre de parens ; il renonce à la main de Sophie , et pro
pose à l'oncle de jouer le procès en une partie de piquet.
Le succès de l'ouvrage est justifié par l'analyse que je
viens d'en faire. On est agréablement surpris de trouver
dans un opéra des situations comiques , et des scènes bien
filées qui tendent toutes au dénouement.
M. Plantade a senti qu'il fallait placer peu de musique
dans un ouvrage dont l'action a tant de rapidité; celle qu'il
vamise est digne de la réputation de cet aimable compositeur,
dont toutes les productions se distinguent par la
grâce et la mélodie ; mais cet opéra (et c'est le plus bel
éloge que je puisse en faire ) , pourrait être joué , avec autant
de succès , en comédie .
Paul a prouvé , dans le rôle de Saint-Firmin , que ses
prétentions à la succession d'Elleviou sont fondées . Martin
se distingue dans celui de Comtois par l'audace et l'aplomb
qui caractérisent un valet fripon. Chenard joue l'oncle ;
C
34 MERCURE DE FRANCE ,
c'est de cet acteur qu'on peut dire qu'il est bien placé
par-tout.
L'opéra des Deux Jaloux est imité d'une ancienne
comédie de Dufrény , le Jaloux Honteux .
Un président jaloux de sa femme est parvenu à la confiner
dans un château près de Rouen , sous prétexte de la faire
jouir des plaisirs de la campagne ; la présidente ne voit
d'autre société qu'une jeune nièce de son mari , laquelle
est aimée d'un certain Damis qui s'introduit au château
pour demander sa main au président ; celui- ci , possédé du
démonde la jalousie , croit que la visite regarde sa femme ;
il veut se battre avec Damis , qui n'a d'autre moyen de le
désabuser , que de le prier de faire venir préalablement
son notaire , afin de dresser son contrat de mariage avec
sa charmante nièce , après quoi il est prêt à se mesurer avec
lui ; le président , forcé de se rendre à des raisons aussi
convaincantes , unit lesjeunes gens , mais à condition qu'ils
n'habiteront pas le château .
Je n'ai fait qu'indiquer ici la situation principale des
Deux Jaloux , la comédie de Dufrény se trouvant dans
toutes les bibliothèques ; l'auteur de l'opéra nouveau mérite
plus d'éloges qu'on n'en accorde ordinairement à ce genre
de travail; il lui a fallu réduire cinq actes en un seul; ily
amis beaucoup du sien , et somme totale , si le fonds appartient
à Dufrény , la forme , l'arrangement des scènes et
beaucoup de mots comiques appartiennent à l'auteur moderne.
Cependant il a eu l'extrême modestie de ne pas se
faire nommer , exemple rare dans un siècle qui semble être
celui de l'imitation; tant de gens s'annoncent hardiment
comme créateurs .lorsque le plus souvent ils n'ont fait que
rajeunir un vieux thême ou travestir un ouvrage étranger !
La musique des Deux Jaloux est le premier onvrage
d'une dame; je crois voir à cette annonce le souris dédaigneux
de certains hommes qui , fiers de leur barbe , sont
bien intimement convaincus que le talent est l'apanage
exclusif de notre sexe . Je les invite à aller entendre les
Deux Jaloux , et je suis certain qu'ils conviendront avec
moi que depuis long-tems on n'avaitjoui à ce théâtre d'une
musique plus mélodieuse et plus fraîche d'idées . Un début
aussi brillant doit encourager notre nouveau compositeur ;
lorsqu'on s'annonce avec autant de talent , on peut sans
crainte compter, non sur la galanterie , mais sur la justice
duparterre.
AVRIL 1813 . 35
- Theatre du Vaudeville. Ce théâtre n'est pas moins
heureux que celui de Feydeau ; les deux derniers ouvrages
que l'ony a représentés , ont complètement réussi ; Pierrot,
ou le Diamant Perdu, est un vrai bijou pour la gaîté , et les
couplets sont tournés de main de maître ; aussi l'auteur ,
M.Desaugiers , avait-il été deviné avant qu'on me le nommat
après la pièce.
Madame J'ordonne , parodie de l'Intrigante , a été aussi
fort bien accueillie ; on ' onnait le même soir aux Variétés
une imitation burlesque de la même pièce ; on remarque
entre ces deux ouvrages un air de famille qui ferait soupçonuer
qu'elles sortent de la même source ; tous deux ont
été fort applaudis , grâces à des couplets spirituels , à des
détails comiques , et sur-tout à cette propension à la maliguité
, dont le public est atteint et convaincu. Nous
croyons superflu de nous appesantir sur de pareilles
1
1
bluettes . B.
Observations sur la lettre insérée dans le Mercure du
27 mars , page 605 .
M. FAYOLLE nous dit que «Mme du Barry naquit en 1744 , à
› Vaucouleurs . Par un hasard singulier , ajoute-t-il , c'est la patrie
> de Jeanne d'Arc , qui a sauvé la France , et d'une autre Jeannequi
> l'a perdue. »
On a imprimé en 1811 , dans la Biographie Universelle , tome III,
page431 , que « Mme du Barry naquit à Vaucouleurs en 1744. C'est
»unjeu remarquable du -hasard , ajoute- t- on , que le même pays ait
>donné naissance à Jeanne d'Arc qui fut l'appui du trône , et à la
comtesse du Barry qui enfut la honte. »
L'auteur des Anecdotes sur Mme la comtesse du Barry , avait imprimé
, dès 1777 , que « Vaucouleurs ,petite ville de Champagne ( il
> fallaitdire en Lorraine ) , qui se glorifie de la naissance de la Pu-
» celle , ne se vantera pas moins , sans doute , de celle de Mme la
= comtesse du Barry. »
Malgré ces autorités je persiste à croire que Mme du Barry est née
à Albenga. Je m'en tiens au texte même de Grosley. ( Voyez le
Mercuredu 13 mars , page 501. )
Grosley dit que lors de son passage EN ITALIE . Mme du Barry
venait de naître dans le mariage d'une ancienne cuisinière ..... et du
garde-magasin d'Albenga.
C'était de Troyes que Grosley était parti, et il n'est pas à croire
quoiqu'il aimát à se divertir , qu'il allat remonter par la Lorraine
pourvenirdans l'état de Gênes .
Grosley dit qu'il fut chargé, comme caissier , de l'arrangement et
de la dépense de la cérémonie.
Ca
36 MERCURE DE FRANCE , AVRIL 1813 .
Je ne crois pas qu'on tint à Vaucouleurs la caisse des vivres de
l'armée d'Italie .
En troisième lieu et enfin , Grosley raconte que lorsqu'il alla
trouver le curé , il lui dit qu'il était d'usage EN FRANCE de demander
le catéchisme aux parrains .
Je conclus de cette expression que ce n'était pas en France que se
faisait le baptême , et si Mme du Barry était née à Vaucouleurs on
ne serait pas allé lui faire administrer siloin le premier des sacremens.-
Grosley eût du moins remarqué cette particularité.
Voilà pour ce qui regarde le lieu de lanaissance de Mme duBarry,
etc'est là le principal. Quant à la paternité du moine picpus , je dirai
avec Beaunmarchais :
Chacun sait la tendre mère
Dont il a reçu le jour ;
Tout le reste est un mystère
C'est le seeret de l'amour;
Ce secret met en lumière , etc.
Je remarquerai cependant que le inalin Grosley ne dit pas qu'elle
est née du mariage . mais dans le mariage; ce qui prouve qu'à l'époque
où Grosley écrivit on croyait que Mme du Barry était un enfant illégifime;
mais en pesant encore les termes de Grosley : Cefut en
considération du mariage que l'on avait conféré le magasin d'Albenga
au mari de la mère de Mme du Barry , et en voyant que c'est M. Demonceau
qui a conféré ce magasin , ne serait-on pas tenté de faire
honneur à Damonceau lui-même ( si honneur y a) de la naissance
deMme du Barry ?
Je ne m'appuie pas sur les Anecdotes de Mme du Barry , et encore
nmoins sur les Mémoires secrets , libelles diffamatoires , et pour me
servit des expressions de Laharpe (1 ) : « Amas d'absurdités ramassés
dans les ruisseaux , où les plus bronnêtes gens et les hommes les
plus célèbres en tout genre sont outragés et calomniés avec l'impu-
>> dence et la grossiéreté des beaux esprits d'anti-chambre. La bonne
>>compagnie de la capitale n'est pas , ajoute Laharpe , la dupe de
✔toutes ces sottises ; mais malheureusement les provinciaux et les
>> étrangers , moins à portée de savoir la vérité , s'imaginent trouver
➤dans ces rapsodies ce qu'il y a de plus curieux enpolitique et en
> littérature .>>>
Jem'en tiensdonc à ce qua Crosley, témoin oculaire et digne de
foi jusqu'à ce que des témoignages aussi respectables , ou des pièces
authentiques m'aient prouvé que Grosley m'a induit en erreur.
(1) Correspondance littéraire ,V, 141 .
A. J. Q. B.
POLITIQUE .
Les Journaux anglais ont continué de publier les pièces
relatives à la scandaleuse affaire de la princesse de Galles ,
affaire qui , au théâtre , a été le sujet d'applications indécentes
, et d'allusions ontrageantes pour la cour. Nous
avons dit que la suite des depositions était favorable à la
cause de la princesse ; nous devons au lecteur qui aura
suivi ces étranges débats de mettre sous ses yeux la défense
de la princesse elle-même ; cette défense a été rédigée
par feu M. Perceval , celui qui , parvenu au ministère , est
tombé sous le fer d'un assassin .
« La première partie de la défense consiste en remarques
sur la nature de la procédure , la forme du warrant du roi ,
la légalité de la commission , la nature de l'examen , etc.
- Dans la seconde partie , la princesse discute les preuves
alléguées contre elle , et d'abord la déposition de lady
Douglas . La première chose qui doit frapper tout le
monde , est la folie qu'il y aurait à avouer gratuitement et
sans nécessité , à une personne presqu'étrangère , un secret
aussi impoporrttaanntt que celui d'une grossesse , si elle avait
réellement existé . Lady Douglas avait en effet recherché sa
société par les attentions les plus suivies ; mais elle n'a pu ,
ni par ses manières , ni par ses qualités , provoquer en rien
sa confiance . La princesse examine l'accusation phrase par
phrase , et en démontre l'incohérence ; le vague et la futilité
dans toutes ses parties. Les autres déclarations sont
faites par des personnes qui , vu leur conduite et leur
réputation , ne méritent aucune croyance. Sur quoi repose
cette accusation ? Sur des oni-dire , des bruits , des soupçons
et des rapports faits par des personnes très- suspectes .
Tous les témoins , excepté Mme Lisle , sont témoins pour
les accusateurs : elle respecte beaucoup Mme Lisle ; mais
tous les autres témoins ont été placés auprès d'elle par le
prince , et que peuvent-ils dire ? Ils ne parlent que de
choses si iinnssiiggnniifiantes , qu'il est difficile , après un silong
intervalle , de se rappeler assez positivement les faits pour
les contredire .
■ Cole , par exemple , dit que la princesse a mangé des
38 MERCURE DE FRANCE ,
tartines avec sir Sidney Smith ; qu'il venait quelquefois
dîner et souper , et qu'il restait jusqu'à onze heures , une
heure et même plus tard. Elle convient de ces faits , parce
qu'ils sont vrais. La conversation et le récit des exploits de
sir Sidney Smith l'amusaient. Elle faisait construire une
tente turque , et il l'aidait . Il lui avait donné le plan de
celle de Mourat-Bey. Il lui a montré à dessiner des arabesques
égyptiennes , etc. ,et c'est ce qui occasionnait ses
fréquentes visites , dont quelques-unes ont pu avoir lieu
d'aussi bonne heure que le déclare Bidgood. Bidgood a pu
aussi les rencontrer se promenant seuls dans le parc ; car
les dames pouvaient être allées s'habiller pour diner , et les
avoir laissés seuls . Cole et Bidgood ont pu voir quelquefois
sir Sidney Smith chez elle , sans qu'il fût entré par
l'antichambre ; mais elle n'a jamais su qu'il avait une clef
du parc; et pour ce qui est d'avoir été seule avec lui , cela
peut être arrivé à plusieurs antres personnes , ainsi qu'à
lui , et elle ne conçoit pas que cela soit incompatible avec
les usages reçus. Ce n'était seulement que dans le salon ,
car elle n'a jamais reçu de messieurs dans aucun autre
appartement. Quant aux tartines , elle avait elle-même ordonné
de les apporter , ainsi qu'on le faisait tous les jours ;
et il est sans doute possible que sir Sidney Smith ait été
assis sur le même sopha qu'elle. Elle a pu être assise sur le
même sopha avec d'autres messieurs , aussi bien qu'avec
lui; mais il lui est impossible de dire quelle place il a
occupée sur le sopha ily a quatre ans . Sa conscience l'a
justifiée pleinement de toute familiarité inconvenante ; et
à moins qu'on ne décide qu'une princesse de Galles ne
doit jamais s'abaisser aux familiarités admises dans la vie
privée , on doit avouer que cette restriction , extrêmement
pénible dans toutes les positions où elle pourrait se trouver
, serait injuste dans celle dans laquelle elle se trouve
maintenant.
५
M. Lawrence , le peinwe, est encore un des individus
à qui l'on attribue une intimité coupable avec la princesse .
Mme Lisle dit qu'elle lui donna différentes séances à Londres
et à Black-Heath ; et Cole ajoute , « qu'il coucha
deux ou trois fois à Montague-House; qu'il était , un soir ,
seul avec la princesse dans la chambre blene , après le
départ des dames de compagnie de S. A. R.; que lui ,
Cole , supposant alors que M. Lawrence avait été se mettre
au lit , il avait fait la visite des appartemens pour s'assurer
sitout était en ordre; qu'il avait trouvé la chambre,blene
AVRIL 1813 . 39
fermée, et avait entendu parler bas en-dedans : sur quoi
il s'était retiré . Dans sa première déclaration , il dit qu'il
s'élevait de forts soupçons à l'égard de M. Lawrence ; mais
il ne parle pas encore du chuchotement ni de la porte
fermée. Cette contradiction est particulièrement remarquable.
Il est effectivement vrai qu'en 1800 ou 1801 , M.
Lawrence travailla à un portrait en grand de la princesse
et de sa fille , et qu'il demanda la permission de coucher
quelques nuits à Montague-House , afin de pouvoir travailler
de meilleure heure à son tableau. Sir William Bechy
avait obtenu la même permission. En conséquence ,
on lui donna un appartement dans une des ailes de l'hôtel.
Il ne dînait point avec la princesse , mais il descendait
quelquefois chez elle pour entendre de la musique. Il faisait
quelquefois la lecture , parce qu'il lit Shakespeare avec
beaucoup de grâce ; quelquefois aussi il jouait aux échecs
avec la princesse . Il est possible qu'il soit resté souvent chez
elle jusqu'à une ou deux heures du matin. Les dames s'en
allaient ordinairement avec lui. Cependant il peut se faire
qu'il soit resté une fois seul avec la princesse , pendant
une ou deux minutes , comme il se le rappelle effectivement
lui-même. Il vivait dans la plus grande intimité avec
M. Lock et M. Cengerstein ; et la princesse l'engagea à
dîner avec eux . Nuldoute que la princesse ne lui ait sou
vent donné des séances particulières ; qu'elle n'ait continué
de faire la conversation avec lui lorsque la séance était
terminée ; mais elle n'a jamais imaginé que son honneur
lui fit un devoir de prendre des témoins de semblables conversations.
Me Lisle dit qu'elle laissa la princesse chez
M. Lawrence ; mais elle ajoute qu'elle croit que Mme Fitzgérald
était avec elle .
> Quant au capitaine Manby, il est bon de remarquer les
dépositions de Bidgood , de Francis Lloydet de Mme Lisle ;
et d'abord , selon la déclaration de cette dernière , la princesse
avait confié à ses soins deux jeunes gens , et M Lisle
dit que de tous les hommes de sa société , le capitaine
Manby était celui à la conversation duquel la princesse
prenait le plus d'intérêt; que sa conduite avec lui , était
celle d'une femme qui aime à se faire dire des douceurs ,
qu'elle ne regarderait point elle-même comme une conduite
convenable celle de toute femme mariée qui en agirait
ainsi; elle n'assure pas que la princesse eût pour lui
un attachement repréhensible , mais sa conduite avec lui
lui paraissait extrêmement légère ; elle ne vit jamais entre
40 MERCURE DE FRANCE ,
eux aucune espèce de liberté , telle que celle de baiser la
main, of autres de ce genre . »
" La conscience de la princesse ne lui reproche aucune
familiarité peu convenable. A cette époque , Mme Lisle
venait deperdre une fille qu'elle chérissait : cet événement
a pu , sans doute , la porter à juger trop sérieusement et
avec trop de sévérité la conduite , en compagnie , d'une
femme privée de la société et de la confiance de son mari ;
mais Mme Lisle n'aurait certainement pas continué de
demeurer chez la princesse , si elle eût été exposée à y
voir des choses peu convenables. Jetons les yeux sur la société
et sur la conduite des femmes du caractère le plus
irréprochable , supposons - les soumises à unjugement aussi
sévère , et voyons si une foule d'actions innocentes en
elles -mêmes , fruits d'une gaîté folâtre , mais honnête , ne
pourraient pas être changées en actions légères et peu conwenables.
C'est là la partie des imputations qui pèse le plus
péniblement sûr l'esprit de la princesse .
>> Frances Lloyd a dit qu'elle s'était levée à six heures du
matin pour faire le déjeûner du capitane Manby . Il est
possible que cela soit arrivé , parce qu'il fut convenu deux
fois qu'ils iraient faire des parties sur l'eau , mais une seule
de ces parties eut lieu. La princesse se souvient de s'être
promenée dans le parcpendant la matinée d'un de ces jours
fixés pour une de parties , et que Frances Eloyd peut
l'avoir vue ce jour-là . On croira difficilement que le comte
Moira ait envoyé chercher Mll Mills le lendemain du
jour que Fanny Lloyd fit sa déclaration ; mais on voit, par
ladéposition de M. Mills et par celle de M. Edmeads ,
combien on a pris de peine pour tâcher de gagner les
témoins .
"
CCS
M. Hood , maintenant lord Hood , est encore un des
individus compromis . Il a épousé une dame de la maison
de la princesse, il est très-vrai que la princesse a été deux
fois dans son wiski , saus emmener aucun de ses propres
domestiques . Ces promenades enrent lien immédiatement
après la mort du due de Gloucester , et lors même qu'il
n'était pas enterré. Elle monta dans ce wiski pour prendre
^ l'air , mais elle ne voulait pas qu'on vit derrière elle une
suite de domestiques , tandis que S. A. R. n'était pas encore
enterrée.
" M. Chester et le capitaine Moore sont aussi inculpés
dans cette affaire . Mme Lisle a déclaré que M. John
Chester avait été invité par l'ordre spécial de la princesse ;
AVRIL 1813.1 41
mais il n'avait été invité que comme tous les autres. La
princesse avait prié lady Scheffield d'inviter toute la famille
des North , des Legges , des Chester , et M. Elliot. Si lady
Scheffield avait été examinée ,toutes les dépositions relativement
à la bougie et à ce qui a été trouvé dans le couloir,
auraient été démenties. Il est très -vraisemblable que la
princesse s'est promenée avec M. JohnChester, maisquel
reproche pout-on lui faire à cet égard?
Quant au capitaine Moore , Mm Lisle lui avait emprunté
un livre. Sa mère , la duchesse de Brunswick, aimait
beaucoup les ouvrages du feu docteur Moore , et le capitaine
lui prêta un manuscrit de son père , et elle lui fit pour
celaun petit présent. Quant aux pièces anonymes marquées
A. B. C. , la princesse déclare solennellement ne les pas
connaître . Elles ont été présentées à Mme Fitzgerald avec
le cachet, et elle a nié que ce fût l'écriture de la princesse ,
et que ce fût son cachet; cette déclaration n'a cependant
pas été insérée dans l'enquête .
La princesse termine sa défense par quelques observations
sur le rapport des commissaires , dans lequel ily a
beaucoup d'omissions. Elle désirerait que l'affaire fût examinée
de nouveau;mais elle récuse tous les tribunaux sécrets
. Ce n'est que dans les principes de justice qui ont
constamment animé S. M. , qu'elle pent trouver une
sécurité pour son honneur contre les fausses accusations
d'amis devenus ennemis , de domestiques qui semblent autant
detraîtres et d'espions , et enfin contre l'odieuse conspiration
ourdie contre elle . Pour une princesse de Galles ,
avoir étémise dans une position telle qu'il a fallu pour son
honneur qu'elle fitjurer à un individu , qu'il n'avait pas été
seul enfermé dans sa chambre , et à un autre qu'il ne lui a
pas donné un baiser amoureux , et qu'il n'a jamais couché
avec elle , c'est le comble du déshonneur et de l'avilissement.
« Sire , dit la princesse , j'ai été mise dans une telle
situation : puis-je m'empêcher de déclarer qu'il y a une
conspiration contre mon honneur et contre le rang que
j'occupe dans ce royaume ! Dans tous les cas ,je me flatte
que vous m'accorderez de jouir de votre gracieuse présence,
et que vous daignerez me confirmer par vos gracieuses
paroles que vous êtes pleinement convaincu de mon innocence
.
Le 3 octobre 1806 . Signé, CAROLINE P.
De leur côté , sir Douglas et son épouse ont renouvelé
leur déclaration première. Informés que cette déclaration
42 MERCURE DE FRANCE ,
n'a pas été présentée devant un tribunal régulier et compétent,
ils désirent la présenter de nouveau à un tribunal légal,
de manière à être poursuivis comme faux témoins s'ils ont
calomnié : ils ne veulent pas qu'un défaut de formes puisse
les soustraire à la responsabilité qu'ils auraient encourue,
s'ils avaient trahi la vérité .
Cette pétition a été présentée à la chambre des communes
, qui a ordonné son dépôt sur le bureau .
M. Whitbread a saisi cette occasion pour soumettre la
motion qu'il avait déjà précédemment annoncée .
Après avoir de nouveau adressé plusieurs questions à
lord Castlereagh et aux autres ministres , pour savoir s'il est
vrai qu'aujourd'hui même une nouvelle enquête s'instruit
secrètement sur la conduite de la princesse de Galles ; s'il
est vrai que dans tous les lieux qu'a habités S. A. R. on
provoque des dépositions , on recueille tous les bruits ,
tous les indices qui peuvent colorer de quelqu'ombre de
justice la persécution dont elle est l'objet , M. Whitbread
déclare que c'est à la chambre des communes à offrir sa
protection à une princesse qui , étrangère , loin d'une
auguste famille qui n'a jamais mis en doute sa parfaite
innocence , se voit abandonnée par ceux mêmes qui devraient
être ses appuis , et qui , dans ce même royaume
où doit régner sa fille , se voit attaquée dans son honneur ,
froissée dans ses sentimens les plus chers , et se trouve
enfin dans une position tellement particulière , que , réduite
à n'avoir d'autre protecteur que les lois , elle ne pent.ce
pendant invoquer leurpprrootteectioncontre ses calomniateurs .
M. Whitbread fait le tableau de la vie de la princesse
depuis son arrivée en Angleterre , et retrace ftous les événemens
qui ont marqué son séjour : arrivé à l'époque où
la première enquête sur sa conduite fut ordonnée , il s'élève
contre la nomination des commissaires spéciaux non revêtus
du caractère de magistrats , pour s'enquérir sur un
fait qui , s'il était prouvé , emporterait la peine du crime
dehaute-trahison . Il s'élève sur-tout contre la manière dont
l'enquête a été dirigée par la commission dont lord Erskine
était président; il passe en revue chaque interrogatoire ,
discute chaque demande et chaque réponse , et s'attache à
faire ressortir l'innocence de la princesse , qui doit paraître
d'autant plus éclatante , que ceux qui dirigeaient l'enquête
semblent avoir été mus par des préventions contraires .
M. Whitbread , après un discours d'une extrême étendue,
et qui embrasse une foule d'objets différens , a fini par dire
1
AVRIL 1813 . 43
qu'il ne ferait pas la motion qu'il a annoncée , et qu'il se
bornerait , pour le moment , à demander qu'il fût fait une
adresse à S. A. R. le prince-régent , pour lui exprimer le
profond regret qu'a éprouvé la chambre de la publication
de documens qui bessent la décence publique autant que
le respect de la nation pour la famille royale , et pour le
prer de faire poursuivre devant les tribunaux les auteurs
de cette publication, ainsi que tous ceux quiy ont pris part.
Lord Castelreagh a regardé la proposition de M. Whitbread
comme fort inutile;il est convenu qu'il était fâcheux
que les renseignemens eussent été publiés , mais on ne fait
qu'augmenter le mal en le faisant l'objet d'une discussion
parlementaire . L'orateur s'est attaché à démontrer que la
princesse n'était victime d'aucune persécution , qu'elle
n'avait nul besoin de la protection de la chambre , que le
prince-régent , comme père et comme exerçant les fonctions
royales , avait seul le droit de prononcer sur de telles matières.
Quant à la publication des documens , le noble lord
a invoqué les principes de la liberté de la presse , et s'est
étonné de voir M. Whitbread s'en montrer l'antagoniste
dans cette circonstance. M. Tierney a été plus loin que
M. Whitbread; il a demandé que les éditeurs des journaux
qui les premiers ont publié de telles pièces , fussentmandés
à la barre . La chambre a rejeté cette proposition sans
division , et maintenu son ordre du jour sur la question
principale.
Le Moniteur a accompagné de notes extrémement curieuses
, certaines assertions anglaises contenues dans les
journaux du 22 et du 23 mars. Voici ces assertions et le
texte du commentaire auquel elles ont donné lieu .
«Nous apprenons avec regret, dit le Morning-Chronicle
, que parmi les puissances du Nord il n'y aura pas
cet accord parfait et cette coopération générale à laquelle
nous nous étions attendus . Un gentleman , tout récemment
arrivé , nous apprend que la cour de Copenhague a
refusé de joindre ses forces militaires à celles de la Suède,
dans l'expédition projetée pour les côtes méridionales de
la Baltique , et que , par suite de ce refus , on s'attend à
une rupture entre les deux puissances. On croit que la
Suède tentera de s'emparer de la Norwège , et que la
Zélande sera bloquée , sinon envahie par un armement
anglais (1 ) .
(1) Quel accord voulez-vous qu'il y ait entre les puissances du
Nord ? Le projet de l'Angleterre est que le Danemarck cède Nor44
MERCURE DE FRANCE ,
1
1
Nous avons reçu hier , 23 , des lettres d'Héligoland
jusqu'au 19 de ce mois , et de Hambourg jusqu'an 15 .
Nous pouvons assurer positivement ,d'après ces lettres
qu'à la dernière époque dont il est fait mention , les Russes
n'étaient point encore entrés à Hambourg. Les douaniers
français et les autorités militaires sont partis le 13 ; mais
leur départ n'a pas occasionné le moindre trouble. Nous
insérons dans une autre partie de ce journal l'extrait d'une
lettre écrite le lendemain de leur départ , qui prouve combien
la ville était tranquille. Tous les négocians de Hambourg
et de Lubeck ont renouvelé leur correspondance
avec leurs amis en Angleterre , et quelques-uns d'eux
annoncent que le commerce de 1813 rivalisera sans nul
doute , celui de 1806 , qui a été si considérable (2). A
Héligoland , il est arrivé dans un seul jour jusqu'à 56 bâtimens
de la rivière d'Ems , de l'Elbe et des côtes adjacentes .
Une demande aussi considérable de marchandises a produit
un prompt effet sur le marché , et sur-tout sur le prix
des denrées coloniales , et quelques articles ont augmenté
de 50 à roo pour 100.
,
Nos lettres portent que Dantzick tient encore , mais
elles ajoutent que l'on s'attend d'un jour à l'autre à voir la
ville se rendre (3) .
wége , et soit indemnisé aux dépens de la France. Conçut-on jamais
un projet plus extravagant ? et comment penser que le cabinet qui a
jusqu'ici montré le plus de bons sens dans sa conduite pût donner
dans un pareil piége ? Des/indemnités aux dépens de la France ! Mais
quand les armées ennemies seraient campées sur les hauteurs de
Montmartre , pas un village des provinces réunies constitutionnellement
à l'Empire ne serait cédé ! C'est donc un sacrifice gratuit que
T'on voulait obtenir du Danemarck. Il aurait cédé la Norwégé avea
la certitude de ne jamais être indemnisé. Indépendamment de la
loyauté du roi et de son caractère , si contraire à la seule pensée de
partager les dépouilles d'un de ses alliés , le peuple danois sait bien
dans son gros bon sens , que le peuple français n'est pas un de ces
peuples qu'on dépouille , et que des insensés peuvent seuls vouloir
s'attirer sa haine et sa vengeance. (Moniteur.)
(2) On a eu la simplicité de se contenter de 16,000,000 , que paya
le commerce de Hambourg pour racheter les marchandises anglaises .
Il n'en sera pas ainsi cette fois . (Idem.)
(3) Il y a long-tems que vos nouvelles l'ont fait rendre ! L'armée
AVRIL 1813 . 45
Un journal de dimanche porte : « que l'Empereur
- Alexandre a offert de mettre 40,000 hommes à la dispo
sition du gouvernement anglais et espagnol , pour coo-
> pérer avec les armées dans la Peninsule , et que l'on examine
maintenant cette proposition . Nous croyons cette
nouvelle vraie , excepté qu'il y a une grande exagération
quant au nombre des troupes proposées . Nous croyons
que l'Empereur de Russie nous a offert 5000 hommes (4) .
> On dit que le prince Régent a le projet d'envoyer une
personne de distinction porter l'Ordre de la Jarretière à
Empereur Alexandre , aussitôt que l'on anra reçu la nouvelle
de l'arrivée de S. M. I. à Berlin (5). "77
M. le comte de Narbonne , ambassadeur de France à
Vienne, est arrivé dans cette capitale le 29 de ce mois .
Toutes les feuilles autrichiennes annoncent la sortie de
leurs garnisons respectives , des troupes destinées à former
l'armée d'observation en Gallicie. Les mesures pour la
mobilisation des gardes nationales bavaroises se poursuivent
avec activité. Le maréchal prince de la Moskowa est
arrivé à Wurtzbourg.
Dimanche 28 mars 1813 , Sa Majesté l'Empereur et Roi
a reçu en audience particulière au Palais des Tuileries ,
avant la messe , M. le baron de Just, ministre plénipoteutiaire
de S. M. le roi de Saxe , qui a présenté ses lettres
dé créance .
M. le baron de Just a été conduit à l'audience dans les
formes accoutumées par un maître et un aide des cérémonies
, introduit dans le cabinet de l'Empereur par S. Ex .
legrand-maîtree ,, et présenté à S. M. par S.A. S. le prince
archichancelier de l'Empire , remplissant les fonctions d'archichancelier
d'état .
Ont ensuite été présentés au serment qu'ils ont eu l'honnear
de prêter entre les mains de S. M. l'Empereur ,
Par S. A. S. le prince archichancelier de l'Empire , remplissant
les fonctions d'archichancelier d'état : M. de la
Tour-Maubourg , ministre plénipotentiaire à Wurtzbourg .
française y sera bientôt. Mais n'y fût-elle que dans six mois , il n'y
aurait rien à craindre pour cette ville . (Idem.)
(4) Belle nouvelle ! L'Empereur Alexandre a besoin de ses troupes .
Les momens de votre joie sont passés . Nous sommes au réveil ; le
Hon a sommeillé et vous l'avez cru mort .
(5) Dépêchęz-vous .
(Idem.)
(Idem. )
46 MERCURE DE FRANCE ,
Par S. A. S. le prince archichancelier de l'Empire :
M. le comte de Saint-Aulaire , préfet de la Meuse ; M. le
comte de Miramon , préfet de l'Eure ; M le comte de Rambuteau
, préfet du Simplon ; M. le baron Didelot , préfet
du Cher; M. le baron de Châteaubourg , préfet de laVendée;
M. de Nicolaï , préfet de la Doire ; M. Gamot , préfet de la
Lozère ; M. Busche , préfet des Deux-Sèvres ; M. Petitde
Beauverger , préfet de l'Ems - Occidental ; M.le comte de
Brignolle , préfet de Montenotte ; M. le baron Savoye-
Rollin , préfet des Deux-Nèthes ; M. le baron Fréville
préfet de Vaucluse ; M. Fiévée , préfet de la Nièvre .
Par S. A. S. le prince vice-connétable : M. le baron
Dalton , général de brigade.
1
Ont ensuite eu l'honneur d'être présentés à S. M. , par
Mla duchesse de Bassano : Mme la maréchale duchesse
deReggio .
ParMe la comtesse de Brignolle : M Malvezzi Campeggi;
Mme la comtesse de Furstenstein , M la comtesse
de Pappenheim , dames du palais de S. M. la reine de
Westphalie .
Par Mme la comtesse de Beauveau : Mme la baronne
Mounier.
Par M la comtesse Montalivet : Me la baronne de
Vanslay , M. le baron de Sussy.
LL. MM. II . habitent en ce moment le Palais de l'Elysée .
S .....
ΑΝΝΟΝCES .
Partimenti del Signor Fenaroli , Maestro del Real Conservatorio di
Napoli , ou Partimenti de M. Fenaroli , maitre de musique du Conservatoire
royal de Naples , proposés par souscription . chez Carli ,
éditeur et Md de musique , place et péristyle des Italiens . à Paris .
Dans le système musical italien , l'ancienne manière d'accompagner_
sur le clavecin était fort simple , puisqu'il suffisait de faire entendre
la basse avec les accords correspondans et désignés par des
chiffres , toutes les voix allaient seules sans trouble et sans confusion.
Quand on introduisit l'orchestre , on conserva la même méthode avec
cette différence , que quand on présentait une partition à un maitre ,
il n'exécutait que les seules ritournelles écrites dans tous les repos de
14 voix , et quand celle-ci reprenait le chant , le maitre reprenait les
AVRIL 1813 . 47
accords. On a donné le nom de Partimenti aux basses chiffrées , et
c'est une des principales études de l'école de Naples , au moyen de
laquelle les jeunes gens apprennent en même tems et la manière
d'accompagner et à connaitre par pratique la combinaison de tous les
accords qui composent l'harmonie .
On ne vit pendant un très -long espace de tems que des leçons de
Partimenti séparées , que les maîtres écrivaient de leur propre main ,
etchaque jour , pour leurs écoliers : on en trouvait de Durante , de
Leo , de Contumace , de Sala et d'autres . L'abbé Speranza , élève
chéri de Durante , en transcrivit quelques règles , mais aussi concises
que savantes . M. Fenaroli , devenu Maitre du Conservatoire de Sainte-
Marie de Laurette de Naples , a été le premier qui se soit occupé à
composer un Cours de Partimenti avec les règles détaillées séparément
, dans un petit livre imprimé , afin que les élèves du Conservatoire
et toute autre personne puissent apprendre avec facilité , nonseulement
la vraie manière d'accompagner les basses chiffrées , mais
às'ouvrir aussi la route du contre-point .
Ce Cours de Partimenti est divisé en six livres d'exemples . Le rer
traite de la basse fondamentale , des échelles dans tous les tons , et
des cadences . Le 2me de la manière de préparer et résoudre les dissonances
, avec une suite de Partimenti progressifs et chiffrés . Le3me
des mouvemens de la basse continue avec tous les accords consonans
etdissonans. Le 4me des Partimenti sans chiffres , ou basse non chiffrée
pour exercer l'écolier à trouver de lui-même les accords que la
basse demande. Le 5me de quelques thêmes et canons , et le 6me des
basses et fugues recherchées et imitées pour donner aux jeunes gens
studieux un modèle de disposer les parties dans quelque composition
que ce soit.
Ce Cours musical , revu et augmenté par l'auteur , s'imprime sous
la directionde M. Imbimbo , élève de M. Zingarelli , à qui , lors de
sondernier séjour à Paris , M. Imbimbo fit part de la rédaction de cet
ouvrage , précédé d'un discours préliminaire et d'un extrait des principes
de musique pour servir d'introduction aux Partimenti de
M. Fenaroli .
Le prixdes Partimenti , pour MM. les Souscripteurs , est de 20 fr .
enpapier nom de Jésus fin ; 30 fr. en papier nom de Jésus vélin
avec le portrait de l'auteur ; 40 fr. en papier grand colombier vélin
avec portraits.
S'adresser à M. Carli , éditeur, pour le terme de la souscription ,
qui sera fermée incessamment.
Des Maladies aiguës des femmes en couches ; par René-Georges
Gastellier , docteur-médecin , licencié en droit , associé résidant de
1
46 MERCURE DE FRANCE ,
Par S. A. S. le prince archichancelier de l'Empire :
M. le comte de Saint-Aulaire , préfet de la Meuse; M.le
comte de Miramon , préfet de l'Eure ; M le comte de Rambuteau
, préfet du Simplon ; M. le baron Didelot , préfet
du Cher ; M. le baron de Châteaubourg , préfetde la Vendée;
M. de Nicolaï , préfet de la Doire; M. Gamot , préfet de la
Lozère ; M. Busche , préfet des Deux-Sèvres ; M. Petit de
Beauverger , préfet de l'Ems- Occidental; M. le comte de
Brignolle , préfet de Montenotte ; M. le baron Savove-
Rollin , préfet des Deux-Nèthes ; M.le baron Fréville ,
préfet de Vaucluse ; M. Fiévée , préfet de la Nièvre .
Par S. A. S. le prince vice-connétable ; M. le baron
Dalton , général de brigade.
1
Ont ensuite eu l'honneur d'être présentés à S. M. , par
Mme la duchesse de Bassano : Mme la maréchale duchesse
deReggio.
ParMe la comtesse de Brignolle : Mt Malvezzi Campeggi
; M la comtesse de Furstenstein , Mm la comtesse
de Pappenheim , dames du palais de S. M. la reine de
Westphalie .
Par Mme la comtesse de Beauveau : Mme la baronne
Mounier .
Par M la comtesse Montalivet : M™ la baronne de
Vanslay , M. le baron de Sussy.
LL. MM. II . habitent en ce moment le Palais de l'Elysée .
S.....
ANNONCES .
Partimenti del Signor Fenaroli , Maestro del Real Conservatorio di
Napoli , ou Partimenti de M. Fenaroli , maitre de musique du Conservatoire
royal de Naples , proposés par souscription , chez Carli
éditeur et Md de musique , place et péristyle des Italiens . à Paris.
,
Dans le système musical italien, l'ancienne manière d'accompagner
sur le clavecin était fort simple , puisqu'il suffisait de faire entendre
la basse avec les accords correspondans et désignés par des
chiffres , toutes les voix allaient seules sans trouble et sans confusion .
Quand on introduisit l'orchestre , on conserva la même méthode avec
cette différence , que quand on présentait une partition à un maitre ,
il n'exécutait que les seules ritournelles écrites dans tous les repos de
la voix , et quand celle-ci reprenait le chant , le maitre reprenait les
AVRIL 1813 . 47
accords. On a donné le nom de Partimenti aux basses chiffrées , et
c'est une des principales études de l'école de Naples , au moyen de
laquelle les jeunes gens apprennent en même tems et la manière
d'accompagner et à connaitre par pratique la combinaison de tous les
accords qui composent l'harmonie.
:
On ne vit pendant un très -long espace de tems que des leçons de
Partimenti séparées , que les maîtres écrivaient de leur propre main ,
et chaque jour , pour leurs écoliers : on en trouvait de Durante , de
Leo , de Contumace , de Sala et d'autres . L'abbé Speranza , élève
chéri de Durante , en transcrivit quelques règles , mais aussi concises
que savantes . M. Fenaroli, devenu Maitre du Conservatoire de Sainte-
Marie de Laurette de Naples , a été le premier qui se soit occupé à
composer un Cours de Partimenti avec les règles détaillées séparément
, dans un petit livre imprimé , afin que les élèves du Conservatoire
et toute autre personne puissent apprendre avec facilité , nonseulement
la vraie manière d'accompagner les basses chiffrées , mais
às'ouvrir aussi la route du contre-point.
Ce Cours de Partimenti est divisé en six livres d'exemples. Le rer
traite de la basse fondamentale , des échelles dans tous les tons , et
des cadences. Le 2me de la manière de préparer et résoudre les dissonances
, avec une suite de Partimenti progressifs et chiffrés . Le3me
des mouvemens de la basse continue avec tous les accords consonans
etdissonans . Le 4me des Partimenti sans chiffres , ou basse non chiffrée
pour exercer l'écolier à trouver de lui-même les accords que la
basse demande. Le 5me de quelques thêmes et canons , et le 6me des
basses et fugues recherchées et imitées pour donner aux jeunes gens
studieux un modèle de disposer les parties dans quelque composition
que ce soit.
Ce Cours musical , revu et augmenté par l'auteur , s'imprime sous
ladirectionde M. Imbimbo , élève de M. Zingarelli , à qui , lors de
sondernier séjour à Paris , M. Imbimbo fit part de la rédaction de cet
ouvrage , précédé d'un discours préliminaire et d'un extrait des principes
de musique pour servir d'introduction aux Partimenti de
M. Fenaroli.
Le prixdes Partimenti , pour MM. les Souscripteurs , est de 20 fr .
en papier nom de Jésus fin; 30 fr. en papier nom de Jésus vélin ,
avec le portraitde l'auteur ; 40 fr. en papier grand colombier vélin ,
avecportraits.
S'adresser à M. Carli , éditeur ,pour le terme de la souscription
qui sera fermée incessamment.
1
Des Maladies aiguës des femmes en couches ; par René-Georges
Gastellier , docteur-médecin , licencié en droit , associé résidant de
48 MERCURE DE FRANCE , AVRIL 1813 .
la société de la faculté de Médecine , associé correspondant de la
société de Médecine , de l'académie de Médecine , de la société Médicale
, de la société d'Agriculture de Paris ; associé correspondant
de la société de Médecine- Pratique de Montpellier , de l'académie
des Sciences , Arts et Belles- Lettres de Dijon , de l'académie des
Sciences , Belles - Lettreset Arts de Rouen, de la société des Sciences
Physiques et Médicales d'Orléans , de Tours , d'Evreux , et de la
société Philosophique de Philadelphie. Un vol. in-8°. Prix , 5 fr.
et 6 fr. franc de port. Chez Crapart , libr. , rue du Jardinet , nº 10 ;
Lenormant , imprimeur- libraire , rue de Seine , nº8 .
Extrait du Journal de mes Campagnes en Espagne , contenant uri
coup-d'oeil général sur l'Andalousie une dissertation sur Cadix et
sur son île , une relation historique du siége de Saragosse ; par
M. J. Daudebard , capitaine d'infanterie retiré , etc. Brochure de
80 pages in-8° . Prix , 1 fr . 25 c . , et 1 fr . 50 c. franc de port. Chez
les marchands de nouveautés .
Mercure de France, depuis 1779 inclusivement jusqu'au mois de
juin 1794 , époque de sa suppression momentanée ; 182 volumes
in-12 ,reliés en demi-reliûre ; il manque seulement le volume du
mois d'octobre 1789.
On pourra acquérir, avec ou séparément, une collection du Mercure
de France , depuis l'an VIII (1800) jusques et compris l'année 1812
53 volumes in-8°. Les 27 premiers volumes sont reliés en demireliûre
et les autres sont brochés. Cette collection est très-rare , il
serait difficile de s'en procurer une autre dans le commerce.
S'adresser au bureau du Mercure de France , rue Hautefeuille
n° 23 .
Le MERCURE DE FRANCE parait le Samedi de chaque semaine
par cahier de trois feuilles . Le prix de la souscription est de 48franes
pour l'année , de 25francs pour six mois , et de 13francs pour un
trimestre .
Le MERCURE ÉTRANGER paraît à la fin de chaque mois . par
gahier de quatre feuilles. Le prix de la souscription est de 20francs
pour l'année , et de II francs pour six mois. ( Les abonnés au
Mercure de France , ne paient que 18 fr, pour l'année , et 10 fr . pour
six mois de souscription au Mercure Etranger.)
On souscrit tant pour le Mercure de France que pour le Mercure
Etranger, au Bureau du Mercure , rue Hautefeuille , nº 23 ; et ches
les principaux libraires de Paris , des départemens et de l'étranger ,
ainsi que chez tous les directeurs des postes .. 1
Les Ouvrages que l'on voudra faire annoncer dans l'un ou l'autre
de ces Journaux, et les Articles dont on désirera l'insertion , devront
être adressés , francs de port , à M. le Directeur-Général du Mercure ,
àParis .
EIA
cen
MERCURE
DE FRANCE.
N° DCXII . - Samedi 10 Avril 1813 .
POÉSIE .
HOMMAGE AUX FEMMES .
Tor qui des mains du Créateur
Reçus mille dons en partage ,
Qui fus son plus parfait ouvrage ,
Sexe adoré ! sexe enchanteur !
De mes vers accepte l'hommage ,
Ils sont inspirés par le coeur.
Le ciel , lorsqu'il créa la femme ,
Sur elle épuisant ses trésors ,
Voulut à la beauté de l'ame
Réunir les charmes du corps ;
Et , dans cet heureux assemblage ,
Offrir à son premier ouvrage (*)
Quelques traits de sa propre image.
(*) D'après les traditions de presque tous les peuples , l'homme a
été créé le premier.
D
50 MERCURE DE FRANCE ,
Par la nature à souffrir condamné ,
Sans toi , sans ta bonté touchante ,
L'homme , accusant la mort trop lente ,
Déplorerait le malheur d'être né.
Que d'amour , de reconnaissance ,
Il doit à tes généreux soins !
Ton lait , de sa débile enfance
Apaisa les premiers besoins
Et,pendant son adolescence ,
Dirigeant ses pas vers le bien ,
Ton coeur fut le guide du sien.
Avec ses premiers ans s'enfuit son innocence ,
L'insensé s'affranchit du pouvoir maternel :
Il devient perfide , cruel ,
Et , dans son coupable d'élire ,
... Son coeur se dessèche ... il conspire
Contre le sexe auquel il doit le jour.
Beauté crédule et facile à séduire ,
Voyez-le , profanant l'amour ,
Auprès de vous employer tour-à-tour ,
Les sermens , les plaintes , les larmes ,
Par un feint désespoir exciter vos alarmes ,
Et , payé d'un tendre retour ,
Courir encenser d'autres charmes .
Frivole , volage , indiscret ,
Impérieux , parjure , traître ,
Voilà l'homme tel qu'il était
Avant qu'il eût su vous connaître .
C'est vous , sexe sensible et doux ,
* Qui le rendez ce qu'il doit être .
Amant fidèle ,bon époux ,
Sous les lois d'une tendre amie ,
Du sort il brave les rigueurs ,
Et, dans sa douce compagnie ,
Le triste sentier de la vie
Se change en un chemin de fleurs .
(
:
GUESDON, vérificateur des domaines .
i
....
AVRIL 1813 . 51
LE GÉNIE ET LA RAISON.
FABLE.
DEVANT le tribunal suprême
Qu'à sa compagne la Raison
Le Génie éleva lui-même
Il se plaignit un jour , dit-on ,
D'une rigueur parfois extrême.
,
Si la critique est poussée à l'excès ,
Si pour un mot , s'écria le Génie ,
On ne craint point de me faire un
Sije ne puis , ami de l'harmonie ,
Tout en respectant vos arrêts ,
Les adapter à l'euphonie ,
procès ;
Je n'ai qu'à briser mes portraits .
-Les embellir pour les races futures
Tel sera votre soin; reprenez vos pinceaux.
J'aime vos sublimes peintures ,
Mais non pas jusqu'à leurs défauts .
Il n'appartient qu'à la Sottise
De ne jamais se départir
Des erreurs qu'elle préconise ;
Il sied à vous de les sentir.
?
LeGénie , à ces mots , interrompt son amante :
Excusez , lui dit- il , mon humeur violente .
Oui , pour les illustres auteurs ,
Une critique rigoureuse
Est mille fois moins dangereuse
Que les éloges des flatteurs.
1
1
VALANT.
1
D2
1
52 MERCURE DE FRANCE ,
؟
L'AMOUR ET L'HYMÉNÉE.
Dès l'âge d'or , on vit l'Amour
Se brouiller avec l'Hyménée ;
D'un côté s'envola l'Amour ,
De l'autre s'enfuit l'Hyménée.
Les amans suivirent l'Amour,
Et les gens sensés l'Hyménée ;
De là , des hymens sans amour ,
Etdes amours sans hyménée.
M. VICTOR-VIAL .
L'AMANT TRAHI.- ROMANCE.
Airàfaire.
JE fus heureux aux jours de ma jeunesse ;
De l'amitié je goûtai les plaisirs ,
Quand, libre encor de soins et de désirs ,
Je redoutais jusqu'au nom de l'ivresse ;
Mais dès qu'amour fit palpiter mon coeur ,
Comme un éclair , je vis fuir le bonheur.
J'aimais Cloris , je crus être aimé d'elle :
L'erreur toujours aveugle les amans;
Mais endépit de tous ses vains sermens ,
J'appris bientôt qu'elle était infidèle .
Craignez l'amour, fermez-lui votre coeur ,
Si vous voulez conserver le bonheur .
Plus que Cypris , Cloris était jolie ;
Rose naissante est moins fraîche au printems ;
Mais sous des traits si doux et si touchans
Elle cachait noirceur et perfidie.
Las ! aux amans , l'Amour , ce dieu trompeur ,
Ne promet point un éternel bonheur.
Depuis le jour où , trahissant ma flame ,
Loin de ces lieux cette perfide a fui ,
Triste , plaintif et languissant d'ennui ,
Douleur amère a consumé mon ame.
AVRIL 1813 . 53
Lorsqu'à l'Amour on a livré son coeur ,
On doit cesser d'aspirer au bonheur.
Bienfait du ciel , paisible indifférence ,
Sur tous mes sens viens régner désormais ;
Viens dans mon coeur , absorbé de regrets ,
Du Dieu d'Amour éteindre la puissance ;
Carde ce Dieu le prestige enchanteur
N'est pas toujours la source du bonheur.
AUGUSTE MOUFLE ( de Chartres ).
1.
ÉNIGME .
QUE mondestin, lecteur , est contraire et critique !
Avec acharnement le Limousin rustique ,
Me prend , me met au fen ,me dépouille en entier ,
Medévore , m'avale , et le tout sans quartier.
Je suis en d'autres lieux durement rejetée ,
Quede fois par vous-même ai-je été rebutée !
Vous êtes un ingrat , redoutez mon courroux ,
Je vous ferai sentir la rigueur de mes coups .
Chez Brigandeau Sangsue , on m'aime à la folie ;
Encarêmesur-tout , je suis bien accueillie :
Mais vous ! me dédaigner ! vous qui serez par moi ,
Entriomphe peut-être , un jour , proclamé roi !
Par un membre de la Société littéraire de Loches.
ÉNIGME-LOGOGRIPHE.
J'ENFERME en mon entier le soleil et la lune ,
Et la belle et la laide , et la blonde et la brune ;
Les vastes souterrains , les abîmes , les monts ,
Les obseures forêts , les plaines , les vallons ;
Les filles , les garçons , les hommes et les femmes ;
Les coeurs et les esprits , et les corps et les ames ;
Etl'enfer et les cieux , et la terre et les mers ,
Végétaux , minéraux , enfin tout l'univers.
7
54 MERCURE DE FRANCE , AVRIL 1813.
Mon chefà bas , lecteur , vois combienje differe ! -
Insectes et poissons , quadrupedes , oiseaux ,
J'étais tout ; j'embrassais l'un et l'autre hémisphère.
Que suis-je maintenant ? rien qu'un simple amas d'eau.
:
.........
CHARADE .
Surle seuil des palais et des tristes prisons ,
Monpremier veille appuyé sur sa lance ,
Toujours soumis à l'inconstance ,
Des airs et des saisons .
Quel état misérable ,
Que l'état d'un mortel qui devient mon dernier !
Mais sur les bords des quais l'on forma mon entier ,
Pour lui faire éviter une chute effroyable .
G. L. G. ( d'Anvers ) .
i
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est Toton.
:
Celui du Logogriphe estPoterne, dans lequel on trouve : terne.
Celui de la Charade est Papelard.
1
(1) T.
:
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS.
VEILLÉES POÉTIQUES ET MORALES ; par M. BAOUR DE LORMIAN.
Seconde édition . Chez Brunot- Labbe , quai des
Augustins , nº 33 .
On prétend que nous sommes rassasiés de vers , et
cependant voilà la seconde édition d'un Recueil de Poésie
qui ne peut offrir d'autres charmes à nos yeux que ceux
d'une élégante versification. Le nombre des amateurs ne
s'est donc pas encore épuisé , ce qui serait fort malheureux
dans un tems où la nature même des circonstances
augmente tous les jours le nombre des versificateurs . Il
faut cependant nous attendre à voir régner parmi nous
cet ennemi juré du plus beau de tous les arts , le dégoûť
qui naît d'une extrême abondance. On n'invente plus ,
on copie ; nous avons le talent d'écrire , il ne nous manque
qu'une seule chose , c'est le don de penser. Il nous
faut des créations nouvelles , lorsque nous n'avons plus
la puissance de créer. L'esprit humain devient de jour
en jour plus difficile , à mesure qu'on lui procure de
nouvelles jouissances . C'est un sybarite qui , après avoir
épuisé tous les plaisirs , demande encore des plaisirs
nouveaux , sans s'informer si la nature lui en réservé
encore . C'est alors qu'arrive la décadence des arts; les
auteurs , après avoir mis en jeu toutes les ressources du
talent pour rafraîchir des tableaux dont le tems a usé
les couleurs , cherchent hors de la nature des moyens de
plaire qu'elle ne peut plus leur offrir , s'ils lui restent
fidèles .
Nous ne sommes pas encore arrivés à cette funeste
époque , et il faut espérer que les bons esprits la reculeront
autant que possible. Laissons faire le génie ; s'il
trouve encore quelque chose de nouveau , recevons-le
comme un présent du ciel; mais , en attendant , revenons
sur ce que nos pères ont dit , et sans chercher à ledire
56 MERCURE DE FRANCE ;
mieux , disons-le d'une autre manière. Ne vaut- il pas
mieux copier les belles figures de Raphaël pour en former
de nouvelles combinaisons. , que d'inventer des
monstres ? Méditons en silence sur les productions des
peuples civilisés qui nous environnent. Emparons-nous
de leurs richesses littéraires , en appropriant ces trésors
au génie de notre nation; douce et noble conquête qui
nous enrichit sans ruiner nos voisins , où les lauriers ne
sont point baignés de sang , où la gloire ne coûte point
de larmes ! .....
Malheureusement ces voeux ne seront point exaucés
par cette multitude de pirates littéraires dont l'insatiable
avidité ne se repose jamais , qui , tourmentés par le besoin
de se faire un nom ou de l'argent , s'emparent du
premier ouvrage venu de l'étranger , et infestent notre
littérature d'une foule de productions qu'ils sont incapables
d'apprécier à leur juste valeur. Je ne puis m'empêcher
de redouter le moment où des armées de livres
étrangers viendront tomber sur la littérature française ,
comme autrefois les Barbares sur l'Empire romain .
Je suis loin cependant de vouloir déprécier le goût
de nos voisins ; mais enfin il n'est pas le nôtre , que je
trouve le meilleur , parce qu'il est conforme à notre
manière de penser et de sentir. Chaque nation a son
goût particulier , qui dépend de son organisation physique
et morale. Ce qui est de bon goût chez un peuple
peut être de mauvais goût chez un autre , car le goût
étant un sentiment , doit varier suivant les différentes
manières de sentir; il est tout entier dans notre caractère
, et voilà pourquoi , sans doute, il est si difficile
d'approprier les ouvrages d'une nation au génie d'une
autre nation. L'Anglais préfère la force à la justesse , et
la rudesse , qui est l'exagération de la force , à l'élégance
et à la simplicité. L'Italien , plus sensuel que sensible ,
cherche plutôt dans sa poésie à satisfaire l'oreill,e que la
raison; et des sons harmonieux et purs lui donnant une
sensation agréable , lui tiennent lieu d'une pensée ou d'un
sentiment. Nous préférons , au contraire , la justesse à
l'énergie , l'élégance à la force , la pensée à l'harmonie ,
et la simplicité à la pompe. ↓
AVRIL 1813. 57
Cette digression me conduit naturellement aux Veillées
Poétiques et Morales , puisqu'il se trouve dans ce recueil
un grand nombre de morceaux imités de l'anglais .
M. Baour de Lormian a choisi de tous les poëtes
anglais celui qui peut-être était le plus difficile à reproduire
dans notre langue . Colardeau avait formé le projet
de nous donner une traduction des Nuits d'Young , mais
il a bientôt senti qu'avec les plus beaux vers, les magnifiques
déclamations du plus sombre de tous les poëtes
seraient difficilement goûtées par le plus léger de tous
les peuples , par une nation qu'il est si facile d'amuser
avec des riens , et d'ennuyer avec des choses ..
Young est tout-à-fait dans le génie de sa nation , et
presqu'en opposition avec le nôtre. Les Anglais aiment
à se plonger dans les profondes méditations de l'infini et
de la mort. Ils pensent souvent à mourir , tandis que
nous ne pensons qu'à vivre. Ils se plaisent dans le silence
des tombeaux , et nous aimons le bruit et l'éclat .
Leur réflexion est un sentiment prolongé ; la nôtre , que
fait naître le caprice , n'a que la durée de l'étincelle .
Tout, notre avenir est dans le présent; tout leur présent
est dans l'avenir . Young est d'ailleurs un génie vraiment
original ; entraîné comme malgré lui par la force de ses
sentimens qui sont la source de ses pensées , il s'abandonne
sans guide et sans lois aux écarts d'une imagination
féconde , mais désordonnée. Ce désordre est moins
choquant dans l'auteur original qu'il ne le serait dans
une traduction , parce qu'il est le fruit de la verve , et
que la verve ne se traduit pas ; parce qu'il donne aux,
spéculations les plus sublimes de l'esprit humain tout le
caractère et les couleurs d'une grande passion ; mais on
sait combien une traduction affaiblit ces couleurs el ce
caractère. Le traducteur a beau faire , il ne peut se
passionner comme son modèle . Il réfléchit , calcule ,
combine ; il arrange ses mots et ses phrases , tandis que
dans le modèle cet arrangement est le fruitd'une soudaine
inspiration .
M. Baour de Lormian n'a point entrepris de nous
donner les Nuits d'Young , mais il a fait un choix des
plusbeaux morceaux de cet ouvrage. L'imitateur semble
1
58 MERCURE DE FRANCE ,
avoir mesuré l'étendue de son travail à la légéreté de ses
lecteurs , et il a su s'arrêter presque au moment où l'ennui
pouvait naître de ces beautés dont les couleurs sombres
et sévères sont un peu monotones pour des lecteurs
superficiels , pour des Français .
La première Veillée est une description de toutes les
illusions que l'imagination enfante au milieu des ténèbres
. Cette Veillée n'est point une déclamation , mais
un charmant morceau de poésie descriptive , auquel est
attaché un épisode du plus touchant intérêt. L'auteur
peint avec une grande vérité le premier effet de la nuit;
il nous montre la Superstition qui plane sur les mortels.
3
L'enfant du Nord errant au sein des bois profonds ,
Des esprits lumineux , des sylphés vagabonds ,
Rois au sceptre de fleurs , à l'écharpe légère ,
Voitdescendre du ciel la foule mensongère .
Dans la coupe d'un lis tout le jour enfermés ,
Et le soir s'échappant par groupes embaumés ,
Aux rayons de la lune ils viennent en cadence
Sur l'émail des gazons entrelacer leur danse ,
Etde leurs blonds cheveux dégagés de liens
Les zéphirs font rouler les flots aériens .
Ce tableau est plein de grâce et de fraîcheur , aux
groupes embaumés près , expression maniérée , dont on
se servirait très-bien en parlant d'un groupe de fleurs ,
mais qui devient ici d'un effet ridicule. L'auteur nous
montre ensuite les trois magiciennes , assises sous le
chêne d'Odin , préparant des breuvages funestes , et de
cette sombre image il revient au calme qui règne autour
de lui.
A
Zéphirm'apporte sur son aile
Avec l'espritdes fleurs , les sons de Philomèle ;
Tandis que par ses chants de tristesse et d'amour
Les bois sont consolés de l'absence du jour ,
Que fait l'homme , ce roi dont la force ou l'audace
De la terre et du ciel lui soumettaient l'espace ?
Naguère à la clarté d'un soleil radieux
Il étendait par-tout ses soins laborieux ,
1
Du poids de ses vaisseaux chargeait Fonde inconstante,
Emprisonnait les vents dans la voile flottante ,
1
1
AVRIL 1813 5g
: Parcourait l'univers en monarque indompté ,
Etsemblait le remplir de son immensité.
Que fait l'homme ? au repos son ame s'abandonne ;
Ilabdique un moment sa brillante couronne ,
Le sommeil surson front épanche ses pavots ,
Etlui verse l'oublide ses mâles travaux.
1..
Cette peinture me semble d'une excellente exécution.
Je crois cependant qu'on ne dit pas les sons de Philomèle
; la voix , eût été plus poétique et plus juste. On
dit les sons d'un instrument,mais non pas les sons d'un
oiseau ou d'une personne. L'expression de naguère , que
j'ai mise en italique , n'est point l'expression propre :
naguère est le synonyme d'autrefois , et ne peut se dire
en parlant du jour qui vient de finir. Mais l'auteur, après ,
ce tableau du repos de l'homme nous montre , par un
contraste heureux et très-moral; le sommeil même employé
comme un instrument de la justice divine pour
punir les méchans et consoler la vertu..
و
L
Le crime tourmenté de noires rêveries ,
S'agite , se débat sous le fouet des furies .
L'innocence respire un air pur et serein ,
L'espoir, la douce paix habitent dans son sein,
Et ces enfansdu ciel ,sur son front qui repose
Versent tous les parfums de leurs ailes de rose.
3
:
1
• La seconde Veillée est tirée d'une nuit d'Young , intitulée:
l'Oubli de la Mort. Ce morceau est rempli d'idées
neuves et hardies , et d'images sublimes. J'aurais quelques
vers négligés à reprocher au poëte français , et
quelques expressions peu naturelles , telles que celle- ci :
Emma, toi de mon coeur éternelle blessure.
Une femme peut être la cause d'une blessure , mais
ne peut être la blessure même du coeur qu'elle a blessé.
J'ai remarqué aussi quelques inconséquences dans les
idées . L'auteur nous montre un vieillard , et nous supposant
du même âge : ô fol aveuglement ! dit- il :
Ce front chauve , ces traits que les rides sillonnent ,
Tous ces pasque la mort et la tombe environnent,
60 MERCURE DE FRANCE ,
Nous les voyons sans trouble etgais comme àvingtans.
Cevieillard,disons-nous , ne vivra pas long-tems .
Pourquoi done , puisque ses traits et ses pas nous
paraissent encore gais comme à vingt ans ?
1
Mais je ne puis me défendre de citer le tableau d'un
jeune amant qui vient , dans les premiers jours de sa
douleur , pleurer sur la tombe de sa maîtresse.
Il s'avance , nul bruit ne trouble son passage.
Mais non; un rossignol , transfuge du bocage ,
Des arbres de la mort habite les rameaux ,
Et de ses chants d'amour console les tombeaux. :
Mais bientôt le jeune homme est séduit par de nouveaux
charmes , entraîné par de nouvelles espérances ,
› Et craignant de la mort la leçon salutaire
Il ne visite plus la tombe solitaire..
Plus fidèle que lui, sitôt que le printems:
Fait ondoyer des bois les panaches flottans ,
Lemême rossignol vient , dans la même enceinte ,
Soupirer près des morts sa douleur et sa plainte.
La troisième Veillée est une belle déclamation sur
l'astronomie , sujet traité avec plus de méthode par M. de
Fontanes , et avec le plus grand talent par M. Chênedollé
, dans son poëme du génie de l'homme , ouvrage
d'un genre sévère , mais rempli de beautés du premier
ordre , et qui seraient mieux senties , si M. Chênedollé
avait connu l'art de lier ensemble ses tableaux et d'en
former un tout. M. Baour de Lormian a trop prodigué
les palais aériens ; l'or , la pourpre , l'azur et les feux
reviennent si souvent sous sa plume que le lecteur en
est tout ébloui . Cette Veillée est terminée par une peinture
de ce jour où le monde doit finir .
.... Le fatal arrêt est déjà prononcé ,
De la création le prodige a cessé.
L'homme seuldes tombeaux secouant la poussière ,
Superbe , revêtu de force et de lumière ,
S'élève et va s'asseoir dans le palais divin ;
Sur sa tête immortelle éclate un jour sans fin.
AVRIL 1813 . 61
Tandis qu'à son bonheur les harpes applaudissent ,
Que de l'hymne d'amour tous les cieux retentissent ,
Quel spectacle ici-bas ! Mille sombres vapeurs
Des astres de la nuit éclipsent les lueurs .
L'Océan mutiné soulève les orages ,
Gronde dans tous sesflots, franchit tous ses rivages .
Les montagnes , les tours , les cités , les remparts ,
Dans lesflots irrités croulent de toutes parts.
Les cieux sont des volcans ; mille éclairs en jaillissent ;
Mille foudres rivaux se croisent et rugissent .
Tous les enfans de l'air , turbulens , vagabonds ,
S'échappent à-la-fois de leurs antres profonds ,
Se heurtent en courroux , et d'une aile hardie
Aux plus lointains climats vont porter l'incendie .
Les'astres , arrachés de leurs axes brûlans ,
Du sommetde l'éther l'un sur l'autre roulans ,
Nourrissent de leurs feux la flamme universelle;
Déjà brille et s'éteint la dernière étincelle .
Fuyons , fuyons la mort.... mais la mort est par-tout ;
Sur l'univers détruit son fantôme est debout.
Dans l'antique cahos la nature retombe;
Toute l'éternité va peser sur sa tombe.
Dieu chasse devant lui , comme de vains brouillards ,
La poudre des soleils dissous de toutes parts ,
Etporté sur un char où sa colère gronde ,
Il passe , et dans sa course il efface le monde.
Je pourrais citer encore quelques beaux morceaux
de poésie dans les deux autres Veillées et dans les fragmens
qui les suivent , et qui sont tirés d'Young .
Ala suite de ces imitations , se présente le poëme
lyrique de Job , que M. Baour de Lormian a traité plus
en poëte , qui cherche de beaux détails de poésie descriptive,
qu'enhomme raisonnable qui veut travailler sur
un plan approuvé par la raison . Dans le livre sublime de
Job , on sait d'avance que Dieu veut éprouver cet
homme vertueux , et s'il le précipite de la prospérité
dans l'infortune , on espère que la vertu de Job triomphera
de tous ses malheurs et recevra la récompense de
sa résignation ou du moins de son repentir. Le caractère
de Job , ses entretiens avec ses amis, ses discours pleins
1
62 MERCURE DE FRANCE ,
de chaleur , de passion et d'éloquence, où se montrent
et la sagesse la plus parfaite et le délire d'une ame profondément
ulcérée , tout dans cette histoire extraordinaire
est éminemment dramatique. On éprouve une profonde
terreur en voyant Job frappé dans tout ce qu'il a
de plus cher au monde , mais la manière dont ces événemens
funestes ont été préparés laisse au fond du coeur
ce rayon d'espérance et cette curiosité qui sont les
sources de l'intérêt dans tous les ouvrages d'imagination
. M. Baour de Lormian a abrégé ce poëme outre
mesure , en y prenant ce qui était à la convenance de
son talent , et en oubliant ce qui était à la convenance de
la raison; il en a ôté le commencement et la fin , et fait
jouer à Dieu un rôle assez ridicule , lorsque le créateur
du monde vient tracer le tableau de sa grandeur et de sa
puissance devant le pauvre Job , qui n'a pas besoin de ce
magnifique étalage pour sentir sa faiblesse et le poids
des souffrances dont il est accable. Job , dans ce poёте,
devient malheureux sans que l'on sache pourquoi , et
lorsqu'il s'emporte contre celui qui lui donna la vie , ce
Dieu se fait soudain entendre et lui demande de quel
droit il se plaint.
Est-ce toi qui , porté surun trône d'éclairs १
Fisjaillir la lumière et les vents et les ondes ?
Es-tu l'artisan des chaleurs , etc.
Devant les pâles matelots"
Fais-tu reculer la tempête ? etc.
1
Le pauvre Job pourrait bien répondre : « Hélas ! non,
seigneur , je ne suis rien de tout cela; je ne suis pas
Dieu , je le sens bien, et si j'étais Dieu , je ne serais pas
où je suis , ni dans l'état où je suis . » Cette inconvenance
n'est point dans l'Ecriture, où l'on sait d'avance que les
malheurs de Job sont une épreuve dont on voit le commencement
et la fin; car Job y recouvre les biens qu'il
avait perdus , et redevient même encore plus riche et plus
puissant. Mais M. Baour de Lormian Tabandonne sur
son fumier , bien repentant d'avoir offensé celui qui fit
jaillir la lumière , les vents et les ondes, et implorant un
pardon qu'il n'obtient pas .
AVRIL 1813 . 63
Ce défaut très-grave est racheté autant que possible
par de beaux détails ; le portrait du cheval est assez bien
rendu. Ily a dans ce dithyrambe des strophes pleines de
grâces et d'harmonie , entre autres celle-ci :
Nomme celui dont le savoir
Enseigne aux oiseaux leur langage ,
Dont le mystérieux pouvoir
Du paon étoile le plumages
Le nuance d'or et d'azur ,
Et sur sa tête triomphante
Placeune aigrette éblouissante
Qui rayonne aux feux d'un jour pur.
Je citerai encore ce portrait sublime que Dieu fait de
lui-même :
Debout au sein de la lumière,
Je règne sur tous les climats ,
Et les astres sont la poussière
Qu'avec dédain foulent mes pas .
Je suis l'auteur de la nature ;
Le destin est ma volonté ;
L'espace mesert de ceinture,
Et mon âge est l'éternité.
:
1
Si l'auteur me demandait pourquoi j'ai mis en italiqué
l'avant-dernier vers , je lui répondrais : l'espace ne peut
offrir une image , car il échappe à nos sens . Si vous représentez
Dieu immense comme l'espace , Dieu se confond
avec lui dans la même immensité et ne peut être
borné par lui . Si vous donnez à Dieu , comme le font
les peintres et les poëtes , un corps humain , une figure
humaine , ce corps nage dans l'espace comme tous les
êtres bornés , et nous pouvons tous dire : l'espace nous
sert de ceinture .
Ily abien aussi dans ce morceau quelques expressions
obscures et emphatiques ; j'y ai même trouvé deux vers
assez plaisans . Dieu dit à Job :
Tes pieds marchent-ils sur les flots
Quand les flots grondent sur ta tête .
Ce tour de force serait d'une exécution assez difficile
et passerait ceux de Furioso .
64
1 MERCURE DE FRANCE ,
Ce recueil est terminé par un petit poëme sur l'infortunée
Jeanne Gray , et par des fragmens tirés des tombeaux
d'Hervey. Le poëme m'a paru d'une composition
médiocre ; il n'y a ni développement de caractère , ni
action ; c'est plutôt une élégie qu'un poëme. Les fragmens
d'Hervey présentent toujours le même talent pour
la versification. J'ai examiné le style de M. Baour de
Lormian avec une attention scrupuleuse. Ses périodes
sont presque toujours harmonieuses , et il possède l'art
de les varier ; il a de la mollesse , de l'abandon et une
facilité qui semble pourtant plutôt le fruit du travail
qu'un don de la nature. Son talent me semble plutôt fait
pour peindre des images douces et gracieuses que pour
exprimer des pensées fortes et hardies . S'il a de la clarté ,
c'est aux dépens de la concision. Dans la poésie morale ,
lapensée doit se soutenir par sa propre énergie ; tout
ornement lui est étranger ; elle n'est jamais plus belle
que lorsqu'elle se montre sans parure. Elle ne veut se
servir que des expressions qui lui sont propres ; le luxe
l'appauvrit , paralyse son essor , la présente sous un jour
douteux , et l'empêchant de se montrer dans tout son
éclat , il la couvre d'un voile brillant , sans doute , mais
sans lequel il faut la deviner. Ce défaut est celui de
presque tous nos versificateurs modernes . Ils ont beaucoup
de talent pour former des périodes harmonieuses ,
mais ils couvrent la pensée de tant d'ornemens qu'on a
quelque peine à la trouver , et qu'après avoir lu de beaux
vers , il semble qu'on n'a rien lu , et qu'on vient seulement
d'entendre un instrument sonore dont les vibrations
ont agréablement chatouillé l'oreille. Le génie ne fait
jamais regretter le talent , mais le talent , quand il est
seul , fait toujours regretter le génie .
M. Baour de Lormian trouvera peut-être des gens qui
le loueront sans restriction ; mais ils l'apprécieront moins
sincèrement que moi , qui aimes la bonne musique , qui
le censure sans passion et le loue sans intérêt , ce qui
est aussi rare aujourd'hui chez les panégyristes que chez
les critiques de profession .
ADRIEN DE S ...N.
AVRIL 1813 . 65
DEPT
DE
LA
SEINE
apres OEUVRES CHOISIES DE QUINAULT. Edition stéréotype,
le procédé de Firmin Didot.- Deux volumes in- 18.
QUINAULT est un de nos plus féconds auteurs dramatiques;
cependant, s'il n'avait composé quedes tragedies
telles qu'Astrate , ou des comédies comme les Rivates,
il ne serait connu aujourd'hui que par les sarcasmės de
Boileau , et partagerait l'immortalité de Cotin , de Pradon
, de Pelletier , que le grand satirique a immolés au
bon goût , et quelquefois peut- être à la rime ; mais indépendamment
d'une bonne comédie , la littérature française
lui doit des drames charmans , dans un genre qu'il
a créé et que lui seul a bien traité. Il avait méconnu son
génie en faisant des tragédies dont ses personnages expriment
d'un ton glacial un amour plus glacial encore ,
et des comédies sans verve comique ; mais ses opéras
l'ont placé avec honneur parmi les grands hommes du
dix-septième siècle. S'il n'a ni cette éloquence des passions
, ni cette heureuse audace de figures , ni cette harmonie
savante et variée qui caractérisent les chefsd'oeuvre
de Corneille et de Racine , il a une élégance
facile , et un tour heureux que relève toujours le charme
de l'expression ; ses vers sont coulans et ses phrases bien
arrondies , pleines d'aisance et de naturel. « Enfin , dit
>> Laharpe , s'il paraît ravement animé par le génie des
» vers , il paraît très-familiarisé avec les grâces , et ,
>> comme Virgile nous fait reconnaître Vénus à l'odeur-
>> d'ambroisie qui s'exhale de la chevelure et des vêtemens
>> de la déesse , de même, quand nous venons de lire Qui-
>> nault , il nous semble que l'Amour et les Grâces vien-
>> nent de passer près de nous .>>
Voltaire , long-tems avant Laharpe , avait rendu à
l'auteur d'Armide une justice contre laquelle il s'éleva
plusieurs oppositions dont on puise les motifs dans les
satires de Boileau sans faire attention que ce grand
poëte était , de son aveu , fort jeune lorsqu'il écrivit
contre Quinault, qui n'avait pas encorefait alors la plupart
des ouvrages qui lui ont acquis depuis une juste répu-
,
E
66 MERCURE DE FRANCE ,
tation. Voici comment Voltaire s'exprime à l'article Art
dramatique , du Dictionnaire philosophique .
«Boileau dit que les vers de Quinault
Etaientdes lieux communs de morale lubrique ,
Que Lulli réchauffa des sons de sa musique.
1
>> C'était au contraire Quinault qui réchauffait Lulli .
>>Le récitatif ne peut être bon qu'autant que les vers le
>>>sont : cela est si vrai qu'à peine depuis le tems de ces
>>deux hommes faits l'un pour l'autre , y eut- il à l'Opéra
>> cinq ou six scènes de récitatif tolérables .
»
>> Les ariettes de Lulli furent très-faibles , c'était des
>> barcarolles de Vénise. Il fallait ,, pour ces petits airs ,
des chansonnettes d'amour aussi molles que les notes.
>> Lulli composait d'abord les airs de tous ces divertis-
>>-semens ; le poëte y assujétissait les paroles. Lulli for-
>> çait Quinault d'être insipide ; mais les morceaux vrai-
>> ment poétiques de Quinault n'étaient pas des lieux
communs de morale lubrique. Y a-t-il beaucoup
>> d'odes de Pindare plus fières , plus harmonieuses que
>>- ce couplet de l'opéra de Proserpine ?
Les superbes géants armés contre les dieux ,
Ne nous donnent plus d'épouvante ,
1
Ils sont ensevelis sous la masse pesante
Des monts qu'ils entassaient pour attaquer les cieux ;
Nous avons vu tomber leur chef audacieux
Sous une montagne brûlante ,
Jupiter l'a contraint de vomir à nos yeux
Les restes enflammés de sa rage expirante ;
Jupiter est victorieux ,
Et tout cède à l'effort de sa main foudroyante.
Chantons dans ces aimables lieux
Les douceurs d'une paix charmante.
2
» L'avocat Brossette a beau dire : l'ode sur la prise de
>>>Namur , avec ses monceaux de piques , de corps morts ,
>> de rocs , de briques , est aussi mauvaise que ces vers
>> de Quinault sont bien faits. Le sévère auteur de l'Art
>> Poétique , si supérieur dans son seul genre , devait
>> être plus juste envers un homme supérieur dans le
AVRIL 1813 .
67
:
>>>sien;hommed'ailleurs aimable dans la société , homme
>>qui n'offensa jamais personne , et qui humilia Boileau
» en ne lui répondant point.
>> Enfin , le quatrième acte de Roland et toute la tragé-
>> die d'Armide furent des chefs-d'oeuvre de la part du
>>poëte , et le récitatif du musicien sembla même en
>> approcher. Ce fut pour l'Arioste et pour le Tasse
>> dont ces deux opéras sont tirés , le plus bel hommage
» qu'on leur ait jamais rendu . »
,
Les deux volumes dont se compose l'édition des
OOEuvres choisies de Quinault, contiennent neuf pièces ,
la Mère Coquette , comédie , et Alceste , Thésée , Atys ,
Proserpine , Persée , Amadis , Roland etArmide, grands
opéras . On a tout dit sur le mérite de ces pièces. Voltaire
, dans vingt endroits de ses ouvrages , en a exalté
les beautés , et Laharpe , dans son Cours de Littérature ,
en a fait des analyses qui sont des modèles de cette critique
judicieuse et polie dont le Quintilien Français ne
s'est écarté que lorsqu'il a voulu juger ses contemporains.
Comme rien n'est plus fastidieux que de répéter
ce qui a été dit cent fois , et beaucoup mieux que je ne
pourrais le faire , j'aurais rempli ma tâche en faisant la
description du matériel de la nouvelle édition ; mais
celle-ci contient des morceaux qui ont tout l'intérêt de
la nouveauté. Le premier est une Notice sur Quinault ,
par M. Fayolle . Elle se fait distinguer , ainsi que les
autres ouvrages du même genre qu'on doit à ce littérateur
, par un excellent style , un goût pur et sévère
des aperçus neufs et des vues ingénieuses. Le second
est un poëme inédit , intitulé : Sceaux .
,
On connaissait depuis long-tems l'existence de ce
poëme , puisque Perrault en fait mention dans ses
Hommes Illustres , et Titon du Tillet dans son Parnasse
Français ; mais on ne savait où le prendre. Enfin
M. Fayolle , à qui les lettres françaises doivent la conservation
d'une foule de morceaux de nos plus célèbres
auteurs , morceaux qui sans lui n'auraient jamais vu le
jour ; M. Fayolle , dis-je , s'est procuré , après de
grandes recherches , le poëme de Quinault , et l'a publié.
Ea
68 MERCURE DE FRANCE ,
Ce poëme , consacré à la description de Sceaux ,
maison du grand Colbert , est divisé en deux chants .
Dans le premier , le poëte feint qu'au moment où il
allait entreprendre cette description , une nymphe lui
apparaît et la fait elle-même. Le second chant est consacré
à l'histoire de l'Aurore , peinte par Lebrun dans le
pavillon de Sceaux. Le poëme est en vers libres . On y
reconnaît la touche de l'auteur d'Armide et de Roland ,
sa manière souple , flexible et gracieuse , et ce tour élégant
et facile qu'on admire dans ses grands opéras . En
général , un mélange heureux d'esprit et de sentiment ,
des formes agréables , beaucoup de naturel et de pureté ,
caractérisent ce charmant poëme . Quelques fragmens
que je cite au hasard , suffiront pour donner envie de le
lire. Voici d'excellens vers descriptifs qui joignent au
charme de l'expression le mérite de la difficulté vaincue .
:
Au milieu de ces eaux , l'eau du ciel la plus pure ,
Et de ces beaux jardins l'ornement le plus grand ,
• D'une étroite prison sortant avec murmure ,
S'élance dans les airs en superbe torrent .
Cette onde , en jaillissant d'un mouvement rapide ,
Forme une colonne liquide
Qui jusque dans les cieux s'élève avec fierté ;
Contre son poids elle dispute ,
Sans cesse elle remonte et répare sa chute ,
Et son débris lui sert de nouvelle beauté .
:
Marchons , dit ensuite la nymphe au poëte, vers ce bois
frais et sombre.
Les vents impétueux vont plus loin murmurer ;
Le seul zéphire a l'avantage
De s'y faire un secret passage ;
Le grand jour n'ose y pénétrer ;
L'importune chaleur n'y peut jamais entrer.
Traversons ce parterre , et vois ces fleurs nouvelles
Se parer à l'envi des couleurs les plus belles .
D'un seul regard découvre ici de tous côtés
Ces charmantes diversités
Qui doivent enchanter la vue ,
Ces fertiles coteaux et ces sombres déserts
Où la tranquillité n'est point interrompue ,
Ces vallonsde saules couverts ,
AVRIL 1813 . 69
Ces ruisseaux serpentant dans ces prés toujours verts ,
Ces plaines d'immense étendue ,
Qued'un or précieux Cérès prend soin d'orner ;
Ce mont qui , de si loin , fait si bien discerner
L'antique tour presqu'abattue ,
Qui depuis si long-tems sert à le couronner ,
Et dont l'orgueilleux reste , osè encor s'obstiner
Amonter jusque dans la nue.
Je finirai en citant le passage suivant , rempli de jolis
détails .
Le dieu , toujours jeune et charmant .
Qui prit soinde planter le tortueux sarment ,
Et d'en tirer un doux breuvage ,
Al'approche du jour doucement se dégage
D'un profond assoupissement.
Il oppose sa main à la vive lumière
Qui vient frapper ses yeux d'un éclat trop brillant ,
Et laissant à loisir dessiller sa paupière ,
Se dispose à la joie et rit en s'éveillant .
Le verdoyant lierre et la pourpre nouvelle
Des pampres cueillis fraîchement ,
Sont la parure naturelle ,
1
Qui du lit de Bacchus fait le riche ornement.
Son vieux nourricier a fait gloire
Depasser sans repos toute la nuit à boire ;
Plus rempli qu'assouvi de vin ,
Il se laisse assoupir par le frais du matin.
Il s'appuie en dormant sur la bête pesante ,
Qui d'une allure douce et lente
Leporte chaque jour sans se lasser jamais ;
Sa main soutient encor la précieuse charge
D'une cruche profonde et large ,
:
,
;
1 A
Sans quoi le bon vieillard ne peut dormir en paix .
Ces diverses citations inspireront sans doute le désir
de lire un poëme dont la publication est une bonne
fortune pour les amis des vers et de la littérature. Combien
ne doivent-ils pas de reconnaissance à l'éditeur
homme de lettres , dont les soins ont recouvré un ouvrage
qui , sans son zèle , serait demeuré inédit !
L. A. M. B.
1
70 MERCURE DE FRANCE ,
VARIÉTÉS .
SOCIÉTÉS SAVANTES .
Sociétépour l'encouragement de l'industrie.-La Société
pour l'encouragement de l'industrie nationale , a tenu, le
mercredi 31 mars , sa séance générale .
M. Costaz , secrétaire , a renduun compte très-intéressant
des travaux de la Société et des services qu'elle a
rendus à l'industrie dans l'année 1812. Il a payé , au nom
de la Société , le juste tribut de la reconnaissance qu'elle
doit à la protection dont l'honore son excellence le ministre
des manufactures et du commerce .
M. le baron Petit de Beauverger a exposé l'état heureux
des finances de la Société , résultant principalement du
grand nombre de citoyens qui s'associent à ses travaux par
leurs souscriptions. L'année 1812 lui en a procuré trois
cent soixante nouveaux .
M. le sénateur comte Colchen , etM. le comte Laumont ,
censeurs , n'ont eu que des éloges à donner à l'administrateur
de la commission des fonds , et les ont exprimés
avec sensibilité .
M. Du Pont ( de Nemours) , l'un des vice-présidens , a
lu une notice sur la vie de feu M. Barlow , ministre plénipotentiaire
des Etats-Unis d'Amérique en France.
Nous avons pu nous en procurer une copie que nous
allons transcrire .
Notice sur la vie de M. Barlow .
La Société d'encouragement de l'industrie a, depuis sa
dernière séance , perdu M. J. BARLOW , ministre plénipotentiaire
des Etats-Unis d'Amérique auprès de S. M.
l'Empereur et Roi.
Elle doit quelque hommage à la mémoire de cet homme
remarquable, que pleurent sur les deux continens les amis
de l'humanité .
Né en 1757 , à Reading , dans la province aujourd'hui
l'état de Connecticut , d'une famille respectable , dont il
était le dixième enfant. On l'envoya d'abord au collége
de Darmouth dans le New-Hampshire , et il acheva ses
études à celui de New-Haven , dans son pays natal
La guerre de l'Indépendance éclata en 1775. Barlow
AVRIL 1813 .
71
était encore écolier et commençait à se distinguer par des
pièces enprose et en vers , dont l'une fut une Elégie sur
la mort de M. Holmer , membre du Congrès et juge
suprême de la Cour d'appel des Etats-Unis .
Dans les vacances il prenait le mousquet , allait joindre
ses quatre frères qui étaient à l'armée américaine ,et combattait
avec eux pour la liberté . Il se trouva à l'action
très-chaude de York-Island , où les Américains , perdant
le champ de bataille , firent une retraite honorable , après
laquelle ils réparèrent leur malheur.
Occupé avec distinction d'un cours de droit , la réputation
de ses lumières et de sa moralité le fit nommer
dans l'armée , aumônier de brigade , par l'état de Massachuset.
Il reçut l'ordination qui , chez les Presbytériens ,
n'est que civile, et n'empêche jamais d'embrasser un autre
état .
En sa qualité d'aumônier , il suivit l'armée jusqu'à la
paixde 1783.
Ce fut sous la tente qu'il commença son poëme de la
Columbiade , seule épopée qu'aient encore les Etats-Unis.
Son zèle à-la-fois éclairé , pieux et intrépide , lui mérita
l'amitié des chefs les plus estimésde la nation , tant magistrats
que militaires , fonctions qui ne sont nullement
incompatibles dans la république américaine.
Mais une liaison bien plus intéressante pour son coeur ,
fut l'alliance qu'il contracta en 1781 avec Mlle Baldwin , de
New-Haven, soeur du sénateur de ce nom .
Après la paix , M. Barlow reprit l'étude des lois . Il entra
au barreau en 1785 , ety eut de grands succès , s'y fit une
réputation extraordinaire, qui résultait naturellement de ce
qu'il joignait beaucoup de lumières en jurisprudence avec
un talent littéraire très-brillant.
En 1787 , il publia la première édition de son poëme ,
la Vision de Colomb ; et dès la même année on en fit une
seconde en Angleterre. La réputation de l'auteur s'en
accrut en Amérique , et se répandit en Europe , où il eut
occasion de venir dès l'année suivante .
Une société puissante et recommandable avait acheté
du Congrès des Etats-Unis trois à quatre millions d'acres
de terre sur les bords de POhio .
Elle voulait en vendre une partie à des étrangers , et
partager l'autre entre ses actionnaires . M. Barlow y était
intéressé : il consentit à se rendre en France pour cette
négociation , qui fut heureuse au point que dix-sept ans
72 MERCURE DE FRANCE ,
:
1
après on comptait dans la colonie de l'Ohio soixante dir
mille habitans , et qu'elle est aujourd'hui un Etat constitué,
faisant partie de la confédération générale .
M. Barlow ne put se trouver en France à cette époque
sans être vivement ému par la révolution française. Il en
aimait l'énergie , il en haïssait les désordres. İl essaya de
les adoucir , et d'amener quelque réunion entre les partis
par des écrits politiques qui lui valurent l'honneur d'être
nommé citoyen français , avec le grand Washington et le
général Hamilton ses compatriotes.
Nous avons en ce moment sous les yeux quatre ouvrages
qu'il a publiés et qui montrent combien l'amour de sa
patrie , un intérêt véritable pour la France , et les meilleurs
principes de civilisation générale s'unissaient dans son
esprit et dans son coeur.
Le premier est une lettre du 12 février 1799 , au Directoire
exécutif.
Le second , une lettre du 4 mars suivant , à ses concitoyens
, sur le système de politique alors suivi par leur
gouvernement.
Le troisième , une autre lettre à ses concitoyens , sur
quelques mesures politiques proposées à leur considération
. Elle est du 20 décembre 1799.
Le quatrième est un Mémoire sur les lois maritimes ,
dans lequel il expose avec force et clarté les principes que
la France réclame depuis si long-tems contre l'Angleterre .
Il est surpris que les puissances barbaresques se montrent
à cet égard plus civilisées que les plus célèbres peuples
de l'Europe. Elles reconnaissent que le pavillon sincèrement
neutre doit couvrir la marchandise . Elles ne
font point la guerre sans l'avoir déclaréc. Elles donnent
après la déclaration trente jours de délai dans la Méditerranée
, et un plus long terme sur l'Océan avant de commencer
les hostilités .
M. Barlow parlait en cela de ce qu'il savait bien . Il
revenait alors d'Alger , de Tunis et de Tripoli , où le président
Washington l'avait nommé ministre plénipotentiaire
; et où , surmontant l'extrême difficulté de traiter
entre un peuple libre et des régences barbaresques , il avait
conclu , malgré l'opposition de l'Angleterre , les trois premiers
traités par lesquels ces régences se soient engagées à
respecter la navigation etle commerce des Etats-Unis..
De retour en Amérique il s'occupa en 1805 , du projet
que M. Jefferson avait conçu d'établir à Washington-City
,
AVRIL 1813 . 73
une université destinée à donner à la jeunesse des Etats-
Unis une instruction convenable , étendue , sage , uniforme
, propre à seconder par la correspondance des lumières
l'accord qu'il est si iimmportant de maintenir entre
*les divers membres de la confédération .
Son ami Du Pont (de Nemours) avait déjà fait , en 1800,
à la demande du même magistrat , un ouvrage sur le
même sujet et dans les mêmes principes ; les Annales
d'Education , rédigées par M. Guizot , viennent d'en publier
quelques fragmens .
Il faut espérer que ce concours de plusieurs philosophes
animés du même esprit , aura des résultats d'un avantage
général , et l'on doit convenir que l'éducation publique ,
dans l'Amérique-Unie , a déjà fait des progrès très -remarquables.
M. Barlow n'était pas de ces citoyens exclusifs qui
s'imaginent que le patriotisme consiste principalement à
haïr les autres peuples et à leur nuire ; mais , au contraire ,
de ceux dont le coeur moins sauvage et l'esprit plus éclairé
conçoivent l'utilité des services réciproques .
Sa philosophie embrassait toutes les nations. Nous devons
cependant convenir , et ce n'est pas un tort à nos
yeux , que c'était avec quelque prédilection pour la nôtre .
Notre vivacité , qu'il n'imitait point , lui paraissait propre
à donner de l'animation à la gravité américaine , et il ne
croyait pas inutile de nous inspirer un peu de celle-ci .
Il estimait à tout leur prix nos lumières dans les sciences
et dans les arts , et voulait que les Etats -Unis en profitassent
; mais dans cette communication qu'il désirait rendre
mutuelle , observant que c'est à des savans américains que
nous devons l'art de guider le tonnerre , et celui de préserver
nos maisons de la fumée , en faisant rendre à nos
cheminées plus de chaleur avec moins de combustible :
remarquant de plus que nous leur devrons bientôt celui ,
que l'Europe n'a pas encore adopté , de remonter les
fleuves , même rapides , en appliquant la machine à
vapeurs aux bateaux de messageries , comme on le fait
maintenant avec autant d'économie que de promptitude
sur l'Hudson , sur la Delaware , sur la Susquehanna
trouvait que ses compatriotes compensent assez honorablement
ce qu'ils peuvent nous devoir de connaissances
utiles.
,
il
Ils ne songent pas beaucoup à l'éclat ; et s'occupent
sans cesse dans leurs maisons , dans leurs meubles , dans
1
74 MERCURE DE FRANCE ,
L
leurs vêtemens , à tourner leur esprit inventifvers ce qu'ils
appellent le comfortable , ou ce qui augmente les jouissances
réelles de l'humanité .
M. Barlow ambitionnait d'établir sur ce point des rapports
actifs et suivis entre la Société Philosophique de
Philadelphie d'une part, et la Société d'encouragement de
Paris , ainsi que la première classe de l'Institut.
Il en eut bientôt une heureuse occasion , liée à des intérêts
encore plus grands , à des vues encore plus hautes .
Ce fut en 1811 , lorsque son excellence M. Madison , président
régnant des Etats-Unis , le nomma leur ministre
plénipotentiaire à la cour de France.
Ce choix fait par la sagesse du chef du gouvernement
américain , a eu l'applaudissementdes dix-sept républiques
confédérées . Il a été déterminé par les qualités reconnues
d'homme d'état , que M.Barlowjoignait à l'avantage d'avoir
servi les deux nations , d'être légalement citoyen des deux
pays , de trouver son bonheur à être utile à tous deux , de
les regarder comme ayant les mêmes intérêts , comme
étant des alliés naturels ; enfin par celui de n'avoir pas
oublié que l'indépendance de l'Amérique fut énergiquement
secondée par la valeur et la générosité françaises.
Dans sa manière de négocier , M. Barlow était d'une
loyauté rare. On y trouvait une originalité simple et ferme ,
qui chez des polítiques d'Europe pouvait passer pour être
de l'autre monde; mais qui ne déplaisait point, parce qu'on
y voyait la raison et la bonne foi .
L'éloquence de son pays a peu de pompe. Des Italiens ,
des Espagnols , des Provençaux , la tronveraient froide ;
mais elle est féconde en aperçus et puissante en raisonnement.
Elle va même plus au fait que celle des Anglais
dont elle est dérivée. Elle est mieux ordonnée , s'égare
moins dans les détails , les met plus judicieusement à leur
véritableplace.
Oncroitque les principaux articles du traité étaient convenus
, et suffisaient pour rétablir la bienveillance réciproque
; mais qu'on jugeait des deux parts ne devoir pas
conclure sans avoir communiqué ces bases au gouvernement
américain. Personne n'est à portée de savoir ce
qu'il y a de réel ou d'inexact dans ces opinions. Ce sont
desaffairesd'état.
M. Barlow fut mandé à Wilna pour en conférer avec
M. le duc de Bassano.
Il revenait jour et nuit , se fiant trop à la force de son
AVRIL 1813 . 25
tempérament , quand le contraste de l'extrême froidure
du climat avec la chaleur excessive , et non moins redoutable,
des petites maisons de Juifs qui sont en Pologne les
senles auberges , lui adonné une violente inflammation de
poitrine , dont il est mort à Zarnowiça près de Cracovie .
Il a péri victime de son devoir , de son zèle , de son
courage , comme il doit arriver , dans les circonstances orageuses
et pressantes , à la plupart des hommes illustres , et
sur-tout à ceux qui ont le bonheur d'avoir pour amie une
femme du premier ordre , telle qu'est l'inconsolableM
Barlow. Deux passions profondes , nobles et honnêtes ,
celle du bien public, et celle de l'amour durable d'un
ménage non mésallié , se doublent l'une l'autre . L'homme
veut mériter sa récompense , et la femme en jouit au
risque de la payer par les plus amères douleurs. A ce
prix , seulement , les meilleurs et les plus grands des humains
s'apparient. Qu'ils se le disentd'avance ! C'est comme
susceptible des plus douces félicités et des plus désolantes
peines que l'on compte parmi les êtres les plus élevés , les
plus estimables de notre espèce. Que nul d'entre nous ne
prétende à devenir un héros d'histoire , si la nature ne
lui a point donné l'ame ardente et généreuse d'un héros de
roman! etque nul n'ose se croire un héros de roman , s'il
n'a pas le grand sens , les vigoureuses résolutions , les
mâles vertus , l'auguste caractère d'un héros d'histoire !
SPECTACLES .- Académie impériale de Musique.-Première
représentation des Abencérages , opéra en trois
actes , paroles deM. de Jony, musique de M Chérubini ,
ballets de M. Gardel .
Voltaire a tracé la poétique d'un opéra en faisant dire au
mondain :
Il faut se rendre à ce palais magique
Où les beaux vers , la danse , la musique ,
L'art de tromper les yeux par les couleurs ,
L'art plus heureux de séduire les coeurs
De cent plaisirs font un plaisir unique.
:
Lemeilleur paëme d'opéra est , à mon avis , celui qui ,
offrant d'abordle mérite d'un planbien conçu et de scènes
attachantes , donne encore au musicien , au chorégraphe
etau peintre , les moyens de déployer toute la richesse de
leur art. Ce principe posé , je ne crains pas de dire que
les Abencérages sont un des meilleurs ouvrages lyriques .
1
76 MERCURE DE FRANCE ;
1
La scène se passe à Grenade dans le moment où Muley
Hassem , roi des Maures , est allé porter la guerre en
Afrique . Florian a fait connaître la rivalité des Abencérages
et des Zégris , les deux premières tribus de l'empire
des Maures . Almanzor , fameux par ses exploits , est
de la tribu des Abencérages ; il aime Noraïme , princesse
du sang royal , dont Muley Hassem lui a accorde la main
en récompense de ses services signalés . Tel est l'état des
choses au lever de la toile . Alémar , visir , de la tribu des
Zégris , et auquel Muley Hassem a confié le pouvoir en
son absence , est jaloux du triomphe d'Almanzor ; il
cherche les moyens de perdre ce héros . Cependant tout
s'apprête pour ce grand hymen. Une trève a même permis
au vaillant Gonsalve , surnommé le Grand Capitaine , de
venir , de la part de Ferdinand et d'Isabelle , féliciter la
jeune princesse sur son union avec le soutien de Grenade .
Le peuple témoigne par des jeux la joie que lui inspire cet
heureux évènement , lorsque tout-à-coup , Octaïr , secrètement
dévoué à Alémar, annonce la rupture de la trève , et
Gonsalve se retire avec sa suite. Le visir , fidèle à son
projet , propose de surprendre l'ennemi cette nuit même
dans son camp; Almanzor répond du succès ; on lui remet
alors l'étendard de l'empire . Une loi condamnait à mort le
général sous le commandement duquel il tombait dans les
mains de l'ennemi. Almanzor jure de vaincre et de rapporter
l'étendard .
Au second acte , Noraïme , instruite de la victoire remportée
par Almanzor , se livre au doux espoir de presser
sur son coeur l'amant auquel elle doit être unie ; il va
revenir couvert de nouveaux lauriers . Bientôt il paraît
lui-même ; la honte est sur son front et le désespoir dans
son coeur : il a vaincu , mais l'etendard sacré a disparu ;
mandé au conseil des vieillards , accusé par Alémar , il va
être condamné à périr , lorsque les Abencérages apportent
aux pieds des juges les armes et les drapeaux conquis sur
lesEspagnols ; le souvenir de ses exploits parle en sa faveur ;
on lui laisse lajvie ; il est condamné à l'exil , mais il mourrra
s'il reparaît dans Grenade sans le saint drapeau . L'écuyer
d'Almanzor suspend alors sa bannière et son bouclier aux
murs de la salle d'armes , et le héros dit un dernier adieu
à ses amis .
Au troisième acte le théâtre représente une partie des
fameux jardins de l'Alhambra. Noraïme , à la faveur des
ombres de la nuit , s'échappe seule de son palais ; elle ne
AVRIL 1813 .
77
peut vivre sans Almanzor et veut le suivre dans son exil.
Son amant brave la mort pour revoir celle qu'il aime , et
sous les habits d'un esclave il ose rentrer dans Grenade ;
il rencontre Noraïme au tombeau de sa mère ; ils veulent
chercher un asyle sur des bords étrangers , lorsqu'Alémar ,
qui avait secrètement fait suivre les pas d'Almanzor , paraît
suivi des principaux Zégris . Le guerrier banni a osé
reparaître dans Grenade , la loi ordonne sa mort ; il est
renfermé dans la tour du Champ-Clos jusqu'au moment
où il doit périr. Le théâtre change et représente le Champ-
Clos. Dans le fond on aperçoit la tour dans laquelle Almanzoreşt
renfermé : deux des principaux Zégris paraissent
dans la carrière pour soutenir qu'Almanzor a mérité la
mort ; les Abencérages veulent prendre sa défense ; mais
il s'y oppose ; il n'a pu découvrir par quelle trahison l'étendard
sacré a été enlevé ; le sort cache à ses yeux le coupable,
il veut périr et adresse ses mots aux Åbencérages :
:
Mes amis , ne me plaignez pas ,
J'ai vécu pour la gloire ;
Qu'importe le trépas
Le lendemain de la victoire ?
Ne détournez pas vos regards ,
Quel plus beau sort puis-je prétendre !
Je meurs aux pieds de ces remparts
Que mon courage a su défendre .
Tout-à-coup Noraïme paraît suivie d'un guerrier dont
la bannière est voilée , il veut rester inconnu et demande
le combat contre le Zégris accusateur d'Almanzor : les
champions s'attaquent d'abord avec la hache , bientôt ils
jettent leurs boucliers et croisent le fer , mais ils abandonnent
encore cette arme pour se servir du poignard ;
enfin le guerrier inconnu saisit le Zégris et l'immole aux
acclamations de tout un peuple. Dès lors Almanzor doit
être sauvé . Alémar ose encore le poursuivre ; il représente
qu'Almanzor n'en a pas moins perdu l'étendard de l'empire;
au nom de Grenade il le lui redemande : qu'en as-tu
fait? Il flotte sur sa tête , répond le vainqueur inconnu qui
fait un signe . L'écuyer découvre sa bannière , ô surprise !
c'est l'étendard; le guerrier lève ensuite sa visière , et l'on
reconnaît Gonsalve , qui ne voulant pas devoir sa gloire
à une trahison , déclare qu'Alémar lui-même a engagé
Octaïr à livrer le drapeau sacré aux Espagnols ; mais il
rougirait d'une victoire achetée par sa perfidie . Almanzor
78 MERCURE DE FRANCE ,
est rendu à l'honneur et à la vie par la noblesse d'un
ennemi généreux.
Cet ouvrage a obtenu le plus grand succès; on conçoit
tout ce que l'action offre de dramatique ; on a particulièrement
remarqué la scène où les Abencérages présentent
aux juges les trophées conquis sur les Espagnols , et celle
où Gonsalve vient lui-même sauver les jours d'Almanzor :
un pareil dévouement est bien dans les moeurs chevaleresques.
Dans le Gonsalve de Cordoue de Florian , ce sont
des chevaliers espagnols qui sauvent la reine de Grenade
accusée par les Zégris; ici c'est Gonsalve , le rival de
gloire d'Almanzor, qui défend ses jours , et ce dévouement
pour un héros son ennemi a quelque chose de plus touchant
et de plus noble , puisqu'il n'est mu que par la
générosité , et non par ce sentiment de galanterie et de
dévouement pour les dames qui distinguaient les Espagnols
et les Maures .
Le style de l'ouvrage répond à la conception ; je pourrais
citer beaucoup de morceaux qui sauraient se passer même
dela musique enchanteresse de Chérubini .
Je ne puis aujourd'hui faire connaître que le poëme : la
musique sera l'objet d'un second article; une composition
aussi belle mérite un examenplus détaillé, Ce que j'ai reconnu
à la première représentation , c'est que M. Chérubini
a saisi avec une rare intelligence les différentes situations
de ce bel ouvrage , et qu'il a donné à chacune une
expression qui lui estpropre.
Je m'occuperai aussi dans mon second article des charmans
ballets de M. Gardel , des décorations qui ont été
exécutées sur des dessins de M. Isabey; et je n'oublierai
pas les acteurs qui ont coopéré au succès .
LL. MM. ont paru dans leur loge au commencement
du spectacle , et l'ont honoré de leur présence jusqu'à la
fin; à leur vue le public a fait éclater les transports les
plus vifs. B.
Théâtre-Français.-Rodogune et le Conteur. Cette
tragédie est un monument indestructible élevé par le grand
Corneille lui-même à son rare et beau génie. Plus il se
présentait d'obstacles dans le plan de cet ouvrage , et plus
il s'efforçait de les vaincre. Jamais il n'est plus sublime
que quand il rencontre un sujet avec lequel il puisse se
mesurer. C'est un athlète qui ne descend dans l'arêne
que pour y combattre un athlète digne de lui. Sans
AVRIL 1813 .
79
les sentimens élevés qu'il avait amassés dans son ame ,
sans l'énergie de son style , il n'eût jamais pu réussir dans
son entreprise périlleuse. Il fallait qu'il eût pénétré bien
avant dans le coeur humain pour y découvrir tous les ravages
que pent y causer l'ambition , et lui arracher un
masque aussi hideux que celui dont elle enveloppe son
visage. Il faut convenir que si son génie l'a bien sécouru ,
l'artne la point trahi. Comme il asenti qu'il devait adoucir
l'horreur du tableau qu'il présente au public , par l'amitié
touchante de ces deux frères, sujets couronnés, qui ontjuré
devivre et de mourir ensemble ! Comme l'amour mutuel
qu'ils éprouvent pour Rodogune estdramatique! Rodogune
est aussi affreuse , aussi artificieuse que Cléopâtre , etl'ascendant
de sa beauté est tel , qu'elle a subjugué ces deux
frères et les enchaîne à son char , en armant leurs,
mains du poignard qui doit déchirer le sein de leur mère..
Quel homme ne frémirait d'une telle maîtresse et d'une,
telle épouse! Corneille a dû être épouvanté lui-même quand
ilatracé leplan d'une pareille tragédie : mais en triomphant
il a justifié Horace et Boileau.
Iln'est pointde serpent , ni de monstre odieux ,
Qui par l'art imité ne puisse plaire aux yeux.
MeRaucourt est d'une beauté effrayante dans le rôle de
Cléopâtre. Gestes , démarche , pantomime,jeu terrible de
physionomie , tout est d'accord avec les sons de cette voix
sèche et âpre qui convient si bien au personnage. Ceux qui
pensent que l'organe deMeRaucourt estnuisible aux roles
qu'elle joue , ont bien peu d'idée de l'art dramatique et de
ladéclamation. Ne voudraient-ils pas que Cléopâtre eût la
voix de Zaïre ou celle d'Ariane ? L'admirable intelligence
de Mue Raucourt est puissamment secondée par son physique
et par tous les moyens de la nature. Elle est armée
detoutes pièces pour l'emploi qu'elle a pris , et dans lequel
elle ne sera pas facilement remplacée. Prions-la , au nom
de sa gloire et pour le bonheur de l'art , de jouer souvent.
L'artiste qui veut profiter doit l'entendre dans un profond
silence , intenti ora tenebant; elle ne fait rien perdre à Corneille,
et il n'a jamais eu , je crois , un plus digne interprête.
Lafond a de très-beaux momens , il détaille savamment
les vers , et possède une véritable chaleur. M
Volnais nous a paru s'être surpassée dans le rôle de Rodogune.
Elle a fait entièrement divorce avec ce ton pleureur
et lamentable qui déshonore la tragédie , et n'est jamais
lle
80 MERCURE DE FRANCE , AVRIL 1813 .
que le partage des diseuses de vers , condamnées tout au
plus à faire pleurer des cassandres et des caillettes . Il faut
cependant qu'elle travaille encore ce rôle dans les premières
scènes sur- tout . Quand on n'est point entraîné par la passion
, et qu'il ne s'agit que de débiter, ou de faire l'exposition
de ses douleurs , on doit varier avec plus d'art les inflexions
. N'a-t-on rien à dire au coeur , il faut parler aux
oreilles. C'est un art que possédait éminemment Lekain ,
qui notait alors pour ainsi sa déclamation .
Le jeune Valmor a de l'intelligence et sort d'une bonne
école. Son organe est faible et peu sonore. Qu'il travaille à
s'en faire un : ce n'est point le premier acteur à qui un
semblable projet eût réussi.
Le Conteur est un des premiers ouvrages de Picard : on
ydistingue cette gaîté naturelle et originale , le véritable
cachet du talent de l'auteur. On peut dire que son cerveau
est un magasin d'idées comiques . Il n'a pas montré dans
le Conteur une grande soumission aux principes de l'art ,
mais comme il a fait lui-même amende honorable à la fin
de sa pièce , dans des couplets assez jolis , il nous conviendrait
mal d'être un lieutenant criminel plus inflexible
que lui. DU PUY DES ISLETS .
- Rentrée de Saint-Prix dans Athalie . C'est un événement
mémorable pour le Théâtre-Français que la rentrée
de cet acteur , distingué sous tant de rapports différens .
L'infatigable Baptiste aîné ne peut pas être à-la-fois à tous
les postes . On se plaignait de voir l'emploi des pères nobles
dans la tragédie , abandonné presqu'à des imberbes . Saint-
Prix va lui rendre son lustre ; il en a fait mercredi un glorieux
essai dans le rôle de Joad. Les applaudissemens
quand il a paru, partant de tous les coins de la salle , se sont
prolongés pendant près de six minutes et soutenus avec la
même unanimité dans tout le courant de la pièce. Nous
parlerons plus au long , dans le prochain numéro, de cette
représentation d'Athalie , qui offrait à-la- fois un chefd'oeuvre
et un bon acteur. D. D.
DEA
DE
LA
POLITIQUE.
5.
Le Moniteur a publié un article qui fait connaître en
situation des armées françaises dans le Nord , au 30 mars .
Lavoici :
« La garnison de Dantzick avait délogé l'ennemi de toutes
les hauteurs d'Oliva dans les premiersjours de mars .
> Les garnisons de Thorn et de Modelin étaient dans le
meilleur état . Le corps qui bloquait Zamosc s'en était
élné.
Sur l'Oder , les places de Stettin , Custrinet Glogau
n'étaient pas assiégés . L'ennemi se tenait hors de la portée
du canon de ces forteresses . La garnison de Stettin avait
brûlé tous les faubourgs et préparé tout le terrain autour
de la place.
La garnison de Spandau avait également brûlé tout ce
qui pouvait gêner la défense de la place.
Sur l'Elbe , le 17, on avait fait sauter une arche du pont
de Dresde , et le général Durutte avait pris position sur la
rive gauche . Les Saxons s'étaient portés autour de Torgau .
» Le vice- roi était parti de Leipsick , et avait porté , le 21 ,
son quartier-général à Magdebourg.
» Le général Lapoype commandait à Vittenberg le pont
et la place , qui étaient armés et approvisionnés pour plusieurs
mois . On l'avait remise en bon état .
» Arrivé à Magdebourg , le vice- roi avait envoyé le 22 le
général Lauriston sur la rive droite de l'Elbe. Le général
Maison s'était porté à Mockern et avait poussé des postes
sur Burg et sur Ziczar ; il n'a trouvé que quelques pulks
de troupes légères , qu'il a culbutés et sur lesquels il a pris
ou tué une soixantaine d'hommes .
" Le 12 , le général Carra Saint-Cyr , commandant la
32ª division militaire , avait jugé convenable de repasser sur
la rive gauche de l'Elbe , et de laisserHambourg à la garde
des autorités et des gardes nationales . Du 15 au 20, différentes
insurrections se manifestèrent dans les départemens
des Bouches de l'Elbe et de l'Ems .
Le général Morand , qui occupait la Pomeranie suédoise
, ayant appris l'évacuation de Berlin , faisait sa re-
1
SEINE
82 MERCURE DE FRANCE ,
traite sur Hambourg . Il passa l'Elbe à Zollenpischer , et le
17 il fit sa jonction avec le général Carra Saint- Cyr . Deux
cents hommes de troupes légères ennemies ayant afteint
son arrière - garde , il les fit charger et leur tua quelques
hommes . Le général Morand se posta sur la rive gauche ,
et le général Saint-Cyr se dirigea sur Brême .
>>>Le 24, le général Saint- Cyr fit partir deux colonnes mobiles
pour se porter sur les batteries de Carlsbourg et de
Blexen , que des contrebandiers aidés des paysans et de
quelques débarquemens anglais avaient enlevées. Ces colonnes
ont mis les insurgés en déroute et repris les batteries
. Les chefs ont été pris et fusillés . Les Anglais débarqués
n'étaient qu'une centaine ; on n'a pu leur faire que 40
prisonniers .
„ Le vice-roi avait réuni toute son armée , forte de
100,000 hommes et de 300 pièces de canon , autour de
Magdebourg , manoeuvrant sur les deux rives .
५
Le général de brigade Montbrun , qui avec une brigade
de cavalerie occupait Steindal , ayant appris que l'ennemi
avait passé le Bas-Elbe dans des bateaux près de
Werben , s'y porta le 28 , chassa les troupes légères de
l'ennemi et entra dans Werben au galop . Le 4º de lanciers
exécuta une charge à fond dans laquelle il tua une
cinquantaine de cosaques et en prit 12. L'ennemi se hâta
de regagner la rive droite de l'Elbe . Trois gros bateaux
furent coulés bas et quelques barques chavirèrent ; elles
pouvaient être chargées de 60 chevaux et d'un pareil
nombre d'hommes . On a pu sauver 17 cavaliers , parmi
lesquels se sont trouvés deux officiers dont un aide-decampdu
généralDornberg , qui commandait cette colonne.
» Il paraît qu'un corps de troupes légères , d'un millier
de chevaux , de 2000 hommes d'infanterie et de six pièces
de canon , sontparvenus à se diriger du côté de Brunswick
pour exciter à la révolte le Hanovre et le royaume de
Westphalie. Le roi de Westphalie s'est mis à la poursuite
de ce corps , et d'autres colonnes envoyées par le vice-roi ,
arrivent sur ses derrières .
» Quinze cents hommes de troupes légères ennemies
ont passé l'Elbe le 27 près de Dresde , sur des batelets . Le
généralDurutte marche sur eux. Les Saxons avaient laissé
ce point dégarni , en se groupant autour de Torgau .
Leprince de la Moskova était arrivé le 26 avecson quartier-
général et son corps d'armée à Wurtzbourg ; son
avant- garde débouchait des montagnes de la Thuringe .
AVRIL 1813 . 83
» Le duc de Raguse a porté le 22 mars son quartiergénéral
à Hanau; ses divions s'y réunissaient.
" Au 30 mars , l'avant-garde du corps d'observation
d'Italie était arrivée à Augsbourg. Tout le corps traversait
leTyrol.
Le 27 , le général Vandamme arrivait de sa personne à
Brême . Les divisions Dumonceau et Dufour avaient déjà
dépassé Wesel.
» Indépendamment de l'armée du vice-roi , des armées
du Mein etdu corps du roi de Westphalie , il y aura dans
la première quinzaine d'avril près de 50,000 hommes dans
la 32 division militaire , afin de faire un exemple sévère
des insurrections qui ont troublé cette division. Le comte
de Bentinck , maire de Varel , a eu l'infamie de se mettre
à la tête des révoltés . Ses propriétés seront confisquées , et
il aura , par sa trahison , consommé à jamais la ruine de
sa famille .
» Pendant toutle mois de mars , il n'y a eu aucune affaire .
Dans toutes ces escarmouches , dont celle du 28 (à Werben)
est de beaucoup la plus considérable, l'armée française a
toujours eu le dessus . "
Dans la séance du jeudi , 1er avril , le Sénat , extraordi
nairement assemblé sous la présidence de S. A. S. Monseigneur
le prince archichancelier de l'Empire , a reçu les
plus importantes communications ; la première est celle
des lettres-patentes en date du 30 mars , qui déterminent
les droits et les attributions de l'Impératrice-Régente .
Voici le texte de cet acte :
NAPOLÉON , etc. , etc. , etc.
Atous ceux qui ces présentes verront , Salut :
१
Voulant donner à notre bien-aimée épouse l'Impératrice et Reine
Marie-Louise , des marques de la haute confiance que nous avons en
elle nous avons résolu de l'investir , comme nous l'investissons par
ces présentes , du droit d'assister aux conseils du cabinet , lorsqu'il
en sera convoqué pendant la durée de notre règne , pour l'examen
des affaires les plus importantes de l'État ; et attendu que nous sommes
dans l'intention d'aller incessamment nous mettre à la tête de
nos armées , pour délivrer le territoire de nos alliés , nous avons également
résolu de conférer , comme nous conférons par ces présentes ,
ànotre bien- aimée épouse l'impératrice et Reine, le titre de régente ,
pour en exercer les fonctions , en conformité de nos intentions et de
nos ordres , tels que nous les aurons fait transcrire sur le livre d'Etat ;
F2
84 MERCURE DE FRANCE ,
entendant qu'il soit donné connaissance aux princes grands-dignitaires
et à nos ministres , desdits ordres et instructions , et qu'en aucun cas
l'Impératrice ne puisse s'écarter de leur teneur , dans l'exercice des
fonctions de régente .
Voulons que l'Impératrice-régente préside , en notre nom , le
Sénat , le Conseil-d'Etat , le conseil des ministres et le conseil privé ,
notamment pour l'examen des recours en grâce , sur lesquels nous
l'autorisons à prononcer , après avoir entendu les membres dudit
conseil privé. Toutefois , notre intention n'est point que par suite de
la présidence conférée à l'Impératrice-régente , elle puisse autoriser ,
par sa signature , la présentation d'aucun sénatus -consulte , ou proclamer
aucune loi de l'Etat ; nous référant à cet égard au contenu
des ordres et instructions mentionnés ci-dessus.
Mandons , etc. , etc.
Le même jour , 30 mars , S. M. avait tenu à l'Elysée-
Napoléon un conseil de cabinet composé des grands dignitaires
, des ministres ayant département, et des ministres
d'Etat. Elle leur a fait connaître les lettres-patentes par
lesquelles elle admet l'Impératrice aux conseils du cabinet .
S. M. l'Impératrice est entrée au conseil accompagnée de
la reine Hortense , de la reine de Westphalie , de la dame
d'honneur et de ses dames . Elle a prêté le serment suivant :
« Je jure fidélité à l'Empereur :
» Je jure de me conformer aux actes des constitutions ,
et d'observer les dispositions faites ou à faire par l'Em-
>>pereur mon époux , dans l'exercice de l'autorité qu'il lui
> plairait de me confier pendant son absence.
S. M. a pris ensuite place au conseil. Tout ce qui était
étranger s'est retiré , et la séance est devenue secrète.
La seconde communication faite au Sénat est celle de la
correspondance diplomatique qui vient de démasquer un
infidèle allié , et qui a nécessité des mesures de prudence
que la prévoyance de l'Empereur a rapidement calculées ,
et que le Sénat a adoptées par le sénatus-consulte du 3 de
ce mois . Voici le rapport de S. Exc . M. le duc de Bassano ,
ministre des relations extérieures , à l'Empereur , rapport
dont la lecture a ouvert cette importante communication .
Sire , les journées de Jéna et de Friedland avaient mis toute l'étendue
de la monarchie prussienne à la disposition de V. M. De puissantes
considérations conseillaient de garder les fruits de la victoire
ou de placer sur le trône de Prusse unprince qui n'eût point d'intérêts
nosés à co de la France , qui ne pût avoir rien à réc
AVRIL 1813 . 85
et sur-tout qui ne se laissât pas conduire par cet esprit versatile qui
caractérise depuis cent ans la politique de la maison de Brandebourg.
Mais l'empereur de Russie offrait à Tilsitt de déclarer la guerre à
l'Angleterre , de concourir à fermer le continent à son commerce ,
afin de la contraindre à souhaiter la paix , si le roi de Prusse était
replacé au rang des souverains .
Cette perspective exerça sur V. M. une séduction à laquelle elle
ne sut point résister ; elle se livra à l'espoir de voir la tranquillité du
monde rétablie , et le commerce de la France jouir enfin de cette
splendeur que lui assurent la richesse de notre sol et l'industrie de
ses peuples . Elle sacrifia à de si grands intérêts les calculs d'une politique
soupçonneuse ; et à sa seconde entrevue avec l'empereur Alexandre
, elle consentit à recevoir le roi de Prusse , dont elle avait , par un
juste ressentiment , voulu éviter la présence .
C'était d'ailleurs une opinion générale , que le roi de Prusse avait
été entraîné , malgré lui , dans le parti de la guerre. V. M. se plut à
penser que l'expérience qu'il venait de faire , le mettrait pour toujours
engarde contre de dangereuses séductions et des illusions funestes ;
enfin , V. M. , pour qui la générosité est un besoin , se persuada
facilement que celle dont elle allait user , ne serait jamais mise en
oubli.
La monarchie prussienne fut relevée , et la maison de Brandebourg
continua de régner .
V. M. dut l'éloigner des frontières du Rhin , et lui ôter le protectorat
des côtes. Elle créa le royaume de Westphalie , et elle stipula
que Dantzick , Glogau , Custrin , Stettin resteraient dans ses mains
jusqu'à la paix avec l'Angleterre. Elle voulait que la remise de ces
places importantes pût être dans les négociations avec l'Angleterre un
objet de compensation pour nos possessions maritimes .
Le roi de Prusse n'eut point à discuter les dons qu'il recevait de la
générosité de V. M. , et dont l'importance s'élevait au-delà de ses
espérances . Les contributions de guerre frappées sur le territoire
prussien furent réservées comme des indemnités équitables et nécessaires
pour les frais de la guerre injuste que la Prusse avait suscitée.
Les armées de V. M. ne devaient évacuer le territoire cédé au roi
de Prusse qu'après le paiement entier des contributions . Cependant ,
Sire , par la convention conclue à Berlin le 5 novembre 1808 , à la
suitedes conférences d'Erfurt , V. M. consentit à faire remise à la
Prusse d'une partie de sa dette , et à retirer les troupes françaises de
son territoire , avant que les paiemens eussent été accomplis .
L'alliance de la France avec la Russie semblait devoir garantir la
fidélité de la Prusse. V. M. voulut y compter; mais la faiblesse ,
86 MERCURE DE FRANCE ,
l'indécision habituelle de ce cabinet pouvaient d'un moment à l'autre
tromper cette confiance . La conduite de la Prusse , pendant les premières
années qui suivirent la paix de Tilsitt , fut guidée par des sentimens
bien différens de ceux de la reconnaissance. Loin de remplir
ses engagemens , elle parut épier les occasions , et attendre des
chances qui lui permissent de s'y soustraire . On vit , en 1809 , des régimens
entiers , cédant à l'influence qu'exerçaient des sociétés secrètes
et séditieuses , se ranger sous les drapeaux des ennemis de V. M.;
scandale unique dans les fastes du gouvernement .
En 1811 , lorsqu'un changement visible dans les dispositions de la
Russie fit craindre que la guerre ne vint se rallumer dans le nord , la
Prusse comprit que son sort dépendait entièrement de sa prévoyance ;
que si elle laissait arriver les événemens , elle pourrait ne plus être
maîtresse de choisir un parti , et qu'il en fallait prendre un pendant
qu'elle était encore libre de faire un choix . Elle demanda à V. M.
la faveur d'être admise dans son alliance .
Cette question se présenta avec toute son importance . Il paraissait
de la prudence et d'une véritable politique , de profiter des griefs que
la Prusse avait donnés contre elle par l'incertitude constante de sa
conduite , et si la guerre avait lieu avec la Russie , de la lui déclarer
en même tems , afin de ne pas laisser une puissance douteuse derrière
soi . La Prusse n'épargna pas les sollicitations et les instances .
Les démarches qu'elle fit à Pétersbourg pour tácher d'influer , lorsqu'il
en était tems encore , sur les déterminations de la Russie , eurent
un tel caractère de franchise et furent si évidemment dirigées dans
le sens de l'intérêt de la France , que V. M.en fut frappée. Elle ne
balança plus : elle sauva encore une fois la Prusse en l'admettant
dans son alliance .
,
Lorsque V. M. se rendit à Dresde , le roi voulut venir la trouver ,
et là de vive voix il réitéra les assurances d'un attachement inviolable
au système qu'il avait embrassé.
Tant que V. M. fut maitresse des événemens , et elle le fut tant
qu'ils purent être maitrisés par le génie et le courage , la Prusse demeura
fidèle et le corps prussien fit son devoir ; mais lorsque l'armée.
française éprouva à son tour les chances de la fortune , le cabinet de
Berlin ne garda plus deménagemens . La défection du général d'Yorck
appela les ennemis dans les Etats du roi de Prusse , et obligea nos
armées à évacuer la Vistule et à se porter sur l'Oder .
La Prusse, pour dissimuler ses intentions , offrit de fournir un
nouveau contingent. Elle avaiten Silésie et en-deçà de l'Oder un
pombre de troupes toutes formées , et de la cavalerie qu'il eût été si
AVRIL 1813 . 87
utile alors de pouvoir opposer aux incursions des troupes légères de
l'ennemi ; mais elle était résolue à ne pas tenir sa promesse .
Le roi quitta inopinément Potsdam ; il abandonna une résidence
dans laquelle il était couvert par l'Oder , pour se rendre dans une
ville ouverte et aller au- devant de l'ennemi .
Apeine était-il arrivé à Breslau , que le général Bulow , qui commandait
quelques milliers d'hommes sur le Bas- Oder , imitant la
trahison du général d'Yorck , ouvrit ses cantonnemens aux troupes
légères russes , et leur facilita le passage de l'Oder. Ce fut sous la
conduite des nouveaux enrôlés prussiens que ces troupes vinrent
livrer de petits combats aux portes de Berlin .
Le cabinet de Prusse avait jeté le masque . Le roi , par trois ordonnances
successives , appela aux armes d'abord les jeunes gens de
famille assez riches pour s'équiper et se monter eux -mêmes , ensuite
toute la jeunesse de 17 à 24 ans , et enfin les hommes au- dessus de
cet âge . C'était un appel fait à des passions que la Prusse avait senti
le besoinde réprimer , lorsqu'elle désirait l'alliance , et tant qu'elle y
fut fidèle. Le chancelier d'Etat manda auprès de lui les coryphées de
ces sectateurs , qui , dans leur fanatisme séditieux , prêchent le bouleversement
de l'ordre social , et la destruction du trône . Des officiers
prussiens furent envoyés avec éclat au quartier-général russe ;
des agens russes se succédèrent à Breslau. Enfin , lerer mars , le gouvernement
prussien consomma , par un traité avec la Russie , ce que
le général d'Yorck avait commencé.
C'est le 17 mars , à Breslau , et le 27 , à Paris , que les ministres du
roi de Prusse ont annoncé officiellement que leur maître fait cause
commune avec l'ennemi .
Ainsi la Prusse a déclaré la guerre à V. M. pour prix du traité de
Tilsitt , qui avait remis le roi sur le trône , et du traité de Paris , qui
l'avait admis à l'alliance .
Après ce rapport , le ministre a lules nombreuses pièces
de la correspondance. Nous en indiquerons la substance.
N° 1. Lettre de M. le comte de Saint- Marsan au ministre : elle est
en date du 24 mars 1811. L'ambassadeur fait connaître que tout lu
annonce de la part de la Prusse l'intention de s'allier à la France .
Nº 2. Une seconde dépêche annonce que la cour de Prusse attend
avec impatience le résultat de ses ouvertures auprès de celle de
France.
No 3. L'ambassadeur fait connaître que la Prusse désire rendre son
alliance commune au grand-duché de Varsovie , et à la Confédé
ration du Rhin.
88 MERCURE DE FRANCE ,
Nº 4. Le roi de Prusse , dans une lettre à son ministre , datée du
14 mai 1812 , se déclare intimement lié à la France , et se flatte
d'avoir fait ses preuves à cet égard. Il a conseillé et il conseille à
l'empereur Alexandre une accession plus entière au système continental.
Il demande que son alliance avec la France soit rendue commune
à la Confédération du Rhin , mais il demande la remise à ses
troupes de la forteresse de Glogau , la faculté d'augmenter son armée
en proportion des besoins que fait naitre l'alliance elle-même , et la
déclaration de la neutralité d'une partie de la Silésie pour s'y retirer
avec sa famille pendant la guerre .
Nº 5. M. d'Hardenberg , ministre du roi de Prusse , expose à M. de
Krusemark , ambassadeur à Paris , l'état de crise dans lequel se trouve
le pays ( août 1811 ) , les sacrifices faits pour la France , les contributions
payées , l'entretien des garnisons françaises , les dépenses
pour le passage des troupes . Il émet des inquiétudes sur la formation
de l'armée varsovieane , sur l'approche des Saxons , se plaint de ce
que dans l'armée française la destruction de la Prusse est hautement
annoncée comme prochaine. Le roi ne peut rester dans cette position ;
il arme , mais il arue pour la France , demandant de nouveau avec
l'alliance la fixation des droits respectifs et des conventions mutuelles .
No 6,7 et 8. Dépêches du ministre de France dans lesquelles il
déclare que l'alliance demandée par la Prusse ne lui parait pas une
mesure de circonstance , que M. de Hardenberg, la juge comme la
base de la politique de la Prusse , que la nation applaudit au projet
du cabinet. Il ne garantit pas cependant qu'en cas de revers loрро-
sition ne fit rapidement des prosélytes .
N° 9. Traité d'alliance offensive et défensive déjà connu ( 24 février
1812) .
No 10. Convention spéciale qui fixe le contingent prussien à 20
mille hommes , non compris les garnisons , détermine les secours ma
tériels que la Prusse sera dans le cas de fournir si la guerre a lieu
et règle les indemnités auxquelles elle aura droit .
1
Nº II . Seconde convention spéciale, particulièrement relative aux
vivres, approvisionnemens et charrois nécessaires à l'armée française .
-Nos 12, 13 , 14 et 15. Correspondance déjà connue entre le général
d'Yorck et le duc de Tarente ; convention du général d'Yorck avec
les Russes. Déclaration du général d'Yorck révoquant en doute que
son souverain ait pu donner l'ordre de l'arrêter ( 27 janvier 1813 ) .
Nº 16. Proclamation du général d'Yorck , datée de Kænisberg .
12 février , portant que les représentans de la nation ont ordonné la
formation d'un corps de cavalerie pour le service du roi et l'indépen
dance de la patrie.
AVRIL 1813 . 89
No 17. Premières mesures prises par le roi de Prusse contre le
général d'Yorck , sur l'avis de M. de Hardenberg. Ces mesures
sont connues , la communication en a été portée à Paris parM.
d'Hasfeldt.
Nº 18. Publication par ordre du gouvernement prussien à l'occasion
de la désertion du général d'Yorck et de Mossenback . Ordre
aux troupes de ne reconnaître que le général Kleist comme général
enchef.
N° 19. Lettre du roi de Prusse au roi de Naples , par laquelle il
annoncé la défection du général d'Yorck , et déclare qu'il n'approuve
point la convention .
Nos 20 et 21. L'ambassadeur annoncele départ de M. de Hasfeldt ,
et que la Prusse assure qu'elle va faire tous ses efforts pour reporter
son contingent au complet ; que M. Hasfeldt a eu une longue audience
du roi ; que la lettre dont il est chargé est claire , précise ,
touchant l'attachement du roi à la France , que les instructions de
M. Hardenberg sont dans le même sens ( 7 et 11 janvier 1813 ).
Nº ar . Rapport d'un officier d'état- major du prince de Neufchâtel,
déclarant que le 10 février , à Nestettin , il a vu les Prussiens , sous
les ordres du général Bulow , dans la meilleure intelligence avec les
Cosaques , que les communications entre les deux quartiers généraux
étaient très - fréquentes .
Nos 22 , 23 et 24. Edits sur les levées extraordinaires en Prusse
3 février , 9 février , 10 février ; ces édits signés de M. de Hardenberg.
,
N° 23. Ordre du jour du roi , donné le II mars 1813 , et qui
acquitte le général d'Yorck et lui donne le commandement supérieur
des forces prussiennes , même de celles sous les ordres du général .
Bulow.
Nos 24 et 25. Notes du gouvernement prussien. La première est
de M. de Hardenberg à M. de Saint- Marsan ( 16 mars 1813 ). Ce ne
sont plus les mêmes assurances d'attachement et de fidélité , ce n'est
plus une demande d'alliance et d'indemnité de territoire. La note ne
contient qu'un long développement de griefs sur les sacrifices de la
Prusse, sur les sommes qu'elle a payées , les fournitures qu'elle a
faites , le défaut d'appurement des comptes de la part de l'intendance
française , sur l'ordre à la division Bulow de passer sous les ordres
du duc de Bellune , sur la défense de recruter dans les Etats prussiens
, faite par le prince vice-roi. Le ministre prussien termine par
déclarer que , dans cette position , son maître s'est jeté dans les bras
de l'Empereur Alexandre , qu'il s'est lié à lui par un traité d'alliance
90 MERCURE DE FRANCE ,
1 étroite , et qu'il espère que cette démarche sera appréciée par la
France et l'Europe entière .
Le seconde est une note de M. de Krusemarck à M. de Bassano ;
elle offre le développement de celle de M. de Hardenberg à M. de
Saint-Marsan : M. de Krusemarck confirme le parti pris par le roi de
Prusse et demande son passeport , celui de M. de Hasfeldt et des
personnes de la légation .
,
Le ministre des relations extérieures de France répond ,
dans des notes marginales fort étendues , aux griefs articulés
dans les lettres de M. de Krusemarck . Il y oppose
sans cesse la Prusse à elle-même , et des faits à des allégations
. Ces notes ne peuvent ici trouver place ; mais leur
sens est renfermé dans la réponse officielle du ministre,
duc de Bassano à M. de Krusemarck , document du plus
haut intérêt , qui renferme , en peu de mots , l'histoire de
laPrusse depuis 1792 , et la montre fidèle à ce seul principe
politique , qui consiste à se ranger constamment du
partiqu'on croit le plus fort .
Paris , 1er avril 1813 .
Monsieur le baron , j'ai mis sous les yeux de S. M. I. et R. la note
que vous m'avez fait l'honneur de m'adresser le 27 mars .
Ce qu'elle contient de plus digne d'une sérieuse considération se
réduit à ceci :
La Prusse a sollicité et conclu une alliance avec la France en 1812 ,
parce que les armées françaises étaient plus rapprochées des Etats
prussiens que les armées russes .
La Prusse déclare en 1813 qu'elle viole ses traités ,parce que les
armées russes sont plus rapprochées de ses Etats que les armées françaises
.
La postérité jugera si une pareille conduite est loyale , digne d'un
grand prince et conforme à l'équité et à la saine politique .
Toutefois elle rendra justice à la persévérance de votre cabinet
dans ses principes .
En 1792 la France agitée au-dedans par une révolution , attaquée
au-dehors par un ennemi redoutable , semblait prête à succomber ;
la Prusse lui fit la guerre.
Trois ans après , et au moment où la France triomphait des coalisés
, la Prusse abandonna ses alliés , elle passa du côté de la Convention
avec la fortune , et le roi de Prusse fut le premier des souverains
armés contre la France qui reconnut la république .
Quatre années à peine écoulées ( en 1799 ) la France éprouva les
vicissitudes de la guerre . Des batailles avaient été perdues en Suisse
AVRIL 1813.
91
et en Italie ; le duc d'Yorck avait débarqué en Hollande et la république
était menacée au nord et au midi. La fortune avait changé , la
Prusse changea comme elle.
Mais les Anglais furent chassés de la Hollande , les Russes furent
battus à Zurich ; la victoire revint sous nos drapeaux en Italie , et la
Prusse redevint amie de la France.
En 1805 , l'Autriche arma. Elle porta ses armées sur le Danube
elle envahit la Bavière , tandis que les troupes russes passaient le
Niémenet s'avançaient sur la Vistule. La réunion de trois grandes
puissances et leurs immenses préparatifs ne semblaient présager à la
France que des défaites . La Prusse ne put hésiter ; elle signa le traité
de Berlin , et les mânes de Frédéric II furent pris à témoin de la haine
éternelle qu'elle vouait à la France .
Lorsque son ministre , envoyé auprès de S. M. pour dicter la loi ,
arriva en Moravie , les Russes venaient de perdre la bataille d'Austerlitz
; ils devaient à la générosité des Français de pouvoir retourner
dans leur patrie . La Prusse déchira aussitôt le traité de Berlin , conclu
six semaines auparavant , abjura le célèbre serment de Postdam
trahit la Russie , comme elle avait trahi la France , et prit avec nous
de nouveaux engagemens .
,
Mais de ces éternelles fluctuations de la politique , naquit dans
l'opinion publique en Prusse une véritable anarchie ; l'exaltation
s'empara des esprits que le gouvernement prussien ne fut pas le
maître de diriger. Ils l'entraînèrent , et en 1806 il déclara la guerre
à la France , dans le moment où il avait le plus d'intérêt à se maintenir
en bonne intelligence avec elle . La Prusse entièrement conquise
, se vit , contre toute espérance , admise àsigner à Tilsitt une
paix où elle recevait tout et ne donnait rien.
En 1809 , la guerre d'Autriche éclata ; la Prusse allait encore
changer de système; mais les premiers événemens militaires ne laissant
aucun doute sur les résultats définitifs de la campagne , la Prusse
prit conseil de la prudence , et n'osa pas se déclarer .
En 1811 , les préparatifs de la Russie menaçant l'Europe d'une
nouvelle guerre , la position géographique de la Prusse ne lui permettait
pas de rester spectatrice indifférente des événemens qui se
préparaient; vous fûtes chargé , M. le baron , dès le mois de mars de
la même année , de solliciter l'alliance de la France , et il est inutile
que je retrace à votre mémoire ce qui se passa à cette époque . Il est
inutile que je vous rappelle et vos instances réitérées , et vos vives
sollicitudes .
S. M. se souvenant du passé , hésita d'abord sur le parti qu'elle
2 MERCURE DE FRANCE ,
avait à prendre ; mais elle pensa que le roi de Prusse , éclairé par
l'expérience , était enfin désabusé de la politique versatile de votre
cabinet. Elle lui savait gré des démarches qu'il avait faites à Pétersbourg
pour prévenir la rupture . Il répugnait d'ailleurs à sa justice et à
son coeur , de déclarer la guerre par des considérations de convenance
politique . Elle se livra à ses sentimens personnels pour votre souveverain
, et elle consentit à s'allier avec lui .
Tant que les chances de la guerre nous furent favorables , votre cour
se montra fidèle ; mais à peine les rigueurs prématurées de l'hiver
curent ramené nos armées sur le Niémen , que la défection du général
d'Yorck réveilla des défiances trop légitimes. La conduite
équivoque de votre cour dans une circonstance si grave , le départ
duroi pour Breslau , la trahison du général Bulow , qui ouvrit à
l'ennemi les passages du Bas- Oder , les ordonnances publiées pour
exciter aux armes une jeunesse turbulente et factieuse , la réunion à
Breslau des hommes signalés comme les chefs des perturbateurs et
comme les principaux instigateurs de la guerre de 1806 , les communications
journalières établies entre votre cour et le quartier-général
de l'ennemi , ne perinettaient plus dès long-tems de douter des résolutions
de votre cabinet , lorsque j'ai reçu , M. le baron , votre note du
27 mars. Elle n'a donc causé aucune surprise.
La Prusse veut , dit-elle , recouvrer les héritages de ses ancêtres ;
mais nous pourrions lui demandersi , lorsqu'elle parle des pertes que
sa fausse politique lui a faitéprouver , elle n'a point aussi des acquisitions
à mettre dans la balance ; si , parmi ces acquisitions , il n'en
est pas qu'elle doive à sa politique infidèle. C'est ainsi qu'elle a dû
la Silésie à l'abandon d'une armée française dans les murs de Prague ,
et toutes ses acquisitions en Allemagne à la violation des lois et des
intérêts du corps germanique .
La Prusse parle de son désir de parvenir à une paix établie sur des
bases solides. Mais comment compter sur une paix solide avec une
puissance qui se croit justifiée lorsqu'elle rompt ses engagemens selon
les caprices de la fortune ?
S. M. préfère un ennemi déclaré à un ami toujours prêt à l'abandonner.
Je ne porterai pas ces observations plus loin . Je me bornerai à
demander ce qu'eût fait un homme d'Etat éclairé et ami de son pays ,
qui , se plaçant par la pensée au timon des affaires de la Prusse
depuis le jour où la révolution française éclata , aurait voulu se conduire
d'après les principes d'une politique saine et morale.
,
Aurait-il engagé la Prusse en 1792 dans une guerre dont elle pouvait
laisser les chances à des Etats plus puissans qu'elle ? S'il l'eût
AVRIL 1813 . 93
fait , aurait-il conseillé de poser les armes avant que la révolution
fût finie ?
Si cependant il avait été conduit à reconnaître la République ,
n'aurait-il pas persisté dans son système ? n'aurait-il pas cherché à en
recueillir les avantages , à profiter des sentimens qu'aurait inspirés à
laFrance un prince bravant pour elle les préjugés de son tems ? il
aurait établi l'influence de la Prusse , sur le nord , par des alliances ;
lamonarchie de Frédéric se serait affermie , et la Prusse aurait fondé
son bonheur intérieur et sa considération au-dehors sur une étroite
union avec la France .
Il ne se serait pas laissé éblouir en 1799 par les succès passagers de
nos ennemis .
Il aurait repoussé , en 1805 , et par politique et par dignité , l'alliance
à laquelle l'Angleterre , la Russie et l'Autriche unie avaient pris
l'engagement réciproque de contraindre la Prusse .
Si , cependant , entrainé par des circonstances imprévues , il avait
prêté un serment sur la tombe de Frédéric , il ne l'aurait pas violé
après la bataille d'Austerlitz; il aurait tiré d'une fausse détermination
le seul parti honorable , en restant fidèle à des alliés maltraités par la
fortune.
En 1812 , s'il avait cru pouvoir oublier qu'à Tilsitt la Russie avait
fait en faveur de la Prusse tout ce que permettaient les circonstances ,
et s'il avait signé l'alliance avec la France , il y aurait été fidèle. II
aurait trouvé , dans des événemens inattendus , l'occasion de faire
jouer un beau rôle à la Prusse , malgré sa faiblesse , et de manifester
des sentimens non douteux , et dont il aurait pu, dans les tems, invoquer
l'honorable souvenir. Cette résolution loyale eût concilié à la
Prusse l'estime même de ses ennemis . Elle aurait servi , non leur
haine , mais leurs véritables intérêts ; car le général d'Yorck n'aurait
pas trahi , et les Russes n'auraient pas passé le Niémen ; le général
Bulow n'aurait pas trahi , et les Russes n'auraient pas passé l'Oder ,
etne se seraient point exposés à la catastrophe qui les menace ; enfin
la France , sentant le besoin d'un intermédiaire entre elle et la Russie,
l'aurait trouvé dans la Prusse fidelle , et aurait consenti à agrandir ,
pour l'intérêt de son système , pour la paix et le repos du monde qui
en est l'unique but , une puissance dontla sincérité aurait été mise à
l'épreuve.
Aujourd'hui , M. le baron , que reste- t- il à la Prusse ? Elle n'a rien
fait pour l'Europe; elle n'a rien fait pour son ancien allié; elle ne fera
rien pour la paix. Une puissance dont les traités ne sont que conditionnels
, ne saurait être un intermédiaire utile ; elle ne garantit rien;
elle n'est qu'un sujet de discussion; elle n'est point une barrière .
04 MERCURE DE FRANCE ,
1
(
Le doigt de la Providence est empreint dans les événemens de cet
hiver; elle les a produits pour démasquer les faux amis et signaler les
amis fidèles , et elle a donné à S. M. assez de puissance pour assurer
le triomphe des uns et le chatiment des autres .
Enterminant mes rapports avec vous , M. le baron , je me félicite
d'avoir à vous faire connaitre la satisfaction de S. M. pour votre conduite
pendant le tems où vous avez résidé près d'elle . Elle vous plaint,
et comme militaire , et comme homme d'honneur , de vous être trouvé
obligé de signer une pareille déclaration.
J'ai l'honneur de vous envoyer les passeports que vous m'avez
denmandés .
Agréez , je vous prie ,M. le baron , l'assurance de ma haute considération.
Signé, le duc DE BASSANO .
Après la communication de ces pièces , MM. les orateurs
du gouvernement, comtes Defermon et Boullay , ont exposé
les motifs de deux projets de sénatus -consulte .
Le premier met à la disposition du ministre de la guerre
180 mille hommes , savoir, 1º dix mille hommes de gardes
d'honneur à cheval; 2º quatre-vingt mille hommes appelés
sur le premier ban de la garde nationale , parmi les conscrits
de 1807 , 1808 , 1809 , 1810, 1811 et 1812 ; 3° quatrevingt-
dix mille hommes de la conscription de 1814 , qui
étaient destinés à la défense des frontières de l'ouest et du
midi , et qui déjà levés occupent cette destination.
Le second sénatus-consulte tend à mettre hors la constitution
les départemens composant la 32 division militaire .
Dans sa séance du 3 avril , sur le rapport des sénateurs
comtes Latour-Maubourg et Lapparent , les deux sénatusconsultes
ont été adoptés . Une députation du Sénat a porté
aux pieds du trône une adresse portant l'expression nouvelle
de sa fidélité et de son amour, et des voeux que forme
le Sénat pour que les armes victorieuses de l'Empereur
vengent bientôt la foi violée et la sainteté des traités méconnus
.
Une autre députation de trente sénateurs est venue , par
l'organe de M. le comte de Lacépède , président du Sénat,
présenter ses hommages à S. M. l'Impératrice et Reine .
L'Impératrice a répondu en ces termes :
«Messieurs , l'Empereur, mon auguste etbien-aimé époux,
sait ce que mon coeur renferme d'amour et d'affection pour
la France . Les preuves de dévouement que la nation nous
donne tous les jours accroissent la bonne opinion que
j'avais du caractère et de la grandeur de notre nation,
L
AVRIL 1813 . 95
» Mon ame est bien oppressée de voir encore s'éloigner
cette heureuse paix qui peut seule me rendre contente.
L'Empereur est vivement affligé des nombreux sacrifices
qu'il est obligé de demander à ses peuples ; mais puisque
l'ennemi , au lieu de pacifier le monde, veut nous imposer
des conditions honteuses , et prêche partout la guerre civile ,
la trahison et la désobéissance , il faut bien que l'Empereur
en appelle à ses armes toujours victorieuses , pour confondre
ses ennemis et sauver l'Europe civilisée et ses souverains
de l'anarchie dont on les menace .
Je suis vivement touchée des sentimens que vous
m'exprimez au nom du Sénat . »
Unmessage de l'Empereur au Sénat vient de lui annoncer
que S. M. a nommé sénateurs le cardinal de Bayanne ,
M. Bourlier , évêque d'Evreux , le général le Grand , le
général . Chasseloup , le comte Gassendi , M. de Saint-
Marsan , le comte Barbé- Marbois , le comte de Croix , l'un
des chambellans de S. M. , le duc de Cadore , le duc de
Frioul , le comte de Montesquiou , le duc de Vicence , le
comte de Ségur. Les motifs énoncés à chacune de ces nominations
sont conçus dans les termes les plus honorables
pour les personnages qu'elles concernent , et les corps ou
fonctions auxquels ils appartiennent.
LL.EE. les cardinaux Doria et Ruffo ont reçu l'aigle-d'or
de la Légion -d'Honneur ; M. le baron Costaz , intendant
général des bâtimens de la couronne , et M. le baron Henrion
de Pensay , président à la cour de cassation , sont
nommés conseillers d'Etat.
S. M. a daigné accorder le grand cordon de l'ordre de
la Réunion , à MM. les comtes de Sussi , ministre du commerce
, Ræderer , Regnault de Saint-Jean-d'Angely , Defermon
, Boullay, Muraire , Caffarelli , Gassendi , Otto ,
la Forêt, le prince Aldobrandini , les comtes Hullin , Belliard
, Ornano , Latour - Maubourg , Gazan , Compans ,
Molitor, Bonnet , Pernetti , Dulauloy , Souham , généraux
de division ; le comte de Caen , commandant l'armée de
Catalogne ; le comte de Reille , commandant l'armée de
Portugal; les généraux Rapp et de Lobau , aides-de-camp
de S. M.; le duc de Padoue, les généraux Maurice-Mathieu,
Harispe , Clausel , Gérard , Chasseloup et Morand; M. le
cardinal Maury , M. de Barral , archevêque de Tours ,
M. Duvoisin , évêque de Nantes ; les sénateurs comtes de
Peluse, Saint-Vallier, Garnier, la Place, Chaptal , Clément
de Ris, Berthollet, Lagrange, Sieyes,Abrial,Roger-Ducos ,
1 MERCURE 96 DE FRANCE , AVRIL 1813.
le comte de Nicolaï , chambellan , le duc de Plaisance , et
le comte Lemarrois , aide -de-camp de S. M.; les viceamiraux
Missiessi et Emériau .
Par décret , les vice-amiraux Emériau et Werhuel sont
nommés grands officiers de l'Empire , inspecteurs généraux
des côtes , l'un de celles de la Ligurie , l'autre de celles de
la mer du Nord .
Par deux autres décrets , S. A. S. Monseigneur le prince
archichancelier de l'Empire , est nommé grand dignitaire
de l'ordre de la Couronne de Fer ; et le ministre du trésor
impérial , comte Mollino , a reçu le grand cordon de la
Légion -d'Honneur .
M. de Scharzenberg , ambassadeur d'Autriche , est arrivé
à Paris . M. de Narbonne a présenté ses lettres de créance
àVienne .
LL . MM. ont établi leur résidence à Saint-Cloud .
S....
ANNONCES .
Correspondance Littéraire , Philosophique et Critique , adressée à
un souverain d'Allemagne , pendant les années 1782 à 1790 inclusivement
, et pendant une partie des années 1775-1776 ; par le baron
de Grimm et par Diderot. Cinq très-forts vol. in-8º de 3070 pages ,
et qui terminent cette Correspondance. Prix , 36 fr. , et 45 fr . franc
de port . Chez F. Buisson , libraire , rue Gilles - Coeur , n. 10 .
Le MERCURE DE FRANCE paraît le Samedi de chaque semaine
par cahier de trois feuilles. Le prix de la souscription est de 48francs
pour l'année , de 25francs pour six mois , et de 13francs pour un
trimestre.
Le MERCURE ÉTRANGER paraît à la fin de chaque mois , par
cahier de quatre feuilles. Le prix de la souscription est de 20francs
pour l'année , et de II francs pour six mois. ( Les abonnés au
Mercure de France , ne paient que 18 fr. pour l'année , et 10 fr . pour
six mois de souscription au Mercure Etranger. )
On souscrit tant pour le Mercure de France que pour le Mercure
Étranger, au Bureau du Mercure , rue Hautefeuille , nº 23 ; et chez
les principaux libraires de Paris , des départemens et de l'étranger ,
ainsi que chez tous les directeurs des postes .
Les Ouvrages que l'on voudra faire annoncer dans l'un ou l'autre
de ces Journaux, et les Articles dont on désirera l'insertion , devront
être adressés ,francs de port , à M. le Directeur-Général du Mercure ,
àParis.
SEINE
cen
MERCURE
DE FRANCE .
N° DCXIII.
-
Samedi 17 Avril 1813 .
POÉSIE .
ÉPITRE AM. F. B. ,
Qui a leprojet de donner au public son Voyage en Grèce.
QUEL mortel , ami des beaux-arts ,
N'a pas cent fois désiré dans sa vie ,
De parcourir ces lieux où le génie
Respire encore, attache les regards
Surdes débris amoncelés , épars ,
Echapés à la barbarie
Des destructeurs du trône des Césars ?
Mes amis , rendez-moi les jours de ma jeunesse ,
Etje cingle soudain vers ces bords malheureux ,
Où d'un peuple héroïque , où de l'antique Grèce ,
Gissent déshonorés les membres précieux .
En passant je dirai , là fut Lacédémone ,
Olympie et Mycène , et plus loin fut Argos.
Rangeons la côte , et saluons les eaux
Où le berceau du fils de l'errante Latone
Fixa la flottante Délos.
98 MERCURE
DE FRANCE ,
Quel est dans le lointain ce rocher qui rayonne
Des derniers feux du jour ? C'est l'ile de Naxos.
Là,malgré le secours de l'amant d'Erigone ,
Voyez la fillede Minos ,
Suivant encor de l'oeil l'ingrat qui l'abandonne ,
Expirer , le regard attaché sur les flots.
La nuit , cette amante abusée ,
Ombre errante et plaintive , apparait sur ces bords ,
Frappe l'écho des mers du doux nom de Thésée ,
Et rentre avec lanuit dans l'empire des morts.
Dans ce golfe où le flot s'amoncèle et bouillonne
Sous l'humide réseau des vapeurs du matin
Je vois paraître Sicyone ,
Sicyone où l'Amour , guidant la faible main
D'une amante adorée , inquiète et fidèle ,
Donna naissance à l'art divin
Des Phidias et des Apelle.
,
Et vous Thèbes , salut , salut , murs consacrés
Par le vainqueur de Leuctre , et les vers qu'à Pindare
Les Muses même ont inspirés .
Salut Corinthe , Amyclée et Mégare ,
Etvous îles que teint de ses flots azurés
La mer qui vit tomber Icare.
Mais n'allons pas plus loin ; matelots , arrêtez ,
Bornons ici notre course égarée .
Pliez la voile , et touchons au Pirée.
O toi ! reine de ces cités ,
Dont se parait jadis cette riche contrée ,
Que foulent aujourd'hui des brigands détestés ,
Athènes ! dont le nom rappelle à la mémoire
Tant de talens , d'esprit , de vertus et de gloire ;
Laisse-moi dans tes murs errer sur ces débris ,
Ces restes mutilés de ta magnificence.
Voilàdonc cette place où d'une foule immense
Démosthène à son gré maîtrisait les esprits!
Là s'étendait le Céramique ,
Sur les bords toujours verts du tranquille Ilissus .
Là les jardins d'Academus ;
Plus loin ceux d'Epicure , et l'austère portique
Décoré de la main des Zeuxis , des Myron.
AVRIL 1813. 99
Ici s'élevait le Pécile ,
Et le soir on courait au théâtre d'Eschyle ,
De Ménandre et de Polémon.
DEPT
DE
LA
Allons voir le Gymnase et mesurer le Stade ;
Le temple de Thésée était près de ces lieux.
Mais quelle riche colonnade
Elève dans les airs sont front majestueux ?
Il semble que le tems à regret leravage.,
Aux sublimes beautés dont s'étonnent tes yeux ,
Reconnais de Minerve et le temple et l'ouvrage.
Mais du temple de l'Amitié ,
Pourquoi faut-il envain que je cherche la trace ?
Ne trouverai-je pas la place
Où fut l'autel de la douce Pitié ?
Aimables sentimens , trésor que lanature
Plaça dans le fond de nos coeurs ,
Vous n'avez plus de culte et plus d'adorateurs .
Enproie aux passions , au vice , à l'imposture ,
L'homme n'a plus que des fureurs.
O vérité funeste ! o Francel ô jours de crimesti T
Jours de misère et de tous les fléaux !
(
Où rien ne surpassait la rage des bourreaux
Quelaconstance des victimes .
Mais périsse à jamais le souvenir cruel
De ce tems malheureux , la honte de notre âge !
Un beau jour succède à l'orage .
Laissés nuds et meurtris sur le sein maternel ,
Denos bras défaillans embrassons le rivage ,
Et rentrant sous les lois de l'amour paternel ,
Songeons à réparer les pertes du naufrage.
Et vous , grands et pompeux débris ,
Le tombeau de ce peuple effacé de la terre ,
Mais dont la gloire encore étonne les esprits;
Et vous , ses déplorables fils ,
Courbés sous le tranchant du fatal cimeterre ,
Enfans déshérités , étrangers et bannis,
Dans les champs fortunés cultivés par nos pères ,
Après avoir pleuré sur vos misères
Je vous fais mesadieux , et revole à Paris .
Γ
G2
1
SEINE
500.00
100 MERCURE DE FRANCE ,
Ainsi quand labise effroyable
Ebranlait mes cloisons , sifflait dans mes volets ,
Au coindu feu , les pieds sur les chenets ,
Mon Anacharsis sur la table ,
Mon cher B** je vous suivais
Dans ce pays charmant , dans cette Grèce aimable ;
Et laissant à son gré s'égarer mon esprit ,
Je faisais avec vous le voyage agréable ,
Dont vous nous devez le récit..
Oui , c'est à vous à les décrire ,
Ces lieux qu'avec transport vous avez visités ,
Vous en avez senti les touchantes beautés .
Qu'en écrivant, leur charme vous inspire ,
Et vos lecteurs , de plaisir transportés ,
Vous diront avec moi : c'est les voir que vous lire .
A ÉLÉONORE ,
En lui présentant le manuscrit de mes Souvenirs .
Tor qui sais enbonheur changer tous mes instans ;
Toi dont les soins toujours constans.
Ontdu plus tendre amour perpétué l'ivresse ,
Reçois ce fruit de mes loisirs :
Oui , c'est à toi que ton époux adresse
Ces cahiers , confidens de ses vieux souvenirs.
Aux premiers jours du printems de mon âge,
Dans ses essais ma plume trop volage ,
Errait , capricieuse ainsi que les Zéphyrs :
Le Tems , l'Amour , l'Hymen , ont su la rendre sage ,
Etme donner tous trois d'aimables souvenirs .
Sur les âpres rochers , d'où nouvelle Aréthuse
S'échappe en gémissant la nymphe de Vaucluse ,
Pétrarque dans ses chants a transmis ses soupirs.
Ah! s'il m'avait prêté sa voix douce et sonore ! ....
