Nom du fichier
1812, 10-12, t. 53, n. 585-597 (3, 10, 17, 24, 31 octobre, 7, 14, 21, 28 novembre, 5, 12, 19, 26 décembre)
Taille
34.50 Mo
Format
Nombre de pages
683
Source
Lien vers la source
Année de téléchargement
Texte
MERCURE
DE
FRANCE ,
DEPT
DE
LA
SEINE
5.
cen
JOURNAL LITTÉRAIRE ET POLITIQUE .
TOME CINQUANTE-TROISIÈME .
VIRES
ACQUIRIT
EUNDON
A PARIS ,
CHEZ ARTHUS-BERTRAND , Libraire , rue Hautefeuille
, Nº 23 , acquéreur du fonds de M. Buisson
et de celui de Mme Ve Desaint.
1812.
..
:
:
THE N. W YORK
PUBLIC LIBRARY
835407
ASTOR, LENOX AND
TILDEN FOUNDATIONS
1905
DE L'IMPRIMERIE DE D. COLAS , rue du Vieux-
Colombier , N° 26 , faubourg Saint-Germain .
TABLE
MERCURE
DE FRANCE.
N° DLXXXV . – Samedi 3 Octobre 1812 . -
POÉSIE .
ÉLOGE DE GOFFIN , OU LES MINES DE BEAUJONG ,
PAR M. MOLLEVAULT ,
Correspondant de la Classe d'Histoire et de Littérature Ancienne ;
Pièce qui , au jugement de la Classe de la Langue et de la
Littérature françaises de l'Institut impérial , a obtenu
l'Accessit du Prix extraordinaire , proposé pour le meilleur
ouvrage de poésie sur le généreux dévouement
d'Hubert GOFFIN et de son fils.
Si fractus illabatur orbis ,
Impavidumferient ruinæ .
HOR.
PRÈS de ces bords rians où les flots de la Meuse
Arrosent lentement cette cité fameuse ,
Qui, dans des jours heureux , riche et libre à-la- fois ,
Superbe , se créait son sénat et ses lois ;
Sous d'immenses coteaux , inclinés vers la plaine ,
Un peuple , prolongeant sa ville souterraine ,
Aa
4
MERCURE DE FRANCE ,
,
Ases noirs flanes arrache un bitume fumant ,
De l'éternelle flamme éternel aliment.
Là , d'une longue tâche implorant le salaire
Enseveli , vivant , dans le sein de la terre ,
Rebelle à la fatigue , il creuse , il creuse encor,
Ravit au gouffre avare un utile trésor :
Heureux , si quelquefois , sous la voûte éthérée ,
Il embrasse et secourt sa famille adorée !
Enfans du sombre abyme , ah ! quittez vos travaux !
Fuyez ! ... un fleuve , au loin , roulant de vastes eaux ,
Précipite sur vous ses vagues menaçantes ,
Et ravage , en tonnant , vos voûtes mugissantes .
Mais en vain , à grands pas , près de l'étroit séjour,
Quipromet de les rendre à la clarté du jour,
Tous s'élancent.... en vain le panier secourable
S'abaisse et les réclame : ô destin déplorable !
Apeine quelques-uns à leurs fils sont rendus ;
D'autres pâles , tremblans , sur l'antre suspendus ,
Retombent .... Malheureux! l'impitoyable abyme ,
Avide , ressaisit sa mourante victime .
Quel modeste héros les dispute au trépas ?
Goffin ! il pourrait fuir , mais il ne le veut pas ;
Son coeur est déchiré , son front parait tranquille ;
Il s'écrie : Accourez , Goffin est votre asile ;
> Goffin veut au trépas échapper après tous ;
,
» Il veut tous vous sauver , ou périr avec vous . »
Ses généreux accens et sa noble assurance ,
Dans les coeurs consternés rappellent l'espérance .
On l'écoute , on s'assemble on s'empresse , on le suit ;
On sonde sur ses pas la formidable nuit ....
Mais quel terrible obstacle exerce leur courage $
Une immense barrière interdit le passage ;
De tout son poids la terre a pesé sur leurs fronts ;
Privés de tout secours , entassés sous ces inonts ,
Leur unique aliment est la vapeur brûlante .
Leur unique boissonune onde malfaisante;
Et leur dernier flambeau , jetant un jour douteux ,
Tremble , fume , pâlit , va mourir avec eux ....
Mais non , Goffin leur reste en ce péril extrême :
Un grand coeur sait combattre et vaincre la mort même.
OCTOBRE 1812 . 5
Alors qu'à son exemple , indocile au repos ,
Sa troupe veut percer le flanc de ces cachots ,
Des femmes , des enfans ,déplorables victimes ,
Errent autour du gouffre , en sondent les abymes :
Oplaintes ! ô douleurs ! ô sanglots superflus !
Nulle voix à leur voix , hélas ! ne répond plus !
Peuple , accourez ouvrir ce champ des funérailles ;
D'une terre homicide arrachez les entrailles ;
Et d'abyme en abyme , osez , dans vos efforts ,
Conquérir des vivans sur l'empire des morts .
Tous s'empressent : ici , la pompe haletante
Péniblement au gouffre enlève une eau grondante ,
Qui , dans les airs vomie , en son cours orageux ,
S'étonne de rouler sous la voûte des cieux .
Là , dompté par le fer , le roc crie et se brise ;
Le salpêtre l'attaque , en éclats le divise ,
Et déjà le mineur , du fond de longs caveaux ,
Croit entendre un bruit sourd appelant ses travaux.
,
De son côté Goffin suit sa route inconnue ,
Etlentement allonge une étroite avenue ;
Le pic , qui sur le roe rend un plus grave son ,
S'enfonce , et l'avertit qu'il ouvre sa prison .
Comme en leurs tristes yeux la joie éclate et brille!
Chacun d'eux , en espoir , embrasse sa famille ;
La fatigue a cessé : les bras , creusant toujours ,
Du labyrinthe obscur poursuivent les détours ,
Attaquent les flancs nus d'un rocher qui succombe
Frappent , frappent encore , et la barrière tombe ....
Odésespoir l'oeil plonge en d'affreux soupiraux :
Malheureux ! ils n'ont fait qu'agrandir leurs tombeaux !
Uu vent contagieux sort de cet antre humide
Les abat , les poursuit de son souffle homicide ;
D'un choc épouvantable ébranle tous les airs .
Tel qu'un foudre brisant la porte des enfers ,
L'intrépide Goffin , debout , ferme , immobile
Seul l'attend , lui résiste , et , de son bras docile ,
Repoussant la barrière avec un long effort ,
Dans l'éternelle nuit a replongé la mort.
,
Mais aux piedsde Goffin , le front contre la terre ,
Lunplorant du trépas l'asile salutaire ,
MERCURE DE FRANCE ,
Les mineurs consternés , sourds au commandement ,
Rejettent du travail l'inutile instrument .
Le chef leur montre en vain sa stoïque constance ;
Tous ils ont répondu par un morne silence .
Cependant rien n'abat la vertu de Goffin ;
Seul , défiant l'abyme , il leur cherche un chemin ;
Son fils , qu'il veut sauver , rend sa force invincible .
O prodige ! ce fils , levant un front paisible :
•Hommes moins forts , dit-il , que de faibles enfans ,
> Mon père l'a promis , nous serons triomphans ;
> Obéissez , ouvrons un glorieux passage .
> Et dans un grand danger montrons un grand courage.
Ala voix d'un enfant , à ses accens vainqueurs ,
Une force héroïque a pénétré les coeurs ;
On se relève tous au travail s'enhardíssent ,
Etde nouveaux chemins sous leurs bras s'agrandissent .
Inutiles efforts ! dernier espoir trompé !
De leurs sanglantes mains le fer s'est échappé.
Tout combat leur courage en cet horrible empire :
Même en respirant l'air , c'est la mort qu'on respire ;
Même en se prosternant sur le roc iuhumain
Le roc brûlant embrase et déchire leur sein ;
Etla seule clarté , dont les lueurs funèbres
Entr'ouvraient en tremblant le voile des ténèbres ,
Meurt.... ciel ! pour tant de maux est-il assez de pleurs !
L'épaisse nuit accroît leurs sinistres terreurs .
L'un , dans son désespoir , de ses mains frénétiques ,
Frappe encore , au hasard , ces ténébreux portiques ;
L'autre , sans mouvement , couvert d'affreux lambeaux
Semble un pâle fantôme , assis sur des tombeaux ;
Plusieurs brûlent de soif , et leurs lèvres arides
Boivent le sang impur de cadavres livides ....
Dans son délire , hélas ! l'un appelle à grands cris
Le jour et ses foyers , et sa femme et ses fils ;
L'autre accuse Goffin , l'outrage , l'abandonne :
Goffin lui tend les bras , le plaint , et lui pardonne.
En ce suprême instant , pontife , père , époux ,
Il bénit des enfans tombés à ses genoux ;
Ecoute les erreurs que la foi lui confesse ;
Presse contre son coeur le fils de sa tendresse ;
OCTOBRE 1812 . 7
Ce coeur désespéré revolant vers le jour :
<Mes six enfans , dit-il , objet sacré d'amour ,
> Vous irez donc , ô vous ! ma plus riche espérance ,
> L'oeil en pleurs , mendier le pain de l'indigence . >
Il appelle lamort : et l'écho de ce bord
De caverne en caverne a répété , la mort.
१
Non , tu ne mourras pas ! un bruit lointain s'avance :
Entends- le traverser l'abyme du silence ;
Vois à pas lents creuser , et s'enfoncer toujours
La sonde voyageuse apportant ses secours.
L'impatient mineur la suit avec audace
Brave du dernier roc la dernière menace ,
Le rompt.... l'air s'agitant avec un bruit joyeux ,
De leur triomphe étonne et l'enfer et les cieux.
Savans ingénieurs , magistrats magnanimes ,
Comptez ces malheureux dérobés aux abymes ;
Que de vos coeurs émus chaque doux battement ,
Vous donne un noble prix d'un noble dévoûment.
Mais ne prodiguez pas les secours qu'on envoie :
L'homme . hélas ! périt moins de douleur que de joie !
Que leur oeil , par degrés , essaie un nouveau jour ;
S'élève lentement sur tant d'objets d'amour :
C'est un fidèle ami , c'est une tendre mère
C'est unfils tout baigné des larmes de son père.
Plusieurs , pâles , tremblans , égarés , éperdus ,
Sur le gouffre , les yeux et le coeur suspendus ,
Cherchent en vain .... et , seuls , à l'écart ils demeurent ;
Et , sur la pierre assis , baissent le front , et pleurent.
Goffin,toujours plongé dans ce vivant tombeau ,
Comme un tendre pasteur compte son cher troupeau ,
Rassemble ses amis , les soutient , les ranime ,
Et , le dernier de tous , calme , il sort de l'abyme .
Atravers sa fatigue et sa noble sueur ,
Dans tous ses traits éclate une mâle grandeur.
Il emporte son fils , ô touchante victoire !
Son fils , premier laurier de sa paisible gloire .
Tandis que tout un peuple exaltant son bonheur ,
Voit briller sur son sein l'étoile de l'honneur ,
Du Pinde voit déjà l'auguste aréopage
Offrir à sa vertu un immortel homnage ,
8 MERCURE DE FRANCE ,
Modeste , il sé dérobe aux regards curieux ,
Et , trois fois prosternant son front religieux ,
S'humilie , et rend grâce à ce Dieu de clémence ,
Quidaigna le choisir pour sauver l'innocence .
ÉNIGME.
Je suis utile au crime comme au vice ,
Ala séduction , ainsi qu'à l'artifice ;
Al'inconstance , à l'infidélité ,
Al'imposture , à la duplicité ;
A l'insolence , ainsi qu'à la malice
Al'infamie autant qu'à l'injustice ;
A l'indécence , à l'immoralité ,
Ala corruption , à la perversité ,
.
A l'orgueil , à l'envie , ainsi qu'à l'avarice ;
Al'impudence autant qu'au maléfice ;
Au sacrilége , à l'incrédulité ,
Al'indévotion comme à l'impiété ;
Ala coquetterie ainsi qu'à la licence ,
A l'indiscrétion ainsi qu'à l'imprudence ;
Ala sottise , à l'imbécillité ,
A l'ignorance , à l'incapacité ;
Au ridicule , à la fainéantise ,
Ala folie , ainsi qu'à la bêtise ;
Je suis utile enfin tant à l'oisiveté ,
Qu'à l'indolence , et même à l'inutilité.
1
S ........
LOGOGRIPHE .
Je fais craindre la misère
Et souvent j'offre de l'or :
Il est plus d'un pauvre hère
Pour qui je vaux un trésor.
Par fois je ravis , j'étonne ;
Je rassure , ou je fais peur ;
Et , suivant mon possesseur ,
Je suis riche , monotone ,
Très -brillante , ou sans couleur.
OCTOBRE 1812 , 9
Des pieds dont je me conipose ,
Tu peux former à ton choix ,
D'abord le plus joli mois ,
Le mois où fleurit la rose :
Certainmot qui dans un jeu
Est le cri de la victoire ;
Un être qu'on rencontre peu ,
Un autre qu'on montre à la foire ;
Un terme qui peint la laideur ,
De la journée une partie ;
Un caractère dont l'humeur
Sait bannir la mélancolie ;
Untitre d'honneur en Hongrie ;
Ce que cherche ici le lecteur
Et qu'il a trouvé , je parie .
THÉODORE DE JUSTIN.
CHARADE .
Au milieu de Goa se trouve mon premier ;
Près de Constantinople , on peut voir mon dernier ;
Mon tout est à Paris , à Berlin , à Padoue ,
A Londres , à Milan , et peut-être à Cordoue ;
Il est grand ou petit , bouffon ou sérieux ;
Il captive l'oreille , il enchante les yeux .
V. B. ( d'Agen . )
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est Langue.
Celui du Logogriphe est Calice , dans lequel on trouve: ciel, lice,
îleet lie.
Celui de la Charade est Songe-creux .
1
LITTÉRATURE ET BEAUX- ARTS .
VOYAGE DANS L'AMÉRIQUE MÉRIDIONALE , COMMENÇANT PAR
BUENOS-AYRES ET POTOSI JUSQU'A LIMA , avec un appendice
contenant la description la plus complète et
la plus exacte des possessions ou colonies espagnoles
dans l'Amérique méridionale , appendice formé de
l'extrait des meilleurs voyages les plus modernes ; par
ANTOINE ZACHARIE HELMS , traduit de l'anglais par
M. B. B. D. V. -Paris , à la librairie française et
étrangère de Galignani, rue Vivienne , nº 17 .
EN 1787 , le gouvernement espagnol envoya , dans
ses colonies d'Amérique , plusieurs minéralogistes allemands
. L'objet de leur mission était de remédier aux
nombreux abus que l'ignorance et la cupidité avaient
introduits dans l'exploitation des mines du Pérou , et de
faire jouir ces établissemens des découvertes que la
science avait faites en Allemagne . Ce projet , comme
tant d'autres du même genre , fut contrarié , et demeura
presque sans résultat , par l'effet des manoeuvres de quelques
individus qui , trouvant leur compte aux abus dont
le gouvernement espagnol avait à se plaindre , vinrent à
bout de dénigrer les opérations de ses commissaires et
même de calomnier leurs intentions . M. Helms , l'un
de ces derniers et auteur du Voyage que nous annonçons
, après un séjour de quatre ans en Amérique , où il
avait été envoyé comme directeur des fonderies , et où
il eut à combattre tantôt les préventions de l'ancien système
, tantôt le monopole de quelques agens supérieurs ,
revint , en 1793 , à Madrid , et n'obtint pour prix de ses
services , après six mois de sollicitations , qu'une modique
pension viagère .
Ce ne fut que cinq ans après , qu'il publia , en alle--
mand , une relation de son Voyage , espèce de journal ,
dans lequel il se borne le plus souvent à indiquer le
۱
MERCURE DE FRANCE , OCTOBRE 1812. 11
nombre de milles qu'il a parcourus , et la distance d'un
lieu à un autre, depuis son arrivée à Buenos-Ayres jusqu'à
Potosi et à Lima .
L'intérêt de cette relation , comme on peut croire , est
assez borné. Tout voyage spécial et qui a pour objet
particulier , soit une découverte , soit une science quelconque
, court risque de ne plaire qu'à ceux qu'intéresse
cette science ou cette découverte . Il n'en est pas ainsi
des Voyages qui , traitant des moeurs , des coutumes , de
la religion et du gouvernement des différens peuples ,
nous représentent l'homme sur les différens points du
globe , avec ses analogies où ses variétés , et sont , pour
toutes les classes de lecteurs , aussi instructifs qu'amusans
. Un grand esprit d'observation , de la candeur et de
la simplicité dans les récits , telles sont les qualités qui ,
même encore aujourd'hui , sont le plus généralement
estimées dans les voyageurs . On rend une justice éclatante
et bien méritée à ceux dont les nobles travaux vont
enrichir de nouveaux trésors , l'histoire naturelle ou les
sciences physiques ; mais si , trop occupés de leurs savantes
recherches , ils négligent l'homme pour le sol , le
monde moral pour le monde physique , leurs descriptions
les plus brillantes n'auront , pour le plus grand
nombre , d'autre mérite que celui d'un paysage
figures , et que n'anime aucune scène vivante .
sans
On aurait tort de conclure de ce que nous venons de
dire , que le Voyage de M. Helms soit absolument dénué
d'intérêt. Ce n'est pas un spectacle indigne de l'observateur
philosophe , que celui d'une réunion de savans ,
animés du seul désir de répondre à la confiance dont un
gouvernement étranger les honore , mais que toute la
protection de ce même gouvernement ne peut rendre
assez puissans pour opérer le bien , et triompher seulement
d'un intendant de province : tant l'intérêt général
est faible contre la plus petite poignée d'intérêts particuliers
! Ici c'est un gouverneur qui , accoutumé à se
faire payer quatre fois la valeur des matériaux qu'il
fournit pour les ateliers des mines , s'irrite contre les
procédés économiques que M. Helms veut introduire ;
là, c'est un vice-roi, qui , quoiqu'il ait en mains des
12 MERCURE DE FRANCE ,
fonds considérables destinés aux travaux dont M. Helms
est chargé , lui refuse tout secours pécuniaire , et s'oppose
même à tout autre moyen qu'il pourrait tenter pour
s'en procurer. Ailleurs ce sont des négocians qui , dans
le pays de l'or , prêtent à quarante pour cent , et qui ,
lorsque M. Helms s'élève contre une aussi énorme usuve ,
forment des cabales contre lui et ses compatriotes , et
les représentent aux paysans indiens comme des hérétiques
, des juifs et des fripons .
Pendant long-tems le courage de M. Helms est égal
aux obstacles qu'il rencontre. Le zèle de la science et
du bien public semble le soutenir. Sa santé finit cependant
par en être altérée . On lui voit faire non-seulement
les fonctions de directeur , mais encore le métier de
charpentier , de maçon , de serrurier. On ne peut s'empêcher
de rendre justice à sa persévérance .
Au surplus , la mission des minéralogistes allemands
n'est pas le seul objet d'utilité publique dont se soit
occupé le gouvernement espagnol et toujours sans succès .
Le roi d'Espagne avait déjà rendu quelques lois trèssageş
dans la vue d'améliorer le sort des Indiens qui travaillent
à l'exploitation des mines. Ces lois n'ont pas
même été promulguées ; et ces hommes patiens et laborieux,
à qui l'on doit tout l'or et l'argent qui vient de
l'Amérique espagnole , gagnent à peine de quoi acheter
pour leur repas un peu de pommes-de-terre et quelques
patates.
Voici le portrait que fait M. Helms de cette classe
d'Indiens :
« Ils sont d'un caractère doux , patient et soumis ;
>> mais dans l'état abject où on les a mis , et opprimés
>>par les subdélégués , ils sont devenus timides et soup-
>>çonneux. Il est à présumer que s'ils avaient reçu une
>> meilleure éducation et un traitement plus doux , ils
>> auraient formé un des meilleurs peuples qu'il y ait sur
>> la terre; car , dans leurs relations entr'eux , ils ont tou-
>> jours donné des preuves de leur humanité et de leur
>> amour pour la justice. Ils montrent beaucoup moins
» d'égoïsme et d'orgueil que les créoles; ils paraissent
>> avoir aussi des idées plus vraies du juste et de l'injuste.
OCTOBRE 1812 . 13
>>Ils sont d'une couleur cuivrée; ils ont une physio-
>>nomie agréable et une conformation vigoureuse ; ils
>>sont d'une taille moyenne et doués d'un excellent ju-
>> gement ; ils sont cependant plus portés à la mélancolie
>>qu'à la gaîtẻ .>>
M. Helms est en général très-sobre de réflexions . Il
se contente d'observer , sans chercher à former de conjectures
. A quelques milles de Potosi , sont de grandes
masses de granit : il s'étonne de les trouver là , et à une
aussi grande distance de Tucuman où finissent les montagnes
granitiques.
<<Ont-elles été roulées , dit-il , par un déluge uni-
>>versel ? ou bien ont-elles été lancées par quelque autre
>>révolution de la nature , partielle et locale ? J'aban-
>>donne la solution de cette question aux naturalistes
>>systématiques et aux géologues . »
Nous accorderons volontiers au traducteur français ,
que l'ouvrage est écrit d'un style simple , clair, précis et
laconique. Nous ne conviendrons pas aussi facilement
de ce qu'il dit ensuite : « Que M. Helms rend le lecteur
>>présent partout où il passe , et le fait assister à tous les
* événemens et à toutes les scènes qu'il décrit. >> On ne
ferait pas autrement l'éloge d'un style brillant et pittoresque;
et , comme nous l'avons déjà dit , une bonne
moitié de l'ouvrage n'est qu'un journal de route , dans
lequel l'auteur ne s'élève pas au-dessus de la rédaction
d'unlivrede postes .
La première traduction du Voyage de M. Helms parut
enanglais. Il en a été fait, en très-peu de tems , deux
éditions à Londres . C'est sur la dernière de ces éditions
qu'a été faite la traduction française .
Le Voyage de M. Helms ne contient que 78 pages ;
mais par une petite ruse de l'éditeur anglais , ruse connue
à Londres comme à Paris , on est parvenu à enfler le
volume et à le porter à 257 pages , en ajoutant des particularités
sur les possessions espagnoles dans l'Amérique
méridionale , extraites de différens voyageurs .
14 MERCURE DE FRANCE ,
OEUVRES DE PONCE DENIS ( ECOUCHARD ) LE BRUN ,
membre de l'Institut de France et de la Légion-d'Honneur
, mises en ordre et publiées par P. L. GINGUENÉ ,
membre de l'Institut ; et précédées d'une Notice sur sa
vie et ses ouvrages , rédigée par l'Editeur . - Quatre
vol . in-8 ° , imprimés par Crapelet.-A Paris , chez
Gabriel Warée , libraire , quai Voltaire , nº 21 .
(TROISIÈME ARTICLE . ) ( 1) .
LE BRUN annonça , dès le premier pas qu'il fit dans la
carrière lyrique , cette noblesse de style , ce sentiment
exquis de l'harmonie , et aussi cette hardiesse d'expression
qui l'ont distingué jusqu'à la fin . Lorsqu'un jeune
homme de vingt ans envoie à un concours académique
une ode telle que celle qui a pour titre : L'Amour des
Français pour leurs rois consacré par les monumens publics
(2) ; lorsqu'il emploie déjà heureusement et qu'il
manie avec adresse un rhythme difficile (3) , lorsqu'il ose
dire au bon Henri , en contemplant sa statue :
Tu revis dans le coeur d'un peuple qui t'adore ;
Ton souvenir est roi ;
et qu'après avoir avoué les désastres qui ternirent la fin
du beau règne de Louis XIV , il ajoute cette image aussi
neuve qu'elle est grande et poétique :
Mais le flambeau des arts dissipa ces nuages ;
Le siècle de Louis , malgré de vains orages ,
S'élève avec splendeur sur les siècles divers ,
Comme on voit du Mont- Blanc la cîme éblouissante ,
Des Alpes , à ses pieds , souveraine imposante ,
S'élever dans les airs ;
(1 ) Voyez les deux premiers articles dans les Mercures du 25 juillet
etdu 29 août .
(2) T. I des OEuvres , l. I , ode V , p . 16.
(3) Ce sont de grandes strophes composées de huit vers hexamètres
, et de deux vers de huit syllabes , tombant avec grace après
le 3e et après le 8e vers.
OCTOBRE 1812 . 15
certes, on peut concevoir de lui de grandes espérances .
On l'attend au second pas. Son jeune ami part pour Cadix,
et quitte les Muses pour le commerce ; et cet ami est le
petit-fils du grand Racine ; et ils ont été élevés ensemble
sous les yeux de Louis Racine dans l'amour de la poésie
et des lettres . Quoi ! lui dit-il ( 1) ,
Quoi ! tu fuis les neuf soeurs pour l'aveugle fortune I
Tu quittes l'amitié qui pleure en t'embrassant !
Tu cours aux bords lointains où Cadix voit Neptune
L'enrichir en la menaçant !
Sur les flots où tu suis ta déesse volage ,
Puissent de longs regrets ne point troubler ton cours !
Les Muses , l'amitié , ces délices du sage ,
N'ont point d'infidèles retours .
Ton père nous guida tous deux sur le Parnasse ;
Nos jeunes pas erraient dans les mêmes sentiers ;
Nos jeunes coeurs , épris de Tibulle et d'Horace ,
Aspiraient aux mêmes lauriers.
Quel doux soleil nous vit, pleins de tendres alarmes ,
Pleurer avec Junie et Monime , tes soeurs !
Infidèle à ton nom , infidèle à tes larmes ,
Quel bien te vaudra ces douceurs ?
Je demeure , et tu pars ! comme un tilleul paisible
Qui borne ses destins à de rians vallons ,
Quand le pin hasardeux fend la vague terrible ,
Et s'abandonne aux aquilons .
O combien ton aïeul frémit au sombre empire
De voir qu'impatient des trésors du Bætis ,
Son fils , son doux espoir , sur un frêle navire
Se livre aux fureurs de Thétis !
Malheur à qui des mers franchit la borne antique ,
Pour se désaltérer dans les sources de l'or !
Etvoilà le jeune poëte qui après avoir maudit cet amour
de l'or ou plutôt cet or même, et les malheurs qu'il cause,
et les crimes qu'il fait commettre , lui reproche le sang
qu'il fit verser dans le nouveau monde , et celui de Mon-
(1) L. I , od. XIII , p . 38.
16 MERCURE DE FRANCE ,
tézume, et la destruction de l'empire des enfans du soleil .
Son génie lui dicte alors une de ces fictions épisodiques
qui animent si souvent les grandes odes de Pindare .
:
Avant que ta présence ( 1) eût inspiré ces crimes ,
Plutus, long-tems voisin de l'empire des morts ,
Sous dés rochers épais , dans les flancs des abimes ,
Avait reculé ses trésors .
Mais nos avides mains que l'avarice inspire ,
Et ce fer qui devait n'ouvrir que les sillons ,
De Cybèle en courroux perçant le vaste empire ,
Pénètrent ces gouffres profonds .
Sous les coups redoublés qui troublent son silence ,
Plutus de ses palais voit crouler les lambris ;
Il se lève , il menace ; il frémit ; il s'élance
Du fond de ses riches débris .
Il voit , il voit son or ,jadis inaccessible ,
Tressaillir sous les pas des avides brigands .
De l'abime étonné l'écho sombre et terrible
Répéta ces cris menaçans :
Quoi ! vous osez , mortels , etc. !
Plutus menace d'abord et cherche à effrayer les ravisseurs
; rien ne les arrête ; il leur cède enfin cet or qu'il
voudrait en vain défendre , mais il le leur donne dans sa
colère , et leur en prédit les cruels effets .
Recevez dans cet or les dons de ma vengeance ,
Vous , riches des forfaits qu'enfantent les trésors !
Indigens de vertus , de moeurs et d'innocence ,
Chargés de faste et de remords !
Vous qui dérobez l'or , que l'or soit votre chaîne !
Qu'il soit la coupe affreuse où vous boirez les pleurs !
Tison de la discorde et flambeau de la haine ,
Qu'il dévore ses ravisseurs !
Ildit , et les comblant d'une affreuse largesse ,
Il égare leurs pas , il aveugle leurs yeux ;
Il leur souffle l'orgueil , la discorde et l'ivresse
Qu'exhale un or contagieux.
(1) La présence de l'or.
OCTOBRE 1812 .
Les voilà ces bienfaits que Plutus même avoue !
Omortels ! de ce Dieu craignez les dons vengeurs ;
Et n'enviez jamais l'insensé qu'il dévoue
Ases implacables faveurs .
JDE LA
SEINE
DEPT
5.
cen
Dès ce moment , c'est-à-dire , dès l'âge de 25 ans
lorsque Le Brun était encore , pour ainsi dire, sous l'aile
et à l'école de Louis Racine , ce style plein d'audace en
même tems que d'harmonie , et quand il le faut, de douceur
, était déjà le sien. Quoi de plus harmonieux, de plus
doux , de plus Racinien que les six premières strophes !
Cependant on y voit partout l'esprit qui pense et le génie
qui crée. Neptune qui enrichit Cadix en la menaçant, n'est
remarquable que par la pensée ; mais ces expressions :
ne point troubler ton cours , pour ne point troubler le
cours de ton voyage ; quel doux soleil nous vit pleurer ,
pour : quel heureux tems que celui où nous pleurions !
et ce mot aussi neuf que délicieux , adressé à un jeune
homme du sang de Racine : Junie et Monime , tes soeurs
et cette belle opposition entre le tilleul paisible et le pin
hasardeux ; et infidèle à tes larmes , comme on ditinfidèle
à tes sermens ; et plus encore impatient des trésors ,
pour impatient d'acquérir les trésors ; tout cela est du
même style qui fut jusqu'à la fin celui de Le Brun .
Rien de plus poétiquement imaginé ni de plus fortement
exprimé que la fiction de Plutus dans les quatre
strophes citées ensuite. Plutus n'avait point caché , enfoui
ses trésors , il les avait reculés dans les flancs des
abimes ; nos mains ne sont pas excitées , poussées
mues par l'avarice , cette vile passion les inspire .
Tout ce qui suit est plein de vie , de force et de mouvement.
Les quatre dernières strophes sont d'un éclat de
style qui frappe d'abord , et d'une nouveauté qu'il importe
de remarquer. Les dons de ma vengeance , riches
de forfaits, indigens de vertus , chargés de faste et de
remords ; toutes expressions de cette langue hardie que
le jeune auteur avait apprise à une école qui n'est point
celle des rimeurs timides et routiniers . Dans la strophe
suivante , l'or est non-seulement une chaîne, puis une
coupe où l'on boit les pleurs, mais un tison , mais unflam-
B
:
18 MERCURE DE FRANCE ,
1
beau qui brûle et qui dévore. Accumulation de métaphores
incohérentes , diront ici quelques censeurs , mais
les connaisseurs en poésie y verront une succession de
métaphores diverses qui débordent , pour ainsi dire , de
l'imagination du poëte , et par lesquelles il cherche à
rendre tous les désordres et tous les maux dont le seul
amour de l'or est la source . Une affreuse largesse , un
or contagieux qui exhale l'orgueil , la discorde et l'ivresse ;
des faveurs implacables , et un insensé que Plutus dévoue
à ses faveurs ; tout cela encore une fois est , dans cette
première ode , composée à vingt-cinq ans , et comme
sous l'oeil du maître , du même style dans lequel Le Brun
a écrit pendant cinquante ans . On y voit sur-tout ces
alliances imprévues de mots qu'il prodigua peut-être un
peu trop dans la suite , mais qui bien employées sont
une des sources les plus fécondes d'invention et de nouveauté.
C'est l'effet qu'elles produisent sur les imaginations
sensibles que l'auteur de cet article avait tâché de
rendre , dans ces vers d'une faible épître , adressée à
Le Brun il y a près de trente ans :
D'un plaisir inquiet tu nous vois tressaillir
Aces expressions neuves , inattendues ,
Richesses du langage en tes vers répandues ,
Aces accords de mots jusqu'alors ennemis ,
Qui placés avec art et désormais unis ,
Portent sans murmurer une commune chaîne ,
Et ne semblent surpris que de leur vieille haine .
C'est donc une vue entièrement fausse que de regarder
Le Brun comme s'étant fait, en avançant en âge, un sys-
1ème de style qui n'avait pas d'abord été le sien . Ce que
son style a de particulier n'était pas même en lui l'effet
d'un système; c'était celui d'une sorte d'instinct poétique
que lui avait donné la nature , et qu'il avait développé
de bonne heure par l'étude des grands poëtes anciens et
des nôtres .
La mémorable catastrophe du tremblement de terre
de Lisbonne qui , peu de tems après , épouvanta l'Europe
, lui inspira une ode ( 1) où l'on voit le même génie
(1) L. L, od. IX , p . 25 .
OCTOBRE 1812 .
19
de style et une audace qui va croissant à mesure que les
sujets s'agrandissent. Quel noble et imposant début !
L'orgueilleux s'est dit à lui-même :
Je suis le Dieu de l'univers ;
Mon front est ceint du diadême ;
J'enchaîne à mes pieds les revers .
Mes palais couvrent les montagnes ;
Mon peuple inonde les campagnes ;
La volupté sert mes festins ;
Les feux brûlent pour ma vengeance ;
L'onde et les vents d'intelligence
Livrent la terre à mes destins.
Mortel superbe! folle argile !
Cherche tes destins éclipsés ;
De la terre habitant fragile ,
Tes pas à peine y sont tracés !
Quoi ! sonberceau touche à la tombe !
Echappé du néant , il tombe
Dans le noir oubli du cercueil ;
Ses jours sont des éclairs rapides
Qu'engloutissent des nuits avides :
Quel espace pour tant d'orgueil !
Il est un Dieu qui t'environne , etc.
Trois strophes dignes des premières représentent ce
Dieu de justice et de puissance , disposant à son gré des
destinées humaines , calme et immobile au milieu du
bouleversement des empires et du désordre des élémens .
Lisbonne se présente alors à l'imagination du poëte : il
la personnifie , il lui parle selon l'usage des poëtes , et
comme l'ont fait les prophètes , qui étaient des poëtes
aussi .
O Lisbonne ! ô fille du Tage !
O superbe reine des mers !
L'Océan avec toi partage
Le tribut de ses flots amers .
Pour dompter des ondes rebelles ,
La Fortune attacha ses ailes
Ates vaisseaux impérieux ;
Et dans ces lointaines contrées ,
B 2
20 MERCURE DE FRANCE ,
1
De nos astres même ignorées ,
Tu lanças la foudre des dieux.
Ledernier soleil qui t'éclaire
Pâlit sous des voiles sanglans ;
Les premiers traits du Sagittaire
Menacent tes peuples tremblans .
La mer qui te rendait hommage
Ne t'offre qu'un tribut d'orage
Dont tes remparts sont insultés .
Tage ! dis-nous quelle épouvante
Jusqu'à ta source frémissante
Repousse tes flots révoltés !
Je ne m'arrêterai point ici à faire observer les beautés ,
ni à justifier quelques expressions et quelques vers que
la critique froide peut attaquer , mais qui n'ont pas besoin
de justification devant ceux qui sentent la poésie , ou , si
j'ose le dire , à qui le sens poétique n'a pas été refusé .
Dans la première de ces deux strophes , quelle image
neuve , fidelle et presque vivante que celle de la Fortune
qui attache ses ailes aux vaisseaux de Lisbonne ! C'est
une idée ingénieuse , dans la seconde , d'avoir marqué par
le signe du zodiaque l'époque de l'événement . Dans cette
même strophe , ce n'est plus un hommage que la mer rend
à Lisbonne , c'est l'orage qu'elle y porte en tribut , c'est
un tribut d'orage qu'elle lui offre , et ce tribut ennemi
attaque impétueusement ses remparts , ses remparts en
sont insultés , non comme on insulte quelqu'un en l'injuriant
, mais comme une troupe aguerrie insulte , attaque
à découvert une ville de guerre . Dès que vous pouvez
expliquer de cette manière les expressions dont un poëte
lyrique s'est servi , elles n'ont rien de repréhensible ;
seulement elles ne sont pas de la langue commune , mais
de la langue poétique , de la langue de Pindare , d'Horace
, de Malherbe et de Rousseau .
Dans les deux strophes suivantes , Le Brun a peint
avec un désordre et un fracas admirables , l'épouvantable
catastrophe où Lisbonne fut ensevelie sous ses ruines ;
on y peut critiquer de même , et aussi peu justement ,
quelques vers imitatifs où l'accumulation des mots rend
OCTOBRE 1812 . 21
en quelque sorte celle des désastres et l'entassement des
ruines. J'en excepterai ce seul vers :
Tout la fuit ( la mort ) , la reçoit , la peint ,
ou plutôt ce seul mot qui est à la fin : tout fuit la mort ,
tout la reçoit en la fuyant , s'entend à merveille , mais
ou la peint n'a aucun sens , ou il signifie que tout en présente
l'image, et alors ce n'est qu'une répétition vicieuse
du vers précédent :
Tout est la mort ou son image .
Je n'excuserai pas non plus un épisode d'amour que le
poëte imagina comme un moyen de mettre de la variété
dans un sujet qui ne présentait que des objets terribles .
Je crois qu'il se trompa , et j'ai même retrouvé dans ses
papiers une preuve écrite que telle avait été mon opinion
dans un tems déjà fort éloigné , où il me permettait
de lui parler franchement sur ses ouvrages . Mais avec
quelle force il se relève ensuite , pour peindre l'état
affreux où Lisbonne est plongée , et le moment où son
roi , revenant vers les remparts où il avait régné , n'en
voit pour ainsi dire plus que les débris , et les souffrances
horribles de son peuple et les siennes ! L'ode est terminée
par ces deux magnifiques strophes .
Tu fus , Lisbonne ! ô sort barbare !
Tu n'es plus que dans nos regrets .
Un gouffre est l'héritier avare
De ton peuple et de tes palais .
Tu n'es à la vue alarmée
Qu'une solitude enflammée
Que parcourt la Mort et l'Horreur :
Un jour les siècles , en silence ,.
Planant sur ton cadavre immense ,
Frémiront encor de terreur .
Tel un sapin dont les ombrages
Couronnaient la cime des monts ,
Dévoré du feu des orages ,
Tombe et roule dans les vallons .
Il tombe ! les forêts voisines
Redisent long-tems aux collines
22 MERCURE DE FRANCE ,
Sa chute et la fureur des cieux ;
Les vents en dissipent la poudre ;
La seule trace de la foudre
Le rappelle encore à nos yeux .
Ce mot simple et terrible , qui est comme l'épitaphe
d'une ville entière : tufus , Lisbonne ! cegouffre qui hérite
de tout un peuple , cette solitude enflammée qui remplace
la ville détruite ; les siècles personnifiés , qui planeront
en frémissant sur le cadavre immense de Lisbonne , expression
neuve en français , mais aussi heureusement
quehardimentempruntée du latin , tot urbium cadavera ( 1 );
ce sont- là de ces beautés , de ces richesses du langage ,
que toutes les critiques du monde ne peuvent effacer , et
qui seront senties de plus en plus , à mesure que l'on
s'éloignera davantage du tems où elles ont pu effaroucher
par leur nouveauté quelques esprits timides . Quant à la
dernière strophe , elle renferme une comparaison si
grande et si belle , la pompe de l'expression y répond si
bien à la noblesse de l'image , qu'il est inutile de la faire
remarquer ; elle saisit l'esprit , frappe l'oreille et fait retentir
à-la- fois la chûte du sapin des montagnes et celle de
la cité dont il est l'emblème. Sans vouloir préférer à per
sonne le poëte qui à vingt-six ans publiait de pareils vers ,
je me crois permis de dire qu'aucun de nos grands poëtes
lyriques n'avait encore eu à peindre de si grands objets ,
et qu'aucun peut-être ne les eût peint avec de plus vives
et de plus fortes couleurs .
Le Brun en choisit un plus grand encore dans une
seconde ode qui fait suite à la première; ce fut la cause
générale de ces terribles phénomènes dont Lisbonne
venait d'être la victime ; il entreprit de parcourir le globe
entier , en suivant les traces des bouleversemens et des
ravages produits par les feux souterrains (2). Ces feux
qui semblent tout animer quand ils errent dans tous les
corps , troublent , quand ils sont réunis , l'harmonie universelle
. Concentrés sous les mers , ils en font bouillonner
(1) Dans une lettre de Sulpicius à Cicéron.
(2) L. II , od. XVII , p. 133 .
OCTOBRE 1812 . 23
les ondes , ils font s'engloutir des îles , s'élever des montagnes
et des volcans .
Voyez ces monts , race effrayante ,
Peuple de géans en fureur ,
Qui de leur bouche foudroyante
Jettent la flamme et la terreur !
De feux leurs têtes étincellent ;
Aleurs pieds les villes chancellent ;
Ils versent des fleuves brûlans :
L'Héçla , le Vésuve s'entr'ouvre ;
Et l'enfer que l'oeil y découvre
Bouillonne dans leurs vastes flancs.
,
Ces monts volcaniques changés en un peuple de géans
furieux , quoiqu'ils ne soient qu'une application métaphorique
de la fable sont une création poétique
très-hardie. L'effet en est d'une singularité qui mérite
d'être observée . Quelque grand que l'on se figure
un géant, il le paraît toujours moins qu'une montagne
telle que l'Hécia , le Vésuve et l'Etna ; cependant en
faisant un géant de cette montagne le poëte l'agrandit ,
parcequ'il la personnifie et l'anime . Sa fureur purement
physique et machinale était déjà très- effrayante , elle l'est
bien plus dès qu'elle est une fureur morale , et l'effet
d'une passion ou d'une volonté .
Le Brun se donna , dans une des strophes suivantes ,
une tâche singulièrement difficile ; ce fut d'y renfermer
les trois grandes révolutions du globe , qui ont séparé
l'Angleterre d'avec la France , la Sicile d'avec l'Italie , et
l'Afrique d'avec l'Espagne ; et il en fit une des plus belles
strophes qui existent même parmi les siennes .
France ! Albion ! vous que la guerre
Divise encor plus que les flots ,
Autrefois une même terre
Unissait vos peuples rivaux.
L'onde enleva dans sa furie
Auxbords féconds de l'Hespérie
Les champs par l'Etna désolés ;
Un Orage est l'Hercule antique
Qui des rives de la Bætique
Détacha les climats brûlés .
24 MERCURE DE FRANCE ,
Enflammé par cette triple catastrophe , le génie du poëte
ne s'arrête plus ; il s'élance avec la même rapidité que le
feu dont il peint les ravages .
Mais l'effroi dont frémit le Tage
Passe aux iles de Gérion ,
De l'Ebre aux sables de Carthage ,
De l'Afrique aux champs d'Albion .
Les deux mers s'appellent , s'unissent ;
Leurs flots se heurtent et mugissent
Couverts de monstres bondissans ;
Etdu sein des ondes fumantes
Le gouffre des mers écumantes
Vomit la flamme des volcans .
1
La scène de destruction s'étend ; les élémens se heurtent
et se combattent ; la guerre allume ses flambeaux au feu
de la foudre ; l'Europe déchire ses propres entrailles ;
elle prend cette mer agitée et cette terre encore frémissante
pour théâtre de ses fureurs .
La tempête , agitant ses ailes ,
Comme un effroyable vautour ,
Couvre les yeux d'ombres mortelles ,
Etdes mers fait l'immense tour.
Des reflux troublant l'harmonie ,
Autour de la froide Hibernie
L'onde bondit de toutes parts ;
Tandis que la vague rapide
Va , sous les colonnes d'Alcide ,
De Cadix noyer les remparts .
Ce sont de bien bonnes gens , ou des critiques bien
aveuglés par leurs préventions , que ceux qui croient
qu'avec du travail , des combinaisons , un système , on
peut faire de pareils vers !
L'essor qui emporte le poëte , amène tout-à-coup un
changement de scène et de style. Dans cette convulsion
des élémens , cet ami si cher qu'il avait accompagné de
ses regrets et de ses voeux, à son départ pour Cadix , le
jeune Racine y avait péri. Transporté sur le lieu même ,
à l'instant du désastre , ou plutôt du péril , au moment
où la mer s'élance, Le Brun s'adresse à la mer elle-même,
OCTOBRE 1812 . 25
pour la fléchir , à son ami , pour qu'il fuie le danger; il
n'est plus tems , les flots l'entraînent , il expire ; et cette
ode remplie de tant de mouvement, de fracas et de tableaux
si terribles , se termine par les tendres regrets de l'amitié.
(L'étendue de ce troisième article aforcé de le partager
en deux en d'en renvoyer la fin au numéro prochain . )
AMÉLIE ET JOSEPHINE , OU LA SURPRISE .
(SUITE. )
Je suis , dit Joséphine , la fille unique d'un pasteur de
village ; je perdis ma mère lorsque je sortais de l'enfance .