Quelle beauté peut mieux qu'Eléonore
Mériter d'heureux soupenirs ?.
Je marie enmes jeux, dans ce petit ouvrage ,
L'anecdote naïve aux traits du persiflage ,
AVRIL 1813 . ΙΟΙ
Les plus tendres aveux aux plus constans désirs :
Protége d'un souris ce léger badinage ,
La gloire d'un pareil suffrage
Doit suffire à mes souvenirs.".
Epoux-amant , j'exprime avec ivresse
Mes transports , mes goûts , mes plaisirs;
Etsans prétendre excuser ma faiblesse ,
Contre les vains censeurs de mes jeunes loisirs ,'
Jeme prépare aux jours de ma vieillesse
La ressource des souvenirs .
AUG. DE LABOUISSE .
LE MODÈLE A SUIVRE.
CHANSON.
Air : Un homme pourfaire un tableau.
TRISTES amans , fades auteurs ,
Vous dont les rimes éternelles ,
Confidentes de vos langueurs .
Sont l'effroi de toutes nos belles ,
Par bon ton , loin de soupirer
Adoptez un plus doux système ;
Aux autres peut-on inspirer
Ceque l'on ne sent pas soi-même ?
Vous osez parler de l'Amour ,
Et vous méprisez son empire ;
Comment peindrez-vous tour-à-tour
Ses feux , ses tourmens , son délire ?
Jadis Ovide les chantait
Et les peignait en traits de flamme ;
Maissaplume se ressentait
Des feux qui dévoraient son ame.
Voyez le poëte amoureux ,
Assis aux pieds de sa maîtresse ,
Il semble puiser dans ses yeux
De ses vers la brûlante ivresse.
102 MERCURE DE FRANCE ,
Pouvait- il ne pas s'enflammer
Près d'une Muse aussi jolie ?
Ovide chantait l'Art d'aimer ,
Mais il l'apprenait de Julie.
CHARLES MALO.
ÉNIGME.
EXEMPTE de sollicitude ,
Presque toujours vêtue en noir ,
J'habite un ténébreux manoir ,
Et j'y vis en repos , en pleine solitude.
Pour ne pas m'exposer aux dangers de ce monde ,
Jeme montre fort peu sur la terre ou sur l'onde ;
Je me montre encor moins au séjour des oiseaux
De la terre pourtant je suis un des fléaux ;
Je la parcours et la ravage ,
Et tout cela sans le moindre tapage.
Assassins de profession ,
:
On voit des gens roder de canton en canton ,
Qui conspirant contre ma vie ,
Osentmettre ma tête à prix.
Ils croient me tenir ; mais zeste je m'en fuis ,
Et leur vaine espérance est de regrets suivie .
Je confesse pourtant qu'il se peut faire aussi
Que leur constant effort soit du succès suivi ;
Ma grace alors serait vainement implorée ;
L'arrêt est sans appel et ma perte est jurée .
.........
LOGOGRIPHE
SUBSTANTIF , adjectif , masculin ou femelle
Deux consonnes avec une simple voyelle
Tedisent mon secret ; fais-en un juste emploi .
Je couronne souvent le plus mauvais ouvrage ,
Le plus savant auteur , soumis à mon usage ,
Reçoit le même honneur et se tait après moi.
De mes nombreux effets quelle est la différence !
AVRIL 1813 . 103
En affaire, pour moi , soupire le client ;
Dans les plus longs repas j'afflige le friand.
Je te choque , lecteur , eh bien! punis l'offense ;
En me coupant la queue , assouvis ta vengeance .
Renverse alors mon chef, j'embellis ton jardin .
Je changerais encor.... mais il faut une fin .
Par un membre de la Société littéraire de Loches .
:
CHARADE .
HÔTES charmans de mon premier ,
Tendres oiseaux , amans de la nature ,
De ma plaintive voix écoutez le dernier ,
Qui peint le tourment que j'endure.
Fontaine , ô toi dont j'aime le murmure ,
Dont la fraîcheur embellit ce rosier ,
Ouvre-moi ton doux sein , coule et sois mon entier ;
J'étancherai ma soif dans ton oude si pure .
BONNARD , ancien militaire.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est Fève.
Celui de l'Enigme-Logogriphe est Monde, dans lequel on trouve :
onde.
Celui de la Charade est Garde-fou .
A
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS .
DU COMMANDEMENT DE LA CAVALERIE , ET DE L'EQUITATION .
Deux livres de Xénophon ; traduits par un officier
d'artillerie à cheval. - Un vol. in-8°. A Paris ,
chez Eberhart , imprimeur-libraire .
-
L'AUTEUR de la traduction des deux livres que Xénophon
a écrits sur le commandement de la cavalerie et
sur l'équitation , n'a pas jugé à propos de se faire connaître
: il ne se désigne en tête de son travail que par le
titre d'officier d'artillerie ; une semblable désignation doit
surprendre , car il est rare que les militaires s'occupent
d'érudition . Je suis bien loin , en parlant ainsi , d'accuser
d'ignorance nos braves défenseurs . Je sais très -bien que
chez aucune nation , ni dans aucun siècle , on n'a vù
d'officiers aussi instruits que ceux qui se couvrent de
gloire dans nos armées. Avant de parvenir au commandement
, on les oblige à de longues études , et ils ne
sortent des écoles militaires , que lorsqu'ils ont acquis
des connaissances solides et variées . J'ai voulu dire seulement
qu'il était fort rare de voir un officier unir Xénophon
et Longus à Folard et à Jomini , parler la langue
deRacine et celle d'Homère , et s'occuper de philologie
au milieu des camps , sur-tout de philologie grecque ,
dont le goût n'a jamais été bien répandu parmi les
Français.
La France a produit , je le sais , un grand nombre
d'hellénistes du plus grand talent , et sans compter ces
hommes habiles qui , pendant trois siècles , ont illustré
leur patrie , et dont Larcher , récemment enlevé aux arts
et à l'amitié , a clos la liste , n'avons-nous pas encore
les Dutheil , les Dacier , les Bellin de Ballu , les Clavier
et les Boissonnade qui entretiennent le feu sacré avec
tant de zèle et de bonheur ? malgré cela la France ne
peut se comparer à l'Allemagne ; car , si elle l'égale du
côté du talent de ses hellénistes , elle lui est bien infé
MERCURE DE FRANCE , AVRIL 1813. 105
rieure ennombre. L'Allemagne est un sol classique qui
fourmille de savans du plus rare mérite. La mort de
Heyne n'a point laissé de vide , et ce grand philologue
a eu plusieurs successeurs dignes de lui . Il semble que
l'Allemagne soit le pays de la haute érudition , comme
elle pourrait bien être celui de la saine philosophie . On
yétudie le grec dans toutes les Universités . Il est devenu
un des élémens de toute bonne éducation , et Homère
si bien traduit en prose chez nous , et paraphrasé avec
tant de bonheur par Pope en Angleterre , ne compte
qu'une bonne traduction en vers parmi les peuples modernes
; c'est celle de l'allemand Woss , aussi grand
poëte qu'habile helléniste , qui a traduit Homère vers
pour vers , de manière à lui conserver toutes ses beautés
d'ensemble et de détails , et sur-tout à faire admirer le
caractère original de son génie. En France aujourd'hui ,
l'étude des lettres grecques est bien encouragée , et la
création de ces chaires où l'on explique les ouvrages des
Homère , des Sophocle , des Thucydide et des Démosthènes
, nous permettra de rivaliser dans peu d'années
avec l'Allemagne. Long-tems même avant l'organisation
des chaires de littérature ancienne dans les facultés des
lettres , des jeunes gens pleins de zèle se sont adonnés
à l'étude du grec , et ont obtenu des succès qui promettent
d'habiles successeurs aux hellénistes qui honorent
notre nation par leurs premiers travaux , et par ceux
qu'ils préparent encore ; tel est sur-tout M. Letronne
qui , dans l'âge des plaisirs , vient de publier un excellent
mémoire sur la topographie de Syracuse , où il se
montre aussi habile dans le grec , que dans la géographie
ancienne.
Le traducteur des traités sur le commandement de la
cavalerie et sur l'équitation mérite d'être distingué parmi
les hellénistes. Sa profession lui a fait un devoir de
choisir dans les ouvrages de l'Abeille attique ceux qui
avaient pour lui un intérêt particulier . Sainte-Croix approuva
l'idée d'un travail de ce genre , et l'auteur l'a
dédié à ce savant modeste et vertueux . « En traduisant ,
>>>lui dit- il , pour vous l'offrir , ce que Xénophon a écrit
>> sur la cavalerie , j'ai suivi d'abord le dessein que j'eus
Iгоб MERCURE DE FRANCE ,
>> toujours de vous plaire , et j'ai cru faire en même tems
>>une chose agréable à tous ceux qui s'occupent ou
>> s'amusent de ces antiquités . »
En effet , le traité de la cavalerie est indispensable ,
non-seulement à ceux qui font de l'archéologie l'objet
de leurs travaux , mais encore à ceux qui lisent l'Histoire
ancienne , pour comprendre les divers récits que
nous font les historiens de ces savantes évolutions ordonnées
par le génie , et qui souvent ont fixé le sort des
batailles . Xénophon entre dans une foule de détails
importans pour les commandans de cavalerie , et qui
font partie des connaissances qu'ils doivent avoir; mais
ce traité étant un ouvrage de tactique , n'est pas susceptible
par cela même d'être analysé dans un journal
littéraire. Je m'arrêterai quelques instans seulement sur
le début qui est singulier. Le voici :
<<Avant tout , il faut sacrifier et prier les dieux que
>>tu puisses penser , parler , agir dans ton commande-
>>ment , de manière à leur plaire , ayant pour but le
>>bien et la gloire de l'Etat et des amis . >>>
Quelques personnes croiront peut-être que les premières
phrases sont perdues ; mais il n'en est rien. Ce
début est du genre de ceux qu'on nomme acéphales ou
sans tête ; ils plaisaient beaucoup à Xénophon , et
Socrate les approuve dans le Phædrus , lorsqu'il parle
d'un discours de l'orateur Lysias : « Pour moi , dit-il ,
>> qui n'y entends pas autrement finesse , je lui sais bon
>>gré d'avoir écrit ce qui lui est venu d'abord à l'esprit ,
>>sans tant de préparation>.>>
Xénophon a employé plusieurs fois des débuts acéphales
, et la retraite des dix mille , le plus célèbre de
ses ouvrages , commence par ces mots : De Darius et de
Parysatis deux enfans naissent.... de la même manière
que s'il achevait un récit. Ce début que plusieurs écrivains
imitèrent , devint célèbre . On citait également celui
du Banquet ainsi conçu : Mais quant à moi ilme semble ....
Au reste , Platon , tout en paraissant se moquer de cette
méthode , en fait usage fréquemment , sur-tout dans ces
narrations familières où il entreprend le récit d'une
conversation .
AVRIL 1813. 107
Indépendamment de sa forme , ce début est encore
très-remarquable à cause de l'obligation de prier les
dieux que Xénophon impose. Si de nos jours un tacticien
ou un hippiatre commençait un traité concernant
son art , en recommandant d'aller à la messe , on rirait ;
mais ces graves philosophes de l'antiquité , dont les formes
se dessinent d'une manière si imposante à travers la
puit des siècles , n'entendaient pas raillerie en matière
de religion et de morale. Les Aristide , les Léonidas , les
Cimon, les Socrate , les Platon , les Epaminondas , les
Aristote et les Phocion , dont les noms sont venus jusqu'à
nous escortés de l'admiration des hommes , étaient
éminemment religieux , et le peuple le plus éclairé de
l'univers donna la qualification ignominieuse de sophistes
à Protagoras , à Diagoras , et aux partisans de leurs
opinions.
Xénophon adressa son traité sur le commandement
de la cavalerie à quelqu'un qui venait d'obtenir ce grade .
On croit que c'est le jeune homme qu'il introduit dans
ses Mémoires de Socrate , et qui s'entretient avec le sage
sur les devoirs de cette charge. Au reste , cette conjecture
ne m'appartient pas , elle est de l'auteur de la
traduction .
Le traité de l'Equitation , quoique moins important
que celui du commandement de la cavalerie , mérite
cependant beaucoup d'attention ; il sera utile à ceux de
nos écuyers qui voudront bien donner à la lecture de la
version française quelques-uns de leurs momens de
loisir. Sans doute cette lecture ne leur sera pas inutile .
Franconi lui-même y pourrait apprendre quelque chose.
Le traducteur a mis au bas des pages des notes fort
curieuses et très- instructives , elles prouvent l'étendue
de ses connaissances dans l'hippiatrique et l'art vétérinaire
; mais je citerai ici un fragment de l'épître dédicatoire
, parce qu'il montre un bon esprit et beaucoup
de philosophie dans la manière d'envisager les choses .
« Quant à l'utilité réelle de ces ouvrages de Xéno-
>>phon relativement à l'art dont ils traitent , je ne sais
>> ce que vous en penserez. Bien de gens creient qu'au-
>> cun art ne s'apprend dans les livres , et les livres , à
108 MERCURE DE FRANCE ,
>>>dire vrai , n'instruisent guère que ceux qui savent déjà.
>> Ceux-là , lorsqu'il s'en trouve pour qui l'artne seborne
>>pas à un exercice machinal des pratiques en usage ,
>>peuvent retirer quelque fruit des observations recueil-
>>>lies en tems et enlieux différens ; et les plus anciennes ,
>> parmi ces observations , sont toujours précieuses ,
>>soit qu'elles contrarient ou confirment les maximes
>>reçues , étant , pour ainsi dire , le type des premières
>>idées dégagées de beaucoup de préjugés. Voilà par
» où ces livres-ci doivent intéresser. Ce sont presque
>> les premiers qu'on ait écrits sur ces matières . Des pré-
>>ceptes qu'ils contiennent , les uns subsistent aujour-
>>d'hui , d'autres sont contestés , d'autres oubliés , ou
> mème condamnés chez nous ; mais il n'en est point
» qu'on ne voie encore suivis quelque part , comme je
» l'ai marqué dans mes notes ; et je m'assure que si on
>>voulait comparer soigneusement à ce que je lis dans
» Xénophon , non-seulement nos usages actuels , mais
>>les pratiques connues des peuples les plus adonnés
>>aux exercices de la cavalerie , on y trouverait mille
>> rapports dont je n'ai pu m'aviser , et tous curieux à
» observer , ne fût-ce que comme matière à réflexions .>>>
Le style de ce fragment est bien loin d'être irréprochable.
On a dû y remarquer plusieurs constructions
vicieuses et beaucoup de mots impropres. La traduction
elle-même manque d'élégance ; mais ce défaut qui ,
joint à l'obscurité d'un certain nombre de pages , rebute
les lecteurs , tient sans contredit au système de littéralité,
suivi par le traducteur. Il est facile , au reste , de le faire
disparaître en s'attachant moins au mot à mot , parce
qu'une traduction de ce genre n'est pour l'ordinaire
qu'un calque , où l'on trouve les formes de l'original ,
sans y retrouver aucune de ses beautés . Malgré les analogies
des langues entr'elles , elles ont chacune des tournures
particulières très-élégantes , mais qu'on ne peut
transporter de l'une dans l'autre , sans altérer celle-ci .
Sous prétexte de conserver le caractère de l'original ,
quelques traducteurs ont formé une école qui prétend
que , hors le mot à mot , il n'y a point de traduction .
Pour faire sentir combien cette erreur est dangereuse à
la littérature , il me suffira de citer deux de nos traduc
AVRIL 1813 .
109
1
tions françaises des oeuvres d'Homère. Celle de Bitaubé ,
qui estbien loin d'être faite mot à mot, et qui , malgré
cela , n'en est pas moins très- fidèle , conserve mieux , de
l'aveu de tous les littérateurs et de tous les hellénistes ,
le caractère et le génie de l'original. Celle de Gin , entièrement
calquée sur le texte grec , est une véritable
trahison qui suffirait pour faire regarder Homère comme
un misérable barbouilleur à ceux qui auraient le malheur
de ne connaître ce grand poëte que par la prose de
M. Gin. Cet exemple suffit seul pour détruire les raisons
plus spécieuses que solides , données en faveur du
mot à mot, par M. Carrega , dans ses observations sur
l'art de traduire .
Il me reste à parler maintenant du texte grec qui
accompagne la traduction des deux traités de Xénophon .
Jusqu'à ce jour ce texte n'avait jamais paru dans toute
sa pureté ; il avait subi des altérations , même dans les
éditions les plus estimées. Le nouvel éditeur , voulant
réparer lemal causé par ses prédécesseurs , s'est livré à
un grand travail , a collationné la plupart des manuscrits
de l'Italie et de la France , et a trouvé beaucoup de
leçons inconnues aux premiers éditeurs : « J'ai remis à
>>leur place dans le texte , dit-il à M. de Sainte- Croix ,
>> celles qui s'y sont pu ajuster exactement , sans aucune
>> correction moderne , laissant aux critiques l'examen
>> de toutes les autres , ou douteuses ou corrompues ,
>>que j'ai placées au bas des pages , et je pense ainsi
> vous donner ce texte aussi entier que nous saurions
>> l'avoir aujourd'hui , c'est-à-dire , fort mutilé , comme
>> tous les monumens antiques , mais non refait , ni res-
>> tauré , ou retouché le moins du monde , tel en un mot
> que nous l'ont transmis les siècles passés .>>
Ala suite du texte grec , il a joint une foule de notes
philologiques qui contiennent des discussions intéressantes
.
Le traducteur a fait à ses lecteurs un mystère de son
nom ; mais des personnes qui se disent bien instruites ,
prétendent que c'est le savant recommandable qui a
retrouvéun précieux fragment de Longus , et en a donné,
en vieux français , une traduction qui rappelle la naïveté
du style d'Amiot . J. B. B. ROQUEFORT.
110 MERCURE DE FRANCE ,
ESSAI SUR LES RICHESSES ET LA PUISSANCE TEMPORELLE DES
PRÊTRES CHEZ LES NATIONS QUI ONT PRÉCÉDÉ OU QUÍ
MÉCONNAISSENT LE CHRISTIANISME , ET SUR LES MOYENS
QU'ILS ONT EMPLOYÉS POUR LES ACQUÉRIR , ET S'EMPARER
DE L'OPINION ; par HENRY VERRUT , employé à la Bibliothèque
du Muséum d'Histoire Naturelle de Paris , avec
cette épigraphe:
..... Quid rides ? mutato nomine de te
Fabula narratur .
HORAT. Satir . 1 , lib . 1 , v. 70.
Un vol . in-8º de 500 pages , enrichi de notes .-Prix,
6 fr. , et 7 fr. 50 c. franc de port . AParis , chez
Arthus- Bertrand, libraire , rue Hautefeuille , nº 23 .
L'AUTEUR a divisé son ouvrage en seize chapitres ,
qu'il a fait précéder d'une Introduction , dans laquelle il
débute par exposer que la lutte entre le pouvoir civil etle
pouvoir sacerdotal est peut-être aussi ancienne que l'or
dre social; que les prêtres des nations qui ont précédé
ou n'admettent point le christianisme , ont acquis des
richesses sans travailler , plus d'autorité , de célébrité et
de considération que les rois , et que la dignité sacerdotale
, avec tous ces avantages , offrait encore chez
les anciens plus de commodité , de tranquillité etmoins
de dangers que la royauté ; que plusieurs pontifes ou
principaux prêtres réunirent le sceptre à l'encensoir , et
qu'après avoir été dépouillés de leur autorité temporelle
par la puissance séculière , ils ne renoncèrent point à
leurs prétentions , portèrent encore le sceptre et la couronne
, et furent souvent honorés comme les dieux dont
ils étaient les ministres ; qu'ils conservèrent une autorité
égale à celle des rois ; qu'ils influaient sur la paix et
la guerre ; que les généraux et les princes se réglaient
d'après leurs conseils , et que la politique ployait souvent
sous l'empire des prêtres et de la religion .
Il expose comment et par quels moyens les prêtres
du paganisme intervenaient dans toutes les affaires , soit
publiques , soit particulières , comme ils disposaient
L
1
AVRIL 1813 . fif
quelquefois des couronnes , de la réputation des généraux
, et même de la vie des rois. Quoique les prêtres
intervinssent dans toutes les affaires , ils prétendaient
être indépendans de la puissance séculière , pour ce qui
concernait la religion et le culte.
L'auteur , après avoir développé les principaux moyens
par lesquels ils acquirent de l'autorité et des richesses
considérables , observe qu'ils créèrent des lois pour les
conserver entre leurs mains . Presque tous les historiens
de l'antiquité contribuèrent à propager et à perpétuer
les superstitions , en rapportant dans leurs écrits
tous les prodiges répandus par les pontifes de Delphes
etde Rome; ils ne parlent dans ces écrits , de la religion
et des superstitions qui en faisaient partie , qu'avec
crainte et respect: et ils avaient , en effet , une forte raison
pour en agir ainsi ; puisqu'outre la crainte de la fureur
de la multitude et des prêtres à laquelle ils pouvaient être
exposés , la peine de mort et la confiscation des biens
étaient toujours infligées aux infracteurs des lois religieuses
, ou à ceux qui manquaient de respect à la religion
ou en divulguaient les mystères . L'auteur remarque
encore que les poëtes se permettaient bien , à la vérité ,
quelquefois d'exposer aux yeux du public les dieux et les
ministres du culte païen , sous des formes ridicules et satiriques;
mais qu'on réprimait bientôt cette licence , dont
ils auraient d'ailleurs été les victimes en s'attirant l'indignation
des prêtres et du vulgaire , parce que se moquer
des prètres du paganisme c'était se moquer des dieux
mêmes .
Quant aux philosophes , ajoute l'auteur , leurs recherches
sur cette matière furent sévèrement proscrites ;
et chez les anciens , la philosophie fut souvent regardée
demême oeil que l'athéisme et l'impiété , parce que ceux
qui en faisaient profession , ne croyaient point à toutes
les superstitions inventées par les augures et les aruspices
, lesquels prétendaient , avec tous les prêtres de
l'antiquité , que leur constitution et leur prospérité
étaient liéesà celle des Empires; qu'on devait leur porter
honneur et respect , parce que non-seulement ils priaient
les dieux pour eux et leurs amis , pour l'Etat et le prince ,
112 MERCURE DE FRANCE ,
mais qu'ils demandaient encore des biens pour tous .
Diodore et Thucydide, nous apprennent que lorsque
les statues de Mercure furent mutilées à Athènes ,
et qu'on accusa de ce crime Alcibiade , les prêtres et,
leurs partisans prétendirent qu'on voulait renverser le
gouvernement établi. D'ailleurs les philosophes n'osaient
confier leurs dogmes ou opinions qu'à quelques disciples
, et n'échappaient à la haine du fanatisme qu'avec
la plus grande circonspection , tandis qu'à Athènes les
prêtres étaient nourris et entretenus avec distinction
dans les prytanées ; ce qui cependant n'empêcha pas
l'antiquité d'avoir ses esprits forts , qui méprisaient les
superstitions répandues par les prêtres et crues par le
vulgaire . Voilà pour l'Introduction .
Dans le premier chapitre, l'auteur traite des richesses
et de l'autorité des prètres égyptiens , des principaux
moyens qu'ils employèrent pour les acquérir , comme
ils isolaient cette nation pour mieux la gouverner. Dans
le second , il traite des prêtres connus dans l'antiquité
sous le nom de chaldéens , des prêtres assyriens , des
philistins ou phéniciens et chananéens , dont les premiers
n'étaient qu'une colonie d'Egyptiens fondée par
Bélus , selon Hérodote et Diodore .
Le chapitre troisième traite des prêtres chez les Juifs
avant J. C. , de leur autorité temporelle , de leurs revenus
: l'auteur y fait une légère digression sur la religion,
l'origine de ce peuple . Le chapitre quatrième traite des
mages ou prêtres perses . Le cinquième , des prêtres
perses leurs successeurs . Le chapitre sixième traite des
druides ou prêtres des Celtes ou Gaulois nos ancêtres .
Le septième traite des prêtres grecs , et le huitième des
prêtres et de la religion romaine par rapport à la politique.
On peut rapporter encore aux prêtres grecs et
romains ce que l'auteur a dit dans son introduction .
Les six chapitres suivans sont consacrés aux prêtres
des nations de l'Inde , du Thibet , du Japon , de la
Chine et de l'Afrique , connus sous les noms de brames ,
de talapoins , de bonzes , de lamas et de maratrus .
Le quinzième traite des prêtres musulmans , et le
seizième des prêtres mexicains et péruviens , l'auteur
AVRIL 1813 . 113
SEINT
LA
ayant déjà dit un mot , dans l'introduction , des prêtres
de quelques nations de l'Amérique et de la mer du Sud
On voit par cette analyse , quelqu'aride qu'elle soit
combien le plan de l'ouvrage est vaste . Nous n'adoptons
pas , il s'en faut bien , toutes les idées de l'auteur ;
mais nous n'en rendons pas moins de justice a son tra
vail : il a exigé d'immenses recherches , et les explora
teurs de l'antiquité y trouveront des matériaux Kom
breux et de précieuses indications .
APERÇU SUR LE COEUR HUMAIN ; par M. ***. -
A.
A Paris ,
de l'imprimerie de Rougeron , rue de l'Hirondelle .
L'AUTEUR de ces observations sur le coeur humain , ne
m'est pas personnellement inconnu ; cette considération
seule devrait me détourner de rendre compte de son
travail : une autre encore , que je crois inutile d'expliquer
ici , paraîtrait également s'y opposer ; quelquesuns
de ses lecteurs pourront l'apercevoir.
Quelle que soit cependant la force de ces raisons, je ne
garderai point le silence ; il suffira que je les aie d'abord
alléguées franchement : d'autres motifs me déterminent
en sens contraire , et je dois dire un mot de l'ouvrage.
Il ne s'agit point ici de l'une de ces productions ingénieuses
sur lesquelles l'attention du public ne peut manquer
d'être appelée , mais d'un essai hasardé par un
homme essentiellement droit , dans la seule vue d'ajouter
à des notions morales d'une utilité directe et certaine.
L'auteur anonyme n'a point d'amis dans les hommes
de lettres , il est inconnu dans cette classe ; il paraît
penser que celui qui écrit doit se borner à dire ce qu'il
croit bon , et que le soin du succès ne le regarde pas .
Pour moi , je sais mal ce qui se passe de nos jours , mais
je présume que cette manière de voir et d'agir est
assez rare dans tous les tems . S'il est probable que
la plupart des journaux ne parleront point de cette brochure
, il est à propos que j'en fasse mention. De telles
circonstances réunies forment une exception toute particulière
et bien légitime .
H
414 MERCURE DE FRANCE ,
Je ne veux d'ailleurs ni dissimuler qu'il serait facile de
critiquer cet Aperçu , ni en porter moi-même un jugement
formel , et prononcer sur le plus ou moins de mérite
qu'il peut avoir ; j'observerai toutefois que s'il n'en
avait aucun , je ne l'annoncerais pas à cette partie du
public qui conserve encore pour les choses sérieuses
et morales les fantaisies du vieux tems , lecteurs d'un
goût suranné , qui préféreraient quelquefois des vues
utiles , ou des idées fécondes , à un style parfaitement
correct , à des images ingénieuses et variées .
Je me borne à donner un précis de la doctrine de
l'auteur sur la bonté spécialement .
*. Des diverses causes de nos plaisirs et de nos peines ;
celle qui fournit un plus grand sujet de méditations ,
c'est la manière si diverse dont chacun de nous est
affecté du sort des autres .
La pitié , cette partie essentielle de la honté , est plus
universelle et plus constante qu'on ne le croit communément.
Quand elle paraît ne pas se faire entendre , c'est
souvent parce que les passions parlent plus haut qu'elle ,
ou même parce que notre malheur, que nous supposons
connu des autres , n'en a pas été réellement senti ; quel
quefois encore la pitié est suspendue , pour ainsi dire ,
par cette justice qui , sans que nous y réfléchissions , ne
nous permet de jouir pleinement que du bien- être de
ceux qui n'ont point fait de mal : ce qui sert à expliquer
comment, ainsi que l'auteur le soutient dans un autre
endroit , l'ingratitude reprochée à tant d'hommes , ne
prouve absolument rien contre la réalité du sentiment
de la reconnaissance en général .
Pour bien juger de cet intérêt naturel que nous prenons
au bien-être de nos semblables , il faut distinguer
les instans où il est dans sa force , où il agit librement ;
il faut l'observer dans notre coeur lorsque nous jouissons
. Ne désirerions-nous pas alors que tout ce qui peut
jouir fût heureux comme nous ?
On reconnaîtrait plus fréquemment les traces de la
pitié , și elle n'était pas égarée , soit par tout ce que l'on
fait trop inconsidérément pour éviter la souffrance , soit
AVRIL 1813 . 115
par cet attrait puissant et funeste qui porte à désirer pour
soi-même et pour les autres les plaisirs vifs presque incompatibles
avec le bonheur , soit même par nos jugemens
si peu certains sur le mérite ou les besoins des
autres hommes.
L'étendue et lajustesse des connaissances sont plus indispensables
encore pour perfectionner la bonté, que la
délicatesse ou la force des sensations. Dans l'ignorance
des causes éloignées , l'amélioration des sentimens ne
constituerait pas un bonheur durable; la sagesse , au
contraire , suffirait avec le tems pour régénérer le coeur .
La bonté n'est pas moins utile à celui qui la possède
qu'à ceux qui ont des rapports avec lui; le méchant
même en éprouve dans son propre coeur un secret besoin.
Cette bonté du coeur ( c'est toujours l'auteur qui
parle) est d'autant plus nécessaire que les lois civiles ou
religieuses , et les conseils de la philosophie , ou même
de l'hygiène , sont facilement oubliés de la multitude ,
quand la voix du plaisir se fait entendre .
Nous valons mieux que les autres ne le pensent , nous
valons plus que ne le dit quelquefois le flatteur même ,
et cependant nous sommes loin de ce degré de bonté
dont nous avons le désir , et que notre bonheur exigerait.
Un des obstacles les plus capables de nous en tenir
éloignés , c'est la persuasion où nous sommes assez généralement
, que l'on ne peut pas , que l'on ne doitpas
gouverner le coeur. Sans doute la sensibilité a son cours
et ses mouvemens qui lui sont propres , et il se peut que
naturellement ou primitivement elle soit indépendante
des combinaisons régulières de la pensée; mais au milieu
deschosestelles qu'elles sont, unhommesensé regarderat-
ilcomme un moyen de bonheur d'obéir à ses passions ,
de s'y livrer sans choix comme sans réserve ? La passion
peut nous éloigner en plusieurs manières du but même
qu'elle se propose : d'où l'on doit conclure ( et cela est
insinué page 22 avec profondeur, mais sans développemens
, et dès-lors sans clarté ) , d'où il résulte , dis-je ,
que la passion n'est pas la loi première des êtres doués
d'intelligence..
S'occuper de la satisfaction d'un homme, ce seraittra-
H2
116 MERCURE DE FRANCE ,
vailler à le rendre bon. Les affections de nos semblables
se communiquent à nous : les joies d'autrui nous rappellent
les nôtres , et en général elles dirigent l'imagination
d'une manière heureuse . Si nous prenons une sorte d'habitude
de faire jouir les autres , nous les disposons plus
ou moins à une bienveillance universelle , et en jouissant
nous-mêmes des émotions douces qu'ils éprouvent , nous
nous pénétrons davantage de cette vérité , qu'il faut
rendre d'autres coeurs contens pour que le contentement
s'établisse dans le nôtre . DE SEN** .
Anecdotes dramatiques extraites de la dernière partie
de la Correspondance de Grimm (*) .
Nous avons remarqué dans la dernière partie de la Correspondance
de Grimm , annoncée au Mercure de samedi
dernier, et dont nous nous proposons de rendre un compte
plus détaillé à nos lecteurs , l'anecdote suivante , à laquelle
le succès récent du Prince de Catane à l'Opéra -Comique ,
nous semble donner du piquant , et qui pourra figurer
comme tant d'autres dans l'histoire des théâtres et de leurs
comités . Le sujet de cette pièce, tiré , comme on sait , du
conte de Voltaire intitulé , l'Education d'un Prince , a déjà
tenté plus d'un auteur ; et si quelque chroniqueur s'amuse
à tenir exactement les registres mortuaires de, ces nombreux
enfans de Thalie qui ont partagé le sort de tant de
pauvres petits Lacédémoniens condamnés , pour leur frêle
constitution , par le jugement inflexible du public, il devra
y trouver en juillet 1784 , sous une seule et même date ,
l'acte de naissance et de mort d'un petit prince de Bénévent
, que M. Lieutaud son père ent le chagrin de voir
expirer de langueur devant d'assez nombreux témoins rassemblés
dans de meilleures espérances .
Cet événement est sans doute assez commun dans les
(*) Correspondance Littéraire, Philosophique et Critique , adressée
à un souverain d'Allemagne , pendant les années 1782 à 1790 inclusivement
, et pendant une partie des années 1775-1776 ; par le baron
de Grimm et par Diderot. Cinq très-forts vol. in-8º de 3070pages ,
et qui terminent cette Correspondance. Prix , 36 fr. , et 45 fr. franc
de port. Chez F. Buisson , libraire , rue Gilles- Coeur , nº 10. :
AVRIL 1813 .
ו נ ר
annales dramatiques , mais ce qui est plus curieux , et ce
que M. Grimm s'est chargé de rappeler , c'est que M. de
Voltaire avait tenté lui-même de transformer son conte de
l'Education d'un Prince en opéra-comique.
« Il l'avait fait pour Grétry qui à son retour de Rome ,
àl'âge de 22 ans , avait passé une année près de lui à Genève
, occupé à lui donner des leçons de chant. Ce fut
M. deVoltaire qui sans aimer la musique devina son talent
et l'engagea à venir à Paris; c'est donc encore à l'auteur de
laHenriade que nous devons celui de Sylvain , de Zémire
etAzor, et de tant d'autres compositions charmantes perdues
pour nous, si ce grand homme n'eût, pour ainsi dire ,
forcélejeune musicien à venir essayer son génie sur le
théâtre de la capitale . "
« M. de Voltaire dédaignait avec raison le genre de
l'opéra- comique; il avait fini cependant par céder aux sollicitations
du jeune musicien , qui fut plus d'un an à Paris
sans pouvoir trouver un poëme à mettre en musique.
M. de Voltaire, en envoyant son poëme de l'Education d'un
Prince à Grétry , exigea qu'il tût son nom aux comédiens .
La pièce ayant été lue , selon l'usage , à ces Messieurs , ce
nouveau coup d'essai des talens de l'auteur de Zaïre et de
Mahomet fut jugé unanimement indigne du théâtre d'arle
quin. Ces juges furent très-étonnés quand long-tems après
ils surent quel était l'auteur de l'ouvrage qu'ils avaient ainsi
dédaigné . Ils voulurent en vain revenir de leur jugement :
les amis de M. de Voltaire crurent qu'il pouvait encore
lui rester quelque gloire sans qu'il eût essayé ses forces dans
une carrière aussi sublime et aussi hasardeuse. " ,
En vérité , l'aventure n'est point du tout mauvaise : elle
sera peut-être d'une assez faible consolation pour les auteurs
refusés depuis Voltaire à l'Opéra- Comique ; mais ne
serait-ce pas du moins un avis à plusieurs de ceux qui ont
trouvé graće devant ce tribunal , de ne pas trop s'enorgueillir
de ses suffrages et de leurs succès?
Voici un second trait , dont les principales circonstances
sont connues , mais qui se trouvera , pour ainsi dire , rafraîchi
par les détails. Le 15 décembre 1783 , fut un des
jours que M. de Laharpe a dû marquer au crayon noir
pour l'accueil glacial que , ce jour maudit , le public fit à
sa tragédie des Brames , d'où M. de Bièvre prit occasion
de s'écrier douloureusement : Ah ! M. de Laharpe , les
Bras-metombent !
La première représentation avait été cependant d'un
118 MERCURE DE FRANCE ,
beau calme , que tout autre que l'auteur aurait pris pour
dufroid; mais dans l'intervalle de la première à la seconde
le Journal de Paris étant venu disséquer la pièce , en décomposer
les fragiles ressorts , en un mot, en découvrir
tout le vide et le non-sens , la chute à cette seconde représentation
fut réguliere et complète. Content de ce jugement
, l'auteur retira sa pièce , et fit imprimer le lendemain
qu'il remerciait le public des applaudissemens dont il l'avait
honorée.
Combien d'auteurs sifflés sont loin d'être aussi honnêtes
et aussi faciles à contenter !
Au reste , si M. de Laharpe se renditde si bonne grace
à l'avis que le public lui avait donné par ses applaudissemens
, ce ne fut pas sans avoir montré d'avance toute la
faiblesse , ou plutôt toute la force de la paternité . Grimm
nous apprend , en effet , qu'il avait déjà lu , depuis huit
ans en çà, ses tristes Brames chez M Lespinasse , et que
les amis dont il avait demandé les conseils , et qui , dans
cetems-là , avaient , à ce qu'il paraît , la grossière habitude
dedire la vérité aux poëtes qui les convoquaient pour use
lecture , lui firent des observations qui préludaient si bien
à ces applaudissemens , dont le public honora ensuite l'anteur
, qu'au grand étonnement de tout le salon, et en présence
du cercle assemblé , on vit cet auteur faire à Vulcain,
de sa propre main, lesacrifice completde ses Brames;
complet... non... car soit que sa mémoire trop fidèle lui
reprochât cet infanticide plus que romain, soit qu'une
copie ou un brouillon se fûtprudemment tapi dans le coin
d'un discret secrétaire , les amis virent , avec non moins
d'étonnement que leur en avait causé le sacrifice , les
Brames aubout de huit ans renaître de leurs cendres ; mais
tons s'écrièrent que pourtant ce n'était point le phénix ..
D'ailleurs , ilnetintpas àM. de Laharpe que plusd'une
victime ne fût immolée à ses Brames outragés . Les journaux
, comme on l'a dit plus haut , avaient éveillé la malignité
publique sur les lamentables prédications de ces pauvres
moines indiens , qui donnèrent dans le même moment
lieu à une petite brochure , où l'on transforma la tragédie
en cinq sermons préchés par M. l'abbé de Laharpe Or ,
depuis que M. de Laharpe ne faisait plus dejournaux , il
sentit ( après la chute des Brames ) non-seulement toute
L'inutilite d'un pareil travail , mais encore tout ce qu'il a
de dangereux et de nuisible ; il prétendit que c'était à cette
espèce de peste de l'empire littéraire qu'il fallait s'en prenAVRIL
1813.
119
dredu mauvais succès de tant d'ouvrages dramatiques
faits pour atter aux nues , si la canaille folliculairé leur
laissait le tems de prendre l'essor , au lieu de leur arracher
les ailes , pour ainsi dire , au sortir du nid paternel.
Entraîné par la force de ces réflexions , M. de Laharpe ,
continue Grimm , présenta unë requête à M. le garde des
sceaux , pour le supplier d'ordonner à tous les faiseurs de
feuilles de ne parler des nouveautés dramatiques qu'après
un certain nombre de représentations; et afin de donner à
cette requêté une plus grande importance , il tacha de la
faire signer par tous les gens de lettres qui travaillaient
alors pour le théâtre . La Comédie française appuya cette
manoeuvre décisive , et on crut un instant avoir trouvé ,
pour les pièces de théâtre , un nouveau et peu coûteux
moyen d'assurance .
Mais onrit å la cour de la sensibilité de MM. les poëtes ;
les Brames restérent définitivement morts ; et la requête
qui devait les rappeler à la vie , ne fut guère moins sifflée
que les pauvrés défunts .
Malheureux Laharpe ! de quoi diable aussi s'avisait-il de
vouloir fairé taire les journaux ? Ah ! s'il revenait , nos auteurs
dramatiqués lui apprendraient l'art bien plus simple
et sur-toutplus utile de les faire parler.
1
THELAMIRE ET FÉDOR.
CONTE ORIENTAL.
A. G.
3
Le sage et vertueux Moranzeb régnait depuis quarante
ans sur le royaume de Cachemire . Son premier visir ,
abusantd'une confiance sans bornes , souleva l'armée dont
il avait reçu le commandement ét détrona son bienfaiteur
et son maître. Le sage Moranzeb , courbé sous le faix des
années et de la douleur , fut obligé de chercher un asile
loin de sa patrie pour se dérober aux poursuités d'un
ennemi vigilant , actif , soupçonneux et cruel. L'infortuné
vieillard disparut , n'emportant avec lui qu'une bien faible
partie de ses trésors , le jeune Fédor son fils qui sortait à
peine du berceau , et Zoraïdé sa fille qui comptait au plus
un lustre et demi , gages chéris d'un hymen tardif , que le
ciel avait voulu lui donner dans ses vieux jours , non
comme des héritiers de sa puissance et de sa gloire , mais
comme des consolateurs dans les infortunes qui devaient
J20 MERCURE DE FRANCE ,
s'amonceler sur sa tête vénérable . Moranzeb avait encore
emmené une jeune princesse de l'âge de Zoraïde ; elle était
fille de roi du Thibet , qui voulut en mourant confier ce
dépôt sacré entre les mains de Moranzeb , dans l'espoir
sans doute que cette fille chérie deviendrait l'épouse de
Fédor , et porterait un jour deux couronnes. Trompeuse
prévoyance de l'ambition des rois ! ....
Le visir couronné poursuivit en vain ces victimes innocentes
, elles échappèrent à sa fureur. Il régna paisiblement
sur le trône de Cachemire , si l'on peut jouir en paix d'un
bien acquis par un attentat. L'usurpateur n'avait qu'un fils
nommé Thélamire , il voulut lui donner une éducation
digne de son rang; mais il se trompa en lui donnant pour
instituteur le plus sage et le plus vertueux des hommes ,
le vénérable et savant Morab. Il fallait apprendre à Thélamire
que le premier des biens est un trône , et Morab lui
enseigna que le premier des biens est la vertu.
Lejeune prince cachait ses sentimens aux yeux de son
père. Je n'ai pas le droit de lui reprocher son crime , se
disait-il; ce n'est pas à moi qu'il appartient de lui donner
des remords. D'ailleurs Morab luirépétait souvent : il faut
à la cour cacher plus soigneusement ses vertus que ses
vices. Les vertus ne peuvents'y montrer au grand jour que
Jorsqu'elles brillent sur le trône; c'est le souverain qui les
met à la mode.
Quand sonpère mourut , le jeune prince avait atteint
sa vingtième année , et, je dois l'avouer , investi tout d'un
coup de la suprême puissance , il eut la faiblesse d'en être
ébloui; mais cette ivresse fut de courte durée . Morab était
mort , mais les leçons qu'il avait données vivaient encore
dans le jeune coeur qu'il avait formé.Ainsi les rayons brûlans
du soleil peuvent flétrir un instant la fleur sans altérer
la plante , si le terrain qui la nourrit est plein de vie , de
substance , et préparé depuis long-tems par les soins d'un
habile cultivateur.
Thélamire sur le trône jette les yeux autour de lui etne
voit que des intrigans , des esclaves , et pas un ami. Il
soupire , ses yeux se remplissent de larmes , et le besoin
d'être aimé devient d'autant plus impérieux pour son coeur
que Morab Ini avait souvent répété : oh Thélamire ! les
rois n'ont point d'amis ! Quoi ! se dit-il , ce bonheur me
serait refusé ! le dernier de mes sujets pourrait être plus
heureux que moi ! Oh mon père ! ſon crime en m'élevant
sur le trône m'a donc ôté le droit d'être aimé ! Une funeste
.
AVRIL 1813. 121
grandeurm'isoledes autres hommes. La fortune m'a placé
trop haut pour que leurs coeurs osent s'élever jusqu'au
piveau dumien. Je suis celui dont ils ont tout à craindre ,
tout à espérer. L'intérêt seul forme le lien qui les unit à
moi. Dans ma confiance et dans mon amitié ,ils ne verront
que des moyens de s'enrichir. Ils seront , quand je le voudrai
, les instrumens de mes passions , et me regarderont
en même tems comme l'instrument de leur fortune. »
Un jour , plongé dans ces tristes réflexions , Thélamire
se promenait dans un vaste souterrain où étaient renfermés
les immenses trésors accumulés par son père et par une
longue suite de rois qui l'avaieenntt précédé. Il jetait ses
regards sur toutes ces richesses , lorsque tout-à -coup , dans
un lieu sombre et retiré , il aperçoit la moitié d'un anneau .
Surpris de trouver au milieu de tant d'objets précieux cet
annean brisé qui ne semble d'aucune valeur , ill'examine
avec une scrupuleuse attention , et se prépare à continuer
son chenin , lorsque jetant les yeux sur la table de marbre
où la moitié d'annean était posée , il lit ces mots écrits en
lettres d'or : Celui qui trouvera l'autre moitié de cet anneau
sera plus riche à lui seul que tous les rois de l'univers . Le
bonheur le suivra par- tout , même dans l'adversité. Mais
cet anneau merveilleux ne peut avoir de valeur que lorsque
ses deux moitiés seront réunies .
Il lit et relit plusieurs fois ces lignes mystérieuses , et ne
doute pas un instant de leur vérité . Pourquoi cette moitié
d'anneau se trouverait-elle placée au milieu de tant de
trésors , si elle n'était un précieux talisman ? Thélamire
n'était point heureux , et soudain il a conçu l'espoir de le
devenir. Il rassemble autour de lui les plus habiles joailliers
de son royaume et des pays voisins , il cherche à les éblouir
par les plus magnifiques promesses , mais ils ne peuvent
lui donner de renseignemens sur l'objet de sa demande.
Ils offrent de réparer l'anneau brisé , mais tous
leurs efforts sont inutiles , les métaux qu'ils emploient
refusent de s'allier avec le métal dont le mystérieux anneau
est composé . Il réunit , il interroge tous les savans
de l'Asie , aucun d'eux ne peut satisfaire un désir que tant
d'obstacles changent bientôt en une véritable passion .
Après un an de recherches infructueuses , Thélamire
apprend qu'il existe dans ses Etats un vieillard doué d'un
savoir profond et d'une modestie égale à l'étendue de ses
connaissances et de son génie. Ce vieillard vénérable ,
nommé Horam , venait quelquefois à la cour , lorsque
122 MERCURE DE FRANCE ,
Moranzeb occupait le trône ; mais depuis les malheurs de
sou roi , il vivait dans la plus obscure retraite et dans
l'abandon le plus absolti , conservant dans son coeur un
fidèle amour pour ses anciens maîtres .
Thélamire pénètre dans la cabane du sage , lui découvre
le secret de son coeur , l'ennui qui le dévore , le dégoût qui
empoisonne toutes ses jouissances , le besoin qu'il éprouve
d'aimer et d'être aimé. En même tems il lui montre l'anneau
trouvé dans son trésor, et le supplie de lui dire quelle
ést la substance qui compose cet anneau , et dans quel lieu
de l'univers se trouve la moitié qui semble en avoir été
séparée.
Le vieillard prend l'anneau , le regardé et dit : &Je connais
cet anneau , seigneur ; la substance qui le composé
n'est point au rang de ces métaux grossiers que la terre
cache en vain à la cupidité des hommes , c'est une substance
céleste . Pour le posséder , il faut une ame grande ,
forte et généreuse . Il faut savoir fouter aux pieds toutes
des passions méprisables qui déshonorent l'humanité. La
moitié de ce précieux anneau est entre les mains d'un
jeune homme qui vit dans une île escarpée et sauvage .
Cette île est bien gardée , elle est d'un abord difficile , et
pour parvenir jusqu'à l'objet de vos recherches , il faut
vaincre des monstres si puissans et si terribles qu'à eux
seuls ils bouleverseraient l'univers . « Conduis-moi ,
sage vieillard , répond Thélamire ; ces monstres dont tu
me parles n'étonneront point mon courage . J'ira s jusqu'au
fond des enfers pour chercher le trésor que je brûle de
posséder. "
-
Dès le lendemain une barque est préparée . Le vieillard
ymonte avec Thélamire. Après avoir essuyé de violentes
tempêtes , après avoir rencontré une multitude d'écueils
les deux voyageurs arrivent sur les bords d'une île qui , de
loin , n'offre à leurs yeux qu'un vaste rocher presque dépouillé.
Le jeune homme descend sur le rivage , et le vieil
lard lui dit : Allez , prince , souvenez-vous des conseils
que je vous ai donnés . Il ne m'est pas permis de vous
accompagner plus loin. Puisse le ciel favoriser votre noble
entreprise , et vous accorder le seul trésor qui soit digne
de vos vertns ! " Aces mots , il s'éloigne avec unetelle
vitesse , qu'en un instant Thélamire l'a perdu de vue.
Après s'être un moment recueilli pour rassembler ses
pensées et fortifier son coeur , le jeune prince gravit avec
beaucoup de peine des rochers presqu'inaccessibles .Acca
AVRIL 1813. 123
bléde fatigue , mais non découragé , il se repose quelques
instans , puis recommence à marther avec une intrépidité
nouvelle. A chaque minute il s'attend à voir paraître ces
monstres qu'il doit combattre , lorsque tout-à-coup une
vallée délicieuse s'offre à ses regards étonnés. Des chants
d'amour retentissent dans les airs parfumés des odeurs les
plus suaves et les plus voluptueuses. Il écoute avec ivresse ;
son coeur palpite avec force , brûlant d'un feu qu'il ne connaissait
point encore. Bientôt il voit avec autant de surprise
que de plaisir un groupe de jeunes filles parées de
toutes les grâces de leur âge. Lenrs longs cheveux flottent
négligemment sur leurs épaules demi-nues ; leurs têtes
sont couronnées de myrtes et de roses ; leur démarche ,
leurs gestes ont un abandon , une mollesse dont le charme
nepeut se définir. Elles s'approchent en souriant du jenne
prince , l'entourent de guirlandes de fleurs , et forment
autour de lui des danses qui semblent inventées par le
plaisir. Thélamire promène sur ce groupe enchanteur des
regards étincelans d'amour. Il se livre à leurs jeux , et
semble perdre le souvenir de son anneau. La plus belle de
ees jeunes nymphes s'approche de lui, etd'une voix mélodieuse
et caressante , elle lui dit : « Où vas- th , jeune et bel
étranger? tu cherches bien loin le bonheur , il est auprès
de toi , il habite ce riant bocage on la nature a prodigué
tons ses trésors. Reste avec nous , jeune prince , ne poursuis
plus une vaine chimère . Nous cueillerons ensemble
les roses qui viendront d'éclore , tu en pareras mon sein ,
j'en ornerai tes cheveux ; tantôt nous irons nous asseoir
sur ees gazons parfumés de fleurs , tantôt sur le bord de
ces ruisseaux que tu vois fuir sous ces voûtes de feuillage .
L'amour , la douce confiance viendront se placer à nos
côtés. D'innocentes caresses nous feront oublier le vol da
tems et le reste de l'univers. » Thélamire ne se possède
plus , il se précipite aux pieds de la jeune beauté qui le
séduit; mais elle l'arrête et dit avec une voix plus touchante
encore , parce qu'elle est plus timide : Relève- toi ,
Thélamire ; si mes discours ont fait quelqu'impression sur
ton coeur, il faut me le prouver. Je ne te demande qu'un
bien léger sacrifice , mais il est nécessaire à mon repos , à
notre bonheur mutuel. Donne-moi cette moitié d'anneau
que tu possèdes ; elle n'est d'aucune valeur ; mais tant
qu'elle sera dans tes mains , je craindrai qu'une espérance
chimérique ne t'entraîne loin demoi. Rassurema tendresse
124 MERCURE DE FRANCE ,
1
inquiète , donne-moi ce talisman prétendu , et mon coeur
est à toi pour la vie..
Thélamire se lève ; il prend l'anneau ; il est prêt à le
sacrifier , lorsque tout-à-coup il se souvient des conseils
du sage Horam . Il tremble , il hésite , mais bientôt pressant
avec force son anneau contre son coeur : " Non , non ,
dit-il , je ne puis m'en séparer ! Osage Horam ! voilà donc
ces monstres dont tu m'avais menacé ! que leur puissance
est redoutable ! le son de leur voix porte le trouble dans
mon coeur , leurs regards enivrent mes seus , leurs discours
me font perdre l'usage de ma raison , leur force est la
douceur et la faiblesse , et les chaines dont ils me couvrent
sont des chaînes de fleurs ! Il dit et se dérobe par
la fuite aux séductions, qui l'environnent , et tout-à-coup
cette vallée délicieuse , ces jeunes houris dont elle était
peuplée , disparaissent comme de légers songes .
Thélamire poursuit sa course sans oser regarder derrière
lui . Plus il avance , plus le chemin devient difficile ; plusieurs
fois il se repose et jette les yeux autour de lui avec
une inquiétude vague qui n'est pas la crainte et qu'il ne
deut définir. Après une heure de marche sur des rochers
escarpés , au milieu du bruit des vents et des flots agités ,
il aperçoit une femme d'une taille imposante , d'une beauté
fière et majestueuse . Elle est montée sur un trône élevé ,
et plusieurs trônes lui servent de marche-pied. Une couronne
enrichie d'énormes diamans brille sur son front , et
sa main droite agite un sceptre sur lequel est écrit : sceptre
du monde.
A cet aspect , Thélamire recule d'étonnement , de respect
et d'admiration . « Où vas-tu , jeune insensé ? lui dit
cette reine dont la magnificence l'éblouit . Un prince tel
que toi , un prince doué de toutes les vertus , de tous les
talens , du plus grand , du plus noble courage , borne ses
désirs à la possession d'un misérable anneau! est-ce done
pour une semblable conquête que le ciel t'a placé sur le
trône ? forme des projets plus dignes de toi. Deviens le
plus grand roi de l'univers . Voilà quelle est la brillante
destinée que je te réserve depuis long-tems. Jette aux
pieds de mon trône cet anneau sans valeur , ce talisman
sans vertu . Pour te récompenser de ce faible sacrifice , je
joindrai au trône de Cachemire , que tu possèdes , le trône
du Grand-Mogol , le Thibet et la Perse , et și tu veux
étendre encore les limites de ce vaste empire , je te donnerai
ce bouclier. Dès que tu l'auras frappé trois fois de ta
AVRIL 1813. 125
lance , cent mille hommes de pied et cinquante mille chevaux
paraîtront soudain tout armés et marcheront où tu
voudras les conduire . Ta puissance sera sans bornes, et ton
nom vivra dans la mémoire des hommes jusqu'au dernier
des jours . "
,
Aces mots le coeur de Thélamire se remplit d'une foule
de désirs ambitieux . Il va sacrifier cet anneau dont il ne
connaîtpoint encore la valeur , pour des biens dont on lui
montre la brillante réalité ; maisjjeettantun regard sur cet
anneau modeste , il sent tout-à-coup son ame s'élever audessus
de la puissance et des grandeurs. « Le bien que je
possède , dit-il est cent fois préférable à ceux que tu
m'offres. Je ne l'abandonnerai qu'avec la vie. Tu ne me
promets que des trônes , cet anneau me promet le bonheur.
A peine a-t-il fait entendre ces paroles , que la fée
dont la beauté l'avait un instant séduit , disparaît à ses
yeux. Ala place de cette reine superbe , il ne voit qu'une
vieille femme d'une figure hideuse et repoussante , dont
les traits sont couverts de rides , et dont les mains sont
tachetées de sang . Ce trône sur lequel elle était assise n'est
plus qu'un tombeau , et son sceptre est un fouet dont elle
se déchire elle-même .
Thélamire détourne ses yeux avec horreur et continue
sa route au milieu des précipices qui semblent se multiplier
sur ses pas . Après avoir long-tems erré au hasard , il arrive
devant une grotte d'une magnificence éblouissante ; elle
est de l'or le plus pur , les rochers qui l'environnent , les
arbres dont elle est couronnée sont d'or. Al'entrée de cette
grotte , il voit un vieillard couvert de haillons , qui promène
à l'entour des yeux creusés par la défiance . Ce vieillard
est entouré des plus beaux fruits , et ne mange que
quelques misérables racines qu'il a trouvées dans les interstices
des rochers . Sa maigreur est celle de la misère. Il
tient dans ses mains une baguette d'or , et voyant la surprise
du jeune homme qui le contemple , il dit avec orgueil
: Cette grotte d'or massif , tous ces blocs d'or qui
t'environnent, les immenses trésors qu'elle renferme , sont
à moi. Regarde cette baguette magique ; tout ce qu'elle
touche se change en or. Jeune homme ,jette à mes pieds
cet anneau composé d'un métal obscur, et dont encore tu
ne possèdes que la moitié. Je te ferai présent de cette baguette
merveilleuse à l'aide de laquelle tu jouiras d'inépuisables
trésors. -Je cherche le bonheur et non des
126 MERCURE DE FRANCE ,
richesses , répond Thélamire. A ces mots , il jette sur le
vieillard un regard de mépris , puis un regard de pitié.
Apeine avait-il fait une centaine de pas que tout-à-coup
il entend des cris menaçans et terribles. «Ah malheureux !
lui crie-t-on de toutes parts , jette sur-le-champ cet anneau
fatal , ou tu vas périr, En même tems une troupe nombreuse
d'hommes féroces et sauvages se précipitent devant
Jui pour lui défendre le passage , et lui réitèrent d'un ton
absolu l'ordre de se défaire de son anneau. Quoi ! s'écrie
Thélamire la volupté , l'ambition et l'avarice,, nem'ont
point ébranlé , et la crainte aurait plus d'empire sur mon
coeur ! A ces mots , il tire son cimeterre , il s'élance sur
cette multitude effrénée qui le presse avec fureur , Une lutte
terrible s'engage ; le jeune Thélamire se défend avec l'intrépidité
d'un héros ; mais hélas ! ses forces commencent
à s'épuiser' ; il va succomber sous le nombre , lorsque tout,
à-coup un jeune homme , un ange libérateur vient à son
secours et fond sur les brigands étonnés. Thélamire recouvre
de nouvelles forces , et les deux jeunes gens parviennent
enfin à remporter la victoire . Délivrés de leurs
ennemis , ils se regardent un moment avec le silence de la
surprise . Tous deux sont vivement émus . Plus il se regarden
, plus ils trouvent de plaisir à se voir. Il leur semble
que depuis long-tems ils se sont vus , se sont connus
sont aimés , et tous deux s'approchant l'un de l'autre par
un mouvement spontané , se tendent réciproquement la
main et s'écrient ensemble : voilà mon ami !-Voilà , dit
Thélamire , celui que désirait mon coeur , celui dont l'image
me poursuivait dans mes songes.-Voilà , répond le libérateur
de Thélamire , voilà celui que je cherchais , Tobjet
de ma plus ardente ambition , celui qui doit désormais
partager mes peines et mes plaisirs , mes craintes et mes
espérances , et connaître , en me dévoilant son ame toute
entière , les plus secrètes pensées de la mienne . Qui esttu
? d'où viens-tu ? quel est ton nom ?- Je me nomme
Thélamire ; je possède le trône qu'occupa jadis le sage
Moranzeb , et je cherché la moitié d'un anneau qui doit
m'assurer le bonheur. Mais dis-moi , à ton tour , quel est
ton nom , ta patrie ? quel hasard me procure l'inexprimable
bonheur de te connaître ? - Je suis , répond le
jeune inconnu , je suis le fils du sage Moranzeb , je me
nomme Fédor , et voici la moitié de l'anneau qui fait
l'objet de tes désirs et des miens . "
,se
Fédor devant Thelamire ! Thélamire devant Fédor !
: 227 AVRIL 1813.
si
o fils de Moranzeb ! l'héritier de celui qui dépouilla ton
père est devant toi ,et ton père n'est pas encore vengé ! .. ;
Et toi, Thélamire , tu vois devant tes yeux le maître légitimede
ta couronne et tu ne cherches point à te délivrer
d'un rival dangereux ! ... Non , ce sentiment si noble ,
pur , si sublime , qui vient de naître dans leurs coeurs , impose
silence à leurs passions . L'amitié est un feu du ciel
qui épure l'ame sans la brûler. Ils se regardent, ils se parlent
avec ce calme du bonheur et de la vertu , comme
deux êtres qui se doivent l'un à l'autre le plus grand de
tous les biens .
Cher Thélamire , dit le fils de Moranzeb , je sortais
du berceau lorsque le malheur vint fondre sur mon père .
Nous étions poursuivis par le destin , nos têtes étaient
proscrites . Un vieillard nommé Horam , resté fidèle à mon
père , nous cacha pendant quelque tems aux regards de la
persécution et nous conduisit ensuite dans cette île abandonnée.
Là nous trouvâmes une petite chaumière qui servit
d'asile au meilleur et au plus infortuné des rois . En
pous quittant, le vertueux et savant Horam remit entre les
mains de Moranzeb cette moitié d'anneau et lui dit :
Reçois , Moranzeh , ce présent des mains du plus fidèle
de tes sujets. Hélas ! c'est tout ce qu'il peut te donner.
Celte île que tu vas désormais habiter est divisée en deux
parties égales par des montagnes presqu'inaccessibles .
Quand Fédor aura atteint sa vingtième année , qu'il prenne
cette moitié d'anneau , qu'il dirige ses pas vers ces montagnes
que tu vois s'élever dans le lointain. S'il parvient à
les franchir sans avoir perdu le trésor que je te confie , il
trouvera l'autre moitié de cet anneau entre les mains d'un
jeune homme doué des mêmes vertus, que lui , et dès ce
moment il sera plus riche à lui seul que tous les rois de
l'univers .
» Mon père accepta le présent d'Horam qui ne l'avait
jamais trompé. L'espérance vint sourire à sa vieillesse et à
son malheur. Ma félicité future le consola de ses peines
passées , et lorsque la mort vint fermer sa paupière , il me
ditenme serrant la main : Adieu , Fédor , je meurs content
, puisqu'un jour tu dois être heureux .
» Parvenu à l'âge de vingt ans , j'ai voulu suivre le conseil
d'Horam , j'ai gravi ces montagnes imposantes , j'ai
triomphé des plus dangereux ennemis du repos des hommes
, de ces passions funestes qui s'opposent à leur bonheur,
puisqu'elles les empêchent de s'aimer.
3
128 MERCURE DE FRANCE ,
Aces mots , les jeunes princes essayent de rapprocher
les deux parties de l'anneau brisé. Quelle est leur joie !
elles s'unissent d'elles-mêmes , et ne forment qu'un tout.
Leur soudure est si parfaite que l'oeil le plus subtil ne
pourrait découvrir l'endroit où elles ont été séparées .
1
« Viens , Fédor , s'écrie Thélamire avec enthousiasme ;
la prédiction d'Horam est accomplie. Ton ami va te replacer
sur ton trône ..... Quoi ! ditFédor en rougissant,
mon ami serait mon sujet ! Non , Thelamire , l'ambition
ne trouvera pas de place dans un coeur où règne l'amitié .
Laissons à la folie le désir de gouverner des fous . La prédiction
d'Horam est accomplie; nous sommes plus riches
que tous les rois de l'univers , puisque chacun de nous
possède un ami . »
Alors les deux princes marchent ensemble vers la demeure
de Fédor , et se préparent à descendre les hautes
montagnes que le fils de Moranzeb avait franchies ; mais
tout-à-coup les montagnes , les rochers , les précipices
s'applanissent devant eux. De vastes napes de gazons parsemées
de fleurs s'étendent sous leurs pas , et des fruits
exquis brillent au-dessus de leurs têtes. Ils approchent de
la chaumière de Moranzeb qui s'élève par degrés , et se
transforme dans un palais élégant et commode , situé entre
les deux bras d'une jolie rivière qui se divise en mille canaux
divers , et répand dans toute l'île la fraîcheur et l'abondance.
On croirait que l'amitié vient de descendre du ciel
pour embellir d'un seul regard l'asile qu'elle s'est choisi .
Peindre le bonheur de Thélamire et de Fedor est audessus
de l'éloquence des hommes . Jamais la douleur n'ose
approcher de deux ames si tendrement unies. L'amour
vint ajouter encore à leur félicité . Fédor épousa la jeune
princesse du Thibet que Moranzeb avait entraînée dans sa
fuite , et Thélamire devint l'époux de Zoraïde , de la soeur
de son ami. Intéressante colonie ! Prospérez au milieu
des mers , loin du commerce des méchans . Que les douces
affections du coeur éloignent de vous ces passions orageuses
qui brisent tous les liens de la société , tous les liens
des familles , et bouleversent les Empires . Conservez cette
simplicité de moeurs de nos premiers parens , lorsqu'ils se
promenaient dans les jardins de l'Eden , avant leur chute
fatale. Un printems perpétuel règne autour de vous et pour
vous ; le ciel qui vous contemple n'oserait se couvrir d'uu
nuage , de peur de perdre un seul moment de vue le spectacle
onchanteur de votre union et de votre félicité. Et vous , rois
AVRIL 1813.
129
des contrées voisines , respectez la retraite de deux amis .
Que gagneriez -vous à les en chasser ? Ils emporteraient
leur précieux anneau sans doute , et cette île charmante
redeviendrait un rocher inculte et sauvage . Ils chercheraient
un autre asile , et lors même qu'ils seraient forcés de
se réfugier dans les affreux déserts de l'Arabie , la douce
et céleste influence de leur anneau ferait naître autour
d'eux un nouvel Eden , où la nature se plairait à déployer
encore ses grâces et ses trésors .
ADRIEN DE SARRAZIN .
VARIÉTÉS .
SPECTACLES . -Académie impériale de Musique .-Le
journaliste qui a conservé la dignité de ses fonctions , qui
s'est toujours fait , comme nous , un devoir de motiver les
critiques , de garder le ton de décence qui convient également
à l'auteur et au censeur , doit gémir de la manière
un peu leste avec laquelle on rend quelquefois compte d'un
ouvrage : la passion tient lieu de jugement , linjure est
substituée à la discussion .
J'ai promis , dans mon dernier article , de parler de la
musique des Abencérages , et je m'acquitte d'autant plus
volontiers de ma promesse, que l'examen de cette musique
ne peut être qu'un triomphe pour son auteur. Je suis loin
de partager l'opinion des personnes qui assimilant un
grand opéra à un vaudeville ou à un opéra bouffon , ne
P'estiment qu'en proportion des airs qu'ils retiennent ou
répètent en sortant. Une telle manière d'apprécier un
grand opéra me semble toujours étrange , et pour me servir
d'une comparaison qui me paraît juste , c'est comparer
la poésie épique à la poésie légère , et vouloir se souvenir
aussi facilement d'une belle tirade de la Henriade que d'un
couplet de vaudeville .
Les choeurs de l'opéra des Abencérages sont et devaient
être la partie la plus brillante ; ils sont écrits d'une
manière savante , riche d'harmonie ; lorsque les Abencérages
et les Zégris se trouvent ensemble sur la scène ,
ils offrent une double expression bien distincte , et qui
cependant, loin de nuire à l'effet principal , offre un tout
satisfaisant. Le premier air chanté par Nourrit : Enfin
j'ai vu naître l'aurore , est ravissant de mélodie ; l'ex-
I
130 MERCURE DE FRANCE ,
1
,
pression en est douce et suave ; c'est bien un amant
heurenx qui voit naître le jour où tous ses voeux doivent
être comblés . Une romance chantée par Eloi avec un
rare talent a été couverte d'applaudissemens . Le final
du premier acte est superbe . Les Maures reprennent les
armes et volent aux combats ; M. Chérubini a parfaitement
saisi l'expression guerrière de cette situation , à laquelle
viennent si naturellement se mêler les craintes de Noraïme
.
Le second et le troisième actes offrent aussi de grandes
beautés , et si je voulais citer tous les morceaux dignes
d'une mention particulière , je pourrais appeler l'attention
des lecteurs sur la presque -totalité de l'opéra . Cependant
je ne puis me refuser au plaisir de citer encore un air chanté
par Almanzor au second acte : C'en est fait , j'ai vu disparaître
, et les adieux de Noraïme au tombeau de sa
mère .
M. Chérubini me paraît avoir , dans cet ouvrage , dignement
soutenu le nom de premier compositeur de l'Europe,
que les plus célèbres musiciens se sont accordés à lui
donner.
Les ballets sont de M. Gardel ; l'imagination de ce savant
chorégraphe est inépuisable : lorsqu'on songe à la
quantité de ses ouvrages , on croirait qu'après avoir autant
travaillé , il devrait être impossible de produire encore , et
cependant son dernier ballet est toujours celui qu'on préfère
. La danse a prodigué toutes ses richesses , et présente
réunis les talens Vestris , Albert , Antonin ; Mesdames
Gardel , qu'il faut toujours nommer la première ; Clotilde ,
Biggotini , Fanni Bias , etc. On a distingué , dans le grand
nombre des jolis pas , celui qu'Albert danse avec mesdames
Gardel et Biggotini , en s'accompagnant de la guitare ; la
difficulté des pas qu'il exécute ne nuit ni à la mesure , ni
à la précision de son jeu sur cet instrument .
J'ai dit que les décorations ont été exécutées sur les dessius
de M. Isabey ; leur bel ensemble , joint à la fidélité
des détails , prouve ce que l'on avait déjà dit de cet artiste :
c'est que le vrai talent sait se plier à tout , et se montrer
supérieur dans plusieurs genres .
Nourrit a joué le rôle d'Almanzor avec beaucoup d'intelligence
et toute la chaleur désirable , mais il l'a chanté
avec cette voix pure et flexible qui n'appartient qu'à lui .
Mme Branchu a été forcée , par une indisposition , de
céder son rôle à Me Himm , après la première représen-
:
SEINE
AVRIL 1813 .
tation; c'est faire de Mlle Himm un grand éloge que d
dire qu'elle n'y a point excité de regrets . Dérivis est bean
dans le rôle d'Alémar .
Somme totale , les Abencérages me paraissent réupir
les diverses beautés que l'on doit rechercher dans
opéra ; des situations attachantes , une belle musique , des
danses gracieuses et des décorations pittoresques . B.
Théâtre-Français . - La Suite d'un Bal masqué. -
Comme la coquetterie est le ressort que les femmes manient
le plus habilement, faut-il être surpris que cette
comédie , qu'on assure être la production d'une femme ,
ait pour base ce sentiment ?
Mm de Mareuil a promis sa main à Saint-Albe , jeune
homme passionné et jaloux ; elle l'aime , mais l'amour de
cette belle ne l'empêche pas de suivre les bals de l'Opéra .
Il est difficile que la jeunesse abandonne le temple de la
folie , et l'âge seul paralyse les ailes des papillons .
Guidée par la seule étourderie , Mme de Mareuil fait sous
le masque la conquête du jeune Versac , dont elle connaît
déjà le nom et la famille . Sachant qu'il est en procès ávéc
Me de Belmont , veuve charmante dont elle est l'amie ,
que ce procès retient à Paris , et qui habite avec elle le
même hôtel , notre adroite coquette conçoit le projet de
terminer leurs différents . Que risque-t-elle ? si elle réussit ,
elle cimente le bonheur de son amie ; si elle échoue , c'est
un adorateur de plus qu'elle enchaîne à son char , et c'est
toujours une consolation. L'imagination s'enflamme aiséinent
au bal. Versac vivement épris , la fait suivre , et parvient
à découvrir son adresse . Il lui écrit , demande à
la voir. On le recevra , pourvu qu'il se présente sous le
nom de Gerville. Elle apprend à Saint-Albe la conquête
qu'elle a faite au bal lui vante l'esprit, la grace de son rival,
et lui dit avec une joie piquante qu'elle l'attend. Mouvement
d'humeur de la part de l'amant; il sort , on jouit de
son dépit . Cependant Gerville va venir , il est instant de
décider Mede Belmont de passer auprès de lui pour
Mme de Mareuil . Elle a fait une inconséquence; pour que la
partie soit égale , il faut que son amie en fasse une à son
tour. Me de Belmont ne s'y prête qu'avec peine . Eh ! que
dirai-je s'il me parle? Eh bien vous répondrez. Elle ponvait
répliquer : qui répond paye. Gerville arrive : on devine
tout ce que cette scène pent avoir de piquant. Le premier
coup-d'oeil a suffi . Me de Belmont est aimée . On est prêt
DE
LA
5.
cen
12
132 MERCURE DE FRANCE ,
envers elle à tous les sacrifices . Au moment le plus vifde
l'entretien , Mme de Mareuil entre . Cette femme si séduisante
, qui enivrait Gerville sous le masque , devient presque
un objet importun : tant la passion enlaidit ou embellit les
objets ! Malgré sa coquetterie , on sent qu'elle est contente
de n'avoir pas su plaire. Comme, le premier pas franchi ,
rien ne coûte , Gerville est invité à souper ; il accepte. Un
moment après , Mme de Belmont , à qui son amie a quelque
chose à communiquer , le laisse seul , en lui offrant pour
compagnie des livres. Saint-Albe arrive . Gerville qui le
connaît depuis long-tems , tout plein de sa passion , lui fait
confidence de son amour pour Mme de Mareuil , de l'intrigue
qu'il a nouée avec elle au bal de l'Opéra , de ses
projets , et le prie de le servir, lui montrant la lettre qu'il
en a reçue. Notre jaloux refuse obstinément ; et consent
ensuite , pour toute faveur , à tenir secret une heure seulement
le nom de son rival. Du reste , le choix de Mm de
Mareuil décidera de leur bonheur. M de Belmont revient .
Un mot dessille les yeux de Saint-Albe . La joie éclate , et
comme le secret devient inutile à garder, il dévoile te nom
de Versac. Mme de Belmont est un peu piquée du mystère
que lui a fait son amie , mais elle pardonne tout à son bon coeur . Gerville et Mme de Mareuil arrivent . Tout s'éclaircit.
Saint -Albe épouse Mme de Mareuil , et Mme de Belmont
gagne à-la- fois un procès et un mari.
Cette pièce a parfaitement réussi, et méritait son succès.
L'intrigue se none avec adresse et se dénoue de même . Le
dialogue est coulant, naturel, facile ; on y remarque ces
traits délicatement aiguisés par la main des femmes :
Et ces expressions , si fines , si naïves ,
Des malices du sexe innocentes archives .
Le jeu de Me Leverd est décent et spirituel. Armand
fait ressortir avec adresse plusieurs mots plaisans . Michelot
saisit bien les nuances du dépit, de la jalousie et de lajoie.
Mlle Mars , qui imprime son cachet au moindre rôle , semble
encore se surpasser , et n'a de rivale qu'elle-même .
1 DU PUY DES ISLETS .
Théâtre de l'Impératrice . — Les Filles à Marier , les
Trois Sultanes , pour la représentation au bénéfice de
Mlle Délia (*) .
(*) Cet article aurait dû paraître il y a quinze jours. L'abondano
des matières nous a forcé de le retarder.
AVRIL 1813 . 133
Les Filles à Marier , les Trois Sultanes , le chant de
M Sessi , et la danse du shall par Mlle Délia, c'était pour
le coup grande fête à l'Odéon .
Les Filles à Marier sont une assez jolie pièce de M. Picard.
Son titre seul suffisait pour attirer du monde , et en
attirait beaucoup à Louvois .
La pièce deviendra également pour l'Odéon une bonne
fortune, et quoiqu'elle n'y ait pas eu une physionomie
aussi vive et aussi enjouée que lorsqu'elle fit son entrée
dans le monde , elle se soutiendra par la gentillesse de
Mlle Fleuri , l'air décent et modeste de Mile Perrou , la
finesse de Mlle Délia , très- française , quoique née à Smyrne ,
et par le naturel très-comique de M. Perrou , qu'on croirait
né sur les bords de la Garonne .
M Délia , qui jouait dans la première pièce l'espiègle
Ursule, est devenue dans le seconde la coquette Roxelane .
D'une espiègle à une coquette , la différence n'est pas
grande , aussi n'a-t-elle point dérogé. Il y a long-tems
qu'elle guettait ce rôle , qui semblait un fruit défendu , et
par-là devenait plus attrayant , mais qui au fait n'en était
pas un , puisque l'ouvrage appartenait à l'ancien répertoire
de la comédie italienne . Clairval et Me Beaupré , dont on
vantait la figure , y recueillaient une ample moisson d'applaudissemens
. Dans l'un, on distinguait un sultan voluptueux
, harassé de jouissances , qui cherche le plaisir au sein
du plaisir même , et dans l'autre , la jolie femme qui
triomphe par droit de conquête et de caprice .
La pièce des Trois Sultanes n'est assurément point un
bon ouvrage. e dialogue n'offre pas un seul mot de vérité .
Il règne dans les deux premiers actes un ton maniéré et
plein d'afféterie , et dans le dernier un ton philosophique ,
très à la mode alors , mais assez bizarre dans la bouche
d'une petite Française dont le nez retroussé bouleverse un
empire.
La pièce fut attribuée dans le tems à M. l'abbé de Voisenon,
parce qu'on y crut reconnaître le tour d'esprit de
cet abbé , à qui l'épithète dejoli pédant , décernée à Fontenelle
par J. B. Rousseau , convenait assez bien. La plus
grande gloire de Voisenon est d'avoir inspiré à Voltaire
cette jolie épitaphe :
Ici git ou plutôt frétille
Voisenon frère de Chaulieu ;
Asa muse vive et gentille
134 MERCURE DE FRANCE ,
Je ne prétends point dire adieu ,
Car je m'en vais dans le même lieu ,
Comme cadet de la famille .
Quel humble cadet que Voltaire , et quel aîné que Voisenon
! Mais Voisenon avait encensé Voltaire, et la reconnaissance
du grand homme poursuivait quelquefois les
admirateurs au-delà même du tombeau. Ilfit présent de
sa place à tout le monde, et son fauteuil reste encore vacant.
Mais revenons à Mll Délia: elle met dans le rôle de
Roxelane beaucoup d'esprit , d'intelligence et de grâce ;
cette actrice a tout ce qu'il faut pour y réussir, au nez près ,
qui n'est pas retroussé. Mêlons à beaucoup de louanges un
peu de conseils. Mlle Délia n'a pas toujours dans son articulation
la netteté convenable . Ce défaut , qui pourrait devenir
très-grave , puisque la première loi au théâtre consiste
à se bien faire entendre , peut se corriger avec des
soins . Si le bègne Démosthènes , en s'efforçant de mâcher
des cailloux , devint le plus grand des orateurs , MDélia ,
avec moins de peine, peut devenir la plus aimable des
actrices . Mes observations n'empêchent point qu'elle ne
soit à l'Odéon le miracle des coquettes et la sultane favo
rite . Quant à Mille Leroi , sa jolie figure serait de mise dans
tous les sérails de l'Orient . Je voudrais bien dire un mot
du sultan Thénard , mais je le vois qui me fait signe de ne
point commettre d'indiscrétion. Comme on ne quitte point
un bon repas sans parler du mets le plus exquis , je n'oublierai
point Mme Sessi , qui , quoiqu'accessoire , a joué un
rôle si principal dans la fête : je voudrais la louer d'une
manière digne d'elle , mais il faudrait rajeunir mes louanges ;
et mon éloge ne pourrait jamais égaler l'éclat de sa voix ,
ni la fraîcheur de son chant . DU PUY DES ISLETS .
INSTITUT IMPÉRIAL DE FRANCE. -La classe de la langue
et de la littérature françaises a tenu , aujourd'hui jeudi 15
avril, une séance publique annuelle pour la réception de
M. Duval. Elle a été présidée par M. le comte Regnaud
de Saint-Jean-d'Angely. Voici l'ordre des lectures qui ont
eu lieu:
M. le secrétaire-perpétuel a fait le rapport sur le concours
et sur les pièces de vers qui ont obtenu une mention
honorable.
Il a fait ensuite l'annonce des sujets de prix pour 1814 .
M. Duval a prononcé son discours de réception avec
AVRIL 1813 . 135
beaucoup de modestie et de sentiment. On a applaudi à
un grand nombre d'aperçus ingénieux , de traits piquans .
M. le président a répondu par un discours éloquent ,
brillant , souvent sublime . Chaque tirade , presque chaque
phrase était couverte d'applaudissemens .
M. Le Mercier a lu une Epître en vers , et M. Parcevalde-
Grandmaison , un fragment d'un poëme sur les beauxarts
.
NECROLOGIE . -L'Europe savante vient de faire une de
ces pertes dont il est donné à un petit nombre d'esprits de
sentir toute l'importance. L'illustre M. de Lagrange , chargé
d'honneurs et d'années , vient de mourir , emportant les
regrets du Souverain qui avait décerné à son génie les plus
hautes récompenses , du Sénat qui se glorifiait de le compter
parmi ses membres , de l'Institut de France , où ses plus
dignes rivaux n'ont jamais prononcé son nom qu'avec
respect. Ses obsèques ont eu lieu mardi dernier avec la
solennité due à son rang .
Le cortège arrivé à l'église Sainte-Geneviève , M. le comte
de Lacépède , président du Sénat , non moins à ce titre
qu'à celui d'ami de l'illustre défunt , a prononcé le discours
suivant :
<<Monsieur l'archiprêtre de Sainte -Geneviève ,
>> Messieurs du chapitre métropolitain ,
» Nous suivons sous ces voûtes funèbres , dans ce dernier asile du
génie , de la sagesse , de l'héroïsme et des vertus , un grand homme
qui nous était bien cher.
>>Depuis plus d'un demi-siècle , l'Europe savante prononçait avee
respect le nom de Lagrange .
Fameux , dès sa jeunesse , par des concours célèbres où il montra ,
l'art de résoudre d'importans problèmes , qui jusqu'à lui avaient
échappé aux recherches des géomètres les plus habiles ; annonçant
de bonne heure ce qu'il devait faire pour la science vers laquelle
l'entraînait un penchant irrésistible; indiqué à un grand roi par un de
ceux qui tenaient alors le sceptre des mathématiques , commele
seul qui pût dignement remplacer Euler ; réunissant dans les différens
ouvrages qu'il publliiaa ,, la grandeur des vues , la fécondité dès
découvertes , et la profondeur des pensées , à la sûreté de la méthode
, et à la clarté du style ; créant , pour ainsi dire , une science
nouvelle par l'application aux diverses parties de la géométrie et de
lamécanique ; d'une grande et belle conception qui substituait des
principes évidens et des démonstrations rigoureuses à des hypothèses
gratuites , ou à des considérations moins exactes , il fut proclamé par
les savans les plus digues de le juger , l'heureux émule de Leibnitz et
deNewton.
136 MERCURE DE FRANCE , AVRIL 1813 .
>> Cette grande renommée , les honneurs et les hommages qui la
suivirent , n'altérèrent jamais la bonté de son caractère , la simplicité
de ses moeurs , la candeur de son esprit , sa modestie avec ses contemporains
, sa justice envers ses prédécesseurs , son affection pour
ses amis .
>>Ces qualités si touchantes , sur - tout lorsqu'elles embellissent une
haute réputation , ne rendirent jamais plus heureux sa digne compagne
et ceux qu'il chérissait que lorsque , sur la fin de sa carrière ,
il s'occupait àà mettre la dernière main au grand monument qu'il avait
élevé en l'honneur des sciences .
Ah ! lorsqu'auprès de son cercueil nous jetons les yeux sur ces
couronnes académiques , sur cette pourpre sénatoriale , sur cette
palme de l'honneur , sur ce premier symbole d'un ordre illustre , sur
ces téinoignages des sentimens du plus grand des souverains , de celui
dont l'estime est un si grand éloge , avec quel intérêt nous cherchons
, parini ces trophées , cet ouvrage du génie et d'une longue
méditation cette théorie des fonctions analytiques , qui brillerait
comme un grand bienfait , au milieu de ces nobles récompenses !
>>>Lorsque Newton cessa de vivre , l'admiration grava sur sa tombe
cette inscription remarquable : Que les mortels sefelicitent d'avoir eu
un si bel ornement de l'espèce humaine ! La postérité gravera les
mêmes paroles sur la tombe de Lagrange .
>>Mais l'éclat de tant de gloire ne fait que nous découvrir davantage
la grandeur de notre perte ; il ne soulage pas notre douleur profonde.
Une seule pensée , une espérance sublime , que le sentiment
embrasse avec transport , et que la religion consacre en la fondant
sur la parole même de Dieu , peut seule adoucir les regrets de l'amitié
éplorée , en ouvrant à ses yeux les portes de la véritable immortalité
. Ministres de l'Eternel , secondez cet espoir consolateur , en joignant
à nos voeux vos pieuses cérémonies et vos saintes prières . »
A la suite de ce discours , M.le comte Laplace s'est
approché du cercueil , et a dit :
Messieurs , qu'il me soit permis d'ajouter quelques mots au discours
éloquent que vous venez d'entendre sur le grand homme dont
nous pleurons la mort,
>> Parmi les inventeurs qui ont le plus reculé les bornes de nos
connaissances , Newton et lui me paraissent avoir possédé au plus
haut point ce tact heureux qui , faisant discerner dans les objets les
principes généraux qu'ils recèlent , constitue le véritable génie des
sciences , dont le but est la découverte de ces principes . Ce tact
joint à une rare élégance dans l'exposition des théories les plus abstraites
, caractérise M. de Lagrange .
•
> Sa perte sera vivement sentie par tous les géomètres , dont ses
immortels ouvrages font l'instruction et les délices : elle excitera les
regrets de tous ceux qui s'intéressent aux progrès de l'esprit humain :
l'amitié qui nous unissait depuis long-tems me rend cette perte encore
plus douloureuse . »
POLITIQUE.
S. M, I'EMPEREUR est parti le 15 de ce mois à une
heure du matin pour Mayence .
Voici , suivant une note officielle qui a paru le même
jour, quelle était la situation des armées françaises dans le
nord , au 5 avril.
Les nouvelles de Dantzick étaient satisfaisantes . La
nombreuse garnison a formé des camps en dehors . L'ennemi
se tenait éloigné de la place , et ne paraissait pas en
disposition de rien tenter. Deux frégates anglaises s'étaient
fait voir devant la place .
AThorn il n'y avait rien de nouveau. On y avait mis le
tems à profit pour améliorer les fortifications .
1
:
L'ennemi n'avait que très-peu de forces devant Modlin ;
le général Daendels en a profité pour faire une sortie , a
repoussé le corps ennemi , et s'est emparé d'un gros convoi
, où il y avait entr'autres 500 boeufs .
La garnison de Zamosc est maîtresse du pays à six lieues
à la ronde , l'ennemi n'observant cette place qu'avec quelque
cavalerie légère .
Le général Frimont et le prince Poniatowsky étaient
toujours dans la même position sur la Pilica .
Stettin , Custrin et Glogau étaient dans le même état.
L'ennemi paraissait avoir des projets sur Glogau , dont le
blocus était resserré .
Le corps ennemi qui , le 27 mars , a passé l'Elbe à
Werben , dont l'arrière-garde a été défaite le 28 par le général
Montbrun , et jetée dans la rivière , s'était dirigé sur
Lunebourg.
Le 26 , le général Morand partit de Brême , et se porta
sur Lunebourg , où il arriva le 1 avril . Les habitans , soutenus
par quelques troupes légères de l'ennemi , voulurent
faire résistance; les portes furent enfoncées à coups
de canon , une trentaine de ces rebelles passés par les
armes , et la ville fut soumise .
Le 2 , le corps ennemi qu'on supposait de 3 à 4000
hommes, infanterie , cavalerie et artillerie , se présenta deyant
Lunebourg . Le général Morand marchaasa rencontre
138 MERCURE DE FRANCE ,
avec sa colonne , composée de 800 Saxons et 200 Français ,
avec une trentaine de cavaliers et quatre pièces de canon .
La canonnade s'engagea. L'ennemi avait été forcé de quitter
plusieurs positions , lorsque le général Morand fut tué
par un boulet. Le commandement passa à un colonel
saxon . Les troupes , étonnées de la perte de leur chef , se
replièrent dans la ville; et après s'y être défendues pendant
une demi-journée , elles capitulèrent le soir. L'ennemi fit
✔ ainsi prisonniers 700 Saxons et 200 Français. Une partie
des prisonniers ont été repris .
Le lendemain , le général Montbrun , commandant
l'avant-garde du corps du prince d'Eckmulh , arriva à
Lunebourg . L'ennemi , instruit de son approche , avait
évacué la ville en toute hâte et repassé l'Elbe . Le prince
d'Eckmulh , arrivé le 4 , a forcé l'ennemi à retirer tous ses
partis de la rive gauche de l'Elbe , et a fait occuper Stade .
Le 5 , le général Vandamme avait réuni à Brême les
divisions Saint- Cyr et Dufour. Le général Dumonceau
avec sa division était à Minden.
Le vice- roi a rencontré , le 2 avril , une division prussienne
, en avant de Magdebourg sur la rive droite de
f'Elbe , l'a culbutée , l'a poursuivie l'espace de plusieurs
lieues , et lui a fait quelques centaines de prisonniers .
La brigade bavaroise , qui fait partie de la division du
général Durutte , a eu , le 29 mars , une affaire à Coldiz
avec la cavalerie ennemie. Cette infanterie a repoussé
toutes les charges que l'ennemi a tentées sur elle , et lui a
tué plus de 100 hommes , parmi lesquels on a reconnu un
colonel et plusieurs officiers . La perte des Bavarois n'a été
que de 16 hommes blessés . Depuis lors , le général Durutte
a continué son mouvement sans être inquiété , pour
se porter sur la Saale à Bernbourg .
Un détachement de cavalerie ennemie était entré le 5
dans Leipsick .
Le duc de Bellune était en observation à Calbe et Bernbourg
sur la Saale .
Aumoment où nous écrivons ,une seconde note a parus
il importe de la consigner ici .
Situation des armées dans le nord au 10 avril.
Le 5, la 35 division , commandée par le généralGrenier,
a eu une affaire d'avant-poste sur la rive droite de l'Elbe ,
àquatre lieues de Magdebourg . Quatre bataillons de cette
AVRIL 1813 . 139
division seulement ont été engagés. L'infanterie a montré
son intrépidité ordinaire , et l'ennemi a été repoussé .
Le 7, le vice-roi étant instruit que l'ennemi avait passé
l'Elbe à Dessau , a envoyé le 5º corps et une partie du 11
pour appuyer le 2º corps , commandé par le duc de Bel-
June. Lui-même il s'est porté à Stassfurt , où son quartiergénéral
était le 9 , et il a réuni son armée sur la Saale , la
gauche à l'Elbe , la droite appuyée aux montagnes du Harz ,
et sa réserve à Magdebourg.
Le prince d'Eckmulh , qui , le 8 , avait son quartier-général
à Lunebourg , se mettait en marche pour se rapprocher
de Magdebourg.
L'artillerie des divisions du général Vandamme arrivait
à Brême et à Minden .
La tête d'un corps composé de deux divisions , qui doit
prendre position à Wezel , sous les ordres du général Lemarois
, commençait à arriver.
Le 10 , le général Souham avait envoyé un régiment à
Erfurt , où on n'avait pas encore de nouvelles des troupes
légères de l'ennemi .
Le duc de Raguse prenait position sur les hauteurs
d'Eisenach .
L'armée française du Mein paraissait en mouvement
dans différentes directions .
Le prince de Neufchâtel était attendu à Mayence .
Une partie de l'état-major de l'Empereur y était arrivée ,
ce quifaisait présumer l'arrivée prochaine de ce souverain .
Le parti américain , qui veut une guerre ou une paix
également honorables , qui croit n'avoir pas inutilement
reconquis les droits de l'Union , et qui ne veut pas retomber,
après trente ans d'indépendance glorieuse , au rang
d'une colonie anglaise , vient de remporter une éclatante
victoire : il a obtenu que les affaires de ce pays fussent
dirigées pendant quatre ans encore par un homme dont
tous les actes , dans sa présidence , ont été dictés par un
sentiment éclairé des véritables intérêts de sa patrie , qui
aconstamment jugé à quel prix il fallait acheter l'alliance
anglaise , et quel nom il fallait donner à cette alliance
prétendue , par-tout où elle s'établit. M. Madisson a été
constamment Américain , et les Américains l'ont réélu
président des Etats-Unis pour quatre ans ; son compétiteur,
M. Gerry , est élu vice-président pour le même tems .
Ainsi toutes les intrigues de l'Angleterre pour empêcher
40 MERCURE DE FRANCE ,
cette élection ont été nulles . La proclamation s'en est faite
à Washington avec la plus grande solennité , et avec l'expression
de l'assentiment et de l'allégresse universelle .
Le premier acte auquel le président réélu vient d'être
autorisé , est un droit de représailles que les excès des Anglais
et leurs insupportables prétentions ne rendent que
trop légitimes . Dorénavant tout citoyen des Etats-Unis.
au service militaire de cette république , faisant service à
bord d'un de ses vaisseaux de guerre ou de ses corsaires ,
qui , saisi par les Anglais , essuyera une punition quelconque
, sous prétexte qu'il est né sur le territoire anglais ,
entraînera une représaille , et l'application de la même
punition à tout sujet du gouvernement anglais qui , né sur
le territoire des Etats-Unis , sera saisi les armes à la main
au service de la Grande-Bretagne. L'acte et l'assujétissement
de ses formes seront soumis à une cour martiale .
L'affaire scandaleuse de la princesse de Galles continue
d'occuper à Londres l'attention publique et les feuilles périodiques
. L'anecdote suivante peut être citée pour donner
une idée de la tournure des idées à cet égard , et de la
manière dont on interprète les démarches de la princesse .
« La princesse Charlotte , dit le Morning- Chronicle , a
écrit , il y a quinzejours , une lettre au prince-régent , pour
lui demander la permission de s'acquitter d'un devoir personnel
envers sa mère , à l'occasion du décès de la duchesse
de Brunswick . Dans la soirée , elle a reçu , dit - on , un message
verbal , qui portait qu'elle aurait assez de tems pour
Jui rendre visite après les funérailles . Jeudi , la princesse
écrivit une autre lettre , dans laquelle elle priait S. A. R.
de lui permettre de rendre visite à sa mère. N'ayant pas
reçu de réponse , la princesse a conclu que qui ne dit mot
consent , et elle alla voir sa mère à Blakheath . "
Mais voici un témoignage public des sentimens qu'inspire
cette affaire à tout ce qui n'est pas dévoué au parti
ministériel. Dans une assemblée générale de la cité, présidée
par le lord maire , M l'alderman Wood a pris la
parole , et a prononcé un long discours , qu'il a terminé par
la motion qu'il fût présenté à S. A. R. la princesse de
Galles une respectueuse et humble adresse , pour la féliciter
d'avoir échappé à la cruelle tentative qui a étéfaite
contre son honneur et contre sa rie.
1
Après quelques discussions , l'adresse proposée a été
lue. Elle porte que les sentimens d'affection que la livery
de Londres a ressentiş à l'arrivée de la princesse en Anglo
AVRIL 1813 . 14
1
terre , ne sont en rien diminués ; que tous ses membres
sont pénétrés du plus profond respect pour tous les individus
qui appartiennent à l'illustre maison de Brunswick ;
qu'ils ont vu avec indignation et horreur l'affreuse conspiration
qui a été tramée contre l'honneur et la vie de la
princesse ; qu'ils sont pénétrés d'admiration pour la modération
, la patience et la magnanimité qu'elle a montrées
pendant sa longue persécution .
L'adresse se termine par des témoignages de la confiance
qu'a la livery , que la princesse Charlotte , élevée sous les
yeux d'une telle mère , fera le bonheur de l'Angleterre ,
et par des voeux pour la santé , la félicité et la prospérité de
S. A. R.
L'adresse a été reçue avec les plus viſs témoignages de
joie, et a été approuvée presqu'à l'unanimité .
Il a été décidé qu'elle serait présentée par le maire , les
alderman , les 100 membres de la livery; et les schérifs ont
élé invités à se rendre auprès de S. A. R. , pour savoir
quand il lui plairait de recevoir la députation .
Sur la motion de M. Waithman , on a voté des remercimens
à M. Whitbread , à M. Cochrane Johnstone , et à
sir Francis Burdett, pour la part qu'ils ont prise dans la
défense de S. A. R.
On a voté aussi des remercîmens à l'alderman Wood ,
après quoi l'assemblée s'est séparée .
La princesse , plongée dans l'affliction causée par la mort
de la duchesse de Brunswick sa mère , n'a pu recevoir la
députation de la cité aussitôt la rédaction de l'adresse : elle
a dû la recevoir non publiquement , mais dans ses appartemens
, le lundi 5 avril .
La continuation de la discussion sur les affaires de la
compagnie des Indes , et les projets du chancelier de
l'échiquier relatifs aux billets d'amortissement , projets attaqués
comme destructifs du crédit national et contraires à la
foi publique, aux engagemens du gouvernementlui-même ,
et à l'objet des institutions de ces billets , ont occupé les
deux chambres . Ces objets sont intéressans : ils concourent
à prouver les embarras qu'éprouve le ministère , les difficultés
qui entravent le commerce; mais de nombreuses pétitions
déposées sur le bureau par divers membres , pétitions
ayant toutes pour objet la paix et les moyens de
Tenouer une négociation avec la France , nous intéressent
bien plus particulièrement encore ; nous entrerous à cet
égard dans quelques détails .
742 MERCURE DE FRANCE ,
Lord Holland devant les pairs assemblés s'esthautement
rendu l'organe des pétitionnaires ; il a déclaré partager
l'opinion , et penser qu'après tant de sang versé , la paix
devait être l'objet de tous les voeux, et que les circonstances
la rendaient aussi possible qu'elle est désirable. L'orateur
n'accuse pas les ministres de se bercer encore d'idées chimériques
, du vain projet de renverser le grand homme qui,
dit-il , est à la tête du gouvernement français ; il ne les
accuse pas de prétendre arracher à la France le fruit de
vingt-cinq années de travaux et de victoires; si cela était ,
il n'est pas , ajoute-t-il , un Français qui ne dût verser jusqu'à
la dernière goutte de son sang pour résister à de telles
prétentions , et pas un Anglais qui dût verser une seule
goutte du sien pour les soutenir. Lord Holland pense
qu'il est toujours tems de parler des moyens de faire la paix,
que le moment présent est plus favorable que jamais : il
demande et il obtient que les pétitions en faveur de la paix
soient déposées sur le bureau.
Dans la chambres des communes , M. Whitbread s'est
également rendu l'interprête des Pétitionnaires ; l'orateur
diffère cependant avec lord Holland en ce point , qu'il ne
croit pas la circonstance actuelle propre à ouvrir des négociations;
mais il soutient que de cette circonstance il peut
naître un moment favorable , et qu'alors les ministres
doivent s'empresser de la saisir.
<<Lorsqu'au commencement de la session actuelle , a-t-il
dit , il proposa un amendement à l'adresse à présenter au
prince régent , et prévint la chambre de la motion dont
il vient d'être question , il ne désigna aucune époque précise
où il eût l'intention de la faire , et depuis lors it l'avait
ajournée indéfiniment. A présent même , que les événemens
récemment survenus dans le nord de l'Europe , au
lieu de faciliter la paix , paraissentymettre un nouvel obs
tacle , il croit convenable de laisser aux ministres une
entière liberté de prendre telle mesure qu'ils jugeront à
propos à ce sujet , à moins qu'ils ne se conduisent de manière
à le convaincre qu'ils ne sont point disposés à profiterde
l'occasion favorable qui pourrait se présenter dans
ces circonstances , ou qu'ils ont conçu quelques-unes de
ces espérances chimériques qui ont séduit d'autres ministres
précédemment. S'il les croyait livrés à ces espérances
chimériques , il se trouverait obligé à faire une
motion non directement pour qu'on fasse la paix , mais
pour une adresse au prince régent , à l'effet de le supplier
AVRIL 1813 . 143
de renvoyer des ministres qui ne paraîtraient pas disposés
à procurer à la nation une paix raisonnable. Mais jusqu'à
ce qu'il ait cette conviction , il différera sa motion pour la
paix indéfiniment.n
Lord Castelreagh a répondu que l'opinion professée par
le préopinant relativement aux pétitions actuelles , est trèsconstitutionnelle
, et qu'il a bien raison d'observer que le
gouvernement ne doit être nullement gêné dans ses opérations
relatives à la paix ; qu'en conséquence', lorsqu'il
trouvera bon de faire sa motion à ce sujet , ce sera le moment
convenable de lui répondre .
Les pétitions ont été déposées sur le bureau .
Les nouvelles d'Allemagne font connaître que le cabinet
autrichien continue à s'occuper des mesures propres
à raffermir le crédit , et à régulariser les finances , en même
tems que celles qui sont relatives à l'armée d'observation.
La famille royale de Saxe est arrivée à Ratisbonne , où elle
a été reçue avec les plus grands honneurs , et visitée par la
famille de Bavière. Le roi de Wurtemberg , celui de Westphalie
, tous les princes de la Confédération sont sans
relâche occupés à passer des revues de corps qui rejoiguent
aussitôt les points qui leur sont assignés .
M. de Scharzenberg a été présenté à l'Empereur Napoléon
la veille du départ de S. M. , et lui a remis une lettre
de son souverain . M. de Bubna est reparti le lendemain
pour Vienne , où l'ambassade de M. de Narbonne a été
reçue avec la plus grande solennité. S ....
ANNONCES.
Le Bon Jardinier , Almanach pour l'Année 1813 , dédié et présenté
à Sa Majesté l'Impératrice , par M. Mordant De Launay , l'un
des bibliothécaires au Jardin des Plantes ; contenant des préceptes
généraux de culture ; l'indication des travaux à faire dans les jardins ;
ladescription, l'histoire,et la culture particulière de toutes les plantes
utiles , soit potagères ou propres aux fourrages , soit arbres fruitiers
de toutes espèces , avec la manière de les bien conduire et l'indication
des meilleurs fruits . Suivis d'une Table latine et française très-complète
de tous les noms botaniques , vulgaires et même triviaux de
chaque plante , et d'un Vocabulaire explicatif de tous les termes de
jardinage et de botanique ayant besoin d'interprétation. Nouvelle
édition , augmentée d'environ 100 pages. Un vol. in- 12. Prix, 6 fr. ,
44 MERCURE DE FRANCE , AVRIL 1813 .
et8 fr. 25 c. franc de port. Chez Audot , libraire rueSt-Jacques ,
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Imprimé pour la première fois in- 18 , sur beau carré d'Hollände
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avec la lettre , 3 fr. 50 c .; cartonné à la Bradel , 4 fr.; relié en veau
doré sur tranche avec filet , 6 fr . Figures avant la lettre , cartonné
à la Bradel , 8 fr .; relié en veau doré sur tranche , etc. 10 fr. -
Epreuves doubles , la première à l'eau forte , la seconde finie , avant
la lettre et cartonné , 12fr . Chez Arthus-Bertrand , libraire , rue
Hautefeuille , nº 23 .
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Mémorial Horaire , ou Thermomètre d'emploi du tems , servant à
indiquer le nombre d'heures données par jour à chacune des divisions
et subdivisions ; 1º De la vie intérieure et individuelle , considérée
sous les rapports physique , moral et intellectuel ; 2º De la vie extérieure
et sociale , pour l'année 18 .. , ou Tablettes destinées à procurer
le moyen de recueillir en une minute et sur une seule ligne , pour
chaque intervalle de vingt- quatre heures tous les divers emplois et
les principaux résultats de la vie pendant le même espace de tems.
In-8°. Prix , 2 fr. , et 2 fr . 50 c . franc de port. Chez le même .
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N. B. Ces deux ouvrages sont de l'imprimerie royale de Milan.
AVIS.- La lettre de M. Valant à M. François (de Neufchâteau) ,
que nous avons annoncée , il y a quelque tems se trouve chez
Debray , lib . , rue Saint-Honoré , vis-à-vis celle du Coq. Prix , I fr .
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Le MERCURE DE FRANCE parait le Samedi de chaque semaine ,
par cahier de trois feuilles. Leprix de la souscription est de 48francs
pour l'année , de 25francs pour six mois , et de 13francs pour un
trimestre .
Le MERCURE ÉTRANGER paraît à la fin de chaque mois , par
cahier de quatre feuilles. Le prix de la souscription est de 20francs
pour l'année , et de 11 francs pour six mois. ( Les abonnés au
Mercure de France , ne paient que 18 fr. pour l'année , et 10 fr. pour
six mois de souscription au Mercure Etranger. )
On souscrit tant pour le Mercure de France que pour le Mercure
Étranger, au Bureau du Mercure , rue Hautefeuille , nº 23 ; et chez
les principaux libraires de Paris , des départemens et de l'étranger ,
ainsi que chez tous les directeurs des postes .
Les Ouvrages que l'on voudra faire annoncer dans l'un ou l'autre
de ces Journaux, et les Articles dont on désirera l'insertion , devront
être adressés ,francs de port , à M. le Directeur- Général du Mercure ,
Paris .
SEINE
cem
MERCURE
DE FRANCE.
N° DCXIV .
A
-
Samedi 24 Avril 1813 .
POÉSIE
FRAGMENT TIRÉ DE L'ENFER DU DANTE , CHANT IV.
Le Dante arrive au premier cercle de l'Enfer et descend
dans les Limbes , où il trouve les ames de ceux qui
sont morts sans avoir reçu le baptême.
1
Ruppemi l'alto sonno nella testa
Un greve tuono , si chi mi riscossi ,
Come persona , che per forza è desta. etc.
1
Comme un bruyant tonnerre ébranle les échos ,
Le sombre empire gronde , et m'arrache au repos .
Je cherche , en m'agitant dans la vaste étendue ,
Sur quel sinistre objet s'arrêtera ma vue.
J'aperçois la vallée où triomphe la mort ;
Du gouffre des douleurs mes pieds touchent le bord .
Les longs gémissemens de ce lieu lamentable
De la foudre imitaient le bruit épouvantable ,
Et de l'abíme obscur , nébuleux et profond
Vainement mes regards interrogent le fond :
Tout semble enseveli sous des voiles funèbres .
i
K
46 MERCURE DE FRANCE ,
•Approche , et suis mes pas au séjour des ténèbres , »
Meditalors mon guide (1) , en pálissant. « Eh quoi !
>> M'écriai-je ; toi-même es surpris par l'effroi ,
>> Toi dont l'exemple instruit et soutient mon courage ! »
>>- Ne crains rien , reprit- il : tu lis sur mon visage
» La pitié que je dois à tant d'infortunés ,
>>A des peines sans terme ici bas condamnés.
>>Abrégeons le chemin ; que ma voix te ranime .
> Plus loin le premier cercle environne l'abîme :
>>Entrons-y. >> Nous marchons ; bientôt je n'entends plus ,
Au lieu de cris , de pleurs , que des soupirs confus
Dont le bruit frappe l'air qui s'agite et qui tremble.
Hommes , femmes , enfans , qu'un même joug rassemble ,
Là de l'éternité comptant tous les momens ,
Trouvent une douleur exempte de tourmens.
<Avant de pénétrer dans les demeures sombres ,
>>Me dit Virgile , apprends le destin de çes ombres :
>> Elles n'ont point péché ; mais il ne suffit pas
>> Que l'homme obtienne grâce au jour de son trépas ,
> Si la foi dont ton coeur suit la règle suprême ,
>> N'a versé sur son front l'eau sainte du baptême.
» Parmi tous ces esprits il en est qui jadis
>> Devancèrent les tems à l'univers prédits ,
>> Où le Christ prit naissance et mourut en victime. :
> Ils n'ont jamais connu la souillure du crime ;
>> Mais leur bouche , au vrai dieu qu'adorent leurs neveux ,
>> N'offrit qu'un vain hommage et de stériles voeux.
>>>Leur partage est le mien , et dans ce lieu funeste ,
» Un désir sans espoir est tout ce qui nous reste . >>>
Ainsi parlait le sage ; et moi , plaignant son sort ,
Je frémis en songeant que la voix de la mort ,
Prononçant ses arrêts sous ces voûtes funèbres ,
Enchaînait le destin de tant d'ombres célèbres ;
Et , pour mieux m'éclairer dans cette auguste loi
Qui triomphe du doute ennemi de la foi ....
Jehasardai ces mots : « O mon guide ! ô monmaitre !
» Quelques ombres , que Dieu favorisait peut-être ,
>>>Par leur propre mérite ou le céleste appui ,
> N'ont-elles jamais pu s'élever jusqu'à lui ? »
(1) Virgile .
1
:
AVRIL 1813. 147
Virgile m'écoutait et sembla me comprendre :
<<<Dans les Limbes , dit-il , je venais de descendre ,
» Soudain j'y vois paraître un esprit tout-puissant (2) ;
>> Des rayons d'or ceignaient sont front resplendissant ,
» Et l'Enfer étonné proclama sa victoire .
» Il guide aux régions de l'immuable gloire
» Le premier des humains , son jeune fils Abel ;
• Noé , qu'au sein des eaux préserva l'Eternel ;
> Moïse , à qui le ciel . par la voix des miracles ,
>> Sur le mont Sinaï révéla ses oracles ,
> Et dont l'obéissance a consacré les lois (3) ;
>> Cet antique Abraham , patriarche des rois ;
>>David , qui désarma la divine colère;
Israël (4) , qu'ont suivi ses enfans et son père ;
>> La fille de Laban (5) , si chère à son amour ;
>> Et, par lui seul , conduits au céleste séjour .
>> Ces esprits , revêtus de leur forme première .
» Ont retrouvé la vie aux champs de la lumière.
:
L
Autour de nous , pendant qu'il achevait ces mots , ( )
Une épaisse forêt étendait ses rameaux..
Les ames se pressaient dans l'enceinte profonde ,
Etnonloinde nos yeux s'ouvrait le gouffre immonde .
Tout-à-coup l'air s'épure , une douce lueur ,
De l'infernale nuit dissipant la terreur ,
Eclaire par degrés l'hémisphère des ombres.
Je reconnus bientôt que sur les rives sombres
L'abime recélait un asile secret ,
Et j'interroge ainsi mon guide qui se tait :
.: 1
<<O toi de qui la gloire , orgueil de ta patrie ,
>> Est l'ouvrage sacré des arts et du génie !
>> Quels sont donc les esprits que la faveur des cienx
>>Dérobe au noir empire , et laisse dans ces lieux ?
(2) Jésus - Christ , après sa mort , descendit dans les Limbes.
(3) ...... Moisè Legista , e ubbidiente.
(4) Jacob , fils d'Isaac , fut appelé Israël ; « On ne vous nommera
>>plus à l'avenir Jacob , mais Israël : car si vous avez été fort contre
>>Dieu combien le serez-vous davantage contre les hommes
Genèse, 32 , 7. 28.
! »
(5) Rachel.
K2
148
MERCURE DE FRANCE ,
<<- Sur la terre où tu vis ,par les âges semée ,
>> Dit l'illustre Romain, leur longue venommée
> Obtint pour eux jadis le séjour que tu vois. >>
Il s'arrête : soudain retentit une voix :
«Célébrez le retour du sublime poëte
> Qui partage avec nous l'immortelle retraite .>>>
Bientôt , à notre abord calme et respectueux ,
Quatre ombres , dévoilant leurs traits majestueux ,
S'avancent lentement dans l'éternelle voie .
Leurs fronts ne respiraient ni tristesse , ni joie.
« Homère , revêtu du pouvoir souverain ,
>> Marché devant Horace , un glaive dans la main ,
>>>Dit le sage ; et Lucain suit les traces d'Ovide ..
» Tous méritent le nom (6) que l'on donne à ton guide ;
» Ils approchent enseinble ; et , pour me recevoir ,
>> Préparent les honneurs qu'ils pensent me devoir.
Ainsi mes yeux ont vu l'école magnanime
De l'auguste vieillard , prince du chant sublime ,
Qui sur tous ses rivaux lève un front glorieux ,
Etplane comme l'aigle aux barrières des cieux .
J
Virgile cependant leur parle en ma présence.
Leur entretien , que dut respecter mon silence ,
Est à peine achevé , je regarde et je voi
Mes nouveaux compagnons , se retournant vers moi .
M'accueillir d'un salut dont souriait nrón maître.
De ce suprême honneur j'étais digne peut- êtreT
Et , parmi ces mortels si grands et si fameux ami
Je marchai le sixième , et je fus grand comine eux )
14
Nous dirigeons nos pas aux lieux où semble éclore
Dans la nuit ténébreuse un rayon de l'aurore.
Tandis que ces esprits daignaient me dévoiler
- Des secrets que mon chant ne doit point révéler ,
Un superbe édifice à nos yeux se présente.
Sept murs l'environnaient , dont l'enceinte imposante
Voit d'un fleuve à ses pieds fuir les limpides flots.
Sept portiques brillans qui dominent les eaux ,
Découvrent sous leur voûte où le zéphir murmure ,
D'un pré délicieux la riante verdure.
(6) Le nom de poëte que la voix a fait entendre.
AVRIL 1813. 549
Des ombres habitaient cet asile enchanté.
Leur noble aspect , leur voix douce avee gravité,
Leurs regards où se peint un ascendant suprême ,
Font revivre la gloire au sein des Enfers même.
J'avance , je gravis unlumineux sentier ,
Et le champ devant moi s'est ouvert tout entier.
Là j'ai vu de héros Electre environnée ;
Là sont le fierHector , et le pieux Enée.
Qui fuyait devant Troie et ses remparts brûlans ;
Et César , tout armé , les yeux étincelans .
Làj'aperçois Camille avec Pentésilée ,
Et non loin , dans le sein d'une auguste assemblée ,
Lavinie est assise auprès de Latinus ;
Là parait ce Romain , le premier des Brutus ,
Qui du joug des tirans affranchit sa patrie ;
Julie et Marcia , Lucrèce , Cornélie ,
Et plus bas , Saladin , seul , dans l'ombre caché .
Mais , d'un autre côté , mon oeil est attaché
Sur celui qui dicta les lois de la sagesse ,
Aristote , l'oracle et l'amour de la Grèce .
Il rassemble à ses pieds ses disciples chéris :
De ses hautes leçons leur hominage est le prix ;
Ils révèrent leur chef. Là je contemple encore ,
Autour du groupe assis , Thales , Anaxagore ,
Diogène , Empedocle , Héraclite , Zénon ,
Et le divin Socrate et l'éloquent Platon ;
EtDémocrite enfin , dont la bouche décide
Qu'au sortde l'univers lehasard seul préside.
Là sont Linus , Sénèque , Orphée et Tullius ;
Dioscoride , instruit des occultes vertus ;
Hippocrate , Avicenne , Euclide , Ptolomée ;
Averroès (7) , connu par tant de renommée;
Qui , des écrits d'un sage ardent admirateur ,
Apu de sa pensée atteindre la hauteur ;
Galien.... Mais le tems ét mon sujet in'entraîne
:
Etma langue à ces noms ne suffit qu'avec peine .
T
.
:
(7) Averroès on Aven-roez , nom corrompu d'Aben on Aven-
Roosch, médecin arabe , qui florissait à Cordoue dans le douzième
siècle. Il se rendit célèbre par son Commentaire de la philosophie
d'Aristote , qu'il traduisit le premier en arabe , avant que les Juifs
eussent donné leur version.
150 MERCURE DE FRANCE ,
La troupe se divise ; et mon guide , à l'instant ,
Loinde ce lieu de paix , de ce jour éclatant ,
Redescend avec moi , par un chemin d'alarmes ,
Dans l'empire éternel de lanuit et des larmes.
HENRI TERRASSON.
Vers pour mettre au bas du portrait defeu M. Toulongeon ,
membre du Corps-Législatif, de l'Institut et de la
Légion-d'honneur , ex- constituant , ancien maréchalde-
camp , auteur d'une histoire de la révolution française.
INTREPIDE guerrier , chevalier généreux ,
Il vouait aux neufsoeurs les loisirs de la gloire :
Il fut juste et serein en des tems orageux ,
Et d'un burin sévère en retraça l'histoire.
MICHEL BERR.
A UN AΜΙ.
A
Surles progrès de ta tendresse ,
Mon cher , rassure ton esprit ;
Si l'oeil d'Irma quelquefois blesse ,
Toujours son entretien guérit .
VICTOR-VIAL.
ÉNIGME .
Un verre d'eau suffit pour m'abîmer ,
Etj'enferme pourtant l'abime de la mer :
Je ne pourrais , lecteur , te donner un asile ,
Et pourtant iln'est pas de ville
Que je n'enferme dans mon sein ;
En moi j'enferme enfin une machine ronde
Et pourtant je suis plate aux yeux de tout le monde.
S........
AVRIL 1813. 151
LOGOGRIPHE
Sunmes cinq pieds je mets l'effroi dans un navire.
Si vous m'en ôtez un , je fais grincer les dents ;
Avec mes deux premiers j'achète un doux sourire ;
Sans celui du milieu , je nourris bien des gens :
Nem'enlaissez que trois ; ils peuvent me suffire
Pour diviser l'histoire en espaces ou tems.
BONNARD , ancien militaire.
CHARADE .
DEmonpremier, lecteur ,
Tu crains la profondeur ;
Amondernier bien souvent on aspire ,
Et l'espoir nous soutient , même dans le délire ;
La nuit on voit quelquefois mon entier
Se regarder briller dans mon premier .
A. DE CUSSAC .
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est Taupe.
Celui de l'Enigme-Logogriphe est Fin , dans lequel ontrouve : fo
et i.f
Celui de la Charade est Boisson.
}
SCIENCES ET ARTS .
TRAITÉ PRATIQUE DES HERNIES , ou Mémoires anatomiques
et chirurgicaux sur ces maladies ; par ANTOINE
SCARPA , chirurgien consultant de S. M. I. et R. , chevalier
de la Légion-d'Honneur et de l'ordre royal de
la Couronne de Fer , membre de l'Institut d'Italie , et
professeur de clinique chirurgicale à l'Université de
Pavie . Traduit de l'italien par M. CAYOL , docteurmédecin
de la Faculté de Paris . -Un volume in-8°,
avec atlas in-4° . Prix , 15 fr. , et 18 fr. franc de
port . - A Paris , chez Gabon , libraire , place de
l'Ecole de Médecine , nº 2 .
LES sciences ont , comme les lettres , leurs lieux
communs ; dans celles-ci , ils consistent en une série de
phrases banales répétées à satiété depuis des siècles ;
dans les premières , ces lieux communs sont des cadres
plus ou moins ingénieux , dans lesquels on case tous les
faits qui composent le domaine de la science. Un auteur
a-t- il fait quelques observations nouvelles , il reprend
la matière ab ovo , il en parcourt toutes les divisions , et
il faut , pour connaître un seul fait , acheter et lire de
gros volumes .
Ce reproche peut sur-tout s'appliquer à la médecine ,
qui , outre ses nombreux systèmes , offre en général
beaucoup d'écrivains verbeux.
Mais la marche que nous blamons n'a pas été suivie
par les hommes d'un véritable talent ; satisfaits de la
gloire d'instruire , ils n'ont point visé au gros bagage ,
et se sont bornés à exposer briévement les points qu'ils
avaient éclaircis . C'est ainsi qu'ont agi Saviard , Polt ,
Pouteau , Desault, etc. et leurs ouvrages sont moins des
traités qu'une collection d'observations ou de mémoires
sur les matières qui leur étaient les plus connues , et
MERCURE DE FRANCE , AVRIL 1813. 153
sur les faits que leur pratique les avait mis à portée
d'observer .
M. Scarpa a suivi će sage parti : dès long-tems connu
par d'intéressans ouvrages , et sur-tout par ses Tables
Névrographiques , ses Mémoires sur les maladies des
yeux et sur les anévrismes, il a mis , par l'ouvrage sur les
hernies que nous annonçons , le sceau à la réputation
de grand praticien qu'il s'est acquise , et que toute l'Europe
savante lui accorde.
Cet ouvrage est divisé en cinq mémoires , qui portent
les titres suivans :
1º. De la hernie inguinale et scrotale .
2°. Des complications de la hernie inguinale et scrotale.
3º . De la hernie crurale chez l'homme .
4°. Des hernies avec gangrène, et des moyens que la
nature emploie pour rétablir la continuité du canal intestinal
.
5°. De la hernie ombilicale et de celles de la ligne
blanche de l'abdomen.
On voit déjà , par les seuls titres de ces mémoires , de
quelle importance sont les points de doctrine chirurgicale
qui y sont discutés : quant à l'ordre qu'a suivi l'auteur
, il est à-la-fois simple et méthodique . Il examine
d'abord la structure des parties , il rectifie plusieurs
points d'anatomie , passe ensuite à l'examen des lésions
pathologiques , et termine par les moyens thérapeutiques
qui peuvent combattre les accidens ou en prévenir
la récidive .
Soit qu'il examine les parties qui donnent passage aux
diverses espèces de hernies , soit qu'il en décrive les
complications , ou qu'il conseille des méthodes curatives
, il apporte une sagacité égale à bien démontrer la
nature des unes , à noter les différences des autres , ou
à peser les avantages et les inconvéniens des dernières .
Comme il ne nous est pas possible de reproduire ici
toutes les vues nouvelles ou utiles que présente cet intéressant
ouvrage , nous nous contenterons d'indiquer
quelques-unes des plus importantes.
Entraitant de lahernie inguinale et scrotale , l'auteur
154 MERCURE DE FRANCE ,
démontre que ce qu'on appelle anneau est un espèce de
canal. Il donne une excellente description de la manière
dont se comporte le péritoine avec les muscles abdominaux
, le cordon des vaisseaux spermatiques et l'artère
épigastrique. Il s'attache sur-tout à faire envisager sous
un nouveau point de vue la tunique formée par le muscle
cremaster et les altérations qu'elle peut subir. Il prouve
que la principale cause de la densité du sac dans les
hernies anciennes dépend de cette tunique , et que le
sac péritonéal conserve le plus souvent son épaisseur
naturelle .
Il décrit d'une manière neuve les changemens de position
que peut éprouver l'artère épigastrique. Il établit
un parallèle intéressant entre la hernie congénitale et
l'accidentelle , etc. , etc.
Enfin , il termine ce premier Mémoire par des considérations
sur le mécanisme des bandages inguinaux , et
propose des améliorations dans la construction de ces
machines si utiles , améliorations au moyen desquelles
le sous-cuisse n'est plus nécessaire. Il veut que le ressort
formant ceinture embrasse les dix-douzièmes de la circonférence
du bassin; il veut aussi que ce ressort soit
essayé sur l'individu avant d'être soumis à la trempe ,
moyen très-avantageux , sans doute, mais inexécutable
pour la classe indigente qui , de toutes celles de la société
, est la plus sujette aux hernies .
Dans le second Mémoire , M. Scarpa tire des inductions
pratiques des connaissances anatomiques exposées
dans le précédent. Il passe en revue tous les accidens
qui pourraient survenir pendant l'opération de la hernie ,
et embarrasser le jeune praticien; il donne les moyens
d'éviter les plus graves , et notamment la lésion de l'artère
épigastrique et du cordon ; il développe sur-tout
d'une manière détaillée les causes et la nature des diverses
espèces d'adhérences ; il détermine celles qu'on
peut détruire , et celles qui ne pourraient être détruites
sans danger .
L'auteur conseille , lorsque l'épiploon ne peut être
réduit , d'attendre pour le lier que la période inflamınatoire
soit passée , et qu'il soit couvert d'une suppuration
AVRIL 1813. 155
muqueuse; ensuite il veut que la constriction de la ligature
n'ait lieu que par degrés ; il dit s'être constamment
bien trouvé de cette pratique , qui est loin d'être admise
par tous les praticiens .
Il ajoute plus bas que la portion de l'épiploon qui fait
saillie à travers l'anneau , lors de la cicatrisation de la
plaie , et qui produit une tumeur plus ou moins volumineuse
dans l'aine , peut être détruite couche par couche
par des escharrotiques ; mais M. Scarpa convient que
cette méthode est longue et incommode , nous pensons
qu'elle peut même devenir dangereuse. L'auteur ne détermine
pas l'espèce de caustique qu'il proposerait dans
ce cas .
Le troisième Mémoire traite , comme nous l'avons dit ,
de la hernie crurale chez l'homme . Cette affection est si
rare que peu de praticiens ont été à portée de l'observer .
M. le professeur de Pavie l'ayant rencontrée sur un
cadavre , injecta les vaisseaux sanguins , et disséqua la
tumeur qui lui a fourni le sujet d'une des plus belles
planches dont son ouvrage est orné. Après l'examen
anatomique des parties et la description des mutations
que produit, dans l'arrangement naturel , la tumeur herniaire
, l'auteur donne un moyen d'éviter l'hémorrhagie
de l'artère spermatique dans l'incision du ligament de
Fallope : il conseille d'inciser en travers l'expansion
aponévrotique du fascialata qui vient renforcer ce ligament
, et de procurer ainsi la dilatation de l'arcade crurale;
il décrit ensuite les divers procédés en usage pour
la dilatation et le débridement de cette arcade . Il fait
connaître un procédé nouveau pour inciser le col du sac
herniaire et le ligament de Fallope , sans craindre de
léser ni l'artère épigastrique , ni le cordon des vaisseaux
spermatiques , lorsque les moyens connus sont insuffisans
pour opérer une dilatation convenable . Ce Mémoire
, comme le premier , est terminé par des considérations
sur le mécanisme des bandages qui servent à
contenir la hernie dont il traite .
L'auteur s'occupe , dans le quatrième Mémoire , des
hernies avec gangrène et des moyens que la nature emploie
pour rétablir la continuité du canal intestinal ; il a
156 MERCURE DE FRANCE ,
traité à fond cette importante matière : les causes de la
gangrène y sont détaillées . L'auteur remarque très-judicieusement
que des tentatives imprudentes , la précipitation
du chirurgien , une mauvaise manoeuvre en pratiquant
le taxis , et la pusillanimité des malades qui n'osent
se soumettre à tems à l'opération , sont des causes fréquentes
de gangrène . Je passe sous silence la longue
série des complications qui peuvent survenir , et les
savantes remarques de l'auteur sur les moyens de rétablir
la continuité du tube intestinal , et sur les anus contre
nature , pour faire remarquer que dans le paragraphe
XXIII de ce Mémoire , il porte un arrêt de proscription
sur toute espèce de suture pratiquée sur les in
testins , même dans le cas de plaies pénétrantes avec
lésion de l'intestin. Comme lui nous avons vu des acci
dens survenir à la suite de cette opération , mais trèssouvent
nous en avons obtenu de grands succès , et nous
ne pouvons penser avec lui que la suture , quelque soit
son degré de simplicité , est toujours une opération , nonseulement
inutile, mais encore dangereuse et mortelle.
Procédant toujours du connu à l'inconnu , l'auteur
examine , dans son cinquième Mémoire , la disposition
anatomique de l'anneau ombilical et des parties qui sont
enrapport avec lui , les variations qu'éprouve l'abdomen
dans les divers âges , et les divers états des viscères qu'il
contient. Il détermine en combien d'espèces on doit
diviser les exomphales , et comment ces hernies ontlieu .
Il proscrit la ligature conseillée par Celse , et renouvelée
avec des succès variés par Desault , et s'en tient à la
compression pour la cure radicale de ces hernies chez
les enfans . Il propose un bandage pour l'exomphale ; ce
bandage tout simple pouvait se présenter à l'idée de
plusieurs praticiens , aussi se trouve-t-il décrit dans une
dissertation imprimée à Paris en 1802 , et gravé depuis
dans le Dictionnaire des sciences médicales .
Après avoir sommairement indiqué les divisions et les
principales matières traitées dans cet ouvrage , disons
un mot du travail du traducteur. Sa version est fidèle ,
simple et élégante à-la-fois ; il suffit de lire quelquesunes
des notes et le morceau que M. Cayol a placé à
AVRIL 1813 . 157
côté des savantes observations du professeur de Pavie ,
et qui ne les dépare pas , pour juger de son mérite.
M. Laennec a aussi enrichi cette collection d'une note
sur une espèce de hernie qui lui a paru nouvelle ; cette
association avec l'un des plus grands praticiens de l'Europe
ne saurait que lui être avantageuse ; on aime à se
montrer dans le monde en bonne compagnie , et certes
M. Laennec a bien choisi .
Il nous reste à dire un mot sur la manière dont l'ouvrage
est exécuté. L'ouvrage est imprimé en italien
dans le format atlas . L'éditeur français a préféré le
format in-8° pour le texte , et l'in-folio pour les planches
. On ne peut que le féliciter de ce changement , qui
met le prix d'un livre si utile à la portée des jeunes
étudians et des praticiens , qui ne peuvent se procurer
des éditions de luxe , et qui auraient beaucoup à regretter
s'il fallait qu'ils se privassent d'un ouvrage d'un
mérite supérieur , et que tout homme aimant son art
doit désirer avoir dans sa bibliothèque .
Рн. М.
•
>
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS.
HISTOIRE DE FRANCE PENDANT LE DIX-HUITIÈME SIÈCLE ; par
CHARLES LACRETELLE , membre de l'Institut , professeur
d'Histoire à l'Académie de Paris . Troisième édition
, revue et corrigée.- Six volumes in-8° .- Prix,
30 fr . , et 37 fr. 50 c. fr. de port . -A Paris , chez
F. Buisson , libraire , rue Gilles- Coeur , nº 10 .
L'Almanach historique de la Révolution française ,
par Rabaut-Saint-Etienne , est un récit succinct et rapide
, mais trop souvent incomplet , des opérations de
l'Assemblée constituante. Si M. Lacretelle jeune , en
donnant le Précis de l'Assemblée législative , de la Convention
et du Directoire , ne s'était proposé que de
continuer l'ouvrage de Rabaut, on pourrait dire qu'il a
fait mieux qu'il ne voulait , et , pour me servir d'une
expression de Montesquieu , « qu'il a plus exécuté qu'entrepris
; >> mais c'est sur un plus vaste plan qu'il a
tracé l'histoire de ces différentes époques ; et , enfin ,
c'est à ce premier travail que nous devons l'Histoire de
France pendant le dix-huitième siècle , l'un des ouvrages
qui ont paru avec le plus d'éclat dans le commencement
de celui- ci . L'auteur , après avoir peint à grands traits
les principaux événemens de la révolution , a été conduit
à décrire ceux d'un long règne qui l'avaient , en
quelque sorte , mûrie et préparée ; c'était remonter des
conséquences aux principes , et procéder par l'analyse ;
méthode toujours lumineuse et féconde , quel que soit
l'objet auquel on l'applique . L'intérêt du sujet , le talent
de l'écrivain , un grand air de franchise et d'impartialité ,
tout concourut à assurer le succès de l'ouvrage . Les
deux premiers volumes parurent en 1808 , et les quatre
autres successivement , d'année en année . Il a été rendu
un compte particulier de chacun d'eux dans les divers
journaux; et nos lecteurs peuvent se rappeler les excellens
morceaux de littérature que l'examen de ces six
MERCURE DE FRANCE , AVRIL 1813. 159
volumes a fournis à deux de nos collaborateurs . Toutefois,
comme ils ne parlaient que le langage de l'impartialité
et d'une estime réfléchie , leur suffrage n'eût peutêtre
pas suffi à la gloire de l'auteur. Il lui restait à triompher
de la malignité de quelques critiques et de l'exagération
de certains éloges : deux genres d'épreuves dont
P'historien du dix-huitième siècle est sorti avec un égal
avantage . C'est ce que témoignent assez deux éditions
entièrement épuisées , et une troisième qui a déjà paru
il y a quelques mois .
Dans un avertissement en tête de celle- ci , l'auteur
jette un coup-d'oeil rapide sur la période historique qu'il
a parcourue . « Elle offre , dit- il, un caractère particulier ;
-> c'est le règne de l'opinion..
» Au dix-huitième siècle , l'opinion publique se for-
>>tifie de tout ce que l'autorité abandonne ou se laisse
>> enlever ; elle dicte ses lois au gouvernement , qui n'a
>>>plus sur elle qu'une action faible et craintive .
>>Dans un tel tableau l'on peut suivre le mouvement
>>>de toutes les classes d'une nation. La cour , qui aupa-
>> ravant remplissait seule presque tout le tableau de
>> l'histoire , n'en occupe plus qu'une partie. De longues
>>guerres ne paraissent plus que des épisodes subor-
->donnés à une action principale , qui est le mouvement
>>> des esprits . Loin de le ralentir , elles le favorisent et
l'accélèrent . Le pouvoir législatif passe , en quelque
>> sorte , des hommes d'état , qui n'ont aucun plan arrêté,
>>>aux philosophes qui créent des théories . En répétant
>> les opinions de ces derniers , les cercles de la capitale
>> doublent leur puissance et la partagent. Les parlemens
>> portent des coups directs et répétés à l'autorité royale :
->> c'estde l'opinion publique qu'ils empruntent leur force ;
» elle les entraîne, les égare , les relève dans leur chute ,
>> leur procure de fatales victoires sur le gouvernement ,
» et bientôt se déclare contre eux. La noblesse , livrée
>>> aux intrigues de la cour , ou séduite par des opinions
>> nouvelles , a perdu son existence politique ; elle fait un
>> effort tardif pour la recouvrer. A peine a-t-elle mis le
>>trône en péril , qu'elle-même estmenacée. Le clergé ,
160 MERCURE DE FRANCE ,
>>par ses imprudentes discordes , prête des armes aux
>> nombreux et redoutables adversaires de la religion.
>> C'est aux classes intermédiaires de la nation que toute
>> la puissance arrive par degrés ; elles s'en laissent dé-
>> posséder par la multitude , et tous les pas qu'on a-cru
>> faire vers un ordre admirable , sont des pas vers
>>>>l'anarchie. » :
Il serait difficile de peindre avec plus de force et
d'éclat cette puissance de l'opinion , qu'un proverbe
italien appelle la reine du monde. Il est vrai que ce proverbe
, comme beaucoup d'autres , ne trouve pas toujours
une application aussi exacte. Il y a telles institutions
devant lesquelles cette reine du monde est obligée
de plier et de se taire. « Lorsque les nations , dit M. La-
>> cretelle , sont fortement gouvernées , leurs traits indi-
>> viduels , leurs opinions particulières sont bien moins
>>prononcés. On voulait s'occuper d'un peuple , et l'on
>> ne s'occupe plus que des rois , des guerriers ou des
> ministres qui l'ont dominé , contenu et trop souvent
>>>opprimé. >>>
Nous aurions voulu pouvoir citer en entier l'Avertissement
d'où nous venons d'extraire les passages précédens
; mais ce que nous ne pouvons omettre , ce que
l'intérêt des lettres et les plaisirs du public nous font un
devoir d'annoncer , « c'est l'engagement que prend l'au-
>> teur , en finissant , de traiter d'autres parties de l'His-
>> toire de France , et de consacrer sa vie à cette tâche
>>h>onorable.>>>
Bien honorable , en effet , quand l'historien , pénétré
des obligations que ce titre impose , ne se laisse éblouir
ni par l'éclat des noms , ni par celui des dignités; et pour
juger les hommes et les choses , emprunte le langage
quelquefois sévère de la postérité. C'est sur-tout en écrivant
sur des faits récens , qu'on doit s'attendre à froisser
bien des intérêts , à soulever bien des ressentimens .
Mais malheur à l'ouvrage de ce genre qui n'exciterait
aucun murmure ! Les meilleurs portraits ne sont pas
toujours ceux dont les originaux ou leurs partisans sont
le plus satisfaits. Ily a tant de gens qui ne veulent pas
que l'historien peigne Philippe borgne, comme il était .
" AVRIL 1813. 161 !
M. Lacretelle a éprouvé d'assez vives censures en ce
genre ; quelques morts dont il a parlé comme les mémoires
du tems , ou d'après les traditions des contemporains
, ont trouvé des défenseurs . Cependant , comme
ils n'ont pu l'attaquer sur des faits trop notoires pour
être contestés , ils lui ont reproché quelques défauts
d'exactitude sur des faits moins connus et de moindre
importance. On a voulu lui faire un crime de n'avoir
pas connu tous les détails de la vie d'un individu comine
les membres de sa famille , et de n'avoir pas écrit His
toire de France avec l'exactitude prolixe d'un moine qui
écrit l'histoire de so ordre . cen
De ces diverses réclamations , toutes assez légérement
fondées , il semble s'être formé aujourd'hui une opinion
qui , bien qu'elle ne soit pas encore énoncée avec le ton
absolu et tranchant d'un axiôme , paraît à quelques personnes
une vérité de fait: c'est que nul ne devrait écrire
l'histoire des dernières années de la monarchie , s'il n'a
été au moins gentilhomme. Nous croyons que ce serait
une grande erreur. Ceux mêmes qui parlent de ce qu ils
ont vu , par cela seul qu'ils n'ont pu tout voir , ne sontils
pas sujets à se tromper? Les Romains trouvaient
César en défaut dans ses Commentaires , sur plusieurs
faits de son armée dont il n'avait pu ètre témoin oculaire
, et sur lesquels il avait été obligé de s'en rapporter
à des lieutenans . « Des contemporains , dit Voltaire ,
>>>sont en droit de faire le portrait des hommes d'Etat
>> avec lesquels ils ont négocié , des généraux sous qui
>> ils ont fait la guerre ; mais qu'il est à craindre que le
>> pinceau ne soit guidé par la passion ! >> Cet avantage
dont on se targue , d'avoir vu de plain -pied les hommes
d'Etat et les personnages de l'histoire , tandis que l'écrivain
roturier ne les voyait que de bas en haut , cet avantage
n'est pas aussi grand qu'on le veut dire . Vos relations
avec ces hommes publics n'ont pas été de tous les
momens . Vous n'avez jamais pu avoir avec eux que
quelques points de contact . Vous avez peut- être levé un
coin du rideau , le reste de l'homme vous est échappé .
C'était un grand homme de guerre et un négociateur
non moins habile que ce Malboroug qui , admis à l'au-
L
162 MERCURE DE FRANCE ,
dience de Charles XII , dans son camp d'Altramtadt , et
voyant sur la table du roi une carte de la Moscovie ,
devina ses projets sur cet empire ; mais il n'eût pas écrit
l'histoire de ce prince comme Voltaire.
Nous n'avons plus de ces historiographes d'office dont
parleMontaigne : « De ces gens choisis entre le vulgaire
>> pour cette seule considération de savoir bien parler ,
>> et qui n'ayant mis en vente que le babil , vont à force
>> beaux mots nous pastissant une belle contesture des
>> bruits qu'ils ramassent ez carrefours des villes . » Mais
nous avons (et il faut entendre ici les nations étrangères
comme nous ) des historiens auxquels les gouvernemens
mieux éclairés sur leur intérêt , ne refusent pas d'intéressantes
communications , et ouvrent des sources précieuses
pour l'histoire des tems modernes . L.
LA DÉSOBÉISSANCE , roman traduit de l'anglais . - Trois
vol . in- 12 . - Prix , 7 fr. 5o c. , et 9 fr. 5o c. franc
de port.- A Paris , chez Thomine, libraire , rue des
Poitevins , n° 2 .
LADY Caroline Hastings s'éprend , à dix-sept ans , d'une
passion violente pour un officier sans fortune , que ses
parens refusent de lui donner, s'enfuit , et arrive avec lui
dans un heureux village d'Ecosse ( 1 ) , où un charitable
forgeron unit , sans autre formalité , les jeunes gens
d'Angleterre qu'on n'a pas voulu marier chez eux . Huit
mois se sont écoulés . Lady Caroline est enceinte ; et
ses parens s'obstinent à ne la pas recevoir; et son mari ,
M. Séabright , ne possède rien au monde que son brevet
d'officier . Que deviendront-ils tous deux ? Où trouveront-
ils un asile ? Chez la bonne Eléonore , ancienne
femme-de-chambre de Lady L... , mère de Lady Caroline
. C'est là que cette dernière donne le jour à une fille
nommée Mary , l'héroïne du roman. Cependant M. Séabright
a reçu l'ordre de partir pour l'Inde . Lady Caroline
veut l'y accompagner. Mais que feront-ils de leur
(1) Greest-Greess .
!
AVRIL 1813 .. 163
fille à bord du vaisseau ? Est-il rien de plus embarrassant
? Ainsi raisonnent les deux époux , et surtout la
tendre mère qui , pour sortir d'embarras , adresse à la
bonne Eléonore cette touchante harangue :
« Ma chère , prenez la pauvre petite avec vous dans
>>le pays de Galles . Vous l'élèverez comme votre propre
>> enfant . Vous savez que je n'ai point d'argent pour
>>payer sa pension ; mais vous avez de grandes obliga-
>> tions à notre famille. Si nous devenons riches dans
>>>l'Inde , soyez sûre de recevoir de nos nouvelles : si
>> vous n'en avez pas , il faudra lui apprendre à traire les
>> chèvres , et à garder le troupeau. Elle vous sera bientôt
>> utile , et j'en serai bien aise , parce que je sais combien
» vous serez bonne et tendre pour elle. >>>
Après ces nobles paroles , qui suffisent pour faire
apprécier le coeur et le caractère de Lady Caroline , cette
bonne mère part , et la pauvre petite reste. Elevée par
Eléonore comme son propre enfant , Mary était parvenue
à sa dixième année , sans connaître le secret de sa
naissance. Ornée des qualités les plus aimables , elle
avait inspiré un doux intérêt au bon M. Ellis , curé de
Lamamon , village du comté de Mérioneth , où s'était
retirée Eléonore . Mistriss Ellis ne l'aimait pas moins ;
et ces deux époux s'attachèrent à développer par l'ins
truction les dons heureux de son esprit , et ses grâces
naturelles . Un jeune homme nommé Williams , fils d'un
riche fermier du voisinage , doué de dispositions non
moins heureuses , avait eu les mêmes secours , et en avait
retiré le même fruit. Mary et Williams s'aimèrent longtems
avant de savoir ce que c'était que l'amour. Ils le
savaient enfin , et se livraient aux plus séduisantes espérances
....
Tels sont les événemens de l'avant-scène . Ici commence
l'action . Lady Caroline et son mari , dont on
n'avait plus ouï parler depuis leur passage dans l'Inde ,
arrivent , à l'improviste , au village de Lamamon. Ils
redemandent et emmènent Mary , aussi surprise d'apprendre
qu'elle est leur fille , que profondément affligée
de savoir qu'Eléonore n'est point sa véritable mère .
Séabright et Lady Caroline ont fait une fortune bril-
L2
164 MERCURE DE FRANCE ,
lante . Mary est leur unique enfant ; elle est dans la fleur
de l'âge et de la beauté ; leur projet est de la produire
dans le monde d'une manière flatteuse pour leur vanité ,
et de l'établir conformément à leurs vues ambitieuses .
Deux choses contrarient ce projet : d'abord, les manières
de Mary , charmantes à la vérité , pleines de politesse et
de grâce , mais enfin trop naturelles pour que la bonne
compagnie n'y démêle pas les traces du manque d'usage
etde la rusticité : en second lieu , ses sentimens , honnêtes
, il est vrai , nobles et généreux , mais par cela
même peu d'accord avec sa nouvelle fortune , et trop
éloignés de la délicatesse qu'exige són nouveau rang.
Pour corriger le premier de ces défauts , on lui donne
un maître de danse , et une gouvernante instruite dans
l'art profond des belles manières . Pour la guérir du
second , on lui prêche l'ingratitude , l'oubli de tout ce
qui lui fut cher. On veut lui apprendre à penser et à
sentir comme on lui apprend à former un pas de deux.
On lui crie du matin au soirde se faire un coeur nouveau:
et pour finir promptement une éducation si bien
commencée , on l'introduit aussitôt dans les réunions du
grand monde , avec l'ordre très-exprès de s'y amuser
beaucoup . La pauvre enfant trouve bien difficile d'obéir.
Tout ce qui frappe ses regards produit sur son ame
élevée , sur son esprit juste et droit , des impressions
biendifférentes de celles qu'on voudrait y faire naître.
Ici se dévoile clairement le but principal de l'auteur. Il
n'a réuni , disposé avec soin tous les événemens qu'on
vient de rapporter , que pour se ménager d'heureux contrastes
, et faire entrer dans un cadre piquant et ingénieux
le tableau peu flatté des moeurs de Londres ; parlons
plus juste , la satire des cercles brillans de son
pays , qui ne ressemblent pas trop mal à ceux de beaucoup
d'autres .
Si tel a été son but , et cela me paraît incontestable ,
que pouvait- il , en effet , trouver de plus heureux que
cette supposition d'une jeune et aimable personne , dont
les sentimens ont toute la délicatesse que l'instruction
peut ajouter à la noblesse du caractère , dont l'esprit ,
naturellement juste , a toute l'étendue que pouvaient lui
AVRIL 1813 . 165
:
donner la lecture , d'instructives conversations et l'habitude
de réfléchir ; mais qui s'étant fait une manière
de penser et de sentir conforme à son premier état ,
apprend inopinément qu'il faut qu'elle méprise tout ce
qu'elle avait honoré , qu'elle aime tout ce qu'elle ignorait
, qu'elle oublie tout ce qu'elle aime ? On sentira ,
sans que j'insiste , sous quel aspect doivent s'offrir à sa
pensée tant de maximes du bel air , qui humilieraient sa
raison , si elles ne révoltaient point sa générosité ; tant
de préventions , d'après lesquelles ceux qui l'admirent
aujourd'hui l'auraient regardée avec dédain peu de mois
auparavant ; tant de convenances si long-tems , si complètement
inconnues , auxquelles on veut la contraindre
de sacrifier les premières et les plus douces affections de
son coeur. Il serait difficile sans doute de donner à la
satire morale un cadre plus heureux. Que de peintures
piquantes , que de réflexions ingénieuses , que de scènes
vraiment dramatiques ne pourrait-on pas y faire entrer !
C'est une véritable bonne fortune pour un auteur de
romans . Celui de la désobéissance paraît l'avoir très-bien
senti : toutes les parties de son ouvrage viennent se
rattacher, avec plus ou moins d'adresse , à cette combinaison
féconde ; c'est , à coup sûr , la première qui s'est
offerte à son esprit, et qui lui a fait prendre la plume .
Quant au parti qu'il en a su tirer , non pas toujours ,
mais souvent , on peut en juger par ce passage dans
lequel Mary elle-même raconte les impressions qu'elle a
reçues des objets qui l'environnent , depuis l'instant où
sa destinée changea tout-à-coup et sans retour , comme
on voit , en un clin-d'oeil , changer une décoration de
théâtre .
« Ce fut , dit-elle , à cette époque que , contente de
moi-même , heureuse du présent , et remplie d'espoir
pour l'avenir , j'appris avec un étonnement égal à mes
regrets , que j'avais jusque-là été étrangère à ceux qui
m'avaient donné la naissance ; que les habitudes et les
attachemens de ma jeunesse devaient être rompus ; que
j'étais une ignorante et mal-adroite créature , plutôt supportée
qu'aimée ; que j'avais une foule de devoirs nouveaux
et incompréhensibles à étudier; et que je devais
166 MERCURE DE FRANCE ,
sacrifier la reconnaissance , l'amour et la raison à l'idole
de l'ambition et de l'avarice .
>> On me parla de mes obligations envers une famille
qui m'avait abandonnée dans ma plus tendre enfance .
Une entière obéissance me fut demandée pour des parens
qui n'avaient aucun amour pour moi . On exigea l'abandon
de tout ce que j'avais appris à considérer comme
aimable , et l'adoption de tout ce que j'avais été instruite
à mépriser ou à détester .
> Je fus introduite dans un nouveau monde , dont les
manières me choquèrent . Là , je vis la plus excessive
recherche unie au manque de toute délicatesse , et la
plus folle prodigalité jointe à la plus méprisable bassesse .
Je vis que la nullité était regardée comme une distinction
, et la nonchalance comme une grace . Je trouvai
les principes de ma religion tournés en ridicule , et ses
devoirs négligés ; la gaucherie regardée comme plus
impardonnable que le vice , et l'élégance préférée à la
vertu . Mes idées de justice , de pureté et de franchise
étaient bouleversées . Je voyais que l'intérêt personnel
était la divinité universelle , et que le désintéressement
était traité de folie : en un mot , le vice marchait paré ,
tandis que la vertu honteuse se cachait. D'abord , je me
crus perdue dans l'océan de ces idées si incompréhensibles
pour moi. Quelquefois je riais , quelquefois je
pleurais ; et je suis heureuse d'ajouter que je n'admirais
jamais . >>>
Ces aveux de notre héroïne , cette manière de penser
et de sentir étaient , comme on voit , bien éloignés de
répondre aux intentions de lady Caroline et de sir
James ( nouveau nom de M. Séabright , depuis qu'il
avait fait fortune ) . Ils entraient bien moins encore dans
les vues d'un lord Saint-Alban , qui s'était épris pour
Mary de la plus belle passion du monde , et l'avait demandée
à ses parens , orgueilleusement flattés d'une si
noble alliance. Mary , toujours fidèle à son premier
amour , avait refusé la main de sa Seigneurie , et la
refusait encore avec une constance traitée d'obstination,
punie comme une révolte , mais que les sollicitations ,
AVRIL 1813. 167
les prières n'avaient pu vaincre , et que les châtimens ne
faisaient qu'affermir.
Après mille épreuves souffertes , il lui en restait
encore une à subir , et c'était-là que sir James et sa
généreuse moitié attendaient le courage de leur fille .
Conduite dans un vieux château de la famille des Séabright
, la malheureuse Mary s'y voit bientôt emprisonnée
, et y reste seule , sous la garde d'une méprisable
geolière , payée pour la tourmenter depuis le
matin jusqu'au soir , et qui s'acquitte en conscience du
soin de gagner son salaire. C'est là que nous laisserons
l'intrépide et constante héroïne , sans nous attacher plus
long-tems à faire connaître le cours d'une vie d'abord
si heureuse , maintenant si infortunée , et qui doit
comme on peut le prévoir, redevenir enfin plus heureuse
et plus douce que jamais . C'est dans le roman même
qu'il faut voir comment notre prisonnière parvient enfin
à s'échapper, à rejoindre son cher et fidèle Williams , à
retrouver avec lui , au sein du Nouveau Monde , la
liberté et le bonheur qu'elle avait perdus dans celui-ci .
,
Analyser dans un journal ces évènemens qui dénouent
l'intrigue , ce serait ôter à l'ouvrage tout intérêt de
curiosité : ce serait affaiblir les jouissances qu'il peut
donner à ses lecteurs ; et je crois que , dans cette occasion
, ce serait nuire au plaisir de beaucoup de monde.
Ce roman mérite , en effet , d'avoir des lecteurs de plus
d'une classe. Il amusera toujours ceux qui ne veulent
qu'être amusés : il instruira quelquefois ceux qui ne
fuient pas toute instruction . On y remarquera sans doute
deux caractères bien conçus , souvent même bien tracés ;
celui de Mary, qui joint la plus grande fermeté d'opinions
et de conduite à la plus grande aménité de moeurs;
celui de lady Caroline qui , sous l'apparence trompeuse
des passions les plus opposées , de tous les vices et de
tous les défauts , n'a réellement jamais qu'un avilissant
et orgueilleux égoïsme. Le choc de ces deux caractères,
le combat des intérêts non moins opposés qui font agir
les divers personnages , amènent de tems en tems des
situations intéressantes , ou des scènes dramatiques ,
dont quelques-unes ne seraient pas indignes de la bonne
168 MERCURE DE FRANCE ,
comédie. Les descriptions que fait l'auteur des Etats-
Unis d'Amérique, et en particulier du Kentucki , quoique
trop évidemment romanesques , flattent l'imagination.
La satire des grandes sociétés de Londres qui , comme
on la déjà remarqué , semble avoir été le principal but
de l'auteur , renferme des peintures de moeurs et des
observations piquantes . Enfin , le style du traducteur ,
quoiqu'il ne soit pas exempt de défauts , unit dans plusieurs
passages l'élégance à la facilité. Je ne sais si je
me trompe , mais je crois pouvoir affirmer que cette
traduction est l'ouvrage d'une femme de beaucoup d'esprit
, qui met dans son style le naturel , l'abandon , la
grâce , et quelquefois aussi la négligence d'une conversation
aimable et sans apprêt .
VARIÉTÉS .
M. J. J. :
1
SPECTACLES .- Théâtre-Français .- Dernière représen
tation de Tippoo-Saeb , et la Suite d'un Bal Masqué.-
Ninus II.
LeCimetière du Parnasse n'avait pas , comme on voit ,
enterré le sultan Tippoo-Saëb . Les fossoyeurs du Vaudeville
ont mal creusé sa tombe . Il a reparu , il y a quelques jours ,
au Théâtre - Français pour lui faire ses adieux , a-peu-près
comme un rayon de soleil se montre sur l'horizon aux
approches de la nuit. Ses adieux n'ont pas été sans quelqu'éclat
; et le public par ses applaudissemens lui a témoigué
le plaisir qu'il aurait à le revoir. Je crois que son
existence théâtrale aurait pu se prolonger encore . S'il ne
fallait que le médecin Talma pour le faire vivre , je lui
garantirais un brevet d'immortalité .
La Suite d'un Bal Masqué a toujours d'heureuses suites
pour l'auteur de cette jolie pièce .
- Ninus II. L'auteur a violé , dit-on , dans cette tragédie
la fidélité historique. Est-ce un crime? Si c'en est un ,
P'auteur est absous , il a réussi : suivons son plan .
Thamire , roi des Assyriens , partage le trône avec son
épouse Elzire , dont la main fut promise à Ninus second ,
frère de Thamire. Ninus qui n'a pu éteindre les feux de
son amour , guidé par les conseils perfides de Rhamnès ,
AVRIL 1813 . 169
confident ambitieux , se sert de ce traître pour empoisonner
son frère . Tandis que ce frère expire, il fait incendier le
palais , soit dans le dessein de voiler son crime , soit dans
l'espoir que la reine effrayée viendra se jeter dans ses bras .
Son amour est trompé . Zarbas , simple soldat , que sa valeur
éleva au rang de satrape , a sauvé la reine au travers
des flammes . Thamire mourant lui confia le nom de son
meurtrier. Ce meurtrier, c'est Ninus. Zarbas enterre dans
son sein ce secret terrible . Il a placé la reine dans une
retraite sûre , et connue de lui seul. Cependant il existe
un héritier du trône de Thamire , le jeune Zorame. Soit
pitié , soit remords , Ninus protège ses jours , et le fait
élever avec le plus grand soin. On pourrait s'étonner que
ce monstre tour-à-tour empoisonneur et incendiaire , à
qui l'amour et l'ambition inspirèrent un double crime ,
s'arrête en si beau chemin. Tant que Zorame respire , il a
perdu tout le fruit de ses forfaits. La vertu s'abandonne
sans prévoyance , mais le crime raisonne mieux ses intérêts.
Cependant , un bruit circule que Ninus , après une
entreprise formée contre les Parthes , a péri dans les flots
du Tigre. Zarbas croit que le moment est venu pour dévoiler
le secret qui l'oppresse. Il fait sortir la reine de sa
retraite , la présente au chef des Mages , nommé Ostras.
Il s'agit de rendre la couronne à cette reine , mais la couronne
est à son fils ; elle ne demande au ciel d'autre grace
que de revoir ce cher fils ; qu'elle le voie , qu'elle expire ,
et tous ses voeux sont remplis !
Cependant , Ninus que l'on a cru mort , revient vainqueur.
Son zèle adroit a tendu un piége inévitable aux
Parthes . Couvert de lauriers , il met toute sa joie à renouveler
ses soins auprès du jeune Zorame. Il lui dicte des
leçons sur l'art de gouverner ses peuples et de s'en faire
aimer. La verta pourrait être prêchée par une bouche plus
pure. Le peuple impatient désire jouir de la présence de
son jeune roi . Zarbas , tremblant , épie toutes les occasions
pour favoriser la fuite de la reine , et la rendre à sa retraite
. Mais comment combattre le coeur d'une mère ? Cette
reine , environnée d'alarmes , ne peut se résoudre à fuir
sans jeter un regard sur son fils . C'est sous l'aspect d'une
femme inconnue et malheureuse , et que la pitié seule
protège , qu'elle se trouve en présence de ce fils chéri ,
prévenu , ainsi que le peuple , que sa mère a versé le
poison à Thamire , à son époux. Elle le voit; quelle contrainte
! que de sentimens retenus ! Il n'aperçoit en elle
170 MERCURE DE FRANCE ,
que cette femme obscure et indigente , pour qui sa sensibilité
s'intéresse ; elle aperçoit en lui l'héritier du trône ,
qu'elle n'ose nommer son fils . Que ce contraste a de
charme ! Et comment ne pas sentir ses yeux s'humecter
de larmes?
1
Les douces impressions affectent vivement le coeur dans
la tendrejeunesse. Zorame est encore plein des malheurs
de celle qu'il vient de quitter ; il est distrait et rêveur.
Quand Ninus vient au troisième acte l'arracher à ses réflexions
, Zorame lui peint la situation de l'infortunée qu'il
a vue , il cherche à l'attendrir. Dans le moment Rhamnès
annonce qu'on s'est saisi d'une femme qui s'échappait mystérieusement
des murs de la ville . Elle est amenée devant
Ninus . Qu'on se peigne tout ce que cette situation a de
terrible et de touchant à-la-fois . Ici la surprise et la joie
naïve de l'enfance : ici le sentiment maternel qui se contraint
pour ne pas éclater ; et l'effroi , la surprise , les remords
qui déchirent le crime. Cette situation si dramatique
a quelque conformité avec la reconnaissance de Rhadamiste
et Zénobie .
Cependant le peuple est informé que l'assassin de Thamire
, son ancien roi , est dans les murs d'Ecbatane . Il se
soulève et demande la tête du meurtrier . Ninus craint pour
ses jours. Il apprend par le traître Rhamnès qu'ils sont
menacés ; que l'auteur du complot contre sa vie est Zarbas.
Le satrape est arrêté , chargé de fers ; il paraît , il se justifie
avec le calme de l'innocence . Un nouvel effroi vient
s'emparer de Ninus , quand il apprend d'Ostras que le tribunal
des mages s'assemble , et que la reine y doit subir
son jugement. Pour se sauver de ce pas difficile , il ne connaît
qu'un expédient , celui d'offrir sa main et la couronne
à l'infortunée Elzire . Cette proposition bizarre, faite à une
reine par l'empoisonneur de son mari , est reçue comme
elle doit l'être . Bientôt on annonce que les Parthes sont
aux portes d'Ecbatane. Ninus va les combattre. Il revient
victorieux. Le traître Rhamnès , qu'attendait l'échafaud ,
meurt dans les combats. Zarbas est mis en liberté .
Cependant la reine va subirson arrêt ; calme et résignée,
elle marche au supplice , bien résolue à ensevelir son secret
avec elle , quand tout-à-coup Ninus s'écrie : Peuples ,
prosternez-vous avec moi. La reine est innocente et ( en
montrant le jeune Zorame ) voici votre roi. Le voile est
soulevé , ne m'interrogez pas . Il se frappe et meurt .
Cette tragédie a obtenu un prodigieux succès et le mérite
AVRIL 1813 . 171
아 eneffet. Il ne tiendrait qu'à l'auteur de croire qu'il a fait
un chef-d'oeuvre , si sa modestie n'était pas là pour mettre
un frein aux éloges exagérés qu'il recevra sans doute.
L'exagération de la louange tue la louange même. La médiocrité
s'entête d'un fol encens , le talent l'apprécie et le
respire sans ivresse. Que de qualités éminentes et diverses
n'exige pas dans son ensemble une tragédie parfaite ! il
faut réunir l'invention , le choix du sujet , le plan , l'ordonnance
, les situations , les caractères , le noeud, le dénouement
et lestyle . Tant de richesses se trouvent rarementdans
le patrimoine d'un seul homme : rara avis in terris . Des
litterateurs d'un goût sage et pur pensent que le jeune auteur
de Ninus a trop sacrifié cette simplicité majestueuse
et antique, tant préconisée par nos grands maîtres , à l'éclat
des effets et de la pompe théâtrale. Cette simplicité n'est
point le fruit d'un système idéal et chimérique , elle est
puisée dans la nature et dans la réflexion : c'est la source
du vrai beau dans tous les arts. Peu de figures dans un
tableau dont le sujet se devine sans peine , un dessin correct
, attire au premier coup-d'oeil et frappe plus qu'une
multiplicité de personnages qui ne font qu'embarrasser la
vue et distraire l'admiration. Voyez la scène du déluge par
Girodet. Le destin d'une famille est suspendu , pour ainsi
dire , à une branche d'arbre , la branche se brise , et entraîne
le malheur universel . Une seule et grande pensée
ainsi offerte à l'imagination fait naître ce plaisir douloureux
qu'on éprouve par l'imitation parfaite des grandes scènes
de la vie. L'excuse de l'auteur se trouve dans le goût de son
siècle . Le mélodrame , enfant illégitime introduit dans la
famille des arts , veut usurper le sceptre de la tragédie , et
il réussirait peut-être dans son projet s'il était secondé par
une imagination aussi vive et un talent aussi heureux que
celui de l'auteur de Ninus . La pièce de cet auteur est conduite
avec beaucoup d'art , elle offre des caractères bien
soutenus, dessituations attachantes , et un intérêt de curiosité
un peu romanesque , il est vrai, mais qui ne se dément
point. Le style en est correct , souvent même élégant. La
sensibilité nous paraît plus convenir au talent de l'auteur
que l'énergie , quoique le rôle de Ninus ne soit pas dépourvu
cependant de verve, et d'une certaine audace d'expressions.
Le style prend ordinairement la teinte de notre
ame. On prétend que l'auteur joint aux qualités de l'esprit
les qualités les plus estimables. Il semble que le public ait
-deviné l'intérêt qu'il est fait pour inspirer, toutes les parties
172 MERCURE DE FRANCE ,
de la salle se disputaient le bonheur de l'applaudir , et
d'ajouter une fleur à sa couronne . On a demandé à grands
cris son nom. Baptiste est venu annoncer celui de M. Brifand
au milieu des acclamations et de la joie générale .
Les acteurs , en travaillant à l'envi au succès de l'auteur,
ont travaillé à leur gloire . Ils se sont tous surpassés.
MeDuchesnois a créé le rôle d'Elzire avec un talent supérieur
. Il était difficile d'en combiner et d'en fondre aussi
bien les nuances , de développer tour- à-tour la tendresse
d'une mère et la dignité d'une reine. Talma, dont les conseils
avaient protégé l'auteur , l'a servi à la représentation
de toute la puissance de son art . Il a le secret de faire passer
son ame dans celle du spectateur , et d'arracher des
applaudissemens ,
Même du spectateur paresseux d'applaudir .
Baptiste est noble et touchant dans le rôle de Zarbas ;
M Bourgoin ajoué lejeune Zorame avec une naïveté, une
grace , une sensibilité qui donne un nouveau prix à son
aimable talent. Deprés représente aussi fort bien le chef
des mages . Les auteurs n'ont pas tous les jours d'aussi
bons interprètes .
Je reviendrai sur cette tragédie.
DU PUY DES ISLETS.
Théâtre impérial de l'Opéra-Comique . -Première représentation
de Sobiesky , ou le Triomphe des Femmes ,
opéra-comique en deux actes et en vers , paroles deM. Dupaty,
musique de M. Kreutzer.
Il est décidé que tous les ouvrages donnés à ce théâtre
réussiront ; voilà de bon compte cinq opéras représentés
de suite et bien accueillis : de mémoire de spectateur on
ne peut compter une pareille série de succès. Si l'on n'y
prend garde , ou l'indulgence du parterre sera portée à
l'excès , ou les auteurs auront tous du talent ; on sent
qu'un pareil ordre de choses ne conviendrait pas aux critiques
: espérons que tout cela changera ; mais en attendant
rendons compte de Sobiesky , lequel mérite l'accueil
distingué qu'il a reçu .
Jean Sobiesky , d'abord grand-maréchal et grand général
du royaume de Pologne , fut couronné roi en 1674; il est
célèbre par des victoires sur les Russes , les Cosaques et les
Turcs ; en 1683 , il délivra la ville de Vienne attaquée par
ces derniers qu'ildéfit complètement , ets'empara del'étenAVRIL
1813. 173
1
dard de Mahomet qu'il envoya au Pape; il portait àun
point extrême la discipline militaire , et il bannissait de son
armée les femmes et le luxe .
Sobiesky tient le roi Auguste assiégé dans un fort ;
celui-ci enfermé dans sa dernière place ne peut même plus
payer ses soldats. Laprincesse Theodora vend ses diamans,
engage ses terres , et vient apporter toute sa fortune à son
amant ; malheureusement elle est arrêtée aux avant-postes
de Sobiesky; conduite devant ce prince , elle demande
pour toute faveur , qu'on ne pille pas sa voiture , dans le
fondde laquelle elle a caché tout son or. Cen'est rienque
d'avoir sauvé son trésor , si elle ne peut le faire parvenir
jusqu'à Auguste ; mais comment venir à bout d'une entreprise
aussi hardie ? Théodora est accompagnée d'une jeune
personne qui , par son étourderie , sa gaîté , ses chansons ,
met le désordre dans le camp ; Sobiesky ordonne qu'elle
parte; elle remonte dans la voiture de la princesse , et elle
estconduite sous bonne escorte jusqu'à la forteresse. Auguste
, au moyen de ce secours inespéré , se trouve en état
de faire une paix honorable que ne peut plus lui refuser
Sobiesky , qui convient enfin que les femmes viennent à
bout de tout ce qu'elles entreprennent.
M. Dupaty , en opposition au caractère de Sobiesky , a
placéAdolphe , jeune Français qui fait l'apprentissage du
métier de la guerre sous de grand capitaine. Théodora est
une femme dévouée , sensible , et attachée à Auguste malgré
ses infidélités; la jeune dame de compagnie est un
lutin charmant qui se défend contre les Hulans , qui fait
tourner la tête à tous les officiers , et que l'auteur a placée
pour faire opposition parfaite avec la princesse Théodora .
Cet opéra qui est très-bien joué par Huet et MmsBelmontetBoulanger
, est écrit en vers gracieux , bien tournés
et dignes de la plume de M. Dupaty.
Lamusique , d'après le sujet , devait avoir , eta, en effet ,
une teinte militaire . M. Kreutzer a su lui conserver cette
teinte jusque dans les situations qui y semblaient le plus
opposées.
M. Kreutzer est également connu comme violon de la
première force et comme compositeur très-distingué . Qui
ne connaît Paul et Virginie , Lodoïska , Aristippe ? Les
suffrages se partagent entre Rode et lui ; ceux qui aiment
sur-tout la grâce et la légèreté , penchent pour Rode ; ceux
qui préfèrent l'expression musicale , jointe à la science et à
la force , décernent la paline à M. Kreutzer. La musique
174 MERCURE DE FRANCE ,
de Sobiesky suffirait pour établir sa réputation , si elle
n'était faite depuis long-tems . B.
ODEON-On prétend que les administrateurs du théâtre
de l'Impératrice , animés par le sentiment de leur intérêt ,
et par les égards dus au public , ont résolu d'extirper de
leur domaine les ronces parasites qui en dévoraient le
germe . L'habile jardinier sait qu'en émondant à propos ses
arbres , la récolte en devient plus abondante , et les fruits
plus savoureux. De même qu'un monde de soldats souvent
embarrasse et ne produit que la confusion , trop d'acteurs
souvent gêne , et devient un fléau . C'est rendre un service
au public que de repousser de la scène dramatique une
foule d'oisifs , qui embrassent l'état de comédiens par spéculation
et non par amour de la gloire . Cette profession
estimable , et noble même , quand elle est le fruit d'un enthousiasme
qui devient son excuse , ils l'adoptent comme
l'artisan se livre au travail mécanique qui protége son
existence. Un aristarque célèbre a remarqué avec finesse
que dans le tems où une loi barbare sous certains rapports
, et peut-être politique sous quelques autres , dépouillait
le comédien de son état civil, celui-ci ne se livrait à
son art que lorsqu'il s'y sentait entraîné par l'irrésistible
ascendantde la nature. L'éducation avait préparé son goût :
son talent justifiait sa témérité. Le comédien excommunié
par l'église devenait le fils adoptif de Thalie et de Melpomène.
Les applaudissemens le consolaient , et sa gloire le
replaçait au rang qu'il avait perdu. Baron était reçu à Chantilli
chez le grand Condé . Aujourd'hui que le métier d'acteur
ne fait point déroger , aujourd'hui qu'il est devenu presque
aussi lucratif qu'honorable , on se passe de vocation et de
talent; et pourvu que la caisse s'exécute ponctuellement à
la findu mois , l'acteur s'inquiète fort peu s'il a ennuyé ou
amusé le public. Pour le comédien, un coup de sifflet était
autrefois un coup de foudre; aujourd'hui ce n'est qu'un
léger murmure qui chatouille ses oreilles , et dont il ritdans
les coulisses. On ne peut donc qu'applaudir au zèle éclairé
des administrateurs de l'Odéon , dont l'ambition, en améliorant
leur troupe , est de s'élever à la hauteur du second
théâtre de la nation , et de décorer leur scène du titre de
succursale de la comédie française . Ils parviendraient à leur
but si , secondé des vues bienveillantes du gouvernement,
ils ajoutaient aux richesses exiguës de leur répertoire quelques
paillettes du beau trésor du Théâtre Français . Il me
AVRIL 1813 . 875 :
semble qu'en leur accordant ce faible secours , l'art y gaguerait
de toutes parts . Pour figurer un jour à la comédie
française et ne point descendre de son diapason , il faut que
les sujets que la nature y destine puissent s'exercer dans
les chefs-d'oeuvre de Regnard, de Molière et de Destouches ,
et de nos savans comiques . C'est là seul qu'il puiseront le
sentiment des convenances et ce ton noble et sûr de la
bonne et vraie comédie. C'est par le charme des beaux vers
que leur diction s'épurera, et non par des tours vicieux ,
des locutions barbares, et qui outragent à-la-fois etlalangue
et l'oreille. Leur talent prendra naturellement la teinte des
bons ouvrages qu'ils représenteront . La comédie française
se recrutera sans cesse de ces auxiliaires , qui ne feront
point disparate avec elle , et en faisant leur sort , c'est au
sien qu'elle aura songé .
:
D. D.
INSTITUT IMPÉRIAL DE FRANCE.
Classe de la langue et de la littérature françaises .
PRIX PROPOSÉS AU CONCOURS POUR L'ANNÉE 1814.
Séance publique du 15 avril 1813 .
:
LAClasse avait proposé pour sujet du prix de poésie , un Episode
dugenre épique , soit d'invention , soit tiré de l'histoire , mais non traduit
ni imité d'aucun poëme ancien ni moderne.
Aucune des pièces envoyées au concours n'a été jugée digne du
prix ; deux seulement ont paru à la Classe mériter une mention honorable.
L'une est le nº 12 , ayant pour épigraphe ce vers de Virgile :
Arma virumque cano .
L'autre pièce est le n° 24 , avec cette épigraphe : Ossa arida ,
audite verbum Dei .
La Classe propose pour le prix qui sera adjugé dans la séance
publique du mois d'avril 1814 , un poëme dans le genre épique de
cent vers au moins et de deux cents vers au plus , dont le sujet sera
lesderniersmomens du chevalierBayard.
Elle a annoncé , dès l'année dernière , que le sujet du prix d'éloquence
qui seradécerné en 1814 , est un Discours sur les avantages et
lesinconvéniens de la critique littéraire.
• La Classe a cru devoir annoncer d'avance le sujet du prix de
> poésie qu'elle décernera dans la séance publique d'avril 1815. Ce
→sujet est la découverte de la vaccine, a
f
876 MERCURE DE FRANCE ,
Lesconcurrens nedoivent pas donner à leurs ouvrages plus d'étone
dueque n'en comporte une heure de lecture.
Ces prix seront , chacun , de la valeur d'une médaille d'or de
1500 francs.
Les ouvrages envoyés au concours doivent être remis au secrétariatde
l'Institutle 15 janvier 1814.
Leterme est de rigueur .
Ils devront être adressés , francs de port , au secrétariat de l'Institut
, avant le terme prescrit , et porter chacun une épigraphe ou
devise qui sera répétée dans un billet cacheté ,joint à la pièce et contenant
le nom de l'auteur , qui ne doit point se faire connaître.
Les concurrens sont prévenus que l'Institut ne rendra aucun des
ouvrages qui auront été envoyés au concours ; mais les auteurs auront
la liberté d'en faire prendre des copies , s'ils en ont besoin.
Quelques mots sur l'imitation dans le style , à l'occasion
des remarqués qui ont étéfaites dans unjournal vers la
fin de mars 1813 .
Je crois l'imitation moins fréquente en littérature qu'on
ne le pense communément.
Lanature même des choses multiplie les apparences de
l'imitation , et les rapports accidentels dont cette fausse
apparence peut résulter sont nécessairement très-nombreux.
Souvent on remarque entre deux individus une
grande ressemblance dans le son de voix, dans le regard ,
dans toutes les manières , et pourtant ces personnes-là ne
se sont jamais rencontrées . Si elles s'étaient vues , ne penserait-
on point que l'une d'elles a pris les habitudes de
l'autre , soit en les imitant , comme on s'attache quelquefois
à le faire sans trop y songer , soit même très-involontairement
, et par une suite de cette loi qui ajoute à la
ressemblance des êtres déjà très-analogues , s'ils viennent
àcommuniquer ensemble ? Les hommes diffèrent beaucoup
moins les uns des autres qu'ils ne différaient lorsqu'ils
vivaient seulement en société , mais non pour la société;
ceux même qui auraient aujourd'hui conservé le plus d'originalité
, réprimeraient jusqu'àun certain point ces libres
mouvemens , un peu bizarres , au milieu de gens dont la
marche est régulière et prudemment uniforme . Le style est
le résultat des modifications individuelles dans la manière
desentir; parmi d'innombrables auteurs , il doit donc s'en
trouver naturellement dont les écrits donnent lieu à des
1
AVRIL 1813 .
REINE
rapprochemens assez justes , sans qu'il soit prouvé par-là
que le plus moderne ait voulu imiter , ou même quil
ait jamais lu le prétendu chef de l'école font il paraît
membre .
Si je m'éloigne un momentdes considérations générales
ce ne peut être pour en faire une application exo@pement
relative à un ouvrage que je n'ai point lu;; mmaaiiss si , par
exemple , quelqu'un pensait que M.de Marchangy ainfito la
manière de M. de St Pierre , je lui dirais : J'ignore ce qui
en est , je ne partage ni ne rejette cette opinion ; mais avant
que les Etudes de la Nature parussent , il pouvait arriver ,
je le suppose , qu'un autre auteur d'un mérite égal écrivît de
cette manière ; et je demande si M. de St Pierre eût alors
changé la sienne , s'il en aurait trouvé quelqu'autre aussi
bonne à-la- fois et aussi convenable à son sujet , comme à
ses propres inclinations , ou si , dans le cas contraire , on
ne l'eût pas fait injustement descendre au rang de simple
imitateur ?
Non-seulement on peut être ainsi trompé par de simples
apparences , mais on ajoute à l'erreur qu'elles produisent,
en les recherchant avec curiosité . Il est conforme aux
dispositions ordinaires de la plupart des critiques de supposer
l'imitation vraisemblable , ou même indubitable ,
toutes les fois qu'elle est seulement possible . Presque toujours
, on le sait , la critique , proprement dite , dégénère
plus ou moins en satire , comme une cour criminelle prend
l'habitude de croire coupables presque tous ceux que les
circonstances permettent de soupçonner. Je n'en examinerai
pas ici les causes , il en résulterait des longueurs , et
sans doute peu d'utilité . Outre ce penchant à blâmer les
personnes , à déprécier les choses , on veut saisir l'occasion
de dire avec sagacité quelque chose de neuf , et de faire
preuve d'une sorte d'érudition ; mais en découvrant de
semblables rapports , on les dénonce au public comme
des marques de faiblesse ; en groupant ainsi les auteurs ,
on en forme des classes qui , n'étant pas moins arbitraires
que les divisions et subdivisions de plusieurs sciences
auront cet inconvénient de plus de calomnier , pour ainsi
dire , des hommes de génie , s'il s'en rencontre , et de leur
attribuer le projet qu'un esprit supérieur ne voudrait , ni
ne pourrait suivre , d'imiter tel ou tel écrivain déjà célèbre .
DE S***.
M
?
178 MERCURE DE FRANCE ,
Aux Rédacteurs du Mercure de France .
1
Gueret , le 6 avril 1813.
MESSIEURS , les ouvrages des anciens auteurs , les histoires
des peuples qui ont brillé dans l'antiquité par les
lois , par les arts et par la science du gouvernement , offrent
souvent au lecteur attentif des traces précieuses de moeurs
et d'usages singuliers qu'on retrouve dans des tems bien
postérieurs . Dans la scène IV de l'acte I de l'Antigone
de Sophocle , un garde vient annoncer à Créon qu'on a
rendu quelques honneurs au cadavre de Polynice , qu'on a
répandu du sable à l'entour , et qu'on l'a arrosé de libations
mortuaires . Créon , qui avait porté une défense expresse
de donner la sépulture à Polynice , est surpris autant
qu'irrité de ce qu'il vient d'apprendre. Le garde craignant
qu'on ne soupçonne ou lui ou ses camarades , dit que pour
montrer leur innocence , ils sont tout prêts à manier lefer
brûlant, et à soutenir l'épreuve du feu en marchant à
travers les flammes .
Il paraît clairement par ce passage , qu'à l'époque à
laquelle florissait Sophocle , ou du moins dans les tems
primitifs de la Grèce , un accusé pouvait se justifier soit en
maniant le fer brûlant , soit en marchant à travers les
flammes .
Les peuplades du nord qui envahirent les régions occidentales
de l'Empire romain , portèrent dans ces belles
contrées des institutions qui annonçaient assez leur simplicité
et leur ignorance .Aunombre de ces institutions , on
peut compter sans doute la forme de procédure par le
combat judiciaire . Les abus et les inconvéniens de cette
jurisprudence devinrent , à la longue , sensibles à tous les
esprits , et nos bons et simples aïeux crurenty remédier en
imaginant de laisser la décision de tous les cas litigieux à
l'auteur de toute sagesse et de toute justice. Ils s'applandirent
d'avoir trouvé une méthode infaillible de démêler la
vérité et de prévenir toute espèce de fraude . Il fut établi ,
et sans doute Sophocle était peu connu alors , que dans
certains cas l'accusé serait admis à prouver son innocence
en se soumettant publiquement à différentes épreuves
également périlleuses et effrayantes , telles que de plonger
le bras dans l'eau bouillante , de lever avec la main un
morceau de fer rouge , de marcher pieds nus sur des barres
-de fer embrasées. En 831 , l'impératrice Judith , épouse
AVRIL 1813 .
179
de Louis -le-Débonnaire , accusée par ses beaux-frères d'un
commerce scandaleux avec Bernard , comte de Barcelone ,
jura qu'elle était innocente de ce crime , et pour le prouver
se soumit à l'épreuve du feu , qu'elle ne subit pas néanmoins
, son serment ayant été jugé suffisant. La reine
Teutberge , bru de l'empereur Lothaire , petit- fils de Charlemagne
, accusée d'inceste avec son frère , moine et soudiacre
, nomma un champion qui subit pour elle l'épreuve
de l'eau bouillante en présence d'une cour nombreuse .
Ces épreuves sont absolument les mêmes que celles qui
sont désignées dans le passage que j'ai cité de Sophocle .
Commentdes usages qui attestent l'ignorance et la barbarie
des peuples de notre Europe aux neuvième et dixième
siècles , se trouvent- ils dans la Grèce ancienne , contrée
si célèbre par ses lois et par le caractère moral et spirituel
de ses habitans ? Cette conformité dans un point si singulier
de jurisprudence , entre des peuples qui different
d'ailleurs foncièrement à tant d'égards , me paraît digne de
quelqu'attention , d'autant plus qu'elle avait échappé à
Pobservation des historiens .
J'ai l'honneur d'être , etc.
J. JOULLIETTON , docteur en médecine , conseiller
de préfecture du département de la Creuse .
Aux Mémes .
MESSIEURS , cette lettre vous arrive des confins de la
Gascogne; elle est d'un admirateur des beaux-arts , qui
n'a pu voir sans indignation les grossieres insultes imprimées
contre Boileau , dans un de ces livres aujourd'hui.
si communs , où de petits auteurs semblent s'attacher à
attaquer le mérite des hommes illustres , sans doute parce
qu'ils désespèrent de pouvoir jamais atteindre à leur perfection.
Ce livre , dont je veux vous parler , a pour titre :
L'Homme debonne Société; il se vendà Paris chez Leprieur,
rue des Noyers , nº 45. Il a été imprimé pour la seconde
fois en 1810. L'auteur n'a pas cru devoir se nommer , et ce
modeste silence montre du moins qu'il lui reste encore un
peu de sens commun. Voici ce qu'on lit à la 316 page de ce
livre , dans une note .... (car vous savez qu'on ne saurait plus
faire un livre , sans remplir ses pages de notes ; or , c'est
sur-tout dans les notes qu'il se débite le plus d'absurdités ,
M 2
180 MERCURE DE FRANCE ,
parce que c'est dans les notes que les auteurs étalent avec
emphase leurs sublimes réflexions . ) On lit donc dans une
note de ce livre ce passage remarquable : « Quand on voit
Louis XIV , surnommé le Grand , laisser complaisam-
> ment Boileau se mettre sur la même ligne que lui , dans
» ce vers si ridicule et si connu ,
Grand roi , cesse de vaincre , ou je cesse d'écrire ,
» on ne sait vraiment , si l'on doit s'étonner le plus ou de
> l'excessive bonté de ce prince pour lui-même et pour ses
➤ louangeurs , ou de la haute impertinence de ce fils de
greffier, qui cessera d'écrire si Louis XIV ne cesse de
> vaincre. »
Quoi ! unmaigre auteur , parce qu'il aura recueilli dans un
petit livre quelques traits épars çà et là dans vingt Almanachs,
et qu'il l'aura semé de quelques sentences de morale
répétées cent fois avant lui , se croit le droit d'insulter le législateur
du Parnasse français , un des plus aimables et des
plus grands poëtes que le siècle de Louis XIV ait produits , et
dont la France puisse s'honorer ! Un inconnu , un compilateur
se permet d'outrager Boileau à ce point , et tous les
amis du bon sens , des beaux vers et du goût ne ss''élèveront
pas contre cet audacieux pour l'accabler des huées de l'indignation
! II ose accuser Boileau ! Tout est-il donc bouleversé
dans l'empire des lettres ? Mais encore de quoi l'accuse-
t-il ? de mal assaisonner ses louanges , de se mettre
sur la même ligne que Louis XIV , d'avoir fait un vers
ridicule ! Boileau a fait un vers ridicule ! En vérité , voilà
une étrange nouvelle que notre auteur nous apprend. Pour
moi , jen'y croirai que lorsque ce furieux ennemi des beaux
vers , en aura fait un , un seul , qui puisse être mis à la
suite de celluuii qu'il ose censurer.
Vous ne vous attendez pas, Messieurs , que j'entreprenne
de justifier Boileau ; ce serait presqu'aussi ridicule que de
le critiquer. Il s'agit de relever ces insultes qu'on lui prodigue
, et qu'on n'aurait jamais cru devoir trouver dans un
livre intitulé : l'Homme de bonne Société. N'est-ce pas une
chose inouie que de voir un compilateur faire ressortir à
son tribunal un grand roi et un grand poëte , et comparer
l'excessive bonté du premier pour lui-même , avec la haute
impertinence du second , qu'il ose désigner par fils de
greffier ? La haute impertinence de Boileau ! Boileau impertinent
, parce qu'il est fils de greffier ? Ah ! Monsieur le
AVRIL 1813. 181
bel esprit , je vous entends . Vous vous êtes imaginé que
c'était la naissance du poëte qui rendait ridicule ce vers si
flatteur ,
Grand roi , cesse de vaincre , ou je cesse d'écrire ;
et pesant les plus grands hommes dans vos petites balances ,
vous avez aussitôt conclu qu'il fallait que Louis XIV ( car
vous condamnez les rois comme les poëtes ) fût d'une
grande complaisance pour lui et ses louangeurs , pour
souffrir un orgueil si déplacé. Mais savez - vous que
Louis XIV pensait plus juste que vous , qu'il s'avait fort
bien que Boileau était pour le moins aussi grand poëte que
lui -même était grand roi , et que la naissance du louangeur
ne diminua jamais à ses yeux le mérite du poëte? Avant de
faire votre remarque , vous auriez dû poser pour principe
qu'il n'est pas permis à un fils de greffier de faire de jolis
vers, ni de louer dignement un roi tel que Louis XIV; que
c'est la naissance qui doit décider du mérite d'un homme ,
que les talens et le goût doivent être en proportion avec la
noblesse de l'origine. Il est vrai que vous n'y auriez point
gagné ; car à lire les notes de votre livre , on aurait bientôt
reconnu que vous n'êtes pas issu de ce haut rang , d'où l'on
vous croirait d'abord descendu , d'après la manière dont vous
traitez les fils de greffiers .
MM. les Rédacteurs , peut- être aurais-je mieux fait de me
taire que de vous exprimer la colère dont j'ai été enflammé
à la lecture d'une pareille note. Le vrai mérite a cela de
particulier, qu'on ne saurait l'attaquer sans se couvrir d'opprobre
, et qu'il est presque ridicule de vouloir le défendre .
Cependant , si vous aviez la bonté de vouloir insérer ma
lettre dans votre excellent journal , vous obligeriez infiniment
,
Celui qui a l'honneur d'être , etc.
Saint- Severs , le 10 février 1813 .
P. S. L. DE ROUGA .
Sur l'efficacité de la Vaccine.
EXTRAIT d'un Voyage aux Indes orientales, fait pendant
les années 1802 , 1803 , 1804 , 1805 et 1806 , par Charles-
François Tombe , chevalier de la Légion-d'Honneur et de
182 MERCURE DE FRANCE , AVRIL 1813 .
L
l'Empire , chef de bataillon , ex-commandant le quartiergénéral
du 4º corps de la Grande-Armée (*) .
" On ent à l'Isle-de-France , à cette époque (août 1803) ,
un preuve bien convaincante et bien consolante pour l'humanité
, de l'heureuse efficacité de la Vaccine.
Le brick français , lajeune Caroline , capitaine Baron ,
revenant de la traite , et ayant une grande quantité de
nègres attaqués de la petite-vérole , le conseil de santé
décida , avant de l'envoyer en quarantaine , qu'on y embarquerait
six enfans vaccinés avec leur mère , pris parmi
les esclaves de l'Etat , enfans dont le vaccin servit pour
les noirs qui n'avaient pas encore été attaqués de l'épidémie
régnante. Ce brick , qui avait été envoyé en quarantaine
à Coëtivi , petite île déserte de l'archipel de l'Inde ,
en arriva le 30, après trois mois et quinze jours de départ ,
pendant lequel tems les enfans vaccinés furent couchés
parmi les enfans infectés , dans les mêmes couvertures ,
portèrent les mêmes chemises , burent dans les mêmes
vases , et furent même inoculés par le chirurgien du bâti
ment , sans éprouver la moindre incommodité . "
(*) Cet ouvrage , qui a été présenté à S. M. l'Empereur et Roi par
l'auteur , est composé de deux volumes in- 80 avec un atlas in-4°,
contenant 18 planches de cartes marines et militaires , des costumes
et armures asiatiques , et différentes vues , gravées en taille-douce.
Prix , 18 fr . , et 21 fr. franc de port. Il faut ajouter 3 fr. pour avoir
l'atlas colorié . Chez Arthus -Bertrand , libraire , rue Hautefeuille ,
n° 23.
:
POLITIQUE .
Le président réélu des Etats -Unis , M. Maddison , s'est
rendu le 4 mars , au Capitole , à Washington . Il y a prêté
serment , et exprimé sa profonde reconnaissance pour cette
marque nouvelle de confiance reçue de ses concitoyens . Il
sait que les circonstances ajoutent du poids à ses nombreuses
obligations . Il compte sur l'assistance divine , sur
le zèle d'une nation puissante et éclairée , et sur la bonté
de ses conseils .
« La guerre que nous soutenons , a-t- il dit , n'a été déclarée
de la part des Etats-Unis que long-tems après que
l'on eut commencé à la lui faire en réalité , qu'après avoir
épuisé tous les argumens imaginables , après avoir reçu
une déclaration positive que les causes qui la provoquaient
ne cesseraient pas , et au moment seulement où nous ne
pouvions plus différer cet appel sans affaiblir l'énergie de
la nation , détruire toute sa confiance en elle-même et
dans ses institutions politiques , et perpétuer par-là un état
honteux de souffrance , ou bien regagner par les sacrifices
les plus coûteux et une lutte plus sanglante le rang què
nous aurions perdu parmi les puissances indépendantes .
>>De l'issue de cette guerre dépendent notre souveraineté
nationale sur les mers , et la sécurité d'une classe importante
de citoyens dont les occupations donnent une
valeur convenable à celles de toutes les autres classes . Ne
pas combattre pour un tel objet , serait renoncer à notre
égalité avec les autres puissances sur un élément commun
à tous , et violer le titre sacré que tout membre de la
société a à sa protection. "
L'orateur rappelle ici que dans cette guerre , l'Amérique-
Unie n'a enfreint aucun des usages des peuples civilisés
, qu'elle a eu un respect scrupuleux pour toutes les
obligations , qu'elle ne s'est point écartée de l'esprit de
libéralité qui la caractérise. Les Anglais , au contraire
ont trouvé bons tous les moyens , tous les instrumens
toutes les armes . Ils ne se sont pas servis de la hache et
du scapel , mais ils ont reçu dans leurs rangs et lié à
leur cause les sauvages altérés du sang américain. Ils ont
,
,
184 MERCURE DE FRANCE ,
assisté aux tortures que les Barbares font souffrir à leurs
prisonniers avant de les immoler . C'est avec de tels secours
que sur quelques points du théâtre de la guerre continentale
les Anglais ont obtenu des avantages sur les Américains.
,
" Nos ressources , a dit M. Maddison en terminant ,
suffisent amplement pour amener cette guerre à une fin
honorable ; notre population s'élève à plus de la moitié de
celle des îles britanniques ; elle se compose d'hommes courageux
, libres vertueux et intelligens . Notre pays offre
en abondance tout ce qui peut contribuer aux aisances de
la vie , même sous le rapport des arts . Les signes de la
prospérité générale s'aperçoivent par-tout : les moyens employés
par le cabinet britannique pour la miner , sont
retombés sur lui-même ; ils ont donné à nos facultés nationales
un développement plus rapide et fait entrer dans
nos coffres les métaux précieux destinés à entrer dans ceux
de notre ennemi .
79 C'est une considération d'un favorable augure , qu'une
guerre inévitable ait trouvé si à propos la facilité de lever
des contributions nécessaires à la soutenir , lorsque la
voix publique invoquait la guerre ; personne n'ignorait et
tout le monde sait encore que sans ces contributions il
serait impossible de la continuer aussi long-tems qu'elle
pourrait durer. Le patriotisme , le bons sens et l'énergie
de nos concitoyens garantissent d'avance la satisfaction
avec laquelle chacun d'eux supportera sa part du fardeau
commun. Pour que la guerre soit courte et son succès
certain , nous n'avons besoin que d'efforts vigoureux et
systématiques ; le succès de nos armes pourra préserver
pendant long-tems notre pays de la nécessité d'y avoir
recours une autre fois . Les exploits de nos braves marins
ont déjà prouvé notre aptitude à maintenir nos droits sur
un élément ; si la réputation de nos armes a été ternie sur
l'autre , des éclairs d'héroïsme nous assurent qu'il ne nous
manque , pour obtenir des triomphes semblables sur terre ,
que la discipline et l'habitude qui font chaque jour des
progrès. "
Ce discours , écouté avec le plus vif intérêt , a été accueilli
comme contenant l'expression des sentimens unanimes
des Américains . Leur attention est , en ce moment,
portée sur une expédition qu'ils savent destinée contre eux,
composée de trois vaisseaux de ligne , de trois frégates , et
d'un vaisseau àfusées !!! Les fusées à la Congrève, et le
AVRIL 1813 . 185
scapel des sauvages , sont les armes que le courage anglais
préfère d'employer. Il estvisible qu'avec ce choix de moyens
l'incendie de quelques ports américains doit être tentée par
l'expédition .
Nous voyons les Anglais soutenir en Amérique une
guerre qu'ils ont provoquée , avec des moyens peu dignes
d'une nation civilisée ; nous allons les voir en Sicile réaliser
le plan depuis long-tems médité , et d'hôtes dangereux
, de protecteurs suspects , devenir des usurpateurs
déclarés , violer le respect du trône , porter la division dans
la famille royale , le trouble et l'effroi parmi les citoyens ,
la terreur et la dévastation dans l'île qui les a si imprudemment
accueillis . La lettre que nous allons extraire est
écrite de Messine à un habitant d'Otrante ; elle contient
des détails curieux sur la situation de la Sicile .
« Nos malheurs , vous le savez , remontent à l'époque
οù le cabinet britannique exerça son influence , toujours fatale
, sur l'esprit de ceux qui nous gouvernaient. De ce
moment les hommes sages prévirent nos désastres ; et
lorsque la cour , obligée de se retirer en Sicile , reposa ses
dernières espérances sur ces mêmes alliés qui l'avaient
perdue , il n'est pas d'opprobres dont il n'ait été facile aux
Anglais de la couvrir ; mais ils ont surpassé tout ce qu'on
pouvait attendre d'eux.
> En effet , à peine arrivé à Palerme , le roi se vit enlever
successivement toutes ses ressources , toute son autorité
. Messine et tous les points importans furent occupés
par les Anglais ; leurs escadres s'emparèrent des ports ,
le drapeau britannique flotta sur les tours de Melazzo , à
côté du drapean sicilien ; on vit reparaître des hommes
qui avaient trahi le roi , ceux qui lui restaient fidèles furent
chassés : une garnison anglaise remplaça la garnison
royale du château de Palerme : le général Maitland , lord
Bentinck , s'interposant entre le roi et ses sujets , publiaient
des proclamations , donnaient des ordres auxquels les habitans
étaient tenus d'obéir; l'un prétendait intervenir
dans les délibérations du sénat , l'autre voulait payer directement
les troupes ; tous deux semblaient évidemment
envoyés plutôt pour épuiser un pays conquis que pour
garantir ce même pays d'une conquête .
" Leur audace fut poussée si loin , que les yeux de la
reine se dessillèrent; elle connut enfin l'astucieuse politique
de ses prétendus défenseurs ; mais sa résistance était
tardive; elle était en opposition avec l'esprit qui jusqu'a186
MERCURE DE FRANCE ,
-
lors avait dirigé sa conduite , elle n'eut et ne pouvait avoir
aucun effet .
Cependant le roi lui-même parut sortir de la froideur
habituelle de son caractère ; il se plaignit , on le menaça ,
et il fut contraint à remettre dans les mains de son fils
l'exercice de son impuissante autorité .
» S. M. se retira à quelques lieues de Palerme avec la
reine : bientot on leur conseilla de vivre séparés ; le roi
habita Colle , et la reine fut confinée dans une maison de
campagne près de Montréal .
> Le prince François , jeune , sans expérience des affaires
, ne pouvait avoir qu'une autorité fictive . Sous son
nom les Anglais gouvernèrent , et leurs mesures prouvèrent
mieux que jamais qu'ils se croyaient en pays ennemi.
Il disposaient ouvertement des ressources de la Sicile ,
changeaient jusqu'aux constitutions du royaume , et leur
donnaient une forme qui ne convenait ni au caractère ni å
la position des habitans .
" Des symptômes de mécontentement se manifestèrent :
lord Bentinck voulut prévenir leur développement , et tandis
qu'il appelait en Sicile de nouvelles troupes étrangères
, il enrégimentait les émigrés calabrois et dévonait
vingt mille Siciliens à tenter de hasardeuses expéditions
sur les côtes d'Espagne. L'agitation publique augmenta ,
les rixes devinrent plus fréquentes entre les habitans et les
troupes anglaises : plusieurs officiers y perdirent la vie.
On n'imagina rien de mieux qu'une conspiration dans laquelle
tous ceux que l'on craignait seraient enveloppés ;
on leur supposa le projet de faire sauter la salle du nouveau
parlement , et à la faveur de cette invention d'une
bizarrerie atroce , on réussit à affermir l'autorité anglaise
en renouvelant les proscriptions .
» Désabusé des illusions qu'on lui avait présentées , fatigué
des vexations de tout genre que lui faisaient souffrir
d'orgueilleux étrangers , le peuple ne supportait plus le
joug qu'avec une impatience visible. Une révolution était
prête à éclater. Les Anglais voulurent la prévenir , et flatfèrent
les passions populaires en ramenant le roià Palerme ;
mais ils n'ont pas su se contraindre ; le roi est redevenu
l'objet de leurs violences et de leur mépris etl'indignation
publique s'en est accrue : vous savez ce qu'elle a déjà
produit.
,
Je n'ai pas appris qu'il y ait eu de nouveaux événe
AVRIL 1813 . 185
mens. Le peuple est contenu par une force insuffisante ;
nous sommes sur un volcan .
» Nos hôtes insolens et sanguinaires n'ont semé sur le
sol de la Sicile que des haines ; ils n'y recueilleront que des
vengeances . Ils n'ont rien respecté ; ils ont compris dans
leurs excès les sujets et les souverains , et depuis le trône
jusqu'à la dernière classe du peuple , ils n'ont ici que des
ennemis irréconciliables ...
Une lettre plus récente annonce que les Anglais ont enfin
levé le masque , déporté la reine à Cagliari et retenu le roi
prisonnier à Colli . Le prince héréditaire est resté sous la
main des Anglais .
Cependant, sur la côte opposée , une tranquillité profonde
règne . Le roi de Naples donne une attention soutenue aux
travaux de la marine , et fait imprimer une grande activité
aux chantiers de Castellamare et de Naples. Le zèle des
marins égale celui des troupes de terre. S. M. va visiter
la Pouille et les côtes de ses Etats que baigne l'Adriatique.
Le roi vent connaître par lui-même la situation de ces provinces
, et les améliorations dont elles sont susceptibles .
La reine reste à Naples . Des fouilles intéressantes ont été
faites sous ses yeux à Pompéi .
Si l'on en croit des relations particulières auxquelles le
journal qui les a accueillies donnerait quelque crédit , le
despotisme anglais aurait paru trop pesant aux Espagnols ;
un parti considérable se serait formé contre eux , et un
neveu de Ballasteros , à la tête de 15,000 hommes , aurait
attaqué et exterminé un corps anglais de 3000 hommes ,
au cri de mort aux Anglais . On attend avec intérêt la confirmation
de cette importante nouvelle.
L'Empereur est arrivé à Mayence le 16 de ce mois à
minuit ; il avait été précédé de vingt-quatre heures par le
prince de Neuchâtel et de Wagram. Le 17 , le grand-duc
de Francfort était arrivé dans cette dernière ville escorté
par une garde d'honneur . La famille de Saxe est attendue
à Munich. Le prince Kourakin , qui avait passé l'hiver à
Vienne, est retourné en Russie .
Voici une nouvelle note sur la situation des armées
françaises dans le nord au 15 avril .
Le vice-roi était dans ses positions , la gauche à l'Elbe ,
à l'embouchure de la Saale , le centre à Bernbourg , la
droite aux montagnes du Hartz , la réserve à Magdebourg.
Le prince d'Eckmulh était en position à Celle.
188 MERCURE DE FRANCE ,
Le général Vandamme occupaitBrême .
Le 12 , l'ennemi voulut tâter Bernbourg avec plusieurs
bataillons ; ils furent vivement reçus et repoussés avec
perte. Il poussa aussi une patrouille sur Nordhausen au
débouché du Hartz; ce point était occupé par un détachement
de cavalerie westphalienne , qui chargea vigoureusement
l'ennemi : on fit prisonniers trois hussards .
Le 12 , un détachement de hussards prussiens arriva à
Gotha à onze heures du soir ; il cerna la maison du baron
de Saint-Aignan , ministre plénipotentiaire de France , et
prit son secrétaire qui était au lit dangereusement malade ;
on l'enleva de force .
Quatre régimens d'infanterie russe étaient devant la
place de Wittemberg , défendue par le général Lapoipe ;
ils avaient tenté une attaque de vive force, mais ils avaient
été repoussés après avoir perdu bien du monde.
La place de Torgau n'est observée que par des partis de
cosaques ; 14,000 Saxons s'y sont renfermés .
L'ennemi avait un poste de 25 hommes à Hof, un escadron
à Schleitz et un à Plauen.
Des cadres bavarois au nombre de 1200 hommes , vevant
de l'armée du vice-roi et se rendant à Bromberg , ont
été attaqués près de Langensalza par deux escadrons ennemis;
ils les ont repoussés ; cependant une cinquantaine de
traînards ont été pris .
Le 12 , on avait des nouvelles des places de Dantzick ,
Thorn , Modlin , Custrin , Stettin , Glogau ; elles étaient
dans le meilleur état de défense ; l'ennemi n'avait encore
rien entrepris contre elles .
Le 15 au matin , S. M. l'Empereur était parti de Saint-
Cloud. Il est arrivé le 16 à onze heures du soir à Mayence ;
ilafait le trajet avec une incroyable rapidité , en moins de
40heures .
Toutes les nouvelles des bords du Rhin , du Weser et de
l'Elbe , s'accordent à exprimer une surprise égale de la
marche toujours croissante des hommes , chevaux , transports
qui débouchent de Wesel , de Mayence , de Strasbourg,
pour se porter sur les Anséatiques, sur Magdebourg,
et sur la Saxe ducale , où les principaux corps de l'armée
française sont réunis . Les hommes sont dans les meilleures
dispositions , tous brûlent de se signaler; l'arrivée de
l'Empereur à son quartier-général doit être l'étincelle électrique
qui enflammera cettejeunesse pleine d'enthousiasme
et d'émulation . Dans l'intérieur, toutes les lettres , toutes
AVRIL 1813 . 189
les feuilles des départemens contiennent l'expression de la
satisfaction des administrateurs et des magistrats : par-tout
les appels ont été faits conformément aux derniers sénatusconsultes
. Partout la réponse a été exacte et précise ,
l'obéissance la plus entière à la loi a caractérisé l'excellent
esprit qui anime les départemens . Ceux de la Hollande ne
sont point restés en arrière . Ceux de la Seine- Inférieure
du Nord , des bords du Rhin , des côtes de l'Ouest , ont
particulièrement fait remarquer leur empressement accoutumé
à écouter la voix de l'honneur et celle du souverain .
,
,
Le dimanche 18 avril , S. M. l'Impératrice-Régente a
reçu au palais de Saint- Cloud , avec la solennité accoutumée
, le corps diplomatique et les étrangers de distinction
qui lui ont été successivement présentés par M. le prince
de Scharzemberg , par M. le comte deKelle
Kelle , ministre du
grand-duc de Francfort , par M. de Just, ministre de Saxe,
et par M. le duc de Bassano .
Le mercredi 21 , S. M. a présidé le conseil des ministres ,
et le vendredi 23 , le conseil- d'état. S. Exc. le ministre de
la marine, comte Decrèz , a été créé duc par décret de l'Empereur
, en date du 14 de ce mois .
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par cahier de trois feuilles . Le prix de la souscription est de 48francs
pour l'année , de 25francs pour six mois et de 13francs pourun
trimestre .
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Le MERCURE ÉTRANGER paraît à la fin de chaque mois , par
cahier de quatre feuilles . Le prix de la souscription est de 20francs
pour l'année , et de 11 francs pour six mois. ( Les abonnés au
Mercure de France , ne paient que 18 fr. pour l'année , et 10 fr . pour
six mois de souscription au Mercure Etranger . )
On souscrit tant pour le Mercure de France que pour le Mercure
Étranger, au Bureau du Mercure , rue Hautefeuille , nº 23 ; et chez
les principaux libraires de Paris , des départemens et de l'étranger ,
ainsi que chez tous les directeurs des postes .
Les Ouvrages que l'on voudra faire annoncer dans l'un ou l'autre
de ces Journaux, et les Articles dont on désirera l'insertion , devront
être adressés ,francs de port , à M. le Directeur- Général du Mercure ,
àParis.
DE
LA
SEINE
MERCURE
DE FRANCE .
5.
cent
N° DCXV . Samedi 1er Mai 1813 . -
POÉSIE .
ÉPITRE A MES AMIS ,
Sur les changemens de l'amour en France , depuis l'époque
de la chevalerie jusqu'au siècle actuel.
En devisant près de la Table ronde ,
Nous avons tous , amis francs et joyeux ,
Bu le nectar d'une muse féconde
Comme on savoure un vin délicieux .
Or maintenant laissez - moi vous redire
Comment l'Amour , infidèle aux statuts
Des chevaliers , réunis chez Artus ,
Perdit , bélas ! son sceptré et son empire :
Le fat rira ; vous , sachez , loin d'en rire ,
Reconquérir leurs antiques vertus .
Tout excès nuit ; c'est ma thèse en substance .
Il s'éclipsa ce bel âge où la France ,
Dans les combats , les fêtes et les jeux ,
Suivait de l'oeil ces redoutables preux
Qui du beau sexe adorait la puissance :
N
194
MERCURE DE FRANCE ,
On vit l'Amour , rodomont belliqueux ,
Outrer enfin sa ridicule audace ,
Rider ses traits , abandonner sa grâce ,
Prendre l'écu du fou sénéchal Queux.
Un romancier , dans plus d'une anecdote ,
Peignit alors le maigre Don-Quichotte
Qui , se donnant pour redresser des torts ,
Par monts , par vaux , en sa folle marotte ,
Allait trottant et bravant mille morts ;
Puis , endetté dans mainte et mainte auberge ,
Se retira , le casque tout rouillé ,
Sur un cheval retif et dépouillé ,
N'ayant pour bien qu'un tronçon de flamberge ,
Et vint s'offrir , manchot , l'oeil éraillé ,
Devant sa belle , à trente ans encor vierge ....
Avec raison Cervantes l'a raillé .
L'Amour , tombant dans un excès contraire ,
Fut s'amollir à la cour d'Henri trois ;
Là , délaissé des Grâces , de sa mère ,
Il se soumit aux plus honteuses lois ,
Et la beauté n'eût plus le don de plaire.
Mais de Henri , le plus grand de nos rois ,
L'ame , heureux moule où venait se refondre
L'honneur loyal des Français d'autrefois ,
Changea les moeurs , et l'Amour plus courtois ,
Couvert d'acier , fit rougir , sut confondre
Les vilsmignons qui s'arrogeaient ses droits.
Dans une cour brillante , mais austère ,
Ce Dieu charmant , sous Louis , déjà vieux ,
Vit s'altérer son naïf caractère ;
Froid , empesé , dévot , sententieux ,
Du fier monarque il prit l'air sérieux.
Environné de belles mijaurées ,
Le pauvre enfant , devenu Céladon ,
Craignait , au sein de ces prudes titrées ,
De se livrer à son tendre abandon :
Privé de traits , d'arc et d'ailes dorées ,
Pour sa compagne il avait la Raison!
Il eût péri dans cette cour sévère
Si quelquefois , bienloin deMaintenon ,
,
ΜΑΙ 1813.
195
Avec les jeux , conduit par le Mystère ,
Il ne se fût déridé chez Ninon.
Aussi des moeurs régnait l'hypocrisie :
Le courtisan , l'homme de qualité ,
Baillant d'ennui , las de leur dignité ,
Comme les Dieux l'étaient de l'ambroisie ,
S'humanisaient , et de la bourgeoisie
L'orgueil flattait la sotte vanité .
Là , secouant le poids de l'étiquette
Pour égayer leur ennui libertin ,
Loin de Versaille , et d'un pied clandestin ,
Ils s'en allaient , au jeu de la bassette ,
D'un coeur novice essayer la conquête ,
Ou présider aux honneurs d'un festin.
Là , du marquis l'aimable impertinence ,
L'air décisif et le ton cavalier
Du mousquetaire , en habit d'ordonnance ,
Plaisaient bien plus aux dames de finance
Que les égards du président altier
Et les soupirs de l'humble roturier ,
Vu d'un oeil froid , comme sans conséquence.
Mais soit qu'encor Paris singeât la cour
Et que des moeurs la cour maintint l'école ,
Soit que la mode , à la beauté frivole
Fit respecter le code de l'amour ,
On encensait ce Dieu comme une idole
Qu'onne pouvait renverser en un jour.
Ces beaux marquis séduisans , mais perfides ,
Faisaient la guerre aux principes des moeurs ,
Sans toutefois attaquer en vainqueurs
Les préjugés des épouses timides
N'osant encor se livrer à leurs coeurs.
Le jeu muet de la coquetterie
Disait beaucoup du sourire et des yeux ,
Applaudissait à la galanterie
D'un madrigal , au jargon précieux ,
Et passait même au jeune audacieux
Des billets doux , et mainte agacerie,
Ou le grondait d'un air tout gracieux ;
C'était là tout... Pour cacher les épines
Dont la Pudeur avait semé leurs pas ,
1
Na2
196 MERCURE
DE
FRANCE
,
}
Ces fats brillans , de leurs beautés divines
Louaient entr'eux les grâces , les appas ,
De leurs faveurs se targuaient , mais tout bas ,
Puis confiaient aux moqueuses Nérines
Leur désespoir , et ne s'en vantaient pas (1).
L'Amour gêné sous l'état despotique
Où gouvernait l'Hymen trop exigeant ,
Brûlait déjà de vivre en république :
Alors parut le célèbre Régent
Dont , à son gré , le génie indulgent
Vint abolir le code platonique.
Tout aussitôt , à la cour , à Paris ,
Un être vain , l'Homme à bonnesfortunes ,
Endénigrant pardes demi-souris ,
Des vieilles moeurs les vertus importunes ,
Fronda l'Hymen et dauba les maris.
Tel qu'un Gracchus prêchait les lois agraires ,
Le novateur , dans l'Empire galant ,
Du Boute-en -train émule turbulent ,
Fit retentir des plaintes téinéraires
Contre son code et ses droits féodeaux ,
Contre son joug , le plus lourd des fardeaux ,
Et ces maris qui , tyrans arbitraires ,
S'opposaient tous aux plaisirs sociaux
De tant de fats , encor célibataires .
Qu'arriva-t-il ? Le pauvre Hymen banni
Dans son malheur n'eut plus ni paix , ni trève ;
Jusqu'en province il fut même honni ,
Et , sous les yeux de l'austère Genève ,
Le Libertin forma plus d'un élève (2) .
L'amour devint un caprice , un désir ,
Un feu follet , un rapide plaisir
Qui dans les coeurs ne laissait nulles traces ;
(1) Cette faible esquisse des moeurs sous Louis XIV , est parfai- tement mise en scène dans le Misantrope et autres pièces de Molière. Tant il est vrai , comme l'a dit un favori de Thalie : Queles comédies
sont les portraits defamille d'une nation . (2) Il s'éleva jusques dans les murs de Genève une seete galante qui prit le nomde Libertins. Voyez l'Histoire de M. Picot.
ΜΑΙ 1813 . 197
Les sentimens , au lieu de l'embellir ,
Furent taxés d'hypocrites grimaces ;
Voir , faire un choix , se livrer et jouir ,
Passa dès-lors pour l'abandon des Grâces .
L'Hymen perdit tous ses droits de seigneur ;
Le ridicule atteignit ses Lucrèces ,
Et lorsqu'un fat , éhonté suborneur ,
Avait flétri par d'impures tendresses
L'aimable Lise , ou Rose encore en fleur ,
En se riant de ses lâches faiblesses
Aleurs maris il croyait faire honneur.
,
Un tel excès fut de peu de durée :
L'Hymen jaloux s'en révolta , dit - on ,
Et pour sa cause armant plus d'un Caton (3 ) ,
Sut ramener la femme censurée
Au noble orgueil qui craint l'opinion ,
Argus malin dont la vue éclairée
Suit les faux pas des beautés en renom .
Le sexe alors dut sentir et sedire
Que la pudeur qui charme , touche , attire ,
Lorsqu'on s'en voit doucement repoussé ,
Seule , pouvait rétablir son empire
Par le désordre à ses pieds renversé.
Tardifs projets ! aux moeurs de la régence
Succèda bien une feinte décence ;
Humilié , remémorant ses torts ,
Le sexe , au gré de généreux efforts ,
Reprit le sceptre , et prit sous sa défense
La loyauté , l'amour et la constance.
Mais , en un jour apprend-il à régner ?
Il est né faible , et la troupe galante
Imagina , pour mieux le dominer ,
Une tactique adroite , insinuante .
Désirait-on séduire une beauté?
Si ses vertus exigeaient un long siége ,
L'Hypocrisie , au regard affecté ,
Avec lenteur , tantôt creusait le piége
Où succombait sa superbe fierté :
(3) Les philosophes moralistes et législateurs , tels que Montesquieu
, J.-J. Rousseau , Raynal , etc. , etc.
198. MERCURE DE FRANCE,
Voulant tantôt lui cacher sa défaite ,
Elle feignait un respect langoureux ,
Et . sous le joug d'un amour malheureux ,
On la voyait humilier sa tête :
Lui cédait-on ? L'amant présomptueux
Se relevait , et , fier de sa conquête ,
En jouissait en despote orgueilleux .
Ainsi , par air , par point d'honneur , peut-être ,
(L'honneur alors , plein de fatuité
Se confondait avec la vanité (4) ) ;
Le militaire , habile petit maitre ,
Mettait plus d'art , plus de combinaisons ,
En assiégeant le coeur d'une maitresse ,
Qu'il n'eût fallu de génie et d'adresse
Pour renverser des tours et des bastions ,
Et s'emparer de telle forteresse.
Mais en dépit de tant d'habileté
L'or fut la clef de ces forts redoutables ,
Pour nos Folards souvent inexpugnables :
Certain auteur dit un jour : « La beauté
> Prodigue l'or , ses loisirs , la santé :
>>Vous , profitez des momens favorables
>> Que la fortune offre à l'avidité ;
>>De l'or ! de l'or ! et vous serez aimables . >>>
Barême a dit : Des galans officiers
Tomba soudain l'inutile tactique ;
Plutus régna ; sa baguette magique
En Adonis changea nos gros banquiers ,
Etles Amours , devenus financiers ,
Mirent les coeurs d'un sexe né pudique ,
Au taux courant de la place publique (5 ) .
(4) « Si chaque siècle a ses moeurs , chaque siècle à sa comédie ,
a dit encore M. Etienne. Les deux époques de la régence et du règne
de Louis XV confirment cette observation . Les Bourgeoises à la
mode, le Chevalier à la mode , l'Homme à bonnes fortunes , peignent
les moeurs de cette première époque ; La Coquette corrigée , les pièces
de Marivaux , etc. nous retracent celles de la seconde .
(5) Cette dernière époque des moeurs de la fin du dix-huitième
siècle est , sans doute , la plus avilissante pour l'amour : elle est aussi
peinte par nos comiques modernes . On sent , toutefois , que les
ΜΑΙ 1813 . 199
Oui , que Mondor , épris d'une beauté ,
Voulut sans art , sans assiduité ,
Fixer ses yeux , s'attirer son sourire ,
Changer bientôt son amour en délire
Sans les chagrins de la rivalité ;
Hôtel , pompons , diamans , équipage ,
Cent mille écus , et ces cadeaux d'usage
Qu'on obtenait dans des jours de gaîté ;
C'était assez pour qu'en amant gâté
L'heureux Crésus s'arrogeât l'avantage
De posséder ses charmes , sans partage ,
Tant que durait le tacite traité.
Je m'attends bien qu'une langue indiscrette
Me parlera de ce bel étourdi
Qui , par sa taille et son âge enhardi ,
Acette belle osait conter fleurette :
Chut ! .. Elle sait , fort tendre et non coquette ,
Se relayer d'un amour engourdi
Avec scrupule , et la nuit en cachette :
Mais grâce aux soins de la fine soubrette ,
Mondor est sûr qu'on n'adore que lui ;
Au déjeûner , sans soupçon , sans ennui ,
Il vient , content , s'asseoir à sa toilette ....
Un grand malheur pouvait seul advenir ,
Malheur cruel ! qui forçait sa maîtresse
Al'effacer de son cher souvenir ,
Lorsqu'au comptoir la fortune traîtresse
D'un noir crayon lui marquait l'avenir :
Aussi Phryné , çalculant sa tendresse ,
Suivait du cours et la hausse et la baisse
Ou pour l'accroître , ou pour la ralentir .
Si donc mon homme avait fait banqueroute ,
Dès ce jour même il cessait d'être amant ,
Et sa beauté , d'ingratitude absoute ,
L'abandonnait , prenait une autre route ,
Comme le fer attiré par l'aimant .
Femmes galantes dont on parle ici , n'étaient point de la bonne compagnie
, quoiqu'elles affichassent dans Paris un luxe scandaleux ,
prix infâmedu trafie de leurs charmes .
200
MERCURE DE FRANCE ,
1
A
•Quelleunion ! était- elle assortie ? >
Dira peut- être avec un peu d'humeur ,
La douce Eglé qui , de la sympathie
A fait toujours son unique bonheur ;
<<Prétendez - vous , dans un tableau menteur ,
>>Par la satire et par la calomnie
>>Peindre l'amour et l'histoire du coeur ?....
O mes amis , appaisez sa colère ;
C'est à regret que d'un siècle immoral
Je suis ici l'avocat général :
Un plus beau siècle aujourd'hui nous éclaire ;
Tout a changé ; le bien succède au mal.
Voyez déjà que d'épouses fidèles !
Le court -mantel , loin d'aller de travers ,
S'alongerait jusqu'aux pieds de nos belles (6) :
Mais pour complaire à des maris pervers
En ferait-on des épreuves nouvelles ?
Gardons-nous en, n'imitons point Artus ;
Maris , jouons un plus généreux rôle ;
Croyons plutôt nos femmes surparole ,
Et que la foi nous prouve leurs vertus ....
Vous souriez ? Trève de badinage ;
Apprécions le bonheur du ménage ,
Et vivons y , sans éclat et sans bruit ;
Il est si doux de se dire en soi-même :
« Je suis aimé de l'épouse que j'aime ;
> De notre amour ma famille est le fruit ;
> En nous voyant , on l'admire , on m'envie ,
»Et , comme un jour s'écoule notre vie ,
» Tant notre coeur est heureux et jouit. »
CHARLES MULLOT (de la Gironde ) .
(6) Le court- mantel , charmante fiction du poëme de la Table
Ronde. Voyez le chant XIV .
ΜΑΙ 1813 . 201
ÉNIGME.
IMMORTELS Esculape , Arétée , Hippocrate ,
Celse , Galien , Stahl , Cullen , Erasistrate ,
Boerhaave , Lieutaud , Morgagni , Zimmerman ,
Astruc , Morton , Wilis , Lorry , Vogel , Hoffmann ,
Baglivi , Sydenham , Wan- Swieten , Sauvages ,
Et vous tous médecins fameux dans tous les âges ,
Vous futes grands docteurs assurément , eh bien !
Près de moi qu'êtes vous ? par ma foi , presque rien.
Avant vous , après vous , ce n'est point raillerie ,
En maître j'ai traité , goutte , dyssenterie ,
Rhumatisme , ohlegmon , tétanos , carditis ,
Colique , érésipèle , angine , pleuritis ,
Fièvre du Canada , tierce , quarte , hépatique ,
Rémittente , éruptive , errative , hystérique ,
Catharale , usticaire , et mille maux divers
Dont les barbares noms entrent mal dans les vers.
Votre science , d'ailleurs , à guérir fut bornée :
Pour de plus grands desseins le ciel m'a destinée ,
Et si Napoléon a pu faire des rois
J'ai fait des Empereurs à mon tour quelquefois.
V. B. ( d'Agen. )
LOGOGRIPHE
Dans un jour solennel la semaine dernière ,
Sur six pieds , j'exprimais les douleurs d'une mère ;
Je suis un lieu , sur cinq , où diables et sorciers ,
Font chaque nuit , dit-on , des tours de leurs métiers.
V. B. (d'Agen. )
CHARADE .
AFIN qu'aisément il devine ,
Jepréviens le lecteur que l'un , le deux , le trois ,
Peuvent être français ou latins , à son choix.
S'il sertà lalangue latine ,
202 MERCURE DE FRANCE , ΜΑΙ 1813.
Le premier est un substantif ,
Qui peut devenir adjectif ,
Suivant l'usage auquel on le destine .
Le deuxième est mot nominatif,
Ou verbe très-impératif.
L'entier , de nature androgyne ,
Au pluriel marquera le datif
D'un certain qualificatif;
Par conséquent aussi le cas qui le termine.
En français , le premier est un prépositif.
Le second nomme un levier attractif
Qui fait mouvoir mainte machine.
La dévote qui s'achemine
Pour ouir le próne instructif
De son curé rebarbatif ,
Ne franchit le portail de la maison divine ,
Qu'après avoir foulé le tout d'un pas hâtif.
B.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est Mappemonde.
Celui de l'Enigme-Logogriphe est Orage , dans lequel on trouve :
rage, or , orge et age.
Celui de la Charade est Mercure.
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS.
ANNALES DE L'EDUCATION , rédigées par F. GuIZOT , professeur
d'histoire à l'Académie de Paris . - III ANNÉE.
N° 1 . A Paris , chez Lenormant, imprimeurlibraire
, rue de Seine , nº 8 .
-
-
Nous avons parlé à diverses reprises à nos lecteurs de
plusieurs cahiers des Annales de l'Education pendant les
deux premières années de cet ouvrage périodique. La
troisième année commence , et si l'on veut réfléchir à la
gravité de la matière , au petit nombre de lecteurs qu'un
journal qui s'y renferme peut prétendre à intéresser , on
pensera sans doute que cela seul est une preuve que nous
ne nous étions pas trompés en promettant aux rédacteurs
un heureux succès . Le cahier que nous avons sous les
yeux renferme , comme les précédens , des articles instructifs
, intéressans et sagement diversifiés . Mais au lieu
d'en faire l'analyse , nous croyons servir plus utilement
et les rédacteurs et nos abonnés , en transcrivant ici la
plus grande partie du premier morceau qui expose le but
et la marche de l'ouvrage . Après des réflexions générales
sur la nature de la vérité et sur les obstacles qui nous empêchent
si souvent d'arriver jusqu'à elle , l'auteur observe
que l'un des plus dangereux vient de l'éclat même dont
elle nous frappe. Les gens qui ne l'ont envisagée que
sous une de ses faces , la trouvent cependant silumineuse,
qu'ils croient la connaître toute entière , et c'est-là ce
quiles rend souvent impérieux et exclusifs : ils n'auraient
point rencontré cet écueil si leur esprit eut été moins
préoccupé , s'il avait eu plus d'étendue ; l'auteur continue
ensuite de cette manière :
« Les rédacteurs des Annales de l'Education se sont
constamment appliqués à l'éviter. Indiquer le but vers
lequel l'éducation doit tendre , et les principes fondamentaux
qui doivent présider à sa marche , quelle que
soit la route qu'elle suive pour y arriver , voilà tout ce
204 MERCURE DE FRANCE ,
qu'ils ont entrepris , parce que c'est là tout ce qu'ils
croient possible . Ils voudraient éclairer leurs lecteurs et
ne prétendent point les diriger ; c'est à leur raison qu'ils
s'adressent , et c'est par elle seule qu'ils essayent d'exercer
sur leur conduite une influence qui cesserait , à leur
avis , d'ètre salutaire , si elle voulait s'étendre plus loin ,
c'est-à- dire , dominer de plus près .
>>Telle est l'intention des articles généraux destinés à
prouver et à développer les principes de l'éducation ;
quelques- uns de ces articles se bornent à une discussion
philosophique ; d'autres , comme le Journal adressé par
unefemme à son mari sur l'éducation de ses deuxfilles ,
font suivre l'application de ces principes dans un cas particulier
et à des caractères donnés . Ces mêmes principes
se trouvent rattachés à l'histoire de la raison humaine ,
dans l'examen des opinions qu'ont eues à ce sujet les
hommes distingués de divers pays et de différens siècles ,
qui s'en sont occupés spécialement ou par occasion . On
a déjà rappelé et discuté celles de Rabelais , de Montaigne
et de Kant. On présentera et l'on discutera de la
même manière celles de Fénélon , de Locke , de Rousseau
, de Pestalozzi , et de plusieurs autres .
>> L'éducation physique a été traitée dans son ensemble
par un homme capable de le concevoir . L'ouvrage qu'il
nous a communiqué dans ses lettres touche à sa fin ; il
aura conduit l'enfant jusqu'à l'âge où il devient homme ,
et envisagé sous le point de vue le plus général les grands
changemens qui s'opèrent dans son être physique pende
la vie. Il reprendra ensuite successivement les diverses
maladies de l'enfance , leur caractère , les circonstances
qui les accompagnent , et indiquera les principaux remèdes
qu'on peut y appliquer.
>>Des Lettres sur l'étude de la physique et de la chimie,
et sur celle de Phistoire naturelle , sont destinées à donner
aux parens des notions exactes sur l'état de ces
sciences , sur les objets dont elles s'occupent , sur les
grands résultats auxquels elles sont parvenues , et sur la
manière de les étudier. Les sciences naturelles ont aujourd'hui
une utilité si étendue et inspirent un intérêt si
général , qu'elles font une partie essentielle de toutebonne
ΜΑΙ 1813 . 205
1
education. Ces lettres sont écrites par des hommes trèsversés
dans les sciences qui en sont l'objet ; leur nom
seul , s'il nous était permis de le faire connaître ici , inspirerait
une entière confiance.
» Un Essai sur l'Education nationale dans les Etats-
Unis d'Amérique , ouvrage d'un homme à qui le gouvernement
américain l'a demandé , pour l'adopter presque
complétement , nous a paru très-propre à faire connaître
l'esprit qui doit présider à ces grandes institutions
, bases des lumières et de la moralité des peuples .
>> Des Contes et des Voyages , qui ont pour but de faire
bien comprendre aux enfans la nature de leurs devoirs ,
etde les instruire en amusant leur jeune imagination , ne
sauraient être déplacés dans un recueil qui s'adresse surtout
aux parens . Ils les aideront à réussir dans l'application
de leurs principes , en leur fournissant de nouveaux
moyens de développer dans leurs enfans de bons
sentimens et des idées morales , justes et puissantes .
Chaque numéro renfermera , comme par le passé , un
morceau de ce genre .
>> Enfin les Annales de l'Education rendront uncompte
exact des ouvrages qui paraitront sur ce sujet , et dont
les parens pourront se servir. Cette partie de notre littérature
est aujourd'hui bien riche et bien pauvre . On
publie beaucoup de livres d'éducation , mais fort peu
valent la peine qu'on en parle. La multitude des annonces
qu'on rencontre a pu faire croire à quelques
personnes que nous avions quelquefois négligé de les
tenir au courant de publications intéressantes . Nous
croyons pouvoir leur assurer qu'elles sont dans l'erreur .
Rienn'est si aisé que d'indiquer un livre , mais si le livre
est mauvais ou inutile , à quoi bon l'indiquer ? Ne vaut- il
pas mieux employer le tems et la place à développer des
idées importantes et fécondes ? Cette considération nous
a déterminé à passer sous silence un grand nombre de
livres élémentaires , d'abrégés , de méthodes , qui nous
ont paru sans utilité comme sans intérêt. Du reste
pour régler à l'avenir les annonces de ce genre , nous
donnerons de trois en trois mois une revue des ouvrages
,
206 MERCURE DE FRANCE ;
nouveaux que les parens pourront consulter ou employer
. avec fruit . »
Nos lecteurs ont maintenant sous les yeux le plan de
cet ouvrage utile . On pourrait dire , en quelque manière ,
que cet article en est un nouveau prospectus , mais avec
cette différence que rien ne garantit absolument les
promesses d'un prospectus ordinaire , au lieu que deux
années d'expérience offrent ici la plus sûre caution pour
l'avenir. Le rédacteur cite ce proverbe : Quand le bien
a commencé , il suffit qu'il dure pour devenir meilleur.
Son désir est qu'on puisse l'appliquer à ses Annales .
Nous croyons qu'il sera satisfait , et que le tems ne fera
qu'augmenter le succès de son ouvrage . C. V.
PENSÉES SUR L'HOMME , LE MONDE ET LES MOOEURS , par
J. SANIAL-DUBAY , avec cette épigraphe : Dedithoc
providentia hominibus munus ut honesta magis juvarent.
-
- Prix , 4 fr. , et 5 fr. franc de port . Unvol.
in-8 ° . - A Paris , chez Lenormant , imprimeur-libr . ,
rue de Seine , nº 8 ; Delaunay, libraire, Palais-Royal ;
et l'Auteur , rue Choiseul , n° 6.
VOILA un grave penseur , un profond moraliste qui
se présente dans la carrière avec un gros recueil de
260 pages in-8 ° , qu'il intitule Pensées . Dans les ouvrages
de ce genre , le titre est plus facile à trouver que la
chose. Les pensées neuves et piquantes sont plus rares
que les penseurs.
Mais M. Sanial-Dubay nous déclare au moins avec
cette modestie qui convient au moraliste , au philosophe
, qu'il ne vient point muni d'un nouveau système de
morale, endoctriner le genre humain. Ilest bien convaincu
quela nature ne lui en a départi ni les moyens ni le droit,
et il déclare qu'il n'est pas homme à se les supposer.
Pleinement convaincu des bornes de notre intelligence
et de notre savoir , il est porté à croire qu'il n'existe rien
d'absolu dans le monde , pas même dans la science des
moeurs. Je crois qu'ici M. Sanial se trompe ; il y a dans
le monde des vérités très-absolues , ne fût-ce que les
i
ΜΑΙ 1813 .
207
vérités mathématiques . Il y a aussi des vérités absolues
en morale , ce sont des vérités de sentiment sans lesquelles
l'ordre social , qui entre manifestement dans les
vues du créateur , cesserait d'exister. Mais à entendre
l'auteur , on croiraitque la science des moeurs est encore
plus absolue que celle des mathématiques , qu'elle est la
plus positive de toutes les sciences , ce qui n'est certainement
pas vrai. Les moralistes n'ont jamais eu cette
prétention . Leur science est un composé d'aperçus et le
résultat d'une foule d'observations , mais elle n'a point
de règles fixes . C'est moins une science qu'un don de la
nature , un tact fin et délicat qui fait descendre le moraliste
jusque dans les replis les plus cachés de notre coeur ,
pour nous dérober les motifs secrets de nos actions , le
mystère de nos vices et quelquefois celui de nos vertus .
La plupart de ces découvertes n'ont rien de positif et
d'absolu ; nées de l'expérience elles sont à chaque instant
démenties par elle. Ce sont des principes généraux
qui , dans leur application , rencontrent un grand nombre
d'exceptions , et dont chacun peut trouver en soimême
ou la preuve ou la réfutation. La science des moeurs
n'est donc point une science , mais un talent , une disposition
, un instinct délicat qui nous fait démêler sans
peine , et comme par une soudaine inspiration , les
nuances fines qui séparent l'immense diversité de nos
caractères .
M. Sanial-Dubay a-t-il reçu de la nature le talent des
La Bruyère , des La Rochefoucault , etc. En ouvrant
son livre , je l'ai désiré , car je ne me refuse jamais aux
jouissances que peut me faire éprouver un bon ouvrage ,
et à une instruction dont je sens plus que personne tout
le besoin. Poëtes , historiens , politiques , moralistes , s'il
m'arrive de vous critiquer , soyez sûrs d'avance que ce
n'est pas ma faute . Je me sens les plus heureuses dispositions
pour la louange ; secondez-moi , faites paraître
de bons ouvrages , je suis tout prêt , je suis à vous .....
Mais quand je vois un boîteux , je ne puis en conscience
vanter la beauté de ses jambes et la grâce de sa démarche;
quand je vois un borgneje ne puis lui dire qu'il a
les plus beaux yeux du monde ; quand je lis les vers de
208 MERCURE DE FRANCE ,
tel poëte et les articles de tel journaliste qui le loue sans
restriction , je suis trop honnête homme pour m'écrier
ce poëte est un Racine , ce journaliste est un oracle ....
Le boîteux et le poëte , le journaliste et le borgne penseraient
que je me moque d'eux , et ne me pardonneraient
pas des éloges que leur modestie croirait sans
doute exagérés . Mais revenons à M. Sanial-Dubay. II
faut , nous dit - il dans sa préface , que des pensées morales
soientjustes , vraics , utiles , neuves , piquantes , et
sur-tout bien exprimées ..... « Il ne suffit pas de reproduire
des pensées communes , sans suite et sans liaison ....
Il faut être doué d'une rare sagacité , d'un esprit scrutateur
, méditatif. » On voit que M. Sanial connaît toutes
ses obligations . En ouvrant ce recueil le lecteur est préparé
d'avance à lire des pensées neuves , piquantes , et
sur-tout bien exprimées ; il s'apprête à jouir de la rare sagacité
d'un auteur qui va lui dévoiler sans doute de
nouveaux secrets .
Quant aux pensées neuves , en voilà un certain nombre
que je prends au hasard , et qui ne laissent rien à
désirer aux amateurs de la nouveauté.
« On voudrait passer dans le monde pour vertueux ,
>> et l'on ne remplit pas même ses devoirs .
» Il serait à désirer que , comme le vin , l'homme en
» vieillissant devînt meilleur et plus généreux.
>>Les hommes se sont avisés de tout , excepté d'être
>> sages.
>>Beaucoup d'hommes éprouvent le double malheur
>> de trouver le tems long et la vie courte .
>> Est- il plus doux d'aimer que d'être aimé? L'un satis-
>>fait plus le coeur et l'autre l'amour-propre .
» L'homme méchant fait le mal ; l'homme faible le
>> laisse faire . »
Je ne finirais pas si je voulais citer toutes les pensées
neuves de l'auteur ; arrivons donc aux pensées piquantes
et bien exprimées .
« L'esprit des sots n'habite jamais que le rez-de-
>> chaussée .
>>Les hommes sont si dépensiers en sottises qu'elles
>> semblent ne leur rien coûter.
ΜΑΙ 1813 . 209
>>L'imagination est une coquette quifait voir bien du
>> pays à ceux qui s'amusent à l'écouter .
>>Le tems ne paraît long qu'à ceux qui ne savent qu'en
>>>faire.>>>
M. Sanial fait grand cas du naturel , et si on vout des
maximes dans lesquelles cette précieuse qualité brille
avec le plus d'éclat , je puis en cilerun bon nombremen
voilà quelques-unes .
« L'aversion est l'épine du sentiment, comme la sym-
>> pathie en est la rose.
5.
>> L'amour-propre est un enfant gale qui n'aime a se
>> nourrir que des bonbons de la flatterie
>>Sujet à la fermentation , l'amour ressemble au vin
>> nouveau ; mais l'amitié calme et bienfaisante a beau-
>> coup de rapport avec le vin vieux.
>> Que l'homme est malheureux , lorsqu'au lieu de
>> laisserfiler et dévider à la raison la courte fusée de la
» vie , il abandonne imprudemment ce soin aux pas-
» sions étourdies qui ne surent jamais qu'embrouiller !
>> Celui qui a perdu une fois le fil de l'honneur , ne
>>peut se tirer du labyrinthe de la honte. >>>
Ce livre renferme presque toutes les formes du style ,
et M. Sanial n'a pas même dédaigné le calembourg .
« Ce ne sont pas , dit-il , les préceptes qui manquent
>> aux hommes , mais bien les hommes qui manquent aux
>>préceptes. >>>
Le nouveau moraliste nous défend de mépriser la
vieillesse , et pour corriger les jeunes gens du jour d'un
vice qui tient à l'égoïsme et à la légèreté , il dit avec
beaucoup de raison :
<<Ne devrions- nous pas départir à la vieillesse un peu
>> de cette vénération que nous inspire l'antiquité ? Car
>> la vieillesse est une antiquité commencée. »
Mais telle est notre ingratitude envers ceux même qui
prennent notre défense , que les vieillards seront peu
satisfaits d'un semblable motif. Quelle mine sur-tout ferait
telle femme qui a passé la soixantaine , si M. Sanial-
Dubay s'approchant d'elle , lui disait d'un ton grave et
avec un profond salut : Oui , Madame , je vous respecte
infiniment , car vous êtes une antiquité commencée !
0
210 MERCURE DE FRANCE ,
1
1
M. Sanial blâme Duclos de n'avoir point parlé des
femmes dans ses Considérations sur les Moeurs . « Peut-
› être m'accusera-t-on , dit-il , d'être tombé dans un
>>défaut contraire , mais la cause que je défends esttrop
>>belle et trop juste pour que je puisse être blâme de
»mon zèle. » Oui , sans doute , et nous sommes trop
galans , nous autres Français , pour ne pas dire avec
l'auteur : « La femme est un doux et tendre mystère que
>> tout le monde adore sans le connaître .
>>La femme a sur l'homme le même empire que le coeur
na sur P'esprit.
>>Le soleil et la femme semblent s'être partagé l'em-
› pire du monde; l'un nous donne les jours , l'autre les
>> embellit. »
Il entre ensuite dans des détails sur le caractère des
femmes , il nous apprend que « la femme s'enflamme
>>plus vite que l'homme , et que le feu de celui-ci s'éteint
>> cependant plutôt .
» Les femmes , dit-il encore , savent mieux feindre ,
>> se posséder et conduire une intrigue que les hommes.
>> Tout nou's porte à croire que la femme a l'esprit plus
>> républicain que l'homme .>>>
Les deux premières pensies ne sont peut-être pas
absolument neuves ; mais pour la dernière , je ne me
souviens pas de l'avoir vue autre part. Je vais en citer
encore quelques-unes qui donneront une idée de la manière
du moraliste .
«Les prudes ne sont que les pédantes de l'amour.
>> Une prude est un feu qui couve sous la cendre.
>>Le mariage est l'arbre du bien et du mal .
>>Le voile de la pudeur récèle plus de charmes que
» n'en peut offrir la plus belle nudité.
>>Tant pis pour une fille si , au premier coup-d'oeil ,
> on ne la distingue pas d'une femme. >>
Je ne me lasserais pas de citer; mais je crois en avoir
assez dit pour faire connaître cet ouvrage. On pourrait
peut-être y relever quelques erreurs ; mais je suis sûr
que le lecteur ne les trouverait pas d'une grande importance;
en effet , l'ouvrage de M. Sanial-Dubay ne peut
être dangereux. La morale en est aussi pure qu'il est
ΜΑΙ 1813 . 211
possible de le désirer. Je ne sais si l'auteur a fait de son
esprit tout l'usage qu'il pouvait en faire; je ne le crois
pas; mais je puis répondre de la pureté de ses intentions .
Son caractère se montre sous le jour le plus favorable.
Il a pris à tâche et s'est fait un plaisir de rassembler un
grand nombre de pensées utiles , sans trop s'embarrasser
de savoir si elles se trouvaient ailleurs . Il a fait comme
tant d'autres auteurs plus renommés qui prennent les
méditations de leur mémoire pour celles de leur esprit;
inais en littérature , comme en toute autre chose , chacun
de nous fait ce qu'il peut , et non pas ce qu'il veut. Sur
les douze cent soixante-quatre pensées que M. Sanial-
Dubay vient de donner au public , j'en ai remarqué au
moins dix qui m'ont paru tournées avec précision , entr'autres
celles-ci :
« Il n'y a rien à faire pour être naturel , et beaucoup
pour ne l'être pas .
>> On fait l'éloge de la patience tant qu'on n'en a pas
besoin.
» Les lumières sans les moeurs sont les éclairs qui précèdent
la foudre . >>>
Cette dernière image me paraît d'autant plus belle
qu'une cruelle expérience nous a prouvé combien elle
est juste. Peut-être le public et l'auteur seront-ils étonnés
que je n'aie pas trouvé dans ce livre un plus grand nombre
de pensées dignes d'être citées. Il en renferme peut- être
biend'avantage. Je ne donnemes opinions littéraires que
pour ce qu'elles valent , trouvant fort ridicules ces petits
despotes sans titre qui pensent qu'en littérature leur jugement
doit faire loi , et qui ont tant et tant d'orgueil
qu'ils se croient une opinion. Mais certes ! pour peu que
l'on réfléchisse , on avouera que trouver dix pensées dans
un volume in-8º de 250 pages , est une chose assez rare
au tems qui court.
AD . DE S ......
2
212 MERCURE DE FRANCE ,
CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , PHILOSOPHIQUE ET CRITIQUE
, adressée à un souverain d'Allemagne , pendant
les années 1782 à 1790 inclusivement , et pendant une
partie des années 1775-1776 ; par le baron de GRIMM
et par DIDEROT.- Cinq très- forts vol. in-8º de 3070
pages , etqui terminent cette Correspondance .-Prix,
36 fr. , et 45 fr. franc de port . - A Paris , chez
F. Buisson , libraire , rue Gilles- Coeur , nº 10 .
(PREMIER ARTICLE. )
Le genre de la Correspondance du baron de Grimm ,
son objet , le ton que l'auteur a constamment employé ,
et plus encore que tout cela le goût bien prononcé du
public , toutes ces raisons réunies faisaient désirer vivement
que l'éditeur des cinq premiers volumes ne s'arrêtât
pas au milieu du chemin. Il avait fait entrevoir la
possibilité de recouvrer la portion de cette correspondance
pendant les années 1775 et 1776 , et de remplir le
vide que les amis des lettres avaient remarqué avec chagrin
dans cette première partie . On pouvait s'en rapporter
à son zèle. Le voeu des lecteurs est rempli ; les cinq
nouveaux volumes comprennent , non-seulement l'année
1775 et une partie de la suivante , mais leur objet principal
est d'offrir la suite des lettres du baron de Grimm ,
depuis le commencement de 1782 jusqu'à la fin de 1790 .
Le goût épuré du littérateur qui a présidé au choix des
morceaux , la juste réputation dont il jouit dans la carrière
polémique , sont autant de garans du mérite de ce
nouveau recueil ; et l'empressement avec lequel le public
a reçu le premier volume , garantit d'avance le succès
qu'il réserve aux suivans . Ce succès doit être fondé sur
les mêmes motifs , puisque toutes ces lettres réunissent
les mêmes qualités et le même intérêt : il augmente à
mesure que , par unlong séjour en France, l'auteur s'identifie
avec sa nouvelle patrie. Plus sensible au mérite
particulier de notre système littéraire , les préjugés originels
s'effacent peu-à-peu .
Il était difficile , en effet, que le baron de Grimm ,
ΜΑΙ 1813 . 213
doué d'un esprit très-juste et du tact le plus fin , nourri
de principes puisés à la plus brillante école , ne fût frappé
de cette noble harmonie qui règne dans les chefs-d'oeuvre
dramatiques de nos grands maîtres . C'est-là le point
important de notre littérature : au moins c'est par-là
qu'elle diffère essentiellement de toutes les autres. Nous
sommes d'accord avec les étrangers sur les bases principales
d'un traité ou d'une dissertation ; la logique est
de tous les pays . Nous cherchons souvent à imiter nos
voisins dans les ouvrages de pure imagination , tels que
les romans ou les autres compositions légères . La palme
de l'épopée nous échappe , et reste dans leurs mains , il
faut l'avouer ; mais pour l'art dramatique ! Oh ! plus
d'accord , plus d'imitation. Une supériorité absolue ,
voilà ce qu'ont su nous mériter trente chefs -d'oeuvre
traduits dans toutes les langues , représentés sur tous les
théâtres de l'Europe ; et c'est à l'étranger à son tour à
se modeler sur notre système s'il veut parvenir à cette
célébrité , qu'il n'est plus possible d'obtenir maintenant ,
en s'écartant des règles de la raison et du goût. Corneille ,
Molière , Racine , Voltaire , ont prononcé l'arrêt , et deux
siècles entiers l'ont consacré . Grimm étonné d'abord de
la simplicité de notre poétique , fit entrevoir des sentimens
que le Parnasse français devait frapper d'anatheme ;
mais éclairé par la réflexion , et sur-tout dégagé de passions
, il ne tarda pas à rendre un éclatant hommage à
l'art illustré par le génie de Corneille . L'occasion était
importante , c'était en 1775 , au moment où la magnifique
édition du théâtre de Shakespeare , traduit par Le-
Tourneur , mettait en présence les fidèles observateurs des
anciennes doctrines , et les enthousiastes épris des beautés
éparses et sauvages de l'Eschyle anglais . Les observations
de Grimm sont empreintes de cette délicatesse
de goût qu'il avait si bien apprise; elles composent l'un
des morceaux les plus importans du premier volume , et
il n'est pas hors de propos d'en faire connaître quelques
fragmens . On y verra que , tout en professant la plus
grande admiration pour Voltaire , il ne s'était cependant
pas rangé aveuglement au nombre de ses fanatiques adulateurs.
214 MERCURE DE FRANCE ,
1
« Ilya long-tems que nous n'avons vu paraître aucun
>> ouvrage qui ait excité plus de critiques et plus de
>>>louanges , sur lequel on ait disputé plus vivement , sur
>>lequel enfin l'opinion du public ait été plus partagée
>>et plus incertaine. Ceux qui , nourris dès l'enfance
> dans le respect de nos grands modèles , leur rendent
>> ce culte exclusif et superstitieux qui ne differe en rien
>>de l'intolérance théologique , ont regardé les traduc-
>> teurs de Shakespeare comme des sacrilèges qui vou-
>> laient introduire au sein de la patrie des divinitésmons-
>> trueuses et barbares . Les dévots de Ferney n'ont pu
>>voir sans beaucoup d'humeur un ouvrage qui allait
>>instruire la France de l'adresse admirable avec laquelle
» M. de Voltaire a su s'approprier les beautés de Shakes-
>> peare , et de la mauvaise foi non moins admirable avec
>> laquelle il s'est permis ensuite de le traduire. Les
>>Anglais les plus jaloux de la gloire de leur théâtre se
>> sont plaint de ce qu'on l'avait traduit trop littérale-
>> ment; d'autres ont trouvé que la traduction était infi-
>>dèle. Cette traduction n'a vraiment réussi qu'auprès
>>de ceux qui ne connaissaient pas le poëte et qui brû-
>>laient de le connaître , qui l'ont dévoré sans se mettre
>> en peine d'examiner s'ils lisaient de l'anglais ou du
>>français . C'est ainsi , par exemple , que l'a lu M. Se-
>>>daine , et il en a été quelques jours dans une espèce
>>d'ivresse qu'il est difficile de rendre , mais qu'il est aisé
>>>d'imaginer , pour peu que l'on connaisse sa tournure
>> et ses ouvrages .Vos transports , lui ai-je dit , ne m'étonnent
point, c'est la joie d'un fils qui retrouve un père
qu'il n'a jamais vu. »
Après ce préambule , Grimm examine avec une impartialité
remarquable , et on ne peut trop le dire , avec
un goût bien rare , le système du théâtre anglais , les
causes de l'admiration et de l'idolatrie dont Shakespeare
est encore l'objet dans sa patrie , les dangers qui pourraient
résulter pour notre littérature d'une imitation trop
servile , mais en même tems les richesses que des mains
habiles sauraient tirer d'une mine aussi féconde . Il est
impossible de disserter sur la préférence que les Anglais
donnent à leur théâtre sur tous les autres . Les raisons
ΜΑΙ 1813 . 215
sur lesquelles ils s'appuient ne peuvent être entendues
par des Français. « Si le procès était porté au tribunal
> des différentes nations de l'Europe , il y a tout lieu de
- croire que nous le perdrions en Espagne et en Alle-
>> magne ; nous pourrions nous en consoler dans l'espé-
>> rance de le gagner en Italie , et sur-tout dans l'an-
>> cienne Grèce; mais des jugemens si contradictoires
>> n'annonceraient-ils pas encore le même esprit de par-
>> tialité qui eût fait prononcer chaque peuple.>>>
Si l'on voulait établir une comparaison entre Shakespeare
d'un côté , Corneille et Racine de l'autre , dans la
supposition qu'un semblable parallèle soit possible , ne
conviendrait-il pas de considérer attentivement d'abord
le caractère des peuples pour lesquels ils ont écrit , l'état
des lettres aumoment où ils ont composé leurs ouvrages :
les usages , les moeurs , les préjugés même qu'ils avaient
à retracer , à combattre ou à respecter ? « Il faudrait voir
>> d'abord le point d'où ces génies sont partis , et peut-
>>être sentirait-on après un examen approfondi , que la
>>distance qu'il y a d'un certain degré de perfection au
>> dernier terme que l'art peut atteindre , est en effet plus
>> immense , plus incommensurable que la distance qui
>> paraît si sensible entre la naissance de l'art et les pre-
>>miers degrés de son accroissement. Il faudrait exa-
>>miner les moyens et les secours que chacun a pu
>> trouver dans la carrière qu'il avait à remplir ; et peut-
>>être reconnaîtrait-on alors que ces moyens et ces se-
>> cours qui semblent favoriser le génie , en répriment
>> souvent les élans , et pour se sauver de quelques
>> erreurs , lui font perdre une partie de ses forces et de
>> son énergie. L'homme de génie qui parle à une nation
>> encore barbare lui commande et dispose , pour ainsi
>> dire , de tous ses goûts et de toutes ses affections . Pour
>> peu qu'un peuple commence à être policé , les moeurs ,
>>les usages , les préventions de ce peuple sont autant
>> de liens que l'homme de génie est forcé de respecter ,
n et qui rendent nécessairement sa marche moins libre
>>et moins hardie. »
Peut-on nier que ce morceau ne soit dicté par la plus
saine raison? On voit avec plaisir que ces principes si
216 MERCURE DE FRANCE ,
Justes, ne sont pas le résultat de la séduction de l'exemple
, de l'ascendant qu'exercent sur la multitude , les
hommes dont les succès ont consacré les systèmes ; mais ,
au contraire , qu'ils appartiennent à la réflexion , au goût
qui sait tout mettre à sa place ; enfin , à la conviction
qui ne s'établit que lorsque tous les nuages du doute
sont dissipés .
Le juge partial à qui l'on soumettrait la question
que Grimmdiscute avec autant de bonheur que de talens
, ne serait-il pas entièrement disposé à penser
comme lui ? L'expérience , d'ailleurs , n'a- t- elle pas justifié
depuis , tout ce que le baron de Grimm pensait
il y a bientôt quarante ans ? Navons nous pas vu de
hardis novateurs nous présenter comme le type du
beau , les produits de leur imagination déréglée ? Ils
accusent la langue de sécheresse et d'impuissance ; ils
se plaignent des entraves que l'autorité des règles impose
au génie ; ils ont l'air de croire que débarassée de ce
fardeau antique , sans aucun frein , sans autre guide
que le caprice d'un cerveau en délire , notre littérature
prendrait une marche plus måle et plus fière. Ces subtilités
ont trouvé des partisans : peu s'en est fallu que les
anciennes traditions ne fussent abandonnées , mais les
malheureux essais de ces nouveaux Erostrates ont arrêté
le troupeau d'imitateurs tout prêts à se précipiter sur
leurs traces . Le feu sacré brûle encore et Grimm n'a
pas été un des moins soigneux à le conserver . « Le
>> plus grand mal , ajouta-t-il , que pourrait produire
>> en France la traduction de Shakespeare , ce serait de
>> détourner nos jeunes gens de l'étude des seuls modèles
>> dont l'imitation soit sans danger ; ce serait de les invi-
>> ter à s'essayer vainement dans un genre qui ne pourra
>> jamais convenir ni aux moeurs ni à l'esprit de la nation .
» Il est sans doute beaucoup plus aisé de violer toutes
>> les règles de l'art que d'en observer une seule. Il n'est
>> pas difficile , sans doute , d'entasser une foule d'évène-
> mens les uns sur les autres , de mêler le grotesque et
>> le terrible , de passer d'un cabaret à un champ de ba-
>>taille , et d'un cimetière à un trône ; il y a bien moins
de difficultés à rendre la nature telle qu'elle se préΜΑΙ
1813 .
217
>> sente aux yeux , qu'à la choisir avec ce discernement
>> heureux qui suppose le goût le plus sûr et le plus dé-
>> licat ; et si rien n'est plus aisé que d'apercevoir les
>> défauts qui déparent les plus belles productions de Sha-
>>kaspeare , il ne le serait pas moins de les imiter .>>>
Enfin , Grimm a voulu consigner sa profession de foi
tout entière dans ce passage important , que nous ne
pouvons nous empêcher de rapporter , malgré la longueur
des citations qui précédent. « S'il m'était permis
>> d'exprimer par une comparaison l'impression que
>>m'ont faite Shakespeare et Racine , je dirais que je
>> vois l'un comme une statue colossale dont l'idée est
>> imposante et terrible , mais dont l'exécution tantôt
>> brute , tantôt négligée , et tantôt du travail le plus pré-
>> cieux , m'inspire encore plus d'étonnement que d'ad-
> miration. L'autre comme une statue aussi régulière
>>dans ses proportions que l'Apollon du Belvédère ,
> dont l'ensemble est plus céleste que la nature même ,
» et qui , malgré quelques détails faibles et languissans ,
> me charme au moins toujours par la noblesse , l'élé-
>> gance et la pureté de son style>. >>Side telsjugemens font
honneur à celui qui les rend , à quel dégré n'élèvent ils
pas les auteurs sortis intacts du creuset d'une aussi saine
critique ; mais en même tems refuserons nous un juste
tribut d'éloges à l'illutre correspondant que le baron
de Grimm croyait pouvoir entretenir de ses savantes
analyses ? La France était réservée à subjuguer l'Europe
par ses lettres , comme à la protéger par ses armes .
Grimm peut réclamer sa part des succès que la littérature
française obtient en Allemagne depuis un demi
siècle . Il a été l'un des membres les plus utiles et les
plus savans de cette sorte de propagande qui répandait
dans les capitales du nord de l'Europe , l'esprit , les
usages et les opinions de notre patrie .
Il paraît que la mission expresse du baron était d'informer
le prince de tout ce qui pouvait fixer l'attention
à Paris , dans quelque genre que ce soit; une foule de
petits événemens exerçait chaque jour , l'esprit , la malice
aimable , et nous pouvons le dire , le talent du plénipotentiaire.
Mais combien le tems change la face des
218 MERCURE DE FRANCE ,
choses ! Que dedétails qui dans leur nouveauté ont paru
dignes d'être rapportés , auxquels nous ne trouverions
pas même l'intérêt d'une simple anecdote. Les évènemens
qui se sont succédés si rapidement depuis vingtcinq
ans, ont creusé l'intervale d'un siècle entre l'âge où
nous vivons , et les usages , les moeurs et les intérêts qui
gouvernaient le monde avant cette époque. Les éditeurs
de la correspondance l'ont parfaitement senti , et en
élaguant tout ce qui n'était plus digne d'exciter la curiosité
du public , ils ont sur-tout conservé ce qui appartient
à tous les tems et plaît à tous les esprits , la partie
littéraire. Il ne faut pas croire cependant que le recueil
soit uniquement consacré à l'analyse de pièces de
théâtre , oubliées maintenant pour la plupart : les années
qui ont précédé la révolution , furent marquées par
une si grande fermentation des esprits ; le germe de la
catastrophe qui se préparait sourdement , et plus que
tout cela peut-être , la manie du raisonnement qui s'était
emparéde toutes les têtes , donnèrent la naissance à des
opinions si étranges , à des écrits donc l'audace fut si
scandaleuse , qu'on ne sait ce qui doit paraître leplus incompréhensible
, ou du bonheur de ceux qui portaient
de tels coups à visage découvert , ou de l'impassible
faiblesse qui les recevait sans se plaindre. Grimm n'a
pas négligé cette source abondante d'intérêt. Sa Corres
pondance devient sous ce rapport , une sorte detable
raisonnée de tous ces écrits exaltés , par l'esprit de
parti au moment de leur apparition; la plupart si contraires
les uns aux autres et ensevelis aujourd'hui dans la
même poussière. Aucunde nous maintenant ne consentirait
à les lire , mais c'est avec un vif plaisir qu'on en
retrouve les passages les plus saillans . Ce sont les médailles
d'un âge éloigné . On les consulte pour juger des
opinions d'un peuple ancien , ou sourire de ses folies , ou
le blâmer tout haut de ses erreurs : ah ! prenons garde , ce
peuple ancien c'est nous mêmes ; et quant à ses erreurs ,
laissons à la postérité le soin de prononcer.
Il suffit de réfléchir sur l'époque où le baron de Grimm
a écrit les lettres qu'on publie aujourd'hui , pourse convaincre
que cette lecture ne peut manquer de devenir
ΜΑΙ 1813 .
219
deplus en plus attachante. Nous consacrerons un autre
article à leur examen. Nous nous bornerons dans celuici
à des considérations sur la partie littéraire. Si nous
avons interrompu nos observations pour nous livrer à
une digression étrangère à l'objet que nous nous proposions
, nous n'avons eu d'autre motif que de donner à
nos lecteurs une idée générale de cette intéressante col-
:
lection.
L'esprit de légèreté, d'inconséquence dans lesmoeurs ,
la fatuité du langage , devenue le tondominant de la
haute société sous le règne de Louis XV, accéléra la dé
cadence de l'art dramatique . Quelques contemporains
du grand siècle en furent les témoins , et leurs derniers
regards purent apercevoir toute la profondeur de l'abîme .
Les faibles successeurs de Molière, de Regnard et de
Destouches , éblouis par les travers du jour , sans autorité
dans les lettres , plus amoureux de leurs succès pas
sagers qu'attentifs au soinde leur gloire , se laissèrent
emporter par la contagion de l'exemple. Imitateurs les
uns des autres; chacun exagéra les défauts de son devancier.
Ecoutons les réflexions que cette thèse intéressante
suggère au baron de Grimm en rendant compte de
la chûte d'une comédie de caractère , ouvrage d'un de
nos littérateurs les plus aimables , et dont l'esprit fait regretter
qu'il n'ait pas formé son talent à une meilleure
école. « Nous avons vu à la suite de Barthe et de Dorat
> une foule de jeunes poëtes s'empresser à défaire et à
>> refaire les Fausses Infidélités de l'un, et la Feinte par
>> amour de l'autre ; nous les avons vu réussir plus ou
>>moins dans l'imitation de ces bluettes dramatiques ;
>>mais toutes les fois qu'ils ont voulu hasarder des co-
>>médies de caractère , ils n'ont pas manqué de trahir le
>>secret de leur impuissance : c'est qu'il y a loin d'un
>>esprit facile , agréable , au talent de concevoir une in-
>>trigue simple , des incidens vraisemblables qui com-
>>posent une action dont la marche et le mouvement
>>gradué tendent toujours à développer les travers etles
>>ridicules d'un caractère propre à la scène. Au défaut
>> d'unité dans le plan de leur ouvrage , ajoutez des
>> nuances de moeurs ou trop faibles ou trop prononcées,
220 MERCURE DE FRANCE ,
>> des situations romanesques , des incidens accumulés
>> sans motif et sans vraisemblance , des caractères fai-
>>blement esquissés ; nulle gradation dans le développe-
>>ment de l'action , voilà ce que nous offrent depuis long-
>> tems presque tous les grands ouvrages dramatiques
>>que nous avons vu hasarder au théâtre ; trop heureux
>> encore , quand aux vices du sujet , à la stérilité de la
>> composition, ils ne joignent pas de plus un style rem-
>> pli de manière et de faux goût , un dialogue qui ne
> présente qu'un assemblage de vers détachés , de phrases
>>suspendues pour amener bien ou mal ces mots pré-
>> tendus heureux que l'accent ou le jeu d'un acteur en
>>faveur fait valoir en leur prétant une intention fière et
>> spirituelle qu'on est tout étonné de ne plus trouver à la
>> lecture. C'est la manie de montrer de l'esprit , même
>> celui qu'on n'eût jamais , qui a contribué plus que tout
> le reste à corrompre le style de la comédie.
>>La conversation est devenue, dans quelques socié-
>> tés , une espèce de lutte dans laquelle on réduit le na-
>> turel même et la raison à se cacher sous des formes
>> tourmentées et bisarres ; on ne dit plus de choses
>> neuves; on rajeunit comme l'on peut par l'expression
>> ce qui a été dit mille fois. Nos cercles , c'est-à-dire
>> ceux où l'on fait de l'esprit, ressemblentà ces combats
>> en champ clos , où les assaillans ne trouvant plus que
>> des lances brisées , les aiguisent chacun de son mieux
» et n'en fournissent pas moins leur carrière .>>
,
On peut croire que le baron de Grimm , animé d'un
zèle si fervent pour la conservation des bons principes ,
ne néglige pas l'occasion de louer les hommes qui avaient
le courage et le talent de secouer le joug de la mode. En
commençant l'article que nous venons d'extraire, Grimm
paye à la muse naissante de l'illustre Colin-d'Harleville
un tribut d'éloges honorables pour tous deux. « Depuis
>> le Méchant on ne peut guères compter que l'incons-
> tant et l'Optimiste qui nous rappellent du moins l'étude
>> et le goût des bons modèles . Malgré tous les défauts
>> de ces deux comédies , défauts que nous n'avons pas
>>dissimulés dans le compte que nous avons eu l'honneur
>> de vous en rendre , M. Colin est , depuis Gresset, le
ΜΑΙ 1813 . 22Г
» seul de nos auteurs comiques qui nous ait donné l'es-
>> poir d'un talent qui pourrait consoler Thalie de sa
>> longue viduité. >>>
C'était en 1788 que Grimm s'exprimait ainsi ; presqu'en
même tems le succès brillant de la charmante
comédie des Etourdis , avait excité tout son enthousiasme
, et si les orages politiques ne l'eussent pas contraint
d'aller terminer sa longue carrière loin du pays
où il s'était si bien naturalisé , ce spirituel et judicieux
étranger aurait vu de nouveaux favoris de Thalie , bannir
de la scène le papillotage et le jargon des boudoirs .
Notre aimable et joyeux Picard eût enchanté un esprit
aussi vif que celui du baron. Il eût applaudi à d'autres
succès auxquels l'opinion décernait depuis long-tems les
palmes académiques .
Le baron n'oubliait , dans sa correspondance , rien
de ce qui pouvait en varier les formes et piquer la curiosité
de son auguste commettant. Le morcean suivant ,
et que nous ne pouvons résister à l'envie de faire connaître
, dut paraître bien bisarre aux yeux des Allemands
; nous l'avons réservé pour terminer cet article ;
une bouffonnerie n'est pas déplacée après de graves dissertations
; c'est la petite pièce .
Une femme de beaucoup d'esprit avait imaginé de
composer des synonymes sur quelques mots de la langue.
On connaît le talent des femmes pour les dissertations
fines et analytiques. Ces synonymes eurent le plus
grand succès ; la mode en vint , chacun voulut en composer
; mais personne n'y mit la même grâce et le même
esprit. Le comte de Thiars , las de tous ces synonymes ,
s'avisa d'en composer un sur les mots Anesse et Bourrique
; il parut très-propre à en faire passer la fantaisie;
le voici :
Anesse et Bourrique.
<<Expression cont le commun des hommes se sert
> indifféremment pour exprimer la femelle d'un âne . Les
>> nuances cependant entre ces deux dénominations sont
>> très-distinctes et frappent aisément les esprits subtils
222 MERCURE DE FRANCE ,
(
>> et profonds qui pèsent la valeur des termes et qui veu-
>> lent parler ou écrire avec élégance.
>>L'ânesse est une personne qui possède tous les avan-
>>tages accordés à son espèce. Elle est dans la vigueur
» de l'âge , douce , patiente , laborieuse , ayant les vertus
» de son sexe , et telle enfin que l'Evangile peint la
>>>femme forte , bonne mère , bonne nourrice , bonne
> ouvrière.
>> La bourrique , au contraire , présente dans la même
>> espèce un individu avili , et soit que la nature lui ait
>>donné une constitution faible et vicieuse , soit que
>>l'âge lui ait ôté ses forces et ses agrémens , dans cet
>> état de dégradation , on la désigne sous le nom hon-
>> teux de bourrique .
>>L'usage , ce tyran des langues , l'usage vientà l'appui
>>de cette distinction. Tout homme qui s'exprime bien ,
>> dit avec confiance; l'ânesse de Balaam parla. Nul ora-
>>teur n'oserait dire la bourrique.
>>Si dans un cercle on entend une personne d'esprit
>> dire une bêtise , on dit : Elle raisonne comme une
>> bourrique. Si , au contraire , on veut peindre une dame
>> qui a du caractère , ce qui demande plus d'élévation
>>et d'énergie dans l'expression, on dit : elle est têtue
> comme une ânesse .
>> Les femmes , ce précieux ornement du monde , qui
>> sont dans la société ce que les fleurs sont dans les
>>champs , doivent souvent leur fraîcheur et leur santé
>> au lait d'ânesse . Nul docteur en médecine ne s'est avisé
>>de leur ordonner le lait de bourrique .
» Ces exemples me paraissent suffisans pour déter-
>>miner l'emploi que l'on doit faire de ces deux expres-
> sions qui , comme je le prouve , ne sont point syno-
>>nymes . Si cependant quelqu'âne donnait la préférence
>>à la bourrique , ce serait un égarement du coeur , une
>> pure illusion du sentiment qui ne doit pas tirer à con-
>>séquence. >> G. M.
1
ΜΑΙ 1813 . 223
:
VARIÉTÉS.
SPECTACLES . - Théâtre de l'Impératrice.
néfice de Perrou .
Pour le bé-
Trois nouveautés le même jour : le Faux Imposteur ,
Inès et Pédrille et M. de Crac, car enfin , ce gentilhomme
gascon, très-connu sur le territoire de la Comédie française,
n'ayant point encore chassé sur les terres de l'Odéon ,
pouvait bien jouir aussi des honneurs de la nouveauté.
Certes , voilà plus qu'il ne faut pour faire recette . Si le jour
d'une représentation à bénéfice estune fête pour l'acteur, il
devient souvent un jour de deuil pour l'auteur. L'humble
desservant du temple de Thalie , jaloux de se faire jouer à
quelque prix que ce soit , vient s'y offrir en holocauste aux
vues intéressées de l'artiste ; l'un empoche l'argent , l'autre
ne recueille presque toujours que des sifflets . S'il arrive
que les pièces n'y soient pas tuées du premier coup , leur
existence n'est pas de longue durée. Que de pièces blessées
, à je ne sais quel bénéfice , reposent aujourd'hui tranquillement
au cercueil, et dont assurément on n'est pas
tenté de troubler la cendre !
Le Faux Imposteur, avide de se montrer au lever du
rideau , a été expédié si vîte , qu'à peine on a songé à ses
funérailles . Ce n'est pas unfaux Imposteur du côté de
l'esprit , car sitôt qu'il a ouvert la bouche , on a su à quoi
s'en tenir sur le sien. Le parterre , par ironie , a demandé
l'auteur , et Perrou , pour ajouter sans doute à la plaisanterie
du parterre , est venu gravement annoncer que l'auteur
désirait garder l'anonyme. Aux sifflets ont succédé les
éclats de rire qui sont bien d'aussi funestes sifflets que les
autres.
On acru un moment qu'Inès et Pédrilledédommageraient
le public; et , en effet , quoique l'esprit de Pédrille
ne fût ni bien sémillant , ni bien vif, comme il succédait à
l'esprit du Faux Imposteur, il a presqu'opéré l'effet d'un
feu d'artifice. Le plus faible rayon de lumière devient une
brillante étoile au sortir des ténèbres. On va juger de l'intrigue
de la pièce , qui certes n'a pas coûté de grands efforts
d'imagination.
Léonora , suivant l'habitude de toutes les pupilles de
comédie , hait à la mort son tuteur , et aime àl'adoration
224 MERCURE DE FRANCE ;
son amant. Cet amant est Léon . A l'aide d'un fripon ,
nommé Pédrille , frère d'Inès , fille très -serviable , il parvient
à enlever sa maîtresse . Il conduit cette tendre amante
chez une tante à lui , bonne dame très -crédule , à qui il la
présente sous le nom d'Elvire , sa prétendue. Le tuteur
arrive , un écrin à la main , pour vendre des diamans . On
l'invite , en qualité de témoin , à signer le contrat de
mariage. Il signe. Il faut que le désir de débiter sa marchandise
soit bien fort , puisqu'il ne reconnaît sa chère
pupille que lorsque l'alcade envoyé à la poursuite de la
belle entie pour s'en saisir. J'ai vu l'instant où le public
allait sévèrement punir le galant de son effronterie , et le
tuteur de sa sottise ; mais heureusement pour l'auteur tout
a fini par des chansons . On a fait répéter ce couplet .
Un médecin que l'on révère ,
Et que l'on craint dans le pays ,
Amis hier en deuil un père ,
Une soeur , un oncle , deux fils ;
Chacun d'eux l'accable d'injures .
Je ne connais que le mari ,
Qui , sans regrets et sans murmures ,
Ait pris sur le champ son parti .
Le public a imité l'époux ; il a pris aussi son parti , et
a demandé l'auteur . On a nommé MM. Delètre et Victorin.
Perrou , sous les traits du gascon de Crac , a fort diverti
l'assemblée . Sans cet acteur et sa fille , jeune débutante ,
qui gasconne presqu'aussi bien que lui , on eût pensé que
l'affiche qui promettaitdu plaisir n'était qu'une gasconnade.
- Début de Mile Desbordes dans Claudine. Grâce au
zèle éclairé des administrateurs du théâtre de l'Impératrice,
le spectacle de l'Odéon pourra dans peu s'enorgueillir d'une
troupe , si non parfaite, du moins digne du second théâtre
delacapitale. Ila fait une brillante acquisition en engageant
Mlle Desbordes. Le talent de cette actrice s'est développé à
Feydeau , où elle a d'abord débuté dans une Heure de
Mariage , opéra- comique , et , tout-à-la- fois , agréable
comédie : elle y a recueilli tous les suffrages . Lisbeth ,le
Prisonnier, et d'autres pièces encore , offrirent à la débutante
une suite de succès. Au bout de trois mois , elle, fut
reçue sociétaire . Delà , elle passa au théâtre deRouen , où
1
ΜΑΙ 1813. 1 225
১
EINE
les connaisseurs la regrettent encore. Engagée depuis à
Bruxelles , elle a toujours paru au milieu des applaudis
semens.
DE
Le hasard a favorisé l'Odéon en lui offrant pour le second
emploi une actrice telle que MlleDesbordes.Une bonne
jeune première est presque un phénix à trouver . Dans les
autres emplois de la scène, l'art peut en quelque sorte sup
pléer à la nature , mais dans celui-ci il faut que la nature
fasse presque tous les frais . Les ruses de la dissimulation
les mystères de la coquetterie s'apprennent , mais le senti
ment ne s'apprend pas .
Mlle Desbordes réunit à beaucoup d'intelligence ine
voix souple , flexible et touchante qui module à son gré
toutes ses inflexions . La voix du coeur enfin , et c'est celle
qu'il faut pourjouer Claudine. A son entrée sur la scène ,
la crainte inséparable d'un début avait un peu glacé ses
moyens, mais bientôt encouragée par les applaudissemens ,
elle a repris tous ses avantages . Que de douceur , de modestie
et de grâces naïves ! Elle a su répandre dans le rôle
de Claudine une teinte de sensibilité que ne soupçonnaient
pas même celles qui l'ont précédée. Son accent toujours
vrai , simple et pur , a trouvé , sans effort , le chemin du
coeur.
Des plus beaux yeux les pleurs ont obscurci les charmes ,
Qui ne pleura jamais sentit couler ses larmes .
Cependant plusieurs de ces mots touchans, de ces élans
de l'ame qu'elle a si bien exprimés , n'ont pas été suffisamment
sentis par le parterre . Le public demande des acteurs ,
les acteurs à leus tour devraient demander un public. Elle
sera mieux appréciée encore à son second début , quand le
spectateur aura fait plus ample connaissance avec son eu .
Ce n'est pas du premier coup-d'oeil qu'on découvre toutes
les finesses d'un tableau de l'Albane ou du Corrège .
Nous devons remercier Damas , dont les conseils l'ont si
bien guidée . En applaudissant l'élève , c'était le maître
qu'on applaudissait . Cet artiste si justement célèbre a joui
doublement. Nous devons aussi un tribut d'éloges aux ac
teurs qui ont si bien secondé la débutante dans le cours
de la pièce. Closel a mis dans son rôle beaucoup de noblesse
et de sensibilité . Il ena saisi parfaitement les intentions.
Mlle Délia est une fort jolie coquette; d'un jour à
l'autre elle fait des progrès . Elle écoute fort bien au théâtre;
et mieux encore à la ville , car elle profite avec esprit d'un
P
226
MERCURE DE FRANCE ,
1
bon avis , et sait poliment en rejeter un mauvais. Le rôle deM d'Ernetti lui fera autant d'honneur qu'elle en a fait
à ce rôle , abandonné depuis long-tems à des actrices au- dessous du médiocre . Chazel a une franchise , un naturel admirable dans Ambroise . La voix de Me Delattre n'est
pas toujours au diapazon général. Mais ne jurons de rien . Il serait possible qu'avec du travail elle devint une sou-/ brette fort agréable : elle est jeune ; elle a le tems de devenir
bonne .
7
DU PUY DES ISLETS.
REVUE LITTÉRAIRE ET CRITIQUE ,
OU OBSERVATIONS SUR LES LETTRES , LES ARTS ; LES MOEURS
ET LES USAGES .
PARIS n'a pas seul le privilége d'avoir des auteurs qui fontdes pièces très-sifflées et très-sifflables. La démangeaison
d'écrire et de se faire jouer , même sur les plus minces tréteaux , a gagné plus d'un nouveau Desmazures
provincial . Les sifflets, ces instrumens de douleur , sont devenus d'une nécessité indispensable dans nos départe- mens. Il me paraît qu'on sait fort bien s'en servir dans celui de l'Hérault : témoin le Véridique , journal politique,
administratif et littéraire. Après avoir un peu exercé sa colère contre les auteurs du département , qu'il signale comme celui d'où il sort les productions les plus mes- quines , après avoir tancé vertement M. le directeur du spectacle , l'Aristarque en vient à la Famille des Valets, drame nouveau , sifflé aussi comme ses prédécesseurs.
Voici comme ils'exprime sur la pièce : «Nous n'entrerons pas dans de longs détails sur la Fa- mille des Valets. Il me serait difficile de donner l'analyse
de cette pièce , et nous défions le plus habile observateur
de nous la présenter. Un plan mal conçu , des scènes in signifiantes , mal liées , sans intérêt , aucune peinture des ⚫moeurs dont ce cadre pouvait être embelli; un style dénué
deverve comique , incorrect et trivial , voilà ce qu'on devait
attendre d'un jeune homme qui s'est imaginé qu'on écrivait la comédie comme on écrirait une frivole chanson.
Les sifflets ont fait justice de cette production dout la
shute étaitannoncée dès les premières scènes . Il nous suf
firade donner quelques conseils à l'auteur. Si l'envie d'é
crire le prend encore , qu'il se dise avant de commencer :
ΜΑΙ 1813.
229
L'art d'écrire la comédie , ou pour mieux dire l'art de
peindre les ridicules et les vices des hommes, ne s'apprend
pas en peu de tems . L'étude du coeur humain n'est point
une étude facile , et l'écrivain. qui ne sait pas calculer la
marche des passions , qui ne sait pas, àl'aide d'une image
frappante et naturelle , arracher les pleurs ou exciter le rire
des spectateurs attentifs ; l'écrivain , dis-je , qui ne sachant
pas se respecter lui-même, dédaigne de respecterlepublic,
en Ini offrant des productions indignes de lui , doit reñonçeràune
entreprise au-dessus de ses forces ,et doits'attendre
àdevenir sans cesse le sujet de la risée publique.
> Sourd à mes conseils , l'auteur nous prépare sans doute
encore quelque nouvelle sottise, mais qu'il se rappelle
qu'inhabile nocher, il ne s'est point instruit pendant l'orage .
Les revers ne lui ont été d'aucune utilité ; trois fois il s'est
élancé dans l'arêne et trois fois il a succombé. Qu'il entendele
public, fatigué de ses productions, luidire comme
le valet de l'étourdi :
et de trois
>> Quand nous serons à six nous ferons une croix. »
Monsieur le censeur peut avoir raison, mais il me semble
qu'il fait un peu trop sentir le poids de sa férule.
Les Romances .- Quel déluge de Romances s'est emparé
du quai Voltaire , et inonde les plus beaux magasins
du Boulevard! Jamais on n'a plus soupiré , roucoulé. Il
semble que les pasteurs de Lydie , d'Arcadie , et les bergers
duLignon, ressuscités à-la-fois , se soientdonné rendez-vous
en France. Dans chaque amant je vois un Descreteauxà
qui il ne manque que la panuetière et la houlette. Passe
encore si ces nouveaux troubadours de la Chaussée-d'Antin
chantaient juste , et ne déclaraient la guerre qu'à la
rime et à leurs infidèles , mais ils la font encore à nos
oreilles . Le Misanthrope leur dirait : A quoi bon tous ces
roucoulemens ? Chantez plutôt : Si le Roi m'avait donné
Paris sa grand' ville.
Il serait cependant injuste d'envelopper dans la proscription
universelle tous les faiseurs de romances . Une
bonne romance a son prix. C'est un petit poëme qui exige ,
comme des ouvrages plus sérieux , une exposition , un
noeud , un dénouement ; c'est , pour ainsi dire , l'élégie en
miniature ; mais il faut que le sentimenty domine .
Il faut que le coeur parle ou que l'auteur se taise.
P2
226 MERCURE DE FRANCE ,
bon avis , et sait poliment en rejeter un mauvais . Le rôle
deMm d'Ernetti lui fera autant d'honneur qu'elle en afait
à ce rôle , abandonné depuis long-tems à des actrices audessous
du médiocre. Chazel a une franchise , un naturel
admirable dans Ambroise . La voix de Mile Delattre n'est
pas toujours au diapazon général. Mais ne jurons de rien.
Il serait possible qu'avec du travail elle devint une sou-/
brette fort agréable : elle est jeune ; elle a le tems de devenirbonne
. DU PUY DES ISLETS.
REVUE LITTÉRAIRE ET CRITIQUE ,
OU OBSERVATIONS SUR LES LETTRES , LES ARTS ; LÉS MOOEURS
ET LES USAGES .
PARIS n'a pas seul le privilége d'avoir des auteurs qui
font des pièces très-sifflées et très-sifflables . La démangeaison
d'écrire et de se faire jouer , même sur les plus
minces tréteaux , a gagné plus d'un nouveau Desmazures
provincial. Les sifflets, ces instrumens de douleur , sont
devenus d'une nécessité indispensable dans nos départ
mens . Il me paraît qu'on sait fort bien s'en servir d
celui de l'Hérault : témoin le Véridique , journal politic
administratif et littéraire . Après avoir un peu exer
colère contre les auteurs du département , qu'ils
comme celui d'où il sort les productions les plu
quines , après avoir tancé vertement M. le dire
spectacle , l'Aristarque en vient à la Famille de
drame nouveau , sifflé aussi comme ses préc
Voici comme il s'exprime sur la pièce :
५Nous n'entrerons pas dansddee longs détail
mille des Valets . Il me serait difficile de do
de cette pièce , et nous défions le plus hab
de nous la présenter. Un plan mal conçu
signifiantes , mal liées , sans intérêt , auc
⚫ moeurs dont ce cadre pouvait être embel
deverve comique , incorrect et trivial ,
vait attendre d'un jeune homme qui
écrivait la comédie comme on écrir
son. Les sifflets ont fait justice de co
shute étaitannoncée dès les premiè
fira de donner quelques conseils
crire le prend encore , qu'il se di
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-L'art d'ecrire la comedie, ne mir meer in ima
peindreles ricacies es es vins bestemmmmms
pas en peu detems I emas at sour num
une étude facile, er lectivan uu este parcare"
marchedes passions , qu. Desai: pas, late ime image
frappante et naturele attacheries prens in somer re
des spectateurs atten is ; l'écrivain, di -
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le valet de l'étourdi:
>>Quandnous serons à sixnous feron
Monsieurlecenseur peutavoirramu
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Les
Romances.- Quel de
paré du quai Voltaire , et inom
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Boulevard! Jamais on
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s danoises.
ne et l'autre
es avaries . A
raître dans sa
illes publiques
ir demandé que
at point inquiétés
ropos de prévenir
e démarche de ce
en tems des affaires
3. L'amiral Moore y
uvais état de sa santé
Londres , de la Baltique
d'être aussi satisfaisans
bords de l'Elbe on n'a
rchandises coloniales ou
se assez sensible qui s'était
re , ces marchandises sont
clair que les villes au-delà
jour à voir les Français rendès-
lors elles ont un puissant
es marchandises prohibées . Il
Brême annoncent que les expéanglaises
pour Hambourget les
228 MERCURE DE FRANCE , ΜΑΙ 1813 .
)
MM. Dalvimare , Plantade , et quelques autres , nous
donnent de tems en tems des Romances charmantes ; et
parmi celles qui ont paru tout récemment , nous avons distingué
les Romances de M. le chevalier Laffilé . La musique
en est écrite sans prétention et sans afféterie ; elle se recommande
par la grâce naïve qui convient au genre. Le style
n'en est point trop chargé , et les accompagnemens ne servent
qu'à aider le chant. Ces Romances ont eu le suffrage
de nos compositeurs les plus célèbres , à qui elles sont
dédiées , tels que Creutzer , A. Berton , Pleyel , Dietrick et
Garat l'aîné , tous membres du Conservatoire. L'auteur fait
quelquefois les paroles et la musique, et il prouve par-là
qu'il est assez riche pour se passer de la fortune des autres
Voici un couplet que nous prenons au hasard; il est tiré
des regrets d'un troubadour.
Quoique toujours brûlant des mêmes feux ,
Plus ne saurai m'enivrer de tes charmes ,
Et quand viendrai m'égarer dans ces lieux ,
Fleurs et gazons mouillerai de mes larmes .
Triste et distrait , rêvant à mon bonheur ,
Mabouche en vain appellera Zélie ;
Mais avec moi prolongeant ma douleur ,
Echo dira le nom de mon amie (1 ).
:'
D. D.
(1) Le recueil de Romances de M. le chevalier Laffilé , se trouve
chez l'auteur , rue Helvétius , nº 44; et chez J. Pleyel , boulevard
Bonne-Nouvelle , nº 8.
POLITIQUE.
LES dernières nouvelles d'Angleterre sont à la date du 20 .
Acette époque le bill pour la révocation des lois pénales
contre les catholiques était sur le point d'être présenté , et
les voeux d'un si grand nombre de citoyens Anglais auxquels
une éloquente opposition a si long-tems servi d'interprête
, sont enfin au moment d'être réalisés .
Les nouvelles d'Amérique n'offrent rien d'intéressant ,
si ce n'est l'avis de quelques prises envoyées à Charlestown.
Celles de la Baltique font connaître que le convoi
anglais composé de quatre à cinq-cents voiles a passé le
Sund le 6 de ce mois , mais qu'il a été fort maltraité par le
fen des batteries et des chaloupes canonnières danoises .
Plusieurs bâtimens se sont échoués sur l'une et l'autre
côtes : un grand nombre ont éprouvé de fortes avaries . A
cet égard , la cour de Danemarck a fait paraître dans sa
gazette officielle l'article suivant :
« Comme l'on a annoncé dans les feuilles publiques
étrangères , que le Danemarck devait avoir demandé que
son commerce et la navigation ne fussent point inquiétés
par les bâtimens ennemis , on juge à propos de prévenir
le commerce qu'il n'a été fait aucune démarche de ce
genre. Aussi y a-t-il encore de tems en tems des affaires
de peu d'importance dans nos parages . L'amiral Moore y
remplace l'amiral Morris , que le mauvais état de sa santé
a forcé de revenir en Angleterre . "
Les renseignemens parvenus à Londres , de la Baltique
et de l'Elbe , sont loin au surplus d'être aussi satisfaisans
qu'on avait paru le croire. Des bords de l'Elbe on n'a
reçu aucune demande de marchandises coloniales ou
d'objets manufacturés . La hausse assez sensible qui s'était
manifestée n'a été que passagère , ces marchandises sont
de nouveau en baisse. Il est clair que les villes au-delà
de l'Elbe s'attendent chaque jour à voir les Français rentrer
dans leurs murs ; que dès-lors elles ont un puissant
intérêt à ne pas accueillir des marchandises prohibées . Il
y a plus , des lettres de Brême annoncent que les expéditions
de marchandises anglaises pourHambourget les
.
230 MERCURE DE FRANCE ,
environs ont été refusées; que les lettres-de-change , tirées
pour paiement de ces expéditions , sont retournées à Londres
sans avoir été acquittées ; aussi le change sur Hambourg
a-t- ildiminué , tandis qu'au contraire , le change
sur Paris a augmenté. Les Hambourgeois ont aisément
reconnu qu'en payant aux Anglais le prix de leurs marchandises
, ils devaient s'attendre à perdre d'abord les
capitaux , et ensuite les valeurs qu'ils représentent ; ainsi
Le système continental exerce son empire par la seule force
des actes , et la nature des intérêts des peuples , même
sur les pays que nous ne réoccupons pas encore ; et les
habitans au-delà de l'Elbe reconnaissent que ce n'est pas
vainement qu'ils ont reçu les lois françaises , et que leurs
villes sont inscrites sur le tableau des départemens de
l'Empire .
Dans cette partie de nos provinces du nord , il paraît
qu'il est plus facile aux Anglais de faire pénétrer des faux
bruits que des marchandises . Pour ces bruits , il n'y a
pointde lettres-de-change a acquitter , et c'est une denrée
que la malveillance met facilement en circulation ; mais
les Anglais , cette fois , ont pris le soin de démentir euxmêmes
les nouvelles accréditées par leurs agens. C'est
avec peine , dit un de leurs journaux , que nous faisons
part à nos lecteurs des circonstances suivantes :
L'armée qui assiége Dantzick profitant d'une occasion
en apparence favorable , avait occupé , avec un détachementde
1800 hommes , les ouvrages avancés de la place ;
mais , dans l'ivresse de son bonheur, ce détachement ayant
négligé la discipline , et les soldats s'étant enivrés , ils
furent attaqués par la garnison qui fit une sortie vigoureuse
, et qui les emmena prisonniers dans l'intérieur de
la forteresse. Un officier de marine anglais , qui avait été
fait prisonnier à Dantzick , s'en est échappé le 6 mars :
d'après ce qu'il rapporte , il n'y a pas lieu d'espérer que
cette place , qui n'est d'ailleurs pas resserrée de très-près ,
se rende de sitôt ; elle était abondamment fournie de
grains et de liqueurs , et le pain y était au prix ordinaire.
Dans quelques sorties que la garnison avait faites , elle
s'était procuré des bestiaux . » 1
Telle est la version anglaise : nous la citons parce qu'elle
contient un aveu intéressant des détails contenus dans la
note officielle que nous avons déjà publiée sur une attaque
dèsRusses contre les faubourgs de Dantzick , et de l'échec
qu'ils ont éprouvé. Les Anglais , il est vrai , attribuent la
ΜΑΙ 18.3 . 231
défaite des Russes à leur état d'ivresse plutôt qu'au courage
de la garnison. Ils aiment mieux insulter leurs alliés que
de reconnaître les vertus de leurs ennemis . Les assauts de
Praga et d'Ismailow prouvaient , en effet , que l'ivresse
avait été jusqu'ici un des moyens d'exaltation employés
par les généraux russes ; mais on croyait que les soldats de
cette nation , depuis qu'ils ont vu combattre les Français ,
avaient appris que l'honneur seul fait les vrais braves , et
que le véritable courage estde sang froid.
Est-ce l'honneur, le courage , la politique qui dirigent
enSicile les actes du gouvernement anglais? Ils se réduisentàpeu
de mots : entrer sous un pavillon ami , et arborer
lepavillonde prise; protéger un territoire , et s'en rendre
maître ; garantir une famille rrooyale , et ladiviser pour pouvoir
la proscrire; tenir le chef en charte-privée , proscrire
la mère , régner sous le nom du fils ; telle est la conduite
généreuse , loyale et protectrice, dont la note suivante ,
écrite de Palerme , va présenter le développement.
Depuis les derniers événemens , dont Palerme a été le
théâtre au moment du retour du roi , on n'a pas cessé , en
Sicile , de se trouver menacé d'une guerre intestine. Les
Anglais ont employé tous les moyens qui leur sont familiers
, l'appareil de la force , les actes de violence , les séductions
, les caresses, les fausses promesses. Ils ont mis
de nouveau en avant le prince François , et ils ont résolu
d'obtenir degré ou de force la déportation de la reine.
Le roi , effrayé par la menace et par la crainte d'une
combustion générale , s'est joint aux Anglais pour faire
renoncer la reine à employer les moyens de résistance.
> Enfin , cette princesse a été embarquée sur la polacre
le Saint-Antoine, et déportée à Cagliari , avec son fils le
prince Léopold. Le roi a été consigné dans sa maison de
campagne de Colli.
Le prince héréditaire est resté entre les mains des
Anglais , qui , dans l'espoir detromper le peuple par une
apparence de réconciliation et par des espérances dont il
n'est plus la dupe , ont donné un repas d'étiquette où le
prince François et les autres personnes de la famille royale
quine sont pas privées de leur liberté , ont dîné avec les
ministres et les généraux anglais. Jamais il ne fut donné
de fête plus triste . La gaîté ne pouvait venir s'asseoir entre
les opprimés et les oppresseurs. Les troupes anglaises sont
constamment sous les armes .
Divers rapports officiellement publiés ont annoncé la
232 MERCURE DE FRANCE ,
,
continuation des succès de l'armée d'Aragon , sous les
ordres du maréchal-duc d'Albufera contre les bandes
d'insurgés espagnols . Un grand nombre de chefs ont été
pris. Les insurges ont, sur tous les points , perdus des
hommes , des chevaux , des munitions , des positions importantes
. Le château de Mora a été défendu contre d'Eroles
et Villa-Campa avec une valeur hérorque , par une poignée
de Français , commandés par le capitaine Bridault ,
du 11º léger , qui , par ses excellentes dispositions , et son
inébrantable fermeté a donné le tems à l'armée d'Aragon
d'arriver à lui et de le délivrer Des notes renfermant de
semblables détails ont été adressées au ministre de la guerre
par le comte Reille , commandant l'armée de Portugal.
Relativement à l'état politique de l'Espagne , l'extrait suivant
d'une lettre de Madrid , publié par le Moniteur, donne
les détails que l'on va lire .
Extrait d'une lettre de Madrid , en dole du 8 avril 1813 .
......... Depuis le 8 mars , tout le gouvernement de
Cadix est changé. Le parti libéral l'a emporte sur le servile .
Celui-là est l'ennemi des Anglais. Nous y avons aussi un
troisième parti. La mésintelligence entre les Anglais et les
insurgés , est la plus grande ; les Anglais ont voulu que
tous les officiers de l'armée espagnole fussent anglais , et
la plus grande désertion des officiers et soldats s'en estsuivie
. La Serrania de Ronda , et la plupart de la Galice ,
sont en insurrection contre les gouvernans de Cadix. Dans
Les Andalousies , il y a un grand mécontentement ; les
habitans ne veulent pas souffrir les fortes exactions qu'on
leur fait en argent , en effets , et singulièrement enhommes;
ceux-ci rentrent tous chez eux , après avoir été enrôlés et
enlevés par force .
५
L'armée espagnole d'Andalousie , commandée par le
duc del Parque , mal habillée , mal payée , sans discipline
militaire et sans confiance dans ses chefs , n'est en disposition
de faire aucun effort , ni de tenir même contre un
corps d'armée français de 5 à 6000 hommes .... »
Le cabinet autrichien vient de se déterminer à une
émission de billets , dits d'anticipation, pour une somme
de 45 millions de florins., dont l'amortissement par douzième
chaque année , est hypothéqué sur les recettes les
plus solides de l'Etat., Cette détermination est motivée sur
la nécessité de conserver , dans les circonstances actuelles ,
L'influence qu'assure la situation de la monarchie , et les
ΜΑΙ 1813 . 233
rapports avec les autres Puissances , et d'assurer la tranquillité
et le bien être des peuples soumis à la domination
autrichienne . Cet acte est du 16 avril . M. Wallis , sur lequel
paraissait se réunir la confiance du gouvernement pour
la gestion des finances , a donné et obtenu sa démission .
Les fenilles bavaroises annoncent que le ministère saxon
suit à Prague le roi qui s'y est retiré , et que le grand-duc
de Wurtzbourg s'est aussi rendu dans cette résidence .
Le Moniteur à publié deux notes sur la situation des
armées dans le nord : l'une du 10 au 15 avril ; l'autre du
15 au 20 .
Du 15. Dantzick , Thorn , Modlin , Zamosk , étaient
dans le même état .
Stettin , Custrin , Glogau , Spandeau , n'étaient que faiblement
bloqués .
Magdebourg était le point de réserve du vice- roi .
Vittemberg et Torgau étaient en bon état. La garnison
de Vittemberg avait repoussé l'attaque de vive force .
Le général Vandamme était en avant de Brême ; le général
Sébastiani entre Celle et le Wezer ; le vice-roi dans
la même position , la gauche sur l'Elbe , à l'embouchure
de la Saale , et la droite au Hartz , occupant Bernebourg ;
sa réserve à Magdebourg .
Le prince de la Moskowa était à Erfurt : le duc de Raguse
à Gotha , occupant Langen-Saltza ; le duc d'Istrie à
Eisenach ; le comte Bertrand à Cobourg .
Le général Souham était à Weymar. La ville avait été
occupée par 300 hussards prussiens , qui furent éparpillés
dans la journée du 19 par un escadron du 10º de hussards
, et un escadron badois , sous les ordres du général
Laboissière . On leur a pris 60 hussards et 4 officiers , parmi
lesquels se trouve un aide-de-camp du général Blucher.
Du 20. Le vice-roi était dans ses positions , la gauche à
l'Elbe à l'embouchure de la Saale , le centre à Bernbourg ,
la droite aux montagnes du Hartz , la réserve à Magdebourg.
Le prince d'Eckmülh était en position à Celle .
Le général Vandamme occupait Brême .
Le 12 , l'ennemi voulut tâter Bernbourg avec plusieurs
bataillons; ils furent vivement reçus et repoussés avec perte .
Il poussa aussi une patrouille sur Nordhausen au débouché
duHartz; ce point était occupé par un détachement de
234 MERCURE DE FRANCE ,
cavalerie westphalienne , qui chargea vigoureusement l'en.
nemi : on fit prisonniers trois hussards.
Le 12 , un détachement de hussards prussiens arriva à
Gotha à onze heures du soir; il cerna la maison du baron
de Saint-Aignan , ministre plénipotentiaire de France , et
prit son secrétaire qui était au lit dangereusement malade;
on l'enleva de force.
Quatre régimens d'infanterie russe étaient devantla place
de Wittemberg , défendue par le général Lapoype ; ils
avajent tenté une attaque de vive force , mais ils avaient
été repoussés après avoir perdu bien du monde .
La place de Torgau n'est observée que par des partis de
cosaques , 14.000 Saxons s'y sont renfermés
L'ennemi avait un poste de 25 hommes à Hof, un escadron
à Schleitz et un à Plauen .
Des cadres bavarois au nombre de 1200 hommes , venant
de l'armée du vice-roi et se rendant à Bromberg ,
ont été attaqués près de Langensalza par deux escadrons
ennemis; ils les ont repoussés ; cependant une cinquantaine
de traînars ont été pris .
Le 12 ont avait des nouvelles des places de Dantzick ,
Thorn , Modlin , Custrin , Stettin , Glogau ; elles étaient
dans le meilleur état de défense ; l'ennemi n'avait encore
rien entrepris contre elles .
Le 15 au matin , S. M. l'Empereur était parti de Saint-
Cloud. Il est arrivé le 16 à 11 heures du soir à Mayence ;
il a fait le trajet avec une incroyable rapidité , en moins de
40heures.
Voici actuellement la série des notes officielles publiées
par le Moniteur , sous la date de Mayence :
Mayence, le 18 avril au soir.
S. M. l'Empereur n'est point sorti dans la journée du 17;
il a reçu le grand-duc de Bade , le prince de Hesse-Darmstadtet
le duc de Nassau .
M. Le comte de Saint-Marsan et M. le baron de Nicolay
lui ont été présentés.
Le 18 , après la messe , S. M. a reçu les autorités du
département .
!
S. M. a ensuite monté à cheval ; elle a parcouru Cassel ,
le nouveau fort Montebello , les marais de Montbach et le
fort Meunier.
A cing heures , l'Empereur a reçu le prince-primat grandduc
de Francfort ; 4
ΜΑΙ 1813 . 235
•Le grand-duc et la grande-duchesse de Bade , le princeprimat,
les princes de Hesse-Darmstadt et le duc de
Nassau ont eu l'honneur de dîner avec S. M.
Mayence , le 24 avril.
S. M. l'Empereur a passé ,le 22 du mois , la revue de
quatre beaux régimens de la vieille garde , il a témoigné sa
satisfaction du bel état de ces troupes; elles sont arrivées
Mayence en poste , et n'ont mis que six jours pour faire
la route; elles étaient si peu fatiguées , qu'elles ont passé
le Rhin sur-le-champ. Le général Curial est arrivé à
Mayence avec les cadres des douze nouveaux régimens de
la jeune garde , qui s'organisent en cette ville. Toutes les
fournitures destinées à l'équipement de ces troupes sont
arrivées à Mayence par les transports accélérés .
Le ducde Castiglionne a été nommé gouverneur militaire
des grands-duchés de Francfort et Wurtzbourg. La citadelle
de Wurtzbourg a été armée et approvisionnée .
Les bruits qui avaient été répandus sur une prétendue
défaite du général Sébastiani et sur la mort de ses aidesde-
camp, sont fauxet controuvés ; au contraire , se proposant
d'attirer l'ennemi à lui , il ordonna au général Maurin
d'évacuer Celle ; 1200 cosaques s'y jetèrent sur-le-champ ;
le 18, le général Maurin rentra précipitamment dans Celle,
pêle-mêle avec l'ennemi , qui fut mis dans une déroute
complèteet perdit une cinquantaine de tués, grand nombre
deblessés et une centaine de prisonniers .
Pendant ce tems , le général Sébastiani se portait sur
Uelzen ; il chassa de Gros-Esingen un parti de 600
cosaques qui se reploya sur Sprakenselh , où l'ennemi avait
réuni 1500 cavaliers ; le général Sébastiani les fit aussitôt
charger et enfoncer ; on leur a tué 25 hommes , blessé
beaucoup plus et pris une vingtaine de cosaques ; les
fuyards ont été poursuivis jusque près d'Uelzen .
Le général Vandamme commande à Bremen ; il a sous
ses ordres les trois divisions Dufour, Saint-Cyret Dumonceau.
L'effervescence des esprits se calme dans la 32ª division
militaire ; la quantité de forces qu'on voit arriver de tous
côtés, les exemples sévères qu'on a faits sur les chefs des
complots , mais sur-tout le peu de monde que l'ennemi a
pumontrer sur ce point, ont comprimé la malveillance.
Ledue deReggio est partile 23de Mayence pour prendre
lecommandement du 12 corps de la Grande-Armée.
236 MERCURE DE FRANCE ;
Au 24 , la plus grande partie de l'armée avait passé les
montagnes de la Thuringe.
-
Le roi de Saxe ayant jugé convenable de s'approcher le
plus possible de Dresde , s'est porté sur Prague .
S. M. l'Empereur est parti le 24 , à 8 heures du soir , de
Mayence. 1
Le duc de Dalmatie a repris les fonctions de colonelgénéral
de la garde . S. M. a envoyé à Wetzlar le duc de
Trévise pour organiser le corps polonais du général Dombrouski,
et en former deux régimens d'infanterie , deux
régimens de cavalerie , et deux batteries d'artillerie . S. M.
a pris ce corps à sa solde depuis le 1 janvier .
Le prince d'Eckmühl s'est rendu dans la 32ª division
militaire , pour y exercer , vu les circonstances , les pouvoirs
extraordinaires délégués par le sénatus-consulte du
3 avril.
On peut ajouter à ces notes officielles des considérations
contenues dans une lettre de Magdebourg , en date du
20 avril , sur l'ensemble de la situation des deux armées .
4« Voiçi deux mois , y est-il dit , que les Prussiens et les
Russes tournent autour de la position qu'a prise le prince
vice-roi au confluent de la Saale et de l'Elbe. L'ennemi ,
plein d'une confiance aveugle , a osé jeter deux corps en
avant de l'Elbe , l'un du côté de Lunebourg et Stendel ,
l'autre du côté de Dresde et de Leipsick ; il n'a pas cependant
, sur tout le cours de l'Elbe , un seul point d'appui ;
toutes les forteresses sont dans nos mains ; il en est de même
de celles de l'Oder et de la Vistule. L'ennemi s'est donc
placé dans une telle alternative , que , s'il n'obtient pas les
succès les plus constans , il doit éprouver des revers plus
soudains et plus désastreux que ceux auxquels l'intempérie
des saisons et la défection d'un allié nous exposèrent dans
la dernière campagne . Les ailes de l'armée ennemie sont
éparpillées sur une ligne de plus de 150 lieues . Berlin est ,
à ce qu'il paraît , occupé par une armée de faiseurs de
pamphlets et de proclamations , mais presque dénué de
troupes régulières . La nécessité d'observer Dantzick , Thorn ,
Modlin , Zamosc , les places de Glogau , Custrin , Stettin ,
Wittenberg et Torgau , a considérablement affaibli l'armée
russe et prussienne ; car Dantzick seul donne de l'occupation
à un corps de 30,000 hommes . Il n'est donc pas étonnant
que les efforts de l'ennemi de ce côté de l'Elbe se
bornent à quelques courses de cavalerie. Il faut que les
Russesn'aient aucune idée de la masse imposante des forces
ΜΑΙ 1813 .
237
concentrées entre le Rhin et l'Elbe , et plus spécialement
entre Magdebourg et Mayence. Cette armée reçoit tous les
jours de nouveaux renforts , et toutes les lacunes que tant
de garnisons détachées avaient laissées dans ses rangs , se
sont trouvées remplies comme par enchantement : créée
par l'enthousiasme national , elle brûle de combattre pour
l'honneur de la France et pour les véritables intérêts de
l'Europe . »
Undécret impérial , du 8 avril , accorde aux maréchaux
de l'Empire , et aux grands -officiers de l'Empire et de la
Couronne , rang et séance au Conseil-d'Etat lorsqu'ils y
auront accompagné S. M. en vertu de ses ordres. Ils y
prendront rang après les présidens de section. Ils pren
dront part à la discussion des affaires , en donneront leur
avis comme les autres membres du conseil .
S. M. l'Impératrice régente , a présidé le conseil des
ministres et divers conseils-d'Etat aux jours accoutumés .
M. le prince de Scharzenberg , ambassadeur d'Autriche,
est parti le 27 de Paris .
M. Otto est arrivé dans cette capitale.
S ....
ΑΝΝΟΝCES .
VieetPontificat de LeonX; par William Roscoë , auteur de la
Vie de Laurent de Médicis . Ouvrage traduit de l'anglais par M.
Henry. Quatre vol. in-8° , ornés du portrait de Léon X , et d'un
grand nombre de médailles . Seconde édition , revue et corrigée. Prix ,
25 fr. , et 32 fr. 50 c. franc de port ; papier vélin , 50 fr . , et 57 fr.
50c. franc de port. Chez Gide fils , lib . , rue Colbert, nº 2 , près
la rue Vivienne ; et chez Nicolle , libraire , rue de Seine . nº 12 .
L'édition originale de la Vie de Léon X , n'ayant pas été imprimée
sous les yeux de l'auteur , il s'est glissé dans les notes et pièces
diverses qu'il y a jointes , un grand nombre d'erreurs et de fautes
que par malheur on a copiées dans la première édition. Il fallait ,
pour les rectifier et les corriger , un littérateur qui possédât des connaissances
variées , et qui fût en même tems doué d'une patience à
toute épreuve . L'éditeur a eu le bonheur de le rencontrer dans un
ami . Cet ami est M. Parison , dont le nom est bien connu de plusieurs
savans ; il a revu toutes les épreuves de cette seconde édition , et
238 MERCURE DE FRANCE ,
a vérifié toutes les citations et les appendix, travail dont il s'est
chargé de la manière la plus obligeante , auquel il s'est livré avec le
plus grand zèle , et qui l'a forcé de compulser autant de livres qu'en
aconsultés M. Roscoë.
Quant à la traduction , elle a été retouchée avec tout le soin dont
M. Henry était capable.
Glorwina , ou la Jeune Irlandaise , histoire nationale ; par miss
Orvenson. Traduite de l'anglais par le traducteur d'IdaetduMissionnaire
, ouvrages du même auteur . Quatre vol. in-ra. Prix, 10 fr. ,
et 12 fr. franc de port. Chez les mêmes.
:
Les Pandectesfrançaises , ou Commentaires raisonnés sur les
Codes Napoléon , de Procédure civile , de Commerce , d'Instruction
Criminelle, Pénal , Rural Militaire et ddee la Marine; formant on
Traité succinct et substantiel , mais complet , de chaque matière ;
par Me J. B. Delaporte , ancien avocat. Seconde édition,soigneusement
corrigée par l'Auteur qui a fait usage de la jurisprudence , en
rapportant les décisions intervenues dans les Cours sur les questions
les plus importantes auxquelles ces Codes ont donné lieu jusqu'à présent.
Un vol. in-8° . Tome III Prix , 6 fr. , et 8 fr . francdeport.
Chez D'Hautel , libraire , rue de laHarpe , nº 80.
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romand'Ordre et Désordre , ou les DeuxAmis , avec romancemise
enmusique et accompagnement de guitarre par l'auteur. Deux vol.
in-12. Prix , 4 fr. , et 4 fr. 50 c. franc de port. Chez Janetet Cotelle,
libraires , marchands de musique de LL. MM. II . et RR. , rue Neuvedes-
Petits-Champs , nº 17 .
Avis sur la conservation des dents et sur les moyensd'en calmer les
douleurs , avec un appendice sur le perfectionnement des dents artificielles
, et des instrumens àl'usage du dentiste ; par Victor Sanceroſte,
dentiste ci-devant à Moscou , établi maintenant à Paris . Seconde
édition , revue et augmentée. Brochure in-12. Prix , I fr. 80 c.. et
2fr. francdeport. Chez Michaud frères , imprimeurs-libraires , rue
desBons-Enfans , nº 34.
Viedu maréchal duc de Montebello ; par A. Châteauneuf. Prix ,
en papier vélin , 60 c. Chez l'Auteur , rue des Bons-Enfans , nº 34.
Double Histoire , ou les Deux Inès , nouvelle espagnole ; par
M. *** . Deux vol. in- 12. Prix, 3 fr. , et 4 fr . frane de port. Chez
Michaud frères , libraires , rue des Bous-Enfans , nº 34.
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239
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du nouveau Faldoni , et de plusieurs autres opuscules , en vers
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1 fr. 60 c. franc de port. Chez Ledentu , libraire , passage Feydeau ,
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Les trois derniers numéros contiennent les maréchaux duc de
Dantzicket Perignon ; les généraux de division Wimpfen , Grenier ,
Eblé , Reynier , Thiébaut , Delaborde , Debelle; les généraux de
Brigade Abbatuit , Delage , Saint- Cyr ; Houdart-de- la- Motte , colonel
, etc. , etc.
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240 MERCURE DE FRANCE , ΜΑΙ 1813 .
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nommés , présenteront successivement une grande variété
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caractères , composés chacun par un des auteurs de la Collection .
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arrangés pour ceux à cinq octaves .
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été agréé par la réunion des auteurs .
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Aucune livraison ne sera vendue séparément , et l'on ne pourra
souscrire que pour la Collection entière , quelle que soit l'époque de
la souscription.
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Nous en rendrons compte, incessamment.
Cet Essai renferme des recherches faites avec exactitude , et nous
paraît indispensable aux savans qui s'occupent de géographie ancienne
ou d'hellénisme .
Le MERCURE DE FRANCE parait le Samedi de chaque semaine
par cahier de trois feuilles. Le prix de la souscription est de 48francs
pour l'année , de 25francs pour six mois et de 13francs pour un
trimestre.
Le MERCURE ÉTRANGER paraît à la fin de chaque mois , par
cahier de quatre feuilles . Le prix de la souscription est de 20francs
pour l'année , et de II francs pour six mois . ( Les abonnés au
Mercurede France , ne paient que 18 fr. pour l'année , et 10 fr. pour
six mois de souscription au Mercure Etranger. )
On souscrit tant pour le Mercure de France que pour le Mercure
Étranger, au Bureau du Mercure , rue Hautefeuille , nº 23 ; et chez
les principaux libraires de Paris , des départemens et de l'étranger ,
ainsi que chez tous les directeurs des postes .
Les Ouvrages que l'on voudra faire annoncer dans l'un ou l'autre
de ces Journaux , et les Articles dont on désirera l'insertion , devront
être adressés ,francs de port , à M. le Directeur- Général du Mercure ,
àParis.
TA
MERCURE
DE FRANCE.
N° DCXVI . Samedi 8 Mai 1813 . -
POÉSIE .
ODE SUR LA MORT DE M. DELILLE ,
A M. Τ ......
Virgilium vidi tantùm . Ovid.
QUOI ! le printems renaît , Zéphire agite encore
Les ombrages touffus ,
Les champs sont émaillés des doux parfums de Flore ,
EtDelille n'est plus !
Ah ! dépouille aujourd'hui tes vêtemens de fête ,
Nature , prends le deuil :
Peux-tu sourire encor , le jour que ton poëte
Descend dans le cercueil ?
Que la mort du grand homme attriste ta carrière ,
O sublime Apollon ,
Unis , dans leur douleur , le dieu de la lumière ,
Et le dieu d'Hélicon.
오
242 MERCURE DE FRANCE ,
Apprends à l'univers , par des marques touchantes ,
Que tu plains son destin ,
Et ne verse sur nous que tes clartés mourantes ,
Quetes pleurs dumatin.
Couronne , que nos coeurs destinaient à sa fête ,
Partage nos regrets .
Au chantre dont tes fleurs devaient parer la tête ,
Il ne faut qu'un cyprès (1) .
Etvous , dont il reçut , avant sa dernière heure ,
Des adieux si touchans ,
Montrez à mes regards l'éternelle demeure
Du poëte des champs .
Est-il dans unjardin ? Son ombre consolée
A-t-elle quelques fleurs ?
Pourra-t-il respirer , du fond du mausolée ,
Ce tribut de vos pleurs ?
Que dis-je ? tout son corps , d'une plume naissante ,
Se couvrant à mes yeux ,
Il vient de revêtir la forme éblouissante
D'un cygne harmonieux (2) .
Mais l'aigle des Latins , dont il suivit l'exemple ,
Dans l'air s'est arrêté :
Il l'attend , et bientôt tous deux partent ensemble
Pour l'Immortalité .
O vous , vous dont l'éloge encourage ma lyre
Et mes premiers transports ,
Vous qui leur succédez , les voyez - vous sourire
A vos nobles efforts ?
Dans les flots de clarté dont l'éclat environne
Ces poëtes fameux ,
Ilsvous montrent de loin l'immortelle couronne
Qui vous attend comme eux.
LALANNE.
(1) M. Delille est mort le jour de Saint-Jacques , sa fête.
Album mutor in alitem (2)
Superna : nascunturque leves
Perdigitoshumerosque plume .
HOR, Lib. II , Od . 20 .
....
ΜΑΙ 1813 . 243
STANCES SUR LA MORT DE M. DELILLE.
LE Parnasse est en deuil ; les Muses sont troublées ,
Apollon sur son luth porte un oeil égaré ,
Les flammes du Génie à ses yeux sont voilées :
Tout annonce la mort de son fils adoré.
Les ombres du trépas sur Delille épandues
De son esprit divin respectent le flambeau ,
Tel on voit le soleil en séparant les nues
Se montrer à nos yeux plus brillant et plus beau.
En le voyant quitter sa dépouille mortelle
Gardons- nous d'accuser la rigueur du trépas ;
Et félicitons-nous qu'une vie aussi belle ,
Ait daigné pour un tems se fixer ici bas.
,
Il va les retrouver au pays de la Gloire
Ces poëtes fameux qu'il nous a retracés
Bientôt , en lettres d'or , on verra dans l'histoire
Deleurs noms et du sien les chiffres enlacés.
Du célèbre Milton , de l'immortel Virgile ,
On relira toujours les sublimes écrits ,
Sur-tout lorsqu'on verra dans les vers de Delille
Combiende leurs beautés il rehaussait le prix .
Hélas ! c'en est donc fait , sa lyre enchanteresse
Ne reproduira plus des accords si touchans :
Ses crayons préparés à peindre la vieillesse
Demeurent suspendus au milieu de ses chants.
D'un cortège pompeux son ame environnée
Goûte en paix les douceurs d'un repos éternel ,
Et voit du haut des cieux la foule prosternée
Comme auprès de son dieu le peuple d'Israël .
:
Par Mlle SOPHIE DE C .......
CATULLE AU MOINEAU DE LESBIE.
Passer deliciæ meæ puellæ , etc. ( CAT. Carm. 2. )
HEUREUX moineau , délices de ma belle ,
Quitendrement te réchauffe en son sein ;
Q2
244
MERCURE DE FRANCE ,
Qui ,de son doigt menaçant etbadin ,
Aime à te faire une mobile échelle ;
Ou te cherchant une douce querelle ,
Brave par fois ton courroux innocent ,
Quand , pour charmer une absence cruelle ,
Ellea besoin de quelque amusement.
Pourquoi ne puis-je auprès de toi , comme elle
De mes ennuis adoucir le tourment !
Moins de plaisir eut la vive Atalante ,
Lorsqu'à ses pieds , un artifice heureux
Faisant rouler une pomme brillante
De sa ceinture enfin rompit les noeuds.
KERIVALANT
AUTRE IMITATION DU MÊME .
Siquidquam mutis . ( CAT. Carm . 97. )
Au sein de la tombe muette ,
Sides souvenirs toujours chers
Ont une volupté secrète
Qui rend nos chagrins moins amers ,
La jeune et tendre Quintilie ,
Précipitée au noir séjour ,
Jouit bien plus de ton amour
Qu'elle ne regrette la vie .
Par lemême.
LA CHASTELLAINE DE COUCY.
ROMANCE .
Ala cour de Bourgogne était
Coucy la chastellaine .
Sa beauté fit qu'on l'appellait
D'amours la souveraine .
Belle non -seulement ;
Mais , par grand miracle , si sage
Qu'ayant bien vingt ans d'age
Elle était sans amant,.
ΜΑΙ 1813. 245
Du grand comte de Charolais
La troupe téméraire ,
Confessait partout que jamais
Vertu ne fut si fière.
Fierté cède à la fin
Au chevalier qu'Amour protége.
C'est là le privilége
Du Dieu jeune etmalin.
Bozon fut l'heureux chevalier ;
Et pourtant je vous jure ,
Que Bozon n'était pas sorcier :
Oyez son aventure .
Sorcier , non ; mais aussi
Fidèle et de telle apparence
Qu'en le voyant , d'avance
Vertu criait merci.
<<Ami , ne t'ai rien dénié', »
Lui dit la chastellaine ;
<<Mais je veux mourir sans pitié
>> S'il faut qu'aucun l'apprenne.
>>- Ne craignez , dit Bozon :
>>> Votre honneur ici ne hasarde
» Car il est sous ma garde. >>>
Coucy reprit : « C'est bon. >>>>
Or c'était le tems des tournois
A la cour de Bourgogne .
Festins advinrent à-la- fois
!
Où l'on but sans vergogne .
Ontint propos joyeux
De guerre et de galanterie :
Chacun vantant sa mie ,
Bozon baissait les yeux.
Un chevalier jadis épris
De Coucy l'inhumaine ,
Voulut égayer les esprits
Touchant la chastellaine.
«Amour gît dans ses yeux ,
Dit-il , un dieu fit sa figure ,
>>Mais après la ceinture
>> C'est un monstre hideux. »
246 MERCURE DE FRANCE ,
Tu faux , chevalier ! Dieu le voit , »
Dit Bozon en colère :
<< Hé quoi ! dit l'autre , mieux que moi
› Sauriez-vous le mystère ? >>
Bozon soudain rougit ,
Veut parler ; sa voix au passage
Se glace par la rage :
Il sort et chacun rit.
Bozon , plus habile enchamp clos
Court vider sa querelle;
Hélas ! à des rires nouveaux
C'était livrer sa belle ;
On en parle à la cour.
Coucy que poursuit le scandale
Voit plus d'une rivale
Triompher à son tour.
Bozon veut calmer sa douleur .
Coucy lui dit : « Beau sire !