Monpère confia mon éducation aux soins d'une tante qui
n'avait point d'enfant , et qui demeurait à Weimar dans
une situation très-agréable. Mon oncle avait une charge à
la courdu duc ; je fus donc à même de jouir de tous les
avantages qui distinguent cette ville et en rendent le séjour
si intéressant. Les hommes célèbres qu'elle renferme se
rassemblaient souvent chez nous ; leur entretien instructif
développait mes idées , et la tendresse plus que maternelle
dematante , toute ma sensibilité. Je parvins ainsi jusqu'à
l'âge de dix-sept ans , alors cette tante bien-aimée nous
fut enlevée en huit jours par une fièvre nerveuse ; je perdis
ainsi ma seconde mère . Je revins sous le toit paternel , oth
latendresse de mon père , sa joie de me retrouver furent
ma consolation . Il n'y avait que deux mois que j'étais
suprès de lui , lorsqu'un matin un homme , en belle livrée
dechasse , entra chez nous tout effaré , et nous apprit la
tristenouvelle que son maître , le baron de Lindau , venait
d'être bassé mortellement dans un bois voisin par l'inadvertance
on ami avec lequel il chassait. Ce malheureux
ami , chez q ; il était en visite , avait fui ; des piqueurs
apportaient le ment le blessé , et son chasseur avait pris
les devans pour mander la permission de l'amener chez
nous , notre maisolétant la plus prochaine . Mon père y
consentitet m'ordonna d'aller préparer une chambre et un
lit au plain-pied. On ne arda pas à amener le blessé , il ne
donnait aucun signe de vie , etje n'oublierai jamais l'impression
que me it cette belle et noble figure avec la pâleur de
la mort et couerte de sang. Un messager fut dépêché à la
ville la plus voine pour chercher un chirurgien et un médecin;
en les ttendant , nous lui prodiguûmes tous les
1
26 MERCURE DE FRANCE ,
soins qui dépendaient de nous pour arrêter son sang et
pour le ranimer. Ils ne furent pas inutiles , nous eûnes le
bonheur de lui voir faire quelques mouvemens ; il ouvrit
enfin les yeux et les attacha sur moi , qui soutenais sa tête ,
pendant que mon père et son chasseur l'enveloppaient de
linges : mais il ne put prononcer un seul mot , tant il était
affaibli par la perte de son sang , et retomba bientôt sans
connaissance. Le médecin et le chirurgien arrivèrent et
l'examinèrent. Nous attendions leur arrêt avec une extrême
émotion ; il ne fut pas prononcé , ils déclarèrent senlement
la blessure très-dangereuse et le transport impossible.
Ainsi le baron de Lindau devint notre hôte . Frantz , son
chasseur , lui paraissait fort attaché , et resta auprès de
lui ; il nous raconta que son maître était très -riche , point
marié ; qu'il avait élevé et adopté le fils d'une soeur , qu'on
nommait le baron de Dorneck. Quoiqu'il n'eût que dix à
douze ans de plus que ce neveu , il ne paraissait point
vouloir se marier , et ce jeune homme était regardé comme
son héritier . Frantz alla lui apprendre le malheur quivenait
d'arriver , et nous pria de veiller sur son maître en son
absence . Cette recommandation était inutile , il suffisait
de ses souffrances pour nous intéresser. Mon père ne quittait
point sa chambre , et moi-même , autant que la bienséance
me le permettait , j'y restais avec lui et lui rendais
tous les services qui étaient en mon pouvoir. Le chirurgien
et le médecin venaient le visiter tous les jours ; lorsqu'ils
sortaient d'auprès de lui , je cherchais dans leur regards
l'espérance ou la crainte. Enfin , le septième jour j'eus le
bonheur de leur entendre dire qu'il était sauvé , mais que
sa guérison serait très-lente , dépendait de la tranquillie ,
du repos profond dans lequel il devait vivre , etaral ne
fallait pas songer à le déplacer. Ah ! madame , jeres aurais
volontiers embrassés pour l'une et l'autre de cenouvelles .
Ce même jour Frantz et le jeune baror Dorneck arrivèrent.
Ce dernier me déplut beaucoup sans que j'eusse
pu dire pourquoi. Mais non , je me tampe ,j'en sus fort
bien la raison ; il me parut que la joyeuse nouvelle que
nous nous hâtames de lui donnt, que son oncle était
hors de danger , ne fit pas sur la même impression que
sur nous : iln'eut pas l'air de sentir ce bonheur comme je
le sentais ; cependant, lorsqu'il fut introduit auprès du
malade , il lui témoigna et sa douleur et s joie avec une
vivacité qui me donna aussi de l'humeuvontre lui. On
avait expressément défendu toute émotin , et le baron
OCTOBRE 1812. 27
Dorneck fit tout ce qu'il fallait pour lui en donner ; aussi
M.de Lindau fut-il moins bien ce jour-là . Le neveu demanda
à mon père de lui permettre de rester pour soigner
son oncle ; il fallut bien y consentir . Naturellement sa
présence me bannit de la chambre du malade , et je n'y
entrais plus que lorsqu'il le fallait absolument ; mais celuici
s'aperçut bientôt que mille petits soins que les femmes
seules savent rendre lui manquaient : il avait vu combien
je partageais ses douleurs , il disait que je savais les adoucir,
et trouvait mille prétextes pour m'attirer auprès de
lui; mais j'y trouvais son neveu , et je n'y restais pas .
,
Bientôtj'eus un autre sujet de peine ; le baron de Dorneck
ne négligeait aucune occasion de me parler de l'amour
qu'il prétendait que je lui avais inspiré , et qui m'était insupportable.
Enfin son oncle lui donna quelques commissions
pour Leipsick , et il partit à ma grande satisfaction
mais en disant qu'il reviendrait bientôt chercher son oncle
pour le ramener dans son château. La santé de Lindau se
fortifiait tous les jours ; cependant il assurait qu'il se sentait
encore trop faible pour voyager. Enfin je pus reprendre
mon poste auprès de lui ,je pus le distraire en lui lisant
ses auteurs favoris , et même par mon innocent babil ; il
aimait à me faire causer de ce que j'avais vu et entendu à
Weimar; il connaissaitde vue oude réputation les hommes
savans et aimables que j'avais entenduss; il rectifiait mes
idées, il éclairait mon esprit , et s'emparait insensiblement
de tous les sentimens de mon coeur : mais c'était encore
un mystère pour moi , j'appelais ce que j'éprouvais , compassion
, amitié , admiration , intérêt pour ses souffrances ,
etje ne me doutais pas que c'était de l'amour. Il était sensiblement
mieux , et j'en jouissais avec délices , lorsqu'il
reçutune lettre de sonneveu , qui le mitdans un tel désespoir,
que peu s'en fallut qu'il ne lui en coûtât la vie ; il lui
apprenait , sans le moindre ménagement , que cet ami qui
l'avait blessé si malheureusement , était devenu fou de chagrin,
au point qu'on avait été obligé de l'enfermer , et que
les médecins désespéraient de sa guérison. M. de Lindau
en fut si douloureusement affecté que nous le trouvâmes
sans connaissance , la fatale lettre serrée entre ses mains .
Au premier moment je le crus mort , et ma douleur ne
connut plus de bornes , non plus que ma joie lorsque cette
crise fut passée et que je le vis rendu à la vie. Je m'étais
entièrement trahie ; mon bon père devina le secret , qui de
cemomentn'en était plus un pour moi; je venais de m'a
28 MERCURE DE FRANCE ,
vouer que je ne survivrais pas à Lindau , que je l'aimais.
passionnément , et je ne cherchai pas à le cacher à mon
père : il en fut effrayé et me représenta avec une douceur
vraiment paternelle , mais mêlée d'angoisses , les chagrins
que cette passion sans espoir me préparait. Hélas ! c'était
une prophétie : le seul moyen de guérir était l'absence , il
me conseilla de l'essayer et d'aller passer quelque tems
chez un de nos amis dans un village peu éloigné. C'était
trop tard , et mon sort était déjà fixé sans retour ; j'y consentis
cependant, mais je trouvais des prétextes pour renvoyer
d'un jour à l'autre : je ne pouvais me résoudre à
quitter mon cher convalescent , tant que ma présence et
mes soins pouvaient lui être utiles et qu'il n'y avait personne
pour me remplacer ; il était loin d'être remis de
l'affliction que lui causait la démence de son ami .
,
Le baron de Dorneck revint; il rapportait à son oncle la
bonne nouvelle que l'on avait pu , dans un moment lucide ,
apprendre sa guérison à son ami , et que depuis cet instant
il avait recouvré la raison. Nous vîmes aussi depuis lors
renaître notre cher malade : ah ! quelle joie remplit mon
ame quand j'entendis le médecin lui dire qu'il était en effet
complètement guéri ! mais quelle douleur en pensant qu'il
allait nous quitter , et que je ne le reverrais peut- être de
ma vie ! son départ n'était retardé que par quelques réparations
à son château . Mon père , qui craignait cette douleur
au moment du départ , renouvella sa prière de m'éloigner
, et cette fois j'y consentis sans peine , pour éviter
les odieuses poursuites du baron de Dorneck . Je partis
donc , et peu de jours après M. de Lindau envoya son
neveu tout préparer pour son retour chez lui . Seul avec
mon père , il lui demanda la cause demon éloignement ,
et témoigna le désir de me revoir. Mon père , embarrassé ,
ne sut que répondre ; Lindau insista , l'embrassa tendrement
, lui dit qu'il le regardait comme son sauveur , qu'il
voulait nous dévouer la vie que nous lui avions conservée ,
et qui n'aurait de prix pour lui que par le don de mon
coeur et de ma main ; qu'il osait espérer que le coeur lui
appartenait déjà , et qu'il demandait ma main à mon père.
Tout ce que ce dernier put lui dire pour le dissuader de
cette mésalliance fut inutile : il lui répondit que la véritable
noblesse étant la vertu , personne n'était plus noble que
nous ; que d'ailleurs il était son propre maître , que sans
moi il ne pouvait vivre , que sans lui , peut-être .... Enfin
il conjura mon père d'aller me chercher , et ce bon père
OCTOBRE 1812 .
29
éleva ses mains , tremblantes de joie , au ciel pour le
remercier du bonheur de sa fille chérie , nomma Lindau
son fils , et vint me chercher.
,
ce
Je le vis de loin , et mon coeur se serra à en mourir ; je
crus que son arrivée était l'annonce du départ de Lindau ;
pâle, baignée de larmes , je me jette dans ses bras . Il est
parti ! m'écriai-je , ô mon père ! ayez pitié de moi , cachez
ma douleur dans votre sein; je ne le verrai plus.- Tu ne
le quitteras plus , il t'aime , il a lu dans ton coeur , il te
veut pour la compagne de sa vie..... Ah! madame
moment! une éternité de peines n'en effacerait pas le doux
sentiment. Je revins avec mon père. Lindau était venu andevant
de nous ; nous le rencontrâmes dans un petit bois ,
au travers duquel nous devions passer : dès qu'il nous
aperçut , il accourut les bras ouverts ; mon père m'y plaça ,
etje tombai sur sa poitrine presque inanimée à force d'émotion
et d'amour. J'étais bien certainement alors la plus
heureuse personne de la création. Mon digne père bénit
notre future union avec une joie qui n'était pas sans mélange;
un sombre pressentiment pesait sur son coeur , sa
maintremblait en mettant la mienne dans celle du baron ;
mais moi je n'éprouvais qu'un bonheur pur et complet;
aucune crainte , aucun pressentiment funeste ne m'avertit
du sort qui m'attendait : j'étais toute à l'amour , toute à
mon adoré Lindau ; j'étais dans la jouissance d'une félicité
céleste; je devais embellir cette vie pour laquelle j'avais si
fort tremblé ; je devais rendre heureux celui à qui mon
coeur appartenait en entier.-Pardon , madame , si je vous
entretiens si long-tems du bonheur que je devais à mon
Lindau; j'ai tort , sans doute , et..... Elle baissa les yeux ;
Amélie détourna les siens remplis de larmes : elle serra la
main de Joséphine en silence ; il lui eût été impossible de
prononcer un seul mot.
Oui , reprit Joséphine lentement , encore quelques instans
de joie et de bonheur , et vous verrez l'infortunée
tomber dans un obscur précipice , et tout s'anéantir
pour elle .
Lindau désirait d'emmener son épouse avec lui dans sa
terre; il supplia mon père de hâter notre mariage . Son
intention , nous dit-il , était seulement de passer quelques
semaines à Waldstat (c'était le nom de sa terre), et de me
mener ensuite à Leipsick , où nous ferions toutes les emplètes
nécessaires à la baronne de Lindau. Mon père y
consentit; et le dimanche suivant , à l'église de la paroisse,
30 MERCURE DE FRANCE ,
1
il donna à son heureuse fille , avec une joie inexprimable ,
l'époux que son coeur avait choisi. Une petite fête champêtre
, à laquelle tout le village fut invité et vint partager
notre bonheur , embellit encore cette journée : la générosité
de mon époux envers mon père et moi dans le contrat
qu'il fit dresser , et le douaire qu'il m'assura , lui donnèrent
de nouveaux droits à notre reconnaissance .
Le jour suivant fut encore donné à l'amour paternel. Le
baron, qui vit la douleur de mon père , le pressa vivement
de quitter sa cure et de nous suivre; son bonheur serait
augmenté , nous dit-il , s'il pouvait à son tour prolonger la
vie de son sauveur et soigner sa vieillesse ; mais mon père
était trop attaché à son troupeau , et à ses devoirs de pasteur
, pour les abandonner; il refusa avec un coeur déchiré,
mais avec fermeté , en faisant promettre à mon mari de
m'amener chez lui une fois toutes les années , et lui s'engageant
de nous rendre notre visite . Une nièce assez âgée ,
de feue ma mère , devait venir me remplacer ; le surlendemain
nous nous arrachâmes de ses bras; ses voeux nous
accompagnèrent. Oh ! pourquoi les voeux decedignepère ,
de ce respectable vieillard ne furent-ils pas exauces ! Mon
coeur était serré au-delà de toute expression , mais j'étais
avec Lindau , et..... malgré ma vive douleur je me trouvais
si heureuse !
1
Mon arrivée à Waldstat n'était ni attendue , ni désirée;
l'étonnement et la consternation du baron deDorneck,quand
son oncle me présenta à lui comme sa femme , furent au
point qu'il ne put les cacher; cet événement lui ôtait à-lafois
toutes ses espérances . Lindau fut assez généreux pour
excuser sa mauvaise humeur et pour le rassurer ; il lui
dit qu'il gagnait plus qu'il ne perdait par son mariage,
puisqu'il lui donnerait tout de suite ce qu'il n'aurait en
qu'après sa mort , une portion de son bien assez considérable
pour le mettre à son aise , et il lui promit de plus
qu'il le trouverait toujours dans les cas imprévus .
Dorneck feignit une vive reconnaissance de la générosité
de son oncle ; mais l'enfer n'en fut pas moins dans son
coeur. Sa conduite avec moi dans la maison de mon
père , redoubla d'abord son embarras ; mais je n'en
avais pas parlé à mon mari pour ne pas l'irriter contre
son neveu ; je lui avais toujours témoigné un tel repoussement
que j'étais bien sûre qu'il n'oserait pas continuer
sur le même ton. En effet , au bout de quelques jours , il
me témoigna en apparence une amitié respectueuse , et
OCTOBRE 1812. 3i
beaucoup de tendresse à son oncle. Lindau y fut trompé ,
ainsi que tout le monde , excepté moi ,qui ne pus jamais ,
malgré tous mes efforts , surmonter l'aversion qu'il m'avait
d'abord inspirée . Hélas ! mon coeur prévoyait que j'étais
entourée d'un mauvais génie , et sans en avoir la preuve ,
je le regarde comme l'auteur de toutes mes souffrances .
Aubout de quelques semaines il retourna à Leipsick , où
nous ne tardâmes pas à le suivre. L'amour de mon mari
se montra dans tout ce qu'il fit pour moi; rien n'était assez
beau , assez précieux pour sa Joséphine , qui n'aurait
voulu d'autres trésors que son coeur. Il souhaitait que mon
père me vît dans tout mon éclat ; moi je désirais seulement
de lui dire combien sa fille était heurense , comme son
époux était bon pour elle.-Ah ! oui , si bon , si excellent !
Ressembleras- tu à ton père , Edouard? dit-elle en baisant
son enfant , qui s'était réveillé et souriait comme un
petit ange. Voyez , Madame , comme il lui ressemble ! Ah!
il aura son coeur aussi , j'en suis bien sûre , comme il a ses
yeux et son sourire . Elle le serra contre son sein en essuyant
unelarme maternelle sur la joue de l'enfant .
Amélie aussi fut frappée de sa ressemblance avec Lindau
, depuis que ses yeux étaient ouverts ; elle se leva et
resta unmoment à la fenêtre , elle avait besoin de respirer.
Ah ! elle sentait bien tout ce qu'elle allait perdre ; mais
elle éprouvait aussi un vifintérêt pour celle qui lui enlevait
toutes ses espérances . Un moment après , elle vint se
remettre à sa place , et pria Joséphine de continuer son
récit.
Au printems nous revinmes à Waldstat. Le baron
voulaity rester jusqu'en automne , et me conduire ensuite
à Vienne, pour me présenter à des parens qu'il avait dans
cette ville; il n'épargna rien pour me rendre le séjour de
la campagne agréable. Oh! tout me l'était avec lui; mais je
préférais la campagne qui nous rapprochait plus l'un de
l'autre. Je n'avais plus qu'un seulvoeu à former , c'était de
porter dans mon sein un gage de l'amour de mon cher
Lindan, qui l'attacherait plus encore à moi ; je le demandais
au ciel avec ardeur , mais j'étais mariée depuis plus
d'une année sans que rien m'annonçât qu'ils fussent
exancés . Lindau voyait mon désir et mon chagrin , et il en
devenait encore plus tendre pour moi .
Unsoir nous nous promenâmes appuyés l'un sur l'autre
dans leparc : la nature était si belle , et j'étais si heureuse !
Ah ! c'était le plus beau jour de ma vie ! ce fut aussi mon
32 MERCURE DE FRANCE ,
dernierjour de bonheur. Jamais encore mon Lindau n'avait
été aussi tendre , il me rappelait jusqu'aux moindres détails
de son séjour chez mon père , et de la naissance et des
progrès de son attachement , et avec quel délice il avait vu
naître le mien; il me peignit son bonheur quand dans le
petit bois je tombai sur son sein , et que mon père lui dit :
elle vous aime de toute la force de son coeur innocent , et
je vous la donne , sûr que vous seul pouvez faire son bonheur.
Ah ! oui , lui dis-je , toi , toi seul au monde.
Nous rentrâmes au château , il était arrivé une lettre pour
le baron qu'on lui remit : il l'ouvrit en ma présence ; il
frémit , il pâlit, parut d'abord comme frappé de la foudre .
Il lut encore cette fatale lettre , et son regard devint toujours
plus sombre et tous ses traits plus décomposés . Inquiète
, interdite , je m'avançai pour l'embrasser , et il me
repoussa avec un mouvement de fureur ; je fondis en
larmes , et je pris un tremblement général si violent , que
je serais tombée s'il ne m'avait pas soutenue . Sa tendresse
parut se réveiller ; il m'embrassa plusieurs fois , prit soin
de moi sans appeler ma femme-de-chambre ; il chercha à
me tranquilliser. Cette lettre , me dit- il , contenait une
nouvelle très -désagréable : elle allait l'obliger à me quitter
pour quelques jours ; il comptait partir de bonne heure le
lendemain , mais il espérait de pouvoir revenir bientôt.
Malgré ses efforts, il ne putm'en imposer, je voyais parfaitement
le combat intérieur qu'il éprouvait ,et la peine inutile
qu'il se donnait pour paraître calme ; je ne voulus pas
l'augmenter par mes doutes etparmes larmes , et je tâchais
aussi de lui cacher mes inquiétudes . Je me couchai : de
toute la nuit je ne pus fermer l'oeil ; hélas ! c'étaient les premières
épines du mariage , elles n'en déchirèrent que plus
mon coeur, et bientôt elles devinrent des poignards acérés .
Sur le matin je m'endormis de lassitude , et quand je me
réveillai .... Lindau était parti , parti sans me dire adieu ;
comment vous exprimer ma douleur , mon tourment ?
Cependant il avait promis de revenir bientôt ; mais cette
lettre , que pouvait-elle contenir de si terrible ? Je savais
bien qu'une femme ne doit pas prétendre à savoir tous les
secrets de son mari : jusqu'alors cependant sa confiance
enmoi avait été entière ; mais peut-être des affaires de
famille ! Peut- être lui reprochait-on sa mésalliance ! Les
gens de cette classe privilégiée font si peu de cas du coeur.
Oui , c'est cela , me disais-je , et voilà la cause de son trouble
et de son silence ; mais il m'aime , etje n'ai rien à
1
OCTOBRE 1812 .
DEPT
DL
craindre . Sans doute , il est allé leur dire comme sa Jos
phine le rend heureux. Ainsi je cherchais à tranquillise
mon coeur, mais j'eus bien de la peine à y parvenir.
5.
Cen
Je restai toute lajournée dans ma chambre; comme elle
meparut longue cette première journée d'absence ! Le soir
l'ennui et la fraîcheur m'attirèrent dans le parc : ma femme
de-chambre m'accompagna ; c'était une jeune fille assez
gaie et causeuse à l'ordinaire ; ce soir-là elle ne disait pas
un mot, et paraissait mal à son aise. Je lui en demandai
laraison; elle allégua un grand mal de tête , mais j'en
soupçonnais une autre cause. Depuis quelque tems j'avais
cru m'apercevoir qu'elle et Frantz , le chasseur de mon
mari , s'aimaient . Je distinguais ce garçon des autres domestiques
, c'était lui qui avait amené son maître chez nous ,
et qui était ainsi la première cause de mon bonheur ; j'avais
été témoindes soins qu'il lui avait donnés , et j'avais bien
l'intentionde prier mon mari de lui assurer un sort et de le
marier avec Annette . Au détour d'une allée nous le rencontrâmes
j'en fus surprise , je le croyais avec son maître quril
suivaittoujours; j'allaivivementà lui etjelui demandaipourquoi
il ne l'avait pas accompagné. Il me dit que M. le baron
ne lui en avait pas donné l'ordre ; sa présence m'expliqua
l'humeur d'Annette, je pensai qu'ils devaient sans doute
se promener ensemble , et que je les en empêchais. Jerentrai
plutôt que je n'avais compté ; je me couchai aussi de
bonne heure, fatiguée de ma mauvaise nuit; Annette me
déshabilla. J'avais l'habitude de boire tous les soirs un
verre d'eau , elle l'avait oublié et alla le chercher; je l'avalał
d'un trait, je me mis au lit et je la renvoyai; contre mon
attente, je m'endormis d'abord et pesamment. Je fus toutà-
coup réveillée parun coup de pistolet; j'ouvre les yeux.
Jugez de mon étonnement; à la pâle lueur de ma lampe
de nuit, je vois une porte , qui n'était d'aucun usage et
toujours fermée , ouverte , et le chasseur du baron fuyant
au travers . Au milieu de la chambre était Lindau , retenu
parDorneck et par l'intendant du château , et tenant encore
d'un air égaré le pistolet qu'il venait de tirer. A côté
de mon lit était Annette avec l'air très-effrayé. Je nommai
Lindau én étendant mes bras vers lui; il fit un mouvement
pours'approcher de moi , mais se détournant avec horreur,
il alla à mon bureau , ouvrit plusieurs tiroirs , tomba sur
un paquet de papiers , et le prit avec un mouvement de
rage; ce ne pouvaient être que des lettres de mon père , je
n'en avais aucune autre , etje n'écrivais qu'à lui seul. En
C
34 MERCURE DE FRANCE ,
1
,
core une fois je nommai Lindau faiblement , etje retombai
sur mon oreiller sans connaissance . Quand je revins àmoi ,
tout avait disparu , j'étais seule avec Annette qui me soignait.
Je demandai vivement mon mari , elle me dit qu'il
était parti à cheval. Parti ! et il me laisse dans cet état
m'écriai-je avec désespoir. Mais quand était-il arrivé ?
Pourquoi cette porte était-elle ouverte ? Comment le chasseur
était-il dans ma chambre ? Pourquoi son maître
voulait-il le tuer ? Qu'est-ce que faisait là Dorneck ? A
toutes ces questions je n'eus que cette seule réponse , je
ne le sais pas . Je voulus me lever, le jour commençait à
paraître , je voulais envoyer courir après Lindau ; je ne
pouvais croire qu'il fût en effet parti . J'étais à peine habillée
que l'intendant entra les larmes aux yeux : c'était un
très -digne homme , à qui j'avais fait du bien et qui m'aimait
; il me dit doucement que la voiture était attelée .
La voiture ...... attelée ...... Pourquoi ?- Par les ordres
de M. le baron : en disant cela il me remit un billet , et les
larmes arrêtèrent sa voix. Je le pris promptement , je le
lus , et de nouveau mes sens m'abandonnèrent ; il ne contenait
que ces mots : « Vous vous servirez de ma voiture
» pour vous rendre chez votre père , et là vous attendrez
mes ordres . "
-
On me porta dans la voiture , où il y avait déjà plusieurs
de mes effets empaquetés : l'intendant s'y plaça à côté de
moi , et je quittai ainsi cette maison où j'avais été si heureuse
il y avait si peu de jours ; ma femme de chambre
était aussi avec nous . Dès que je pus parler , je demandai
quelques explications ; son unique réponse était toujours ,
je ne sais rien. En vain je conjurai l'intendant de me donner
le mot de cette affreuse énigme . « Que voulez que je
vous dise , madame , si vous ne le savez pas vous-même ! "
Ce fut tout ce queje pus obtenir : ma situation était horrible.
Notre voyage se fit très-vite , et dans peu de jours j'aperçus
le clocher de mon village, à côté du toit paternel. Avec
quel sentiment , il me serait impossible de le décrire , nous
traversâmes le petit bois si plein de doux souvenirs ! mon
pauvre coeur battaitbien fort. Cette fois aussi je vis quelqu'un
de bien cher accourir; c'était mon père : je fis arrêter
, et en jetant un cri je tombai sans connaissance dans
ses bras tremblans . Quand je revins à moi , j'étais couchée
sur le gazon ; l'amour paternel cherchait en vain mon pouls
et ma respiration , des larmes d'angoisses coulaient sur ses
joues vénérables : mon père ! ma fille! fut tout ce que nous
pûmes prononcer; long-tems je sanglottai sur son sein.
1
OCTOBRE 1812 . 35
Enfin il me repoussa doucement , et avec un regard et un
ton que je n'oublierai de ma vie , qui me firent frissonner
malgré mon innocence , et qui m'aurait foudroyée si j'avais
été coupable . Devant Dieu et devant cet homme, me dit-il ,
puis-je encore te nommer ma fille ? Est-il vrai que tu t'es
écartée des sentiers de la vertu ? .... Es-tu la plus indigne
des femmes ?Alors n'entre pas dans ma demeure , et laisse
moi mourir seul et désespéré ; mais si tu es innocente et
malheureuse , victime de la trahison et de la calomnie ,
comme mon coeur aime à le croire , viens , mon enfant ,
viens sur le coeur de ton père ; reçois avec soumission les
peines que Dieu t'envoie , je les supporterai avec toi .
Que puis -je vous dire, mon père? je ne sais ce qu'on me
veut et de quoi je suis accusée; je sais seulement que je
n'ai rien à me reprocher .
Rien ! s'écria mon père , Dieu soit béni mille fois ! Oui ,
oui , je te crois , et ce Dieu qui t'éprouve découvrira ton innocence.
Non, tu nepouvais pas être tombée aussi bas . Viens ,
ma fille , ne rentre pas dans cette voiture , et plût au ciel
que jamais tu n'yfusses montée ! Viens à pied jusqu'à cette
humble maison que tu quittas innocente et heureuse , où
tu reviens malheureuse , mais encore innocente . Se tournant
avec dignité vers mon conducteur : monsieur , lui
dit-il , ramenez cette voiture et tout ce qu'elle contient , ma
fille n'en a pas besoin; je la reprends avec ce que votre
maître n'a pu lui donner ni lui ôter , son coeur et son innocence.
Le bon intendant nous supplia de consentir à ce
qu'il apportât chez mon père les effets qui m'appartenaient,
suivant les ordres du baron , mais mon père le refusa positivement
et le pria de repartir.
,
Mais Lindau , m'écriai-je douloureusement , ne le reverrai-
je pas ? ne puis-je lui parler? Ah ! dites -lui , Wolmen ,
dites-lui, Annette , quand vous le verrez , que mon coeur
m'absout de torts envers lui , que je ne l'ai jamais volontairement
offensé , que je n'ai commis aucune faute , rien
oh! non rien , qui mérite une punition aussi sévère . L'intendant
saisit ma main , et la baisa respectueusement avant
que je pusse l'empêcher. Le ciel, me dit-il, protègera votre
innocence. Annette pleurait en silence. Ils remontèrent
dans la voiture et partirent : moi je pris le bras tremblant
de mon père, et je m'acheminai vers sa demeure. Oh !
Madame , que je ne puis-je vous le faire connaître ! il est
le meilleurdes pères et le plus digne des hommes.
ISAB . DE MONTOLIEU.
( La suite au prochain numéro .)
36 MERCURE DE FRANCE ,
VARIÉTÉS .
SPECTACLES .-Académie impériale de musique.-Parmi
les causes qui font réussir un opéra , il faut compter en
première ligne les ballets , sur-tout lorsqu'ils sont de M.
Gardel ; ceux de Jérusalem délivrée ont un défaut , ils
sont trop courts . M. Gardel a parfaitement senti qu'il était
difficile de placer beaucoup de danses dans un ouvrage
aussi sérieux : il a saisi le prétexte de la fête donnée par le
roi de Solime au sultan qui vient à son secours . C'est dans
le troisième acte seulement qu'il a pu développer toute la
richesse de son imagination : rien de plus frais , de plus
gracieux que les danses de cet acte , aussi sont-elles exécutées
par Vestris , Albert , Antonin , Beaupré , Mérante ,
et par mesdames Gardel , Clotilde , Chevigny , Biggotini ,
Rivière et Fanny Bias. Je crois que Jérusalem eût été
mieux défendue par ces aimables enchanteresses que par,
les noires conjurations du magicien Ismen .
Les décorations n'ont pas répondu à l'attente générale ;
il faut peut- être l'attribuer à ce que l'artiste qui en est
chargé est malade depuis long-tems . B.
Théâtre-Français . -- Le mercredi 30 septembre , Mille
Duchesnois , après une assez longue absence , a fait sa
rentrée au théâtre par le rôle de Phèdre . Elle ena , comme
à son ordinaire , fort bien saisi l'ensemble . Les actrices ,
qui avaient joué ce rôle avant elle , s'étaient bornées à
nous représenter Phèdre livrée à toutes les fureurs d'un
amour incestueux ; mais elles avaient négligé cette partie
bienplus difficile de l'art qui consiste à donner à la peinture
des passions la nuance que les remords y doivent
ajouter pour en varier les effets . Mlle Duchesnois , malheureusement
, n'a pas paru , dans cette représentation ,
avoir autant soigné les détails . Elle ne retient pas assez sa
voix dans les bornes du medium . Elle laisse affadir ( s'il
est permis de s'exprimer ainsi ) son organe ; enfin , quelquefois
sa déclamation devient lente et monotone . Aussi
les applaudissemens qu'elle a reçus , quoique nombreux ,
n'ont pas été universels . Peut-être doit-on attribuer cette
espèce de froideur du public , envers une actrice aimée ,
au bruit qui s'est répandu,, que cette représentation de
Phèdre , et la rentrée de Me Duchesnois , qui pouvaient
être retardées , ont suspendu , et nous le craignons , interrompu
pour toujours les débuts de Me Regnier , qu'on a
voulu dégoûter, en lui faisant subir l'inconvénient de monOCTOBRE
1812 . 37
trer l'inexpérience d'un talent qui ne donne que des espérances
, à côté d'un talent déjà consommé. Mlle Regnier ,
dont la modestie s'exagère ce désavantage , a cru devoir s'y
soustraire en se retirant. C'est ainsi que des intrigues de
coulisse et de petites cabales peuvent nous priver pour
toujours du plaisir d'entendre une débutante qui méritait
d'être encouragée , et dont chaque pas dans la carrière était
un nouveau progrès dans le plus difficile de tous les arts
d'imitation .
On a donné mardi dernier , au théâtre de l'Impératrice ,
la première représentation de Jacques II, coinédie en
trois actes et en prose.
Cet ouvrage est le coup d'essai de deux jeunes auteurs
qui ont trouvé plus commode de s'emparer d'un sujet
connu, que de se mettre en frais d'imagination pour inventer
quelque nouvelle intrigue .
Jacques II , roi d'Ecosse , s'égare à la chasse ainsi que
Henri IV; comme lui, il est bien reçu chez un bon paysan,
père de lajolie Elfride ; comme lui, il soupe, chante et boit
à la santé du roi ; mais je préfère la chanson de Collé à celle
du paysan écossais , dont voici le refrain :
Vive notre souverain ,
Aimable, jeune et populaire!
Amis , répétons en refrain ,
Vive notre souverain !
La simplicité et le naturel sont deux qualités précieuses ,
mais il ne faut pas les pousser aussi loin : après le souper
le roi va se coucher; rien de plus naturel encore. Le lendemain
il prend congé de son hôte et lui promet de ne pas
oublier obligeant accueil. Tout près de la chaumière il
est attaqué par trois coquins et délivré par l'amant d'Elfride
qui avait conçu quelque jalousie des assiduités du roi :
Jacques II , en reconnaissance de ce service , unit les deux
amans , et voilà toute la pièce.
son
Les auteurs ont pris plusieurs scènes dans la Partie de
Chasse deHenri IV, quelques-unes aussi dans la Jeunesse
de Henri Vet dans la Revanche. De ces dépouilles opimes
ils ont fait un tout qu'ils croyent peut- être leur appartenir,
Il fautbien que cet habit retourné ait paru neuf au parterre
de l'Odéon ; car il a désiré en connaître les auteurs; ce sont
MM. Bergeronet Saint- Léon : lorsqu'ils feront représenter
une comédie dont le fonds et les détails leur appartiendront,
on pourra juger s'ils sont destinés à réussir un jour
au théâtre . B.
:
POLITIQUE.
L'ARMÉE française est entrée le 14 de ce mois dans
Moscou : les détails de cette prise de possession de l'antique
capitale de la vieille Russie ne sont pas encore connus
. Voici le Bulletin qui décrit la bataille mémorable qui
nous a ouvert les portes de cette importante cité .
Mojaisk , le 10 septembre 1812.
Le4 , l'Empereur partit de Ghjat et vint camper près de la poste
de Grituova .
Le 5 , à six heures du matin , l'armée se mit en mouvement. A
deux heures après midi on découvrit l'armée russe placée , la droite
du côté de la Moskwa , la gauche sur les hauteurs de la rive gauche
de la Kologha. Adouze ceuts toises en avant de la gauche , l'ennemi
avait commencé à fortifier un beau mamelon entre deux bois , où il
avait placé neuf à dix mille hommes . L'Empereur l'ayant reconnu ,
résolut de ne pas différer un moment , et d'enlever cette position. Il
ordonna au roi de Naples de passer la Kologha avec la division Compans
et la cavalerie. Le prince Poniatowski , qui était venu par la
droite, se trouva en mesure de tourner la position. Aquatre heures ,
l'attaque commença . En une heure de tems , la redoute ennemie fut
prise avec ses canons ; le corps ennemi chassé du bois et mis en déroute
, après avoir laissé le tiers de son monde sur le champ de bataille
. A sept heures du soir le feu cessa .
Le6, à deux heures du matin , l'Empereur parcourut les avantpostes
ennemis : on passa la journée à se reconnaître . L'ennemi avait
une position très - resserrée. Sa gauche était fort affaiblie par la perte
de la position de la veille ; elle était appuyée à un grand bois , soutenue
par un beau mamelon couronné d'une redoute armée de vingtcinq
pièces de canon. Deux autres mamelons couronnés de redoutes .
àcent pas l'un de l'autre , protégeaient sa ligne jusqu'à un grand
village que l'ennemi avait démoli , pour couvrir le plateau d'artillerie
et d'infanterie , et y appuyer son centre. Sa droite passait derrière
la Kologha en arrière du village de Borodino , et était appuyée
àdeux beaux mamelons couronnés de redoutes et armés de batteries.
Cette position parut belle et forte. Il était facile de manoeuvrer et
d'obliger l'ennemi à l'évacuer ; mais cela aurait remis la partie , et sa
positionne fut pas jugée tellement forte qu'il fallût éluder le combat.
Il fut facile de distinguer que les redoutes n'étaient qu'ébauchées , le
fossé pou profond, non palissadé ni fraisé . On évaluait les forces de
l'ennemi à 120 ou 130 mille hommes. Nos forces étaient égales ; mais
la supériorité de nos troupes n'était pas douteuse.
Le 7, à deux heures du matin , l'Empereur était entouré des ma
MERCURE DE FRANCE , OCTOBRE 1812. 39
réchaux à la position prise l'avant-veille . Acinq heures et demie , le
soleil se leva sans nuages ; la veille il avait plu : C'est le soleil
▸ d'Austerlitz , dit l'Empereur. Quoiqu'au mois de septembre , il
faisait aussi froid qu'en décembre en Moravie. L'armée en accepta
l'augure . On battit un ban , et on lut l'ordre du jour suivant :
• Soldats ,
› Voilà la bataille que vous avez tant désirée ! Désormais la victoire
› dépend de vous : elle nous est nécessaire ; elle nous donnera l'abon-
> dance . de bons quartiers d'hiver et unprompt retour dans la Patrie !
> Conduisez-vous comme à Austerlitz , à Friedland , à Vitepsk , à
› Smolensk, et que la postérité la plus reculée cite avec orgueil votre
>conduite dans cette journée ; que l'on dise de vous : Il était à cette
> grande bataille sous les murs de Moscou !
• Au camp impérial , sur les hauteurs de Borodino , le 7 septembre,
> à deux heures du matin. »
L'armée répondit par des acclamations réitérées . Le plateau sur
lequel était l'armée était couvert de cadavres russes du combat de
l'avant-veille .
Le prince Poniatowski , qui formait la droite , se mit en mouvement
pour tourner la forêt sur laquelle l'ennemi appuyait sa gauche.
Le prince d'Eckmuhl se mit en marche le long de la forêt , la division
Compans en tête. Deux batteries de soixante pièces de canon chacune
battant la position de l'ennemi , avaient été construites pendant
la uuit.
Asix heures , le général comte Sorbier , qui avait armé la batterie
droite avec l'artillerie de la réserve de la garde , commença le fer.
Le général Pernetty , avec trente pièces de canon , prit la tête de la
division Compans ( 4º du fer corps ) , qui longea le bois , tournant la
têtede la position de l'ennemi . A six heures et demie , le général
Compans est blessé. Asept heures , le prince d'Eckmuhl a son cheval
tué . L'attaque avance , la mousqueterie s'engage Le vice-roi , qui
formait notre gauche , attaque et prend le village de Borodino que
l'ennemi ne pouvait défendre , ce village étant sur la rive gauche de
la Kologha. A sept heures , le maréchal duc d'Elchingen se met en
mouvement , et sous la protection de soixante pièces de canon que
le général Foucher avait placées la veille contre le centre de l'ennemi ,
se porte sur le centre. Mille pièces de canon vomissent de part et
d'autre la mort.
A huit heures , les positions de l'ennemi sont enlevées , ses redoutes
prises , et notre artillerie couronne ses mamelons. L'avantage
de position qu'avaient eu pendant deux heures les batteries ennemies
nous appartient maintenant. Les parapets qui ont été contre nous
pendant l'attaque redeviennent pour nous. L'ennemi voit la bataille
perdue , qu'il ne la croyait que commencée. Partie de son artillerie
est prise , le reste est évacué sur ses lignes en arrière. Dans cette
extrémité , il prend le parti de rétablir le combat , et d'attaquer avec
toutes ses masses ces fortes positions qu'il n'a pu garder. Trois cents
pièces de canon françaises placées sur ces hauteurs foudroient ses
masses , et ses soldats viennent mourir au pied de ces parapets qu'ils
avaient élevés les jours précédens avec tant de soin , et comme des
abris protecteurs .
:
40 MERCURE DE FRANCE ,
Le roi de Naples , avec la cavalerie , fit diverses charges . Le due
d'Elchingen se couvrit de gloire , et montra autant d'intrépidité que
de sang-froid. L'Empereur ordonne une charge de front , la droite
enavant : ce mouvement nous rend maitres des trois parts du champ
de bataille . Le prince Poniatowski se bat dans le bois avec des succès
variés.
.
Il restait à l'ennemi ses redoutes de droite ; le général comte
Morand y marche et les enlève ; mais à neuf heures du matin
attaqué de tous côtés , il ne peut s'y maintenir. L'ennemi , encouragé
par ce succès . fit avancer sa réserve et ses dernières troupes pour
tenter encore la fortune : la garde impériale en fait partie . Il attaque
notre centre sur lequel avait pivoté notre droite. On craint pendant
un moment qu'il n'enlève le village brûlé ; la division Friant s'y
porte. Quatre-vingts pièces de canon françaises arrêtent d'abord et
écrasent ensuite les colonnes ennemies qui se tiennent pendant denx
heures serrées sous la mitraille , n'osant pas avancer , ne voulant pas
reculer , et renonçant à l'espoir de la victoire. Le roi de Naples décide
leur incertitude; il fait charger le 4e corps de cavalerie qui pénètre
par les brêches que la mitraille de nos canons a faites dans les masses
serrées des Russes et les escadrons de leurs cuirassiers ; ils se débandent
de tous côtés . Le général de division comte Caulincourt , gouverneur
des pages de l'Empereur , se porte à la tête du 5e de cuirassiers
, culbute tout , entre dans la redoute de gauche par la gorge .
Dès ce moment , plus d'incertitude , la bataille est gagnée: il tourne
contre les ennemis les 21 pièces de canon qui se trouvent dans la
redoute . Le comte Caulincourt , qui venait de se distinguer par cette
belle charge , avait terminé ses destinées ; il tonbe mort , frappé par
un boulet : mort glorieuse et digne d'envie !
Il est deux heures après-midi, toute espérance abandonne l'ennemi :
la bataille est finie , la canonnade continue encore ; il se bat pour sa
retraite et pour son salut , mais non plus pour la victoire .
La perte de l'ennemi est énorme ; 12 à 13,000 hommes et 8 à
9.000 chevaux russes ont été comptés sur le champ de bataille ; 60
pièces de canon et 5.000 prisonniers sont restés en notre pouvoir.
Nous avons eu 2500 hommes tués et le triple de blessés. Notre
perte totale peut être évaluée à 10.000 hommes ; celle de l'ennemi à
40 ou 50,000. Jamais on n'a vu pareil champ de bataille . Sur six
cadavres , il y en avait un français et cinq russe . Quarante généraux
russes ont été tués , blessés ou pris ; le général Bagration a été
blessé.
Nous avons perdu le général de division comte Montbrun , tuẻ
d'un coup de canon ; le général comte Caulaincourt , qui avait été
envoyé pour le remplacer , tué d'un même coup une heure après .
Les généraux de brigade Compere , Plauzonne , Marion , Huart
ont été tués ; sept ou huit généraux ont été blessés , la plupart légèrement.
Le prince d'Eckmuhl n'a eu aucun mal. Les troupes françaises
se sont couvertes de gloire et ont montré leur grande supéxiorité
sur les troupes russes .
Telle est en peu de mots l'esquisse de la bataille de la Moskwa ,
donnée à deux lieues en arrière de Mojaisk et à vingt-cinq lienes de
Moscou , près de la petite rivière de la Moskwa. Nous avons tiré
OCTOBRE 1812 . 41
soixantemille coups de canon , qui sont déjà remplacés par l'arrivéę
dehuit cents voitures d'artillerie qui avaient dépassé Smolensk avant
labataille. Tous les bois et les villages depuis le champ de bataille
jusqu'ici sont couverts de morts et de blessés . On a trouvé ici deux
mille morts ou amputés russes. Plusieurs généraux et colonels sont
prisonniers.
L'Empereur n'a jamais été exposé; la garde , ni à pied, ni à cheval,
n'apas donné et n'a pas perdu un seul homme. La victoire n'a jamais
été incertaine. Si l'ennemi , forcé dans ses positions , n'avait pas
voulu les reprendre , notre perte aurait été plus forte que la sienne ;
mais il a détruit son armée en la tenant depuis huit heures jusqu'à
deux sous le feu de nos batteries , et en s'opiniâtrant à reprendre ce
qu'il avait perdu. C'est la cause de son immense perte.
Toutle monde s'est distingué : le roi de Naples et le duc d'Elchingense
sont fait remarquer.
L'artillerie et sur-tout celle de la garde , s'est surpassée . Des
⚫rapports détaillés feront connaitre les actions qui ont illustré cette
journée.
Nous pourrions ici nous livrer à quelques considérations
sur la haute importance de la conquête de Moscou , sur la
position respective dans laquelle elle met les deux souverains
et les deux armées , sur l'existence nouvelle que vont
recevoir les provinces de la Russie Occidentale , sur la
situation à laquelle va se trouver réduite Pétersbourg , du
moment que le vainqueur , maître de toutes les grandes
communications de l'Empire , de trois grands fleuves et de
la véritable capitale , anéantit par la seule influence de sa
position l'existence artificielle de Pétersbourg : mais n'est- il
pas plus piquant pour le lecteur qui trouverait ces raisonnemens
naturels , mais intéressés sous notre plume , de
les devoir à une plume anglaise , d'obtenir ces preuves de
concessions ennemies, et d'apprécier les avantages de notre
victoire par les aveux qu'elle arrache aux écrivains britanniques
?
S'il existe , dit le Morning-Chronicle, une série de propositions
politiques évidemment susceptibles d'une réduction
ad absurdum , ce sont sans contredit celles que l'on
emploie pour justifier les conseils du cabinet russe . L'histoire
fait mention de peuples fuyant devant un vainqueur
puissant , et laissant derrière eux des déserts , afin d'être
poursuivi moins rapidement. Une maxime moderne prescritmême
de faire un pont d'or à l'ennemi puissant qui
fuit, plutôt que de le réduire au désespoir; mais nous
n'avons pas encore vu, dans les annales politiques et militaires,
d'exemples de folies pareilles à celles qui permettent
àun ennemi de s'emparer impunément d'un pays riche et
42 MERCURE DE FRANCE ,
fertile , et d'occuper la plus belle portion d'un vaste empire
couvert de villes magnifiques et d'une population nombreuse.