> Dame qui n'a plus son honneur
» Au cloître se retire;
» J'y vais , vous aimant bien.
Amans de belles qu'on outrage ,
Aimez les davantage
Mais ne répondez rien.
Par M. S. R.
ÉNIGME.
L'or , l'argent , et la guerre et la perversité ,
Par fois aussi la pauvreté
-
Dans le séjour des morts , hélas ! me font descendre .
D'être par le destin si durement traité
Lecteur , aurais-je dû m'attendre ?
Non certes , je l'avoue avec naïveté ,
Car en tous lieux , les lois ont soinde me défendre.
Ce qui sur-tout va te surprendre ,
C'est qu'à Paris , à Rome , et dans mainte cité ,
Souvent d'un ton plaintifet tendre .
Dans plus d'un opéraje saisme faire entendre.
V.B. (d'Agen.)
MÁI 1813 . 247
LOGOGRIPHE
Vu de la tête au pied , lecteur ,
Ou l'on me chante , ou l'on me fête ;
Et vu du pied jusqu'à la tête ,
Je suis philosophe , empereur ,
Pape , saint , roi , ville , royaume.
Dans mes quatre lettres , en somme ,
Quede puissance et de grandeur !
B.
CHARADE.
POUR faire vivre dans l'abondance ,
Il n'est rien tel que mon premier ;
Pour chanter l'antique vaillance ,
Il n'est rien tel que mondernier ;
Pour imposer respect , silence ,
Il n'est rien tel que mon entier .
S ........
Mots del'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
-insérés dans le dernier Numéro .
Lemot de l'Enigme estDiète.
Celui du Logogriphe est Stabat , dans lequel on trouve : sabat .
Celui de la Charade est Parvis.
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS .
ABRÉGÉ ANALYTIQUE DE LA VIE ET DES COEUVRES DE SÉNÈQUE ;
par M. le sénateur VERNIER, comte de Montorient , etc. ,
etc. Un vol. in-8° . -A Paris , chez Testu , rue
Haute- Feuille , nº 12.
1
« DOMINÉ par le besoin d'une occupation suivie ,
comme il le dit lui-même à la fin de son livre , M. Vernier
pense que le meilleur moyen de se rendre utile à
ses semblables est de faire revivre des auteurs anciens ,
dont les ouvrages sont une source inépuisable. » La
manière de M. Vernier paraît conforme , sous les rapports
essentiels , au but qu'il se propose, et ce but convient
parfaitement à un homme que son rang , son âge et
d'autres considérations ne permettent pas de confondre
avec ceux qui écrivant pour se faire un nom quelconque
, se vouent aux lettres comme on prend un
métier .
Bien différent de Diderot , M. Vernier juge Sénèque
sans enthousiasme , et il n'entreprend pas de le justifier
dans les circonstances où il s'est mal justifié lui-même ;
libre de toute prévention , il sait également et le blâmer
et le défendre . Il le considère comme un des premiers
écrivains moralistes ; il ne dissimule ni les faiblesses de
sa conduite , ni l'espèce d'incertitude de ses principes ,
mais les reproches que Sénèque a pu mériter , soit en
publiant une satire amère contre un empereur à qui il
avait prodigué des louanges , soit en se laissant non pas
seulement éblouir , mais séduire par le luxe qui régnait
dans son tems ; ces reproches n'atténuent point sa gloire
littéraire et n'empêchent pas qu'il ne doive être placé
parmi les plus grands génies de l'antiquité . Sénèque dit
lui-même qu'il n'est pas encore , qu'il ne sera jamais tout
ce que pourrait être le véritable disciple de la sagesse ,
qu'il lui suffit de retrancher chaque jour quelque chose
de ses défauts , et qu'il ne se propose pas d'atteindre les
MERCURE DE FRANCE , MΑΙ 1813 . 249
plus vertueux , mais de s'éloigner des méchans . Cela ne
suffirait point au sage , à celui qui ne voit dans ses propres
facultés , dans ses désirs même , dans le don de la
vie que l'instrument avec lequel il doit faire tout ce que
peut un génie faible pour obéir à ce génie suprême qui ,
en soutenant le monde , forma sans doute l'impénétrable
dessein d'abandonner un ou plusieurs globes à la débile
providence des êtres passagers. Où est-il ce vrai sage ,
cet homme en qui l'on ne voit plus l'instinct mortel ,
mais la raison impérissable? Quand le tems et la réflexion
le préparent ou l'élèvent , la fortune ennemie a des secrets
pour l'arrêter , pour le détruire. Rarement il apparaît
sur notre terre dans sa noble simplicité. Dix générations
s'écoulent avant qu'on puisse contempler de
nouveau cet admirable phénomène , un homme désabusé
, profond , inébranlable .
Si comme tant d'autres sectateurs de la philosophie ,
Sénèque ne fut pas irréprochable en tout , l'abondance
de ses pensées , la sagacité de ses observations , le but
moral de presque tous ses écrits motivent parfaitement le
choix de M. Vernier. Il rapporte les jugemens que Bayle ,
Montaigne et plusieurs anciens ont porté sur Sénèque ; il
ditquelques mots de ses traducteurs , de ses abréviateurs .
Parmi ceux dont il a omis de parler , ou qu'il peut avoir
oublié , se trouve Erasme , qui donna le titre de Flores
Senecæ à son extrait des oeuvres du Gouverneur de
Néron. Tant de travaux sur Sénèque ne rendaient pas
inutile le livre de M. Vernier. C'est le seul , je crois ,
qui présente, en langue vulgaire et en un seul volume , un
extrait raisonné des traités encore existans et des lettres
de ce philosophe , qui fut moins peut-être un grand
homme qu'un grand personnage , et qui n'eût pas eu
dans Rome de si nombreux partisans s'il eût vécuu d'une
manière plus conforme aux principes qu'il cherchait à
se faire.
M. Vernier regarde comme suffisamment établie cette
opinion de M. Couppé , que le théâtre de Sénèque appartient
à Lucius Annæus lui-même , et non pas à l'un
de ses frères , comme on l'avait pensé généralement ;
mais il se borne à l'analyse de ses oeuvres philoso250
MERCURE DE FRANCE ,
1
phiques , et ne songeant qu'à rendre vraiment utile
l'emploi de ses momens de loisirs , il n'a pas eu recours
à des recherches d'érudition pour faire paraître plus
neuf ou plus piquant un sujet si connu .
Si les observations de M. Vernier sur la doctrine de
Sénèque n'ont le plus souvent rien de très-frappant , on
ytrouve un mérite qu'il faut savoir apprécier plus que
tout autre , celui d'une justesse presque générale , que
nul esprit de parti du moins ne vient suspendre. L'on
voit, par exemple , dans quelques traducteurs des notes
pleines de déclamations contre la folie du paganisme
qui , dans sa prétendue sagesse , admettait et justifiait
le suicide. Beaucoup plus judicieux et plus sincère ,
M. Vernier, tout en condamnant le suicide, ne s'indigne
pas contre les stoïciens , et contre Sénèque qui les a
suivis très-souvent , il leur pardonne de n'avoir pas été
chétiens avant que le christianisme existât, ou qu'il eût
soumis Rome et la Grèce; mais il remarque (et ce n'est
pas la moins forte des objections réelles contre le suicide)
, que dans le système qui l'autorise , il est impossible
d'assigner et de déterminer relativement à chaque
individu , le degré de souffrance et d'infortune qui
doit le faire renoncer à l'espoir d'un avenir moins
stérile , et lui permettre de juger de ce qui sera par ce
qui est.
Quoique M. Vernier ne soit point partial en faveur
de Sénèque , et qu'il lui fasse dans l'occasion de justes
reproches , il se trompe , je pense , en cherchant à justifier
la rédaction de la lettre que Néron voulut écrire
après le meurtre d'Agrippine. Tout est perdu bientôt
lorsqu'on admet que des raisons d'Etat peuvent autoriser
un acte essentiellement criminel; mais si l'on trouve
insuffisant ce qui est allégué en faveur de Sénèque dans
cette circonstance décisive , on doit au contraire le
justifier au sujet de la nature de l'ame. Sénèque pouvait ,
sans tomber précisément dans un écueil, la croire immortelle
et pourtant matérielle. Des philosophes nombreux
et des pères de l'église ont regardé comme chimérique
la supposition des esprits purs : le mot grec qui
répond à celui d'incorporel , ne désignait alors qu'une
ΜΑΙ 1813 : 251
matière subtile . L'auteur remarque que Sénèque n'ayant
pas des idées assez nettes , assez exactes de l'essence de
l'ame, eût fait plus prudemment de s'en tenirà la manière
dont il avait présenté son premier système , pour en
conclure que l'ame , étant une émanation de la divinité ,
elle participe à son immortalité. Il est à craindre qu'après
des milliers de dissertations et de décisions , nous
et nosdescendans nous n'ayons pas des idées plus nettes,
plus exactes de cette essence. Puisque l'ame est invisible,
elle ne peut être exactement connue : si c'est une essence
, cela seul doit la rendre impénétable ; et ce serait
pis encore , si , par malheur , elle n'avait pas d'existence
propre.
Je ne chercherai point les occasions , assez rares
d'ailleurs , de faire des remarques d'une autre nature ,
qui ne tiennent ni à l'objet essentiel de ce livre , ni à la
manière dont l'auteur s'exprime en général ; mais j'opposerai
, dans un seul endroit la lettre de Sénèque à un
passage de la traduction qui se trouve assez négligemment
rendu pour qu'il en résulte un contre-sens . Dans
la réponse que la divinité est supposée faire aux plaintes
des hommes , M. Vernier dit : J'ai placé tous vos biens
en vous-mêmes , et votre bonheur consiste à n'en avoir
pas besoin. Mais il y a (DeProvidentia , cap. 6) : Intus
omne posui bonum ; non egere felicitate , felicitas vestra
est. J'ai mis en vous la source des biens réels ; et c'est le
plus grand avantage qui pût vous être accordé (1), de
n'avoir pas besoin des avantages extérieurs .
•DE SEN**
(1) Je rends vestra par qui pût vous être accordé : voyez dans
Sénèque les lignes qui suivent : Nulta incidunt tristia..... ; non poteram
vos istis subducere , animos vestros adversus omnia armevi.
:
252 MERCURE DE FRANCE ,
i
POÉSIES DE L. J. B. E. VIGÉE , de plusieurs académies.
Cinquième édition , revue , corrigée et augmentée de
pièces inédites . Un volume grand in- 18 de 400 pages,
et orné d'une jolie gravure.-Prix , 3 fr. 50 c. , et
4fr. frane de port ; papier vélin , 7 fr . , et 7 fr. 50 c.
frane de port.-A. Paris , chez Delaunay , libraire
Palais -Royal , nº 243 .
C'EST un spectacle bien singulier que celui qu'offre
souvent la littérature . Pour ne parler ici que de la poésie
, on peut la comparer a un champ immense qu'une
foute de gens s'occupent sans cesse à retrécir. Ils ont
une vaste campagne et veulent absolument n'avoir qu'un
enclos . Faute de mieux , l'intolérance se rejette sur la
littérature , et émet tour-à-tour les opinions les plus
exclusives et les plus contradictoires . Qu'un homme de
lettres n'estime guère que le genre où il excelle , et ne
veuille lire ni louer autre chose , malheureusement cela
est naturel , quoique cela soit étrange : mais qu'une
foule de juges suivent la même marche , qu'ils ne veulent
qu'un genre , et bientôt ne veulent qu'un homme ,
voilà ce qui se conçoit moins et s'est vu trop souvent. Il
fut un tems en France où la poésie était presque toute
entière en épîtres légères , en pièces fugitives . Les inombrables
partisans de ce genre éminemment français ,
avaient sans doute aussi leur intolérance et persiftaient
vraisemblablement beaucoup les auteurs qui essayaient
de montrer une poésie plus forte et des sentimens plus
profonds . Cependant il s'est élevé un homme qui , éminemment
doué par la nature , a offert les plus beaux
modèles de cette haute poésie , et en même tems a donné
de nouvelles ressources à notre versification et de nouvelles
cordes à notre lyre. Aussitôt que son succès a été
aussi constaté qu'il était juste , une génération toute entière
s'est précipitée sur les traces de ce grand poëte.
On a imité ses procédés , on a quelquefois approché de
son talent , et des hommes distingués sont aujourd'hui
l'honneur de son école : mais qu'est-il arrivé ? on n'a
MA 1813 . 253
plus cultivé , on n'a plus vanté que la poésie élevée ,
pittoresque et descriptive. On a presque abandonné la
poésie légère qui a aussi son mérite , et au lieu de deux
plaisirs on n'en a plus voulu qu'un , lequel même n'en
est pas toujours .
Les bons esprits s'opposeront constamment , autant
qu'ils le pourront , a cet envahissement d'un genre sur
tous les autres . Ils jouiront partout de ce qui est bon.
Ils pourront se taire sur ce qui est trop vanté ; mais ils
appuieront sur ce qui ne l'est pas assez , et moins un
genre estimable aura de faveur , plus l'auteur qui s'est
distingué leur paraîtra digne d'être soutenu de leurs suffrages
. Ce sont ces suffrages des bons esprits qui ont
assuré le succès des quatre premières éditions des poésies,
que nous annonçons . On ne peut accuser M. Vigée
d'être de ces hommes qui sont toujours du parti des
vainqueurs . Il a cultivé la poésie légère au milieu des
triomphes de la poésie descriptive.Abandonné par beaucoup
de poëtes fugitifs qui ont justifié ce nom en quittant
leur parti et même en passant dans l'autre , il est resté
presque seul sur le champ de bataille , il y est encore ,
et s'il n'a point succombé dans cette lutte , il doit la,
craindre moins encore aujourd'hui qu'il se présente
mieux assuré que jamais .
Cette cinquième édition , préférable de tout point aux
précédentes , commence par majournée. Il n'est pas bien
prouvé que ce soit un poëme , comme l'appelle l'auteur ,
faute peut- être de savoir quel autrenom lui donner ; mais,
il est certain que c'est un des plus brillans morceaux de
poésie légère qui ait paru depuis long-tems . Il supporte,
même une épreuve difficile . Les personnes qui l'ont entendu
lire par l'auteur avec le rare talent qu'on lui connaît
, le lisent elles-mêmes avec beaucoup de plaisir
encore. Comme il est très-connu , je n'en citerai ici que
quelques vers .
On attendait la walse , et la walse commence .
Ce ne sont plus ces pas , ces bonds impétueux.
La scène va changer . En marchant deux à deux ,
Duparquet lentement on mesure l'espace :
Mais déployant soudain lá souplessé et sa grâce ,
254 MERCURE DE FRANCE ,
Ausignal qu'on reçoit , qu'on donne tour-à-tour ,
De vingt cercles pressés on décrit le contour.
La beauté , que dès-lors le plaisir environne ,
Au bras qui la soutient mollement s'abandonne ;
Une tendre langueur se répand sur ses traits ,
Son oeil demi- voilé n'en a que plus d'attraits ;
Sabouche de l'amour semble aspirer les flammes.
Je ne sais à quel point la walse plait aux femmes ,
Je n'ai pas leur secret ; mais, dans monjeune tems ,
Je pense que , par goût , j'aurais walsé long-tems .
L'éloge de ces vers est fait quand on les a lus . On
aime la poésie descriptive qu'on y trouve , et si j'ose
dire aussi , celle qu'on n'y trouve pas . Il n'y en a que
cette juste mesure dont on s'est si souvent écarté ailleurs.
J'approuverai avec plus de restriction ces jolis vers
sur La Fontaine .
Aussi , combiend'auteurs veulent suivre ses pas !
Ils ont tous de l'esprit et lui n'en avait pas :
Le bonhomme , entre nous , n'avait que du génie.
Il n'y a pas de génie qui tienne : il est impossible de
convenir que La Fontaine n'avait pas d'esprit. L'auteur
s'y connaît trop bien pour tenirsérieusement à cette opinion.
Au reste, quand onvoudra bien s'entendre sur les
mots , on sentirá que, plus souvent qu'on ne croit , l'esprit
est la monnaie du génie .
Les Visites sont du même genre que ma Journée , et
ont eu à-peu-près le même succès . Par la même raison ,
je n'en citerai rien, hormis pourtant un vers sur l'opéracomique
:
Monsieur ( dit l'auteur ) faut-il être sincère ?
On fait un opéra quand on n'a rien à faire.
Le vers est joli : mais est-il très-juste? je sais qu'il s'est
établi dans la littérature une opinionqui en exclut presque
l'opéra-comique. Je conviens que le succès des ouvrages
de ce genre tient souvent tellement à la musique , et
quelquefois encore tient tellement à rien, que la part du
poëte n'est pas toujours facile à faire. Mais n'y a-t-il pas
des occasions où cette part est claire , et même estassez
ΜΑΙ 1813 . 255
brillante? Le répertoire encore si nouveau de l'Opéra-
Comiquen'offre-t- il pas déjà un certain nombrede petites
comédies où le public paraît constamment trouver de
l'esprit , de la gaieté , et quelquefois des scènes qui ne
seraient déplacées nulle part . Sans parler ici de l'élégance
de Favart, de Marmontel, et dessavantes et dramatiques
compositions de Sédaine , croit-on qu'il fût si facile de
faireAdolphe et Clara ou Maison à Vendre ? Je crois
qu'on a droit de réclamer un peu plus d'indulgence et
d'égards pour un genre qui a produit de tels ouvrages .
J'attaque les opinions de M. Vigée , ne pouvant guère
attaquer son style , qui est en général d'une correction
aussi précieuse qu'elle est rare. Ce n'est pas qu'une critique
minutieuse ne trouvât encore quelquefois à la contredire
; mais je ne connais aucun auteur qui résistât entièrement
à de pareilles chicanes ; et c'est en vouloir à
son propre plaisir que de juger la poésie avec cette rigidité.
Uranie est la seule des muses à qui l'on ait donné
le compas.
Au milieu de ces poésies d'un ton si léger et si
agréable , on trouve une héroïde intitulée , Ariane abandonnée.
L'héroïde était , comme on sait , une espèce de
tragédie épistolaire . Ce genre si sombre n'est peut-être
pas celui qui convient le mieux à M. Vigée , et cependant
dans cet essai on trouve beaucoup de vers très-bien
faits , tels que ceux-ci :
Dieux vengeurs , armez-vous , que vos foudres soient prêtes !
Neptune ! contre lui soulève les tempêtes ....
Qu'ai-je dit ! Soyez sourds à mes voeux indiscrets ,
Odieux ! je l'aime trop pour le haïr jamais .
Je passe plusieurs morceaux fort agréables pour arriver
à un des meilleurs et des moins connus de ce recueil :
je veux parler de l'Epître à Ducis sur la Médiocrité.
Dans cette communication d'un poëte très-aimable avec
un poëte éminemment sombre et tragique , il y a une
fusion des deux manières qui est pleine de charme et
d'intérêt . En écrivant à M. Ducis , à ce patriarche de
notre poésie , dont tout homme de lettres honore les talens
et les vertus , M. Vigée a pris un style plus ferme ,
256 MERCURE DE FRANCE ,
une manière plus large , plus gracieuse , ce me semble,
que dans aucune autre de ses poésies. Pour qu'on en
juge bien, je vais citer un morceau d'une assez longue
étendue.
La ville , tu le vois , m'offre donc le bonheur ;
Mais comme aux champs sur-tout j'en goûte la douceur !
C'est-là que de nectar , que de pure ambroisie
Se parfume pour moi la coupe de la vie.
Nulle saison aussi n'intimide mes pas.
Novembre et ses brouillards , janvier et ses frimas
Ne sont qu'un vain obstacle à cette ardeur secrète
Qui me fait un besoin d'une agreste retraite ;
Car tu présumes bien que les vastes châteaux ,
Leurs tours , leurs ponts-levis , leurs fossés , leurs créneaux ,
Les jardins fastueux et ces parcs dont la vue
Avec étonnement mesure l'étendue ,
Ne tentent point l'ami de la simplicité :
Le toit du laboureur par le chaume abrité ,
De mes goûts , de mes voeux aurait plutôt l'hommage.
Mais la Seine , en son cours , baigne un petit village
Dont le sol , fécondé par un soin journalier ,
Remplit de l'habitant la grange et le cellier.
Là , rien de recherché , de grand , de magnifique ;
Tout s'y présente aux yeux sous un dehors rustique.
Une seule maison témoignerait que l'art ,
Un moment , dans le lieu s'arrêta par hasard ,
Et voulut , en dépit du luxe et de la mode ,
D'un modeste séjour faire un séjour commode .
C'est dans cette maison , qu'au sein de l'amitié ,
De chacun de mes ans s'écoule la moitié ,
Et vers elle toujours un même goût m'entraîne :
C'est que je n'y connais ni l'ennui ni la gêne.
Un valet important ne vient pas , sans façon ,.
Me dire en terme exprès : « Madame est au salon . >>>
Je fais ce que je veux. Seul et dans le silence ,
Sous mon verrou discret , je lis , j'écris , je pense ;
Ou , lorsqu'un ciel d'azur me défend le repos ,
De mon hote , à loisir , je parcours tout l'enclos .
Je ne m'égare point dans un espace immense ,
Mais la simple nature a sa magnificence .
ΜΑΙ 1813 . 257
SEINE
DEP
Peins-toi d'antiques murs ou , rivaux du verger ,
Des espaliers féconds sont venus se ranger ;
Une eau qui , de son cours charmant la promenade,
Ici roule en torrent , et là tombe en cascade ;
Des berceaux qu'au hasard la serpe a façonnés
Mais de pampre , de fleurs , ou de fruits couronnés :
Pour enchanter les yeux en faut-il davantage
Apprenti jardinier , par fois je fais l'ouvrage
Du rustre qui pour lui , du matin jusqu'au soir ,
Me laissant promener la bêche ou l'arrosoir ,
Sur le sable s'étend , et lourdement sommeille
Gonflé du vin du jour et du vin de la veille .
Pour son vieux serviteur le maître est indulgent ;
Je le serais de même : après tout , notre argent
Peut- il payer les soins d'un parfait domestique ?
Je ne te parle pas de cette république
D'oiseaux qui , différens de plumage et de nom ,
Peuplent les toits , les murs , les cours de la maison ;
Du bon chien qui , perdant son allure craintive ,
Accourt , bondit et jappe aussitôt que j'arrive ;
Du paisible animal dont , mauvais cavalier ,
Je prétends , mais en vain , faire un ardent coursier ;
De la vache , cédant , pour peu qu'on la caresse ,
Samamelle abondante à la main qui la presse ;
Leur présence pourtant m'intéresse et me plaît.
Mais tu sauras du moins quel est sur-tout l'attrait
Qui m'appelle et me fixe en ce riant asile ;
C'est que j'y suis aimé , c'est que j'y suis utile.
De tems en tems j'écoute , et bien patiemment ,
L'affaire qu'on me vient conter bien longuement ;
Je ramène un époux au serment qui le lie ;
Deux voisins sont brouillés , je les réconcilie ;
Des voeux d'un couple amant je hâte le succès ;
J'apaise une querelle ou préviens un procès ;
De petits orphelins sont-ils dans la misère ,
Quoique dans mon hôtesse ils trouvent une mère ,
Je les soulage aussi : consoler la douleur
Et faire un peu de bien , c'est encor du bonheur.
Ah! puisque le printems rajeunit la nature ,
Que les bois ont repris leur verte chevelure ,
Viens , Ducis , viens jouir de ce manoir charmant ,
R
258 MERCURE DE FRANCE ,
-
Sûr qu'on t'y recevra sans fade compliment ,
Sans apprêt , sans contrainte et sans cérémonie.
Mes hôtes , avant tout , prisent la bonhomie ;
Tu seras content d'eux . Et quel plaisir pour moi
De te voir , de penser , de causer avec toi ;
De te dire combien je méprise le monde ,
Ses travers , sa bassesse , ou sa noirceur profonde ;
Aquel point je suis las du sot métier d'auteur ,
Car j'en prévois le prix ! Un journal détracteur ,
Lorsque vers l'Acheron il me faudra descendre ,
En publiant ma mort , insultera ma cendre ;
Mais , venant y fixer un regard attendri ,
Qu'un objet qui m'aimait et que j'aurai chéri ,
Lui donne quelques pleurs. D'un lâche et vil outrage
Ilm'aura trop vengé par ce touchant suffrage.
Me voici encore admirant les vers, mais n'approuvant
pas l'opinion . Pourquoi M. Vigée croit-il qu'après lui
on insultera à sa cendre ? Ignore-t- il que cette époque ,
qu'il nous fera, j'espère , attendre fort long-tems , est
l'heure de la justice, et que supposé que cette heure ne
fut pas jusques-là arrivée pour lui , c'est alors sur-tout
qu'on apprécierait tout ce qu'il y a d'ingénieux et d'élégant
dans ses ouvrages et dans son style. On voit dans
les poésies de M. Vigée plusieurs autres traces des injustices
qu'il éprouve ou qu'il prévoit . C'est aussi à cette
pensée qu'il faut attribuer un assez grand nombre d'épigrammes
qui terminent son reuceil . Ce n'est pas toujours
là qu'il a été le plus heureusement inspiré; mais ce n'est
pas là non plus que la nature l'appelait : on voit sans
peine qu'il est né pour des sentimens bien plus doux et
plus aimables , et que ce n'est qu'en se faisant une espèce
de violence qu'il exprime ses haines qui , à ce qu'il
assure , ne sont jamais que des revanches . Je pourrais
citer de lui de jolies épigrammes ; mais j'aime mieux
choisir dans son recueil une épigramme à la grecque ,
c'est-à-dire un madrigal dont le trait me paraît charmant.
La Création de la Femme.
Dieu , dans sa puissance infinie
Avait créé la terre , et la mer , et les cieux ;
ΜΑΙ 1813 . 259
Entre ces élémens établi l'harmonie ,
Et pour se délasser , mis l'homme au milieu d'eux ;
Mais l'homme seul , hélas ! s'ennuyait ; à l'ouvrage
Dieu se remit soudain , fit la femme; et les yeux
Sur cet objet fixés , prêt à lui rendre hommage :
Restons en là , dit- il ; je ne ferais pas mieux .
Voici une espèce de triolet adressé par l'auteur à un
jeune poëte. Le conseil est bon et quelquefois nécessaire.
Esprit, raison et sentiment
Sont l'ame de la poésie .
Tour élégant , rime choisie
Remplacent difficilement
Esprit , raison et sentiment.
Quand vous invoquez Polymnie ,
Demandez -lui donc instamment
Esprit , raison et sentiment.
Croyez qu'on baille , qu'on s'ennuie ,
Lorsqu'on cherche inutilement
Dans oeuvre de mots seuls remplie ,
Esprit , raison et sentiment .
Onsent bien que dans un recueil composé de près de
deux cents pièces différentes , tout n'est pas et ne peutêtre
égal : mais il y en a un très-grand nombre qu'on
lira avec un extrême plaisir . Une des meilleures est certainement
mes Conventions , morceau plein de grace et
de talent , je citerai aussi la Nouvelle Chartreuse , et une
Epître à Louise Contat , à cette actrice charmante que
l'amitié et les arts ont eu récemment à regretter . Cette
épître rappelle souvent avec un bonheur singulier la
bonne manière des épîtres de Gresset. Je ne dois pas
non plus oublier une élégie touchante de M. Vigée sur
lamort de son fils , leDiscours sur l'intérêt , et l'Epître à
Le Gouvé sur l'utilité de la critique , morceau extrêmement
distingué . Il est impossible de lire ce recueil sans
être frappé de la variété qui y règne et de la facilité avec
laquelle l'auteur saisit tant de tons différens . On lui sait
gré aussi de n'y trouver aucune trace de cette manie
pittoresque et descriptive qui gâte tant d'ouvrages et nuit
àde si beaux talens. L'auteur a toujours du goût , ce
R2
۱
260 MERCURE DE FRANCE ,
qui n'est autre chose que le sentiment des convenances ,
mérite que le public apprécie très -bien et récompense
toujours .
J'ai cru remarquer que les pièces les plus longues de
ce recueil sont précisément les meilleures . Je voudrais
que ce fut une raison pour l'auteur d'en augmenter le
nombre. En supposant que des idées plus sérieuses
l'éloignent de la poésie légère, qui l'empêcheraitdans ses
loisirs qu'il nous peint si bien , de faire quelques épîtres
telles que celles à M. Ducis et à Le Gouvé . Quelques
titres littéraires qui l'honorent déjà , il gagnerait beaucoup
, et nous aussi , à la publication de quelques autres
épîtres de ce genre , et sur-tout de ce mérite.
Je ne sais quelle querelle chercher à l'auteur , et
j'éprouve involontairement un peu d'humeur contre un
homme qui prête trop rarement à la censure . C'est en
lisant un ouvrage si correct que je sens tout le bon esprit
de ces critiques qui s'attachent particulièrement à juger
les mauvais ouvrages , et qui , riches en citations plaisantes
, font des articles charmans à si peu de frais . Je
compte bien suivre leur marche à l'avenir , et malheur
au premier ouvrage un peu ridicule qui me tombera
entre les mains : mais comme avant d'être malin il faut
pourtant être juste , je conviens que le recueil dont je
me suis très-maladroitement chargé de rendre compte ,
est plein d'esprit , de talent et de grâce , et doit être recherché
par tous les amateurs de bons et de jolis vers .
J. C.
Deux vol . in-12 .
MADEMOISELLE DE LAFAYETTE , ou le Siècle de Louis XIII;
- Prix ,
A Paris , chez Mara-
-
par Mume DE GENLIS .
5 fr. , et 6 fr . franc de port .
dan , libraire , rue des Grands-Augustins , nº 9 .
Je pourrais ici faire une longue dissertation pour ou
contre les romans historiques ; mais je me sens peu de
goût pour ces discussions où il est également facile de
plaider les deux causes . Un bon ouvrage , dans quelque
genre que ce soit , est la meilleure réponse que l'on
ΜΑΙ 1813 . 261
puisse faire aux détracteurs du genre dans lequel il est
composé; mais cette réponse est la plus difficile de toutes ,
et celle dont les auteurs s'avisent le moins .
Quoiqu'il en soit , un roman historique doit toujours
être un roman . La partie historique , il me semble , n'est
qu'accessoire et indépendante de l'intérêt qui doit résulter
du développement des passions , des caractères et
des situations . Quelquefois même elle n'est qu'une espèce
de charlatanisme à l'aide duquel , sans un grand effort
d'imagination , on donne du reliefà des personnages ou
à des événemens qui n'en auraient point du tout s'ils
étaient de pure invention. Mais je l'avoue franchement ,
tout cet échafaudage de puissance et de gloire , toute
cette pompe et cette majesté dont s'environne l'amour
des grands de la terre, a moins d'attraits pour mon coeur
qu'un amour simple qui se cache dans un rang plus modeste
. Plus l'homme se rapproche de la nature , plus ses
affections et ses passions nous intéressent, parce qu'elles
sont plus franches et plus naïves . Les amours de Paul et
deVirginie ne sont-ils pas mille fois plus touchans que
les amours de tous les rois ensemble ? Dans toute composition
romanesque ou dramatique , il faut une action ,
un intérêt ; il faut que la curiosité soit vivement excitée ,
que toutes les idées du lecteur flottent vers un but, entre
la crainte et l'espérance. Telles sont les conditions sans
lesquelles on ne compose qu'un ouvrage froid et insipide ,
quelque nom qu'on lui donne , dans quelque rang de la
société que l'on en choisisse les personnages . Dépouillons
donc d'abord le nouveau roman de Mme de Genlis
de toute cette pompe royale, de tout ce luxe étranger aux
sentimens du coeur humain .
Une jeune personne « avait tous les principes que peuvent
donner une éducation chrétienne et les sentimens
religieux les plus sincères et les mieux affermis . Son esprit
était sage , juste , étendu , son imagination vive , son
ame élevée ; elle mettait le bonheur à trop haut prix ......
elle était décidée depuis long-tems à ne donner sa main
qu'à un homme supérieur à tous les autres par la grandeur
de son caractère , ou à celui qu'elle jugerait capable
de le devenir ...... Elle voulait trouver dans un époux la
:
262 MERCURE DE FRANCE ,
force , l'énergie , la grandeur d'ame , enfin toutes les
qualités qui font les héros. » Tel est le portrait moral
que Mme de Genlis nous fait de son héroïne . Or voilà que
cette jeune personne , si difficile dans son choix , se
prend de belle passion pour un être sans grandeur, sans
énergie , « qui n'a pas même ces vertus domestiques qui
assurent le bonheur intérieur; qui manque à tous ses devoirs
de fils , d'époux , de frère , d'ami; » qui porte la
dévotion jusqu'au bigotisme le plus scrupuleux ; n'osant
même prononcer le mot d'amour devant ce qu'il aime ; si
bienconnu pour l'austérité de ses moeurs , qu'il peut avoir
tant de maîtresses qu'il voudra sans compromettre leur
réputation , et cette jeune personne si sévère elle-même
devient amoureuse d'un homme marié , qui fait fort
mauvais ménage avec sa femme , parce qu'elle a le tort
d'être vive , gaie , franche , et de montrer du goût pour
les amusemens de son sexe et de son âge.
Tel est le caractère des deux principaux personnages
que Mme de Genlis met en action. Or , je le demande ,
quel intérêt peut produire l'amour de deux êtres que
rien dans le monde ne peut rapprocher ? quel en est le
but ? Le mariage ? l'amant est marié. La jeune personne
descendra-t -elle de la hauteur de ses principes pour
devenir la maîtresse d'un homme qu'elle ne peut épouser ?
Impossible; ses sentimens religieux sont trop sincères et
trop bien affermis , son ame est trop élevée ........ ; son
amant n'a pas de grands moyens de séduction. Un tel
amour ne peut donc faire espérer au lecteur aucun résultat.
Les deux amans sont séparés par une barrière
qu'il leur est moralement impossible de franchir , par le
caractère même que leur ont donné la nature et l'éducation
. Allons-nous donc avoir le tableau de cet amour
platonique , sentiment bisarre qui a bien un commencement,
mais qui n'a point de fin , et qui , dès le premier
jour, est aussi près de son but que le dernier , qui n'est
point susceptible de développement , et qui , par cette
seule raison , ne peut exister dans le coeur humain , où
toutes les passions naissent , se développent et s'éteignent
, quand elles sont arrivées à un but déterminé ?
Quelquefois cependant de grandes passions nous em
ΜΑΙ 1813. 263
portent loin de notre caractère et de nos principes , nous
mettent dans une violente opposition avec nous-mêmes ,
excitent en nous des combats , nous placent dans des
situations critiques , nous conduisent sur le bord de
l'abîme , et souvent nous y précipitent. De ce développement
des passions , de cette opposition entre elles et
nos principes , naissent les obstacles , les craintes , les
espérances , les situations dramatiques , et toutes les
sources d'un intérêt vif et profond. Mais ce n'est point
ainsi que Mme de Genlis a vu son sujet . Les caractères
de ses deux amans restent toujours les mêmes ; ils n'avancent
ni ne reculent , point de combats , point de
situations fortes , rien de ce qui caractérise une grande
passion . Le seul intérêt de curiosité qu'inspire l'amant
ressemble à celui que fait naître le Marquis dans la
Comédie du Legs; osera-t-il déclarer son amour , ou ne
l'osera-t-il pas ? mais que fait la jeune personne ? Quel
estson but ? elle entreprend de guérir , par ses conseils ,
son amant d'un défaut dont on ne guérit point , de l'indolence
et de l'apathie . Si quelquefois , à force de le raisonner
, elle le réveille de son engourdissement , il y
retombe bientôt , et cela devait être , car l'indolence est
une maladie physique autant que morale. Elle forme
aussi le projet de le reconcilier avec sa femme ; elle l'engage
à remplir ses devoirs d'époux; il y consent pour
faire plaisir à sa maîtresse , devient père , et le ménage
est reconcilié . Mais quelle froide reconciliation ! Quoi !
cette jeune personne , avec tout son esprit , n'a pas
pensé qu'elle était l'obstacle le plus dangereux à un
rapprochement sincère et durable entre les deux époux ,
que tant qu'elle serait aimée , la femme légitime ne
pouvait l'être ? Non , elle n'a point deviné cela , et ,
malgré sa délicatesse excessive , elle se trouve , d'un
bout à l'autre du roman , dans la position la plus fausse ,
et selon moi , la moins délicate .
Cependant le jeune homme a un intendant , homme
adroit , grand politique. Cet intendant craint quel'amour
ne prenne trop d'ascendant sur l'esprit de son maître ,
qu'il tient en tutelle , dont il régit bien les affaires , et
dont la fortune est à sa disposition. Il forme le projet de
264 MERCURE DE FRANCE ,
briser des liens qu'il redoute , et pour arriver à son but ,
il met en oeuvre des ressorts qui ne sont pas bien neufs ,
et qu'on trouvera sans doute un peu faibles pour un
homme doué d'aussi grands talens. Il entreprend de
faire croire à l'amant que sa maîtresse le trahit, et qu'elle
reçoit toutes les nuits un homme enveloppé d'un large
manteau . L'amant , sans réfléchir , ajoute foi à cette calomnie
horrible et dénuée de vraisemblance ; mais l'habite
intendant n'a pas calculé qu'un pareil moyen était nonseulement
impuissant , mais encore dangereux ; que la
jalousie donne de nouvelles forces à l'amour , qu'elle
veut s'éclairer , voir de ses propres yeux , et qu'entre
amans , les soupçons les mieux fondés amènent les explications
et le triomphe de l'innocence. En effet , le
grand politique échoue dans une entreprise si faiblement
combinée ; mais bientôt il concerte avec un de ses agens
une intrigue qui n'est pas plus forte que la première ,
mais qui doit amener un résultat positif. Il veut d'abord
parler au confesseur de son maître qui , malgré safaiblesse
, sa sagesse et sa dévotion , est amoureux comme
unprofane. Et les scrupules ? que sont-ils devenus ?
dit l'intendant . - Les scrupules ! répond l'agent subalterne
; le père Caussin est un si bon homme ! ....... C'est
donc d'abord ce confesseur si bon homme , que l'on veut
placer entre les deux amans pour les désunir ; mais l'intendant
change bientôt de projet , et il est convenu que
l'agent dont il se sert employera toute son éloquence
pour persuader à l'amant que lorsqu'on possède sans
partage le coeur de ce qu'on aime , il est aisé d'en obtenir
ce qu'on désire , et qu'ainsi sa maîtresse finira par lui
accorder des rendez-vous particuliers ; et cet amant ,
jusqu'à ce jour si dévot et si scrupuleux , oublie toutà-
coup , et pour la première fois , le père Caussin. C'est
quinze jours après ce moment heureux et solennel , où
sa femme vient de mettre le comble à sa félicité , en, lui
donnant un héritier , qu'il forme le projet de séduire sa
maîtresse ; il lui écrit une lettre qui , d'un bout à l'autre ,
est un chef-d'oeuvre d'astuce , digne de Tartuffe ou de
Lovelace , et dans laquelle il lui propose tout uniment
*de se déshonorer. La jeune personne reste anéantie; elle
-
ΜΑΙ 1813 . 265
voit que son amant a perdu toute idée de bienséance ,
elle se fait religieuse , et son amant au désespoir veut se
faire moine .
Tel est le canevas que Mme de Genlis s'est créé en
grande partie , et sur lequel elle a brodé . Plus d'un lecteur
le trouvera mesquin , des esprits difficiles le trouveront
peut-être un peu ridicule et regarderont le dénouement
comme une capucinade ; mais donnez des
noms historiques , de grands noms aux personnages qui
viennent de passer sous vos yeux , que l'héroïne soit
Mlle de la Fayette, sa rivale la reine , son amant Louis XIII ,
l'intendant le cardinal de Richelieu , tout change , et vous
avez un roman admirable , un chef-d'oeuvre ....... ; tant
la puissance des noms couvre l'impuissance de l'imagination
, tant on donne de relief aux petites choses en
les attachant à de grands souvenirs , tant les mensonges ,
même les plus invraisemblables , acquièrent de vraisemblance
en se mariant avec la vérité ! Je conçois donc
facilement que le genre du roman historique soit fort
commode pour les auteurs . Leurs inventions les plus
bisarres y prennent le caractère respectable de l'histoire ,
et l'histoire , y perdant quelque chose de sa gravité , y
prend tout le charme de la fiction. Mais cette riche broderie
ne peut couvrir la pauvreté du fond. Tous les personnages
de ce nouveau roman sont dans la plus fausse
position. Il n'y a rien à espérer pour les deux amans ; ils
ne cherchent point d'ailleurs à combattre un penchant
réprouvé par leur situation mutuelle , mais qu'ils croient
innocent; ils s'y livrent depuis le commencement , sans
contrainte et sans remords , ils font tout ce qu'ils veulent ,
jusqu'au moment où l'un d'eux , voulant plus qu'il ne
doit , l'autre se retire d'un monde où elle ne peut rester
sans danger pour sa vertu .
Le cardinal de Richelieu , le plus grand homme de
son siècle , le plus grand politique qui peut-être ait
jamais existé, ne paraît dans tout cet ouvrage que comme
un intrigant subalterne , ne faisant jouer que de misérables
ressorts de comédie , tout-à-fait indigne d'un génie
tel que le sien . Je ne doute pas que le cardinal de Richelieu
n'ait employé plusieurs fois des moyens aussi bas ;
266 MERCURE DE FRANCE ,
il n'y a rien de bas aux yeux des politiques ; mais tel est
ettel sera toujours l'inconvénient des romans historiques ;
l'auteur est forcé de ne montrer ses personnages que
sous un seul jour , sous celui qu'il juge utile au développement
de son action. Il ne fait voir qu'un seul côté d'un
caractère que l'histoire nous montre tout entier , et dénature
en quelque sorte le sentiment qu'elle nous a donné
de tel et tel grand personnage. Ainsi dans Mme de la
Vallière , Mme de Genlis ne nous présente et ne pouvait
guères nous présenter Louis XIV que comme un
amant , et le plus grand de nos rois , envisagé seulement
sous cet aspect , est un héros de roman très-commun.
Dans Mademoiselle de Lafayette, l'auteur voulant mettre
en action le cardinal de Richelieu et ne pouvant nous
montrer le grand homme d'état , l'homme qui tenait lu
destinée de l'Europe dans sa main, ne nous montre qu'un
intrigant fort ordinaire , à qui eile fait tenir souvent un
langage peu noble avec ce Boisenval , son agent secret .
J'en prends à témoin ce dialogue. « Il faut apprendre au
père Caussin , dit le cardinal, que rien au monde ne doit
faire tolérer un amour adultère...... Le roi appelle
peut-être encore , par habitude , cet amour une simple
amitié ; au vrai , quelque chose qui puisse arriver, je ne
sais s'il pourra jamais se résoudre à prononcer le mot
d'amour . -N'importe , dit le cardinal , nous apprendrons
aussi au père Caussin que l'amitié ințime a ses dangers
entre un homme marié de trente-cing ans et une
jeune fille belle comme un ange. Je veux là dessus lui
donner une petite leçon .-Il est bienjuste, monseigneur,
répond Boisenval, qu'un prince de l'église apprenne à un
simple moine son métier. D'ailleurs tout le monde sait
que votre éminence est aussi profond théologien que
grand politique...... » Je n'ai pas besoin , je crois , de
faire remarquer l'inconvenance d'un pareil langage.
-
On a vanté la scène où le roi et Mile de Lafayette ,
surpris par un orage terrible , sont obligés de se réfugier
dans l'église de Longchamps , et y arrivent au
moment où une jeune novice va prendre le voile . Quant
àmoi , cette scène m'a paru fort brusquement amenée.
La conduite du roi qui entraîne si rapidement sa mai-
1
ΜΑΙ 1813 .
267
tresse sous les yeux de la reine , m'a semblé un peu
leste pour un dévot , et pour tout autre peu décente et
peu délicate . L'orage arrive tout exprès , comme par un
coup de baguette . Cette scène , d'ailleurs , ne produit
aucun résultat , si ce n'est celui de nous faire prévoir le
dénouement , comme ces rêves qui , placés au premier
acte d'une tragédie , sont de funestes présages de ce qui
doit arriver au dernier ; mais ici , l'espèce de rêve que
les personnages principaux font tout éveillés , est trop
près du dénouement et le laisse trop déviner , ce dont
on n'avait pas besoin , car de semblables amours ne
pouvaient faire espérer un autre résultat. Je n'étendrai
pas davantage ces critiques. Les habiles ont déjà prononcé
sur cet ouvrage ; j'aurais du me taire , et je ne
m'aperçois de mon indiscrétion qu'au moment où je n'ai
plus que des éloges à donner .
Mme de Genlis n'a peut-être rien écrit de mieux que
ce roman , ce qui contribue sans doute à jeter un voile
sur le vice absolu d'un pareil sujet. Le portrait de Mille
de Lafayette est charmant , quoiqu'un peu long et un
peu travaillé . La peinture des premières années du règne
de Louis XIII est un excellent morceau d'histoire .
L'épisode de Mme de Bregi est une nouvelle très-attachante
, et l'on sait que Mme de Gentis excelle dans ce
genre qui ne sort pas des bornes de son imagination .
On trouve dans cet ouvrage quelques réflexions parfois
profondes , souvent piquantes , et toujours justes .
Je n'en citerai qu'une seule pour donner envie au lecteur
d'aller chercher les autres .
« Le caractère national du Français doit sa qualité
distinctive à la chevalerie de François Ier , à la loyauté ,
à la valeur et à la gaîté de Henri- le-Grand , à la galanterie
et à la noble fierté de Louis XIV. Le caractère
français se forme de cet heureux mélange de vertus
héroïques et de qualités aimables. Il eût manqué quelque
chose à ses agrémens ou à sa grandeur , si l'un de ces
rois n'eût pas existé.>>>
En général , les ouvrages de Mme de Genlis sont
remplis de ces pensées jetées , sinon à la manière de
La Bruyère ou de la Rochefoucault, du moins à la ma
268 MERCURE DE FRANCE ,
nière de Duclos . Elle les prodigue trop , il est vrai , elle
oublie souvent que les pensées qui naissent du fond du
sujet doivent traverser le récit avec la rapidité de l'éclair ;
mais elle rachette par la justesse des aperçus ce qui lui
manque du côté de la précision. Son style est clair ,
mais sans chaleur ; elle a plus de raison que d'imagination
et de sensibilité , et ses ouvrages se lisent , en général
, avec plus de réflexion que d'intérêt. Elle sait
beaucoup mieux mettre la vertu en préceptes qu'en
action , parler des passions mieux que les développer et
les peindre ; elle éclaire plus qu'elle ne touche , persuade
plus qu'elle ne séduit. Si elle avait reçu de la
nature un esprit plus vif et plus piquant , une touche
plus vigoureuse , une manière de peindre plus pittoresque
, son tact naturel , son esprit d'observation peu
commun , quoique souvent minutieux , l'eussent placée
au nombre de nos meilleurs moralistes ; mais il n'est
pas un seul de ses grands romans dont l'idée soit originale
et neuve. Ses conceptions dans ce genre sont de
pièces et de morceaux ; ce sont de petits tableaux
qu'elle a cousus ensemble , tant bien que mal , pour les
faire entrer dans un grand cadre ; mais comme écrivain,
elle l'emporte sur toutes les femmes qui se mêlent aujourd'hui
d'écrire ; enfin elle a tout ce qu'il faut pour
faire excuser l'enthousiasme de ses admirateurs , et
pour la consoler de l'injustice de ses critiques .
AD ..... DE S .... N .
A
AMÉLIE ET CLOTILDE , par J. Boccous . - Quatre vol .
in- 12 . - Prix , 9 fr . , et 11 fr. franc de port . -
Paris ,chez Lenormant, imprimeur-libraire , rue de
Seine , nº 8 .
Lorsqu'un écrivain sait penser ( ce qui n'arrive pas
toujours ) , on peut avoir la certitude qu'une conception
principale s'est d'abord offerte à son esprit , et qu'il y a
subordonné toutes les parties de son ouvrage. Pour l'apprécier
alors avec exactitude et avec justice , pour ne
pas s'exposer sur-tout à le condamner sans l'entendre ,
ΜΑΙ 1813 . 269
il n'est qu'un moyen sûr , mais souvent peu facile, et qui
demande un mur examen ; c'est de remonter avec l'auteur
à cette conception première et génératrice ; de
s'identifier avec lui pour mieux pénétrer ses intentions;
de se rendre un compte fidèle de son but et de ses
moyens; en un mot , de se placer pour le juger, dans le
même point de vue où il s'est placé pour écrire .
En cherchant ainsi à m'assurer du but principal de
l'auteur d'Amélie et Clotilde, j'ai cru voir qu'il s'était surtout
proposé de montrer , ou plutôt de faire sentir par de
vives et énergiques peintures , que si la passion de
l'amour , la plus douce et la plus orageuse des passions
humaines , modifie quelquefois nos penchans , les asservit
à son empire , et les dirige à volonté comme des
sujets soumis et fidèles , souvent aussi l'amour même est
modifié par ces penchans , prend la teinte des divers caractères
, et devient dans des coeurs différens , capable
des plus grands crimes , ou susceptible des plus héroïques
efforts de vertu .
Si tel a été , en effet , le principal but de l'auteur , on
verra par l'analyse suivante jusqu'à quel point il s'en est
approché.
Amélie, douée d'une sensibilité exquise , douce , naïve ,
et cependant d'un caractère aussi ferme qu'élevé , aime
tendrement Lucidor , que le comte de Beaucourt , son
père , lui destine pour époux. Lucidor est un jeune fat ,
rempli de ces qualités brillantes qui deviennent autant
d'instrumens de perfidie quand elles cachent un coeur corrompu
. Il ne connaît de l'amour que ses plaisirs ; il n'a
pour but dans ses intrigues que de satisfaire son caprice ,
et de préparer des jouissances à son excessive vanité.
Reçu avec un dédain affecté par l'indigne soeur d'Amélie ,
Torgueilleuse et exigeante Clotilde , à laquelle il avait
d'abord fait l'honneur d'adresser ses hommages , il s'était
depuis attaché à gagner le coeur d'Amélie , aussi confiante
que sensible ; et il y avait trop bien réussi .
Cependant Amélie ignore qu'elle a inspiré la passion
laplus noble et la plus tendre à Edmond, jeune homme
aimable et généreux , d'une conduite éxemplaire , et dont
le coeur est susceptible de porter toutes les vertus jus
270 MERCURE DE FRANCE ,
qu'au dévouement le plus héroïque , comme celui de
Clotilde , violent et dissimulé , est capable de se livrer
à tous les genres d'excès . Cette femme artificieuse n'avait
feint de dédaigner les hommages de Lucidor que
pourmieux jouir d'un triomphe dont se flattait en secret
son insatiable vanité. Du moment que la jalousie entre
dans son ame altière , elle ne voit plus dans sa soeur
qu'une odieuse rivale. Dissimulant toutefois les passions
qui la consument , elle reçoit avec une bonté apparente
les assiduités d'Edmond , qui , toujours fidèle à ce qu'il
aime , ne chérit dans Clotilde que l'unique soeur d'Amélie
, et ne cherche dans ses entretiens qu'une diversion à
ses peines.
Ces assiduités cependant trompent le comte de Beaucourt
aussibien qu'Amélieetsamère. Ils croient Edmond
amoureux de Clotilde; et n'attendent pour les unir que
d'avoir conclu le mariage de Lucidor et d'Amélie.
Le projet de ce mariage a été formé depuis long-tems
par le comte de Beaucourt et le baron de Perceval , père
de Lucidor. Liés depuis 40 ans , le comte et le baronse
sont toujours aimés , malgré l'opposition marquée de leurs
opinions et de leurs goûts . Le comte est d'un caractère
ferme et en apparence sévère , mais il porte un coeur
accessible aux plus douces affections. Attaché violemment
à ses principes , qui sont souvent des préjugés , il
n'est pas moins asservi aux convenances , qui sont toujours
pour lui des lois ou des chaînes . Du reste , sa passiondominante
est la chasse ; et malheur au braconnier
qu'il rencontrerait dans ses bois , s'il pouvait se livrer à
sa colère avant de consulter sa sensibilité ! Le baron est
d'un tempérament vif, d'une humeur gaie , d'un caractère
ouvert et loyal , mais parfois un peu trop sincère , ou
pour mieux dire, trop brusque. Son aversion à lui , c'est
la chasse; sa passion est pour les beaux-arts ; et quelquefois
cette passion dégénère en véritable manie . Des goûts
si opposés avaient souvent fait naître entre les deux amis
des querelles toujours suivies d'un prompt raccommodement.
Ils ne s'en aimaient que mieux; saufà se brouiller
de nouveau pour se raccommoder encore .
Le baron presse le mariage de son fils et d'Amélie.
ΜΑΙ 1813 .
271
Le contrat va être signé. La comtesse de Beaucourt
tombe malade. Mère aussi malheureuse que tendre , elle
a perdu , d'une manière horrible , un fils encore au berceau
. Sa santé depuis ce tems atoujours été chancelante :
elle dépérit de jour en jour. Combien elle voudrait cependant
qu'il lui restat assez de vie pour être témoin du
bonheur de sa fille ! Elle dissimule ses souffrances ; elle
exige qu'on ne diffère plus : le jour est pris , le contrat
dressé ; elle le signe , et elle meurt .
Peu de jours avant sa mort , la comtesse avait soupçonné
la passion secrète de Clotilde pour Lucidor , et
n'avait rien oublié de ce qui pouvait en prévenir les
suites funestes . Elle avait exigé de ses filles le serment
de se chérir et de s'entraider toujours : elle avait eu avec
Clotilde un long et touchant entretien, et lui avait laissé
une lettre dont on va connaître l'objet .
Edmond reçoit cette lettre au moment où il allait partir,
résolu à fuir sa patrie et à chercher dans les distractions
d'un long voyage l'oubli de son malheureux amour.
Il déchire l'enveloppe, il lit ; il entend l'amie qu'il a perdue
lui recommander sa Clotilde , lui témoigner combienelle
mourrait contente si elle emportait la certitude qu'il sera
un jour l'époux de cette fille si chère ! ..... Edmond ne
balance plus , il fait un noble effort sur lui-même , et se
dispose à remplir les voeux que formait en expirant celle
qu'il avait appris à respecter et à chérir comme une
mère.
,
Les deux soeurs se sont retirées dans un château peu
éloigné. Amélie est attaquée d'une maladie dangereuse ;
ce qui fournit à Clotilde l'occasion d'entretenir avec
Lucidor une correspondance suivie. Lucidor pour
se venger des anciens refus de Clotilde , entreprend
de la séduire . Il réussit ; et ne voit dans ce succès
qu'un motif impérieux de hater plus que jamais son
union avec Amélie , qui commence à se rétablir. Sur
ces entrefaites , Edmond a demandé la main de Clotilde
; le comte la lui a promise , et Clotilde , qui a besoin
de gagner du tems pour faire jouer les ressorts
qu'elle prépare ensecret contre sa soeur ; a aussi donné
272 MERCURE DE FRANCE ,
son consentement. Tout se dispose pour les deux mariages
: ils seront célébrés le même jour .
Ici un nouvel incident
Change tout , donne à tout une face imprévue.
Un vieil officier , sa jeune fille , réduits à une extrême
indigence , viennent demeurer près du château. Cette
fille , nommée Agathe , a été aussi victime de la séduction
de Lucidor . Celui-ci ne tarde pas à découvrir leur nouvelle
retraite . Il tremble que le secret de ses perfides
amours ne soit enfin dévoilé : et tandis qu'Amélie comble
de ses bienfaits la malheureuse Agathe et son vieux père ,
il les fait enlever par des brigands . Le courageux
Edmond , accouru pour les défendre , est enlevé avec
eux.
Lucidor n'était déjà que trop intéressé à perdre Edmond.
Il savait que ce dangereux rival avait percé le
mystère de ses amours avec Clotilde. Par le récit qu'il
fait lui-même de l'enlèvement d'Agathe , et par des
lettres supposées dans lesquelles son valet-de-chambre
imite l'écriture d'Edmond , c'est sur ce dernier que retombe
tout l'odieux de son crime : Edmond ne passe
plus que pour un scélérat .
L'hymen d'Amélie et de Lucidor est sur le point de se
conclure. Clotilde , furieuse et désolée , rappelle en vain
à son séducteur les promesses qu'elle en a reçues : il
méprise ses pleurs et ses menaces . Lucidor et Amélie
sont à l'autel : le prêtre va prononcer les paroles sacrées
..... Clotilde pousse un cri horrible , et tombe sans
connaissance : la cérémonie est interrompue .
A cette scène dramatique , en succède aussitôt une
autre qui est d'un grand effet dans le roman , et que je
regrette de ne pouvoir qu'indiquer . Clotilde a repris ses
sens ; mais d'affreuses convulsions succèdent à son long
évanouissement. Il est nuit ; et Amélie , qui n'a point
voulu la quitter , est restée seule avec elle . En jetant les
yeux sur une table placée près du lit de sa soeur , elle
aperçoit une lettre qui paraît récemment écrite , et dont
voici le contenu : « Mon père , une passion malheureuse
me conduit au tombeau . Je meurs victime du bonheur
ΜΑΙ 1813 . 253
d'une autre . Si une maladie naturelle ne remplit pas mon
attente , n'accusez que moi des moyens que j'aurai omployés
pour me délivrer d'une existence que que jabhorre .
CLOTILIRE
Amélie , tremblante et saisie d'horreur , avaità peine
achevé la lecture de cette lettre , lorsque, portant ses fes
gards sur un tiroir à demi ouvert, elle y voit tim poignard
et une enveloppe cachetée , ayant pour suscription des
mots : Remède extrême. Elle pousse un cri frissonne
se saisit du poignard et du poison. Clotilde les rarrache
. <<Monstre , que fais-tu ? lui dit-elle ; veux- tu
m'ôter la seule ressource qui va me délivrer de ton horrible
présence ? » Alors commence entre les deux soeurs
un entretien dans lequel Clotilde , égarée par l'excès de
'sa rage et de son désespoir, fait l'aveu de sa passion pour
Lucidor, des tourmens qu'elle a soufferts , de la résolution
irrévocable qu'elle a prise ; menace de se frapper
à l'instant même du poignard dont sa main est armée ,
si Amélie ne consent à lui céder ce qu'elle aime , et ne
s'engage par serment à tenir à jamais cachés les motifs
d'un tel sacrifice . Amélie , hors d'elle-même , a fini par
tout promettre : elle reste anéantie .
Depuis ce moment fatal , il n'est plus de repos pour
elle : tout est changé ; tout est fini : au bonheur qui
l'attendait succède l'affliction la plus profonde. Cependant
, ni les menaces , ni les plus durs traitemens , ni la
malédiction de son père , ni les prières du baron , ni la
douleur d'un amant qu'elle adore et qu'indignent ses
refus , ne peuvent la porter à trahir sa promesse , ni à
violer le secret que lui a confié sa soeur . Lucidor, de son
côté , se voit contraint de céder aux violences de Clotilde
. On va célébrer leur hymen. Amélie , seule et désolée
, s'éloigne lentement de ces lieux où tout insulte à
son malheur . Elle s'égare dans les bois qui entourent le
château , et tombe entre les mains des bandits qui ont
enlevé Agathe . Ils l'entraînent dans leur affreux repaire ,
d'où la délivre un inconnu .
Telle est la première moitié de l'intrigue . Les aventures
de tout genre s'accumulent à tel point dans le
S
274 MERCURE DE FRANCE ,
reste du récit que ce serait passer toutes les bornes que
de vouloir seulement les indiquer. Il suffira d'ajouter
que , depuis son éloignement de la maison paternelle ,
Amélie , errante , menacée dans sa vie et dans son honneur
, tombe d'embûches en embûches , de périls en
périls , et d'infortunes en infortunes ; toujours en butte
aux poursuites d'un amant qu'elle chérit , et qui s'obstine
à vouloir la séduire ; toujours persécutée par une soeur
jalouse , et qui brûle de l'immoler à ses soupçons ; toujours
protégée par l'inconnu , dont la générosité courageuse
ne s'est jamais démentie , et qui , l'ayant une fois
retirée des mains de ses ravisseurs , n'a plus cessé de
veiller sur elle .
Le comte de Beaucourt , qui prend pour une fuite
l'éloignement d'Amélie , est plus que jamais irrité contre
elle. Le baron de Perceval , qui l'aime tendrement et la
croit innocente , ne perd pas une occasion d'élever la
voix en sa faveur. Il parvient à émouvoir les entrailles
paternelles . Le comte pleure , il regrette , il redemande
son Amélie. Amélie paraît alors : l'inconnu qui l'a
sauvée tant de fois , force tous les spectateurs à reconnaître
son innocence , dévoile la trahison de Clotilde ,
fait voir en lui cet Edmond lâchement calomnié par
Lucidor , et dans ce Lucidor même l'infâme ravisseur
d'Agathe . Clotilde se livre d'abord aux plus violens
accès de fureur , tombe ensuite dans le délire , et meurt
bientôt , en confessant l'énormité de ses crimes ; car ,
pour le dire en passant , elle en a commis de si horribles
qu'il m'en aurait trop coûté de les offrir à l'imagination
des lecteurs . Lucidor , non moins coupable ,
éprouve les mêmes remords , et court s'ensevelir à la
Trappe . Amélie désabusée , oublie un amant perfide , et
en accordant sa main au généreux et tendre Edmond ,
lui donne enfin le digne prix de tant de services et de
constance.
Il y a des invraisemblances dans ce roman : il y a
même des invraisemblances morales. Je veux dire que
les personnages n'agissent pas toujours d'une manière
naturelle , et sur-tout que leurs actions ne sont point
assez motivées . Des éclaircissemens et des préparations
1
ΜΑΙ 1813. 275
ménagées avec beaucoup d'art , seraient souvent néces
saires , non-seulement pour écarter toute obscurité du .
récit , mais pour y répandre ce ton de persuasion et de
vérité d'où naissent les émotions que la raison et le goût
avouent. L'auteur vise trop constamment et trop ouvertement
à l'effet ; il n'est pas toujours exempt d'affectation
ni de trivialité. Mais , quels que soient ces défauts et
quelques autres encore que j'aurais pu remarquer , ce
roman attache à tel point qu'on ne peut en suspendre la
lecture. Il abonde en peintures touchantes , en scènes
terribles : il s'empare de l'imagination qu'il conduit de
surprise en surprise ; il excite , il soutient , nourrit et
accroît sans cesse l'émotion du lecteur . Les grands effets
y sont prodigués avec une richesse d'invention remarquable
; et l'intérêt de curiosité y est porté au plus haut
degré où il puisse atteindre. Des traits de dialogue
excellens , des observations intéressantes , ajoutent encore
au plaisir que produit le récit des événemens , le
développement des caractères , et donnent sur-tout une
idée favorable de l'esprit et du talent de l'auteur , à qui
cet ouvrage assure un rang parmi nos romanciers modernes
.
Cet auteur est espagnol : il nous en prévient dans sa
préface. On aurait pu le deviner en parcourant son
livre . Ce qui le distingue sur-tout, c'est une imagination
vive et féconde , qui ne sait pas toujours se régler .
Très-versé dans la littérature de son pays , il a fait encore
une étude sérieuse et approfondie de la littérature
des Anglais , de celle des Italiens et de la nôtre . Il doute
cependant lui-même qu'il soit encore parvenu à bien
posséder notre langue. Cette langue est si difficile ; tant
de Français qui , d'ailleurs , ne manquent ni d'esprit , ni
d'instruction , l'écrivent eux-mêmes si mal , qu'il faut ,
pour n'être que juste , ne pas exiger qu'un étranger en
connaisse mieux qu'ils ne font , les analogies , les délicatesses
, ou même qu'il respecte des règles qu'il nous voit
chaque jour violer. Sa diction est vicieuse , mais son
style a souvent du nerf et du coloris. Ilne s'exprime
point avec correction , mais il écrit avec esprit , avec
imagination , quelquefois même avec éloquence. J'ose
Sa
276 MERCURE DE FRANCE;
annoncer que son ouvrage aura beaucoup de lecteurs ,
et je ne crains pas que l'événement démente ma prophétie.
M. J. J.
VARIÉTÉS .
SPECTACLES .- Théâtre de l'Impératrice. Le Vieillard
et les jeunes gens , et l'Habitant de la Guadeloupe, pour
le début de Martelli et la continuation de ceux de Mile
Desbordes.
Jamais le théâtre de l'Odéon n'a présenté à la curiosité
publique un appas plus attrayant que celui quilui fut offert
mardi dernier : aussi ne faut-il pas demander si la salle
était bien garnie , et si les spectateurs formaient eux-mêmes
un spectacle. La curiosité exerce son empire comme la
mode , ou plutôt on peut les regarder comme deux soeurs
inséparables qui se prêtent un mutuel appui.
Trois acteurs renommés ont reçu tour-à-tour les adorations
de la province . Ce triumvirat se composait de Granger
, de Martelli et de Beauval. Martelli pour les rôles à
grande tenue , en langage technique les rôles habillés , paraît
avoir obtenu constamment la préférence sur ses deux
rivaux . Fier de la dignité qui fut son lot , il cédait de grand
coeur à ces petits marquis de coulisse, le domaine de l'insolence.
Un souverain tel que Martelli , semblable à ceux de
la Grande-Bretagne , ne se déplace point aisément de ses
états . Que d'interprètes , que d'ambassadeurs n'a -t-il donc
pas fallu employer pour l'arracher d'un séjour dont il faisait
Jes délices ? Encouragé par les regards bienveillans et par
l'activité énergique de M. le surintendant , dont le zèle
s'exerce à verser un nouvel éclat sur les théâtres , l'administrateur
de celui de l'Odéon a tout mis en oeuvre pour
conquérirun acteur aussi distingué que Martelli . Il a fait
des sacrifices de plus d'un genre qui tous doivent tendre à
l'amélioration de ce spectacle. Il a su alléger le théâtre
d'une foule d'individus qui ne faisaient que l'embarasser .
Il a tranché sans égard et sans pitié les branches parasites
qui dévoraient la substance de l'arbre , pour ne conserver
que les rameaux utiles . Il doit s'attendre à voir le succès couronner
tant de zèle . Le drame semble être le genre le mieux
accueilli au faubourg Saint-Germain , et l'administrateur
!
277 ΜΑΙ 1813 .
b'est armé des instrumens nécessaires à l'exploitationde
cette mine. Témoins le naturel , la sensibilité exquise de
Martelli , et les larmes si touchantes de Mlle Desbordes .
Les époux et les épouses , les mères et les filles , les amans
et leurs maîtresses, viendront apporter en tribut leurs pleurs
à l'Odéon .
Ce n'est pas que Martelli soit toujours le mouchoir à la
main , et ne puisse fort bien égayer son visage. Il a prouvé
qu'il savait avec art ,
Passer du grave au doux , du plaisant au sévère.
M. de Naudé qu'il représente dans les Vieillards et les
jeunes gens , fait si bien oublier ses soixante-deux ans , ses
grâces sont si légères , son jeu si délicat , si jeune , ses intentions
si fines , qu'au théâtre et dans la salle toutes les
conquêtes ont été pour lui . Ml Desbordes , jalouse de contribuer
à l'éclat de son début, lui avait en partie sacrifié
sonamour-propre . Le rôle qu'elle jouait n'est rien par luimême
, mais le talent saitde rien faire quelque chose . On
voyait dans Victor un petit espiègle qui laisse percer de
tems entems ses malices spirituelles . Mais une lutte sentimentale
s'est établie entre elle et Martelli , dans l'Habitant
de la Guadeloupe. Leurs questions étaient si naïves , leurs
soupirs entrecoupés si naturels , leurs accens si vrais , si
tendres , si touchans , que non-seulement du parterre au
ceintre on sanglottait , mais que l'acteur et l'actrice en
s'écoutant versaient des larmes;
Et le souffleur oyant ceci ,
Loin de souffler pleurait aussi.
Ce ne sontpoint, pour le coup, de ces applaudissemens
tels qu'on en voit tous lesjours , qui s'achètent auxdépens
de la bourse d'un acteur ou d'une actrice , ou des épaules
d'un partisan trop indiscret , ceux-ci sont de franc jeu :
honni soit qui mal y pense .
On peut juger de la sensation que produira Martelli par
celle qu'il a fait naître , étant à peine remis des fatigues de
son voyage ,et tourmenté encore par un enrouement qui le
prive des facultés de son organe. Cetartiste distinguésera
d'autant plus utile au théâtre de l'Impératrice , que l'esprit
de l'homme de-lettres vient chez lui au secours de l'acteur.
Les auteurs seront jaloux de lui créer des rôles , bien sûrs .
que son intelligence embellira leurs talens. Les écrivains les
plus distingués ouvriront leur portefeuille, et la médiocrité
278 MERCURE DE FRANCE , ΜΑΙ 1813 .
!
se verra forcée de fermer le sien. Le comité de lectures
qu'on accuse un peu lestement quelquefois du malheureux
destin des ouvrages sifflés, se trouvant moins souvent placé
entre les pavots de l'ennui et le sourire de la pitié , y gagneraà
son tour, il s'évitera quelques mauvaises épigrammes,
et s'enrichira peut- être de quelques bonnes pièces .
NÉCROLOGIE -
DU PUY DES ISLETS.
Le premier de nos poëtes modernes ,
Jacques Delille , vient d'être enlevé aux lettres et à ses
nombreux amis . Né à Aigue-Perse en 1738 , il était âgé
de75 ans : lorsque la mort l'a surpris , il s'occupait encore,
dit-on , d'un poëme sur la Vieillesse ,et des corrections
qu'il jugeat nécessaires dans sa traduction de l'Eneïde. 1
Son corps est resté exposé plusieurs jours à la vénération
et aux regrets des hommes de lettres et des élèves du Collége
de France . Jeudi dernier, il a été transporté au cimetière
de l'Est , suivi du cortége nombreux des membres de
l'Institut, des professeurs du Collège de France , des conseillers
de l'Université , etc. , etc. M. le comte Regnaud de
Saint-Jean -d'Angély , comme président de la seconde
classe de l'Institut , a prononcé un discours sur sa tombe.
Ce discours est un chef-d'oeuvre d'éloquence et de sensibilité
; MM. Delambre et Arnault , l'un comme professeur
du Collège de France, l'autre comme secrétaire-général de
l'Université , ont aussi exprimé dignement les regrets qu'excitait
dans l'Université et spécialement dans l'établissement
auquel il était attaché , ta perte de cet incomparable professeur.
Nous donnerons par la suite une notice détaillée sur sa
vie et ses ouvrages .
POLITIQUE.
Les journaux anglais à la date du 20 n'offrent rien d'intéressans
, si ce n'est la reprise des hostilités des insurrections
dans l'Amérique méridionale , et l'accusation dirigée
contre le général Miranda d'une défection en faveur de
l'Angleterre , dont il paraîtrait qu'il étaitl'agent : il convient
à cet égard d'attendre des renseignemens plus authentiques .
On écrivait d'Hambourg à Londres , en date du 6 avril , ce
peu de mots intéressans et significatifs .
« Il n'y a pas de demande pour les productions coloniales
, ce qui fait que le prix en est nominal. Il est impossible
d'envoyer des marchandises dans l'intérieur , tant
que l'ennemi n'aura pas été éloigné de nos environs. Le
change sur Londres est à 28 s . 2 d.; l'escompte , de 5 1/2
à 6 pour 100. L'argent est très-rare. Nous apprenons en ce
moment que Lunebourg est réoccupé par 400 hommes .
Nous sommes encore à recevoir des armes ; il est instant
qu'il nous en arrive bientôt, car nous sommes sérieusement
menacés : plaise au ciel que nous recevions les hommes
et les armes qu'on nous promet , mais qui n'arrivent pas !
Nous n'entendons pas parler de Brême , et ne savons pas
ce qui s'y passe . C'est ici comme par-tout ; nos vieillards
etnos hommes d'expérience redoutent les événemens qui
se préparent ; les jeunes gens et ceux qui ne doutent de
rien, se livrentà de dangereuses illusions . »
Depuis cette date, les nouvelles officielles et celles de
Brême ont appris que le prince d'Eckmüll était arrivé à
Haarbourg , le général Sébastiani à Lunébourg , et que le
pays entre le Weser et l'Elbe était complètement nétoyé.
Les nouvelles d'Allemagne renouvellent l'idée d'hostilités
prochaines entre les Serviens , appuyés par les Russes ,
et les Turcs . Les Serviens arment leurs places fortes . Les
Turcs fontde nouveaux mouvemens en Bosnie .
En Autriche , les mesures de finances prescrites par le
dernier acte impérial relatif aux billets d'anticipation continvent
à occuper le cabinet. Les réserves d'infanterie sont
portées au complet: les recrues incorporées sont exercées
pendant un mois au maniement des armes , et ensuite
280 MERCURE DE FRANCE ,
'renvoyées dans leurs foyers . Par un rescript du conseil
aulique , qui a fait une vive sensation , l'Empereur a ordonne
à tous les chevaliers de Marie-Thérèse de signer
une promesse de ne point servir contre l'Autriche ni ses
alliés , sous peine d'être tenus de remettre leur décoration .
Cette résolution a été prise à l'occasion du général Tetteborn
, décoré de la croix de Marie-Thérèse , actuellement
án service de la Russie . La famille royale de Saxe et le ministère
sont réunis à Prague . La Bavière continue d'être le
lien de passage des corps nombreux venant d'Italie .
La Gazette officielle danoise contient la note très- importante
qu'on va lire .
« La cour de Suède a jugé convenable de rappeler son
chargé d'affaires qui se trouvait récemment accrédité près
de S. M. C'est pour cette raison que notre chargé d'affaires
près la cour suédoise revient ici. Ainsi, les communications
ministérielles ne pourront plus avoir lieu que par
correspondance . Ce changement dans les rapports entre les
deux cours ne peut qu'exciter l'attention des sujets danois ;
ils doivent être convaincus que S. M. s'est refusée de céder
Ja Norvège ou une partie de ce pays , en accordant comme
indemnité des villes et des pays qui avoisinent le Holstein.
L'amour du roi pour ses sujets doit leur être un sûr garant
qu'il ne cédera à aucune considération qui pourrait blesser
Leurs intérêts . Dans la guerre qui dure depuis long-tems , le
roi les a toujours vus offrir volontairement le sacrifice de
leur fortune et de leur vie; il ne donte pas que sa résolution
de maintenir l'indépendance de l'Etat et de l'ensemble
des provinces qui le composent ne soit approuvée partous
les Danois , Norwegiens et habitans du Holstein; et il est
persuadé des preuves de dévouement qu'ils s'empresseraient
de donner encore à l'Etat , dans le cas où des offenses forceraient
S. M. à leur demander de nouveaux sacrifices
pour la défense du trône et pour leur propre sûreté . »
- Le ministre de la guerre a reçu de M. le maréchal duc
d'Albufera et du général comte Reille , divers rapports sur
des avantages remportés par les corps placés sous leurs
ordres . Le rapport qu'on va lire est d'une importance qui
nous commande de le donner en entier.
San-Felipe , le 17 avril 1813.
Monsieur le duc , depuis long-tems les préparatifs des Anglais .
les efforts des Espagnols pour recruter leur armée et les renforts
arrivés successivement de Sicile , me faisaient prévoir une attaque
ΜΑΙ 1813 . 281
générale , d'autant plus sérieuse que les ennemis annonçaient hautement
le désir où ils étaient de m'attaquer.
1
En conséquence , je me déterminai , par une marche forcée , à
porter sur Fuente de la Higuera , le 11 avril , 16 bataillons d'infanterie
, to escadrons et 12 bouches à feu . Je chargeai le général dedivision
comte Harispe , d'attaquer une division de 6000 hommes du
corps d'Elio , à Yecla ( 1 ) . Il arriva à la pointe du jour en vue de
cette ville ; l'ennemi , sous les armes , fit une première résistance ,
traversa la ville pour se porter sur une position très -escarpée , où il
fut attaqué vivement. Le général Harispe dirigea son avant-garde ,
aux ordres du colonel Meyer , mon premier aide-de-camp , sur la
position où s'était retiré l'ennemi , qui se forma promptement en
carrés . La résistance fut vive ; mais la valeur de nos troupes l'emporta
: l'ennemi fut poussé , la baïonnette aux reins , de position en
position , jusqu'au moment où les hussards du 4e purent exécuter
une charge , qui , d'abord repoussée et bientôt répétée , avec l'appui
d'un piquet de dragons du 24 , parvint à enfoncer les bataillons , et å
faire mettre bas les armes à 900 hommes. Le 7e de ligne , les voltigeurs
des 44 et 116e achevèrent la défaite de l'ennemi , qui fut poursuivi
pendant plus de trois lieues , laissant en notre pouvoir 1500
prisonniers des quatres plus anciens régimens d'Espagne ; 68 officiers ,
dont un général , et un drapeau enlevé par l'adjudant Sattonay , du
446de ligne. Plus de 300 morts et 200 blessés sont restés sur le champ
debataille.
Apeine cette brillante affaire était finie , que je fis avancer sur
Villena dix bataillons des tre et 3e divisions , avec les cuirassiers . Le
général Murray et le général Elio , à la tête de mille chevaux anglais,
ou de la garde du roi de Sicile , quelqu'infanterie et des
pièces , voulurent m'arrêter. Le général Habert marchait à eux , en
même tems que 400 cuirassiers se déployaient sur le flanc droit.
Bientôt les tirailleurs cessèrent , et je vis l'ennemi se retirer dans
Villena ; quelques coups de canon enfoncèrent la porte , et le général
Habert traversa aussitôt la ville avec son avant-garde. Les généraux
ennemis s'étaient retirés sur Biar et Sax. A mon entrée dans la ville ,
une vive fusillade partit du fort. J'ordonnai au colonel Estéve d'en
faire l'investissement avec un bataillon de son régiment , et au capitaine
du génie , Dupau , d'en barricader les avenues; ce qui fut fait
très-promptement et avec intelligence .
Le 12 , à midi , le gouverneur me demanda une capitulation , que
(1) Dans la province de Murcie.
i
282 MERCURE DE FRANCE;
je lui accordai aussitôt. Il défila à la tête du régiment de Velez-
Malaga , l'un des plus beaux , des mieux équipés et armés que j'aie
vus en Espagne. Mille hommes , sous - officiers et soldats , 34 officiers
, un colonel et un drapeau , vinrent ajouter aux résultats de la
journée du II . Les Anglais virent , de Biar , défiler la garnison de
Villena sans rien entreprendre pour la dégager. Le général Habert ,
que j'avais chargé de les observer , mareha à eux , trouva le village
de Biar crénelé , repoussa un parti qui l'occupait. Je vis bientôt sur
des plateaux élevés l'ennemi formé sur plusieurs lignes , ayant de
T'artillerie dans les intervalles .
Le colonel Guillemet , à la tête de 600 voltigeurs , fut chargé par
le général Habert de gravir les eimes qui dominaient la gauche de
l'ennemi ; il parvint à l'en chasser , dans le même tems que le rer
léger abordait la ligne anglaise au pas de charge , et avec une haute
valeur. Ce régiment eut à souffrir du premier feu; mais bientôt il
enleva la première ligne , soutenu par le 14º , qui prit une part glorieuse
à cette affaire . Nos colonnes marchaient avec succès , par la
droite et la gauche ; ce mouvement fut soutenu par cinq bataillons
des braves du 3e léger , 1140 et 121e , aux ordres des généraux
Robertet Lamarque. Les Anglais furent entièrement culbutés et
poursuivis de position en position ; à peine ils parvenaient à se former
, que débordés et attaqués de nouveau , ils précipitaient leur
retraite , nous abandonnant deux pièces de canon et une centaine de
prisonniers . Ils furent ainsi menés jusqu'à la nuit close , sous les
retranchemens et les redoutes de Castalla . Je plaçai les dix bataillons
qui avaient obtenu un si beau succès , au débouché de la vallée de
Biar , décidé à rentrer dans mes positions duXucar.
Cependant , le lendemain vers deux heures , je m'aperçus que
l'ennemi occupait une immense montagne , à laquelle s'appuie Castalla.
Je me rappelai les diverses dépêches de V. Exc. , et dès -lors ,
pour completter une reconnaissance qui nous avait donné tant de
glorieux avantages , je décidai qu'une colonne de 600 voltigeurs
reconnaitrait l'ennemi par notre extrême droite , tandis que quatre
bataillons , par une fausse attaque , menaceraient la gauche de la
montagne et acheveraient la reconnaissance , dans le cas où le succès
de la droite le permettrait. Trop d'impétuosité dans nos braves
troupes , et l'impulsion du succès de la veille , transformerent en une
attaque réelle ce qu'elles ne devaient que simuler. Des forces quadruples
échelonnées sur les rochers , dont les ressauts sont tellement
répétés , qu'il n'est pas plus permis de les franchir que de les juger à
la vue , déterminèrent les chefs des colonnes qui étaient parvenues
ΜΑΙ 1813 . 283
sur les sommités , à retrograder sur la position d'où elles étaient parties.
J'avais toujours espéré que cette reconnaissance me ferait voir
à fond la force de l'armée ennemie dans ses positions , ou l'en ferait
sortir, ce qui remplissait également mon but. En effet , au bout d'une
heure je vis toute l'armée anglaise déboucher de derrière Castalla , et
se former sur deux longues lignes . Je portai alors les bataillons de la
Ire division qui étaient formés en échelons , à la hauteur de ceux dé
la 3e. En cette position , j'attendais l'ennemi , qui , après avoir démontré
une grande résolution de nous attaquer , fut arrêté par notre
contenance et par douze bouches à feu que le général Vallée fit approcher
et établir avec promptitude. Un seul bataillon anglais essaya
de se glisser pour déborder notre gauche ; j'y envoyai le colonel
Meyer; un bataillon du 16e repoussa vigoureusement cette attaque ;
le capitaine de grenadiers , Lacroix , tua , de sa main , l'officier qui la
commandait. L'ennemi borna là ses efforts , et rentra à la nuit dans
ses retranchemens. De mon côté , je suis rentré à Biar et Villena sans
qu'il nous ait suivis .
En résultat des combats des 11 , 12 et 13 , nous avons fait à l'ennemi
2,700 prisonniers , 114 officiers , et tué plus de 900 hommes ;
deux drapeaux et deux pièces de canon sont en notre pouvoir. Dans
la dernière journée , j'avais laissé quatre bataillons de la division Harispe
à Villena en observation sur Sax ; ainsi quatre bataillons ont
combattu contre seize , dans des positions inaccessibles . Onze bataillons
, y compris ceux qui venaient de se battre ont été formés pour
recevoir l'attaque de 40 bataillons anglais , hanovriens , calabrois et
espagnols ; tandis que l'ennemi a toujours évité d'offrir à notre cava
Lerie l'occasion de donner un coup de sabre.
Notre perte totale est de 800 hommes hors de combat , parmi lesquels
le colonel Arbot tué , le chef d'escadron Colson et le chef de
bataillon Herenberger grièvement blessés. L'ennemi nous a fait 41
prisonniers.
*
)
J'ai de grands éloges à donner aux généraux de division Harispe et
Habert ; aux généraux Robert , Gudin et Lamarque , pour leur
vigueur constante; ainsi qu'aux colonels Meyer et Guillemet , qui ont
très-bien conduit les avant-gardes. L'ordonnateur Bondurand a su se
porter partout ; et , par sa prévoyance et ses soins , tous les blessés
ont été enlevés avec la plus grande promptitude.
:
Le lendemain 14 , je suis rentré dans mes positions en avant du
Xucar , sans que l'ennemi nous ait montré un seul cavalier , et après
avoir fait sauter le fort de Villena .
Je suis , etc.
Signé, le maréchal duc D'ALBUFERA-
:
284 MERCURE DE FRANCE;
L'EMPEREUR a reçu à Francfort , àErfurth , à Weymar ,
la visite de divers princes de la Confédération , qui ont eu
l'honneur de dîner avec Sa Majesté, à son quartier-général.
A Weymar , l'Empereur s'est entretenu pendant deux
heures avec la duchesse . La note qui donne ces détails
ajoute : la quantité de troupes qui passe ici est innombrable
, jamais on n'a vu de plus beaux trains d'artillerie
ni de convois d'équipages militaires en meilleur état .
S. M. l'Impératrice reine et régente a reçu des nouvelles
de la situation de l'armée. Le Moniteur a publié jour par
jour ces importantes notes. Les voici :
Du 25 avril. La place de Thorn a capitulé ; lagarnison
retourne en Bavière : elle était composée de 600 Français
et de 2700 Bavarois ; dans ce nombre de 3300 hommes ,
1200 étaient aux hôpitaux. Aucun préparatif n'annonçait
encore le commencement du siége de Dantzick : la garni
son était en bon état , et maîtresse des dehors . Modlin et
Zamosk n'étaient point sérieusement inquiétés . AStettin ,
un combat très-vif avait eu lieu ; l'ennemi , ayant voulu
s'introduire entre Stettin et Dam , avait été culbuté dans
les marais , et 1500 Prussiens y avaient été tués ou pris.
Une lettre reçue de Glogau faisait connaître que cette
place , au 12 avril , était dans le meilleur état. Il n'y avait
rien de nouveau à Custrin . Spandau était assiégé : un ma
gasin à poudre y avait sauté , et l'ennemi, ayant cru pouvoir
profiter de cette circonstance pour donner l'assaut ,
avait été repoussé après avoir perdu 1000 hommes tués ou
blessés . On n'a point fait de prisonniers , parce qu'on était
séparé par des marais .
Les Russes ontjeté des obus dans Wittenberg, etbrûlé
une partie de la ville . Ils ont voulu tenter une attaque de
vive force , qui ne leur a point réussi. Ilsy ont perdu 5 à
600hommes . 1
La position de l'armée russe paraissait être la suivante :
un corps de partisans , commandé par un nomméDormberg,
qui , en 1809 , était capitaine des gardes du roi de
Westphalie , et qui le trahit lachement , était à Hambourg,
et faisait des courses entre l'Elbe et le Weser. Le général
Sébastiani était parti pour lui couper l'Elbe .
"Les deux corps prussiens des généraux Lecoq etBlucher
paraissaient occuper, le premier, la rive droite de la Basse-
Saale , le second , la rive droite de la Haute-Saale .
>>Les généraux russes Wintzingerode et Wittgenstein
occupaient Leipsick ; le général Barclay de Tolly était sur
ΜΑΙ 1813 . 285
la Vistule , observant Dantzick ; le général Saken était
devant le corps autrichien , dans la direction de Cracovie ,
sur la Pelica .
» L'Empereur Alexandre avec la garde russe , et le général
Kutusow , ayant une vingtaine de mille hommes , parais-
■ saient être sur l'Oder ; ils s'étaient fait annoncer à Dresde
pour le 12 avril, ils s'y étaient fait depuis annoncer pour
le 20 : aucune de ces annonces ne s'est réalisée .
L'ennemi paraissait vouloir se maintenir sur la Saale.
Les Saxons étaient dans Torgau .
Voici la position de l'armée française :
"Le vice-roi avait son quartier-général à Mansfeld , la
gauche appuyée à l'embouchure de la Saale , occupant
Calbe et Bernebourg , où est le duc de Bellune . Le général
Lauriston , avec le 5º corps , occupaient Asleben, Sondersleben
et Gerbstet . La 31ª division était sur Eisleben ; la
35° et la 36° étaient en arrière en réserve. Le prince de la
Moskowa avait son corps en avant de Weimar. Le duc de
1. Raguse était à Gotha; le 4º corps , commandé par le général
Bertrand , était à Saafeld ; le 12º corps , sous les ordres
du duc de Reggio , arrivant à Cobourg.
1
i
3
La garde est à Erfurt , où l'Empereur est arrivé le 25 à
onze heures du soir. Le 26, S. M. a passé la revue de la
garde , et a visité les fortifications de la ville et la citadelle.
Elle a fait désigner des locaux pour y établir des hôpitaux
qui puissent contenir 6000 malades ou blessés , ayant ordonné
qu'Erfurt serait la dernière ligne d'évacuation .
Le 27, l'Empereur a passé en revue la division Bonnet,
faisant partie du 6º corps aux ordres du duc de Raguse .
Toute l'armée paraissait en mouvement : déjà tous les
partis que l'ennemi avait sur la rive gauche de la Saale se
sont reployés . Trois mille hommes de cavalerie s'étaient
portés sur Nordhausen pour pénétrer dans le Hartz , etun
autre parti sur Heiligenstadt pour menacer Cassel : tout
cela s'est reployé avec précipitation , en laissant des madades
, des blessés et des traînards , qui ont été faits prisonniers.
Depuis les hauteurs d'Ebersdorf jusqu'à l'embouchure
de la Saale , il n'y a plus d'ennemis sur la rive
gauche.
La jonction entre l'armée de l'Elbe et l'armée du Mein
doit s'opérer le 27 entre Naumbourget Mersebourg .
Le quartier-général de l'Empereur était le 28 à Naumbourg:
le prince de la Moskowa avait passé la Saale . Le
général Souham avait culbuté une avant-garde de 2000
286 MERCURE DE FRANCE ,
hommes qui avait voulu s'opposer au passage de la rivière.
Tout le corps duprince de la Moskowa élast enbataille audelà
de Naumbourg.
Le général Bertrand occupait Jéna et avait son corps
rangé sur le fameux champ de bataille d'Jena .
"Le duc de Reggio avec le 12 corps arrivait à Saalfeldt.
>>Le vice-roi débouchait par Hall et Mersebourg.
Le général Sébastiani s'était porté, le 24, sur Velzen : il
avait culbuté un corps de 4000 aventuriers commandés
par le général russe Czernicheff: il avait dispersé son
infanterie ; il avait pris une partie de ses bagages et son
artillerie , et le poursuivait l'épée dans les reins , sur Lunebourg.
>>Le 29 , l'Empereur avait porté son quartier-général à
Naumbourg .
>>Le prince de la Moskowa s'était porté sur Weissenfels.
Son avant-garde , commandée par le général Souham ,
arriva près de cette ville à deux heures après-midi , et se
trouva en présence du général russe Lanskoï , commandant
une division de 6 à 7 mille hommes de cavalerie , d'infanterie
et d'artillerie . Le général Souham n'avait pas de
cavalerie ; mais sans en attendre il marcha à l'ennemi et
le culbuta de ses différentes positions . L'ennemi démasqua
12 pièces de canon ; le général Souham en fit mettre un
pareil nombre en batterie. La canonnade devint vive et fit
des ravages dans les rangs russes qui étaient à cheval et à
découvert , tandis que nos pièces étaient soutenues par des
tirailleurs placés dans des ravins et dans des villages. Le
général de brigade Chemineau s'est fait remarquer.
L'ennemi essaya plusieurs charges de cavalerie: notre
infanterie le reçut en carré et par feu de file qui couvrit le
champ de bataille de cadavres russes et de chevaux . Le
prince de la Moskowa dit qu'il n'a jamais vu à la fois plus
d'enthousiasme et de sang-froid dans de l'infanterie. Nous
entrâmes dans Weissenfels ; mais voyant que l'ennemi
voulait tenir près de la ville , l'infanterie marcha à lui au
pas de charge , les schakos au bout des fusils et aux cris
de vive l'Empereur! La division ennemie se mit en
retraite . Notre perte en tués et blessés a été d'une centaine
d'hommes .
79Le 27, le comte Lauriston s'était porté sur Wettin , où
l'ennemi avait un pont. Le général Maisons fit placer une
batterie qui obligea l'ennemi à brûlerle pont , et il s'empara
de la tête de pont que l'ennemi avait construit.
ΜΑΙ 1813 .
287
Le 28, le comte Lauriston se porta vis-à-vis Hall , où un
corps prussien occupait une tête de pont , culbuta l'ennemi
et l'obligea d'évacuer cette tête de pont et de couper le
pont.
Une canonnade très-vive s'en était suivie d'une rive
al'autre. Notre perte a été de 67 hommes ; celle de l'ennemi
a été bien plus considérable .
" Le vice-roi avait ordonné au maréchal duc de Tarente de
se porter sur Marsebourg. Le 29 à quatre heures aprèsmidi
, ce maréchal arriva devant cette ville ; il y trouva
2000 Prussiens qui voulurent s'y défendre: ces Prussiens
étaient du corps d'Yorck , de ceux mêmes que le maréchal
commandait en chef et qui l'avaient abandonné sur le
Niemen. Le maréchal entra de vive force , leur tua du
monde , leur fit 200 prisonniers , parmi lesquels se trouve
un major , et s'empara de la ville et du pont.
Le comte Bertrand avait , le 29 , son quartier-général à
Dornbourg , sur la Saale , occupant par une de ses divisions
le pont d'Jéna .
Le duc de Raguse avait son quartier-général à Kæsen
sur la Saale ; le duc de Reggio avait son quartier-général
Saafeld sur la Saale .
Ce combat de Weissenfels est remarquable parce que
c'est une lutte d'infanterie et de cavalerie en égal nombre
et en rase plaine , et que l'avantage est resté à notre
infanterie. On a vu de jeunes bataillons se comporter avec
autant de sang-froid et d'impétuosité que les plus vieilles
troupes.
"Ainsi , pour début de cette campagne , l'ennemi est
chassé de tout ce qu'il occupait sur la rive gauche de la
Saale ; nous sommes maîtres de tous les débouchés de
cette rivière ; la jonction entre les armées de l'Elbe et du
Mein est opérée , et les villes importantes de Naumbourg ,
de Weissenfels et de Marsbourg ont été occupées de vive
force. »
Tels étaient les avantages d'un début de lajonction de
l'armée du Prince vice-roi , et de celle qui s'avançait sous
les ordres de l'Empereur ; ce n'était là que le prélude d'un
des événemens mémorables qui accomplit les promesses
de l'Empereur , les voeux de la France , et couronne d'une
gloire nouvelle une armée jeune d'ardeur, vieille de courage,
forte de l'expérience de ses généraux , et du génie de son
auguste chef. Au moment où nous écrivons le canon
retentit: il annonce que non loin des plaines d'Jéna et sur
le même champ de bataille de Lutzen , où périt Gustave
288 MERCURE DE FRANCE , ΜΑΙ 1813 .
Adolphe victorieux , l'Empereur vient de remporter une
victoire brillante et complète sur les armées russes et
prussiennes combinées , et rénnies sous les ordres de
l'empereur Alexandre et du roi de Prusse , commandant
en personne. Cette bataille a été livrée le 1 mai ; à sept
heures du soir l'Empereur poursuivait ses avantages .
S....
ANNONCES.
Considérations nouvelles sur le Droit en général, et particulièrement
sur leDroit de la nature et des gens ; par C. L. S. Michel , ex-procureur-
général près la cour d'Appel de Douai , membre de la Légiond'Honneur
etchevalier de l'Empire. Un vol. in-8°. Prix , 3 fr. 50 с.
- Le même , in-12 : 2 fr. 50 c. Chez Delaunay , libraire , Palais-
Royal , galerie de bois , nº 143 ; Marchant , libraire, rue des Grands-
Augustins , nº 23 .
Histoire littéraire d'Italie , par P. L. Ginguené , de l'Institut impérial
de France , etc. TOME SIXIÈME . Prix , 6 fr . , et 7 fr .
60 c. franc de port. Chez Michaud frères , imprimeurs-libraires , rue
des Bons-Enfans , nº 34.
Chacun des cinq premiers volumes déjà publiés , se vend également
6fr.
ERRATA pour le dernier No.
Dans l'annonce des livres ,page 238 , Eurodie ; lisez : Eudoxie.
Page 240 , dernier article : Essai sur la typographie ; lisez : Essai
sur la topographie.
Le MERCURE DE FRANCE paraît le Samedi de chaque semaine
parcahier de trois feuilles. Le prix de la souscription est de 48francs
pour l'année , de 25francs pour six mois , et de 13francs pour un
trimestre.
Le MERCURE ÉTRANGER paraît à la fin de chaque mois , par
cahier de quatre feuilles. Le prix de la souscription est de 20franos
pour l'année , et de II francs pour six mois. ( Les abonnés au
Mercure de France , ne paient que 18 fr. pour l'année , et 10 fr . pour
six mois de souscription au Mercure Etranger.)
On souscrit tant pour le Mercure de France que pour le Mercure
Étranger, au Bureau du Mercure , rue Hautefeuille , nº 23 ; et chez
les principaux libraires de Paris , des départemens et de l'étranger ,
ainsi que chez tous les directeurs des postes .
Les Ouvrages que l'on voudra faire annoncer dans l'un ou l'autre
de ces Journaux, et les Articles dont on désirera l'insertion , devront
être adressés ,francs de port , à M. le Directeur- Général du Mercure ,
Paris.
க
cen
MERCURE
DE FRANCE .
N° DCXVII . - Samedi 15 Mai 1813 .
ANE
POÉSIE .
LE JEUNE RAIMOND .
Elégie couronnée par l'Académie des Jeux Floraux ,
dans sa séance du 3 mai 1813 .
Ego vadam ad illum , ille non revertetur ad me .
DAVID , second livre des Rois .
Au vallon du Tolza , fertile et beau séjour ,
Est un enclos funèbre , où placés tour-à-tour ,
Reposent à jamais les aïeux du village.
Voisin de cet asile , un modeste ruisseau ,
Comme un sillon d'argent , suit au loin le côteau
Et se perd en un bois sauvage .
C'est là , que dans un soir d'été ,
M'abandonnant à la mélancolie ,
Je fixais un oeil attristé ,
Sur ces limpides eaux , dont la rapidité
Me retraçait la suite de la vie .
T
MERCURE
DE FRANCE , 1
:
Tout-à-coup d'un essaim d'enfans
Les cris joyeux se font entendre ;
Et déjà plus prompts que les vents ,
Sur ces bords je les vois descendre.
En se livrant de folâtres combats ,
Ils brisaient des roseaux les tiges verdoyantes , Et franchissaient
dans leurs courses bruyantes
Plus d'une tombe ouverte sous leurs pas.
Tous semblaient ignorer que cette même terre ,
Où d'un plaisir si pur leurs coeurs étaient émus ,
De tant d'hommes qui ne sont plus
Enfermait la froide poussière ;
Et devait se r'ouvrir un jour
Pour les engloutir à leur tour.
Frappé de cette image et de leur folle ivresse
J'attachais mes regards sur ces enfans heureux : Mais le jeune Raimond se distinguait entr'eux , Par je ne sais quel air de grâce et de noblesse.
Seul héritier d'une illustre maison ,
Qui du malheur avait subi l'outrage ,
Il promettaitd'en soutenir le nom ,
Et d'un grand coeur annonçait le courage.
On eût dit , qu'étrangère aux chagrins ennemis ,
Son ame défiait le sort le plus funeste ;
Et tout en folâtrant , à ses jeunes amis ,
D'une bourse indigente il partageait le reste .
Bientôt , la nuit plus sombre interrompit leurs jeux :
Pensif , je m'éloignai nourrissant l'espérance
De voir long-tems encor cet enfant généreux ,
Des ses nobles parens consoler la souffrance.
Hélas ! deux jours après , sous l'arbre du hameau ,
J'appris d'un vieux pasteur , au front sexagénaire ,
Que cet infortuné , doux trésor de sa mère ,
Dormait déjà dans la nuitdu tombeau.
<<Pour cueillir la blanche églantine
» Suspendue aux flanes d'un rocher ,
Je l'ai vu , me dit-il , je l'ai vu se peucher
>> Le long d'une affreuse ravine.
ΜΑΙ 1813 .
» Mais à peine sa faible main ,
›Eut saisi cette fleur , objet de son envie ,
» Qu'à travers les rochers précipité soudain ,
>>Dans l'onde il a perdu la vie.>>
Imprudent ! m'écriai-je alors :
Tu vécus l'âge d'une rose ;
Et déjà moissonné tu tombés sur ces bords
Comme la fleur à peine éclose ,
Qui fut le prix de tes efforts .
Seul , à ces mots , vers l'enclos funéraire ,
Je m'avançais , de deuil environné ,
Lorsque du jeune infortuné ,
A mes regards s'offrit la mère .
Penchée aux bras de son époux ,
Elle marchait silencieuse et pâle ;
Mais parvenus à la pierre fatale ,
Tous les deux à la fois tombèrent à genoux.
Je les voyais dans l'herbe jaunissante ,
Cachant un front par la douleur flétri ,
Le nom de cet enfant chéri ,
Rendait leur plainte plus touchante ;
Et sur la pierre du trépas ,
Comme s'il eut pu les entendre ,
Tous les deux , en pleurant , ils s'écriaient : « Hélas !
› Vers nous tu ne reviendras pas ,
291
م
Mais avant peu , vers toi , tu nous verras descendre . <<<
S. EDMOND GERAUD.
STANCES A ZULMÉ .
ZULMÉ , vois folâtrer ces zéphirs caressans
Dont l'haleine embaumée effleure le feuillage ;
Entends de ces oiseaux les concerts ravissans
Et vois bondir au loin les troupeaux sous l'ombrage ;
Ce coteau qui se dore au déclin d'un beau jour ,
Ces vallons émaillés ,et cette eau qui murinure ,
Tout inspire dans la nature
Désirs d'amour.
Loindes yeux de Zéphire , une fleur vient d'éclore :
Sur sa tige ignorée elle va dépérir ;
T2
292 MERCURE DE FRANCE ,
Mais Zéphire sourit à la fille de Flore ,
Et soudain , à ses voeux on la voit s'entr'ouvrir.
Al'aspectd'un amant , ainsi fille , à son tour ,
Sent palpiter son coeur. Bientôt sa voix l'appelle ,
Etson sein indiscret décèle
Soupirs d'amour.
Tout s'émeut près de nous ; là , le lierre amoureux
Vient enlacer l'ormeau , s'unit à son feuillage ;
Plus loin d'un couple ailé les accens doucereux
Trahissent le secret du plus doux badinage ;
Le papillon lui-même , au moins fidèle un jour ,
De la fleur du vallon savourant le calice ,
Enivré , goûte avec délice
Plaisirs d'amour.
Toi seule , ma Zulmé , peux rester insensible
Al'aspect de tableaux si purs et si touchans ;
Ah ! comment désarmer ta rigueur inflexible ,
Si ton coeur est muet , même au milieu des champs !
Tabeauté te rend fière ; Eh ! c'est la fleur d'un jour ,
Qui brillante aujourd'hui , demain pâlit , s'efface .
Adieux beaux ans ... Qui les remplace ?
Regrets d'amour.
MALO.
DE TEMS EN TEMS ,
CHANSONNETTE .
Air : Le premier pas .
De tems en tems ,
Détachant ma musette
De l'humble myrte auquel je la suspends ,
Sans nul effort , je compose et répète
Tendre romance ou vive chansonnette
De tems en tems .
De tems en tems ,
Je sens pour une belle
Mon coeur brûler des feux les plus ardens ;
Toujours jaloux de lui prouver mon zèle
J'aime ma belle , et je lui suis fidèle
.5..
De tems en tems .
(Bis.)
(Bis.)
ΜΑΙ 1813 . 293
De tems en tems ,
A l'ombre de la treille ,
Au dieu Bacchus offrant ungrain d'encens ;
Charmé , séduit , par sa liqueur vermeille ,
Joyeusement je vide ma bouteille
De tems en tems.
De tems en tems ,
Jouer est ma folie ,
(Bis.)
Le jeu , par fois , peut charmer nos instans ;
Quand pour second , j'ai fillette jolie ,
Avec plaisir je fais une partie
De tems en tems .
De tems en tems ,
(Bis.)
( Je suis la douce pente
Qui des plaisirs m'offre les plus piquans ;
Vrai sans soucis , l'ame toujours contente ,
J'aime , je bois , je ris , je joue et chante
De tems en tems . (Bis.)
ARMAND- SEVILLE , convive des soupers de Momus ,
et secrétaire général de la société libre des Joycur .
A M. RAMEY ,
Sur sa statue de l'Empereur.
COMMENT ce modèle des rois
Ne vivrait-il pas d'âge en âge ?
S'il n'était immortel par ses nombreux exploits ,
Il le serait par ton ouvrage.
ÉNIGME .
Je viens des pays gras , dit-on ,
Et quoique j'aie acquis en France ,
Par une longue résidence ,
VIAL .
Le droit bourgeois , grec reste mon surnom.
On prétend qu'un Français se pique
De politesse envers un étranger ;
Je n'en crois rien , car dans la république
Où je siége , ils n'ont pas rougi de me loger
294 MERCURE DE FRANCE , MAI 1813 .
Auxderniers rangs , avec une mine fourchue ,
Et la figure biscornue..
C'est ainsi que dans leur pays ,
Osent meprésenter ces Français si polis !
LOGOGRIPHE
S ........
Du temple de Janus quand Mars ouvre les portes ,
On cesse de courir à mes divins autels ;
Mais sitôt que ce dieu dissipe ses cohortes
Je mérite l'hommage et l'encens des mortels .
Veut-on que le lecteur aisément me devine !
Otez ma tête : alors des premiers troubadours
La province où je suis rappelle l'origine ,
Etde Pétrarque aussi les célèbres amours.
Sans ma tête et ma queue , autre métamorphose ;
Je me change à l'instant en exclamation.
Enfin àmon entier l'Angleterre s'oppose ,
Etje ne suis qu'un mot pour cette nation .
FÉLIX MERCIER (deRougemont).
CHARADE.
Si tu crains de faire naufrage ,
Ami , reste sur le rivage
Et ne quitte pas le premier.
Plus d'une bouche provençale
Avec délices se régale
Demets préparés au dernier.
Souvent , près d'un suberbe temple ,
L'artisté s'arrête et contemple
L'architecture de l'entier. B.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernierNuméro.
Le mot de l'Enigme est Mineur.
Celui du Logogriphe est Noël , dans lequel on trouve : Léon ,
empereur ; Léon , roi ; Léon , pape ; saint Léon , Léon , philosophe ;
Léon , ville et royaume .
Celui de la Charade est Hallebarde . :
SCIENCES ET ARTS .
RÉPONSE A M. L. A. M. SUR SA CRITIQUE DU TRAITÉ ÉLÉ-
MENTAIRE D'ORNITHOLOGIE DE M. MOUTON-FONTENILLE
par l'auteur de ce Traité .-In-8° .
l'a
La polémique entre des hommes recommandables par
leurs talens et leurs lumières , a toujours des résultats
avantageux pour les progrès des sciences , parce que ,
ainsi qu'on dit si souvent , c'est du choc des opinians
contraires que naît la vérité. Mais lorsque l'aigreur anime
les combattans , la discussion dégénère en dispute , et le
public s'en amuse, tandis que les impartiaux s'affligent de
voir le mérite donner prise à la médisance . L'opuscule
quej'annonce a paru au milieu d'un différend de ce genre ,
qui a offert à la république des lettres le triste spectacle
de deux écrivains faits pour s'estimer , s'attaquant avec
acharnement et se faisant une guerre dont les sciences
n'ont retiré aucun avantage .
En 1811 , M. Mouton-Fontenille , naturaliste connu
par vingt années d'observations et de travaux, et par des
ouvrages qui ont obtenu des savans un accueil honorable ,
publia un Traité élémentaire d'ornithologie , qui manquait
à l'enseignement et dont les professeurs désiraient vivement
la publication. Un travail si nécessaire fut bien accueilli
et le méritait; les maîtres le recommandèrent aux
élèves et s'en servirent eux-mêmes dans leurs leçons .
Cependant ce succès excita la bile d'un homme auquel
l'auteur n'avait jamais donné aucun sujet de plainte , et
il attaqua sans ménagement une production vraiment recommandable.
M. Mouton a cru devoir répondre à cette
critique amère, faite bien moins dans l'intention de servir
la science que dans celle de le dénigrer lui-même. Si sa
réponse n'était qu'un mémoirejustificatif, on se dispenserait
d'en parler dans le Mercure; mais comme elle con296
MERCURE DE FRANCE ,
tient une foule d'observations curieuses sur l'histoire
naturelle , elle mérite d'être connue des savans .
:
M. L. A. M. reprochait à l'auteur d'avoir composé son
Traité avec vingt pages de Buffon , cent de Linné , dix
de Virey , trois ou quatre des Lettres à Sophie , et quelques
lignes de Belon , Gessner , Aldrovande , Jonston ,
Le Vaillant , Brisson , etc.
M. Mouton répond que s'il a fait usage des Fundamenta
ornithologiæ de Linné et de l'introduction au systema
naturæ , ainsi que du discours sur la nature des
oiseaux par Buffon , il n'a point prétendu , en agissant
ainsi , se parer des dépouilles de ces grands hommes et
des autres naturalistes chez lesquels il a puisé ; qu'il a
eu soin d'avertir ses lecteurs des emprunts qu'ils faisait ;
qu'il a disposé l'Histoire naturelle des oiseaux de Buffon
d'après le système de Linné ; qu'une classification systémalique
, qui suppose de l'ordre , de la méthode et de la
clarté , ne peut-être regardée comme une compilation
faite sans soin; et qu'enfin il n'a rien emprunté aux
Lettres à Sophie , qu'il ne connaissait lors de la rédaction
de son ouvrage que par l'excellente critique qu'un de
nos premiers savans en a faite dans le Mercure .
M. L. A. M. reprochait en second lieu à l'auteur du
Traité élémentaire d'ornithologie d'avoir mal traduit le
texte de Linné , et il citait pour exemple cette phrase
latine : trachoea annulis constat merè cartilagineis , que
l'auteur critiqué a traduite ainsi : la trachée artère ( des
oiseaux ) estformée par des anneaux purement cartilagineux.
Le critique prétend qu'il fallait dire , des anneaux
cartilagineux parfaits . Mais M. Mouton lui répond avec
raison que le texte latin ne renferme rien de semblable ,
et que le mot merè veut dire , purement , sans mélange.
Comme M. L. A. M. n'appuie par aucun autre exeniple
son assertion que M. Mouton a mal traduit le texte de
Linné , nous ne l'en croirons pas sur parole, puisqu'il se
trompe si grossièrement en voulant prouver que le savant
dont il dénigre l'ouvrage a fait un solécisme .
M. Mouton relève ensuite un anachronisme d'un
demi- siècle échappé à son critique , au sujet de Belon .
Le censeur a employé beaucoup de paroles pour blâ
ΜΑΙ 1813 . 297
mer l'auteur d'avoir placé le flammant , l'avocette et le
coureur, dans l'ordre des échassiers ou oiseaux de rivage,
au lieu de les avoir mis dans les palmipèdes , et il con- ,
clut de là que la classification méthodique de M. Mouton
ne vaut rien.
Celui-ci répond que la faute, s'il y en a une , doit
retomber sur Linné , dont il a suivi le système. Il ajoute
ensuite que ce n'est que pour celui qui ne voit qu'un seul
caractère dans une classification artificielle , que leflammant
et l'avocette semblent appartenir à la famille des palmipèdes
: << Mais celui qui dispose les oiseaux d'après une
>> méthode naturelle, le vrai naturaliste sur-tout , qui , sans
» s'arrêter à un seul attribut , en considère plusieurs dans
» son ensemble , en accordant au caractère des doigts
>>palmés toute la valeur et la considération qu'il mérite ,
>> voit que si le flammant et l'avocette semblent se
>> rapprocher des palmipèdes par ce seul attribut , ils se
>> rapprochent plus encore des oiseaux de rivages , par la
>>longueur de leurs extrémités inférieures et de leur cou ,
>> par la nudité de leurs cuisses , la forme de leur corps ,
>> par leurs habitudes , leur genre de vie , etc .; et il sait
>>qu'un caractère positif ne peut pas annuller plusieurs
>> caractères négatifs . Ainsi leflammant et l'avocette
>> forment le chaînon qui unit les palmipèdes aux
>>échassiers . Linné a donc eu raison de placer le
>>flammant immédiatement après les palmipèdes , et à la
>> tête des oiseaux de rivages . »
C'est d'après ces raisons que M. Mouton s'est rangé à
l'avis de Buffon et de Linné , qui placent l'avocette et le
flammant parmi les oiseaux de rivages . D'autres naturalistes
, entr'autres l'anglais Reinhold, Forster, le célèbre
Blumenbach , dans leurs Manuels d'histoire naturelle',
Cuvier , dans son Tableau élémentaire , Millin , dans ses
Élémens , ont partagé le sentiment de Linné et de Buffon .
De pareils noms sont un très-grand poids dans la
balance , sur-tout lorsqu'on n'a que celui de M. L. A. M.
à leur opposer. Je ne transcrirai pas ici les choses trèsdéplacées
que ce critique se permet sur ce qu'il appelle
la manière de philosopher de M. Mouton-Fontenille , il
suffit de lire la réponse de celui-ci pour savoir que la
298 MERCURE DE FRANCE ,
victoire n'est pas demeurée à l'assaillant. Cette discussion
donne lieu à M. Mouton de présenter diverses considérations
sur les études qui restent à faire pour compléter
l'histoire naturelle de la France. Elles sont dignes
d'exciter l'attention publique , et prouver que même dans
la polémique , les vues d'utilité générale se présentent
toujours à l'esprit juste et à la raison éclairée de
P'auteur.
Son ennemi , tout en convenant du mérite du traité
sur l'art d'empailler les oiseaux placé à la suite de l'ornithologie
, reproche , à l'auteur , de nombreuses et insipides
répétitions , et de vouloir s'emparer du travail de
M. Hénon , son collaborateur .
M. Mouton oppose d'abord à M. L. A. M. le témoignage
de M. Chaptal , qui a regardé son travail comme
très -neuf, très-utile et très-bien rédigé. Il n'est pas difficile
de juger entre M. Chaptal , si profond dans les
sciences physiques , et M. L. A. M. , dont les ouvrages
prouvent beaucoup d'esprit , mais peu de connaissances .
Quand au second point , il faut savoir que MM. Mouton
etHénon ont successivement publié deux éditions d'un
traité de l'Art d'empailler les oiseaux , qu'ils avaient
composé ensemble , mais dont la plus grande partie était
du premier . Après la mort d'Hénon , M. Mouton a entièrement
refondu l'ouvrage , et en fait le troisième volume
de ses Elémens d'Ornithologie. Il n'a pas nommé
Hénon sur le titre , mais il le nomme dans sa préface,
et renvoye à l'éloge de son collaborateur , inséré dans
le compte rendu des travaux de la Société d'agriculture
de Lyon , en 1809. M. Mouton parle plusieurs fois dans
cet éloge de l'Art d'empailler; il est donc irréprochable à
cet égard.
M. L. A. M. a aussi écrit sur l'histoire naturelle ;
M. Mouton , qu'il a critiqué avec tant d'amertume , le
critique à son tour. Il cite d'abord un passage d'un des
livres de M. L. A. M. , où il dit à une demoiselle : Vous
avez vu des corbeaux et des aigles , dont l'audace égale la
voracité, dévorer les lièvres , les perdrix etjusqu'à l'agneau .
M. Mouton soutient avec raison que les corbeaux ne
mangent ni les agneaux , ni les lièvres , ni les perdrix.
ΜΑΙ 1813 .
299
M. L. A. M. continue de dire à son écolière : Que la
nature ne les amène ( les aigles et les corbeaux ) dans nos
climats que pendant Phiver , et que comme ils sont couverts
d'un plumage noir et lugubre , il heurte avec la
blancheur des champs et l'azur des cieux , et les fait découvrir
de loin au faible qu'ils menacent. M. Mouton ,
occupé d'ornithologie depuis vingt années , dit que
jamais aucun naturaliste n'a vu d'aigle couvert d'un
plumage noir et lugubre, que les corbeaux paraissent en
automne comme en hiver , lorsqu'il y a de la neige
comme lorsqu'il n'y en a point , et il accuse son critique
d'avoir confondu le corvus corona avec le corvus corax ;
il lui reproche en outre d'avoir falsifié , par des détails
burlesques , la fécondation des palmiers d'Otrante , rapportée
parSorianus Pontanus. Il est vrai que ce récit est
très-convenant dans la correspondance de M. L. A. M.
avec sa belle amie; quant aux erreurs qui y fourmillent ,
il suffit de savoir un peu de botanique pour les reconnaître.
Au reste , M. Mouton déclare à la fin de son opuscule,
qui est une suite nécessaire du traité d'Ornithologie
, que c'est la première fois qu'il prend la plume
pour se défendre , mais qu'il ne la prendra plus pour un
semblable objet. Nous l'y engageons bien vivement
pour sa réputation. Les ouvrages qu'il a promis depuis
long-tems , mais sur-tout ses Elémens de Botanique et
son Pinax des plantes européennes , répondront aux envieux
qui s'agitent maintenant pour s'éclipser ensuite ,
mieux que toutes les brochures qu'il pourrait faire .
L. A. M. BOURGEAT .
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS.
-
CONTES NOUVEAUX ET NOUVELLES NOUVELLES ; par ADRIEN
DE SARRAZIN. -- Quatre vol. in-8°. Prix , 7 fr .
50 c. , et g fr . franc de port ; papier vélin , 12 fr . , et
13 fr. 50 c. franc de port . - A Paris , chez F. Schoell,
libraire , rue des Fossés -Montmartre , nº 14 .
SANS doute les lecteurs du Mercure n'ont point oublié
ni le Caravanserail , ni l'auteur de ce charmant ouvrage .
M. de Sarrazin a eu soin d'ailleurs de se rappeler de tems
en tems à leur souvenir par des contes du même genre et
par des nouvelles que le public a reçues avec beaucoup de
faveur . Le Portrait de Famille a fourni le sujet de deux
pièces de théâtre ; je crois me rappeler qu'on essaya
aussi de mettre sur la scène Vieillesse et Gailé , et si ce
conte n'eut pas autant de succès sous la forme dramatique
, ce ne fut pas la faute du conteur. Le recueil que
nous annonçons aujourd'hui renferme la plupart de ces
morceaux déjà publiés dans le Mercure , mais ils n'en
forment guères que la moitié. L'autre est tout-à- fait nouvelle,
et c'est principalement de celle-là que nous devons
rendre compte à nos abonnés .
Le Caravanserail et les Nouveaux contes ont entr'eux
des ressemblances et des différences ; je ne sais trop auquel
de ces deux recueils le public donnera le prix.
Dans le premier , on voit régner par-tout les moeurs
orientales ; le merveilleux y joue un rôle important ;
chaque conte a pour but de mettre en évidence quelque
vérité philosophique ou morale , souvent profonde et toujours
juste ; l'allégorie est un des moyens dont l'auteur
se sert poury parvenir. L'imagination a eu un libre essor
dans cet ouvrage , la peinture des moeurs orientales lui
donne un éclat et un relief qui manque ordinairement
aux tableaux dont les sujets sont pris parmi nous . Mais
peut-être aussi l'intérêt que nous prenons aux person
MERCURE DE FRANCE , ΜΑΙ 1813 . 301 1
nages est-il moindre , en raison du moindre rapport que
nous avons avec eux ; peut-être l'allégorie n'est-elle pas
toujours exempte de ce froid qui s'y glisse si aisément
lorsqu'elle est trop prolongée. Dans ses nouveaux Contes
ou plutôt dans ses Nouvelles , M. de Sarrazin a pris peutêre
un essor moins élevé , leur couleur est plutôt morale
que philosophique , l'imagination de l'auteur n'avait pas
à y parcourir un champ aussi vaste , et par conséquent
celle des lecteurs n'y est pas mise dans un mouvement
aussi rapide et aussi varié . Mais en revanche les moeurs ,
les événemens , les personnages, tout y est plus voisin
de nous . Ce sont souvent nos contemporains que M. de
Sarrazin met en scène ; il les peint avec la plus grande
vérité , nous associe à leurs sentimens , nous fait rire de
leurs faiblesses et nous intéresse vivement à leur sort . Le
coeur est plus ému , si l'imagination est moins frappée, et
beaucoup de lecteurs trouveront cet échange avantageux.
Les penseurs et les poëtes seront , je crois , pour le
Caravanserail ; les gens du monde pourront bien se décider
pour les Nouvelles. Mais il est un point sur lequel
tous seront d'accord, et c'est celui que j'avais en vue en
parlant des ressemblances de ces deux ouvrages . Dans
tous deux , en effet , on reconnaît la même noblesse de
sentimens , la même élévation morale, et ce tonde bonne
compagnie qui devient plus rare tous les jours. Dans
tous deux aussi le style est d'une pureté , d'une élégance
remarquables . Il y règne un naturel plus rare peut- être
que le bon ton. Rien n'y décèle un auteur qui travaille
ses phrases , qui cherche à briller et à éblouir. C'est un
homme d'esprit avec qui l'on cause, et dont le style se
teint naturellement et de lui-même des couleurs propres
àson sujet , parce que l'auteur a aussi de l'imagination et
de la sensibilité . Ses deux ouvrages sont , en particulier,
si exempts de néologisme , que les peintures locales des
moeurs de notre époque, dans le recueil qui nous occupé,
peuvent seules faire connaître celle où ils ont été écrits .
Parcourons maintenant les quatre petits volumes qui
composent ce nouveau recueil. Dans le premier , nous
nous arrêterons de préférence au Spleen ou à la Vallée
de Lauterbrunn , nouvelle anglaise. L'idée en est simple ,
302 MERCURE DE FRANCE ,
mais ingénieuse. Un jeune anglais favorisé des dons de
la nature et comblé de ceux de la fortune, se trouve atteint
de cette maladie funeste dont le nom seul annonce
qu'elle est sur-tout commune chez les individus de sa
nation. Il a mis en usage tous les moyens déjà connus de
la vaincre , sans pouvoir y parvenir ; c'est en vain qu'il a
changé de plaisirs , d'occupations et de séjour :
Gælum , non animum mutant qui trans mare currunt,
dit le bon Horace , et par-tout où notre anglais s'est
transporté , suivi de son opulence , il l'a été aussi de ses
ennuis et de ses dégoûts . Il ne s'était point apperçu de
cette liaison intime des uns avec l'autre , mais enfin un
médecin habile , le docteur Elliot, s'en apperçoit pour
lui , et fonde l'espoir de le guérir sur cette remarque. Il
ordonne au jeune Wentworth de se transporter au
milieu des montages de la Suisse , pour y mener la vie
rustique et laborieuse d'un pâtre , et d'emporter avec lui
l'argent nécessaire poury former son premier établissement
, mais de s'isoler de manière à ne pouvoir pendant
une année recevoir une seule guinée de son pays. La
résolution paraît d'abord désespérée au jeune homme,
mais sa maladie ne l'était pas moins et il se décide. Il va
s'établir dans la vallée de Lauterbrunn; et là commence
à s'opérer en lui une guérison ou plutôt une métamorphose
, dont l'auteur développe et nous fait suivre les
progrès avec une vérité qui annonce la plus grande
connaissance du coeur humain. C'est dans sa Nouvelle
qu'il faut les chercher; de pareils développemens ne
sont pas susceptibles d'analyse. On sera également frappé
de la description que fait l'auteur de la célèbre vallée où
il conduit son anglais ; elle est fidèle et brillante , mais
sur-tout elle est à sa place , avantage qui manque à fant
d'autres descriptions . Je n'ai sûrement pas besoin
d'ajouter que l'amour a sa part dans laguérison de notre
malade. C'est un remède qu'à la vérité le docteur Elliot
n'avait pas prescrit , mais il ne gâte jamais rien dans les
maladies de ce genre , et il fallait bien que M. de
Sarrazin finit par unir son anglais à une compagne
ΜΑΙ 1813 . 303
aimable et vertueuse , puisqu'il voulait le conduire au
bonheur.
C'est le conte d'Edgar et Blanche qui dans le second
volume fixera principalement notre attention ; non parce
qu'il est le plus important par son étendue; non que je le
regarde comme le plus parfait dans son ensemble , mais
parce que malgré le défaut essentiel dont nous allons
parler , il offre une lecture extrêmement agréable et parce
que l'auteur pour le rendre irréprochable n'aurait qu'à
lui donner plus d'étendue et de développemens . En effet ,
une partie de ceconte enlèvera , je crois , tous les suffrages .
Edgar, qui en est le héros, est en route avec son écuyer
pour remettre sur le trône une princesse opprimée ; il a
quitté , pour remplir cette oeuvre chevaleresque , une
maîtresse charmante qui lui a sauvé la vie , et le père
de cette maîtresse , vieillard aussi sage que vertueux. Il
entre dans une forêt , théâtre des enchantemens de la
fée Gloriolide. Son nom désigne assez son caractère et
son emploi: elle s'occupe en effet à tendre des pièges à
la vanité de tous ceux qui passent dans ses domaines , et
lorsqu'ils succombent, elle les transforme en oiseaux , ce
qui lui procure , comme on peut le penser , une volière
passablement peuplée . L'écuyer d'Edgar ne fait pas vingt
pas dans la forêt enchantée sans être changé en sansonnet
. Edgar , au contraire , résiste aux plus terribles
épreuves . On le loue envain de sa beauté , de son bon
sens , de son courage ; envain on lui donne toutes les
raisons de croire que la fée elle-même meurt d'amour
pour hai ; envain on lui procure dans un tournois la
gloire de triompher de tous les chevaliers de la table
ronde , il n'en conçoit pas le plus petit mouvement
d'orgueil . Mais hélas ! à la fin d'un banquet , on engage
Edgar à donner des preuves de son talent pour la poésie .
Le bon chevalier n'était pas aussi bon troubadour ;
c'était là le côté faible de ses talens , et ce fut aussi celui
de sa modestie ; sa gloriole se révolta lorsqu'il se vit
vaincu dans cette lutte si frivole , et il devint oiseau
comme tous ses prédécesseurs . Le sage Gauvain qui
entra dans la forêt après lui , ne fut pas plus heureux .
Il écouta de sang-froid toutes les louanges qui furent
304 MERCURE DE FRANCE ,
prodiguées à sa raison , à sa philosophie , à la vaste
étendue de ses connaissances , mais il ne put tenir contre
le dépit de perdre avec un enfant deux parties d'échecs .
On voit combien cette fiction est ingénieuse; les détails
en sont charmans . Le dénouement plaira sur-tout aux
femmes , car la seule présence de la modeste Blanche
suffit pour détruire le charme de la fée et pour rendre
la figure humaine à tous ses oiseaux. Mais on regrettera
sûrement avec nous que cette partie du conte où la féerie
joue un si grand rôle , ne soit pas assez bien liée avec
l'autre , où le merveilleux n'est nullement employé . Ce
défaut tient à ce que l'auteur s'est renfermé dans un trop
petit espace. Il y avait dans son sujet la matière d'un
petit roman de chevalerie et de féerie ; s'il veut l'entreprendre
, je lui réponds d'un succès complet.
Le troisième volume offre trois contes inédits ; et de
ces trois , il en est deux , le Point d'honneur et les Chagrins
de l'amour-propre , qui me paraissent d'un mérite
égal. On trouve , dans le premier , des situations fortes
et tragiques et un caractère de la plus grande fermeté.
Il est fait pour plaire aux lecteurs qui aiment les émotions
vives . Le second offre un développement trèsingénieux
du coeur humain ; il plaira sur- tout aux
observateurs et aux moralistes . Dans le Point d'honneur,
un jeune homme excellent , mais qui n'est pas tout-àfait
exempt de l'étourderie de son âge , se permet à un
repas de corps des plaisanteries déplacées sur un vieux
militaire sans fortune , mais que l'on a toujours regardé
comme le modèle de l'honneur. Tout pourrait excuser
Verseuil : ce repas de corps était le premier auquel il
se fût jamais assis ; le vin avait étourdi sa jeune tête , ses
railleries n'avaient pas été outrageantes , et le chevalier
de Montluc lui aurait pardonné sans doute , si l'honneur
n'était aussi inflexible que les mânes :
Ignoscenda quidem scirent si ignoscere manes ;
Mais le repentir de Verseuil ne peut toucher le vieillard
sévère . Un autre officier du régiment lui déclare que s'il
ne se bat pas avec M. de Montluc , il faudra qu'il quitte
le régiment , et qu'il faudra le quitter encore s'il se bat
ΜΑΙ 1813 . 305
1
SEINE
et s'il triomphe de son adversaire. M. de Montluc prescrit
lui-même les lois du combat ; afin de rendre égale
cette lutte d'un jeune homme adroit et vigoureux et
d'un vieillard débile , le sort décidera lequel des deux
aura le funeste droit de brûler la cervelle a l'autre .
Verseuil est au désespoir ; au moment de se vendre sur
le champ de bataille , une lettre lui apprend que M. de
Montluc est le père de la charmante Ernestine , del'objet
le plus cher de toutes ses affections ; mais Chonneur fu
défend de révéler ce secret terrible. Que fer - il ? com
ment se conduira-t-il ? comment pourra-t- il accorder ce
qu'il doit à l'amour et à l'honneur ? faudra-t-il que la
mort ou le malheur soient , pour un jeune homme vertueux
, le châtiment d'une faute si légère ? Je ne répondrai
point à ces questions . C'est à M. de Sarrazin qu'il
faut s'adresser pour savoir le dénouement de cette nouvelle
; je crois seulement pouvoir assurer qu'on sera
content de la manière dont il a su l'amener.
L'homme ne doit souvent ses chagrins et même ses
malheurs qu'à son amour-propre. Tel a une fortune
honnête , sans être brillante ; il ne tiendrait qu'à lui d'en
jouir et d'être heureux ; mais son voisin est riche , son
voisin a une maison plus belle , un jardin plus vaste et
mieux dessiné ; son amour - propre est humilié de la
comparaison ; il ne jouit plus de son bonheur ; il souffre
de celui d'un autre , et la paix est pour jamais bannie de
son coeur. Il en est ainsi de tous les objets sur lesquels
peut se porter l'amour-propre ; et sur quoi ne se portet-
il pas ? Tel mari peut aimer sa femme jusqu'au moment
où une autre femme l'éclipsera dans l'exercice du talent
le plus frivole , mais où elle avait joui jusques -là de la
supériorité . Telle est en général la vérité morale queM. de
Sarrazin a voulu mettre en action dans les Chagrins de
l'amour-propre , et tels sont à-peu-près les exemples
qu'il a choisis . Valcour , son principal personnage , se
ruine pour briller à l'égal de ses voisins , plus riches que
lui , et cesse d'aimer sa femme parce qu'une coquette la
surpasse , au moins en apparence , comme musicienne et
comme danseuse , dans un concert suivi d'un bal très-brillant.
La coquette, il est vrai , contribue beaucoup à tour-
V
306 MERCURE DE FRANCE ,
ner la tête du pauvre Valcour , elle tire un cruel parti de
l'avantage que lui a donné la découverte de son amourpropre
, mais cet amour-propre n'en est pas moins la
source première de ses malheurs. Ils sont grands , car
la perte de sa santé vient y mettre le comble; mais alors
l'épouse aimable et vertueuse qu'il a délaissée vient à
son secours : un médecin , homme d'esprit , la seconde.
Valcour recouvre une fortune médiocre , mais suffisante
; il retrouve sa tendresse pour sa femme , élément
de bonheur non moins important; et le médecin , après
lui avoir rendu la santé , lui prescrit le régime suivant
pour se préserver des rechûtes :
« Il en est de l'amour-propre comme du sang : il est
nécessaire à l'existence, mais il faut l'adoucir et l'épurer .
>> Pour arriver à ce but , je conseille tous les jours ,
soir et matin , et même dans le courant de lajournée ,
une bonne dose de réflexion .
>> Il faut que l'ame du malade se mette à un régime
solide , et se nourrisse d'affections douces , de sentimens
nobles et élevés .
>> Le malade tâchera de se mettre dans une situation
où tout homme raisonnable serait heureux , et se dira :
Si je suis malheureux ce n'est pas la faute de ma situation,
c'est celle de mon caractère . Alors c'est sur son caractère
qu'il faudra travailler.
>>Qu'il consulte sa raison sur la valeur réelle des
choses qu'il n'a pas , et il cessera de les envier ; qu'il la
consulte aussi sur la valeur des choses qu'il possède ,
elle lui révélera son bonheur .
>>Il examinera avec quelque attention ce que l'on
admire et ce que l'on critique dans le monde. Il verra
qu'on ne s'occupe guères des choses importantes, et que
les bagatelles jouent le premier rôle .
>>Quand il jouira du sentiment de ses propres vertus
et de celles des êtres qui l'environnent , il permettra que
l'on censure son tailleur ou son cuisinier , que l'on critique
la couleur de ses chevaux et la forme de sa voiture
, et il ne sera plus tourmenté par les caprices d'une
coquette et par l'opinion de la frivolité>. >>
Nous voici arrivés au dernier volume : il s'ouvre par
ΜΑΙ 1813 . 307
, la Chaumière , nouvelle remplie du plus grand intérêt
qui même est peut-être la meilleure du recueil , mais
dont l'étendue ne nous permet pas de donner ici l'analyse.
Elle est suivie des Deux Veuves , morceau déjà
connu de nos lecteurs , et qui se distingue par la sévérité
du sujet ainsi que par la noblesse des sentimens du principal
personnage . Quoique le dénouement en soit heureux
, il laisse aux lecteurs une impression un peu
sombre ; mais l'auteur a eu soin de le faire suivre immédiatement
par une allégorie aussi amusante qu'ingénieuse
, et qui termine ce dernier volume très-heureusement.
L'auteur voit en songe la déesse de la Vérité ,
qui lui remet une balance avec laquelle il pourra peser
et apprécier tout ce qui tient au moral de l'homme ; ses
vertus et ses vices , ses talens et ses ridicules , ses ennuis
et son bonheur. Muni de cet instrument d'espèce nouvelle
, il se transporte aux Champs-Elysées , s'établit
auprès de l'homme qui y pèse les corps et offre ses services
aux passans qui seront curieux de faire peser leur
esprit , leur bonheur et leur caractère. Ce cadre , pour
parler le langage du jour, ce cadre est fort heureusement
choisi . L'auteur y place successivement les portraits
d'une multitude d'originaux ; tous sont d'une touche
spirituelle et de la plus grande vérité ; et pour tous il sait
trouver un poids chargé d'une inscription qui répond
en un seul mot à la question qu'on vient de lui faire .
Ce songe , un peu malin , est écrit en vers et en prose.
Les vers ont quelque chose de la manière de Gresset ;
ils sont légers , faciles , pleins de sens , et annoncent
que l'auteur entend assez bien la période poétique. Il
pourra prétendre à des succès dans ce genre s'il veut
se donner la peine de le cultiver.
J'ai hésité au commencement de cet article entre le
Caravanserail et les Nouveaux Contes ; il est cependant
une partie où le nouveau recueil annonce que l'auteur a
fait des progrès marqués . Son dialogue est plus vif , plus
rapide , et encore plus naturel que dans le premier ouvrage.
En un mot , si après avoir joui de cette nouvelle
production de son talent , on veut l'examiner avec les
yeux sévères de la critique , on ne pourra , je crois , y
1
V2
308 MERCURE DE FRANCE ,
reprendre que quelques invraisemblances légères . L'auteur
entraîné par la vivacité de son imagination , ne les
aura probablement pas aperçues , et je crois qu'il en
arrivera autant au plus grand nombre de ses lecteurs .
On doit cependant désiser que M. de Sarrazin se tienne ,
à l'avenir ; tout-à-fait sur ses gardes . On voudrait n'avoir
même pas ce léger reproche à faire à des ouvrages qui
placent l'auteur parmi nos conteurs les plus ingénieux ,
et lui donnent un rang distingué parmi ceux qui nous
amusent , non seulement sans blesser la décence la plus
rigoureuse , mais en nous offrant des leçons de la morale
la plus élevée , en nous mettant sous les yeux des exemples
de la plus austère vertu .
,
C. V.
ALEXINA , ou la Vieille tour du château de Holdheim ;
par Mme *** auteur d' Eugenio et Virginia , d'Orfeuil
et Juliette , etc. , etc. - Quatre vol. in- 12 de 1072 p .
-Prix , 12 fr. , et 14 fr. franc de port. - A Paris ,
chez Renard , libraire breveté de S. A. I. Madame la
princesse Pauline , rues Caumartin , nº 12 , et de
Î'Université , nº 5 .
Ce charmant ouvrage est un nouveau titre que l'auteur
s'est acquis à la reconnaissance publique. Les gens de
goût et les personnes sensibles n'ont point sans doute
oublié , qu'indépendamment de plusieurs traductions
très- agréables , telles que Rosa ou la Fille mendiante , le
Père et la Fille , etc., nous lui devons Eugenio et Virginia
, Orfeuil et Juliette , romans qui ont eu un assez
grand nombre d'éditions , et qui ont été traduits en plusieurs
langues ; enfin Maclovie ou les Mines du Tyrol.
L'ouvrage que nous annonçons aujourd'hui , loin d'être
inférieur aux précédens , pourrait l'emporter à quelques
égards , à cause de la difficulté vaincue : l'auteur , à ce
qu'elle nous apprend elle-même dans une courte introduction
placée à la tête du premier volume , s'étant
exercée dans un genre qui n'est pas le sien, « pour plaire
>> à des amis qui lui sont bien chers , et qui sont venus
>> partager sa solitude de V..... Π . »
ΜΑΙ 1813 . 309
:
Alexina , jeune orpheline , nièce de M. de Vermonville
, capitaine de hussards , est élevée dans un château
situé au milieu de la forêt des Ardennes . Lorsqu'elle est
parvenue à l'âge de seize ans , son oncle renvoie impitoyablement
Mme Risberg , sa gouvernante , femme vertueuse
et zélée qui , avant de partir , remet à sa jeune
élève une boîte d'or à double fond. L'intéressante orpheline
l'ouvre avec émotion , et y trouve le portrait en
miniature d'une jeune femme vêtue de blanc ; un voile
de crêpe couvrait à demi de beaux cheveux blonds ; ses
grands yeux bleus paraissent fixer des regards mélancoliques
sur Alexina , dont le coeur se brise au moment où
on l'arrache des bras de Mme Risberg , sa seconde mère .
« Mais bientôt le calme profond de la nature agit sur
>> elle , et la plongea dans cette espèce de rêverie vague ,
>> où l'âme , fatiguée d'avoir vivement senti , s'affaisse ,
>>pour ainsi dire , sous le poids des émotions , et ne
>> cherche même plus à recueillir de nouvelles forces
>> pour sentir encore .
Après le départ de sa digne gouvernante , son oncle
veut la forcer d'épouser Balthazar Broomgatzer , louche ,
un peu bossu , et de la tournure la plus grotesque : elle
résiste . M. de Vermonville et ses complices redoublent
leurs menaces . Convaincue qu'elle ne les fléchira point ,
elle prend subitement son parti , sèche ses larmes ; le
calme renaît au fond de son ame. «Age heureux ! dit
>> l'auteur , printems fugitif de la vie , où les brillantes
>>illusions de l'espérance colorent d'une teinte si douce
>> les nuages de l'avenir , pourquoi faut-il que la main
>> sévère de l'expérience obscurcisse ou fasse disparaître
» à jamais vos magiques et rians tableaux ? >>
Alexina fuit , traverse la forêt au milieu de la nuit , se
cache dans le creux d'un arbre pour éviter deux brigands
, et arrive à la pointe du jour chez Julienne , sa
nourrice. Cette bonne femme , touchée des prières de
sa chère enfant , l'envoie secrètement chez une de ses
tantes , Mme Hermann , fermière dans le duché de
Luxembourg . Là , notre jeune fugitive fait connaissance
avec les comtesses Aurélie et Albertine : le jeune cheva
310 MERCURE DE FRANCE ,
lier Charles de Heidenheim , leur frère , s'offre à ses
regards .
Ici commence la vie sensible d'Alexina , qui réunit
l'inestimable avantage d'être à- la - fois passionnée et
fidèle aux principes de la délicatesse la plus sévère . Un
inconnu , homme entre deux âges , semble suivre tous
ses mouvemens . Le feu prend à la demeure de la bonne
Mme Hermann ; il arrache Alexina aux flammes . Souvent
sa voix mystérieuse se fait entendre au moment où elle
le croyait le plus éloigné . Un jour , s'étant écartée de
ses jeunes compagnes , les comtesses Aurélie et Albertine
, elle croit le reconnaître , enveloppé dans un manteau
, et caché entre deux arbres ; il lui fait signe de
s'approcher , elle obéit. Fatale erreur ! c'était son oncle ,
M. de Vermonville , qui l'oblige à monter dans une chaise
de poste , et l'enlève , malgré sa résistance et ses cris .
Je crois , au reste , devoir passer sous silence les
diverses aventures de la charmante orpheline , toutes
extraordinaires , sans néanmoins dépasser les bornes du
possible. Rien n'étonne son courage , rien ne trouble
son inaltérable douceur. Les entrailles de la terre se
sont entr'ouvertes , des hommes vêtus de noir l'entourent
, ce ne sont point des brigands ; la nuit on entend
un bruit infernal . D'abord Vermonville est très- effrayé ;
mais le jour suivant , Alexina n'est pas peu surprise de
voir que son oncle paraît intimement lié avec Ubald ,
chef de ces sérieux et mornes habitans des galeries souterraines
où elle est détenue . On la rend à la lumière , et
elle est conduite par Vermonville au château de Holdheim
. Durant sa route , son mystérieux inconnu la suit
et l'observe sans se découvrir à elle .
Arrivé au château de Holdheim , on la présente à la
duchesse Chiarafonte. La première nuit, Alexina est
mortellement effrayée de la subite apparition d'un vieillard
qui entre dans sa chambre en soulevant la tapisserie.
Persécutions qu'elle éprouve de nouveau pour épouser
Balthazar Broomgatzer. Le mariage doit se célébrer à
dix heures dans la chapelle du château . Disparition de
Balthazar , précédée d'un bruit lugubre qu'on entend au
moment d'entrer dans la chapelle. La duchesse et M. de
ΜΑΙ 1813 . 311
,
Vermonville sont consternés de cet évènement extraordinaire
; mais il n'est que le prélude d'autres plus extraordinaires
encore . La malheureuse Alexina est précipitée
, le poignard sur la poitrine, dans un souterrain , par
l'inexorable Castruccio , l'homme de confiance de la
cruelle duchesse Chiarafonte . Quelques pierres éboulées ,
une lueur lointaine lui donnent l'espérance de fuir.
Voulant appuyer sa main sur un tronçon de colonne
elle sent tout-à-coup un visage glacé sur lequel tombent
des cheveux humides . Montée sur un amas de décombres
, elle aperçoit alors distinctement une figure pâle ,
qui remue les lèvres , en fixant sur elle des regards mélancoliques
; elle retombe dans le souterrain. Laissons-y
notre touchante orpheline ; l'amour saura bieny pénétrer
et l'arracher au pouvoir de ses bourreaux , intéressés ,
comme on le devinera sans peine , à hâter sa mort ou
son exil pour cacher des usurpations et des crimes horribles
.
L'infâme Castruccio entre un soir dans le caveau où
elle est détenue : il fait briller à ses yeux une arme
meurtrière ; envain elle implore sa pitié . Tout-à-coup un
fantôme enveloppé d'un linceul se présente aux regards
de l'assassin . Alexina reconnaît les traits du spectre qui
la veille s'était offert à ses regards . Castruccio épouvanté
tombe la face contre terre. Dire par quels moyens la
belle orpheline fut délivrée , ce serait sans doute trop
accorder à la curiosité du lecteur , et c'est ce qu'il est
bon qu'il puisse lire dans l'ouvrage même. Nous prononcerons
seulement à demi-voix le nom de Charles de
Heidenheim , et nous imiterons pour le reste la réserve du
surveillant et mystérieux inconnu .
Un des principaux mérites de ce nouveau roman ,
c'est que l'intérêt va toujours en croissant. Les lecteurs
sensibles accorderont sans doute quelques larmes au
touchant récit des amours et des malheurs du comte
Wilhelm de Holdheim et de la princesse Sidonie , épisode
qui , dès le commencement était préparé avec beaucoup
d'art . L'ancienne gouvernante d'Alexina , la bonne
Madame Risberg , y joint quelques détails qui lui sont
personnels . Ensuite on découvre quel est le généreux
1
312 MERCURE DE FRANCE ,
inconnu , cet homme entre deux âges , modèle de constance
, d'amitié , et dont les regards protecteurs semblent
attachés sans cesse sur la jeune orpheline. Fut-elle
heureuse ? Unit- ellesonsort à celuidu tendre et passionné
Charles de Heidenheim ? Le mystère dont on avait
cherché à envelopper son illustre naissance fut-il enfin
découvert , ou devint- elle la victime des embûches de la
cruelle duchesse Chiarafonte ? C'est ce qu'il est encore à
propos de ne point révéler ici. Il nous suffira de dire que
tous les événemens se développent avec une admirable
simplicité ; ce qu'on avait considéré comme merveilleux
cesse de l'être . En un mot , ce roman est de tous
ceux de ce genre celui où l'on explique avec le moins
d'efforts les choses qui au premier coup-d'oeil paraissaient
surnaturelles . A chaque page on s'écrie : c'est cela , oui
c'est bien cela ; on est surpris de ne l'avoir point pressenti
d'avance , et cette surprise est un plaisir de plus pour le
lecteur . Ajoutez un style toujours pur , naturel , souvent
pittoresque et sensible lorsqu'il faut être l'un et l'autre ;
point de ces descriptions longues et déplacées , de ces
impuissances poëtiques qui fatiguent parcequ'elles
n'arrivent jamais à leur but ; tout y est à sa place . Quelques
personnes ont été tentées de reprocher à l'auteur
d'être entré vers la fin dans trop de détails . Nous avons
lu avec attention le dernier volume , et nous avons eu
occassion de nous convaincre que toute suppression eût
nui à l'effet général . Dans les ouvrages où règne un
merveilleux apparent , il ne faut point scinder les évènemens
, mais les dénouer avec art. Or , des détails maniés
par une main habile et exercée ne sont point des longueurs
. C'estpar des détails que l'on arrive à l'ame ; mais
c'est au goût à n'admettre que ceux qui sont susceptibles
de l'émouvoir.
Alexina , en conservant toujours le caractère propre
à son âge , offre en même tems le modèle de toutes les
vertus de son sexe. Aussi cet agréable ouvrage peut- il
être mis sans danger dans les mains des jeunes personnes
. L'auteur y fait aimer la vertu en la parant de
toutes les graces de l'imagination , et a su éviter en même
tems le ridicule de plusieurs écrivains modernes qui ne
ΜΑΙ 1813 . 313
croyent point blesser les règles du bon goût lorsqu'ils
font d'un roman un supplément au Petit carême de
Massillon . Cette confusion , ces déplacemens sont cependant
un véritable signe de barbarie ; car dans les ouvrages
de pure imagination , lorsqu'on veut persuader et édifier ,
il faut que le prédicateur ait le bon esprit de se cacher .
J. B B. ROQUEFORT .
CONSEILS A MON FILS AGÉ DE SIX MOIS ,
PAR MADAME F. DE MONTOLIEU .
Vous n'avez pas encore six mois , mon cher enfant , et
déjà vous m'inspirez le plus tendre sentiment , le plus vif
que j'aie jamais ressenti ; déjà votre éducation , vos vertus ,
votre bonheur , sont l'objet de mes continuelles pensées .
Je n'ai connu tout le prix de la vie , je n'ai redouté de la
perdre que depuis que je suis mère. O mon fils ! si je ne
suis pas destinée à guider tes premiers pas dans cette vie ,
je veux du moins que quelques unes de mes idées me
survivent et puissent influer sur ta conduite future. Je vais
les jeter sur le papier sans beaucoup d'ordre , et telles que
mon coeur me les dicte. Cet écrit , tracé par la main de ta
mère , te sera remis en son tems , et je te prie d'avoir
égard , dans le cours de ta carrière , à ce qu'il contient.
Si votre bon et digne père (1) vous est conservé , remerciez
Dieu tous les jours de ce don précieux . Je ne vous
(1) Le baron Louis de Montolieu , d'une ancienne famille originaire
de la Provence , qui a fourni nombre de chevaliers de Malte
dont plusieurs se sont distingués . Une branche de cette famille ayant
embrassé la religion calviniste , s'expatria dans le tems des persécutions
. Le père de celui-ci s'attacha au due régnant de Wurteinberg
. et fut nommé gouverneur de la principauté de Montbeillard.
Son fils unique , Louis , se fixa en Suisse , à Lausanne , capitale du
canton de Vaux. Il s'y maria deux fois , et y mourut l'année 1800 ,
regretté de tous ceux qui l'ont connu , sans laisser de postérité . Le
fils qu'il avait eu de son premier mariage avec Mile Mayor de Sullens
, auteur de cet écrit , mourut dans son enfance et sa mère peu
d'années après . La seconde femme du baron de Montolieu ayant
trouvé ce morceau dans ses papiers , la jugé digne d'être sauvé de
l'oubli , et l'offre au public sans y rien changer.
( Note d'Isabelle de Montolieu . )
1
314 MERCURE DE FRANCE ,
dis pas de l'aimer et de le respecter , ces sentimens doivent
naître sans efforts dans votre coeur. La tendresse que j'ai
toujours eue pour ce digne ami , est jusques ici le principe
de celle que j'ai pour vous . J'ai suivi cet honnête homme
dans les vicissitudes de la vie humaine , et je n'ai pas cessé
de l'aimer et de l'estimer parfaitement. Je l'ai vu dans la
prospérité et dans l'adversité , égal , soumis aux lois de la
nature , philosophe sans orgueil et sans âpreté , l'esprit
assez content , et sur-tout l'ame tranquille. Jamais vain ,
jamais bas , jamais tenté de blesser la justice , la vérité
l'humanité , pour quelque intérêt que ce pût être , toujours
occupé du noble soin d'être utile à ses semblables , et
s'irritant peu contre les ingrats .
Toutes ces vertus sont fondées sur une base solide ,
c'est la connaissance , le respect et l'amour pour la Divinité
. Tout vous l'annonce , ce Dieu créateur et protecteur
de l'univers ; il n'appartient à aucune de ses créatures de
bien comprendre son existence , encore moins d'en détruire
le sentiment qui est toujours actif dans notre ame ,
et qui , lorsqu'il est développé , devient le fondement de
la conduite et de l'epérance de tout homme qui pense .
L'homme a reçu de Dieu un rayon de lumière qu'on
appelle raison , et qui paraît lui marquer une place supérieure
à celles des autres êtres créés . Quelle gloire , quel
ressort ce privilége ne doit-il pas donner à notre ame ?.
mais voyons jusques où cette raison peut favoriser nos
vues ambitieuses .
,
Et pour n'en pas perdre les fruits , reconnaissons humblement
les bornes que Dieu lui a prescrites . Cette raison
d'abord , est suffisante pour nous conduire à la connaissance
de l'Etre suprême , comme nécessairement parfait .
Elle nous éclaire sur le but de notre existence ; recherches
qui demandent toute l'application dont nous pouvons être
capables.
Vous le découvrirez aisément ce but en suivant les
traces de la nature : les principales , les plus grandes vérités
, les seules bien démontrées , sont tirées de cette source
toujours pure , lorsque notre faiblesse , nos erreurs et trop
d'orgueil et de précipitation ne la corrompent pas .
La raison , ou plutôt la faculté de raisonner qui se développe
sous les noms de bons sens , de jugement , d'intelligence
, d'esprit , nous ouvre une source de bonheur et de
ΜΑΙ 1813 . 315
plaisir , dans les connaissances utiles et agréables dont
elle nous rend plus ou moins susceptibles , et que l'on
nomme sciences ou arts . Dans les sciences de spéculations
nous rencontrons des bornes , il paraît que nos pas y sont
comptés . Rendons grâces à Dieu de la portion qu'il nous a
faite de ses dons , et faisons lui un hommage sincère et
soumis de notre juste ignorance .
Venons aux principaux usages que nous pouvons tirer
de la raison , pour la faire servir utilement à notre conduite
et à notre bonheur. D'abord, mon cher enfant, garantissezvous
des préjugés de nation, de famille et d'éducation : ce
sont des sources d'erreurs que l'on ne saurait prévenir que
par l'attention, l'examen , la réflexion habituelle sur la
valeur et le prix de tous les objets que le monde peut nous
offrir. Si dans votre enfance vous avez reçu des fausses notions,
il faut sortir de cet esclavage le plutôt qu'il sera possible
. Persuadez-vous fortement que si tout homme peut se
tromper , tout homme aussi est capable de trouver par luimême
les vérités utiles qui ne passent pas les bornes de la
raison humaine. L'homme sage qui a profité de son expérience
a cependant de l'avantage sur vous. Consultez la
portée et le caractère de votre génie , et recherchez vos
dons et vos talens . Suivez avec zèle et avec courage ceux
qui porteront le plus loin votre utilité dans la société. Ce
ne sont pas les grandes places qui honorent et nous rendent
heureux , ce sont celles que l'on peut remplir avec
succès : il vaut mieux convenir à la place que l'on choisit ,
que si elle nous convient simplement d'après nos désirs
ambitieux et vains. Lorsque votre vocation sera décidée ,
fuyez toute paresse , langueur de l'ame, oisiveté , craignez
peu les obstacles que vous rencontrerez dans votre carrière;
la paresse les multiplie, le courage d'esprit les fait disparaître.
Soyez ferme et incorruptible dans les moindres
choses , où la vérité et la justice sont intéressées . Il n'y en
apoint de petites en ce genre , puisqu'elles ppoorrtteenntt l'empreinte
de llaaDivinité; mais si vous devez les respecter ,
autant aussi devez-vous apporter de facilité , de souplesse,
de complaisance, dans ce que l'on appelle usage de société,
enfin dans tout ce qui peut contribuer à la paix et à l'union
avec vos semblables; soyez plutôt disposé à recevoir la loi
qu'à la donner.
Dans les objets de la vanité , petite gloire , caprice des
hommes , le véritable honneur n'y a aucune part .
316 MERCURE DE FRANCE ,
Les hommes que vous devez naturellement aimer, parce
qu'ils tendent au même but que vous , qu'ils ont les mêmes
objets d'espérance , les mêmes peines , les mêmes droits ,
la même valeur , sont très -réellement vos frères; de là naissent
chez vous les sentimens d'amour véritable , de rapports ,
de vrai désir de leur être utile , et de concourir à leur bonheur.
Ne soyez ni caustique , ni insolent; ménagez les
faibles , je veux dire ceux qui sont moins favorisés que vous
des avantages de l'esprit , de la fortune et du rang : Dieu a
laissé à ceux qui en sont le mieux pourvus le soin de faire
laportion aux autres . Quelle gloire ! quel sentiment doux et
flatteur n'éprouverez -vous pas dans cette position .
Prenez peu de confiance aux réputations établies , elles
trompent souvent et peuvent dépendre des circonstances .
Ne prenez personne pour modèle complet de votre façon
de penser et de votre conduite. Pourquoi ne trouveriez-vous
pas chez vous le fond des vertus que vous voudriez imiter ?
Quant aux talens , ils sont les enfans du génie , et celui-ci
ne s'acquiert pas . Il faut rechercher , suivre , étendre celui
que l'on a reçu de la nature ; le goût se forme par l'attention,
la comparaison et les rapports des choses , la réflexion ,
les bonnes sociétés , les lectures bien choisies , mais il dépend
aussi d'une espèce de vue dans l'ame d'un sentiment
délicat sur le beau et le vrai que l'on ne peut pas se donner
absolument , mais que l'on peut perfectionner.
Appliquez-vous constamment à distinguer le faux honneur
du véritable ; par exemple , ne soyez jamais humilié
de rencontrer vos supérieurs dans toutes les choses que la
nature et vos soins n'ont pu vous rendre propres . Gagnez
les premières places dans la classe des hommes vertueux ,
mais aussi employez les moyens et les loisirs que votre
principale vocation vous laissent , à cultiver les goûts
agréables qui peuvent vous rendre aimable et intéressant
dans la société .
Vivez autant que vous le pourrez avec vos égaux en rang
et en fortune; l'on est presque toujours lézé dans la société
de ses supérieurs , et l'on risque de mettre ses inférieurs
dans le cas d'être presque toujours mécontens d'eux ou de
nous ; les grands mérites sauvent dans toutes les classes
ces inconvéniens , et peuvent alors nous fournir des amis .
Traitez tout le monde avec bonté , sur-tout vos domestiques
, lesquels cependant il ne faut pas admettre à votre
ΜΑΙ 1813 . 317
1N
confiance. Ne dédaignez pas d'entrer utilement dans leurs
affaires , mais qu'ils ne connaissent jamais les vôtres . Observéz
dans celles-ci l'ordre le plus exact , et une sage
économie suivant votre état : l'ordre et l'économie tiennent
à toutes les vertus .
Evitez les dettes , emprunts d'argent , cautionnemens , à
moins que dans ce dernier cas vous ne retiriez quelqu'un
d'embarras ou d'un danger bien démontré.
Il faut toujours être bien sûr de pouvoir satisfaire à la
parole donnée , et si même vous l'aviez engagée trop légèrement
, il faudrait s'en punir en l'acquittant.
Faites l'aumône dans la proportion de votre fortune ,
avec attention sur les vrais besoins , jamais par ostentation;
il peut se rencontrer des cas pressans ou une aumône
abondante ne doit pas être soumise au calcul de nos propres
besoins . Cette chaleur de sentiment, qui nous entraîne
quelquefois au-delà du devoir , caractérise les grandes
ames . Retranchez autant que vous le pourrez tout ce qu'il
sera possible dans votre état sur le luxe et les besoins factices
, pour vous procurer le plaisir de donner plus facilemeut
et plus abondamment .
Ne négligez pas le soin de votre fortune , lorsque vous
pourrez l'augmenter par d'honnêtes moyens , et mettez-vous
dans le cas de vous en passer par la modération de vos
désirs , de vos goûts et de vos besoins .
Ne contractez pas légèrement des amitiés intimes; songez
que votre ami doit être la personne la plus respectable
pour vous , puisqu'il doit être dans tous les momens votre
juge et votre conseil .
Il est donc absolument nécessaire de s'assurer de la vertu
de votre ami , mais lorsque vous n'en doutez plus , ne connaissez
plus aussi de bornes à la confiance , aux secours et
aux sacrifices que vous pouvez prétendre l'un de l'autre .
Un ami qui ne rougirait pas de vos torts ne mérite pas ce
nom .
Je crois inutile de vous parler de l'ingratitude : l'oubli
d'un bienfait et la crainte de l'avouer caractérise l'ame la
plus vile.
Soyez sobre , ou si vous voulez voluptueux , dans l'usage
des plaisirs ; le plaisir n'est pas un état , l'on ne peut le
1
318 MERCURE DE FRANCE ,
1
fixer , ce sont des fleurs qu'il faut cueillir sur son passage
et dans leur saison , le plaisir n'existe peut-être que dans la
variété et le changement; ceux qui appartiennent au coeur
et à l'esprit sont plus nobles , plus durables , etd'une autre
nature que ceux auxquels on a donné ce nom.
La société des femmes doit plaire à un honnête homme,
elle entretient la politesse et adoucit les moeurs . C'est un
mauvais ton , aujourd'hui proscrit , que celui d'en médire
et de les dégrader. Elles veulent plaire aux hommes , et
ceux qui ne cherchent dans leur société que des plaisirs
passagers , nuisent essentiellement à la société , qui doit
trouver chez elles des mères de familles sages , des amies
utiles , et d'honnêtes compagnes du sort des hommes .
Quant à l'amour que la jeunesse et la beauté inspire ,
gardez-vous de le traiter avec trop de respect , c'est un
délire passager auquel il ne faut accorder que le tems de
la jouissance. Ce plaisir n'appartient pas à la plus noble
partie de notre être ; évitez-en l'excès , il a toutes sortes
d'inconvéniens .
Il est malheureusement fort rare qu'une femme soit
digne d'inspirer une vraie et grande passion. Elle supposerait
un concours heureux de qualités morales et physiques
, qui captiverait l'ame et soumettrait l'inconstance.
Une telle femme ne peut être l'objet de vos amusemens :
si vous la rencontrez jamais , je désirerais quelle devînt
votre épouse.
2
,
Si vous vous mariez , choisissez une femme vertueuse
pas trop bornée , intelligente , d'une humeur égale , d'une
bonne santé , et dont la figure soit agréable. Quelle soit
s'il se peut , dans un rang et un état de fortune qui n'empire
pas votre condition. Le sacrifice le moins dangereux
à faire est cependant celui des richesses ; mais il faut
craindre de se jeter dans la mauvaise fortune . Calculez
toujours votre dépense sur vos facultés et la décence de
votre état .
N'affectez ni magnificence , ni simplicité. En général ,
méprisez les regards qui tombent sur toutes sortes d'apparence
de grandeurs et de mérite .
Gagnez l'estime par vos vertus et des talens utiles , et
vous l'obtiendrez sûrement. Suivez le caractère de votre
esprit , s'il est gai et brillant , faites usage des dons agréa
ΜΑΙ 1813 .
319
bles sans les estimer plus qu'ils ne valent , et plutôt dans
l'intention de plaire et d'amuser , que dans celle de briller
plus que les autres. Si votre esprit est sérieux et réfléchi ,
ne cherchez pas une autre manière d'être ; celle-ci à ses
avantages : vous aurez votre place et vos momens , c'est
tout ce qu'il faut.
Soyez fidèle au secret , ne recherchez pas celui des
autres ; ne soyez pas prodigue de conseils ; en général ,
n'entrez dans les affaires d'autrui que lorsque vous en serez
requis , et que vous pourrez y servir utilement . Faites
autant qu'il se pourra que votre manière d'obliger laisse
oublier que l'on vous doit de la reconnaissance , et ne
faites pas attendre , ni acheter par des souplesses les services
que vous aurez le bonheur de rendre .
1
Etablissez et fortifiez votre santé par les exercices , le
calme que vous entretiendrez dans votre ame , par la tempérance
, etune vie active.
Tâchez de conserver votre vie , mais accoutumez-vous à
ne pas trop craindre le terme de votre être physique :
si vous avez rempli les devoirs de votre état , vous avez
assez vécu .
Calculez vos jours plutôt sur leur utilité que sur leur
durée ; il y a un pas toujours difficile pour un galant
homme , c'est celui où une offence reçue offre l'alternative
de perdre la vie ou de l'ôter à son adversaire .
Je ne puis pas vous donner des conseils à cet égard .
L'on ne peut pas vivre avec les hommes et renoncer à leur
estime , et cependant qu'il est difficile de sauver les remords
d'une affaire malheureuse. Combien ne doit-on pas
apporter d'attention , par la douceur, l'honnêteté , la bonté ,
la politesse ,, à prévenir ces embarras .
Je veux toucher à un sujet de la plus grande importance.
Il a pour objet les différends cultes que l'on rend à
la Divinité . Evitez les préjugés à cet égard , et respectez
les tous ; un homme qui rend hommage àDieu , d'aprèsles
sentimens de son coeur et le degré de ses lumières , lui est
sûrement agréable ; il mérite tous vos égards . Je suis sûre
que la morale de l'Evangile , sa pureté , ses rapports , surtout
, avec le bonheur de l'homme , entraîneront votre
coeur ; du reste , il est aisé de comprendre et de sentir
combien sont cachés les rapports de l'Etre infini avec la
320 MERCURE DE FRANCE ,
:
créature , et combien ils doivent échapper à notre faible
vue.
Tirez de ce mémoire , tout informe qu'il est , mon cher
enfant , ce qui pourra vous être utile ; reconnaissez-y mes
bonnes intentions , mon zèle pour votre bonheur , et soyez
indulgent pour son auteur .
VARIÉTÉS .
SPECTACLES. - Théâtre Français .-Rodogune et Amphytrion
.
Si je reviens sur Rodogune , ce n'est point dans le dessein
d'offrir un nouveau tribut d'éloges à Mlle Raucourt.
Elle a dans le rôle de Cléopâtre , comme Racine dans son
style , la perfection désespérante. Je ne dirai pas non plus
queMe Duchesnois s'est surpassée dans celui de Rodogune;
les nombreux applaudissemens qui plus d'une fois ont interrompu
sa voix, ont pris soin de l'en informer avant moi .
De semblables interprètes sont plus éloquens que la prose
la plus énergique. Mon intention est d'exhorter les acteurs
en général , et cette actrice célèbre particulièrement , à ne
point dénaturer les vers de Corneille par des corrections
frivoles , sous le prétexte d'en rajeunir l'expression . La
franchise avec laquelle ce grand homme peint sa pensée
est presque toujours celle du génie , et le génie a des priviléges
incontestables . Qui ne doit préférer sa nudité sublime
à toutes les parures du bel esprit ? Musiciens ! ne profanez
point en les changeant les accords de Gluck; artistes et
poëtes , sachez respecter le grand Corneille .
Mlle Duchesnois fait dire à Rodogune .
Il est des noeuds secrets , il est des sympathies ,
Dont par le doux rapport les ames assorties
S'attachent l'une à l'autre , et se laissent charmer
Par ce je ne sais quoi qu'on ne peut exprimer.
On sent combien le mot exprimer est faible , et rend
mal la pensée de l'auteur. Il s'agit bien d'exprimer ; on ne
cherche à exprimer les effets d'une sensation quelconque ,
que lorsque cette sensation est déjà connue , déjà bien définie,
et ce n'est point ici le cas . Rodogune ne sait pourquoi
elle aime ; elle ne démêle point le penchant qui l'entraîne;
ΜΑΙ 1813 . 32
SEIN
L
elle s'enétonne, mais elle y cède par un attrait irrésistible .
Rétablissons donc les vers du grand Corneille tels qu'il les
afaits et tels qu'il a dûles faire.
Il est des noeuds secrets , il est des sympathies ,
Dont par le doux rapport les ames assorties
S'attachent l'une à l'autre , et se laissentpiquer
Par ce je ne sais quoi qu'on ne peut expliquer.
DEP
DE
41
Je devine bien que le mot piquer est l'expression dont
s'est allarmé le hardi correcteur des vers de Corveille, et
qu'ayant changé ce mot, la contrainte de la rime l'a forcé
de changer aussi celui d'expliquer ? Mais sa délicatesse
pouvait être sans effroi , cette expression naïve n'est dés
pourvue ni de grâce ni de force. Elle se transporte sans
effortdu propre au figuré. Si l'on dit très-bien , être piqué
d'un serpent quand on en éprouve la morsûre , cejene sais
quoi , cet aiguillon imperceptible de l'amour ne peut-il pas
agir de la même manière sur le coeur. Ces fausses délicatesses
d'un goût timide ont fait gâter souvent les plus beaux
vers. Ne voit-on pas tous les jours des actrices corriger dans
Andromaque, de leur pleine autorité , ees vers qu'un sen
timent si tendre a dictés à Racine ?
Non , yous n'espérez plus de nous revoir encor ,
Sacrés murs ! que n'a pu conserver mon Hector !
Elles n'osent prononcer sacrés murs; il semble qu'à cette
expression l'orage des sifflets va fondre sur elles , elles
aiment mieux faire un contre -sens , et dire , murs sacrés,
comme si elles parlaient des vases sacrés ou des biens de
Péglise.
J'aurais bien d'autres exemples de cette nature à rappor
ter , mais je m'arrête pour dire un mot de l'événementtragique
qui a eu lieu dans Amphytrion .
J'ai remarqué qu'à l'Opéra et à la comédie française, le
rôle des divinités n'était confié d'ordinaire qu'à des apprentifs
comédiens ou à des sujets subalternes . On ne s'est
pointencore avisé de ravir à Mlle Patrat le rôle de la Nuit ,
qui faitl'essentiel de son emploi. Le malheureux Valmor ,
de corvée ce jour-là , faisait Jupiter. Tout allait bien :
comblé des faveurs d'Alcmène Leverd , il s'était diverti aux
dépens d'Amphytrion ,
Et, satisfait, galment lui dorait la pilule.
: X
322 MERCURE DE FRANCE;
Comme il s'en retournait au ciel, les cordes qui suspens
daient ce vieux fauteuil , qu'on a nommé la gloire on ne
sait pourquoi , se sont rompues tout-à-coup , et Valmor
est tombé nageant dans son sang , mais il s'est relevé avec
courageet s'est montré au public , qui lui porte l'intérêt le
plus vif. On espère que sa blessure n'aura point de suite :
ilest entre les mains du célèbre médecin Alibert .
Théâtre de l'Impératrice.-LaQuerelledes DeuxFrères,
pour la continuation des débuts de Martelli.
Cet ouvrage, me paraît un des meilleurs qu'ait tracés
Collin-d'Harleville; c'est aumoins celui qui se recommande
par le plus d'énergie , qualité qui ne forme pas la base principale
du talent de cet auteur. Il touche le coeur plus qu'il
ne brille par la vivacité de l'expression et par l'esprit . Ce
n'est point à la cour et parmi les grands qu'il a puisé ses
caractères; il n'arrache point comme Molière le masque
aux ridicules et aux vices illustres : c'est dans les conditions
privées de la vie, dans l'intérieur des ménages, qu'il établit
le centre de ses observations . S'il ne provoque pas toujours
l'admiration , il excite le sourire , ou fait couler de douces
larmes . Rien n'est plus intéressant que l'amitié de ces deux
frères se querellant toujours et ne pouvant se quitter ; c'est
un fil qui se nowe , se rompt et se renoue sans cesse. Il est
vrai que le dénouement peut s'ajourner à un tems indéfini,
parce qu'il n'y a point de raison pour que ces deux querelleurs
ne recommencent sans fin leurs querelles .
Martelli dans les deux frères a bien saisi son rôle; mais
ce n'est peut-être pas celui qui lui fait le plus d'honneur.
En général, cet acteur a plus d'intelligence, d'esprit , de
finesse et d'à-plomp que d'entraînement. Il plaît par une
diction correcte, élégante etpure, et par des qualités qu'on
acquiert par une étude constante. Personne ne connaît
mieux que lui les habitudes du monde et les conventions
théâtrales. Cependant on désirerait que sa coiffure fut moins
lourde, sa mise moins âgée. Le vêtement entre pour plus
qu'on ne croit dans l'effet que doit produire l'acteur. S'il
estvrai que le théâtre soit un miroir magique qui réfléchità
nos yeux le personnage sous le point de vue le plus brillant;
pourquoi ne pas soigner ses reflets agréables ?Mole
et Fleuri me semblent être les acteurs qui ont le mieux
senti etmis en usage ce prestige enchanteur. La tenue , la
démarche , les habitudes du corps, ne suffisent pas seules,
ilfaut yjoindre les grâces de la parure. Malgré toutes les
ΜΑΙ 1813 . 323
observations que je viens de faire relativement à Martelli ,
je n'en suis pas moins l'admirateur de son beau talent , et
les éloges qu'il mérite , et que je lui donne avec autant de
plaisir que de justice , doivent rejaillir sur l'administrateur
du Theatre de l'Impératrice , qui l'a su distinguer et faire
en sa faveur des sacrifices . DU PUY DES ISLÉTS .
:
Théâtre de l'Opéra-Comique . - L'Opéra-Comique est
en ce moment le théâtre le plus suivi : chambrée complète
presque chaque soir ; cet état prospère est dû à plusieurs
nouveautés , qui toutes ont été bien accueillies , et à l'ac
tivité des sociétaires qui redoublent de zèle à mesure que
la saison devient moins favorable pour le spectacle .
La Chambre à coucher, opéra en un acte , paroles de
M. S .... , musique de M. Guénée , a été représenté avec
succès . M. S .... a mis , sous le nom du maréchal de
Richelieu , une aventure arrivée à Alcibiade. Je ne connais
pas l'auteur , mais à la manière dont il fait parler ses
personnages , je serais tenté de croire qu'il n'a jamais vu
ceux qu'il met en scene; il ne faut cependant pas juger
Touvrage avec trop de sévérité , puisque c'est le début de
denx jennes gens . Cette circonstance me rappelle le vau
deville final des Visitandines :
Peut-être un jour ils feront mieux ,
Ils ne sont encore que novices.
Théâtre du Vaudeville . Je vais solder à-la-fois un
petit arriéré que j'ai avec le théâtre du Vaudeville. D'abord
paraît le Boguey renversé, qui n'a pas éprouvé de chûte
sur la scène. On trouve dans cette petite pièce un tableau
vrai et animé de la promenade du bois de Boulogne le jour
-de Long-Champs . Il y a du mouvement , de la gaîté et
quelques jolis couplets dans cette bluette , qui doit en
partie son succès à un rôle d'escamoteur joué par Joly
d'une manière fort originale .
Les Escamotages. On assure que c'est une parodie des
Abencerages; je ne le crois pas, rien n'y annonce la
parodie,,rien n'y rappelle l'opéra de M. de Jouy. Au lieu
des Maures deGrenade, ce sont des aubergistes d Orléans ;
les Espagnols sont parodiés par un traiteur du château de
Madrid au bois de Boulogne. LesOrléannais sont en procès
avec le traiteur pour une pièce d'esprit- de-vin; l'aubergiste
confie le soin de plaider sa causé à un jeune poête nommé
X2
324 MERCURE DE FRANCE ,
1
Ilmendort; et comme l'avocat est prêt à partir pour le tribunal
, il le fait accompagner par sa femme , qui doit lui
être ramenée. Ilmendort gagne le procès, et perd la femme
en route; au retour , il est condamné , je ne sais par qui ,
àjeuner jusqu'à ce qu'on ait retrouvé celle qu'il a perdue ;
alors on amène la pièce d'esprit-de-vin que l'aubergiste a
gagnée; les douves tombent, et le tonneau , au lieu de
contenir de l'esprit , ne_renferme que la femme de l'aubergiste.
Je suis presque honteux d'avoir pris la peine de faire
l'analyse d'un semblable ouvrage. L'auteur, qui me paraît
avoir étudié les moeurs des auberges , assure que dans un
cabaret , il faut une jolie femme au comptoir ; car, dit-il
spirituellement , lorsque l'on goûte la maîtresse , on ne
goûte pas le vin. Toutes les plaisanteries sont de la même
force et du même ton ; et voilà l'ouvrage dans lequel un
journaliste , en haine des Abencerages , a bien voulu
trouver de l'esprit et de la gaîté .
Il faut plus d'esprit qu'on ne pense pour faire une bonne
parodie; il ne suffit pas pour réussir d'avoir l'intention
d'être méchant , lorsqu'on n'est pas mieux en fonds que
M. Henry Simon , on s'expose à être méchant , mais c'est
dans l'acception qui signifie mauvais.
Le Billetperdu est de MM. Barré, Radet et Desfontaines;
ils l'ont annoncé sous le titre modeste de proverbe , imité
de l'allemand. La scène se passe à Hambourg ; la femme
d'un peintre a perdu un billet de 500 florins ,le billet a eté
trouvé par un certain Drogmann , épicier , qui s'en est
approprié la valeur , parce que , dit-il , l'argent n'a pas de
maître . M. Drogmann est le mari d'une jolie femme , et il
'avait pour ami intime un jeune homme avec lequel il
vient de se brouiller par jalousie ; celui-ci piqué du procédé
de Drogmann qui lui enlève la possibilité de voir la
chère petite femme, fait insérer dans les affiches que
M. Drogmann a trouvé il y a un an , un billet de 500
florins , et qu'il est prêt à le remettre à celui qui pourra
prouver qu'il lui appartient. Drogmann n'a connaissance
*de cette espiéglerie que lorsque plusieurs frippons arrivent
lagazette à la main réclamer le billet; le véritable propriétaire
se présente enfin, mais Drogmann soutient que ce
'n'est pas lui qui a fait insérer l'article; la femme du
peintre porte sa plainte chez le Bourguemestre qui , pour
l'aider à convaincre Drogmann d'imposture , lui donneun
ΜΑΙ 1813 . 325
Certain Fureterre lequel est chargé de la diriger dans ses
démarches . Grâces à l'intelligence de Monsieur l'observateur
, le billet est rendu; les différentes recherches donnent
lien à des scènes qui ont beaucoup amusé et où l'on retrouve
le talent des auteurs de tant de jolis Vaudevilles . Dans
cette pièce on change onze fois de décorations : c'est une'
innovation à ce théâtre .
Joly a donné au rôle de Fureterre une physionomie de
mobilité et d'observation qui s'accorde bien avec le
caractère .
SOCIÉTÉS SAVANTES.
B.
La société Philotechnique de Paris a tenu , le 2 de ce mois , sa
séance publique dans le local accoutumé de la préfecture du département
de la Seine , dit la salle Saint- Jean.
M. de la Chabeaussière , l'un des secrétaires perpétuels , a fait le
rapport sur les travaux de la société ; il a trouvé le moyen d'y insérer
, par un mouvement oratoire assez touchant , un premier hommage
à M. Delille , dont on venait d'apprendre la mort. Ce mouvement
a été fort applaudi .
Le même a lu ensuite , pour M. Creuzé de Lessert , un conte en
vers , imité de l'abbé Blanchet , et intitulé : le Paradis de Schédad.
M. Paganel a fait lire un discours fortement pensé et très-bien
écrit , sur la durée de l'Empire chinois.
On a lu , pour M. de Lessert , des stances fort ingénieuses sur la
vie humaine , comparée avec une pièce en cinq actes .
M. Fayolle a communiqué des observations sur l'éloge oratoire et
sur l'éloge historique .
M. Joseph Lavallée a fait lire des fragmens du second chant de
son poëme sur la déclamation. On en a vivement applaudi le morceau
qui rappelle Mile Clairon , jouant le rôle de la confidente
Isménie dans Mérope. On en aurait sans doute applaudi quelques
autres détails s'ils eussent été mieux entendus : l'inconvénient d'une
salle un peu trop vaste , pour les voix faibles , en a fait perdre quelques-
uns.
M. Raboteau a la deux apologues en vers , imités de M. de Saint-
Lambert , dont la philosophie , douce et fine , n'a pas perdu à recevoir
quelques développemens sous la plume du poëte imitateur.
M. Pigault-Lebrun a lu un conte en prose , intitulé : Ma Maison :
de Campagne. On y a goûté sa manière originale et piquante d'y
tourner en ridicule quelques-uns de nos travers.
}
326 MERCURE DE FRANCE , MΑΙ 1813 .
M. Lemazurier a terminé les lectures par celle d'un conteen vers
intitulé : leRoi Dagobert, dont le style est naturel et piquant , et
dont les détails sont gracieusement encadrés .
Le talent de M. Gabriel Foignet , sur la harpe , la belle voix de
Mile Joséphine Armand , une romance agréable de Plantade , chan
tée par lui-même , un duo de violon et de piano ,très -bien exécuté,
par M. Armand fils et Mile Flore Armand sa soeur , ont completté.
la satisfaction d'une assemblée nombreuse et choisie qui s'était rendue
àcetteséance.
On vient de mettre en vente le poëme d'Amadis par l'estimable
auteur des Chevaliers de la Table Ronde. Cette nouvelle production
ne peutmanquer d'exciter l'intérêt le plus vif. On connait l'amabilité
et la grâce qui distinguent les ouvrages de M. Creuzé de Lesser ; ces
deux qualités se retrouvent à chaque page de ce poëme qui fait suite
aux Chevaliers de la Table Ronde.
POLITIQUE.
TANDIS que les armées françaises triomphent enEspagne,
et des dernières forces régulières des insurgés battus par
le duc d'Albufera , et des bandes éparses en Catalogne et
dans les provinces de l'Ebre ; que l'armée anglaise est contenue
dans ses positions , et que celle du roi Joseph leur
paraît inattaquable sur le Douro ; que lord Wellington abdique
le commandement général dont il avait été revêtu ,
et que le ministère anglais ne peut plus lui envoyer des
socours, tandis que les côtes de l'Italie et celles de France
sont mises à l'abri de toute surprise , et que dans tous les
départemens les pères rivalisent avec les fils de famille à
qui montrera le plus de zèle , ou par des sacrifices pécumiaires
, ou en payant de sa personne; tandis que les opérations
combinées de la conscription arriérée , et celle de
1814, et de la levée des gardes d'honneur , ont marché
de front et avec un égal succès , prouvant à -la-fois le zèle
des administrateurs et le dévouement des administrés ,
l'Empereur, à la tête de l'armée, réalise les promesses émanées
du trône : bientôt les Russes , a dit l'Empereur , rentrerontdans
leurs affreux climats . Le génie de l'Empereur,
et la victoire fidèle à ses armes , pressent cette retraite déjà
sigualée par un des plus brillans exploits qui aient honoré
De courage français .
Voici les notes successivement reçues de l'armée par
S. M. l'Impératrice-Reine et Régente. Elles ont hautement
répondu à l'attente générale , à la confiance de tous les
sujets fidèles , à l'espoir de tous les esprits éclairés : elles
ont répandu une allégresse générale jusqu'aux extrémités
de l'Empire , où elles ont été portées avec une rapidité extraordinaire
.
Du 3mai.- Les combats de Weissenfels et de Lutzen
n'étaient que le prélude d'événemens de la plus haute importance.
L'empereur Alexandre etle roi,dePrusse qui étaient
arrivés à Dresde avec toutes leurs forces dans leess derniers
jours d'avril , apprenant que l'armée française avait débouché
de la Thuringe , adoptèrent le plan de lui livrer
bataille dans les plaines de Lutzen, et se mirent en marche
1
328. MERCURE DE FRANCE ,
pour en occuper la position ; mais ils furent prévenus par
la rapidité des mouvemens de l'armée française ; ils persistèrent
cependant dans leurs projets , et résolurent d'attaquer
l'armée pour la déposter des positions qu'elle avait
prises .
Laposition de l'armée française au 2 mai , à neufheures
du matin , était la suivante :
La gauche de l'armée s'appuvait à l'Elster ; elle était
formée par le vice-roi , ayant sous ses ordres les 5º et
11 corps . Le centre était commandé par le prince de la
Moskowa , au village de Kaïa. L'Empereur avec la jeune
et la vieille garde était à Lutzen .
Le duc de Raguse était au défilé de Poserna , et formait
la droite avec ses trois divisions . Enfin le général Bertrand,
commandant le 4º corps , marchait pour se rendre à ce défilé.
L'ennemi débouchait et passait 1Elster aux ponts de
Zwenkau , Pegau et Zeitz. S. M. ayant l'espérance de le
prévenir dans son mouvement , et pensant qu'il ne pourrait
attaquer que le 3, ordonna au général Lauriston , dont
Je corps formait l'extrémité de la gauche , de se porter sur
Leipsick , afin de déconcerter les projets de l'ennemi et de
placer l'armée française , pour la journée du 3, dans une
position toute differente de celle où les ennemis avaient
compté la trouver et où elle était effectivement le 2 , et de
porter ainsi de la confusion etdu désordre dans leurs colonnes.
A9 heures du matin , S. M. ayant entendu une canonnade
du côté de Leipsick , s'y porta au galop. L'ennemi
défendait le petit village de Listenau et les ponts en avant
de Leipsick . S. M. n'attendait que le moment où ces dernières
positions seraient enlevées , pour mettre en mouvement
toute son armée dans cette direction , la faire
pivoter sur Leipsick , passer sur la droite de l'Elster , et
prendre l'ennemi à revers : mais à to heures , l'armée
enuemie déboucha vers Kaïa sur plusieurs colonnes d'une
noire profondeur ; l'horison en était obscurci. L'ennemi
présentait des forces qui paraissaient immenses : l'Empereur
fit sur-le-champ ses dispositions . Le vice-roi reçut l'ordre
de se porter sur la gauche du prince de la Moskowa, mais il
lui fallait trois heures pourexécuter cemouvement. Le prince
de la Moskowa prit les armes , et avec ses cinq divisions
soutint le combat , qui au bout d'une demi-heure devint
terrible . S. M. se porta elle-même à la tête de la garde
derrière le centre de l'armée , soutenant la droite du prince
ΜΑΙ 1813 . 329
1
de la Moskowa. Le duc de Raguse , avec ses trois divisions
, occupait l'extrémité droite . Le général Bertrand eut
ordre de déboucher sur les derrières de l'armée ennemie ,
au moment où la ligne se trouverait le plus fortement
engagée . La fortune se plut à couronner du plus brillant
succès toutes ces dispositions. L'ennemi , qui paraissait.
certain de la réussite de son entreprise , marchait pour
déborder notre droite et gagner le chemin de Weissenfels . ,
Le général Compans , général de bataille du premier mérite
, à la tête de la 1 division du duc de Raguse , l'arrêta
tout court. Les régimens de marine soutinrent plusieurs
charges avec sang- froid , et couvrirent le champ de bataille,
de l'élite de la cavalerie ennemie . Mais les grands efforts
d'infanterie , dartillerie et de cavalerie , étaient sur le
centre. Quatre des cinq divisions du prince de la Moskowa
étaient déjà engagées . Le village de Kaïa fut pris et repris
plusieurs fois. Ce village était resté au pouvoir de l'ennemi :
le comte de Lobau dirigea le général Ricard pour reprendre
le village ; il fut repris .
La bataille embrassait une ligne de deux lieues couvertes.
de feu , de fumée et de tourbillons de poussière. Le prince
de la Moskowa , le général Souham , le général Girard ,
étaient par-tout, faisaient face à tout. Blessé de plusieurs,
balles , le général Girard voulut rester sur le champ de bataille
. Il déclara vouloir mourir en commandant et dirigeant
ses troupes , puisque le moment était arrivé pour.
tous les Francais qui avaient du coeur , de vaincre ou de
périr.
Cependant, on commençait à apercevoir dans le lointain
la poussière et les premiers feux du corps du général
Bertrand . Au même moment le vice-roi entrait en ligne,
sur la gauche , et le duc de Tarente attaquait la réserve de
l'ennemi , et abordait au village où l'ennemi appuyait sa
droite. Dans ce moment , l'ennemi redoubla ses efforts sur
le centre ; le village de Kaïa fut emporté de nouveau ; notre,
centre fléchit; quelques bataillons se débandèrent; mais
cette valeureuse jeunesse , à la vue de l'Empereur , se
rallia en criant vive l'Empereur ! S. M.jugea que le moment
de crise qui décide du gain ou de la perte des batailles
était arrivé : il n'y avait plus un moment à perdre . L'Empereur
ordonna au duc de Trévise de se porter avec seize ,
bataillons de la jeune garde au village de Kaïa , de donner
tête baissée , de culbuter l'ennemi , de reprendre le village,
et de faire main-basse sur tout ce qui s'y trouvait. Au
1
330 MERCURE DE FRANCE ,
même moment , S. M. ordonna à son aide-de-camp le
général Drouhot , officier d'artillerie de la plus grande distinction
, de réunir une batterie de 80 pièces , et de la
placer en avant de la vieille garde , qui fut disposée en
échelons comme quatre redoutes , pour soutenir le centre ,
toute notre cavalerie rangée en bataille derrière. Les généraux
Dulauloy, Drouhot et Devaux partirent au galop avec
leurs 80bouches à feu placées en un même groupe . Le feu
devint épouvantable. L'ennemi fléchit de tous côtés. Le
due de Trévise emporta sans coup férir le village de Kаїа ,
culbuta l'ennemi , et continua à se porter en avant en
battant la charge . Cavalerie , infanterie , artillerie de
l'ennemi , tout se mit en retraite .
Le général Bonnet, commandant une division du duc
de Raguse , reçut ordre de faire un mouvement par sa
gauche sur Kaja, pour appuyer les succès du centre. H
soutint plusieurs charges de cavalerie dans lesquelles l'ennemi
éprouva de grandes pertes .
Cependant le général comte Bertrand s'avançait et entrait
en ligne. C'est envain que la cavalerie ennemie caracola
autour de ses quarrés; sa marche n'en fut pas ralentie .
Pour le rejoindre plus promptement l'Empereur ordonna
unchangement de direction en pivotant surKaïa. Toute la
droite fit un changement de front, la droite en avant.
L'ennemi ne fit plus que fuir, nous le poursuivîmes une
lieue et demie. Nous arrivâmes bientôt sur la hauteur que
l'empereur Alexandre , le roi de Prusse et la famille de
Brandebourg occupaient pendant la bataille. Un officier
prisonnier qui se trouvait là , nous apprit cette circonstance
.
Nous avons fait plusieurs milliers de prisonniers . Le
nombre n'a pu en être plus considérable , vu l'infériorité de
notre cavalerie , et le desir que l'Empereur avait montré de
Fépargner.
Au commencement de la bataille , l'Empereur avait dit
aux troupes : C'est une bataille d'Egypte . Une bonne infanterie
soutenue par l'artillerie doit savoir se suffire.
Le général Gourré , chef d'état-major du prince de la
Moskowa a été tué , mort digne d'un si bon soldat ! Notre
perte se monte à 10,000 tués ou blessés. Celle de l'ennemi
peut être évaluée de 25 à 30,000 hommes . La garde royale
de Prusse a été détruite. Les gardes de l'Empereur de
Russie ont considérablement souffert : les deux divisions
de dix régimens de cuirassiers russes ont été écrasées.
MAF 1813 . 331
S. M. ne saurait trop faire l'éloge de la bonne volonté,
du courage et de l'intrépidité de l'armée. Nos jeunes
soldats ne considéraient pas le danger. Ils ont dans cette
grande circonstance relevé toute la noblesse du sang
francais.
L'état-major-général , dans sa relation , fera connaîtra
les belles actions qui ont illustré cette brillante journée,
qui , comme un coup de tonnerre , a pulvérisé les chimériques
espérances el tous les calculs de destruction etde
démembrement de l'Empire . Les trames ténébreuses
ourdies par le cabinet de Saint-James pendant tout un
hiver , se trouvent en un instant dénouées comme le noeud
gordien par l'épée d'Alexandre .
Le prince de Hesse-Hombourg a été tué. Les prisonniers
disent que le jeune prince royal de Prusse a été blessé , et
que le prince de Mecklenbourg-Strelitz a été tué .
L'infanterie de la vieille garde , dont six bataillons
étaient seulement arrivés , a soutenue par sa présence
l'affaire avec ce sang-froid qui la caractérise. Elle n'a pas
tiré un coup de fusil. La moitié de l'armée n'a pas donné ,
car les quatre divisions du corps du général Lauriston
n'ont fait qu'occuper Leipsick ; les trois divisions du duc
de Reggio étaient encore à deux journées du champ de
bataille; le comte Bertrand n'a donné qu'avec une de ses
divisions , et si légèrement , qu'elle n'a pas perdu 50
hommes; ses seconde et troisième divisions n'ont pas
donné. La seconde division de la jeune garde , commandée
par le général Barrois , était encore à cinq journées ; il en
estde même de la moitié de la vieille garde , commandée
par le général Decouz , qui n'était encore qu'à Erfurth :
des batteries de réserve formant plus de 100 bouches à feu
n'avaient pas rejoint, et elles sont encore en marche depuis
Mayençe jusqu'à Erfurth ; le corps du duc de Bellune était
aussi à trois jours du champ de bataille. Le corps de cavalerie
du général Sébastiani , avec les trois divisions du
prince d'Eckmülh étaient du côté du Bas-Elbe. L'armée
alliée, forte de 150 à 200,000 hommes , commandée par
les deux souverains , ayant un grand nombre de princes de
la maison de Prusse à sa tête , a donc été défaite et mise,
en déroute par moins de la moitié de l'armée française .
Les ambulances et le champ de bataille offraient le
spectacle le plus touchant : les jeunes soldats , à la vue de
l'Empereur , faisaient trève à leur douleur en criant vive
Empereur. - Ily a vingt ans , a dit l'Empereur , que ja
33
μ
MERCURE DE FRANCE ,
commande des armées francaises :je n'ai pas encore pu
autant de bravoure et de dévouement .
L'Europe serait enfin tranquille si les souverains et les
ministres qui dirigent leur cabinet pouvaient avoir été
présens sur ce champ de bataille. ils renonceraient a
P'espérance de faire rétrograder l'étoile de la France ; ils
verraient que les conseillers qui veulent démembrer
FEmpire français et bumilier l'Empereur , préparent la
perte de leurs souverains .
Du 3, à 9 heures du soir.- L'Empereur, à la pointe du
jour du 3, avait parcouru le champ de bataille.Adix heures
il s'est mis en marche pour suivre l'ennemi . Son quartiergénéral
, le 3 au soir , était à Pegau. Le vice- roi avait son
quartier-général à Wichstanden , à mi- chemin de Pegau à
Borna. Le comte Lauriston , dont le corps n'avait pas,
pris part à la bataille , était parti de Leipsick pour se
porter sur Zwemkan , où il était arrivé. Le duc de Raguse
avait passé l'Elster au village de Lietzkowits , et le
comte Bertrand l'avait passé au village de Gredel . Le
prince de la Moskowa était resté en position sur le champ
de bataille . Le duc de Reggio de Naumbourg devait se
porter sur Zeist .
L'empereur de Russie et le roide Prusse avaient passé
par Pegau dans la soirée du 2 , et étaient arrivés au village.
de Luberstedt à onze heures du soir. Ils s'y étaient reposés..
quatre heures et en étaient partis le 3 , à 3 heures du matin
, se dirigeant sur Borna.
L'ennemi ne revenait pas de son étonnement de se
trouver battu dans une si grande plaine par une armée
ayant une si grande infériorité de cavalerie. Plusieurs
colonels et officiers supérieurs fait prisonniers , assurent
qu'au quartier-général ennemi , on n'avait appris la présence
de l'Empereur à l'armée que lorsque la bataille était
engagée ; ils croyaient tous l'Empereur à Erfurt.
Comme cela arrive toujours dans de pareilles circonstances
, les Prussiens accusent les Russes de ne les avoir
pas soutenus . Les Russes accusent les Prussiens, de ne
s'être pas bien battus . La plus grande confusion règne dans
leur retraite. Plusieurs de ces prétendus volontaires , qu'on,
lève en Pruussssee , ont été faits prisonniers ; ils font pitié.
Tous déclarent qu'ils ont été enrôlés de force , et sous .
peine de voir les biens de leurs familles confisqués .
Les gens du pays disent qu'un prince de Hesse-Hombourg
a été tué ; que plusieurs généraux russes et prussiens
ΜΑΙ 1813 . 333
ont été tués ou blessés. Le prince de Mecklenbourg--
Strélitz aurait également été tué ; mais toutes ces nouvelles
ne sont encore que des bruits du pays .
Lajoie de ces contrées d'être délivrées des cosaques ne
peut se décrire. Les habitans parlent avec mépris detoutes
les proclamations et de toutes les tentatives qu'on a faites
pour les engager à s'insurger.
L'armée russe et prussienne était composée du corps des
généraux prussiens York , Blucher et Bulow ; de ceux des
généraux russes Witgenstein , Wintzingerode , Miloradowitch
et Tormazow. Les gardes russes et prussiennesy
étaient. L'empereur de Russie , le roi de Prusse , le prince
royal de Prusse , tous les princes de la maison de Prusse
étaient à la bataille .
L'armée combinée russe et prussienne est évaluée de
150à 200,000hommes. Tous les cuirassiers russesy étaient
et ont beaucoup souffert.
Du 4 au soir. -Le quartier-généralde l'Empereur , était
le4 au soir à Borna ;
Celui du vice-roi à Kolditz ;
Celui du général comte Bertrand à Frohbourg ;
Celui du général comte Lauriston à Mælbus ;
Celui du prince de la Moskowa à Leipsick ;
Celui du duc de Reggio à Zeitz .
L'ennemi se retire sur Dresde dans le plus grand désordre
et par toutes les routes .
Tous les villages qu'on trouve sur la route de l'armée
sont pleins de blessés russes et prussiens .
Le prince de Neuchâtel , major- général , a ordonné que
l'on enterrât , le 4 au matin , à Pegan , le prince de Mecklembourg-
Strelitz avec tous les honneurs dus à son grade .
Ala bataille du 2 , le général Dumoutier , qui commande
la division de la jeune garde , a soutenu la réputation
qu'il avait déjà acquise dans les précédentes campagnes
. Il se loue beaucoup de sa division .
Le général de division Brenier a été blessé . Les généraux
debrigade Chemineau et Grillot ont été blessés et amputés.
Recensement fait des coups de canon tirés à la bataille ,
le nombre s'en est trouvé moins considérable qu'on n'avait
cru d'abord; on n'a tiré que 39,500 coups de canon. Ala
bataille de la Moskowa on en avait tiré 50et quelque mille.
Du 5 au soir. - Le quartier-général de l'Empereur était
Colditz, celui duvice-roi à Harta, celui duduc deRagusa
834 MERCURE DE FRANCE ,
derrière Colditz , celui du général Lauriston à Wurtze
du prince de la Moskowa à Leipsick, du duc de Reggio a
Altenbourg, et du général Bertrand à Rochlitz .
Le vice-roi arriva devant Colditz le 5 à 9 heures du
matin. Le pont était coupé et des colonnes d'infanterie et
de cavalerie avec de l'artillerie défendaient le passage. Le
vice-roi se porta avec une division à un gué qui est sur la
gauche , passa la rivière, et gagna le village de Komichan,
on il fit placerune batterie de 20 pièces de canon : l'ennemi
évacua alors la ville de Colditz dans le plus grand désordre,
et en défilant sous la mitraillede nos 20 pièces.
:
Le vice- roi poursuivit vivement l'ennemi; c'était le réste
de l'armée prussienne ,forte de 20 à 25,000 hommes , qui
se dirigea ,partie sur Leissnig , et partie sur Gersdorff.
Arrivées à Gersdorff , les troupes prussiennes passèrent
àtravers une réserve qui occupait cette position : c'était le
corps russe de Milloradovitch , composé de 2 divisions
formant à-pen-près 8000 hommes sous les armes ; les
régimens russes n'étant que de deux bataillons de quatre
compagnies chaque , et les compagnies n'étant que de 150
hommes ; mais n'ayant que 100 hommes présens sous les
armes , ce qui ne fait que 7 à 8to hommes par régiment :
ces deux divisions de Milloradovitch étaient arrivées à la
bataille au moment où elle finissait , et n'avaient pas pu y
prendrepart.
:
Aussitôt que la 36ª division ent rejoint la 35° , le vice-roi
donna ordre au duc de Tarente de former les deux divisions
en trois colonnes , et de déposter l'ennemi. L'attaque fut
vive : nos braves se précipitèrent sur les Russes , les enfoncèrent
et les pousserent sur Harta. Dans ce combat nous
avons eu 5 à 600 blessés , et nous avons fait 1000 prisonniers;
l'ennemi a perdu dans cette journée 2000 hommes .
Le général Bertrand arrivé à Rochlitz , y a pris quelques
convois de blessés , de malades et de bagages , et fait quelques
prisonniers; plus de 1200 voitures de blessés avaient
passépar cette route.
Le roi de Prusse et l'empereur Alexandre avaient couché
Rochlitz .
Unadjudant sous-officier du 17º provisoire , qui avait
été fait prisonnier à la bataille du 2, s'est échappé , et à
raconté que l'ennemi a fait de grandes pertes et se retire
dans le plus grand désordre ; que pendant la bataille les
Russes et les Prussiens tenaient leurs drapeaux en réserve,
ce qui fait que nousn'en avons pas pu prendre; qu'ils nom
ΜΑΙ 1813 . 335
:
ont fait 102 prisonniers , dont 4 officiers; que ces prisonniers
étaient conduits en arrière sous la garde du détachement
laissé aux drapeaux ; que les Prussiens ont fait de
mauvais traitemens aux prisonniers ; que deux prisonniers
ne pouvant pas marcher par extrême fatigue , ils leur ont
passé le sabre au travers du corps; que l'étonnement des
Prussiens et des Russes d'avoir trouvé une armée aussi
nombreuse , aussi bien exercée , et munie de tout , était à
son comble; qu'il y avait de la mésintelligence entr'eux, et
qu'ils s'accusaient respectivement de leurs pertes .
Le général comte Lauriston , de Wurtzen , s'est mis en
marche sur la grande route de Dresde .
Leprince de la Moskowa s'est porté sur l'Elbe pour débloquer
le général Thielmann qui commande à Torgau ,
prendre position sur ce point , et débloquer Wittenberg;
il paraît que cette dernière place a fait une belle défense
et repoussé plusieurs attaques qui ont coûté fort cher
J'ennemi.
Des prisonniers racontent que l'empereur Alexandre ,
voyant la bataille perdue , parcourait la ligne russe pour
animer le soldat , en disant : « courage , Dieu est pour
nous .
Ils ajoutent que le général prussien Blucher est blessé ,
et qu'ily a cinq généraux de division etde brigade prussiens
tués ou blessés .
Du 6 au soir.- Le quartier-général de S. M. l'Empe
reur et roi était à Waldheim; celui du vice-roi, à Ertzdorff;
celui du général Lauriston était à Oschatz; celui du prince
de la Moskowa , entre Leipsick et Torgau; celui du comte
Bertrand , à Mittweyda ; celui du duc de Reggio , à Penig.
L'ennemi avait brûlé à Waldheim un très-beau pont do
bois d'une seule arche , ce qui nous avait retardé de quel
ques heures. Son arrière-garde avait voulu défendre le
passage , mais s'était reployée sur Ertzdorff; la position de
ce dernier point est fort belle . L'ennemi a voulu la tenir.
Le pont étant brûlé , levice-roi fit tourner le village par la
droite et par la gauche. L'ennemi était placé derrière des
ravins. Une fusillade et une canontuade assez vives s'engagèrent;
aussitôt on marcha droit à l'ennemi et la position
fut enlevée. L'ennemi a laissé 200 morts sur le champ de
bataille.
Le général Vandamme avait le 1 mai son quartiergénéral
à Harbourg. Nos troupes ont pris un cuffer de
336 MERCURE DE FRANCE , MAI 1813 .
1
1
(
guerre russe armé de 20 pièces de canon. L'ennemi a re
passé l'Elbe avec tant de précipitation qu'il a laissé sur la
rive gauche une infinité de barques propres au passage et
beaucoup de bagages. Les mouvemens dela Grande-Armée
étaient déjà connuset causaient une grande consternation
à Hambourg. Les traîtres de Hambourg voyaient que le
jour de vengeance était près d'arriver .
Le général Dumonceau était à Lunebourg .
Ala bataille du 2 , les officiers d'ordonnance Berenger
et Pretel ont été blessés , mais peu dangereusement.
Il faut espérer que l'on chantera à Saint-Pétersbourg un
Te Deum , comme on l'a fait pour la bataille de la Moskowa.
Il circule , en effet , en Allemagne , des relations rédigées
dans le dessein d'égarer l'opinion : mais les faits par-
Tent , les résultats sont positifs . Où seraient les Russes
s'ils avaient triomphé à Lutzen ? à Erfurt , sans doute : où
est l'Empereur Napoléon ? à Dresde. S. M. y est entrée
le 8sans coup férir , et la ligne de l'Elbe est à nous . Pendant
ce tems , des notes dont l'authenticité n'est pas suspecte,
attestent que des ordres sont portés à Cracovie aux
corps polonais et au corps autrichien de se mettre en mouvement.
Il suffit de jeter un coup-d'oeil sur la carte pour
présager les résultats inévitables d'une telle combinaison
de mouvemens . On annonce que le dimanche 23 , un
Te Deum solennel sera chanté dans toutes les églises de
France , pour rendre grâce à la divine Providence d'une
succession d'événemens si prospères et si glorieux. S.....
Le MERCURE DE FRANCE parait le Samedi de chaque semaine
parcahier de trois feuilles. Le prix de la souscription est de 48francs
pour l'année , de 25francs pour six mois , et de 13franes pour un
trimestre.
Le MERCURE ÉTRANGER parait à la fin de chaque mois , par
cahier de quatre feuilles . Le prix de la souscription estde 20francs
pour l'année , et de II franes pour six mois. ( Les abonnés au
Mercure de France , ne paient que 18 fr. pour l'année, et 10 fr. pour
six mois de souscription au Mercure Etranger.)
On souscrit tant pour le Mercure de France que pour le Mercure
Étranger, au Bureau du Mercure , rue Hautefeuille , nº 23; et ches
les principaux libraires de Paris , des départemens et de l'étranger ,
ainsi que chez tous les directeurs des postes .
Les Ouvrages que l'on voudra faire annoncer dans l'un ou l'autre
de ces Journaux, et les Articles dont on désirera l'insertion , devront
être adressés ,francs de port ; à M. le Directeur-Généraldu Mercure ,
Paris.
F
SEINE
MERCURE
DE FRANCE .
N° DCXVIII . - Samedi 22 Mai 1813 .
POÉSIE .
5.
cend
.
Morceau détaché d'une traduction libre du Printems
de Gessner.
IDYLLE .
..
Glissant du sommet des montagnes ,
L'Aurore sur son char riant , ,
Des bords lointains de l'orient ,
Te ramène dans nos campagnes .
Sur tes pas , aimable Printems ,
Arrivent le doux badinage ,
१
Les jeux , les plaisirs innocens ,
L'Amour aussi ceDieu volage.
Je le vois ; son arc est tendu :
Dans sa main tenant une rose ,
Nonchalamment il se repose
Sur un lit de fleurs étendu.
Le Dieu fripon sourit d'avance
Aux beautés qui , de sa puissance
Vont subir les aimables lois .
X
'338- MERCURE DE FRANCE ,
,
Les Ris , les Grâces l'environnent :
L'une d'elles tient son carquois ,
Et les deux autres le couronnent ,
Tandis que les nymphes des bois
Près du Dieu d'Amour accourues ,
Frappent les campagnes émues
Des accens de leur douce voix .
•Des oiseaux la troupe fidèle ,
Volantjusqu'aux portes des cieux ,
Semble , par ses concerts joyeux ,
Saluer la saison nouvelle .
Les fleurs s'empressent de s'ouvrir ;
La rose , amante du zéphyr,
Brille sur sa tige légère ;
Et déjà la jeune bergère ,
Dans nos vallons où le plaisir
L'attend sur la verte fougère ,
Avec son amant va cueillir
L'humble et hâtive primevère .
Les Zéphyrs , an souffle amoureux ,
Doux Printems , te suivent encore :
En foule ils viennent dans ces lieux
Annoncer l'approche de Flore.
De la cime des verts coteaux ,
Ils se répandent dans la plaine ,
Aux bords des limpides ruisseaux ,
Etde leur caressante haleine
Rident le cristal de leurs eaux.
Toujours tendres , toujours volages ,
Soit qu'ils agitent les gazons ;
Soit qu'ils errent sous les feuillages ,
Atravers les épais buissons ,
Sur les monts couronnés d'ombrages ;
Soit qu'ils soufflent dans les vallons ,
Chaque fleur reçoit leurs hommages .
Rien n'échappe à leur doux essor ;
Ils baisent , dans leur vol rapide ,
La feuille où la rosée humide
En perles se balance encor.
Mais bientôt leur tendre murmure
Eveille les Faunes légers ,
:
339
ΜΑΙ 1813 .
Qui , sortant de leur grotte obscure ,
Apprennent aux heureux bergers ,
Et ton retour dans nos vergers ,
Et le réveil de la nature .
Les Satyres , encore à jeun ,
Loin de leurs huttes enfumées ,
Vont respirer le doux parfum
Dont les plaines sont embeaumées .
Au son bruyant de leurs pipeaux ,
Les Nymphes quittent leur retraite ,
Et , sous de paisibles ormeaux ,
Courent , par mille jeux nouveaux ,
Du Printems célébrer la fête.
Le soir , lorsque du ciel plus pur
Brillent les flambeaux taciturnes ,
Les Nayades r'ouvrent leurs urnes
D'où jaillissent des flots d'azur.
Formés de ces trésors liquides
Cent ruisseaux , coulant à-la- fois ,
Vont promener leurs eaux limpides
Sur les épais gazons des bois .
Quelques-uns , du haut des collines ,
Tombent en nappes argentines .
Au fond des vallons odorans
Où , formant des bassins rians ,
S'amassent leurs eaux cristallines.
Là , souvent , quand l'astre du jour
S'abreuve des ondes amères ,
De jeunes et tendres bergères
Se rafraîchissent tour-à -tour .
Ah ! combien vous êtes à plaindre ,
Si vous croyez , jeunes beautés ,
Laisser sous ces flots agités
Des feux qu'Amour seul peut éteindre .
,
Saison aimable des beaux jours ,
Symbole heureux de la jeunesse ,
Tems où la mère des Amours
De nos coeurs double la tendresse ;
O toi ! que chérit la vieillesse
Etdontles momens sont si courts ,
Viens répandre par-tout l'ivresse !
Y 2
340 MERCURE DE FRANCE ,
Tu régnais encore , doux Printems ,
Lorsque notre barque légère ,
Du lac , à l'heure où , de la terre ,
Morphée endort les habitans
Sillonnait l'onde solitaire .
,
Omes amis ! rappelez -vous
Cette nuit si fraîche et si belle ! ...
Les Plaisirs , dans notre nacelle ,
S'étaient embarqués avec nous .
Poussés jusques sur le rivage ,
On entendait bondir les flots ,
Qui , fuyant parmi les roseaux ,
Imitaient le bruit du feuillage .
Nous chantions : soudain les échos
Sur l'aile du Zéphyr volage ,
Portaient au sommet des coteaux ,
Avec le murmure des eaux ,
Les chants du joyeux équipage .
Perché sur les rochers déserts ,
Au sein des épaisses ténèbres ,
Quelquefois de ses cris funèbres
L'oiseau des nuits frappant les airs ,
Troublait les aimables concerts
De la sensible Philomèle ,
Qui de sa douleur éternelle
Remplissait les bocages verts.
Pour écouter sa voix touchante ,
Tout se tut : de la vague errante
Se dissipa le bruit confus ;
Le Zéphyr retint son haleine ,
Et , roulant sur la molle arêne ,
Les ruisseaux ne murmuraient plus .
,
>
:
:
AUGUSTE MOUFLE.
IMITATION DE MARTIAL. - L. 2 , Ep. 80 .
De son poignard se déchirant le sein ,
Fannius tombe aux pieds d'un assassin
Dont il a su tromper la barbarie.
De Fannius , certes , je plains le sort ;
Mais n'est-ce pas une étrange furie
De se tuer pour éviter la mort ?
B
ΜΑΙ 1813 . 341
LE CHATEAU DES MAULÉONS ,
OU LA BARONNIE DE RÉ AU TEMS DES CROISADES .
C'EST là (1) qu'un vieux château couronné de trophées ,
Fut habité des preux , fut visité des fées .
Urgelle au char volant qu'emporte un vert dragon
Levant son sceptre d'or sur l'antique donjon
D'un mot faisait enfuir la mer de ces rivages ,
Enveloppait la lune en de sombres nuages ,
Se jouait de la foudre , arrêtait dans les cieux
Des signes de la nuit le cours silencieux .
D'une coupe penchée entre ses mains puissantes
Quelquefois elle verse un philtre extrait des plantes ,
Dont sa grotte magique a vu naitre la fleur :
Sous la voûte il pénètre en légère vapeur
Jusqu'au banquet où siége une troupe choisie ,
Métamorphose l'air en parfum d'ambroisie ,
Rend plus brillant l'éclat des radieux flambeaux ,
Ruisselle avec le vin dans les rians cristaux ,
Couledans tous les coeurs , sur tous les fronts déploie
La vive expression d'une soudaine joie.
Le baron au mantean chamarré de la croix ,
Témoin de sa valeur, lorsque , l'égal des rois ,
Il combattait l'Arabe aux champs de Palestine ;
Sur ses genoux son fils dont la main enfantine
Tient ce fruit violet transplanté de Damas
Conquête la plus sûre après tant de combats ;
L'aïeule avec son rouge et sa perse à ramage
Oùd'éclatans oiseaux font briller leur plumage ;
La dame qui puisant dans la patère d'or
Auvainqueur du tournois vient de verser encor
De brûlant hippocras une coupe fumante ;
Derrière elle un beau page à la tresse odorante ,
Debout , les yeux remplis d'une timide ardeur ;
La vierge rougissant d'une tendre pudeur ;
Le prélat radieux qui sur la pourpre étale
Ason cou suspendu l'or en croix pectorale ;
(1) A la Flotte , bourg et port de l'ile de Ré . Près de ce bourg on
voit aussi les ruines de l'abbaye des Châtelliers , fondée par les Mauléons.
342 MERCURE DE FRANCE ,
Sa guitare à la main le naïf troubadour
Aux vers pleins de combats , de féérie et d'amour ,
A l'écharpe de rose , à la brillante épée
Dans le sang musulman avec honneur trempée ;
Tous respirent la gloire , et tous chantent en choeur
Jérusalem conquise et Godefroi vainqueur .
F. O. DENESLE , associé à l'Acad . de laRochelle.
LE TOMBEAU DU TROUBADOUR. - ROMANCE.
Musique de l'Auteur.
Sous le riant climat de l'antique Ibérie ,
Jadis en un castel vivait un troubadour ;
Alfred était son nom , et près de gente amie
Heureux il s'enivrait des plaisirs de l'amour.
Lors point n'étaient coeurs volages ,
On s'aimait bien dans ces vieux tems ,
La vie était pour les amans
Un beau jour , un jour sans nuages .
Sous les myrtes témoins de leur secretdélire
Suivez - les , épiez ces fortunés amans :
Ils chantent chaque soir ,et sous leurs doigts la lyre
Imite des oiseaux les doux gazouillemens.
Aussi semble la nature
S'animer , sourire à ses jeux
Quand se prodigue couple heureux
Tendres baisers sur la verdure .
Mais las ! qui peut compter sur un bonheur durable ?
Un jour de nos beaux ans vient obscurcir le cours.
Pauvre Alfred ! ... ah ! plaignez son destin déplorable;
Il va perdre bientôt Lisis et ses amours.
Saurez qu'un jour dès l'aurore
Lisis aux champs porta ses pas ...
Alfred ne l'accompagnait pas ,
Un trouble inconnu le dévore.
Déjà le tems s'écoule : 6 comble de souffrance !
Lisis ne revient point... Alfred part , vole aux bois ,
Les parcourt éperdu : quel lugubre silence !
Il appelle .... et l'écho seul répond à sa voix.
!
ΜΑΙ 1813 .
343
Au vallon , à la prairie ,
Il demande en pleurant Lisis ;
En vain ... tout est sourd à ses cris ,
Plus de Lisis , de douce amie .
Ah! si voyez Alfred , d'honneur vous ferait peine ;
Ses yeux jadis si vifs s'éteignent sans retour ,
Son beau front est meurtri , plus n'a figure humaine ,
Il erre-à l'abandon én maudissant le jour .
Et sa mie infortunée
Doit bien souffrir en ce moment :
Est au pouvoir d'un autre amant
Etdans une tour enchainée .
Vous dirai qu'autrefois seigneur de haut parage
Fut épris de Lisis qui rejeta ses voeux:
Alfred fut préféré, et seigneur plein de rage ,
Jura de désunirle couple trop heureux.
Ainsi fit ; mais de sa vie ,
Lisis abrégera le cours ;
Ne peut oublier ses amours
Et voir un jour leur foi trahie.
Cependant sous le poids de sa douleur amère
Adéjà succombé le dolent troubadour ;
Il invoquait la mort , elle a clos sa paupière ;
Tel dépérit un lis séché des feux du jour.
Dans ces lieux tout pleins de charmes
Depuis ce tems les voyageurs
Sur sa tombe ont semé des fleurs
Asa mort ont donné des larmes .
,
,
CHARLES MALO.
ÉNIGME .
LONGUE , courte , quarrée , ou de figure ronde ,
Onme trouve par-tout , et je suis à -la - fois
Dans les lacs , sur les monts , dans les pics , dans les bois ,
Etdans tous les objets , quels qu'ils soient dans le monde .
Mobile comme l'onde ,
Je puis changer à tout moment.
1
Don Gusman , Bride-Oison en bégayant son rôle ,
De ma vertu parle souvent .
344 MERCURE DE FRANCE , ΜΑΙ 1813.
Je his couler jadis , chez Rollet le Pactole ,
De nos jours même encore , oui le fait est certain
Tel Brigandeau , qu'on vit gras comme un moine ,
Et qui sans moi souvent eut expiré de faim ;
Parmoi de ses enfans fonda le patrimoine .
Au reste je conviens à gens d'autre métier ,
Etde maint ouvrier
Je dirige l'ouvrage .
Je déplus dans Esope , et charmai dans Laïs.
Je paraís sur le front des homines de tout âge ,
Et toujours avec eux je parcours le pays .
V. B. (d'Agen. )
LOGOGRIPHE
JE fus avec six pieds un malheureux monarque ,
Etmon chefmis à bas , un fameux hérésiarque.
Par le même .
CHARADE.
LECTEUR , quand mon premier, d'une manière infâme ,
Des jours d'un malheureux vient de rompre la trame ,
Mon dernier aussitôt avec ses trois consors
Sans crainte et sans pitié s'empare de son corps ,
Dans la nuit du tombeau étroitement l'enserre ,
Ydescent avec lui , pour y pourrir en terre.
Aimes-tu le repos , le bonheur et la paix ?
Auxgens de mon entier ne te livre jamais.
Par lemême .
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est ( la lettre).
Celui du Logogriphe est Pair , dans lequel on trouve : Air ( ville
de Provence ) .
Celui de la Charade est Portail .
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS ..
BAISERS ET ELÉGIES DE JEAN SECOND , avec le texte latin ,
accompagnés de plusieurs morceaux de Théocrite ,
d'Anacréon , de Guarini et du Tasse , traduits en
vers français ; suivis de quelques Baisers inédits ; par
P. S. TISSOT. -Un vol . in- 12 . - Prix , papier fin ,
3 fr. , et 3 fr. 75 c. franc de port ; papier vélin , 6 fr . ,
et 6 fr. 75 c. franc de port. A Paris , chez J.-G.
Dentu , imprim. -libraire , rue du Pont-de-Lodi , nº3 ;
et Palais -Royal , galeries de bois , nºs 265 et 266.
-
LES Baisers de Jean Second ne sont pas , il s'en faut
bien , des modèles de goût et de justesse : l'affectation
et la recherche s'y font trop souvent sentir. Le style
trop brillant , en est quelquefois obscur , et , ce qui est
moins excusable encore , le fonds n'en est pas toujours
raisonnable . Enfin , comme M. Tissot a eu le bon esprit
de l'observer lui-même , l'auteur n'a point assez respecté
le précepte donné depuis , par le législateur de notre
parnasse :
Il faut , même en chansons , du bon sens et de l'art.
Cependant , malgré des défauts si graves et si multipliés
, les Baisers de Jean Second jouissent chez tous
les peuples qui ont une littérature , d'une réputation
assez brillante pour engager les poëtes à les traduire , les
libraires à en multiplier les éditions . Cette réputation
serait- elle usurpée ? Gardons-nous de le croire. Elle peut
être exagérée; mais si elle n'avait pas un fondement
réel , elle ne serait point aussi répandue , elle n'aurait
pas été aussi durable. Ce qui a fait le succès des Baisers
de Jean Second , et ce qui le justifie , c'est la vivacité ,
l'élégance du style , c'est le coloris poétique et la volupté
des images , c'est la grace enfin , qui souvent y res-
1
1
346- MERCURE DE FRANCE , ..
semble trop à la mignardise , mais qui plaît et séduit
encore , lors même qu'elle est voisine de l'affectation .
Que devait donc faire un traducteur qui , n'étant
point égaré par un aveugle enthousiasme , appréciait
avec justesse ces beautés et ces défauts ? Ce qu'a fait
M. Tissot , et ce qu'il expose ainsi dans sa préface :.
<<J'ai traduit Jean Second avec fidélité , parce qu'il le
>> méritait ( 1) , et que les difficultés de sa poésie , enga-
>> geaient un ami du travail à essayer du moins de les
>> vaincre , mais je n'ai pas voulu m'imposer des lois trop
>> sévères : tout air de gène et de servitude déplairait
» dans des vers érotiques . Je ne me suis pas refusé la
>> liberté d'ajouter une pensée qui m'a paru heureuse ou
>>agréable , bien moins encore la faculté de remplacer
>> ce qui choquait la raison ou la vérité. Des amis de
>>la charmante latinité de Jean Second regretterontpeut-
>> être ces diminutifs qu'il a employés à l'exemple de
>> son maître (Catulle). Notre langue n'a point cette
>> richesse , ou le petit nombre de diminutifs qu'elle pos-
>>sède sont tombés en désuétude , moins parce qu'ils
>> sont vieux , que parce qu'ils n'ont pas été créés par un
>> goût sûr et des oreilles sensibles au charme de l'eupho-
>>nie . Mais quand cette ressource m'aurait été offerte ,
>> j'avoue que j'en aurais encore usé avec sobriété . Tous
>> ces petits mots donnent de l'afféterie au style : qu'un
>> amant qui plaisante avec sa maîtresse, lui prodigue les
>> plus jolis noms , invente pour elle , dans le commerce
>>intime , des expressions enfantines et gracieuses , ce
>> badinage est aimable et peut plaire à celle qui en est
>> l'objet ; mais quand on peint la passion , ses plaisirs ,
› ses transports , il faut du naturel , des images , de la
>> chaleur , de l'ame enfin. A mon sens , les diminutifs
>> entrent peu dans le dictionnaire de l'amour. Ce n'est
>> pas à ces gentillesses , dont il s'est d'ailleurs servi avec
>> tant de goût , que Catulle doit le titre de grand poëte.
>> Cependant , comme Jean Second a fait quelquefois un
>> usage judicieux de ces ornemens , j'ai cherché des
(1) Parce qu'il méritait qu'on le traduisit de la sorte , on toute
autre tournure me paraitrait avoir plus de régularité.
ΜΑΙ 1813. 347
>> expressions tendres et caressantes pour servir d'équi-
>>>valent. >>
Ces réflexions judicieuses , pleines de mesure et de
goût , font si bien connaître la manière adoptée par
M. Tissot , qu'il suffirait , pour louer sa traduction et en
proclamer le mérite , d'observer qu'il y a été fidèle . Il
n'a cependant pas toujours usé de lafaculté de remplacer
ce qui choquait la raison ou la vérité dans les compositions
de son poëte ; peut- être même ne l'a-t-il pas dû
toujours. « Rien n'est plus élégant , dit-il dans une note
>> sur le onzième Baiser, que les vers de cette pièce , mais
>> il faut avouer qu'elle péche par le fonds; et les plus
>> jolis vers du monde ne sauraient racheter à mes yeux
>> l'absence du bon sens , le premier de tous les mérites
>> en poésiecomme en prose ; aussi ai-je été vivement tenté
>>de supprimer ce Baiser, mais , comme traducteur , je
>>>ne l'ai pas dû peut-être. » Le lecteur en jugera ; voici
cette pièce , telle que l'a rendue fort courte M. Tissot .
Filles de l'air , cessez , diligentes abeilles
De moissonner le miel sur les roses vermeilles ;
Quittez le doux nectar de la fleur du printems
Et les sucs de l'anet qui parfume les champs ;
Volez vers Eucharis : sa bouche purpurine
Exhale les parfums de la tendre églantine ,
Les parfums de la fleur que la main des amans
Va chercher dans les bois à l'aube du printems ;
Des larmes de Narcisse , elle est humide encore ;
Le plus vif incarnat l'enflamme et la colore ;
Ainsi brillent la rose et ce peuple de fleurs
Diverses de parfums , riches de cent couleurs
Que la triste Vénus en pleurant fit éclore
Du sang pur d'Adonis mourant à son aurore.
Mais de grâce , écoutez , peuple aimable et léger ,
Un amant avec vous consent à partager :
Ne soyez point ingrat , ne soyez point avide ;
Laissez quelque nectar sur cette bouche humide;
Si vous alliez tarir et sécher sa fraicheur ,
Eucharis , aux baisers de ma brûlante ardeur
Ne rendrait qu'un baiser sans parfums , sans délices ,
Et tristement puni , j'expierais mes services .
348 MERCURE DE FRANCE ,
Sur-tout loin que vos dards osent jamais blesser
Sa bouche délicate et propice au baiser.
Discret dans vos larcins , caressez-la de l'aile ,
Comme le jeune lis ou la rose nouvelle.
Assurément le fond de cette pièce est fort peu raisonnable
, et l'affectation des pensées va jusqu'au ridicule.
Si M. Tissot n'avait pas un trop bon esprit pour en
écrire jamais de semblables , s'il était l'auteur de ce
Baiser, et qu'il l'eût encore en portefeuille , on devrait
lui conseiller sans doute de ne le point faire paraître ,
on devrait l'engager à réserver les charmans détails
dont il est rempli , pour une composition plus sensée;
mais qu'il sacrifiât ces détails après les avoir rendus
d'une manière si heureuse , c'est ce que n'exigeait point
le goût , et sa qualité de traducteur exigeait tout le contraire.
Pour rendre une justice entière à la versification de
M. Tissot , jugeons-la sur ce qu'elle est dans les morceaux
où Jean Second a montré plus de justesse et de
véritable passion , où sa gentillesse ordinaire dégénère
moins en afféterie , où sa pensée a moins de recherche
et son style un peu plus de franchise. Tel est , à mon
avis , le dix-huitième Baiser, que M. Tissot a traduit
avec autant de facilité que d'élégance ; et quoique cette
jolie pièce soit assez longue , j'espère que le lecteur ne
me saura pas mauvais gré de la transcrire .
Beauté plus douce encor que l'astre de Latone ,
Plus brillante à mes yeux que la vive couronne
De l'étoile au front d'or qui ramène le jour ,
Accorde cent baisers à mon brûlant amour.
Au nom des Dieux , au nom de Guide ,
Je les demande aussi nombreux ,
Que les baisers voluptueux
Donnés ou rendus par Ovide ,
Toujours heureux , toujours avide .
Je les demande aussi nombreux
Que les amours , les ris , les jeux ,
Folâtre essaim qui se repose
Sur ton front , parmi tes cheveux ,
Ou sur tes deux lèvres de rose ;
ΜΑΙ 1813 . 349
:
Aussi nombreux que mes désirs ,
Depuis que j'adore tes charmes ;
Aussi nombreux que mes soupirs ,
Mes espérances , mes alarmes ,
Et nos transports et ces plaisirs ,
Toujours mêlés de quelques larmes .
Ajoute à ses baisers sans cesse renaissans ,
Etles propos d'amour , et les noms caressans ,
Et les soupirs et les murmures ,
Langage harmonieux des coeurs ,
Sans oublier vives morsures ,
Sourire et regards enchanteurs.
Imitons de Vénus les colombes charmantes :
Apeine , au souffle du zéphyr ,
L'hiver commence à s'amollir ,
Lesbecs entrelacés , les ailes frémissantes ,
Murmurant de concert , on les voit tour-à-tour
Donner et recevoir le baiser de l'amour.
Ivredece bonheur suprême ,
Les yeux noyés dans le plaisir ,
Tu me diras : Je vais mourir ,
Soutiens la moitié de toi-même .
Oui , prompt comme l'éclair , je presse dans mes bras ,
Contre mon sein brûlant mon amante glacée ,
Etdemes longs baisers l'agréable rosée
Rend la vie à son coeur , l'éclat à ses appas.
Enfin , sous les baisers succombe ma faiblesse ;
D'une mourante voix je murmure à mon tour :
Recueilli dans tes bras , ô ma jeune maitresse !
Laisse moi renaître à l'amour.
Dans ses bras Eucharis m'enchaîne ;
Foyer d'une douce chaleur ,
Son sein réchauffe ma langueur ;
Et les parfums de son haleine
Font de nouveau battre mon coeur.
Cueillons , chère Eucharis , les fleurs de la jeunesse :
Déjà je vois l'importune vieillesse ,
Les soucis , les douleurs , compagnes de son sort ,
Et dans l'ombre caché le monstre de la mort .
J'ai souligné ce dernier vers qui ne me paraîtppaassdu
même ton que le reste de la pièce. Le monstre de la
:
350 MERCURE DE FRANCE ,
1
mort , caché dans l'ombre , est , ou me semble du moins
une expession peu naturelle , et déplacée sur-tout dans
une composition érotique dont les idées , les images et
la versification ont eu jusques-là de la douceur , de l'abandon
, de la grace , sans mélange de couleurs fortes
et de tournures hardiment figurées .
en Jam miserabiles
Curas ægra senectus ,
Etmorbos trahet , et necem.
a dit le poëte latin qui est , cette fois, plus naturel que
son interprète . Je le remarque comme une singularité ,
car presque toujours M. Tissot , conduit par un goût
plus sain que celui de son modèle , lui rend l'utile service
de déguiser ou d'affaiblir les traits de recherche et
d'affectation qui en déparent les beautés .
Sans être exemptes des mêmes défauts , les Elégies de
Jean Second en offrent cependant moins d'exemples .
Elles ne sont pas , à beaucoup près , aussi connues que
ses Baisers , et quelques-unes du moins mériteraient
plus de l'être . Elles obtinrent , dès l'époque où l'auteur
les fit paraître , les plus honorables suffrages. Sans répéter
ici les louanges qui leur furent prodiguées par
des hommes tels qu'Heinsius , Scaliger et Théodore de
Beze , il suffira de rappeler que le célèbre Grotius croyait
y trouver réunis tout le charme de Tibulle , toutes les
graces de Properce et la brillante abondance d'Ovide.
Omnes Tibulli tepores , omnes Propertii veneres , et
ovidianam facilitatem in elegiis illius agnoscas. Ces
louanges sont fort exagérées sans doute , mais en les
réduisant à la plus juste mesure , on peut encore affirmer
que les Elégies de Jean Second offrent quelquefois des
traits dignes d'un élève de ces grands maîtres ; qu'elles
ne sont dépourvues ni d'imagination , ni de sentiment ;
et qu'enfin si le style a moins d'éclat et d'élégance poétique
que celui des Baisers du même auteur, il a aussi
moins de faux brillans et de mignardise.....
Parmi ces élégies divisées en trois livres , M. Tissot
en a choisi huit, qui lui ont paru offrir plus d'intérêt que
les autres , et ils les a traduits avec les mêmes soins queT
ΜΑΙ 1813 . 351
les Baisers. Je ne puis me refuser au plaisir de faire
connaître cette fin de la première , qui me paraît plus
propre encore que les morceaux déjà cités , à donner
une idée avantageuse du goût et du talent du traducteur.
Viens nous sourire encore , ô déesse des fleurs !
L'aurore a rafraichi leurs parfums , leurs couleurs ;
A peine tu parais , la rose , le narcisse ,
Et le lis virginal entr'ouvrent leur calice ;
Dans ces rians jardins , ton domaine charmant ,
Mille autres fleurs encor que ton léger amant
Flatte , échauffe , nourrit de sa féconde haleine ,
Appellent les regards et le choix de leur reine.
Partage avec le mois ,délices des pasteurs ,
Partage avec le dieu qui règne sur les coeurs ,
Nos hymnes , notre encens , nos justes sacrifices .
Souviens-toi de ces jours de gloire et de délices ,
Quand le jeune Zéphire , épris de ta beauté ,
Profitant de l'erreur de ta sécurité ,
Captive , t'enchaîna dans ses flexibles ailes ;
De cet âge où , du haut des voûtes éternelles ,
Tu contemplais les jeux des fiers enfans de Mars ;
Reviens , dans cet éclat enchanter nos regards .
Des accords des Romains ma jeunesse nourrie
Te consacre ces vers dans une autre Hespérie ,
Sous le chant uwatinal des oiseaux du printems :
Hélas , Rome n'est plus ; les ravages du tems
Ont renversé ton culte ; ils ont détruit tes fêtes :
Mes vers sont éternels et bravent ses conquêtes.
Mère du tendre Amour , caressante Cypris ,
Apollon et Bacchus , vous , mes dieux favoris ,
Faites vivre à jamais ces fruits de mon ivresse ,
Etdes brûlans regards de ma jeune maîtresse ;
Quemes premiers amours , Julie et sa beauté ,
Volent avec mes chants à l'immortalité .
A cette traduction des Baisers et de huit Élégies de
Jean Second , M. Tissot a joint encore une traduction
non moins soignée de la première scène du second acte
du Pastorfido , de la vingt- septième idylle de Théocrite,
de deux odes d'Anacreon , et de l'admirable épisode
r
352 MERCURE DE FRANCE ,
d'Herminie . Enfin son recueilest terminé par des Baisers
de sa composition , plus sagement conçus , mieux pensés
en général que ceux du poëte latin , mais peut-être
moins brillans . Jean Second , comme l'observe M. Tissot,
a plutôt peint l'ivresse des sens que les mouvemens de
l'ame. Ce sont ces mouvemens de l'ame , ce sont les délicatesses
du sentiment , c'est le moral enfin de l'amour
que M. Tissot a voulu peindre , et qu'il a peint en effet
dans ses Baisers . Je regrette que le défaut d'espace ne
me permette pas d'entrer dans plus de détails sur ces
aimables compositions que j'aurais beaucoup de plaisir
à analyser. Mais du moins je ne finirai pas sans citer
encore ce début de la seconde .
Vois- tu , mon Eucharis ces familles de fleurs
Qui parent les saisons de leurs tendres couleurs ?
Un zèle ingénieux , rival de la nature ,
Veille sur leurs trésors , les préserve d'injure ,
Leurménage au matin les rayons du soleil.
Avec les mêmes soins , avec un art pareil ,
Je défends ta candeur des piéges de l'envie .
Nos amours , tu le sais , sont les fleurs de ma vie ,
Je veux les conserver dans toute leur fraîcheur ,
D'un souffle empoisonné je veux garder ton coeur.
Ce coeur est tout ouvert , on pourrait le surprendre ;
Ecoute les conseils de l'ami le plus tendre.
Un point sur l'horison , une nuage léger ,
Au pilote attentif annoncent le danger :
Il faut être en amour plus prévoyant encore.
Il n'y a certainement dans Jean Second aucun passage
où les pensées , les images et les expressions soient
choisies et employées avec plus de bonheur et de grace
que dans ces vers . C'est le véritable ton du genre ; et
M. Tissot prouve dans ce morceau qu'il sait égaler son
auteur sans le traduire. On se souvient qu'il a soutenu
avec honneur une lutte beaucoup plus dangereuse . Sa
traduction fidèle et savamment travaillée des Bucoliques
de Virgile est un véritable service rendu à notre littérature
; elle s'est améliorée successivement dans plusieurs
éditions que le public s'est empressé d'accueillir , et l'attention
laborieuse que l'auteur avait mise à la revoir et
ΜΑΙ 1813 . 353
SEINE
à la perfectionner , en prouvant jusqu'à quel point il
s'était pénétré des beautés de son modèle , avait fait
présager d'avance la manière distinguée dont il samait
les analyser et les faire sentir dans le cours de poésie
latine qu'il commença l'année dernière , au Collège de
France , et qu'il continue cette année avec autant de zèle
quede succès. ROLLE , bibliothécaire de la vitte .
OEUVRES CHOISIES D'ANTOINE - PIERRE -AUGUSTIN DE PIIS.
-
A Paris , chez Brasseur ainé , imprimeur-éditeur ,
rue de la Harpe , nº 93 ; Léopold- Collin , libraire , rue
Gilles-le-Coeur , nº 42 ; Chaumerot, libraire , Palais-
Royal , galeries de bois ; Fantin , libraire , quai des
Grands -Augustins , n° 56 ; Debray , libraire , rue
Saint- Honoré , en face la rue du Coq .
Le Mercure de France ne s'était point encore occupé
des OOEuvres de M. de Piis , quoiqu'elles eussent déjà
fait une sensation assez vive dans le public. L'auteur ,
plus modeste que ne le sont d'ordinaire les auteurs ,
attaché à des travaux importans qui lui permettent peu
de songer à sa gloire littéraire , avait sans doute négligé
envers ce journal les formalités d'usage : son livre
n'était parvenu à aucun des rédacteurs chargés de
rendre compte des ouvrages nouveaux. Il semble que
l'avantage ou plutôt le plaisir de parler de cet agréable
recueil de poésies , m'ait été réservé. Il me flatte
d'autant plus qu'il m'offre le moyen d'émettre une opinion
qui ne sera , j'espère , que l'écho de l'opinion générale
. Ayant à m'occuper de trois genres de poésie absolument
distincts , j'ai cru qu'il serait convenable de
diviser mon travail en trois articles différens. Dans le
premier , je parlerai principalement des contes , ouvrage
de la première jeunesse de l'auteur , je dirais presque de
son enfance ; dans le second , de ses épîtres et oeuvres
dramatiques , et dans le troisième , de son poëme de
l'harmonie imitative .
M. de Piis n'est point de cette caste éphémère et
orgueilleuse d'écrivains qui croient tout savoir sans avoir
Z
354 MERCURE DE FRANCE ,
jamais rien appris ; littérateurs sans littérature , et poëtes
sans poésie . Le génie , vous diront-ils , supplée à tout.
Ils prennent l'audace pour le génie et l'intrigue pour le
succès . On voit dans ses ouvrages , en apparence les
plus légers , qu'il a étudié les langues savantes et lesbons
modèles .
Les Contes de M. de Piis parurent en 1773 , 1774 et
1775. Avantde les faire imprimer, il les lisait à la société
de M. Vase , faubourg du Temple , et recueillait les
suffrages et les conseils d'écrivains distingués alors admis
à cette réunion . La première édition se fit à Neufchâtel ,
sous le titre des Augustins . Elle était si fautive que
l'errata contenait 700 corrections . Cazin en a fait depuis
trois éditions anonymes. La cinquième est celle qui paraît
aujourd'hui , et c'est la seule qui soit annoncée par
l'auteur . Quand ils virent le jour , leur gaîté piquante et
naturelle désarma la sévérité de Fréron même . Il leur
consacra dans l'Année littéraire un article et un éloge
brillant. Un suffrage tel que celui de Fréron , critique
habile , quand la partialité et l'esprit de parti n'offusquaient
point ses lumières , c'était déjà presqu'un succès
pour l'auteur , ou du moins , l'espoir d'un succès . Mais
il dut jouir bien davantage , quand présenté à Voltaire
en 1778 , par le marquis de Villette , il eut le plaisir
d'entendre dire à ce grand homme , que parmi tous les
contes il avait particulièrement distingué les Anges réformés
, le Cagot incroyable. Voltaire était sans doute
le plus poli des écrivains : on l'a vu encourager plus
-d'un homme de lettres qu'au fond du coeur il eut découragé
; mais il n'était indulgent pour les mauvais vers que
lorsqu'ils devenaient pour lui un hommage consacré à
-songrand talent. Alors fût-on un pygmée , il faisait de
vous presqu'un géant. Il accueillait la louange de toute
main et jetait sa couronne au plus offrant. Peut-être ,
diva-t-on , que dans quelques-uns de ces contes l'auteur
soulève un peu le capuchon des moines pour rire de leur
visage , et que la vieillesse du patriarche de Ferney
aimait encore à s'amuser de ces espiègleries ; mais des
vers platement impies ou grossièrement libertins , eussent
révolté son goût. Ainsi l'éloge donné à M. de Piis par
ΜΑΙ 1813 . 355
Voltaire était une prévention bien glorieuse pour le
talent de ce jeune auteur. Mais ce qui ne laissait aucun
doute sur le succès qu'ils devaient avoir , c'est leur
propremérite.
On y distingue une gaîté franche et naturelle , de
l'esprit , et de l'esprit du bon tems , sur-tout certaine
originalité qui n'est pas , comme on a bien voulu le prétendre,
cette licence qui marche au hasard et sans frein ,
violant toutes les règles de la bienséance et du goût .
Sans être bizarre , il sait être neuf. Bien loin de ces écrivains
qui pour en revêtir leur muse indigente arrrachent
sans pitié les lambeaux de quelques poëtes ignorés , ou
ne présentent dans leurs maigres conceptions que les
pâles épreuves des dessins larges et vigoureux de quelque
maître célèbre ; vrais frêlons de la littérature , pillant
sans cesse le miel des abeilles , M. dePiis ne se revêt des
habits de personne ; le patrimoine qu'il présente au puplic
lui appartient tout entier, c'est l'héritage de la nature
et de l'art. L'auteur ne s'est pas contenté de feuilleter
toutes les poétiques, de les lire attentivement, d'apprendre
techniquement le métier : c'est dans les écrits de nos
poëtes qu'il a su étudier ces finesses heureuses, ces combinaisons
savantes de style qui se devinent plutôt qu'elles
ne se montrent, qui se rencontrent plutôt qu'elles ne se
décèlent . Sans y paraître étranger en rien , il aurait pu
converser de leur art avec Boileau , Racine , Voltaire ,
J. B. Rousseau , Le Brun , et le poëte illustre dont les
muses pleurent en ce moment la perte. Cet éloge n'est
pas aussi frivole qu'on pourrait le penser. Peu d'hommes
sont aujourd'hui possesseurs des secrets d'un art qui
paraît si facile au premier coup-d'oeil , et qui exige , indépendamment
de l'heureuse organisation de la nature ,
une étude constante , un travail suivi , et cet aptitude à
la patience dont parle Buffon. Que de gens
Qui pour rimer des mots pensent faire des vers .
Le poëte trouve sur ses pas plus d'un motif pour se
décourager. Il ne voit point toujours son travail apprécié
à sa juste valeur. Des lecteurs superficiels , des juges
peu expérimentés , le pèsent au même poids et dans la
Z2
356 MERCURE DE FRANCE ,
même balance qu'ils viennent de péser l'écrivain le plus
médiocre . La louange est aujourd'hui une monnoie courante
, marquée au même coin , et qui devient l'héritage
de tout le monde. Cela est si vrai que si l'on voulait
donner un éloge qui convint exclusivement à Corneille ,
Racine et Voltaire , il faudrait créer un vocabulaire
nouveau . Quel parasite littéraire n'est tenté de faire un
grand homme de l'auteur chez lequel il a dîné la veille.
Mais ces auteurs qui stipendient la gloire , ne se contentent
pas de laisser agir les censeurs chargés de la leur
distribuer , ces Messieurs , d'après le principe de
Lemierre , qui prétendait qu'on ne faisait jamais mieux
ses affaires que soi-même , se saisissent de l'encensoir et
s'encensent eux-mêmes . Ils ne s'épargnent point. Habiles
å glisser sur de grands défauts , ils saisissent de petites
beautés , les analysent avec un soin curieux , à-peu- près
comme ces botanistes qui comptent toutes les fibres
d'une rose flétrie .
M. de Piis n'étant pas son propre juge , ne doit pas
s'attendre à être loué sans restriction .
Parmi ses Contes , il n'en est pas un seul qui n'offre
un mot heureux , un trait d'esprit , et ne soit piquant
soit par le sujet , soit par l'exécution ; mais j'en ai remarqué
deux ou trois qui , quoique l'auteur ait dit avec
grace :
O Pudeur , hâte- toi de tirer dans mes vers
Des rideaux que Grécourt laissait toujours ouverts ,
frisent un peu la manière de cet abbé plus qu'égrillard .
Il est un autre conte d'un genre différent , qu'un goût
rigide n'adopterait peut être pas , c'est celui qui a pour
titre : Chacun à son tour.
Il s'agit d'un patient , pendu on ne saurait plus mal ,
et que le bourreau avait abandonné au lugubre poteau ;
à qui il advient la bonne fortune de pendre à son tour
cet exécuteur des hautes justices .
Heureux celui qui peut rendre
Un service à lui rendu
,
Mais plus heureux qui peut pendre
Le bourreau qui l'a pendu,
ΜΑΙ 1813 . 357
Tous ces contes où figurent à la potence ces malheureuses
victimes de leurs passions effrénées , ont un côté
qui afflige l'ame et attriste le rire. Dépêchons nous , pour
nous dédommager de la critique , de citer le charmant
conte nommé , les Pantoufles d'Empédocle .
Il n'est rien tel que d'approfondir tout
Comme Empédocle , homme de goût ,
Qui doutait si Vulcain logeait sous la Sicile :
Un jour ce philosophe habile ,
Entendant dans l'Etna retentir les marteaux
Dont il tente en trois tems d'attendrir les métaux ,
Marcha vers le volcan d'un pas ferme et tranquille ,
Dépouilla de sang froid sa chaussure inutile ,
Et se jeta pieds nus et la tête en avant ,
Dans un gouffre de flamme entr'ouvert par le vent.
Que ne peut pas sur nous le désir de s'instruire !
Plusieurs passans , qui l'avaient observé ,
Battaient des mains en éclatant de rire ;
Mais un petit-maître énervé ,
Prenant les pantoufles du sire ,
Cria: Messieurs , qu'est-ce qu'une action
Si belle qu'elle soit , quand l'orgueil l'accompagne .
Voici ce que je trouve au pied de la montagne :
Siflons tous sans compassion.
-Parsembleu , Monsieur le maroufle ,
Lui répartit une pantoufle ,
Feu mon maitre par vous gratis est insulté :
Qui ne cède à la vanité ?
L'ombre du laboureur voltige autour de l'arbre
Qu'étant jeune il avait planté ;
Ceriche qui n'est plus sous sa tombe de marbre ,
S'enorgueillit d'avoir été ;
L'auteur le moins connu jaloux de se survivre ,
De sa cendre de nain croit renaître géant ,
Baise avant d'expirer les feuillets de son livre ,
Et s'endort sans regret dans la nuit du néant.
Sous la faux de la mort on voit encor la belle
Sourire à son portrait , qui durera plus qu'elle ,
Et qui transmettra sa beauté :
Bref , il n'est pas jusques au sage
Qui , traîné malgré lui vers l'horrible Léthé ,
1
1
358 MERCURE DE FRANCE ,
Ne trace avec le doigt son nom sur le rivage
Dans l'espoir de l'apprendre à la postérité.
Ta remontrance m'est égale ,
Reprit le petit maitre à grand tort furieux ,
Tu raisonnes pantoufle , et malgré ta morale
On ne verra jamais les miennes dans ces lieux ;
Aux pieds d'Elmire elles sont beaucoup mieux.
Ce conte est plein d'esprit , de graces , de talens et
semé de vers faits à la manière de Boileau , tels que
celui-ci :
1
De sa cendre de nain croit renaître géant.
On a dû remarquer aussi cette heureuse onomatopée:
Entendant dans l'Etna retentir les marteaux
Dont il tente en trois tems d'attendrir les métaux.
Cette manière de peindre n'est certes pas celle d'un
poëte vulgaire. Si un plus long espace m'était accordé ,
je citerais d'autres contes d'un genre opposé à celui que
je viens de citer , et qui contraste par des beautés d'un
genre aimable et gracieux , et font l'éloge de la flexibilité
du talent de l'auteur. Je ne passerais pas sous silence ses
charmantes épitres , quelques-unes de ses épigrammes ,
ses madrigaux , et sur-tout ces vers adressés à M. de
Parny :
Sous le voile de l'anonyme ,
Chevalier , je vous ai surpris :
Dans ma recherche légitimé
Comment me serai-je mépris ?
Des dons que Flore nous dispense
Vous avez fait sentir le prix ,
Et les fleurs par reconnaissance
Se glissent dans vos écrits .
Mais je sens qu'il faut m'arrêter et borner mes citations
. Ce n'est pas qu'en cette occasion je craigne que
l'on puisse me rappeler ce vers :
Le secret d'ennuyer est celui de tout dire .
DU PUY DES ISLETS .
ΜΑΙ 1813 . 359
1
LÉONIE DE MONTBREUSE ; par Mme S ...... G...- Deux
vol . in- 12.- Prix , 5 fr. , et 6 fr. franc de port .-
A Paris , chez Renard, libraire , rues de Caumartin ,
nº 12 , et de l'Université , nº 5 .
APPRENDRE aux jeunes personnes qu'elles doivent se
tenir en garde contre les dangers d'un premier choix en
amour , et que la prudence paternelle sait mieux discerner
qu'elles-mêmes celui qui doit assurer leur bonheur;
tel est le but moral que s'est proposé l'auteur de cet ouvrage
. Mme S..... G... a développé cette utile vérité à
l'aide d'une fiction ingénieuse quoique simple , intéressante
quoique dénuée d'événemens extraordinaires .
Léonie , fille du comte de Montbreuse , sort du couvent
à l'âge où il faut déjà penser à prendre son rang
dans le monde, où par conséquent un peu de connaissance
de ce monde est assez nécessaire; mais ce n'est point au
couventqu'onpeut espérer de l'acquérir, et Léonie , malgré
son esprit , malgré le talent d'observation dont elle est
douée , ne peut éviter pourtant de tomber dans une erreur
fatale : elle se défie des sentimens de son père pour elle ,
parce qu'il montre un peu de froideur dans l'expression
de sa tendresse. Elle ne croit pas qu'un tel homme
puisse s'occuper assez , ou au moins avec succès
des moyens de la rendre heureuse. Léonie prend done
le parti de ne s'en rapporter qu'à elle-même du soin de
son bonheur; et déjà sa curiosité s'éveille , son imagination
se monte au seul portrait que son père lui trace, à
dessein de l'en degoûter , du jeune cousin Alfred de
Nelfort , qu'on attend d'un jour à l'autre dans la maison.
Or cet Alfred , très-brave officier , lui est annoncé
comme un assez mauvais sujet. Elle le voit enfin ; et
elle croit qu'elle l'aime , parce qu'il a la réputation d'avoir
séduit beaucoup de femmes , mais sur-tout parce qu'on
a voulu la prévenir contre lui. Dans ces dispositions ,
elle n'hésite point à refuser la main d'un jeune homme
d'un rare mérite , auquel son père prend le plus vif in
360 MERCURE DE FRANCE ,
térêt , et quoique le roi lui-même ait désiré ce mariage.
C'est Alfred seul qu'elle aime ; elle a juré de n'avoir jamais
d'autre époux , et elle consigne ce serment dans un
anneau qu'elle lui donne. M. de Montbreuse consent à
leur union , mais il exige qu'elle n'ait lieu qu'au bout de
huit mois pendant lesquels les amans viendront habiter
son château , Alfred , condamné à une solitude qui n'est
point du tout dans ses goûts , ressent bientôt de l'ennui ,
malgré la présence de sa bien aimée. Il finit par chercher
des distractions dont elle n'est point l'objet , et qui
sont même contraires à la fidélité promise. Léonie voit
tout cela; elle en souffre beaucoup ; elle souffre d'autant
plus qu'elle a depuis quelque tems , pour objet de comparaison
, un voisin que lui a présenté son père , Edmond
de Clarencey , jeune homme sensible , bon , sage
au plus haut point. Léonie ne peut résister aux belles
qualités qu'il possède ; elle sent bientôt que c'est celui-là
que la nature l'a destinée à aimer, et elle apprend aussi que
c'est celui-là même que son père lui avait proposé pour
époux . Cependant elle est résolue de tenir sa promesse,
pour ne pas affliger une tante qui lui est chère ; mais
notre jeune étourdi lui épargne ce pénible sacrifice ,
en renonçant de lui-même à un bonheur dont Edmond ,
devenu son ami , lui paraît beaucoup plus digne . Léonie ,
au comble de ses voeux , découvre que c'est moins au
hasard qu'à la sage prévoyance de son père qu'elle doit
le bonheur de sa vie. :
Nous avons donné l'analyse de ce roman, sans craindre
d'affaiblir le plaisir que doit produire la lecture de l'ouvrage
, parce que le genre d'intérêt dont il est susceptible
n'est pas fondé , comme dans la plupart des autres
romans , sur une série de faits plus ou moins extraordinaires
et inattendus ; c'est par le naturel des situations ,
par la vérité des caractères , que Mme S .... G.. a cherché
ses moyens de plaire et d'attacher , et c'est aussi par-là
qu'elle a rendu sa leçon plus profitable pour les nombreuses
Léonies qu'on rencontre dans la société .
En général , le plan de l'ouvrage est sage et bien ordonné.
Toutes ke parties en sont liées avec beaucoup
ΜΑΙ 1813 . 36г
de discernement. Il est semé d'aperçus très-fins sur les
moeurs et sur les plus secrets mouvemens du coeur .
Nous allons en donner un exemple en citant quelques
phrases qui tombent sous nos yeux. « Les femmes habi-
>> tuées aux éloges , aux protestations de tendresse , ont
>> cela de malheureux qu'elles ne peuvent supporter la
>> pensée d'être indifférentes , même aux gens qui les
>> intéressent le moins. Le dépit qu'elles en ressentent
>> les conduit souvent à faire , pour plaire, des frais exa-
>> gérés qui les compromettent si bien qu'elles ne savent
>> plus comment rétrograder ; et bientôt elles se trouvent
>> engagées sans avoir le moindre sentiment pour excuse .
>> Je crois que ce travers de vanité a fait commettre plus
>> de fautes que toutes les folies de l'amour . »
Quoique ces sortes de citations ne donnent qu'une
légère idée du mérite d'un ouvrage d'agrément, nous
ferons remarquer encore à nos lecteurs un passage qui
se trouve voisin de celui qu'ils viennent de lire. Léonie
dit en parlant d'Alfred : « Sa présence n'avait pas pour
>>moi tout le charme que mon imagination s'en était pro-
>> mis : son esprit si vif, si gai dans le grand monde où
>> l'ironie a tant de succès , était d'un faible secours dans
>> une société intime où personne n'a envie de se tourner
>> mutuellement en ridicule . C'est ici qu'il faut réunir
>> toutes les qualités d'un esprit attachant pour y paraître
>> long-tems aimable . Une bonne conversation se com-
>> pose de tant d'élémens divers que pour la soutenir il
>> faut autant d'instruction que d'usage , de bonté que de
>> malice , de raison que de folie , de sentiment que de
>>>gaité. >>>
On voit que l'auteur , pour écrire un roman , ne s'est
point contenté de lire des ouvrages de ce genre . Il a
médité avec nos moralistes ; et sur-tout il a lu et su lire
dans le coeur humain . Mme S. G. y a découvert beaucoup .
de ces petites vérités qu'on n'avoue pas , et qui n'en sont
pas moins réelles pour les La Rochefoucault de tous
les âges . Son style facile et agréable est plus correct qu'on
ne devait espérer de le trouver dans un roman , et dans
l'ouvrage d'une jeune femme.
362 MERCURE DE FRANCE ,
Empressons-nous de féliciter Mme S. G. de ce qu'elle
asuivi la bonne école , l'école de l'aimable auteur d'Adèle
de Senanges , et de ce qu'elle n'a pas cherché à établir sa
réputation sur quelques-uns de ces romans dits religieux
ou historiques , dans lesquels on cherche à honorer , à
sanctifier des actions que réprouvent la morale et la justice.
H. D.
VARIÉTÉS .
SPECTACLES.-Théâtre Français .-Andromaque , pour
les débuts de Mile Humbert .
Débuterà la comédie française par le rôle d'Hermione ,
et dans l'emploi de Mlle Duchesnois , voilà ce qu'on appelle
une noble témérité. Le succès a-t- il suivi l'audace?
c'est ceque nous sommes loin d'affirmer .
Dans le cours des visites de Mlle Humbert , car on fait ses
visites pour le fauteuil de Mm Clairon comme pour celui de
Voltaire , ceux qui ont eu le plaisir de voir la débutante ,
n'ont rien trouvé en elle qui formât un contraste trop marqué
avec la fille d'Hélène , qu'elle se chargeait de ressusciter;
mais l'Hermione de l'appartement n'est pas toujours
l'Hermione du théâtre . Telle à la scène voit s'évanouir des
charmes encensés au grand jour, et telle autre en acquiert
que ni elle ni personne ne soupçonnait. L'optique a ses
malheurs et ses prestiges. Tous ces riens charmans , ces
finesses de la physionomie s'éclipsent à une certaine distance
, et ces traits dont la nature a trop marqué l'empreinte
, se coordonnent et se placent de la manière la plus
convenable. L'optique théâtrale et celle qu'exige la peinture
ont à-peu-près les mêmes résultats. Des traits faits
pour être vus de loin ne doivent être , pour ainsi dire ,
qu'indiqués sur la toile ; pour peindre la miniature
saurait trop polir, et se servir de pinceaux trop délicats . La
figure de Mlle Humbert , fort agréable à la ville , n'a point
tenu , au théâtre , ses promesses . Peut-être a-t-elle un peu
perdu de ses agrémens par le voisinage de Mme Rose Dupuis
, dont le visage jouera plus d'une fois un mauvais tour
à celui des débutantes quifera d'elle unehumble confidente .
Elle se venge par ses charmes de l'infériorité de son rang.
on ne
ΜΑΙ 1813 . 363
Il me semble qu'il serait politique à ces princesses de s'affranchirdes
soins d'une suivante aussi dangereuse que Mme
Rose. N'y a-t-il point un autre choix à faire ? Elles seraient
fort bien et bien plus à l'aise auprès de MmePatrat. Il est
vrai que Mme Patrat n'est pas sur la première ligne des
confidentes , Quand l'une est dans le salon, l'autre est dans
l'antichambre. Pourquoi la comédie française n'a-t-elle pas
recours à Mile Dégotti ; elle tiendrait son rang entre la
première et la seconde, et s'acquitterait très -honorablement
de ses fonctions .
Quoique toute actrice qui se destine au rôle d'Hermione
doive un peu compter sur ses attraits , et même n'en ait
jamais trop , cependant à quoi le talent ne supplée-t -il pas?
Nos pères étaient convenus de ne point chicaner Mlle du
Mesnil sur le chapitre de la beauté. Il est vrai que c'était
Mlle du Mesnil. La débutante paraît ne s'être pas assez occupée
de son art. Sa démarche est brusque , précipitée et
sans grâce. Elle ne sait pas choisir ces belles pauses , si
bien indiquées par les habiles statuaires. L'artde la tragédiene
consiste pas à réciterdes vers avec plus ou moins
d'intelligence , de feu ou de sensibilité , son premier but
est de rappeler le personnage au spectateur , de tromper ce
spectateur si savamment qu'il croye le voir marcher , agir
et l'entendre parler; l'ame doit prêter à l'organe les inflexions
qui lui conviennent pour peindre et nuancer les
passions . La nature a donné à la débutante une voix assez
forte , mais sans charme et sans flexibilité ; quand elle veut
la déployer , les sons s'arrêtent dans sa gorge. Comment
donc , avec un instrument aussi rebelle, rendre le caractère
d'Hermione , qui flotte entre des sentimens si opposés ;
tantôt fière et dédaigneuse avec Oreste , tantôt s'armant
d'une coquetterie adroite pour en faire son esclave , le déchirant
et l'appaisant, etd'un mot , d'un regard le poussant
à la vengeance ; tantôt, avec Andromaque , dissimulée et
jalouse ; et près de Pyrrhus , tendre , sensible , emportée et
furieuse. L'organe de la débutante , n'ayant qu'une seule
couleur , peut-il se prêter à des effets si variés ? Aussi
a-t-elle paru de la plus grande monotonie. Je conviens
qu'elle n'a pas été bien servie dens les scènes qu'elle a
jouées avecDumousseux , qui ne paraît pas avoir trop bien
profité des leçons de M. Florence , connu par son intelligence
, et riche en savantes traditions. Mais la débutante
a eu lieu d'être satisfaite des efforts qu'a faits Talma pour
364 MERCURE DE FRANCE ,
la seconder. Sans lui , que serait - elle devenue ? Talma a
vengé la gloire de Racine outragé, dans cette représeutation ,
par les acteurs les plus médiocres :
Un seul héros s'avance , et vaut seul une armée.
Nous ne croyons pas encore avoir vu cet acteur aussi sublime.
A force de creuser son art , il y trouve des beautés
imprévues ; de même qu'en fouillant dans les entrailles de
laterre , on en fait jaillir des métaux , dont la richesse
étonne .
C'est dans les fureurs d'Oreste sur-tout que Talma ,
effrayant de beauté, nous a retracé le noble délire d'Oreste .
Son génie seul a pu deviner la peinture du fils d'Agamemnon
; il est acteur comme Phidias , Praxitèle et Polydore
étaient peintres ; ces artistes ne trouvant point de
modèle pour représenter les Dieux , puisaient dans le beau
idéal.
Reprise du Jaloux sans amour. - L'auteur du Jaloux
sans amour était né avec de l'esprit , du goût , mais qui
dégénérait souvent en faiblesse . Son premier titre de gloire
fut le petit poëme du Jugement de Paris , dont on a retenu
quelques vers , et entr'autres ceux- ci. Il s'agit de la toilette
d'une des trois déesses .
Ason oreille on suspendit en noeuds
Des boucles d'or errantes et captives ;
Des diamans d'un vert faible et douteux
Ceignent son front , façonnés en olives .
On connaît aussi de lui quelques contes tirés d'anciens
fabliaux , mais tout cela ne prouve ni génie , ni verve comique,
ni talent nécessaire pour entreprendre un ouvrage
dramatique. Aussi nous paraît-il avoir complètement échoué
dans le Jaloux sans amour. Le caractère principal est froid
et insipide; celui de sa marquise est d'une tolérance qui
passe toutes les bornes et dégénère en niaiserie . L'oncle est
un vieil indiscret du plus mauvais ton , et qui viole toutes
les lois de la bienséance. L'auteur , qui a voulu se traîner
sur les traces de Dorat et se servir de son jargon , n'a ni son
coloris , nice persiflage qui lui tenait lieu souvent de raison
et de comique. Molé , pour faire niche au public qui avait
sifflé la pièce à la première représentation , s'avisa de la
ΜΑΙ 1813. 365
1 réhabiliter quatre ans après . Il se ligua avec Mlle Contat ,
alors jeune et jolie , pour en faire l'apothéose. Il réussit
On couronna , si non la pièce , du moins la bonne volonté
de l'acteur . Fleury , comme successeur de Molé , a cru se
servir des droits que lui donne un si bel héritage , et vient
de tenter une nouvelle résurrection ; car la pièce était décidément
enterrée. Mais qu'eût-il fait sans M Mars ? C'est
à elle que les mânes d'Imbert doivent faire des remerciemens
. Elle a employé toute la magie de son esprit et de
son talent pour captiver en faveur de la pièce la bienveillance
du public. Elle a gagné sa cause. Il n'en est point
qu'elle ne gagne au tribunal du parterre et des loges . Elle
peut répondre d'avance du succès de ses enchantemens :
la véritable magie est celle des grâces .
Théâtre de l'Imperatrice. - Reprise du Mariage de
Figaro.- Les toilettes faites de bonne heure , toute la
Chaussée-d'Antin accourant , lundi dernier , à l'Odéon , pas
une place après sept heures , pourquoi tout cela? on donnait
la reprise du Mariage de Figaro. Il est vrai que ce chefd'oeuvre
de Mozart n'était pas le motif unique de cet empressement
général. On était curieux d'entendre une prima
donnaqui descendait de la dignité de son rang pour remplir
un second rôle dans les nôces de Figaro, celui de Suzanne.
Le vrai talent sait faire du personnage le plus subalterne un
personnage de première ligne. On sait que Mlle Clairon ne
dédaigna pas de jouer une confidente , et qu'elle se laissa
toujours deviner par son intelligence et la grâce de sonjeu .
Porto, qui remplissait pour la première fois le rôle du comte
Almaviva , devait aussi influer sur l'attention publique.
J'ignore si Mozart écrivit ce rôle d'original pour une basse
ou pour un tenor. Jusqu'alors il n'avait été joué que par
des tenors , ou du moins je ne me rappelle pas de l'avoir
entendu chanter par des voix d'un ordre plus grave. Rendu
par des voix de basse, il est certain qu'il contraste moins
avec celui de Figaro . Les amateurs de la vraie musique ont
eu amplement de quoi se délester , car Mozart plaît à-la- fois
aux harmonistes et aux mélodistes , il a mis , pour me servir
de l'expression d'une artiste célèbre , sur le théâtre la
statue et le piédestal. Ce n'est pas qu'il soit jamais bruyant
mal-à-propos . Il laisse quelquefois sommeiller son orchestre
pour le réveiller avec plus de verve. Aucun compositeur
ne peut se flatter d'avoir mieux su marier la voix et les ins
366 MERCURE DE FRANCE ,
trumens , et c'est ici le cas de faire un éloge bien mérité de
l'admirable orchestre du Théâtre de l'Impératrice . La romance
que chante Mme Barilli en italien et en français ,
mon coeur soupire , est accompagnée du cor , de la flûte ,
de la clarinette , du haut-bois , et de presque tous les instrumens
. Eh bien ! elle s'entend dans toutes les parties de
la salle, comme si elle n'était accompagnée que par unseul
d'entr'eux. Voilà ce que nous n'avons pas encore pu obtenir
au grand opéra, où les chanteurs et l'orchestre semblent
avoir fait une conspiration contre nos oreilles et rivaliser à
qui nous rendra le plus tôt sourds . La comtesse Almaviva et
sa charmante camériste se sont parfaitement entendues pour
nous plaire. On a prétendu que le rôle de Suzanne qui est
enjouée , piquante , éveillée, paraissait ne pas convenir entièrement
aux moyens de Mme Festa ; on n'a pas observé
que la Suzanne italienne n'est pas aussi espiègle et aussi
vive que la Suzanne française. Le compositeur a glissé dans
sa musique des teintes pleines de suavité qui touchent
presqu'à l'amour , et qui me paraissent se fondre et se
nuancer fort bien avec la voix de Mme Festa . Cette cantatrice
a fait infiniment de plaisir dans un air qu'on n'avait
point encore entendu dans cet opéra. M Barilli me paraît
aussi admirablement d'accord avec le rôle de la comtesse;
son maintien, sa décence, ses grâces modestes, la noblesse
de ce son de voix qui semble n'appartenir qu'à une femme
de qualité , sa manière délicate de chanter, tout en elle
sert à favoriser l'illusion. On ne se lassera point d'aller
voir la plus harmonieuse et la plus savante des musiques,
chantée par les premiers des virtuoses . De l'aveu des grands
maîtres , on n'a rien écrit qui soit supérieur au final du
second acte du Mariage de Figaro. Dans leduo de la lettre,
Mozart ne s'est livré qu'à son inspiration, et jamais elle n'a
été plus heureuse. S'il existe un ouvrage où le génie soit
allé peut-être plus loin , c'est Don Juan. Ainsi Mozart n'a
de rival que lui -même. DUPUY DES ISLETS.
DANS le courant de février dernier , les journaux annoncèrent
au public qu'il venait de se former à Paris , sous les
auspices de plusieurs hommes de lettres distingués , une
société qui avait pris pour titre , les Soupers de Momus .
Depuis cet instant , ces joyeux apôtres de la folie se sont
réunis deux fois , non chez un Landelle du faubourg Saint
ΜΑΙ 1813 . 367
Germain , ainsi que la Gazette de France s'est plu à l'annoncer
, mais bien au parc d'Etretat, rue Montorgueil ;
c'est là , le premier samedi de chaque mois , que Momus
tient ses séances . La dernière réunion , à laquelle j'ai eu le
plaisir d'assister, ne peut que donner une idée avantageuse
de cette société .
Les aimables convives de Momus , sans prétendre établir
aucune rivalité entre eux et les épicuriens du Rocher de
Cancale , ont cru qu'ils pouvaient comme ces derniers , en
sablant le Champagne , faire entendre des chansons en
Phonneur des femmes et du fils de Sémélé .
Non- seulement ils chantent , mais ils font encore des
lectures de pièces de vers ; telles que épîtres , élégies ,
contes et épigrammes . Plusieurs compositeurs connus , qui
sont également convives des Soupers de Momus, se sont
engagés à faire part de quelques productions nouvelles à
chaque séance de la Société. Comme jusqu'à présent elle
n'a rien mis sous les yeux du public,je ne crois point devoir
me permettre de nommer aucun de ses membres ;
mais je me crois autorisé à faire paraître la chanson suivante
qui m'a été communiquée. Les lecteurs remarqueront
sans doute avec plaisir qu'elle ne renferme aucune épigramme
contre les femmes, les auteurs , les médecins , les
journalistes , etc. , etc. , enfin que , si elle n'est pas un modèle
d'originalité , elle n'offre au moins aucun des défauts
qu'on reproche à la plupart des chansonniers . Elle m'a paru
écrite avec facilité , et mériter d'être publiée.
CE QUE NOUS AVONS DE MIEUX A FAIRE .
Air : DuMénage de Garçon.
Mes chers amis , suivons la trace
D'Épicure et d'Anaeréon ,
Fêtons , comme le bon Horace ,
L'amour, le vin et la chanson.
Ces philosophes sur la terre
Savouraient les plaisirs des Dieux ,
Amis , que pouvons-nous mieux faire
Que de vivre toujours comme eux ?
Tachons d'imiter ces modèles
Dans nos écrits , dans nos discours ;
368 MERCURE DE FRANCE ,
Comme eux aimons toutes les belles ,
La constance endort les amours .
Près de la beauté la plus fière
Ils soupiraient un jour ou deux ;
Amis , que pouvons-nous mieux faire
Que de faire l'amour comme eux ?
Pour chasser leur mélancolie ,
Pour apprivoiser les amours ,
Pour électriser leur génie ,
Vous savez qu'ils buvaient toujours ;
Puisqu'ils trouvaient au fond du verre
Mille plaisirs délicieux ,
Amis , que pouvons-nous mieux faire
Que de boire toujours comme eux ?
Leurs aimables chansons à boire ,
Et leurs hymnes à la beauté ,
Sont leur plus beau titre de gloire
Aux yeux de la postérité.
Jusqu'au moraliste sévère
Sourit à leurs refrains joyeux ;
Amis , que pouvons-nous mieux faire
Que de chanter toujours comme eux ?
C'est dans les bras d'une maitresse ,
Au sein de leurs joyeux repas ,
Qu'ils voyaient venir sans tristesse
L'instant fatal de leur trépas .
Ce n'était qu'en vidant leur verre
Qu'ils faisaient leurs derniers adieux ;
Amis , que pouvons -nous mieux faire
Quede mourir un jour comme eux ?
X.
INSTITUT IMPÉRIAL DE FRANCE.
Prix extraordinaire.-Une personne qui ne s'est pas fait connaître ,
a fait remettre au secrétaire perpétuel de la classe de la langue et de
la littérature françaises , une somme de 1000 francs , destinée à former
un prix pour celui qui , au jugement de cette classe , traiterait le
MERCURE
DE FRANCE.
N° DCXIX .
2
- Samedi 29 Mai 1813.
POÉSIE. : 2015 .
LE SIÈCLE DE LOUIS XIV.
Fragment extrait d'un poëme sur la littératurefrançaise.
1
LOUIS LE GRAND régnait , la muse de l'histoire
De siècle de Louis nommait ces tems de gloire .
Aux jeux brillans du Pinde ainsi qu'au champ de Mars
Ses sujets à l'envi couraient de toutes parts ;
Ce n'était plus les jours de la pénible enfance ,
C'était l'âge viril de la superbe France .
Déjà pour l'annoncer Corneille avait paru ;
Au plus haut de son cours cet astre parvenu ,
Laissait tomber les flots de sa vive lumière :
Et bientôt sur ses pas dans la même carrière
Un nouvel astre encor s'élançant à son tour ,
De ce soleil couchant promettait le retour .
C'est toi , peintre du coeur , c'est toi , divin Racine !
Favori des neufs soeurs filles de Mnemosine !
C'est toi qui fis entendre aux Français attendris -
Des chants qu'Apollon même aux Grecs avait appris .
Bb 1
386 MERCURE DE FRANCE.,
1
Auprès d'eux on voyait au même instant paraître
De la scène comique et l'arbitre et le maître ,
Qui pour les corriger nous montrant nos travers
Sut flétrir nos défauts par de sublimes vers .
Unchantre plein de goût , imitateur d'Horace ,
Avait pris fièrement le sceptre du Parnasse ,
Et ses dignes rivaux , sans en être jaloux ,
Lui laissaient exercer un empire aussi doux.
Iln'en commit pas moins , soit oubli , soit malice ,
Envers un grand poëte , une grande injustice ;
Il ne t'a point nommé , toi , qu'on cite toujours
Enparlant d'amitié , de simplesse et d'amours ,
Inimitable auteur de ces fables charmantes , &
Leçons dans tous les tems si douces , si touchantes !
La faute en est pour lui ; l'inflexible équité
Tavengé hautement chez la postérité ,
Et recouvrant les droits que le talent te donne ,
Tu ceins ton noble front d'une double couronne ;
Bon La Fontaine ! en vain tu paraîtrais surpris ,
De ton art cependant tu remportes le prix .
2
Aux sources de l'antique ayant puisé la grâce ,
Et du Mélégigène (*) osant suivre la trace ,
Quittant souvent la cour pour le sacré vallon ,
Comme un cygne éclatant paraissait Fénélon !
Fénélon , qui toujours sensible à leurs misères ,
Sut toujours compátir aux malheurs de ses frères .
De ce rare mentor pour l'héritier des rois
Ensemble le monarque et le père ont fait choix .
Heureux ! si quelque jour ... Mais , hélas ! pour la France
C'est envain que doit luire un rayon d'espérance .
Oh ! qui me donnera la force et la couleur
Pour peindre le génie et sa mâle vigueur ?
Quel est cet aigle altier qui dédaiguant la terre
S'élève sans effort au séjour du tonnerre ;
Et qui d'un vol sublime osant fendre les airs
Semble fait pour lancer la foudre et les éclairs ?
C'est Bossuet ! c'est- lui ! voyez comme il s'avance !
De ses rivaux à lui quel intervalle immense !
(*) Surnom d'Homère.
:
..... ΜΑΙ 1813. 387
Ne vous y trompez pas , c'est un homme inspiré !
Qu'il est beau , qu'il est grand , cet orateur sacré
Sur des ailes de feu vers la céleste voûte ,
Quand il monte et poursuit salumineuse route
On voit les cieux s'ouvrir aux accens de sa voix ,
Et la foudre gronder sur la tête des roiss
Du génie et de l'artc'est la toute-puissance ,
Etnommer Bossuet c'est nommer l'éloquence .
I
Maintenant si des bords du Permesse fleuri ,
De ces boccages frais , de ce vallon chéri ,
Jepasse aux champs de Mars , à ces lieux de carnage
Où l'homme contre l'homme a déployé sa rage ,
Quels illustres guerriers pleins de gloire etd'honneurs
Se disputent entre eux la palme des vainqueurs.
De leurs nobles travaux je n'écris point l'histoire
Et les nommer ici , c'est assez pour leur gloire.
C'est Turenne et Condé , c'est Vendôme et Villars ,
Eveillant leur génie au milieu des hasards ;
Vauban , non moins fameux , sans livrer de batailles
Protége nos cités et défend nos murailles .
Luxembourg et Créqui, Boufflers et Catinat ,
ASIA
Volent à la victoire en courant au combat.
Du Quesne , Du Gay-Trouin , et Jean-Batt et Tourville ,
Sur les mers à leur tour rendent leur sang fertile. Job
C'est ainsi qu'entouré de ces hommes fameux ,
Louis , de l'avenir , ira frapper les cieux.
Ila vu s'abaisser sous sa puissance auguste
Στα
Thalapetod
TALAIRAT .
De ses hers ennemis l'orgueil toujours injuste.... etc .
L'ANNIVERSAIRE DE
MASCOEUR . - ÉLÉGIE .
LePrintems est venu ranimer la nature ,
Nos vallons ,,nos coteaux ont repris leur verdure ;
Deroses couronné , mai , guidant lesbeaux jours ,
Remplit l'air de parfums émanés de la terre.
Tout rit , à son aspect , tout renaît , dans son cours ;
Renaissante, avec lui ,
, ma douleur solitaire
Me le montre voilé d'un crêpe
funérairener
Un an s'est écoulé depuis que , de ma soeur ,
:
Bb 2
388
MERCURE DE FRANCE ,
De la soeur la plus tendre , hélas , et la plus chère ,
Il a vu , dans un jour mortel à mon bonheur ,
Se fermer , pour jamais , les yeux à la lumière.
Depuis ce jour , tout est changé pour moi ;
Ce qui causaitma joie excite mes alarmes :
Pour mes regards obscurcis par les larmes ,
Et pour mon coeur rempli d'effroi ,
La nature a perdu ses charmes.
Il renaît ce jour de douleur
Où , par l'affreuse mort , au matin de sa vie ,
Ma soeur à mon amour , à mes voeux fut ravie !
L'aquilon a séché la rose dans sa fleur.***
Grâces , vertus , attraits sont dans la tombe :
Le deuil , un deuil qui doit être éternel .
Survit à celle qui succombe :
D'amour et de regret un tribut solennel ,
Chaque jour honore sa cendre';
Mais moi, loin dutoit paternel,
Loin des lieux où gémit la mère la plus tendre ,
Oùdeux inconsolables soeurs 2010 ,
1
i
L
Exhâlent des soupirs que tu ne peux entendre ,
Alexandrine , hélas ! je dévore des pleurs ,
Qu'en liberté je ne saurais répandre !
In'est vrai , la fidèle etsensible amitié
Adoucit thes chagrins sans pouvoir m'en distraire
Mais la douleur qui leur est étrangère
Dans les coeurs a bientôt fatigué la pitié ;
Lorsqu'on n'en peut mourir, il faut savoir la taire ,
Tel est mon sort.... Depuis quinze ansy
Jeté sur la scène du monde .
Si fertile en écueils , en revers si féconde ,
Je suismes destins inconstans","
Comme lesquif jouet de l'onde
Erre au gré des flots et des vents.
Espoir , craintes, plaisirs , tourmens ,
Désirs ,regrets , tout ce qui de la vie
Attriste ou charme les momens ,
Etces secrets qu'à l'amour des parens ,
D'un fils ,la tendresse confie
dro
ند
Ces secrets qui' , des coeurs sont le doux entretien ,
Meurent cachés au fond du mien
:
1
!
ΜΑΙ 1813 . 389
Que dis-je ? .. Dans ces tems de détresse et d'alarmes
Oùdes jours de ma soeur pâlissait le flambeau ,
Où la douleur qui respectait ses charmes
Précipitait ses pas vers le tombeau ,
Quede chagrine ravis àma tendresse !
Combiend'instans perdus pour sa tristesse !
Et ce jour le dernier , et ce dernier instant
Dont l'affreux souvenir accable ma pensée ,
Mais où , de la vertu le triomphe éclatant
Nous montra la mort terrassée ,
Où la mortfut sans aiguillon ,
Où le trépasfut sans victoire ;
Cejour et cet instant où ton dernier sillon
Aboutit au séjour de la paix , de la gloire ,
Je ne les ai point vus ... Ama triste mémoire ,
Transmis par tes plaintives soeurs ,
Un fidèle récit de nos communs malheurs ,
Dans mon ame , à jamais , en a gravé l'histoire.
Lorsque la tienne allait se rejoindre à son Dieu ,
Je n'ai point recueilli , sous ta faible paupière ,
De ton dernier regard la caresse dernière ,
Et je n'ai pu répondre à ton dernier adieu ! ....
Mais quel injuste effet d'une erreur accablante?
Lesderniers mots tracés par ta main défaillante
Et par la souffrance altérés ,
De ton amour garant sacrés ,
N'ont-ils pas été pour ton frère ?
J'ai couvert de baisers , j'ai mouillé de mes pleurs ,
Detes purs sentimens l'écrit dépositaire.....'
Las! quand je l'ai reçu , déjà , de mes douleurs
L'expression ne pouvait plus t'atteindre
Et vivant , après toi ,j'étais le plus à plaindre.
Les anges , au divin séjour
Ont , par leurs chants , salué ta présence ,
Quand , déplorant ton éternelle absence .
Vainement tes parens appelaient ton retour.
Pour eux , Alexandrine ici bas est perdue ;
La terre la devait aux cieux ,
Aux cieux la terre l'a rendue ;
Un jour sans fin luit à ses yeux ;
T
Qu'ilssetournent vers nous , qui n'avons pu la suivre ,
Vers nous qui lui tendons les bras.
390 MERCURE DE FRANCE ,
:
Nous qui pour la sauver , eussions cessé de vivre ,
Etdont l'amour survità son trépas.
Vous dont ses tendres soins soulageaient les misères ,
Indigens , pleurez-la .... Vous ne la verrez plus
De ses prodigues dons vous porter les tributs !
Et vous , ses soeurs , et vous , ses compagnes si chères ,
Dort elle fut l'exemple , et l'amour et l'orgueil ,
Allez offrir des fleurs à son cercueil ....
Fleurs qu'elle chérissait , sous nos larmes écloses ,
Croissez sur cette tombe où ma soeur dort en paix ;
Chastes lis , éclatantes roses ,
Rendez-nous son image et ses touchans attraits ?
Vous étiez de son front la modeste couronne ;
Quevos parfums s'élèvent vers son trône ,
Avec nos voeux , nos soupirs , nos regrets ! .....
Etmoi , lorsque de mai la vingtième journée ,
D'un cruel souvenir viendra frapper mon coeur ,
Sur ma lyre plaintive , à gémir condamnée ,
Enlongs accens de deuil , je dirai chaque année ,
Et ses vertus , et mon malheur ! ....
ÉNIGME.
P. A. VIEILLARD.
Je ne parle qu'à demi-mot ,
Enmoi tout est énigmatique ;
Mais si je trompe plus d'un sot
Beaucoup de gens me font la nique.
Dès que je suis connu , plaignez mon triste sort ,
Mon mérite , hélas ! cesse d'être ;
Je fais aussi jouer plus d'un ressort
Pour qu'on ne puisse me connaître .
Suis -je petit , j'ai peu d'enfans ;
Suis-je grand , je ne sais qu'en faire :
Ce sont toujours de méchants garnemens
Car ils trahissent tous leur père.
:
11 est vrai que leur père , assez communément ,
Les immole inhumainement .
ACHILLE BÉLOT , vérificateur de l'enregistrement.
ΜΑΙ 1813 .
391
LOGOGRIPHE
CHÈRE jadis à la reine des dieux ,
Je suis , lecteur, une île avec matête.
La coupez-vous ? aussi-tôt à vos yeux
Je me transforme et je deviens prophète.
B.
CHARADE .
Ades homines de coeur adresser mon premier .
Est vraiment quelquefois un dangereux métier.
Dieufait bien ce qu'ilfait , contre sa providence
Mortel qui se récrie et murmure a grand tort ,
Mon dernier sous un chêne en fit l'expérience :
Dans les bras de Morphée il eut trouvé la mort
Si deux heures plutôt à ses voeux favorable
L'Éternel eût changé l'ordre et l'art admirable
De sa création. Cher lecteur , mon entier
Est un héros d'intrigue , un célèbre estafier ,
Qui du Guadalquivir aux rives de la Seine
Transplanté par Caron sut plaire sur la scène.
4
V. B. ( d'Agen. )
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Lemot de l'Enigme est Forme ( la ) .
Celui du Logogriphe est Parins , dans lequel ontrouve : Arink
Celui de la Charade est Palais .
SCIENCES ET ARTS.
DES ERREURS POPULAIRES RELATIVES A LA MÉDECINE ;
par A. RICHERAND, professeur de la Faculté de médecine
de Paris , chirurgien en chef- adjoint de l'hôpital
Saint- Louis , chirurgien-major de la garde de Paris ,
chirurgien - consultant du lycée Napoléon , des académies
de Saint-Pétersbourg , Vienne , Madrid , etc.
Avec cette épigraphe : Utinam , tam vera invenire
possim quam falsa convincere.-CICERO , de Natura
deorum. Seconde édition , revue , corrigée et augmentée.
A Paris , chez Caille et Ravier , libraires ,
rue Pavée- Saint-André- des -Arcs , nº 17 ,
DÉCOUVRIR des vérités , détruire des erreurs , tel est
le souhait que forme M. Richerand; tel est le noble but
qu'il se propose . Si l'on veut connaître les vérités utiles
qu'il a découvertes en médecine , il faut les aller chercher
dans deux Traités justement célèbres qu'il a publiés
sur cette science. Dans le plus ancien de ces ouvrages
( Nouveaux Elémens de Physiologie),qui date de dix ans
au plus , et dont cinq éditions rapidement épuisées attestent
assez le mérite , M. Richerand avait fait voir , dès
son début dans la carrière , qu'il ne se livrerait pas à la
pratique de la médecine sans en bien connaître le sujet.
En publiant le second de ses ouvrages (Nosographie
chirurgicale ) , parvenu en peu d'années à la troisième
édition , et consacré à l'exposition de la chirurgie , l'une
des branches de la médecine pratique ; il a prouvé que
les recherches anatomiques et les expériences physiologiques
n'avaient point été pour lui des objets de pure
spéculation , mais bien plutôt qu'il en avait fait la base
de laquelle il s'est élevé aux applications pratiques de la
médecine .
Dans le livre qu'il publie aujourd'hui pour la seconde
fois , avec de nombreuses et importantes additions ,
MERCURE DE FRANCE , MAI 1813 . 393
M. Richerand se propose de découvrir , de démontrer les
erreurs nombreuses relatives à la médecine , répandues
parmi le peuple et parmi le vulgaire des médecins , et de
prouver aux gens du monde que la médecine n'est point
un art domestique dont chacun peut , sans danger , faire
des applications . L'invention de cet ouvrage appartient
en propre à l'auteur , il n'a que le nom de commun avec
quelques autres publiés sous le même titre par Joubert ,
Primerose , Bienville , etc. , à une époque où l'on discutait
sérieusement pour savoir dans laquelle des deux
familles royales de France ou d'Angletere , se perpétuait
le don miraculeux de guérir les écrouelles par l'attouchement
; si le mari est malade par la grossesse de sa
femme , etc. , etc. Les progrès de la philosophie ont
fait raison de semblables absurdités ; mais il reste encore
un grand nombre d'erreurs plus ou moins grossières et
dangereuses . L'auteur tente de les détruire , il cherche
à détromper une foule de gens trop crédules . Il est à
craindre pourtant qu'il ne trouve encore parmi eux beaucoup
d'incrédules :
L'homme est de glace aux vérités ,
Il est de feu pour le mensonge. :
Si M. Richerand n'atteint pas le but qu'il s'est proposé,
si les meilleures raisons exprimées de la manière la plus
claire et la plus élégante échouent contre des préjugés ,
erronés , c'est que presque tous les hommes comptent
leurs erreurs parmi leurs richesses , et ne les abandonnent
qu'à regret .
Essayons de faire connaître , par une courte analyse ,
la disposition de cet ouvrage et quelques-uns des faits
remarquables qu'il contient en très-grand nombre .
Le Ier chapitre est consacré à relever quelques fausses
idées relatives au foetus et aux sexes . La croyance de
Thermaphrodisme , admise dans l'antiquité et consacrée
par des monumens des arts , est une erreur encore assez
généralement répandue de nos jours ; et cependant
jamais aucun individu de l'espèce humaine n'a réuni
les organes nécessaires pour se féconder lui-même , ni
pour remplir avec deux autres individus les fonctions
394 MERCURE DE FRANCE ,
de l'un et de l'autre sexe ; rarement même les prétendas
hermaphrodites ont-ils les organes d'un sexe assez bien
conformés pour en remplir les fonctions. Cette erreur ,
comme tant d'autres , a passé des savans au vulgaire : on
voit même encore , au Muséum anatomique , une pièce
en cire représentant les organes des deux sexes réunis
sur le même individu ; mais ce fait est tellement en contradiction
avec tous les autres que cela seul suffirait
pour faire élever des doutes sur sa réalité , s'il n'y avait
pas d'ailleurs des témoins oculaires de l'infidélité de la
représentation.
,
Une autre erreur que les savans ont d'abord accueillie
et répandue comme une vérité , mais qu'ils ont bientôt
reconnue pour une ruse du charlatanisme , et quelquefois
pour un effet du penchant à l'exagération est la
croyance à la procréation de divers animaux différens de
leurs mères .
Ainsi on adit que des femmes étaient accouchées d'un
poisson , d'un singe , d'un ours , etc.; mais quand l'esprit
de critique a examiné des faits analogues , on a vu
tantôt le prétendu accouchement n'être que la partie
d'un animal caché a dessein pour faire croire à un phénomène
extraordinaire . D'autres fois , au contraire , le
prétendu monstre n'être qu'un enfant défiguré par une
maladie dont il avait été affecté dans le sein de sa mère .
Un vice primitif dans l'organisation des germes peut
même être la cause de cette difformité. Quelques physiologistes
pourront bien contester à M. Richerand cette
dernière proposition. Il est assurément très-difficile de
prononcer sur une question de cette nature. Cependant
ce qui appuie l'opinion de l'auteur , c'est que certains
vices de conformation ne peuvent absolument dépendre
d'aucun dérangement accidentel : telle est la transposition
complète et régulière des viscères , de manière
qu'alors la pointe du coeur est à droite , le foie à
gauche , etc.
Les défectuosités , les difformités , les fractures et les
envies ou taches de naissance , qui sont des altérations
organiques de la peau , ont été et sont encore généralement
attribuées à l'imagination de la mère.
1
: ΜΑΙ 1813. 1 . 395
Il n'est presque personne qui n'ait quelque histoire de
cette espèce à raconter. C'est tantôt une femme accouchée
d'un enfant ayant les membres rompus parce qu'elle
a assisté au supplice de la roue. Celle-ci est accouchée
d'un enfant manchot , parce qu'elle a été frappée de la
vue d'un homme mutilé. Il n'est presque pas d'opinion
aussi anciennement et aussi universellement répandue.
Mallebranche , Maupertuis , l'ont partagée , et ont essayé
d'en donner l'explication . Comment doncoser l'attaquer?
Sans doute il ne serait pasphilosophique de rejeter des
faits faute de pouvoir les expliquer ; mais on peut , en
apportant dans leur examen une saine critique , voir
qu'ils sont faux ou exagérés , que dans la plupart des cas
la monstruosité a été indépendante ou plutôt isolée de
toute affection morale ; que si le hasard a pu faire quelquefois
coïncider ces deux choses , la monstruosité ne
dépend pas moins de quelques causes physiques plus ou
moins appréciables , et qu'enfin , il serait impossible
d'attribuer à l'imagination la plus active et la plus puissante
( en admettant pleinement l'influence de l'esprit
de la mère sur le corps de l'enfant ) les vices que l'on
observe dans quelques cas .
Est-ce que les vices de conformation qu'on observe
assez fréquemment dans les fruits dépendraient de l'imagination
de la plante leur mère ? Les personnes qui observent
n'ont-elles pas vu que les envies et autres défectuosités
ressemblent, le plus souvent , à toute autre chose
plus qu'à celle à laquelle on les compare ? N'ont-elles
pas vu aussi que ce n'est que quand on a aperçu un signe
qu'on se souvient d'avoir formé un désir pendant sa
grossesse ? Ne sait-on pas aussi que depuis que le supplice
de la roue n'est plus en usage , on n'a pas moins
observé des enfans nés avec des fractures ? Tout récem-
⚫ment encore le professeur Chaussier a observé un enfant
qui avait plus de 100 fractures lorsqu'il est né , et pourtant
sa mère avait eu une grossesse heureuse et exempte
de toute affection morale vive. Mais les physiologistes
savent que cela peut très-bien arriver sans la participation
morale de la mère , et que toute l'influence de sa
volonté serait impuissante pour le produire . S'il en était
396 MERCURE DE FRANCE ,
autrement , les femmes qui essayent inutilement de donner
la mort à leur fruit par des moyens physiques, ne la
lui donneraient-elles pas par le souhait qu'elles en forment.
Est-ce qu'il faudrait un plus grand effort d'imagination
pour changer le sexe de son enfant que pour le
transformer enun ours , en un singe , en un cul-de-jatte,
comme ondit que cela peut arriver ?
Toutes les mères désirent avoir de beaux enfans,
pourquoi leur imagination si puissante échoue-t-elle
donc quelquefois en cela?
Comment l'imagination qui , dit-on , peut produire
un bec-de-lièvre , peut-elle produire une division analogue
dans un organe qu'elle ne connaît pas , dans l'utérus
, par exemple , dans la vessie , dans l'urètre . Si l'on
dit qu'une femme qui accouche d'un enfantdont les deux
yeux sont confondus en un seul au milieu de la face , a
été frappée de l'idée ou de la représentation d'un cyclope.
Quelle idée , quelle impression pourra expliquer la réunion
des deux reins en un seulchez l'enfant d'une femme
qui ignore la situation , la forme , et jusqu'à l'existence
de ces organes . Enfin si l'on peut accoucher d'un serpent
, d'une carpe , pourquoi n'accoucherait-on pas
aussi d'un sac d'argent. Un médecin , certes plus fort
sur la doctrine que sur la foi , répond à ceux qui lui rapportent
des faits extraordinaires d'accouchement, et
qu'ils attribuent, comme de raison , à l'imagination de la
mère , en racontant l'histoire d'une femme chez qui on
était venu recevoir le montant d'une lettre de change:
embarrassée de trouver la somme qu'on lui demandait ,
elle s'avisa de se frotter le ventre , et aussitôt elle accoucha
d'un sac de 1200 francs . Combien cette puissance
créatrice de l'imagination des femmes est une chose admirable
et précieuse?
La fable de Tirésias a paru plusieurs fois s'être réalisée
etdes individus de l'espèce humaine ont changé de sexe .
M. Richerand en cite un cas remarquable et fait voir
que ces prétendus changemens ne tiennent qu'à des apparences
quelquefois assez spécieuses .
On doit s'étonner avec M. Richerand de voir tant
d'erreurs répandues dans le monde sur la science qui
... ΜΑΙ 1813. 397
1
intéresse le plus, mais que l'on étudie le moins . Est-ce que la physiologie
ne devrait pas faire partie des cours d'études ? Est- ce qu'il est plus intéressant pour l'homme de connaître toute autre science que celle dont il est le sujet? La fameuse inscription du temple de Delphes Γνώθι σεαυτον , connais-toi toi-même , ne commandait
sans doute que l'étude de l'homme moral , mais comment le connaître sans étudier le physique: l'un est l'instrument de l'autre , et c'est par la connaissance
de l'instrument qu'il faut arriver à celle des jouissances qui la mettent
enaction. CHAPITRE II . «A peine l'enfant , dégagé des >>liens qui l'unissaient à sa mère , vient-il au jour , que » l'erreur , cette reine du monde , s'en empare etle range » au nombre de ses sujets . » M. Richerand condamne les manipulations
que les matrones exercent sur la tête
de l'enfant pour la façonner . Il attaque plus loin quelques idées bien plus difficiles àvaincre. Ce sont quelques-unes de celles que l'éloquent Rousseau a émises sur l'éducation des enfans ; l'auteur démontre que l'allaitement maternel , le plus doux des devoirs de la maternité , n'est point toujours préférable à l'allaitement d'une nourrice. Il prouve que l'usage des
bains peut-être souvent pernicieux.
:
CHAPITRE III: - Pour conserver la santé , cebien si précieux aux yeux de ceux sur-tout qui n'en jouissent pas , on a eu recours à une foule d'erreurs . C'est ainsi qu'on voit des personnes bien portantes se médicamenter
par précaution. C'est comme un homme ignorant en mécanique qui , de crainte de voir un jour
les mouvemens
de sa montre se déranger , s'aviserait de vouloir en rétablir les rouages au risque bien probable d'en altérer l'harmonie . Mais les purgatils , remèdes de précaution les plus usités , déterminent des évacuations. On s'applaudit de s'être débarrassé d'humeursnuisibles pourquoi ne pas s'applaudir aussi de verser des larmes engrande abondance quand l'oeil est irrité par la fumée?
Il serait aussi raisonnabie
encore de se féliciter d'avoir éprouvé une large plaie ou une brûlure très-étendue ,
3
398 MERCURE DE FRANCE ,
puisqu'avant la guérison de ces accidens , il s'écoule une
quantité considérable d'humeur purulente .
M. Richerand fait des observations du plus grand intérêt
sur les espèces d'alimens et sur les abstinences qui
conviennent à l'homme dans les différens climats : il en
est de même des méthodes de traitement. Il en est de
même aussi des moeurs , des usages ; ils sont commandés
par le climat , et à cet égard des publicistes ont commis
une grande erreur en accordant trop aux institutions
politiques . Les erreurs relatives à l'usage de quelques
alimens , de certaines liqueurs , au danger des bains pendant
la canicule , sont relevées de manière à ne laisser
aucun doute dans l'esprit .
Le danger des livres populaires de médecine est si
grand , l'erreur des personnes qui , avec quelques recettes
et une ignorance complète de la médecine, s'imaginent
pouvoir traiter ses malades , est si générale qu'on
ne peut s'élever contre elle avec trop de force. Aussi
M. Richerand s'est-il attaché à repousser la médecine
populaire : Eh , quand son ouvrage pouvait-il paraître
plus à-propos qu'à cette époque où tous les nombreux
journaux politiques et littéraires semblent transformés
en autant de gazettes de santé !
-
1
CHAPITRE IV. On a long-tems admis dans les
phénomènes de la vie des époques fixes , des années
climatériques qu'on a cru pouvoir calculer , prédire ,
comme le jeu d'une mécanique , comme la marche d'un
astre . Mais c'est encore là une erreur : dans les mécaniques
l'effet de la même puissance est toujours le même,
la régularité des oscillations d'une pendule s'accorde
avec des mouvemens irréguliers dans le reste de l'horloge.
Dans les corps vivans , au contraire , tout est variable
: et comment ne pas pressentir dans les phénomènes
intérieurs et plus ou moins éloignés une grande
instabilité , de nombreuses variétés à en juger par celles
que présententle pouls , les mouvemens de la respiration
et les autres phénomènes extérieurs qui sont en quelque
sorte les oscillations des corps animés ! Aussi voit-on la
dentition , la puberté , la menstruation avoir des époques
1
"
ΜΑΙ 1813 . 399
variables : peut-on dire aussi que les âges des corps
vivans ne se comptent point par le nombre des années !
La doctrine des jours critiques réguliers ne paraît pas
avoir de fondemens plus solides. Ceux qui l'admettent
invoquent l'autorité d'Hippocrate , mais les observations
la contredisent, et l'on est forcé par là de reconnaître que
cette doctrine est postérieure au médecin de Cos , et
que ce sont , parmi ses successeurs , les Pythagoriciens
qui l'ont sur-tout établie. Au reste , si dans ce fait comme
dans quelques autres l'autorité d'Hippocrate doit se taire
devant des faits plus exactement observés , il restera toujoursà
ce grand homme une gloire impérissable pour avoir
donné des modèles parfaits à suivre dans l'art d'observer
et d'écrire l'histoire des maladies , et pour son excellente
méthode de philosopher. Chaque histoire dans ses épidémiques
forme un tableau particulier où les phénomènes
sont décrits par des coups de pinceau frappans ,
ineffaçables , qui rapprochent et distinguent tous les traits
caractéristiques . Plusieurs histoires de maladies recueillies
dans une ville , dans un canton , étant rapprochées ,
il cherche s'il ne serait pas possible de trouver la raison
de leur développement, dans les saisons , le sol , l'exposition
, etc. Telle est par-tout sa méthode philosophique ;
elleest toute pratique : il commence par étudier les faits ,
et toutes les vues générales n'en sont que les résultats .
Tous les philosophes savent qu'on trouve dans les ouvrages
antérieurs à Aristote que « avant que la pensée se
>>produise , les sens ont éprouvé tout ce qui doit la for-
>> mer , et que ce sont eux qui en font parvenir les matériaux
à l'entendement. » N'est-ce pas là l'histoire
précise de la pensée ?
:
On dit généralement que la médecine n'a pas fait de
progrès depuis Hippocrate ; dans la méthode d'observer
et d'étudier peut-être est-ce vrai; mais les méthodes pratiques
ont certainement fait des progrès .
1
P. A. B.
(La suile au prochain numéro.)
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS.
CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , PHILOSOPHIQUE ET CRIQUE
, adressée à un souverain d'Allemagne , pendant
les années 1782 à 1790 inclusivement , et pendant une
partie des années 1775-1776 ; par le baron de GRIMM
etparDIDEROT.-Cinq très- forts vol . in-8 ° de 300
pages , et qui terminent cette Correspondance .-Prix ,
36 fr. , et 45 fr. franc de port . - AParis , chez
F. Buisson , libraire , rue Gilles -Coeur , nº 10 .
(SECOND ARTICLE . )
1
:
UNE des choses les plus remarquables de cette longue
Correspondance , c'est l'extrême flexibilité du talent de
l'écrivain. On a peine à concevoir que tant de sujets
différens , tant d'intérêts , en apparence si opposés , ayent
pu être traités , débattus , appréciés par le mème homme
avec une aussi grande sagacité , et sans que cette foule
d'individus , de faits et de détails particuliers , et quel
quefois minutieux , ayent jamais égaré son jugement,
Grimm se montre tour-à-tour littérateur instruit , pen
seur profond , juge impartial , moraliste même , et partout
narrateur piquant et véridique. Il sait par des grâces
particulières et par un charme heureux , dû en grande
partie à l'aisance et au naturel qui règnent dans son
style, nous intéresser à des faits obscurs et déjà bien
loin du moment où nous vivons . Qué dans ses lettres
il traite ou de la burlesque et furieuse querelle des
gluckistes et des piccinistes , ou des rêveries magnétiques
de Mesmer ou de Deslon , ou de l'invention des
aérostats , ou des nombreux revers dramatiques dont il
fut le témoin , on retrouve toujours ce tact fin et délicat
d'un esprit supérieur , uni à cette fleur d'urbanité , à ce
ton de plaisanterie de bon goût , qu'il avait puisé dans
la fréquentation du grand monde. Presque tous les articles
sortis de la plume du baron de Grimm sont com
DE
SEINE
MERCURE DE FRANCE , MAI 1813 . 401
posés dans la forme de nos articles de journaux; et de
n'est pas un médiocre sujet offert à la réflexion que dix
gros volumes de critique littéraire , qui ne contiennent
ni personnalités offensantes , ni jugemens dictés par
l'envie, ou par le chagrin d'un succès , ni enfin le tableau
de ces haines vigoureuses , dont tant d'hommes , d'ailleurs
( si recommandables , ne rougissent pas de donner le
signal et l'exemple . Nous ne parlons pas ici , et l'on doit
aisément le penser , de toutes les épigramines et des couplets
satiriques qui se trouvent dans cette Correspondance .
Grimm les rapporte comme des nouveautés capables
d'ajouter à l'intérêt de ses lettres , mais il les accompagne
rarement de ses observations . Il est probable que
les arrêts du baron ont été tous rendus dans le silence
du cabinet ; les justiciables n'ont pas assisté à la lecture
de la sentence , et c'est quelquefois bien dommage. Que
de prétentions appréciées à leur valeur ! Quel mécompte
dans les calculs de la vanité ! On ne peut accuser Grimm
d'une sévérité injuste ; ses décisions sont presque toutes
confirmées ; il avait jugé d'avance comme la postérité .
Pendant les dix dernières années de la correspondance
du baron de Grimm , l'éclat de la littérature s'était singulièrement
affaibli. Voltaire et Rousseau n'étaient plus ;
✓ Diderot , Thomas , d'Alembert les avaient suivis de près
⚫ dans la tombe ; le majestueux Buffon se reposait à
Montbar, de cinquante ans de travaux glorieux ; Laharpe ,
malheureux dans la carrière tragique qu'il s'obstinait à
parcourir, jetait en silence les fondemens du vaste monument
littéraire qu'il a su élever ; d'autres hommes
justement célèbres depuis , n'avaient pas encore acquis
des titres assez imposans pour réunir tous les esprits ,
et conquérir tous les suffrages . L'attention publique
était partagée alors entre les nouveautés offertes à la
curiosité , et les nouveautés plus dangereuses des sys-
-têmes qui bouleversaient toutes les têtes . Quel moment
en effet pour la publication d'un ouvrage purement
littéraire ! L'apparition d'une seconde Iliade eûtelle
balancé l'impression de tel écrit scandaleux ou
- politique qui flattait les passions de la multitude et
- l'engouement du jour ? Il était bien plus piquant de juger
Cc
402 MERCURE DE FRANCE ;
les opérations du Gouvernement que d'apprécier un
traité de morale ; de raisonner sur un compte de finance
plutôt que sur un plan detragédie . Par un incompréhensible
travers de la mode , les matières les plus graves
faisaient les délices des têtes les plus frivoles; et l'oisif
qui, de cercle en cercle , avait colporté les funestes
folies dont il n'était que l'écho , se croyait appelé à jouer
un personnage. Il fallait , pour plaire à cette multitude
blasée sur les vraies jouissances de l'esprit , la réveiller
par l'âcreté du style , l'audace des pensées , et le scandale
de la discussion. Quelques hommes ont profité de
cette disposition, plus habilement pour leur célébrité
que pour leur gloire . Alors le plus mince intérêt prenait
l'importance d'une affaire d'Etat. S'agissait-il d'un opéra
ou d'une comédie ? Tous les moyens étaient mis en
oeuvre ; rien n'était oublié pour faire consentir l'autorité
à son propre avilissement ; et le succès le plus extravagant
devenait le prix de la hardiesse plutôt que celui
du talent. Grimm a consigné tous ces faits singuliers
dans son recueil . C'est là que le philosophe pourra
tirer de hautes conséquences du récit de tant d'importantes
frivolités . Quel bizarre ef curieux tableau n'y
voit- on pas des agitations de Paris , pour jouir de
l'ineffable bonheur de voir représenter Tarare , ou le
Mariage de Figaro ? Que de détails maintenant oubliés
sur l'auteur de ces deux ouvrages , sur cet homme qui ,
pendant vingt ans , força toute la France à s'occuper de
lui , qui usurpa le droit de tout dire ; courtisan , financier
, négociant , jurisconsulte , auteur , il mit la comédie
au palais , et le barreau sur le théâtre ; criblé des traits
de la satire , il sut rendre au centuple les coups qu'il en
avait reçus .
Un critique , aussi distingué par l'étendue de ses
connaissances que par la solidité de son jugement , dans
l'examen qu'il a été chargé de faire de la Correspondance
du baron de Grimm , a consigné une remarque qui ne
nous avait pas échappé , et que nous ne voulons pas , de
notre côté , passer sous silence. Nos lecteurs nous sauront
bon gré de leur faire connaître , sous le jour le plus
favorable , le caractère de l'homme dont jusqu'ici nous
ΜΑΙ 1813 . 403
n'avons vanté que le goût et l'esprit . On sait avec quelles
odieuses couleurs J.-J. Rousseau a peint le baron de
Grimm; il ne pouvait traiter plus mal un ennemi déclaré.
C'est dans ses Confessions que ce génie mélancolique
et sauvage a déposé tout le fiel d'une animosité
que sa misanthropie lui faisait trouver légitime . La
futilité du motif ne détruisait pas ce que l'expression de
ce ressentiment pouvait avoir de pénible , et même
d'affligeant , pour Grimm ; cependant rien de plus
noble , de mieux pensé , de plus délicat que le compte
très- détaillé qu'il rend des Confessions . Sans doute , il est
bien loin de s'extasier devant les turpitudes que révèle
le citoyen de Genève ; il ne se laisse pas éblouir par
Forgueil de semblables aveux ; il démèle fort bien le
sentiment qui entraînait le philosophe d'inconséquences
en inconséquences , et la puissance plus forte , qui
n'était qu'en lui , et qu'il lui eût été impossible de dé--
truire , et qui , malgré tant de travers , asului conquérir ,
presqu'à son corps défendant , l'estime et l'admiration
de l'Europe et de la postérité . « En convenant que ces
» Mémoires sont remplis de disparates , d'extravagances ,
>> de minuties , de platitudes , il serait difficile de n'y pas
>> reconnaître , du moins , l'intention qu'a eue l'auteur
» de se montrer à ses lecteurs tel qu'il fut , ou tel qu'il
» se crut de bonne-foi ; et avec cette intention , il est
>> une sorte d'intérêt dont l'ouvrage ne saurait manquer ;
>> la manière dont un homme comme Rousseau se rend
» compte à lui-même de ses plus secrets sentimens , de
> la première origine de toutes ses pensées et de toutes
>> ses affections , quelque défectueuse qu'elle soit , et
>>quelques préventions qui puissent s'y mêler , offrira
>>toujours une instruction assez utile sur l'art de nous
>> observer nous-mêmes , et de pénétrer jusqu'aux res-
>> sorts les plus cachés de notre conduite et de nos ac-
>>tions . Malgré la différence qu'il peut y avoir entre les
>> hommes à certains égards , ils se ressemblent si fort à
>> tant d'autres , que l'on peut bien assurer que l'homme
>> qui s'est le mieux observé lui-même est sans doute
>>aussi celui qui connaît mieux les autres .
» Quelle vérité , quelle fraîcheur et quelle vivacité de
Cc 2
404 MERCURE DE FRANCE ,
>> pinceau dans l'histoire du grand noyer de la terrasse
>>> de Bossey , dans la peinture de sa première entrevue
>> avec Mme de Warens , dans celle de ses timides et
>> infortunées amours avec la belle marchande de Turin ;
>> dans le récit des brillantes espérances fondées sur
>> les merveilles d'une fontaine de héron ; dans les
>> aveux naïfs de son engouement pour l'ami Baile ,
» et quelques années après pour le semillant Venture de
>>Villeneuve ; dans le récit si simple et si séduisant de
>> l'heureuse soirée de Tonne , entre Mlle Galley et son
>> amie , etc ........ Quel excellent portrait que celui de
>>M. le juge-mage Simon ! Le roman de Scarron n'en a
>>pas de plus comique ; ce qui ne l'est pas moins sans
>> doute , c'est la désastreuse histoire du concert de Lau-
>> sanne et la rencontre de l'archimandrite de Jérusalem .
>>Un tableau plus charmant encore est celui de cette
>> nuit passée , à la belle étoile , dans la niche d'un mur
>> de terrasse , près de Lyon , après laquelle il ne restait
>>plus au pauvre Jean Jacques que deux pièces de six
>>>blancs , ce qui ne l'empêchait pas d'être de bonne hu-
>>meur , et d'aller chercher son déjeuner en chantant ,
>> tout le long du chemin , une cantate de Batistin ; son
» séjour aux Charmettes offre non-seulement une foule
>> de peintures champêtres remplies de grâce ou de sen-
>> sibilité , on y suit encore avec intérêt la marche deses
>> études et les premiers développemens de son génie et
>> de ses pensées .
>> Il est sans doute assez vraisemblable que Jean
» Jacques s'est permis plus d'une fois d'orner le récit
>> de ses aventuress de tous les agrémens dont il a pu le
>> croire susceptible; mais ce qui nous persuade au moins
>> que s'il n'a pas toujours été exactement vrai , il a
>>presque toujours été parfaitement sincère ; c'est que ,
>>sans paraître le chercher , il ne dit presque rien des
>> circonstances de sa vie , des dispositions particulières
> de son enfance et de sa première jeunesse, qui ne serve
>> à expliquer très - naturellement toutes les inconsé-
>> quences connues de son caractère et de sa manière
>> d'être. >>>
Les passages que nous venons de rapporter sont pris
ΜΑΙ 1813 . 405
au hasard; nous aurions pu multiplier beaucoup ces
citations ; les différens morceaux consacrés à J.-J. Rousseau
sont peut-être les plus étendus de cette collection .
Grimm parle des Confessions dans plusieurs endroits de
sa Correspondance , et toujours avec la même impartialité
, le même ton de critique et la même admiration . Le
génie a sans doute des droits assurés à la nôtre ; mais
qu'il est honorable le rôle de l'homme offensé qui fait
ainsi le sacrifice de son amour-propre , pour exalter le
monument conservateur de son injure.
On trouve fréquemment , dans les cinq nouveaux
volumes de Grimm des particularités et des anecdotes
surRousseau ; il en est une qui , par sa bisarrerie et la
grace de sa narration , mérite d'être rapportée. Elle fut
recueillie par Cerutti , dans une conversation avec le
baron d'Holbach .
« On n'imaginerait jamais la scène qui décida notre
>> rupture (c'est le baron d'Holbach qui parle). Rousseau
>> dinait chez moi avec plusieurs gens de lettres ; Diderot,
» St. - Lambert , Marmontel , l'abbé Raynal , et un curé
>> qui , après le diné , lut une tragédie de sa façon . Elle
>> était précédée d'un discours sur les compositions théâ-
>> trales , dont voici la substance. Il distinguait la co-
>> médie et la tragédie de cette manière. Dans la comédie,
>> disait-il , il s'agit d'un mariage , dans la tragédie , d'un
>> meurtre . Toute l'intrigue , dans l'une et dans l'autre ,
>> roule sur cette péripétie. Epousera-t-on , n'épousera-
>>>t-on pas ? Tuera-t-on, ne tuera-t-on pas ? On épousera,
>> on tuera; voilà le premier acte. On n'épousera pas ,
>> on ne tuera pas ; voilà le second acte. Un nouveau
>>moyen d'épouser et de tuer se présente , et voilà le
>> troisième. Une difficulté nouvelle survient à ce qu'on
>> épouse et qu'on tue , et voilà le quatrième acte. Enfin,
>> de guerre lasse , on épouse et on tue; c'est le dernier
>> acte..... Nous trouvames cette poétique si originale
» qu'il nous fut impossible de répondre sérieusement
>> aux demandes de l'auteur ; j'avouerai même que moitié
>> riant , moitié gravement , je persiflai le pauvre curé.
» Jean-Jacques n'avait pas dit le mot, n'avait pas souri
> un instant, n'avait pas même remué de son fauteuil;
406 MERCURE DE FRANCE ,
>>>tout-à-coup il se lève comme un furieux , et s'élançant
>> vers le curé , il prend son manuscrit , le jette à terre,
>> et dit à l'auteur : Votre pièce ne vaut rien , votre dis-
>> cours est une extravagance ; tous ces messieurs se mo-
>>> quent de vous ; sortez d'ici, et retournez vicarier dans votre
>> village . Le curé se lève alors , non moins furieux, vomit
>> toutes les injures possibles contre son trop sincère
>> avertisseur , et des injures il aurait passé aux coups et
>> aux meurtres tragiques , si nous ne les avions séparés .
>>Rousseau sortit dans une rage que je crus momentanée,
>> mais qui n'a pas fini , et qui même n'a fait que croître
>>depuis . Diderot , Grimm et moi nous avons tenté vai-
>> nement de le ramener , il fuyait devant nous . Ensuite
>> sont arrivées ces infortunes auxquelles nous n'avions
>> d'autre part que celle de l'affliction. Il regardait notre
>> affliction comme un jeu , et ses infortunes comme
>> notre ouvrage . Il s'imagina que nous armions le Par-
>> lement , Versailles , Genève , la Suisse , l'Angleterre ,
>> l'Europe entière contre lui. Il fallut renoncer , non à
>> l'admirer ni à le plaindre , mais à l'aimer ou à le lui
>> dire. >>>
La rapide succession de tableaux variés qui passent
sous les yeux du lecteur , ne laisse que la difficulté du
choix à celui qui , ainsi que nous , se trouve dans l'obligation
de donner une idée générale de ce recueil. Ferons-
nous connaître cette notice aussi intéressante que
détaillée , sur la vie et les ouvrages du célèbre peintre
Vernet ; choisirons - nous quelques-uns des excellens
morceaux de littérature qui ont pour objet l'examen des
nombreux discours de réceptions à l'Académie , prononcés
par des hommes qui ne sont pas arrivés tous au
même degré de gloire ? Deux contes traduits de la langue
russe mériteraient de fixer l'attention , le nom de l'auteur
ne saurait manquer d'exciter la curiosité ; c'est en effet
un spectacle assez extraordinaire et inattendu que de
voir Catherine II , faisant trève à ses vastes projets , s'occuper
à composer des contes de féerie , destinés sans
doute à l'amusement des princes , ses petits-fils ; mais on
nous saura gré d'indiquer seulement ces sources abondantes
d'intérêt, pour rapporter quelques fragmens d'une
ΜΑΙ 1813 . 407
lettre que nous regrettons bien de ne pouvoir citer toute
entière ; c'estune bonne fortune pour un article dejournal;
et quel moment serait plus favorable que celui où le Parnasse
français déplore la perte de son plus bel ornement ;
car la lettre est de Jacques Delille ; elle est adressée
par lui de Constantinople , dans l'année 1785 , lorsqu'il
accompagna M. de Choiseul-Gouffier , dans son ambassade
auprès de la Porte ottomane . Ce serait bien ici l'occasion
de jeter quelques fleurs de rhétorique sur la
tombe récente de ce grand poëte , d'arrondir une période
sonore , même de rimer le modeste quatrain ; nous
n'ambitionnons pas tant de gloire. Pour louer dignement
les grands hommes , il faut laisser parler leurs ouvrages .
Voyons ce que sentait Delille à la vue d'Athènes et de la
Grèce.
« Nous avons quitté cette ville ( Malte) pour voir un
>> pays plus barbare , mais plus intéressant; ce beau
>> pays de la Grèce où les regrets sont du moins adoucis
>> par les souvenirs . La première île qu'on rencontre est
>> Cerigo , si connue sous le nom de Cythère. Il faut con-
>> venir qu'elle répond mal à sa réputation . Nos roman-
>> ciers et nos faiseurs d'opéras seraient un peu étonnés
>> s'ils savaient que cette île si délicieuse dans la fable
>> et dans leurs vers , n'est qu'un rocher aride. En vérité,
>> on a très-bien fait d'y placer le temple de Vénus ; pour
>> se plaire là , il fallait bien un peu d'amour.