Il faut, pour le permettre , y avoirété contraint par
des défaites successives et irrémédiables , ou bien mal entendre
les intérêts de sa gloire et de son pays : telle est la
seule alternative qui s'offre aux Russes dans le jugement
qui s'est porté sur cette campagne , déjà si mémorable et si
importante dans ses futurs résultats>.>>
• L'indignation que nous fout éprouver les mensonges
avec lesquels on abuse chaque jour de la crédulité du public,
en nous parlant des succès des Russes et de leurs TeDeum,
nous ont déterminés à mettre en lumière la véritable situation
des affaires , et à prouver par cette exposition que la
guerre comunencée par les Russes avec une froide langueur,
et continuée comme on l'a vu , peut honorer le courage
individuel de leurs soldats , mais doitinfailliblement se terminer
par leurruine .
" En vain parle-t-on de recrutemens dans une ville à la
porte de laquelle se trouve l'ennemi ; il est absurde de proposer
une diversion sur les derrières d'un général que précède
la victoire : une telle opération peut bien achever la
destruction d'une armée battue , mais elle ne peut faire une
impression sérieuse sur un ennemi triomphant , qui a d'ailleurs
pris tous les moyens que lui offre sa puissance , pour
n'être pas inquiété sur les positions qu'il laisse derrière lui.
» Quel est l'état actuel de la guerre? L'empire de Russie,
plus étendu que celui jadis établi dans l'antique Italie , a ,
malgré sa grandeur , deux augustes capitales , dont l'une
est à portée d'être atteinte par l'ennemi , et l'autre très -près
d'être occupée par lui. Personne ne doute , dans les circonstances
actuelles , que l'intention de Napoléon ne soitde
planter ses aigles sur les remparts de Moscou (1 ) , et peu
de gens douteront qu'il n'ait les moyens d'accomplir ses
desseins redoutables : mais il en est qui supposent que lorsqu'il
se sera avancé jusque là , la Russie sera encore entière
, et que le siége de l'Empire fondé par Pierre-le-Grand
à lui seul peut mettre le souverain en état de soutenir
(1) Le rédacteur du Morning- Chronicle écrivait ceci le 26 septembre.
Au moment où nous écrivons nous -mêmes , il apprend que
par le passé il avait bien jugé du présent , et que le plan de l'Empereur
avait été effectivement calculé pour attaquer au coeur le corps
immense qu'il avait à combattre .
OCTOBRE 1812. 43
encore le rang élevé qu'il a tenu parmi les monarques de
l'Europe et de l'Asie.
» Une courte explication détruira ce préjugé . Le sang
n'est pas plus nécessaire à l'existence animale , que le pays
actuellement occupé par les Français , et particulièrement
Moscou , s'ils y pénètrent ( ce que Dieu veuille prévenir ) ,
n'est indispensable au înaintien du commerce , de la force ,
de la richesse , de la puissance , et même de l'existence de
Saint-Pétersbourg .
» Cette superbe capitale n'a été élevée au milieu des
marais , que parce que son fondateur voulait pénétrer dans
laBaltique; la mer Blanche , la mer d'Asow , la Caspienne
et le Pont-Euxin ne suffisaient pas aux vues de l'ambition
démésurée de Pierre Ir , et cette politique a donné lieu à
des mesures suivies dans toute l'étendue de ce vaste Empire
, pour détourner le commerce de ses canaux naturels
et faciles, et le forcer à suivre les voies les moins naturelles
et les moins praticables. Enfin , par les travaux d'un
siècle , et à force d'hostilités extérieures et d'oppression
intérieure , Pétersbourg seul fut mis en possession de la
moitié du commerce de la monarchie .
Il est facile , d'après ce coup-d'oeil , d'établir la proposition
que l'épée de la France venant de trancher ces
artères , la santé et la vie de Pétersbourg sont détruites ; et
que l'occupation de la ligne qui s'étend de l'embouchure
de la Dwina à Moscou , interceptant toute communication
avec toute la partie de l'Europe située au midi de cette
limite, assure à l'occupant la possession de toutes les ressources
de l'Empire. La nature et le caractère du commerce
de Pétersbourg n'offrent aucun trait de ressemblance
avec le commerce d'aucun autre pays . Le bruit des victoires
n'y trouble point le repos des habitans : la fumée des
fourneaux n'y obscurcit point comme ici l'atmosphère ; la
maison du riche négociant n'est point encombrée , ni des
énormes ballots ni de ces tonneaux qu'on voit dans nos
places maritimes et de commerce . Tout y offre l'aspect
d'une résidence impériale , où la richesse et le luxe se font
seuls apercevoir , sans que l'on puisse découvrir les pénibles
moyens que l'on emploie nécessairement pour les
acquérir ; mais quoique rien ne se fasse dans l'intérieur de
la capitale , par-tout l'industrie s'occupe à soutenir sa maguificence.
Les trois principaux fleuves de la Russie occidentale
, la Dwina , le Niémen , le Borysthène , prennent
leurs sources dans les mêmes marais , non loin de Smo
44
1
MERCURE DE FRANCE ,
lensk. Près de là est une vaste étendue de terrain , tellement
arrondie , qu'elle pourrait facilement être enclose;
là on tirait tout le chanvre dont la Grande-Bretagne a un si
grand besoin pour sa marine et pour le besoin des particuliers.
Trois grands dépôts de cette denrée et d'autres
marchandises de toute espèce , produits du pays , sont
établis dans le voisinage. Un de ces dépôts est à Ghjath ,
d'où le Bulletin français du 3de ce mois est daté : on trouve,
en outre , dans les environs , de vastes édifices où sont préparés
tous les articles avant d'être livrés au commerce .
" Telle est la position , tel est le territoire , et tels sont
les établissemens que les Russes ont été forcés d'abandonner
à leur ennemi . Pétersbourg n'en étant qu'une dépendance ,
et tirant tout de ces contrées , toute son importance se
trouve perdue : on juge combien les Français sauront profiter
des grandes facilités que leur offre un tel pays , pour
faire transporter tous les objets qu'ils y trouveront à leur
convenance , soit à Riga , s'ils le prennent , soit à Memel ,
soit à Dantzick , soit sur tout autre point commode au midi
du golfe de Finlande.
On verra , ditle Morning-Chronicle en terminant , que
dans notre examen de l'état de la Russie , au milieu de la
lutte terrible dans laquelle elle se trouve engagée , nous
n'avons pas envisagé les suites de cette lutte par rapport à
nous -mêmes . Nous ne nous occuperons pas à présent de
cet objet, quoiqu'il touche de très-près notre prépondérance
maritime et les intérêts commerciaux de l'empire
britannique ; mais il est de nature à faire faire les plus sérieuses
réflexions , et il ne serait pas impossible de prouver
que , dans cette dernière combinaison politique aussi
adroite que les autres , notre ministère aura atteint , comme
à l'ordinaire , les deux buts qu'il semble toujours se proposer.
Il aura entraîné notre allié à sa perte . et nous aura
fait participer d'une manière très -sensible à cette perte ellemême
: étrange destinée de l'Angleterre , fatal résultat de
sa politique qui , depuis dix ans d'une guerre si imprudemment
entretenue , fait toujours retomber sur nous , et
sur ceux que nous lions à notre cause, tous les maux dont
nous voulons obstinément accabler un ennemi, habile à se
faire un levier de nos efforts pour renverser sa puissance ! "
Le Moniteur vient de publier un assez grand nombre
d'articles et extraits de correspondances officielles sur les
affaires d'Espagne; ces détails remontent à une date assez
arriérée , mais il paraît qu'ils seront conduits par la suite
OCTOBRE 1812 . 45
de la narration jusqu'au moment actuel. La plupart des
mouvemens et des engagemens rapportés dans les pièces
officielles ont été indiqués par les journaux anglais , et en
les retraçant nous avons eu comme de coutume le soin de
les apprécier et de les lier l'un à l'autre plus par les résultats
et les dates , que par la couleur sons laquelle la bonne foi
britannique les a présentés . C'est ainsi que nous avons
parlé des divers engagemens du général Hill avec le comte
d'Erlon , des détachemens de l'armée du midi avec Ballasteros,
des affaires de Murcie , de Grenade et de Saint-Roch ,
des nouveaux mouvemens de l'armée de Portugal , de la
reprise de Bilbao , du combat qui a couvert la retraite de
l'armée du centre contre l'avant-garde de l'armée anglaise ;
c'est ainsi que nous avons surpris dans les journaux anglais
cités par le Moniteur l'important aveu de la position embarrassante
dans laquelle s'était engagé le général lord Wellington:
nous disions avec raison qu'il ne tiendrait pas dans .
sa position avancée vers le midi de l'Espagne , qu'il serait
rappelé au nord par la reprise des opérations de la part de
l'armée du nord ; nos conjectures se sont tout à-fait vérifiées ;
au lieu de s'avancer sur Cordoue , lord Wellington a été
obligé de se reporter rapidement sur Valladoliidd.. Voici un
aperçu de la position actuelle des divers corps agissant
dans la péninsule.
Lesdernières dépêches reçues d'Espagne , ditle Times ,
prouvent un ou deux faits qu'il n'est pas inutile en ce moment
de mettre sous les yeux du public.
D'abord , que lord Wellington et le maréchal Soult,
sont actuellement à près de 340 milles l'un de l'autre : le
premier étant retourné subitement du côté de Valladolid ,
et le second à Andusar sur le Guadalquivir : Andusar est
à 250 milles de Valence , et rien ne peut de ce côté s'opposer
à la marche de Soult , excepté le corps anglais de
7000 hommes aux ordres du général Maitland , et les petits
corps espagnols portés de ce côté . Or , le maréchal Soult a,
45,000hommes effectifs , et il n'est qu'à 70 milles de Grenade,
l'unde ses principaux magasins ou dépôts .
► Au nord de l'Espagne, quand bien même les Français
ne seraient pas assez nombreux pour livrer bataille au lord
Wellington, ils lui ont encore paru assez redoutables
pour les ramener sur eux et le déterminer à ne pas s'engager
au centre de la Péninsule ; ils le sont au moins assez
pour forcer le général anglais à employer des forces considérables
uniquement à les tenir en échec. Le corps du gé46
MERCURE DE FRANCE ,
néral Hill pouvait à la vérité suivre le maréchal Soult dans
sa marche vers l'est , mais l'état de ses équipemens et ses
moyens ne paraissent pas pouvoir le lui permettre , d'autant
que Soult , d'après les nouvelles de Lisbonne , a gagné
beaucoup de marches sur lui; indépendamment de la grande
supériorité de ses forces . Ainsi tout espoir de vaincre Soult ,
depuis la concentration de ses troupes , paraît évanoui.
En second lieu , il est certain que le 17 août le roi
Joseph et son armée étaient à la Roda , à 100 milles onest
de Valence ; que le 29 il était à Almanza à 60 milles de
Valence , et à environ 30 milles de San-Felippe où se
trouve le maréchal Suchet ; ainsi leur jonction était certaine
autant que facile, et leurs forces réunies étaient de beaucoup
plus que suffisantes pour rejeter l'expédition d'Alicante et
le général Maitland sur ses vaisseaux.
» Le 17 , le générat Maitland était à Monforte, à environ
20 milles d'Alicante , sur la route d'icela où se trouve
Odonell avec les débris de son corps battu à Certellar. Le
général Roche , battu dans la même affaire , est aussi dans
ces environs : supposons donc que le plan du général
Maitland et sa première opération soient de réunir son
corps , composé de 7000 hommes de toutes nations , aux
Espagnols aux ordres d'Odonell et de Roche , généraux
déjà placés sous le coup d'une accusation de la junte pour
leur précédente conduite, il serait encore de beaucoup trop
faible contre l'armée du centre et celle de Valence réunies ,
qui , au pis aller, seraient inexpugnables derrière le Xucar,
ens'appuyant sur Valence et Murviedro .
» On voit ainsi que lord Wellington retournant vers le
nord a été obligé de renoncer à agir contre Soult, que le général
Hill n'est pas assez fourni de vivres et d'argent pour
suivre ce maréchal, et qu'ainsi le général Maitland courrait
grand risque de se compromettre , placé entre le maréchal
Soult qui s'avance et le maréchal Suchet qui l'attend . Ces
deux derniers réunis , en supposant que Soult abandonne
le Guadalquivir et Grenade , réuniraient plus de soixantedix
mille hommes , sans comprendre les garnisons et les
postes qu'au besoin ils pourraient concentrer avec la masse
de leurs forces .
77 On voit enfin que tandis que les Français se réunissent
et concentrent leurs mouvemens , lord Wellington n'est
plus assez fort pour les menacer sur tous les points , pour
les observer au nord et pour les combattre au midı, sur une
ligne d'opérations qui est d'environ 300 milles de longueur.
OCTOBRE 1812 . 47
Aussi , dit le Statesman , lord Wellington réclame-t-il
justement des secours et de l'argent ; aussi chaque joury
a-t-il des embarquemens à Portsmouth ; aussi nous épuisons-
nous d'hommes et d'argent pour soutenir cette cause
à jamais fatale. Il nous fait ensuite l'honneur de nons
emprunter cette réflexion : « Il faut en convenir , dit- il , s'il
était entré dans les desseins de notre infatigable ennemi
d'entretenir la guerre dans la péninsule , pour nous y condamner
à des sacrifices que leur durée et leur étendue ont
depuis long-tems mis hors de proportion avec les moyens
de l'Angleterre , son plan , plus destructeur pour nous que
la perte de plusieurs batailles , a été bien secondé par l'entêtement
et l'aveuglement du ministère britannique . »
La victoire la plus mémorable , la conquête la plus importante
ont donc couronné au nord le plan du génie de la
guerre, et les efforts de nos fidèles soldats : tandis qu'au
midi , déjà peut-être , les armées françaises ont entendu
l'appel qui leur a été fait , et y ont répondu d'une manièredigne
d'elles . S ....
ANNONCES .
Traité du subage des bois , ou Nouveaux tarifs pour cuber les bois
*carrés oude charpente , les bois bátards et en grume , les bois ronds ,
le bois de débit ou les planches , et le bois de chauffage ou de feu , en
anciennes et nouvelles mesures ; précédés d'instructions , tant sur les
mesures de solidité , d'après le système métrique , que sur la manière
de cuber les différentes espèces de bois , et de mesurer le bois de
chauffage , soit à la plume , soit avec les tarifs ; suivis du mode d'exécution
des lois et réglemens pour l'empilage du bois de chauffage dans
les ventes , dans les chantiers et sur les ports ; avec une planche représentant
la hauteur de la membrure du stère , d'après la longueur
de la bûche ; à l'usage de MM. les agens des administrations des eaux
et forêts et des poids et mesures ; de ceux de la marine et des officiers
et ouvriers d'état employés , soit au martelage des bois de marine et
d'artillerie , soit dans les arsenaux de construction de terre et de mer ,
ainsi qu'à tous les charpentiers , menuisiers , architectes , entrepre
neurs de bâtimens , marchands , adjudicataires et propriétaires de
bois , gardes-ventes , etc. etc .; par P.-E. Herbin de Halle , auteur de
différens ouvrages. Prix , 5 fr . br. , et 6 fr. franc de port. Chez S. С.
48 MERCURE DE FRANCE , OCTOBRE 1812 .
l'Huillier , libraire , rue des Mathurins-Saint-Jacques ; et Arthus-
Bertrand , libraire , rue Hautefeuille , nº 23 .
Essai biographique sur M. Perceval, premier ministre d'Angleterre,
traduit de l'anglais , avec des notes du traducteur. In-8°. Prix , 3 fr . ,
et3 fr. 50 c. franc de port. A la librairie française et étrangère de
Galignani , rue Vivienne , nº 17 .
Recherches historiques et pratiques sur le Croup ; par Louis Valentin
, docteur en médecine , ancien professeur , membre ou associé
d'un grand nombre de sociétés savantes d'Europe et d'Amérique. Un
vol . in-8° . Prix , 7 fr. 50 c . , et 9 fr. 50 c. franc de port. Chez
Lenormant , imprimeur- libraire , rue de Seine , n° 8 ; et Arthus-
Bertrand , libraire , rue Hautefeuille , nº 23.
L'Art de prévenir le cancer au sein ; par M. L. J. M. Robert ,
docteur en médecine. Un vol. in-8º de 466 pages . Prix , 5fr. Chez
Boiste , imprimeur-libraire , rue Poupée , nº7 , près la place Saint-
André-des-Arcs .
La Jérusalem déliorée , traduite en vers français par M. Baourde-
Lormian. Deux vol. in-8° , avec de jolies gravures . Prix , 7 fr. ,
et 9 fr . franc de port. Chez Arthus-Bertrand , libraire , rue Hautefeuille
, nº 23 .
Rivaroliana , ou Recueil d'anecdotes , bons inots , sarcasmes ,
réparties , satires , épigrammes et autres pièces peu connues de
Rivarol , avec des notes et éclaircissemens , précédés de la vie de
l'auteur ; par Cousin d'Avalon. Un vol. in- 18 , avec portrait. Prix ,
I f. 25 c. , et 1 fr. 50 c. franc de port. A l'entrepôt de librairie
tenu par J. M. Davi et Locard , libraires , rue Neuve-de-Seine ,
au coin de celle des Boucheries , faubourg Saint-Germain .
LE MERCURE paraît le Samedi de chaque semaine , par Cahier
de trois feuilles . - Leprix de la souscription est de 48 fr . pour
l'année ; de 24 fr. pour six mois; et de 12 fr. pour trois mois ,
franc de port dans toute l'étendue de l'empire français . - Les
lettres relatives à l'envoi du montant des abonnemens , les livres ,
paquets , et tous objets dont l'annonce est demandée , doivent être
adressés , francs de port , au DIRECTEUR GÉNÉRAL du Mercure de
France , rue Hautefeuille , N° 23 .
DE LA SE
5.
cen
MERCURE
DE FRANCE.
N° DLXXXVI . - Samedi 10 Octobre 1812 .
POÉSIE.
CANTATE (1) .
LA DUCHESSE DE LA VALLIÈRE ,
Le lendemain de sa première retraite de la Cour (2).
RÉCITÁTIF.
Les premiers rayons de l'aurore
Eclairent ces austères lieux ;
Et le sommeil , qu'en vain j'implore ,
Le doux sommeil , hélas ! n'a point fermé mes yeux.
Triste nuit , que va suivre un jour plus triste encore !
D'un monarque adoré j'ai pu tromper l'amour !
J'ai pu le fuir ! j'ai pu m'éloigner du séjour
Qu'il embellit de sa présence !
Je ne le verrai plus! ... une éternelle absence
Atout ce quej'aimais m'arrache sans retour !
이
(1 ) Cette Cantate , mise en musique par les deux élèves du Conser
vatoire qui ont remporté le prix de composition musicale , a été exécutée
dans la dernière séance publique de la Classe des Beaux-Arts
del'Institut.
(2) Au couvent de Chaillot.
D
50 MERCURE DE FRANCE ,
Je ne le verrai plus ! ... que dis-je ?
L'amour , égarant mes esprits ,
Vientme le retracer , par un heureux prestige ,
Tel qu'hier il s'offrait à mes yeux attendris !
Je le revois , trainant tous les coeurs sur sa trace ,
Fier , sensible , brillant de noblesse et de grâce ,
Trop séduisant peut- être ! .... O criminelle erreur !
Dans cet asile saint quel trouble me dévore !
Je viens chercher ici le repos de mon coeur ,
Hélas ! et ce coeur brûle encore .
AIR.
Descends des cieux , calme mes sens ,
Aimable et paisible innocence !
D'un charme impérieux je crains trop la puissance :
--C'est à toi , s'il se peut , d'apaiser mes tourmens .
Des épouses d'un Dieu déjà les voix fidèles
Montent vers la retraite où je pleure en secret.
Pourquoi d'un bonheur pur le simple et doux attrait
Ne peut-il m'enchaîner comme elles ?
1
Descends des cieux , calme mes sens ,
Aimable et paisible innocence !
D'un charme impérieux je crains trop la puissance :
C'est à toi , s'il se peut , d'apaisser mes tourmens .
RÉCITATIF .
Mais le jour , plus brillant , cotore la campagne ;
Et l'oiseau matinal , auprès de sa compagne ,
Fait retentir les airs de ses chants amoureux !
Tout s'anime , tout est heureux.
Et moi ! ... de mes regards j'embrasse en vain la plaine ;
Rien ne s'offre à mes yeux qui console ma peine.
Ah! quand je m'abreuve de pleurs ,
L'amant que malgré moi rappelle ma faiblesse ,
S'occupe-t - il de mes douleurs ?
Un autre obtiendra sa tendresse ;
Charmé de mille objets divers ,
II oubliera bientôt la triste La Vallière ! ....
Mais quel nuage de poussière
Au loin s'élève dans les airs ?
Le bruit d'un char qui vole a frappé mon oreille :
Sous les pas des coursiers la plaine a résonné .
Ecoutons ! Le bruit croit. Mon coeur a frissonné .
Quel effroi , quel espoir tont-à-coup s'y réveille !
OCTOBRE 1812 . 51
Si c'était ? .... C'est lui-même... Oui , je vois ses couleurs .
Je vois ce front qu'anime une grace charmante ....
Il cherche dans ces lieux une trop tendre amante !
Ah! de plaisir encor je sens couler mes pleurs.
AIR.
Il vient ! je respire à peine ;
Et de l'amour qui m'entraîne ,
La flamme , de veine en veine ,
Court agiter tout mon coeur .
J'entends cette voix que j'aime !
Tout accroît mon trouble extrême .
Que sera- ce quand lui-même
Va me montrer mon vainqueur ! ...
Il vient , je respire à peine ,
Et de l'amour qui m'entraîne ,
La flamme , de veine en veine ,
Court agiter tout mon coeur.
ÉNIGME .
Par M. DAVRIGNY.
QUE mon sort est à plaindre ! on me coupe en morceaux ;
On me déchire , on me met en lambeaux :
Pour m'applatir et me rendre plus mince ,
Une barbare main traitreusement me pince ,
Et me serre entre deux fers chauds .
Quand je sens qu'ainsi l'on me traite
Insensibles humains ! je n'ai pourvous qu'un veu ,
C'est que vous perdiez tous la tête ;
Car autrement , achevant ma défaite ,
Vous allez m'arracher et me jeter au feu .
,
S ........
LOGOGRIPHE .
LECTEUR , s'il te fallait , pour savoir qui je suis ,
Parcourir autant de pays
Qu'il en est où je prends naissance
Ce serait peu de parcourir la France ;
Il te faudrait encore voyager
En plus d'un lieu' chez l'étranger :
7
D2
52 MERCURE DE FRANCE , OCTOBRE 1812.
Par exemple , dans l'Italie ,
EnHollande , dans l'Helvétie ,
Dans la Savoie et cætera.
Lecteur , je n'en finirais pas ,
Si je voulais te faire entendre
Ni toi , si tu voulais apprendre
Tous les cantons , tous les lieux où ,
Je suis tantôt dur , tantôt mou.
Qu'il te suffise de connaitre
Qu'en mes sept pieds l'on voit paraître
Un arbre , une ville , un métal ,
Ce qui fait distinguer l'homme de l'animal ,
Un élément fort sujet aux tempêtes ;
Le plus grand secret des coquettes ;
Unmal incurable , un savant ,
Ce qui fait qu'on est tel , et non pas autrement.
S ........
CHARADE .
POUR me cacher les lis d'une jambe arrondie
Par les Grâces et les Amours ,
Mon aimable Azéma , cette ame de ma vie ,
De mou premier se sert toujours.
Qu'elle me parle ou qu'elle chante ,
Mon dernier me rend de sa voix
Cette expression si touchante
Qui plaît toujours autant que la première fois.
Dans ses concerts , cette adorable amie
Veut que j'apporte mon entier ,
Et là , sans me faire prier ,
Mais en grondant toujours , j'augmente l'harmonie .
BONNARD , ancien militaire.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernierNuméro .
Le mot de l'Enigme est la lettre I.
Celui du Logogriphe est Imagination, dans lequel on trouve: mai,
* mat , ami , nain , magot , gai , magnat et mot.
Celui de la Charade est Cochinchine.
LITTÉRATURE ET BEAUX- ARTS .
OEUVRES DE PONCE DENIS ( ECOUCHARD ) LE BRUN ,
membre de l'Institut de France et de la Légion-d'Honneur
, mises en ordre et publiées par P. L. CINGUENÉ ,
membre de l'Institut; et précédées d'une Notice sur sa
vie et ses ouvrages , rédigée par l'Editeur. - Quatre
vol . in-8°, imprimés par Crapelet.- A Paris , chez
Gabriel Warée , librairé, quai Voltaire , nº 21 .
(SUITE DU TROISIÈME ARTICLE . )
L'ODE à Voltaire en faveur de mademoiselle Corneille,
est trop connue pour qu'il soit nécessaire de nous y
arrêter. On y trouve , comme dans presque toutes les
autres , parmi des beautés du premier ordre , quelques
défauts , beautés qui appartiennent à l'auteur , et qui le
rangent parmi les poëtes du premier ordre , défauts
attachés à ses qualités mêmes , et qui naissent presque
toujours de trop d'audace et de ce penchant à inventer ,
à créer sans cesse des expressions nouvelles , à vouloir
retirer la langue poétique de l'espèce de langueur et
d'anéantissement où on l'avait fait tomber. L'idée principale
de cette ode est très-belle et très-noble. La descendante
de Corneille languit dans la pauvreté ; dans
ses douloureuses insomnies elle invoque ce nom couvert
de tant de gloire , et dont elle est fière au milieu de
son malheur . L'ombre de son aïeul lui apparaît , la console
, lui nomme Voltaire , dont la renommée a percé
jusqu'aux sombres bords , l'engage à implorer avec confiance
celui dont l'humanité et la bienfaisance sont aussi
célèbres que le génie , et finit par ces vers auxquels il
était impossible que Voltaire ne se rendît pas :
Dis-lui que si Mérope eût devancé Chimène ,
De son chaos obscur dégageant Melpomène ,
Sans doute il eût brillé de l'éclat dont j'ai lui.
54 DE FRANCE ,
MERCURE A
S'il eût été Corneille et si j'étais Voltaire ,
Généreux adversaire ,
Ce qu'il fera pour toi , je l'eusse fait pour lui.
Les critiques de ce tems-là firent comme ceux du
notre ; ils s'appesantirent sur les défauts , se turent sur
les beautés , ou même les nièrent positivement et les
transformèrent en défauts . Ils reprirent jusqu'à ces vers
touchans et sublimes que Corneille adresse à sa fille :
Dans les champs du bonheur , à ta voix désolée ,
Mon ombre s'est troublée ;
Etmes lauriers émus ont pleuré tes ennuis ;
Heureuse imitation du vers si connu de Virgile :
Illum etiam lauri , etiam flevêre myricæ .
Les critiques ne travaillèrent pas seuls contre cette ode ;
Voltaire , qui ne pouvait pas être en poésie du même avis
que Fréron , écrivait en vain à Le Brun surla beautéde ses
vers ; il écrivait inutilement à d'autres qu'il y avait dans
son ode des strophes admirables ; et dans ce nombre il
comprenait sur-tout les dernières qui le déterminèrent ,
disait- il , sur - le - champ à se charger de mademoiselle
Corneille , et à l'élever comme sa fiile . On voulait , à
Paris , qu'il effaçât ces mots , pour mettre des sentimens
admirables ; on avait même fait faire par Thiriot cette
substitution. Il fallut que Voltaire se fachat pour que l'on
voulût bien qu'il eût dit ce qu'il devait dire , et ce qu'il
avait dit en effet (1) . Toutes ces menées sont bien viles ;
mais le mouvement qui inspira cette ode à Le Brun , mais
le style dont il l'écrivit , et l'action généreuse de Voltaire ,
dont il fut le premier auteur , sont bien nobles . Un demisiècle
s'est écoulé depuis , et ces mots qu'il mit pour
épigraphe en tête de son ode , sont aussi vrais qu'ils
l'étaient quand il la fit imprimer : fama manetfacti.
On a bien moins présentes deux grandes et belles odes
qu'il fit à-peu-près à la même époque , ou environ deux ans
(1 ) Voyez là-dessus la Notice sur la vie de Le Brun , t. I de ses
oeuvres , p . XXII et XXIII ; et dans les notes , l'extrait d'une lettre
de Voltaire , p. XLIV.
OCTOBRE 1812 . 55
après , en 1762 , l'une adressée aux Français , après nos
défaites multipliées , etl'autre surlapaix. Elles sont toutes
deux dans cerhythme noble et grave , où un petit vers de
six syllabes succède à trois vers alexandrins . La première
est imitée en plusieurs endroits de Tyrthée , et c'estTyrthée
qui parle lui-même dans les premiers vers (1) ; c'est
son génie qui semble inspirer l'ode entière , et dire aux
Français , dès la deuxième strophe :
Français , ressaisissez le char de la victoire ;
Aux armes , citoyens ! il faut tenter le sort.
Il n'est que deux sentiers dans les champs de la gloire ,
Le triomphe ou la mort.
Celui que Mars couronne au bout de la carrière ,
Sur ses pâles rivaux lève un front radieux ;
Etla palme qui luit sur sa tête guerrière
Leplace au rangdesDieux.
La palme suit de près un espoir magnanime ;
Le doute des succès déjà touche aux revers .
Accourez , combattez ; la France vous anime ;
Les prix vous sont offerts.
L'entendez -vous gémir , cette auguste Patrie ?
Elle vous tend les bras , et ses yeux sont en pleurs;
Ses lauriers sont épars ; sa guirlande flétrie
Implore des vengeurs.
Omes fils , vous dit- elle , etc.
T
et c'est la France personnifiée qui fait entendre ses
plaintes , ses reproches , les souvenirs de sa gloire passée
; qui fait retentir aux oreilles des Français vaincus et
découragés , les noms des Clisson , des Dunois , des
Bayard. Le poëte reprend la parole et leur reproche à
son tour de s'être laissé vaincre par le luxe et par la mollesse.
Pour les faire rougir davantage , il avilit leurs
ennemis , qui étaient alors , comme aujourd'hui, les Anglais
.
Quelssont vos ennemis ? des lâches , des parjures ,
Implorant tour-à- tour et bravant les traités ,
(1) OMessène ! frémis : Sparte n'est point domptée, etc. c
L.IV , od. I , p. 223.
54 MERCURE DE FRANCE ,
S'il eût été Corneille et si j'étais Voltaire ,
Généreux adversaire ,
Ce qu'il fera pour toi , je l'eusse fait pour lui .
Les critiques de ce tems-là firent comme ceux du
nôtre ; ils s'appesantirent sur les défauts , se turent sur
les beautés , ou même les nièrent positivement et les
transformèrent en défauts . Ils reprirent jusqu'à ces vers
touchans et sublimes que Corneille adresse à sa fille :
Dans les champs du bonheur , à ta voix désolée ,
Mon ombre s'est troublée ;
Et mes lauriers émus ont pleuré tes ennuis ;
Heureuse imitation du vers si connu de Virgile :
Illum etiam lauri , etiam flevêre myricæ .
Les critiques ne travaillèrent pas seuls contre cette ode ;
Voltaire , qui ne pouvait pas être en poésie du même avis
que Fréron , écrivait envain à Le Brun surla beautéde ses
vers ; il écrivait inutilement à d'autres qu'ily avait dans
son ode des strophes admirables ; et dans ce nombre il
comprenait sur-tout les dernières qui le déterminèrent ,
disait- il , sur - le - champ à se charger de mademoiselle
Corneille , et à l'élever comme sa fiile . On voulait , à
Paris , qu'il effaçât ces mots , pour mettre des sentimens
admirables ; on avait même fait faire par Thiriot cette
substitution . Il fallut que Voltaire se fachat pour que l'on
voulût bien qu'il eût dit ce qu'il devait dire , et ce qu'il
avait dit en effet (1). Toutes ces menées sont bien viles ;
mais le mouvement qui inspira cette ode à Le Brun , mais
le style dont il l'écrivit , et l'action généreuse de Voltaire ,
dont il fut le premier auteur , sont bien nobles . Un demisiècle
s'est écoulé depuis , et ces mots qu'il mit pour
épigraphe en tête de son ode , sont aussi vrais qu'ils
l'étaient quand il la fit imprimer : fama manetfacti .
On a bienmoins présentes deux grandes et belles odes
qu'il fit à-peu-près à la même époque , ou environ deux ans
(1 ) Voyez là-dessus la Notice sur la vie de Le Brun , t. I de ses
oeuvres , p . XXII et XXIII ; et dans les notes , l'extrait d'une lettre
de Voltaire , p . XLIV.
OCTOBRE 1812 . 55
après , en 1762 , l'une adressée aux Francais , après nos
défaites multipliées , et l'autre sur lapaix. Elles sont toutes
deux dans cerhythme noble et grave , où un petit vers de
six syllabes succède à trois vers alexandrins . La première
est imitée en plusieurs endroits de Tyrthée , et c'est Tyrthée
qui parle lui-même dans les premiers vers ( 1) ; c'est
son génie qui semble inspirer l'ode entière , et dire aux
Français , dès la deuxième strophe :
Français , ressaisissez le char de la victoire ;
Aux armes , citoyens ! il faut tenter le sort.
Il n'est que deux sentiers dans les champs de la gloire ,
Le triomphe ou la mort.
Celui que Mars couronne au bout de la carrière ,
Sur ses pâles rivaux lève un front radieux ;
Etla palme qui luit sur sa tête guerrière
Le place au rang des Dieux.
La palme suit de près un espoir magnanime ;
Le doute des succès déjà touche aux revers .
Accourez , combattez ; la France vous anime ;
Les prix vous sont offerts.
L'entendez-vous gémir , cette auguste Patrie ?
Elle vous tend les bras , et ses yeux sont en pleurs ;
Ses lauriers sont épars ; sa guirlande flétrie
Implore des vengeurs.
Omes fils , vous dit-elle , etc.
i
::
et c'est la France personnifiée qui fait entendre ses
plaintes , ses reproches , les souvenirs de sa gloire passée;
qui fait retentir aux oreilles des Français vaincus et
découragés , les noms des Clisson , des Dunois , des
Bayard. Le poëte reprend la parole et leur reproche à
son tour de s'être laissé vaincre par le luxe et par la mollesse
. Pour les faire rougir davantage , il avilit leurs
ennemis , qui étaient alors , comme aujourd'hui , les Anglais
.
ennemis ? des lâches , des parjures , Quels sont vos ennemi
Implorant tour- à-tour et bravant les traités ,
(1) O Messène ! frémis : Sparte n'est point domptée , etc's cust
L. IV , od. I , p. 222.
56 MERCURE DE FRANCE ,
Des restes fugitifs de légions obscures
Par vous-mêmes domptés.
Vous n'eſites pour vainqueur ni le fer homicide ,
Ni ces piéges de flamme échappée en volcans ;
Votre ennemi fatal , c'est ce luxe timide ,
Corrupteur de vos camps .
II oppose à la honte de leurs défaites , des victoiresmémorables
et de glorieux souvenirs .
De Crevelt , de Minden si la triste mémoire
Imprimait dans vos coeurs ou la honte ou l'effroi ,
Rappelez - vous Lauffeld , rappelez-vous la gloire
Des champs de Fontenoi.
Du sang de nos rivaux ces plaines sont fumantes ;
Le soc y vient heurter leurs ossemens épars ;
Et l'Escaut roule encor jusqu'aux mers écumantes
Les casques et les dards.
Les palmes d'Hastembeck filles de votre audace ,
Et Minorque soumise à vos premiers efforts ,
Tout devait , dissipant la terreur qui vous glace ,
Enflammer vos transports .
Sortez enfin de votre léthargie ; rallumez en vous ce feu
qui brûle dans l'ame des braves ; sachez vaincre , ou , s'il
le faut , sachez mourircomme meurt un héros .
Dans les plaines de Mars s'il doit trouver sa tombe ,
Sa tombe est un autel respectable aux guerriers ,
Et couvert de cyprès , heureux vainqueur , il tombe
1 Sur un lít de lauriers .
Ainsi tomba jadis dans les champs de Ravène ,
Entouré d'Espagnols immolés par son bras ,
Ce Nemours indompté que Mars suivait à peine
Dans le feu des combats.
Vous eussiez vu la Gloire , en ces momens funestes
De son voile de pourpre entourant ce héros ,
Le porter tout sanglant sur les voûtes célestes ,
Loin des yeux d'Atropos.
Il reprend ici l'imitation de Tyrthée dont il s'est longtems
écarté. Le lâche, le fugitif, au contraire ,
Revient , les yeux baissés , par de sombres détours.
OCTOBRE 1812. 57
Il est voué à la honte ; sa patrie , son père , son épouse ,
ses fils le rejettent de leur sein. Vous rougissez , soldats!
Votre ame se réveille pour l'honneur ; marchez , ne quittez
point ce fer que vous ne soyez vengés .
S'il vous manque des chefs , du fond des rives sombres
Evoquons Luxembourg , ou Turenne . ou Villars ;
Héros de nos aïeux , marchez , augustes ombres ,
Devant nos étendards .
Toujours on vit l'audace enchaîner la fortune ;
Faites à la Victoire expier son erreur ;
Dans le sein d'Albion , chez les fils de Neptune ,
Renvoyez la terreur .
Tels d'affreux léopards , dans leurs courses sanglantes ,
Ravagent de Barca les déserts escarpés ;
Mais l'aspect d'un lion , roi des plages brûlantes ,
Les a tous dissipés .
Dieux ! avec quels transports une épouse , une mère ,
Vont presser le vainqueur entre leurs bras chéris !
Qu'il est beaude couvrir les cheveux blancs d'un père
Des lauriers de son fils !
Ce fils verra les siens , un jour dans sa vieillesse ,
Autour de lui pressés , suspendus à sa voix ,
Eveiller leur audace , enflammer leur jeunesse
Aubruit de ses exploits .
C'est alors que ma lyre , amante du courage ,
Consacrant ce mortel par d'immortels accens ,
Fera d'un nom si beau retentir d'âge en âge
Tout l'empire des tems.
Quel feu! quelle véhémence ! quelle marche brûlante
et rapide ! et quel style ! Comment s'arrêter en copiant
de pareils vers , avant d'être arrivé jusqu'à la fin ? Comment
les copier ou les lire froidement et ne se pas demander
: quels Français ce sont donc , et quel est le
français que parlent et qu'écrivent ceux qui traitent un
tel poëte d'écrivain barbare , qui le comparent à Ronsard
, et qui , de leur autorité privée , le rayent de la
liste des poëtes qui font et feront à jamais l'honneur du
Parnasse français ?
58 MERCURE DE FRANCE ,
!
L'ode sur la paix ( 1) est inférieure à ce chantdeguerre
pour le mouvement et pour la chaleur , et cela devait
être ; mais elle plaît par le ton calme qui convenait au
sujet , par l'opposition entre les images douces de la
paix et les images terribles de la guerre , et par de trèsbelles
strophes . Le début est d'un poëte qui fuit les routes
communes , et ne se traîne point dans les sentiers battus
et rebattus .
J'ai vu Mars ! je l'ai vu des sommets du Rhodope
Précipiter son char et ses coursiers fongueux :
Je t'ai vue , ô Bellone ! épouvanter l'Europe
De tes cris belliqueux .
Parmi les strophes où sont retracés les maux qu'entraîne
la guerre , on trouve celle- ci qui commençe par des traits
connus mais qui se termine par une image neuve ,
grande et hardie :
,
Alors furent changés en glaives homicides
Le soc de Triptolême et la faulx de Cérès :
Aux yeux du laboureur le char des Euménides
Sillonna les guérets .
L'emploi que l'on fait, dans les fêtes de la paix, des instrumens
de destruction , est heureusement exprimé dans
cette strophe :
Que ces bouches de feu qui soufflaient le carnage ,
Que ces monstres d'airain se taisent pour jamais ,
Ou grondent sans fureur , expiant leur ravage ,
Aux fêtes de la Paix .
L'ode se termine par une comparaison pleine de charme
et de douceur. Le poëte dit à la Paix :
Tu souris ; et de Mars domptant la fière audace ,
Tu vois fuir les combats devant tes yeux sereins ;
Taprésence bannit la guerre et la menace
Du coeur des souverains .
Ainsi , quand les Zéphyrs , sur leur aile fleurie ,
Ramènent l'Alcyon , doux espoir des nochers ,
Le flot grondant s'apaise , et roule sans furie
Du sommet des rochers .
(1) O de XVI , page 262 .
OCTOBRE 1812 . 59
Voilà comment écrivait , parvenu à la force de l'âge et
du talent , ce poëte que l'on prétend avoir promptement
oublié les fruits de l'école de Racine , pour se jeter dans
les bizarreries d'un style corrompu et d'une imagination
déréglée ; et voilà les vers que publiait , près de trente
ans avant la révolution , celui que l'on a voulu faire
passer pour un rimeur éclos dans nos troubles révolutionnaires
, et qui leur a dû sa renommée .
Douze ans l'en séparaient encore , quand il composa
sa première ode à M. de Buffon ( 1 ) . Laharpe la critiqua
durement et prolixement dans le Mercure , ce qui
lui attira une douzaine d'épigrammes , plus ou moins ,
et ces jolis vers de l'Epitre sur la bonne et la mauvaise
plaisanterie :
Jadis il me louait dans sa prose enfantine ;
Mais dix fois repoussé du trône de Racine
Il boude , et son dépit m'a , dit-on , harcelé .
L'ingrat! j'étais le seul qui ne l'eût pas sifflé .
,
Laissant à part ces critiques toujours faciles quand on
est décidé à traiter de barbare tout ce qui est neuf; d'insensé
, tout ce qui est hardi ; d'étranger au bon sens ,
tout ce quil'est à la routine ; et d'outrage fait à la langue ,
tout ce qui l'enrichit , je ne puis m'empêcher de regarder
cette ode comme l'une des plus belles de Le Brun . Je ne
trouve dans aucune autre , ni un vol plus audacieux ,
ni un plan plus grand et mieux tracé , ni une noblesse et
une élévation plus soutenue d'idées et de style. Elle est
remplie et animée tout entière par une triple fiction .
L'idée de la première ne pouvait être plus ingénieuse .
Le poëte personnifie le Génie ; il s'adresse à lui ; il célèbre
ses découvertes , les systèmes qu'il a créés , les travaux
qu'il a entrepris ; et ce sont les systèmes et les travaux de
Buffon lui-même. Les premières strophes sont de la
poésie la plus pompeuse et la plus sublime .
Cet astre , roi du jour au brûlant diadême ,
Lance d'aveugles feux et s'ignore lui-même ,
(1) Liv. II , Od. XIII , pag. 114.
60 MERCURE DE FRANCE ,
Esclave étincelant sur le trône des airs ;
Mais l'astre du Génie , intelligente flame ,
Rayon sacré de l'ame ,
Asa libre pensée asservit l'univers .
OGénie ! à ta voix l'univers semble éclore !
Cequ'il est , ce qu'il fut , ce qu'il doit être encore ,
Malgré les tems jaloux , se révèle à tes yeux ;
Ton oeil vit s'élancer la comète brûlante
Qui de la sphère ardente
Adétaché ce globe autrefois radieux.
Tel qu'on nous peint Délos , au sein des eaux flottante ,
Tu le vois dans sa course invisible et constante',
Sur son axe rouler dans l'océan des airs .
Aux angles des vallons tu vois encore écrite
La trace d'Amphitrite ,
Et les monts attester qu'ils sont enfans des mers.
La strophe consacrée au dernier ouvrage que Buffon
avait publié , aux Epoques de la nature , est plus sublime
encore ; c'est , sans nul doute , une des plus belles qui
existent dans aucune langue. C'est toujours au Génie
que le poëte adresse la parole :
Au sein de l'infini ton ame s'est lancée ;
Tu peuplas ses déserts de ta vaste pensée.
La Nature avec toi fit sept pas éclatans ;
Etde son règne immense embrassant tout l'espace ,
Ton immortelle audace
Aposé sept flambeaux sur l'abime des tems.
La seconde fiction est mythologique ou plutôt allégorique.
Buffon sortait d'une maladie grave. Une fièvre
ardente , une brûlante insomnie avaient fait craindre pour
ses jours . On se rappelle la force physique et presque
athlétique de cet homme célèbre ; c'était peut-être le
premier accès de fièvre qu'il eût eu de sa vie ; c'est sur
cela que la fiction est fondée. L'Envie blessée de ses
succès , poussée à bout par la statue qui venait de lui être
élevée, va chercher aux enfers la Fièvre et l'Insomnie.
Noires divinités , leur dit-elle , un demi-dieu nous brave!
Elle les excite à la vengeance , et les envoie attaquer le
modèle de cemarbre qu'elle abhorre . Quoi! M. de Buffon
OCTOBRE 1812 . 61
1
brave la fièvre et l'insomnie ! écrivait un critique , et ce
critique était Laharpe ; qu'est- ce que cela veut dire ? Cela
veut dire , en poésie , que jusque là M. de Buffon s'était
toujours bien porté et avait toujours bien dormi ; pas
davantage. Veut- on savoir ce que ce même critique put
dire de la première strophe ? il la traita d'inconcevable
amphigouri. Et les suivantes , et sur-tout celle des Epoques
de la nature , qu'en dit- il ? - Il n'en parla pas .