<<Les autres îles sont plus dignes de leur renommée ,
>> et la fécondité de leur terrain , l'avantage de leur po-
>> sition , la beauté de leur ciel , la douceur de leur cli-
>> mat , embelli par tout ce que la fable a de plus enchan-
>> teur , et l'histoire de plus intéressant , offrent un des
>> plus ravissans spectacles qui puissent flatter l'imagi-
>> nation et les yeux. Mais je n'en pouvais jouir comme
>> les autres ; chacun m'affligeait inhumainement d'un
>> plaisir que je ne pouvais partager ; on me disait : voilà
>> la patrie de Sapho , d'Anacreon , d'Homère ; hélas !
>> j'étais aveugle comme lui , et jamais je ne l'avais si
>> douloureusement éprouvé ; mais du moins je décou-
» vrais à-peu-près la position de ces lieux , et je voyais
>> tout cela un peu mieux que dans les livres . >>> :
408 MERCURE DE FRANCE ,
L'illustre voyageur raconte ensuite son arrivée dans
la ville d'Athènes ; rien de plus animé que l'expression
du sentiment d'admiration et de douleur qu'il éprouve à
la vue des débris du Parthenon et des temples de Jupiter
et de Thésée. Le poëte et l'admirateur passionné de
tout ce qui appartient à ce génie des anciens qu'il a si
bien connu , se retrouvent dans cette partie de sa lettre,
que sa longueur nous force d'abréger. « Après ces tem-
>>>ples , on voit encore dix-sept colonnes de marbre ,
>> reste de cent dix qui soutenaient , dit-on , le temple
» d'Adrien . Devant est une aire à battre le bled , pavée
>> des magnifiques débris de ce monument. On y dis-
>> tingue avec douleur des fragmens sans nombre des
>> superbes sculptures dont ce temple était orné. Entre
>> deux de ces dix-sept colonnes s'était guindé , il y a
>> quelques années , pour y vivre et mourir , un ermite
>> grec , plus fier des hommages de la populace qui le
>> nourrissait , que les Miltiade et les Themistocle ne
>> l'ont jamais été des acclamations de la Grèce . Ces
> colonnes elles-mêmes font pitié dans leur magnificence.
>> Je demandai qui les avait ainsi mutilées , car il était
» aisé de voir que ce n'était point l'effet du tems ; on me
> dit que de ces débris on faisait de la chaux. J'en pleu-
>> rai de rage.
» J'ai vu un bourgeois appuyer un mauvais plancher
>> de sapin sur des colonnes qui avaient supporté le temple
>> d'Auguste . J'aperçois dans une cour une fontaine de
marbre , j'entre ; c'était autrefois un magnifique tom-
>> beau , orné de belles sculptures. Je me prosterne , je
>> baise le tombeau; dans l'étourderie de mon adoration
› je renverse la cruche d'un enfant qui riait de me voir
>> faire ; du rire il passe aux larmes et aux cris ; je n'avais
>> point sur moi de quoi l'appaiser, et il ne serait pas
>> encore consolé si des Turcs très-bonnes gens ne
l'avaient menacé de le battre.
» Il faut que je vous conte encore une superstition de
>> mon amour pour l'antiquité. Au moment où je suis
>> entré tout palpitant dans Athènes , ses moindres débris
> me paraissaient sacrés . Vous connaissez l'histoire du
> sauvage qui n'avait jamais vu de pierres ; j'ai fait
ΜΑΙ 1813 . 400
>> commelui; j'ai d'abord rempli les poches demon habit,
> ensuite de ma veste , de morceaux de marbres sculptés,
» et puis , comme le sauvage , j'ai tout jeté , mais avec
>>>plus de regret que lui . »
On ne s'étonne plus en y réfléchissant bien du nombre
presque prodigieux de lettres que le baron adressait à
son auguste correspondant ; à Paris avec de l'esprit , les
sujets ne peuvent jamais manquer , il n'y a que l'embarras
du choix. Le prince était-il versé dans la littérature ,
une foule de poëtes était là pour fournir au récit de leurs
catastrophes dramatiques ; voulait-il de la politique ?
Quoi de plus curieux que le tableau de la lutte qui commençait
à s'engager entre les différens ordres de l'Etat .
Tableau grotesque , si quelques traits épars n'eussent
fait entrevoir déjà les étincelles du vaste incendie qui
bientôt allait tout dévorer ? Enfin , aimait-il les portraits,
Jes anecdotes ? C'est encore de Paris qu'il faut tirer cette
denrée abondante; Paris est le pays du monde où l'on
sait le mieux disserter sur rien , et pour rien mettre tous
les esprits en fermentation. Nulle part les charlatans et
les aventuriers ne sont accueillis avec plus d'empressement
: peut-être les choses sont-elles un peu changées
sur ce point depuis vingt-cinq ans ; mais quelques exemples
récens peuvent encore nous donner une idée du fol
engouement qui , du tems de Grimm , s'emparait de
toutes les têtes à la première vue , au premier mot ; il
fallait savoir en profiter; au moindre vent contraire ,
adieu l'illusion , et personne n'osait plus parler sérieusement
de l'homme dont la veille on adorait en fermant
les yeux les pernicieuses jongleries . Grimm donne à cet
égard des détails curieux sur le fameux Cagliostro . Peu
d'intrigans eurent son audace et ses succès . Cet être
singulier , revêtu d'un titre uşurpé , sorti de la classe la
plus obscure , s'annonce comme alchimiste , comme
médecin , il vient pour rétablir les mystères d'Isis , et
prétend avoir vécu trois siècles . A l'aide de ces absurdités
et de l'or qu'il prodigue , la foule des dupes se précipite
sur ses pas , il est accueilli par les grands , les éblouit,
et se sert de leurs propres richesses pour leur tendre de
nouveaux piéges . Nous l'avons vu se présenter au balcon
)
410 MERCURE DE FRANCE ,
L
de l'hôtel qu'il occupait sur le boulevard , recevoir les
applaudissemens de la multitude rassemblée pour le voir,
et faire jeter avec profusion de l'argent à la foule ébahie,
qui ne doutait plus qu'un seigneur aussi magnifique
n'eut au moins trois cents ans , ne fit de l'or à volonté ,
et ne fut en commerce direct avec le diable, Grimm raconte
des particularités fort curieuses sur ce personnage
singulier ; la vogue dont il a joui un moment n'est pas
un des traits les moins caractéristiques de l'esprit public
sous le dernier règne .
Les nombreux lecteurs des premiers volumes de cette
correspondance ont remarqué la grande quantité d'anecdotes
que le baron recueillait avec soin , et qui font un
des principaux agrémens de ses lettres ; on n'en trouve
pas moins dans cette seconde partie. Toutes sont racontées
avec cette finesse d'expression qui est un des caractères
particuliers du style de Grimm. Quelques-unes se
rattachent à des faits historiques : de ce nombre se
trouvent des détails intéressans sur le masque de fer.
Ils serviront à fortifier l'opinion de ceux qui penchent à
le croire frère jumeau de Louis XIV ; opinion qu'il ne
convient pas de discuter ici , mais dont il ne serait pas
difficile de faire sentir toute la faiblesse. Au surplus ,
l'histoire fournit beaucoup de matériaux pour démontrer
ce qu'il n'était pas ; aucun pour le faire connaître .
Il faut se résoudre à ne trouver que de vaines conjectures
, sans jamais pouvoir éclaircir ce grand problème
politique.
Parmi les circonstances que l'historien ne dédaignera
pas de rapporter , il en est une qui nous a paru mériter
d'être connue. On sait de quel esprit de justice , de prédilection
même , le célèbre M. Fox était animé pour la
France ; sans manquer à ses devoirs envers son pays et
son souverain, il en adonné des preuves trop multipliées
pour les révoquer en doute. Ne pourrait-on trouver une
partie de la cause de ces sentimens , indépendamment
du mérite personnel de M. Fox , dans l'origine de ce .
ministre qui comptait Henri IV au nombre de ses ancêtres?
Grimm donne cette généalogie; l'ayeule paternelle
ΜΑΙ 1813. 411
de M. Fox était petite-fille du roi Charles second (1) et
de la duchesse de Portsmouth .
Les gens de goût ont toujours été surpris de la disparate
singulière qui existe entre la Métromanie et les
autres ouvrages de Piron. Grimm nous apprend à ce
sujet « que la Métromanie était fort différente dans l'ori-
>> gine de ce qu'elle est aujourd'hui , et que lorsqu'elle
>> fut refusée par les comédiens elle méritait à tous égards
>> de l'ètre . Tout informe qu'était l'ouvrage alors , Made-
>> moiselle Quinault et son frère , qui avaient infiniment
>> de connaissances et de goût , y découvrirent le germe
>> des plus grandes beautés . On engagea le poëte à cor-
>> riger sa pièce , à la refondre toute entière , et il y a
>> telle scène qu'on lui fit recommencer vingt fois . >>>
Barthe est un des hommes de lettres qui a leplus fourni
aux malicieux récits du baron. Cet auteur était connu
dans le monde pour être le type achevé d'un caractère
qu'ila voulu mettre au théâtre ( l'Homme personnel ) , et
qui n'obtint qu'un médiocre succès : aussi disait-on
alors : comment s'étonner qu'il n'ait pas mieux saisi ce
personnage ? Pour le voir dans son véritable jour le modèle
était trop près du peintre. « Colardeau avait été de
>> ses amis , mais il ne le voyait plus qu'assez rarement ;
>> ayant appris qu'il était à toute extrémité , il vole chez
>>>lui , et le trouvant encore en état d'écouter ce
>> qu'on lui disait : je suis désespéré de vous voir si malade,
lui dit-il , et j'aurais pourtant une grâce à vous
>> demander , c'est d'entendre la lecture de mon Homme
>> personnel. - Songez donc mon ami , lui répondit Co-
>>lardeau , que je n'ai plus que quelques heures à vivre .
" -Hélas ! oui , mais c'est justement pourquoi je serais
>> bien aise de savoir ce que vous pensez de ma pièce .
>> Il insista au point que le mourant fut forcé de con-
>> sentir , et après l'avoir écoutée jusqu'au bout sans rien
>> dire , il manque à votre caractère un trait bien pré-
>> cieux , lui dit Colardeau . Vous me l'allez dire ?
» Oui , répliqua-t-il en riant , c'est de forcer un ami qui ,
-
(1) Fils de Charles Ier et de Henriette Marie , fille de Henri IV.
-
MERCURE DE FRANCE ,
>>se meurt à entendre encore la lecture d'une comédie
» en cinq actes .
» M. de Choisi avait adressé à Barthe , après la lecture
>> de son poëme de l'Art d'aimer , des vers où il l'appelait
> vainqueur de Bernard et d'Ovide. Ah ! vainqueur , lui
» dit Barthe , cela est trop fort , beaucoup trop fort ,
➤ j'exige que vous changiez cela . -Eh bien ! puisque
» vous le voulez absolument , je mettrai rival......... On
>> parla d'autres choses . Barthe après quelques momens
> de recueillement se rapproche de lui et lui dit affectueusement
: vainqueur >> est plus harmonieux.
Le passage suivant ne paraîtra peut-être pas sans
intérêt lorsqu'un acteur distingué ramène la foule à
l'Odéon . On sait que M. Martelli , auteur de plusieurs
pièces de théâtre , a donné les Deux Figaro , ouvrage
joué plusieurs fois à Paris avec succès. Grimm na
omis ni la pièce ni son auteur. « Les Deux Figaro
>> sont d'un acteur de la troupe de Bordeaux , du sieur
> Martelli , ci-devant avocat , et tellement estimé pour sa
>> conduite et ses moeurs , que malgré la nouvelle pro-
> fession qu'il avait embrassé , ses anciens confrères ne
>> l'ont pas rayé de leur tableau. Il paraît que la première
» idée de l'auteur était de faire simplement une critique
» du Mariage de Figaro , et qu'entraîné par une concep-
>>>tion heureuse il a fait plus et mieux qu'il ne voulait
>> faire d'abord . C'est la suite , dit- on , d'une gageure.
» M. de Baumarchais n'ayant pas été content de la ma-
» nière dont le sieur Martelli avait joué à Bordeaux le
➤ rôle d'Almaviva , le lui fit sentir assez dûrement . Vous
» avez absolument manqué le rôle , lui dit-il . Eh bien !
>> lui répliqua l'auteur, si j'ai manqué le rôle , je tâcherai
>> de ne pas manquer la pièce , et il fit les Deux Figaro .
Arrêtons-nous cependant. Quelqu'étendue que nous
puissions donner à nos articles , nous ne pourrions faire
connaître cette correspondance que d'une manière trop
imparfaite. Peu de recueils méritent autant de fixer l'attention
des amateurs et de trouver place dans les bibliothèques
. C'est dans cette saison , qui entraîne loin de
Paris tant de personnes embarrassées d'user les heures
de la journée , que cette lecture deviendra encore plus
ΜΑΙ 1813 . 413
agréable. On y trouve un peu de ce que l'on a appris ,
beaucoup de ce qu'on ne sait pas ; mais le tout est dit
avec tant de grâce que les choses les moins nouvelles en
paraissent rajeunies ; et puis, peut-on compter pour rien
l'avantage de commencer sa lecture et de la quitter où
l'on veut; de trouver des idées en ordre , des jugemens
rédigés , des opinions toutes débattues. Quelle source
d'esprit et d'érudition ! Elle ne sera pas négligée ; elle
mérite de ne pas l'être ; Grimm deviendra une autorité ,
son témoignage sera invoqué dans les questions les plus
délicates de la littérature . Il est digne de cet honneur ;
mais il n'en est pas moins digue de remarque, que ce soit
un étranger qui l'obtienne . G. M.
OEUVRES CHOISIES D'ANTOINE - PIERRE - AUGUSTIN DE PIS .
A Paris , chez Brasseur ainé , imprimeur-éditeur ,
rue de la Harpe , n° 93 ; Léopold-Collin , libraire , rue
Gilles -le-Coeur , nº 42 ; Chaumerot, libraire , Palais-
Royal , galeries de bois ; Fantin , libraire , quai des
Grands-Augustins , nº 56 ; Debray , libraire , rue
Saint-Honoré , en face la rue du Coq.
(SECOND ARTICLE. )
Je pourrais consacrer un article entier aux chansons
de M. de Piis , genre dans lequel , de l'aveu général , il
a remporté la palme , et qui lui mérite l'épithète aussi
juste que plaisante de Corneille du Vaudeville. Quelquesunes
de ses chansons sont écrites avec tant d'harmonie ,
rimées avec tant de perfection , qu'elles s'élèvent quelquefois
jusqu'à la hauteur des stances de l'ode ; mais
borné par l'espace , je me contenterai de citer ce seul
couplet. Il s'agit du Tems :
Hélas ! au lieu de Cupidon ,
Ama porte je vois descendre ,
Un Dieu sévère , un Dieu barbon ,
Dont l'habit est couleur de cendre ;
Sur les vertèbres de son dos
Trainent deux ailes déplumées ,
414 MERCURE DE FRANCE,
Etd'une horloge et d'une faulx
Ses deux mains sèches sont armées .
Certainement ces vers ont la couleur poétique , et sont
une peinture énergique et fidèle du tems . M. de Pis
possède un don bien rare aujourd'hui , celui de savoir
rendre ses idées avec exactitude et précision. Il ne pense
pas que l'esprit doive se passer du talent , il pense au
contraire que le talent ,
Bien loin de le gêner le sert et l'enrichit .
Il en fournira plus d'une fois la preuve dans les citations
que je ferai de ses OEuvres . Occupons-nous d'abord
de ses vaudevilles . N'est ce rien que d'exceller dans un
genre tel qu'il soit , et d'avoir été le digne successeur de
Collé , de Piron et de Favart . Quoique le vaudeville , né
malin , enfant léger du troubadour , ne dût jamais vieillir
à la table d'un Français , il était cependant passé de
mode ; on le regardait comme une coquette surannée qui
avait plu jadis , mais dont on ne se souciait guères de
vérifier les charmes . M. de Piis se chargea de le ressusciter
et de lui rendre toute la fraîcheur de son printems.
Il s'associa M. Barré. Ils mirent en commun leur esprit
et leur gaîté , et travaillèrent à sa régénération . Ils promenèrent
, dans les quatre saisons de l'année , ce chantre
joyeuxdes amours et du vin, età chaque saison lui obtinrent
une couronne. Nos plus élégantes actrices quittèrent
pour lui plaire la parure et les diamans , et prirent le
✓ corset , la croix d'or et le jupon de futaine de Mathurine
et de Babet. Nos dames de la ville en raffollèrent; les belles
de la cour en égayèrent leurs banquets ; l'orgue de Barbarie
s'en empara , et il descendit de la table du fermiergénéral
à l'échoppe de l'artisan . M. de Piis , en reconnaissance
de la gloire et du plaisir qu'il en avait reçu , lui fonda
depuis une chapelle qu'Euterpe et Thalie préféraient , et
préfèrent encore tous les jours , au plus beau temple,
sur- tout lorsqu'en sa qualité de prêtresse on y voit officier
la charmante Mme Hervey . C'est bien dommage que
le fondateur ait été chassé du sanctuaire ; ses ministres
sont bien éloignés de lui ; ils se plaisent à dénaturer
l'ouvrage du fondateur . Au lieu de ces cadres simples et
}
ΜΑΙ 1813 . 415
ingénieux , où la gaîté franche et villageoise se déployait
sans effort , nous avons de petites intrigues dont on nous
donne à débrouiller l'énigme . Des concerts , des opérascomiques
et de petits mélodrames à grand fracas ; la
niaiserie remplace le naturel ; le gros sel de la plaisanterie
, le sel attique ; l'équivoque , la finesse , et l'indécence
, l'ingénuité . Si MM. Radet , Barré , Desfontaines ,
Moreau et Désaugiers ne cherchaient à rendre au vaudeville
son premier lustre et sa gaîté native , les dévots
les plus fervens déserteraient la chapelle , et Vénus même
oserait à peine y faire sa prière .
Ce n'est pas quelquefois qu'une muse un peu fine
Sur un mot en passant ne joue et ne badine.
C'est ce qu'on trouve souvent dans les vaudevilles de
M. de Piis , mais il évite l'excès , suivant le précepte de
Boileau , et par conséquent celui du goût . Le vaudeville
intitulé Santeuil et Dominique me paraît un des plus
brillans qu'il ait composés . C'est presqu'un tour de force,
en ce qu'il est bâti sur une pointe d'aiguille . L'auteur a
su tirer d'une simple anecdote , je serais tenté de dire
même d'une devise , castigat ridendo mores , une pièce
en trois actes , pleine de situations piquantes , de saillies
et de traits heureux. Les gens d'une sévérité de moeurs
inflexible le blâmeraient peut-être d'avoir exposé sur la
scène un homme respectable , au moins par le caractère
dont il était revêtu . Il répondra que Laharpe a introduit
un curé dans Mélanie ; il est vrai que Laharpe fait ressortir
les vertus de ce personnage , et que M. de Piis rit
aux dépens des ridicules et des vices de Santeuil . Mais il
faut pardonner quelque chose à l'époque à laquelle il
écrivait . On venait de faire main-basse surles Visitandines .
Il crut que le poëte de Saint-Victor serait de bonne
prise pour le vaudeville. Ne considérons ici que l'esprit
et le talent de l'auteur . Qui n'a dû se dérider le front en
trouvant enprésence le chanoine de Saint-Victor et l'arlequin
Dominique ? Celui-ci , sous le déguisement d'un
gascon , lui chante le couplet suivant , sur l'air de la
Monaco :
Reconnaissez lé marquis de Forbes
Qui fréquentait des
416 MERCURE DE FRANCE ;
:
Sajeunesse
Billards , cafés ,
Cabarets ,
Lansquenets ,
Jouant sans cesse
Etne gagnant jamais .
Satan décrépit
Se rendit ermite
Mon instinct subit
Est du même acabit ,
J'ai perdu la nuit
Mille écus de suite ;
J'en viens de dépit
Prendre ici votre habit.
Santeuil répond : « que voulez-vous dire ?
DOMINIQUE.
>>C'est votre habit dont je me fais besoin , l'habit de
la maison. Il faut un peu aider à la lettre cadédis .
Fin de l'air.
Lorsque je perds
J'ai la tête à l'envers ;
Mais j'epère
En ce monastère
Fuir les travers
D'unperfide univers ,
Mes noirs revers
Et tous les tapis verts .
SANTEUIL .
Air : Jugez du soldatfrançais.
Vous feriez , je vous le promets ,
Avotre âge une sottise ,
Etvous vous consulterez ; mais ,
Permettez que je vous dise ,
Quoi ? vous ne gagnez jamais ?
DOMINIQUE.
Jamais
Moi je ne touche uné carté ,
DEPT
DL
SEINE
ΜΑΙ 1813 .
Qué du fond du sac
Zeste , zeste et crac ,
Mon derneir écu né parté.
SANTEUIL.
5.
cen
» Voilà qui est particulier ; mais pourtant le sac que
vous tenez est plein .
DOMINIQUE.
>>C'est le seul dé mes sacs échappé au naufrage, et je
puis vous jurer ma parole d'honneur que je n'ai jamais
gagné de ma vie.... Je l'apporte pour ma dot au couvent.
SANTEUIL .
>> Serait-il possible que vous ne gagnassiez jamais ?
DOMINIQUE .
Air : Mes bons amis pourriez-vous m'enseigner.
Vous savez bien qu'au pays de là -bas
D'adresse au vingt et un l'on joute :
De ce jeu là , cadédis , je suis las ,
Quand je songe à cé qu'il mé coute.
L'an passé pas à pas
Dans les plus mauvais draps ,
Il mit ma fortune en déroute .
De Pézénas à Carpentras
Et de Carpentras à Bazas
Je ne vis pas
Un as
Enroute .>»
Sans la crainte que j'ai d'étendre trop les citations , je
mettrais cette scène entière sous les yeux du lecteur. Si
des couplets ainsi jetés sur le papier ne sont pas dépourvus
de sel , qu'on juge du prix qu'ils doivent acquérir
par la voix et le jeu de l'acteur. Le Vaudeville
demande à être joué et chanté. On a fait un reproche
assez bizarre à l'auteur : on a prétendu que dans la
pièce , Dominique ne louait point assez Santeuil sur ses
hymnes , un des plus beaux monumens de la moderne
latinité . Il est très-probable que Dominique n'avait
jamais feuilleté le portefeuille du chanoine ,et cet arle-
Dd
18 MERCURE DE FRANCE ,
quin se connaissait mieux , sans doute , en canevas
italiens qu'en hymnes et en cantiques ; mais l'accusation
est dénuée de fondement , et le couplet suivant , adressé
par Dominique à Santeuil , en fournira la preuve.
On vous chante à Florence ;
On vous chante à Milan ;
On vous chante à Vicence
Et dans le Parmesan ;
On vous chante à Pavię ;
On vous chante à Turin ,
Et dans Bergame ma patrie ,
On vous chante au lutrin .
Il est difficile d'être plus chanté ; mais en supposant
que l'arlequin soit un peu sobre de louanges envers le
chanoine , le chanoine ne s'épargne pas les coups d'encensoir.
Le peintre a dû tracer ainsi ce portrait : l'orgueil
de Santeuil était connu . C'était chez lui un trait de
caractère.
Après ce vaudeville qui me paraît supérieur par son
originalité à tout ce qu'a fait M. de Piis , on distinguera
le Remouleur et la Meunière ; ce divertissement en un
acte , d'une couleur entiérement opposée au premier
ouvrage , brille par le naturel et des grâces naïves . Il fit
à sa naissance les délices du théâtre des Troubadours .
A la clôture de ce spectacle il se réfugia chez Montansier
, et de là aux Variétés , où il est resté en possession
de plaire. Si l'on s'attache à ses enfans par les maux
qu'ils causent , celui- ci est bien le filius dilectus , le fils
chéri de M. de Piis. Emprisonné long-tems dans les
cartons de la rue de Chartres , il s'émancipa et voulut
jouir de ses prérogatives sur un autre théâtre. Il brouilla
son auteur avec les actionnaires du Vaudeville. On supprima
la pension de 4000 fr . qu'on faisait à l'inventeur
et fondateur de l'établissement , et on condamna à l'obscurité
la plus profonde toute sa famille littéraire .
Si M. de Piis s'est rendu célèbre par ses chansons et
ses vaudevilles , il tire une nouvelle gloire de ses opéras
comiques . Le second volume de ses oeuvres contient
la Fausse Paysanne , ou l'Heureuse Inconséquence ,
comédie en trois actes , mêlée d'ariettes ; Les trois
ΜΑΙ 1813 . 419
,
Déesses rivales , divertissement en un acte ; les Savoyardes
, ou la Confidence de Bayard , comédie en un
acte et en prose mêlée d'ariettes ; les Solitaires de
Normandie , opéra comique en un acte , en vaudevilles .
Il était difficile de placer Bayard dans un cadre digne de
lui ; ce caractère entiérement chevaleresque , semble
n'ètre bien qu'au milieu des camps et environné de l'appareil
militaire . Bien différent de Henri IV , roi - guerrier
, mais populaire , qui n'a jamais mieux figuré que
dans la partie de chasse et à la table du paysan de Lieursaint
, Bayard est celui des opéras comiques de M. de
Piis qui eut le moins de vogue. Bayard n'y paraît peutêtre
pas assez souvent. On a pensé , d'ailleurs , que le
chevalier sans peur et sans reproche , était peu propre à
chanter des duos et des ariettes . Mais dans la même
pièce on distingue le personnage de Maurice , aussi
ingénieux qu'intéressant. A l'aide de son optique , il
retrace à Bayard un trait bien flatteur pour ce héros ,
celui où il reçoit chevalier le brave monarque François Ier .
L'éloge est délicat et plein de grace. La Fausse
Paysanne eut beaucoup de succès et le méritait. Mais je
m'arrête avec plaisir aux Trois Déesses rivales ; cette
pièce fut un hommage rendu aux talens variés des trois
demoiselles Renaud , qu'on appelait alors une nichée de
rossignols. Elle n'a aucun rapport avec le Poëme du
Jugement de Paris , d'Imbert ; ni avec le ballet héroïque
de Pellegrin-Barbier , donné en 1728. Si la musique de
ce ballet ne valait pas mieux que les paroles , l'ouvrage
ne dut pas obtenir un triomphe bien grand. La pièce
des Trois Déessés rivales possède a un degré éminent
le mérite du style. Chaque déesse y parle suivant
son langage. Elles sont rivales par l'esprit comme elles
l'étaient par la beauté , le talent et les grâces . On peut
reprocher à Pâris de revenir un peu trop à ses moutons ;
mais qui ne l'absout en faveur de ces vers charmans : il
est question des femmes :
-
Il est bien vrai que , malgré mon système ,
Ce sexe fait pour tout charmer ,
Plus d'une fois aurait su m'enflammer
S'il n'était pas d'une inconstance extrême .
Dd 2
420 MERCURE DE FRANCE ,
Mais le moyen de ne pas s'allarmer ,
Malheureux par le doute au sein du bonheur même ,
L'homme le plus certain d'aimer ,
N'estjamais aussi sûr qu'on l'aime.
Je ne blâmerais dans ces vers que le mot système , qui
me semble trop méthodique dans la bouche de Paris .
Tous le reste de la pièce est écrit d'un style facile , coulant
, harmonieux . Les ouvrages qui ne portent que sur
un pivôt très- frèle ont besoin , pour se soutenir , de tous
les charmes de la poésie , et les Trois Déesses rivales ne
pouvaient pas être mieux qu'entre les mains de M. de
Piis. DU PUY DES ISLETS.
SPECTACLES . -
VARIÉTÉS .
Théâtre Français .-Iphigénie enAulide,
pour la continuation des débuts de Me Humbert.
La débutante a mieux joué le rôle de Clytemnestre que
celui d'Hermione . Son organe , privé de fraîcheur et d'éclat,
convient mieux à la maternité qu'à l'amour. Un sifflet
mercenaire qui s'était déclaré contre elle à la première représentation
, n'a cessé de la poursuivre à la seconde . La
haine rend injuste et maladroit . Ce sifflet peu connaisseur
a mieux servi la débutante qu'il ne lui a été contraire.
Comme il ne s'acharnait que sur les endroits qu'elle disait
le mieux , un orage d'applaudissemens couvrait les sons
aigus du siffleur , et se vengeait de son ineptie , en le condamnant
au silence . Tyranniser une actrice à ses premiers
essais sur la scène , anéantir ses moyens par des signes
d'improbation manifestes , c'est un lâche et honteux métier;
mais une indulgence déplacée est aussi un grand malheur.
Une débutante est toujours tentée de prendre l'encourager
ment pour l'éloge , et l'éloge pour la vérité .
Sur la foi des flatteurs la plus sage s'endort .
La flatterie est un poison qui tue le plus beau talent ,
jugez si elle doit enterrer un talent médiocre. Une artiste
applaudie indiscrètement, bientôt ne travaille plus , et devient
pire qu'elle n'était au moment où elle entra dans la
carrière. Si Me Humbert vent réussir , qu'elle prête l'oreille
aux avis du connaisseur impartial et désintéressé,bien cer
ΜΑΙ 1813 . 421
taine qu'en lui dévoilant ses défauts , il lui prépare dans
l'avenir des triomphes . Qu'elle apprenne,je le lui ai déjà dit,
à se présenter , à marcher avec grace sur la scène ; c'est la
première leçon de son art. Avant de lui apprendre à lire ,
n'instruit-on pas l'enfance à connaître les signes représentatifs
du langage. La débutante tient toujours sa tête fixe
sur son pivot; qu'elle travaille les muscles de sa physionomie
, afin de lui faire contracter la mobilité qu'exige le
théâtre . Ce n'est pas que je l'exhorte à se tourmenter le
visage et à se rendre hideuse ; la grimace n'est pas l'expression
. L'expression de la douleur a son genre de beauté
comme celle du plaisir . La débutante a des bras un peu
longs et grêles ; l'art lui défend de les trop déployer; elle
doit souvent les dérober avec adresse sous le manteau
de Melpomène . Les grands gestes ne sont permis qu'aux
actrices dont les bras bien attachés sont arrondis et gracieux
; et encore leur fréquence devient fatigante . C'est
par une pse noble et imposante , par le jeu des traits ,
la fierté du regard , l'expression de la bouche que les
grands effets se produisent. Talma en a offert dernièrement
, dans le rôle d'Achille , l'exemple le plus parfait.
On peut dire que , par la physionomie nouvelle
qu'il a donnée à ce rôle , il en a fait une création . On
viendra désormais le lui voir jouer avec autant d'empressement
qu'on vient l'entendre dans Manlius et dans
Oreste. Je me permettrai cependant de lui faire une
observation . Les sons de son organe ont semblé un peu
trop caverneux dans la dernière partie du rôle ; la voix
d'Achille doit être haute , menaçante et pleine d'éclat ; elle
doit répondre à son impétuosité et à la colère à laquelle il
est constamment enclin. Impiger , iracundus .
Achille déplairait moins bouillant et moins prompt.
Talma est trop célèbre et trop ami de l'art pour s'offenser
d'un conseil. Il démêlera aisément dans les miens l'accent
de l'admiration . DU PUY DES ISLETS .
Théâtre-Feydeau .- Première représentation du Prince
Troubadour, opéra en un acte , paroles de M. Duval , musique
de M. Méhul.
,
une Les succès sont , pour les sociétaires de ce théâtre
raison de redoubler de zèle et d'activité . Bientôt après une
pièce qui a réussi nous en voyons paraître une autre qui
réussit encore ; Sobiesky est dans toute sa nouveauté ; les
,
422 MERCURE DE FRANCE ,
Deux Jaloux et le Mari de Circonstance , continuent d'at
tirer la foule , et déjà le Prince Troubadour est venu à leur
aide . Cet opéra est de deux maîtres connus par de nombreux
succès , mais qui depuis long-tems n'avaient rien
donné à ce théâtre . On se plaignait de leur absence . Quel
auteur pourrait faire oublier celui qui , sur cette scène ,
nous a donné le Prisonnier, le Trente et Quarante , Maison
à Vendre , etc. Quel compositeur pourrait nous consoler
du silence de M. Méhul ! Leur rentrée nous promet
de nouveaux plaisirs .
Guillaume ,duc d'Aquitaine , est un jeune prince aussi
renommé par sa galanterie que par ses exploits guerriers .
Son goût pour les dames , et sur-tout son inconstance ,
l'ont fait surnommer le grand trompeur de dames . Il apprend
que la petite-fille du baron de la Touraille , son
vassal , est un ange de beauté et de gentillesse ; il brûle
du désir de la voir ; mais comment s'introduire dans le
château . Sa réputation , qui n'est que trop méritée , suffit
pour l'en exclure . Accompagné d'un seul de ses courtisans
, et tous deux déguisés en troubadours , ils viennent
demander l'hospitalité . Le baron de la Touraille devant
lequel ils ont l'honneur de paraître , apprend bientôt que
le duc est l'un des deux troubadours . Guillaume , par une
fausse confidence , persuade au baron que son compagnon
est le duc lui-même , dont il avoue qu'il est le confident ,
et pour déterminer celui-ci à jouer ce rôle , il lui remet
en signe de puissance , sa propre épée , au pommeau de
laquelle est attaché le sceau des ducs d'Acquitaine . Le
faux duc qui depuis long-tems est amoureux de la fille du
baron , profite de son autorité passagère pour faire dresser
un acte qui l'unisse à sa maîtresse ; mais ne voulant pas
entiérement devoir son bonheur à la supercherie , il remet
son épée au duc d'Acquitaine , qui ne s'en sert que pour
sceller le bonheur de son heureux rival .
,
Le déguisement du prince et celui de son confident ,
donnent lieu à des scènes pleines d'un vrai comique et de
mots ingénieux où l'on retrouve tout le talent de l'auteur .
La musique est aussi digne de M. Mehul , la science musicaley
est jointe à la mélodie la plus pure ; on y trouve des
chants aussi gracieux que ceux que l'on se plaît à prêter aux
troubadours . L'ouverture est d'un effet piquant ; des couplets
fort bien chantés par Mme Gavaudan , sont d'une tournure
originale ; un grand air , chanté par Martin , lui a
offert les moyens de développer sa belle voix ; mais le
1
ΜΑΙ 18.3 . 423
2
morceau le plus remarquable est un Quinquetto à la manière
italienne .
Faisons des voeux pour que cette première rentrée de
MM. Duval et Méhul nous procure bientôt un nouvel ouvrage
qui sera sans doute , comme celui-ci , digne de l'auteur
et du compositeur auxquels nous devons tant de jolis
epéras.
Théâtre du Vaudeville . Première représentation d'Elle
et Lui , vaudeville en un acte , de MM. Théaulon et Capelle
.
On représente les journalistes comme des envieux pour
qui dénigrer est une jouissance , qui , ne reconnaissant de
talent à personne , trouvent leur plus grand bonheur dans
la critique , et n'emploient qu'à regret la formule de l'éloge .
On se trompe : si la conscience des fonctions dont ils sont
chargés les rend quelquefois sévères, c'est avec un véritable
plaisir qu'ils distribuent aussi la louange lorsqu'ils en ont
l'occasion, mais , hélas , il faut l'avouer, elle ne se présente
pas fréquemment ; cependant je l'ai trouvée aujourd'hui
, et je la saisis . M'en croirez-vous , lecteur , je viens
de voir une chose presque miraculeuse ; c'est une arlequinade
qui n'est point usée comme le genre pourrait le faire
craindre ; c'est une pièce à deux personnages où les situations
ne sont pas forcées , et dont les scènes ne languissent
pas; où l'on trouve de jolis couplets sans calembourgs ,
de la gaîté unie à la décence , des plaisanteries sur le mariage
qui ne sont pas rebattues ; enfin ce prodige , c'est Elle
etLui.
Arlequin , autrefois maître à danser à Rome , y avait
épousé Colombine ; bientôt après son mariage , il la quitte
pour aller chercher fortune en Amérique ; après un séjour
de cinq ans dans le Nouveau-Monde , il revient dans ses
foyers , curieux de savoir ce que sa femme a fait en son
absence . Combien il a tort ! les épreuves en ce genre sont
délicates ; en fait de fidélité , il vaut mieux croire que d'approfondir
. Arlequin fait annoncer sa mort par Gilles , son
ancien rival , sous les habits duquel il se présente ; Colombine
, prévenue par Gilles , veut donner une bonne leçon
à son mari ; elle feint de le prendre pour Gilles , et part
d'un grand éclat de rire lorsqu'il lui annonce la mort d'Arlequin
; un genre d'affliction aussi singulier confirme les
soupçons du pauvre mari , qui , dans sa simplicité bergamasque
, ne réfléchit'pas que son teint seul doit le faire
424 MERCURE DE FRANCE , ΜΑΙ 1813 .
reconnaître ; mais sa colère redouble lorsque Colombine
lui reproche d'employer une ruse grossière pour la tromper
et lui déclare qu'Arlequin , qu'il prétend avoir vu périr en
Amérique , est de retour depuis six mois. A cette nouvelle
, les terreurs du jaloux redoublent; il croit réellement
que , depuis six mois , Colombine est la femme d'un autre
Arlequin. Colombine le laisse en proie à la douleur; pendant
qu'il se livre au désespoir, il voit , nouvel Amphitrion ,
sa ressemblance paraître devant lui : c'est Colombine ellemême
qui se présente comme l'époux arrivé depuis six
mois .
Je veux laisser quelque plaisir aux lecteurs : je ne leur
dirai pas commentArlequin reconnaît que sa femme , qui
avait été instruite de son projet d'épreuves , s'est moqué
de lui , et n'a pris ce déguisement que pour le tourmenter
et lui faire perdre l'envie de l'éprouver une autre fois :
Arlequin , très - content d'en être quitte pour la peur ,
avoue qu'il a joué de bonheur , et qu'il a été plus heureux
que sage.
Cettejolie pièce a obtenu le succès le plus complet et le
plus mérité ; les auteurs ont été nommés au milieu des
applaudissemens ; ils ont de grandes obligations à Laporte,
qui a joué le rôle d'Arlequin avec son talent accoutumé ,
et à MeDesmarres , qui a su répandre tant de grâces
et d'enjouement dans celui de Colombine : ce n'était pas
une médiocre entreprise que de paraître alternativement
sous les habits de Colombine et sous ceux d'Arlequin à
côté de Laporte , digne successeur de Carlin ; Ml Desmarres
s'est habilement tirée de cette difficulté .
Puisqu'il faut absolument faire la part de la critique , je
dirai que l'on a reconnu dans Elle et Lui de fortes réminiscences
d'Amphytrion; mais si les auteurs ont imité
quelqu'un , on conviendra qu'ils ont bien choisi leur modèle.
B.
POLITIQUE.
La cérémonie du Te Deum qui a porté à la divine
Providence l'expression de notre reconnaissance pour la
faveur qu'elle a accordée à nos armées dans la journée de
Lutzen , a été remarquable par son caractère noble et imposant
, et par les sentimens qu'elle a fait éclater au sein de
cette immense Capitale . A une heure, S. M. l'Impératrice ,
après avoir entendu la messe dans ses appartemens , est
partie du palais des Tuileries , dans la voiture du couronnement
, pour se rendre à la métropole . S. Em. Monseigneur
le cardinal Maury, archevêque de Paris , a eu l'honneur
de haranguer S. M. à l'entrée de l'église . S. M. , environnée
du cortège prescrit par le cérémonial , est allée se
mettre à genoux , sur un carreau , au pied des marches de
l'autel . Après sa prière , elle est revenue s'asseoir sur son
trône , placé à la gauche du trône de l'Empereur. Après le
Te Deum , S. M. a été reconduite sous le dais , comme à
son arrivée , et est rentrée au palais des Tuileries .
« Il est difficile , dit le Moniteur, en rendant comptede
cette imposante cérémonie , de peindre l'émotion qu'inspirait
cette auguste cérémonie ; c'était un spectacle à-lafois
si magnifique et si touchant : ces grands corps
de l'Etat , soutiens de l'Empire , ces magistrats respectables
chargés du maintien de l'ordre et de la justice ,
ces guerriers honneur de la patrie , ces jeunes élèves des
lycées , l'espoir de la France , cette élite de l'immense population
de la capitale contemplaient avec attendrissement
la douce majesté de la vertu montant sur le plus glorieux
des trônes du Monde , et joignaient leurs voeux aux siens ,
pour remercier le Dieu des armées des succès dont il couronne
les nobles conceptions et les efforts rapides de notre
immortel Empereur .
" La reconnaissance pour ses travaux , les regrets pour
son éloignement , les voeux pour sa conservation , l'enthousiasme
qu'excitent tant de pertes réparées en six mois , tant
de complots déjoués en un jour , tant de chimères détruites
par une victoire, tant de prodiges opérés par son
génie répandaient dans toutes les ames un mélange d'im
426 MERCURE DE FRANCE ,
pressions fortes , nobles et tendres qu'on s'efforçait d'exprimerde
toutes parts par les acclamations les plus unanimes
et les plus répétées .
» Dans le temple, hors du temple, sur toute la route que
S. M. l'Impératrice-Regente a parcourue avec son noble
cortège , et que bordait une foule immense , les mêmes
acclamations l'ont accompagnée , et lui ont prouvé l'amour
et la vénération dont tous les Français sont pénétrés pour
elle. "
En recevant nos voeux reconnaissans , cette même Providence
, à laquelle nous reportions les succès éclatans de
l'Empereur , n'a pas tardé à nous demander de nouvelles
actions de grâces .A peine l'Empereur a-t-il eu rétabli dans
sa Capitale son auguste allié , qu'il a concilié dans sa vaste
pensée , et ses voeux constans pour la paix , unique objet de
ses immenses travaux , et les opérations nécessaires pour
poursuivre ses triomphes et multiplier ses avantages . II
a proposé la paix , il a indiqué le lieu où elle pourrait être
traitée , les puissances qui pourraient être appelées à un
congrès ; et cependant , appuyant ses offres magnanimes
de toute la puissance de ses armes , il a attaqué et battu
de nouveau ses ennemis le 20 et le 21 .
Pour suivre l'ordre des événemens , nous devons d'abord
au lecteur d'intéressans détails , donnés par la Gazette de
Francfort , sur la rentrée du roi de Saxe dans sa capitałe .
A peine les Français eurent-ils , le 10 , passé l'Elbe ,
auprès de Prielnitz , au-dessous de Dresde , et chassé les
Russes de la nouvelle ville et de ses alentours , que l'Empereur
Napoléon alla examiner les moyens de rétablir les
deux arches du grand pont que les ennemis avaient fait
sauter dans leur retraite du 8. Placé sur une pile du pont ,
le monarque indiqua d'abord aux sapeurs et autres ouvriers
les premiers travaux de déblaiement; ensuite il fit approcher
le maître des bâtimens de S. M. le roi de Saxe , lui
prescrivit lui-même une forme de pont légère et solide ,
lui ordonna de le suivre au chantier , fit toiser en sa présence
les bois convenables , donna des ordres précis pour
la réparation du pont ; et le lendemain à neuf heures du
matin , les troupes et la grosse artillerie passaient dessus ;
tout avait été exécuté dans l'espace de dix heures .
Le 11 , dès le matin , les troupes françaises et alliées
commencèrent à passer sur la rive droite. Près de 50,000
hommes défilèrent sous les yeux de l'Empereur , qui resta
sept heures assis sur unbanc de pierre, environné des pre
ΜΑΙ 1813. 427
miers de ses généraux et de ses maréchaux. De noires colonnes
de fumée qui s'élevaient derrière des coteaux de
vignes , annoncèrent l'incendie d'un village , et que les
Russes prenaient la route de Bautzen . Sur ses entrefaites ,
le roi de Saxe était arrivé de Prague à Tæplitz , la garde
bourgeoise était rangée , et toute la cour s'était réunie
pour recevoir ce souverain ; la route était illuminée , mais
le roi ne vint pas. On apprit qu'il s'était arrêté à son chateau
de Sedlitz , et que l'Empereur des Français avait l'intention
d'aller au-devant de lui le 12 , jusqu'à Pirna .
Jamais spectacle aussi magnifique que celui du 12 ne se
présenta aux habitans de Dresde . Les grenadiers de la vieille
garde impériale formaient une ligne sur trois de hauteur
qui s'étendait de la porte de Pirna jusqu'au château .
L'Empereur , accompagné et suivi du prince vice-roi , de
plusieurs ducs , maréchaux et généraux , s'était rendu à
cheval au-devant du roi de Saxe. La garde à cheval de
l'Empereur était en grande tenue à Gruna ; là les deux
monarques s'embrassèrent étroitement , et le roi de Saxe
monta un cheval blanc que l'Empereur Napoléon montait
souvent.
Les magistrats de Dresde ayant complimenté les deux
souverains , l'Empereur Napoléon leur adressa ces mémorables
paroles.
"
n
Magistrats , aimez votre roi ; voyez en lui le sauveur
de la Saxe . S'il eut été moins fidèle à sa parole , moins
bon allié , s'il se fût laissé entraîner dans l'opinion des
Russes et des Prussiens , la Saxe était perdue; je l'aurais
traité en pays conquis .
" Mon armée ne fera que passer , et vous serez bientôt
» quittes des charges que vous supportez. Je défendrai et
» je protégerai la Saxe contre tous ses ennemis . »
Alors commença l'entrée vraiment triomphale des deux
souverains : la marche était ouverte par toute la cavalerie
légère de la garde . Venaient ensuite les mamelouks et la
garde bourgeoise à cheval deDresde. L'état-major impérial
précédait immédiatement l'Empereur et le Roi qui n'avait
près de sa personne que son adjudant. Suivaient tous les
généraux et les chefs de l'armée française. La marche était
fermée des cavaliers de la garde, des fusiliers et des troupes
légères . Elle a duré deux heures , et les rangs étaient nombreux
et très - serrés . Les habitans de Dresde versaient des
larmes de joie en revoyant leur monarque chéri : toutes les
cloches sonnaient , le bruit du canon retentissait. L'Em
428 MERCURE DE FRANCE ;
pereur a rempli l'engagement qu'il avait pris , en disant:
Je vous ramènerai votre roi. » On attend incessamment
le retour de toute la famille royale.
Voici quelle était , au 18 mai , la situation de l'armée ,
suivant les nouvelles reçues par S. M. l'Impératrice Reine
etRégente.
L'Empereur était toujours à Dresde. Le 15, le duc de
Trévise était parti avec le corps de cavalerie du général
Latour-Maubourg et la division d'infanterie de la jeune
garde du général Dumoutier.
Le 16 , la division de la jeune garde , commandée par le
général Barrois , partait également de Dresde .
Le duc de Reggio , le duc de Tarente, le duc de Raguse
et le comte Bertrand , étaient en ligne vis-à-vis Bautzen.
Le prince de la Moskowa et le général Lauriston arrivaient
à Hoyers-Verda .
Le duc de Bellune , le général Sébastiani et le général
Reynier marchaient sur Berlin. Ce qu'on avait prévu est
arrivé; à l'approche du danger, les Prussiens se sont moqués
du réglementdu landsturm; ( 1 ) une proclamation a fait connaître
aux habitans de Berlin qu'ils étaient couverts par le
corps de Bulow; mais que , dans tous les cas , si les Français
arrivaient ,il ne fallait pas prendre les armes , mais les
recevoir suivant les principes de la guerre. Il n'est aucun
Allemand qui veuille brûler ses maisons ou qui veuille
assasiner personne . Cette circonstance fait l'éloge du peuple
allemand. Lorsque des furibonds sans honneur et sans
principes prêchent le désordre et l'assassinat , le caractère
de ce bon peuple les repousse avec indignation. Les
Schlegel , les Kotzbuë et autres folliculaires aussi coupables ,
voudraient transformer en empoisonneurs et en assassins
les loyaux Germains ; mais la postérité remarquera qu'ils
(1) Le cabinet prussien avait imaginé de mettre en mouvement ,
sous un nom qui caractérisait déjà la nature des soldats qu'il prétendait
armer , landsturen , la masse entière des habitans de la campagne.
Les ordres donnés à cette armée révolutionnaire ont à-la-fois le
cachet de l'inexpérience , de la déraison et de la barbarie. Le Moniteur
a consigné cet ordre qui sanctifie tous les moyens possibles de
défense , prescrit l'assassinat et l'incendie , et à cliaque article porte
la peine de mort contre celui qui en enfreindra les étranges dispositions.
ΜΑΙ 1813 . 429
n'ont pu entraîner un seul individu , une seule autorité
hors de la ligne du devoir et de la probité .
Le comte Bubna est arrivé le 16 à Dresde . Il était porteur
d'une lettre de l'Empereur d'Autriche pour l'Empereur
Napoléon . Il est reparti le 17 pour Vienne .
«L'Empereur Napoléon a offert la réunion d'un congrès
à Prague pour une paix générale. Du côté de la France
arriveraient à ce congrès les plénipotentiaires de la France ,
ceux des Etats-Unis d'Amérique , du Danemarck , du roi
d'Espagne et de tous les princes alliés ; et du côté opposé ,
ceux d'Angleterre, de la Russie, de la Prusse , des- insurgés
espagnols et des autres alliés de cette masse belligérante .
Dans ce congrès seraient posées les bases d'une longue
paix. Mais il est douteux que l'Angleterre veuille soumettre
ses principes égoïstes et injustes à la censure et à l'opinion
de l'Univers , car il n'est aucune puissance , si petite qu'elle
soit , qui ne réclame au préalable les priviléges adhérens
à sa souveraineté , et qui sont consacrés par les articles
du traité d Utrecht sur la navigation maritime.
» Si l'Angleterre, par ce sentiment d'égoïsme sur lequel
est fondée sa politique, refuse de coopérer à ce grand oeuvre
de la paix du Monde parce qu'elle vent exclure l'Univers
de l'élément qui forme les trois quarts de notre globe ,
Empereur n'en propose pas moins la réunion à Prague
de tous les plénipotentiaires des puissances belligérantes
pour régler la paix du continent. S. M. offre même de stipuler
au moment où le congrès sera formé , un armistice
entre les différentes armées , afin de faire cesser l'effusion
du sang humain .
Ces principes sont conformes aux vues de l'Autriche.
Reste à voir actuellement ce que feront les cours d'Angleterre
, de Russie et de Prusse .
L'éloignement des Etats - Unis d'Amérique ne doit pas
être une raison pour les exclure ; le congrès pourrait toujours
s'ouvrir , et les députés des Etats-Unis auraient le
tems d'arriver avant la conclusion des affaires pour stipuler
leurs droits et leurs intérêts .
C'est ainsi que s'exprimait à Dresde le restaurateur de la
maison de Saxe, le fibérateur de l'Allemagne . Nous l'allons
suivre au-delà de l'Elbe , pressant par ses exploits la réponse
qu'il attend à ses ouvertures .
Le 20 , l'Empereur a attaqué les armées russe et prussienne
, réunies à Bautzen , capitale de la Haute -Lusace ,
sur la Sprée . Les ennemis , dans cette journée , ont été
430 MERCURE DE FRANCE ,
forcés d'abandonner le champ de bataille et de faire précipitamment
leur retraite , sur les retranchemens qu'ils avaient
préparés à Hockirchen , lieu célèbre où en 1758 , le grand
Frédéric a été battu par le maréchal Laudon . Le lendemain
21 , sans laisser aux ennemis le tems de respirer ,
l'Empereur a fait attaquer leur position , et s'en est rendu
maître après une victoire que tous les rapports sommaires
qui sont parvenus s'accordent à faire considérer comme
une des plus signalées qui aientjamais couronné les armes
de l'Empereur. M. de Montesquiou , l'un des officiers
d'ordonnance de S. M. , est arrivé hier en courrier , porteurde
ces importantes nouvelles . Les relations officielles
de ces grands événemens sont attendues de moment en
moment. Le bruit du canon les a annoncés hier à la capitale
, au sein de laquelle ils ont répandu la plus vive allégresse.
S .....
ANNONCES .
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; son éloge par Chamfort , et des remarques inédites du Père
Roger, ex-jésuite . Ouvrage enrichi d'une Lettre de Molière sur
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Rousseau , nº 20 .
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des bureaux de la Direction générale de l'Imprimerie et de la
librairie , les noms des censeurs impériaux , ceux des inspecteurs de
Paris et des divers départemens , des vérificateurs à l'estampille , la
liste des Imprimeurs et des Libraires de Paris , le tableau des Imprimeurs
et des Libraires de l'Empire , classés par ordre alphabétique de
départemens , la liste de tous les Imprimeurs de l'Empire en un seul
ordre alphabétique , et celle de tous les Libraires de l'Empire aussi en
un seul ordre alphabétique .- La désignation de tous les journaux ,
feuilles d'annonces et périodiques des départemens , et le texte entier
de toutes les lois , concernant l'Imprimerie et la Librairie , depuis le
19 juillet 1793jusqu'à ce jour.
Le Mémorial du jeune âge ; ouvrage contenant des principes de
lecture ( française et latine ) , de religion , de morale , de botanique' ,
de grammaire , d'histoire ancienne et moderne , de géographie et
d'arithmétique ; par M. Boinvilliers , inspecteur de l'Académie Impériale
de Douai , etc. Prix , relié en parchemin , 2 fr. 25 c. Chez Aug.
Delalain , successeur de Barbou , rue des Mathurins , n° 5 .
C'est à l'occasion de cet ouvrage qu'un critique distingué a dit : Un
des plus utiles fruits de la révolution , est l'empressement des membres
de l'Institut , des gens de lettres et des artistes , à travailler pour
les écoles publiques , et même pour les écoles du premier degré.
L'ouvrage que nous annonçons est adopté dans un grand nombre
de maisons d'éducation .
432 MERCURE DE FRANCE , ΜΑΙ 1813 .
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M. Creuzé de Lesser. Un vol. in- 18 , avec gravure. Prix . 3 fr. , et
3 fr . 60 c. franc de port. Chez Delaunay , libraire , Palais -Royal ,
galeries de bois , nº 243.
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Bastide . Trois vol . in-8° . Prix , 18 fr. , et 22 fr. 50 c. franc de port.
Chez Brunot- Labbe , libraire de l'Université impériale , quai des Augustins
, nº 33 ; et chez Delaunay, libraire , Palais -Royal , galeries de
bois , nº 243.
OEuvres poétiques et morales du Cher-Rassier, membre du Corps-
Législatif. Deux vol. in-8°. Prix , 10 fr. , et 13 fr . franc de port.
Chez Migneret , imprimeur-libraire , rue du Dragon , nº 20; et chez
Arthus-Bertrand , libraire , rue Hautefeuille , nº 23 .
MUSIQUE. - Cinq romances , paroles de M. C. de Proisy , avec
accompagnement de piano ou harpe ; composées et dédiées à Mme
Adélaïde Frégoze , par Mme Caroline Cresté . Prix , 6fr. Chez Naderinan
, éditeur de musique et facteur de harpes , rue de Richelieu ,
nº 46 , passage de l'ancien café de Foi , à la Clef d'Or.
CARTE contenant l'Empire d'Autriche, la Confédération du Rhin et
le royaume de Prusse ; par M. Lapie , ingénieur-géographe. Sur une
demi- feuille papier colombier. Prix , I fr . 50 c. , et 2 fr. franc de
port. Chez Magimel , libraire , rue de Thionville , nº 9 ; et chez
Picquet , graveur-géographe , place de la Monnaie .
Le MERCURE DE FRANCE paraît le Samedi de chaque semaine
par cahier de trois feuilles . Le prix de la souscription est de 48francs
pour l'année , de 25francs pour six mois , et de 13francs pour un
trimestre.
Le MERCURE ÉTRANGER paraît à la fin de chaque mois , par
cahier de quatre feuilles . Le prix de la souscription est de 20francs
pour l'année , et de II francs pour six mois. ( Les abonnés au
Mercure de France , ne paient que 18 fr. pour l'année , et 10 fr. pour
six mois de souscription au Mercure Etranger. )
On souscrit tant pour le Mercure de France que pour le Mercure
Étranger, au Bureau du Mercure , rue Hautefeuille , nº 23 ; et chez
les principaux libraires de Paris , des départemens et de l'étranger ,
ainsi que chez tous les directeurs des postes .
Les Ouvrages que l'on voudra faire annoncer dans l'un ou l'autre
de ces Journaux , et les Articles dont on désirera l'insertion , devront
être adressés ,francs de port , à M. le Directeur- Général du Mercure ,
Paris.
MERCURE
DE FRANCE.
LINE
N° DCXX . - Samedi 5 Juin 1813 .
POÉSIE .
CANTIQUE DE MOÏSE ,
APRÈS LE PASSAGE DE LA MER ROUGE .
QUE vos chants de triomphe honorent l'Eternel !
Sa gloire protége Israël ;
Son trône est porté par les mondes .
L'impie , osant lever l'étincelant acier ,
Et , couvrant de soldats les campagnes fécondes
S'avança sur les mers : Dieu dans les mers profondes
Lança le guide et le coursier .
Du Dieu de mes aïeux le bras est invincible.
Il est ma force et mon appui ,
Et mes jours et mes voeux n'appartiennent qu'à lui .
Jéhovah s'est montré comme un guerrier terrible.
Perfides ennemis ! frémissez à ce nom.
L'onde engloutit le char de Pharaon ;
De ces chefs belliqueux la défaite éclatante
Dément l'orgueil de leurs complots :
Ee
434
MERCURE DE FRANCE ,
1
Vous avez vu leur foule menaçante ,
Comme un roc détaché de sa base tremblante ,
Tomber dans les profondes eaux.
Dieu , de l'impiété confondant l'insolence ,
Brişa de Pharaon la fragile puissance.
Il disparaît ce roi , des peuples révéré ,
Comme le chaume aride
Par l'étincelle avide
Surpris et dévoré.
Regardez s'appaiser la vague mugissante
Au souffle ardent de sa fureur.
Ases ordres sacrés la mer obéissante
A tressailli d'une divine horreur .
L'onde croît et s'élève en montagne mouvante ;
Et les flots , si long-tems par les vents balancés ,
S'arrêtent dans l'abime unis et condensés .
L'ennemi se disait : « La guerre est allumée .
» J'irai , je poursuivrai leur formidable armée.
>> Je les atteins : leur dépouille est à moi.
>> Que leur vaine fureur contre mon nom s'élève !
>> Ma vengeance et mon glaive
» Réservent à leurs jours l'esclavage et l'effroi .
Tu disais .... La mer irritée
Sous leurs pas entr'ouvre son sein ;
Et , comme une masse d'airain ,
Ils descendent au fond de l'onde épouvantée .
Quel serait votre égal , ô Dieu , parmi les dieux ?
Qui pourrait s'élever jusqu'au trône des cieux ?
L'homine adore en tremblant votre empire immuable.
Plein d'un effroi religieux ,
Il ne peut soutenir la splendeur qui l'accable.
Unnuage de feu ceint vos temples sacrés .
Vous avez étendu votre main redoutable :
La terre les a dévorés .
Au devant de vos pas ils ont marché sans crainte ,
Ces guerriers qui , guidés vers la demeure sainte ,
JUIN 1813 . 435
Verront de leurs destins les empires jaloux.
Vous avez racheté des fers de l'esclavage
Ce peuple , que vos soins ont sauvé du naufrage ,
Et que votre clémence élève jusqu'à vous .
Dieu , de ses ennemis frappant l'orgueil stérile ,
Enchaine d'un regard leur fureur immobile ,
Et leurs fronts devant lui seront inanimés ,
Jusqu'au moment fameux qui , prédit d'âge en âge ,
Vers le temple divin doit ouvrir un passage
Aux superbes guerriers que ses mains ont armés .
La Palestine alors , sous ses palmes antiques ,
Ira , traînant le deuil de ses fêtes publiques ,
Porter aux pieds du trône une plaintive voix.
Mais Dieu commande au glaive , et poursuit sa vengeance ;
Et les chefs de Moab , pleurant dans le silence ,
De la triste Idumée ont fait pâlir les rois .
Enfin par la grandeur de son Dieu qu'il atteste ,
Israël a conquis l'héritage céleste
Que les tems écoulés ne réservaient qu'à lui.
L'encens fume et s'élève au fond du sanctuaire.
Que des astres errans s'éclipse la lumière !
Jéhovah doit régner : les siècles auront fui .
Aux regards d'Israël les ondes s'applanirent ;
Mais contre Jéhovah quels ennemis s'unirent ?
Ces armes et ces chars qui marchent sur les mers
Ont semblé seconder l'orgueil qui les anime :
L'Eternel fit un signe , et les flots de l'abime
S'élancèrent contr'eux au feu de ses éclairs.
Hébreux , couronnez-vous des palmes de la gloire.
Dieu sur les nations vous promit la victoire.
Que vos chants de triomphe honorent l'Eternel !
Sa gloire protége Israël ;
Son trône est porté par les mondes .
L'impie , osant lever l'étincelant acier ,
Etcouvrant de soldats les campagnes fécondes ,
S'avança sur les mers : Dieu dans les mers profondes
Lança le guide et le coursier.
HENRI TERRASSON .
Ee a
436 MERCURE DE FRANCE,
LE BAISER JUSTIFIÉ .
MADRIGAL IMITÉ D'EDMOND WALLER .
Bellinda , seefrom yonderflow'rs , etc. , etc.
VOYEZ , Zélis , cette rose vermeille ,
Avec quelle candeur elle entr'ouvre son sein ,
Et livre sans regret à l'amoureuse abeille
Tous ses trésors , objets d'un doux larcin :
Sous l'effort redoublé de l'amant qui la presse ,
Loin qu'elle perde un instant sa fraicheur ,
Plus vif est son éclat , plus pure est son odeur ,
Tant l'Amour embellit la beauté qu'il caresse.
Pourquoi done , ô Zélis , pourquoi vous offenser
Du baiser que tantôt j'ai pris sur votre bouche ?
En vous embellissant ai-je pu vous blesser ?
Calmez done ce courroux ; un maintien trop farouche
En effrayant l'Amour enlaidit la beauté :
Hélas ! si votre coeur se plaît à la vengeance ,
Laissez-moi done du moins commettre une autre offense ;
Jusqu'icimon bonheur ne vous a rien coûté.
DE BOURNISEAUX (de Thouars ).
CHACUN SON TOUR , ου LES HOMMES DEVENUS FEMMES.
CHANSON CRITIQUE .
Air : Du Méléagre Champenois .
REFRAIN .
DE nos soupirs devenons avares ,
Hommage , égards , en amour nous sont dûs ;
Changeons nos moeurs , anciennes , bisares ,
Donnons des lois et n'en recevons plus .
Mes chers amis , adoptez mon système ,
Amaint caprice exposé tour- à-tour
L'homme plaisait et déplaisait de même ,
Forçons le sexe à nous faire sa cour.
Denos soupirs , etc.
CHOEUR.
JUIN 1813 .
437
...
Si dans nos lacs tendus avec adresse ,
Plusieurs tendrons sont pris en même tems ,
A chacun d'eux prouvons notre tendresse ,
La femme aimable a deux ou trois amans .
De nos soupirs , etc.
CHEUR.
Lorsqu'à nos pieds, un objetplein de charmes ,
Nous supplira de répondre à ses feux,
Par un refus augmentons ses allarmes ,
Quands nos regards lui diront : « Sois heureux ! »
Denos soupirs , etc.
CHOEUR.
Pleins de santé feignons d'être malades ,
D'avoir parfois maux de nerfs ou vapeurs ;
Puis avec art , soyons gais ou maussades ,
Et la beauté briguera nos faveurs.
De nos soupirs , etc.
CHEUR.
Aimons les bals , le luxe , la dépense ,
Soir et matin chantons , amusons-nous ;
Rêvons toilette et ne parlons finance ,
Que pour briller et contenter nos goûts.
De nos soupirs , etc.
CHOEUR.
Traitons souvent avec humeur , rudesse ,
L'objet par nous constamment abusé ;
Mais supportons une tendre caresse
Pour obtenir un bijou refusé.
CHOEUR.
De nos soupirs , etc.
Quand nous verrons une belle accablée ,
Par ses travaux , par de secrets ennuis ,
Rappelons- lui la superbe assemblée ,
Où nous devons par elle être conduit.
CHEUR.
De nos soupirs , etc.
Un jour l'hymen peut asservir nos ames ,
Adieu pour nous les plaisirs et les ris ,
438 MERCURE DE FRANCE ,
Si nous restons plus fidèles aux femmes ,
Qu'elles ne sont fidèles aux maris .
CHOEUR .
De nos soupirs , etc.
Lorsque le tems aura blanchi nos têtes ,
De l'art de feindre épuisons les secrets ;
Replaçons-nous à l'âge des conquêtes ,
Rajeunissons et vantons nos attraits .
CHEUR.
De nos soupirs , devenons avares ,
Hommage , égards , en amour nous sont dûs ;
Changeons nos moeurs anciennes , bizarres ,
Donnons des lois et n'en recevons plus .
Par P. J. CHARRIN ,
Convive des soupers de Momus.
ÉNIGME .
AMI , je suis d'heureux présage ,
De la belle saison j'annonne le retour ;
Mon aspect est riant , on m'admire au village ,
Aux champs je fixe mon séjour.
Aglaé , Corinne et Silvie ,
Ainsi que leurs tendres bergers ,
En folâtrant dans la prairie
Me foulent sous leurs pieds légers :
Je suis sur la verte fougère
Témoin de leurs jeux innocens .
A la ville , quoiqu'étrangère ,
J'embellis maints appartemens .
ACHILLE BÉLOT , vérificateur de l'enregistrement.
LOGOGRIPHE
Je réside toujours entre des mains grossières ;
Avec moi l'on construit des palais , des chaumières :
Mais sans tête , lecteur , j'ai bien plus d'agrémens ;
Carje suis le témoin du bonheur des amans .
S ........
1
JUIN 1813 . 439
:
CHARADE .
AIME- TU le bonheur ?
Fuis mon premier , lecteur ,
Car le repos il chasse
Etmet à la besace
Le quart du genre humain ;
Pourtant mons Double-Main
Brillant par la dépense ,
Nageant dans l'abondance ,
Faisant toujour bombance ,
Sans lui mourrait de faim .
Près de la ville sainte
Etjoignant son enceinte ,
Se trouve mon dernier.
Une fois chaque année ,
Dans certaine journée
On voit dans mon entier
Tels gens de tout métier ,
Comme des rois de Perse
Gravement promener ,
Même se pavaner
D'une façon diverse ,
Président , conseillers ,
Assesseurs et greffiers ,
Le prévôt , le commerce
Et messieurs les huissiers .
V. B. ( d'Agen. )
:
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est Logogriphe .
Celui du Logogriphe est Samos , dans lequel on trouve : Amos.
Celui de la Charade est Figaro.
SCIENCES ET ARTS .
DES ERREURS POPULAIRES RELATIVES A LA MÉDECINE ;
par A. RICHERAND, professeur de la Faculté de médecine
de Paris , chirurgien en chef-adjoint de l'hôpital
Saint- Louis , chirurgien-major de la garde de Paris ,
chirurgien - consultant du lycée Napoléon , des académies
de Saint-Pétersbourg , Vienne , Madrid , etc.
Avec cette épigraphe : Utinam , tam vera invenire
possim quam falsa convincere. - CICERO , de Natura
deorum. Seconde édition , revue , corrigée et augmentée
. A Paris , chez Caille et Ravier , libraires ,
rue Pavée- Saint-André- des- Arcs , nº 17 .
( SUITE ET FIN DE L'EXTRAIT. )
CHAPITRE V.
-
Les blessures les plus simples , les
contusions légères , sont agravées par le traitement
qu'on leur applique . On attribue chaque jour encore de
graves accidens au vent du boulet , et l'on ne réfléchit
pas que chaque jour il enlève l'habit ou le plumet des
guerriers sans les blesser. On couvre de vésicatoires ,
de cautères , on purge des enfans affectés d'écrouelles ,
sous prétexte d'évacuer l'humeur peccante. Cette erreur
si préjudiciable et si répandue , tient à l'usage des livres
de médecine populaire et à la coupable ignorance en
physiologie du vulgaire des médecins .
La médecine est conjecturale , dit-on sans cesse et de
toutes parts . Certainement elle est conjecturale comme
la vie , et comme tous les phénomènes vitaux : raison de
plus pour ne pas confier sa vie et sa santé au charlatan
déhonté qui promet des recettes infaillibles pour maîtriser
des événemens qu'il ne sait pas prévoir ; raison de plus
pour choisir celui qui sait le mieux conjecturer. C'est
en cela que consiste l'expérience en médecine : mais
dans cette science de même que dans les autres , ce
n'est pas l'âge qui donne l'expérience. L'opinion con:
MERCURE DE FRANCE , JUIN 1813 . 441
traire est une erreur préjudiciable : tel médecin à son
aurore , riche des faits observés par ses prédécesseurs à
plus d'expérience que tel autre vieilli dans sa pratique
ou plutôt dans la routine .
Une autre erreur relative à la pratique de la médecine ,
très-généralement répandue , consiste à croire que les
oculistes , les herniaires , les lithotomistes et autres praticiens
qui se bornent au traitement d'un genre limité de
maladies ont sur ces maladies une expérience bien plus
grande que les médecins ou les chirurgiens qui embrassent
l'universalité de la thérapeutique . Il suffit pour
se convaincre de la vérité de la proposition contraire ,
de réfléchir à la manière dont on acquiert et perfectionne
les connaissances , sur-tout dans les sciences
naturelles . C'est en comparant les objets analogues
qu'on parvient à en connaître , à en faire ressortir toutes
les nuances . L'expérience a d'ailleurs depuis long-tems
décidé cette question . On sait que toutes les découvertes
importantes et utiles sur les maladies des yeux , sur la
taille , etc. , sont dues à des médecins qui ont étudié et
pratiqué l'art tout entier.
Il en est de même des renoueurs et autres opérateurs
de la même sorte , qui s'occupent de traiter les fractures
et les luxations , de tirailler les jointures qui on souffert
des entorses . On n'exagérerait pas en disant que la moitié
des amputations de membres pratiquées dans les
hôpitaux civils , sont nécessitées par des manoeuvres
maladroites , des tiraillemens intempestifs exercés dans
des cas où le seul repos aurait incontestablement amené
la guérison . Quels sont encore les chefs-d'oeuvre des
rhabilleurs ? ils excellent à relever ou réduire les côtes
qui certainement ne se luxent jamais. Ils brillent encore'
à relever le bréchet et l'estomac , à replacer les nerfs
chevauchés , etc. , etc.
Ce chapitre contient en outre des remarques extrêmement
importantes sur le principe vital. Qu'est- ce donc
que ce principe vital dont on parle tant depuis Hippocrate
jusqu'à nos jours . On peut voir et admirer dans
l'ouvrage de Barthes (si toutefois on l'entend ) ce que
chacun a pensé de ce principe. On peut aussi , si l'on
442 MERCURE DE FRANCE ,
en veut prendre des idées justes et précises , consulter
l'ouvrage que nous examinons , on y verra que le principe
vital , la force vitale , etc. , n'est point un principe
intelligent , que ce n'est point même une substance particulière
, mais que l'on doit entendre par-là l'ensemble
des propriétés qui dans les corps organisés président
aux actions vitales , que c'est à la matière organisée ce
qu'est l'attraction à la matière brute , ou plutôt que c'est
un certain nombre de qualités ajoutées à l'attraction et
aux autres propriétés physiques qui ne sont que modifiées
dans les corps vivans . Quelques physiologistes ont
voulu considérer dans leurs travaux ce principe vital
comme l'inconnue des algébristes ; mais c'est employer
sans nécessité et sans fruit un appareil imposant. Les
propriétés vitales ne sont point dans les phénomènes de
la vie ce que sont les inconnues dans les calculs , on ne
parvient point à les dégager ; elles sont dans l'étude des
phénomènes , dans la recherche des causes en physiologie
, ce que sont les propriétés physiques et l'affinité
chimique dans l'étude des sciences physiques . C'est le
point où l'on s'arrête .
,
CHAPITRE VI.- Chacun entend dire et beaucoup de
monde répète qu'on peut avaler sa langue . On dit que
des esclaves se sont donnés la mort de cette manière
et pourtant avec un peu d'attention on verrait que la
langue , organe principal de la déglutition , ne peut pas
s'avaler elle-même. On verrait aussi qu'on ne pourrait
avaler sa langue sans avaler en même tems la machoire
à laquelle elle est étroitement attachée .
Il est une opinion généralement admise , qui a pour
elle , tout , excepté l'expérience ; c'est celle dans laquelle
on regarde le verre pilé ou grossièrement concassé comme
un poison mécanique qui irrite et déchire l'estomac .
Une personne meurt presque subitement après un repas
copieux : dans un examen du cadavre , fait avec une
bien coupable légéreté , on croit trouver dans l'estomac
du verre pilé ; un procès criminel est intenté , le savant
professeur Chaussier est consulté , il soumet des animaux
à des expériences , plusieurs personnes même s'y
soumettent volontairement. Il résulte de ces expériences
JUIN 1813 . 443
P
que le verre pilé n'est pas un poison. C'est un fait à
ajouter à un grand nombre d'autres , dont le savant que
nous venons de citer pourrait faire un beau recueil de
consultations médico-légales .
On ne saurait trop signaler et combattre l'abus des
purgatifs . A-t-on la plus légère indisposition ? on se
purge. Les manuels populaires de santé en font un
remède universel. Or voici la comparaison favorite des
médecins purgans , auxquels des satiriques ont donné un
nom bien moins honnête encore . Les autres évacuations ,
et à bien plus forte raison les moyens thérapeutiques ,
ne sont rien , la purgation est tout : c'est , disent- ils ,
comme pour netoyer ou assainir un marais ; le soleil
pourra bien enlever par évaporation une partie de l'eau ,
des ouvertures l'évacueront encore plus vîte , mais la boue
restera toujours au fond ; il en est de même de la saignée
et des autres évacuations , elles n'enlèvent pas les mauvaises
humeurs ! Risum teneatis .
La fièvre n'est point une seule et même maladie ; il
n'y a pas non plus de fébrifuge universel. Elle est un
effet admirable de la sympathie , du consensus qui existe
entre toutes les parties d'un corps organisé . Une d'elle
vient elle à souffrir, selon son importance , selon l'espèce
et la gravité de son mal , toutes les autres parties
entrent en action , il se fait une sorte d'insurrection de
tous les organes , ceux de la circulation sur-tout se font
remarquer au milieu de tous les autres : c'est à cette
conspiration générale contre la cause morbifique qu'on
donne le nom de fièvre. Il importe donc pour traiter la
fièvre de connaître le point de départ . C'est d'après cette
connaissance que doit être dirigé le traitement , autrement
il est nuisible .
On croit peut-être que les phénomènes de la vie sont
du domaine de la chimie : en effet , la plupart de ces
phénomènes sont matériels et apparens , ce sont des
transformations de matières ; et pourtant à part la respiration
, dont les chimistes pourraient bien même ne pas
avoir encore trouvé la véritable théorie , aucun phénomène
vital n'a été éclairé par la chimie . La connaissance
des alimens et de la bile ne pourrait encore conduire à
444 MERCURE DE FRANCE ,
celle du chyle qui résulte de leur mixtion. Le sperme,
dont l'action vivifiante perpétue les espèces organisées ,
qu'est-il chimiquement considéré? Quelques sels dissous
dans un liquide albumineux .
Le fluide de la vaccine et celui de la variole , qui produisent
dans le corps humain deux maladies différentes
et incompatibles , ne présentent l'un et l'autre à l'analyse
chimique qu'un liquide séreux très-peu différent de la
sérosité du sang: et l'action du sang sur certaines parties
du système nerveux qui donne le sentiment et le
mouvement , et l'action du même liquide sur d'autres
parties du système nerveux qui donne naissance aux facultés
de l'intelligence! Ce sont la des phénomènes qui,
sans sortir du champ des sciences naturelles d'observation
, échappent aux analyses et aux compositions des
chimistes .
On lira avec beaucoup d'intérêt et de profit ce que
M. Richerand a écrit sur le traitement des idées dominantes
, genre singulier de folie dont Pascal et beaucoup
d'autres philosophes ont été atteints .
Que dire d'une erreur aussi grossière , d'une jonglerie
aussi déhontée que le mesmérisme ou magnétisme animal
. Si elle méritait qu'un homme sensé s'y arrêtât encore
après l'examen authentique qui en a été fait par
une commission éclairée , on proposerait aux nouveaux
magnétiseurs , qui donnent des connaissances intuitives
et les facultés de tous les sens à toutes les parties du
corps , de deviner quel est le sexe d'un enfant avant sa
Baissance ? Il n'y a pas long-tems qu'une personne sollicita
de l'accoucheur en chef de l'hospice d'accouchement
la permission d'y mettre en évidence le talent ou
don de prescience qu'elle possède. Dans un cas semblable
, où il y a un à parier contre un , le hasard aurait
pula favoriser plusieurs fois de suite; mais deux femmes
étaient dans le travail de l'enfantement. Une d'elles devait
avoir un garçon et l'autre une fille , suivant la prédiction.
Eh bien ! Qu'est-il arrivé ? La première a eu une
fille , la seconde a eu un garçon. L'adepte n'a pas demandé
à continuer ses expériences .
M. Richerand croit à tort, ce me semble, que tout le
JUIN 1813 . 445
1
monde regarde la terre comme une planète presqu'imperceptible
dans le système solaire , dont la vaste étendue
n'est elle -même qu'un point dans l'immensité de
l'espate . Il trouvera encore beaucoup de personnes qui,
robustes sur la foi des écritures , qu'elles interprètent
très- mal , sans doute , non contentes de voir Thomme
régner en souverain sur des êtres plus forts , aussi bons ,
et presqu aussi tntelligens que lui , croyent que l'Univers
a été créé pour lui seul , que les astres ont été faits pour
réjouir sa vue ; et à quelle autre fin, en effet , auraient-ils
été formés ? ...
CHAPITRE VII .- Rien de si sage que le précepte de
se défier de la vérité d'un fait qui est en contradiction
avec tous les autres . Ce n'est cependant point une raison
pour le rejetter , mais cela doit engager à l'examiner
avec la plus scrupuleuse attention. Les médecins français
qui sont allés en Pologne , où, suivant des traditions
et le rapport des voyageurs , règne une maladie singulière
apelée la plique , n'ont vu dans cette prétendue maladie
que le feutrage des cheveux , effet de la malpropreté
. Quant à tous les autres symptômes plus ou moins
extraordinaires attribués à cette affection , ce sont toutes
les maladies possibles dont un homme peut être attaqué ,
- qu'il ait ou non les cheveux feutrés . Dans le premier
-cas , c'est une simple coïncidence que les médecins polonais
regardaient comme un effet de la plique.
On a long-tems cherché un lithontreptique , ou un
fondant de la pierre dans la vessie , mais les recherches
des plus habiles chimistes ( Fourcroy et Vauquelin) ,
qui l'auraient sans doute fait découvrir s'il existait , ont
prouvé que les dissolvans des calculs ( en supposant
- qu'on pût connaître , à priori, la nature ) agiraient d'une
manière nuisible sur la vessie , avant que de dissoudre le
calcul. Il reste donc certain que les boissons aqueuses
abondantes sont le seul moyen de prévenir la formation
du calcul , puisque l'on sait que le sel , qui en fait le plus
- souvent la base, est soluble dans beaucoup de liquide ,
et se précipite quand la quantité du liquide est moindre .
La médecine n'est point la physique , ce n'est point la
chimie non plus; mais les phénomènes de la vie , soit en
446 MERCURE DE FRANCE ,
santé , soit en maladie , sont des phénomènes physiques
ou chimiques très -complexes , dans lesquels les effets de
la pesanteur , de l'élasticité , de l'affinité , sont modifiés ,
dirigés par les effets de certaines autres qualités propres
aux corps vivans : ce sont les propriétés vitales. Il est
aussi certains phénomènes tout-à-fait super-chimiques.
On ne sera pas tenté de regarder cette opinion comme
un effet de l'ignorance des médecins dans les sciences
physiques , quand on saura que les professeurs Hallé et
Chaussier donnent dans leurs écrits et dans leurs leçons
l'exemple et le précepte de cette sage réserve dans l'application
des sciences physiques à la science de l'organisme
.
CHAPITRE VIII. -Un assez grand nombre d'expressions
proverbiales relatives à la physiologie renferment
un sens vrai , d'autres ne le sont pas . M. Richerand les
examine dans ce chapitre terminé par un examen critique
de la doctrine cranioscopique du docteur Gall .
CHAPITRE IX . Les proverbes relatifs à l'hygiène
occupent ce chapitre , dans lequel les gens du monde
trouveront commentées d'une manière très -judicieuse
quelques expressions populaires qui cachent un sens
juste.
-
CHAPITRE X. Ce chapitre est employé à faire connaître
l'état de la médecine en France , son enseignement ,
l'influence qu'amène la séparation de la chirurgie d'avec
la médecine , les heureux effets que promet leur réunion
, etc. , se fait lire avec le plus vif intérêt , mais ne
se prête point à être analysé .
CHAPITRE XΧΙ .-Pour le plus grand nombre des médecins
, comme pour le peuple , dit avec raison Zimmermann
, la médecine pratique n'est autre chose que
de posséder une recette pour chaque incommodité. Ce
n'est point cependant le remède qu'il est difficile de
trouver , mais l'art de l'appliquer convenablement. On
lira avec intérêt ce que dit M. Richerand sur les charlatans
, les possesseurs de remèdes , de recettes prétendues
nouvelles et sûres ; ce qu'il dit sur le tact , qualité
heureuse , qui n'est pas toujours l'apanage du médecin
JUIN 1813 . 447
qui sait le plus , mais de celui qui sait le mieux , qui est
en médecine ce qu'est le goût en littérature , qui appartient
au médecin chez qui l'instruction n'est pas seulement
du savoir , mais un moyen de perfectionnement
pour le jugement ; qui donne enfin à celui qui en est
doué , ces inspirations heureuses , ces illuminations soudaines
qui lui révèlent ce qu'il faut faire , déterminations
qui ne sont elles-mêmes que des jugemens exacts dont
des sens exquis et perfectionnés par de bonnes études
et par l'expérience , lui ont fourni les motifs , et dans
lesquels il a fait entrer comme élémens les événemens
futurs qu'il a appris à prévoir .
Pourquoi les injures et sarcasmes prodigués à la
médecine jouissent-ils d'une si grande faveur ? est- ce
que cela serait une vengeance de l'espèce d'empire que
la médecine exerce sur l'homme? Ne serait-ce pas aussi
un effet du mépris que les hommes affectent pour la
mort ? Serait-il possible aussi que l'homme n'affectat de
ne point croire à la médecine que pour se débarrasser
du poids de la reconnaissance ? Un des hommes qu'on a
comptés au nombre des détracteurs de la médecine ,
Caton l'ancien portait au contraire au plus haut degré
la crédulité , il a lui-même écrit sur la médecine ; il
enseigne dans son traité de re rusticâ une recette bizarre
et des paroles mystérieuses pour guérir les membres
cassés et démis .
1 Il n'est pas inutile de faire remarquer que les brocards
dont la médecine a été accablée lui ont presque tous été
lancés par des malades incurables , qui s'en prenaient à
la médecine des torts de la nature. Témoins Montaigne ,
Molière , J.-J. Rousseau . Ce dernier disait , vers la fin
de sa vie , à Bernardin de Saint-Pierre : « Si je faisais
>> une nouvelle édition de mes ouvrages , j'adoucirais
>>ce que j'y ai écrit sur les médecins ; il n'y a pas d'état
» qui demande autant d'étude que le leur ; par tout pays
>>ce sont les hommes les plus véritablement savans . >>
CHAPITRE XII. — Ce dernier chapitre est employé à
combattre une erreur des plus répandues et des plus funestes
au bonheur des hommes ; les craintes chimériques
448 MERCURE DE FRANCE , JUIN 1813 .
que la mort leur inspire. C'est au médecin (suivant la
remarque de Diderot) qu'il appartient d'écrire de lamétaphysique
; lui seul a vu les phénomènes. Aussi.est-ce
au médecin Locke que l'on doit la première analyse
de l'entendement humain; mais ce philosophe et Condillac,
le plus illustre de ses disciples , n'ont expliqué
que l'origine et le développement des facultés intellectuelles
; ils n'ont point songé à étudier comment cet
édifice lentement élevé , se dégrade avec l'âge , et tombe
enfin en ruine totale au moment de la mort. Ils en ont
étudié la composition , et ont négligé de s'occuper de sa
décomposition. Persuadé que telle est la condition de
l'esprit humain que ce n'est qu'en se servant de tous
ses leviers , qu'il peut déployer utilement toutes ses
forces , M. Richerand a soumis nos facultés intellectuelles
à ce double mode d'analyse , il en présente le
résultat de la manière la plus instructive. Il a éprouvé
lui-même dans une maladie grave qui l'a conduit jusqu'aux
portes du tombeau , plusieurs des phénomènes
qu'il retrace. C'est pendant la convalescence de cette
maladie , qui avait répandu la consternation parmi ses
amis et de ses nombreux disciples , que M. Richerand a
composé la première édition de cet ouvrage; le public
l'accueillit , comme tout ce qui est déjà sorti de la plume
de M. Richerand. Un critique injuste , à force de vouloir
étre sévère , fut seul d'un avis opposé . M. Richerand
ne pouvait mieux répondre à l'accueil favorable du
public, et à son trop rigide censeur que par les additions
et les améliorations qu'il a faites à son ouvrage . Le
lecteur en connaît maintenant le but , et quelques-uns
des faits principaux; quant au style , il ne le cède en
rien à celui des autres ouvrages du même auteur , et
c'est dire assez . Il est un des savans dont on peut dire :
c'est un littérateur qui s'occupe de science.
P. Α. Β.
JUIN 1813 . 449
SEINE
HISTOIRE DE LA GUERRE DE L'INDÉPENDANCE DES ETATSUNIS
D'AMÉRIQUE ; par M. CHARLES BOTTA , chevalier
de l'ordre de la Réunion , l'un des quarante de l'Aca
démie impériale de Turin , etc.; traduite dell'italien
et précédée d'une introduction, par M. L. DE SEVE
LINGES . Ouvrage orné de plans et de cartes geographiques
.- TOMES Iet II . - Prix , 15 fr . , et 19 fr.
franc de port ; papier vélin , 3o fr. , et 34 fr. franc
de port.- Les Tomes III et IV paraîtront dans le
courant de juin . - A Paris , chez J. G. Dentu ,
imprimeur- libraire , rue du Pont de Lodi , nº 3 .
, et
Un littérateur français , profondément versé dans
l'étude de la langue et de la littérature italienne , a déjà
rendu compte aux lecteurs du Mercure de l ouvrage original
dont nous leur annonçons aujourd'hui la traduction.
Nous n'avons rien à ajouter à l'opinion qu'a exprimée
M. Ginguené sur cette production importante . II
en a exposé le plan , en a fait connaître l'exécution
a donné à l'auteur les justes louanges que méritaient son
impartialité , son discernement , sa patience dans les
recherches laborieuses que nécessitait une pareille entreprise
, et lart avec lequel il en a mis en oeuvre les
résultats . Le style a aussi été l'objet de son examen , et
c'est particulièrement sur cette partie qui a causé , dans
la patrie de l'auteur , des débats si longs et si animés ,
qu'il nous messiérait de prétendre avoir un avis après
P'historien savant et ingénieux de la littérature italienne .
Nous croyons , en conséquence , ne devoir nous permettre
qu'une seule observation sur l'ouvrage original
de M. Botta , et nous l'emprunterons à son estimable
traducteur. C'est que l'historien italien de la guerre
d'Amérique se trouvait dans une position plus heureuse ,
pour en tracer à la postérité un tableau fidèle , que tous
les écrivains qui s'en étaient occupés avant lui . Tous
en effet , Américains , Français , Anglais , étaient , en
quelque sorte , partie dans la cause dont ils se faisaient
les rapporteurs. Ils ont écrit , pour la plupart, à une
Ff
,
1
450 MERCURE DE FRANCE ,
époque trop voisine des événemens qu'ils racontaient
pour avoir pu les considérer , les juger avec tout le sang
froid désirable; sans doute, il était nécessaire qu'ils écrivissent
; l'histoire ne pouvait se passer de leur témoignage,
mais les contemporains et la postérité ne peuvent
les écouter que comme des témoins . M. Botta , au contraire
, peut être considéré comme un juge qui recueille
les dépositions de témoins oculaires , mais qui est étranger
à leurs passions . Il a saisi le moment favorable où
l'éloignement des tems et des lieux était assez grand
pour lui permettre une parfaite impartialité , et ne l'était
point assez pour l'empêcher de recourir aux sources
premières . Cet avantage est si grand que non-seulement
il doit rendre l'histoire de M. Botta préférable à toutes
celles où le même sujet a été traité par des écrivains
appartenant à quelqu'une des nations intéressées , mais
que l'on peut , en quelque sorte , prédire qu'on ne fera
pas mieux après lui..
La traduction d'un pareil ouvrage était sans doute un
présentà faire àtous les Français qui ne saventpasl'italien ,
et même à beaucoup de ceux qui entendent cette langue,
mais qui trouvent plus commode de lire une histoire
dans leur idiôme maternel. M. de Sévelinges était plus
propre que personne à remplir cette tâche aussi honorable
qu'utile . Il possède très-bien la langue de Guichardin
et de Machiavel , il écrit la sienne avec correction , et
souvent avec élégance ; enfin , un heureux concours de
circonstances l'a mis à portée de recueillir , sur la partie
diplomatique de cette Histoire, des renseignemens aussi
positifs que curieux qui avaient manqué à son auteur.
M. de Sévelinges les développe avec beaucoup d'ordre
et de clarté , dans une Introduction , qui forme seule un
bon ouvrage , et qui sera le véritable objet de cetarticle,
attendu que personne n'a pu encore la faire connaître à
nos lecteurs .
M. de Sévelinges débute par des réflexions générales
sur la part que prit la France à cette guerre qui établit
l'indépendance des Etats-Unis. Il s'élève avec raison
contre ceux qui , depuis la révolution , ont blâmé sur ce
point la conduite des conseillers de Louis XVI. On
JUIN 1813 .
: 45
trouve en effet aujourd'hui beaucoup de ces politiques
habiles à prédire après l'évènement , et qui nous disent
bardiment que si la France n'eût pas protégé l'insurrection
de l'Amérique , elle ne serait pas devenue elle-même
le théâtre de la plus affreuse insurrection. Il manque
à ce raisonnement deux petites circonstances pour le
rendre victorieux ; d'abord de prouver ce qu'on avance ,
savoir que , sans notre guerre d'Amérique , nous n'aurions
point eu de révolution , et en second lieu de
montrer qu'il nous était impossible de prévenir ou
d'arrêter la révolution , par cela seul que nous nous
étions mêlés de la guerre d'Amérique . Quoiqu'il en soit,
il nous semble que M. de Sévelinges a suffisamment
réfuté ses adversaires en les priant de se reporter à l'époque
où nos ministres se décidèrent , en leur demandant
ce qu'ils auraient fait à leur place , et si leur prévoyance
prophétique les eût rendus sourds à la voix de l'honneur ,
qui demandait , pour la nation française , la réparation
et la vengeance de tous les torts qu'elle avait soufferts à
la paix de 1763 ?
د
Notre auteur ayant ainsi justifié la politique de la cour
de France à cette époque , entame l'histoire des négociations
où le cabinet de Versailles s'engagea . Il la
divise en trois parties ; la première comprend les négociations
qui précédèrent et préparèrent les deux traités
l'un de commerce , l'autre d'alliance éventuelle , qui
furent signés entre la France et l'Amérique, le 6 février
1778 ; la seconde renferme tout ce qui a rapport à la
résidence de notre premier ministre plénipotentiaire
auprès du congrès , jusqu'à la fin du mois de septembre
1779; la troisième a pour objet les négociations relatives
aux préliminaires de la paix signés , en janvier 1783 ,
à Paris et à Versailles .
Deux frères , MM. Gérard et Gérard de Rayneval ,
furent les principaux agens de notre cour dans ces
négociations délicates . M. de Sévelinges suit pas à pas
leurs démarches et met en évidence leurs talens vraiment
distingués et les services qu'ils rendirent à l'Etat . Lorsque
les évènemens sont passés , il est assez commun de trouver
leur marche tout-à-fait naturelle , et le vulgaire des lec
Ff2
452
MERCURE DE FRANCE ;
teurs est assez porté à croire que les choses ne pouvaient
aller autrement. On verra dans l'ouvrage de M. de Sévelinges
comment les négociateurs trouvent souvent des
difficultés aux choses qui en semblent le moins susceptibles
, comment , au contraire , ils sont souvent près
d'obtenir ce qu'on ne croirait pas qu'ils eussent eu
l'audace de demander. Ainsi , dans les deux premières
parties des négociations dont M. de Sévelinges est l'historien
instruit et fidèle , on sera surpris de voir parmi
les Américains un parti anglais très-puissant qui, secondé
par des émissaires de l'Angleterre, mit plus d'une fois en
péril l'oeuvre le plus salutaire pour lui-même , l'indépendance
des Etats-Unis . On verra , avec moins d'étonnement,
l'Angleterre travaillant sans cesse à détacher de
nous les colonies américaines , consentant à reconnaître
leur indépendance , pourvu qu'elles entrassent dans une
alliance avec eux , et fondant sur ce projet l'espoir d'humilier
de nouveau la France , sauf à opprimer ensuite la
République nouvelle , qui alors n'aurait plus trouvé
d'alliés . La conduite des autres puissances qui prirent
part à ces négociations fut beaucoup plus honorable. Dans
les instructions secrettes données à M. Gérard , on ne
remarque qu'un seul article qui eût réellement besoin
d'être tenu secret. Nos ministres ne voulaient pas que
l'on aidat les Américains à conquérir le Canada et les
autres possessions anglaises restées fidèles à la métropole;
il y avait en cela un peu d'égoïsme ; on était bien
aise de tenir le nouvel Etat dans notre dépendance . par
le voisinage d'un ennemi dangereux. Mais dans tout le
reste , rien de plus noble, de plus désintéressé que la
conduite de Louis XVI. On peut en dire autant du monarque
espagnol ( Charles III ) toujours prêt à offrir
sa médiation , à coopérer au rétablissement de la paix ,
avant que lui-même il eût pris les armes , mais dès-lors
fidèle au pacte de famille, inviolablement attaché àl'honneur
de la nation espagnole et aux intérêts du chef de
sa maison. La nation américaine en général , et le sage
Franklin en particulier , font également admirer leur
loyauté pendant ces deux premières périodes .
La troisième , celle qui se termine à la paix, est encore
JUIN 1813 . 453
:
plus intéressante. La politique de l'Angleterre paraît y
changer par la révolution qui eut lieu dans son ministère,
mais un parti secret devenu celui de l'opposition , n'en
continue pas moins des trames clandestines ; tandis que
lord Shelburne traite loyalement avec M. de Rayneval ,
et qu'il a même la bonne-foi de ne point se prévaloir de
la défaite du comte de Grasse pour élever ses prétentions
, le duc de Richmond travaille avec ardeur dans le
conseil privé à rallumer la guerre en entraînant les
Américains dans son parti : des émissaires secrets sont
envoyés à Paris , ils échouent contre la loyauté de Franklin;
mais ils parviennent au moins à faire signer aux
Américains une paix séparée avec l'Angleterre. Les
cabinets de Versailles et de Madrid ne se démentent pas;
leur prudence et leur loyauté restent les mêmes ; l'honneur
est leur but essentiel . C'est ici que M. de Sévelinges
nous révèle un fait que l'on aurait peine à croire s'il ne
nous donnait d'aussi bons garans . Charles III tenait surtout
à obtenir la restitution de Gibraltar à l'Espagne ; it
nous offrait la partie espagnole de Saint-Domingue , si
nous voulions nous charger de l'équivalent à céder aux
Anglais . Pour concevoir combien le désir de Charles III
était difficile à satisfaire , il suffit de se rappeler que le
point d'honneur anglais commandait la conservation de
Gibraltar aussi impérieusement que le point d'honneur
espagnol en exigeait la restitution ; et cependant M. de
Rayneval se conduisit avec tant de sagesse , de fermeté et
d'adresse , qu'il obtint le consentement du lord Shelburne.
C'était pour notre négociateur un véritable triomphe ,
mais il ne put en recueillir le fruit. Lord Shelburne se
repentit presque sur-le-champ de sa condescendance , il
craignit de payer de sa tête une pareille concession. De
leur côté les ministres français furent embarrassés de
l'équivalent à fournir à l'Angleterre. La Martinique devait
en faire partie; ils ne pouvaient renoncer sans peine
à cette ancienne colonie et céder des sujets français
pour acquérir à Saint-Domingue des sujets espagnols .
M. d'Aranda fut consulté. Les instructions de ce ministre
espagnol étaient précises . Il ne pouvait se relâcher
sur l'article de Gibraltar. M. d'Aranda réfléchit profon
454 MERCURE DE FRANCE ,
dément. Il n'ignorait pas ce qu'il risquait en s'écartant
de la volonté bien décidée de son monarque , mais il
savait aussi quel besoin l'Espagne et la France avaienf
de la paix. Il fit un généreux sacrifice. Il se départit de
ses prétentions sur Gibraltar et accepta les deux Fiorides
en échange. La paix fut rendue au monde , et
M. d'Aranda fut disgracié.
Une chose assez étonnante dans l'histoire de ce Traité
c'est la nullité du rôle qu'y joue la Hollande ; seule
parmi les puissances alliées , non-seulement elle ne
recueille aucun fruit de la guerre , mais elle est obligée
de sacrifier dans l'Inde son comptoir de Negapatan.
Peut- être sa conduite molle et incertaine lui avait- elle
mérité ce traitement , mais il me semble qu'il eût été
plus glorieux pour la France de lui conserver cette
colonie que d'acquérir pour elle-même l'île anglaise de
Tabago .
Je crois avoir donné une idée suffisante de l'intérêt
qu'offre l'introduction dont M. de Sévelinges a enrichi
l'histoire de M. Botta ; qu'il me soit permis à présent
d'y relever deux inexactitudes que l'auteur ne pouvait
guère se dispenser de commettre , qui ne peuvent rien
ôter au mérite de son travail , mais qui ne sont pourtant
pas sans importance et qu'il serait bon de corriger dans
une nouvelle édition .
Dans une note sur l'article du Traité de 1783 qui
règle les droits des Anglais et les nôtres touchans la pêche
de la morue à Terre-Neuve , M. de Sévelinges n'a pu
s'empêcher de faire valoir l'avantage que nous eûmes
d'obtenir pour cet objet une étendue de côtes imcomparablement
plus vaste que celle qui nous était assignée
par la paix d'Utrecht . Je crois en effet que nos ministres
crurent gagner beaucoup à cet échange ; le fait est que
ne connaissant Terre-Neuve que sur la carte , ils furent
trompés par les négociateurs Anglais . En cédant ce que
nous avions sur la côte orientale pour en acquérir une
étendue plus grande à l'ouest et au nord , nous fîmes ce
que ferait un propriétaire qui échangerait cent arpens de
terres fertiles , contre deux cents dans les landes de
Bordeaux. La pêche était très-abondante sur les côtes
JUIN 1813 . 455
2
que nous avons cédées , elle est très-médiocre sur la
côte occidentale et presque nulle sur celle du nord .
Depuis cet arrangement , la navigation de Terre-
Neuve ne put se continuer qu'à l'aide d'une prime , et
nous ne pûmes plus soutenir dans nos propres îles à sucre
la concurrence des pêcheurs américains et anglais .
La seconde erreur de M. de Sévelinges , ou plutôt de
Thomme d'ailleurs très-respectable qui lui a fourni ses
matériaux , est relative à la traversée du comte d'Estaing
lorsqu'il se rendit de Toulon en Amérique . Cette traversée
fut de gr jours , et ce tems aurait suffi pour arriver
au Cap de Bonne-espérance . Notre auteur a droit de
s'en étonner , mais il n'aurait pas dû expliquer cette
lenteur en disant que M. d'Estaing « se défiant de ses
capitaines qui le regardaient comme un intrus dans le
corps de la marine , mettait toutes les nuits en panne
pour s'assurer qu'aucun de ses vaisseaux ne s'était
écarté » . Quelque mauvaise volonté que l'on eût contre
M. d'Estaing , il n'est pas un capitaine de vaisseau qui
eût voulu risquer son honneur et sa tête en se séparant
de son escadre ; et à supposer qu'un pareil fou se fût
trouvé parmi ces capitaines , mettre en panne pendant
la nuit était le meilleur moyen que M. d'Estaing pût
prendre pour favoriser sa séparation. Il n'est nullement
besoinde cette supposition peu honorable à la marine
française pour expliquer la longueur de la traversée du
comte d'Estaing. Cet amiral peu expérimenté avait le
malheur d'être myope. Lorsqu'il était obligé de naviguer
au plus près du vent , il craignait sans cesse de faire
tomber le vent sur les voiles ( defaire chapelle , comme
disent les marins ) ce qui dans une escadre produit des
abordages souvent très-fâcheux : en conséquence au
lieu de serrer le vent il en prenait trop dans ses voiles ;
au lieu de s'élever en louvoyant il courait à gauche et à
droite, mais toujours sur la même ligne et ne gagnait pas
une lieue par jour. C'est ainsi qu'il a employé non-seulement
g1 jours à se rendre de Toulon en Amérique ,
mais ce qui est plus curieux encore , 66 bien comptés
dans une traversée de Cadix à Brest .
On voit comme je l'ai annoncé que pour éviter ces
456 MERCURE DE FRANCE ,
deux erreurs il aurait fallu avoir des connaissances qu'il
serait injuste d'exiger d'un littérateur , et que l'on ne saurait
blamer M. de Sévelinges de ne les avoir pas reconnues
dans les notes d'un politique .
Je devais à la vérité de les relever. Je lui dois à présent
de renouveler les éloges que j'ai donnés plus haut à
l'estimable traducteur de M. Botta. On doit vivement
désirer qu'il nous fasse promptement jouir des deux
derniers volumes de cette histoire. L'éditeur enfin ,
M. Dentu , a droit à nos remercimens du soin qu'il a
pris de l'orner de cartes et de plans qui en facilitent l'intelligence
et d'un beau portrait de Washington qui en
est le véritable héros . C. V.
FANNY , ou Mémoires d'une jeune orpheline et de ses
bienfaiteurs . Roman traduit de l'anglais de miss EDGEWORTH
, auteur de la Mère Intrigante , de l'Ennui , ou
Mémoires du comte de Glenthorn , etc. AParis ,
à la librairie française et étrangère de Galignani , rue
Vivienne , nº 17 .
Des gens qui se disent connaisseurs , des amis , des
compatriotes de miss Edgeworth , prétendent que ce
roman n'est pas d'elle ; mais que c'est l'ouvrage de quelque
forban littéraire qui a trouvé bon de se couvrir d'un
pavillon respecté dans les lettres . Cette ruse n'est pas
nouvelle en Angleterre , non plus qu'en France ; et le
nom de Miss Edgeworth est assez célèbre pour avoir
tente la cupidité. Il n'est donc pas absolument impossible
que quelque libraire anglais , spéculant sur le succès
qu'ont obtenu les Mémoires du comte de Glenthorn
et la Mère intrigante , ait commandé à quelque écrivain
à gages un roman dans le même genre , et l'ait donné
comme étant du même auteur .
Mais , pourra-t- on demander , comment l'éditeur de la
traduction française de Fanny a- t- il été dupe de ce stratagême
? C'est lui qui en publiant , il y a environ un
an , la traduction des Mémoires du comte de Glenthorn ,
disait :
JUIN 1813. 457
« Le public , toujours avide de nouveautés et si sou-
>> vent trompé dans son attente , ne me reprochera pas
>> d'avoir cherché à grossir le nombre des productions
>> éphémères à la faveur d'un nom imposant ou d'un
>> titre spécieux. »
Ne craint-il pas qu'on ne lui fasse aujourd'hui et avec
plus de raison ce reproche ?
Cependant si le traducteur de Fanny, écrivain élégant
et spirituel , auteur lui-même d'un roman qui a eu
beaucoup de succès , affirmait que la lecture de celui-ci
« est pleine d'agrément et d'intérêt » , ne serait- on pas
tenté de le croire , ou du moins d'en juger par soi-même?
C'est ce que nous avons essayé de faire sans examiner
plus long-tems si l'ouvrage était ou non de Miss Edgeworth
, et en ne cherchant qu'à rendre l'impression qu'il
nous a faite. Nous commencerons par convenir avec
le traducteur qu'il offre de l'intérêt , mais on désirerait
que les moyens employés par l'auteur fussent plus simples
, plus vraisemblables et moins nombreux ; car aucun
des ingrédiens qui entrent dans la composition ordinaire
d'un roman n'a été oublié dans celui- ci. Inimitié
de deux familles qui , pour la haine et l'acharnement , ne
le cèdent guère qu'aux Montaigus et aux Capulets :
assassinat , empoisonnement , duel entre frères , rapt ,
caverne , souterrain , tout s'y trouve ; et ce qu'il y a de
plus singulier , c'est en Angleterre et en Irlande , deux
pays civilisés , où la police et les lois ne peuvent être
sans force et sans action contre les malfaiteurs ; c'est
denos jours enfin qu'on assassine l'héritier d'une grande
famille , et qu'un mari tient sa femme enfermée dans
un cachot , jusqu'à ce qu'elle y expire de douleur et de
chagrin ; tout cela sans enquête ni poursuite contre les
coupables.
Mme Radcliffe , à ce qu'il nous semble , mettait plus
d'art à ses compositions ; le lieu , l'époque de ses romanesques
horreurs sont généralement mieux choisis .
C'est dans des siècles déjà assez éloignés , dans des
pays encore en proie aux brigandages du régime féodal
qu'elle place ordinairement ses bourreaux et leurs victimes.
Plus habiles encore , les auteurs de la Biblio
458 MERCURE DE FRANCE ,
thèque bleue commencent presque toutes leurs histoires
par ces mots : Ily avait une fois , ou il était une fois,
et ne vous disent rien de plus de l'époque où vivaient
leurs personnages . Cet artifice de narration est trop
négligé de nos jours , où l'on affecte au contraire d'assigner
des dates à des faits imaginaires , et où l'on affiche
la prétention de peindre un siècle dans le récit d'une
amourette.
Les romans de Mme Radcliffe , qui nous ont déjà offert
un terme de comparaison avec le roman de Fanny,
pourraient en offrir encore un autre; c'est la perversité
de quelques - uns des personnages . Les brigands du
château d'Udolphe sont presque d'honnêtes gens en
comparaison de ce misérable lord Somerthon et de ce
lâche coquin de colonel Ross qui , à la vue d'une enfant
de 7 à 8 ans , médite de la séduire , quand elle aura atteint
l'âge d'être séduite , et couve cet abominable projet jusqu'au
moment de le mettre à exécution. Ces créations
monstrueuses , condamnées par le bon goût , ne sont
pas moins contraires à la morale : il y a du danger à
calomnier ainsi le crime. On peut amener des esprits
faibles à douter du mal qui n'existe que trop réellement
en leur retraçant des forfaits invraisemblables et impossibles
.
Ce n'est pas que le roman de Fanny n'ait aussi ses
héros de vertus ; les lords Hamilton et Albemarle reposentun
peu l'esprit des fatigantes horreurs de deux ou
trois scélérats . Le caractère de lord Albemarle est même
noblement tracé , et peut rappeler à certains égards un
anglais du même nom , célèbre à Paris , vers le milieu du
dernier siècle , par les grâces de son esprit et de sa personne
; le même qui a inspiré au grand poëte , que la
France pleure en ce moment , ces vers du Poëme de
l'Imagination :
F
Que j'aime ce mortel qui , dans sa douce ivresse
Pleind'amour pour les lieux où jouit sa tendresse ,
De ses doigts que paraient des anneaux précieux ,
Détache un diamant , le jette et dit : « Je veux
> Qu'un autre aime après moi cet asile que j'aime ,
>>Et soit heureux aux lieux où je le fus moi-même. >
JUIN 1813 . 459
Un autre personnage qui , dans un genre différent , ne
paraît manquer ni de vérité ni de naturel , c'est miss
Bridegeman , maîtresse de la pension où fut d'abord conduite
Torpheline , femme habile dans l'art d'exploiter
l'éducation publique , et qui après avoir commencé par
une petite école , s'était élevée ensuite au pensionnat ,
puis enfin à l'établissement. Ce dernier mot paraît désigner
, en Angleterre , le degré le plus élevé dans la
hiérarchie des maisons d'éducation. C'est le nom que
prennent les pensions en vogue où ne sont admises que
les demoiselles titrées , mais où parviennent quelquefois
à se glisser des filles de bourgeois à qui l'on fait payer
chèrement l'honneur d'une pareille association. L'autorité
despotique qu'exerce miss Bridegeman dans ce petit
empire , la puissance d'un de ses regards , la difficulté de
pénétrer jusqu'à elle, tout ces détails sont pleins de
vérité. C'est un de ces portraits dont-on dit: J'ai vu cette
figure là quelque part .
Fanny, presqu'en entrant dans la maison de miss
Bridegeman , a été adoptée par une jeune pensionnaire
qui lui prodigue les soins les plus tendres . C'est une
mère et une institutrice pour l'orpheline; mais la morale
qu'elle lui prêche est certainement au-dessus de leur
âge à toutes deux. Il n'est guère vraisemblable que la
jolie prêcheuse voulant réprimer dans Fanny , quelques
mouvemens de vanité , s'étende « sur le peu de durée des
>> charmes personnels exposés aux ravages des maladies ,
>>et certains de céder aux atteintes de la veillesse . » Ce
sont-là des malheurs qu'une jeune fille , si sensée qu'on
la suppose , ne sait pas prévoir de si loin .
Le roman de Fanny est divisé en chapitres. L'un est
intitulé : Un Père; un autre : Longue Histoire; un troisième
: Histoire touchante. Le traducteur aurait peut-être
mieux fait de supprimer ces titres . Il n'est jamais à
propos d'annoncer au lecteur une longue histoire . Il ne
sera que trop tenté de la trouver telle ; il faut égaiement
éviter de lui annoncer une histoire touchante .
Dire auxgens : jem'en vais vous faire pleurer , c'est tomber
dans le ridicule de ces causeurs maladroits qui vous
disent : je vais vous faire bien rire. On connaît l'effet
460 MERCURE DE FRANCE ,
ordinaire de ces promesses. Au surplus , c'est dans l'his
toire touchante que se trouve l'empoisonnement dont
nous avons parlé. Un empoisonnement est une chose
assez sérieuse ; mais l'emploi trop fréquent du mot drogue
donne à cette partie du récit une couleur toute différente.
Supposez toute la pompe et le débit superbe d'un
acteur de mélodrames , vous ne parviendrez jamais à
Jui faire déclamer , sans être sifflé , des phrases telles
que celles-ci ; « La drogue que j'ai fait prendre à mon
>> ennemi doit avoir produit son effet .... Je vois que vos
➤ sens deviennent engourdis par l'influence de la drogue
➤ que vous avez prise ..... La drogue avait commencé
»à opérer. >>
Ce sont-là des taches bien légères dans un roman en
quatre volumes , auquel on ne refusera pas un grand
intérêt de curiosité. Et que demande-t-on de plus aux
trois quarts des romans , espèce d'ouvrages qu'on est
accoutumé à traiter sans conséquence , à peu-près comme
certaines gens qu'on rencontre dans le monde , qu'on
est bien aise d'y avoir vus une fois , et avec lesquels
on ne désire pas de se retrouver !
VARIÉTÉS .
L.
SPECTACLES. - Théâtre Français .-LeDissipateur.-
Annoncer Me Mars dans un role qu'elle n'a point encore
essayé , n'est-ce pas offrir au spectateur une nouvelle jouissance
? Quelle débutante applaudie au Conservatoire ,
quelle actrice déifiée en province et qui vient à Paris cueillir
des palmes nouvelles , peut se flatter d'attirer ce concours
prodigieux qui se disputele plaisir de voir Mlle Mars quand
ellejone!
La coquette du Dissipateur est un des rôles les plus
difficiles du répertoire , parce qu'il exige un mélange de
grâce et de finesse , de sentiment etde ruses ingénienses ,
qui ne se rencontre pas toujours dans la même actrice.
Kille
Mlle Contat , qui semblait née pour le rire , n'avait pas reçu
au même degré le don des pleurs . Pour l'acquérir , il lui
fallait quelque travail . Aussi jouait- elle beaucoup mieux les
premiers actes du Dissipateur que le dernier. Mlle Mars ,
JUIN 1813 .. 46г
sur qui elle a déposé son héritage , a voulu grossir son patrimoine
et l'embellir d'un charme de plus : l'art d'attendrir.
Les spectateurs , à son dernier couplet , ont senti leurs
yeux se mouiller de larmes . Les aristarques les plus difficiles
convenaient qu'ils n'avaient pas encore vu jouer cette
actrice d'une manière si supérieure dans son nouvel emploi .
Je me trouvais assis près d'un vieil amateur qui , comme
le seigneur Pococurante dont parle Voltaire dans Candide,
ne trouve rien de bon. Depuis cinquante ans cloué à l'orchestre
de la comédie française , il n'a presque point
abandonné sa place. Je l'observais : son visage s'épanouissait
en voyant l'actrice chérie, et il mêlait ses bravos à ceux
du public. « Mlle Ganssin , me dit- il enfin , était tant soit
peumielleuse ; la Doligny manquait de grâce , et par-dessus
Le marché était laide.Mlle Mars réunitgrace, figure, finesse ,
sensibilité ; enfin , c'est mon actrice. " Je n'oubliai pas
après la représentation de faire part à la charmante élève
de Thalie de ce petit compliment, qui certes en vaut bien
un autre. Voici des vers qu'on vient de lui adresser :
Brillante élève de Thalie ,
Mars , qui te créa sijolie ,
Qui t'inspira ce jeu piquant
Qui plait sanscesse , et sans cesse varie !
Tu sais passer en badinant
Des ris aux pleurs , des pleurs àla légèreté.
Un jourc'est la naïveté ,
L'autre c'est la plaisanterie ;
Et chez toi l'ingénuité
Est soeur de lacoquetterie..
-
DU PUY DES ISLETS.
Théâtre du Vaudeville . Première représentation de
Greuse , ou l'Accordée de Village , vaudeville en un acte ,
par M Valory.
Greuse , après avoir joui pendant la majeure partie de sa
vie , d'une réputation peut-être au-dessus de son talent ,
eut le malheur sur la fin de ses jours de voir, par un caprice
assez fréquent de la fortune , qu'on ne l'estimait pas tout
ce qu'il valait ; on avait commencé par le placer trop haut,
et l'on finit par ne pas lui rendre même la justice qui lui
était due. Les grands tableaux de ce peintre sont oubliés
depuis long-tems ; mais ses petites compositions , le sentiment
qu'ony trouve ave , les têtes détachées si remarquables
462 MERCURE DE FRANCE ,
par leur expression , seront toujours distinguées parmi nos
peintures de genre , et ses tableaux de chevalet sont plus
estimés des amateurs que certaines compositions gigantesques
de quelques peintres de l'école moderne .
Revenons au vaudeville de Greuse . C'est un sentiment
louable que celui de la reconnaissance , mais il faut qu'il
soit bien dirigé, et que son expression honore celui auquel
on a voulu rendre hommage; je crois que l'intention de
Mm Valory était bonne, mais après avoir vu son ouvrage,
les spectateurs emporteront-ils une bonne opinion d'un
homme qui abuse de la facilité avec laquelle il est reçu
chez de bons paysans, dela confiance que toute une famille
lui porte pour essayer de séduire une jeune fille et la ravin
à celui qu'elle aimait , et auquel elle était fiancée avant son
arrivée? tel est pourtant le fonds de la pièce nouvelle ,
composée en l'honneur deGreuse . Celui-ci se trouve avec
Lemière au château de M. de Marigny: tous deux amateurs
de la nature cherchent dans les campagnes, l'un des inspirations
poétiques , l'autre des sujets de tableaux villageois
. Greuse est particulièrement bien reçu chez unbon
fermier qui doit marier sa fille avec un de ses voisins , auquel
elle est déjà fiancée; l'arrivée de Greuse change toutes
les dispositions de cette pauvre villageoise qui , flattée
d'avoir attiré l'attention d'un Monsieur de la ville , dédaigne
Alain son prétendu; Greuse qui trouve la petite personne
fort à son gré , ne se fait aucun scrupule de violer les draits
de l'hospitalité et de faire le malheur d'Alain ; il veut épouser
la fiancée. Lemière lui fait sentir combien ce projet
est extravagant, odieux même; Greuse convientde ses torts,
le tabellion est appelé , Alain épouse celle qu'il aime , et
les acteurs grouppés autour du garde-note, représentent le
joli tableau de Greuse , l'Accordée de Village.
Tel est le vaudeville de Greuse, dont les couplets , partie
si importante dans cette sorte d'ouvrage , sont trèsfaibles
. Les caractères sont mal tracés; celui de Greuse
manque de noblesse .
Lapetite paysanne qui veut abandonner pour un homme
qu'elle connaît à peine , son fiancé , l'ami de son enfance ,
ne peut intéresser en sa faveur. Alain lui-même a biende
Ja bonté d'épouser une femme qui ne l'aime pas .
Si l'on me demande pourquoi j'ai traité sévèrement
l'ouvrage d'une dame, et par quelle raison je n'ai pas en
cette circonstance usé d'une indulgence dont toutes les
femmes n'ont pas besoin , je répondrai qu'il est bien perJUIN
1813 . 463
1
mis à unedame de travailler pour le théâtre , mais que je
pense que même en cas de succès , peut-être est- il plus
convenable pour elle de garder l'anonyme; que M Valory
a eu doublement tort de se faire nommer, puisqu'une bien
faible partie du parterre avait témoigné le désir de savoir
à qui on devait un ouvrage plus recommandable par l'intention
que par l'exécution. B.
roche;
Le cabinet de physique de M. Lebreton n'est pas assez
connu à Paris ; ce savant modeste est de lavieille rock il
se contente d'être bien sûr de son affaire, de satisfaire ses
auditeurs , et ne se doute pas , dans sa bonhomie que tout
cela n'est pas suffisant , et que, dans ce pays , pour être
estimé ce que l'on vaut , il faut faire parler de soi , devraiton
, comme Lemierre , faire sa besogne soi-même .
Je me promettais , depuis long-tems , de retourner chez
M. Lebreton . Ses soirées , qu'il pourrait , à juste titre , appeler
Soirées amusantes , m'avaient laissé un souvenir fort
agréable ; ma nouvelle visite m'a procuré assez de plaisir ,
pour que je veuille le faire partager. Le cabinet de physique
deM. Lebreton est le plus beaueett leplus complet que je
connaisse, Parmi les instrumens qui le décorent , j'ai
distingué une machine électrique et une machine pneumatique
de la plus grande dimension ; à l'aide de cette
dernière , M. Lebreton exécute , en peu de minutes , la
belle expérience de la congélation de l'eau. Les expériences
sont également amusantes et instructives , et le plaisir
qu'elles donnent , est d'autant plus vif qu'il est général ,
c'est-à-dire que les spectateurs qui ont quelques connaissances
en physique , tout en appréciantle talent du professeur
, se remettent au courant , et que ceux qui ne savent
absolument rien , y trouvent cependant du plaisir , en
acquérant quelques notions générales qui peuvent leur
servir au besoin,
Après les expériences de physique , on descend dans le
souterrain destiné à la fantasmagorie , ou si l'on aime
mieux , à la psicagogie ; ce lieu est admirablement choisi,
car la scène est située dans les caveaux de l'ancienne
abbaye, dans l'endroit même où ont été enterrés Frédégonde
et Clotaire; ces souvenirs ajoutent à la terreur involontaire
que l'on éprouve en descendant dans le séjour des
évocations ; toutes les apparitions ne doiventpourtant pas
effrayer , car après quelques figures de démons qui
>
464 MERCURE DE FRANCE ,
n'effrayent plus que les enfans , vous voyez paraître de
jeunes' beautés d'une figure si gracieuse et d'une tournure
si élégante , qu'elles font regretter leur peu de solidité ; car
personne ne sait mieux que M. Lebreton le précepte de
Boileau ,
Passer du grave au doux , du plaisant au sévère .
La soirée est ordinairement terminée par la danse des
ombres ou la représentation d'un orage dont les différens
effets sont rendus avec une fidélité si scrupuleuse , que le
machiniste même de l'Opéra ne ferait pas mal d'aller
prendre quelques leçons du grand sorcier du faubourg
Saint-Germain.
Enfin , après deux heures d'un plaisir d'autant plus vrai
qu'il tourne au profit de l'instruction , on quitte le cabinet
de M. Lebreton en formant le projet d'y revenir . B.
Les journaux quotidiens se sont long-tems occupé d'un
procès en calomnie , intenté par M. Alexandre Duval ,
membre de l'Institut , contre M. André Murville , auteur
d'un libelle intitulé les Infinimens Petits. La Cour impétiale
de Paris vient de prononcer définitivement dans cette
affaire . Le libelle est supprimé ; son auteur condamné en
une amende de 100 francs , et dans tous les frais et dépens .
En rendant compte de ce jugement , le rédacteur d'un
journal très-répandu , ajoute : " Cette cause , pour l'honneur
de la littérature , n'aurait peut-être jamais dû être
portée devant un tribunal . "
Cette observation nous paraît déplacée: la littérature
n'était pour rien dans cette affaire. M. Duval ne se plaignait
nullement des injures que le libelliste adressait à l'homme
de lettres ; il se plaignait d'avoir été calomnié comme citoyen,
comme directeur d'un établissement public; il se
plaignait de ce qu'on avait , sans son aveu, imprimé , publié
des actes privés , ses lettres particulières , etc. , etc. II
aobtenu justice ; et tous les honnêtes gens ont dû voir
avec intérêt qu'enfin le règne des calomniateurs et des
libellistes était passé .
Sans doute que M. Duval , lorsqu'il s'est décidé à demander
vengeance des calomines d'André Morville , avait
présent à l'esprit ce passage de Voltaire qui nous paraît en
effet devoir servir de règle à tout homme de lettres qui se
respecte et veut être respecté .
JUIN 1813. 465
« Je ne répondrai jamais aux satires qu'on fera sur mes
ouvrages ; il est d'un homme sage de les mépriser ; mais
les calomnies, personnelles , tant de fois imprimées et renouvelées
, connues en France et chez les étrangers , exigent
qu'on prenne une fois la peine de les confondre. L'honneur
estd'une antre espèce que la réputation d'auteur : l'amourpropre
d'un écrivain doit se taire; mais la probité d'un
homme accusé doit parler , afin qu'on ne dise pas :
Pudet hæc opprobria nobis
Et dici potuisse , et non potuisse refelli . »
EPT
DE
(VOLTAIRE , tom. I de la Correspondances)
5.
SEINE
AVIS . - Dans le Recueil des Nouvelles traduites , ou imite cen
G
Mme de Montolieu , qui vient de paraitre chez M. Arthus-Bertrand,
libraire , rue Hautefeuille . nº 23 , à Paris , on a omis d'indiquer les
noms des auteurs allemands de quelques-unes de ses nouvelles..
Nanthilde , ou la Vallée de Balbella , est de M. Auguste Lafontaine ;
Cécile de Rodeck , ou les Regrets , ainsi que Sophie d'Alwin , ou le
Séjour aux eaux de B***, sont de Mme Caroline Pichler ; la Découverte
des eaux de Wissembourg est en partie de M. J. R. Wyss , de
Berne. Les noms d'auteurs si généralement connus et estimés , ne
peuvent qu'ajouter à l'intérêt qu'y prendra le lecteur , et Mme de
Montolieu , affligée de l'oubli de l'éditeur , se doit à elle-même , ainsi
qu'à ces auteurs , de faire connaître les sources où elle a puisé.
:
Gg
1
1
POLITIQUE.
M. le général Thouvenot a eu en Espagne un engagement
très -vif sur la route de Miranda à Vittoria avec des
insurgés réunis en nombre considérable . Les détachemens
et les cadres des régimens qu'il commendait on fait face
sur tous les points; l'escorte de prisonniers , le convois
que les détachemens escortaient sont arrivés à leur destination.
Le détail d'une expédition plus importante vient
aussi d'être publié.
«Au mois de septembre dernier , lorsque le général
Caffarelli , commandant l'armée du nord ; retira une partie
de ses troupes de la Biscaye , et vint avec des renforts
se réunir à l'armée de Portugal, pour faire le siége de Burgos
, les insurgés profitèrent de l'évacuation momentanée
de plusieurs postes de la côte pour s'y établir , et ils se
fortifièrent sur-tout à Castro , position maritime importante
, défendue par la nature encore mieux que par l'art.
C'est de là qu'ils communiquaient régulièrement avec les
Anglais , qu'ils recevaient d'eux des armes , des munitions
et des vivres , et que ces derniers à leur tour troublaient
tout le commerce de la côte , et interceptaient les communication
de Bayonne et de Santona. La difficulté de corduire
de l'artillerie jusqu'à cette place, à traver les montagnes
presqu'inaccessibles qui l'entoure et la défendent ,
en avait jusqu'ici retardé la reprise . Néanmoins , le général
Clausel , commandant l'armée du Nord , ayant eu l'ordre
d'entreprendre cette opération , en a chargé le général Foy ,
commandant la 1ª division de l'armée de Portugal ( détachée
momentanément à l'armée du Nord ) , qui l'a exécutée
, et qui a enlevé d'assaut la place de Castro , après
un siége de dix à douzejours . »
Les pièces qui accompagnent cette note offrent les détails
du siége , et renferment les témoignages de la plus
vive satisfaction pour la conduite du général Charles
Lamet, commandant à Santona ; M. le général Saint-Paul ;
l'officier d'artillerie Cayot , tué à la tranchée ; le chef de
bataillon du génie Plazanet ; les chefs de bataillon Godin,
Magistadi , etc. , etc.; les 6º et 2º régimens légers , le 76° ,
le 6º régiment italien,
MERCURE DE FRANCE , JUIN 1813 . 467
Les gazeties allemandes contiennent les détails suivans
: Dantzick est occupé par une garnison , et commandée
par un chef qui justifient hautement leur renommée
, et l'idée que l'on avait conçue de leurs moyens
et de leur courage . Ces assiégés d'une nature bien extraordinaire
sont devenus assiégeans ; les forces russes qui les
tenaient en échec ont été , en partie , appelées au secours
des alliés battus successivement sur la Saale , sur l'Elbe ,
sur la Sprée et sur la Neiss . La garnison de Dantzick est
sortie de ses murailles . L'étendue de son fourrage et de
ses reconnaissances a été telle que l'allarme a été portée
jusqu'à Elbing et Marienbourg . Le tocsin sonnait par-tout,
annonçant le passage de la Vistule par les braves assiégés .
De son côté , le corps polonais aux ordres du prince Poniatwski
et les saxons sous ses ordres , ont quitté Cracovie,
traversant la Silésie autrichienne et la Moravie. Ce corps
est arrivé sur les frontières de Bohême se dirigeant vers la
Saxe. Le comte de Bubna est de retour à Vienne du quartier-
général de l'Empereur Napoléon . Il est descendu le
chez M. de Metternich , ministre des affaires étrangères ,
et ce ministre l'a conduit sur-le-champ à Laxembourg .
Voici ce qu'on écrivait de Nuremberg , en date du
26 mai :
20
« Ce fut le 18 , à deux heures après midi , que l'Empereur
Napoléon quitta Dresde. Le roi de Saxe l'accompag a à
cheval jusqu'à la maison de la chaussée. L'Empereur coucha
à Hartha. Le lendemain , ce monarque prit une exacte
connaissance de tous les endroits où , deux jours auparavant
, ses troupes , sous les ordres du maréchal duc de Tarente
, avaient eu divers engagemens très -vifs avec l'arrièregarde
des armées russe et prussienne qui se repliaient sur
Bautzen. La ville de Bischoffswerda , qui se trouvait au
milieu du feu et des ennemis , a considérablement souffert
dans cette occasion; elle était composée de 327 maisons ;
toutes , à l'exception de deux ou trois , ont été pillées et
brûlées par les ennemis . L'Empereur , par un mouvement
de cette générosité qui lui est naturelle , a ordonné sur-lechamp
qu'on lui fit un rapport des pertes essuyées par les
habitans, en promettant formellement de les dédommager.
Le quartier-général impérial fut établi le 19 à Forstchen ;
le 20, l'Empereur était en présence de l'ennemi.
" La vieille enceinte de la ville de Bauzen , le château
d'Ortenbourg , la place du tir , toutes les hauteurs des environs
étaient garnies d'une nombreuse artillerie ; les portes
Gga
468 MERCURE DE FRANCE ,
étaient fermées ; toute communication au-dehors était interdite
: c'était dans cette position , que les Russes regardaient
comme inexpugnable , qu'ils se flattaient de triompher
des Français , et de pouvoir attendre des secours.
Tous ces préparatifs ont été inutiles , et n'ont pu arrêter la
valeur des soldats de Napoléon. Le 19, l'Empereur resta
dix heures à cheval , et parcourut une ligne de 200,000
hommes ; à onze heures du soir , il visitait encoreles avantpostes
les plus avancés , étudiait les positions de l'ennemi,
observait tous ses feux. Ce n'est qu'à un génie aussi actif,
aussi infatigable , qu'il est donné de fixer perpétuellement
la victoire qui échappe quelquefois des mains des guerriers
les plus renommés . Les dispositions de l'Empereur étaient
si bien prises , que la victoire du 20 n'a pas été un moment
douteuse. La ville de Bautzen n'a pas souffert ; l'ennemi
n'a pas eu letems d'y commettre du dégât , suivant sa coutume.
Le soir de cette glorieuse journée , le prince de Neuchâtel,
déjà à trois lieues plus loin que Bautzen, expédiait
un courrier au roi de Saxe , et le courrier avait ordre de
continuer sur-le -champ sa route pour Munich. Le gain de
cette bataille a décidé du sort de la Lusace , etdoit délivrer
entièrement la Saxe de tous les ennemis qui étaient
encore sur son territoire. Nous attendons avec impatience
des nouvelles ultérieures; les Français ne sont pas gens à
s'arrêter au milieu des victoires>. >>
Relativement au matériel de l'armée et à ses moyens de
subsistance , voici des détails donnés de Dresde , en date
du 22 mai.
« L'Empereur Napoléon a su pourvoir avec une admirable
sagesse à la subsistance de ses armées , et les vivres y sont en
abondance. L'intendant-général, le comte Mathieu Dumas,
fait venir des contrées les plus éloignées d'immenses quantités
de pain. Il arrive tous les jours 100 mille rations à
Dresde, et cette ville en fournit encore elle-même une
quantité considérable. Les routes de Freyberg , de Chemnitz
, de Leipsick , sont couvertes de chariots chargés de
vivres ; la seule ville de Leipsick envoie tous les jours dix
mille livres de pain , la ville de Misnie en fournit la même
quantité. On tire les plus grands secours du grand-duché
de Wurtzbourg et des provinces bavaroises de la Franconie.
On amène journellement du riz et du biscuit de Mayence,
et des troupes de boeufs arrivent de tous les côtés.n
Les nouvelles de Francfort continuent en même tems à
représenter cette ville comme le lieu non interrompu da
JUIN 1813. 469
passage des corps et détachemens qui rejoignent l'armée ;
il passe sur-tout beaucoup de cavalerie , des régimens attachés
à la garde , des trains d'artillerie , et des convois de
munitions considérables .
Après la triple victoire qui a signalé sur la Sprée les .
armes de l'Empereur dans les journées du 20 , du 21 et du
22 , l'Empereür a marché sur Glogau , et un des corps de
son armée sur Berlin. Voici les relations officielles de ces
grands événemens .
L'Empereur Alexandre et le roi de Prusse attribuaient la
perte de la bataille de Lutzen à des fautes que leurs généraux
avaient commises dans la direction des forces combinées
, et sur-tout aux difficultés attachées à un mouvement
offensif de 150 à 180 mille hommes . Ils résolurent de
prendre la position de Bautzen et de Hochkirch , déjà
célèbre dans l'histoire de la guerre de sept ans ; d'y réunir
tous les renforts qu'ils attendaient de la Vistule et d'autres
points en arrière ; d'ajouter à cette position tout ce que l'art
pourrait fournir de moyens , et là , de courir les chances
d'une nouvelle bataille dont toutes les probabilités leur
paraissaient être en leur faveur .
Le duc de Tarente , commandant le 11 corps , était parti
de Bischofswerda , le 15 ; et se trouvait le 15 au soir à une
portée de canon de Bautzen , où il reconnut toute l'armée
ennemie. Il prit position .
Dès ce moment, les corps de l'armée française furent
dirigés sur le camp de Bautzen .
L'Empereur partit de Dresde le 18 : il coucha à Harta ,
et le 19, il arriva , à dix heures du matin , devant Bautzen .
Il employa toute la journée à reconnaître les positions de
l'ennemi.
On apprit que les corps russes de Barclay de Tolly , de
Langeron et de Sass, et le corps prussien de Kleist avaient
rejoint l'armée combinée , et que sa force pouvait être
évaluée de 150 à 160,000 hommes .
Le 19 au soir , la position de l'ennemi était la suivante !
sa gauche était appuyée à des montagnes couvertes de bois
et perpendiculaires au cours de la Sprée , à - peu-près à une
lieue de Bautzen . Bautzen soutenait son centre. Cette ville
avait été crénelée , retranchée et couverte par des redoutes.
Ladroite de l'ennemi s'appuyait sur des mamelons fortifiés
qui défendaient les débouchés de la Sprée , du côté du
village de Nimschütz : tout son front était couvert sur
la Sprée. Cette position très-forte n'était qu'une premièro
position.
470 MERCURE DE FRANCE ,
On apercevait distinctement , à 3000 toises en arrière ,
de la terre fraîchement remuée et des travaux qui marquaient
leur seconde position. La gauche était encore appuyée aux
mêmes montagnes , à 2000 toises en arrière de celle de la
première position , et fort en avant du village de Hochkirch .
Le centre était appuyé à trois villages retranchés , où l'on
avait fait tant de travaux qu'on pouvait les considérer
comme des places fortes .Un terrain marécageux et difficile
couvrait les trois quarts du centre. Enfin leur droite s'appuyait
en arrière de la première position , à des villages et
àdes mamelons également retranchés .
I front de l'armée ennemie , soit dans la première ,
soit dan la seconde position , pouvait avoir une lieue et
demie .
D'après cette reconnaissance , il était facile de concevoir
comment , malgré une bataille perdue comme celle de
Lutzen , et huit jours de retraite , l'ennemi pouvait encore
avoir des espérances dans les chances de la fortune. Selon
l'expression d'un officier russe à qui on demandait ce qu'ils
voulaient faire : « Nous ne voulons , disait-il , ni avancer,
ni reculer.n-Vous êtes maîtres du premierpoint, répondit
un officier français ; dans peu dejours, l'événementprouvera
si vous êtes maîtres de l'autre ! Le quartier-général des
deux souverains était au village de Natchen .
Au 19, la position de l'armée française était la suivante :
Sur la droite était le duc de Reggio , s'appuyant aux
montagnes sur la rive gauche de la Sprée , et séparé de
la gauche de l'ennemi par cette vallée. Le duc de Tarente
etait devant Bautzen , à cheval sur la route de Dresde. Le
duc de Raguse était sur la gauche de Bautzen , vis-à-vis
le village de Niemenschütz . Le général Bertrand était sur
la gauche du duc de Raguse , appuyé à un moulin à vent
et à un bois , et faisant mine de déboucher de Jaselitz sur
la droite de l'ennemi .
Le prince de la Moskowa , le général Lauriston et
le général Reynier étaient à Hoyerswerda , sur la route
deBerlin , hors de ligne et en arrière de notre gauche.
L'ennemi , ayant appris qu'un corps considérable arrivait
par Hoyerswerda , se douta que les projets de l'Empereur
étaient detourner la position par la droite , de changer le
champ de bataille , de faire tomber tous ses retranchemens
élevés avec tant de peine , et l'objet de tant d'espérances .
N'étant encore instruit que de l'arrivée du général Lauriston ,
'il ne supposait pas que cette colonne fût de plus de 18 à
JUIN 1813 .
47
20,000 hommes . Il détacha donc contr'elle, le 19à 4heures
du matin , le général York , avec 12 mille Prussiens , et le
général Barclay de Tolly, avec 18 mille Russes . Les Russes
se placèrent au village de Klix , et les Prussiens au village
de Weissig.
Cependant le comte Bertrand avait envoyé le général
Pery, avec la division italienne , à Koenigswartha , pour
maintenir notre communication avec les corps détachés.
Arrivé à midi , le général Pery fit de mauvaises dispositions
; il ne fit pas fouiller la forêt voisine. Il plaça mal ses
postes , et à quatre heures , il fut assailli par un hourra qui
mit du désordre dans quelques bataillons . Il perdit 600
hommes , parmi lesquels se trouve le général de brigade
italien Balathier , blessé ; deux canons et trois caissons ;
mais la division ayant pris les armes , s'appuya au bois , et
fit face à l'ennemi.
Le comte de Valmy étant arrivé avec de la cavalerie, se
mità la tête de la division italienne , et reprit le village de
Kænigswartha . Dans ce même moment , le corps du comte
Lauriston , qui marchait en tête du prince de la Moskowa
pour tourner la position de l'ennemi , parti de Hoyerswerda ,
arriva sur Weissig. Le combat s'engagea, etle corps d'York
aurait été écrasé, sans la circonstance d'un défilé à passer ,
qui fit que nos troupes ne purent arriver que successivement.
Après trois heures de combat, le village de Weissig
fut emporté , et le corps d'York , culbuté ; fut rejeté de
l'autre côté de la Sprée .
Le combat de Weissig serait seul un événement important.
Un rapport détaillé en fera connaître les circonstances.
Le 19, le comte Lauriston coucha donc sur la position
de Weissig ; le prince de la Moskowa à Mankersdorf , etle
comte Regnier à une lieue en arrière. La droite de la position
de l'ennemi se trouvait évidemment débordée ,
Le 20 , à huit heures du matin , l'Empereur se porta sur
la hauteur en arrière de Bautzen . Il donna ordre au due
de Reggio de passer la Sprée et d'attaquer les montagnes
qui appuyaient la gauche de l'ennemi; an duc de Tarente
de jeter un pont sur chevalets sur la Sprée , entre Bautzen
et les montagnes ; au duc de Raguse de jeter un autre pont
sur chevalets sur la Sprée , dans l'enfoncement que forme
cette rivière sur la gauche , à une demi - lieue de Bautzen ;
au duc de Dalmatie , auquel S. M. avait donné le commandement
supérieur du centre , de passer la Sprée pour
472 MERCURE DE FRANCE ,
inquiéter la droite de l'ennemi ; enfin, an prince de laMoskowa
, sous les ordres duquel étaient le 3º corps , le comte
Lauriston et le général Regnier, de se rapprocher sur Klix,
de passer la Sprée , de tourner la droite de l'ennemi , et de
se porter sur son quartier-général de Wurtchen , et de là
sur Weissenberg .
Amidi , la canonnade s'engagea. Le due de Tarente
n'eut pas besoin de jeter son pont sur chevalets; il trouva
devant lui un pont de pierre , dont il força le passage. Le
duc de Raguse jeta son pont ; tout son corps d'armée passa
sur l'autre rive de la Sprée . Après six heures d'une vive
canonnade et plusieurs charges que l'ennemi fit sans
succès , le général Compans fit occuper Bautzen; le général
Bonnet fit occuper le village de Niedkayn , et enleva au
pas de charge un plateau qui le rendit maître de tout le
centre de la position de l'ennemi ; le duc de Reggio s'empara
des hauteurs , et à sept heures du soir , l'ennemi fut
rejeté sur sa seconde position . Le général Bertrand passa
'un des bras de la Sprée; mais l'ennemi conserva les hauteurs
qui appuyaient sa droite , et par ce moyen se maintint
entre le corps du prince de la Moskowa et notre
armée..
L'Empereur entra à huit heures du soir à Bautzen , et
fut accueilli par les habitans et par les autorités avec les
sentimens que devaient avoir des alliés, heureux de se
trouver délivrés des Stein , des Kotzbue et des cosaques.
Cette journée , qu'on pourrait appeler , si elle était isolée ,
la bataille de Bautzen , n'était que le prélude de la bataille
de Wurtchen .
Cependant l'ennemi commençait à comprendre la possibilité
d'être forcé dans sa position. Ses espérances
n'étaient plus les mêmes , et il devait avoir dès ce moment
le présage de sa défaite . Déjà toutes ses dispositions étaient
changées.
Ledestinde la bataille ne devait plus se décider derrière
ses retranchemens . Ses.immenses travaux et 300 redoutes
devenaient inutiles .
La droite de sa position qui était opposée au 4º corps ,
devenait son centre , et il était obligé de jeter sa droite ,
qui formait une bonne partie de son armée, pour l'opposer
au prince de la Moskowa , dans un lieu qu'il n'avait pas
étudié et qu'il croyait hors de sa position .
Le 21 , à 5 heures du matin , l'Empereur se porta sur
les hauteurs , à trois-quarts de lieues en avantdeBautzen.
JUIN 1813. 473
Le duc de Reggio soutenait une vive fusillade sur les
hauteurs que defendait la gauche de l'ennemi . Les Russes
qui sentaient l'importance de cette position , avaient placé
là une forte partie de leur armée , afin que leur gauche ne
fût pas tournée . L'Empereur ordonna aux ducs de Reggio
et de Tarente d'entretenir ce combat , afin d'empêcher la
gauche de l'ennemi de se dégarnir et de lui masquer la
véritable attaque dont le résultat ne pouvait pas se faire
sentir avant midi ou une heure .
A II heures , le duc de Raguse marcha à mille toises en
avant de sa position , et engagea une épouvantable canonnade
devant les redoutes et tous les retranchemens ennemis.
La garde et la réserve de l'armée, infanterie et cavalerie,
masquées par un rideau , avaient des débouchés faciles
pour se porter en avant par la gauche on par la droite ,
selon les vicissitudes que présenterait la journée. L'ennemi
fut tenu ainsi incertain sur le véritable point d'attaque .
Pendant ce tems , le prince de la Moskowa culbutait
l'ennemi au village de Klix , passait la Sprée , et menait
battant ce qu'il avait devant lui jusqu'au village de Preilitz .
Adix heures il enleva le village ; mais les réserves de l'ennemi
s'étant avancées pour couvrir le quartier-général , le
prince de la Moskowa fut ramené et perdit le village de
Preilitz . Le duc de Dalmatie commença à déboucher à une
heure après-midi. L'ennemi , qui avait compris tout le
danger dont il était menacé par la direction qu'avait prise
la bataille , sentit que le seul moyen de soutenir avec avantage
le combat contre le prince de la Moskowa , était de
nous empêcher de déboucher. Il vouhit s'opposer à
l'attaque du duc de Dalmatie. Le moment de décider la
bataille se trouvait dès-lors bien indiqué. L'Empereur ,
par un mouvement à gauche , se porta , en 20 minutes ,
avec la garde , les quatre divisions du général Latour-
Maubourg et une grande quantité d'artillerie , sur le flanc
de la droite de la position de l'ennemi , qui était devenue
le centre de l'armée russe .
La division Morand et la division Wurtembergeoise
enlevèrent le mamelon dont l'ennemi avait fait son point
d'appui.
Le général Devaux établit une batterie dont il dirigea le
feu sur les masses qui voulaient reprendre la position. Les
générauxDulauloy et Drouot , avec soixante pièces de batteries
de réserve , se portèrent en avant. Enfin le duc de
474 MERCURE DE FRANCE ,
Trévise, avecles divisions Dumoutier et Barrois dela jeune
garde , se dirigea sur l'auberge de Klein-Baschwitz coupant
le chemin de Wurtchen à Bautzen .
L'ennemi fut obligé de dégarnir sa droite pour parer à
cette nouvelle attaque. Le prince de la Moskowa en profita
et marcha en avant. Il prit le village de Preisig , et
s'avança , ayant débordé l'armée ennemie , sur Wurtchen .
Il était trois heures après -midi , et lorsque l'armée était
dans la plus grande incertitude du succès , et qu'un feu
épouvantable se faisait entendre sur une ligne de trois
lieues , l'Empereur annonça que la bataille était gagnée .
L'ennemi voyant sa droite tournée se mit en retraite , et
bientôt sa retraite devint une fuite .
A sept heures du soir, le prince de la Moskowa et le
général Lauriston , arrivèrent à Wurtchen. Le duc de
Raguse reçut alors l'ordre de faire un mouvement inverse
de celui que venait de faire la garde , occupa tous les villages
retranchés , et toutes les redoutes que l'ennemi était
obligé d'évacuer , s'avança dans la direction d'Hochkirck ,
et prit ainsi en flanc toute la gauche de l'ennemi qui se mit
alors dans une épouvantable déroute . Le duc de Tarente ,
de son côté , poussa vivement cette gauche et lui fit beaucoup
de mal.
L'Empereur coucha sur la route au milieu de sa garde à
l'auberge de Klein -Baschwitz . Ainsi , l'ennemi forcé dans
toutes ses positions , laissa en notre pouvoir le champ de
bataille couvert de ses morts et de ses blessés , et plusieurs
milliers de prisonniers .
Le 22 , à quatre heures du matin , l'armée française se
mit en mouvement. L'ennemi avait fui toute la nuit par
tous les chemins et par toutes les directions. On ne trouva
ses premiers postes qu'au-delà de Weissenberg , et il n'opposa
de la résistance que sur les hauteurs en arrière de
Reichenbach . L'ennemi n'avait pas encore vu notre cavalerie.
Le général Lefebvre Desnouettes , à la tête de 1500 chevaux
des lanciers polonais et des lanciers rouges de la
garde , chargea , dans la plaine de Reichenbach , la cavalerie
ennemie et la culbuta. L'ennemi, croyant qu'ils étaient
seuls , fit avancer une division de cavalerie , et plusieurs
divisions s'engagèrent successivement. Le général Latour-
Maubourg , avec ses 14,000 chevaux et les cuirassiers français
et saxons , arriva à leur secours , et plusieurs charges
de cavalerie eurent lieu..
JUIN 1813 . 475
L'ennemi , tout surpris de trouver devant lui 15 à 16,000
hommes de cavalerie , quand il nous en croyait dépourvus ,
se retira en désordre. Les lanciers rouges de la garde secomposent
en grande partie des volontaires de Paris et des
environs . Le général Lefebvre Desnouettes et le général
Colbert, leur colonel en font le plus grand éloge . Dans
cette affaire de cavalerie , le général Bruyère , général de
cavalerie légère de la plus haute distinction , a eu la
jambe emportée par un boulet.
Le général Reynier se porta avec le corps saxon sur les
hauteurs au-delà de Reichenbach , et poursuivit l'ennemi
jusqu'au village de Hotterndorf. La nuit nous prit à une
lieu de Gærlitz . Quoique la journée eût été extrêmement
longue , puisque nous nous trouvions à huit lieues du
champ de bataille , et que les troupes eussent éprouvé tant
de fatigues , l'armée française aurait couché à Gærlitz ;
mais l'ennemi avait placé un corps d'arrière-garde sur la
hauteur en avant de cette ville , et il aurait fallu une demiheure
de jour de plus pour la tourner par la gauche . L'Empereur
ordonna donc qu'on prît position.
Dans les batailles du 20 et du 21 , le général wurtembergeois
Franquemont et le général Laurences ont été
blessés . Notre perte dans ces journées peut s'évaluer à II
ou 12,000 hommes tués ou blessés. Le soir de la journée
du 22 , à sept heures , le grand-maréchal duc de Frioul ,
étant sur une petite éminence à causer avec le duc de
Trévise et le général Kirgener , tous les trois pied à terre
et assez éloignés du feu , un des derniers boulets de
l'ennemi rasa de près le duc de Trévise , ouvrit le
bas-ventre au grand-maréchal , et jeta roide mort le
général Kirgener. Le duc de Frioul se sentit aussitôt
frappé à mort ; il expira douze heures après . -Dès que
les postes furent placés et que l'armée eut pris ses bivonacs
, l'Empereur alla voir le duc de Frioul. Il le trouva
avec toute sa connaissance , et montrant le plus grand
sang-froid.
-
Leduc serra la main de l'Empereur , qu'il porta sur ses
lèvres. " Toute ma vie , lui dit - il , a été consacrée
> à votre servviiccee , et je ne la regrette que par l'utilité
dont elle pouvait vous être encore ! Duroc , lui dit
» l'Empereur , il est une autre vie ! C'est là que vous
> irez m'attendre , et que nous nous retrouverons un
jour !-Oui , sire , mais ce sera dans 30 ans , quand vous
> aurez triomphé de vos ennemis et réalisé toutes les espé
476 MERCURE DE FRANCE ,
rances de notre patrie .... J'ai vécu en honnête homme ;
» je ne me reproche rien .Je laisse une fille, Votre Majesté
" lui servira de père. »
L'Empereur, serrant de la main droite le grand-maréchal,
resta un quart d'heure la tête appuyée sur sa main gauche
dans le plus profond silence. Le grand maréchal rompit le
premier ce silence : " Ah Sire ! allez-vous en ! ce spectacle
« vous peine ! L'Empereur s'appuyant sur le duc de
Dalmatie et sur le grand écuyer , quitta le duc de Frioul
sans pouvoir lui dire autre chose que ces mots : « Adien ,
douc , mon ami ! Sa majesté rentra dans sa tante, et ne
reçut personne pendant toute la nuit.
Le 23 , à neuf heures du matin , le général Reynier
entra dans Gærlitz. Des ponts furent jetés sur la Neisse ,
et l'armée se porta au-delà de cette rivière.
Au 23 au soir, le duc de Bellune était sur Botzenberg ;
le comte Lauriston avait son quartier-général à Hohckirch,
le comte Regnier en avant de Trotskendorf sur le chemin
de Lauban , et le compte Bertrand en arrière du même
village; le duc de Tarente était sur Schenberg ; l'Empereur
était à Gærlitz .
Un parlementaire envoyé par l'ennemi , portait plusieurs
lettres , où l'on croit qu'il est question de négocier
un armistice .
L'armée ennemie s'est retirée , par Banzlau et Lauban
, en Silésie. Toute la Saxe est délivrée de ses
ennemis , et dès demain 24 , l'armée française sera en
Silésie .
L'ennemi a brûlé beaucoup de bagages , fait sauter
beaucoup de parcs , disséminé dans les villages une grande
quantité de blessés . Ceux qu'il a pu emmener sur des
charrettes n'étaient pas pansés ; les habitans en portent le
nombre à plus de 18,000. Il en est resté plus de 10,000 en
notre pouvoir.
La ville de Gærlitz , qui compte 8 à 10,000 habitans , a
reçu les français comme des libérateurs .
La ville de Dreste et le ministère saxon ont mis la plus
grande activité à approvisionner l'armée, qui jamais n'a été
dans une plus grande abondance.
Quoiqu une grande quantité de munition ait été consommée
, les ateliers de Torgau et de Dresde , et les convois
qui arrivent, par les soins du général Sorbier, tiennent
notre artillerie bien approvisionnée .
On a des nouvelles deGlogau, Custrin et Stettin. Toutes
ees places étaient dans un bon état .
JUIN 1813 . 477
:
Ce récit de la bataille de Wurtchen ne peut être considéré
que comme un esquisse . L'état-major-général recueillera
les rapports qui feront connaître les officiers
soldats et les corps qui se sont distingués .
,
à
Dans le petit combat du 22 , à Reichenbach , nous
avons acquis la certitude que notre jeune cavalerie est ,
nombre égal , supérieur à celle de l'ennemi .
Nous n'avons pu prendre de drapeaux ; l'ennemi les
retire toujours du champ de bataille. Nous n'avons pris
que 19 canons , l'ennemi ayant fait sauter ses parcs et
caissons . D'ailleurs , l'Empereur tient sa cavalerie en réserve
, et jusqu'à ce qu'elle soit assez nombreuse , il veut
la ménager.
Du 25au soir. - Le prince de laMoskowa , ayant sous
ses ordres les corps du général Lauriston et du général
Reynier , avait forcé , le 24 , le passage de la Neiss , et le
25 au matin , le passage de la Queiss , et était arrivé à
Buntzlau . Le général Lauriston avait son quartier-général
à mi-chemin de Buntzlau , à Haynau .
Le quartier-général de l'Empereur était , le 25 au soir ,
àBuntzlau .
Le duc de Bellune était à Wehrau , sur la Queiss .
Le général Bertrand était entré , le 24 , à Lauban , et le
25 il avait suivi l'ennemi .
Le duc de Tarente , après avoir passé la Queiss , avait
eu un combat avec l'arrière-garde ennemie . L'ennemi ,
encombré de charrettes de blessés et de bagages , voulut
tenir. Le duc de Tarente eut ses trois divisions engagées .
Le combat fut vif; l'ennemi souffrit beaucoup. Le duc de
Tarente avait , le 25 au soir , son quartier-général à Stegkight.
Le duc de Raguse était à Ottendorf.
Le duc de Reggio était parti de Bautzen , marchant sur
Berlin par la route de Luckau .
Nos avant-postes n'étaient plus qu'à une marche de
Glogan .
C'est à Buntzlau que le général russe Koutousof est mort
il y a six semaines . Nos armées n'ont trouvé dans ce pays
aucune exaltation. Les espritsy sont comme à l'ordinaire .
La landwehr et le landsturm n'ont existé que dans les
journaux , du moins dans ce pays-ci ; et les habitans sont
bien loin d'adhérer au conseil des Russes , de brûler
leurs maisons et de dévaster leur pays .
Le général Durosnel est resté en qualité de gouverneur
478 MERCURE DE FRANCE ,
à Dresde. Il commande toutes les troupes et garnisons
françaises en Saxe .
Plusieurs corps français se dirigent sur Berlin où il paraît
que l'on démanage et où l'on s'attend depuis quelques
jours à voir arriver l'armée .
Du27.-Le 26, le quartier-général du comte de Lauriston
était à Haynau. Un bataillon du général Maison a
été chargé inopinément , à cinq heures du soir par 3 mille
chevaux , et a été obligé de se reployer sur un village . Il a
perdu deux pièces de canon et trois caissons qui étaient
sous sa garde. La division a pris les armes ; l'ennemi a
voulu charger sur le 153º régiment; mais il a été chassé
du champ de bataille , qu'il a laissé couvert de morts .
Parmi les tués se trouvent le colonel et une douzaine
d'officiers des gardes-du-corps de Prusse , dont on a apporté
les décorations .
Le 27, le quartier-général de l'Empereur était à Liegnitz,
où se trouvaient la jeune et le vieille garde et les corps du
général Lauriston et du général Regnier. Le corps du prince
de la Moskowa était à Haynau ; celui du duc de Bellune
manoeuvrait sur Glogau. Leduc de Tarente était à Goldberg.
Le duc de Raguse et le comte Bertrand étaient sur la route
de Goldberg à Liegnitz .
Il paraît que toute l'armée ennemie a pris la direction de
Jauer et de Schweidnitz .
On ramasse bon nombre de prisonniers . Les villages
sont pleins de blessés ennemis .
Liegnitz est une assez jolie ville de 10,000 habitans . Les
autorités l'avaient quittée par ordre exprès , ce qui mécontente
fort les habitans et les paysans du cercle. Le comte
Daru a été en conséquence chargé de former de nouvelles
magistratures .
Tous les gens de la cour et toute la noblesse qui avaient
évacué Berlin , s'étaient retirés à Breslau , aujourd'hui
ils évacuent Breslau , et une partie se retire en Bohême .
Les lettres interceptées ne parlent que de la consternation
de l'ennemi et des pertes énormes qu'il a faites à la bataille
de Wurtchen .
-
Du29. Le duc de Bellune s'est porté sur Glogau. Le
général Sébastiani a rencontré près de Sprottau un convoi
ennemi, l'a chargé , lui a pris 20 pièces de canon , 80 caissons
et 500 prisonniers .
Le duc de Raguse est arrivé le 28 au soir à Janer , poussant
l'arrière-garde ennemie dont il avait tourné la position
JUIN 1813 . 479
sur ce point. Il lui a fait 300 prisonniers. Le duc de Tarente
et le comte Bertrand étaient arrivés à la hauteur de
cette ville.
Le 28 , à la pointe du jour , le prince de la Moskowa ,
avec les corps du comte Lauriston et du genéral Regnier ,
s'était porté sur Neumark; ainsi notre avant-garde n'est
plus qu'à sept lieues de Breslau.
Le 29, à dix heures du matin , le comte Schouvalow ,
aide-de-camp de l'Empereur de Russie, et le général Kleist ,
général de division prussien , se sont présentés aux avantpostes
. Le duc de Vicence a été parlementer avec eux. On
croit que cette entrevue est relative à la négociation de l'armistice.
On a des nouvelles de nos places , qui sont toutes dans
la meilleure situation .
Les ouvrages qui défendaient le champ de bataille de
Warchen sont très-considérables ; aussi l'ennemi avait- il
dans ces retranchemens la plus grande confiance. On peut
s'en faire une idée quand on saura que c'était le travail de
10,000 ouvriers pendant trois mois ; car c'est depuis le
mois de février que les Russes travaillaient à cette position
qu'ils considéraient comme inexpugnable .
Il parait que le général Wittgenstein a quitté le commandement
de l'armée combinée : c'est le général Barclay
de Tolly qui la commande .
L'armée est ici dans le plus beau pays possible ; la Silésie
est un jardin continu où l'armée se trouve dans la plus
grande abondance de tout.
Pendant que l'Empereur marche sur l'Oder , et qu'un de
ses plus illustres lieutenans se dirige sur Berlin , et qu'un
autre , le prince d'Eckmull , est entré à Hambourg secondé
par 10,000 danois , il est curieux de voir quelle proclamation
a suivi , dans cette résidence , la fameuse ordonnance sur la
levée en masse , sur ce landsturm , auquel le salut public a
été confié sous de si funestes auspices , et à l'aide de moyens
si désastreux. Cette nouvelle proclamation est du 18 mai, deux
jours avant les événemens de Bautzen et d'Hochkirchen . Elle
porte que la prudence oblige àfaire emmener les objets
dont le transport pourrait plus tard devenir difficile. « Cependant,
est-il dit, le public ne doit pas concevoir d'allarmes
. Le lieutenant-général Bulow est près de couvrir
la résidence royale par une force suffisante ; quand une
force ennemie le contraindrait à se retirer sur Berlin , il
480 MERCURE DE FRANCE , JUIN 1813 .
serait renforcé à tems , et l'ennemi ne pourrait pénétrer.
Sides serviteurs des classes élevées s'absentent, ils le font
par ordre exprès du roi. Les faibles qui s'éloigneraient par
crainte , peuvent le faire ; leur lâcheté ne ferait que nuire .
On ne négligera aucune mesure de prudence; on fera
toutes les dispositions que les circonstances exigeront,
mais on espère que le public ne jugera pas de ces dispositions
que l'intérêt général et cette capitale sont en plus
grand danger. Depuis cette proclamation , il paraît qu'un
grand nombre d'habitans se sont crus des serviteurs d'un
ordre élevé , et qu'ils ont jugé à propos de précéder, dans
sa retraite prochaine , le corps qui , sous les ordres du général
Bulow, doit inspirer tant de sécurité à la capitale.
Quant aux Anglais , les relations qu'ils reçoivent du
nord , que leurs agens leur adressent sans y croire , et que
leur ministère publie sans en être la dupe , continuent ,
comme on doit s'y attendre , a être très -favorables aux
alliés . Il n'entrait pas dans le plan des alliés de defendre
la Saale ; ils ne voulaient tenir que sur l'Elbe. Ils ont
remporté la victoire à Lutzen ; ils y sont demeurés maîtres
du champ de bataille ; mais dans la nuit , ils ont cru devoir
se diriger sur l'Elbe , repasser ce fleuve , et donner à
l'Empereur la satisfaction digne de lui de ramener son
anguste allié dans sa capitale . Quand les relations de
Bautzen et de Wischen seront parvenues aux Anglais , ils
trouveront encore un moyen de faire comprendre comment
les alliés ne voulaient point tenir dans ses positions , ou
comment après avoir repoussé toutes les attaques , ils ont
cru devoir se retirer en Silésie et se faire rejeter sur l'Oder.
Les écrivains anglais n'éprouvent , àcet égard , aucun embarras
, aucune difficulté , si ce n'est peut- être désormais
à varier les formes de leur style pour des raisonnemens si
long-tems employés , et pour soutenir un artifice tombé
même aux yeux de ses auteurs dans le discrédit le plus
complet. Il n'y a que sur la mission du comte Schouvalow ,
et du général Kleist auprès de l'Empereur , qu'il leur sera
peut-être difficile de donner le change à l'opinion.
S....
ERRATA pour le dernier No.
Page432 , ligne 11 , OEuvres poétiques et morales du Cher-Rassier,
lisez du Cher. Rallier.
SEINE
cen
MERCURE
DE FRANCE.
N° DCXXI . - Samedi 12 Juin 1813.
POÉSIE.
ÉPITRE A M. LE MERCIER ,
Membre de l'Institut, qui avait adressé des vers auxjeunes
gens qui suivent le cours de poésie latine de M. TISSOT .
1
QUAND vos chants , à nos pleurs , viennent se marier
Qui vous reconnaîtrait dans la foule classique ?
Vous avez déposé le bandeau poétique
Et la couronne de laurier :
Vos vers vous ont trahi , célèbre le Mercier.
Oui , sur votre lyre éplorée ,
Le brûlant dithyrambe à la marche égarée ,
Du poëte des champs suit le vol radieux
Sur ces rians gazons , sous cette ombre fleurie ,
१
Où Virgile plaça l'homme chéri des Dieux ,
Dont l'utile pitié fut la vertu chérie
Le guerrier qui mourut en servant la patrie ,
Les inventeurs des arts et les chantres pieux ,
Delille vous sourit dans le royaume sombre.
Dans la foule des vers qui poursuivent son ombre ,
Les vôtres ont su le flatter :
Hh
482 MERCURE DE FRANCE ,
On est encor , là bas , sensible à quelque chose.
Bientôt à tous les morts il va les réciter ,
Dans ce beau séjour qu'on ne peut plus quitter ,
Descendu sans apothéose ,
Son rival génira sans en dire la cause ,
De l'entendre aussi bien traiter .
Oh ! qu'en lisant ces vers que votre luth sonore
Asoupirés pour nous , et sans art et sans loi ,
Il visite ce temple où la France l'adore :
Dans cette enceinte encor son souvenir est roi (1 ) .
Qu'il vienne : il se verra dans son vivant ouvrage ,
Etdans ce successeur qu'il forma pour les siens ,
11 pourra contempler le plus bel héritage
Qu'il légue à ses concitoyens .
Qu'il vienne encourager les prémices naissantes
De tous ces nourrissons à son culte soumis ,
Et qu'il anime encor ces luttes innocentes
Où les rivaux sont des amis .
Oui , du feu d'Apollon notre ame est enflammée ,
Et cédant , malgré nous , à ce penchant vainqueur ,
Nous sommes amoureux de cette renommée ,
Qui , d'un souffle si doux , vient chatouiller le coeur.
Nous concevons peut- être un espoir légitime :
Souvent par votre ami notre essor est jugé (2) ,
Etnous avons, par fois , quelques succès d'estime
Et de la gloire , en abrégé.
Mais vous , guidez nos pas aux rives immortelles ,
Nos muses grandiront à l'ombre de vos ailes
Et si quelqu'un de nous , dans son essor hautain ,
Ose un jour aspirer à la tragique scène ,
Sans doute , votre Melpomene ,
Pour l'aider à monter , lui donnera la main.
Que dis -je ? votre voix éloquente et bardie
Saura lui révéler les mystères secrets
De cette étude approfondie ,
Qui recule l'empire , augmente les effets
De la folátre comédie (3).
(1) Expression de Lebrun.
(2) On lit souvent , au Collège de France , des vers faits par les
élèves .
(3) M. le Mercier a traité cette matière à l'Athénée de Paris .
1
JUIN 1813 . 483
Montrez à nos regards tous ces mondes nouveaux ,
Ce tartare , ce ciel , que votre muse altière ,
De Newton savante écolière
.
,
Evoqua , sous ses yeux , des gouffres du chaos (4) .
Que par là , désormais un long crime s'expie :
Qu'on ne répète plus ce qui fut dit cent fois
Et que chacun de nous , heureusement impie ,
De vos divinités reconnaisse les droits .
,
En attendant ces jours , dont l'heureuse espérance
Embellit le lointain des rayons les plus doux ,
Acceptez ce tribut que la reconnaissance
Aurait voulu payer en vers dignes de vous .
Cette jeunesse vous convie
Achercher , dans ses jeux , quelque délassement :
Venez charmer encor notre oreille ravie.
Nos suffrages naïfs qu'inspire le moment
Peuvent faire oublier les chagrins de la vie ;
Nous ne blâmons point par envie ,
Et nous louons par sentiment.
LALANNE.
LES OISEAUX DE SYLVIE . - ROMANCE.
O vous , qui , près de ma Sylvie ,
La charmez par vos doux concerts ;
Qui préférez à l'empire des airs ,
L'esclavage avec mon amie ,
Croissez , paisibles sous ses yeux :
Petits oiseaux vous êtes trop heureux!
Vous seuls au lever de l'aurore
Méritez son premier souris :
Puisque sa main jadis vous a nourris
Vous flatte et vous caresse encore ,
Croissez paisibles sous ses yeux
Petits oiseaux vous êtes trop heurenx .
Quelquefois trompant son adresse
Et vous échappant de sa main
Furtivement vous entrez dans son sein :
Et cependant votre maitresse .
(4) L'Atlantiade , poëme de M. le Mercier.
Hh 2
484 MERCURE DE FRANCE ,
Sourit de vos aimables jeux ;
Petits oiseaux vous êtes trop heureux.
Souvent pourprix de votre audace ,
On vous rend à votre prison ;
Une caresse , une douce chanson ,
Bientôt vous valent votre grace ;
On baise les audacieux ....
Petits oiseaux que vous êtes heureux !
Vivez auprès de ma Sylvie :
Charmez la par vos doux concerts :
Comment pleurer la liberté dés airs ,
Esclaves de ma douce amie !
Croissez paisibles . sous ses yeux ,
Petitsoiseaux vous êtes trop heureux !
EDMOND DE SIBLAS .
ÉPIGRAMME . LA CALOMNIE CONFONDUE .
DAMIS , dit- on , ne peut vendre son livre .
Riende plus faux : il le vend à la livre.
E. F. BAZOT.
Boutade à un peintre qui ébauchait un portrait de FÉNÉLOK.
TES efforts sont superflus ,
Damis , et chacun les blame ;
Car , pour peindre , avec son âme ,
Ce grand homme qui n'est plus ,
Il faudrait , en traits de flammé ,
Peindre toutes les vertus .
BOINVILLIERS.
ÉNIGME.
BEAUCOUP de gens disent : je suis en place ,
Et je tâcherai d'y rester :
Moi j'aime assez qu'on me déplace
Et qu'on me force de trotter;
Carde quelque lieu qu'on me chasse ,
Cen'est pas pour toujours que je m'en vois bannir ,
J'epère n'être pas long-tems sans revenir.
JUIN 1813 . 485
Et quelque soit d'ailleurs le chemin que je fasse ,
Pas n'est besoin sur moi que vous vous alarmiez ;
Car rarement je marche à pieds .
$ ........
LOGOGRIPHE
CHACUN dans son état , me recherche et me prise ,
Le soldat dans un camp , le prélat à l'église .
De me porter , Dorval , tu serais enchanté ,
Réfléchis , il te faut perdre ta liberté.
,
Crois moi , ne fais jamais un pareil sacrifice ,
Dissèque moi plutôt , si c'est là ton caprice.
Commence par mon chef: en me décapitant ,
Je t'offre en un clin d'oeil , un squelette ambulant .
Dans cet état tu peux , avec un peu d'adresse ,
Préparer un bouquet pour ta jeune maitresse
Dans un seul tour de main , en m'arrachant le coeur ,
Faire éclore , pour elle , une charmante fleur .
Déjà tu l'as en main et brûle de la mettre
Ason corset. Zoë veut-elle le permettre ?
Pour savoir son secret , décole-moi , lecteur ,
Tu vois que sa réponse assure ton bonheur.
Par un membre de la Société littéraire de Loches.
CHARADE .
MON premier est de forme ronde ,
Et se distingue dans le monde.
Vous qui voulez avoir toujours raison
Guidez-vous d'après mon second ;
Il ne vous fera pas taxer d'étourderie.
Mon entier est une oeuvre pie.
ACHILLE BÉLOT , vérificateur de l'enregistrement.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est Verdure.
Celui du Logogriphe est Truelle , dans lequel on trouve : Ruelle.
Celui de la Charade est Procession .
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS.
LETTRES A MADAME DE FRONVILLE , SUR LE PSYCHISME;
par J.-S. QUESNĖ . - In-8°. -Prix , 3 fr . -Chez
Janet et Cotelle , libraires , rue Neuve des Petits-
Champs , nº 17 .
DANS une lettre critique imprimée à la suite de la
première de ces quatre lettres sur le psychisme , on
objecte à l'auteur que le fluide psychique ayant , selon
lui , toutes les qualités de l'être intelligent reconnu jusqu'alors
, ce n'était guères la peine de changer le nom
des choses ; mais , répondrait- il , remplacer la tradition
moderne de l'ame esprit pur , par l'hypothèse d'un fluide
subtil formant le complément essentiel de notre organisation
, c'est faire plus que de changer le nom des
choses . Dans de semblables matières , des différences
beaucoup moins grandes ont suffi pour partager , nonseulement
les dissertateurs , mais de vrais savans , de
profonds métaphysiciens.
On ajoute que le système de M. Quesné n'a pas le
mérite de la nouveauté , Pythagore et d'autres ayant dit
avant lui , qu'une ame animait l'univers , et réduisait
aux lois les plus simples l'oeuvre du créateur. Ici il faut
entendre par ame une substance active , et au lieu du
créateur , il faudrait dire l'ordonnateur des choses ; car
le créateur , selon l'acception donnée à ce mot parmi
nous , serait aussi l'auteur de cette ame de l'univers ,
acte de puissance qui ne serait pas tout simple , supposition
qui n'ôterait rien à la grandeur de la création . Au
reste , cette remarque de la lettre critique est plus juste
que la précédente. L'hypothèse du fluide psychique est
analogue , en effet , à l'opinion ancienne d'un principe
intelligent , sorte d'être invisible ,mais non pas immatériel.
M. Quesné donne à ce principe un nom spécial
il appelle psychique ce fluide répandu dans l'univers , et
1
MERCURE DE FRANCE , JUIN 1813 . 487
il le considère particulièrement dans les êtres où son
action se trouve plus sensible . Ainsi M. Quesné , s'autorisant
très- à-propos de la découverte , encore récente ,
de plusieurs fluides subtils , dont les diverses propriétés
rendent raison de tant de phénomènes auparavant inexplicables
, en suppose un dont l'introduction dans les
corps organisés les rend vivans . La connaissance des
fluides électrique et galvanique conduisait beaucoup de
personnes à cette idée ; tout se borne , chez l'auteur de
ces lettres , à supposer une autre matière subtile encore
inconnue , et à lui donner un nom convenable . Peutêtre
, à l'avenir , contestera- t-on l'existence de ce fluide
spécial ; peut-être croira-t-on que pour rendre raison
des mouvemens de la vie , autant que l'homme puisse
se le promettre , il suffit du calorique combiné avec
d'autres principes connus , et circulant , ou fermentant ,
pour ainsi dire , dans des organes fabriqués par l'artisan
suprême.
,
Il convient d'observer que si en adoptant la doctrine
du psychisme on se laissait conduire au matérialisme
ce serait librement , en quelque sorte. Dans cette doctrine
la sagesse de Dieu subsiste naturellement , et sa
puissance n'est pas méconnue. L'opération divine qui
formerait toutes les espèces vivantes avec des principes
semblables , et qui par la simple diversité des organes
multiplierait et perpétuerait des oppositions si fortes ,
cette industrie sublime n'aurait- elle donc rien qui nous
étonnât ? Celui qui veut plus , tombe dans un grand inconvénient
; il n'a pas le plaisir de se figurer que du
moins il comprend quelque chose. Le matérialisme
selon l'acception , non pas la plus juste , mais la plus
usitée , est réellement indépendant de la manière de
concevoir dans l'homme le principe vital. Si l'ame est un
esprit pur que Dieu créa , Dieu pourrait l'anéantir. Le
nier , et prétendre à la fois qu'un pur esprit ne peut
mourir , mais qu'il a pu naître , et que Dieu même
l'ayant fait ne saurait le détruire , ce serait avec trop
d'évidence sacrifier tout raisonnement à nos désirs ou a
nos préventions . Si , au contraire , une portion donnée
d'un fluide ardent et imperceptible vient soutenir le jeu
,
488 MERCURE DE FRANCE ,
des machines corporelles que la Providence a fabriquées
, pourquoi cette réunion particulière des élémens
psychiques , cette ame qui devient une , et qui se trouve
séparée de la source générale de vie , ne resterait-elle
pas soumise à cette même Providence , et ne survivraitelle
pas à l'enveloppe grossière dans laquelle d'autres
voient l'homme tout entier.
,
La supériorité de l'homme sur les autres animaux ,
s'explique aussi bien par la plus grande perfection des
organes , comme il est dit dans la seconde lettre , que
par l'existence d'une ame essentiellement différente du
principe qui suffit au reste des êtres vivans . Je ne vois
pas pourquoi l'homme devrait alors se mépriser luimême
comme on le voit dans la lettre critique . Que
Dieu nous ait donné des organes plus parfaits , ou une
ame plus noble , ne sommes nous pas également l'objet
de ses faveurs particulières ? Qu'importe à la dignité de
la vie , à la moralité des actions , de l'honneur , que le
génie qui l'inspire , ou la raison qui le conduit , soient
des résultats d'une substance qui n'étant pas un être positif
, est pourtant un être , qui n'étant rien de ce que
nous pouvons comprendre , est néanmoins quelque
chose selon nous , et qui n'existant pas avant le corps
formé pour la recevoir , a toutefois une existence
propre ?
1
Ils sont loin de nous , sans doute , les siècles où pour
refuter son adversaire il suffisait de le déclarer impie.
Quand on remplaçait un mot théologique de trois syllabes
par un autre mot non moins inintelligible , mais
de cinq syllabes , on était digne du fen ; la forme da
capuchon distinguait le reprouvé du prédestiné ; des
hypothèses , ou vaines , ou ingénieuses , mais étrangères
aux intérêts des hommes , agitaient le monde. Aujourd'hui
quelques brochures peuvent paraître sans
qu'une sainte indignation , sans que les ferveurs du zèle
partagent les puissances. Cette sagesse , digne des tems
éclairés , en négligeant ce qui ne saurait avoir qu'une
importance imaginaire , fera mieux reconnaître à la
longue l'importance réelle des principes de morale et
d'administration , des maximes claires, naturelles , inJUIN
1813 . 489
contestables , qui peuvent reprimer les penchans vicieux
et améliorer la condition des peuples .
Le ton même et quelques-unes des objections de la
lettre critique , ne semblaient pas de nature à n'y faire
voirqu'un simple jeu concerté avee l'auteur du psychisme;
mais M. Quesné ne paraissait pas non plus avoir rencontré
dans l'anonyme un adversaire bien redoutable , et
si , dans les lettres qu'il avouait, il n'avait rien consolidé,
ses efforts dans celle qu'on ne lui attribuait point alors ,
n'eussent pas été propres à détruire le plus frêle édifice .
Maintenant M. Quesné se déclare l'auteur de cette lettre
anonyme. Quel que soitle motif qui l'ait déterminé à faire
usage de ces petits moyens , il s'est attaqué lui-même sans
force à la vérité , mais aussi sans beaucoup d'autres ménagemens
. Dans les quatre lettres destinées à exposer
directement , ou à justifier l'hypothèse du psychisme ,
l'auteurn'a pas toujours employé des raisonnemens beaucoup
plus forts ou plus convaincans . La plupart de ses
observations semblent justes , et rien ne prouve qu'il
manque des connaissances que ces sortes de matières
exigent ; cependant pour fixer les regards de l'Europe sur
une assertion qu'il est presque impossible d'établir,
comme vraie , comme démontrée , mais qu'on pourrait
faire écouter commetrès -plausible, il faudrait sans doute
et plus de développemens , et plus de profondeur .
On trouverait dans tous les tems des femmes capables
de s'enfoncer dans les espaces de la vraie métaphysique ;
peut-être même le domaine des abstraits va-t-il former
leur partage , maintenant que les hommes paraissent n'y
trouver rien d'assez solide; néanmoins jusqu'à ce qu'ils
s'en soient désaisis sans retour , s'adresser expressément
à une femme dans ces questions où l'enjouement deviendrait
ridicule , c'est faire naître une prévention défavorable
, et donner à croire qu'on veut éluder toute discussion
réelle . M. Quesné semble du moins ne pas prendre
au systême de psychisme un fort grand intérêt. Si celui
de la vérité lui paraît un jour demander qu'on s'en occupe,
il publiera sans doute un Traité plus digne dé toute
l'attention que mérite un sujet dont l'obscurité n'est pas
essentiellement impénétrable , et qui , les lois morales
1
490 MERCURE DE FRANCE ,
exceptées , ne le cède en importance à riende ce que
peuvent se proposer les recherches de notre esprit
inquiet.
Bien que tous les hommes, selon le prétendu critique,
connaissent l'ame sous le nom de pur esprit , l'antiquité
entière en a eu d'autres idées , et même plusieurs docteurs
vénérés des chrétiens n'eussent pas vu dans le psychisme
une hérésie formelle. Les lois durables qui régissent
l'univers sont - elles le résultat du mélange de deux
principes matériels , l'un passif et inerte , l'autre constamment
actif , l'un brut et visible , l'autre impalpable et
divin ? Le monde , au contraire , n'est-il qu'une manifestation
accidentelle en quelque sorte , des desseins et de
la volonté d'un esprit pur , d'une intelligence seule nécessaire?
Telle est à-peu près l'alternative à laquelle
l'assertion du psychisme peut ramener . Les dogmes actuels
consacrent la seconde de ces idées ; les systèmes
anciens se rapprochaient assez généralement de la première
, et on la retrouve , dit-on , jusques chez les Chinois
qui réduisent à deux principes de cette nature leur
cinq élémens . Les Peischadiens , qui , lors de la venue
de Zoroastre , suivaient la loi de Djemschid, distinguaient
déjà l'ordre et la confusion , le mouvement et la résistance
, les fluides subtils et les corps visibles , les Jzeds
dirigés par Ormusd , et les Dews commandés par Ahriman
, puissances également subordonnées au tems sans
borne , à Mithras . D'autres contrées de l'Orient ,
l'Egypte , des philosophes grecs , et des sectes chrétiennes
expliquaient aussi par la combinaison des deux
principes , et le monde physique , et le monde moral :
or l'idée primitive des deux principes se réduit au concours
du feu toujours mobile (1) et des corps passifs ,
combinés par l'éternelle sagesse . Quel parti prendrait le
public d'aujourd'hui ? L'on en voit deux qui lui convien-
(1) Thales définissait l'ame , une nature sans repos ; Lactance ,
une lumière que le mouvement du sang entretient : les Brahmes ,
est-il dit dans le discours préliminaire du Zend-Avesta , par Anquetil
ne regardent pas comme possible l'existence de l'esprit
pur , etc.
JUIN 1813. 491
nent , et qui presque infailliblement le partageront en
deux seules classes . Les uns demanderont , qu'est-il
d'usage de croire ? et parleront comme on a parlé jusqu'à
présent dans leur famille. Les autres diront , laissons
l'ame etpoursuivons nos affaires . Cette ame impérissable
qui fait tout l'orgueil de quelques-uns et qu'ils détendent
avec une humeur un peu susceptible , paraît assez
légèrement traitée par les autres . Beaucoup de personnes ,
à l'heure de la mort , répéteraient volontiers les petits
vers , tout-à-fait dignes de notre tems , qu'un César doit
avoir faits dans ce moment qui est terrible pour de certains
esprits , et fort sérieux pour le sage .
Animula , vagula .......
Quæ nunc abibis in loca ,
Nec , ut soles , dabisjocos.
...
DE SEN** .
Prix ,
SUITE DES NOUVELLES DE Mme ISABELLE DE MONTOLIEU .
-Trois vol . in- 12 , avec de la musique .
7 fr. 50 c. , et 9 fr. franc de port. - A Paris , chez
Arthus- Bertrand , libraire , rue Hautefeuille , nº 23 .
Il faut que les romans soient les fleurs de la littérature
, car ce printems en a vu éclorre une assez ample
moisson. Les dames , comme on le peut penser , n'ont
pas été des dernières a ensemencer ce brillant parterre ;
mais combien de ces fleurs pourront se comparer à l'immortelle
? combien ont déjà pâli à l'éclat du grand jour ?
Cependant de tous les genres le roman est celui que les
femmes , dans une société très-policée , paraissent
particulièrement appelées à cultiver avec le plus de succès
; il y a même dans ce genre des parties où l'on ne
peut, sans injustice, leur refuser une incontestable supériorité
. Ainsi elles excelleront dans tout ce qui tient à
la peinture de l'amour , sur-tout pour le développement
des symptômes les plus fugitifs de cette passion , de ses
combats , de ses progrès , des effets qui résultent du
contraste des sentimens et des devoirs ; en un mot , de
492 1 MERCURE DE FRANCE ,
cette variété infinie de détails que les puissances mobiles
de l'imagination et de l'ame savent jeter au milieu de la
situation la moins variée , et qui forment les événemens
d'une vie soumise en apparence à la plus constante uniformité
. Tel est , en effet , dans l'ordre actuel des choses
le rôle le plus habituel ou , pour ne pas sortir de la
nature , on puisse placer une héroïne de roman , dépendante
comme elle l'est de l'empire des opinions , et même
des simples habitudes sociales ,de celui des préjugés et
des maximes qui règnent dans le monde , liée enfin par
toutes les espèces de convenances et de contraintes qui
sans altérer la nature des sentimens qui l'agitent , les
modifient cependant en mille manières , et leur prêtent
ces nuances délicates où s'empreignent les secrets du
coeur , dédale mystérieux dont personne mieux qu'une
femme ne sait découvrir , suivre et éclairer les détours .
S'il semble d'abord que le triomphe de leur talent soit
de rendre comme elles les inspirent la délicatesse des
sentimens , les touchantes émotions et tous les tourmens
d'aimer , on voit aussi qu'elles ne sont guères moins
heureuses dans toutes les observations qui demandent
de la finesse et même de la malignité ; que leur pinceau
vif et léger saisit et fixe avec une égale promptitude les
ridicules et les travers ; mais d'ailleurs leur habitude
leur besoin , peut- être , de tout rapporter à un seul objet
concentre, en quelque sorte, leurs aperçus . Circonscrites
dans un cercle assez étroit de relations sociales , leur
vue y acquiert plus de justesse et de netteté que d'étendue
; et ce qui semblerait prouver qu'en fait d'études ,
de caractères et de moeurs , elles ne pénètrent guères audelà
de certaines surfaces , et analysent peu les ressorts
généraux du coeur humain , c'est que , même dans les
tragédies où la peinture des effets de l'amour devrait en
apparence leur offrir quelque avantage , elles n'ont
jamais obtenu de succès décidé , et qu'elles se risquent
encore bien moins à écrire la haute comédie où il faut
une autre intrigue , d'autres portraits que ceux qui font
le charme et le succès d'un roman .
Mais si elles se sont formé dans ce genre un domaine
exclusif , quoique bien à elles , ce domaine n'est pas
JUIN 1813 . 493
également accessible à toutes. La vérité , la nature , la
grâce ne sont pas des choses aussi communes que plusieurs
de ces dames pourraient bien le penser. Il est
même à croire que plus elles montrent de prétentions à
ce précieux partage, moins au fond elles y ont de titres.
Il faut bien cependant être quelque chose ; on n'a pas
été élevée au sein des lettres et des arts, dans des pensionnats
académiques , pour descendre aux soins bourgeois
d'un ménage : on a des talens , un esprit vanté dans
vingt salons , un coeur dont vingt amis proclament la
sensibilité : tous ces dons seront-ils perdus pour l'univers?
Non, non, .... aura qui pourra de la vérité , du
naturel , de la grâce , nous nous jetterons à corps perdu
dans la sensibilité . La sensibilité est le roman du coeur ,
tandis que le véritable roman en est l'histoire . C'est une
mine féconde que l'Allemagne a ouverte à nos dames',
et qu'elles exploitent avec succès, quand faute de savoir
mieux faire elles se découvrent une vocation toute particulière
au métier d'auteur .
Mais vais -je ici , critique indiscret , mêler l'épine aux
Heurs , troubler ces succès obtenus avec tant d'art , où
plus barbare encore , insulter à la cendre des morts.
Non, contentons -nous d'avoir signalé les écueils du genre,
et offrons à celles qui s'y perdent et qu'on peut ramener
dans la bonne route l'exemple d'un auteur qui y marche
avec un succès distingué .
Les nouvelles de Mme de Montolieu dont j'ai à entretenir
le lecteur , appartiennent dans les romans à une
petite famille moins distinguée sans doute que les grands
romans d'intrigue et de caractère , mais qui n'en offre
pas moins à celui qui s'en occupe exclusivement beaucoup
de difficultés , et plus qu'on ne le croirait peut- être
au premier aperçu .
Lanouvelle est aux compositions plus étendues dumême
genre ce qu'est la poésie légère aux poëmes de longue
haleine , ou si l'on veut , ce qu'est une esquisse bien terminée
à un tableau de grande proportion. Elle doit parconséquent
offrir , mais dans des dimensions plus resserrées
, la même fécondité d'imagination , le même art
dans la distribution des parties , le même intérêt dans le
494 MERCURE DE FRANCE ,
sujet , le même charme dans le style que les compositions
du premier ordre.
Quelquefois la nouvelle n'est qu'un récit tantôt gai,
tantôt touchant et naïf de quelque aventure intéressante
ou par la qualité ou par la situation des personnages . Il
lui suffit alors pour plaire , que les événemens en soient
vraisemblables , l'intrigue attachante et les caractères
naturels : quelquefois aussi elle se propose la peinture
des moeurs et de la société , elle met en scène quelquesunes
des passions qui agitent le coeur humain. Mais c'est
dans ces sortes de tableaux que me paraissent réunies
toutes les difficultés de cette composition , et que lemérite
du peintre qui les traite avec succès peut briller dans
tout son jour . En effet , les bornes du cadre où il s'est
renfermé ne peuvent que le gèner dans le développement
des caractères : il ne peut ni ne doit multiplier les
groupes ; s'il veutmettre trop de variété dans ses dessins,
ils seront mal terminés ; s'il donne trop de force à l'intrigue
, il devient très-difficile que la progression des
événemens y soit préparée avec assez d'art , amenée
avec assez de naturel. En jugeant d'après ces idées les
trois volumes de nouvelles que vient de publier Mme de
Montolieu , je ne doute pas qu'on n'y trouve les parties
essentielles de l'art en général parfaitement traitées , et
la plupart des difficultés évitées ou vaincues avec beaucoup
de bonheur .
Ces nouvelles sont au nombre de cinq et intitulées :
Nanthilde , ou la Vallée de Balbella , la Découverte des
Eaux thermales de Weissembourg, Cécile de Rodeck, ou
les Regrets , la Sylphide, et Sophie d'Alwin , ou le Séjour
aux eaux de B*** .
Il faut commencer par faire remarquer au lecteur que
Mme de Montolieu ne se présente cette fois que comme
traducteur ou imitateur : en effet , elle doit le fond de
Nanthilde à M. Aug. Lafontaine , celui de Cécile de
Rodecket Sophie d'Alwin à Mme Pichler, les Eaux de
Weissemlourg en partie à M. de Wiss, et la Sylphide à
la duchesse de Devonshire ; mais Mme de Montolieu ,
même quand elle veut bien n'être que traducteur , rend
souvent des services si essentiels à l'auteur original, soit
JUIN 1813 . 495
en le forçant à se prêter à nos goûts , à notre manière de
juger et de sentir , soit en développant une situation qui
n'est qu'indiquée , en élaguant ou suppléant des accessoires
, terminant des portraits , enfin jetant plus de
charme et sur-tout une couleur plus vraie dans l'ensemble
des tableaux , que je crois fermement devoir et pouvoir
en sûreté de conscience lui adresser une bonne part des
éloges que je donnerai à ces traductions , dont je n'ai
pas les originaux sous les yeux.
C'est dans Cécile , ou les Regrets , et le Séjour aux
eaux de B*** , qu'on trouvera particulièrement des peintures
de moeurs , des scènes de la société qui , pour être
réduites en quelque sorte aux proportions de tableaux de
chevalet, n'en présentent pas moins d'intérêt et de vérité .
Dans les autres on remarquera d'avantage l'art de conduire,
suspendre et dénouer avec de très - simples ressorts
une intrigue attachante , et d'amener par des moyens
toujours naturels , des situations souvent très-pathétiques .
Je mettrai cependant quelque restriction à ces éloges
par rapport à la Sylphide , traduction ou imitation libre
d'un conte de la duchesse de Devonshire . Ce n'est pas
pourtant que les détails de ce conte manquent d'agrément
, qu'il ne se fasse lire avec plaisir , mais le principal
ressort m'en semble puéril et peu propre à produire un
véritable intérêt . Toute l'intrigue roule sur la faiblesse
d'esprit d'un jeune seigneur qui croit aux sylphes , et
dont la cousine , veuve à la fleur de son âge d'un vieux
mari , ne veut épouser ce cousin qu'elle aime , ni même
s'offrir à ses yeux qu'après l'avoir rendu amoureux en
s'emparant de son imagination et de son coeur , sous le
nom d'Alice , sylphide de la constellation de la Lyre . II
n'est pas besoin de dire que l'aimable sylphide avec tous
les moyens que lui donne une immense fortune , entoure
son cousin de prodiges qui , quoique très -naturels ,
l'étonnent beaucoup , et le conduisent enfin aux pieds
de sa tendre mais un peu singulière amante : mais ce qui
m'a le plus frappé dans cette nouvelle ( et déjà d'autres
romans d'auteurs du même sexe m'avaient donné lieu de
faire la même remarque ) c'est que les femmes , dans
toutes ces compositions , ne se montrent pas très-rigo
496 MERCURE DE FRANCE ,
ristes à l'égard de leurs amans , qu'elles prêtent à ces
êtres si parfaits , ou pour parler plus juste , si charmans
àleurs yeux , des faiblesses qui sembleraient devoir altérer
l'empire qu'ils exercent : mais est-ce à nous à nous
plaindre de ce qu'elles n'en exigent pas davantage?
Félicitons-nous bien plutôt de l'indulgence de leur coeur
et de la modération de leur esprit.
Je ne veux point trop satisfaire la curiosité des lecteurs
qui voudront connaître par eux-mêmes ces nouvelles
, ni anticiper sur leurs plaisirs . Je vais tâcher
seulement de leur en révéler assez pour justifier la confiance
avec laquelle je les engage à se procurer ce joli
récueil.
Les deux premières histoires nous offrent des personnages
pris dans ces tems de chevalerie , où la civilisation
naissante n'a point encore effacé la simplicité antique',
et contraste même d'une manière piquante avec les restes
de la barbarie qui a précédé. L'imagination se prête
toujours avec plaisir à l'illusion par laquelle nous aimons
à entourer ces anciens preux de nos respects et de nos
hommages ; nous admirons presque involontairement ces
vieux châteaux où nous supposons qu'avec des moeurs
moins élégantes , même rudes ét un peu sauvages , habitaient
plus de loyauté , de courage et de vertus , qui du
moins nourrissaient de plus vigoureux caractères .
Dans la première de ces nouvelles , on voit une jeune
bergère nommée Nanthilde , fille d'un paysan autrefois
serf d'un couvent , qui , comblée de tous les dons de la
nature , et ayant reçu du hasard une éducation au-dessus
de son sort , inspire la passion la plus ardente au jeune
héritier d'une famille souveraine dans les vallées des
Hautes-Alpes qui séparent la Suisse de l'Italie et des
Grisons . L'honneur combat long-tems dans le coeur du
jeune comte Talto , c'est le nom du héros de l'aventure ,
un amour que sa raison condamné , que sa famille ni ses
vassaux n'approuveront pas, et qui ne lui promet de
bonheur qu'en sacrifiant ou ses devoirs ou l'innocence
et la vertu ; mais les moines du couvent où a servi le père
de Nanthilde , sur le bruit de sa beauté , la réclament
comme leur serve ; un puissant baron l'enlève etla cache
JUIN 1813.
EPE
DE
LA
SE
dans un de ses châteaux . Son amant
hesgarde plus de
mesure ; il fait la guerre au couvent; que le barou et
délivre Nanthilde. Cependant Talto a pour onele et fuleur
le noble et puissant abbé Walderam , aussi indulgent
que sage , qui voyant l'excès de la passion de son neveu
et s'étant convaincu par son propre examen combien
l'objet en est digne d'être aimé , lui propose de consentir
à son mariage avec la bergère , de les unir lui même ,
pourvu qu'il s'engage sur sa foi de chevalier à exiger de
son épouse tout ce que lui , abbé Walderam . jugera
à-propos de lui commander. On peut pressentir que cette
loi bizarre en apparence va amener des épreuves qui
coûteront quelques larmes à l'amoureux Talto et à la
fidelle Nantilde . Cet oncle qui a béni lui-mêine leurs
noeuds semble décidé à les rompre et prépare tout pour
les séparer.
Le lecteur, si jene me trompe, partagera plus d'une fois
l'inquiétude des deux époux : mais qu'il se rassure ; la
vertu , les grandes qualités de la bergère , brillent de
tant d'éclat dans toutes ces épreuves que l'amour et
l'hymen du comte sont justifiés , et que ses fiers vassaux
sont eux-mêmes entraînés à proclamer Nanthilde leur
souveraine . On pourrait à la rigueur trouver quelque
trait de ressemblance entre Nanthilde et Grisélidis ; mais
l'extrême différence des situations ne permet pas de s'arrêter
long-tems à ce rapprochement . D'ailleurs cette
nouvelle se fait remarquer par une grande vérité de couleur
locale , par la simplicité des moyens , l'intérêt des
événemens , et un dénouement d'autant plus pathétique
qu'il est noble et imposant sans cesser d'être naturel .
1
L'amour dans la seconde nouvelle conduit le beau , le
jeune frère Gervais de Simenegk et la tendre Ursule de
Weissembourg , tous deux victimes de lois sévères que
leurs coeurs n'avaient point ratifiées , à la découverte des
eaux thermales qui portent le nom de la contrée possédée
par les parens d'Ursule . Plus d'un lecteur , plus d'une
lectrice , s'égarera avec plaisir dans le labyrinthe de
rochers où la nature a caché le trésor de cette source
précieuse , et qui mériterait en effet plus d'hommages
encore que celle qu'illustrent les noms de Pétrarque et
:
I i
498 MERCURE DE FRANCE ,
de Laure , s'il était vrai que deux tendres amans lui aient
dû leur bonheur , et que par eux le bienfait de ses eaux
se soit répandu sur toute la contrée qui les possédait
sans les connaître . Mais imitons la discrétion du narrateur
de cette histoire : moins de recherches et plus de
foi . C'est , au moins en fait de contes , et peut-être en
quelques autres occasions encore , le moyen le plus sûr
de ne pas désenchanter son bonheur et détruire ses
plaisirs.
Mme de Montolieu a donné à son récit les formes du
style gaulois qui se fait encore ouir avec succès dans la
romance et d'autres petites pièces de vers. Je n'en conseillerais
pas cependant l'emploi dans un ouvrage plus
considérable : mais cette nouvelle a peu d'étendue :
d'ailleurs ce gaulois est assezfrancisé pour n'effaroucher
aucune classe de lecteurs . Tel qu'il est , il m'a paru souvent
ajouter du charme et de la grâce aux peintures
douces et simples , aux sentimens naïfs qui caractérisent
cette nouvelle .
Je n'hésite pas à proclamer Cécile de Rodeck , ou les
Regrets le chef-d'oeuvre du recueil : non pas peut-être
que Nanthilde et sur- tout Sophie d'Alwin , dont je n'ai
encore rien dit , ne puissent le lui disputer du côté de
l'intérêt ; mais Cécile est plus fortement conçue , elle a
un but moral plus marqué; les caractères en sont plus
hardiment dessinés , et la combinaison des ressorts , et
le mérite de l'exécution , doivent lui assurer la palme .
* Cécile est une jeune héritière que, dèsson enfance, sa
famille, unie à celle de Blankenwerth , a fiancée au petit
Ernest , le dernier rejeton de cette maison. Elevés ensemble
, les deux enfans semblent seconder les projets
de leurs parens ; mais dans le dessein de donner à Cécile
la connaissance de quelques arts d'agrément qui doiventla
rendre plus aimable aux yeux de son époux , et lui servir
à embellir la vie qu'elle est destinée à passer avec lui à
la campagne , on la conduit à la ville où elle reste si
long-tems séparée de Blankenwerth qu'elle n'en a plus
qu'un souvenir confus . Avouons tout; elle l'a parfaitement
oublié pour un des jeunes seigneurs de la cour , cultivant
comme elle tous les arts , le meilleur danseur , le plus
JUIN 1813 . 499
charmant musicien de toutes les sociétés , l'ame des bals
et des plaisirs , le régulateur de la mode , l'oracle des
jeunes gens , et qui (on he sait trop ici comment) a eu
le privilége de se faire le précepteur de Cécile . Il lui
a inculqué les leçons de la plus haute philosophie , et la
frop docile élève est devenue une assez forte raisonneuse
, discutant très bien l'étendue du pouvoir paternel
sur les mariages formés par les pères sans consulter le
coeur, les caractères , la manière d'être et de sentir de
leurs enfans .
L'amour dont Cécile se croit éprise pour le beau baron
d'Adlan , son maître de philosophie , l'attachement passionné
que celui- ci lui témoigne , son esprit , sa conversation
brillante , et sa séduisante figure , font trouver
très- étrange à l'ingrate fiancée d'Ernest de Blankenwerth
que celui-ci se croie encore lié par l'enfantillage de leur
union projetée , qu'il se prépare à venir réclamer comme
un droit le titre définitif d'époux. Elle se plaint , dans
une première lettre à une amie , du malheur qui l'attend
s'il faut voir toutes ses grâces , toute sa belle éducation
sacrifiées à un seigneur campagnard , sans ton , sans
manière , dévot comme ses gothiques ayeux , tandis
qu'elle , elle a élevé son ame jusqu'aux plus hautes pensées
de la philosophie ; et il est bien un peu vrai que
tout ce qu'elle dit du peu de soin qu'on a pris d'assortir
ses goûts , son esprit , toute son éducation à celle
de son futur époux , ne manque pas de force ni d'une
grande apparence de raison : j'avoue , quant à moi , que
Cécile me semble ici adresser elle-même à son auteur
peut-être la seule critique à laquelle pouvait donner
lieu cette charmante nouvelle , en faisant trop bien sentir
que la faute première et nécessaire sur laquelle repose
toute la conception du roman , le tortd'avoir séparé Cécile
d'Ernest , aurait besoin de plus de motifs et de préparation.
Je ne veux pas dire par- là que la supposition de
cette faute soit inadmissible ; je n'ai point la perspicacité
de certain fameux Aristarque qui voudrait réformer la
plupart des chefs-d'oeuvres tragiques de la scène française
, parce qu'ils sont fondées sur des sottises , des
extravagances , et qu'il voudrait apparemment que l'on
li 2
500 MERCURE DE FRANCE ,
,
fit des tragedies avec des esprits bien réglés et des passions
raisonnables . Non , je ne mets point en doute que
la sottise ne soit trop souvent la reine du monde ; seulement
je crois que les évènemens où elle préside le plus ,
doivent cependant encore avoir leur raison , leur cause
dans nos passions , nos préjugés , nos habitudes , ou dans
quelques circonstances impérieuses ; et qu'ici par
exemple , il me paraîtrait aussi nécessaire que facile
d'imaginer quelque cause de cette nature pour expliquer
comment Ernest et sa jeune fiancée sont restés si longtems
sans rapports l'un avec l'autre , comment , pendant
ce tems , le baron d'Adlan a pu trouver les occasions
de s'approcher de Cécile , et de la soumettre à son funeste
ascendant .
Quoi qu'il en soit , cette situation une fois donnée ,
l'intrigue se forme et marche sans languir. Ernest de
Blankenwerth arrive avec tout ce qu'il faut pour déplaire
à Cécile . Il est gauche , sans usage , exprime avec une
franchise assez vive tout ce qu'il pense , tout ce qu'il
sent; c'est un vrai campagnard. Cependant Cécile observe
que si ses formes sont presque colossales , sa
taille , ni ses traits n'ont rien de désagréable ni de commun;
elle croit revoir en lui un de ces nobles enfans de
l'antique Germanie , ou ces paladinsfrançais , les Roland,
les Renaud........ Ses yeux sont bleus ; ses cheveux d'un
beau blond doré retombent en désordre sur son front;
enfin il montre pour elle une passion véritable. Toutes
ces petites remarques ne sont point jetées là sans dessein .
On voit qu'Ernest ne déplairait peut être pas ; mais
Adlan est là ; et tandis qu'Ernest excite le rire du salon
par des danses où il paraît n'avoir eu pour maîtres que
les paysans qui viennent sauter le dimanche dans l'avenue
de son château , Adlan , appuyé sur l'extrémité
du piano , regarde tristement Cécile , et soupire comme
Werther auprès de Charlotte. On ne tient pas à une
situation si touchante , et placée si à propos . Le sort en
est jeté ; le comte de Blankenwerth est éconduit ; et Cécile,
livrée sans expérience au charme des prestiges qui
subjuguent son esprit sans corrompre son coeur , Cécile
dont la raison est fascinée , mais dont l'ame reste pure ,
JUIN 1813 . 5or
noble et généreuse , va mériter ses malheurs , sans cesser
de nous intéresser , et nous forcer à la plaindre , l'excuser
même , et partager les regrets qui l'attendent et qui ne
pourront adoucir qu'un seul instant la rigueur de son
sort.
Mais n'anticipons point sur les événemens ; ne disons
point quel funeste réveil tirera l'aveugle épouse du bel
Adlan de toutes ces illusions ; comment ce mari préféré
justifiera les soupçons du lecteur judicieux qui doit déjà
entrevoir en lui un coeur pervers , un lache et vil hypocrite
; quelles circonstances , changeantles formes un peu
négligées sous lesquelles le comte de Blankenwerth s'est
montré d'abord , en feront un héros trop tard connu de
l'infortunée Cécile , qui n'obtiendra qu'en le sauvant d'un
odieux complot par le sacrifice de sa propre vie , le
douloureux bonheur de connaître que l'amour qui s'est
réveillé en elle pour l'ami de son enfance était vivement
partagé par ce coeur généreux , et la consolation d'expirer
dans ses bras .
Sophie d'Alwin , ou le séjour aux eaux de B*** , qui
occupe le troisième volume , offre des événemens si
multipliés que je ne pourrais , sans dépasser de justes
bornes , entreprendre de les présenter au lecteur .
La plupart de ces événemens donnent lieu à des situations
singulièrement attachantes ; cette nouvelle a
même sur la précédente l'avantage d'offrir un dénouement
heureux , et de laisser le coeur satisfait ; mais il y a
moins d'art dans l'exécution , et je soupçonnerais qu'elle
a été un peu moins travaillée que les précédentes . Il y a
trop de méprises et de surprises ; il y faut trop souvent
se prêter avec complaisance à l'ignorance où se trouvent
à point nommé les divers personnages des choses qui les
intéressent le plus , pour obtenir de cette ignorance des
effets à la vérité très-piquans , et dont le charme rachète
en quelque sorte le peu de soin qu'a pris le machiniste de
nous déguiser ses apprêts et ses ressorts .
D'ailleurs , dans cette nouvelle , il est peu de scènes
qui n'aillent au coeur ; la dernière sur-tout est vraiment
délicieuse ; et si j'ai insisté sur le défaut que je crois
saisir dans l'ensemble de l'ouvrage , c'est qu'il me semble
502 MERCURE DE FRANCE ,
qu'il en aurait coûté peu d'efforts à l'ingénieux traducteur
pour faire à- peu près disparaître les légères imperfections
que lui a offertes son modèle .
En résumé , s'il m'est permis de tirer l'horoscope de
ce joli recueil , je pense que , fait pour plaire à tout le
monde , il sera sur- tout accueilli des femmes qui s'y verront
peintes , non pas toujours sans défaut , mais du
moins toujours avec intérêt et délicatesse , et qu'on devra
indispensablement le mettre , cet été , des voyages de
çampagne , et l'appeler à en varier les plaisirs , à en occuper
le repos .
J'ajoute pour dernier titre de recommandation que :
Lamère en permettra la lecture à sa fille .
C'est un éloge acquis à tous les ouvrages sortis de la
plume de Mme de Montolieu.
Quant au style , il y est habituellement simple et naturel
; il a de la chaleur quand il le faut, et ne vise point
à l'effet : c'est une grace naïve qui plaît toujours sans
donner lieu à se récrier d'admiration. Ces qualités ne se
trouvent pas par-tout aujourd'hui , et on les chercherait
quelquefois en vain dans des styles bien plus éblouissans.
Enfin , pour terminer bien consciencieusement monmétier
de rapporteur ou de critique , j'ai aperçu par-ci ,
par-là , quelques fautes d'impression qui n'accusent que
l'imprimeur , et quelques légères négligences , dont
plusieurs pourraient lui appartenir encore; mais il faut
être revenu plusieurs fois sur cette lecture , et s'être endurci
contre les émotions qu'elle produit , pour s'apercevoir
de ces petites taches . GIRAUD.
OEUVRES CHOISIES DE COLARDEAU. Edition stéréotype ,
d'après le procédé de Firmin Didot.-Un vol. in-18.
La collection des ouvrages imprimés par le procédé
de la stéréotypie aurait été incomplète , si l'on n'y
avait aussi compris les oeuvres choisies de Colardeau.
M. Didot , dont la famille a rendu de si grands services
aux lettres , par les belles éditions qu'elle a données ,
JUIN 1813 . 503
s'est biengardé d'oublier un poëte qui occupe une place
brillante à la suite des plus célèbres du dix-huitième
siècle . Il a confié le soin de son édition choisie à un littérateur
connu. On peut donc être assuré d'avance de
la bonté du choix , puisque M. Fayolle n'est pas un
de ces éditeurs étrangers à la littérature qui composent
ordinairement leurs éditions choisies de ce qu'il y a de
plus mauvais dans les oeuvres complètes .
Colardeau a travaillé pour le Théâtre ; la fragédie
d'Astarbé fut son début , et obtint un succès qu'elle ne
méritait pas ; elle est justement oubliée aujourd'hui , car
quelques beautés de style ne suffisent pas pour couvrir
le vice de la composition . Caliste , imitée d'une tragédie
de Rowe , intitulée la Belle Pénitente , s'est conservée au
théatre malgré de grands défauts . Colardeau voulut ensuite
traiter le sujet d'Antigone , mais il est mort avant
d'avoir achevé sa pièce dont on n'a trouvé que le plan
et quelques scènes dans ses papiers. Je ne parlerai pas
ici des Perfidies à la mode : c'est une mauvaise comédie ,
ainsi que toutes celles qui sont sorties de l'école de
Dorat..
M. Fayolle a fait entrer Caliste dans son édition : il
le devait en effet ; si ce n'est pas un bon ouvrage , on y
trouve des beautés du premier ordre. Colardeau , auquel
une santé chancelante interdisait toute composition difficile
, était dépourvu de cette force detête nécessaire
pour tracer un plan , développer un caractère et combiner
des effets dramatiques . La lecture de Caliste prouve
qu'il n'eût ni le génie qui crée , ni l'esprit qui exécute les
grandes conceptions du génie. Le plan de sa tragédie
est plus embrouillé que fortement intrigué. L'auteur se
traîne servilement sur les pas de Rowe sans savoir employer
ses beautés. Le sujet d'ailleurs est atroce , et
Lothario qui devait éveiller l'intérêt et la pitié , n'inspire
que le dégoût et l'horreur . Mais de brillans détails et de
belles scènes , telles que la troisième et la quatrième du
quatrième acte , et sur-tout celle du cinquième , entre
Sciolto et Caliste sont éminemment tragiques et traités
d'une manière supérieure. Le style de la pièce est en
général pathétique et entraînant, et les vers ont souvent
504 MERCURE DE FRANCE ,
une harmonie presque racinienne . Le monologue suivant
en offre l'exemple. Il est tiré du cinquième acte après
la belle scène où Sciolto père de Caliste déshonnorée ,
lui apporte la coupe qui doit terminer le sort de cette
infortunée , et s'enfuit désespéré après avoir pressé pour
la dernière fois sa fille dans ses bras paternels .
Mourons , ne tardons plus ; tout espoir est détruit....
Mais quelle solitude enferme la victime !
Hélas ! le remords seul accompagne le crime :
Le plus vil des humains , au terme de ses jours ,
Voit d'autres malheureux lui prêter des secours :
Et moi , seule en ces murs tremblante , consternée ,
De l'univers entier je meurs abandonnée !
Le soufle de ma vie est prêt à s'exhaler .
(Regardant le tombeau de Lothario . )
Et c'est sur ce tombeau que mon sang doit couler !
L'autel est , après tout, digne du sacrifice .
Non , non , la mort pour moi ne peut être un supplice.
(Elle prend la coupe. )
Que sais-je ! en préparant ces poisons destructeurs ,
Peut-être que mon père y mêla quelques pleurs ....
Ah cette douce idée affermit mon courage !
(Elle boit le poison . )
C'en est fait , et la mort est enfin monpartage.
Déjà d'un voile épais mes yeux sont obscurcis ....
Où vais-je ? où reposer mes pas appesantis ?
Où mè trainer ? je cède ... et ma force succombe.
Mais où suis-je ? ah grand Dieu ! au pied de cette tombe.
Infortuné mortel que je n'ose nommer ,
Dont j'ai plaint le trépas ... Que mon coeur put aimer ,
Au fond de ton cercueil tu triomphes encore !
Plus coupable que moi , c'est toi que je déplore.
Je ne doute pas que la beauté des vers de Caliste , et
J'appareil du spectacle de cette pièce , ne lui fissent obtenir
un brillant succès si on la reprenait , pourvu toute
fois qu'on eût une actrice qui rappelât le jeu admirable
de Mlle Clairon .
Le rôle de Lothario donnerait occasion à M. Talma
de faire briller l'énergie entraînante de son ame vraiment
tragique , sa sensibilité vive et passionnée , et cette cha
JUIN 1813 . 505
leur noble et pathétique , mais toujours naturelle et vraie ,
qui fait couler tant de larmes . J'ose le dire ici , on doit
à Colardeau , mort après de longues souffrances et dans
toute la force de son talent , une reprise qui rendra plus
populaire son nom , connu des gens de lettres seulement
.
L'épître d'Héloïse à Abeillard , imitée de Pope , mais
embelli par l'imitateur , est le seul ouvrage de Colardeau
qui ne soit pas ignoré des hommes du monde , et surtout
des femmes par lesquelles il a été inspiré et pour
lesquelles il a été écrit ; mais les Hommes de Promethée ,
le Patriotisme , et sur-tout l'épître à Duhamel de Denainvilliers
, morceaux moins célèbres parce qu'ils ne parlent
pas au coeur et aux passions comme l'épître d'Héloïse ,
annoncent un talent supérieur. M. Fayolle a placé à la
suite de ces excellentes poésies , un choix de poésies diverses
, parmi lesquelles se trouve l'Epitre à Minette ,
seule satire que Collardeau se soit permise. Il n'avait
aucun talent pour ce genre traité par Boileau , par Voltaire
, et par Chénier , que l'équitable postérité placera
immédiatement après les deux premiers , d'une manière
si supérieure , mais sous des points de vue différens . Ce
qui prouve que Colardeau n'entendait pas la satire ,
c'est que sa satire n'a ni malice , ni originalité , ni verve .
Il y prodigue pourtant les injures les plus grossières : les
mots de naturel infâme , de complots , de cabales , de
langues envenimées , de sales rapsodies , de noir venin ,
de sucs impurs , de basse effronterie , de poison , de
crime , etc. , se rencontrent à chaque vers .
Lebrun contre qui cette satire est dirigée , et qui était
l'agresseur , y répondit par une épître intitulée : lAnti-
Minette , ou le Coup de patte , et mit plus de dureté que
de malice dans sa réponse , dont voici quelques traits :
On rit de voir cet embryon mutin
Se courroucer en style de Cotin ,
Etmiaulant des vers avee sa chatte ,
Mettre avec art un carquois dans leur patte.
Petit chaton qui n'a griffe , ni dent ,
S'avise à tort de prendre un air mordant ,
:
:
506 MERCURE DE FRANCE,
Etpourrait bien dans ce combat funeste ,
Sot agresseur , perdre ce qui lui reste.
Que j'aime à voir ce marmouset prudent ,
N'apprendre rien de peur d'être pédant ,
Toujours servile et malheureux copiste
Suivre Pinchesne et Boyer à la piste ;
Pour Marsyas abjurer Apollon ,
Etre poëte à l'aide d'un Fréron ,
Car de tout tems sa muse Colardière
Ade Fréron partagé la litière .
....
Pauvre rimeur cache ton noir chagrin ;
Subis en paix le sort de Pellegrin ,
Ne reviens plus , risible en ta furie
Glapir des vers pour ta ménagerie ;
Et désormais , content d'être oublié
Garde toi bien de te croire envié .
J'ai cité ce qu'il y a de moins dur dans le Coup de
patte , où règne un ton d'emportement qui n'est jamais
excusable. Lebrun eut , dans cette occasion , le fort
d'écraser de sa supériorité un homme qui ne l'avait pas
offensé .
Une des plus jolies pièces de Colardeau , est celle
qui est intitulée : A mon ami. Ce sont des stances où
règnent une sensibilité douce et vraie , et ce charme
attaché aux pensées mélancoliques .
Atous les goûts d'une folle jeunesse
J'abandonnai l'essor de mes désirs :
Apeinehélas j'en ai senti l'ivresse ;
Qu'un prompt réveil a détruit mes plaisirs.
Brillant d'amour etdes fleurs du bel âge ,
J'idolatrai de trompeuses beautés .
J'aimais les fers d'un si doux esclavage ;
En les brisant je les ai regrettés .
J'offris alors aux filles de mémoire.
Un fugitif de sa chaîne échappé ;
Mais je ne pus arracher à la gloire
Qu'un vain laurier que la foudre a frappé.
JUIN 1813 . 507
M. Fayolle a mis au commencement des OOEuvres
choisies de Colardeau , une excellente notice sur ce
poëte. Sa briéveté est l'unique reproche qu'on puisse lui
faire. Et nous le félicitons de mériter ce reproche qu'on
a rarement occasion d'adresser à nos littérateurs .
L. A. M. B.
Lettre aux Rédacteurs du Mercure de France , sur le
nouveau roman de madame DE GENLIS .
MESSIEURS , j'ai lu dans le Mercure du 8 mai , l'analyse
que M. Ad.... de S .... n a faite du nouveau roman de Mme
de Genlis . J'avais déjà lu plusieurs fois ce roman ; mais
les critiques de votre collaborateur m'ayant fait naître l'envie
de le relire encore , je remercie l'ingénjeux et habile
écrivain auquel le Mercure doit un grand nombre d'articles
remarquables par la sagesse des pensées , la finesse des
aperçus , et la pureté du style , du plaisir qu'il m'a procuré
d'une manière indirecte . Cependant la plupart de ses
observations sur Mlle de la Fayette, ne me paraissent pas
fondées . J'espère , Messieurs , que leur réfutation ne sera
pas déplacée dans le journal même qui les contient.
Je déclare , avant tout , que je n'ai pas l'honneur de
connaître M. de Geplis , et que je n'ai lu qu'un, petit
nombre de ses ouvrages : ainsi l'intérêt seul de la vérité
m'engage à prendre sa défense contre les critiques d'un
homme de lettres dont j'estime beaucoup le talent.
M. de S.... n commence son article par des réflexions
générales aussi judicieuses que bien exprimées sur le
Roman historique. Il ajoute ensuite : Que tout l'échafaudagede
puissance et degloire , toute la pompe et la majesté
dont s'environne l'amour des grands de la terre , a pour
lui moins d'attraits qu'un amour simple qui se cache dans
un rang plus modeste .
J'en demande pardon à M. de S ....n , mais il trouvera
peu de personnes qui soient de son avis ; autrement on
préférerait à voir , au théâtre , la représentation d'une pastorale
où l'amour simple se cache dans un rang modeste ,
à celle d'une tragédie où l'amour des grands de la terre
s'environne depompe et de majesté. Cette passion brûlante
étend son pouvoir sur toutes les classes et prend un caractère
différent suivant que les institutions qui fixent la dis508
MERCURE DE FRANCE ,
et
tance des rangs , prescrivent aux individus un système
d'éducation et un mode d'existence particuliers . Plus les
rangs s'éloignent , plus les habitudes de la vie different et
plus les passions prennent un caractère qui dépend de
faction de ces habitudes , de sorte qu'aux deux extrêmítés
on ne trouve presque pas de rapport dans des effets qui
proviennent d'une même cause. La fille d'un grand de la
terre era mélancolique et dissimulée , la bergere naïve et
sincère ; le jeune prince ardent , impétueux , exalté , mais
plein de confiance , le fi's du laboureur, d'abord timide,
et honteux , deviendra grossier dès qu'il aura osé faire connaître
ses désirs , privés du caractère moral que la société des
femmes peut seule leur donner Mais ces diverses nuances
intéressent lorsque le peintre a bien su les saisir ; ainsi , après
av irri de la naiveté de Cloé et de Daphnis , nous versons
des farmes sur les amours d'Enée et de Didon ; le lecteur
qu'Estelle et Némorin a charmé , admire la galanterie décente
et noble de Louis XIV, et le tendre abandon de la
duchesse de la Valliere ; et lorsqu'on s'est attendri sur le
sort de Paul et de Virginie , on peut frémir sur celui
d'Othello et d'Heldemone . Les amours des grands de la
terre n'ont rien de touchant , dit- on ; mais le Cid et Chimène,
Britannicus et Junie, Titus et Bérénice , Orosmane
et Zaïre , Nemours et Adélaïde ne sont-ils pas des grands
dela terve ? Cependant leurs amours nous intéressent bien
plus vivement que si elles étaient cachées dans un rang
plus modeste. Maintenant qu'on nous dise pourquoi ce qui
plaît dans une tragédie ne plairait pas dans un roman , on
l'auteur n'est pas forcé de développer son action et ses
moyens dans un court espace de tems ?
Pour prouver la vérité de sa proposition , M. de S.......
parodie le roman de Mme de Genlis , et suppose à la place
de Lonis XIII et de Mlle de la Fayette , un jeune homme
et une jeune fille plus rapprochés de lanature. Cette manière
d'apprécier un ouvrage est-elle bien conforme anx
règles de la saine critique? Je n'en crois rien , car il est
facile de rendre ridicule les choses les plus sublimes , en
les parodiant , et celui qui voudra juger Zaïre d'après les
Enfans perdus et retrouvés, Iphigénie en Tauride sur une
représentation des Rêveries renouvelées des Grecs , ou la
Veuve du Malabar en voyantla Veuve de Cancale , pourra
seul approuver la parodie de M.de S ...... n .
Il semble que le but que Mme de Genlis s'est proposé
dans son roman ait échappé au critique; il était cependant
1
JUIN 1813 .
509
bien facile à saisir : elle a voulu nous montrer deux personnages
rapprochés par un sentiment dont ils ignorent la
nature , mais qui est assez pur à leurs yeux , pour qu'ils le
prennent pour de l'amitié ; elle a voulu nous montrer une
jeune femine douée d'un caractère noble , que l'enthonsiasme
exalte , et qui cherche à développer dans le coeur
d'un roi faible , les germes de ces grandes qualités qu'elle
suppose au sang de Henti IV; elle a voulu nous montrer
un monarque sans caractère , quoique vaillant , et paresseux
, malgré ses bonnes intentions ; elle a voulu nous
montrer enfin l'esprit de la cour de Louis XIII . Je demande
maintenant si un tableau de ce genre , peint avec les couleurs
qui lui sont propres , ne doit pas éveiller l'intérêt. 11
est vrai que cet intérêt diffère de celui que font naître les
amours de Julie et de Saint-Preux : mais ici c'est la passion
portée jusqu'au délire ; dans Mademoiselle de la Fayette,
au contraire , c'est un sentiment doux et tendre , sur lequel
elle se fait tellement illusion , qu'elle cherche à reconcilier
celui qu'elle aime avec son épouse. Lorsqu'elle
est ensuite éclairée par une lettre du roi , elle sent les
dangers de sa position , et se voue à la pénitence , sans
être coupable d'aucune faute .
Si l'on en croit M. de S ...... n , le seul intérêt de curiosité
qu'inspire l'amant de Mademoiselle de la Fayette ,
ressemble à celui quefait naître le Marquis dans la comédie
du Legs ; osera-t- il déclarer son amour, ou ne l'oserat-
il pas ? :
Ce genre d'intérêt suffirait seul pour assurer le succès du
roman de Mme de Genlis ; car il n'y a pas d'intérêt sans
curiosité. La situation du marquis intéresse , parce qu'elle
naît de la timidité de son caractère, qui est dans la nature ;
aussi le Legs passe-t-il aux yeux des connaisseurs pour
l'une des bonnes pièces de Marivaux. Cependant si Louis
ressemble au marquis , Mlle de la Fayette , douée d'une
ame angélique , mais exaltée , et se trouvant dans une,
situation singulière et neuve , rend le roman bien plus
intéressant que la comédie . Ses vertus aux prises avec les
intrigues de Richelieu , dont elle veut renverser le pouvoir
en inspirant de nobles pensées au fils de Henri - le - Grand ,
ce mélange de fierté et de douceur qui anime tous ses
discours , les qualités de son caractère sensible et généreux,
mais grand et fort; en un mot , ses actions dirigées toujours
vers un but moral , forment un tableau dramatique que
le talent de Mme de Genlis anime des plus belles couleurs .
510 MERCURE DE FRANCE ,
Au reste le bon et le beau dans les arts éveillent toujours
l'intérêt , mais ce sentiment diffère suivant la nature des
objets qui le font naître. Nous n'éprouvons pas à la représentation
d'une tragédie la même impression qu'à celle
d'une comédie. Gilblas nous affecte autrement que la
Nouvelle Héloïse , une oraison funèbre de Bossuet qu'une
fable de La Fontaine , une élégie de Tibulle qu'un chapitre
de La Bruyère; et cependant nous somines vivement intéressés
parce que nous ytrouvons le bon et le beau .
Dès que le caractère et les desseins des héros du roman
deMme de Genlis sont bien connus , on ne peut leur reprocher
de se livrer sans rémords à un sentiment coupable ,
puisqu'ils se trompent sur la nature de ce sentiment , et
que Mile de la Fayette se fait religieuse aussitôt qu'une
proposition du roi lui dévoile le danger qui les menace
l'un et l'autre . Ce dénouement bien loin d'être une cари-
cinade convient si bien au sujet que le roman ne pouvait
finir d'une autre manière .
On a également tort de réprocher à Mille de la Favette
qui voulait épouser un homme doué de force , d'énergie et
de grandeur d'ame , son amour pour Louis XIII , puisqu'elle
croit que le sentiment quil entraîne vers lui , n'est
que de l'amitié, et que tous deux sontdans une position telle
que le roman doit finir au moment où ils découvriront leur
amour mutuel .
On dit encore qu'elle avait des préventions contre le roi
avant de le connaître , et qu'elles se sont changées en un
tendre intérêt dès qu'elle l'a connu. Cela est vrai, sans qu'il
y ait cependant de contradiction entre les sentimens de
Mlle de la Fayette et son espoir d'être un jour l'épouse d'un
héros .
Louis XIII était beau , la douceur tempérait la noblesse
de ses traits , son regard avait un charine inexprimable ,
sa physionomie une expression de mélancolie qui annonçait
de la sensibilité , et quoiqu'il n'eût ni vertu ni génie ,
il semblait avoir les germes de quelques qualités heureuses;
d'ailleurs il allait partir pour se mettre à la tête de ses
armées ; il n'est donc pas étonnant qu'il ait inspiré de l'intérêt
à Mi de la Fayette , et celle-ci pouvait bien concilier
dans son coeur son désir d'épouser un héros avec son amitié
pour un roi faible mais brave.
M. de S .... n blâme le rôle que Mmede Genlis faitjouer
au cardinal de Richelieu ; il me semble cependant que ce
rèle est bien dans le caractère de cet homme plus étonnant
JUIN 1813 . 511
que grand. On ne pouvait lui faire bouleverser l'Europe
pour rompre une liaison qu'il redoutait; il fallait donc avoir
recours à l'intrigue, car on saitque le cardinal ne négligeait
jamais les moyens les plus bas pour réussir. Mme de Genlis
qui parle d'après l'histoire ne mérite aucun reproche à cet
égard : il n'est pas d'ailleurs nécessaire que tous les personnages
d'un roman soient vertueux , et puisque ce sont
les intrigues de Richelieu et de Boisenval qui amènent lo
dénouement , il fallait les faire connaître ..
On critique encore l'incident qui prépare la scène à l'abbaye
de Longchamps : on y trouve un défaut de décence
et de délicatesse . C'est une découverte échappée aux nombreux
lecteurs de Mademoiselle de la Fayette; mais je n'en
feliciterai M. de S....n que lorsqu'il l'aura démontrée
rigoureusement , car je ne vois rien que de naturel dans la
manière dont cette scène sublime est amenée : il y règne
d'ailleurs un pathétique qui arrache les larmes , et bien loin
d'être un hors-d'oeuvre , elle anime l'action , sert à son développement
et présente sous un jour particulier la physionomie
des deux amans sans le savoir.
M. de S....n prétend que le style de Mme de Genlis
manque de chaleur : la lecture de Mademoiselle de la
Fayette prouve le contraire ; il suffit de lire le passage sur
saint Vincent de Paule , le récit de la mort de la mère de
saint François de Sales , la première représentation du
Cid , etc. , pour s'en convaincre . Après les reproches faits
au style , le critique ajoute que Mme de Genlis a plus de raison
que de sensibilité. La seule histoire de Mme de Brégi
où l'on admire deux beaux caractères , celui de Roquelaure
qui touche à l'idéal , et celui de Mme de Brégi elle-même
aussi parfait mais plus vrai , parce qu'il a appartient à une
femme , donnent la preuve que l'auteur possède à un trèshaut
degré cette sensibilité et cette raison qui font les
grands écrivains .
Iln'estpas un seul de ses romans, continue M. de S .... n ,
dont l'idée soit originale et neuve : cependant son dernier
(pour ne parler que de celui-là ) est fondé sur une idée
que le talent seul de l'auteur pouvait féconder. Les amans
sont dans une situation si singulière qu'ils ne doivent plus
exister l'un pour l'autre , aussitôt qu'ils connaîtront leur
amour. Je demande si ce n'est pas là une composition originale
etneuve .
Enfin on dit que ses conceptions sont des pieces et des
morceaux réunis tant bien que mal. Il serait je pense diffi
512 MERCURE DE FRANCE ,
cile de trouver un roman qui offrît plus d'ensemble et une
harmonie anssi parfaite dans toutes les parties , que Mademoiselle
de la Fayette ou que la duchesse de la Valliere.
Je pourrais dire encore beaucoup de choses , mais je ne
me flatte pas de convertir M. de S.... n qui n'a perverti personne
: et d'ailleurs les larmes des lecteurs du nouveau
roman de Mme de Genlis ont bien mieux réfuté ses critiques
que je ne le pourrais faire moi-même.
J'ail'honneur de vous saluer , L. A. M. BOURGEAT.
VARIÉTÉS .
Théâtre de l'Impératrice.- Première représentation du
Nouveau Mentor, comédie en trois actes .
Qu'un mentor véritable est une douce chose !
Ce phénix , si difficile à rencontrer dans le monde , n'a
pas été plus facile à trouver à l'Odéon . Le Nouveau Mentor
ne vaut pas l'ancien . L'un cachait la sévérité des leçons
sous le voile des grâces , il savait plaire comme il savait
instruire; l'autre ne plaît ni n'instruit. Il n'a tout juste ,
comme dit Figaro, qu'autant de probité qu'il en faut pour
n'être pas pendu. On s'attendait que dans un ouvrage où
les plus nobles sentimens devraient jouer leur rôle , on
trouverait au moins un des personnages qui contrastat
avec les caractères vils et odieux qui s'y trouvent en première
ligne . Voici une analyse abrégée de la pièce; et telle
qu'il nous a été permis de la saisir au travers d'une représentation
orageuse .
Dorval a son fils au collège . Ce père mystérieux l'a conduit
au moins jusqu'en rhétorique , sans lui devoiler sa
naissance Il s'est présenté à ses yeux sous le titre de
Mentor; il lui prodigue non-seulement ses soins et ses
conseils , mais il lui ouvre sa bourse dans laquelle le jeune
homme puise largement. Cependant l'âge des pa sions est
arrivé pour Dorlis , c'est le nom du fils . Il senflamme pour
une Mme de Marlis , coquette très- dissolue , et qui court
après les jeunes gens et le mariage. Comme il faut aux
personnages de cette nature , toujours un confident , elle a
su attacher à son char Florvel ; jeune intrigant accoutumé
à travailler à la fois pour elle et pour lui; ce prédicateur
de morale à la mode , s'empare aisément de l'esprit du
jeunehomme pour le conduire au but désiré . Le père , qui
DEPT
JUIN 1813 . 513
tremble de l'imprudence ou plutôt de la sottise queson s
va commettre , car il n'est question de rien moins que a
pouser Mme de Marlis , se creuse le cerveau pour enfantern
projet qui déconcerte ceux de ce fils chéri. Il fait servir à
ses desseins le professeur de Dorlis , un certain Varrus ,
pédagogue fort ennuyeux , qui n'a d'autre mérite que
d'assommer les gens par des citations grecques ou latines
ou des sentences telles que celles -ci :
Le grand Voltaire aurait plus de célébrité ,
Si durant sa jeunesse il eût été fouetté .
C'est le fouet des pédans qui fait les philosophes .
Voici le rôle que Dorval lui propose de jouer auprès de
Mme de Marlis . Il l'engage à se travestir, auprès de cette
coquette , en riche propriétaire des colonies , et à la tenter
par l'annonce des millions qu'il est censé apporter . Il n'en
faut pas tant à une coquette de l'espèce de Mme de Marlis ,
et ses appas ne sont point à un si brillant tarif. Elle se
décide donc aisément en faveur du pédagogue . Elle lui
promet sa main dans un tête à tête que Dorlis écoute caché
dans un cabinet voisin . Le jeune homine qui craint de
perdre sa conquête se dispose aux plus grands sacrifices
envers sa maîtresse , et lui offre un diamant du plus haut
prix; mais la dame ne trouve point le présent assez beau ,
elle le refuse . L'amant reçoit son congé . L'intrigant Florvel
qui s'en fie peu aux promesses , exige de Varrus , prêt à
épouser Mme de Marlis , pour garantie de ses intentions ,
un dedit de cinquante mille écus ; mais tout se dévoile.
Mm de Marlis , apprenant que le millionnaire qui doit l'enrichir
n'est qu'un pauvre pédagogue qui , pour toute fortune
, n'a que son grec et son latin , fait la généreuse , et
déchire le dédit de cinquante mille écus . Le père se dévoile
à son fils , et par le double droit de père et de Mentor , il
lui fait une mercuriale dont le public s'est moqué ; la toile
tombe , et les sifflets redoublent .
L'auteur aurait dû sentir que rien n'était plus froid et
plus usé que le plan de son ouvrage, et qu'on ne s'intéressait
guère à un imberbe qui se laisse sottement enlacer dans
les filets d'une coquette surannée. Les erreurs de l'amour
ne sont pardonnables au théâtre qu'autant que l'objet qui
les fait naître a des droits à l'estime publique par des qualités
attachantes. Le moyen qu'emploie le père est vil et
maladroit ; il serait plus propre à enflammer l'imagination
d'un fils qu'à la guérir. On ne trouve, dans la pièce , aucun
personnage amené pour exciter le rire . Un valet fripon
Kk
514 MERCURE DE FRANCE , JUIN 1813 .
peut égayer , parce que la friponnerie est, pour ainsi dire;
unvice inhérent à son espèce ; mais un professeur , voué
parson état àune certaine sévérité de moeurs , révolte quand
il se prête à des manoeuvres indignes d'un homme d'honneur
, et ne devient que platement ennuyeux.
Encore si cette pièce glacée rachetait par le style le vide
d'action , le décousu des scènes et une absence totale d'intérêt
, il serait doux de tempérer la critique par l'éloge.
L'auteur n'a presque rien laissé qui fût capable d'épanouir
le front du censeur et de faire tomber de ses mains la férule
. Dieu garde la jeunesse du faubourg Saint-Germain
de pareils Mentors . Il serait à souhaiter que l'administrateur
du théâtre de l'Impératrice , après tant de sacrifices pour
organiser la troupe distinguée qu'il possède , fût payé de
son zèle , pár quelques bons ouvrages ; mais le bon est rare
aujourd'hui .
Apollon laisse Mars seul faire des miracles.
LES couronnes et les vers pleuvent à Lyon de tontes parts
pour Me Duchesnois . C'est tantôt un amateur qui dans
ses vers élégiaques voit Melpomène toute entière dans
Mn Duchesnois : c'est par le rôle de Phèdre sur-tonut qu'elle
l'a séduit : il ne demande au ciel que la grâce de devenir
Hyppolite afin d'arracher de ses mains la coupe empoisonnée,
etd'épouser sabelle mère; tantôt c'est un anonyme qui
sous un voile discret lui adresse les voeux les plus tendres :
son sommeil est troublé depuis que Ml Duchesnois a paru
à Lyon . Gourmet de tragédie , dit-il , s'il en fut , il irait
aux extrémités de la terre pour lui voir jouer un seul de ses
rôles . On voit qu'à Lyon on est pour le moins aussi galant
qu'à Paris . Voici , au reste, ce que dit le journal du département
au sujet de cette charmante actrice.
«Nous avons le bonheur de posséder Me Duchesnois ;
cette actrice a bien voulu abandonner le théâtre de la capitale
pour faire entendre aux Lyonnais les accens de sa voix ,
et leur faire admirer son talent. Elle a commencé lundi dernier,
par Phèdre , le cours de ses brillantes représentations.
Une foule immense s'était portée ce jour-là au grand théâtre .
MeDuchesnois a produit une sensation difficile à peindre.
Enattendant que je puisse entrer dans les détails que mérite
une telle actrice et un tel ouvrage , je m'empresse de
rendre à Me Duchesnois un hommage en disant que
quelque brillante renommée dont elle ait été précédée dans
nos murs , elle a été encore trouvée au dessus de tout ce
qu'on doit attendre d'elle . ", DU PUY DES ISLETS.
POLITIQUE.
VOICI la continuation des notes officielles reçues de
l'armée par S. M. l'Impératrice et publiées parle Moniteur.
Du3omai.-Un convoi d'artillerie d'une cinquantaine de
voitures , parti d'Augsbourg , s'est éloigné de la route de
l'armée , et s'est dirigé d'Augsbourg sur Bayreuth ; les par
tisans ennemis ont attaqué ce convoi entre Zwickau etChemnitz
, ce qui a occasionné la perte de 200 hommès et de 300
chevaux qui ont été pris , de 7 à 8 pièces de canon , et de
plusieurs voitures qui ont été détruites ; les pièces ont été
reprises.
S. M. a ordonné de faire une enquête pour savoir qui a
pris sur soi de changer la route de l'armée. Que ce soitun
général ou un commissaire des guerres , il doit être puni
selon la rigueur des lois militaires , la route de l'armée
ayant été ordonnée d'Augsbourg parWurtzbourget Fulde .
Le général Poinsot , venant de Brunswick avec un régimentde
marche de cavalerie , fort de 400 hommes , a été
attaqué par 7 à 800 hommes de cavalerie ennemie près de
Halle ; il a été fait prisonnier avec une centaine d'hommes ;
200hommes sont revenus à Leipsick .
Le duc de Padoue est arrivé à Leipsick , où il réunit sa
cavalerie pour balayer toute la rive gauche de l'Elbe .
- Du 31 mai au soir . Le duc de Vicence , le comte
Schouvaloff et le général Kleist , ont eu une conférence de
18 heures au couvent de Wahlstadt , près de Liegnitz . Ils
se sont séparés hier 30 , à 5 heures après midi. Le résultat
n'est pas encore connu . On est convenu , dit-on , du
principe d'un armistice , mais on ne paraît pas d'accord
sur les limites qui doivent former la ligne de démarcation .
Le 31 , à 6 heures du soir , les conférences ont recommencé
du côté de Striegau .
delaMoskowa
Le quartier-général de l'Empereur était à Neumarkt ;
celui du prince de ayant sous ses ordres le
général Lauriston et le général Regnier , était à Lissa . Le
duc de Tarente et le comte Bertrand étaient entre Jauer et
Striegau. Le duc de Ragusé était entre Moys et Neumarkt .
Kka
516 MERCURE DE FRANCE ;
Le duc de Bellune était à Steinau sur l'Oder . Glogau était
entièrement débloqué . La garnison a eu constamment du
succès dans ses sorties. Cette place a encore pour sept
mois de vivres .
Le 28 , le duc de Reggio ayant pris position à Hoyerswerda
, fut attaqué par le corps du général Bulow , fort
de 15 à 18 mille hommes. Le combat s'engagea ; l'ennemi
fut repoussé sur tous les points et poursuivi l'espace
de deux lieues. Le rapport de cette affaire est cijoint.
Le 12 mai , le lieutenant-général Vandamme s'est emparé
de Wilhelmsburg , devant Hambourg.
Le 24 , le quartier-général du prince d'Eckmühl était à
Haarbourg. Plusieurs bombes étaient tombées dans Ham-
'bourg , et les troupes russes paraissant évacuer cette ville ,
les négociations s'étaient ouvertes pour la reddition de cette
place ; les troupes danoises faisaient cause commune avec
les troupes françaises .
Il devait y avoir, le 25, une conférence avec les généraux
danois , pour régler le plan d'opérations . M. le comte de
Kaas , ministre de l'intérieur du roi de Danemarck , et
chargé d'une mission auprès de Empereur , était parti
pour se rendre au quartier-général .
Du 2 Juin .- Le quartier-général de l'Empereur était
toujours à Neumarkt , celui du prince de la Moskowa était
àLissa. Le duc de Tarente et le comte Bertrand étaient
entre Jauer et Striegau ; le duc de Raguse au village d'Eisendorf;
le 3º corps au village de Titersdorf; le duc de
Bellune entre Glogau et Liegnitz .
Le comte de Bubna était arrivé à Liegnitz , et avait des
conférences avec le duc de Bassano .
Le général Lauriston est entré à Breslau le 1 juin à
six heures du matin . Une division prussienne de 6 à 7
mille hommes qui couvrait cette ville en défendant le
passage de la Lohe , a été enfoncée au village de Neukirchen.
Le bourguemestre et quatre députés de la ville de Breslau
*ont été présentés à l'Empereur , à Neumarkt , le 1er juin
present
à deux heures après-midi .
S. M. leur a dit qu'ils pouvaient rassurer les habitans ;
que quelque chose qu'ils eussent faite pour seconder l'esprit
d'anarchie que les Stein et les Scharnhorst voulaient
exciter , elle pardonnait à tous .
,
!
JUIN 1813 .
517
La ville.est parfaitement tranquille , et tous les habitans
y sont restés . Breslau offre de très -grandes ressources
.
,
,
Le duc de Vicence et les plénipotentiaires russe et
prussien , le comte Schouvaloff et le général de Kleist
avaient échangé leurs pleins-pouvoirs ,et avaient neutralisé
le village de Peicherwitz . Quarante hommes d'infanterie
etvingthommes de cavalerie, fournis par l'arméefrançaise,
et le même nombre d'hommes fournis par l'armée alliée
occupaient respectivement les deux entrées du village . Le
2au matin , les plénipotentiaires étaient en conférence
pour convenir de la ligne qui , pendant l'armistice , doit
déterminer la position des deux armées . En attendant, des
ordres ont été donnés des deux quartiers-géneraux afin
qu'aucunes hostilités n'eussent lieu. Ainsi , depuis le
1 juin à deux heures de l'après-midi , il n'a été commis
aucune hostilité de part ni d'autre.
Du 3.-La suspension d'armes subsiste toujours . Les
plénipotentiaires respectifs continuent leurs négociations
pour l'armistice .
Le général Lauriston a saisi sur l'Oder plus de 60 bâtimens
chargés de farine, de vin et de munitions de guerre
qui avaient été destinés pour l'armée qui assiégeait Glogau
, tous ces approvisionnemens viennent d'être dirigés
sur cette place .
Nos avant-postes sont jusqu'à mi-chemin de Brieg .
Le général Hogendorp a été nommé gouverneur de
Breslau . Le plus grand ordre règne dans cette ville. Les
habitans paraissent très - mécontens et même indignés
des dispositions faites relativement au landsturm ; on
attribue ces dispositions au général Scharnhorst , qui
passe pour un jacobin-anarchiste . Il a été blessé à la bataille
de Lutzen .
Les princesses de Prusse qui s'étaient retirées en toute
hâte de Berlin pour se réfugie: à Breslau , ont quitté cette
dernière ville pour se réfugier plus loin .
Le duc de Bassano s'est rendu à Dresde où ilrecevra le
comte de Kaas , ministre de Danemarck .
Du 4 au soir .-L'armistice a été signé le 4 , à deux
heures après midi. Ci-joint les articles .
S. M. l'Empereur part le 5 à la pointe du jour , pour se
rendre à Liegnitz. On croit que pendant la durée de l'armistice
, S. M. se tiendra une partie du tems à Glogau, et
518 MERCURE DE FRANCE ,
la plusgrande partie à Dresde , afin d'être plus près de ses
Etats.
Glogau est approvisionné pour un an .
Armistice .
Cejourd'hui 4 juin ( 23 mai ) les plénipotentiaires nommés
par les puissances belligérantes ,
,
Leduc de Vicence graud écuyer de France , général
de division , sénateur, grand- aigle de la Légion d'honneur,
grand'-croix des Ordres de Saint-André de Russie , de
Saint-Léopold d'Autriche , Saint-Hubert de Bavière , de
la Couronne-Verte de Saxe , de la Fidélité de Saint-Joseph ,
plénipotentiaire nommé parS. M. l'Empereur des Français ,
Roi d'Italie , Protecteur de la Confédération du Rhin ,
Médiateur de la Confédération Suisse , etc. muni des
pleius - pouvoirs de S. A. le prince de Neuchâtel, vice-connétable
, major-général de l'armée .
Le comte de Schouvaloff , lieutenant-général, aide-decamp-
général de S. M. l'Empereur de toutes les Russies ,
grand'-croix de l'Ordre de Wolodimir de la 2º classe , grand'-
croix de l'Ordre de Sainte-Anne , chevalier de l'Ordre de
Saint-Georges , 4º classe , commandeur de l'Ordre des
Saint-Jean de Jérusalem , et grand' -croix de l'Aigle-Rouge
de Prusse ; et M. de Kleist, lieutenant-général au service
de S. M. le roi de Prusse , grand' -croix de l'Aigle-Rouge
de Prusse , de Saint-Wolodimir de la 2º classe etde Sainte-
Anne de Russie , chevalier de l'Ordre du Mérite , de la
Croix de fer de Prusse , et de la Légion-d'Honneur ; munis
de pleins -pouvoirs de S. Exc. M. le général d'infanterie
Barclay de Tolly , général en chef des armées combinées .
Après avoir échangé leurs pleins - pouvoirs à Gebersdorff,
le 1 juin ( 20 mai ) , et signé une suspension d'armes de
36 heures : s'étant réunis au village de Pleiwitz , neutralisé
à cet effet , entre les avant-postes des armées respectives
pour continuer les négociations d'un armistice propre à
suspendre les hostilités entre toutes les troupes belligé
rantes , n'importe sur quel point elles se trouvent;
Sont convenus des articles suivans :
Art . 17. Les hostilités cesseront sur tous les points , à
Ja notification du présent armistice .
2. L'armistice durera jusqu'au 8 juillet ( 20 juillet ) inelus
,plus six jours pour le dénoncé à son expiration .
3. Les hostilités ne pourront en conséquence recommen
Y
1
1 JUIN 1813. 519
cer que six jours après la dénonciation de l'armistice aux
quartiers-généraux respectifs .
4. La ligne de démarcation entre les armées belligérantes
est fixée ainsi qu'il suit :
En Silésie ,
,
La ligne de démarcation de l'armée combinée , partant
des frontières de Bohême passera par Dittersbach ,
Pfaffendorf, Landshut, suivra le Bober jusqu'à Rudelstadt,
passera delà par Bolkenkayn , Striegau , suivra le Stricgauerwasser
jusqu'à Cauth , et joindra l'Oder en passant
par Bettlern , Oltaschinet Althoff.
L'armée combinée pourra occuperles villes de Landshut,
Rudelstadt , Bolkenhayn , Striegau et Cauth , ainsi que
leurs faubourgs .
La ligne de l'armée française , partant aussi de la frontière
qui touche à la Bohême , passera par Seiffershauf,
Alt-Ramnitz , suivra le cours de la petite rivière qui se jette
dans le Bober , pas loin de Bertelsdorf; ensuite le Bober
jusqu'à Lahn . Delà à Neukich sur la Katzbach par la ligne
la plus directe , d'où elle suivra le cours de cette rivière
jusqu'à l'Oder.
Les villes de Parschwitz , Liegnitz , Goldberg et Lahn ,
quelle que soit la rive sur laquelle elles sont situées , pourront
, ainsi que leurs faubourgs , être occupées par les
troupes françaises .
Tout le territoire entre la ligne de démarcation des armées
françaises et combinées sera nentre , et ne pourra
être occupé par aucune troupe , même par des landsturm.
Cette disposition s'applique par conséquent à la ville de
Breslau
Depuis l'embouchure de la Katsbach , la ligne de démarcation
suivra le cours de l'Oder jusqu'à la frontière de Saxe,
longera la frontière de Saxe et de Prusse , et joindra l'Elbe
en partant de l'Oder pas loin de Mühlrose , et suivant la
frontière de Prusse , de manière que toute la Saxe , le pays
de Dessau et les petits Etats environnans des princes de
la Confédération du Rhin appartiendront à l'armée française
, et que toute la Prusse appartiendra à l'armée
combinée .
Les enclaves prussiens dans la Saxe seront considérés
comme neutres et ne pourront être occupés par aucunes
troupes .
L'Elbe jusqu'à son embouchure fixe et termine la ligue
520 MERCURE DE FRANCE ,
de démarcation entre les armées belligérantes , à l'exception
des points indiqués ci-après :
L'armée française gardera les îles et tout ce qu'elle occupera
dans la 32ª division militaire le 27 mai ( 8 juin ) , à
minuit.
Si Hambourg n'est qu'assiégé , cette ville sera traitée
comme les autres villes assiégées . Tous les articles du
présent armistice qui leur sont relatifs Ini sont applicables .
La ligne des avant- postes des armées belligérantes à
l'époque du 27 mai (8juin ) , à minuit , formera pour la
32ª division militaire celle de démarcation de l'armistice ,
sauf les rectifications militaires que les commandans respectifs
pourront juger nécessaires . Ces rectifications seront
faites de concert par un officier d'état-major de chaque
armée , d'après le principe d'une parfaite réciprocité.
5. Les places de Dantzick , Modlin , Zamosc , Stettin et
Custrin seront ravitaillées tons les cinq jours , suivant la
force de leurs garnisons , par les soins des commandans
des troupes de blocus .
Un commissaire nommé par le commandant de chaque
place sera près de celui des troupes assiégeantes , pour veiller
àcequ'on fournisse exactement les vivres stipulés .
6. Pendant la durée de l'armistice , chaque place aura
au-delà de son enceinte un rayon d'une lieue de France .
Ce terrain sera nentre . Magdebourg aura par conséquent
sa frontière à une lieue sur la rive droite de l'Elbe .
7. Un officier français sera envoyé dans chaque place
assiégée pour prévenir le commandant de la conclusion de
l'armistice et de son ravitaillement . Un officier russe ou
prussien pourra l'accompagner pendant la route , soit en
allant , soit en revenant .
8. Des commissaires nommés de part et d'autre dans
chaque place régleront le prix des vivres qui seront fournis ,
Ce compte , arrêté à la fin de chaque mois par les comunissaires
chargés de veiller au maintien de l'armistice , sera
soldé au quartier-général par le payeur de l'armée .
9. Des officiers d'état- major seront nommés de part et
d'autre pour rectifier de concert la ligne générale de démarcation
sur les points qui ne seraient pas déterminés par un
courant d'eau , et sur lesquels il pourraity avoir quelque
difficulté .
10. Tous les mouvemens de troupes seront réglés de
manière à ce que chaque armée occupe sa nouvelle ligne
le 12juin ( 31 mai ). Tous les corps ou partis de l'armée
JUIN 1813 . 521
combinée qui peuvent être au-delà de l'Elbe ou en Saxe
rentreront en Prusse .
11. Des officiers de l'armée française et de l'armée combinée
seront expédiés conjointement pour faire cesser les
hostilités sur tous les points , en faisant connaître l'armistice
. Les commandans en chef respectifs les muniront des
pouvoirs nécessaires .
12. On nommera de part et d'autre deux commissaires ,
officiers -généraux , pour veiller à l'exécution des stipulations
du présent armistice . Il se tiendront dans la ligne de
neutralité à Neumarkt , pour prononcer sur les differends
qui pourraient survenir .
Ces commissaires devront s'y rendre dans les vingt-quatre
heures , afin d'expédier les officiers et les ordres qui doi
vent être envoyés en vertu du présent armistice .
Fait et arrêté le présent acte en douze articles et en
double expédition , les jour , mois et an que dessus .
Signé, CAULAINCOURT , duc DE VICENCE ;
Signé , le comte DE SCHOUVALOFF ;
Signé, DE KLEIST.
Vu et ratifié par ordre de l'Empereur et Roi , le 4 juin
1813.
Le prince vice-connétable de France , majorgénéral
de la Grande-Armée ,
Signé, ALEXANDRE .
,
Les espérances que donnait la note officielle du 31 mai
au soir , relativement à Hambourg , les craintes des Anglais
sur le sort de cette ville que leur cupidité a compromise
, et que leur déloyauté , leur constante politique , a
abandonnée au jour du danger, sont pleinement réalisées :
voici les nouvelles de cette ville , que les distances ont
permis de connaître à Paris avant qu'elles fussent officiel
lement envoyées du quartier- général de l'Empereur .
Du 30 mai. - Hier , on entendit une vive fusillade du
côté de Zollenspieker. L'on sut bientôt que les Français
avaient forcé toutes les passes , et qu'ils poursuivaient
l'ennemi dans la direction de Boitzenbourg . Vers le soir,
nous vîmes entrer ici quelques bataillons qui occupèrent
les places publiques et les postes les plus importans
.
Du 31. - Il ne s'est point passé un moment dans la
journée sans que l'on n'ait vu entrer de nouvelles troupes
françaises dans nos murs .
522 MERCURE DE FRANCE ,
A quatre heures après midi , LL. EExc. le maréchal
prince d'Eckmühl, gouverneur-général , et M.le lieutenantgénéral
comte Vandamme , ont passé en revue 35 bataillons
d'infanterie .
Les habitans ne revenaient point de leur étonnement. Il
serait difficile de déterminer ce qui les surprenait le plus, de
la belle tenue de ces troupes , ou de leur nombre . Ily a ,
en effet , bien loin de ce qu'ils ont eu sous les yeux à ce
qu'on leur racontait de la faiblesse physique et numérique
des bataillons français .
Nous donnerons incessamment quelques détails sur les
moeurs , les habitudes et les faits des aventuriers qui viennent
de nous quitter. Les villes qui , comme nous , ont le
malheur de posséder ces libérateurs des peuples , savent
combien il leur en coûte .
Les Russes n'ont eu que le tems de sauver leurs personnes
, et n'ont pu heureusement poursuivre leur habitude
de destruction et d'incendie .
On a trouvé 150 bouches à feu dans l'arsenal de la marine
, et près de 80 sur les remparts . Tous les établissemens
sont dans le meilleur état .
Les travaux opérés pour faire de Hambourg une place
d'armes sont très -considérables . Tous les militaires en ont
été étonnés , et regardent maintenant Hambourg comme
une place forte .
Du 2juin . - Notre ville jouit de la plus grande tranquillité
. On donne ce soir, au théatre allemand, le Marquis
de Tulipano , avec un ballet .
On a affiché et publié ici l'ordonnance suivante :
« En exécution des ordres de S. Exc . M. le maréchal
prince d'Eckmühl , il est ordonné à tout étranger se trouvant
à Hambourg , de se présenter dans les vingt-quatre
heures à la direction générale de police , à l'effet de s'y
légitimer , et d'obtenir , s'il y a lieu , une permission de
séjour.
" Il est interdit à tout propriétaire , logeur , aubergiste ,
de donner asile à tout étranger qui n'aurait point obtenu la
permission de séjourner à Hambourg .
> Les anciennes ordonnances sur le mouvement des
voyageurs sont remises en vigueur. »
Hambourg , ce 31 mai 1813.
Le directeur-général de la police , D'AUBIGNOSC .
(Journal des Bouches -de-l'Elbe.)
JUIN 1813 . 523
Du 3. -M. le général danois comte de Schulenbourg
el son état-major ont fait hier visite aux autorités françaises .
La plus grande harmonie règne entre les officiers des deux
nations .
D'après les dernières nouvelles de la Norwège , le
prince Christian y est arrivé. Il a pris le commandement
de l'armée et le gouvernement du pays . On s'y préparait
à repousser une attaque étrangère , dans le cas où elle serait
tentée .
Le rapport de l'adjudant-commandant Durieu , commandant
les forces réunies à Glogau , dont le général la
Plane était gouverneur , offre les détails les plus intéressans
. Cette place a été débloquée le 27 mai : à ce jour senlement
, on y a su la marche de l'armée française , les
victoires de Lutzen et de Bautzen , ettout ce qui s'est passé
depuis trois mois . Quatre à cinq mille hommes avaient
été jetés dans cette place : c'étaient des Français , des
Italiens , des Espagnols , des Badois , des Croates . Le
sentiment de l'honneur en a fait des Français invincibles ;
toutes les attaques de l'ennemi ont été repoussées avec
une vigueur soutenue. Les Russes , commandés par M. de
Saint-Priest , lesPrussiens , aux ordres du général Schuller,
se sont consumés en vains efforts devant cette place;
elle avait encore des vivres pour long-tems lorsqu'elle a
été débloqué; elle a conservé son pont sur le fleuve , et est
devenue plus forte qu'elle n'était avant le siége. Sa délivrance
met à la disposition de la Grande-Armée plus de
4000 mille hommes aguerris , et un grand nombre d'excellens
officiers appartenans au 4º corps .
Les événemens que les rapports officiels viennent de
retracer , les Anglais , il faut leur rendre cette justice , les
prévoyaient avec douleur. Leur journaux s'exprimaient à
cet égard avec une franchise anti-ministérielle très-remarquable
: c'est de leur part une marche constante que de
nier d'abord les victoires de l'Empereur ; puis lorsque les
résultats les rendent évidens , de se ranger du côté de
sa fortune , et d'accuser ses ministres de n'avoir pas maî
trisé la victoire , d'avoir manqué de prévoyance , de célérité
, de vues politiques , de loyauté ; c'est ainsi qu'après
avoir tracé le tableau de Hambourg , et de la sensation
qu'y a produit l'abandon de l'Angleterre , le Times ajoute
ce qui suit:
Après les événemens militaires, dit-il , qui ont remis
524 MERCURE DE FRANCE ,
la Saxe au pouvoir de l'ennemi , nous avons lieu de crain-
,
dre leur résultat sur la conduite des cabinets . La retraite
des alliés au-delà de l'Elbe a donné à Napoléon le moyen
certain d'établir que son avantage à Lutzen avait eu le caractère
d'une victoire plus grande que celles d'Austerlitz ,
d'Jéna et de Friedland : nous voyous avec douleur que les
puissances du continent se brouillent et se menacent au
lieu de se réunir pour agir de concert. Nous ne devons
pas oublier que Napoléon emploie par-tout des négociateurs
habiles , actifs , pourvus de moyens et d'instructions
capables de les faire valoir , tandis qu'un des principes
du ministère britanique est que les cours étrangères connaissent
mieux que personne leurs propres intérêts et
qu'il est ainsi superflu de les fatiguer en déployant auprès
d'elles les talens de la diplomatie. On nous dit que la
retraite des alliés s'est faite avec ordre ; mais il est à
craindre que leur nouvelle situation au-delà de l'Elbe ne
soit accompagnée de rouble et de confusion , ou de difficultés
considérables . Les événemens de l'hiver ne leur
ont pas permis de rassembler des magasins , de former des
dépôts , ou de discipliner régulièrement leurs nouvelles
levées . La levée en masse a été si long-tems différée
qu'elle sera probablement inutile. Dans ces circonstances
on parle déjà de se replier sur la Vistule. Cependant les
officiers les plus expérimentés pensent qu'il sera possible
de résister entre l'Elbe et l'Oder , où se trouvent des positions
formidables . Napoléon parviendra-t-il à les forcer ?
,
« Malheureusement pour la cause que nous soutenons ,
dit un autre journal , plus d'un gouvernement est animé
d'un esprit d'indécision et d'hésitation qui les empêche de
sentir le prix incalculable du tems dans les grands mouvemens
politiques et militaires . Il y a plusieurs mois que
nous flimes sentir combien il serait important d'envoyer
sur le continent les Allemands à notre solde pour organiser
les insurrections qui faisaient alors des progrès rapides
dans le Hanovre et tout le long duWeser. Actuellement
que le pays est entièrement pacifié , que Cuxhaven est
réoccupé , et que Hambourg même parait réduit à l'extrémité,
on nous dit que les troupes destinées pour la défense
de l'Elbe seront prêtes à partir mercredi prochain ! »
LeMorning- Chronicle entre plus avant dans la question ,
et son attaque contre les ministres est appuyée sur des
raisonnemens judicioux comme surdes faits positifs.
JUIN 1813 . 525
"Nos lecteurs verront , dit- il , par l'événement important
annoncé dans le Moniteur du 25 , que Napoléon avance
rapidementdans sa carrière victoricuse . Il ne s'arrêtera certainement
pas avant d'avoir assuré à son armée la possession
non contestée de tout le territoire qui s'étend jusqu'à
Oder , sinon jusqu'à la Vistule : alors le congrès pourra
s'assembler à Prague . Combien n'est-il pas mortifiant pour
le coeur d'un Anglais d'avoir à réfléchir sur les conseils et
les mesures qui ont amené un tel état de choses ! Aurait-on
pn croire , après les événemens de l'hiver dernier, après les
pertes immenses éprouvées par l'armée française , que
Napoléon , avec les seules ressources de France , aurait pu
sitôt créer des forces capables d'appuyer l'exécution d'un
plan politique aussi profondément conçu que le congrès de
Prague? plan que la force de ses armes et que l'heureux
début de sa campagne le met à même de suivre avec de
nouveaux avantages .
,
» Quel rôle étrange aura à jouer un ministre anglais dans
-ce congrès ? Aujourd'hui seulement on embarque les secours
que nous avons depuis si long-tems promis . Nos
chaloupes canonnières destinées pour la défense de l'Elbe ,
ne peuvent espérer d'arriver qu'au moment même où l'entrée
de ce fleuve leur sera fermée et notre brigade de
troupes n'arrivera que pour escorter notre prince jusqu'en
lieu de sûreté. Aucune partie des secours que nous avions
promis en faveur de la cause commune n'arrivera à sa destination.
Les promesses exagérées de nos ministres , les
injures prodiguées par leurs partisans yparviendrontseules .
Certes , si des injures suffisaientpour faire échouer les projets
de l'Empereur Napoléon , nous aurions réussi depuis
long-tems ; mais pour réussir il faut d'autres armes , d'autres
moyens , une autre politique et un autre génie . "
Pendant que les journaux anglais s'exprimaient ainsi, le
ministère recevait la nouvelle que le Danemarkc , réuni à
la France , interdisait au commerce anglais le passage de
l'Elbe , et que la Norvège que l'Angleterre voulait avec
taut de perfidie détacher du Danemarck , s'est ralliée
plus que jaunais à l'autorité de son souverain , et a juré de
défendre de tous ses moyens l'intégrité et l'indépendance
du territoire Danois . Nous aurons soin de transcrire les réflexions
piquantes que pourront suggérer aux Anglais le résultat
brillant de la profonde politique de leur ministère : séduire,
corrompre, diviser, susciter de nouveaux ennemis à la
526 MERCURE DE FRANCE;
France était leur but , et en effet ils ont rallié à notre cause
les Danois indignés de tant de déloyauté, et d'un si grossier
machiavélisme; le nord de l'Europe a cette fois des grâces
à rendre au ministère Anglais .
L'Empereur victorieux à Wurtchen a rendu le décret
suivant :
Ennotre camp impérial de Klein-Baschwitz , sur le champ de
bataille de Wurtchen , le 22 mai à 4 heures du matin, 1813..
NAPOLEON, Empereur des Français , Roi d'Italie , Protecteur
de la Confédération du Rhin , Médiateur de la Confédération suisse ,
ete., etc., etc ..
Nous avons décrété et décrétons ce qui suit :
Un monument sera élevé sur le Mont-Cenis . Sur la face de co
monument qui regardera le côté de Paris , seront inscrits les noms de
tous nos cantons des départemens en-deçà des Alpes. Sur la face qui
regardera Milan , seront inscrits les noms de tous nos cantons des dé
partemens au-delà des Alpes et de notre royaume d'Italie. A l'endroit
le plus apparent du monument , sera gravée l'inscription suivante
:
« L'Empereur Napoléon , sur le champ de bataille de Wurtchen ,
▸ aordonné l'érection de ce monument , comme un témoignage de sa
> reconnaissance envers ses Peuples de France et d'Italie , et pour
→ transmettre à la postérité la plus reculée le souvenir de cette époque
>>célèbre où , en trois mois , douze cent mille hommes ont couru aux
> armes pour assurer l'intégrité du territoire de l'Empire etde ses
>>al>liés .>>
S. M. l'Impératrice, au nom de l'Empereur, a renduun
autre décret qui contient le mode d'exécution de celui
qu'on vient de lire . L'institut de France , celui d'Amsterdam
, les académies de Rome , de Turin , de Florence , se
concerteront pour présenter le projet du monument.
25 millions y seront consacrés .
Dimanche 13 , S. M. l'Impératrice assistera au Te Deum
solennel qui sera chanté à l'église métropolitaine , sous les
auspices de la victoire et sous les plus heureux présages .
Le soir il y aura cercle et spectacle à la cour , et illumination
générale.
$....
JUIN 1813 . 527
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libraire , Palais -Royal , galeries de bois , nº 188.
Le choix fait par l'éditeur est aussi varié que piquant. Par modestie
, il a mis dans ce recueil très-peu du sien. Cependant on y remarque
de lui une note très-intéressante sur le Mercure de France ,
depuis son origine jusqu'à nos jours . Une esquisse de l'Histoire de
Académiefrançaise en épigrammes , décèle dans l'esprit de l'éditeur
une certaine dose de malice . On ne s'en étonnera pas , quand on
saura que c'est M. Lemazurier , qui cultive avec succès le genre de
l'épigramme et du conte.
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cahier de quatre feuilles. Le prix de la souscription est de 20francs
pour l'année , et de 11 francs pour six mois. ( Les abonnés au
Mercure de France , ne paient que 18 fr. pour l'année , et 10 fr . pour
six mois de souscription au Mercure Etranger. )
On souscrit tant pour le Mercure de France que pour le Mercure
Étranger, au Bureau du Mercure , rue Hautefeuille , nº 23 ; et chez
les principaux libraires de Paris , des départemens et de l'étranger ,
ainsi que chez tous les directeurs des postes .
Les Ouvrages que l'on voudra faire annoncer dans l'un ou l'autre
de ces Journaux , et les Articles dont on désirera l'insertion , devront
être adressés ,francs de port , à M. le Directeur- Général du Mercure,
àParis, 1
MERCURE
DE FRANCE.
N° DCXXII . - Samedi 19 Juin 1813 .
POÉSIE .
Fragmentd'un poëme intitulé : LE TOMBEAU DE VIRGILE .
De grâces , de vertus adorables modèles ,
Vous qu'on trouve toujours au Dieu du goût fidèles ,
O Françaises ! pourquoi ne rencontré-je pas
Dans ces lieux consacrés la trace de vos pas !
Virgile a sur vos coeurs bien des droits ; mais Delille
Pour vous jusqu'à ce jour n'a point traduit Virgile ;
Nul de Didon plaintive évoquant les douleurs
N'a fait en si beaux vers couler autant de pleurs .
Delille , c'est à toi de nous rendre ces larmes ;
L'Énéide est ton bien ; un sexe plein de charmes
De ta muse immortelle attend ce nouveau don ;
Appèle ses soupirs sur la triste Didon ;
Dis lui que trop d'amour perdit l'infortunée ,
Qu'elle égara ses voeux et fut abandonnée :
Alors grâce à tes vers , ce poëte adoré ,
Ce chantre de l'Amour du beau sexe ignoré ,
LI
530 MERCURE DE FRANCE ,
Virgile , parmi nous étendra son empire
Et devra ce triomphe au charme de ta lyre.
Le croirai-je ? Est-il vrai ? ... La déesse aux cent voix
M'apprend que Calliope a fléchi sous tes lois ,
Et même en ces climats sur son aile rapide
La prompte Renommée apporte l'Énéide.
Qui , je les reconnais ces vers harmonieux ,
Quekautre parle ainsi le langage des Dieux ?
Il n'en est point ; ta muse aujourd'hui sans rivale
Entre Virgile et toi ne met plus d'intervalle ....
Ah! chantons ces beaux vers , chantons les sur ces bords
Où Virgile .... O prodige ! Il entend leurs accords ;
Sa cendre s'est émue , et du chantre d'Énée
La tombe a tressailli sur la terre étonnée .
Les airs ont retenti de sons mélodieux :
C'est ton maître , ô Delille ! assis au rang des Dieux
Il t'appèle , et déjà są voix aérienne
Quand je redis ces vers s'accorde avec la mienne.
Quel sera donc le prix de tes nobles travaux ?
Du laurier de Virgile enlaçons les rameaux :
Que dis-je ? en vain mes yeux cherchent ce vert feuillage ,
Le tombeau du grand homme a perdu son ombrage :
De ses admirateurs l'amour religieux
Feuille à feville enleva ces lauriers glorieux.
Rassure-toi , Delille , ils vont renaitre encore
De leur bourgeon naissant l'espoir est près d'éclore ,
C'est en vain qu'à Virgile on voudrait les ravir ,
Ils sont comme sa gloire , ils ne sauraient périr....
CHARLES DAV....
A Mlie EMILIE L.
Stances sur l'Amour et l'Amitié.
DANS le jeune âge il est un charme séduisant
Auquel on s'abandonne au lieu de s'en défendre.
Qu'alors nous plait le mot de maîtresse et d'amant ,
Qu'avec plaisir le coeur veut le dire et l'entendre.
JUIN 1813. 531
Dans tous les sens surpris un nouveau sentiment
Circule avec transport ; mais souvent ce délire
Pour être trop senti , n'a qu'un heureux moment :
Dérangez le bandeau , l'enchantement expire.
Si l'amour , en effet , n'était point une erreur ,
Si son prestige aimable avait de la durée,
Toutn'offrirait alors à notre ame enivrée
Quedes jours ravissans , que des nuits de bonheur.
De ce songe borné , mais cher à la pensée ,
Quand un fatal orage a terminé le cours ,
L'Amitié seule alors vient à notre secours
Et soulève le poids dont l'ame est oppressée.
D'un sentiment sacré , le seul qui soit durable ,
Heureux qui sait en paix cultiver la douceur !
Mais plus heureux celui qui presse sur son coeur
Un ami vertueux que l'infortune accable !
Enfant tendre et chéri de la Divinité ,
Amitié , dontle nom doit faire les délices
De l'homme honnête et vrai , toi ma félicité ,
Qui , de mes jeunes ans acceptas les prémices ,
Tu viendras embellir le reste de ma vie !
Offre à mon ame aimante un charme encorplus doux ,
Celui de m'attacher une modeste amie ;
Etd'un bonheur si pur l'Amour sera jaloux.
Par le chevalier D...
MAMAME JOSEPHINE DUM ,
En lui présentant les OEuvres de Catulle.
RECEVEZ , ô ma tendre amie,
Les vers sublimes et touchans ,
Où pour son aimable Lesbie
Catulle peint ses sentimens.
Commevous Lesbie était belle ;
Elle eut votre esprit , vos talens ,
Mais bientôt , légère . infidèle ,
Elle oublia tous ses sermens ....
Ah! ne faitesjamais comme elle!
F. LIBERT.
1
Ll2
532 MERCURE DE FRANCE ,
A MADAME D ....
HEUREUX qui près de vous peut passer tous ses jours !
Vous savez réunir par un secret mystère
L'art de séduire et l'art de plaire :
Qui vous aime un instant doit vous aimer toujours.
Par le même .
ROMANCE surla mort d'un ami, (*)faite au bord de lamer.
Ama peine cruelle
Qui ne doit compâtir ?
J'eus un ami fidèle ,
Et je l'ai vu mourir.
Je viens pleurer sa perte ,
Etmeplaindre aux tombeaux
Sur la rive déserte
Où murmurent les flots .
J'aime dans ce lieu sombre
Les approches du soir ;
Alors je vois son ombre
Ames côtés s'asseoir .
Mon oreille attentive
Ases tristes accords ,
Sur la lyre plaintive
Entend le chant des morts .
Ol'ami le plus tendre ,
Objet de mes douleurs ;
J'apporte sur ta cendre
Des regrets et des fleurs !
(*) Pierre Dorange , de Marseille , jeune poëte d'un talent remarquable
, et ami intime de l'auteur , enlevé à vingt-quatre ans , par
une mort prématurée , aux lettres et à la société , le 9 février 1811 .
La première partie de ses oeuvres a été recueillie et mise au jour en
1813. par M. Miger , littérateur du plus grand mérite , qui avait
déjà rendu à la mémoire de Malfilâtre un hommage pareil, en publiant
le Génie de Virgile , ouvrage où brillent une critique judicieuse et un
goûtexquis. (Note de l'Auteur . )
JUIN 1813 . 533
Dans ta froide demeure
Reposent les vertus ;
Et l'amitié qui pleure
Ne se console plus.
Comme un lis solitaire
Tombe décoloré ,
Tu paraîs sur la terre ,
Et tu meurs ignoré .
1
Lagloire en vain l'ordonne ;
Et tu vois se flétrir
La brillante couronne
Que samain vient t'offrir.
Sous la pierre glacée
Il n'est point d'avenir ;
Mais la muse d'Alcée
Te doit un souvenir :
Et pour venger ta vie ,
Image d'un long deuil ,
La flamme du génie
Veille sur ton cercueil.
۱
Ah! cessede te plaindre :
Les Grâces et l'Amour
Dont l'oeil a vu s'éteindre
Le rayon d'un beau jour ,
Consolent ta mémoire ,
Etgardent avec moi ,
Un soupir pour ta gloire ,
Une larme pour toi .
1
HENRI TERRASSON.
1
1
ÉNIGME.
MONseinrenferme une arme et grossière et rustique ,
De peu de prix et fort antique;
Par moi lancée avec effort ,
Elle frappe et donne la mort.
Prise dans le sens politique ,
J'appartiens à certaine clique
De mécontens , de novateurs ,
De factieux et de frondeurs .
534 MERCURE DE FRANCE , JUIN 1813.
L'inconséquent palinodiste
Qui suit le vent comme à la piste ,
Va tantôt votant pour le roi ,
Et va tantôt votant pour moi.
S........
LOGOGRIPHE
CHACUN m'estime et vante ma valeur ,
Par-tout on me cite , on me fête ;
Mais hélas ! tranche-moi la tête ,
On me voit ici bas végéter sans honneur.
Ma décomposition n'est pas très - curieuse :
Elle ne peut offrir qu'une liqueur visqueuse ,
Une mesure , enfin un insecte rongeur.
Devine , c'est assez : Adieu , mon cher lecteur.
ACHILLE BÉLOT , vérificateur de l'enregistrement.
CHARADE.
Monpremiern'est pas dur ; positif est ce point ;
Mon dernier ne doit jamais l'être ,
Sur-tout envers celui dont on tient son bien être .
Onn'aimemon entier qu'autant qu'il ne l'est points
$ ........
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est Cocher de place.
Celui du Logogriphe est Rosse , dans lequel on trouve : ross et
:
ose.
Celui de la Charade est Oraison.
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS .
DE LA MUSIQUE DRAMATIQUE EN FRANCE ou Des Principes
d'après lesquels les compositions lyri-dramatiques
doivent être jugées ; des révolutions successives de l'art
en France et de sa décadence ; des compositeurs qui ont
travaillé pour nos spectacles lyriques et de leurs productions
restées au théâtre ; par M. MARTINE . —Un vol .
in-8 ° . - Prix , 5 fr. , et 6 fr . 25 c. franc de port .
A Paris , chez J.-G. Dentu , imprimeur- libraire , rue
du Pont de Lodi , nº 3 ; et au Palais-Royal , galeries
debois , nºs 265 et 266 .
-
Je crois déjà entendre tous les musiciens compositeurs
, instrumentistes et chanteurs , depuis l'homme
de génie dont la réputation est hors d'atteinte , jusqu'au
moindre croque-note , se demander en lisant le titre de
l'ouvrage de M. Martine , cet auteur sait-il la musique ,
pour oser la juger et nous juger nous-mêmes ? De combien
d'opéra sérieux ou comiques se compose son oeuvre ?
A-t-il écrit sur la bassefondamentale , sur l'harmonie ,
sur la mélodie ? S'est-il fait entendre dans quelques concerts
, chante-t- il à livre ouvert ? et mille autres questions
de ce genre. Si on leur répond que M. Martine
n'est qu'un amateur , ils condamneront son livre sur
l'étiquette , et diront qu'il ne vaut rien , sans avoir seulement
daigné en lire une page. Tous les membres qui
composent le vaste empire musical et dont je n'excepte
ni le facteur d'instrument , ni le marchand de musique ,
ni les soufleurs des théâtres d'opéra , opineront de la
même manière ; les maîtres le diront à leurs élèves , les
élèves à leurs parens , les parens à leurs amis , et l'ouvrage
ne sera lu que par un petit nombre d'hommes
éclairés qui ne condamnent jamais sans entendre. S'il
est bon , malgré l'anathême dont il a été frappé en nais536
MERCURE DE FRANCE ,
,
sant , il obtiendra ce qu'on appelle un succès d'estime ;
mais il ne sera bien apprécié que lorsqu'on aura oublié
l'arrêt des gens du métier. Alors , peut- être , l'auteur
sera mort en protestant contre l'injustice de ses contemporains
ou , s'il vit encore , ce succès tardif ne lui
procurera aucune de ces jouissances de l'amour propre
qui sont la plus noble récompense des gens de lettres ,
parce que la renaissance de son livre s'opérera graduellement
et ne fera pas plus de bruit que n'en fait la réimpression
d'un ouvrage connu .
L'amateur qui écrit sur les beaux-arts ( et j'entends
par-là la peinture , la sculpture , l'architecture , la gravure
et la musique ) , n'a pas d'autre perspective que
celle-là ; et si l'on a dit avec tant de justice que rien
n'égale la jalousie d'un médecin , on peut dire avec
plus de justice encore , qu'il n'est rien au-dessus de
lamour-propre des artistes . En effet , ces messieurs
croient être les seuls juges compétens de leurs travaux.
Si un amateur veut les juger , ils lui reprochent de n'être
pas artiste , sur- tout lorsqu'il fait apercevoir ces légers
défauts existants même dans les compositions qui , pour
approcher le plus de la perfection , ne sont pas encore
parfaites ; mais ensuite , si un peintre , un sculpteur ,
un graveur , un architecte , un musicien , reconnait ces
mêmes défauts dans l'ouvrage d'un confrère , celui-ci
crie aussitôt à la jalousie , et il attribue à ce vil sentiment
des observations que sans doute l'amour des beauxarts
a fait naître . L'artiste croit donc être seul en état de
juger ses travaux , et comme il voit tout à travers le
prisme de l'amour-propre , on sait d'avance quelle sera
son opinion , ainsi le peindre de portrait se croit un
Poussin , le croque-note , un Piccini , le maçon un Palladio
, et c'est beaucoup s'ils veulent laisser la première
place à ces grands hommes pour se placer immédiatement
à leur suite .
M. Martine en écrivant sur la musique , celui des
beaux - arts qui procure le plus de vraies jouissances ,
s'annonce sous le modeste titre d'amateur , mais cet
amateur est un juge éclairé , un sage appréciateur des
JUIN 1813 . 537
compositions dramatiques des plus célèbres musiciens ,
un habile adversaire de ces théories calculées qui dénaturent
la musique en substituant une suite d'accords
bizarrementharmoniques , àcettemélodie suave et expressive
qui fait le charme des beaux chants des grands
maîtres de l'école italienne ; malgré cela son ouvrage
n'obtiendra pas le succès qu'il mérite , et s'il paraissait
aussi un écrit , même mauvais , d'un homme qui aurait
brillé dans un concert , ou qui pourrait se dire auteur
de trois ou quatre opéras , il obtiendrait la préférence
sur celui de l'amateur savant et judicieux. Espérons
néanmoins que M. Martine aura un meilleur sort que les
amateurs qui l'ont précédé . Cependant , lorsque je considère
quelle a été la destinée des Considérations sur les
divers systèmes de la musique ancienne et moderne , sans
contredit l'un des plus importans ouvrages qu'on ait
jamais écrits sur l'art musical ,je crains beaucoup pour
l'Essai sur la musique théâtrale. L'auteur de cet Essai
expose , dans le passage que je vais citer , les motifs qui
l'ont déterminé à le faire, les principes qui le dirigeaient
en le faisant , et les idées d'après lesquelles il l'a fait.
« On a beaucoup écrit sur la musique , dit- il , mais on
» n'a point encore tracé un tableau rapide des modifi-
>> cations qu'elle a subies jusqu'à nosjours sur nos théâtres
>>lyriques ; on n'a point développé ses progrès et sa
>>décadence par des principes évidens et par leur diverse
>> application aux compositions musicales restées au
>> theatre ; c'est le but que je me suis proposé dans cet
>>écrit. Je m'attends à bien des critiques , dans une ma-
>>tière qui a donné lieu à tant de débats . Il est impos-
>>sible de satisfaire tout le monde ; mais personne ne
>>pourra me contester le mérite de l'impartialité , qualité
>>si importante pour bien juger , et cependant si rare
>>dans nos querelles musicales , où la plupart des juges
>>se font une idole à laquelle ils vouent une admiration
> excessive. Etranger à toute coterie , à toute préven-
» tion , je cherche à rendre justice aux musiciens même
>>dont j'aime le moins les talens , en citant ce qui dans
>>leurs productions me semble louable. L'intérêt que
538 MERCURE DE FRANCE ,
>> l'on met en France à tout ce qui appartient à la mu-
» sique , me fait espérer que mon ouvrage excitera quel
>> qu'attention ; il peut même n'être pas sans utilité dans
>>> un tems où les avis sont si divers sur ce bel art . >>>
Il suffit de lire l'ouvrage de M. Martine pour recon
naître qu'il ne s'est pas écarté un instant des principes
d'après lesquels il avait conçu l'idée de son travail . exécuté
ensuite avec beaucoup de talent , et dont voici àpeu-
près les idées principales .
La musique est un art d'imitation , elle peint les divers
sentimens par des sons , comme la poésie les peint
pardes discours mesurés . Elle exprime la douleur et la
joie , la crainte et le plaisir , le désespoir et l'espérance ,
en un mot, elle rend les diverses affections de l'ame :
<<Elle doit donc être premièrement expressive , dit M.
>>Martine , si elle est jointe à des paroles , elle doit rendre
>> fidèlement leur signification ; elle doit peindre les sen-
>> timens , les passions qui y sont indiqués. Présente-
>> t-elle un caractère opposé ? est-elle vague , indécise ?
>>elle est mauvaise , quels que soient d'ailleurs ses agré-
>>mens . Mais , dira-t-on peut-être , cette assertion, vraie
>>pour la musique vocale , ne saurait l'être pour l'instru-
>> mentale , qui n'ayant point de paroles à exprimer , n'a
>>par conséquent rien de déterminé. Sans doute le com-
>> positeur peut donner à une symphonie le caractère
>> qui lui plaît , elle peut être à son gré guerrière , pasto-
>> rale , triste , gaie , mais il faut toujours qu'elle en ait
>>un. Ce n'est pas assez que la musique soit expressive ,
>>il faut qu'elle soit encore mélodieuse , c'est-à-dire ,
>> composée d'une suite de sons qui flattent agréable-
>> mentl'oreille . La mélodie sans expression , l'expression
sans mélodie sont également mauvaises , etje prouverai
>> bientôt qu'à l'exception d'un très-petit nombre de cas ,
>>ces deux qualités , loin d'être incompatibles , se forti-
>> fient mutuellement et concourent au même but. »
C'est pour développer ces principes si féconds en
heureux résultats , que M. Martine a composé son Traité
de la musique dramatique , qu'il divise en deux parties .
La première est purement théorique ; dans la seconde il
JUIN 1813 . 539
juge les différentes productions des principaux compositeurs
.
Après avoir établi la nécessité de la réunion de l'expression
à la mélodie , l'auteur examine si l'expression
exclut les beaux chants et fait voir que dans certaines
circonstances la musique ayant à peindre des objets
désagréables ou affreux , serait plus expressive si elle
était mélodieuse. Il cite en exemple le chant sauvage des
Scythes , ou Gluck a si bien exprimé la joie féroce qué
cause à ces peuples l'arrivée d'Oreste et de Pylade ; le
choeur des démons au deuxième acte d'Orphée ; le trio de
Raoul Barbe-Bleue , d'Isaure et de Vergy , et dans un
autre genre le morceau du Maréchalferrant où Philidor
a exprimé le braiment des ânes , par une suite de sons
aussi désagréables que le braiment lui-même. Des réflexions
extrêmement judicieuses sur l'accompagnement
qui doit être toujours subordonné au chant , amènent
M. Martine à examiner la question de savoir si l'harmonie
est préférable à la mélodie ; je vais rapporter ici ses
conclusions qui ne seront pas du goût de ces harmonistes
auxquels J. B. Rousseau eût conservé , s'il avait
pu les entendre , le titre de distillateurs d'accords baroques
, qu'il donna à Rameau avec plus de raison encore
que de malice : « Puisque l'accompagnement , dit
>> M. Martine , doit être subordonné au chant , c'est à la
>> partie chantante, à la mélodie, que le compositeur doit
>> donner tous ses soins . D'après cette conséquence qui
>> ne peut être niée , la question de la prééminence entre
>> la mélodie et l'harmonie est résolue . Donner la préfé-
>> rence à celle-ci , ce serait dire en d'autres termes que
>> l'accessoire doit l'emporter sur le principal. Le plus
>> grand mérite d'un accompagnement est de se faire ou-
>> blier , et le triomphe de l'art du musicien serait de
>> persuader à l'auditeur qu'il n'entend qu'une seule par-
>> tie. Que penser donc du fracas harmonique employé
si mal - à - propos dans quelques compositions mo-
>> dernes ? »
Je ne suivrai pas M. Martine dans toutes les conséquences
qu'il fait résulter de ces grands principes ; les
540 MERCURE DE FRANCE ,
musiciens dramatiques qui les méditeront avec soin y
trouveront beaucoup à profiter ; mais ces chapitres pleins
de choses aussi bien pensées que bien écrites , ne sont
pas susceptibles d'être analysés . Il faudrait , pour les
faire connaître , les citer en entier , car quelques idées
qu'on pourrait en détacher , perdraient beaucoup à être
isolées de ce qui les précède et de ce qui les suit.
M. Martine examine ensuite la question de savoir si
l'on peut , sans être musicien , apprécier et juger la musique
, il décide l'affirmative , et de crainte qu'on ne lui
dise , vous êtes orfèvre , M. Josse , il appuie son opinion
de celles de J. J. Rousseau et de Grétry , qui s'exprime
ainsi dans ses mémoires : « La musique n'a besoin
>> pour être sentie que de cet heureux instinet que donne
>> la nature , voulez-vous savoir si un individu quel-
>> conque est né sensible à la musique? Voyez seulement
>>s'il a l'esprit simple et juste, si dans ses discours , ses
>>manières , ses vêtemens , il n'a rien d'affecté ; s'il aime
>> les fleurs , les enfans ; si le tendre sentiment de l'amour
>> le domine . »
L'auteur recherche ensuite la cause de la prévention
des Français pour les compositeurs étrangers, et examine
les questions suivantes qu'il discute avec beaucoup d'intérêt
et de talent. La musique d'un opéra tragique estelle
préférable à celle d'un opéra comique ? Une bonne
musique peut-elle soutenir un mauvais poëme? Peut-on
expliquer l'inégalité frappante du génie musical, prouvée
par la différence des compositions des mêmes auteurs?
Doit-on refaire une ancienne musique ? Enfin l'auteur
termine sa première partie par un tableau divisé par
époques de la révolution musicale en France .
Dans la seconde partie , M. Martine passe en revue
les différentes productions des principaux compositeurs .
L'examen des opéras de Duni , Philidor , Gluck , Piccini,
Sacchini , Devienne , Della Maria. Daleyrac fournit le
sujet d'autant de chapitres où la vérité des louanges est
teinpérée par la juste sévérité des critiques. Je citerai
ici , pour faire connaître la manière de procéder de
JUIN 1813 . 54x
l'auteur , son jugement sur le Maréchal Ferrant de
Philidor .
,
<< Le Maréchal est de toutes les compositions de Phi-
>> lidor la seule qu'on joue actuellement ; c'est aussi
>>celle où l'auteur a prouvé le plus son talent pour
>>peindre les objets physiques . Rien de plus pittoresque
>> que l'air de la bride : Brillant dans mon emploi , on
>> croit entendre le bruit des voitures , les coups de
>> fouets , les cris des cochers . Ceux de Marcel : Chantant
à pleine gorge ; Oui , je suis expert en médecine
> ont le même mérite. Le premier exprime le travail du
>>maréchal dans sa forge , et joint au mérite de l'ex-
>>pression un chant agréable , qui a souvent été répété ,
>> et dont le second air rappelle ingénieusement le motif.
>>>Le trio de Claudine , Bastien et Eustache , où le com-
>>positeur a imité le braire de l'âne , celui de Claudine
>> avec Jeannette et Marcel , le duo de Marcel et de la.
>>>Bride , l'air de Claudine : Je suis douce ,je suis bonne ,
>> offrent une expression bien caractérisée. L'air de
Jeannette : Quand on aime bien , est mélodieux . Char-
» mant objet de maflamme ; Si l'on dit que je t'adore ; 11
» n'est chère que d'appetit , sont chantans et faciles ; l'ex-
>>pression et le chant se réunissent dans le vaudeville
» qui termine la pièce , dont la musique est générale-
>>>ment bien soutenue . >>
M. Martine ne juge pas seulement les compositeurs
morts , il apprécie encore le mérite des vivans ; mais je
me garderai bien de répéter ici ses jugemens , parce que
Le tems présent est l'arche du seigneur.
i
J. B. B. ROQUEFORT.
542 MERCURE DE FRANCE ,
0
MANUSCRITS DE LA BIBLIOTHÈQUE DE LYON , ou Notices
sur leur ancienneté , leurs auteurs , les objets qu'on y a
traités , le caractère de leur écriture , l'indication de ceux
à qui ils appartinrent , etc. , précédées , 1º d'une
Histoire des anciennes bibliothèques de Lyon , et en particulier
de celle de la ville; 2º d'un Essai historique sur
les manuscrits en général, leurs ornemens , leur cherté,
ceux qui sont à remarquer dans les principales bibliothèques
de l'Europe , avec une bibliographie spéciale
des catalogues qui les ont décrits; par ANT. FR. DELANDINE'
, bibliothécaire de Lyon , membre de l'Académie
de cette ville , correspondant de l'Institut. - Trois
vol. in-8°. -Prix , 20 fr. , et 25 fr. franc de port.
A Paris , chez A.-A. Renouard , libraire , rue -
Saint-André-des-Arts , nº 55.
QUOIQUE les lettres ne soient pas en grand honneur à
Lyon , quoiqu'elles n'y soient pas beaucoupet sérieusement
cultivées , il s'y est toujours trouvé quelques amateurs
qui ont formé de belles bibliothèques ; ainsi Jean
Grollier , qui naquit une vingtaine d'années après l'invention
de l'imprimerie , avait amassé un grand nombre
de volumes . Le généreux possesseur avait écrit sur chacun
d'eux ces mots : Jo. Grolierii et amicorum ; et de nos
jours M. Coulon a fait un noble usage de sa fortune , en
se formant une somptueuse collection de livres, au choix
desquels a présidé le goût d'un homme instruit. Il n'entrait
pas dans le plan de M. Delandine de parler des
bibliothèques particulières ; mais il devait parler des
différentes bibliothèques publiques qu'à eues Lyon;et
ses notices se lisent avec intérêt. Quoique formée de plusieurs
bibliothèques justement célèbres , la bibliothèque
de Lyon n'est pas aussi riche qu'elle pourrait , qu'elle
devrait l'être . Sous le règne de la terreur , des émissaires ,
se disant envoyés du comité de salut public , se rendirent
à la bibliothèque de Lyon; leur mission , disaientils
, était d'en extraire les manuscrits et les livres rares
pour les porter à Paris . Quatorze caisses furent remplies
JUIN 1813 . 543
de tout ce qu'ils trouvèrent à leur convenance ; mais ces
caisses , au lieu de prendre la route de la capitale , furent
embarquées sur le Rhône et descendirent le fleuve. On
ignore ce qu'elles sont devenues . Une faible cargaison
partit pour Paris , et l'on voit aujourd'hui à la bibliothèque
impériale , un « Tite-Live de première édition ,
>> publié à Venise en 1470 par Vindelin de Spire .
>> Le premier boulet tiré contre Lyon l'avait partagé , et
>> cette circonstance sans doute parut mériter qu'on en
>>portat les fragmens à la bibliothèque nationale .>>>
J'aurai quelques observations à faire sur le texte de
M. Delandine , 1º il y a ici une faute d'impression assez
grave ; M. Delandine sait mieux que moi que l'édition de
Tite-Live donnée par Vindelin de Spire n'est que la troisième
. On a de cet auteur deux éditions sans date , toutes
deux faites à Rome : on dispute encore quelle est la
première des deux : celle de Veniseleurest postérieure ,
mais elle est la première avec date. Ce sont les mots avec
date , oubliés par M. Delandine, qui font la faute d'impression
dont j'avais à parler.
2°. Cet exemplaire est en vélin. Cette particularité
était à remarquer , d'autant plus que c'est pour cette raison
que l'exemplaire , tout mutilé qu'il est , a été apporté
à Paris . M. Delandine n'étant garde de la bibliothèque
de Lyon que depuis cet accident , et n'étant pas venu à
Paris depuis , est excusable , à mes yeux, de n'avoir pas
fait cette remarque .
3°. Quant à la circonstance du premier boulet tiré contre
Lyon qui vient précisément tomber sur ce Tite-Live ,
j'ose la révoquer en doute. J'ai entendu dire aussi que la
première bombe tombée à Lyon avait frappé la maison
de l'abbé Rozier et écrasé ce savant homme. Cette circonstance
de première ou dernière ne fait rien à l'affaire,
et plût à Dieu que le reste du récit ne fut pas plus avéré !
Avant ces tems désastreux , la bibliothèque de Lyon
avait perdu le plus précieux des ouvrages qu'elle renfermait.
Le P. Parennin , qui avait été élevé au collège de
Lyon , envoya en 1728 à la bibliothèque le Tong-Kien-
Kang-Mou , ou Histoire genérale de la Chine en trente
volumes , imprimés à Pékin en beaux caractères chinois .
544 MERCURE DE FRANCE ,
Chacun d'eux avait 14 pouces de longueur sur sept de
largeur. Dans quatre volumes in-folio y faisant suite on
en trouvait une traduction française par le P. Moyria de
Mailla , missionnaire, jésuite , etc. Le savant Freret apprenant
que la bibliothèque de Lyon possédait ce trésor,
vint le consulter et désira en être l'éditeur. La mort empêcha
Freret de s'occuper du projet de cette édition;
mais quelque tems après elle a eu lieu par les soins d'un
autre .
M. l'abbé Grosier , chanoine de Saint-Louis du Louvre ,
seprésenta au bureau des colléges en 1775 etdemanda
à s'en charger. Les administrateurs y consentirent. Le
manuscrit fut cédé en toute propriété à M. Grosier , par
acte du 3 août 1775. « Il serait généreux , s'écrie
>> M. Delandine , il serait généreux à M. l'abbé Grosier
» et digne de sa réputation d'en remettre le texte original
» à une ville qui s'empressa de le lui offrir , qui le reçut
>> en don de l'auteur même , et le verra passer avec regret
>> dans une bibliothèque étrangère . >>>
On peut voir dans l'ouvrage de M. Delandine les circonstances
qui ont enrichi ou appauvri les bibliothèques
de Lyon , qui aujourd'hui n'en forment plus qu'une ,
réunie dans un beau local de tout tems destiné à cet
usage.
M. Delandine en parlant des diverses bibliothèques
paye un tribut d'éloges à chacun de ceux qui en furent
chargés . Le jésuite Tolomas vient à son tour , et M. Delandine
rappelle très-bien que le motif de la haine de
d'Alembert contre le jésuite prenait sa source dans une
harangue latine où ce dernier parlait contre les encyclopédistes
. Je tiens d'un témoin auriculaire que le R. P.
Tolomas ne s'était pas seulement permis de déclamer
contre les encyclopédistes , mais qu'il avait dans sa harangue
latine attaqué d'Alembert , et l'avait appelé : homo
cui nec pater , nec res est. Le cardinal de Tencin , alors
retiré à Lyon dont il était archevêque , prit fait et cause
pour son neveu, et le jésuite Tolomas , m'a dit le même
témoin , fut expulsé de la société. J'ose révoquer en
doute cette dernière partie de l'anecdote; car M. Delandine
m'apprend que, deux ans après lamort du cardinal ,
JUIN 1813 . 545
SEINE
le P. Tolomas était encore bibliothécaire de la vine a
Lyon , et que се fut lui qui fit alors ( 1760 )rendre les
livres doubles de la bibliothèque ( confiée auxjésuites ).
Dans la querelle qui s'éleva entre Tolomas et les protecteurs
de d'Alembert, l'académie de Lyon se conduisit
frès-noblement; elle ne voulut pas rayer de la liste de ses
membres le P. Tolomas : et l'on aime à citer des exem
ples si rares , aujourd'hui sur-tout , de dignito de courage
et d'indépendance des gens de lettres .
,
L'Essai historique sur les manuscrits , est terminé par
une Bibliographie spéciale des catalogues de manuscrits ;
c'est du moins le titre que M. Delandine donne à cette
section de son ouvrage . Il me semble qu'il y a ici erreur
de mots ; c'est une simple revue de quelques catalogues ,
1º parce que M. Delandine se contente de mentionner
les ouvrages sans rapporter leurs titres , formats
dates , etc .; 2º parce qu'il passe un grand nombre d'auteurs
sous silence , et ne parle , par exemple , ni de
Louis-Joachim Feller , qui a fait imprimer Catalogus
codicum Msstorum bibliothecæ Paulinæ in academia
Lipsiensi , 1686 , in- 12 , ni de MM. Alexandre Hamilton
et Langlès , qui ont fait imprimer le Catalogue des manuscrits
samskrits de la Bibliothèque Impériale. In- 8 ° ,
1807 (1 ) , etc. , etc. , etc.
M. Delandine appelle Saxius l'auteur de l'Historia
literario-typographica mediolanensis . Saxius est le nom
latin de cet auteur. Son véritable nom est Sassi. M. De-
(1 ) Depuis l'impression du Catalogue des manuscrits de la bibliothèque
du roi , 1739-44 , 4 volumes in - folio , ce sont les manuscrits
qui y sont portés qui forment ce qu'on appelle l'ancien fonds. Les
manuscrits qui sont arrivés à la bibliothèque depuis la confection de
ce catalogue , forment des classes à part qui tirent leur nom de leurs
anciens possesseurs ; c'est ainsi que par fonds Ducange , fonds
Lavallière , on désigne les manuscrits qui proviennent de Ducange
ou de Lavallière . Il était à désirer que ces divers fonds fussent refondus
dans l'ancien et ne formassent avec lui qu'un seul et même catalogue
, et les souhaits des gens de lettres , à cet égard , seront exaucés
. Dans ce moment on s'occupe du catalogue des manuscrits orientaux.
Mm
546 MERCURE DE FRANCE ,
landine l'a appelé ainsi dans son Nouveau Dictionnaire
historique , tome XI , page 151 ; mais à l'occasion de
Sassi j'aurai une remarque à faire. Plusieurs personnes
croient qu'il faut joindre cet ouvrage de Sassi à la Bibliotheca
scriptorum mediolanensium d'Argelati . La
Bibliothèque d'Argelati est en deux volumes in-folio ,
qui sont chacun divisés en deux parties. La première
partie du premier volume n'est autre que le travail de
Sassi. C'est donc un double emploi que de mettre ,
comme le font quelques amateurs , le Sassi à la suite de
l'Argelati , puisqu'il en fait partie .
On a imprimé quelques exemplaires de l'Historia
literario typographica , avec un frontispice particulier
qui porte la date de 1745. A la fin de ces exemplaires on
a mis une mantissa de vingt feuillets , contenant : 1 une
lettre latine du cardinal Quirini à Sassi ; 1º la réponse
de Sassi ; 3º un Indiculus rerum et nominum. Cette
mantissa se trouve aussi dans l'Argelati , mais à la fin
du second volume ; c'est la même composition qui a
servi ; l'imprimeur , en changeant la destination de ce
morceau , a eu l'attention de changer la signature des
feuilles , et c'est la seule différence que j'ai remarquée .
Les deux dissertations préliminaires de M. Delandine ,
dont je viens de parler , occupent les 108 premières
pages du Ier volume , c'est-à-dire , le quart de ce volume.
Tout le reste de l'ouvrage est consacré aux manuscrits
de la bibliothèque de Lyon.
Le savant bibliothécaire les a rangés par langues . Je
n'ai aucune observation à faire sur les manuscrits chaldéens
, syriaques , hébreux , arméniens , arabes , turcs ,
persans , tartares , indiens , malais , chinois , qui sont
d'ailleurs en petit nombre , puisque tous ensemble ils ne
sont qu'au nombre de cinquante. Les manuscrits grecs
sont au nombre de cinq seulement. Les manuscrits latins
étant plus nombreux , M. Delandine les a classés par
matières : belles - lettres , histoire , sciences et arts , jurisprudence
, théologie. Il donne une courte notice sur les
auteurs des manuscrits et l'analyse de tous ces manuscrits.
Il faut avouer qu'il y a bien du fatras parmi tout
cela , et qu'on peut comparer ici M. Delandine à ceux
JUIN 1813 . 547
qui travaillent aux mines ; « car , suivant les expressions
>>de Bayle , la peine qu'il s'est donnée d'éplucher et de
>> mettre en ordre tous ces manuscrits , lui a fait trouver
>>incomparablement plus de fer , de plomb et de cuivre,
>> que d'or et d'argent ; mais comme toutes ces choses
>> ont leurs usages dans la république des lettres , la seule
> ville de Lyon ne lui doit pas savoir gré de tant de
>> patience ; le public doit partager cette obligation . >>>
Il serait à désirer que l'on possédât de pareils inventaires
de toutes les bibliothèques de France. Le tems que les
bibliothécaires consacreraient à ce travail ne serait pas
perdu pour le monde savant ; ne rendraient-ils que le
service d'épargner le tems des savans leurs contemporains
ou leurs successeurs : il y aurait à espérer que de
loin en loin on découvrirait quelque manuscrit important.
Quelque gloire alors en reviendrait à celui entre
les mains de qui il se trouverait ; mais si le hasard n'a
pas , sous ce rapport , favorisé M. Delandine , on ne lui
en doit peut- être que plus de reconnaissance , puisque ,
quoique rien dans son travail ne l'ait dédommagé de ses
peines , rien cependant n'a pu ralentir son zèle.
Tous les manuscrits latins de la bibliothèque de Lyon,
qui présentent quelqu'intérêt , ont été imprimés . Ce
serait une lecture fatigante qu'un pareil catalogue , si ,
comme je l'ai dit , M. Delandine n'avait mis quelques
notices sur les auteurs . Ces notices ont une forme
particulière , et tout à-la-fois le mérite de la briéveté .
Aussi , à l'occasion de quelques manuscrits d'Æneas
Sylvius Piccolomini , M. Delandine dit : « Piccolomini
>> devint pape sous le nom de Pie II , et se rendit célèbre
>> par ses écrits . Ceux-ci furent aussi tolérans avant qu'il
>> fut pape , qu'ils le devinrent peu lorsqu'il fut parvenu
>> au souverain pontificat . Aussi , disait-il dans une bulle
>> de 1463 : Nous sommes homme et nous avons pu errer
>> comme homme. Nous ne nions pas qu'on puisse con-
» damner beaucoup de choses que nous avons dites et
» écrites au préjudice du Saint- Siége . Aussi , si vous
>> trouvez quelque sentiment qui blesse l'autorité du siége
» apostolique soit dans nos dialogues , soit dans d'autres
>> opuscules , rejetez notre opinion ancienne pour suivre
Mm 2
548 MERCURE DE FRANCE ,
>> celle que je déclare à présent. Croyez-moi comme vieil-
➤ lard , et non quandje parlais enjeune homme. Ecoutez
>> le souverain pontife et non un particulier , récusez
>>Æneas Silvius pour obéir à Pie II . »
Platina , dans son livre intitulé : De vitis ac gestis
summorum pontificum , rapporte des pensées ou maximes
de ce pape. En voici quelques-unes : Ut in mareflumina
omnia, sic vitia in magnas aulas fluere. Assentatores
maxime quo volunt reges ducere : pessimam regibus pestem
adulatoris linguam. Grave pontificis onus , sed leatum ei
qui bene fert : Indoctum episcopum asino comparandum :
Sacerdotibus magna ratione sublatas nuptias , majori restituendas
videri , etc. On pense bien que cette dernière
maxime est une de celles que le pape Pie II aurait désavouées
; mais il est digne de remarque qu'elle existe dans
les éditions prétendues altérées ;je dis prétendues altérées ,
parce qu'il y a lieu de croire que les éditions entières de
Platina ( de vitis pontificum ) sont très-nombreuses . On
lit dans Bayle (2) : « Que les dernières éditions de Pla-
>> tina ne sont pas les plus fidelles. Que dans la vie du
>> pape Cletus , au feuillet 13 de l'édition de Jean Petit ,
>> 1530 , in- 8 ° , on lit : Uxorem habuit in bithynia , au
>> lieu que par une dépravation grossière les éditions
>> suivantes ont uxorem non habens in bithynia. » J'ai vu,
de l'ouvrage de Platina , les éditions de 1503 , in-8° ;
1664 , in- 12 ; celle de 1485 ; celles de Venise , 1504;
idem , 1511 ; de Cologne , 1551 ; idem , 1562 ; idem ,
1568 et 1574. Ces sept dernières , in-folio , et il n'y a
que celles de 1568 et 1574 qui portent le uxorem non
habens ; toutes les autres disent : habuit.
D'après un passage de Prosper Marchand (3) , on
serait tenté de croire que l'aveu du pape Pie II , sur la
nécessité de la restitution du mariage aux ecclésiastiques
est du nombre des passages supprimés . Je puis affirmer
que ce passage se trouve tel que je l'ai cité dans toutes
les éditions dont je viens de rapporter les dates ; et parmi
ces éditions il y en a qu'on avait lieu de regarder comme
(2) Dict. hist. , article PLATINA .
(3) Histoire de l'Imprimerie , page 97-
JUIN 1813 . 549
infidèles , et certainement si on avait quelque chose à
retrancher , c'était cet aveu de Pie II .
,
Ces pensées ou maximes ne parurent pas , au reste
du vivant de Pie II. Le P. Jacob de Saint- Charles ne
cite qu'une édition : elle est de 1475 , c'est-à-dire , de
cent onze ans après la mort de ce pape (4) . Il est à croire
cependant qu'elles sont son ouvrage ; car Platina dit :
Sententias in proverbii modum reliquit multas , ce qui
porte à penser que Pie II lui-même les avait rédigées par
écrit , et que ce n'était pas seulement de sa bouche
qu'on les avait recueillies .
Le n° 611 des manuscrits de la bibliothèque de Lyon
est intitulé : Summa de casibus conscientiæ à venerabile
fratre Bartholomoeo de Pisis ordinis fratrum predicatorum
.
« Son auteur , né en Toscane dans le quatorzième
>> siècle , se rendit célèbre , dit M. Delandine , par son
>>livre des Conformités de saint François avec J. C. ,
>> dont les premières éditions sont très-rares . Il était
>> cordelier et non de l'ordre des frères prêcheurs ou domi-
>> nicains , ainsi que le qualifie le titre de l'ouvrage.>>>
Ce n'est pas par erreur que Barthélemi de Pise est
qualifié sur le manuscrit de l'ordre des frères prêcheurs .
Trois écrivains ont porté le nom de Barthélemi de Pise :
1º un médecin qu'Eloy (5) appelle PISANUS OU DE PISIS
( Barthélemi) , et qui fut médecin de Léon X. Il écrivait
en 1519.
2º . Albizzi ( Barthélemi ) , plus connu sous le nom
de Barthélemi de Pise , qu'on lui donne aussi du lieu de
sa naissance ; c'est le plus célèbre , ou plutôt le seul cólèbre
des trois (6) . Il était de l'ordre des franciscains ou
frères mineurs , et mourut en 1401 .
3 ° . Barthélemi a Sancto Concordio , le plus ancien des
(4) Bibliotheca pontificia à Ludovico Jacob à S. Carolo : 1643 ,
pag. 190 .
(5) Dictionnaire historique de la Médecine , I , 571 .
(6) Voyez tous les Dictionnaires historiques , et entr'autres celui de
MM. Chaudon et Delandine , huitième édition , Lyon , 1804 , tome Isr ,
page 132 , ou la Biographie Universelle , tome Ier , page 433 .
550 MERCURE DE FRANCE ,
Cette
trois , puisqu'il est mort vers 1347 , et qu'on appelle aussi
Barthélemi de Pise , parce qu'il était né dans cette ville.
Il était de l'ordre des frères prêcheurs ou dominicains :
aussi les bibliothécaires de çet ordre lui ont-ils consacré
un long article (7) ; ils parlent de plusieurs autres ouvrages
de leur confrère , et disent qu'il existe un trèsgrand
nombre de manuscrits de sa Summa. « Innumera
servantur ubique hujus operis exempla MS.
Somme a au reste été imprimée dès le quinzième siècle .
Quétif et Echard citent , d'après Beughem ( Cornélius à),
une édition de 1470 faite à Paris . M. de la Serna Santan
der , beaucoup plus exact , croit que la première édition
de ce livre parut à Cologne , 1474 , in-fol. , et il en rapr
porte l'intitulé dont voici les premiers mots : Summa
Bartholomei Pisani, etc. (8)
»
Je ne m'arrêterai pas plus long-tems sur les manuscrits
latins , j'ajouterai seulement qu'ils sont au nombre de579.
Les manuscrits français sont les seuls qui présentent
quelqu'intérêt . Quelques-uns me paraissent mériter un
peu moins d'attention, soit par le nom de leurs auteurs ,
soit par les matières qui y sont traitées . J'en indiquerai
quelques-uns . A. J. Q. B.
OEUVRES CHOISIES D'ANTOINE - PIERRE -AUGUSTIN DE PIIS.
De PHarmonie imitative de la languefrançaise, poëm ,
en quatre chants . A Paris , chez Brasseur ainé
imprimeur- éditeur , rue de la Harpe ,nº 93 ; etc.
-
(TROISIÈME ET DERNIER ARTICLE.)
L'HARMONIE imitative est l'artde peindre certains objets
par des sons , de rendre par leur magie soit le cri des
animaux , le choc des élémens , les éclats du tonnerre ,
le mugissement des flots , soit le souffle dú zéphyr , le
murmure des ruisseaux , le doux frémissement du feuil-
(7) Quetifet Echard: Scriptores ordinis prædicatorum , I, 623-625.
(8) Dictionn . Bibliographique choisi du quinzième siècle , seconde
partie , page 150.
JUIN 1813 . 551
1
lage ; et c'est enfin le talent d'exprimer l'accent général
et varié de la nature . Habile instrument dans la main du
poëte , il lui devient nécessaire pour transmettre aux
oreilles délicates , par des effets qui ajoutent quelque
chose encore au pittoresque des tableaux qui le frappent
. Mais l'harmonie imitative peut-elle être soumise
à un calcul méthodique , à une combinaison savante ?
pourquoi non . L'homme n'est-il pas né avec l'instinct
de l'imitation ? C'est cet instinct précieux , ce
don de réminiscence , ou plutôt cette faculté observatrice
, qui établit entre lui et l'animal une si grande
différence . Ce dernier n'a jamais imité ni perfectionné
l'ouvrage de son prédécesseur. Le castor , architecte de
la nature , si ingénieux , ajoute-t-il une aile de plus à
l'édifice construit par son semblable. Sa science qui date
du berceau , commence et finit avec lui . L'homme n'admire
que pour imiter et faire mieux. Si le poëte , frappé
de l'idée du beau , s'asservit pour le plan du sujet , l'ordonnance
, le noeud et le dénouement , aux règles sévères
imposées par les rhéteurs habiles , pourquoi ne s'asservirait-
il pas , suivant l'exemple des poëtes fameux de l'antiquité
, au mécanisme des sons que lui présente sa
langue , pour rendre les couleurs d'un tableau , la mélodie
des images? Ce n'est pas que je veuille qu'un poëte ,
cloué à sonpupitre , fasse de l'harmonie imitative comme
on résout un problème. L'auteur du poëme que j'annonce
est si loin de cette idée , qu'il a consacré de bons
vers à repousser une prétention ridicule que la critique
malveillante lui avait imputée , sans le comprendre :
N'allez pas toutefois , outrant un tel système ,
Soumettre Richelet aux règles de Barême ,
Et tourmenter la langue au point de calculer
Des vers que le lecteur craindrait d'articuler.
Pour prix d'un sot travail devenu mécanique ,
Vous verriez tout-à-coup l'inflexible critique
Vous mettre en parallèle avec le sec Ronsard
Ainsi que Chapelain vous laisser à l'écart ,
Et de vos froids écrits confondant l'artifice ,
D'un souffle en renverser le bizarre édifice .
De même n'allez point , moderne Dubartas ,
552 MERCURE DE FRANCE ,
Prendre pour harmonie un vain galimaties ;
Dire que l'alouette , avec son tire- lire ,
Vers la voûte des cieux en tirelirant tire ,
Et faire à la grenouille , en lassant son thorax
Chanter avec Rousseau bré- khé-khé-khoax-khoaz.
Ces vers sont dans la manière de Boileau . Je ne veux
pourtant point les comparer à ceux du législateur du
Parnasse : j'ai même quelque scrupule sur le mot galimatias
; je ne crois pas que le poëte de la raison et du goût
eût employé ce terme. D'ailleurs ne serait-il point de
quatre syllabes ? Je crois aussi que M. de Piis s'est trompé
en attribuant à Dubartas ces vers : avec son tire-lire ,
en tirelirant tire . Il faut rendre à chacun son bien ; ces
vers sont du doux Ronsard.
Elle guindée du zéphyre
Sublime en l'air vire et revire ,
Elle y décline un joli cri
Qui rit , guérit , et tire lire
Des esprits mieux que je n'écris.
Il faut avouer que Dubartas était capable de les faire.
Il l'a prouvé en décrivant le coursier qui le champ plat
bat , abbat.
On sent que si l'harmonie imitative ne consistait qu'à
ramasser ainsi des syllabes bizarres ce serait une vaine
puérilité. La véritable harmonie est celle qui , loin d'offenser
la langue , l'enrichit de nouvelles beautés. Il est
un choix de consonnes et de voyelles qui , par leur rapprochement
ingénieux , retrace à l'imagination ce qu'on
avu , ce qu'on a cru entendre , et sert à-la-fois la pensée
et l'oreille . Ceux qui douteraient de cette vérité ,
feraient à- la - fois le procès à Isocrate , à Platon , à Denis
d'Halicarnasse , à Quintilien , à Cicéron et encore plus
aux poëtes fameuxde l'antiquité. On ne doute pas que la
langue des Grecs et des Romains, plus harmonieuse et
possédant une prosodie constante , ne fût armée de plus
de ressorts pour atteindre à l'harmonie imitative. Qui
s'est mieux servi de ces ressorts que le chantredes Géorgiques
et de l'Énéide ? tantôt par l'accouplement des
JUIN 1813 . 553
syllabes douces , il exprime ce qu'il y a de plus doux et
de plus suave :
Mollia Luteola pingit vaccinia caltha ;
tantôt par la rude assonnance des mots , il peint la dureté
du fer et le froissement des chaînes :
Tumferri stridor strictæ que catena .
Veut- il dépeindre l'affreux Poliphème :
Monstrum horrendum , informe , ingens , cui lumen ademptum.
On a observé , avec raison, que ce vers , en supprimant
les syllabes qui font élision , et faisant sonner l'u
comme les Romains le faisaient sonner , devenait , pour
ainsi dire , un vers monstrueux. Qu'on prononce sans
nasiller celui-ci , où Perse peint un homme qui nasillait :
Rancidulum quiddam balbâ de nare locutus .
Boileau et Racine élevés à l'école des anciens , nourris
de leurs beautés , fiers de marcher sur leurs traces , ont
enrichi notre langue d'exemples d'harmonie imitative
si multipliées , qu'on ne peut douter qu'ils n'eussent une
poétique particulière de l'art de peindre par les sons .
Ils n'épluchaient pas les syllabes qui devaient remplir
leurs vers ; leur pensée , libre dans son vol , rencontrait
celles qui convenaient à tel ou tel effet , et le goût alors
les approuvait. Croit-on que Racine n'ait pas mis une
intention pittoresque dans ce vers où les rrépétés représentent
si bien la croupe du monstre dont Hyppolite fut
victime :
Sa croupe se recourbe en replis tortueux.
Boileau s'est- il servi sans connaissance de cause de
la consonnance de syllabes traînantes pour décrire le
char des rois fainéans ?
Seulement au printems , etc.
A-t-il redoublé , sans y faire attention , le terme de
gros dans ces deux vers qui peignent si bien la masse du
volume et l'ennui qu'il devait causer ?
Aussitôt il saisit un gros infortiat
Grossides visions d'Alcurce et d'Alciat . etc.
554 MERCURE DE FRANCE ,
Le célèbre Delille a-t-il construit sansy songer le vers
suivant? il s'agit de la corneille :
Seule errant à pas lents sur l'aride rivage.
Le Tasse , l'Arioste , le Dante , n'offrent-ils pas des
beautés sans nombre d'harmonie imitative , qui furent
autant le résultat d'un travail combiné que le fruit d'une
inspiration rapide. Nos voisins les Anglais n'ont ils pas
recours au prestige des sons pour captiver l'oreille , ce
juge fier et dédaigneux , comme l'a dit Cicéron , et donner
de la vie à leurs peintures. Pope est plein de vers
imitatifs ; et ne connaît-on pas ceux que Dryden a traduits
des Géorgiques .