Continuons . Les deux monstres obéissent à l'Envie; et
volent vers le séjour habité par le Pline français .
Apeine elles touchaient au seuil du noble asile ,
Que la fille d'Hébé l'abandonne et s'exile ;
Morphée en gémissant voit flétrir ses pavots .
Leur vol a renversé ces tubes et ces sphères
Qui loin des yeux vulgaires ,
Servaient du demi-dieu les sublimes travaux .
Déjà le grand homme languit ; sa vie s'éteint ; la nature
jette un cri d'amour et d'épouvante ; ce cri pénètre jusqu'aux
bords du Cocyte : Lachésis et Clotho en sont
émues; mais Atropos est inflexible , et
Déjà presse le fil entre ses noirs ciseaux.
C'en était fait ; soudain une ombre tout en pleurs s'élance
du fond de l'Elysée et se jette aux genoux de la Parque .
C'est l'ombre d'une épouse que Buffon avait perdue à la
fleur de l'âge et de la beauté. Il y a autant de douceur
et de sensibilité dans sa prière qu'il y a, dans tout le
reste , de nouveauté , de force et de grandeur .
Ah ! garde- toi de rompre une trame si belle ;
Par le nom d'un époux ma gloire est immortelle ;
Je lui dus le bonheur , qu'il me doive le jour.
Orphée , en t'implorant , obtint son Eurydice;
Que ma voix t'attendrisse !
Sois sensible deux fois aux larmes de l'Amour !
Dèsmon aurore , hélas ! plongée aux sombres rives ,
Je ne regrette point ces roses fugitives
Dont l'amour couronna mes fragiles attraits :
Omort! combienpour moita coupe fut amère !
J'étais épouse et mère ;
Un fils et mon époux font seuls tous mes regrets .
62 MERCURE DE FRANCE ,
Ah! prends pitié d'un coeur qui s'immole soi-même ,
Qui , par excès d'amour , craint de voir ce qu'il aime !
Qu'il vive pour mon fils , c'est vivre encor pour moi.
O Parque ! ma douleur te demande une vie
Déjà presque ravie :
Lamoitié de lui-même est déjà sous ta loi. »
Apeine elle achevait : le demi-dieu respire , etc.
Soyons de bonne foi , lorsqu'un poëte a produit un
pareil chef-d'oeuvre , ( car il faut appeler les choses par
leur nom, ) lorsqu'au lieu des applaudissemens qu'il mérite
, il est accueilli par des critiques pointilleuses ,
fausses et malveillantes , il paraît bien excusable d'avoir
terminé la seconde édition de son ode par ce mouvement
d'orgueil et ces expressions de mépris :
Qu'entends-je?
Quel reptile insolent coasse dans la fange ?
Mes chants en sont plus doux ; ses cris plus odieux.
Tandis qu'un noir Python siffle au bas du Parnasse ,
Pindare avec audace
Vole au sommet du Pinde et chante pour les Dieux.
Ona moins critiqué, ou, si l'on veut , plus généralement
loué la seconde ode à M. de Buffon (1) . Elle apourtant
encore éprouvé des critiques injustes ; et si l'on en a cité
de fort belles strophes , je ne me rappelle pas que l'on ait
même parlé de celles que je regarde comme les plus
belles; ce sont les deux strophes de la fin . Il est vrai quę
cela brûle à copier ; cela est aussi trop beau , trop supérieur
pour l'élévation des pensées , la sensibilité vraie et
profonde , l'harmonie et la perfection du style, à tout ce
qu'on pourrait vouloir mettre en parallèle .
Buffon! dès que rompant ses voiles
Et fugitive du cercueil ,
De ces palais peuplés d'étoiles
Ton ame aura franchi le seuil ,
Du sein brillant de l'Empyréé
Tu verras la France éplorée
(1) C'est la première du Recueil. L
OCTOBRE 1812 . 63
T'offrir des honneurs immortels ,
Et le Tems , vengeur légitime ,
De l'Envie expier le crime ,
Etl'enchainer à tes autels .
Moi , sur cette rive déserte
Et de talenset de vertus ,
Je dirai , soupirant ta perte :
Illustre ami ! tu ne vis plus !
La Nature est veuve et muette..... !
Elle te pleure , et son poëte
N'a plus d'elle que des regrets .
Ombre divine et tutélaire ,
Cette lyre qui t'a su plaire ,
Je la suspends à tes cyprès .
Figurons-nous ces vers chantés devant Buffon luimême
, sur une musique expressive (1) , par une dame
qui avait alors des talens aimables , et qui comprenait
encore que l'on pût trouver beaux les vers de Le Brun
et avoir quelque bon goût ; représentons-nous l'émotion
de toute l'assemblée , et celle de l'illustre vieillard ,
qui se lève et qui embrasse , en fondant en larmes ,
et la cantatrice et le poëte........ Au lieu de nier ce qui
est évident , de vouloir ternir ce qui est beau et ravaler
ce qui est grand , ne vaut-il pas mieux , quand on aime
son pays , la poésie et les lettres , jouir encore en idée ,
ou par le souvenir , de cette scène attendrissante et de
ces beaux momens de la lyre française ?
J'ai cru devoir entrer dans quelques détails sur les premières
grandes odes de Le Brun , pour y faire observer
ce que sa manière avait été dès l'origine , en quoi elle
consiste , et comment , en hasardant trop , en inventant
presque toujours , le poëte , il est vrai , pouvait quelquefois
donner lieu à de justes critiques ; mais combien
(1) C'était Mlle Beaumesnil de l'Opéra qui avait mis cette ode en
musique , à la demande de Mme de G..... et ce fut cette dame quila
chanta , en s'accompagnant de la harpe. J'ai entendu ailleurs , et eu
entre les mains cette musique. Plusieurs strophes que je me rappelle
encore étaient remarquables par la gráce , l'expression , et par une
heureuse facilité.
64 MERCURE DE FRANCE ,
1
plus souvent les critiques dures et violentes qu'on en a
faites , ont eu des causes toutes contraires à l'esprit de
justice , à la connaissance et au sentiment de l'art . Maintenant
le lecteur impartial est instruit ; il peut ouvrir au
hasard les six livres dont ce recueil est composé , il y
trouvera , d'un bout à l'autre , ce style et cette manière.
Je ne m'arrêterai donc plus à en citer des exemples , je
ne ferai que désigner , dans chaque livre , les grandes
odes où il y aurait , pour le bien de l'art , le plus d'observations
à faire , et pour le plaisir du lecteur , le plus
de citations à prendre .
Je mettrai de ce nombre , et au premier rang , l'ode
sur l'enthousiasme (1) , que quelques taches ne peuvent
pas empêcher d'être une des plus grandes et des plus riches
productions de notre muse lyrique ; je citerai l'ode sur le
passage des Alpes par le prince de Conti , consacrée à la
gloire de ce prince après sa mort ; et celle sur l'état de
décadence de l'ancienne monarchie française , faite vers
la fin du règne de Louis XV; et dans un genre plus
doux , quoique toujours d'un grand style et dans de grandes
proportions , l'ode du troisième livre , intitulée Astrée
, ou les regrets de l'âge d'or, et celle qui porte le nom
d'Europe , et celle qui est adressée à Vénus . Dans le
quatrième livre , outre plusieurs odes citées plus haut ,
la traduction du Pindarum quisquis studet æmulari d'Horace
, traduction qui réunit la hardiesse à l'exactitude ,
et le mérite d'une version fidèle à la liberté d'une composition
originale. Dans le cinquième , l'ode charmante
Sur nos paysages , dont chaque strophe , à une ou deux
près , offre un petit tableau parfait , et qui forme , dans son
ensemble , une galerie de paysages délicieux; et la grande
ode morale Contre le luxe; et la sublime et terrible ode
intitulée Alcée contre lesjuges de Lesbos , unique dans
notre langue , et sans modèle , même dans l'antiquité ; et
malgré quelques strophes qui sentent un peu trop le
travail d'une composition plus réfléchie que dictée par
Venthousiasme , l'ode qui a pour titre Les conquêtes de
l'homme sur la nature ; et l'ode vraiment anacreontique
(1) Liv. II , Ode I , pag. 73 .
OCTOBRE 1812 . 65
SEINE
Sur les avantages de la vieillesse , et celle qui , de l'aveu D
même de tous les critiques , est la plus belle de l'auteur,
j'ajouterai une des plus belles que nous ayons dans notre
langue , et qui existent dans aucune , l'ode Sur levaisseau
le Vengeur. Dans le sixième livre , enfin , je citerai enpiquante
par son sujet , et si brillante dans
core l'ode si
son
, exécution , intitulée Mes souvenirs ou les deux
rives de la Seine ; et ce sublime Chant d'un philanthrope
pendant les horreurs de l'anarchie ; et cette grande Ode
nationale contre l'Angleterre , l'une des dernières , et
T'une des plus grandes compositions de l'auteur ; et cet
Exegi momentum , où l'on voit sans doute l'élan d'un
orgueil poétique un peu fort , mais qui suffirait seul pour
le justifier.
Voilà donc vingt-cinq grandes odes , au moins , qui
sont , par leur étendue , par les sujets qu'elles traitent ,
par les mouvemens , par les images et par le style ,
dignes d'être placées parmi nos plus belles poésies lyriques.
Quel est celui de nos grands poëtes dont on en
peut compter autant ? J'en pourrais indiquer beaucoup
d'autres sur divers sujets , telles que celle qui a pour
tilre : A nos sybarites sur le jour de la moisson ; et l'ode
satirique Contrė Sisyphe , et celle où l'auteur soutient
Que l'étude de la nature est préférable même à celle des
anciens . J'ajouterais l'ode élégiaque Sur la mort de
Lycoris , et celle qui fut écrite Pendant une maladie de
l'auteur; et la très-belle ode , quoique de peu d'étendue ,
qui a pour titre : Arion ; et enfin un grand nombre
d'autres, dont les sujets sont aussi variés que le rhythme
et les formes , mais dont les titres seuls tiendraient ici
trop de place , et dont la simple nomenclature , puisque
je ne puis plus me permettre aucun détail , ferait trop
ressembler cet article à une table des matières .
,
5.
Cen
Et je n'ai encore rien dit d'un nombre , pour le moins
égal , de petites odes anacreontiques , bachiques et
galantes , qui , entremêlées avec les grandes odes , délassent
agréablement l'esprit du lecteur. Pour délasser
aussi celui des nôtres que cette sèche énumération peut
fatiguer , je finirai par citer deux de ces petites odes
tout entières , l'une du premier , l'autre du second
E
66 MERCURE DE FRANCE ,
livres . Elles pourront leur donner une idée de la ma
nière dont Le Brun , si audacieux et si grand dans les
grands sujets , savait , dans les sujets agréables , adoucir
ses couleurs et rabaisser son vol sans renoncer cependant
à cette poésie de style qu'il ne croyait étrangere à
aucun genre. La première de ces deux odes est en dialogue
. Elle n'a que huit vers ; mais dans un si court
espace elle offre une vaste scène , et met , pour ainsi dire ,
sous les yeux l'Olympe , le triomphe du maître des
Dieux et sa défaite. On la croirait tirée de l'Anthologie .
Querelle de Jupiter et de l'Amour.
JUPITER .
D'un trait je puis te mettre en poudre ;
Sors , faible enfant , sors de ma cour.
L'AMOUR.
Va! mon are se rit de ta foudre ;
Crains ce faible enfant , crains l'Amour .
JUPITER .
Orgueilleux ! connais mon empire ;
Vois-tu ces géans foudroyés ?
L'AMOUR.
Dieu tonnant ! vois Léda sourire ;
Deviens cygne , et tombe à mes pieds .
L'autre est plus longue , et d'une couleur de style un
peu plus forte , mais d'un goût exquis . Sans être une
unitation précise d'aucun ancien poëte , elle respire , en
général , l'imitation des anciens et particulièrement le
génie d'Horace .
Aunjeune ami (1) .
Ata volage Cythéride ,
Ami , c'est trop donner de regrets et de pleurs ,
Abjure une plainte timide ;
Dédaigne une amante perfide
Dont la pitié superbe insulte à tes douleurs .
Souviens -toi des moeurs de Bysance (2) !
Digne de ton berceau , maîtrise la beauté :
(1) C'était l'intéressant et malheureux André Chénier.
(2) André Chénier, ainsi que son frère , était né à Constantinople .
OCTOBRE 1812.
67
Oudu moins implorant l'absence ,
Arme-toi contre la puissance
De ces yeux où périt ta douce liberté.
En vain l'élégie éplorée
Te peindrait exlıalant ta douleur et tes jours ;
Serais-tu beau comme Nirée,
Unedouleur désespérée
Jamais ne ralluma le flambeau des Amours .
Je sais bien qu'Achille à ton âge
Pleura pour Briséis au fond de ses vaisseaux ;
Et ses eris frappaient le rivage
Où Thétis , comme un doux nuage ,
Ases yeux désolés s'éleva sur les eaux.
Mais tu sais qu'une docte lyre
Charma le désespoir de ce jeune lion ;
La gloire prompte à lui sourire
Triompha de ce vain délire ;
Et ses pleurs essuyés menaçaient Ilion.
Entends- tu le cri de la gloire?
Cours défendre ces bords où pálit le croissant ;
De Vénus éteins la mémoire ;
Ceins le glaive de la Victoire ,
Etfais payer tes pleurs au Scythe frémissant.
:
J'en pourrais citer un grand nombre d'autres , et maintenant
que j'ai transcrit ces deux-ci , je m'en rappelle
plusieurs qui me semblent plus agréables , ou plus piquantes.
Ily en a de tout-à-fait anacréontiques ; il y en
a aussi que l'on pourrait nommer élégiaques , telles que
presque toutes celles qui sont adressées à Adelaïde , dans
le troisième livre , et à Lucile dans le cinquième. Je
regrette aussi de n'avoir pu parler avec quelqu'étendue
d'aucune des grandes odes faites dans un âge avancé , pour
faire voir que la manière et le style ysont absolument les
mêmes que dans celles de la jeunesse et de l'âge mûr de
T'auteur ; car ce n'est point ici un de ces recueils de vers
dans lesquels l'amitié , l'obligeance , et souvent l'esprit de
coterie ou de parti trient avec peine quelques vers heureux,
et les citent pour exemple du mérite général d'un
E 2
68 MERCURE DE FRANCE ,
ouvrage où ils sont presque seuls ; c'en estun où des
dispositions toutes contraires peuvent seules engager à
ne citer que des défauts , à donner pour constant que
c'est ce qui y domine , et à paraître embarrassé pour y
démêler quelques beautés .
Des défauts , il y en a sans doute , et même d'assez
graves . Les deux principaux sont ou des nouveautés
hasardées et quelquefois tout-à-fait inadmissibles , ou
des jeux d'esprit et des oppositions affectées , qu'il est
étonnant qu'un poëte nourri toute sa vie des études les
plus saines , et qui n'eut jamais sous les yeux que les
modèles les plus purs , se soit permis . Je ne donnerais
point pour exemple du premier de ces défauts les deux
vers de la seconde ode à M. de Buffon :
Poursuis ! que tes nouveaux ouvrages
Remportent de nouveaux outrages .
Cemot seul remportent, au lieu de tout autre mot qu'il
eût été facile de trouver , fait voir les outrages de l'envie
comme des récompenses et des prix. Je ne choisirais
pas non plus , dans l'ode sur l'enthousiasme , ces vers
sur l'invention des aérostats :
EtMongolfier quittant la terre
Se précipite dans les cieux ,
Aucun des mots communs qui se présentaient naturellement
, ne pouvait peindre aussi bien que se précipite la
rapidité prodigieuse avec laquelle s'élevèrent quelques
uns des premiers aérostats . Je respecterais aussi , ou
plutôt j'admirerais dans une autre ode cette expression
qui consacre un fait réel , honorable pour un artiste
français :
QuandVernet peignit la tempête ,
Neptune, écumant sur sa tête ,
Admira les traits du pinceau.
Ici la mer, ou même , si l'on veut , la vague , personifiée
par ce seul mot qui lui donne un sentiment , comme la
poésie le peut et le doit , fait elle-même tableau; et le
poëte se montre le rival du peintre. Mais dans cette
sublime ode sur l'enthousiasme , je citerais , comme le
OCTOBRE 1812 . 69
trait peut-être le plus fort et le plus répréhensible en ce
genre , ces quatre vers :
Les ames de gloire effrénées ,
Par un essor inattendu ,
Seplongent dans leurs Destinées
Atravers l'obstacle éperdu .
Ce n'est pas que l'ingénieux auteur ne trouvat moyen
de les défendre , et qu'il ne tînt sur-tout beaucoup au
dernier vers . Les lâches ont peur de l'obstacle, disait-il , et
fuient éperdus devant lui; les braves l'affrontent et le
renversent ; c'est à lui de fuir et d'avoir peur. Je persisterais
cependant à blâmer cet excès d'innovation et d'audace
, comme je l'ai fait du vivant même de Le Brun , et
de vive voix et par écrit .
Le second défaut se fait sur-tout sentir dans ses petites
odes , pleines d'images gracieuses , de pensées fines et
délicates , mais qui vont quelquefois jusqu'à une sorte
d'affectation et de raffinement. Cela est cependant plus
rare qu'on ne l'a prétendu ; on ne pourrait trouver dans
tous les six livres aucun autre exemple d'idées et d'expressions
antithétiques et peu naturelles aussi condamnable
que cette strophe entière d'une ode , d'ailleurs
charmante , A un ami quitté par sa maîtresse (1 ) .
Ah! poursuivre la chimère
D'un espoir désespérant ,
C'est vouloir dans l'onde amèro
Boire un flot désaltérant ;
C'est , Danaïde insensée ,
Remplir une urne percée ;
C'est aux vents tendre ses rets ;
C'est prêter avec démence
Une crédule semence
Ad'insolvables guérets.
Mais pour être juste , il faut ajouter que cet exemple est
unique dans tout le recueil , et que le reste de l'ode
même d'où il est tiré est plein de grace , en même tems
quede poésie et de nouveauté. Je n'en veux pour preuve
(1) L. IV , od. XXIV , p. 286.
MERCURE DE FRANCE ,
29
que la dernière strophe , que j'offre ici au lecteur ami
des vers , pour le consoler de l'autre .
:
C'est donc peu que l'infortune
Nous laisse ún noir souvenir;
Etnotre crainte importune
Rêve des maux à venir !
Telle , aux bocages de Gnide ,
Dormant d'un sommeil timide ,
La colombe des amours ,
Par ún vain songe obsédée ,
Souvent expire en idée
Sous l'ongle absent des vautours .
A
J'ai taché de faire connaître au public plutôt par des
citations que par des discussions quel est le mérite réel
d'un poëte lyrique qu'on ne lui a pas présenté jusqu'ici
sous les mêmes traits . J'ai répris d'un peu loin ce sujet ,
ét kai rattaché aux grandes questions du style poétique
sur lesquelles l'exemple des grands lyriques anciens , étrangers et même français , pouvait seuljeter du jour.
Je crois qu'il en résulte , à tous les yeux non prévenus , une preuve très- évidente , que Le Brun considéré comme
poëte lyrique , mérite , et ne peut manquer d'obtenir
dans la postéritéune place éminente sur notre Parnasse .
C'est à cette postérité seule qu'il appartient de lui assigner
son véritable rang. Il me reste à le considérer dans
les autres genres qu'il a traités ; c'est ce que je ferai plus
àmon brièvement , ces genres n'ayant pas pour nous ,
avis , la même importance que celui dans lequel nous
n'avions encore qu'un , ou tout au plus deux poëtes à
qui l'on pût donner le nom de grand. GINGUENÉ .
( Le dernier article à un prochain numéro . )
-
ESSAI SUR LE JOURNALISME , DEPUIS 1735 JUSQU'A L'AN
1800. - Un vol. in-8° . -Prix, 4 fr. 50 c. , et 5 fr.
A Paris , chez D. Colas , 50 c. franc de port.
imprim .-libraire , rue du Vieux- Colombier , nº 26. -
(SECOND ARTICLE. )
Les rédacteurs de ces nombreux Magasins , Chroniques
, Revues , etc. qui paraissent en Angleterre , se don
OCTOBRE 1812.
71
nent rarement la peine de faire une analyse raisonnée
des ouvrages nouveaux; ils en publient de longs fragmens
dans huit ou dix numéros consécutifs ; quelquefois
ils n'émettent pas même leur opinion sur le livre : et , en
effet , leur opinion ne serait-elle pas superflue ? Le lecteur
qui a vu passer sous ses yeux le livre presque entier
, peut aussi bien juger que le journaliste , et n'a
pas besoin qu'on l'aide à penser.
Cette méthode pourrait ne pas plaire en France , aux
auteurs eux-mêmes , qui craindraient que les lecteurs
pe se contentassent des longs extraits qu'ils liraient de
leurs ouvrages , et se dispensassent de les acheter ; elle
ne pourrait d'ailleurs être employée que dans les jourhaux
entièrement littéraires : ceux qui sont à la fois
politiques né trouveraient point assez de place pour des
articles si étendus .
Mais en citant beaucoup plus qu'on ne le fait en
France, même dans les journaux littéraires , on peut ne
pas copier le livre entier , ni s'interdire toutes réflexions .
C'est ce mode d'extraire que je vais employer ici en rendant
compte de l'Essai sur le Journalisme.
,
L'auteur ne s'est nommé ni dans le titre , ni dans le
corps de l'ouvrage ; mais il me semble que c'est uniquement
par oubli ; car dans un endroit de son livre , il
annonce qu'il le signe de son nom , et partout il se désigne
comme l'auteur d'ouvrages très - nombreux et connus ,
entr'autres de la Philosophie de la Nature .
« Il est un tort dont je m'accuse , dit-il dans une note
>>préliminaire , et que , sur la fin de ma carrière , je suis
>> loin de dissimuler; c'est d'avoir , pendant le cours de
>>plus de cinquante ans , publié près de soixante vo-
>lumes : fécondité qui cependant n'approche pas des
> trente-six mille traités que l'antiquité attribue à Hermès
>>Trismégiste , et encore moins des quarante énormes
>>in-folio de la collection réunie des oeuvres du petit
> Albert-le- Grand et du bienheureux Thomas d'Aquin . »
On sent bien que c'est ici une plaisanterie del'anteur' ,
et que le premier , sans doute , il ne trouve pas son excuse
très-bonne. On ne lit plus , depuis long-tems , ni Albert ,
ni Thomas ; et il espère bien,j'en suis sûr , qu'on n'ou
73
MERCURE DE FRANCE ,
bliera pas sitôt la Philosophie de la Nature , l'Histoire
desHommes , Homère et Orphée , etc , etc.
Quant à l'Essai sur le Journalisme , je ne sais ce qu'en
penseront d'autres critiques ; mais , pour moi , ce n'est
point sans un grand intérêt que je lis les réflexions des
hommes qui , comme M. de Sales , ont vécu près de
Voltaire , ont joui souvent et profité des brillantes conversations
de Diderot , qui me rapprochent enfin de tous
les hommes célèbres dont j'ai été habitué , dès mon enfance
, à admirer le génie ou les talens .
Dès les premières pages , par exemple , M. de Sales me
fait connaître la tournure d'esprit d'une femme qui , surtout
depuis quelques mois et long-tems après sa mort ,
recommence à faire du bruit dans le monde :
« J'ai connu dans ma jeunesse , dit-il, cette Mme du
>> Deffand qui m'étonnait par ses saillies d'un genre neuf,
>> lors même que sa raison était évidemment en éclipse ;
› mais sa société n'avait pour moi que le frivole attrait
>> d'une curiosité de circonstances : je m'imaginais tou-
>> jours converser avec ces êtres fantastiques du monde
>> imaginaire dessiné par Cyrano de Bergerac ; mon coeur
>>tout de feu était d'ailleurs aussi révolté que mon en-
>> tendement ; l'incompréhensible marquise n'aimait per-
>> sonne , et , à l'inverse de Grimm , elle ne s'aimait pas
» elle-même , On peut admirer une fois des personnages
>> pareils , mais en désirant que le moule en fût brisé ,
>> pour justifier la nature et consoler les êtres purs qui
>> ne deviennent ses chefs-d'oeuvre que parce qu'ils
>> savent aimer. >>
Mais , ce qui vaut mieux que de s'arrêter sur le portrait
de cette vieille du Deffand, l'auteur parle souvent
de Voltaire , et toujours avec enthousiasme, Il l'a vu dans
son intérieur ; il a pu juger de ses excellentes qualités ,
donner témoignage de ses bonnes actions , rappeler sa
gaîté à-la-fois bienveillante et maligne. On ne sera peutêtre
pas fàché de savoir ce que le philosophe de Ferney
pensait de certains journalistes , et comhien il regrettait
le tems qu'il avait passé à leur répondre.
« J'ai un peu trop abusé , disait-il , de ma supériorité
>> sur ces imperceptibles folliculaires qui ne prouvent
OCTOBRE 1812 . 73
>>leur existence que par leurs piqûres . Le tems que j'ai
>>perdu à démontrer qu'il y avait un intervalle incoma
mensurable entr'eux et les gens de lettres , m'a peut-
> être coûté un troisième poëme épique et cinq ou six
>>tragédies ....
>>Il faut , ajoutait-il , pour avoir une ombre de bon-
>>>heur dans ce meilleur des mondes , badiner avecla vie .
>>Fontenelle , sans passion , nelisant jamais les satires où
>> l'on flétrissait ses ouvrages , et jouant pour ainsi dire
> avecles flèches qu'on lui décochait , est mort centenaire.
> Ilme prend quelquefois envie d'être aussi froid que ce
> bel esprit, d'ailleurs homme de mérite , et qui nous a
>>transmis le dernier souffle du beau siècle de Louis XIV ,
>>pour me créer , à sa manière , une espèce d'immortalité
>>de sommeil. »
Il faudrait prendre le parti des Journalistes contre
Voltaire , si vraiment il les eût tous rangés dans la même
classe. Plus d'une fois il dut trouver parmi eux , des critiques
honnêtes et francs , à qui il ne pouvait refuser et
qui méritaient le titre d'hommes de lettres ; plus d'une
fois il aurait pû profiter de leurs observations . Mais telle
estla susceptibilité même des auteurs du plus grand talent :
lapiqûredu dernier des folliculaires leur estplus sensible,
plus douloureuse que les éloges même ne leur ont fait
de plaisir. A plus forte raison reçoivent- ils sans reconnaissance
, et souvent avec dépit , des observations sages ,
judicieuses , mais sévères .
M. de Sales ne reconnaît d'hommes de lettres que ceux
qui ont publié des ouvrages . C'est ce que certainement on
lui contestera. Si la littérature a des règles , des principes ,
c'est un art ; on peut en apprendre la théorie , et conséquemment
on peut en juger les productions . Ainsi on
ne passera point àl'auteur cette espèce de maxime , qu'il
émet pourtant avec confiance :
« L'homme de lettres par excellence ne pouvant être
» jugé que par ses pairs , a droit à ne point regarder
>>comme lui étant affilié , le simple Journaliste qui n'a
>> pas constaté son existence littéraire par quelques ouvrages
.... »
Mais ce qui suit immédiatement , me paraît plus juste :
74 MERCURE DE FRANCE ,
<<L'homme de lettres (celui qui a publié quelques ou-
>>vrages) , qui a le malheur de se faire Journaliste, offre
>> dans sa lutte une chance plus favorable à son adver-
>>saire , parce que ses écrits étant répandus , c'est l'opinion
>>publique qui met le poids dans la balance , et qu'à la
>> différence du gazetier inconnu , qui ne donne aucun
>> gage de ses lumières , il s'expose , s'il a tort , au droit
>> de représailles .... >>>
Il me semble que la question à examiner n'est pas
celle- ci: pour être bon journaliste , faut-il de toute
nécessité avoir publié des ouvrages ? Il en est une bien
plus importante : ne serait- il pas à désirer pour l'intérêt
des lettres, sinon pour celui des journaux , que la critique
fût toujours impartiale et décente ? Je crois avoir ,
dans un premier article , prouvé suffisamment l'affirmative.
Mais tel n'était point le plan de M. de Sales : il voulait
démontrer , par des exemples , qu'il existe une secte
éternellement ennemie des lumières, qui pour les éteindre ,
s'est servi du pouvoir qu'ont usurpé les journaux ; et il
aesquissé l'histoire de cette secte avec esprit, souvent
avec cette vigueur de style que donne l'indignation . C'est
l'abbé Desfontaitues qu'il regarde comme le fondateur
du Journalisme .
<< Desfontaines ne dissimulait à personne , dit M. de
>>Sales , qu'il n'était armé que pour faire une guerre de
>>corsaire : le sage abbé Prevost lui ayant écrit pour le
>> ramener à des principes de justice et de tolérance;
>>Alger, répondit le pirate , mourrait defaim , s'il restait
>> en paix avec ses ennemis . L'algérien Desfontaines ne
>> mourut pas de faim ; car il se faisait payer ses feuilles
>>> mensongères au poids de l'or ; mais il mourut en guerre
>> avec ses nombreux ennemis , qui se vengèrent sur sa
>> mémoire . »
Aprèsl'abbé Desfontaines , c'est de Fréron que s'occupe
T'historien du Journalisme . Ildit sabassesse , sa honteuse
conduite , son courage digne d'une meilleure cause . Mais
telle est la générosité peut-être excessive de M. de Sales ,
tels sont ses principes de loyauté , qu'il blame Voltaire de
s'être trop vengé de son ennemi, d'avoir employé contre
OCTOBRE 1812 . 75
lui des armes que reprouvent l'humanité , l'honnêteté ,
d'avoir fait enfin le pauvre diable et PEcossaise. Lorsqu'on
professe ces sentimens de douceur et de philanthropie ,
peut-être n'est on pas appelé à écrire contre le Journalisme.
C'est avec une massue qu'Hercule combattit
Thydre , et pour nétoyer les étables d'Augias , pour se
garantir du méphitisme qu'elles exhalaient, lui eût-il suffi
de se parfumer d'essence de rose ? M. de Sales désapprouve
même , comme trop injurieux , le jugement que
portait Laharpe de l'auteur de l'Année littéraire , lorsqu'il
disaitdans sa correspondance : « Fréron n'a jamais écrit
qu'en homme de collège qui prodigue les figures triviales
et ne connait point la bonne plaisanterie ; il ne s'est
long-tems soutenu que par des scandales , son nom seul
eût pu décrier la meilleure cause. Il a vécu frappé d'une
proscription sociale , accablé du mépris public auquel il
S'accoutumait , et après avoir été méchant , lâche et
imposteur pendant trente ans, il est mort insolvable.>>>
Et pourquoi ce jugement serait- il trop rigoureux , s'il
estmérité ? M. de Sales ne dit-il pas lui-même en finissant
son chapitre sur ce Zoile du 18° siècle : « Fréron cessa
>> d'exister pour l'opprobre et pour le malheur en 1776.
Il fut reconnu , après sa mort , que l'intolérant arche-
> vêque de Paris , Christophe de Beaumont, le pension-
> nait pour dire du mal des philosophes. >>>Certainement
un censeur de cette espèce ne méritait aucun ménage
ment.
Les successeurs de Fréron ne furent ni moins emportés
, ni moins virulens. Montesquieu, d'Alembert ,
les principaux auteurs de l'Encyclopédie, tous les
hommes de lettres enfin , qui se faisaient un nom dans la
littérature , étaient les dignes objets des satires , des calomnies
de la Gazette ecclésiastique , des Mémoires de
Trevoux, etc. , etc.
i
Le nom de Linguet devait figurer dans l'histoire du
Journalisme : aussi M. de Sales s'arrête-t-il un moment
sur ce paradoxal écrivain .
« Linguet , né avec une imagination ardente , dont
> rien ne tempérait la fougne , et une ambition de tout
> embrasser , ce qui l'empêchait de rien saisir , com
76 MERCURE DE FRANCE ,
» mença sa carrière littéraire par des chutes. Il fit une
>>> histoire du Siècle d'Alexandre sans matériaux , et des
» Révolutions de l'Empire romain avec des paradoxes . It
» se releva un peu dans sa Théorie des lois ; mais en
▸ rabaissant à son petit niveau Montesquieu son maître ,
>> ainsi que celui de tous les hommes qui raisonnent ou
>> déraisonnent sur l'abîme incommensurable des lois ;
>> mais en substituant à la simplicité sublime de son
>>modèle un échafaudage absurde de tropes et de méta-
>> phores , qui gâterait jusqu'à l'éloquence académique ;
>>mais en faisant de ces discussions philosophiques un
>> prétexte pour désoler les nombreux ennemis qu'il
» s'était créés , en les abreuvant du poison de la haine
>> et du fiel de la satire .
>>> Linguet , dans l'origine de ses travaux , voulut
>> qu'on parlat de lui ; il n'écrivait pas pour instruire ,
>> mais pour que son nom passât par toutes les bouches
>> et occupât toutes les trompettes de la renommée . Ce
>>premier faux pas influa sur toute sa vie , et ses triom-
>> phes clandestins dans l'art de nuire , lui firent perdre
> ses titres à des succès légitimes .
>>On ne peut disconvenir que sa manie d'innover ,
» qu'il regardait comme l'apanage d'un esprit créateur ,
>> n'ait contribué à rendre le public injuste sur ses vrais
>> titres littéraires. C'est lui qui a comparé Sulli à l'abbé
>> Terrai ; qui a écrit contre d'Alembert , Voltaire et le
>> chancelier de l'Hospital , et qui de la même plume en-
>>censait Tibère et le duc d'Aiguillon ; c'est lui qui
>> voulait que les Provinciales fussent dévouées à Poubli ;
>> qui écrivait contre le poison lent du pain , indiquait
>> aux oppresseurs le danger des Lettres , et faisait l'apo-
>>logie raisonnée de l'esclavage. »
C'est en suivant ainsi les annales orageuses du journalisme,
que M. de Sales arrive à l'époque de la révolution.
<<Jamais , dit-il , le journalisme n'a plus triomphé que
dans les dix ans qui se sont écoulés , depuis que
Louis XVI donna sa couronne à l'assemblée constituante.
» C'est alors que le Journalisme immola de plus
illustres victimes : il ne se contenta plus d'attaquer la
gloire littéraire; mais il chercha dans les plus nobles
OCTOBRE 1812 .
77
1
classes de la société le mérite et la vertu , pour les livrer
aux bourreaux . Le Journalisme était le digne allié du
jacobinisme. On le voit ainsi servir toutes les sectes
qui veulent dominer , sur-tout lorsque ces sectes ont
pour objet l'anéantissement des lumières , des idées
grandes et libérales . Là , M. de Sales jette un coup-d'oeil
sur les nombreux journaux qui , à la fatale époque de
la révolution , étaient les guides , les phares de l'opinion
publique. On dit que , dans son immense bibliothèque ,
il possède une collection complette de toutes ces feuilles
périodiques : collection devenue précieuse pour l'histoire
, et la seule peut-être qui existe en Europe .
Le reste du livre de M. de Sales est presqu'entièrement
consacré à la défense de ses propres ouvrages contre les
attaques de quelques journalistes . Certainement c'est un
tort auxjournalistes d'avoir injurié un écrivain doux , paisible
, qui a employé sa longue vie à publier toutes les
vérités qu'il a cru utiles ; qui les a soutenues avec zèle ,
avec talent ; qui n'a jamais peut- être souillé d'une satyre,
d'une injustice , sa plume franche et pure ; qui enfin est
parvenu à une honorable vieillesse , sans tache et sans
reproche.
M. de Sales avait donc bien droit de se défendre . Mais,
je l'avouerai , il a mal choisi le moment et la place pour
publier une apologie de ses ouvrages. N'a-t- il pas craint
de ne paraître s'armer contre le journalisme que pour
venger des injures personnelles ?
J'aurais aussi désiré dans l'ouvrage plus d'ordre , plus
de méthode; mais il ne faut pas oublier que l'intention
de l'auteur n'a été que de publier une esquisse , unessai.
Peu importe qu'il l'ait écrit avec plus ou moins de méthode
, si on le lit avec plaisir et fruit . Or , on y trouvera
souvent des anecdotes curieuses et piquantes , des pensées
justes et originales . Le résultat que tireront de cette
lecture tous les bons esprits , est que , pour contrebalancer
du moins , sinon pour empêcher les critiques injustes
, fausses , indécentes , il serait à désirer qu'il s'élevât
un journal sur les opinions duquel le public pût
compter avec confiance , qui fût comme un tribunal de
justice et de paix où porteraient leurs réclamations les
58 MERCURE DE FRANCE ,
auteurs blessés par de rigoureuses et injustes censures .
Ainsi l'on vit long-tems ces nobles fonctions exercées par
l'estimable Journal des Savans . M. de Sales me fournira
encore à ce sujet une dernière citation .
<<Rien n'honore plus les lettres que la longue et hono-
>>>rable existence de ce Journal des Savans , dont j'ai
>> connu presque tous les coopérateurs influens , qui
>> régnait sur l'opinion publique , lorsqu'elle n'était pas
>>>dépravée , et comptait , dans son bon tems , cent mille
>> lecteurs éclairés , non pas entassés sur un seul point ,
>>mais disséminés dans toutes les Académies et les Uni-
>> versités de l'Europe .
>> Ce Journal n'a jamais été confié qu'à des hommes
>> de lettres du premier ordre , qui avaient fait leurs
preuves de lumières , d'érudition et de vertu . On y
>> discutait sans disputer , on mettait les poids dans la
>> balance ; et une analyse sortie de cette espèce de bu-
>>> reau généalogique de Chérin , était un titre de noblesse
qui ouvrait , à un homme de lettres jusqu'alors in-
>>>connu , la porte de tous les chapitres où il voulait
>>>s'affilier . 1
>> Le gouvernement , sur-tout sous les deux règnes
>>>des derniers Bourbons , s'honorait de protéger cette
>> institution mère , qui correspondait d'ailleurs avec
->> toutes les Sociétés littéraires de l'Europe , telles que
>> les propagateurs des Transactions philosophiques et
>> les têtes pensantes qui organisaient les Académies . Le
>>>conseil des coopérateurs de ce Journal à jamais recom-
>> mandable , était mis sous la surveillance spéciale des
>>> chanceliers de France et de ses gardes des Sceaux . Il
>> s'assemblait au Louvre , où il fut long-tems présidé
>> par Fillustre Malesherbes , et conserva le palladium
*>> des lumières jusqu'en 1793 , époque où le délire révo-
>> lutionnaire tenta de faire un nouveau monde , en exter-
>> minant , dans l'ancien , les richesses , le génie et la
>>>>vertu . »
Ne voilà- t-il pas tracé en peu de mots le plan d'organisation
du journal dont les véritables gens de lettres attendent
l'établissement , autant que le redoutent les écrivains
qui vivent de scandales et de calomnies ?
Α. Ζ.
OCTOBRE 1812 .
79
AMÉLIE ET JOSEPHINE , OU LA SURPRISE.
(SUITE ET FIN. )
ARRIVÉS à sa cure , ditJoséphine , je conjuraimon père à
genouxde m'expliquer cette effrayante énigme ; je ne pouvais
plus supporter cette ignorance et cet état d'anxiété : il me
montra une lettre du baron. Il lui disait qu'il lui renvoyait
sa fille , déjà aussi coupable , à ce qu'il avait lieu de le
croire , au moment où il l'avait épousée , qu'elle l'était actuellement.
En présence de plusieurs témoins , et lorsque
jele croyais absent , il avait trouvé , pendant la nuit , (je
rougis , madame , de vous répéter cette infamie ) son chasseur
Frantz dans ma chambre , et il avait en main les
preuves les plus positives , que cette indigne liaison s'était
formée pendant qu'il était malade chez nous , et qu'elle
avait continué depuis ; que le misérable avait échappé à sa
rage; qu'il m'avait épargnée en considération des secours
qu'il avait reçus de mon père et de moi pendant son malheureux
séjour chez nous ; qu'il m'épargnerait encore , mais
que je ne devais plus me regarder comme sa femme , et
qu'il espérait que je n'apporterais aucun obstacle au divorce
qu'il allait solliciter.
Si vous me croyez innocente , madame , vous devez
comprendre à quel point cette lettre déchira mon coeur.
Nous iguorions complétement de quel moyen on s'était
servi pour persuader à mon mari une calomnie aussi scandaleuse
: je voyais seulement que j'étais la victime d'une
horrible scélératesse , et je ne pouvais en accuser que le
baron Dorneck; mon père partageait mes soupçons , mais
je vous assure , madame , que , malgré l'excès de mon
malheur , mon coeur saignait plus pour Lindau que pour
moi-même ; je connaissais sa profonde sensibilité et son
amour pour moi , ses souffrances devaient être inexprimables.
Je suppliai mon père de me permettre de lui écrire :
il reconnaîtra , lui dis-je , le langage du coeur et de la vérité;
mon innocence sera découverte. Mon père y consentit.
J'écrivis .... etje ne reçus point de réponse; nous ne savions
pas même où il était; ma lettre fut adressée à un banquier
à Leipsick , qui était chargé de ses affaires .
Et vous ne l'avez pas revu depuis , demanda Amélie ?
Jamais , pas même lorsque , quelques semaines après ,
80 MERCURE DE FRANCE ,
८
ma santé succomba enfin aux agitations de mon ame ; je
fus très-malade , mais quel fut mon saisissement quand le
médecin que mon père appela à mon secours , me déclara
qu'il me croyait enceinte..... Ah ! cette espérance que
j'avais désiré si vivement de voir réalisée , qui manquait
seule à mon bonheur , il y avait si peu de jours , me
remplissait actuellement d'angoisse , de crainte , et cenudant
de joie et d'espoir. Mon père communiqua cotte
nouvelle au baron ; nous ne reçûmes point encore de
réponse , mais quelques semaines après un avocat vint en
sonnom nous faire part de ses propositions : « Si je consentais
sans difficulté au divorce qu'il allait demander , il
m'assurerait la somme de mille écus par an , sous la condition
que je me reconnaîtrais coupable de ce dont j'étais
accusée , et convaincue par les preuves les plus positives ,
et que je ne porterais plus son nom . L'avocat était chargé
d'une déclaration signée du baron de Dorneck , d'un domestique
, de ma femme-de-chambre et de l'intendant ,
qui témoignaient avoir trouvé le chasseur dans ma chambre
à coucher, la nuit que mon mari était absent ; il avait
de plus beaucoup de lettres de cet homme , adressées à un
de ses amis au service du baron Dorneck , quelques -unes
datées du tems où il demeurait chez mon père avec son
maître , et d'autres plus récentes , par où cet infame lui
confiait notre prétendue liaison : il s'égayait sur l'aveuglement
de son maître qui ne s'apercevait de rien , et prenait
pour son compte toutes les preuves d'amour que je ne cessais
de lui donner : depuis mon mariage il en plaisantait
encore de la plus indigne manière , en disant qu'il était
aussi content de la belle baronne que de la charmante fille
du pasteur. Dans la dernière écrite le même jour avant la
fatale nuit , il lui faisait part de la coupable espérance que
lui donnait l'absence du baron. Un autre paquet de lettres,
trouvées dans mon bureau , m'étaient adressées à moimême.-
Epargnez-moi , madame , la honte de vous parler
du contenu de ces odieux et scandaleux papiers , qu'il me
fut impossible de lire , tant j'en fus révoltée : c'était bien
l'écriture du chasseur; pendant que son maître était malade
, il lui avait souvent servi de secrétaire en ma présence ;
depuis mon mariage , dont je le regardais comme la première
cause , je me servais de lui de préférence aux autres
domestiques , et j'avais eu plusieurs comptes de sa main ;
je lui avais souvent fait de petits présens , et ma bonté , ma
reconnaissance tournaient contre moi d'une manière aussi
OCTOBRE 1812 .
DEPT
DE
LA
affreuse. Je rejetai avec horreur cette infame correspon
dance , et je refusai avec fermeté mon consentement à un
divorce qui aurait pour base mon déshonneur. Je déclarai
àl'avocal , en présence de mon père , que , quoiqu'il ne
me fût pas possible de découvrir l'odieuse trame dont
j'étais la victime , comme je savais au moins que j'étais
innocente ,je devais au titre d'épouse du baron de Lindau
et de mère de son enfant , de ne pas abandonner mon
honneur si indiguement outragé .
L'avocat fut frappé de ma fermeté : il voulut m'effrayer
par la force des lois , mais le sentiment de mon innocence
me mit au-dessus de toute crainte; il partit avec ma déclaration.
Huit jours après il revint avec une lettre du baron
de Dorneck , dans laquelle il lui disait " que son oncle
> blessé jusqu'au fond de l'ame de l'indigne conduite d'une
personne qu'il avait honorée de son coeur et de sa main ,
» et ne voulant plus rien avoir à démêler avec elle , l'avait
▸ chargé de terminer cette affaire. La nouvelle de ma gros
> sesse l'avait extrêmement frappé : ayant vécu deux ans
avec son oncle sans avoir eu d'enfant , il fallait attendre
> le résultat ; mais lors même que ce serait vrai , cet événement
était sans doute la suite des rendez-vous qu'ils
> avaient troublés , et son oncle ne pouvait pas se charger de
> cet enfant; les preuves étaient trop claires , trop positives ,
* pour qu'il fût possible de les nier. Il s'estimait heureux
d'avoir pu éclairer son oncle sur l'indigne conduite d'une
femme qui abusait de son amour pour elle , et dont les
> inclinations étaient aussi basses que sa naissance , mais
» qui ne devait pas déshonorer le noble nom de Lindau . "
Le ton de mépris de cette lettre révolta mon ame : je me
vis si enlacée qu'il ne me restait aucune ressource , mais je
restai ferme dans ma résolution de ne pas renoncer volon
tairement au titre d'épouse de Lindau , puisque ce serait
convenir que j'étais coupable d'un crime dont la seule
pensée me faisait horreur. Mon père était parfaitement
d'accord avec moi , et quoique dans son premier mouvement
d'indignation il eût résisté à rien recevoir du baron ,
il nerefusa plus de garder comme ma propriété des paquets
demes effets qui me furent envoyés par un exprès .
L'avocat , contraint de s'en retourner une seconde fois
saus avoir rien arrangé , nous déclara qu'il allait entamer
juridiquement la procédure; et mon père consulta de son
côté un homme de loi. Pendant ce tems arriva le moment
de ma délivrance , je pus serrer contre mon coeur maternel
F
5.
SEINE
:
82 MERCURE DE FRANCE ,
le fils de Lindau , cet enfant chéri des derniers jours de mon
bonheur. Sa naissance fut annoncée à son père , et nous
n'eûmes point de réponse. Mais l'affaire était portée devant
Jes tribunaux. Ma conduite irréprochable , tant chez ma
tante que chez mon père avant que j'eusse connu Lindau ,
fut attestée par nombre de témoins ; et toutes les personnes
que j'avais vues à Wadstat témoignèrent de même , qu'elles
n'avaient jamais aperçu la moindre trace d'une liaison illis
cite, à l'exception de ma femme de chambre , qui , à ma
grande surprise , témoigna que la soirée avant la malheu
reuse nuit , j'avais dit quelques mots en secret au chasseur
enme promenant avec elle dans le parc , et que je l'avais
renvoyée plus tôt qu'à l'ordinaire : cependant l'habileté avec
laquelle mon avocat soutint mes droits et ceux de mon fils ,
firent traîner l'affaire en longueur. Il me fut fait une foule
de propositions , soit au nom de Lindau , soit de la part du
baron de Dorneck ; je rejetai tout ce quitendait à empêcher
que mon fils ne fût reconnu pour celui du baron de Lindau.
Dans ces entrefaites j'appris par mon avocat la relation qui
s'était établie entre vous , Madame , et mon mari , et le
bruit de votre mariage avec lui . Cette nouvelle.... je ne le
nie pas , m'ébranla profondément , plus profondément peutêtre
que tout ce qui s'était passé précédemment; mais mon
coeur est brisé , il est lassé de combattre , ma résolution
est, prise : je veux céder toutes mes prétentions comme
épouse de Lindau , puisque cela peut faire son bonheur ,
mais sans reconnaître un crime que mon coeur déteste , et
sans priver mon fils du père et du nom auquel la nature lui
adonnétous les droits . C'est à vous que je le confie ; voyez ,
Madame , on dirait qu'il voit dans votre regard , dans vos
larmes , que vous voulez lui rendre son père. Epousez
Lindau , je ne m'y oppose plus ; hier il doit avoir reçu mon
consentement au divorce; soyez heureux l'un par l'autre;
il me restera mon innocence , le sentiment d'avoir rempli
mes devoirs de mère , et , j'ose l'espérer , votre estime et
votre amitié.
Joséphine se leva ; son ton , sa manière , tout en elle
portait le caractère de la vérité et de l'innocence . Amélie
fut aussi convaincne de la pureté de son coeur , que de celle
du sien propre ; elle prit l'enfant dans ses bras , le couvrit
de baisers et lui jura qu'il retrouverait son père , et sa mère
un époux.
Je reconnais votre générosité , Madame , répondit Josephine
, je l'accepte pour mon fils , et mon coeur vous en
1
OCTOBRE 1812 . 83
remercie ; mais pour moi .... hélas ! que pouvez-vous faire?
pouvez-vous pénétrer l'obscurité qui m'environne ? dépend
t-il de vous d'effacer de l'esprit du baron des soupçous
fondés sur le témoignage de ses propres yeux , et de tant
de témoins qu'il croit irrécusables ? Non , non , Lindau est
perdu pour moi à jamais , pour ce monde au moins , ditelle
avec enthousiasme et en élevant sa main et ses beaux
yeux bleus vers le ciel ; mais là , là où toutes les illusions
cessent , où toutes les erreurs disparaissent , où chaque
nuage ( comme dit mon père) se dissipera devant le soleil
de vérité , là où je languis d'être , là où bientôt j'irai
P'attendre , je le retrouverai et il sera encore à moi ; vous
me le rendrez tard , bien tard si mes voeux sont exaucés ;
mais ici bas c'est impossible
Non, non, s'écria une voix trop bien connue de ces deux
femmes , et la porte de la bibliothèque s'ouvre , non , cela
n'est pas impossible ! ici déjà tu me retrouves , si tu veux
me pardonner , s'écrie Lindau en tombant aux pieds de
Joséphine. Ma femme , mon fils , mon amie , oui , je suis
dejà au milieu des anges, et tous les nuages ont disparu
devant le soleil de vérité . O ma Joséphine! si cruellement
tourmentée , si souffrante , si persécutée , et si innocente ,
pourras-tu m'a mer encore ? Lève les yeux sur ton époux
désabusé , à jamais désabusé, que ton fils etle mien plaide
ma cause . O mon fils , dit-il en serrant l'enfant contre
son coeur , demande-lui de pardonner à ton père.
Joséphine était retombée sur sa chaise, presqu'inanimée
àforced'émotion et de surprise . Amélie , à-peu-près dans
le même état , regardait fixement ce groupe intéressant , et
tachait de fortifier son coeur oppressé : elle comprit que le
baron était venu pour lui apprendre lui-même qu'il était
libre par le consentement de Joséphine , mais que leur
Dien allait au contraire se renouer plus fortementque jamais,
etqu'elle devait se sacrifier elle-même , elle y était décidée
dumoment où elle avait reconnu l'innocence dela baronne,
mais la présence inattendue de Lindau , sans ébranler sa
résolution , la troubła violemment. Joséphine rouvrit les
yeux , elle vit celui qu'elle croyait avoir perdu pour toujours
à ses pieds , serrant son fils contre son coeur ; elle ouvrit
les bras et réunit ces objets chéris sur le sien . Tout ,
tout fut oublié ; plus heureuse qu'elle ne l'avait encore été ,
elle ne trouvait point de paroles , mais que d'amour et de
bonheur dans son regard , dans ses yeux pleins de douces
larmes ! dans la création entière elle ne voyait que sou:
F2
84 MERCURE DE FRANCE ,
époux et son fils , et dans ce premier moment Amélie
même s'effaça de sa pensée . S'il était resté quelques doutes
à Lindau , ils se seraient tous évanouis dans cet instant .
Le coeur d'Amélie ne put plus se contenir , elle fondit
en larmes , et en fut soulagée ; elle vola vers les époux , elle
prit leurs mains réunies , qu'elle serra fortement entre les
siennes : toujours , toujours ainsi , dit-elle en sanglotant ,
et elle sortit de la chambre . M. et Mme de Lindau voulurent
la suivre .
Laissez- moi , mes chers amis , leur dit-elle ; un instant
de solitude m'est nécessaire . Elle les repoussa doucement
dans la chambre , ferma la porte , et descendit rapidement
l'escalier ; les époux restèrent seuls .
N'as -tu plus aucun doute sur mon innocence ? dit Joséphine
avec calme et tendresse .
-Aucun , aucun , ma Joséphine ; je bénis le ciel de ce
que toi seule les as complètement détruits ; l'accent de la
vérité a pénétré dans mon coeur , il a dissipé jusqu'au
moindre nuage . Grâces soientrendues à la Providence qui
m'a mis à même de l'entendre ! Il lui raconta qu'il avait
voulu surprendre Amelie , et qu'il avait survi immédiatement
la lettre où il lui annonçait sa liberté ; ayant appris
qu'elle avait une visite , il était entré dans la bibliothèque
en attendant qu'elle fût seule. Une voix bien connue avait
frappé à-la-fois sou oreille et son coeur , elle avait prononcé
son nom, c'était la voix de Joséphine ; sa respiration s'arrêta
, il resta comme attaché à cette porte et ne perdit pas
une des paroles qui l'intéressaient si fortement. Avec quel
sentiment à-la-fois délicieux et cruel je repassai , lui dit-il ,
sur les commencemens de notre connaissance , où je croyais
voir si clairement que fon jeune coeur s'attachait à moi! et
chaque mot que tu prononçais àAmélie , me disait que tu
ne m'avais pas trompé . Je frémis de la conduite de mon
neveu avec toi , et dès cet instant je sai is tous les fils de
cette odiense trame . Mon ame entière fut inondée de bonheur
quand tu as parlé de notre enfant ; dès cet instant tous
mes soupçons , que je croyais des certitudes, se sont évanouis
: déjà alors j'aurais volé dans tes bras et à tes pieds ,
si l'idée d'Amélie ne m'avait retenu . Mais quand je t'ai
entendue exprimer, d'une manière si touchante , ton espoir
d'être réunie avec moi dans les demeures célestes , je n'ai
plus été le maître de mon émotion , toute autre considération
a disparu ; il n'exista plus pour moi que ma Joséphine
si injustement accusée , ma Joséphine innocente et si malOCTOBRE
1812 . 85
heureuse; j'ai ouvert la porte involontairement , etje suis
tombé à tes pieds.
Ah! combien ils auraient été heureux sans la pensée de
la généreuse Amélie ! ils voulurent aller la joindre , mais le
pasteur entra et leur apprit qu'elle avait tout de suite fait
mettre des chevaux à sa chaise et qu'elle venait de s'éloigner;
il leur remit un billet qui ne contenait que ces lignes ,
tracées d'une main un peu tremblante :
" Mes chers amis ,je vous donne rendez-vous à Wandstat ,
> allez m'y attendre ; dans un mois au plus tard vous y ver-
> rez arriver votre amie , heureuse de vous y trouver en-
» semble . AMÉLIE DE W.
Joséphine baisa ces lignes,et trouva Amélie bien magnanime
de se détacher ainsi de toutes ses prétentions sur
Lindau; et celui-ci? ..... Nous n'approfondirons pas plus
ses pensées et ses sentimens qu'il ne le faisait lui-même ; il
adorait sa Joséphine , il admirait sonAmélie , il les chérissait
toutes les deux : mais , s'il avait pu y réfléchir, il aurait
pu parfaitement établir la différence entre l'amour passionné
et l'amitié exaltée , entre le bonheur parfait et le doux contentement
. Chère Amélie , s'écria-t-il en baisant aussi son
billet, puisse ton coeur angélique trouver un jour sa récompense!
En partant elle avait conjuré M. et Mme Winder d'engager
la baronne de Lindau à se reposer quelques jours à
Weissenberg , de sa longue course à pied et de tout
l'ébranlement d'une aussi vive émotion; ilsy consentirent ;
on leur prépara un appartement , celui d'Amélie leur rappelait
trop qu'elle n'y était plus . Le sage pasteur les empêcha
ainsi d'entrer dans un cabinet où elle dessinait , et où
Lindau aurait trouvé son image plus d'une fois répétée et
tracée par la main de l'amour. Pauvre Amélie ! qui ne dira
pas avec Lindau : puisse ton coeur céleste trouver sa récompense
!
Nous n'aurions plus rien à dire au lecteur , mais il y en
a qui voudront savoir les infâmes moyens dont Dorneck
s'était servi pour perdre l'innocente Joséphine , et la punitionde
ce monstre : quoiqu'il nous en coûte pour nous occuper
de lui , nous allons donner un extrait aussi court que
possible de ce que Lindau raconta très-longuement à sa
femme , et de ce qu'il apprit depuis .
La lettre qu'il avait reçue en revenant du parc était de
Dorneck : il découvrait à son oncle la prétendue infidélité
de sa femme , en l'engageant à ne s'en rapporter qu'à ses
:
86 MERCURE DE FRANCE ,
propres yeux quoique lui Dorneck eût en main les preuves
les plus irrécusables que Lindau avait été trompé dès les
commencemens de sa connaissance avec Joséphine ; it le
sollicitait de venirs'en convaincre chez lui à Rubertsbourg ,
et il engageait son honneur , sa vie , l'amitié de son oncle
chéri , pour preuve de la vérité de l'accusation .
On comprend que tout était concerté d'avance. Frantz
gagné par une forte somme d'argent et par les promesses
les plus brillantes pour l'avenir , avait consenti à tout, et
bientôt il eut à son tour gagné Annette qui l'aimait et qui
devait partager sa fortune : dès-lors tout devint facile à la
scélératesse , et la pauvre Joséphine tomba dans l'affreux
piége dont elle ne pouvait se douter . Les lettres furent dictées
au chasseur par Dorneck; celles qui étaient adressées à
Ja baronne furent mises dans son bureau par Annette le soif
où leur complot s'exécuta ; les autres furent censées avoir été
données à Dorneck par son domestique , ami et confidentde
Frantz . Annette mêla une poudre soporifique , que Frantz
lui remit , dans l'eau de sa maîtresse , et lorsque celle-ci fut
profondément endormie , Annette ouvrit doucement la
portecondamnée, et introduisitle chasseur dans la chambre,
elle-même voulut y rester , et sauva peut-être par cette précaution
l'honneur de sa maîtresse , mais non pas sa répu
tation . Au moment on Lindau suivi de Dornecket de l'intendant
entra dans la chambre , Annette se cacha dans les
rideaux; le malheureux époux abusé ne vit que Frantz près
du lit de sa femme, et faillit à l'immoler à sarage . Dorneck
avaitpromis à celui-ci d'avoir soin que son oncle n'eût point
d'armes; mais sans doute ce monstre n'aurait pas été faché
d'être débarrassé de cette manière de son complice , qui
échappa au travers de la même porte par laquelle il s'était
introduit, et depuis ce tems on n'en avait pas entendu parler.
Il fut facile à Dorneck de s'emparer de l'esprit d'un
homme égaré par la douleur au point où l'était Lindau ;
tout l'amour qu'il avait eu pour Joséphine se changea en
mépris , et dans une telle aversion qu'il ne pouvait plus
*entendre prononcer son nom : ce fut alors qu'il alla cacher
son désespoir à Carlsbad , et que son neveu lui offrit de se
charger de terminer cette horrible affaire , qu'il représentait
à son oncle comme un complot entre le père et la fille pour
l'entraîner dans ce honteux lien. Il combla de nouveau
son neveu de bienfaits pour le récompenser de son zèle ,
etje me doutais d'autant moins de sa perfidie , disait Lindau
à sa femme , qu'avant sa prétendue découverte il ne
OCTOBRE 1812 . 8
cessaitde me parler de toi avec un tendre respect et en me
faisant ton éloge. La confidence de son domestique l'avait
désespéré , me disait-il , mais il avait cru de son devoir de
m'avertir à quel point tu nous trompais . Je ne sus ta grossesse
qu'après la naissance de ton fils , et Dorneck me persuada
qu'elle n'était qu'une preuve de plus de ton crime :
Joséphine ! pourras-tu me pardonner?-Ah ! Lindau ,
dit Joséphine en frémissant d'horreur , pourras- tu , voudras-
tu me croire innocente ? ...
Comme cet enfant , dit Lindau , dont le sourire seul et
ce que je sens pour lui suffirait pour m'assurer qu'il est
mou fils ; mais je ne le voyais pas , et tout était calculé
pour m'aveugler. A présent , ma Joséphiné , je te dois de
te justifier aux yeux du monde entier , comme tu l'es aux
miens : et il lui développa son plan d'après lequel il la pria
de retourner chez son père avec leur enfant , jusqu'au moinent
où il viendrait la reprendre pour la reconduire triomphante
à Waldstat. Ce bon père la sachant chez un de ses
confrères n'était pas inquiet de son retard ; il l'avait priée
lui-même , en lui permettant cette course , de se reposer
unjour ou deux avant de revenir. Mais Dieu! quelle douce
surprise quand le troisième jour il entend une voiture roulersur
le pavé de lá cour, et qu'il en voit sortirson gendre,
tenant sa fille dans ses bras ; elle se jette au cou de son père,
et Lindau à ses pieds sollicite son pardon. Ces larmes sont
dejoie , dit-elle , en essuyant les joues vénérables de son
père qui en versait aussi . Rendez-la moi , s'écriait Lindau ,
que je tienne encore une fois de vous cet ange si pur et si
offensé. On en vint à une explication , et quand le digne
pasteur sut que Lindau n'avait , ainsi que lui-même, d'autre
preuve de l'innocence de sa femme que cette innocence
elle-même brillante de tout son éclat ; quand il apprità quel
point on l'avait abusé , et que la voix seule de Joséphine
avait sulfi pour détruire tant de témoignages mensongers ,
illui pardonna facilement, et reconnut là le doigt de la Providence
qui veille sur l'innocence et la protége à son insu .
Le baron ne put se refuser le bonheur de passer un jour
entier avec tout ce qui lui était si cher dans un lieu si plein
de doux souvenirs ; le surlendeinain il partit pour Leipsick
à cheval. Son premier soin fut de faire chercher Annette
qui y demeurait: avec l'aide d'un homme de loi il fit tout
ce qu'il put pour l'amener à un aveu de sa duplicité et de
celle des auteurs de cette infâmie : elle résista long-tems
a convenir de tout. Enfin Lindau lui ayant dit qu'il était
1
88 MERCURE DE FRANCE ,
,
en
réuni avec sa femme et convaincu de son innocence par les
aveux de Frantz , elle se trahit . Dieu ! Frantz est ici , ditelle;
et tombant aux pieds du baron , elle demanda son
pardon, et lui détailla tout ce qu'on vient de lire
avouant que l'espoir d'épouser le chasseur et de jouir avec
lui d'une repte de quatre cents écus , qui leur était promise
parDorneck s'ils réussissaient , l'avait séduite ; elle s'en repentait
d'autant plus que son amant lui déclarait que pour
rien au monde il ne reviendrait s'exposer à la colère du
baron : et cependant , dit-elle , le voilà revenu , mais pourrez-
vous nous pardonner? A vous si vous me dites où il est ,
car je l'ignore ; je vous ai trompé à mon tour pour obtenir
votre aveu ; à lui s'il se rápent ainsi que vous , et joint son
témoignage au vôtre . Annette donna son adresse ; il avait
changé de nơm , mais quelques jours après il fut arrêté par
ordre de la police , et amené sous sûre garde à Leipsick ,
où il fut soigneusement renfermé , ainsi que l'était Annette .
Lindau domanda qu'ils fussent interrogés en secret , par les
mêmes magistrats qui avaient reçu ses plaintes et sa demande
de divorce ,
Frantzavona tout; ses dépositions, exactementconformes
à celles d'Annette , ne laissèrent aucun doute sur l'innocence
de la baronne etle crime de Dorneck : celui-ci , occupé
par les ordres de son oncle dans une terre éloignée , ne se
douta de rien. Il était consterné du bruit qui se répandait
du nouveau mariage de son oncle avec Mme Amélie de
Waldorf; il avait espéré que trahi si cruellement par son
premier choix , il n'en ferait pas un second ; trompé dans
cette attente , il cherchait encore dans son esprit infernal
quelque moyen de l'empêcher , quand il reçut une lettre de
son oncle qui l'invitait à re rendre à Waldstat pour une
affaire pressée et très-avantageuse . Dorneck, qui l'avait vu
dégoûté de cette belle terre après ce qui s'y était passé
crut qu'il voulait la lui donner , et se hâta d'arriver. Il se
précipita dans la chambre de son oncle et voulut l'embrasser;
Lindau se recula et lui dit avec un sérieux glacial : je
me remarie , Dorneck , etj'ai lieu de croire que cette nouvelle
ne vous fera pas plaisir .
Dorneck fut terrassé , mais prenant sur lui pour que son
oncle ne s'en aperçût pas , il lui répondit avec une joie
affectée : Je vous prie de croire , mon cher oncle , que votre
bonheur m'est aussi cher que le mien propre. Vous avez
sans doute fait choix d'une épouse qui par ses vertus et sa
naissance est digne de vous appartenir , et qui ....
OCTOBRE 1812 : 89
Oui , Dorneck , j'ai choisi la meilleure , la plus vertueuse
et la plus outragée des femmes , dit-il en ouvrant la porte
de la chambre voisine ; la voilà , jugez vous-même si une
vie entière de repentir et d'amour peut effacer tout ce
qu'une méchanceté sans exemple a fait souffrir à la digne
mère demon fils . Dorneck frémit de la tête aux pieds en
voyant Joséphine assise , son enfant dans ses bras; il voulut
fuir, mais toutes les issues étaient déjà fermées , et le baron
Y'arrêta par un regard foudroyant: l'hypocrite alors prit un
autre parti , il vint se précipiter à genoux devant Joséphine
: Ma chère tante , lui dit-il , puisque mon oncle vous
juge innocente , vous l'êtes sans doute , et votre coeur généreux
pardonnera une erreur..... Ta tante , indigne misérable
! oses-tu prononcer ce nom respectable ? oses-tu te
prosterner devant l'innocente victime de tes forfaits , et
chercher à les nier ? Tes complices , bien moins coupables
que toi , que tu as entraînés dans cette iniquité , l'ont du
moins avouée; demande , si tu l'oses , leur témoignage et
leursignature; et tirant un rideau au fond de la chambre ,
il lui montra Frantz et Annette enchaînés , et à côté d'eux ,
sur des siéges élevés , les trois magistrats qui avaient reçu
leur déclaration. Elle fut lue à haute voix au coupable Dorneck;
les magistrats prononcèrent sur lui la peine infamante
des calomniateurs . Joséphine à genoux demanda
sa grace , et l'obtint en partie ; Lindau pouvait-il refuser
quelque chose à cette sainte outragée ? Va , dit-il au coupable
, rends grace à celle que tu voulus perdre , et qui te
sauve la vie , ou du moins une détention perpétuelle; va
porter ailleurs ton déshonneur et ta méchanceté; je ne
veux jamais te revoir. Une chaise de poste t'attend et te
conduira au port de mer où s'embarquent les troupes pour
l'Amérique ; tu seras conduit sur un vaisseau avec le vil
agentà qui tu appris à trahir le maître et la maîtresse qui
les comblèrent de bontés . Les domestiques du baron détachèrent
Frantz , et le conduisirent dans la chaise de poste ,
où Dorneck se jeta au milieu des huées et des cris de malédictions
des gens et des vassaux du baron ; il s'embarqua ,
et trouvą bientôt en Amérique une mort trop honorable
pour lui . Annette fut renvoyée à Leipsick chez ses parens ,
et vécut dans le remords et dans le repentir . Joséphine lui
avait pardonné et ne l'abandonna pas , mais Annette ne
pouvait se pardonner à elle-même sa trahison envers une si
bonnemaîtresse, dont l'innocence fut pleinement reconnue .
Au tems fixé par Amélie , ils eurent le bonheur de la
90 MERCURE DE FRANCE ,
voir arriver à Waldstat ; les heureux habitans de cette belle
demeure volèrent au-devant d'elle ; Joséphine se jeta dans
ses bras ; le baron lai aida à descendre de voiture , pressa
sa main sur son coeur , sur ses lèvres . Joséphine courut
chercher son fils , et le plaçant de manière que ses deux petits
bras entouraient leur cou à toutes les deux : Tu as deux
mères , Edouard , lui dit-elle , aime- les également . L'enfantleur
souriait , et des larmes coulaient sur leurs joues ;
le baron en versait anssi : Amélie lui tendit la main , il
s'approcha , et fut embrassé de ses deux amies , comme
son fils les embrassait. Ajamais votre amie , s'écria Joséphine
! Ajamais notre ange tutélaire , répondirent-ils . Ils
ont tous tenu parole , et jamais aucun nuage ne vint obscurcir
leurs sentimens et leur bonheur .
(Imité de l'allemand, par ISAB . DE MONTOLIEU.)
POLITIQUE.
L'ARMÉE impériale est entrée le 14 de ce mois dans l'an
tique capitale des Moscovites, dans leur cité sainte , dans la
Jérusalem du Nord. Notre auguste monarqué toujours victorieux
est entré dans l'enceinte sacrée , il a saisi le palladium
russe; son étendard s'est déployé sur le sommet des
tours de Kremlin , et il s'est assis sur le trône occupé
par les premiers czars : on va lire le récit de cette conquête
dont l'imagination la plus familiarisée avec les vastés conceptions
de l'Empereur et leur exécution rapide aurait eu
peine à calculer le terme , à mesurer l'étendue . L'Empereur
est parti de Saint-Cloudle 9 mai ; il a passé le Rhin
le 15 , l'Elbe le 29 , la Vistule le 6 juin . Le 7 septembre , it
terrassait à Mojaisk l'armée réunie pour servir de rempart
à sa capitale; le 14, il y entrait en vainqueur .
La loyauté française garantissait à cette importante cité
une sauve-garde entière , une protection foute puissante ;
tout dans ses murs était placé sous l'égide des lois de la
guerre , de la guerre qui détruit quand elle est faite par un
barbare , mais qui conserve toutes les ressources et régularise
l'emploi de tous les moyens lorsqu'elle est faitepar un
souverain généreux et par un grand capitaine réunis dans
le même homme. Moscou nous offrait un repos nécessaire
après tant d'efforts , des secours désirés après une marche
si rapide. Un génie infernal dont les horribles traits eussent
défié l'imagination du Dante lui-même , en a autrement
OCTOBRE 1812 .
91
ordonné. Vaincus , dispersés , hors d'état de couvrir par
leursbataillons rompus l'enceinte de cette capitale immense,
les generaux russes en ont froidement ordonné l'anéantis
sement : ils ont condamné trois cent mille individus à
s'éteindre dans les flammes , ou à errer sans asyle et sans
pain. Ils ont condamné leurs propres soldats à une mort
horrible : trente mille guerriers échappés au fer des Français
n'ont pu s'élancer de leur lit de donleur; la torche russe
les a atteints , ils sont tombés victimes d'un épouvantable
fratricide . Si quelques infortunés ont été arrachés aux
flammes , si quelques parties de la ville ont été préservées ,
și tout n'a pas été englouti dans l'océan de flammes dont
les flots se soulevaient jusqu'au-dessus des remparts du
Kremlin , on va voir qu'on le doit au généreux dévoûment
des soldats français , aux périls nouveaux qu'ils ont bravés ,
à l'activité , à l'humanité de leurs dignes chefs .
e
19º BULLETIN DE LA GRANDE-ARMÉE.
Moscou , 16 septembre 1812.
Depuis la bataille de la Moskwa , l'armée française a poursuivi
l'ennemi sur les trois routes de Mojaisk , de Svenigorod et de Kalouga
surMoscou.
Le roi de Naples était . le 9. à Koubíuskoë ; levice-roi . àRouza ;
et le prince Poniatowski , à Feminskoë. Le quartier-général est
parti de Mojaisk le 12 , et a été porté à Peselina ; le 13 , il était an
château de Berwska ; le 14 , à midi , nous sommes entrés à Moscou.
L'ennemi avait élevé sur la montagne des Moineaux , à deux werstes
de la ville , des redoutes qu'il a abandonnées.
a fait sortirdes eachots ; il a
La ville de Moscou est aussi grande que Paris ; c'est une ville
extrêmement riche , remplie des palais de tous les principaux de
Empire. Le gouverneur russe . Rostopchin , avoulu ruiner cette
belleville,lorsqu'il a vu que l'armée russe l'abandonnait. Il a armé
3000 malfaiteurs qu'il appelé également
60co satellites etleur a fait distribuer des armes de l'arsenal .
Notre avant- garde, arrivée au milieu de la ville.fut accueillie par
une fusillade partie du Kremlin. Le roi de Naples fit inettre en batterie
quelques pièces de canon , dissipa cette canaille et s'empara
du Kremlin. Nous avons trouvé à l'arsenal 60,000 fusils neufs et 120-
pièces de canon sur leurs affûts . La plus complète anarchie régnait
dans la ville ; des forcenés ivres couraient dans les quartiers , et méttaient
le feu partout. Le gouverneur Rostopchin avait fait enlever
tous les marchands et négocians , par le moyen desquels on aurait pu
rétablir Fordre . Plus de quatre cents Français et Allemands avaient
été arrêtés par ses ordres ; enfin , il avait eu la précaution de faire
enlever les pompiers avec les pompes : aussi l'anarchie la plus
complète a désolé cette grande et belle ville , et les flammes la consument.
Nous y avions trouvé des ressources considérables de toute
espèce.
L'Empereur est logé au Kremlin, qui est au centre de la ville,
92 MERCURE DE FRANCE ;
commeune espèce de citadelle entourée de hautes murailles . Trente
mille blessés ou malades russes sont dans les hôpitaux , abandonnés ,
sans secours et sans nourriture .
Les Russes avouent avoir perdu 50,000 hommes à la bataille de la
Moskwa. Le prince Bagration est blessé à mort. On a fait le relevé
des généraux russes blessés ou tués à la bataille : il se monte de quarante-
cinq à cinquante.
20 BULLETIN DE LA GRANDE-ARMÉE.
Moscou , le 17 septembre 1812.
Ona chanté des Te Deum en Russie pour le combat de Polotsk;
on en a chanté pour les combats deRiga, pour le combat d'Ostrowno,
pour celui de Smolensk ; partout , selon les relations des Russes , ils
étaient vainqueurs , et l'on avait repoussé les Français loin du champ
de bataille; c'est done au bruit des Te Deum russes que l'armée est
arrivée à Moscou. On s'y croyait vainqueur ,du moins la populace ,
car les gens instruits savaient ce qui se passait.
Moscou est l'entrepôt de l'Asie et de l'Europe ; ses magasins étaient
immenses ; toutes les maisons étaient approvisionnées de tout pour
huitmois . Ce n'était que de la veille et du jour même de notre entrée ,
que le danger avait été bien connu . On a trouvé dans la maison de
ce misérable Rostopchin des papiers et une lettre à demi-écrite ; il
s'est sauvé sans l'achever ,
Moscou , une des plus belles et des plus riches villes du monde ,
n'existe plus . Dans la journée du 14 , le feu a été mis par les Russes
à la Bourse , au Bazar et à l'Hôpital . Le 16 , un vent violent s'est
élevé ; 3 à 400 brigands ont mis le feu dans la ville en 500 endroits
à la fois , par l'ordre du gouverneur Rostopchin. Les cinq sixièmes
des maisons sont en bois : le feu a pris avec une prodigieuse rapidité ;
c'était un océan de flammes . Des églises , il y en avait 1600 ; des
palais , plus de 1000 ; d'immenses magasins : presque touta été consumé
. On a préservé le Kremlin .
Cette perte est incalculable pour la Russie , pour son commerce ,
pour sa noblesse qui y avait tout laissé . Ce n'est pas l'évaluer trop
haut que de la porter à plusieurs milliards .
On a arrêté et fusillé une centaine de ces chauffeurs ; tous ont déclaré
qu'ils avaient agi par les ordres du gouverneur Rostopchin , et
du directeur de la police.
Trente mille blessés et malades russes ont été brûlés . Les plus
riches maisons de commerce de la Russie se trouvent ruinées : la
secousse doit être considérable ; les effets d'habillement ; magasins
et fournitures de l'armée russe ont été brûlés ; elle y a tout perdu.
On n'avait rien voulu (vacuer , parce qu'on a tonjours voulu penser
qu'il était impossible d'arriver à Moscou , et qu'on a voulu tromper
le peuple. Lorsqu'on a tout vu dans la main des Français , on a conçu
l'horrible projet de brûler cette première capitale , cette ville sainte ,
centre de l'Empire et l'on a réduit 200.000 bons habitans à la mendicité.
C'est le crime de Rostopchin , exécuté par des scélérats délivrés
des prisons.
१
Les ressources que l'armée trouvait , sont par-là fort diminuées ;
cependant l'on a ramassé et l'on ramasse beaucoup de choses . Toutes
les caves sont à l'abri du feu , et les habitans , dans les 24 dernières
OCTOBRE 1812 . 98
heures , avaient enfoui beaucoup d'objets. On a lutte contre le feu ;
mais le gouverneur avait eu l'affreuse précaution d'emmener ou de
faire briser toutes les pompes .
L'armée se remet de ses fatigues ; elle a en abondance du pain , des
pommes-de- terre , des choux , des légumes , des viandes , des salai
sons, du vin , de l'eau-de-vie , du sucre , du café , enfin des provisions
detouteespèce.
L'avant-garde est à 20 werstes sur la route de Kasan , par laquelle
se retire l'ennemi . Une autre avant-garde française est sur la route
de Saint-Pétersbourg où l'ennemi n'a personne.
La température est encore celle de l'automne : le soldat atrouvé
et trouve beaucoup de pelisses et des fourrures pour l'hiver. Moscou
en est lemagasin.
21ª BULLETIN DE LA GRANDE-ARMÉE .
Moscou , le 20 septembre 1812.
Trois cents chauffeurs ont été arrêtés et fusillés . Ils étaient armés
d'une fusée de six pouces , contenue entre deux morceaux de bois ;
ils avaient aussi des artifices qu'ils jetaient sur les toits . Ce misérable
Rostopchin avait fait confectionner ces artifices en faisant croire aux
habitans qu'il voulait faire un ballon qu'il lancerait plein de matières
incendiaires sur l'armée française. Ilréunissait sous ce prétexte les
artifices et autres objets nécessaires à l'exécution de son projet.
Dans la journée du 19 , et dans celle du 20 , les incendies ont
cessé. Les trois quarts de la ville sont brûlés , entre autres le beau
palais de Catherine , meublé à neuf. Il reste au plus le quart des
maisons.
Pendant que Rostopchin enlevait les pompes de la ville , il laissait
60,000 fusils , 150 pièces de canons , plus de 100,000 boulets et
bombes , 1,500,000 cartouches , 400 milliers de poudre , 400 milliers
de salpêtre et de soufre. Ce n'est que le 19 qu'on a découvert les 400
milliers de poudre et les 400 milliers de salpêtre et de soufre , dans
un bel établissement situé à une demi- lieue de la ville ; cela est important
; nous voilà approvisionnés pour deux campagnes .
Ontrouve tous les jours des caves pleines de vin et d'eau-de-vie .
Les manufactures commençaient à fleurir à Moscou ; elles sont détruites.
L'incendie de cette capitale retarde la Russie de cent ans.
Le tems paraît tourner à la pluie. La plus grande partie de l'armée
est casernée dans Moscou .
Ces bulletins ont été accompagnés dans le Moniteur de
pièces et extraits divers de la gazette de Moscou. Ces pièces
sont intéressantes , mais volumineuses . On y trouve une
proclamation de l'empereur Alexandre à Moscou , sa première
capitale , il promet de s'y rendre , et de diriger sa
défense ; une note sur son arrivée au Kremlin dans la nuit
du 11 juillet , un procès-verbal des solennités auxquelles
sa présence a donné lieu ; les offres de la noblesse de Smolensk
et de Kalouga de lever chacune vingt mille hommes;
un discours du métropolitain de Moscou , Platon, surnommé
la bouche d'or russe , qui de la part de l'empereur
1
94 MERCURE DE FRANCE ,
fait présent à la garnison de Moscou de l'image de Saint-
Serge. La bouche d'or russe chante Ozanna à l'arrivée de
l'empereur Alexandre , nomme la nôtre Goliath , et compare
la sainte religion russe à la fronde de David. Parmi
les mêmes pièces , on lit encore un ordre de l'empereur
pour des levées momentanées destinées à la défense spé
ciale de Moscou , les délibérations de la noblesse de Novogorod
pour subvenir à la défense commune ; nombre de
rapports officiels signés des généraux Tormazów , Platow
et Wigeinstein , annonçant toujours la défaite des troupes
françaises ; une épître amicale du commandant de Moscou,
dans lequel ce gouverneur déclare avoir été chargé de
veiller sur la ville , et promet de justifier la confiance du
souverain ; un ordre qui enjoint aux Français résidant à
Pétersbourg de se retirer surles bords du Volga , etc. , etc.
* Ces diverses pièces offrent un mélange de tons et de caractères
fort remarquable ; tantôt c'est l'imitation du style
oriental , tantôt le langage grossier d'une nation inculte;
toujours les traces de l'ancienne barbarie et le cachet d'une
civilisation peu avancée . Quant au fond , on y reconnaît la
précipitation qui suit l'imprévoyance , le sentiment de la
ferreur, le besoin de se tromper soi-même sur ses propres
périls , le défaut de confiance et d'ensemble , l'exagération
qui accompagne la faiblesse , l'emploi des moyens qui la
décèlent. <
:
Tous nos journaux se sont empressés de se rendre les
interprêtes des sentimens que font naître de tels événemens :
quelques plumes ont puisé dans leur indignation des traits
éloquens pour dévouer le barbare Rostopchin à la malédiction
divine et humaine , et après cette juste imprécation ,
elles ont tracé habilement le tableau de ce que perd la
Russie au moment où son vainqueur s'est emparé de sa
vieilte capitale. Les journaux anglais l'avaient pressenti,
l'avaient indiqué à l'avance : les nôtres ont développé sous
ce rapport des notions dont l'exactitude égale l'intérêt. Ils
ont mesuré la force présumée des Russes et sa force réelfe ,
calculé l'étendue de son terrifoire , Feffectif de sa popula
tion , ses moyens de communication , ses ressources de
guerre , ses facultés pour le recrutement , les approvisionnemens
, les munitions de toute espèce ; ils ont vu une armée
redoutable détruite dans les combats où elle s'est constamment
proclamée victorieuse , et derrière ette rien de préparé
pour la soutenir : point d'appui pour sa ligne d'opération ,
point de réserve sur pied des proclamations , des appels
1
OCTOBRE 1812 .
au patriotisme , des dons civiques , des régimens votés sur
le papier, des citadins appelés au combat, et de malheu
reux serfs attendus de la mer Caspienne et de la Sibérie ,
pour être opposés aux vieilles bandes françaises , voilà pour
Pétat de défense .
Ils ont ensuite envisagé la question sous un autre rapport;
ils ont traité des résultats forcés de la conquête de
Moscou; ils ont montré Pétersbourg séparé de ses fertiles
greniers d'abondance , attendant vainement les convois
qui lui sont indispensables , et que la position de l'armée
française , maîtresse des grands fleuves et de toutes les
communications, va lui intercepter. On rassembler de nouvelles
forces ? d'où les faire venir? sur quel point les former?
de quels magasins les vêtir , les équiper , les nourrir ?
avec quel papier les payer dans l'épouvantable crise commerciale
et financière à laquelle de tels désastres livrent
toutun peuple et son gouvernement avec lui? Des considérations
plus éloignées , mais non moins pressantes , se
présentent aussi à l'esprit . Quelle impression ne doiventpas
faire la destruction de la ville centrale de la Russie , et son
occupation par nos armées , sur les nations vassales et
nouvellement tributaires de la Russie ! L'armée russe est
en retraite sur Kasan ; mais les Tartares qui occupent cele
province, autrefois dominateurs des Russes , étaient nas
guère indépendans . Ne pourraient-ils pas , ainsi que les
Cosaques, reprendre leurs privilèges et leurs droits ? L'occasionn'est-
elle pas favorable aux Perses pour profiter de
l'assistance de ces Anglais qui , par une contradiction- si
bizarre , sont attachés à la cour de Téhéran , tandis que le
ministère britannique s'est allié pour le perdre à la cour de
Pétersbourg ? Constantinople enfin ne peut-elle jeter un
oeil de regret sur les provinces qu'elle a laissé envahir , et
que la retraite des Russes laisse aujourd'hui maîtresses de
leur propre sort ? C'est de ce point élevé qu'il faut jeter la
vue pour reconnaître avec exactitude la position de l'Empire
russe. De ce même point on voit l'armée française
maîtresse d'une position centrale , protégée contre toute
attaque par la saison qui se déclare , appuyée à droite par
ses fidèles alliés , à gauche par les corps victorieux qui occupentles
bords des fleuves qu'elle a franchis , sûre de ses
communications et libre dans ses mouvemens .
Ainsi que la France et l'Italie , l'Allemagne entière retentit
d'actions de graces : les temples de tous les cultes
sontouverts; les chrétiens de toutes les sectesyvont bénir
93 MERCURE DE FRANCE , OCTOBRE 1812 .
1
le Dieu des armées qui a couvert leurs cités et protégé
leurs campagnes. Ils ne sont plus les tems funestes où
soulevée contre la France par le génie de la Discorde , l'Allemagne
voyait les armées françaises victorieuses reporter
le théâtre de la guerre sur son propre territoire ; ils ne sont
plus les tems malheureux encore , où divisée d'intérêts et
s'armant contre elle-même , l'Allemagne comptait parmi
ses souverains des adversaires de Napoléon et des partisans
de sa cause , combattant sous des drapeaux ennemis .
Aujourd'hui l'Allemagne entière est armée , mais elle est
unie ; mais elle suit les bannières du prince qui ne vaincra
que pour s'en rendre le protecteur et l'arbitre. Un orage
s'est formé au nord c'est sur l'Allemagne que pouvait
tomber la foudre , et cette immense contrée pouvant re
en proie à ses ravages ; mais le protecteur puissant de la
Confédération du Rhin , fidèle à sa noble habitude , s'est
rapidement élancé au-devant du danger; il a prévenu l'ennemi
au lieu de l'attendre . Ce ne sont pas les champs polonais
, les fertiles campagnes arrosées par l'Oder , l'Eibe
ou le Rhin qui voient les armées ennemies en présence ; ce
ne sont pasVienne , Berlin , Dresde, Munich , donton assiège
les portes , dont un barbare furieux mesure les remparts et
calcule les richesses ; ce sont les champs moscovites qui
sont teints du sang russe ; ce sont les cités russes que les
Russes détruisent eux-mêmes ; ils ont levé le braudon incendiaire
contre nous ; ce brandon n'a réduit en cendres
que leurs propres habitations : sur eux seuls retombent les
fléaux d'une guerre suscitée par la perfidie anglaise , et tous
les résultats funestes d'un parti embrassé par la faiblesse ,
soutenu par l'irréflexion et perdu par l'inexpérience .
Capitales de l'Allemagne , vous le reconnaissez sans
doute aujourd'hui , votre cause et celle de Paris étaient les
mêmes . Moscou est en cendie , Pétersbourg en frémit , et
vous , tandis qu'un petit nombre de vos fils prennent une
honorable part à la guerre , vous jouissez de tous les biens
de la paix , de toutes les jouissances de la civilisation , de
tous les fruits du commerce et de l'industrie. Dans quelles
circonstances plus mémorables avez-vous jamais remercié
la Providence ? Sobieski ne sauva que Vienne de l'invasion
des Barbares , et il fut salué du nom d'envoyé de Dieu .
Quel nom donnerez -vous dans votre reconnaissance à celui
qui dans la marche rapide de ses aigles a sauvé sept
royaumes , et porté la guerre à trois cents lieues de leurs
capitales ? S....
TABLE
5.
SEIND
MERCURE
DE FRANCE .
N° DLXXXVII . - Samedi 17 Octobre 1812 .
POÉSIE .
ÉLÉGIE A M. L'ABBÉ CHARRAING .
Citò proferte stolam primam et induite illum ;
et date annulum in manum ejus , et calceamenta
in pedes ejus , etc ....
Luc . XV .
Du culte évangélique o ministrė fidèle !
Qui nous portes de Dieu l'alliance éternelle ,
Dont la vertu modeste et la simplicité
Rappellent ces pasteurs , par qui la vérité
Détruisit et l'Olympe et ses fêtes célèbres ,
De ton toit paternel , entends les sons funèbres
D'un luth que le malheur va briser sous mes doigts ;
Il éveille l'écho pour la dernière fois !
Insensible aux accens des nymphes d'Aonie ,
J'ai quitté ce vallon qu'habite le génie .
Du nouvel hémisphère , arbrisseau transplanté
Sur le sol dangereux de ce climat yanté ,
G
98
MERCURE DE FRANCE ,
Lesautans ont courbé mon rameau jeune encore !
J'ai vu pálir mon astre à peine en son aurore !
Dans l'azur de l'Ether , sillonné par ses feux ,
Ainsi le météore un instant brille aux yeux.
O toi dont la sagesse , affable , tolérante
T'a fait le protecteur de ma jeunesse errante ,
Sois donc dépositaire etjuge en même tems ,
Du délire fatal qui flétritmon printems ;
Et que , pour moi , ta voix ,consolante et sacrée ,
Soit le phare qui luit pour la barque égarée.
,
Né dans cette île heureuse (1) , où l'astre d'orient ,
Toujours pur , toujours beau , dans ses douze voyages ,
Sur le double tropique et l'équateur ardent
Roule son disque d'or dans un ciel sans nuages ,
J'apportai ,jeune encor , de ce pays lointain
Un coeur vierge et brûlant , un coeur américain.-
Mais hélas ! sur ces bords , célèbres dans l'histoire ,
Par les arts , les combats, et trois mille ans de gloire ,
Le vice , revêtu de dehors innocens ,
Egara ma jeunesse et séduisit mes sens .
Voyageur étranger , dans ce climat perfide ,
J'errai , pendant long-tems , sans boussole et sans guide :
Tels on a vu jadis , dans ce palais brillant ,
Que décritdans ses vers le chantre de Roland ,
D'illustres paladins , jouets de l'imposture ,
Sous des voûtes sans fin marcher à l'aventure.
Du bandeau de l'amour mes yeux étaient couverts ;
Qui ne connaît l'amour ? qui n'a porté ses fers ?
Il commande ; à sa voix la Sagesse est muette ;
Son arc est , dans ses mains , la magique baguette
Qui nous métamorphose au gré de ses désirs :
Ainsi le jone flexible obéit aux zéphyrs .
Autrefois la Beauté , de ses mains virginales ,
Attachait une rose aux palmes triomphales ,
Que donnait la patrie à ces mortels heureux ,
Qui disputaient d'adresse et de faits glorieux (2) .
(1 ) Saint-Domingue .
(2) Mariages samnites.
OCTOBRE 1812 .