Ac veluti lentis Cyclopesfulmina massis
Cum properant , etc.
One stirs the fire and one the bellows blows
The hissing steet in the smilhy drownd ,
The grot with beating awile groans around,
Byturns their arms avance in egal Time
By turus their hand descend , and hammers chime ,
They turn the glowing mass with croshed tongs ,
The fiery work proceed with rustick songs.
Il suffit d'avoir la plus légère teinture de la langue
anglaise pour être sensible aux beautés d'harmonie imitative
que renferment ces vers. Mais entendons M. de
Piis défendre lui-même une cause que je n'ai plaidée
qu'à demi . Malgré les censures injustes qu'il a éprouvées ,
il n'en sera pas moins classé dans l'empire littéraire
comme un des vengeurs les plus énergiques de l'art imifatif.
Il descend dans l'arène armé de pied en cap , et
pourrait dire comme Achille :
« Il faut des actions et non pas des paroles . >>>
Ainsi done parmi nous la langue est assez riche ,
Il faut qu'on y cultive et non qu'on y défriche.
Ce ne sont pas des mots qu'il faut imaginer,
Ceux qu'on nous a transmis sachons les combiner ;
Sachons en composer un langage flexible ,
Qui peigne noble ou simple , agréable ou terrible ,
JUIN 1813. 555
Etle bruit des combats , et la paix des hameaux ,
Et le feu de la foudre , et la nuit des tombeaux .
Après ces préceptes , l'auteur sème quelques fleurs
sur l'aridité de son sujet , en adressant cette invocation
charmante aux femmes :
Et toi , sexe divin , dont l'organe flatteur
Prête à notre langage un charme séducteur ,
Je sais que d'ordinaire un sujet didactique
Lié dans tous les points par un fil méthodique,
Près du code amoureux par Ovide tracé
N'est qu'un froid canevas dont ton oeil estblessé ;
Mais j'abandonne enfin l'aride théorie ,
Daigne entrer avec moi dans l'humble galerie
Où ma muse au hasard exerçant ses pinceaux .
Veut à ton indulgence offrir quelques tableaux.
M. de Piis en traçant le poëme de l'harmonie imitative
n'a point prétendu aligner froidement des préceptes . Il
ne rejette point les ornemens ni les traits délicats qui
peuvent dérider son lecteur . Passerai -je sous silence cet
exemple de poésie badine , quoique l'objet qui l'a inspiré
, le sifflet , j'en appelle aux auteurs , ne soit pas un
instrument des plus badins .
Ainsi des instrumens , ou sacrés , ou profanes ,
J'ai táché d'imiter les différens organes .
Voici que le sifflet se prétend insulté ,
Parce qu'il est lui seul de la liste excepté.
Sors , sinistre instrument , nous savons que l'envie
S'unit avec Cacus pour te donner la vie.
Tous deux t'ont enseigné ces sombres sifflemens
Communs aux assassins aussi bien qu'aux serpens.
Nous t'avons vu depuis assouvissant ta haine
Tantôt dans les forêts , et tantôt sur la scène ,
Contre un seul voyageur rallier cent filoux ,
Et contre un seul auteur stimuler cent jaloux.
On voit que M. de Piis traite avec la même grace
différens genres de poésie. Il a peint avec un rare bonheur
le son de tous les instrumens : c'est un luthier qui
joue également bien de tous ceux qu'il possède . Je vou556
MERCURE DE FRANCE ,
1
drais bienles passer en revue , mais je suis malheureusement
borné par l'espace. Je m'empresse de faire connaître
quelques vers de l'épisode d'Eustelle et d'Eutrope.
L'auteur ne pouvait pas mieux couronner un poёте оù
la délicatesse le dispute à la raison, et le talent à l'esprit.
Eutrope se croit trahi par Eustelle : il maudit le pigeon
messager de son amour , et porteur de ses tendres billets.
Le soleil a déjà remonté l'horison ,
Et le comte n'a point recouvré sa raison ;
Le cher pigeon revient à l'heure accoutumée ,
Pour la première fois la fenêtre est fermée ;
Mais l'animal exact à remplir son devoir ,
Dans l'espoir d'être vu se contente de voir ;
S'obstine en roucoulant à faire sentinelle ,
Et frappe à coup de bec une vitre rebelle.
Eutrope , à ce signal , d'horreur se sent saisi.
Le voilà cet oiseau qu'Eustelle avait choisi ,
Ceconfident trompeur de l'objet le plus traître ;
Et soudain d'un air brusque il ouvre sa fenêtre.
Le tranquille pigeonn'en est point allarmé.
D'un fer impitoyable Eutrope s'est armé.
Ici ma plume tremble et mon ame est émue ,
De ce tableau sanglant je détourne la vue.
Le coup fatal pénètre , et l'innocent oiseau
Chancelle , crie , et tombe aux pieds de son bourreau.
Mais tout en éprouvant des atteintes mortelles
Ondirait qu'il invite à chercher sous ses ailes .
Eutrope les écarte , un billet précieux
Irrite au même instant ses regards curieux.
Et parcouru trois fois par ses lèvres rapides ,
Il échappe trois fois à ses mains trop avides.
«L'officier que ton coeur a d'amour soupçonné ,
>> Eutrope , c'est mon frère , un hasard fortuné
» Après dix ans d'exil le rend à sa patrie ,
>> Et je l'aime après toi cent fois plus que ma vie.
» Reviens donc , sur - le-champ , t'assurer de ma foi ,
› Je ne l'ai qu'embrassé , les baisers sont pour toi , etc. >>>
DU PUY DES ISLETS.
JUIN 1813 . 557
REVUE LITTERAIRE .
LES ouvrages nouveaux se succèdent avec une rapidité
effrayantepourles journalistes dont toute la bonne volonté ne
peut servirl'impatience des auteurs aussi promptement que
ceux-ci le désirent. Ce printems a vu naître une foule de
romans , de poëmes , de recueils de poésie , contes et bons
mots . Les dames ont paru avec honneur dans la carrière ;
leurs romans ont disputé et obtenu le prix , et aucun ouvrage
de ce genre publié cette année par nos romanciers
les plus connus , ne peut être comparé à Mademoiselle de
la Fayette , à la Dame du Lac , à Léonie de Montbreuse .
Trois poëmes , l'Amadis de M. Creuzé de Lesser , où l'on
reconnaît tout le talent dont cet aimable auteur avait donné
,
tant de preuves dans les Chevaliers de la Table Ronde , et
Rosamonde , où malgré quelques légères taches , on trouve
des beautés du premier ordre , et enfin les Troubadours ,
ouvrage très - agréable que nous ferons mieux connaître
très-incessamment ont éveillé l'attention des amis des
lettres. Enfin les nouveautés se pressent et s'accumulent
tellement qu'il serait impossible de signaler leur existence
aux lecteurs des journaux littéraires , si l'on ne prenait le
parti d'en annoncer plusieurs à-la-fois . C'est ce que nous
allons faire aujourd'hui .
-A
SYDONIE , Ou Mémoires de M. De....- Deux vol . in- 12 .
-- Prix , 4 fr . , et 4 fr. 80 cent. franc de port .
Paris , chez A. Eymery , libraire , rue Mazarine ,
nº 30 ; et Delaunay, libraire , Palais-Royal, galeries de
bois , nº 243 .
L'AUTEUR de ce roman est , dit-on , connu dans la littérature
par des essais qui ne sont pas sans mérite; il cultive
la poésie avec succès , et si son goût n'est pas encore bien
pur , il a assez de talent pour qu'on puisse espérer que
l'étude des grands modèles le perfectionnera.
Voici en peu de mots le sujet de son roman .
Mme Fleury , femme d'un riche colon de St. -Domingue ,
amenée en France par des affaires de famille , habitait sous
le beau ciel de la Provence avec sa fille , l'aimable Sydonie,
que l'auteur peint comme tous les romanciers peignent
leurs héroïnes. Mme Fleury eut bientôt fait la connaissance
1
558 MERCURE DE FRANCE ,
de ses voisins , et elle se lia d'une manière particulière avec
la mère du héros du roman. Ce jeune homme devient ,
comme on le devine , l'amant de Sydonie , à laquelle il
donne plusieurs fois des preuves de la sincérité de son
amour. Un jour , par exemple , qu'elle péchait des crabes ,
elle tombe dans la mer , son amant s'y jette aussitôt et lui
sauve la vie .
Les choses étaient dans cet état lorsque Me Fleury termina
les affaires qui l'avaient conduite en France. L'heureux
succès de la mère mit la fille au désespoir , car c'est
ainsi que va le monde , les uns s'affligent de ce qui réjouit
les autres. Les deux amans se séparent , et Sydonie s'embarque
pour Saint-Domingue avec sa mère.
L'amant , désespéré de ce funeste départ , se fait soldat.
On sait que les amans malheureux ont souvent cherché au
milieu des camps un soulagement à leurs maux. Le hasard
le conduit ensuite à Saint-Domingue , où il a le bonheur de
retrouver Sydonie; mais celle-ci , dont les parens étaient
morts, avait pour tuteur un homme impitoyable qui voulait
l'épouser ; comme cela arrive presque toujours dans les
romans et les comédies , la pupille ne veut point de son
tuteur pour époux; afin de trancher la difficulté, elle prend la
fuite avec son amant , comme cela arrive encore quelquefois,
et le diable se mêle de leurs affaires , comme cela arrive
malheureusement trop souvent. Nous espérons qu'on leur
pardonnera une telle faute , si l'on considère qu'il leur était
bien difficile , jeunes et amoureux comme ils l'étaient , de
résister à la tentation . Au reste , ils expient par de grands
malheurs un instant d'égarement. En effet , après avoir été
pris par un corsaire , jetés sur une île déserte , et après avoir
souffert la faim et la soif, ils sont recueillis par un vaissean au
moment où ils étaient près de mourir. Mais ils font ensuite
naufrage sur les côtes de Portugal , Sydonie et son amant
séparés par la tempête abordent à une trop grande distance
l'un de l'autre pour pouvoir se rencontrer. L'amante espère
cependant de revoir encore celui qu'elle adore et qui l'a
rendue mère , mais l'amant persuadé qu'elle a péri sous
les flots , embrasse l'état ecclésiastique ; ainsi le même
homme qui dans un premier désespoir s'était fait soldat ,
se fait prêtre dans un second. Mais le malheureux avait pris
trop vite son parti , car le hasard lui fait retrouver Sydonie
lorsqu'elle ne peut plus lui appartenir. Elle lui adresse de
instes reproches , et dans la douleur qui l'accable elle se
retire à Marseille avec sa fille . Là elle passait sa vie à pleu
JUIN 1813 . 55g
rer son amant; elle le recontre un jour sur le bord de la
mer , d'abord elle se trouve mal , mais après avoir recouvré
ses sens , elle lui adresse ces mots : Si vous m'avez jamais
aimé, fuyez l'infortunée Sydonie. En effet , ces deux
amans se font les plus tendres adieux et se séparent pour
ne plus se revoir.
Je n'ai pas besoinde faire ressortir tous les défauts d'une
semblable composition , mais je dois dire aussi qu'elle renferme
des situations neuves et touchantes que l'auteur a
traitées avec beaucoup de talens . En général , il en faut un
bien grand pour faire supporter les romans dont le dénouement
n'est pas heureux , et je ne conseille à personne de
fenter une semblable épreuve , à moins qu'il n'ait un mérite
comparable à celui des auteurs de la Nouvelle Héloïse , de
FIngénu, de Clarisse , du Comte de Comminges , de Paul
et Virginie , etc. Malheureusement l'auteur de Sydonie est
encore bien loin de ces grands modèles . On trouve cependant
dans son roman d'excellentes pages , de l'éloquence et
du pathétique , mais l'auteur prodigue trop les descriptions
et souvent il interrompt une scène attendrissante pour en
placer une autre. Ces descriptions sont en général belles ,
mais elles en rappellent d'autres plus belles encore qu'elles
imitent. L'auteur de Sydonie pensait à Paul et Virginie
lorsqu'il a composé son roman , il ne pouvait choisir un
meilleur modèle,mais ilne faut pas que l'imitation soit un
ĉalque.
Au reste , ce roman se fera distinguer dans la foule de
ceux qui naissent chaque semaine pour mourir la semaine
suivante. Si le hasard le fait tomber entre les mains d'une
personne douée d'une amé tendre , elle le lira avec plaisir ,
ét plusieurs pages feront couler ses larmes .
EUDOXIE , ou l'Amie généreuse; par HENRI V...... -
Deux vol . in- 12 . Prix, 4 fr . , et 4 fr. 50 c. franc
de port. A Paris , chez Janet et Cotelle , libraires ,
marchands de musique de LL. MM. II . et RR. , rue
Neuve-des-Petits-Champs , nº 17 .
CE roman est bien inférieur à celui dont je viens de parler
, quoiqu'il l'emporte peut-être sous le rapport de l'ordonnance
, mais où il n'y a aucune de ces beautés qui attachent
dans Sydonie; on n'y trouve point de situations
neuves, et les lecteurs de romans reconnaîtront que l'auteur
Eudoxie l'a composé avec des fragmens de vingt ou
560 MERCURE DE FRANCE ,
trente autres romans plus ou moins connus. Le style en
est médiocre , pour n'en pas dire d'avantage , et les caractères
des personnages n'ont rien de cette originalité qui
éveille l'attention ; ils ne disent que des choses que d'autres
avaient dites avant eux , et leurs aventures étaient connues
avant qu'elles leur fussent arrivées . Eudoxie est un
roman d'une honnête médiocrité et dont voici l'esquisse .
Le jeune Montigny voitAlphonsine qui fait sur son coeur
une légère impression , tandis que celui de la belle est profondément
blessé . Elle avait une cousine nommée Eudorie,
c'était une jeune personne douce , sage et modeste , tandis
qu'Alphonsine est coquette , légère et inconséquente.
Montigny aime Euxodie et en est aimé.Alphonsinejalouse
emploie toutes sortes de moyens pour supplanter sa rivale,
et trouve que le meilleur de tous est de se faire faire un
enfant. Montigny ne peut résister à la séduction qu'Alphonsine
exerce sur ses sens à la campagne. Revenu à la ville ,
il était prêt à épouser Eudoxie , lorsque celle-ci reçoit une
lettre de sa cousine dans laquelle cettemalheureuse lui apprend
qu'elle est enceinte. Eudoxie baignée de larmes fait
voir cette lettre àl'amant auquel elle allait donnersa main ,
et lui demande ce qu'il veut faire , l'épouser, répond-il ,
elle l'approuve , et Alphonsine et Montigny se marient.
Eudoxie elle-même épouse bientôt après , par ordre de
son père , le comte de R. Alphonsine et son époux viennent
habiter la capitale. Au bout de quelques tems , Montigny
est obligé de revenir dans ses terres pour des affaires
importantes , il confie à son départ de Paris son épouse à
un ami. Alphonsine est sage pendant huit jours ; mais à
leur expiration elle fait , comme on dit , un amant , avec
lequel elle part pour Strasbourg. Là son amant l'abandonne
, elle en fait un autre , et enfin après plusieurs aventures
scandaleuses , elle finit par aller à Berlin où elle
exerce l'infâme métier de courtisanne .
Son mari , cependant , vivait dans la désolation . Pour
faire diversion à ses peines , il embrasse la profession des
armes . La France était alors battue par les orages révolutionnaires
, et Montigny marcha avec les armées républicaines
contre les rebelles de la Vendée . Eudoxie se trouvait
alors sur le théâtre de la guerre , car son mari qui
possédait de grands biens dans les pays insurgés , était
l'un des principaux chefs des Vendéens. Montigny a le
bonheur de sauver l'honneur et la vie de son ancienne
amante , en la défendant contre le scélérat qui avait jadis
JUIN 1813 . 5611
séduit Alphonsine . Eudoxie quitta ensuite la Vendée et
se retira dans le département de l'Allier . Son mari perit
bientôt après dans une grande bataille , où Montigny fut
lui-même dangereusement blessé , ce qui l'obligea d'aban
donner le service et de se retirer chez un de ses amis pouг
s'y faire guérir de ses blessures. Sa convalescence etair
presque finie , lorsque la coupable Alphonsime , condinte
par ses remords , vient se jeter à ses pieds , couverte de
haillons de la misère , et ayant obtenu de son époux le
pardon de ses fautes , elle meurt bientôt après d'inin
ladie de poitrine , fruit de son libertinage. Montigny et
Eudoxie , libres tous les deux , s'unissent , et connaissent
enfin le bonheur .
Tel est le sujet du roman de M. Henri V.... n , auteur
d'Ordre et Déordre , ou les Deux Amis , autre roman àpeu-
près inconnu. Je ne sais comment il a pu avoir l'idée
de tracer un caractère aussi dégoûtant et aussi hideux que
celui d'Alphonsine . Comme il ne peut en résulter aucun
intérêt , et que ce personnage fait tout le roman , il s'ensuit
que l'ouvrage est dépourvu de tout ce qui peut attacher un
lecteur , car quelques détails agréables qu'il contient , ne
suffisent pas pour lui donner une vogue même éphémère .
- -
MORALE PRIMITIVE , ou Recueil de proverbes et sentences
des Orientaux ; par C. P ... Un volume in- 18 .
A Paris , chez Johanneau , libraire , rue du Coq St.-
Honoré , nº 6 .
PASSER de l'annonce de deux romans , et de deux romans
dans lesquels les héroïnes sont mères avant le contrat , à
l'annonce d'un livre de morale , c'est ménager une vive surprise
à mes lecteurs , qui ne s'attendaient guères à voir ,
dans le même article , l'analyse des produits de l'imagination
et de ceux de la raison. Cependant les ouvrages de
morale ne sont pas si éloignés des romans qu'on pourrait
le croire , car ceux-ci ne doivent être que le développement
des principes contenus dans les premiers , et une jeune
personne retirera autant de fruit de la lecture de Clarisse
que de celle des Essais de Nicole.
Le livre que j'annonce est intitulé : Morale primitives
Je me suis demandé , en voyant ce titre , ce que c'était
qu'une morale primitive , s'il y avait différens degrés dans
-lamorale, et s'il y en avait de plusieurs espèces ; car j'ai
tonjours cru , et je crois encore , qu'il n'y a qu'une seule
Nn
562 MERCURE DE FRANCE ,
morale pour tous les peuples , et qu'elle repose dans la
conscience de chaque individu. Au reste , la morale primitive
de M. C. P.... , est un recueil de proverbes et sentences
des Orientaux . Il y a , comme dans tous les ouvrages
de ce genre , du bon en petite quantité , beaucoup
de médiocre , et plus encore de mauvais. M. C. P.... a
copié , sans ordre et sans choix , les maximes , les préceptes
et les proverbes , à mesure que ses lectures les lui
ont offerts . Il ne fallait que du tems pour faire un travail
de ce genre. Je pourrais citer ici une infinité de choses
ridicules , niaises , triviales et fausses , qui ne se devraient
pas rencontrer dans un livre fastueusement intitulé : Morale
primitive ; mais j'aime mieux rapporter quelques
maximes qu'on ne saurait trop répéter .
« Que ton chien n'écarte pas l'indigent de ta porte.
Faire du bien à ses semblables c'est amasser des trésors
» pour soi et pour les siens .
Le courage dans l'adversité , la modération dans la
» prospérité , l'éloquence dans le conseil, l'intrépidité dans
le combat, l'amour de la gloire , sont les perfections "
> naturelles aux grandes ames .
" La vie est le chemin de la mort.
» Le don du pauvre à quelque chose au-dessus de celui
, du riche .
» Le riche qui ne donne pas est un arbre sans fruit .
La noblesse se prouve par de belles actions .
» Les larmes sincères sont le véritable deuil des ames
sensibles .
> La vertu est toujours exposée aux coups de l'envie : on
ne jette pas de pierres à l'arbre stérile .
» L'homme vide de sens se reconnaît comme les noix ,
n à la légèreté.
> Le mensonge passe , mais la vérité est éternelle .
» Celui qui conseille au méchant se rend coupable de
tout le mal qu'il peut faire .
" Rends justice à ton prochain si tu veux qu'il te la
- rende.
" L'amitié est une satisfaction qui ne fait que s'accroître
» à mesure qu'on vieillit. " etc. , etc.
En résume , on peut sans aucun inconvénient mettre le
livre de M. C. P.... entre les mains de tout le monde
tandis que certains ouvrages moraux , suivant leurs auteurs
, ne peuvent être lus impunément par les hommes
qui n'ont pas assez réfléchi sur les devoirs qui leur sont
imposés. J. B. B. ROQUETORT.
JUIN 1813 . 563
VARIÉTÉS .
SPECTACLES .-Théâtre Feydeau .-- Première représen
tation du Français à Venise , opéra en un acte , paroles do
M. Justin , musique de M. Nicolo .
Sur le titre de la pièce, je m'attendais à trouver quelques
détails de localités qui pussent lejustifier, mais il n'en est pas
ainsi ; le Français à Venise pourrait être tout aussi bien le
Français à Londres ou le Français à Vienne , puisqu'il est
reconnu (au moins sur nos théâtres ) que le Français , hors
de sa patrie , doit être constamment inconstant en amour.
L'auteur de la pièce nouvelle m'excusera si je ne parle
pas en détail du petit acte dont il vient de nous gratifier ;
je trouve aussijuste qu'expéditif d'annoncer que la première
moitié m'a fortement rappelé l'Amant Jalour, etla seconde
moitié les Fausses Infidélités : on peut choisir plus mal ;
néanmoins , grace à quelques détails qui appartiennent à
l'auteur, et sur-tout au jeu de Paul et de Mine Boulanger ,
la pièce a été applaudie .
La musique est de M Nicolo : j'ai déjà remarqué qu'il
paraissait beaucoup trop de musique sous le nom de ce
compositeur , pour qu'il lui fût possible de soigner également
tous ses ouvrages ; qu'il se persuade bien que le parterre
préfère la qualité à la quantité. Si ce langage déplaît
aujourd'hui à M. Nicolo , peut- être un jour reconnaîtra- t- il
que celui qui lui parle si franchement est l'ami de son
talent plus que ceux qui applaudissent aveuglément aux
moindres notes qui tombentde sa plume . B.
ODEON .- Opéra Seria.-Les Horaces et les Curiaces ,
tragédie lyrique en trois actes .
Si une salle remplie des connaisseurs les plus distingués
et des plus jolies femmes , si une recette abondante peuvent
être considérées comme des signes de prospérité , le
théâtre de l'Impératrice , mercredi dernier , a dû se vanter
de sa gloire , de son bonheur et de ses richesses .
Malgré tous les obstacles qui semblaient enchaîner les
désirs de M. Paër , directeur , pour la partie musicale ,
malgré la maladie d'une cantatrice aussi célèbre que Mme
Barilli , cet habile compositeur est parvenu à monter , dans
yingt-quatre jours , un opéra tel que celui des Horaces .
Nna
564 MERCURE DE FRANCE ,
Γ
Pour en accélérer la mise en scène , il a su attacher à
l'Opéra Buffa des choeurs composés de jeunes artistes qui ,
en partie , n'ont paru sur aucun théâtre. Il peut en disposer
à son gré , il les a sous sa main . L'Opéra Buffa était
autrefois un riche mal aisé qui vivait d'emprunts ; c'est
maintenant un riche dégagé d'entraves , et qui jouit librement
de sa propre fortune. Mais revenons aux Horaces .
Cet ouvrage est à-peu-près calqué sur le plan de la tragédie
du grand Corneille. On s'est attaché a en suivre la marche ,
autant du moins qu'on a pu le faire , sans contrarier les
effets et les développemens qu'exige la musique. Il me
semble que le poëte a mis du discernement dans le choix
de ce qu'il devait adopter ou rejeter. Mais quelque bien
tracé et bien écrit que soit un opéra , c'est au musicien à
donner la vie à cette production , toujours chétive sans son
brillant secours . Le génie de Cimarosa s'est rencontré
comme par enchantement , pour enfanter un chef-d'oeuvre.
Cimarosa n'avait pas le fol orgueil , comme certains
compositeurs renommés , de n'écrire que pour cinq ou six
cervelles musicales , bien savantes , bien entichées de difficultés
vaincues. Il ne se condamnait point à ennuyer la
multitude pour ne plaire qu'à une minorité exiguë et fanatique.
Son art est d'enchanter toutes les oreilles et de plaire
à tous les coeurs . Sa composition est facile à comprendre ,
elle est large et mélodieuse ; sans négliger le chant elle
anime toutes les parties de l'orchestre. Elle ressemble à ces
fleuves majestueux qui portent la fécondité dans tous les
lieux où ils passent .
Quoi de plus noble et de plus inspirateur que l'air que
chante Horace au premier acte :
« Se alla patria ognor donai . »
Quelques amateurs chagrins , ont paru un peu surpris
quede rôle du vainqueur des Curiaces fût confié à Tachinardi
, qui n'a rien d'héroïque . Le physique et la voix de
Crivelli Tappelaient , disent-ils , à remplir ce personnage
sur qui repose toute la gloire de Rome. Ils ignorent apparemment
que le rôle d'Horace fut destiné , dans le principe
, à Tachinardi. N'y aurait-il pas eu une injustice insigne
à le ravir à un artiste qui le chante et le joue avec
tant de super orité? Si la nature ne s'est pasmontrée envers
lui prodigue des avantages corporels , ne l'a-t-elle pas amplement
dédommagé par l'âme l'expression et la beauté
de l'organe?? Le public a témoigné à cet habile virtuose ,
,
JUIN 1813 . 565
par des applaudissemens réitérés , toute l'admiration que
lui inspirait son talent. Tous les autres rôles de ce bel
opéra sont écrits avec le feu , le sentiment et le goût qui
distingue le rôle d'Horace .
Le spectateur , en rendant justice à chaque morceau en
particulier , avait réservé son enthousiasme pour celui qu'a
chanté Mme Sessi , placée au sommet de la caverne, creusée
dans le mont Aventin : A versar l'amato sangue , et surtout
pour le chant qui termine le second acte. Ce choeur
est placé sans contredit au premier rang des chefs - d'oeuvres
de l'école italienne .
Jamais la voix de Mme Sessi n'a été plus tendre , plus
expressive , plus passionnée , que dans le rôle de Curiace ,
et cependant cette cantatrice , qui a l'instant de paraître
croyait n'être pas en état de chanter , avait réclamé l'indulgence
du public. Si l'on ne connaissait la franchise du caractère
de Mme Sessi , on penserait que sa défiance tenait
plus à la coquetterie qu'à la modestie .
La débutante , Mlle Cruciati , est jeune et d'une figure
fort agréable . Elle aurait pu s'animer davantage dans le
rôle d'Horatia qu'elle jouait. Une femme qui perd son mari
le jour de ses noces , serait bien excusable de pleurer un
peu. Au reste , Mlle Crucciati dont la voix est assez sonore ,
a rempli l'emploi de prima donna, qui n'est point celui auquel
elle s'est destinée. Dans les seconds rôles elle sera
mieux placée.
Nous sommes persuadés que l'opéra des Horaces attirera
la foule , et que les spectateurs , en admirant un chefd'oeuvre
de Cimarosa, rendrontjustice aux soins qu'ont pris
M. Paër et l'administrateur du théâtre de l'Impératrice ,
pour faire paraître cet ouvrage avec tout l'éclat qu'il mérite .
ne
- Misanthropie et Repentir. Les hommes d'un goût
pur et délicat se sont ligués contre le drame dès sa naissance.
Ils l'ont envisagé comme une création informe née
ducommerce illicite de la tragédie et de la comédie . Ils n'ont
vu en lui qu'un intrus dans la famille des arts . Les anciens
onnaissaient pas ce genre mixte qui partage son empire
entre les ris et les plenrs . Le drame ne fut sans doute inspiré
qu'à un génie médiocré , qui ne put s'élever ni à la
noble hauteur de la tragédie , ni au rang de la bonne et
franche comédie . Aussi tous ceux qui ont excellé dans le
drame ont-ils prouvé qu'ils n'étaient nés pour être ni comiques
ni tragiques. On opposera pour combattre mon
566 MERCURE DE FRANCE ;
assertion l'exemple de Laharpe et de Beaumarchais , et c'est
précisément de l'exemple de ces deux écrivains distingués
dans un genre de gloire différent , que je me servirai pour
défendre mon opinion. Laharpe fit Warwick et Mélanie.
Certes Mélanie est bien plus près d'être un bon drame , que
Warwick une tragédie supérieure . Warwick est l'ouvrage
d'un homme d'un mérite très -distingué , qui a des idées
justes et saines de son art , d'un littérateur qui sait combiner
une action et la conduire à son but; les caractères de
sa pièce sont généralement bien tracés ; son style est correct
, élégant même , on ne peut y reprocher qu'un peu de
dureté. Mais que la tragédie de Warwick est loin de cette
chaleur , de ce sentiment , de cette exaltation, et enfin de ce
feu sacré dont la nature fut si prodigue envers Corneille et
Racine. Le travail s'y fait presque toujours sentir , et l'inspiration
presque jamais. Le sujet de Mélanie convenait au
genre tempéré , genre que la nature avait donné de prédilection
à Laharpe . Mélanie sera, je crois, placée par les gens
de goût au rang des meilleurs drames , et Warwick ne doit
être classé que dans celui des tragédies du troisième ordre .
Beaumarchais composa Eugénie et le Barbier de Séville;
Eugénie est un véritable drame , et le Barbier de Séville ne
peut s'arroger le titre de bonne comédie. C'est l'ouvrage
d'un homme de beaucoup d'esprit , c'est un recueil de traits
malins et ingénieux , semés dans des scènes filees avec
grâce ; mais y découvre-t-on aucun portrait tracé d'après
des personnages vivans , aucun but moral. Je n'y vois
qu'une fille pervertie , un vieillard égoïste etjaloux , luttant
contre un séducteur protégé par un fripon . Si l'intrigue est
forte , le fond est bien léger. Que de qualités ne faut-il pas
avoir reçu de la nature pour composer une tragedie ou une
comédie ! Le besoin de produire relégua une foule d'écrivains
dans le genre du drame . Ce n'est pas que je pretende
le proscrire . La comédie française jonant peu de drames ,
l'Odéon a bien feit de s'en emparer Elle exploite nuc mine
qui doit fructifier entre ses mains , sur-tout depuis qu'elle
a fit l'acquisition de Alle Desbo des Cette actrice intéressexquise
et d'un organe qui
efforts , sans cris ,
Misanthropie
Lapièce
for pome
8 .
NovaSept 1
fore
nt précédée.
plus propre
a exoterii ce que te arvesta Duchata lui a rendu
JUIN 1813 . 567
tous ses priviléges : aussi les demoiselles du faubourg Saint-
Germain se font-elles une partie de plaisir de venir pleurer
à l'Odéon quand cette charmante actrice joue : onn'entend
de toutes parts que des sanglots et des soupirs : la salle de
l'Odéon est une vallée de larmes .
DU PUY DES ISLETS.
Théâtre du Vaudeville . - Première représentation des
Bêtes Savantes , vaudeville en un acte , de MM . Théaulon ,
Dartois et Dumersan .
Les nouveautés se succèdent à ce théâtre avec une rapidité
qui fait honneur à la fécondité des auteurs et au zèle
des acteurs . Mais toutes , cela serait impossible , ne sont
pas également bonnes ; la prétendue parodie des Abencerrages
et la Soirée anglaise compensent bien le plaisir que
nous ont causé Elle et Lui et les Bêtes Savantes . J'ai parlé
de la jolie arlequinade qui a pour titre Elle et Lui; je vais
m'occuper des Bétes Savantes , et je réparerai en même
tems le tort que j'ai eu d'oublier la Soirée anglaise , vaudeville
de M. Henry Simon .
Ce qui distingue les productions de M. Henry Simon ,
c'est une connaissance parfaite des peuples qu'il met er
scène . Dans la Soirée anglaise, par exemple , il est fort
question d'un cheval limousin qui a remporté le prix de la
course à Neumarkett; quatre anglais, en se mettant à table,
commencent par chanter à gorge déployée , ainsi que le font
des garçons cordonniers le dimanche à la Courtille ; on ne
parle à table que de vin de Pomard, tandis qu'il est à la
connaissance de tout le monde que le vin de Bourgogne ne
supporte pas la mer , et qu'il est très -rare d'en trouver en
Angleterre; enfin une jeune et jolie Lady , oubliant toute
retenue , se déguise en chasseur , couvre ses jolies lèvres de
vilaines moustaches noires , et se présente hardiment pour
servir à sa propre table trois hommes qui lui font l'honneur
d'aspirer à sa main.
Quel nom donner à une aussi faible production ? Je serais
tenté de croire que les Pères du Vaudeville, MM. Barré,
Radet et Desfontaines , ne laissent de tems en tems paraître
de semblables ouvrages que pour faire mieux sentir le mérite
de leurs jolies pièces , qui n'ont pourtant pas besoin
de la comparaison pour être estimées à leur juste valeur.
J'avais gardé le silence sur la Soirée anglaise : on avoulu
connaître mon opinion ; je ladonne , et si elle déplaît à
568 MERCURE DE FRANCE ;
Y'auteur , il ne doit s'en prendre qu'aux amis indiscrets qui
m'ont force de rompre un silence favorable .
Parlons maintenant des Bétes Savantes , la tâche est plus
facile , puisque je vais annoncer un succès mérité. Le couplet
d'annonce avait favorablement disposé le parterre ; jo
croisme le rappeler :
Ce soir, lassé du romanesque ,
Et des roses et des pavots ,
Le Vaudeville un peu burlesque
Va vous montrer des animaux :
En mettant des bêtes en scène ,
A vous plaire on les instruisit ,
Mais pour leur donner de l'esprit ,
Il fallait être La Fontaine.
La scène représente la place du Muséum , sur laquelle
plusieurs bêtes savantes , telles que le chameau , l'ours et
le singe , ont élu leur domicile; les entrepreneurs de ces
petits spectacles se disputent la possession de Mlle Cabriolline,
artiste bipède , qui par sa légèreté et ses grâces doit
fixer la foule inconstante chez l'heureux directeur qui possédera
ce trésor ; Joli- Coeur , ancien amant de Cabriolline ,
se met sur les rangs et prétend la disputer; mais quelle
bête peut entrer en comparaison avec le chameau , l'ours
ou le singe savant , dont chacun des propriétaires soutient
la prééminence avec chaleur. Joli - Coeur annonce qu'il possède
la plus spirituelle des bêtes , en un mot , un éléphant
qui doit bientôt étonner tout Paris par son intelligence ; la
suprématie de l'éléphant est proclamée même par ses
rivaux , et Cabriolline est adjugée à Joli-Coeur.
Les Bêtes Savantes ne sont , à proprement parler ,
qu'une folie ; mais cette folie est très - gaie , et les couplets
mériteraient presque tous d'être cités . Les auteurs en rappelant
le Bonhomme dans le couplet d'annonce , s'étaient
imposé une tâche difficile à remplir. Il fallait être spirituels
etmalins ; ils se sont montrés l'un et l'autre , et si les bêtes
savantes disent d'aussi jolies choses , c'est que MM. Théaulon
, Dartois et Dumersan leur ont prêté leur esprit .
B.
JUIN 1813 . 569
Lettre aux Rédacteurs du Mercure de France .
MESSIEURS , je viens de lire dans le dernier numéro de
votre journal la réponse à ma critique de Mademoiselle de
la Fayette. Le goût a peu de règles positives ; ce qui plaît
à l'un déplaît à l'autre. Le goût est un sentiment , et les
vérités de sentiment ne peuvent se démontrer aussi facilement
que celles qui ne sortent pas du domaine de la raison
. La raison est une , le sentiment varie à l'infini .
Le panégyriste de Mme de Genlis assure que je n'ai perverti
personne. Je n'en avais point le projet. Dans le développement
de mes opinions littéraires , je dois , comme
honnête homme , dire ce que je pense , et je l'ai dit sans
avoir eu la prétention de ramener les autres à mon avis ;
je puis me tromper dans mes jugemens , mais personne ne
m'accusera de malveillance ou d'esprit de parti .
Ne pouvant adopter les opinions de mon antagoniste ,
je le remercie des choses flatteuses qu'il s'est cru obligé
de me dire avant de me combattre . J'estime bien sincèrement
un homme qui met dans des discussions de ce genre
tant de décence et de mesure . C'est un exemple bien rare
aujourd'hui , et dont les gens honnêtes et délicats doivent
sentir tout le prix.
J'ai l'honneur de vous saluer.
ADRIEN DE S .... N .
:
POLITIQUE.
VOICI la suite des notes officielles sur la situation de l'armée
, reçues par S. M. l'Impératrice-Reine et Régente , et
publiées par le Moniteur.
Le quartier-général de l'Empereur était le 6 à Liegnitz .
Le prince de la Moskowa était toujours àBreslau.
Les commissaires nommés par l'Empereur de Russie
pour l'exécution de l'arınistice , étaient le comte de Schouwalof,
lieutenant-général , aide-de-camp-général de l'Empereuurr
,, et M. Kontousof, général-major , aide-de-campgénéral
de l'Empereur. Les commissaires nommés de la
part de la France , sont le général de division comte Dumoutier,
commandant une division de la garde , et le général
de brigade Flahault , aide-de-camp de l'Empereur.
Ces commissaires se tiennent à Neumarkt.
Le duc de Trévise porte son quartier-général à Glogau
avec la jeune garde. La vieille garde retourne à Dresde ,
où l'on croit que S. M. va porter son quartier-général .
Les différens corps d'armée se sont mis en marche pour
former des camps dans les différentes positions de Goldberg
, de Loewenberg , de Buntzlau , de Liegnitz , de Sproteau
, de Sagan , etc.
Le corps polonais du prince Poniatowsky , qui traverse
laBohême , est attendu à Zittau le 10 juin .
Du 7juin . - Le quartier-général de l'Empereur était à
Buntzlau. Tous les corps d'armée étaient en marche pour
se rendre dans leurs cantonnemens . L'Oder était couvert
de bateaux qui descendaient de Breslan à Glogau , chargés
d'artillerie , d'outils , de farines et d'objets de toute espèce
pris à l'ennemi.
La ville de Hambourg a été reprise , le 30 , de vive force.
Le prince d'Eckmühl se loue spécialement de la conduite
du généralVandamme. Hambourg avait été perdu , pendant
la campagne précédente , par la pasillanimité du général
Saint-Cyr : c'est à la vigueur qu'a déployée le général
Vandamme, du moment de son arrivée dans la 32º division
militaire , qu'on doit la conservation de Brême , et aujour
i
MERCURE DE FRANCE , JUIN 1813 . 571
d'hui la prise de Hambourg . On y a fait plusieurs centaines
de prisonniers . On a trouvé dans la ville deux ou trois cents
pièces de canon , dont quatre-vingts sur les remparts . On
avait fait des travaux pour mettre la ville en état de défense.
Le Danemarck marche avec nous : le prince d'Eckmühl
avait le projet de se porter sur Lubeck. Ainsi , la 32º division
militaire et tout le territoire de l'Empire sont entièrement
délivrés de l'ennemi .
Des ordres ont été donnés pour faire de Hambourg une
place forte : elle est environnée d'un rempart bastionné ,
ayant un large fossé plein d'eau , et pouvant être couvert en
partie par des inondations . Les travaux sont dirigés de manière
que la communication avec Haarbourg se fasse par
les îles en tout tems .
L'Empereur a ordonné la construction d'une autre place
sur l'Elbe , à l'embouchure du Havel . Kænigstein , Torgau ,
Wittemberg, Magdebourg , la place du HaveletHambourg,
complèteront la défense de la ligne de l'Elbe .
Les ducs de Cambridge et de Brunswick , princes de la
maison d'Angleterre , sont arrivés à tems à Hambourg
pour donner plus de relief au succès des Français . Leur
voyage se réduit à ceci : ils sont arrivés et se sont sauvés .
Les derniers bataillons des cinq divisions du prince
d'Echmühl , lesquelles sont composées de 72 bataillons au
grand complet , sont partis de Wesels .
Depuis le commencement de la campagne , l'armée française
a délivré la Saxe , conquis la moitié de la Silésie , réoccupé
la 32º division militaire , confondu les espérances de
nos ennemis .
Du 10 Juin . - L'Empereur était arrivé le 10 , à quatre
heures du matin , à Dresde. La garde à cheval y était
arrivée à midi . La garde à pied y était attendue le lendemain
II .
S. M. , arrivée au moment où on s'y attendait le moins ,
avait ainsi rendu inutiles les préparatifs faits pour sa réception.
A midi , le roi de Saxe est venu voir l'Empereur qu'on
a logé au faubourg , dans la belle maison Marcolini , où il
y a un grand appartement au rez -de-chaussée , et un beau
parc ; le palais du roi , qu'habitait précédemment l'Empereur
, n'ayant pas de jardin.
Asept heures du soir , l'Empereur a reçu M. de Kaas ,
572 MERCURE DE FRANCE ;
ministre de l'intérieur et de la justice du roi de Danemarck.
1
Une brigade danoise de la division auxiliaire mise sous
les ordres du prince d'Eckmühl, avait le 2 juin pris possession
de Lubek .
Le prince de la Moskowa,était le 10 à Breslau; le duc
de Trevise à Glogan; le duc de Bellune à Crossen ; le duc
deReggio sur les frontières de la Saxe et de la Prusse , du
côté de Berlin . L'armistice avait été publié par-tout . Les
troupes faisaient des préparatifs pour asseoir leurs baraques
et camper dans leurs positions respectives , depuis
Glogau et Liegnitz , jusqu'aux frontières de la Bohème et
àGærlitz.n
Du 15. - L'Empereur est tonjours dans notre ville .
S. M. a tous les jours , à 10 heures , une parade où se
trouvent tous les officiers de la garnison. La parade a licu
dans la prairie d'Oster- Wiese .
Hier, après la parade , S. M. a fait une promenade qui
aduré jusqu'à cinq heures .
Aujourd'hui il y a grand gala à la cour. On chante le
Te Deum en l'honneur des dernières victoires et de l'arrivée
de Sa Majesté . L'Empereur dîne chez le roi de Saxe .
Aux notes qu'on vient de lire nous pouvous joindre
d'autres détails reçus d'Allemagne, et qui ont le plus grand
caractère d'authenticité .
L'Empereur d'Autriche a quitté Vienne , et traversant la
Bohême , est arrivé sur les frontières de la Silésie . M. de
Metternick accompagnait S. M. Ce voyage a fait la plus
vive sensation à Vienne : les fonds publics ont éprouvé
une hausse subite et considérable . La nouvelle de l'armistice
a répandu par-tont la joie la plus vive , et a permis de
se livrer aux plus douces espérances . La Gazette de la cour
de Vienne , en annonçant les derniers rapports russe et
prussien sur les événemens du 20 et du 21 , ajoute : Malgré
tous les combats relativement auxquels nous n'avons
pas encore reçu les rapports français , les armées combinées
continuent de se retirer et sont poussées par l'armée
française . Le 27 et le 28 mai , le quartier-général françai.s
était à Liegnitz; le corps du maréchal duc de Bellune marchait
sur Berlin » .
Une autre Gazette de Vienne , en citant un rapport
prussien , où le général Kleist annonce qu'il se refire å
petit pas , affaibli, mais non découragé , fait cette obser
1
JUIN 1813 . 573
vation, que cette manière de décrire sa marche est ce qu'on
appelle prendre le bon parti . D'autres détails sont donnés
de Bautzen , on y lit ce qui suit :
« Le 8 mai , à la suite de la malheureuse journée de
Lutzen , le roi de Prusse et l'empereur de Russie , ne se
battant plus qu'en retraite , arrivèrent dans cette ville. Le
roi de Prusse paraissait profondément affligé ; il sortait peu.
L'empereur Alexandre montait tous les jours de bonne
heure à cheval , et allait faire des reconnaissances . On sait ,
à n'en pouvoir douter, par les personnes qui approchaient
les deux monarques , qu ils n'étaient pas toujours d'accord.
Un jour , entr'autres , la conversation fut très -vive, et le roi
de Prusse déclara que , si tous les efforts de ses braves soldats
avaient été inutiles à la bataille de Lutzen , ce n'avait
été que par la faute des Russes , dont l'armée de réserve
s'était trop fait attendre , et il ajouta que , dans le moment
encore où il parlait , son armée seule était exposée aux attaques
de l'ennemi. Ala suite de cette altercation , on remarqua
en effet une autre distribution , sur-tout plus égale
des forces alliées , qui étaient si vainement destinées à arrêter
les progrès des Français " .
Voici ce qu'on écrit d'Hambourg , à la date du 31 mai , le
lendemain de l'occupation :
" Il ne s'est point passé un moment dans la journée , sans
que l'on n'ait vu entrer de nouvelles troupes françaises dans
nos murs .
» A quatre heures après midi , L. L. E.E. le maréchal
prince d'Eckmühl , gouverneur , et M. le lieutenant-général
comte Vandamme , ont passé en revue trente-cinq batail-
Ions d'infanterie .
7" Les habitans ne revenaient point de leur étonnement.
Il serait difficile de déterminer ce qui les surprenaitle plus ,
la belle tenue de ces troupes , ou leur nombre . Il y a en
effet bien loin de ce qu'ils ont eu sous les yeux à ce qu'on
leur racontait de la faiblesse physique et numérique des
bataillons français .
- > Nous donnerons incessamment quelques détails sur les
moeurs , les habitudes et les faits des aventuriers qui viennent
de nous quitter. Les villes qui , comme nous , ont le
malheur de posséder ces libérateurs des peuples , savent
combien il leur en coûte .
» Les Russes n'ont eu que le tems de sauver leur personnes
, et n'ont pu heureusement poursuivre leur habitude
de destruction et d'incendie .
1
:
574 MERCURE DE FRANCE ,
On a trouvé 156 bouches à feu dans l'arsenal de lama
rine et près de 80 sur les remparts . Tous les établissemens
sont dans le meilleur état .
» Les travaux opérés pour faire de Hambourg une place
d'armes sont très-considérables . Tous les militaires en ont
été étonnés , et regardent maintenantHambourg comme une
place forte.
Depuis l'occupation d'Hambourg par les troupes aux
ordres dn prince d'Eckmühl , les Anglais , qui ne savent
jamais arriver à tems pour défendre ceux qu'ils ont compromis,
et qui ont toujours des agens de corruption chargés
de faire tourner à leur profit les fautes qu'ils ont fait commettre
; les Anglais , dans les entreprises desquels il y a
toujours quelque chose de commercial , ont trafiqué du
sang et de la vie des malheureux instrumens de leur politique.
Voici ce qu'on lit dans le Journal des Bouches-de-
P'Elbe, qui paraît de nouveau au nombre des feuilles publiques
des départemens français .
« Il s'est répandu, dit-il , dans cette ville et dans Altona,
un bruit deveuu trop public pour que nous puissions nous
dispenser d'en faire partà nos lecteurs .
On assure que le partisan Tettenborn vient de clorre sa
•mission financière à Hambourg, en vendant à l'Angleterre
la légion dite anséatique . On va plus loin , on cite les prix;
celui du cavalier monté , armé et équipé est à 42 guinées ,
et celui du fantassin également équipé à 12 guinées .
Il résulte deux observations frappantes de ce fait et de la
note qui le consigne , la première c'est que les Anglais ,
après avoir armé une population séduite et égarée pour
une cause qui lui était étrangère , ne veut perdre qu'une
partie de l'or qu'elle a semé , et qu'au lieu de la destination
prétendue patriotique qu'elle assurait à ces hommes aveuglés
, elle veut les faire servir à sa politique dans un autre
hémisphère : une légion anséatique employée à protéger
le monopole anglais ! Il est sans doute peu d'exemples
d'une si étrange alliance de mots , d'un telle opposition
entre l'institution et le but. Le moyen fut la corruption , le
résultat fut la défection et de l'argent donné en pure perte.
Ce sera aussi une machination vainement conçue que
celle par laquelle l'Angleterre a prétendu séduire la Suède
en lui offrant , comme une chose facile , la conquête de la
Norwège . Le résultat de cette déraisonnable combinaison,
de ce grossier artifice , de cette déloyauté sans adresse a été
de ranger les Danois sous notre bannière et de serrer plus
JUIN 1813 . 575
1
fortement les liens qui attachent les Norwégiens à la monarchie
danoise . La Gazette officielle de Copenhague donne
les délails circonstanciés de cette trame anglaise déjouée
par la vigilance , la sagesse du roi de Danemarck. Le parlementaire
anglais , M. Thornton a été honteusement renvoyé.
On a répondu à ces offres d'une manière compatible
avec la dignité du monarque et les intérêts constans de
l'Etat ; on n'a donné à l'émissaire anglais que quarante-huit
heures pour recevoir sa réponse , et il remit sur-le-champ
à la voile . Cependant le gouvernement danois a pris surle-
champ les mesures nécessaires . Voici les détails de son
arrivée en Norwège .
Le prince Chrétien - Frédéric , nommé par S. M. gouverneur
de la Norwège , est arrivé à Christiana le 22. S. A.
avait passé de Fladstrand aux îles de Hval , dans un petit
bâtiment ouvert , accompagné de deuxofficiers seulement,
qui , comme le prince lui- même , s'étaient habillés en matelots
pendant le trajet .
Le 21 , le prince arriva à Fréderikstadt , et le 22 , aprèsmidi
, nous le possédâmes dans nos murs . Le prince
Frédérik , notre vice-gouverneur , avait été à sa rencontre
jusqu'à Gréverend , à six lieues d'ici . Près de la ville , tous
deux montèrent à cheval . Les troupes étaient placées en
haie dans les rues ; et à son entrée dans la ville , le prince
gouverneur fut reçu par toutes les autorités et parles vives
acclamations du peuple .
Tout le monde attend avec impatience les mesures que
le gouvernement va prendre. Il n'y a personne qui ne soit
prête à faire tous les sacrifices nécessaires , quand il s'agira
dela conservation de notre union avec le Danemarck .
La cérémonie du Te Deum chanté dimanche dernier en
actions de grâces des dernières victoires de l'Empereur a été
favorisée par un tems magnifique. Une population immense
s'était portée sur les lieux de passage du cortège , et y était
contenue avec peine par une double haie des plus belles
troupes qu'on puisse voir. Plus de 10,000 hommes étaient
sous les armes .
Les acclamations publiques qui se font entendre toutes
les fois qu'on voit paraître S. M. l'Impératrice et qui lui
expriment les sentimens qu'elle inspire , ont été plus vives
encore , plus prolongées , plus répétées que jamais .
A son arrivée dans l'eglise , à son départ , sur tout le
chemin qu'elle a parcouru , l'air a retenti des voeux qu'une
576 MERCURE DE FRANCE , JUIN 1813 .
foule immense adressait au Ciel pour son bonheur , que
méritent ses vertus , pour le Roi de Rome , dont cet heuréux
jour rappelle le baptême , et pour la conservation de
notre auguste Empereur , qui , s'occupant toujours également
de la gloire et du bonheur des Français , augmente
sans cesse l'une par ses triomphes , et cherche à consolider
l'autre par une paix honorable, généreusement offerte après
la victoire .
La veille , S. M. l'Impératrice-Régente avait tenu un
conseil privé pour recours en grâces . S. M. , sur le rapport
du grand-juge et après avoir pris l'avis du conseil , a prononcé
sur les demandes de grâce , en très-grand nombre ,
qui lui avaient été adressées .
L'Empereur a nommé grand officier de la Légiond'Honneur
M. le général de division comte Souham , qui
a servi avec tant de distinction dans cette campagne , sous
les ordres du prince de la Moskowa .
S....
ANNONCES .
Mémoires de Frédéric- Sophie- Wilhelmine de Prusse , margrave de
Bareith , soeur de Frédéric- le- Crand , écrits de sa main . Quatrième
édition . Deux vol . in-8°. Prix , 9 fr. , et II fr. 50 c. frane de port.
Chez Delaunay , libraire , Palais -Royal , galeries de bois , nº 243 .
Le MERCURE DE FRANCE paraît le Samedi de chaque semaine
par cahier de trois feuilles . Le prix de la souscription est de 48francs
pour l'année , de 25francs pour six mois , et de 13franes pour un
trimestre .
Le MERCURE ÉTRANGER paraît à la fin de chaque mois . par
cahier de quatre feuilles. Le prix de la souscription est de 20franes
pour l'année , et de II francs pour six mois. ( Les abonnés au
Mercure de France , ne paient que 18 fr. pour l'année , et 10 fr . pour
six mois de souscription au Mercure Etranger.)
On souscrit tant pour le Mercure de France que pour le Mercure
Étranger, au Bureau du Mercure , rue Houtefeuille , nº 23; et ches
les principaux libraires de Paris , des départemens et de l'étranger ,
einsi que chez tous les directeurs des postes .
Les Ouvrages que l'on voudra faire annoncer dans l'un ou l'autre
de ces Journaux, et les Articles dont on désirera l'insertion , devront
être adressés ,francs de port , à M. le Directeur- Général du Mereure ,
àParis.
MERCURE
DE FRANCE .
EINE
N° DCXXII . Samedi 26 Juin 1813 . -
POÉSIE .
A CALLIOPE (*) .
Descende coelo , et dic , age , tibia , etc.
DESCENDS du haut des cieux , seconde mon délire ,
Puissante Calliope ! et qu'en sons éclatans ,
Ta voix , ou ta flûte ou ta lyre ,
Ou le luth d'Apollon retentisse long- tems !
4
L'entendez - vous , amis ? ou d'une erreur soudaine
Mes sens sont- ils charmés ? Non : j'entends ses concerts ,
Etdans les bosquets d'Hippocrène
Je goûte la fraicheur des ruisseaux et des airs.
Tel , jouant sur ce mont qui borne l'Apulie ,
Le sommeil me surprit échappé du berceau ,
Etles colombes d'Idalie
Ombragèrent mon front d'un feuillage nouveau .
(*) Cette Ode est tirée du second volume de la traduction des Odes
d'Horace par M. Vanderbourg . Nous rendrons compte incessamment
de cet ouvrage.
00
578 MERCURE DE FRANCE ,
Des rocs aériens qu'Acheronte domine ,
Au bruit de ce prodige , on accourut soudain ;
Tout quitta la forêt Bantine
Et les riches vallons de l'humble Forentin .
Myrtes ! divins lauriers ! dormant sous votre ombrage ,
Je bravais les serpens et les ours furieux.....
Qui n'eût admiré le courage ,
L'audace d'un enfant protégé par les Dieux ?
Oui , Muses , votre amour , votre appui tutélaire
Me guide aux monts Sabins , aux coteaux de Tibur ;
Vous me suivez , quand je préfère
Préneste et sa fraicheur , Cume et son ciel d'azur.
APhilippes , vos soins protégèrent ma vie ;
L'amant de vos concerts fut préservé par vous
De la chute d'un arbre impie ,
•Des flots de Palinure et de leur vain courroux.
Est- il rien qu'avec vous mon audace ne tente ?
Mes voiles braveraient le Bosphore en fureur ;
Mes pas d'une arène brûlante ,
Aux déserts Syriens affronteraient l'ardeur .
J'irais voir les Bretons à l'étranger perfides ,
Etdu sang des coursiers les Gélons enivrés ;
Au Scythe armé de traits rapides ,
Près de son Tanaïs , mes jours seraient sacrés .
C'est vous qui , de César , lorsqu'au sein de nos villes
Il rend ses légions avides de repos ,
Charmez , dans vos grottes tranquilles ,
Les loisirs mérités par de si longs travaux !
Vous donnez la prudence , et de l'avoir donnée
Votre coeur s'applaudit ..... Eh ! ne savons-nous pas
Comment la foudre déchaînée
Des Titans monstrueux punit les attentats ?
Ils en voulaient au Roi dont la loi bienfaisante
Commande au triste Averne , aux flots séditieux ,
Gouverne la terre pesante
Etrégit à la fois les mortels et les Dieux.
JUIN 1813 . 579
La terreur précédait cette jeunesse horrible ,
Ces frères aux cent bras , dont la rébellion
Menaçait l'Olympe paisible
Dupoids entier d'Ossa porté sur Pélion :
Mais que pouvait Typhée ardent à l'escalade
Et lehideux Rhétus , et Porphyre . et Mimas ?
Que pouvaient ces troncs qu'Encelade
Arrachait à la terre et lançait à Pallas ?
Il résonnaient en vain sur la puissante égide :
Là combattait Vulcain ; là l'austère Junon ,
Là ce Dieu dont l'are homicide
Devait porter la mort à l'infâme Python :
Ce Dieu qu'en ses forêts adore la I ycie ,
Que vit naitre Délos en ses bosquets heureux ,
Qui, dans les eaux de Castalie ,
Las des travaux du jour , baigne ses longs cheveux.
La Force sans conseil se détruit elle-même ;
Unie à la Prudence , elle obtient les faveurs
De ces Dieux dont l'ordre suprême
Du crime impétueux repousse les fureurs.
Gyas m'en est témoin , et ce chasseur profane ,
D'une chasteDéesse audacieux amant ,
Qui , sous les flèches de Diane ,
De ses désirs impurs trouva le châtiment.
Prison de ses enfans descendus au Ténare ,
Sur leur sort et le sier la terre en vain gémit ;
Rien n'échappe à l'enfer avare ,
L'Etna résiste aux feux qu'Encelade vomit :
Jamais l'affreux vautour qui veille sur Titye ,
Du láche ravisseur n'abandonne le sein ;
Et de Pluton rival impie ,
Pirithoüs languit sous cent chaines d'airain.
f
002
580 MERCURE DE FRANCE ,
CHANT NUPTIAL.
Hymen , rien n'est sans toi : ta présence est la vie.
Le jour s'éteint : l'astre de Cythérée
Brille d'un feu mystérieux et doux .
L'autel est prêt , et la couche est parée :
Lajeune vierge est promise à l'époux .
Entends nos voeux , ô touchante Harmonie ,
Au front céleste , aux regards ingénus !
Descends vers nous des sommets d'Aonie ,
Etprends ton vol dans le char de Vénus.
Viens célébrer l'épouse vierge encore ,
Les doux combats voilés à l'oeil du jour ,
Et la pudeur dont le regard implore
L'heure tardive où triomphe l'Amour .
Le lit d'Hymen est couché sous des roses ;
La main du Tems ne doit point les flétrir.
Ojeune amant ! dans leur sein tu déposes
La tendre fleur qui va s'épanouir.
Sois toute à lui : son ame est sur ťa bouche .
Belle d'amour plus que de ta beauté ,
Règne long-tems sur cette heureuse couche ,
Trône promis à la maternité.
Sur tes beaux traits rendus à la lumière ,
La rose expire . et la páleur des lis
A révélé que , bientôt tendre mère ,
De tes baisers tu couvriras ton fils .
Aton époux qu'un noeud de fleurs t'unisse :
Sur tes vertus son bonheur est fondé.
Crois-moi : les Dieux verront d'un oeil propice
Tonjeune sein par l'hymen fécondé .
JUIN 1813 . 58г
Ils ont béni la couche fortunée :
Invoquons-les , et puisse chaque jour
Le feu sacré d'un si bel hyménée
Se rallumer au flambeau de l'Amour !
Hymen , rayon de lumière immortelle ,
Répands sur nous tes bienfaits créateurs.
Seul tu peux tout : la féconde Cybèle
Ne dut qu'à toi les moissons et les fleurs.
Tamain propice écarta les nuages
Du front glacé des farouches hivers ;
Etdu printems , qu'imploraient nos hommages ,
Le premier jour brilla sur l'univers .
Guidé par toi , du ténébreux empire ,
L'heureux Orphée osa franchir les bords.
Ses sons , vainqueurs de l'hydre qui soupire ,
Ont désarmé le chien fatal des morts.
Tonsceptre d'or a conquis l'enfer même ;
Le ciel ému t'ouvrit ses champs déserts ,
Et couronna d'un brûlant diadême
L'antique hymen de la terre et des airs .
Cessons nos chants : que par degrés expire
Entre nos doigts le luth mélodieux ;
Tout n'est qu'amour , et la terre respire
Un encens pur exhalé vers les Dieux.
HENRI TERRASSON.
ÉNIGME.
SOUVENT quoiqu'on se dise moi ,
On serait fort fâché de l'être ,
Et fort embarrassé , peut- être ,
De ne m'avoir pas près de soi.
Par un excès de modestie ,
On voit le chef du nom chrétien ,
Sa sainteté le pape Pie ,
Joindre à són nom deux fois le mien.
582 MERCURE DE FRANCE , JUIN 1813.
Jadis en style épistolaire ,
Fidèle à l'usage français ,
Très-humblement je précédais
Immédiatement le nom du signataire .
LOGOGRIPHE
S ........
Au premier aperçu je suis tout en désordre;
Mais tu pourras ,
Lecteur , quand tu voudras ,
Facilement faire en moi briller l'ordre .
En effet , si tu veux
Me partager en deux ,
Et conserver ma queue en laissant là ma tête ,
Je deviens un bien précieux ,
Et sans moipoint de belle fête. /
La chose est ainsi que je dis .
Maintenant si tu rétablis
En un , l'une et l'autre parties ,
Ah ! mon ami ! déjà tu t'extasies :
Dans mon sein tu vois un trésor :
-Quel est-il ? - Quel est-il ?..- Mais c'est un coeur en or.
Par le même.
CHARADE .
MON premier n'est pas long ;
Et quant à mon second ,
Il est long ou court , s'est selon ;
Mon entier est la rétribution
Due à certain agent pour sa commission.
Par le même.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme est Fronde ( arme ) , etfronde (ligue ) .
Celui du Logogriphe est Brave , dans lequel on trouve : rase ,
bave, are et ver.
Celui de la Charade est Mouton.
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS .
0
MANUSCRITS DE LA BIBLIOTHÈQUE DE LYON , ou Notices
sur leur ancienneté , leurs auteurs , les objets qu'ony a
traités , le caractère de leur écriture , l'indication de ceux
à qui ils appartinrent , etc. , précédées , 1º d'une
Histoire des anciennes bibliothèques de Lyon , et en particulier
de celle de la ville ; 2º d'un Essai historique sur
les manuscrits en général , leurs ornemens , leur cherté,
ceux qui sont à remarquer dans les principales bibliothèques
de l'Europe , avec une bibliographie spéciale
des catalogues qui les ont décrits; par ANT. FR . DELANDINE
, bibliothécaire de Lyon , membre de l'Académie
de cette ville , correspondant de l'Institut. - Trois
vol . in-8°. - Prix , 20 fr . , et 25 fr. franc de port .
A Paris , chez A.-A. Renouard , libraire , rue
Saint-André-des-Arts , nº 55 .
-
(SECOND ARTICLE. ) (1)
LES manuscrits français sont divisés aussi par classes .
Le n° 666 offre trente-une pièces , parmi lesquelles on
doit distinguer : 1º Charles Ier à son fils ; héroïde par
M. François de Neufchâteau .
2°. Epître de Mme de Grismondi, traduite de l'italien
par M. Lemierre . Cette épître , en vers de cing syllabes ,
ne se trouve pas dans le recueil des oeuvres de l'auteur
deGuillaume Tell.
3°. Une traduction en vers latins du premier chant de
la Henriade , par M. Bordes , et quelques autres opuscules
du même poëte .
(1 ) Le premier a été inséré dans le Mercure du 19 juin 1813 , pages
542 et suiv . Il y a quatre fautes à corriger. Page 547 , ligne 15 , loin
en loin , lisez loin à loin. Idem , ligne 28 , Aussi , lisez : Ainsi.
Page549 , ligne 5 , 1475 , lisez : 1575. Page 550 , ligne 20 , moins ,
Lisez : plus .
584 MERCURE DE FRANCE ,
4°. Plusieurs pièces de l'abbé Laserre , auteur du
poëme de l'Eloquence .
Sous le n ° 667 , on trouve un « Discours en vers sur le
geste; il est du P. Santé. » Je crois qu'il faut lire Sanlecque
au lieu de Santé. Cependant le P. Sanlecque et le
P. de la Santé pourraient tous deux s'être exercés sur le
même sujet .
Le n° 669 paraît précieux , du moins par son matériel.
C'est un superbe manuscrit « sur vélin , sans tache,
>>>il offre des chefs - d'oeuvre d'écriture dans tous les
» caractères , ronde , coulée , financière , italique , bâtarde.
>>La pureté des traits en rend le caractère supérieur ,
>>peut- être , à ceux de Baskerville et de Didot .>>>
Le nº 672 contient des Opuscules surl'art dramatique.
Quelques-unes sontd'auteurs connus. Parmiles ouvrages
non connus , on remarque des discours de M. de Campigneulles
sur l'Electre , sur l'Atrée et Thyeste , et sur
Pidomènée de Crébillon , ainsi qu'un Discours de M.
Potot à lAcadémie de Lyon en 1785. « L'auteur voulut
>> y prouver que pour connaître les moeurs , le caractère,
>> le génie , le gouvernement des peuples , l'étude de
>>>leur théâtre est plus sûre et plus utile que celle même
>>> de leur histoire. Ce discours fut lu dans une séance
>> publique où assistèrent MM. Thomas et Ducis , et
>>>l'auteur leur dit : Comment oser parler d'un art où brille
>> l'éloquence , devant l'orateur le plus éloquent? Comment
>> parler du théâtre devant celui qui y a obtenu tant de
» succès ? je vais ressembler à će rhéteur trop téméraire
» qui vint disserter sur l'art militaire devant un vain-
» queur. »
Ce discours n'est pas , au reste , le seul ouvrage qu'ait
fait M. Potot . M. Delandine rapporte le titre de quelques
autres sous le même nº 672 , et encore sous les n° 665
et 839.
A l'occasion d'un manuscrit du Roman de la Rose ,
inscrit sous le n° 676 , M. Delandine remarque que ,
suivant Lacroix Dumaine , Jean de Meung , dit Clopinel
, était de l'ordre des frères prêcheurs , mais que Duverdier
et Fauchet le disent jurisconsulte. Le Moréri de
1759 dit formellement que Jean de Meung n'a jamais
JUIN 1813 . 585
été dominicain , et à l'appui de cette opinion je citerai
les PP. Quétif et Echard (2) , qui mettent cet auteur au
nombre de ceux qu'on a eu tort de compter parmi les
dominicains .
Nº 690. Lettres de D. Bonaventure d'Argoane ; petit
in-folio de 161 pages .
<<Ces lettres , dit M. Delandine , ne paraissent pas
>> avoir été imprimées .... Il est fâcheux que ces lettres
>> ne soient qu'une copie prise sur un manuscrit de la
>> main de l'auteur , et que des feuillets en soient per-
>> dus . >>>
Nº 691. Lettres de M. de la Monnoye ; in-4°.
Il n'est aucun amateur de l'histoire littéraire qui ne
soit curieux de pouvoir connaître ce recueil . Eh bien
sans prendre la peine de le lire , il saura à quoi s'en
tenir.
,
<<Ces lettres sont écrites de 1705 à 1726 , au P. de la
>> Monnoye , religieux cordelier , fils de l'auteur. Elles
>> renferment plus de détails de famille que d'anecdotes
>> littéraires . »
Le n° 720 est un recueil de diverses relations des jésuites
missionnaires. « Il n'a pas été imprimé , et méri-
>> terait d'être consulté par ceux qui voudraient publier
>> une nouvelle édition des Lettres Edifiantes . »
Le n° 510 est un recueil de mémoires de médecine.
Deux pièces m'ont paru intéressantes .
1º. Observations sur les effets du remède de Mme Stephens
, par rapport aux reins et à la pierre ; par M. Colomb
.
<<Mlle Stephens obtint , pour ce remède , une grati-
>> fication considérable du parlement d'Angleterre. Un
>> chanoine de l'église de Saint-Just , de Lyon, nommé
>> Chapuis , étant mort subitement après en avoir fait
>> usage pendant plus d'un an , M. Colomb profita de
» cet événement pour faire l'ouverture du corps , ety
>> considéra attentivement l'effet produit par ce remède
>> dont il donne la recette. Il est composé en partie de
(2) Scriptores ordines prædicatorum , 1,741 .
V
586 MERCURE DE FRANCE ,
>>coquilles d'oeufs et d'escargot , calcinées et unies au
>> cresson. Ce remède parut , à l'observateur , avoir
>> commencé à dissoudre la pierre dans la vessie , mais
>>après avoir trop distendu les vaisseaux des reins , et en
>> avoir détruit le ressort. Il attribue à cet effet la mort
» du chanoine .>>>
2°. Remède contre la sciatique ; par M. Pouteau , 1773 .
« Ce remède employé par Auguste d'après un passage
>> de Suétone , le guérit parfaitement des douleurs ex-
>> trêmes qu'il souffrait à la hanche , à la cuisse et à la
>> jambe gauche dont il boitait souvent. M. Pouteau ex-
>>plique ce passage , d'où il résulte , suivant lui, qu'après
>> avoir fait frapper la partie malade avec de petites ba-
>> guettes de roseau ou de bois léger , on y appliquait du
>> sable chaud . L'auteur conseille l'application des sachets
>> de sable chaud ou de set chaud dans les cas semblables,
>> après une forte fustigation. Il cite Rhazis , médecin
>> arabe , qui se promenant dans les rues de Cordoue ,
rappela à la vie un homme frappé d'apoplexie en le
>> faisant battre de verges . Almanzor , gouverneur de la
>> ville , ayant félicité Rhazis sur le moyen qu'il venait
>> d'employer pour cette guérison , celui-ci eut la modes-
>> tie d'avouer qu'il n'en était pas l'inventeur. Il ajouta
>> que traversant les sables de l'Egypte , il avait vu plus
>> d'une fois le conducteur de la caravane mettre en
>>usage le remède sur des voyageurs que les fatigues de
>> la marche et l'ardeur du soleil faisaient tomber avec
>> toutes les marques d'une mort subite. Il ajouta que le
>> succès avait toujours accompagné le remède. »
Le n° 1177 n'est qu'un recueil théologique in-4º d'environ
700 pages , contenant douze pièces ; il y en a une
très-piquante et peu connue ; elle était même inconnue
quand M. Barbier l'a retrouvée et fait réimprimer en
1181.
C'est la ballade de La Fontaine sur Escobar ; cette
ballade ne se trouve pas dans les oeuvres du fabuliste , je
crois qu'on la verra ici avec plaisir .
C'est à bon droit que l'on condamne à Rome
L'évêque d'Ypre , auteur de rains débats .
JUIN 1813 . 587
Ses sectateurs nous défendent en somme
Tous les plaisirs que l'on goûte ici bas .
Ce paradoxe allant au petit pas
Ony parvient quoiqu'Arnauld nous en die :
La volupté sans cause il a bannie .
Veut-on monter sur les célestes tours ?
Cheminpierreux est grande réverie .
Escobar sait un chemin de velours .
Ilneditpas qu'on peut tuer un homme
Qui sans raison nous tient en altercas
Pour un fêtu ou bien pour une pomme ;
Mais qu'on le peut pour quatre ou cinq ducats =
Même il soutient qu'on peut en certain cas
Faire un serment plein de supercherie ,
S'abandonner aux douceurs de la vie ;
S'il est besoin , conserver ses amours .
Ne faut-il pas après cela qu'on crie :
Escobar sait un chemin de velours ? }
Au nomde Dieu lisez-moi quelque somme
De ces écrits dont chez lui l'on fait cas .
Qu'est-il besoin qu'à présent je les nomme ?
Il en est tant qu'on ne les connait pas .
De leurs avis servez - vous pour compas :
N'admettez qu'eux en votre librairie
Brûlez Arnauld avec sa coterie
Près d'Escobar ce ne sont qu'esprits lourds ;
Je vous le dis , ce n'est pas raillerie :
Escobar sait un chemin de velours .
ENVOI.
Tor que l'orgueil poussa dans la voirie ,
Qui tiens là-bas noire conciergerie ,
Lucifer ,chefdes infernales cours ,
Pour éviter les traits de ta furie ,
Escobar sait un chemin de velours .
M. Delandine dit que le n° 1032 ( qui n'est qu'un procès
verbal de l'ordonnance du mois d'avril 1667 ) «ар-
>> partint à J. P. de Ruolz , magistrat renommé au pré-
>> sıdialde Lyon pour son intégrité et son savoir, membre
>> de l'académie de la même ville , éditeur des OOEuvres
1
588 MERCURE DE FRANCE ,
» de Louise Labbé , dite la Belle Cordière , il se noya
>>avec la plus grande partie de sa famille en traversant
>>la rivière d'Aix. >> Et à l'occasion du nº 1446 ( tome III,
page 430 ) , M. Delandine parle d'un «Charles-Joseph de
> Ruolz , mort le 10 juillet 1756 , éditeur des OOEuvres
>> de Louise Labbé , et qui a vengé avec éclat la mémoire
>> de cette femme célèbre des imputations odieuses qu'on
>>lui avait faites . Il périt victime de son dévouement
>> généreux , et pour avoir voulu sauver sa femme et son
>>frère qui se noyaient dans la rivière d'Aix. »
Ala différence des initiales des prénoms , je crois qu'il
est question de deux individus ; et il ne s'agit que d'un seul
et même fait ; ce n'est pas là cependant la difficulté ; tous
deuxauraient pu être éditeur des OOEuvres de Louise Labbé,
car l'avertissement des éditeurs apprend qu'elles furent
données par une société de gennss de lettres ; mais M. Delandine
dit que les frères Ruolz se sont noyés le 10 avril
1756; or , il faut qu'il y ait erreur ou dans le fait ou dans
la date , puisque la nouvelle edition des OOEuvres de
Louise Labbé ne parut qu'en 1762 (3) . Je remarquerai
aussi en passant qu'il est extraordinaire que la bibliothèque
de Lyon ne possède aucun manuscrit de cette
illustre et spirituelle lyonnaise.
Un manuscrit esclavon , un allemand , un provençal ,
et vingt-quatre italiens , ne sont pas une grande richesse,
et voilà tout ce que la bibliothèque de Lyon possède de
manuscrits en langues modernes .
M. Delandine a formé une classe à part des manuscrits
sur Lyon. Il y en a trente- cinq en latin et cent quatrevingt-
sept en français ; voilà vraiment la partie la plus
intéressante de l'ouvrage ; et l'auteur l'a tellement senti
qu'il a analysé soigneusement chacun des écrits contenus
dans chaque manuscrit. On trouve ainsi quelques faits
ou quelques détails curieux et peu connus. Tel est , par
exemple, le passage suivant sur la fête de saint Thomas .
(3) En voici le titre précis : OEuvres de Louise Charly, lyonnaise ,
dite Labbé , surnommée la Belle Cordière. A Lyon , chez les frères
Duplain , libraires . M. DCCLXII , Petit in-8º de xxxij et 212 pages
1
1
JUIN 1813 . 589
u Chaque année , le 21 décembre , jour de la fête de
>> saint Thomas , le consulat de Lyon proclamait solen-
>>nellement dans la grande salle de l'Hôtel-de- Ville la
>> nomination de ses nouveaux magistrats. Cette annonce
» était précédée d'un discours oratoire dont le sujet était
>>au choix de l'auteur , et qu'il terminait par des com-
>>plimens adressés au roi , à la reine , au gouverneur ,
» à l'archevèque et aux divers corps ecclésiastiques et
>> judiciaires . L'orateur , dans ce jour , représentait le
>> commandant; il donnaitle mot d'ordre aux troupes ; il
>> présidait un splendide repas ; il indiquait les pièces
>>qui devaient être représentées sur le théâtre , et il assis-
>> tait en robe à ce spectacle. C'était d'ordinaire un jeune
>> légiste avide de commencer sa carrière de gloire et de
>> se distinguer de la foule de ses compatriotes . Cette
>> cérémonie créait les talens , et était devenue à Lyon la
>> fête de l'éloquence . Le P. Mathieu , historiographe de
>> Henri IV , fut le premier qui prononça ce discours
>> lorsque ce monarque eut accordé la noblesse au pré-
>> vôt des marchands et aux quatre échevins lyonnais.
>> Son édit eut son exécution le jour de la saint Thomas
» 1795. »
Cette fète ou cérémonie n'a plus lieu depuis la révolution
, et les détails que donne M. Delandine me font
regretter qu'il n'ait pas indiqué , au moins en note , en
quelle année elle fut célébrée pour la dernière fois , et
quel a été alors l'orateur .
Le n° 1318 des manuscrits est intitulé : Honneursfunèbres
rendus aux défenseurs de Lyon .
La postérité appréciera le courage des Lyonnais en
1793 , et la justice de leur cause , et la noblesse de leurs
sentimens . Ils n'étaient les agens d'aucune faction. Ils
youlaient comme Argyre ,
Sauver d'un naufrage funeste
Le plus grand de nos biens ,
Le droit le plus sacré des mortels généreux .
..
Ils succombèrent....... Beaucoup furent immolés ......
Des honneurs funèbres leur furent rendus ; mais ce
fut le 29 mai 1795 ( et non 1794 , comme on le dit dans
590 MERCURE DE FRANCE ,
l'ouvrage dont je rends compte ) , c'est une faute
de l'imprimeur; M. Delandine , qui avait composé les
inscriptions qu'on avait mises sur les quatre faces du
cénotaphe , autour duquel les milices lyonnaises se promenèrent
les armes renversées , M. Delandine ne peut
avoir commis cette erreur; dans un de ses ouvrages (4)
il a parlé en détail de cette cérémonie funèbre , et lui a
assigné sa véritable date . Si je relève l'erreur , c'est qu'il
me paraît important pour l'honneur même des Lyonnais
de ne pas antidater d'un an un pareil événement. D'une
'époque à l'autre l'esprit était bien différent.
J'aurais d'autres manuscrits à indiquer , mais il faut
de la mesure en tout , et je prends le parti de renvoyer
les curieux à l'ouvrage de M. Delandine. Je dirai seulement
qu'une table des auteurs des manuscrits termine le
troisième volume.
En résumé , cet ouvrage est utile principalement pour
les Lyonnais ; il est fait avec méthode et clarté; il est
écrit avec science, goût et esprit; l'aridité du sujet est
sauvée par les extraits et analyses que donne M. Delandine.
C'est un bel exemple que M. Delandine montre à
ses confrères les bibliothécaires des départemens. Puisse
chacun d'eux remplir sa tâche aussi bien que celui qui
leur ouvre la carrière!
Et que l'on ne croie pas que je ne donne ici ces éloges
que comme contre-poids des observations que je me suis
permises . Je loue avec beaucoup plus de plaisir et beaucoup
plus d'assurance que je ne censure; dans l'un et
l'autre cas je dis ce que je pense ; car il n'est que deux
partis à prendre pour l'homme qui se respecte : ne dire
que ce qu'il pense ou se taire . A. J. Q. B.
(4) Tableau des prisons de Lyon, 1797, in-89 etin-12, p. 317-328.
JUIN 1813 . 591
ANNALES ORIGINIS MAGNI GALLIARUM O ... , ou Histoire de
lafondation du Grand Orient de France, et des révolutions
qui l'ont précédée, accompagnée et suivie, jusqu'en
mil sept cent quatre-vingt-dix- neuf, époque de la réunion
à ce corps de la grande loge de France , connue sous le
nom de Grand Orient de Clermont ou de PArcade de
la Pelleterie , avec un appendice contenant les pièces
justificatives , plusieurs actes curieux et inédits uyant
rapport à l'histoire de lafranche-maçonnerie , des détails
sur un grand nombre de rites , et unfragment sur
les réunions secrètes des femmes . - Un vol . in-8° , de
500 pages , avec tableaux et figures en taille-douce .
-Prix , to fr. , et 12 fr. franc de port. A Paris ,
chez P. Dufart , libraire , quai Voltaire , nº 19.
-
LES hommes ont une tendance à vouloir découvrir
tout ce qui leur paraît caché ; c'est par suite de cette tendance
qu'on est parvenu à dévoiler une foule de mystères
, à connaître tant de phénomènes , à éclaircir tant
de faits relatifs à la chronologie et à l'histoire , à discuter
des autorités qui étaient arrivées jusqu'à nous investies
du suffrage de plusieurs siècles , et enfin à remettre
une foule de monumens à la place qu'ils devaient occuper.
Quelle association a plus fait naître d'écrits pour et
contre son institution que celle de la franche-maçonne-
*rie; les uns ont traité de ses mystères , d'autres ont cherché
à en imposer sur ce qui se passait dans ses assem-
'blées . L'auteur de l'ouvrage que nous annonçons n'a eu
pour but que de faire connaître l'histoire de l'introduction
de cet ordre en France , de ses succès , de ses revers et
de ses révolutions , jusqu'à la fin du 18º siècle . Son
travail est neuf et manquait à la collection des écrits sur
les différentes sectes . Des nombreux écrivains qui ont
traité de la franche-maçonnerie, pas un n'a fait connaître
son origine , tous n'ont avancé que des systèmes ou des
"conjectures qui , dépourvus de l'exactitude historique ,
ne peuvent satisfaire la curiosité. L'anglais Schmitz en la
593 MERCURE DE FRANCE ,
faisant remonter au commencement du monde , avance
qu'Adam fut dépositaire de la science maçonnique , et
qu'il la tenait de Dieu . Un de ses compatriotes la fait
remonter à l'époque de la construction de la tour
de Babel. D'autres ont écrit , qu'elle était une religion
avortée ou une novation religieuse. Le docteur
Krause et l'abbé Grandidier la regardent comme une
société continuée des coteries de maçons de pratique
et de compagnons du devoir. Selon eux , la franchemaçonnerie
prit naissance lors de la construction de la
tour de Strasbourg , en 1277. Quelques écrivains ont dit
que Christophe Wren , architecte , l'inventa lors de la
construction de l'église de Saint-Paul de Londres.
M. Bonneville soutient qu'on n'en trouve aucune trace
avant le règne de Charles Ier , roi d'Angleterre . Enfin les
uns en attribuent l'invention aux Juifs , aux Esséniens ,
aux Térapeuthes , aux Druses de la Syrie , aux Cabalistes ,
d'autres trouvent son berceau dans la Grèce, dans la Tartarie
, dans l'Egypte . Je passe sous silence un très-grand
nombre d'opinions aussi peu fondées sur l'origine de la
franche-maçonnerie. Aussi l'auteur dit-il que c'est un
océan immense sur lequel chacun s'embarque et revient
toujours à son port sans être plus instruit .
Cette institution a trouvé des historiens dans presque
tous les états de l'Europe ; le ministre anglais Anderson
fut chargé par la grande loge de Londres de donner l'histoire
de la franche-maçonnerie dans la Grande-Bretagne.
Son ouvrage parut en 1723 , obtint un grand succès , et
après avoir eu plusieurs éditions , il a été traduit en
français.
M. Lawrie , libraire de la grande loge d'Ecosse , a
récemment fait paraître une histoire de la grande loge
de Saint- Jean à Edimbourg : elle a été traduite en allemand
par M. Burkardt. D'autres écrits de ce genre ont
été publiés en Prusse , en Suède et ailleurs . Mais en
France aucun écrivain jusqu'à présent ne s'était occupé
de ce travail . L'auteur de l'ouvrage que nous annonçons
a donc suivi une route nouvelle , et les membres de l'association
lui sauront gré , sans doute , des soins qu'il a
pris , comme des recherches qu'il a faites pour avoir déJUIN
1813 . 593
couvert et révélé des faits ignorés du plus grand nombre
des lecteurs .
Il résulte de ses recherches qu'il passe pour constant
enAngleterre que les premières loges furent établies en
ce royaume vers l'an 1327 , et que leur roi Edmont par
venu au trône donna les premières constitutions . Ce sys
tème paraît être le plus vraisemblable , et sans qu'il soit
entièrement prouvé , il est démontré que cette association
existait avant 1425 , puisque par un acte du parlement
anglais , daté de cette époque , il est défendu aux franes .
maçons de s'assembler en chapitres ou congrégations
sous peine de prison . D'Angleterre elle passa en France ,
et ne fut connue à Paris que vers l'an 1725 , où lord
Dervent- Waters , lord Harnouester et quelques Anglais ,
établirent à Paris une loge chez un traiteur , rue des
Boucheries , à l'enseigne du Louis d'argent. La grande
loge de Londres donna des constitutions tant à celle-ci
qu'à plusieurs autres ; ces derniers se réunirent ensuite
pour former la grande loge de France dont le siége était
à Paris .
L'auteur présente le tableau des révolutions que l'institution
éprouva sous les differens grands maîtres qui
gouvernèrent l'ordre ; des persécutions qu'on lui suscita
et des événemens survenus en 1772 à la suite desquels
un parti scissionnaire introduisit un schisme et créa le
nouveau corps aujourd'hui connu sous le nom de Grand
Orient de France , ou chef- lieu de l'association maçonnique
. Il expose avec autant de clarté que de concision
les motifs qu'opposa la grande loge de France à ces novateurs
; l'histoire des deux corps qui existèrent à Paris
pendant près de trente ans , qui gouvernaient et administraient
l'ordre , l'un sous le titre de Grand Orient de
Clermont , l'autre sous celui de Grand Orient de France .
L'auteur termine son récit à l'année 1799 , époque où
les deux autorités rivales se réunirent en un seul corps
et signèrent un concordat dont le résultat fut l'assentiment
de toutes les loges françaises au système maçonnique
introduit en 1772 .
Cette histoire de la franche-maçonnerie française forme
la première partie de l'ouvrage . La seconde et troisième
Pp
で
594 MERCURE DE FRANCE ,
parties se composent d'un appendice et d'un fragment
sur les réunions secrètes des femmes . Les détails présentés
aux lecteurs ne sont pas les moins intéressans de cet
écrit. L'auteur y a inséré un grand nombre de morceaux
piquans sur les différentes sectes qui se sont introduites
dans la franche- maçonnerie sous le manteau de ses formes
secrètes , telles sont la secte des Eveillés , l'ordre des
Elus- Coëns , les Templiers modernes, l'ordre du Christ,
les Illuminés de Bavière , les chevaliers et chevalières de
la Fidélité et de l'Ancre, les Nymphes de la Rose, la
maçonnerie égyptienne de Cagliostro , etc. , etc. On
trouvera aussi des renseignemens curieux sur la maçonnerie
dans l'étranger et sur tous les rites qui divisent
les francs -maçons .
L'auteur semble avoir écrit son livre ex professo : on y
trouve en effet tous les caractères d'un ouvrage classique
en ce genre. L'auteur semble avoir puisé ses matériaux à
des sources authentiques , si l'on en juge par les ouvrages
imprimés et sur-tout par les manuscrits qu'il a consultés ,
dont il rapporte de longs fragmens dans un grand nombre
de notes . Mais a-t-il rempli sa tâche à la satisfaction des
membres de l'association ? A-t-il mis dans le récit des
révolutions qui ont agité l'ordre maçonnique toute l'impartialité
qu'on doit attendre d'un historien? C'est ce que
nous ne saurions décider dans une matière à-peu-près
inconnue à la plupart des gens du monde. Les membres
de l'ordre apprécieront eux-mêmes ce travail, qui au
fond n'est pas du domaine du journaliste.
Nous renvoyons à l'ouvrage même pour lire tous les
renseignemens curieux sur les diverses sectes ; ils se
trouvent dans l'appendice ; la dernière partie contient
des fragmens intéressans sur les réunions secrètes des
femmes ou les rites d'adoption . L'auteur a terminé son
travail par une excellente table des matières et par quelques
planches fort bien gravées qui représentent un assez
grand nombre de médailles maçoniques .
Cette histoire de la fondation du Grand Orient est
très -bien écrite; le style parfaitement approprié au sujet
est à-la-fois simple , clair et concis. L'auteur ne cite que
des faits et s'appuie d'autorités qui ne peuvent laisser
JUIN 1813 . 595
aucun doute sur sa véracité . Je terminerai en disant que
cet ouvrage, très difficile à imprimer à cause des tableaux
qu'il renferme , fait honneur au typographe qui en a été
chargé. On en sera moins surpris lorsqu'on saura qu'il
a été confié au talent et aux presses de M. Nouzou , qui
dans cette occasion s'est vraiment distingué.
P J. B. B. ROQUEFORT .
NOUVEAU RECUEIL DE CONTES , traduits de l'allemand
de MM. FISCHER , LAUN , ISCHOKKE , LAFONTAINE ,
KOTZBUE , etc.-Trois vol. in- 12 . - A Paris , chez
F. Schæll , libraire rue des Fossés -Montmartre ,
n° 14.
,
,
J'AI fait paraître , il y a peu de tems , un recueil de
Contes et de Nouvelles. Encouragé par l'indulgence du
public pour le Caravansérail , mon premier essai dans
ce genre , je croyais pouvoir me permettre de suivre
mon premier plan , de mettre en action quelques vérités
morales , de signaler quelques travers et de peindre
quelques nobles vertus . J'espérais que des intentions pures
et les prétentions les plus modérées me feraient trouver
grace devant le critique le plus sévère , et je suis traité un
peu rigoureusement dans la Gazette de France , par celui
de tous qui devrait être le plus indulgent parce qu'il est le
plus faible ; par celui de tous qui devrait avoir le plus de
douceur , durbanité et de délicatesse , parce qu'il est
femme. Ce critique se nomme Mme Y. Ila vu , dit-il ,
quelques-uns de ces contes dans le Mercure , et alors il
en était plus content. Aujourd'hui il devient plus difficile
et se déclare l'ennemi juré de tous les recueils de contes
passés , présens et futurs. Il ne sait pas bien au juste
et de son propre aveu , ce que c'est qu'un conte , et ne
voit , en général , dans la réunion de plusieurs contes
qu'un tissu d'aventures incohérentes que l'auteur ne s'est
pas donné la peine de lier entre elles et de réunir dans un
cadre commun . En partant de ce principe et en l'appliquant
avec autant de justesse à d'autres genres , il faudrait
brûler tous les recueils de fables , de fabliaux , de
,
Pp 2
596 MERCURE DE FRANCE ,
comedies , de tragédies , de poëmes , etc .... Il faudrait
sacrifier sans pitié les contes de Voltaire , d'Hamilton ,
de Bocace , de Marmontel.... Car enfin , je ne vois dans
tous ces recueils qu'un tissu d'aventures incohérentes que
les auteurs ne se sont pas donné la peine de lier entre elles
et de réunir dans un cadre commun. Si je pouvais avoir
de l'orgueil à si bon marché , je serais tout fier de voir
que pour proscrire mon modeste recueil , Mme Y. se
croit obligée d'immoler impitoyablement tous les ouvrages
du même genre .
Je n'essayerai point de combattre les principes littéraires
de mon critique . Peut-être est- il jolie , et la jolie
femme aura toujours raison . Si par hasard il n'est pas
jolie , je ne m'écarterai pas du respect que je dois à.....
son costume ; mais en faveur de ma retenue , j'oserai
lui demander graces pour le recueil que j'annonce , et
qui vaut beaucoup mieux que le mien .
Les contes dont il est composé sont traduits des auteurs
allemands qui se sont acquis le plus de réputation
dans ce genre . Le premier de ces contes , intitulé :
Voyage dans les montagnes de la Silésie , est de Fischer.
C'est une plaisanterie fort agréable , où se montrent
dans tout leur jour la franchise et la bonhomie allemandes
. M. Fredau , jeune auteur , un peu malade imaginaire
et qui pis est amoureux , a formé le projet de
faire un voyage dans les montagnes de la Silésie , pour
le rétablissement de sa santé qui est fort bonne , et dans
l'espoir de faire part au public du résultat de son voyage .
Il a des amis peu nombreux , mais de véritables amis ,
au nombre desquels se trouvent M. Kritter le conseiller ,
homme d'un caractère aimable et gai ; M. Meyn , ancien
et riche commerçant , qui s'est retiré des affaires pour ne
s'occuper qu'à faire du bien aux malheureux ; Pauline
Meyn , jeune personne douce , bonne , modeste et
naïve , qui cache au fond de son coeur , pour Frédau ,
un sentiment plus fort que l'amitié. Ces trois personnes
cherchent à le détourner d'un voyage inutile
pour sa santé et pour sa réputation. Malgré l'amour naissant
qui l'enchaîne auprès de Pauline dont il est secrètement
aimé , il persiste dans sa résolution , et le voilà
JUIN 1813 . 597
qui se met en route . Je n'entrerai point dans le détail des
moyens naturels et piquans employés par ses bons amis
pour l'empècher de quitter Berlin , pour le ramener chez
M. Meyn et lui faire épouser la jeune Pauline . Un petit
roman de ce genre n'est pas susceptible d'analyse . Je
dirai seulement que les caractères en sont peints avec
une grande vérité , que l'impatience du voyageur que
des obstacles sans nombre et jetés adroitement sur ses
pas empêchent de quitter la ville et forcent de suivre le
1
conseil de la raison et de l'amour , est très -comique , et
que l'amour de Pauline et de Frédau est représenté avec
les couleurs les plus naïves et les plus touchantes .
La vieille Redingote et la vieille Perruque , est un conte
fort original , quoique la moralité n'en soit pas bien
neuve ; mais il est de ces vérités morales qui ne sont
jamais triviales , et qu'on ne saurait nous présenter sous
trop de formes différentes . Fréderic , par l'excès de son
étourderie et de sa pétulance , s'était aliéné le coeur de
son père , brave homme au fond , mais faible et dominé
par une seconde femme dont il avait un fils . M. Færenbach
, fatigué de la conduite de Fréderic qu'il regarde
comme un mauvais sujet , l'envoie au collége . Fréderic
prend son parti , quitte assez gaîment la maison paternelle,
où son frère jouit de toutes les préférences , usurpe
toutes les affections ; mais avant de partir il veut , pour
se venger , jouer un dernier tour à son père . Il dérobe
adroitement la redingote et la perruque du vénérable
M. Færenbach , il en affuble le paratonnerre . Dès le
lendemain cette espiéglerie produit son effet . Tout le
voisinage se rassemble autour de la maison , fort surpris
de voir M. Færenbach immobile à la place du paratonnerre
. Aux éclats de rire qui frappent son oreille , le père
de Fréderic sort de chez lui et fait la grimace en voyant
le tour que son fils lui a joué. Fréderic fait ses études
tant bien que mal , porte au collége son espiéglerie et sa
vivacité , et finit par se faire renvoyer pour des tours
d'écolier . Sur ces entrefaites , son père vient à mourir ,
et graces aux séductions de sa belle-mère , Fréderic se
trouve entièrement déshérité . Entièrement ? non son
père lui laisse , par testament , sa vieille redingote et sa
,
598 MERCURE DE FRANCE ,
vieille perruque. Fréderic vient recueillir et reçoit avec
reconnaissance cet unique et modeste héritage. Il emporte
, il conserve précieusement ces seuls gages du
souvenir d'un père qu'il n'avait jamais cessé d'aimer. Il
faut lire dans le conte comment sa piété filiale est récompensée
, comment les causes mêmes de sa disgrace et de
sa ruine deviennent par la suite les instrumens de sa
fortune et de son bonheur.
Les Ecorces d'Orange et les Côtes de Melon sont dans
le même genre. C'est une fortune faite par de petits
moyens naturels quoiqu'inattendus . Ce conte offre de
l'intérêt et une morale douce et gracieuse .
Le conte intitulé : la Mère , présente un très -beau
caractère , et montre de quels nobles et sublimes sacrifices
le sentiment de l'amour maternel est capable . Mais
de tous ces contes les deux plus jolis , à mon gré , sont
les Aventures guerrières d'un homme pacifique , et surtout
Jeannette Troune. Le premier est tout en détails ,
et parconséquent n'est pas susceptible d'analyse. Mais
c'est une idée fort plaisante d'avoir mis en scène un bon
docteur allemand , bien poltron , forcé de guerroyer ,
mourant de peur au moindre bruit , et se faisant , par sa
poltronerie même , une réputation de bravoure. Ce conte
est plein de détails piquans et rendus avec une telle
vérité qu'on ne croit pas lire un conte. Le caractère du
principal personnage , toujours en opposition avec son
penchant naturel pour la paix , est parfaitement bien
développé et fort amusant.
Mais le conte de Jeannette Troune est encore supérieur
à tout ce que je viens de citer. C'est une action fort intéressante
, bien conduite; les personnages y sont dans
une situation très -dramatique , leurs caractères y sont
parfaitement développés et présentent des scènes d'un
comique excellent . Je me garderai bien d'en faire l'analyse
, ce serait le décolorer. Les plus jolis contes perdent
toujours à être analysés . Comment juger une broderie
d'après le canevas ? Il ne manque à ce recueil que d'être
tombé entre les mains d'un traducteur ou d'un imitateur
habile. Le style en est faible , lache , diffus , manque toujours
d'élégance et souvent de correction. Les détails
JUIN 1813 .
599
minutieux y sont trop prodigués , c'est le goût allemand ,
il est vrai , mais quand on écrit dans notre langue , il 、
faut se conformer à notre goût , et ne pas oublier que la
grâce , l'élégance et le naturel du style , donnent seuls
du prix aux productions d'un genre frivole , parce que
la grâce , l'élégance et le naturel sont appréciés dans tous
les tems et dans tous les pays par les esprits fins et délicats
. Ces qualités survivent à cet intérêt de curiosité
machinale que nous inspire souvent la lecture d'un ouvrage
médiocre , en supposant presque toujours , même
dans un auteur frivole , un talent supérieur au genre de
ses productions . ADRIEN DE S ..... N .
REVUE LITTERAIRE.
LES HELVIENNES , ou Lettres provinciales philosophiques ;
par l'abbé BARRUEL. - Cinquième édition . - Quatre
vol. in-12. - Prix, 11 fr . , et 15 fr. franc de port .
A Paris , chez Méquignon fils aîné , libraire , rue
Saint-Séverin , nº 11 .
Al'époque où parurent les Lettres provinciales de Pascal
, les esprits étaient divisés sur de simples questions
théologiques ; mais ils étaient d'accord sur les principes
fondamentaux; ils disputaient sur des points de doctrine ,
mais ils en respectaient la source. Aussi Pascal n'eut-il à
combattre que quelques subtilités scholastiques dont les
résultats vus de loin pouvaient devenir funestes , mais qui
au premier aspect n'offraient rien de dangereux.
Une autre marche fut adoptée dans le dix-huitième siècle;
la religion fut attaquée de front. On essaya de détruire ,
non pas quelques points de dogme ou de doctrine , mais le
dogme , mais la doctrine eux-mêmes. De là naquirent des
milliers dé volumes anti-religieux , et d'autant plus dangereux
qu'ils étaient répandus avec profusion , et que quelques-
uns de ces ouvrages étaient revêtus de tout le charme
d'une diction pure et élégante , et que les principes qu'ils
contenaient trouvaient des partisans parmi ceux mêmes qui
auraient dû être les premiers à les proscrire.
Il y avait , on peut le dire , à cette époque une sorte de
témérité à entrer en lice contre de semblables adversaires
1
600 MERCURE DE FRANCE ,
qui voyaient s'élever en leur faveur un parti si puissant et
sur-tout si nombreux , tandis que le nombre des partisans
de la religion diminuait chaque jour. Il fallait combattre
pied-à-pied tous les sophismes de la secte nouvelle , en
démontrer l'abus et presque tonjours le danger ; il fallait le
dédale immense de toutes ces opinions incohérentes et
souvent contradictoires entr'elles ; il fallait encore qu'un
semblable ouvrage fût brillanté par le charme du style , et
que sa forme ne fût point celle d'un traité dogmatique pour
qu'il pût être lu des gens du monde séduits par les écrivains
de la nouvelle secte ; il fallait enfin offrir sur d'autres
matières le pendant de l'excellent ouvrage de l'abbé Guéné;
les Lettres de quelques juifs à M. de Voltaire (1) .
Le plan que nous venons d'esquisser est précisément
celui qui a été si heureusement rempli par l'auteur des
Helviennes , plan dont le mérite a été justifié par le succès
universel de l'ouvrage que nous annonçons .
La forme en est aussi piquante qu'ingénieuse . Une
femme spirituelle, la baronne, désire d'être initiée dans
les mystères de la philosophie moderne . Un jeune homme
imbu des nouvelles doctrines en pose les principes dans
une suite de lettres avec tout l'enthousiasme qu'ils lui inspirent
, et toujours en citant fidèlement les ouvrages qui
les renferment . La baronne reçoit avec respect les leçons
qui lui sont données , mais se permet cependant des
observations sur quelques contradictions qu'elle croit y
apercevoir. Un provincial , homme plein de sens et de raison
, combat à l'aide de ces deux armes les nouveaux systèmes
. On sent tout ce que cette marche qui se soutient
jusqu'à la fin a de piquant, puisque les mêmes principes y
sonttour-à-tour combattus et par la plus fine ironie et par
la logique la plus pressante .
Après avoir accordé à l'ouvrage un juste tribut d'éloges ,
parlons à-présent de ceux que mérite la nouvelle édition ;
outre l'avantage qu'elle procure aux amis de la morale en
reproduisant un ouvrage qui depuis long-tems manquait
dans la librairie , elle a encore celui d'offrir en quatre volumes
seulement les cinq volumes qu' composaient lesprécédentes
éditions . Ce changement est dû à la réunion des
tomes II et III des anciennes éditions , en un seul qui forme
(1) Trois vol . in -12. Prix , 7 fr. 50 c. , et 10 fr. 50 c. franc de
port . Chez Méquignon Junior , rue de la Harpe , no 115 .
JUIN 813 . 601
le tome second. Le texte n'en a éprouvé aucun changement;
il est reproduit dans toute sa pureté.
L'ouvrage est parfaitement bien traité , il fait honneur
au libraire qui s'en est chargé , et mérite d'être encouragé
par tous les amis de la saine doctrine .
-
MERVEILLES ET BEAUTÉS DE LA NATURE EN FRANCE ; par
G. B. DEPPING . Deuxième édition . Un vol .
in- 12 , avec carte et figures . - A Paris , à la librairie
d'éducation et de jurisprudence d'Alexis Eymery , rue
Mazarine , nº 30 .
MALGRÉ les progrès des sciences naturelles et de la géographie
, malgré l'essor nouveau que les différentes branches
des connaissances humaines ont pris depuis une
vingtaine d'années , nous ne possédions jusqu'à présent
aucun ouvrage qui nous fit connaître la France sous le rapport
de sa géographie physique , et cependant peu de pays
méritent mieux qu'elle des recherches suivies à cet égard .
A la vérité , de nombreux matériaux s'offraient à celui qui
aurait voulu s'instruire dans cette partie; mais disséminés
dans une foule de volumes épars , cà et là dans des ouvrages
où l'on n'aurait pas cru pouvoir les trouver, il aurait
été aussi difficile de les réunir tous , que de les classer avec
l'ordre et la méthode nécessaires. Disons le donc , l'ou
vrage de M. Depping vient réparer cette lacune importante
; il vient procurer aux amateurs d'histoire naturelle
et à tous ceux qui aiment à bien connaître le pays qu'ils
habitent , une nouvelle source de plaisir et d'instruction
tout à-la-fois .
Mais on sent que pour être bien exécuté , un pareil ouvrage
demandait des connaissances et un savoir peu commun.
Il fallait en élaguer avec soin tous les contes populaires
, toutes les prétendues merveilles accréditées par
l'ignorance , et que n'ont pas cependant dédaigné souvent
de propager des savans recommandables ; il fallait savoir
discerner l'erreur de ce qui était mensonge , il fallait se
défier de l'exagération de quelques écrivains ou de l'indifférence
de quelques autres , pour ne présenter au naturaliste
que ce qui est vraiment digne de fixer son attention sous
divers points de vue; nul n'était plus propre que M. Depping
à un semblable travail , et la manière dont il l'a exécutéjustifié
tous nos éloges .
Deux sections principales divisent l'ouvrage ; dans la
602 MERCURE DE FRANCE ,
première , l'auteur parle des curiosités naturelles de la
France en général , c'est-à - dire , qu'il examine cette contrée
sous ses rapports géologiques considérés en masse et
d'après les résultats que présente leur aspect général. C'est
ainsi que dans une suite de cinq chapitres , il présente un
tableau rapide des faits les plus remarquables qui sont
offerts à nos regards par la nature particulière du sol de la
France , celle de ses eaux , de l'air qu'on y respire , et des
productions des trois règues . Dans un cadre fort circonscrit
, l'auteur a eu l'art de ne rien omettre d'intéressant et
de fournir un modèle précieux à ceux qui voudraient traiter
ainsi la géographie physique des autres contrées de la terre .
Après ces notions suffisantes , l'auteur , dans la seconde
section , s'occupe des curiosités naturelles de la France en
particulier. Cette partie est divisée en autant de chapitres
que l'état ancien de la France offrait de provinces ; chacun
d'eux est subdivisé en autant de paragraphes qu'il s'est formé
de départemens dans la province dont ilporte le nom . C'est
sous cette double classification , qui a l'avantage de réunir
les anciennes dénominations à celles adoptées depuis , que
l'auteur classe méthodiquement les différentes merveilles
de la France et consacre à la description de chacune un
nombre de pages proportionné à son importance .
C'est ainsi qu'il nous conduit tour- à-tour et sur les rochers
arides de la Bretagne , et dans les gorges sombres des Pyrénées
; et au sommet de la cîme escarpée du Mont-Blanc
ou du Puy-de-Dôme ; qu'il nous présente après l'aspect
imposant de la fontaine de Vaucluse et les souvenirs touchans
qu'elle rappelle , le tableau des riantes contrées du
Languedoc et de la Provence , ou les paysages agrestes du
Lyonnais , du Dauphiné et de la Savoie . Rien n'échappe à
ses regards , après avoir parlé à la curiosité , c'est à l'imagination
qu'il s'adresse . Après avoir satisfait le naturaliste,
c'est le littérateur qu'il veut aussi intéresser. Il a pris soin,
pour celui-ci , de rassembler ce que chaque aspect qu'il
décrit a pu inspirer à nos meilleurs poëtes ou à nos prosateurs
les plus distingués , parmi lesquels M. Depping a luimême
plus d'un titre pour se ranger.
Nous regrettons que les bornes de cet extrait ne nous
mettentpoint à même de justifier par de nombreuses citations
les éloges que nous avons cru devoir accorder à cet ouvrage
et à son auteur. Mais le lecteur aimera mieux sans
doute se convaincre par lui-même que nous n'avons rien
avancé dont il ne nous fût facile de rapporter la preuve.
JUIN 1813 . 603
ELÉGIES , SUIVIES D'EMMA ET EGINARD , poeme; et d'autres
poésies la plupart inédites , par CH. MILLEVOYE .
Seconde édition . Un vol . in- 12 , avec gravures .
Prix , 4 fr. - A Paris , au cabinet littéraire et
librairie de Rosa, grande cour du Palais-Royal .
-
- -
-
DEUX éditions consécutives de ce petit recueil en moins
d'une année, le suffrage unanime de tous les gens de goût,
les éloges que tous les journaux se sont plû à lui prodiguer ,
sont un garant plus qu'assuré de l'accueil que fera le public
à celle que l'on publie aujourd'hui .
M. Millevoye est déjà placé par des ouvrages d'un caractère
plus sérieux au rang de nos premiers poëtes actuels ;
les succès nombreux qui ont couronné ses premiers essais
dans la carrière poétique sont un présage flatteur de ceux
qui l'attendent encore. Un style élégant et facile , une harmonie
brillante qui imprime à tous ses ouvrages un cachet
qui leur est propre telles sont, ce nous semble , les causes
auxquelles on doit attribuer l'empressement avec lequel
sont accueillies les moindres productions de M. Millevoye ,
telles sont les qualités qui distinguent le recueil que nous
annonçons .
Des élégies , des poésies diverses , et un recueil de pièces
d'un genre nouveau , voilà ce qui le compose .
Le livre d'élégies est presqu'entièrement inédit ; c'est là -
sur-tout que brille éminemment le talent poétique de
M. Millevoye ; c'est là sur-tout que l'on peut remarquer
les qualités que nous avons déjà fait connaître , embellies
encore par le charme d'une sensibilité exquise et de la
plus douce mélancolie . Bornés par l'espace , nous ne pouvons
qu'indiquer ici celles qui nous ont le plus frappé , et
recommander à ceux qui aiment les beaux vers , celles qui
ont pour titre : l'Anniversaire , A un Bosquet , la Demeure
abandonnée , le Souvenir , le Bois détruit , et enfin , la
Chute des feuilles . Ce morceau nous ne craignons pas
de le dire , est vraiment classique , et suffirait seul pour
fonder la réputation de l'auteur , si d'ailleurs elle n'était
pas déjà assurée par tant d'autres titres .
,
Dans les poésies diverses nous retrouvons Emma et
Eginhard , poëme déjà connu , mais retouché ici dans
quelques parties et tel enfin qu'il peut désormais soutenir
les regards de la critique. Nous remarquons aussi le Déjeûner
et le Tombeau du Coursier , pièces d'un genre bien
différent et qui reparaissent avec d'heureuses corrections ;
604 MERCURE DE FRANCE ,
quelques imitations d'Anacreon ; un choix d'épigrammes ,
de quatrains , de poésies légères dans lesquelles l'auteur
se place avec succès à côté de ses modèles , et enfin plusieurs
romances .
La dernière partie du recueil est un choix de pièces du
même rhythme et de la même étendue , c'est-à-dire , de
dizains et de huitains. Ce genre de petit poëme , peu employé
, et que M. Millevoye essaie de faire revivre parmi
nous , présente , sous un tour aimable , une idée gracieuse
ou piquante . C'est là l'épigramme des anciens qui , comme
on sait , renfermait souvent une pensée délicate ou exprimée
d'une manière ingénieuse .
Ainsi , au mérite de l'exécution , cette partie du recueil
que nous annonçons joint encore l'attrait de la nouveauté.
Nous voudrions pouvoir faire connaître , parmi ces pièces ,
celles qui nous ont le plus frappé , mais alors il faudrait
les citer toutes . Cependant nous ne pouvons mieux terminer
cet extrait que par celle-ci que nous prenons au
hasard .
L'Oiseleur.
Un oiseleur , timide jouvenceau ,
Allait guettant les hôtes du bocage .
Il en vit un perché sur un ormeau ,
Beau , mais trompeur; séduisant , mais volage :
C'était l'Amour. Il s'enfuit. Quel dommage !
Le jouvenceau va conter sa douleur
Au vieux berger. « Mon enfant , dit le sage ,
>> Ce bel oiseau n'est qu'oiseau de passage ,
>> Il reviendra bientôt pour ton malheur !
>>Et c'est l'oiseau qui prendra l'oiseleur . >>>
J. B. B. ROQUEFORT .
-
VARIÉTÉS .
SPECTACLES . Théâtre Français .- Phèdre , pour les
débuts de Mlle Humbert .
Jusqu'ici Mlle Humbert avait évité avec prudence dans
la carrière de ses débuts le rôle de Phèdre . Ce rôle , depuis
que Mlle Duchesnois l'a joué , est devenu pour les actrices
tant anciennes que nouvelles une seconde arche sainte .
JUIN 1813 . 605
Que de débutantes tentées d'en approcher ont été victimes
de leur témérité . Le personnage de Phèdre est plein de
séduction , il annonce et trompe l'orgueil de celles qui s'y
laissent surprendre. Il produit l'effet des syrènes , qui entraînaient
au précipice quiconque prêtait l'oreille au charme
de leur voix . Tous les calculs de l'art , tous les raisonnemens
, toute la science des maîtres les plus habiles ne sont
rien pour remplir ce caractère , si la nature n'en a pas mis
le germe dans le coeur de l'actrice. La passion ne s'apprend
pas . Celle de Phèdre marche pour ainsi dire par bonds ,
elle la subjugue , elle aliène sa raison . Pour la bien rendre,
il fautse livrer à toute l'impétuosité de son ame. Les écarts
sont alors des beautés . Phedre est une espèce de folle qui
déclame une ode . Combien sont loin de concevoir ce rôle
toutes ces débutantes perroquets , ces machines tragiques
qu'on fait mouvoir au doigt et à l'oeil , et qui ressemblent à
ces figures grotesques élancées sur une planche , et qui
s'agitent à l'aide d'un fil d'archal . Mais l'ame seule ne suffit
pas dans la peinture du personnage de Phèdre , l'actrice
doity joindre un organe souple , suave , flexible , et propre
à toucher le coeur. Phèdre est une coupable vertueuse qui
doit plaire en peignant un feu criminel . Eh comment sans
la voix la plus touchante réciter des vers aussi tendres ,
aussi énergiques , aussi brûlans , que ceux de Racine .
J'ai langui , j'ai brûlé , j'ai séché dans les larmes :
Il suffit de tes yeux pour t'en persuader ,
Si tes yeux un moment pouvaient me regarder.
Si les sons les plus doux n'accompagnent pas l'expression
de pareils vers, Phèdre perd tout l'effet qu'elle a résolu
de produire sur Hippolyte. S'il était plus enclin à l'écouter ,
ne serait-il pas tenté alors de lui dire : votre passion n'est
qu'un piége grossier que vous voulez me tendre ; elle n'est
pas plus dans votre coeur que dans votre voix. Pour bien
jouer le rôle de l'épouse de Thésée , un organe enchanteur
me semble douc d'une nécessité indispensable; je dis plus ,
la déclamation de l'actrice devrait avoir quelque chose du
chant lyrique ; son rôle tient au beau idéal. Aux approches
de la mort de Phèdre , on aimerait à entendre des accens
aussi doux , aussi touchans que ceux , si l'on en croit la
fable, qu'exhalait le cygne près d'expirer. Plusieurs poëtes
célèbres , Delille , Le Brun et Le Gouvé , avec lesquels je
m'entretins plus d'une fois sur ce sujet , étaient entièrement
de mon opinion . J'ai déjà dit que Mlle Humbert me parais-
>
606 MERCURE DE FRANCE ,
sait plus appelée à remplir des caractères d'un genre grave
que ceux qui exigent de la tendresse . Elle est plus mère
qu'amante . Cette actrice confirme de plus en plus mon
opinion. Le rôle de Phèdre est celui où ses moyens naturels
se trouvent plus en contradiction avec le personnage .
Pent-être que le souvenir de la haute réputation que
Me Duchesnois s'est acquise dans ce rôle, l'a intimidée en
entrant sur la scène , et lui a fait perdre jusqu'à la trace
des excellentes leçons que lui donnent les deux illustres
maîtres chargés de son éducation , toujours est-il vrai de
dire qu'elle a été constamment au- dessous d'elle-même.
Avec plus de métier , elle sera plus supportable. Mais
quelque mérite qu'aient ceux qui la dirigent , on peut les
défier de lui communiquer ni leur talent , ni leur ame .
En revanche , Mlle Rose a été admirable dans le rôle
d'Enone ; je ne dis rien de Firmin : il n'a pas l'orgueil de
jouerHippolyte; Mu Patrat , qui représentait Panope , n'a
pas fait rire : ce qui est exemplaire.
Les Horaces.-Le Menteur, pour les débuts de M. Antiguenave
.
On prétend que cet acteur a joué autrefois dans le mélodrame
à la Porte Saint- Martin . Qu'importe qui il soit , et
d'où il sort , pourvu qu'il plaise . Un comédien n'est point
un soldat dont on exige la cartouche , ni un courtisan dont
on demande la généalogie. L'origine théâtrale de Préville.
n'était pas des plus brillantes : en était-il moins Préville ?
Quoi qu'il en soit , le nouvel acteur joue la tragédie et la
comédie. C'est une clause assignée , dit- on , aujourd'hui
aux débutans . On veut qu'ils sachent tour-à-tour faire
pleurer et faire rire . Quelle épreuve ! Cependant cette tâche
à laquelle s'asservit un nouveau venu , n'a pas été récemment
imposée , dans le dessein de rendre plus épineux
pour les acteurs le chemin qui les mène à la comédie française
à la formation de cette compagnie , les artistes les
plus célèbres furent soumis à un joug semblable. Les Barrons
, les Armands , les Dumesnils , les Gaussins jouaient
à- la- fois la tragédie et la comédie ; le Kain même , pour
ne pas déroger totalement à l'usage , faisait quelquefois le
personnaged'un des porteurs de chaise dans les Précieuses
ridicules ; le grand Mahomet ne croyait pas au-dessous de
sa dignité de devenir le valet de Mascarille . Le Kain voulait
donner des preuves de sa condescendance , mais il se
serait bien gardé de jouer Hector dans le Joueur, ou le
valet de l'Homme à bonnes fortunes .
JUIN 1813 . 607
La nature départ rarement au même individu les qualités
nécessaires pour exceller dans des genres opposés .
C'est la réunion des facultés , dont elle est si avare , qui fit
voir dans Garrick l'homme unique , le phénix des acteurs.
Malgré l'usage solennel consacré à la comédie française , si
M. Antiguenave honorait par un talent supérieur la toge
romaine ou'la tunique grecque , on lui permettrait de faire
divorce avec l'épée à la française , les talons rouges et les
habits à paremens de nos brillans marquis d'autrefois ; mais
son talent n'est pas de nature à lui mériter une exception .
Il faut qu'il s'évertue à déraciner des habitudes contractées
au berceau . Ce seul accent méridional dont il arme la voix
d'un héros , est capable de désenchanter nos yeux et nos
oreilles . Dans quelque pays que soient nés les guerriers
qu'il représentera , il est sûr de leur donner pour patrie les
bords de la Garonne . La Comédie française étant une seconde
Académie pour la conservation de la langue et de la
prosodie , il est donc d'une nécessité absolue qu'elle ne
reçoive pas dans son sein des acteurs dont la prononciation
appelle le ridicule et provoque le rire , afin qu'elle ne soit pas
elle-même un sujet de moquerie aux yeux des étrangers qui
yviennentdans l'intention de se perfectionner, et d'enchérir
surla leçon qu'ils ont reçue de leurs maîtres . Le débutant
joint à une prononciation vicieuse , un organe sec , âpre et
monotone . Ses attitudes ne manquent pointdegrace , mais
par fois , à force de se dessiner, il tombe dans l'exagération
, et l'exagération n'est point la noblesse. Croyant singer
le héros , il se tranforme en matamore.
<<Tout prend l'humeur gasconne en un auteur gascon . >>>
De l'intelligence , de la chaleur et une diction assez pure ,
voilà les qualités qui le recommandent. Le plus grand éloge
qu'en en puisse faire , c'est qu'il n'a produit aucune disparate
trop sensible à côté d'acteurs aussi distingués que Lafond
et Saint-Prix .
Dimanche dernier, il a paru dans le rôle du Menteur. Il
a , sous l'habit -habillé , de la grace , de l'aisance et de la
tournure . Sa prononciation a semblé moins vicieuse dans
*ce personnage fieffé gascon en effet , et qui , comme le dit son
valet Cliton , hache les mensonges menu comme chair à
pâté. Il me paraît avoir joué un peu trop pesamment le
rôle du Menteur, faute d'en avoir étudié l'esprit.
Le Menteur, tel que l'a peint le grand Corneille , est un
jeune homme à peine échappé des bancs de l'école , mais
1
608 MERCURE DE FRANCE ,
chez qui la connaissance du coeur semble innée, comme le
futle géniedes batailles chez nos plus grands capitaines; ilsait
que le mensonge, pour éblouir, a des rayons plus seduisans
queceux de la vérité , et qu'il ressemble au stras qui souvent,
aux yeux du faux connaisseur, quand il est artistement
taillé, l'emporte sur le plus beau diamant. Que le Menteur
soit donc léger, vif, semillant; qu'il étincelle de grace et
d'esprit ; que ses mensonges , loin de se ressentir des peines
de l'enfantement , aient l'air de sortir tout armés de son
cerveau . La réflexion ne doit pas s'emparer un instant de
lui , ou plutôt il doit la voiler avec adresse . Il n'est surpris
que d'une seule chose , c'est d'avoir pu dire une seule fois
la vérité . Malheur donc à l'acteur qui jouant ce rôle semble
préoccupé de ce qu'il va dire ou répondre , dont la mémoire
travaille , et qui laisse apercevoir les moindres vestiges
de la contrainte et de l'art . Molé offrait un modèle admirable
dans le personnage du Menteur. Son jeu imitait l'éclat du
feu d'artifice le plus brillant.
Il est à souhaiter que le débutant mette à profit les conseils
de ces amateurs assidus et attentifs au spectacle , et qui
se sont enrichis des traditions de nos plus célèbres acteurs ;
que sa diction soit plus légère et plus rapide , son jeu muet
plus expressif; qu'il conserve sur-tout des manières plus
nobles avec son valet , car enfin le Menteur est un jeune
homme de qualité , et quoique sa conduite fasse oublier sa
naissance , son ton et son allure doivent en faire souvenir.
Mes observations seraient inutiles si le débutant ne donnait
aucune espérance , mais il est jeune , d'une tournure fort
agréable , et ne manque point d'intelligence. Il faut qu'il
assouplisse un organe rebelle , et fasse sur-tout une guerre
obstinée à sa prononciation bordelaise . Son compatriote
Lafond lui laisse son exemple à suivre :
<< Craint- on de s'égarer sur les traces d'Alcide ? >>>
DU PUY DES ISLETS.
Lettre de Voltaire à Saurin .
J'ENTRE dans vos peines , Monsieur , et je les partage
d'autant plus que je les ai malheureusement renouvelées
en cherchant la vérité. Le doute par lequel je finis l'article
de Lamotte n'est point une accusation contre feu M. votre
père. Au contraire , je dis expressément qu'il ne futjamais
soupçonné de la plus légère satire pendant plus de trente
JUIN 1813.
609
DE
1
années écoulées depuis ce funeste procès . J'aurais dû dire
qu'il n'en fut jamais soupçonné dans le public ; carjo
vous avouerai avec cette franchise qui règne dang mon
histoire , et je vous confierai à vous seul , quol me récita
des couplets de sa façon contre Lamotte ; et voici
d'un de ces couplets dontje me souviens :
De tous les vers du froid I amotte
Que le fade du Bousset notte ,
Il n'en est qu'un de mon goût ,
Quel ? Qui sait être heureux , sait tout .
la fin
Je ne ferai jamais usage de cette anecdote ; mais vous
devez sentir que mon doute est sincère , et il faut bien
qu'il le soit , puisque je l'expose à vous-même. Vous devez
sentir encore de quel poids est le testament de mort
du malheureux Rousseau. Il faut vous ouvrir mon coeur :
je ne voudrais pas , moi , à ma mort , avoir à me reprocher
d'avoir accusé un innocent ; et , soit que tout périsse
avec nous , soit que notre ame se réunisse à l'être des
êtres , après cette malheureuse vie , je mourrais avec bien
de l'amertume , si je m'étais joint malgré ma conscience
aux cris de la calomnie.
Il y a ici une autre considération importante à faire s
on m'avait assuré votre mort il y a quelques années , et je
vous avais regretté bien sincérement. J'ai peu de corres
pondances à Paris que je n'ai jamais aimé et où j'ai trèspeu
vécu . Je n'ai appris que par votre lettre que vous étiez
encore en vie . Je me trouve dans la même ville où M.
votre père habita long-tems ; car , je passe mes étés dans
une petite terre auprès de Genève , et mes hivers à Lausanne
. Je vois de quelle conséquence il est pour vous que
les accusations consignées contre la mémoire de M. votre
père dans le supplément au Bayle , dans le supplément au
Moréry et dans les journaux , soient pleinement réfutées .
Le tems est venu où je peux tâcher de rendre ce service ,
et peut-être n'y a- t -il point d'ouvrage plus propre à justifier
sa mémoire qu'une histoire générale aussi impartiale
que la mienne. On en fait actuellement une seconde édition
, et quoique le septième volume soit imprimé , je me
hâterai de faire réformer la feuille qui renferme l'article de
M. Joseph Saurin. Il y a encore , à la vérité , quelques
vieillards de Lausanne qui sont bien rétifs , mais j'espère
les faire taire , et le témoignage d'un historien qui est sur
les lieux sera de quelque poids .
610 MERCURE DE FRANCE , JUIN 1813 .
Il ne s'agit ici d'accuser personne , il s'agit de justifier
un homme dont la famille subsiste , et dont la famille mérite
les plus grands égards ; mais je ne ferai rien sans
savoir si vous le voulez, et si les mêmes considérations
qui ont retenu votre plume ne vous portent pas à arrêter
la mienne. Parlez-moi avec la même liberté que je vous
parle . Si vous avez quelque chose de particulier à me
faire connaître sur l'affaire des couplets , instruisez -moi ,
éclairez - moi , et mettez mon coeur à son aise .
Boindin était un fou atrabilaire . Le complot qu'il suppose
entre un poëte, un géomètre et un joaillier est absurde;
mais la déclaration de Rousseau en mourant est quelque
chose . Je voudrais savoir si M. votre père n'en a pas fait
une de son côté . En ce cas , il n'y aurait pas à balancer
entre son testament soutenu d'une sentence juridique ,
et le testament d'un homme condamné par la même sentence
.
Enfin, tous deux sont morts , et vous vivez ; c'est votre
honneur , c'est votre repos qui m'intéresse..
On me mande que le libraire Lambert travaille à une
édition de l'Essai sur l'Histoire générale . Vous pourriez
vous informer de ce qui en est. J'enverrais à M. Lambert
un article sur M. votre père Comptez que ce sera une
très -grande satisfaction pour moi de pouvoir vous marquer
les sentimens avec lesquels j'ai l'honneur d'être , etc.
:
VOLTAIRE.
Cette lettre inédite a été copiée sur un manuscrit donné
par Voltaire à l'impératrice Catherine II , et déposée à la
bibliothèque de l'Ermitage à Saint-Pétersbourg. Le correspondant
qui nous l'a envoyée en possède encore plusieurs
tirées du même manuscrit , et se propose , en les réunissant
à d'autres lettres inédites et à des mélanges , d'en
former , en 2 vol. in-8°, un Recueil qui completterait enfin
les OEuvres de Voltaire . En attendant , il en insérera diverses
parties dans le Mercure de France.
...
POLITIQUE.
S. M. l'Impératrice-Reineet Régente a reçu les nouvelles
suivantes de la situation de l'armée au 14 juin au soir .
Toutes les troupes sont arrivées dans leurs cantonnemens
. On élève des baraques et l'on forme les camps .
L'Empereur a parade tous les jours à dix heures .
Quelques partisans ennemis sont encore sur les derrières .
Il y en a qui font la guerre pour leur compte , à la manière
de Schill , et qui refusent de reconnaître l'armistice . Plusieurs
colonnes sont en mouvement pour les détruire .
Du 13. Le baron de Kaas , ministre de l'intérieur de .
Danemarck , et envoyé avec des lettres du roi , a été présenté
à l'Empereur .
Après les affaires de Copenhague , un traité d'alliance
fut couclu entre la France et le Danemarck : par ce traité ,
l'Empereur garantissait l'intégrité du Danemarck .
Dans le courant de 1811 , la cour de Suède fit connaître
à Paris le désir qu'elle avait de réunir la Norwège à la
France . L'on répondit que quelque désir qu'eût la France
de faire une chose agréable à la Suède , un traité d'alliance
ayaut été conclu avec le Danemarck et garantissant l'intégrité
de cette puissance , S. M. ne pouvait jamais donner
son consentement au démembrement du territoire de son
allié .
Dès ce moment , la Suède s'éloigna de la France , et
entra en négociation avec ses ennemis .
Depuis , la guerre devint imminente entre la France et
laRussie . La cour de Suède proposa de faire cause commune
avec la France , mais en renouvelant sa proposition
relative à la Norwege . C'est en vain que la Suède fit entrevoir
que des ports de Norwège une descente en Ecosse
était facile ; c'est en vain que l'on fit valoir toutes les garanties
que l'ancienne alliance de la Suède donnerait à la
France de la conduite qu'on tiendrait envers l'Angleterre .
La réponse du cabinet des Tuileries fut la même : on avait
les mains liées par le traité avec le Danemarck .
Dès ce moment , la Suède ne garda plus de mesures ;
elle contracta une alliance avec l'Angleterre et la Kussie ;
Qq2
612 MERCURE DE FRANCE ,
et la première stipulation de ce traité fut Pengagement
communde contraindre le Danemarck à céder la Norwège
à la Suède .
Les batailles de Smolensk et de la Moskowa enchaînèrent
l'activité de la Suède ; elle reçut quelques subsides ,
fit quelques préparatifs , mais ne commença aucune hostilité.
Les événemens de l'hiver de 1813 arrivèrent ; les
troupes françaises évacuèrent Hambourg. La situation du
Danemarck devint périlleuse : en guerre avec l'Angleterre,
menacé par la Suède et par la Russie , la France paraissait
impuissante pour le soutenir. Le roi de Danemarck , avec
cette loyauté qui le caractérise, s'adressa à l'Empereur pour
sortir de cette situation. L'Empereur , qui veut que sa politique
ne soit jamais à charge à ses alliés , répondit que le
Danemarck était maître de traiter avec l'Angleterre pour
sauver l'intégrité de son territoire , et que son estime et
son amitié pour le roi ne recevraient aucun refroidissementdes
nouvelles liaisons que la force des circonstances
obligeait le Danemarck à contracter. Le roi témoigna toute
sa reconnaissance de ce procédé.
Quatre équipages de très-bons matelots avaient été fournis
par le Danemarck et montaient quatre vaisseaux de
notre flotte de l'Escaut. Le roi de Danemarck ayant témoigné
sur ces entrefaites le désir que ses marins lui fussent
rendus , l'Empereur les lui renvoya avec la plus scrupuleuse
exactitude , en témoignant aux officiers et aux matelots la
satisfaction qu'il avait de leurs bons services .
Cependant les événemens marchaient .
Les alliés pensaient que le rêve de Burke était réalisé .
L'Empire français , dans leur imagination , était déjà effacé
du globe , et il faut que cette idée ait prédominé à un
étrange point , puisqu'ils offraient au Danemarck , en indemnitéde
laNorwège, nos départemens de la 32° division
militaire , et même toute laHHoolllande , afin de recomposer
dans le nord une puissance maritime qui fit système avec
laRussie .
Le roi de Danemarck , loin de se laisser surprendre à ces
appâts trompeurs , leur dit : « Vous voulez donc me donner
des colonies en Europe , et cela au détriment de la
France ? »
Dans l'impossibilité de faire partager au roi de Danemarck
une idée aussi folle, le prince Dolgorouki fut envoyé
à Copenhague pour demander qu'on fit cause commune
1
JUIN 1813 . 613
avec les alliés; et moyennant ce , les alliés garantissaient
l'intégrité du Danemarck et même de la Norwège .
L'urgence des circonstances , les dangers imminens que
courait le Danemarck , l'éloignement des armées françaises ,
son propre salut , firent fléchir la politique du Danemarck .
Le roi consentit , moyennant la garantie de l'intégrité de
ses Etats , à couvrir Hambourg , et à tenir cette ville à
l'abri même des armées françaises , pendant tout le tems
de la guerre . Il comprit tout ce que cette stipulation pouvait
avoir de désagréable pour l'Empereur ; il y fit toutes
les modifications de rédaction qu'il était possible d'y faire ,
et même ne la signa qu'en cédant aux instances de tous
ceux dont il était entouré , qui lui représentaient la nécessité
de sauver ses états ; mais il était loin de penser que
que c'était un piège qu'on venait de lui tendre . On voulait
le mettre ainsi en guerre avec la France , et après lui avoir
fait perdre de cette façon son appui naturel dans cette circonstance
, on voulait lui manquer de parole , et l'obliger
de souscrire à toutes les conditions honteuses qu'on voudrait
lui imposer .
M. de Bernstorf se rendit à Londres ; il croyait y être
reçu avec empressement , et n'avait plus qu'à renouveler
lettrraaiité consenti avec le prince Dolgorouki : mais quel fut
son étonnement , lorsque le prince-régent refusa de recevoir
la lettre du roi , et que le lord Castlereagh lui fit connaître
qu'il ne pouvait y avoir de traité entre le Danemarck
et l'Angleterre , si au préalable , la Norwège n'était cédée
à la Suède. Peu de jours après , le comte de Bernstorf reçut
ordre de retourner en Danemarck .
Au même moment , on tient le même langage au comte
de Moltke , envoyé de Danemarck auprès de l'empereur
Alexandre . Le prince Dolgorouki fut désavoué , comme
ayant dépassé ses pouvoirs; et pendant ce tems les Danois
faisaient leur notification à l'armée française , et quelques
hostilités avaient lieu !!!
C'est envain qu'on ouvrirait les annales des nations pour
y voir une politique plus immorale. C'est au moment que
leDanemarck setrouve ainsi engagé dans un état de guerre
avec la France , que le traité auquel il croit se conformer
est à la fois désavoué à Londres et en Russie , et qu'on
profite de l'embarras où cette puissance est placée pour lui
présenter comme ultimatum , un traité qui l'engageait à
reconnaître la cession de la Norwège !
Dans ces circonstances difficiles le roi montra la plus
614 MERCURE DE FRANCE ,
.
grande confiance dans l'Empereur ; il déclara lé traiténul.
Il rappela ses troupes de Hambourg . Il ordonna que son
armée marcherait avec l'armée française , et enfin il déclara
qu'il se considérait toujours comme allié de la France , et
qu'il s'en reposait sur la magnanimité de l'Empereur .
Le président de Kaas fut envoyé au quartier-général
français avec des lettres du roi,
Enmême tems le roi fit partir pour la Norwège le prince
héréditaire de Danemarck , jeune prince de la plus grande
espérance , et particulièrement aimée des Norwégiens . Il
partit déguisé en matelot , se jeta dans une barque de pêcheur
et arriva en Norwège le 22 mai .
Le 30 mai les troupes françaises entrèrent à Hambourg ,
et une division danoise , qui marchait avec nos troupes ,
entra à Lubeck .
Lobaron de Kaas se trouvant à Altona , eut à essuyer
une autre scène de perfidie égale à la première .
Les envoyés des alliés vinrent à son logement et lui
firent connaître que l'on renonçait à la cession de la Norwège
, et que sous la condition que le Danemarck fit cause
commune avec les alliés , il n'en serait plus question;
qu'ils le conjuraient de retarder son depart. La réponse
de M. de Kaas fut simple : J'ai mes ordres , je dois
les exécuter. On lui dit que les armées francaises étaient
défaites , cela ne l'ébranla pas davantage , et il continua sa
route.
Cependant , le 31 mai , une flotte anglaise parut dans la
rade de Copenhague ; un des vaisseaux de guerre mouilla
devant la ville , et M. Thornton se présenta. Il fit connaître
que les alliés allaient commencer les hostilités , si dans
quarante-huit heures , le Danemarck ne souscrivait à un
traité , dont les principales conditions étaient : de céder la
Norwège à la Suède , en remettant sur-le-champ en dépôt
la province de Dronthein , et de fournir 25,000 hommes
pour marcher avec les alliés contre la France , et conquérir
les indemnités qui devaient être la part du Danemarck. On
déclarait en même tems que les ouvertures faites à M. de
Kaas , à son passage à Altona , étaient désavouées et ne
pouvaient être considérées que comme des pourparlers
militaires .
mation.
Le roi rejeta avec indignation cette injurieuse som
La confiance que le roi de Danemarck a cue dans
JUIN 1813 . 615
I'Empereur , se trouve entièrement justifiée , et tous les
liens entre les deux peuples ont été rétablis et resserrés .
L'armée française est à Hambourg ; une division danoise
en suit le mouvement pour la soutenir. Les Anglais ne
retirent de leur politique que honte et confusion ; les voeux
de tous les gens de bien accompagnent le prince héréditaire
de Danemarck en Norwège. Ce qui rend critique la
position de la Norwège , c'est le manque de subsistances ;
mais la Norwège restera danoise ; l'intégrité du Danemarck
est garantie par la France .
Le bombardement de Copenhague , pendant qu'un ministre
anglais était encore auprès du roi , l'incendie de cette
capitale et de la flotte sans déclaration de guerre , sans aucune
hostilité préalable , paraissaient devoir être la scène
la plus odieuse de l'histoire moderne ; mais la politique
tortueuse qui porte les Anglais à demander la cession
d'une province , heureuse depuis tant d'années sous le
sceptre de la maison de Holstein , et la série d'intrigues
dans laquelle ils descendent pour arriverà cet odieux résultat
, seront considérées comme plus immorales et plus
outrageantes encore que l'incendie de Copenhague . On y
reconnaîtra la politique dont les maisons de Timar et de
Sicile ont été victimes , et qui les a dépouillées, de leurs
Etats . Les Anglais se sont accoutumés dans l'Inde à n'être
jamais arrêtés par aucune idée de justice. Ils suivent cette
politique enEurope .
Il paraît que dans tous les pourparlers que les alliés ont
eus avec l'Angleterre , les puissances les plus ennemies
de la France ont été soulevées par l'exagération des prétentions
du gouvernement anglais . Les bases mêmes de la
paix de Lunéville , les Anglais les déclaraient inadmissibles.
comme trop favorables à la France . Les insensés ! ils se
trompent de latitude et prennent les Français pour des
Indous !
Nous avons cité cette note textuellement , nous le devions
; aucun document ne pouvait avoir un caractère
plus historique et contribuer plus puissamment à former
l'opinion sur le caractère de duplicité qui caractérise la politique
anglaise ; aucun ne pouvait faire paraître sous un
jour plus heureux celle du monarque français qui permet
généreusement à son allié une défection involontaire pour
sauver ses états, et qui plus généreusement encore lorsque
cet allié se rejette dans ses bras , les lui ouvre et lui assure .
sa puissante garantie .
616 MERCURE DE FRANCE ,
L'Empereur d'Autriche est toujours à Braunau , petite
ville de Bohême , frontière de Silésie ; il y est accompagué
de ses ministres . L'Empereur Alexandre et le roi dePrusse
sont à Reichenbach près Schewerditz. Toute la famille
royale de Saxe est réunie à Dresde . Les courriers se succèdent
sans interruption entre les divers quartiers-généraux.
La Saxe ne retentit plus que des actions de grâces rendues
à son libérateur , au prince qui par la maturité de ses
plans et la rapidité de leur exécution a rejeté hors des
limites de ce royaume des armées formidables qui l'avaient
choisi pour point d'appui et pour centre de leurs opérations
contre les états de la Confédération du Rhin , au prince
qui avait atteint et battu son ennemi dans un tems où cet
ennemile croyait encore occupé à lever d'inhabiles recrues,
qui triomphait à Lutzen et à Bautzen , lorsqu'on croyait à
peine arrivé à Mayence les premiers corps de ses nouvelles
milices . Tout dans la Saxe est rentré dans l'ordre accoutumé
, l'armée du roi profite de l'armistice pour se rétablir
et se fortifier : les troupes polonaises et saxonnes qui ont
traversé la Bohême arrivent à leur destination ; les grains
que l'Empereur d'Autriche a permis de verser en Saxe
soulagent le pays et concourent à assurer la subsistance
des troupes; le général Lecoq est chargé de la surveillance
etdu commandement général de toutes les troupes de nouvelle
levée qui entrent dans les cadres de l'armée . Les
jeunes saxons se rendent avec ardeur sous les drapeaux. La
cavalerie saxonne doit être augmentée. Le général Bertrand
commande à Leipsick ; le corps russe qui avait fait
une incursion au-delà de l'Elbe et avait menacé cette ville ,
a repassé le fleuve et est rentré dans la ligne prussienne de
l'armistice , dans l'évéché de Magdebourg . C'est le général
Worousoff qui commandait ce corps . Czernicheffe a disparu
avec ses cosaques . Le général prussien Bulow , battu par
le maréchal duc de Reggio , s'est retiré du côté de Berlin .
On ajoute que la mésintelligence entre les Russes et les
Prussiens va toujours croissant . Plusieurs généraux russes ,
on dit même des aides-de-camp de l'Empereur Alexandre ,
ont dit hautement pendant qu'ils étaient en Saxe qu'ils ne
voyaient plus le but de la guerre , et qu'il était aussi inutile
qu'insensé de se battre pour les autres .
Acet égard , les dépêches du général anglais Stewart ,
généralqu'on dit avoir quittéle quartier-général russe depuis
quelques jours , ne dissimulaient point ce que la position
des alliés offre de critique, Ces dépêches équivalent à un
JUIN 1813 . 617
-
aveu de l'insuffisance des forces russe et prussienne pour
résister aux Français. Ce général s'exprime de telle sorte
qu'il faudrait conclure de son rapport que les Français auraient
en une grande supériorité numérique sur les alliés
dans les dernières batailles .
"Aussi , disent les papiers de l'opposition , nous devons
être stupéfaits de l'exagération des états des forces russes
qui ont été publiés pour faire concevoir au public de hautes
espérances , et ce calcul même ne s'appliquant qu'au nombre
des combattans présens à ces batailles , n'est pas fait
pour encourager; car nous avons démontré , d'après de
bonnes sources , que les garnisons qui n'ont point pris part
à la bataille s'élèvent à plus de 70,000 hommes .
> Que sont donc devenues ces légions innombrables de
Russes ? Les armées de la Russie ont-elles aussi éprouvé
la rigueur du dernier hiver ?
- Mais le passage le plus important de la lettre de sir
Charles Stewart , est celui où il dit que les alliés auraient
conservé leur position , “ si des raisons de prudence qui se
liaient avec les considérations les plus importantes , n'en
eussent décidé autrement.
» Quelles étaient ces considérations ? Le bruit court
qu'elles consistent en un manque absolu de munitions , les
alliés n'ayant ni magasins suffisans , ni commissariat ; et
l'infériorité de leurs forces ne les a pas seule obligés à se
retirer. "
Pendant que l'armistice permet ainsi à l'Empereur de
laisser reposer sur l'Elbe ses phalanges victorieuses , l'oeil
de sa prévoyance s'est porté sur l'Italie ; une armée d'observation
déjà très-considérable s'est formée comme par
enchantement. On cite les corps qui en font partie , et les
généraux qui y sont employés . Le général Grenier qui avait
conduit un si beau corps d'Italie en Allemagne dans la
dernière campagne , est de retour en Italie , et va prendre le
commandement dans l'armée d'observation dont il s'agit .
1
C'est dans ces positions respectives que les peuples et les
armées attendent , sur l'Elbe , sur l'Oder et sur l'Adige , le
résultat des négociations , ou pour reprendre les travaux
de la guerre , ou pour se livrer aux consolantes occupations
de la paix; de cette paix que la voix de l'Europe entière
réclame , mais que l'intérêt bien entendu de l'Europe ne
demande que fondée sur des bases stables , sur les principes
conservateurs de la foi publique , et sur les garanties
les plus solides contre l'ambition et le machiavélisme de
616 MERCURE DE FRANCE ,
1
ce peuple , depuis vingt ans habitué à faire répandre des
flots de sang au sein de l'Europe continentale , afin de se
dispenser d'y répandre une goutte du sien.
Cependant , si l'on en croit les journaux anglais, lord
Wellington se disposait encore à rentrer en campagne ,
dans la péninsule ; c'est-à-dire que , ménageant ses propres
troupes, si affaiblies dans la précédente campagne ,
il cherchait encore à lancer contre les troupes françaises
fortifiées sur le Douro , les Espagnols et les Portugais réunis
sous ses ordres. Tous les Anglais ne partagent pas à cet
égard les espérances des journaux ministériels ; « les gazettes
espagnoles et portugaises , dit le Star, sont remplies d'exagérations
et d'erreurs concernant les forces alliées dans la
péninsule au moment de l'ouverture de la campagne . Les
troupes anglaises u'excèdent pas 41,000 hommes d'infanterie
et de cavalerie , avec 3000 hommes d'artillerie ; il faut
y ajouter 25,000 Portugais ; quant aux Espagnols , il est
inutile d'en parler. Leurs troupes sont découragées , elles
ne servent plus sans que leur orgueil ne se trouve outragé.
On peut assurer que nulle part les Anglais n'out réussi à
se faire détester plus qu'à Cadix . >>
Au surplus , d'après les mêmes journaux , voici quel
serait le plan adopté par lord Wellington . 1
L'armée combinée deit être divisée en trois colonnes ,
dont la droite ( en supposant que le front s'étende dès le
commencement , du nord au sud , le long des frontières
duPortugal ) s'avancerait le long de la ligne du Tage , sur
Tolède , où on tenterait d'opérer une jonction avec l'armée
d'Alicante , aux ordres de sir John Murray. Cette colonne
sera composée de la seconde division de la grande armée ,
aux ordres de sir Rowland Hill.
" La seconde , on colonne du centre , formée des 4º, 5º,
6º et 7ª divisions et de la division légère serait sous les ordres
immédiats de lord Wellington , qui se porterait en
avant du côté de Salamanque . L'objet immédiat de ce corps ,
qui comprend la force principale de l'armée, serait de repousser
l'ennemi sur la rive droite du Douro .
" La troisième colonne , formant la gauche , et consistant
dans la 1º, la 3º et la 5º divisions , sous les ordres de sir
Thomas Graham , devrait se porter d'abord directement an
nord dans l'intérieur de la frontière portugaise , à travers la
province de Tra -los Montes , sur Bragance , d'où elle entrerait
en Espagne , manoeuvrant pour tourner le corps
français sur le Douro, dont elle presserait la retraite , su
était obligé à ce mouvement : sir Thomas Graham pren
JUIN 1813 . 619
drait alors la ligne de Benavente à Burgos. Le siége de
cette place , entre dans l'exécution ultérieure du plan , ét
serait formé lorsque , avec la portion de l'armée qu'il pourra
être jugé nécessaire de porterdans le nord, lordWellington
serait arrivé sur l'Ebre . On s'attend à la plus forte résistance
de la part de l'ennemi . "
Les Anglais en effet connaissent la force des Français);
Ils les voient retranchés et en mesure sur tous les points ;
ils disent que nos mouvemens sont liés et concertés avec
beaucoup d'art et d'ensemble ; ils se défient déjà de ce
Bungos qui les a si henreusement arrêtés , et conseillent
cette fois à leurs généraux de ne pas s'y consommer en
efforts inutiles ; quant à l'armée d'Alicante , ils ne peuvent
la regarder comme susceptible d'une coopération sérieuse';
ils savent trop bien quel adversaire elle a en tête dans la
personne du maréchal duc d'Albufera.
Dans le Nord , le général Clauzel , commandant l'armée
française indépendante de celle stationnée sur le Douro' ,
avait été chargé par ordre de l'Empereur de s'occuper exclusivement
de la destruction des bandes et du rétablissement
de l'ordre dans la Biscaye et dans la Navarre . On a
déjà fait connaître les succès du général Foy dans la Bis-
'caye, la prise de Castro et l'évacuation de la côte : pendant
que le général Foy agissait ainsi dans la Biscaye, le général
Clauzel s'est porté en Navarre contre Mina. Nous ne suivrons
pas dans ses détails la relation de cette importante et
utile expédition ; son succès a été complet , les troupes de
Mina ont été sur tous les points surprises et défaites .
« Dans ces poursuites et ces recherches , porte la relation,
le général Clauzel a donné une attention particulière à la
découverte des dépôts d'armes , des magasins , des hôpitaux
et des établissemens de tout genre , que les insurgés
avaient en soin de placer dans les lieux les plus cachés et
les moins accessibles . La vallée de Roncal a été trois fois
parcourue en tout sens ; les vallées d'Ancella , d'Arragon ,
d'Anso , Fayo et Salazar , toutes celles qui se trouvent entre
Salazar et Pampelune , ont été également fouillées avec le
plus grand soin . Des approvisionnemens de tout genre ont
té enlevés ou détruits ; des malades espagnols au nombre
deux mille , qui avaient quitté leurs hôpitaux à notre
aivée dans le Roncal, ont été trouvés cachés dans les bois
elbandonnés par leurs officiers de santé. Une grande partie
péri faute de soins ; ceux qui ont survécu ont été
cuejs par le général Vondermaessen, qui les a fait traiter
et furer dans les hôpitaux .
re
620 MERCURE DE FRANCE , JUIN 1813 .
son an-
» Pendant ce tems , Mina errait dans le pays , réduit à
une escorte de 10 à 12 hommes , fuyant la poursuite de
notre cavalerie , et cherchant à rejoindre ses bandes découragées.
Un renversement si prompt de fortune a affaiblila
confianceque les habitans avaient en lui , et paraît l'avoir
lui-même abattu . Le capitaine don Nicolas Uriz ,
cien secrétaire, homme d'une grande influence dans la
Navarre, est venu se rendre à nos troupes ; tous les villages
ont commencé à demander des garnisons françaises ; les
paysans pensaient à acquitter leurs contributions , et tous
les voeux se prononçaient pour le retour de la paix et de
l'ordre. Mina lui-même , qui naguères défendait ,
peine de mort , la moindre communication avec une place
occupée par des Français, a engagé les villes à recevoir nos
troupes , à leur préparer des vivres , et à payer les impôts.
Lanouvelle des succès de S. M. I. en Allemagne a produit
une grande sensation dans le pays; des chefs d'insurgés
eux-mêmes , en apprenant que l'Empereur avait battu les
Russes et les Prussiens , ont répondu à ceux qui leur donnaient
ces nouvelles : « Tant mieux , que S. M. les batte
encore une fois , et que nous soyons tranquilles . "
SOUS
Dimanche dernier , il y a eu au palais de Saint-Cloud
audience diplomatique et présentation : le soir , spectacle
et cercle à la cour.
M. le duc de Massa , ministre grand-juge étant malade
et obligé d'aller prendre les eaux , le portefeuille de son
ministère a été , en vertu d'un décret impérial , remis à
M. le comte Molé , qui , en cette qualité, a prêté serment
entre les mains de l'Impératrice .
S....
LeMERCURE DE FRANCE paraît le Samedi de chaque semaine ,
par cahier de trois feuilles. Le prix de la souscription est de 48francs
pour l'année , de 25francs pour six mois , et de 13francs pour un
trimestre .
Le MERCURE ÉTRANGER parait à la fin de chaque mois , par
cahier de quatre feuilles. Le prix de la souscription est de 20francs
pour l'année , et de II franes pour six mois. ( Les abonnés au
Mercure de France , ne paient que 18 fr. pour l'année , et 10 fr . pour
six mois de souscription au Mercure Etranger. )
On souscrit tant pour le Mercure de France que pour le Mercu
Étranger, au Bureau du Meroure , rue Hautefeuille , nº 23 ; et d
les principaux libraires de Paris , des départemens et del'étran
ainsi que chez tous les directeurs des postes .
Les Ouvrages que l'on voudra faire annoncer dans l'un ou utre
de ces Journaux, et les Articles dont on désirera l'insertion . Frout
être adressés ,francs de port , à M. le Directeur-Général duVeure
Paris.
TABLE
DU TOME CINQUANTE- CINQUIÈME.
COLMA
POÉSIE .
OLMA sur le Rocher ; par M. de G**. Page3
Stances ; par M. Talairat . 5
L'heureux hasard ; par le même. 6
Vers à monseigneur l'évêque de P ..... ; par Mme de Valori. Ib.
Hommage aux Femmes ; par M. Guesdon. 49
Le Génie et la Raison. Fable ; par M. Valant. 5z
L'Amour et l'Hyménée ; par M. Victor-Vial. 52
L'Amant trahi. Romance ; par M. Auguste Mouffle. Ib.
Epitre à M. F. B. 97
AEléonore ; par M. de Labouisse. 100
Le Modèle à suivre. Chanson ; par M. Charles Malo, ΙΟΙ
Fragment tiré de l'Enfer du Dante ; par M. Henri Terrasson. 145
Vers pour le portrait de M. Toulongeon ; par M. Michel Berr.
Aun ami ; par M. Victor-Vial.
150
Ib.
Epitre à mes Amis , sur les changemens de l'amour en France ,
depuis l'époque de la chevalerie jusqu'au siècle actuel ; par
M. Charles Mullot. 193
Ode sur la mort de M. Delille , par M. Lalanne. 242
Stances sur la mort de M. Delille ; par Mlle Sophie de C...... 243
Catulle au moineau de Lesbie ; par M. de Kérivalant. Ib.
Autre imitation du même ; par le même . 244
La Chastellaine de Coucy. Romance ; par M. S. R.
Le jeune Raimond ; par M. S. Edmond Geraud.
Ib.
289
Stances à Zulmé ; par M. Malo . 291
De tems en tems. Chansonnette; par M. Armand- Séville. 292
AM. Ramey , sur sa statue de l'Empereur ; par M. Vial . 293
Morceau d'une traduction du Printems deGessner ; par M. Aug.
Moufle. 337
622 TABLE DES MATIÈRES .
Imitation de Martial ; par M. В. Page 346
Le Chateau des Mauléons ; par M. Denesle. 341
Le Tombeau du Troubadour. Romance ; par M. Ch. Malo. 342
Le Siècle de Louis XIV. Fragment ; par M. Talairat . 385
L'Anniversaire de ma Soeur. Elégie ; par M. Vieillard. 387
Cantique de Moïse , après le passage de la mer Rouge ; par
M. Terrasson . 433
Le Baiser justifié. Madrigal ; par M. de Bournisseaux . 436
Chacun son tour. Chanson; par M. Charrin. Ib.
Epître à M. Le Mercier ; par M. Lalanne . 481
Les Oiseaux de Sylvie. Romance ; par M. de Siblas . 483
Epigramme . La Calomnie confondue ; par M. Bazot. 484
Boutade à un peintre sur le portrait de Fénélon ; par M. Boinpilliers
. Ib.
Fragment d'un poëme intitulé le Tombeau de Virgile ; par
M. Charles Dao .... 529
AMile Emilie L. Stances ; par le chevalier D....
530
AMme Joséphine Dum ; par M. F. Libert . 531
A Mme D .... ; par le même . 532
Romance sur la mort d'un ami ; par M. Terrasson . Ib .
▲ Calliope . Ode tirée de la traduction des Odes d'Horace. 577
Ghant nuptial ; par M. Terrasson. 580
Enigmes , 7.53 , 102 , 150 , 201 , 246 , 293 , 343 , 390 , 438,484 ,
533,581 .
Logogriphes , 7,53 , 102 , 151 , 201 , 247,294,344,391,438 ,
485 , 534,582 .
C
Charades , 8,54 , 103 , 151 , 201 , 247 , 294,344,391 , 439,485 ,
534,582.
: SCIENCES ET ARTS .
Traité pratique des Hernies ; par M. Scarpa. ( Extrait.)
Réponse à M. L. A. M. sur sa critique du Traité élémentaire
▸d'Ornithologie de M. Mouton-Fontenille.
152
295
392,440
Des Erreurs populaires relatives à la Médecine ; par M. Richerand.
( Extrait. )
L
:
LITTÉRATURE ET BEAUX - ARTS .
Annales des Voyages , de la Géographie , etc.; par M. Malie-
Brun. (Extrait.) و
TABLE DES MATIÈRES . 623
Histoire de la Chute et de la Décadence de l'Empire romain.
(Extrait.) Page 17
Alain de Rohan. ( Extrait . ) 24
Veillées poétiques et morales; par M. Baour de Lormian. (Ext.) 55
Gavres choisies de Quinault. 65
Du Commandement de la cavalerie et de l'équitation . (Extrait.) 104.
Essai sur les richesses et la puissance temporelle des prêtres . 110
Aperçu sur le coeur humain ; par M. de Seu**。113
Anecdotes dramatiques , extraites de la dernière partie de la
Correspondance de Grimm . 116
Thélamire et Fédor . Conte oriental ; par M. Ad. de Sarrazin, 119
Histoire de France ; par M. Lacretelle . (Extrait. ) 158
La Désobéissance . ( Extrait. )
Annales de l'Education . ( Extrait . )
162
203
Pensées sur l'Homme , etc .; par M. Saniel Dubay. ( Extrait . ) 206
Correspondance littéraire , etc .; par Grimm . ( Extraits. ) 212,400
Abrégé de la Vie de Sénèque ; par M. le sénateur Vernier. (Ext.) 248
Poésies de M. Vigée . ( Extrait . ) 252
Mademoiselle de la Fayette; par Mme de Genlis. 260
Amélie et Clotilde ; par J. Boccous . 268
Contes nouveaux ; par M. Adrien de Sarrazin . 300
Alexina ou la Vieille tour du château de Holdlein ; par Mme *** . 308
Conseils à mon fils ; par Mme F. de Montolieu . 313
Baisers et Elégies de Jean Second ; par M. Tissot . ( Extrait. ) 345
OEuvres choisies de M. de Piis ( Extraits . ) 353 , 413 , 550
Léonie de Montbreuse ; par Mme S. G. 359
Histoire de la Guerre d'Amérique ; par M. Botta ; traduite par
M. L. Sévelinges . ( Extrait.) 449
Fanny , ou Mémoires d'une jeune Orpheline. 456
Lettre sur le Psychisme . 486
Suite des Nouvelles de Mme de Montolieu. 491
OEuvres choisies de Colardeau . 502
Lettre aux Rédacteurs de Mercure sur le nouveau Roman de
Mmo de Genlis ; par M. Bourgeat. 507
De la musique dramatique ; par M. Martine . 535
Manuscrits de la Bibliothèque de Lyon ; par M. Delandine. 548 , 583
Annales originis magni galliarum O..., ou Histoire de la fondation
du Grand Orient de France , etc. ( Extrait. )
Nouveau recueil de Contes .
591
595
Revue littéraire .- Sydonie .- Eudoxie. - Morale primitive.
Les Helviennes .-Merveilles et Beautés de la nature en France .
-Elégies , suivies d'Emma et Eginard. 557,599
624 TABLE DES MATIÈRES.
VARIÉTÉS .
De l'Espiégle en littérature.
Observations sur la lettre insérée dans le Mercure du 27mars.
Quelques mots sur l'imitation dans le style.
Sur l'efficacité de la Vaccine.
Revue littéraire et critique .
Lettre de Voltaire à Saurin .
Page27
35
173
182
212
608
Spectacles . 28 , 75 , 129 , 168 , 223 , 276 , 320, 362 , 420 , 460, 512 ,
563 , 604.
Lettres aux Rédacteurs .
Nécrologie.
Sociétés savantes et littéraires .
Institut impérial de France.
178 , 179
134,175,368
135, 278
70,325, 369
POLITIQUE.
Evénemenshistoriques. 37 , 81 , 137, 183, 229, 279, 327, 372, 425,
466 , 515 , 570 , 611 .
ANNONCES.
Livres nouveaux. 46 , 96 , 143 , 189 , 237 , 288 , 381 , 430, 527,
576.
Finde la Table du tome cinquante-cinquième.
Qualité de la reconnaissance optique de caractères