.. 99
L'Amour était alors cet enfant plein de charmes ,
Qui de myrtes parait ses cheveux et ses armes ;
Desjeunes citoyens il épurait le coeur ,
Ilconduisait leurs pas dans les champs de l'honneur ;
Ses devises ornaient leur armure éclatante ;
Au milieu des combats , son écharpe flottante
Etait de la victoire un présage certain ;
Ils bravaient avec elle et Mars et le destin .
Ce beau siècle n'est plus ! .. Aces vierges craintives ,
Acet amour si pur , à ces moeurs si naïves ,
Succèdent le désordre et ses excès honteux.
O Vénus-Uranie ! un voile officieux
Jadis embellissait tes formes attrayantes ;
On profane aujourd'hui tes charines et tes lois ,
De la chaste Pudeur on n'entend plus la voix !
De nocturnes banquets et des fêtes bruyantes ,
Remplacent ces tournois où brillait la valeur ,
Et ce repas frugal où régnait le bonheur .
Ah! combien j'applaudis l'ami de la nature ,
Qui , maître de son coeur , simple dans ses penchans ,
Habite le village et cultive les champs.
Il rêve, au bruit flatteur d'un ruisseau qui murmure ,
Sur ce monde d'argile et sur ses vains honneurs ;
Il connaît le néant de nos folles erreurs .
Un Horace à la main , loin des yeux du vulgaire ,
Il va chercher la paix dans un bois solitaire.
C'est pour lui que les prés sont émaillés de fleurs ;
C'est pour lui que Zéphyr tempère les chaleurs.
Doucement il arrive au terme de la vie ,
Etmontedans les cieux sa dernière patrie.
Tel fut cet empereur à jamais admiré (3) ,
Quidescendit du trône et vécut ignoré.
Loin de ce Capitole , où sa voix souveraine
Commandait le respect à l'univers soumis ,
Il trouva le repos et quelques vrais amis
Qu'effrayaient les faisceaux et la pourpre romaine.
Envainde sa retraite on voulut l'arracher;
Lestitres , les grandeurs , ne purent le toucher ;
A 1
i
:
~)
:
A
(3) Dioclétien.
100
Cel
MERCURE DE FRANCE ;
Il connaissait le poids de ses chaînes rompues ! Reviens , lui disait- on , laisse là ton rateau ;
› Commander à la terre est un destin plus beau. »
Le sage répondit : Venez voir mes laitues.
Imprudent , j'ai quitté le sûr abri d'un port Pour chercher sur les mers le naufrage et la mort. Sur la scène du monde , acteur trop inhabile , J'essayai de marcher d'un pas mal assuré.
Jouissant du présent , sur l'avenir tranquille , D'un bonheur idéal je m'étais enivré ; Mon esprit voyageait dans l'empire des fables ; Je sommeillais
, bercé de chimèrés aimables ,
Filles de la mollesse et de l'oisiveté. Par un chemin de fleurs , conduit par la Beauté , J'arrivai , tout surpris , dans le fond d'un abîme , Séjour du repentir , du délire et du crime.
Mais ici mes crayons refusent de tracer ,
D'un malheur mérité l'image déplorable.
Du récit de mes maux je pourrais te lasser ; Jetons donc sur ces maux un voile impénétrable. Un jour je trouverai (j'en ai du moins l'espoir ! ) Dans les champs paternels un horizon moins noir ; Là , tirant prudemment ma nacelle fragile
Sur le sable affermi d'un rivage tranquille ,
Je verrai sans effroi l'orage se former , Les vents agiter l'air , la foudre s'allumer : Sur un roc sourcilleux , ainsi nous peint Lucrèce
Cet immortel Platon , enfant de la sagesse ,
Ecoutant , d'un front calme ,
au milieu des éclairs ,
La tempête mugir et soulever les mers.
L. J. H***.
ÉPITRE A UN PROFESSEUR
AIMABLE.
M'INTERROGER
, Damis , sur l'emploi que je fais
Des jours que laparque me laisse ..
C'est demander un compte à la faiblesse ,
Sûr d'y trouver les abus des bienfaits.
Faut-il vous l'avouer ? j'aime assez la paresse ,
Et j'aime également l'ardente activité ;
1
Ne
De
La
OCTOBRE 1812 . ΙΟΙ
Celle- ci convient fort à ma vivacité ,
Mais l'autre , je le crois , s'allie à la tendresse .
Nedoit-on pas nommer une douce langueur
La paresse d'un coeur sensible ,
Qui se plaît dans un lieu paisible
A méditer sur le bonheur ?
Moi , dans ma tranquille demeure ,
Grace à l'imagination
Je sais changer de situation ,
De climats , de plaisirs , plusieurs fois dans une heure .
Souvent , Damis , je suis auprès de vous .
Là , je cache mon sexe , et sous un maintien sage ,
J'ai tous les charmes du bel âge ,
L'esprit vif , l'air espiègle et doux ,
Du plus intéressant élève.
J'écoute avec respect vos éloquens discours ,
Mais quelquefois , hélas ! un peu trop fille d'Eve
Je regrette un talent perdu pour les amours.
Bit..tôt , vous m'ordonnez de réciter Virgile :
Jem'attendris sur le sort de Didon ;
De louer Æneas me paraît difficile ,
J'ose le comparer au perfide Jason.
Vous vous fâchez , moi , je m'excuse ,
Et je vous dis : si je m'abuse
Accusez-en ma sensibilité .
Les Dieux pourraient-ils nous prescrire
La barbarie et l'infidélité ?
Ah ! la tendre pitié qu'inspire
L'amante qui pour nous soupire ,
Doit l'emporter sur la rigidité.
Vous vous taisez , et mes maximes
N'obtiennent point tout haut votre approbation ;
Mais j'entrevois que votre opinion
Rend mes principes légitimes .
Après l'étude et le repas ,
Parmi la jeunesse folâtre ,
Vous venez conduire mes pas :
Je ne puis vous quitter , et je laisse s'ébattre
Crier , sauter , courir cet essaim d'étourdis .
Dema tranquillité vous paraissez surpris :
Mais vous l'êtes bien plus , lorsque ma main tremblante
102 ; MERCURE DE FRANCE ,
Cherche la vôtre , et malgré vous ,
L'offre à ma bouche caressante .
Votre rougeur me peint votre courroux :
Je la devine , elle accroît mon estime ,
Etde pousser ce jeu me paraîtrait un crime.
Je vous regarde en souriant :
Vous retrouvez en moi les traits de votre amie ,
Je me nomme tout bas et je fuis à l'instant ...
Voilà ma douce erreur finie .
Une autre fois .... Mais taisons-nous ,
Du plaisir que je goûte en ces heureux mensonges
Les faux dévots pourraient être jaloux ,
Et sans l'aveu du ciel , me damner pour des songes .
Par feu Mme DE MONTANCLOS.
ROMANCE .
Doux chant d'amour me trouble dès l'aurore;
Doux chant d'amour le jour vient m'affliger ;
Doux chant d'amour le soir m'attriste encore ;
Que n'est- ce , hélas ! le chant de mon berger !
J'entends ces mots : « Aime-moi ! .. je t'adore ....
>C'est pour toujours ... Plus ne saurais changer ! ... »
Ah! dans ces mots estpoison qui dévore:
Les entendais jadis de bon berger .
Jeunes beautés , puisse amour que j'implore
N'être pour vous Dieu cruel , ni léger !
Mais , par pitié , faites que je l'ignore ;
Bien vous eachais les feux de monberger.
Ou , dans la nuit , si de la tendre Isaure
Le doux sommeil vient les maux soulager ,
Que chant d'amourpour vous résonne encore : ...
Mais que je rève entendre mon berger.
EUSÈBE SALVERTE .
OCTOBRE 1812 . 103
ÉNIGME .
Aux yeux des hommes etdes Dieux ,
Je suis un vice abominable ,
Qu'on hait et méprise en tous lieux ,
Parce qu'il est par- tout et bas et détestable ;
Mais , lecteur , ne crois pas , prise enun autre sens ,
Que telle soit ma destinée ,
Que je sois toute la journée
Sans mérite et sans agrément.
Faite pour ménager la vue ,
Une belle avec moi peut voir sans être vue ;
Je la préserve constamment
Des incommodités d'un soleil trop ardent.
Si par trop vive est la lumière
C'est encor moi qui la tempère ;
,
Et quand le jour vient à passer ,
Pour qu'il entre il suffit de me faire hisser.
Le philosophe de Genève ,
Dans ses leçons à son élève ,
Disait que pour embellir son manoir ,
On ne devait jamais négliger de m'avoir.
Il recommandait que sur-tout
Ma mise fût de couleur verte';
Or Jean- Jacques avait du goût ;
C'est vous en dire assez pour être découverte .
S ........
LOGOGRIPHE .
Je suis dans l'ordre naturel
Un écrivain surnaturel ;
Au rebours , tu peux à merveille ,
Lecteur , me voir dans un chapeau ,
Dans un sac , dans une bouteille
Dans un panier , dans un tonneau ,
Ainsi que dans mainte futaille ;
Si le soldat français ,
104 MERCURE DE FRANCE , OCTOBRE 1812 .
Dans un jour de bataille ,
Ne me montre jamais ,
La troupe moscovite
Me présente au plus vite ,
Quand l'Empereur et Roi
La met en désarroi .
V. B. ( d'Agen. )
CHARADE .
LORSQUE des bois le timide habitant
Entend de mon premier le bruit retentissant ,
Effrayé du péril qui de loin le menace ,
Il fuit en maudissant notre amour pour la chasse.
Un espiègle se plaît à faire mon dernier ,
Et les lambris supportent mon entier .
:
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est Papillote .
Celui du Logogriphe est Fromage, dans lequel on trouve : orme,
Rome , or , ame , mer , âge , rage , mageetforme.
Celui de la Charade est Basson .
1
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS.
TABLEAU DE LA MER BALTIQUE , considérée sous ses
rapports physiques , géographiques , historiques et
commerciaux , avec une carte et des notices détaillées
sur le mouvement général du commerce , sur les
ports , etc. , etc.; par J. P. CATTEAU - CALLEVILLE ,
membre de plusieurs Sociétés savantes et littéraires .
-Deux vol . in-8° . -Prix , 15 fr . - A Paris , chez
Pillet , imprimeur-libraire , rue Christine , nº 5 .
HORACE était poëte et philosophe , mais il fut moins
philosophe que poëte lorsqu'il se souleva contre l'audace
de l'homme qui franchit les détroits sur des barques
impies , et qui se rit des défenses des Dieux. Le poëte
traite la mer d'insociable ( Oceano dissociabili ). Le
philosophe , dans un moment plus calme , aurait reconnu
que la mer , loin d'éloigner et de séparer les hommes ,
les rapproche et les réunit. Si toutefois cette réflexion a
pu lui échapper dans un tems où la navigation était
encore dans l'enfance , elle se présente aujourd'hui na
turellement aux yeux de quiconque jette un coup-d'oeil
sur le commerce du monde , sur les découvertes et les
conquêtes que l'Europe doit à cet art perfectionné , La
vérité, s'étant une fois manifestée par ces immenses
résultats , l'esprit la retrouve facilement ensuite dans
ceux dont on n'avait pas d'abord senti l'importance ; il
la découvre aux époques anciennes où elle n'avait pas
frappé les contemporains. C'est , en effet , de cette vérité,
c'est des grands services que la mer rend à l'homme , ou
plutôt de ceux qu'il sait en tirer , que part l'estimable
écrivain dont nous annonçons l'ouvrage. M. Catteau
observe que les rivages de la mer ont été , en général ,
le berceau de la civilisation , des arts et de l'industrie,
Il remarque que les mers méditerranées ont joui spécialement
de cet avantage , et , en effet ,elles étaient les
1
106 MERCURE DE FRANCE ,
seules qui fussent à l'usage des premiers navigateurs . II
passe de là à une observation moins générale , mais
aussi importante ; savoir, que l'Europe , la partie la plus
industrieuse et la plus civilisée du globe , est aussi celle
dont le sein reçoit , s'il est permis de le dire , le plus
grand nombre de mers . Au nord et au midi la Baltique
ét la Méditerranée la pénètrent dans toute sa largeur et
la traversent en différens sens , l'une par les golfes de
Finlande et de Bothnie , l'autre par le golfe de Chypre ,
par la mer Noire et la mer d'Azof. Après de telles prémisses
, il est facile à M. Catteau de prouver de quel
intérêt ces grands bassins maritimes doivent être pour le
physicien , pour le naturaliste , pour le géographe ,
pour le philosophe et l'homme d'Etat. L'un de ces bassins
, ajoute-t-il fort bien , la Méditerranée proprement
dite , placée sous le plus beau ciel , entourée des plus
antiques souvenirs , a depuis long-tems fixé l'attention;
on l'a examinée avec soin sous tous ses rapports ; on a
recherché jusqu'à ses traditions les plus fabuleuses. Placée
sous un ciel rigoureux , environnée de pays qui
n'ont pu atteindre la gloire de la Grèce et de l'Italie , la
Baltique n'a pas obtenu jusqu'ici la même célébritéz
mais M. Catteau ajoute , avec raison , que son impor
tance actuelle n'est pas moins grande. Il remarqué que
les circonstances tournent aujourd'hui tous les yeux vers
les pays qui environnent cette mer , et nous pensons
avec lui qu'il ne pouvait choisir unmoment plus heureux
pour nous la faire connaître , avec des détails et une
exactitude qui ont manqué jusqu'à présent aux ouvrages
publiés en France dont elle a été l'objet .
à
En donnant à son livre le nom de Tableau , notre
auteur a suffisamment annoncé qu'il ne bornait pas son
plan à une nomenclature géographique ou
des calculs
de statistique fort utiles sans doute , mais fort ennuyeux.
En rendant instructif son tableau de la Baltique , il n'a
point renoncé à en faire un ouvrage intéressant. Je
considérerai cette mer , dit-il , non-seulement en ellemême
, relativement à son bassin , mais dans les rapports
où la nature et l'homme l'ont mise avec les pays
adjacens , et je la représenterai comme le centre d'un
OCTOBRE 1812 .
107
vaste ensemble d'objets qui reçoivent d'elle le mouvement
et la vie. Cette manière dont M. Catteau envisage
son sujet nous a paru très-heureuse. Du moment
qu'il a voulu nous peindre la Baltique comme le foyer
d'activité des contrées septentrionales de l'Europe , il a
dû en tracer le tableau physique , géographique , poli
tique et commercial , non plus pár des faits séchement
exposés et scientifiquement liés les uns aux autres , mais
dans l'ordre historique et toujours en les rapportant à
son idée mère , l'utilité de ce grand bassin maritime ,
son influence sur le commerce et la civilisation . Dèslors
tout s'enchaîne naturellement , tout prend l'intérêt
que l'histoire des hommes doit toujours inspirer à
Thomme , et le lecteur se trouve avoir fait un cours
complet d'instruction sur la mer Baltique , sans avoir
jamais été rebuté par les formes sévères et peu attrayantes
que l'instruction directe nous présente presque toujours .
Tel est le bon esprit dans lequel M. Catteau a entre
pris son ouvrage. La division qu'il y a établie ne fait
pas moins d'honneur à son jugement. Sa première partie
est, en quelque sorte , géographique et topographique ;
C'est là qu'il décrit les lieux , qu'il fixe les positions ,
qu'il réunit tout ce qu'on a su de la Baltique et de ses
bords depuis les premiers siècles où elle a été connue .
M. Catteau n'attache pas grande importance aux connaissances
vagues que pouvaient en avoir les anciens et
qu'ils n'ont dues qu'au commerce de l'ambre jaune ; il
les rapporte cependant ; il cite même le parti qu'en ont
voulu tirer quelques patriotes du nord pour placer dans
leur pays le berceau de la race humaine ; mais il s'attache
sur-tout , et avec raison , à la véritable topographie
de la Baltique depuis qu'on a connu observé et décrit
ses bords avec soin.
,
:
La seconde partie, où l'auteur traite de cette mer sous
ses rapports physiques , nous a paru encore plus intéressante.
La Baltique offre dans ce genre des phénomènes
singuliers . On sait qu'elle n'est point sujette au flux et
au reflux comme l'Océan ; que ses eaux fournies en
partie par de grands fleuves sont beaucoup moins salées ;
mais elle est sujette à des crues extraordinaires qui ont
:
108 MERCURE DE FRANCE ,
beaucoup exercé les conjectures des savans , et qui ont
été attribuées à diverses causes . Un savant suédois paraît
à M. Catteau avoir enfin découvert la véritable dans
l'inégale pression de l'air sur diverses parties du bassin
maritime . Une suite d'observations barométriques toujours
concordantes , ont fourni cette conclusion au
savant Schulten , et M. Catteau remarque très-bien que
si d'autres observations les confirment , il en résultera
une théorie dont l'application pourra s'étendre au -delà
de la Baltique et donner des résultats importans .
Notre auteur traite encore , dans cette seconde partie ,
une question qui a beaucoup occupé les savans du dernier
siècle . Certains faits , peut-être mal observés , avaient
fait croire que les eaux de la Baltique diminuaient sensiblement.
Le fait admis , on ne manqua pas d'académiciens
pour en deviner la cause. Cette cause étant générale
de sa nature , on en tira des conclusions pour les
autres mers , et d'après une proportion donnée on calcula
sans peine l'époque où , la mer et la terre étant des
séchées , il en résulterait une conflagration générale du
globe . La prédiction n'était pas consolante , quoique le
terme en fût éloigné , et quoiqu'on eût l'attention d'ajouter
que la conflagration produirait de nouvelles vapeurs
qui éteindraient le feu par un nouveau déluge , après
lequel le globe renaîtrait à la vie , pour être ainsi successivement
brûlé et noyé. Linné lui-même avait adopté et
soutenu cette hypothèse . Heureusement M. Catteau
nous apprend que depuis Linné on a de nouveau examiné
la chose ; les premiers faits ont été vérifiés ; on en
a observé de nouveaux ; on a reconnu que si la mer
s'abaisse et recule d'un côté , elle s'élève et avance de
l'autre , d'où il suit que jusqu'à nouvel ordre nous pouvons
, sur cet article , être fort tranquilles pour nos
petits neveux.
La troisième partie traite des productions de la Baltique
, et sur-tout de ses habitans , oiseaux aquatiques ,
amphibies , cétacées et poissons . M. Catteau , fidèle à
son plan , les considère sur-tout dans leurs rapports avec
l'homme . L'eyder est le plus intéressant des oiseaux ,
sous ce point de vue , par le duvet précieux qu'il fourOCTOBRE
18198 109
4
nit. Les poissons , les cétacées , les amphibies , sont
tous plus ou moins importans aux yeux du pêcheur .
M. Catteau les décrit tous avec plus ou moins de détails ,
mais il s'arrête avec le plus de complaisance sur la
pêchedes phoques et celle du hareng. La première est
la plus dangereuse , et l'auteur la compare , avec raison ,
à la chasse du chamois dont la séduction n'est pas dans
le gain qu'elle produit , mais dans les périls qu'on y
brave. La pêche du hareng est la plus utile et la plus
abondante que l'on fasse dans nos mers. M. Catteau , en
la faisant connaître , détruit plusieurs opinions erronées ,
long-tems soutenues par d'autres écrivains ; il rend à la
Baltique l'honneur usurpé par la Hollande d'avoir salé
les premiers harengs , et montre que l'anglais Anderson
s'est trompé en décrivant leurs miraculeux voyages .
Dans la quatrième partie , M. Catteau s'occupe des
Îles de la Baltique ; il en donne l'histoire et la géographie,
qui lui fournissent des faits et des détails intéressans.
Nous ne pouvons nous y engager avec lui , mais nous
observerons que les moins considérables de ces îles ne
sont pas toujours celles qui méritent le moins l'attention
des lecteurs . Fémern , située sur la côte du Holstein ,
vis-à-vis du port d'Heiligenhafen, est peu de chose par
elle-même ; mais la simplicité antique , les moeurs pures ,
quoique grossières , de ses habitans , leur hospitalité
patriarchale , leur fidélité à leurs usages et à leurs lois
en font un des points les plus intéressans de la côte.
Des souvenirs religieux , d'antiques traditions , répandent
aussi beaucoup d'éclat sur les îles situées à l'embouchure
de l'Oder ; et Bornholm , isolée au milieu de la
Baltique , peut citer avec honneur la manière dont elle
s'affranchit du joug odieux de la Suède , et nommer un
héros patriote parmi ses plus humbles citoyens .
Il nous est encore impossible de suivre M. Catteau
dans sa cinquième partie , où considérant les fleuves qui
se jettent dans la Baltique , il trace leur cours depuis
leur origine jusqu'à leur embouchure , et désigne les
limites où ils se rapprochent des fleuves tombant dans
d'autres mers , afin de pouvoir indiquer l'étendue de
toutes les communications qu'ils établissent. On conce
110 MERCURE DE FRANCE ,
vra combien le sujet est vaste , si l'on se rappelle à
quelle distance de la Baltique prennent leur source
l'Oder , la Vistule et la Duna , et si l'on songe aux canaux
par lesquels la main des hommes a réuni la plupart
de ces fleuves . Cette partie est très-importante et trèscurieuse
, mais de peur d'excéder les bornes qui nous
sont prescrites , nous y renverrons le lecteur , afin de
poursuivre et d'achever la revue de l'ouvrage .
C'est dans les sixième et septième parties qu'ayant
décrit le matériel de la Baltique ( qu'on nous passe l'expression
) , M. Catteau s'occupe de l'histoire de ses
peuples , ou plutôt de leur commerce et de leur navigation.
La manière dont l'un et l'autre commencèrent
et se développèrent , offre un spectacle très-curieux .
Après les missionnaires du christianisme qui par- tout ont
jeté chez les peuples modernes les premières semences
de la civilisation , c'est la ligue anséatique qui y joue le
plus grand rôle. L'origine en est assez obscure , mais
M. Catteau en décrit très-bien les développemens , la
politique et les progrès . Des villes allemandes se réunissent
pour mettre leur commerce à l'abri des brigands
terriens . D'autres villes entrent dans la confédération :
leur position les dirige vers le commerce de la Baltique
dont elles occupent les côtes méridionales . Elles se trouvent
former un intermédiaire naturel entre le nord de
l'Europe tout-à-fait barbare et le midi où les arts commencent
, mais où l'on manque de plusieurs matières
premières que produit le nord . La Hanse dans cette
position est utile aux deux parties , mais bientôt, comme
toutes les associations commerçantes , elle prend trop
exclusivement à coeur ses propres intérêts . Elle abuse
contre le nord des arts du midi dont le commerce lui a
donné connaissance ; elle établit dans une île de la
Suède , en Norwége , en Russie et jusqu'à Londres , des
factoreries indépendantes qui tendent au monopole du
commerce de ces pays . L'usurpation réussit d'abord ,
les souverains cèdent , s'humilient , tremblent même devant
les flottes de ces marchands ; mais peu- à-peu un
grand changement s'opère. Les commerçans intéressés.
ont beau s'armer d'une jalousie , d'un esprit prohibitif
OCTOBRE 1812 . 111
qui sont contraires àl'essence même du commerce , les
effets des relations commerciales se font naturellement
sentir. Les Danois , les Norwégiens , les Suédois s'éclairent
; ils s'instruisent dans la navigation et dans les arts .
L'intermédiaire de la Hanse cesse de leur être utile , et ils
finissent par en secouer le joug. La Russie seule le porte
quelque tems encore , parce qu'elle est moins éclairée ,
et même elle ne le porte qu'autant que son ignorance ou
son indolence lui en font encore un besoin. Tel est le
résumé de l'histoire de la Hanse par M. Catteau . Ce
serait aussi celui de l'histoire des républiques commerçantes
de l'Italie. Aussi notre auteur , qui se distingue
par un jugement droit et par une grande impartialité ,
après avoir fait le récit des entreprises ambitieuses de la
Hanse , après avoir peint son injuste orgueil , ne prononce-
t-il aucune sentence rigoureuse contre cette
fameuse association. Les Anséates se laissaient guider
par leur intérêt comme tous les marchands , comme tous
leshommes. Il ne faut pas leur en savoir plus mauvais
gré qu'à d'autres . Ils furent long-tems utiles à la société
générale ; ils introduisirent les arts , l'industrie , le commerce
parmi les peuples du nord , et ces peuples surent
bien s'affranchir de leur joug à l'époque où l'enfant brise
ses lisières. De combien d'institutions encore plus fameuses
ne pourrait-on pas en dire autant ?
L'histoire du commerce de la Baltique depuis la décadence
des villes anséatiques est beaucoup plus connue.
M. Catteau la raconte avec beaucoup de clarté et de
précision. Il en termine le tableau par des détails sur
le mouvement des principaux ports de la Baltique et sur
les établissemens qui s'y rapportent , par des états des
vaisseaux quiy sont entrés et en sont sortis dans le cours
de certaines années , par une notice des mesures , poids
et monnaies en usage des les Etats du nord . Il a aussi
placé , à la fin de son ouvrage , des additions importantes
sur quelques fleuves ou canaux , et sur la marine
russe. Ce sont encore là de ces choses qu'il faut chercher
dans l'auteur lui-même. Il est plus de notre ressort
de lui attirer la confiance qu'il mérite en faisant connaître
les sources où il a puisé . La première et la plus
112 MERCURE DE FRANCE ;
importante , est sans doute le long séjour et les nom
breux voyages qu'a faits M. Catteau dans les pays du
nord. La connaissance qu'il a de leurs langues l'y a mis
à portée , non-seulement de voir par ses propres yeux ,
mais de recueillir des renseignemens authentiques . Les
bibliothèques publiques et particulières lui ont été ouvertes
; enfin les savans de Berlin , de Copenhague , de
Stockholm , de Pétersbourg , lui ont communiqué leurs
mémoires et leurs observations .
M. Catteau a eu des secours non moins importans
pour la carte de la Baltique et des pays adjacens qu'il a
jointe à son ouvrage ; il s'est servi des meilleures que
Ton ait gravées en Danemarck , en Suède , en Russie , et
en particulier des excellentes cartes marines de l'amiral
Nordenankar.
Le style de cet ouvrage est ce qu'il doit être , clair ,
simple et correct. L'auteur sait même y joindre de l'élégance
et s'élever , lorsqu'il le faut , avec son sujet. J'en
citerai pour exemple le morceau où il peint le passage
du Sund , celui de la chasse aux phoques , le tableau
des moeurs de l'île de Femern , etc. Les traits historiques
dont il a semé son ouvrage sont racontés avec intérêt et
mêlés de réflexions judicieuses . Il ne nous appartient
pas de prononcer sur la justesse de toutes ses données
relativement à un pays que nous n'avons pas vu comme
lui ; mais dans ce que nous avons vu , nous l'avons
trouvé très -fidèle , et nous craindrons peu d'être démentis
par l'événement en disant que le Tableau de la Baltique
prendra place parmi les ouvrages utiles et intéressans ,
et qu'il confirmera la réputation que l'auteur s'est acquise
par son Voyage en Allemagne et en Suède , et par
son Tableau des Etats Danois .
C. V.
RESP
ADRES
OCTOBRE 1812.
LIND
115
CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , PHILOSOPHIQUE , CRITIQUE,
ADRESSÉE A UN SOUVERAIN D'ALLEMAGNE , DEPUIS L'ANNÉE
1770 JUSQU'EN 1782 ; par le baron de GRINM et
par DIDEROT. Cinq volumes in-8º de 2300 pages :
Seconde édition , revue et corrigée ; avec le portrait
du baron de GRIMM , dessiné d'après nature par
M. DE CARMONTELLE , gravé en taille-douce , et parfaitement
ressemblant. Prix, 28 fr. , et 35 fr. franc
de port . En papier vélin le prix est double.- AParis,
chez F. Buisson , libraire , rue Gilles - Coeur , nº 10 .
-
(PREMIER ARTICLE )
St l'on voulait chercher une preuve du goût général
en France pour les écrits légers , épigrammatiques , et,
dictés plutôt par l'esprit que par le raisonnement , on le
trouverait dans le succès que vient d'obtenir la publication
de plusieurs correspondances très-volumineuses.
Lebaron de Grimm était loin de penser peut-être qu'un
jour ses jugemens , ses opinions et ses sarcasmes feraient
les délices de Paris , qu'une première édition de ses lettres
s'enlèverait en peu de mois , et qu'il ne serait peut-être
pas assez d'une seconde pour satisfaire la maligne curiosité
des lecteurs . C'est pourtant ce qui arrive ; cette
deuxième édition paraît , et tout lui présage un succès
aussi marqué que celui de la première. Il faut avouer
aussi que cette collection porte avec elle le garant de sa
réussite ; si l'on doit à l'éditeur des remercîmens de nous
l'avoir fait connaître , il faut le féliciter du choix qu'il a
su faire. Il appartenait à un littérateur d'un goût aussi
exercé que délicat, de rendre cet hommage à un homme
distingué par son esprit et par ses connaissances . Grimm,
étranger, venu en France à l'âge où l'on acquiert diffi
cilement , ne tarda pas à se placer parmi les juges les
plus éclairés dans les lettres. Choisi par un souverain
d'Allemagne pour entretenir une correspondance litté
raire et philosophique, il s'acquitta de cette mission avec
autant de finesse que de discernement ; quelquefois ses
opinions sur plusieurs points se ressentent de leur origine
H
:
:
114 MERCURE DE FRANCE ,
germanique , mais les principes essentiels sont purs , et
dénotent un goût naturel , que l'étude des maîtres et la
fréquentation des hommes les plus marquans du dix-huitième
siècle avaient développé et nourri .
A l'époque où le baron de Grimm écrivait , la secte
des encyclopédistes brillait de tout son éclat ; sa puissance
sur la littérature était alors sans bornes . Grimm
fut lié avec tous les membres de ce parti , il était l'ami
de Diderot ; mais il sut se préserver de l'exagération
d'hommes qu'il admirait , et la justesse de son esprit le
retint toujours dans les bornes d'une sage modération .
Grimm, passionné pour les bons ouvrages de Voltaire ,
ne se laissait pas éblouir en faveur des faibles productions
enfantées dans la vieillesse de cet auteur . Il en
parle avec les égards dus au génie , mais avec franchise
et liberté . Peu sensible d'abord aux charmes de notre
style tragique , il blamait également le système dramatique
suivi par les plus beaux génies dont s'honore la
France . Notre tragédie lui paraissait fondée sur des
bases mesquines et déraisonnables . C'est-là que le baron
deGrimm écrivant à un prince allemand cesse d'adopter
les goûts français : peut-être était- ce encore l'influence
de sa première éducation ; peut-être aussi le désir de
flatter les idées ou les préjugés de son auguste correspondant
. Quoi qu'il en soit, le passage est assez curieux
pour être transcrit.
<<Je me suis plus que jamais confirmé , dit-il , dans
>>l'opinion que la vraie tragédie , celle qui n'existe point
>> en France , celle qui est encore à créer, ne pourra être
>> écritequ'en prose , et ne s'accommoderajamais du lan-
>>gage pompeux , arrondi et phrasier du vers alexan
>>drin. Je soutiens que toutes nos plus belles pièces
>> sont de la poésie épique , et ne sont pas de la poésie
» dramatique ; que ces deux poésies sont essentiellement
>> différentes , et que , puisque les Français n'ont pas ,
>> comme les Grecs , les Romains et les Italiens mo-
> dernes , un vers dramatique , il faut qu'ils écrivent
>> leurs tragédies en prose , ou qu'ils n'en aient jamais
➤ de vraies . Faut- il doncjeter Voltaire et Racine au feu ?
► Non; il faut les admirer et les lire éternellement ; mais .
OCTOBRE 1812 . 115
> il ne faut pas croire qu'à la représentation leurs tragé-
>>dies puissent avoir la vérité frappante , ou produire
>>l'impression terrible des tragédies de Sophocle et
>>d'Euripide; le jeu d'enfantpercera toujours par quelque
>>coin. Vous verrez , il est vrai , les chefs -d'oeuvre des
>>plus beaux et des plus rares génies de France , mais
>>vous remarquerez la fausseté de l'instrument; et la
> plupart du tems il n'y aura point d'accord entre le
>>pinceau de l'auteur et le sujet du tableau. Que nous
» sommes peu avancés dans la carrière du génie ! et nous
> avons l'ineptie de penser que tout est fait, et de nous
> plaindre qu'on ne nous avait rien laissé à faire ! Oui ,
>>>malheureusement , tout paraît fait pour nous , et nous
» n'avons qu'à nous enorgueillir de nos grands hommes ,
>>parce qu'il ne nous en viendra plus ; mais notre gloire
» passera, sijamais la génération d'enfans est remplacée
>>par une génération d'hommes . »
Ne croirait-on pas que , lorsque Grimm écrivit cette
verte diatribe contre notre poésie dramatique , honteux
lui-même de son hérésie , il courut se mettre à l'ombre
des grands noms d'Euripide et de Sophocle? Des noms
grecs ne gâtent jamais rien , et font bien augurer de l'érudition
de celui qui sait les employer à propos .
Si Grimm dans les premières années montra cette
irrévérence , le tems , la réflexion, et peut- être l'habitude
modifièrent chez lui ce que ses opinions eurent d abord
detudesque. Les derniers volumes de sa correspondance
ne peuvent laisser aucun doute à cet égard , et si l'on
voit qu'il ne sentait pas encore peut-être toute la grâce
enchanteresse de Racine , au moins ne peut-on nier qu'il
ne rendît à ce grand poëte des hommages bien sincères .
On a dit que la correspondance de Grimm , qui s'étend
depuis 1770 jusqu'en 1782 , ne faisait que répéter ce
que nous apprend la correspondance de Laharpe avec
le Grand-Duc de Russie. Sans doute l'époque est la
même , les événemens étaient aussi les mêmes , et l'on
trouve dans les deux recueils beaucoup de lettres qui
roulent sur un fonds semblable ; mais quelle différence
dans la narration , et sur-tout dans le sentiment qui
anime les deux écrivains ! Laharpe correct , grave , mé-
H2
116 MERCURE DE FRANCE ,
thodique , traite tous les sujets en démonstrateur ; il
emploie toutes les ressources de sa dialectique pour soutenir
le parti qu'il a embrassé , et le plus souvent pour
déguiser son acharnement. Il disserte , il se cuirasse
d'argumens contre celui qui a encouru sa colère , il revient
sans cesse sur ses pas ; malheur au téméraire qui l'a critiqué!
il ne le quittera qu'étendu sous le poids de ses
raisonnemens et presque toujours de ses injures . Grimm,
homme du monde , négligé quelquefois dans son style ,
fin dans ses aperçus , ne visant point à l'érudition , qu'on
pourrait comparer à ces amateurs en qui l'habitude de
voir etde comparerdes tableaux, fait reconnaître la touche
de tel maître , sans qu'ils sachent eux-mêmes conduire un
pinceau ; Grimmtenantun fouet armé d'aiguillons court
au milieu de la mêlée , distribuant de droite et de
gauche des déchirures dont plus d'un nourrisson des
Muses , qui ne s'en est pas vanté , portera long-tems les
stigmates . Certes les mêmes évenemens ne peuvent être
vus sous le même aspect , par deux hommes aussi
différens .
Grimm n'était le rival d'aucun homme de lettres , aussi
ne trouve-t-on chez lui que des jugemens dégagés de
toute passion haineuse ; jamais l'envie ne conduit sa
plume. Caustique par penchant , mais juste par raison ,
la vogue , ou l'esprit de coterie ne l'éblouissent jamais.
S'il se montre adorateur du génie de Voltaire , il sait fort
bien , avec tous les ménagemens possibles , s'exprimer
librement sur ce prodigieux talent dans sa décrépitude.
On peut juger si le disciple favori est plus épargné que
le patriarche. Il faut l'entendre parler de la traduction
des douze Césars .
En examinant avec attention l'état actuel de la litté-
>> rature en France , on ne tardera pas à remarquer deux
>> phénomènes en apparence contradictoires; la négligence
>> de l'étude des anciens et l'ignorance qui en est résulté
>> deviennent de jour en jour plus sensibles , et cependant
>> on n'a jamais été plus occupé qu'en ces derniers tems
>> à enrichir le publicdes traductions des meilleurs écri-
>> vains de l'antiquité. La contradiction de ces deux phé-
>>nomènes n'est pas aussi forte qu'elle le paraît , et peut
OCTOBRE 1812 . 117
> être la multiplicité des traductions même est-elle un
>>symptôme certain et infaillible de la décadence des
>>> études .>>>
Cette réflexion est de 1771 ; plus nouvelle , perdraitelle
rien de sa justesse? Poursuivons .
« Les douze Césars de Suétone n'avaient pas encore
>>trouvé de traducteurs parmi les littérateurs du jour .
>> M. de Laharpe entreprit cette besogne , et ne cessa de
>>nous préparer de mois en mois , par des annonces , à
>>recevoir ce bienfait de sa main. Il nous en gratifia
>>l'année dernière. Il a voulu que cette traduction fit
>>grand bruit et grande fortune, et qu'elle lui ouvrit les
>> portes de l'Académie française pour y occuper une
>>des places vacantes ; et pour avoir trop fait de frais
>>d'avance , il s'est retiré en perte à la fin de sa partie .
>>M. de Laharpe est né avec du talent ; il a du style ,
>>ila de la douceur et de l'harmonie dans sa versifica-
> tion; enun mot, il a annoncé d'heureuses dispositions ;
> mais ces dispositions veulent être perfectionnées , et il
> n'est pas permis de les montrer dix ans de suite sans
> aucun progrès sensible. Le malheur de nos jeunes
>>gens est de vouloir être placés à vingt-cinq ans parmi
>>les oracles de la nation; ils croient qu'on n'a qu'à se
> fabriquer son trépied comme on peut, le porter de
>>spectacles en spectacles , de soupers en soupers , et
> qu'on ne peut manquerd'être bientôtun grand homme .
>>Je crains que M. de Laharpe ne ressemble à ces jeunes
>> étourdis qui , nés dans une aisance honnête , auraient
> pu vivre dans l'opulence s'ils avaient eu l'esprit de con-
>>duite , et qui finissent par être ruinés pour avoir voulu
>> dépenser trop tôt. Son ton arrogant et tranchant est
>>d'ailleurs un signe de médiocrité qui trompe rarement ;
>il lui a déjà attiré une nuée d'ennemis ; et comme il
> paraît aimer la petite guerre , les épigrammes , il trou-
>>vera à chaque pas à qui parler ; il peut s'arranger pour
>>guerroyer en partisan toute sa vie : métier triste et péni-
>>ble dont les fatigues ne sont pas compensées par la
> gloire qu'il procure .
>>Quand on lit à la suite de la vie de Jules-César un
aparallèle à la manière de Plutarque , entre César et
118 MERCURE DE FRANCE ,
>>>notre roi Henri IV , c'est-à-dire entre les deux hommes
>> sur la terre qui se sont le moins ressemblés , on hausse
>> les épaules , et l'on sent qu'il ne faut pas s'occuper plus
>> long-tems du Suétone-Laharpe , ou de Plutarque tra-
>> vesti en bel esprit du pavé de Paris .>>>
Ce jugementestrigoureux , les termes sont durs , mais
quelle vérité dans les observations ! de telles vues ne
pouvaient appartenir à un esprit médiocre .
Grimm distribue la censure ou les éloges à tous les
littérateurs de son tems . Grands ou petits , chacun a sa
part , et l'on peut dire qu'il ne les a pas consultés .
S'il critique durement Laharpe , il est plus favorable à
Thomas , mais ses louanges ne sont pas sans restriction .
<<M. Thomas manque souvent de naturel et de vérité;
>> il n'observe point assez dans ses tableaux les règles du
>> clair obscur ; il commande trop à son sujet, au lieu de
>> se laisser entraîner par lui. La monotonie , qu'on lui
>> reproche , est bien moins choquante dans son Essai sur
>> Péloge que dans ses autres ouvrages . Elle est inter-
>> rompue au moins par le grand nombre de passages
>> qu'il emprunte des différens auteurs qu'il a voulu carac-
>> tériser. J'y trouve moins d'incorrections , moins de
>> redondance , moins de bouffissure ; mais quand il y en
>> aurait encore beaucoup , tous ces défauts ne sont-ils
>> pas rachetés par de grandes beautés ? N'est- on pas
>> obligé de convenir que son livre est rempli de pensées
>>profondes , d'observations fines et d'une infinité de
>>traits de la plus brillante éloquence ? Eh bien ! parce
>>qu'un homme aura les joues un peu boursouflées , ne
>> tiendrez-vous aucun compte des excellentes choses
>> qu'il pourrait vous dire ? >>>
D'après ces opinions franches et d'une rigoureuse
justesse sur ces coryphées littéraires , on peut juger de
quelle manière Grimm traite une foule d'écrivains alors
enivrés de l'encens des succès , et depuis long-tems
remis à leur place. Que de gloire évaporée ! que de réputations
exhumées! Est-il rien qui soit plus perfide que
la publication de ces correspondances posthumes ? Combien
de grands génies s'endorment tous les jours à l'ombre
de leurs lauriers , qu'une heureuse illusion leur fait voir
OCTOBRE 1812 .
119
toujours verts ! Contens d'eux, ils relisent avecune douce
quiétude leur brevet d'immortalité , dûment contresigné
par un confrère en Apollon; et voilà qu'un malin
fantôme les traîne tout-à-coup devant une génération
nouvelle qui se plaît à les accueillir par de grands éclats
de rire. En vérité , c'est une plaie nouvelle qui tombe
sur les beaux esprits de notre siècle en expiation de leurs
chefs -d'oeuvre . Toute la nation poétique frémira si l'on
publie encore de pareils recueils de lettres : à la simple
annonce , tous croiront entendre sonner la trompette du
jugement.
Les discussions littéraires et l'examen des ouvrages
ne sont pas l'unique sujet de la correspondance du baron
de Grimm. Ses relations avec la société la plus spirituelle
et la mieux choisie de son tems , le mirent à portée
d'enrichir ses lettres d'une foule d'anecdotes et de mots
heureux , qu'avec la tournure de son esprit il ne pouvait
dédaigner ; beaucoup ont été rapportés , d'autres auront
le mérite de la nouveauté. Nous en ferons connaître
1
quelques-uns dans un second article , en attendant que
les faiseurs d'Anas exploitent cette mine féconde.
G. M.
MAXIMES ET RÉFLEXIONS SUR DIFFÉRENS SUJETS DE MORALE
ET DE POLITIQUE ; par M. DE LEVIS. Quatrième édition .
Deux vol. in- 18.-Prix , 4 fr . , et 5 fr. franc de port.-
A Paris , chez Renouard, libraire , rue Saint-André--
des-Arcs , nº 55 .
4
S'ARRÊTER à considérer l'ensemble d'un livre dont les
éditions successives ont dû être examinées dans les
journaux , ce serait ne rien dire de particulier ; mais sans
avoir ces articles sous les yeux , on évitera les répétitions ,
du moins en général , sil'on choisit des objets isolés dans
le nombre de ceux qui peuvent le mieux faire connaître
combien l'ouvrage renferme d'idées utiles , de pensées
neuves et spirituelles , ou parmi ceux qui présentent
quelques difficultés et qui donneraient lieu même à de
fortes objections.
120 MERCURE DE FRANCE ,
Des maximes détachées , des réflexions indépendantes
de ce qui précède et de ce qui suit, composent une
grande partie de ce recueil. Ces pensées , déjà numérotées
, pourraient être classées en diverses colonnes ,
dont les plus remplies sans comparaison seraient sous
les titres de justes , excellentes , heureusement exprimées
. Plusieurs personnes , en acquérant des livres de
ce genre , aimeraient peut- être à rencontrer un exemplaire
chargé de telles indications en notes marginales ,
mais ces listes ne formeraient ici qu'une nomenclature
aride . D'ailleurs des remarques de cette nature semblent
n'être à leur place que dans le cabinet , et quand
le souvenir n'en est conservé que pour soi seul : l'équité
les rendrait presque toutes plus ou moins favorables ,
et cependant M. de Levis aurait quelque droit de se
plaindre de la liberté minutieuse de tous ces jugemens
prononcés devant le puble. J'abandonnerai donc la plupart
de mes notes. En faisant usage de celles que je conserve
, je dois motiver d'abord ces restrictions légères ,
mais inévitables , et dire ce qui pourrait sembler un peu
faible dans un livre qui a sans doutel'approbation générale
, qui la mérite , mais qui devait l'obtenir d'autant
plus sûrement qu'on y trouve une profondeur moyenne
assez conforme aux inclinations du tems où nous vivons ,
et très-propre à satisfaire ou les besoins , ou même les
prétentions de l'esprit , sans fatiguer dangereusement les
organes intellectuels .
Soit pour ne pas s'écarter tout-à- fait de cette sorte de
prévoyance , soit que ses méditations aient pris habituellement
un autre cours , M. de Levis traite avec moins de
supériorité quelques matières qui en exigent une grande ;
et quoique sa pensée ne manque ni de justesse , ni
d'énergie , et que souvent elle rencontre des aperçus
nouveaux , elle n'est plus aussi heureuse quand elle a
besoin de pénétrer jusqu'à la raison première des lois
morales , qui estaussi labase de la polítique. La difficulté
seule fait trouver imaginaire la région peu connue 'où
sont les principes des notions humaines; elle est semblable
à cette terre réputée chimérique , donc les Castillans
virent enfin l'existence quand il fut permis au génie
OCTOBRE 1812: 121
de Colomb de les y conduire. L'auteur n'aime point les
obscurités de la métaphysique , mais il n'en dit qu'un
mot, et je ne ferai point d'observations sur sa manière
de voir a cet égard; cependant, si l'espace , moins vague
qu'on ne pense , où les Clarke , les Leibnitz ont pu se
tromper sans se perdre , si la métaphysique se trouvait
interdite à l'homme , l'édifice social s'écroulerait , et
même il ne nous resterait que des perceptions sans idées
complexes. Quant aux considérations politiques , M. de
Levis s'en occupe spécialement ; je parlerai d'abord de
cette partie de son livre. Elle est fort remarquable , et je
devrais en faire connaître tout le mérite , s'il s'agissait
d'un ouvrage absolument nouveau ; mais ce soin devient
superflu . Dans ce qui est généralement louable , s'il y
avait quelque découverte à faire , ce serait celle des
imperfections . J'observerai donc que pour juger si des
choses de ce genre sont essentiellement bonnes , il faut
toujours remonter aux lois universelles ; or un auteur
paraîtrait les avoir perdues de vue quelquefois , s'il proposait
plusieurs maximes qui différassent essentiellement
dans leurs conséquences , ou qui ne pussent résulter des
mêmes principes .
M. de Levis observant ( Troisième Essai ) que- les
grands Etats sont maintenant faciles à gouverner , que
les armées permanentes reculent les bornes qu'on assignait
aux empires , et que les nouvelles inventions alongent
, pour ainsi dire , les bras du prince , ajoute que
cettefois le voeu de l'ambition est conforme à celui de Phumanité,
puisque les ravages de la guerre seront moindres
sur des frontières moins étendues : mais il avoue , dans
la sectio.nMélanges , que le luxe déprave les moeurs, etc.,
que s'il gagne les basses classes , il les fait participer
aux maladies des gens du monde, que la grande
culture , qui , en dernier résultat , paraît funeste à l'humanité,
est la cause du luxe , et que l'on trouve une
grandé corruption dans tous les nombreux rassemblemens
d'hommes . Ce ne sont point là dé ces contradictions plus
visibles qu'essentielles , qui se trouvent sur-tout dans les
mots , et que souvent il faut regarder comme de simples
inadvertances; on negligerait d'en remarquer de sem
122 MERCURE DE FRANCE ,
blables au milieu de pages excellentes : mais il y a dans la
manière de voir un défaut d'accord assez frappant , qui fait
craindre que l'auteur n'ait pas saisi la chaîne des questions
premières. Les idées politiques ont la plus grande
influence sur les destinées des peuples , et peut-être doivent-
elles seules les régler un jour : cette partie des
sciences humaines demande impérieusement un génie
vaste qui réunissant les tems et les lieux , marche à son
but avec plus de force encore que de circonspection , qui
en examinant quelquefois ce qui s'est fait naturellement,
considère toujours ce que la raison eût pu établir , et qui
sur-tout ne prétende jamais rassembler des institutions
d'un esprit contraire , afin d'opérer dans tous les genres
un peu de bien; vaine tentative dont il ne résulterait ,
sous des dehors spécieux , que discordance et confusion .
Cette politique indépendante diffère essentiellement de
celle dont les derniers siècles ont vu plus d'une fois
les entreprises maladroites et désastreuses , de cette politique
turbulente qui , par une conséquence même de sa
faiblesse , multipliant ses vues et voulant l'exécution
subite de ses plans , renverse sans abolir , et båtit, tous
les jours sans rien édifier . [
Depuis l'usage de l'artillerie , la guerre n'inspire point
de férocité ; le vaincu , dès qu'il a posé les armes , n'est
plus victime des passions auxquelles la mêlée , le combat
corps à corps donnait autrefois une violence durable
. M. de Levis développe parfaitement les résultats
de cette nouvelle manière de combattre. J'ignore si ces
observations avaient été faites ailleurs avec la même
étendue ; mais elles étaient indiquées dans un livre imprimé
en 1809. Il y est dit : « La vengeance , l'achar-
>>> nement sont plus rares ; .... ces coups portés de loin ,
>>> dans la fumée , semblent venir du hasard ; ..... c'est la
>> fatalité qui choisit ses victimes .... Les haines de la
>>> guerre ont diminué ; les passions prennent une sorte
>>d'habitude pacifique de s'en remettre de tout au sort.
1 )
On y lit aussi : « En politique , les conséquences de
» ces changemens ont été fort grandes ; mais la plus im-
>> portante est celle qui arrache pour jamais aux Bar-
➤ bares la domination sur la terre.... La force guerrière
OCTOBRE 1812. 123
>>a passé des bras dans la tête : une campagne est une
>>opération de mathématiques .... Les grandes invasions
>>deviennent impraticables , etc. » M. de Levis dit , au
contraire , à la fin de ses réflexions sur les diverses
formes de gouvernement : La vaccine détruisant le fléau
de la petite-vérole , permettra aux nations du nord-est
de l'Asie de reprendre leurs forces . « Ils reparaîtront
> alors ces Vandales , ces Huns .... Et qu'on ne croye
>>pas que la civilisation et les lumières puissent arrêter
> ces torrens dévastateurs ; les Grecs et les Romains , les
>>plus éclairés d'entre les hommes , y ont succombé . » Je
n'ai nullement ici l'intention de prononcer entre ces
deux auteurs ; mais M. de Levis n'a pas assez remarqué
peut-être que les lumières de Rome n'empêchaient point
qu'elle ne combattît à-peu-près comme ces Goths , ces
Hérules , et qu'une discipline plus exacte faisait alors
la principale différence ; mais qu'il en est une plus
essentielle entre une armée d'Européens modernes et
une armée de Barbares .
La guerre , encore terrible , n'est plus atroce : mais
M. de Levis attribue trop exclusivement , je crois , à
l'usage de l'artillerie une telle amélioration. Il dit et il
paraît prouver que la religion y contribue fort peu .
Quant à la philosophie , ajoute-t- il , qu'elle ne revendique
pas non plus ce bienfait. Pour moi , je pense qu'elle
y a certainement quelque part , et j'entends ici par philosophie
l'effet de la communication des lumières , Taffaiblissement
des préjugés , et l'habitude d'examiner les
diverses faces des objets , d'où résultent l'impartialité ,
lajustice , et bientôt T'humanité. Dans le tems des sages
par excellence , poursuit M. de Levis , on était barbare
envers les vaincus. Dans le tems des sages , pourrait-on
répondre , les philosophes qui , ainsi que Socrate , s'occupèrent
de la vraie sagesse , furent en petit nombre ;
avant l'imprimerie , l'instruction ne fut jamais vraiment
populaire ; dans Athènes même on lisait peu les écrits
des sages , et ceux qui assistaient aux leçons publiques
des philosophes , couraient sur-tout aux écoles où l'on
enseignait , par exemple , l'art de prouver que celui qui
s'accuse de mensonge est un homme vrai , puisqu'il dit
124 MERCURE DE FRANCE ,
faux. L'on en conclurait que sur les devoirs étrangers,
soit aux lois expresses de la patrie , soit à l'amour de la
famille , ou à l'amitié , l'opinion générale n'était ni ne
pouvait être bien formée chez les anciens . Dans une
révolution si long-tems appelée par les voeux de la philosophie
, dit encore M. de Levis , un décret atroce
défendit de faire des prisonniers , etc. La réponse serait
également simple. S'il existait une philosophie dont les
voeux eussent appelé cette révolution dans laquelle les
lois du brigandage prévalurent non-seulement sur toute
sagesse , mais aussi sur le bon sens , ce serait une fausse
philosophie , comme le fanatisme est une fausse religion.
On peut voir dans M. de Levis , Troisième Essai , quel
changement doivent avoir opéré dans les moeurs tant de
facilités en tout genre , et la manière nouvelle d'administrer,
qui , en maintenant les peuples dans une exacte
subordination , substitue insensiblement le besoin de
l'ordre aux penchans irréguliers . C'est un progrès semblable
qui affaiblit les inimitiés , et qui doit , si l'on peut
s'exprimer ainsi , rendre la guerre même plus pacifique .
Ce n'est point du respect que l'on doit aux femmes en
général , dit très-bien M. de Levis , 126º maxime . Et
ailleurs , dans l'Essai sixième , il s'élève fortement contre
l'usage européen et moderne de rendre commune aux
deux sexes la vie naturellement active des hommes , et
contre la manie ( car comment donnerais-je à cette vieille
habitude un nom plus honorable ! ) de faire des femmes
indistinctement l'objet d'une sorte de culte très-puéril ,
très-insignifiant , et de substituer ces hommages affectés
à l'estime ou aux inclinations qu'un tel empressement
devrait prouver , mais qu'il ne suppose même plus.
«Qu'elles sont vicieuses ces institutions qui donnent
>> tant de prise aux passions , et qui laissent si peu de
>> chances à la vertu ! La Grèce ce modèle .... n'avait-
>> elle pas ses gynécées , appartemens isolés des femmes ?»
-Il est vrai : mais cet usage des Orientaux ne convenait
qu'imparfaitement à un peuple aussi actif , et l'on sait
à quelles moeurs cette vie retirée des femmes paraît avoir,
plus que toute autre cause , entraîné les hommes . Les
suites naturelles de la manière de vivre des femmes
,
OCTOBRE 1812. 125
parmi nous , sont visiblement en opposition avec les
vraies convenances et avec les devoirs reconnus ; mais
il faut avouer que dans l'activité de l'Occident , l'état
des femmes est très-difficile à régler , et que les turbulens
Européens sont loin de concilier leurs divers principes
de conduite , ou de pouvoir suivre même les lois
qui pourtant les gouvernent. Si les femmes vivent retirées
, la société n'a plus de charme ; mais faut-il , pour
lebonheur , que la société soit à tout moment séduisante
? Ce continuel et fastidieux mélange altère beaucoup
les véritables douceurs du commerce des deux
sexes .
Dans le portrait d'un homme vraiment vertueux ,
M. de Levis , proscrivant un enthousiasme trop sujet
aux écarts , assigne , dans le sanctuaire de ses devoirs , la
première place à ses proches , etnon pas à ses compatriotes.
D'autres ont prétendu que si la patrie n'est pas
tout, bientôt elle n'est rien. De quel oeil le peuple eût- il
vu dans une république ancienne un citoyen qui , si
l'intérêt et la sûreté de tous l'eussent visiblement exigé ,
n'eût pas sacrifié son fils , comme il eût dû se sacrifier
mi- même? Je vais plus loin: laprochaine explosion d'une
mine doit, je le suppose , faire périr plusieurs milliers de
Français : celui qui seul en a connaissance , peut les
sauve,r s'il consent à envoyer son fils sur les lieux. Aucun
autre moyen ne se présente pour avertir ce corps
de troupes , et il est impossible que le père s'y rende
lui-même; cependant il lui est démontré que son fils ne
pouvant se faire entendre des Français qu'en se jetant
au milieu d'un gros d'ennemis , sera immolé à l'instant
même. Que doit faire ce père? La réponse de l'auteur
serait peut-être contraire à son principe , parce que ce
principe estdu nombre de ceux qu'il ne faut pas établir
sans restriction et sous la forme de précepte. Un fils est
beaucoup plus qu'un simple compatriote , puisqu'il est
à-la-fois et uncompatriote et un fils ; mais seul vaut-il
plus pour nous que mille de nos concitoyens ? C'est-là
que se trouve la difficulté. Si on peut la résoudre , ce
n'est pas du moins en peu de mots : je supprime donc
les conséquences que l'on en tirerait; d'ailleurs elles ne
1
126 MERCURE DE FRANCE ,
1
seraient point , au milieu de nous , à l'avantage du patriotisme
républicain , et je me retrouverais en cela d'accord
avec M. de Levis .
<<Le culte d'une religion qui n'admet point les châti-
>>mens d'une autre vie, ne doit pas être toléré dans un
* état bien police. » Donc l'on peut choisir entre les
diverses religions , donc les raisons de ce choix sont des
considérations politiques : les gens éclairés n'en porteront
pas un autre jugement , et c'est une opinion que le
peuple même partagera bientôt; en sorte que l'effet de la
religion devenant presque nul , les châtimens d'une autre
vie en imposeront beaucoup moins que les châtimens
visibles . Ces conséquences ne doivent pas m'être imputées
; vraisemblablement elles ne sontpas bien conformes
aux intentions de M. de Levis, pourtant je ne suis que
son interprête : ce que je conclus , quant àmoi , c'est que
depuis un certain tems , la plupart de ceux qui reconnaissent
la religion ne semblent point admettre qu'elle
soit d'institution divine et nécessaire , c'est-à-dire qu'ils
paraissent ne point reconnaître la religion. Si , dans
l'avenir, une grande contrée revient à sa croyance avec
une certaine ferveur et très-peu de foi , ce sera un phé
nomène curieux , mais non pas nouveau.
<-<Insensés qui prétendez gouverner les hommes par
>> la raison , sans appeler à votre aide la religion et
» l'honneur , vous ne savez pas tout ce qu'il vous fau-
>> drait de supplices pour maintenir l'ordre. » Ou bien il
faudrait gouverner selon l'ordre ; il faudrait , avant de
songer à maintenir l'ordre , établir un ordre réel ; il faut
drait cesser de le rendre impossible , etc. , etc. « Etablis
› sez l'ordre , l'habitude l'entretiendra . » C'est littérale
ment une des maximes de l'auteur , au premier volume.
« Gouverner , c'est choisir . Il résulte de cette
pensée qu'on ne pouvait exprimer avec plus de précision
et de justesse , que l'exercice de l'autorité suprême demande
beaucoup de moyens naturels , et peu de ces
talens que l'on acquiert avec effort . Des études rapides,
mais bien dirigées , peuvent suffire , puisqu'un excellent
esprit a plus besoin de lumières générales que d'une
scrupuleuse érudition. Quand la tête se trouve assez
OCTOBRE 1812 .
127
forte, le soin de gouverner n'est pas si pénible qu'on le
pense; mais rien ne remplace entièrement ce premier
don de la nature. Si une intelligence supérieure choisissait
dans chaque peuple le génie le plus capable de gouverner
avec cette sagesse dont unpetit nombre d'homines
extraordinaires a donné l'exemple , il est probable qu'elle
le prendrait le plus souvent parmi ceux que la multitude
ne remarque pas , soit parce qu'ils sont peu propres à
gérer d'une manière brillante des affaires communes , soit
parce qu'ils ne montrent point d'empressement pour se
mêler de l'administration .
En 1790 , l'assemblée nationale a déclaré que la
France se bornerait à maintenir l'intégrité de son territoire,
et n'attaquerait point celui de ses voisins. C'est, à
ce qu'il paraît, sur la proposition de M. de Levis que l'on
adopta cette mesure : elle est très-louable dans un pays
puissant , dès que les circonstances ne s'y opposent pas ,
et une telle résolution prise solennellement a tous les
caractères de la vraie grandeur : cependant le principe
sur lequel on se fondait, me semble faux , et est certai
nement douteux. Il faudrait une convention expresse
pour que le droit de guerre offensive n'appartint à personne
, comme le prétend M. de Levis. Dans la cité , les
individus n'ont pas le droit d'attaque; mais les Etats l'ont
conservé entre eux. Des développemens ultérieurs justifieraient
cette assertion ; mais ces matières politiques ont
déjà rempli l'une des deux parties de l'espace que je
m'étais assigné. Les pensées morales et diverses qui me
restent à citer ne seront pas toujours interrompues par
des digressions aussi étendues ; j'aurai moins d'objections
àproposer.
1
:
:
DE SEN**
( La suite au numéro prochain .)
(
(
MÉMOIRES DU COMTE DE GRAMMONT ; par ANTOINE HAMILTON
. - A Paris , chez Ant.-Aug. Renouard , rue
Saint-André-des -Arcs , nº 55 .
LES Mémoires du comte de Grammont n'offrent rien
ou du moins presque rien de ce qu'on cherche ordinai
1
128 MERCURE DE FRANCE ,
rement dans les ouvrages de ce genre , c'est-à-dire de
ces faits particuliers qui servent à discuter et à éclaircir
des points généraux d'histoire , qui portent tantôt le
doute dans des opinions accréditées , tantôt la conviction
dans des opinions incertaines ou probables , et de ce
choc font quelquefois jaillir la lumière et la vérité , mais
ils offrent en revanche un modèle inimitable de légèreté ,
de grâce et de naturel dans le style. Ce n'est donc pas
de l'instruction qu'il y faut chercher , encore moins de
ces peintures dans lesquelles le vice est immolé au ridicule.
Il n'y a ici de ridicule que les femmes laides et les
maris jaloux. On a reproché à Lesage de n'avoir presque
jamais peint que de mauvaises moeurs : on pourrait
adresser le même reproche à l'auteur des Mémoires ;
mais le premier , comme peintre de la société , le second,
comme historien , ne pourraient-ils pas répondre qu'ils
ont retracé ce qu'ils ontvu ? Si mes peintures sont fidèles ,
dirait l'un , si mes récits sont exacts , dirait l'autre , de
quoi peut-on nous accuser ? On a été plus loin à l'égard
des Mémoires de Grammont : on a voulu les rendre coupabies
de ce dont Rousseau accuse la comédie , c'est-àdire
de renforcer les moeurs qu'elle prétend corriger.
«Ce livre a été long-tems , dit Chamfort , le bréviaire de
>>la jeune noblesse . C'est lui qui a le plus contribué à
>> fonder en France une école d'immoralité prétendue
» agréable , et d'une perversité réputée charmante.
>> Réussir auprès des femmes fut d'abord le premier
>> mérite ; les tromper fut le second; et comme tous les
>> arts vont en se perfectionnant , les livrer au déshon-
» neur et à la dérision publique , devint la jouissance la
>>plus délicieuse. C'est ce qui paraît inconcevable ; mais
>> ce n'est pas tout . Le comte de Grammont étendit beau-
>> coup les bornes de l'art et les ressources du talent ;
>>celui de friponner aujeu devint une gentillesse parmi
>> les adeptes ou les concurrens ; et enfin la science fut
>> portée à son comble par l'admission des friponneries
>> de toute espèce et même de la filouterie.>> Voltaire ,
sans attribuer au livre d'Hamilton une influence aussi
funeste , porte un jugement à-peu-près pareil du héros
des Mémoires . Chamfort ne fait que le commenter , avec
OCTOBRE 1812 .
129
l'avantage que lui donnait le droit de tout dire acquis
par deux ans de révolution. Un des effets de cette revo
lution a été , sinon de nous rendre meilleurs , au moins
d'anéantir la tradition de cette perversité ballante. Le
vice aujourd'hui a perdu ses graces , et les vicieux ne
sont plus charmans . Par une conséquence récessaire
ils reçoivent moins d'hommages , et leur exemple est
moins pernicieux; en sorte que le livre d'Hanton, m'of
frant plus que des portraits désormais sans brodèles
peut , jusqu'à un certain point , passer pour un jeu res
prit, une débauche d'imagination , et devient une lecture
beaucoup moins dangereuse . On trouve bien encore
quelques élèves de cette école fondée par le comte de
Grammont , de ces vieilles renommées d'esprit et d'immoralité
; mais dépouillée des agrémens du jeune âge ,
leur existence est sans éclat et sans prestige. On les voit
vivre sur quelques bons mots qu'ils ont dits autrefois .
Du reste , ce n'est plus sur leur adresse au jeu que leur
fortune se fonde , mais sur l'agiotage et d'autres spéculations
non moins honorables .
Pour en revenir au comte de Grammont , on serait
lenté de croire , avec l'auteur de la notice imprimée en
tête de la dernière édition complète d'Hamilton , que ,
sous la minorité de Louis XIV , l'escroquerie au jeu
n'avait rien d'avilissant , « puisque , dit- il , le comte de
>>Grammont en tira long-tems une sorte de gloire , et
>>que , bien des années après , on voit son panégyriste
>> se donner fort peu de peine pour l'en justifier . » Ilya
plus , c'est que ce même panégyriste , réunissant quelques-
uns des traits les plus caractéristiques de son héros ,
le peint , de la meilleure foi du monde , toujours gai ,
toujours vif , et dans les commerces essentiels , toujours
honnêtehomme.
Il serait curieux de savoir ce qu'Hamilton entendait
par les commerces essentiels , et si , par exemple , lorsqu'il
courait sur la route de Douvres , après le chevalier
de Grammont qui avait oublié d'épouser sa soeur
même Antoine Hamilton trouvait alors le chevalier aussi
honnêtehomme dans les commerces essentiels . Mais celuici
répara , comme on sait , ce léger tort de mémoire ;
,
ce
ی ک
I
130 MERCURE DE FRANCE ,
et le beau- frère , devenu dans la suite historien et panégyriste
, dut trouver que son héros s'était toujours comporté
en homme d'honneur , puisqu'il avait épousé ,
quoiqu'en se faisant prier , Mlle Hamilton. Les amours
du chevalier de Grammont avec cette Anglaise , sont
peut être le seul article des Mémoires sur lequel il soit
permis de révoquer en doute la véracité de l'écrivain .
On a de la peine à se figurer le chevalier de Grammont ,
blasé , comme on le connaît , sur les plaisirs du coeur
et les jouissances du sentiment , transformé tout-à- coup
én amant discret et langoureux. Quand on ne saurait
pas d'ailleurs qu'à la première nouvelle de son rappel en
France , ce beau feu s'éteignit tout dun coup , et qu'il
quittait l'Angleterre sans songer à Mille Hamilton ,
plutôt en songeant à se soustraire aux engagemens qu'il
avait pris avec elle , on pourrait encore douter que cette
passion fût aussi vive et aussi sincère qu'Hamilton voudrait
le faire croire .
.
ou
Une chose assez remarquable dans ses Mémoires ,
sur-tout s'il est vrai , comme on dit , qu'ils aient été
rédigés sous les yeux et d'après les propres récits du
comtede Grammont , c'est que , sous le rapport d'homme
à bonnes fortunes , il n'est pas peint avec trop d'avantage
, qu'il échoue dans un assez bon nombre d'entreprises
de ce genre , et ne s'en console qu'en suscitant
des tracasseries aux amans qu'il n'a pu désunir. On
'n'avait pas encore appris à se venger des dédains ou
seulement de la résistance d'une femme , en envoyant un
équipage et des laquais se morfondre à sa porte : manière
ingénieuse de mettre le public dans la confidence de
faveurs qu'on n'avait pas obtenues . La gloire de cette
invention était réservée à un homme qui n'a imité le
comte de Grammont que pour le surpasser .
On ne saurait trop répéter que ces Mémoires sont le
premier des livres frivoles. Il n'y a que ce moyen de
faire passer quelques traits d'une morale que les moins
sévères trouvent par trop relâchée . Il faut être , en effet ,
doué d'une imperturbable gaîté pour raconter , comme
le fait Hamilton .l'histoire de cette Mme de Schrewsbury
dont le mari va demander raison an due de Buckingham
OCTOBRE 1812 .
131
de ses assiduités auprès de sa femme, et est tué d'un
'coup d'épée . Hamilton qui rapporte le fait, et qui ne
pouvait guère ignorer , quoiqu'il n'en dise rien , que
Mme de Schrewsbury tenait , pendant le combat , le
cheval de son amant , termine par cette réflexion :
« Cela choqua d'abord le public ; mais le public s'accou-
>> tume à tout , et le tems sait apprivoiser la bienséance
>> et même la morale . » Ily a quelque chose de révoltant
dans ce ton léger , et cette agréable insouciance avec laquelle
l'auteur des Mémoires parle d'une action criminelle
et odieuse ; car on ne peut s'y méprendre ; ce n'est
pas ici l'ironie amère et philosophique dont la morale
outragée emprunte quelquefois l'expression , au lieu du
langage d'une indignation vertueuse ; c'est le jugement
d'un historien impassible et froid , d'unhommedu monde
que rien ne scandalise , et qui laisse les moeurs du siècle
aller leur train .
Si l'auteur des Mémoires , pour donner plus de jeu et
d'expression à la physionomie de son héros , avait voulu
créer exprès un personnage et l'associer aux fortunes
diverses du comte de Grammont dans l'amour et dans le
jeu, il n'eût pas mieux fait que Thistoire : il n'eût rien
inventé de mieux que Matta , l'ami et le compagnon
d'armes du chevalier de Grammont dans la campagne
de Trin , ce Matta , si gai , si plaisamment ignorant , et
d'un esprit si naturel que tous les Mémoires du tems se
sontservis de ce trait pour le peindre . On sait comme il
anime cette première partie des Mémoires dans laquelle
il est en scène , soitqu'il soutienne de son infanterie la
partie de quinze contre le pauvre Caméran, soit que ,
voué au culte de la blonde Mm de Sénantes , il effraye
sa délicatesse par la témérité de ses entreprises , et la
brusque déclaration de son douloureux martyre ,
jours aimable , toujours charmant , lors même qu'il a
l'air d'être le plus écrasé sous l'ascendant du chevalier
de
Grammont.
tou-
La longue galerie des originaux qui brillent à la cour
de Charles II , offre le même talent de peindre et la même
verve de gaîté . La plus saillante de ces figures est celle
deRochester , courtisan bel-esprit , dont beaucoup de
12
132 MERCURE DE FRANCE ,
nos Français doivent la connaissance à l'un de nos auteurs
comiques les plus distingués , qui a su transporter
avec un rare bonheur sur notre scène ce personnage
des Mémoires de Grammont.
La nouvelle édition est précédée d'un extrait de la
notice de M. Auger sur Hamilton , imprimée en tête des
oeuvres complètes de cet écrivain .
-
VARIÉTÉS.
SPECTACLES . Théâtre du Vaudeville . - Première représentation
des Rendez- vous de Minuit , vaudeville en un
acte , de MM. Dupin et Dartois .
Lorsque le public cédant à l'attrait de la nouveauté se
rend en foule à une pièce nouvelle , il espère être dédommagé
de sa peine , et trouver du plaisir pour son argent ;
s'il est trompé dans son attente , il a à sa disposition un
moyen de compensation tout simple , et dont malheureusement
pour les auteurs il n'use que trop souvent . En cas
de chute , l'acteur a toujours quelque compensation de la
peine qu'il s'est donnée inutilement; il peut se dire qu'il a
fait son possible pour sauver l'ouvrage . L'auteur lui-même
jouit de quelque compensation : s'il s'est trompé , son intention
était bonne , et il se promet de mieux faire une
autre fois pour amuser le public ; mais le pauvre journaliste
, forcé pendant tout le cours de l'année d'assister soigneusement
aux premières représentations de nouveautés
si peu nouvelles , où trouver une compensation pour lui?
On ne peut admettre que c'en soit une que la liberté de
dire crûment qu'une pièce n'est pas bonne. M. Azaïs luimême
serait embarrassé pour établir la compensation .
Si l'on trouve singulier que je parle métaphysique à
propos d'un vaudeville , je répondrai que c'est la faute des
auteurs et non la mienne , car ils ont établi dans leur ouvrage
que tout était compensé dans la vie .
Il est d'usage au théâtre du Vaudeville que l'on fasse
précéder chaque ouvrraaggee nouveau d'un coupletd'annonce,
dans lequel on réclame l'indulgence du parterre . Ce couplet
est d'une importance plus grande qu'on ne pense , et
pour parler le langage du pays , c'est un échantillon sur lequel
on juge la piece. Le couplet d'annonce des RendezOCTOBRE
1812. 133
yous de Minuit , avait donné de l'ouvrage une idée favorable
; je l'ai retenu sans peine , et le voici :
L'auteur , malgré son épouvante ,
Messieurs , tout-à-l'heure m'a dit ,
Que son intrigue était piquante
Et ses couplets remplis d'esprit ,
Enfin que cette oeuvre légère
Etait un ouvrage parfait >
Si ce n'est pas ce qu'il a fait ,
C'est bien ce qu'il a voulu faire .
Il fallait du talent pour soutenir cette plaisanteric ; le
public n'aime pas les louanges prématurées , sur-tout quand
c'est l'auteur qui se les donne lui-même .
Les Rendez-vous de Minuit m'ont rappelé (je sais bien
pourquoi ) la Famille extravagante de Legrand , donnée
en 1709. Si je nomme la Famille extravagante , la plupart
de mes lecteurs ne la connaîtront pas , mais les auteurs des
Rendez-vous de Minuit la connaissent bien. Fabre d'Eglantine
la connaissait aussi , car c'est là qu'il a pris le rôle
d'une vieille femme qui ne parle que par proverbes , personnage
comique , et qu'il avait fort heureusement placé
dans l'Intrigue Epistolaire.
Pour revenir aux Rendez- vous de Minuit , je dirai donc
que leur ressemblance avec la Famille extravagante est nu
peu trop forte : même intrigue , presque même nombre de
personnages , et qui agissent de même dans les deux onvrages;
seulement MM. Dupin et Dartois ont changé les
noms et le lieu de la scène . On trouve dans cette imitation
de fort jolis couplets; peut-être même sont-ils un peu lestes ,
sur-tout ceux que chantent les demoiselles : dans le monde
les jeunes filles ne disent pas tout ce qu'elles savent , et je
crois qu'au théâtre il est inconvenant de leur faire parler
du souvenir et de l'espérance. Comment une demoiselle
peut-elle aussi chanter les douceurs de la maternité ? ...
En résultat , il importe peu aux spectateurs que la pièce
soit de Legrand ou de MM. Dupin et Dartois. Est-elle
amusante ? Oui. Y trouve-t- on de jolis couplets ? Oui .
Fait-elle passer une heure agréable ? Oui . En ce cas je
crois que les Rendez-vous de Minuit seront quelquefois le
rendez-vous de ceux qui aiment à rire sans s'informer du
nom des auteurs à quiils en ont l'obligation. B.
134 MERCURE DE FRANCE ,
1
INSTITUT IMPERIAL DE FRANCE . -La classe des beauxarts
a tenu une séance publique le samedi 3 octobre .
Voici le proggrraammmmee et l'ordre de la séance :
M. Joachim Lebreton , secrétaire-perpétuel , a présenté
la notice des travaux de la classe , depuis le 1 octobre
1811.
Le même a lu une notice historique , très-intéressante ,
sur la vie et les ouvrage de M. Moitte , membre de l'Institut.
On a ensuite procédé , au milien des plus vifs applandissemens
, à la distribution des grands prix de peinture ,
de sculpture , d'architecture , de gravure en taille-douce ,
de gravure en médailles , et de composition musicale .
La séance a été terminée par l'exécution des deux scènes
qui ont remporté les grands prix de composition musicale .
(Nous avons inséré , dans le dernier No , la Cantate sur
laquelle s'étaient exercés les concurrens. ) Elles avaient été
précédées de l'ouverture du Jeune Henri , par M. Méhul ,
membre de l'Institut et de la Légion d'honneur .
NECROLOGIE . M. F. DE VERNEUIL , dont on a inséré
dans ce journal un assez grand nombre de poésies , toutes
plus ou moins remarquables par de nobles sentimens et
de beaux vers , vient de mourir , à vingt-quatre ans , d'une
maladie longue et douloureuse. Il laisse une épouse inconsolable
, et des amis qui regretteront long-tems les
estimables qualités de son ame franche et loyale. Des travaux
commencés , son ardeur pour l'étude , sa jeunesse ,
et quelques-uns de ces suffrages qui sont les garans des
succès , tout lui permettait d'aspirer à cette gloire littéraire
qui fut toujours le premier , ou plutôt l'unique objet de
ses voeux .
Il laisse manuscrits divers ouvrages , parmi lesquels on
cite un Poème dans le genre de la Boucle de cheveux , de
Pope , et des Odes qui ne sont dépourvues ni de chaleur,
ni d'harmonie . Ces nouvelles poésies , réunies à celles qu'il
avait publiées lui-même , formeront un recueil très-varié ,
digne d'attirer l'attention des amis des lettres , et qui ,
pour obtenir du succès , n'aura pas besoinde l'intérêt que
ne peuvent manquer d'inspirer les qualités morales de
Kauteur , et sa fiu prématurée .
M. de Verneuil avait donné au théâtre de l'Odéon une
OCTOBRE 1812 . 135
petite Comédie intitulée : le Jeune frondeur , qui reçut
beaucoup d'applaudissemens , et a été jouée plusieurs fois .
Un de nos poëtes dramatiques le plus justement célèbres ,
M. Andrieux , a fait sur sa mort ces vers touchans qui
seront gravés sur sa tombe :
Sur ton front , jeune encor , quelques rayons de gloire ,
S'éclipsèrent , voilés par les jaloux cyprès :
Les Muses , l'Amitié chériront ta mémoire ,
Et de l'Hymen en pleurs partagent les regrets.
Note des Rédacteurs . Dans un Discours en vers de M. de
Ferlus , qui a pour titre : De la nécessité d'un élat etquenous
avons inséré dans le N° 582 , article Poésie , on lit ces deux vers :
Des cavernes de Foy, des antres de Gemblin ,
Du gouffre où l'on s'immole un cornet à la main .
Nous prévenons nos lecteurs que ce dernier hémistiche n'est point
de M. Ferlus ; nous convenons en même tems , que l'hémistiche auquel
nous l'avons substitué , rendait beaucoup mieux l'idée de l'auteur
, était plus poétique .... Mais toutes les convenances nous ont
fait un devoir de le supprimer ... Cette déclaration doit satisfaire
M. de Ferlus , à qui personne ne doit plus reprocher avec justice
les six syllabes , bonnes ou mauvaises , que nous avons été obligés
de lui prêter , pour ne pas perdre une pièce de vers dont nous youlions
enrichir notre feuille.
POLITIQUE.
LE 22º Bulletin a été publié par le Moniteur.
Moscou , le 27 septembre 1812 .
Le consul général Lesseps a été nommé intendant de la
province de Moscou. Il a organisé une municipalité et plusieurs
commissions , toutes composées de gens du pays .
Les incendies ont entièrement cessé . On découvre tous
les jours des magasins de sucre , de pelleteries , de draps , etc.
L'armée ennemie paraît se retirer sur Kalouga et Toula .
Toula renferme la plus grande fabrique d'armes qu'ait la
Russie . Notre avant- garde est sur la Pakra.
L'Empereur est logé au palais impérial du Kremlin . On
a trouvé au Kremlin plusieurs ornemens servant au sacre
des Empereurs , et tous les drapeaux pris aux Turcs depuis
cent ans ,
Le tems est à-peu-près comme à la fin d'octobre à Paris .
Il pleut un peu , et l'on a eu quelques gelées blanches . On
assure que la Moskwa et les rivières du pays ne gèlent point
avant la mi- novembre .
La plus grande partie del'armée est cantonnée à Moscou ,
où elle se remet de ses fatigues .
Quelques jours auparavant , le Moniteur avait aussi publié
quelques-uns de ces actes auxquels le gouverneur Rostopchin
a si bien imprimé le cachet de la barbarie de son
langage , si digne de celle de ses actions .
Des lettres particulières ont ajouté des détails intéressans
sur la catastrophe de Moscou; ces lettres ont paru dans les
journaux les plus accrédités. Nous les mettrons sous les
yeuxdu lecteur.
«Dans la première semaine de juin , il était arrivé à
Moscou un homme qui disait s'appeler Schmidt , et étre
natif de Wurtzbourg . Cet homme , que de fortes raisons
font soupçonner d'être Anglais de nation , et de porter un
nom supposé , était accompagné d'un aide -de-camp du
prince d'Oldenbourg , qui avait aussi pris un autre nom.
Tous deux s'établirent dans une maison située à Woronzoff
, à quatre werstes de Moscou , vers le chemin de Ka
MERCURE DE FRANCE , OCTOBRE 1812. 137
louga. Peu de jours après leur établissement dans cette
maison, plus de cinq cents ouvriers y étaient déjà réunis ;
des gardes furent placés aux portes, et l'on interdit l'entrée
de lamaison à quiconque n'y était pas employé. Les directeurs
de cet atelier firent alors la demande d'une quantité
énorme de limaille de fer , et l'on commanda au fabricant ,
nommé Preitre , pour 45000 roubles d'huile de vitriol.
Preitre fit bientôt sa première livraison , et reçut comptant
20000 roubles : sa seconde livraison , qui est de 1500
pounds , se trouve encore à sa fabrique , éloignée deMoscou
de quarante werstes; elle était à la disposition du gouverneur
Rastopchin . Celui-ci publia , le 4 septembre , un avertissement
pour que le peuple ne s'effrayât pas d'une explosion
qui pourrait avoirlieule lendemain; c'était , disaitil
, l'essai d'une machine inventée pour exterminer l'armée
française , et l'on était sûr du succès . La machine ne fut
prête que le 8 : on en fit l'essai le même jour; mais cette
espèce de ballon ne put quitter la terre. Le bruit se répandit
alors qu'on travaillait ày faire des changemens , et pen de
jours après , les habitans apprirent qu'on avait renoncé à
ceprojet pour s'occuper de la fabrication d'artifices destinés
à incendier la ville , si notre armée se présentait pour
l'occuper.
» Il paraît que le soi-disant Schmidt était arrivé de
Vienne , muni de passe-ports pour entrer en Russie , et
de lettres de crédit qui lui avaient été remises par le ministre
russeprès la cour impériale d'Autriche . Il n'a quitté
Moscou que deux ou trois jours après l'entrée victorieuse
de la Grande-Armée dans cette capitale. »
Une autre lettre est ainsi conçue :
« On aurait pu croire que l'incendie de Moscou était le
résultat d'un premier mouvement de désespoir , lorsque
l'impossibilité d'arrêter la marche de l'armée française a
forcé les Russes d'abandonner leur ancienne capitale. Cette
idée était si naturelle , que plusieurs personnes l'avaient
adoptée ; et quoiqu'elle ne pût justifier la conduite du gouverneur
Rostopchin , elle affaiblissait un peu Thorreur
qu'inspire naturellement l'image affreuse d'une ville immense
livrée aux flammes par les mêmes mains qui devaient
la protéger. Aujourd'hui que des faits cons'ans , et
qui n'admettent aucun doute , prouvent que cet embrâsement
avait été conçu d'avance , que les moyens de destruction
ont été combinés à loisir avec une habileté réfléchie ,
L'étonnement et l'indignation ne connaissent plus de bornes
138 MERCURE DE FRANCE ,
» Jamais combinaison destructive ne fut mieux orga
nisée. Les agens de Rostopchin , c'est-à-dire les cinq mille
bandits auxquels il avait fait ouvrir les portes des prisons ,
allaient , la torche à la main , dans les divers quartiers de
la ville , mettre le feu aux maisons ; et pour rendre l'incendie
plus rapide , ils observaient de quel côté le vent
soufflait , afin de brûler tous les édifices qui étaient sous
le vent. On a découvert dans plusieurs maisons des étoupes
imbibées de goudron et de soufre placées sous les
escaliers debois , dans les écuries , dans les remises et dans
les greniers . On y faisait parvenir le feu du dehors à l'aide
de matières combustibles telles que des liens de paille et
des cordes de la nature des mèches à canon . Nos soldats
ont aussi rapporté des fusées incendiaires si bien conditionnées
et faites avec un tel soin , qu'une fois allumées il
devenait impossible de les éteindre.
Tous ces faits expliquent comment le feu prenait dans
des édifices et des maisons fermées , et où personne n'habitait.
Le superbe bâtiment de la banque a été presqu'entièrement
consumé avant qu'on ait pu en enfoncer les
portes de fer et y pénétrer. Ce qui passe toute croyance ,
c'est que , lorsque les Français se sont présentés pour
arrêter les progrès des flammes , ils n'ont pu trouver une
seule pompe . Les pompiers mêmes avaient été forcés de
quitter cette malheureuse ville , dont l'inévitable destruction
a été calculée avec un sang-froid qui fait frémir l'humanité.
n
sa
Voici en outre un fait qui caractérise à lui seul et le barbare
Rostopchin , et le gouvernement qui l'avait revêtu de
confiance , et l'état de civilisation véritable du peuple
qu'il était chargé de défendre ; on croit lire un trait du
Dgezzar-Pacha , ou apprendre une exécution ordonnée sur
un de ses muets par quelque despote africain .
« Un malheureux , nommé Wertiaginn , était détenu
depuis six mois dans un cachot , pour avoir écrit qu'avant
six mois l'Empereur des Français serait à Moscou. Ala
première nouvelle de l'arrivée des Français , le gouverneur-
général s'est fait amener le prisonnier, et sans aucune
forme judiciaire , sans aucune espèce de jugement , il a
ordonné qu'on lui coupât la main droite et qu'on le sabrât ,
ce qui a été exécuté sous ses yeux , dans la cour même de
lamaison du gouvernement . Rostopchin a voulu se donner
Ihorrible plaisir d'insulter à cet infortuné : Tu as annnoncé
, lui a-t-il dit , que l'Empereur des Français vien-
“
OCTOBRE 1812 . 139
drait à Moscou; s'il y vient , tu ne le verras pas . Par
un raffinement de cruauté , Rostopchin avait envoyé chercherle
père de la victime pour être témoin de son supplice.
Heureusement il avait pris la fuite .
* Quel pays que celui où un fonctionnaire public se met
ainsi, de son autorité privée , au-dessus de toutes les lois de
lajustice et de l'humanité !
L'avant -garde de l'armée française s'avançait avec une
telle rapidité , que les Russes n'ont pas eu le tems d'enlever
lecorps mutile dela victime de Rostopchin. On l'a trouvé
dans la cour de la maison dans laquelle avait résidé ce
digne gouverneur-général. »
Une autre lettre particulière donne les détails suivans :
L'ordre est rétabli dans la ville . Le maréchal duc de Trévise
est nommé gouverneur de Moscou et de la province ,
et le général Mithaud commandant de la place. La ville
estdivisée en vingt quartiers ; chacun d'eux a son commandant
spécial. Selon le rapport des habitans , on attendait
l'empereur Alexandre le to septembre . Il n'y a point paru .
Le grand-duc Constantin , arrivé après la bataille de la
Moskwa , s'est retiré précipitamment. On découvre tous
les jours des magasins. Les approvisionnemens de l'armée
sont assurés pour long-tems .
Cependant que sait- on à Pétersbourg de ces événemens
rapides qui en un moment ont changé la face de l'Empire ,
ordonné un nouveau système de défense , et après la destruction
d'une capitale ont mis l'autre en danger , et l'ont
livrée aux terreurs que lui doit inspirer une si épouvantable
manière de préserver une ville des atteintes ennemies ?
Que fait- on dans cette nouvelle capitale de l'Empire ? Se
prépare-t- on à soutenir la guerre ? Adresse-t-on des voeux
an monarque pour qu'il obtienne la paix de son vainqueur?
Non. Pétersbourg , à la date des dernières nouvelles , était
encore abusée par des relations mensongères , et la basilique
de Saint- Isaac retentissait d'actions de grâces : un
Te Deum solennel y était chanté en présence de l'empereur
et de toute la famille impériale pour remercier la Providence
d'avoir favorisé les armes du général en chef
Kutusow à la bataille de la Moskwa , bataille que l'histoire
nommera de Moscou , puisqu'elle avait pour objet la défense
de cette capitale et que sa prise en a été le résultat .
Il paraît done qu'après la bataille de Moscou le général
Kutusow, après un éloge complet et mérité du courage des
guerriers qui ont combattu sous lui , a trouvé convenable
140 MERCURE DE FRANCE ,
d'écrire à son prince que ce courage, dirigé par son habileté,
avait été couronné par la victoire , que l'armée française
avait perdu le champ de bataille , beaucoup d'hommes et
du canon , qu'elle avait battu en retraite pendant quatorze
werstes , etc. , etc. , etc.
Ala réception de ces dépêches , l'empereur Alexandre
a cru devoir à l'ambassadeur de son nouvel allié , au ministre
britannique , de lui faire part d'une si agréable nouvelle
; celui- ci , lord Cathcart , n'a eu rien de plus pressé
que d'écrire à sa cour dans le sens de la relation . Voici sa
lettre; elle est très -remarquable en ce qu'on reconnaît facilement
que cet ambassadeur, déjà souvent pris pour dupe,
se refuse à l'être tout-à-fait dans cette circonstance , et qu'il
ne se donne pas pour parfaitement assuré de ce qu'il écrit ;
on voit qu'il répète , mais qu'il ne presse pas son gouvernement
de croire à tout ce qu'on lui dicte. Voici cette dépêche
adressée à lord Castelreagh .
Pétersbourg , le 13 septembre .
« Milord , j'ai le bonheur , en commençant ma cofrespondance
de Saint-Pétersbourg , d'annoncer que les armes
de S. M. I. ont été victorieuses dans une bataille générale
et très-obstinée , qui a eu lieu le 7 septembre , au village de
Borodino , entre Mojaïsk et Ghiath , sur la route de Smolensk
à Moscou .
» Il paraît que Napoléon avait concentré ses forces après
les combats et la prise de Smolensk .
71 Le prince Kutusow , de son côté , avait choisi une
forte position et établi ses troupes dans son voisinage .
" Le 4 septembre , l'ennemi fit une reconnaissance en
force et fut repoussé avec perte .
" Le 5 septembre , les Français attaquèrent la gauche et
furent repoussés. Leur perte dans le combat a dû être considérable.
» Le 6, il ne se passa rien d'important , si ce n'est que
le prince Kutusow fut rejoint par ses réserves , qu'il completta
ses dispositions et ajouta plusieurs retranchemens et
batteries sur sa gauche .
» Le 7 , à la faveur d'un brouillard épais , les Français
attaquèrent de nouveau la gauche avec beaucoup d'impétuosité
, et avec tous les moyens qu'ils ont coutume de déployer
quand ils jugent nécessaires des efforts décisifs .
» Ils furent reçus par les divisions de grenadiers appartenant
à l'aile gauche , et commandées par le princeBagra
Le
J
OCTOBRE 1812 . 141
tion. Le centre de la ligne russe s'étant porté contre les
forces les plus avancées contre sa gauche , l'attaque devint
générale .
L'ennemia , dit- on , couvert sa retraite par un corps
considérable de cavalerie. Ils'est retiré à plus de 13 werstes
du champ de bataille , poursuivi par le général Platow .
» J'ai retardé deux jours l'envoi de cette dépêche , croyant
apprendre de nouveaux renseignemens , et recevoir un
rapport plus détaillé ; mais comme il est arrivé des lettres
jusqu'au 9 septembre, etqueje ne reçois pas de renseignemens
plus positifs (1) , j'ai jugé à propos de vous expédier
cette dépêche telle qu'elle est; elle contient une affaire qui
doit à jamais ajouter à l'éclat des exploits militaires de cet
Empire , et laquelle , quoiqu'elle ne paraisse pas décisive ,
ne peut pourtant manquer d'occuper une place importante
dans cette guerre.
> J'ai vu des lettres d'officiers distingués et très-expérimentés
; ils regardent cette bataille comme la plus terrible
et la plus destructive qu'ils aient jamais vue. Beaucoup
d'officiers généraux ont été tués ou blessés , et la perte des
officiers de ranginférieur a été en proportion avec celle des
soldats . Je n'ai pas entendu qu'on ait estimé la perte des
Russes pendant l'action à moins de 25,000 hommes .
> Les troupes nouvellement levées à Moscou ont rejoint
l'armée ; elles paraissent répondre au but. Une partie de
ces troupes avait déjà pris part au combat et s'était bien
conduite.
".La nouvelle de la bataille du 7 a été reçue par l'Empereur
le jour de son anniversaire . S. M. m'a envoyé aussitôt
un aide-de-camp pour m'en faire part, et après le service
divin dans la cathédrale , un officier a lu , en présence de
LL. MM. et de leur cour , le rapport du général en chef.
Lepeuple a manifesté lajoie la plus vive .
» J'ai l'honneur , etc. Signé, CATHCART.
Nous ne chercherons point à dépeindre d'après les journaux
anglais la joie que cette brillante nouvelle a répandue
à Londres . Dans tous les cercles politiques , à la bourse ,
au café Lloyd , des bulletins au crayon faisaient circuler les
principauxfaits énoncés dans la lettre de l'ambassadeur .
(1) Le général Kutusow était probablement encore occupé à poursuivre
les Français , et ne pouvait donner à son ministre de nouveaux
détails sur sa victoire !
142 MERCURE DE FRANCE ,
1
Pour ajouter à cette comédie , dit le Statesmann , il fut publiéune
gazette extraordinaire, et les cris de lord Cathcart,
victoire , Russes , seconde , 3º et 4º édition du Courrier,
retentirent tour-à-tour dans les rues jusqu'au lendemain ,
accompagnées de la joyeuse musique ministérielle des
cors de fer-blanc. Ainsi se termina cette farce politique ,
dont l'exposition , l'intrigue et le dénonement paraissent
n'être qu'une contrefaçon grossière de celle qui fut représentée
à l'époque de la bataille d'Austerlitz .
re
Mais , ajoute le même journal , par une fatalité qui
s'attache à tout ce que nos ministres entreprennent pour
donner le change à l'opinion , le 19º Bulletin de la Grande-
Armée est arrivé sur ces entrefaites , et on n'a plus été
tenté de faire crier le 1º , 2º , 3º , 4° édition du Courrier.
Ici la scène a changé , et les cors de fer-blanc ont fait
silence ; on n'entendait plus que répéter tristement le nom
de Moscou . L'illusion était détruite , le prestige anéanti ,
les ministres confus , l'indignation publique à son comble ,
en voyant à quel acte nous en sommes de cette tragédie si
désastreuse pour les Russes , dont le contre-coup sera si
terrible en Angleterre , après s'être appesanti sur Pétersbourg
: tragédie dont nous ne serons pas long-tems sans
doute à attendre le dénouement . Nous espérons alors que
nos compatriotes ouvriront enfin les yeux , et que les
contes misérables dont ils sont depuis si long-tems la dupe
seront appréciés par les faits, par les résultats , c'est- à -dire
à leur juste valeur. "
Qu'à notre tour il nous soit permis de jeter un coupd'oeil
sur le théâtre de la guerre , et de l'envisager non pas
comme le Courrier avec la lunette de l'ambassadeur
anglais à Pétersbourg , mais tel que l'établissent les faits
et les renseignemens les plus authentiques .
L'Empereur est à Moscou:: son arnrée s'y repose près de
lui : ses avant-gardes éclairent sur divers points la marche
des ennemis , et surveillent leurs mouvemens . Toutes les
communications avec Smolensk et de Smolensk avec
Wilna et le Grand-Duché sont sûres et libres . Les convois ,
les approvisionnemens , les renforts ,tout peut se diriger
dans l'ordre le plus régulier vers le centre des opérations .
On peut juger aujourd'hui que les corps français et alliés
placés sur la basse Duna , ou devant Riga , ont honorablement
coopéré aux succès de l'armée commandée par
l'Empereur en personne , en tenant en échec à Polosk et à
Riga les corps russes placés devant eux , et en les empêde
s
Zarech
com
Lan
Le
500
de
Pe
2310
d
OCTOBRE 1812 . 143
chant de se réunir à leur armée principale . Cette réunion
est devenue désormais impossible. Le 10 corps aux ordres
du maréchal duc de Tarente , et le corps prussien mis au
grand complet , vont pousser sérieusement le siège de
Riga. L'artillerie nécessaire est arrivée , et le moment est
venu. Le 2º et le 6º corps formés de troupes bavaroises ,
réunis sous les ordres du maréchal Gouvion Saint- Cyr ,
presse de son côté le général Wiggenstein qui s'attache à
couvrir Pétersbourg. Au centre , par la grande ligne de
communication , s'avance le 11º corps commandé par le
maréchal duc de Bellune , fort de 45 à 50 mille hommes
sans compter les garnisons qu'il distribue dans la route ;
corps disponible et prêt à appuyer , au besoin , la gauche ,
le centre , on la droite de l'armée .
,
Acette extrême droite est placé le 7º corps d'armée aux
ordres du général Régnier, le corps des Saxons, et le corps
autrichien réunis sous les ordres du prince de Schazenberg ,
que son souverain , juste appréciateur de ses services ,
vient d'élever au grade de feld- maréchal. Ces troupes font
face à l'armée de Tormazow , et le retiennent en Volhynie
où elles l'ont rejeté . Les troupes autrichiennes , portées
rapidement et en grand nombre sur leurs frontières de la
Galicie, observent la marche de l'armée russe qui revient
lentement du Danube , et que les nouveaux mouvemens
des Turcs paraissent retenir dans l'incertitude depuis le
changement du grand-visir.
Enfin, en seconde réserve , on compte l'armée du duc
de Castiglione , centre et point de ralliement de toutes les
troupes qui traversent l'Allemagne et couvrent les côtes de
la Baltique , désormais à l'abri de toute insulte. Cette
armée est évaluée à plus de 60 mille hommes , et de Berlin
, son quartier-général , elle pent , en peu de jours , être
portée à un nombre d'hommes beaucoup plus considérable.
Tel est l'ensemble de dispositions et de forces sur la
garantie desquelles s'est exécuté le plan si hardi et si décisif
d'attaquer l'Empire russe par ses plus riches provinces , et
de pénétrer , en s'appuyant sur leurs ressources , jusqu'au
coeur de cette immense domination , plan qui , par une
sorte de magie attachée aux grandes entreprises de l'Empire
, met en communication journalière et rapide deux
capitales éloignées de 600 lieues , commande à la fortune
sur les bords du Volga , assure le repos et la prospérité
sur les rives de la Seine et du Tibre , et réunit au-delà de
144 MERCURE DE FRANCE , OCTOBRE 1812 .
l'Ebre et du Tage les aigles françaises disséminées sur le
territoire espagnol .
Cette importante réunion vient en effet de s'opérer .
L'armée du Roi , celle du maréchal duc d'Albufera , celle
d'Andalousie , aux ordres du maréchal duc de Dalmatie ,
ont opéré leur jonction . Le 30 septembre , le duc de Dalmatie
était de sa personne à Calasparra , et devait immédiatement
se rendre auprès de S. M. C. à San-Felipe .
Lord Wellington pendant ce tems est à l'autre extrémité
de l'Espagne près de Burgos, devant cette armée française
de Portugal dont il semblait croire n'avoir plus rien
à redouter.
Il a été reconnu par les cortès généralissime des armées
en Espagne . Voici , à cet égard , les réflexions que fait un
des journaux anglais : elles nous paraissent fondées sur une
connaissance exacte des hommes et des choses dans le
pays dont il est question .
" Lord Wellington a été reconnu par les cortès généralissime
des armées en Espagne. Les cortès ont montré
dans cette occasion un degré de condescendance auquel
nous étions loin de nous attendre : se soumettre à l'influence
anglaise paraissait de leur part une chose difficile
à obtenir. Un nouveau système de guerre va donc être
suivi , et nous avons lieu de craindre que la défense des
Espagnols , leur coopération devenant secondaire , ne
perde beaucoup de son énergie et de cet esprit de résistance
et d'opiniâtreté qui leur a commandé tant d'efforts .
Soutenir leur élan était notre emploi le plus raisonnable ;
mais nous convenait-il de prendre le premier rôle , et de
ne donner que le second à la nation sur le territoire de
laquelle nous occupons quelques points ? Sous le rapport
des rivalités que cette disposition doit faire naître , pour
quiconque connaît le caractère espagnol , la suprématie de
lord Wellington , avantageuse au premier coup-d'oeil ,
peut avoir un résultat prochain défavorable à la cause générale.
S ....
LE MERCURE paraît le Samedi de chaque semaine , par Cahier
de trois feuilles. - Le prix de la souscription est de 48 fr. pour
l'année ; de 24 fr. pour six mois ; et de 12 fr. pour trois mois ,
franc de port dans toute l'étendue de l'empire français .-Les
lettres relatives à l'envoi du montant des abonnemens , les livres
paquets , et tous objets dont l'annonce est demandée , doivent être
adressés , francs de port , au DIRECTEUR GÉNÉRAL du Mercure de
France , rue Hautefeuille , N° 23 .
AS
SEINE DALE
MERCURE
DE FRANCE .
N° DLXXXVIII . — Samedi 24 Octobre 1812 .
POÉSIE .
L'AMOUR FUGITIF .
IMITATION DU TASSE .
C'EST du troisième ciel mon empire et ma cour ,
Qu'aujourd'hui je suis descendue
Pour demander mon fils , l'Amour.
Le petit fugitif se dérobe à ma vue.
Hier jouant avec moi , soit hasard ou dessein ,
D'un de ses traits dorés il me perça le sein.
Au même instant il fuit à tire d'aile ,
Craignant une punition ,
Et je ne connais pas le lieu qui le recèle.
Ma colère bientôt devint compassion ,
Car je suis tendre et je suis mère ;
Je l'ai cherché de toutes parts ,
J'ai visité toute ma sphère ,
J'ai parcouru celle de Mars .
Les mondes roulans , immobiles
Ont passé tous sous mes regards ,
Et je ne trouve point mon fils dans ces asiles .
Faibles mortels , enfin je descends parmi vous ;
Je sais que le petit rebelle
K
146
MERCURE DE FRANCE ,
Va souventdans ces lieux que vous habitez tous ;
Ah ! donnez-m'en quelque nouvelle .
Je ne crois pas le voir à vos côtés ,
Femmes ! dont les attraits sont le brillant partage ;
Et si de vos cheveux et de votre visage
En folâtrant il touche les beautés ,
Dans votre coeur il n'a point d'espérance ;
Et s'il veut habiter chez vous ,
Vous lui montrez la résistance
De vos dédains et de votre courroux.
Mais j'aurai mon fils , je l'espère ,
Parmi vous , hommes polis .
De votre coeur l'Amour pénètre les replis ,
Sans attirer jamais votre colère .
Troupe chérie , indiquez- moi l'Amour :
Celui de vous qui saura sa demeure ,
S'il me l'indique tout-à-l'heure ,
Sera payé d'un aimable retour.
Le plus tendre baiser sera sa récompense .
Si près de moi vous l'amenez ,
Alors mes dons ne seront pas bornés;
Je donnerai , pour prix de ma reconnaissance ,
De si magnifiques présens
Que le trône d'amour et toute ma puissance
N'en pourraient donner de plus grands .
Ma promesse vous en assure ,
Et par le Styx je vous le jure ,
Mais rendez -moi mon fils. Quoi ! vous vous taisez tous ?
Aucun ne me répond : dites , est- il chez vous ?
Inconnu , dans ces lieux , il habite peut- être ;
De ses ailes sans doute on le voit dégagé.
Il aura laissé l'arc dont il était chargé ,
Et tous les attributs qui nous montrent un maître .
Mais je vous donnerai des signes merveilleux
Où vous pourrez le reconnaitre .
L'Amour qui se cache à vos yeux ,
Paraît encore enfant , et pourtant il est vieux
Dans les ruses et la finesse .
N'en jugez point d'après sa petitesse ,
Ses membres délicats , et son air gracieux .
Comme un enfant, il s'agite sans cesse ;
Comme un enfant , il est capricieux .
OCTOBRE 1812.
Tantôt le moindre jeu l'amuse et
l'intéresse ;
Tantôt rien ne suffit à ses
amusemens ,
Quisouvent sont remplis de maux et de tourmens .
Sa colère ! un rien vous l'attire ,
Mais il s'apaise
promptement ,
Etdans ses yeux on voit presque en un seul moment
Les pleurs mêlés avec le rire.
L'éclat de l'or brille dans ses
cheveux :
Telle on dépeint la Fortune à nos yeux.
Ils sont bouclés , touffus , et forment un ombrage
Sur le sommet du front. Le reste du visage ,
Et les côtés sont
découverts .
Son teint a l'éclat de la
flamme ,
Etvous voyezbientôt par des signes divers
Paraitre dans ses yeux les travers de son ame .
Un feu brillant anime ses regards.
Ses yeux pleins de gaîté sont remplis d'artifice ;
Il les tourne de toutes parts ,
En dessous , de côté , comme va son caprice.
Ses
discours sont mêlés d'une aimable
douceur.
Mais en parlant il
s'interrompt sans cesse .
Chez lui tout est
charmant : rempli de
gentillesse ,
Les accens de sa voix
pénètrent jusqu'au coeur.
On voit sur sa bouche cruelle
Paraître un souris malin
Qui prouve qu'à tromper il a le coeur enclin.
Tel sous les fleurs un serpent se recèle .
S'il aborde quelqu'un , d'un air humilié
Ildit : Recevez-moi par grace et par pitié.
Vous
l'accueillez ; il vous
commande en maître ,
Ilestplus insolent qu'il n'est permis de l'être !
La clef des coeurs est dans ses mains.
Souvent il a chassé de leurs anciens
domaines ,
Sans nul sujet , une foule
d'humains
Pour leur imposer d'autres chaînes .
Il veut régler l'esprit , captiver la raison ,
Et loin de garder
l'apparence
De ladouceur , de la
soumission ,
Il
commande avec
arrogance
Acelui qui voudrait lui faire la leçon .
Aprésent j'ai tout dit , je pense ,
Pour vous aider à
connaître
l'Amour.
1
147
K2
148
MERCURE DE FRANCE ,
Ah ! s'il est en votre puissance ,
Donnez-m'en l'avis sans détour.
Quoi ! vos voix resteront muettes ? Vous voulez le cacher, insensés que vous êtes ? Eh ! ne savez-vous pas que malgré tous vos soins , Dans vos yeux , dans votre langage , Et quand vous y sougez le moins ,
Paraîtra le petit volage . Tel celui dont le sein recelait un serpent
Se trahit par ses cris , et le sang qu'il répand.
Mais puisqu'ici mes recherches sont vaines ,
Avant de retourner aux cieux , Je vais , sans différer , dans mes courses lointaines ,
De la terre avec soin parcourir tous les lieux.
Par Mlle SOPHIE DE C .......
LE CLAIR
DE LUNE.
CHANT D'UN BARDE .
ASTRE des nuits dont la douce lumière
Dans tous les coeurs éveille le désir ,
› Viens éclairer ma paisible chaumière ;
> De ta présence elle doit s'embellir.
> Le mois passé , dans sa course fatale ,
> Ton char rapide abandonna ces lieux ;
>>Mais de l'absence expire l'intervalle , > Et ton retour va combler tous mes voeux.
> Je crois déjà sous un ciel sans nuage
> Voir les rayons de ton disque argenté ,
> De ces bosquets pénétrant le feuillage ,
> Y réfléchir leur douteuse clarté .
> Ce demi-jour levé sur la nature
> Invite l'homme à rêver le bonheur :
> C'est le flambeau qui dans la nuit obscure
> Guide les pas du tremblant voyageur.
> Quand ta présence inspire le poëte ,
> A son amante il raconte ses feux ;
> Et le Zéphyr sur son aile discrette
• Porte à l'Echo ses accords amoureux .
> La volupté qui l'enflamme et l'inspire ,
D'un charme heureux embellit ses accens ,
OCTOBRE 1812 .
149
> Et si l'amour a causé son délire
> Il est lui seul le sujet de ses chants . >
Assis au pied d'un orme séculaire
Dont les rameaux s'élançaient vers les cieux ,
Ainsi chantait un Barde solitaire .
L'astre des nuits soudain frappe ses yeux ;
De ses rayons la lumière tremblante
Vient de son coeur redoubler les transports ;
Il touche alors sa harpe frémissante ,
Et le plaisir anime ses accords .
L. A. M. BOURGEAT .
LE JEU DU DIABLE.
Ce jeu savant est bien nommé.
Du Diable le son harmonique
Vient frapper le tympan charmé
D'un concert vraiment diabolique .
Celui que du soir au matin ,
Enchante ce bruit lamentable ,
Ravi des talens du voisin ,
De tout son coeur le donne au Diable !
Combien il faut de jugement
Pour diriger chaque baguette ,
Etretenir adroitement
Le Diable sur sa cordelette !
Le col tendu , le nez au vent ,
Dans une attitude admirable ,
En tous lieux , chacun maintenant ,
A bras ouverts reçoit le Diable !
Tantôt , vivement balancé
Il cède au pouvoir qui l'agite ;
Tantôt , avec force lancé ,
Il s'élève et se précipite.
Pauvres humains ! malgré vos voeux
Vous éprouvez un sort semblable :
Ainsi vous bercent dans leurs jeux ,
L'Amour , la Fortune et le Diable !
Cet agréable amusement ,
Nous vient , dit- on , de l'Angleterre :
150 MERGURE DE FRANCE ,
Moi , je ne puis croire vraiment ,
Qu'un jeu si beau soit né sur terre .
Je pense que , chez Lucifer ,
On fit cet instrument aimable
,
Et que l'inventeur , en Enfer
Areçu son brevet du Diable !
,
Par Mme R. GORRÉ.
ÉNIGME .
J'aime ces jeux sur- tout où l'esprit se déploie,
Adit Hector , parlant dujolijeu de l'Qie.
Remarquez cependant qu'il s'agissait d'un jeu
Où l'esprit n'est que pour bien peu ;
Disons mieux , n'est pour rien. Où le hasard commande ,
Il n'en faut point. Des jeux la liste serait grande.
J'en suis un pour lequel la main seule suffit ,
Pourvu qu'avec la force elle unisse l'adresse ,
Et l'habitude et la prestesse .
Ces moyens-là souvent valent mieux que l'esprit.
Je vais en peu de mots expliquer mon affaire.
Parmi les nobles jeux compté .
Utile dès long- tems , agréable et vanté ;
Exercice interdit à l'homme solitaire ,
Et que l'on ne peut jamais faire
Que par ( de deux à quatre ) une société
Quine peut avoir lieu qu'avec rivalité ,
Aux jeunes gens sur-tout je savais plaire ,
Et je leur procurais bonne grâce et santé.
C'est pour ce double but qu'on m'avait inventé.
Hélas ! combien tout dégénère !
Les tems , l'esprit , les goûts , les moeurs , tout est changé.
Très en vogue autrefois , maintenant négligé ,
Je le suis à tel point qu'il est certaines villes .
Où j'avais jusqu'à trois , quatre ou cinq domiciles
Qu'on a détruits incessamment ;
Ni souvenir , ni monument ,
Dans la plupart des cités de la France
Ne rappelleront plus mon ancienne existence .
Mais je me trompe assurément.
En cessant d'être un jeu qu'on trouvait amusant ,
Je vous suis encor nécessaire :
OCTOBRE 1812. 151
Car , sans vous occuper de perte ni de gain ,
Jouez , ne jouez pas , et vous aurez beau faire ,
Vous me verreztoujours dans votre main.
JOUYNEAU-DESLOGES (Poitiers ).
ÉNIGME-LOGOGRIPHE
.
LECTEUR , nous sommes trois dans cet ancien monde ,
Atrois pieds notre taille est réduite , et pourtant
Tous trois nous dominons sur la terre et sur l'onde ,
Le premier au midi , le second au couchant ,
Et le troisième auprès du pays de Golconde .
Tels que le mont Atlas , nos fronts audacieux ,
Narguent le genre humain et menacent les Dieux.
Nous pouvons nous vanter aussi d'être fort vieux :
On croit que l'un de nous ( son surnom le désigne )
D'avoir vu naitre Adam eut l'avantage insigne ;
L'autre rempli d'amour pour ses premiers enfans ,
Sous ses pieds caverneux garde leurs ossemens ;
Et le dernier enfin , est une des barrières
Qui long-tens sépara deux nations guerrières
Faites pour s'estimer , qui devraient se chérir ,
Et que Napoléon saura bientôt unir.
V. B. ( d'Agen. )
CHARADE .
L'homme en naissant est toujours mon prenier ,
Pour lui dès ce moment commence mon dernier ,
Etdemon tout le rapide passage ,
De sa courte existence est la parfaite image .
Par le même.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est Jalousie .
Celui du Logogriphe est Luc , dans lequel on trouve: cul.
Celui de la Charade est Corniche .
SCIENCES ET ARTS.
-
DICTIONNAIRE DES SCIENCES MÉDICALES , par une société
de médecins et de chirurgiens . -TOMES I ET II .
A Paris , chez Panckoucke , éditeur , rue et hôtel
Serpente , nº 16 ; et chez Crapard, libraire , rue du
Jardinet , nº 10 .
0
(SECOND ARTICLE. )
Izn'en est pas d'un Dictionnaire consacré aux sciences
comme d'un Dictionnaire consacré aux beaux arts . Dans
les arts d'imagination , tout est variable et mobile comme
le goût de ceux qui les cultivent. Donnez à vingt écrivains
différens un ouvrage à composer sur la peinture ,
la poésie , la musique , vous aurez vingt opinions , vingt
systèmes différens . C'est que dans les arts d'imagination ,
il s'agit d'apprécier des sensations , et que les sensations
n'agissant pas de même sur tous les individus , il en
résulte une discordance d'avis et de sentimens au milieu
desquels il est fort difficile d'établir des règles fixes et
immuables . Dans les sciences au contraire tout est positif
, car la certitude des sciences repose sur des faits ;
et quand les faits ont été recueillis avec soin , quand ils
sont transmis par des esprits judicieux et éclairés , incapables
de préjugés et d'intérêts personnels , il est impossible
de commettre une erreur .
Pourquoi la marche des sciences a- t-elle été si longtems
lente , timide , incertaine ? C'est qu'au lieu d'observer
soi-même , on aima mieux se servir des observations
des autres ; c'est qu'à l'époque de la renaissance
des lumières , dans le premier enthousiasme qu'inspira
la lecture des anciens , on leur décerna un culte superstitieux
; c'est qu'on regarda leurs moindres préceptes
comme des oracles , et que les mystères de la science
furent traités comme les mystères de la foi. On n'osa
soupçonner que des génies tels qu'Hippocrate , Aristote ,
Pline, fussent capables de se tromper.
MERCURE DE FRANCE , OCTOBRE 1812. 153
Il fallait un homme d'un esprit élevé et supérieur pour
affranchir l'esprit humain de cette servitude ; il fallait
que Descartes parût et osat dire aux hommes , doutez .
C'est , en effet , depuis qu'on a eu le courage de douter
que les sciences ont pris un essor libre et rapide . C'est
en doutant qu'on est parvenu à la vérité . Ce qui distingue
particulièrement le Dictionnaire des Sciences médicales
, c'est qu'il est composé par des hommes tous animés
des mêmes pensées , tous remplis de cet esprit philosophique
qui porte par-tout le mouvement et la vie .
Là plus de préjugés , de routine , de respect humain. Les
grands hommes de l'antiquité y sont révérés , mais sans
esclavage et sans crainte . Le savoir s'y montre sans pédanterie
, le doute sans hauteur , la vérité sans faste .
Tous les auteurs semblent réunis dans une unique pensée,
celle de servir l'humanité et de faire triompher la raison .
Les deux premiers volumes , dont nous avons à rendre
compte , renferment un grand nombre d'articles remarquables
par l'intérêt du sujet , l'esprit d'analyse , l'étendue
des recherches , la justesse et la solidité des résultats .
Tels sont les articles Abstinence , Accouchement , Age ,
Air , Alimens , Allaitement , Animaux , Aiguillette ,
Antipathie , Archée , Ascarides , Asthénie , Bains , etc.
Ce dernier est sur-tout l'un des plus curieux et des plus .
complets que nous ayons sur cette matière. Il est de
MM. Hallé , Guilbert et Nysten. Les auteurs recherchent
d'abord quel était l'usage des bains chez les anciens . Ils
les considèrent successivement chez les Grecs , les Egyptiens
, les Indiens , les Turcs , les Romains .
Il est constant que , de tous les tems , l'homme a senti ,
comme tous les animaux ; la nécessité de plonger ses
membres dans l'eau pour en entretenir la propreté , rafraîchir
la chaleur du sang , ranimer les forces épuisées ;
mais l'art et le luxe s'emparèrent bientôt de ces avantages
. Les bains furent transportés au sein des habitations
; l'homme riche les construisit à grands frais ;
la prévoyance des gouvernemens en ouvrit de gratuits à
l'homme pauvre.
Les Grecs entretenaient de vastes bains à côté de leurs
gymnases . Les athlètes y descendaient après leurs exer-
-
154 MERCURE DE FRANCE ,
cices , ety renouvelaient leurs forces épuisées. On voit
par la lecture d'Homère que les héros de l'antiquité faisaient
un usage fréquent du bain. Quand Ulysse arrive
à la cour d'Alcinoüs , de jeunes princesses s'empressent
de répandre des flots d'eau pure sur son corps , et le
couvrent ensuite de vêtemens blancs comme la neige . La
magicienne Circé , avant de métamorphoser les compagnons
du héros en animaux immondes , ne leur avait
point refusé les jouissances qu'elle avait prodiguées à leur
chef. « Une nymphe , dit Ulysse , apporta de l'eau ,
» alluma du feu , et prépara tout pour le bain. On nous
>>versa des flots d'une eau tiède et salutaire sur la tête
>> et sur les épaules , on nous parfuma d'essences ex-
>>quises , et lorsque nous fûmes remis des fatigues que
>>nous avions éprouvées , et que nous témoignâmes le
>>désir de sortir du bain , on nous revêtit d'une tunique
>> d'un tissu délicat et d'un manteau magnifique. >>>
Les Romains portèrent le luxe des bains beaucoup
plus loin encore que les Grecs ; les bains publics étaient
des édifices considérables . Au milieu de l'emplacement
était un vaste bassin , dont l'eau se distribuait dans des
réservoirs particuliers , qui offraient au public des bains
chauds , tièdes ou froids . Les bains chauds étaient entourés
de salles où étaient préparées des étuves sèches et
humides ; d'un fourneau immense chauffé souvent avec
des bois et des plantes aromatiques , partaient des tuyaux
sans nombre , qui versaient aux étuves sèches et humides
des torrens de chaleur. Ces étuves étaient circulaires et
voûtées ; leur partie supérieure était terminée par un
vaste bouclier d'airain , que l'on élevait et qu'on baissait
à volonté pour laisser échapper du calorique si l'étuve
était trop échauffée. On s'y rendait par des galeries dont
la température augmentait graduellement. On laissait
couler la sueur , l'on passait sur la peau une sorte de
couteau courbe pour en enlever tout ce qui pouvait
nuire à la transpiration , et on la frottait ensuite d'huile
ou d'autres essences parfumées .
L'heure où les anciens prenaient ordinairement le
bain était la huitième , c'est-à-dire celle qui précédait le
repas du soir. Dans les premiers tems , ils avaient été
OCTOBRE 1812.
155
très-favorables à la santé du peuple . On n'y payait qu'un
quadrans , c'est - à-dire à-peu-près deux centimes de notre
monnaie . Les règles de la décence la plus
scrupuleuse
y étaient observées. Les édiles ne
dédaignaient point
d'en être eux-mêmes les inspecteurs . Long-tems on se
trouva si bien à Rome de l'usage des bains , qu'au témoignage
de Pline, on n'y connut point d'autre médecine
pendant six cents ans ; mais alors aussi on vivait sobrement.
Les dictateurs se
contentaient d'un plat de légume
qu'ils apprêtaient souvent de leurs mains souveraines ;
mais quand le luxe des festins eut succédé à la simplicité
du premier âge , alors il fallut recourir à l'art des médecins.
Le célèbre Musa prescrivit à Auguste les bains
froids , et les bains froids devinrent à la mode . Les plus
riches citoyens y
introduisirent à grands frais les eaux
de la mer; on y fit descendre la neige des montagnes ;
on y répandit avec profusion le safran et toutes les substances
odorantes . Les bains publics et particuliers devinrent
des lieux de licence et de débauche . Les femmes
quittaient à peine les salles de bain . Les empereurs Commode
et Gallien se baignaient sept à huit fois par jour.
Quand les Romains eurent conquis la plus grande
partie du monde connu , ils y portèrent leurs usages et
leurs moeurs . Les Gaulois eurent des bains chauds et des
étuves . Il n'est presque pas aujourd'hui une ville ancienne
où l'on ne trouve quelque rue qui porte le nom
de rue des Etuves ; mais , quand les invasions des Barbares
eurent ramené les moeurs sauvages , la plupart de
ces
établissemens furent détruits , et les villes n'eurent
plus de bains que l'eau de leurs rivières . Depuis quand
la ville de Paris peut-elle se flatter de posséder dans ce
genre des
établissemens de quelque prix ? Depuis une
trentaine d'années . Mais que la plupart de ces établissemens
sont loin de répondre au faste de leurs titres et à
la
magnificence des bains anciens ! Les bains chinois et
les bains turcs n'ont rien de chinois et de turc que leur
nom .
Voulez -vous savoir de quelle manière on se procure les
plaisirs du bain en Turquie ? Voici ce que les auteurs du
Dictionnaire des sciences médicales vous en apprendront :
:
156 MERCURE DE FRANCE ,
«Les édifices qui servent aux bains des Turcs sont
>> construits en pierres de taille , et composés de plusieurs
>> pièces pavées de marbres et chauffées au moyen de
>> tuyaux qui parcourent leurs parois et portent la cha-
>> leur par-tout. Après s'être déshabillé dans une chambre
>> particulière , on s'enveloppe d'une pièce de coton ; on
>> prend à ses pieds des sandales de bois , pour les ga-
>> rantir de la chaleur du pavé , et l'on entre dans la salle
>> du bain qui est construite comme les étuves des an-
> ciens . On ne tarde point à y suer. On est lavé , essuyé,
>>peigné , et long-tems frotté avec un morceau de came-
>> lot qui débarrasse la peau des débris de l'épiderme ;
>>puis on passe sur tout le corps du savon ou d'autres
>>cosmétiques . Ce bain dure une demi-heure en hiver ,
>> un quart-d'heure en été. Après le bain on se repose
>> sur un lit , où l'on prend du café , des sorbets , de la
>>limonade . Les femmes turques se baignent de cette
>> manière à-peu-près tous les jours ; les hommes un peu
>> moins souvent.
>> Il n'est point de village turc avec une mosquée qui
>> n'ait un bain public. Les musulmans riches ont des
>> bains magnifiques , décorés de tout ce qu'a pu inventer
>> le luxe de l'Asie .>>>
Il ne suffit donc pas , pour se procurer des bains turcs ,
de peindre sur la porte une figure basanée , la pipe à la
bouche et le turban sur la tête ; il ne suffit pas de décorer
d'un croissant doré le sommet de quelques pavillons , de
les enrichir intérieurement de draperies et de dessins
bizarres : ces ornemens ne changent rien à la dimension
de la baignoire , ni à la pureté des eaux .
Les Chinois et les Indiens sont bien plus recherchés
encore que les Turcs . Leurs bains sont établis dans des
salles vastes et richement décorées , mais on n'y néglige
rien de tout ce qui peut servir ou le plaisir , ou la beauté.
Lorsqu'on sort de l'étuve , un des serviteurs du bain ,
après vous avoir étendu sur une planche d'un bois précieux
et odorant , vous arrose d'eau chaude ; il vous
presse ensuite le corps avec un art et une délicatesse
admirable . Il fait jouer toutes les articulations ; il s'agenouille
sur vous , force toutes les vertèbres du dos à
OCTOBRE 1812 . 157
s'étendre , s'empare des parties les plus charnues du
corps , les manie , les presse , les frappe même ; il arme
ensuite sa main d'un gant de crin , le passe rapidement
sur toute l'habitude du corps , au point de se mettre luimême
en sueur ; il vous oint de savons et d'essences ; il
vous rase , vous épile , et après trois-quarts d'heure de
cet exercice vous rend à yous-même dans une sorte de
quiétude et de rajeunissement qui enivre l'ame de désirs
et de voluptés . La peau est quelque tems couverte d'une
sueur légère qui donne une douce fraîcheur. On se sent
vivre. On passe ensuite deux heures sur un canapé , on
fume un demi hoka et l'on s'endort dans un sommeil
calme et délicieux .
Les femmes prennent les bains de la même manière ,
et prolongent cette cérémonie , qui porte le nom de massage
, une grande partie de la journée. Des esclaves à
genoux auprès d'elles , sont occupées de ce genre de
toilette , dont la volupté semble faire son profit encore
plus que la santé .
Il faut avouer qu'il y a un peu loin de ces recherches
du luxe asiatique aux jouissances qu'on peut se flatter
de trouver dans nos bains chinois ; mais nos moeurs
s'accommoderaient peut-être mal de ces excès de raffine-
⚫ment et de mollesse. Il faut une disposition particulière
à l'oisiveté et à l'indolence pour s'accommoder de ce
genre de plaisir.
De tous les peuples modernes , ceux qui semblent
s'être rapprochés davantage de la méthode des anciens ,
sont les Russes et les Finlandais . On a vanté beaucoup
chez nous leurs bains de vapeur et d'eau froide . On les
amême mis fort au-dessus de ceux des anciens . Cependant
ce luxe prétendu se réduit à une salle unique , construite
en bois , et dans laquelle on a établi un large fourneau
de fonte , rempli de cailloux de rivière , rougis
efpresque embrasés par l'action du fourneau . Lorsqu'on
y entre , on éprouve une chaleur si violente , on respire
un air si ardent , que les personnes qui n'y sont point
accoutumées ne peuvent y rester sans être suffoquées et
se trouver mal ; mais , lorsque l'on en a contracté l'habitude
, on peut supporter quelque tems cette redoutable
158 MERCURE DE FRANCE ,
atmosphère. On se déshabille , on se couche sur des
banquettes . On verse alors des torrens d'eau froide sur
ces cailloux rougis , et cette étuve sèche se transforme
aussitôt en une étuve humide. Une vapeur épaisse , ardente
, enveloppe de toutes parts ceux qui se sont soumis
à cette épreuve ; les flots de sueur coulent de tous
leurs pores. Pour entretenir les vapeurs , on verse de
l'eau sur les cailloux de cinq minutes en cinq minutes .
Le thermomètre de Réaumur monte ordinairement à 45
degrés . Sur la fin du bain on se fait administrer de
légères flagellations avec des branches de bouleau amollies
dans l'eau ; on emploie les frictions de savon pour
diminuer la sueur ; on se lave à l'eau tiède , puis à l'eau
froide , dont on reçoit plusieurs seaux sur la tête . Au
défaut de bains d'eau froide , on va se plonger dans une
rivière , un étang , ou un ruisseau voisin , quelquefois
même dans la neige .
On s'est souvent demandé comment l'on pouvait supporter
sans périr ces brusques passages d'une chaleur
ardente à un froid excessif. On a cru que les Russes
étaient doués d'une constitution particulière. Les auteurs
du Dictionnaire des Sciences médicales expliquent trèsbien
ce phénomène. Toutes les fois qu'on a imprimé
aux fluides une circulation rapide et extraordinaire , et
que dans tout le système il se fait un grand mouvement
du centre à la circonférence , le froid extérieur ne fait ,
pendant quelques instans , aucune impression. Le docteur
Fordyce, qui a souvent répété les épreuves des bains
russes , a constamment soutenu , sans en éprouver aucune
incommodité , le passage subit d'une chaleur de
43 degrés du thermomètre de Réaumur à un froid de
plus de 4 degrés au-dessous de zéro.
Après ces descriptions des bains anciens et de quelques
bains modernes , les savans auteurs du Dictionnaire
des Sciences médicales considèrent leur sujet sous
le rapport de la santé. Ils examinent successivement les
effets des bains en général ; les avantages et les inconvéniens
des bains chauds , des bains froids , des bains
modérés , des étuves sèches , des étuves humides . Tout
ce qu'ils disent à ce sujet est le résultat d'une étude ap
OCTOBRE 1812 . 159
profondie , de recherches exactes et lumineuses . Ilnous
serait difficile d'entrer ici dans tous cès détails intéressans
; nous nous bornerons à rapporter l'opinion des
auteurs sur les bains froids appliqués aux enfans .
On sait quelle est en France l'autorité de la mode ; on
sait avec quelle rapidité les doctrines nouvelles se répandent
quand elles sont accréditées par quelque exemple
puissant . Les bains d'eau froide usités chez les Anglais ,
conseillés par quelques-uns de nos plus célèbres écrivains,
ont obtenu , il y a quelques années , une vogue
singulière. Combien d'enfans ont péri victimes de cette
mode funeste ! Voici de quelle manière s'expriment à ce
sujet MM. Hallé , Guilbert et Nysten .
« C'est un usage des peuples du nord de plonger les
> enfans nouveau-nés dans l'eau froide ; mais quoi qu'on
>> ait écrit pour nous persuader de suivre un tel exem-
> ple ; il ne sera jamais sûr de précipiter dans l'eau
> froide un enfant qui sort du sein de sa mère , c'est-à-
>>dire d'un milieu dont la température est de près de
>>30 degrés du thermomètre de Réaumur .
>>Si nous considérons l'enfant quelques mois après sa
> naissance , nous le voyons assujéti ordinairement à des
> dépurations de la peau que le bain froid pourrait sus-
>>pendre , ce qui n'arrive pas sans de graves inconvé-
>>niens .Nesont-elles point encore développées ? Le bain
>> froid , par l'effet qu'il exerce sur la peau , en retarde
> l'époque. La peau des enfans auxquels on fait prendre
>>des bains froids est plus sèche , plus dure qu'il ne
>> convient à cet âge. On l'a vue quelquefois devenir si
>>rude et si écailleuse qu'elle se gerçait, et qu'on était
>>obligé de recourir à l'application des corps gras pour
> lui rendre sa souplesse .
> D'autre part , la susceptibilité nerveuse de l'enfance
>>quelquefois excessive ne saurait , en général , s'accom-
> moder du bain froid. Que sera-ce si le pauvre enfant
>> est soumis aux ébranlemens qui en sont la suite , au
> milieu du travail de la dentition , et de la disposition
> aux convulsions, dont il est trop souvent accompagné ?
> Ne point élever les enfans dans la mollesse et les
>>accoutumer peu-à-peu à supporter toutes les tempé
160 MERCURE DE FRANCE , OCTOBRE 1812 .
>>>ratures , estun principe sage: mais les livrer aux effets
>>de l'eau glacée , n'en est pas une juste conséquence .
Que gagne-t- on à les élever à la manière des sauvages?
>> Tout ce qui est d'une faible constitution meurt ; une
» éducation mieux calculée a l'avantage de conserver les
>>>>>faibles . »
On lira encore avec beaucoup d'intérêt tout ce que les
auteurs ont écrit sur les bains d'eau courante , sur les
bains de vapeur , les bains d'eau thermale , sur les eaux
minérales factices , les demi-bains , les pédiluves , les
boues de S. Amand , les étuves , et tout ce qui se rapporte
à cette matière d'un si grand usage dans la vie
domestique et dans les procédés de l'art de guérir.
Peut-être aurait-on pu désirer qu'ils jetassent un
coup-d'oeil rapide sur les bains publics qui se sont , depuis
quelques années , établis à Paris . On ne saurait nier
qu'ils ne soient aujourd'hui singulièrement perfectionnés
du côté de l'élégance , de la propreté , et de la salubrité.
Les bains Vigier sont sur-tout remarquables par l'étendue
des bâtimens , l'abondance des eaux puisées dans
les flots de la Seine , les jolis jardins dont leurs bords
sont embellis , et sur-tout le soin extrême avec lequel
-tout est prévu pour la propreté du linge, des baignoires ,
et des vêtemens qui servent aux baigneurs . Les bains
de Montesquieu , ceux de la rue Saint-Sauveur, les bains
Turcs , les bains Chinois , sont encore recommandables
sous ces divers rapports . Il eût été à souhaiter que nos
savans auteurs eussent examiné si les eaux de rivière
toujours courantes et toujours renouvelées , ne sont pas
préférables aux eaux fournies par les pompes de Perrier,
ou à celles de puits dont on est peut-être forcé de faire
usage , quand les pompes ou les canaux qui en dérivent
* sont en réparation ; qu'ils eussent pu citer quelques
expériences qui nous auraient éclairés sur les avantages
et les inconvéniens de ces divers établissemens .
,
Nous regrettons que les bornes dans lesquelles nous
sommes forcés de nous renfermer ne nous permettent pas
de nous occuper des excellens articles rédigés parMM.
Marc , Barbier , Alibert , Roux , Pinel , Chaussier , Pariset
, et tant d'autres habiles coopérateurs déjà célèbres
par leurs ouvrages . SALGUES .
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS
A
SEINE
MAXIMES ET RÉFLEXIONS SUR DIFFÉRENS SUJETS DE MORALE
ET DE POLITIQUE ; par M. DE LEVIS . Quatrième édition.
Deux vol. in- 18.-Prix , 4 fr. , et 5 fr. franc de port.-
A Paris , chez Renouard, libraire , rue Saint-Andrédes-
Arcs , nº 55 .
( SUITE ET FIN. )
« La possession calme l'amour et souvent l'éteint ;
>> mais elle ne sert qu'à exciter l'ambition et l'avarice. >>
-C'est que l'amour seul possède en effet : mais l'avarice
et l'ambition sur-tout n'ont point d'objet déterminé , de
perspective limitée. Un négociant devenu possesseur
des mines de l'Amérique espagnole ,
pas assez riche pour peu qu'il se piquât de n'avoir point ne se trouverait
un esprit vulgaire , et de ne pas s'arrêter à des spéculations
mesquines. Le monarque qui parviendrait à
régner sur toutes les parties du globe , aurait alors tant
de choses à faire pour les gouverner mieux , et le globe
d'ailleurs est si petit dans l'univers , que si vous ne lui
supposez pas une ame commune , il faut qu'il se plaigne
et de la briéveté d'une vie qui finit à cent ans , et des
bornes étroites d'un domaine dont les navigateurs peuvent
faire le tour en trois cents journées .
<<Notre première parole d'honneur appartient à la
>> vertu ; c'est cette priorité qui ordonne de manquer à sa
> promesse lorsqu'on s'est
malheureusement engagé à
>> faire une mauvaise action . » Cependant que deviendra
laconfiance si dans les cas difficiles tout dépend d'une
interprétation subsequente ? Lorsqu'on a pris un engagement
insensé , quand on a fait une de ces promesses
qu'on ne peut tenir sans crime , est-il permis de manquer
tout simplement à sa parole sans aucune formalité , sans
offrir, s'il se peut, quelque
dédommagement , sans expiation
en quelque sorte ? L'intérêt trouverait par-tout des
L
1
162 MERCURE DE FRANCE,
prétextes , et dans les circonstances où l'on aurait d'abord
recueilli le fruit de ces conventions illégales , on s'attribuerait
ensuite le droit de ne les point ratifier . Des malfaiteurs
entre les mains de qui vous êtes tombé , vous
laissent libre d'après votre promesse de livrer le lendemain
une somme considérable ; et le lendemain vous
jugez qu'en donnant cet argent vous dérangeriez vos
affaires , vous compromettriez essentiellement les intérêts
de votre famille. Cependant ces brigands ne vous ont
pas ôté la vie . Bien qu'ils soient inexcusables d'ailleurs ,
leur confiance est noble ; doit-elle être trompée ? De
plus , ne seriez vous pas responsable jusqu'à un certain
point des divers excès auxquels leur ressentiment pourrait
se porter ? Que faire donc , en général ? se mettre ,
je crois , à la disposition de ceux envers qui l'on a eu
la faiblesse de contracter de tels engagemens etoffrir ,
en ne sacrifiant que soi-même , la satisfaction qu'il leur
plaira de recevoir. Si l'on trouve ceci trop sévère , je
transcrirai cette belle réflexion de M. de Levis : « Un
>> coeur parfaitement droit n'admet pas plus d'accom-
>>modement en morale qu'une oreille juste n'en admet
>> en musique. »
,
<<Diminuez vos rapports avec les hommes , augmentez-
>>les avec les choses.» Cette maxime n'est pas seulement
d'un bon esprit , mais d'un sage. Les choses ne sont pas
aussi agitées ; elles ont du moins une permanence apparente
, et , relativement à nous , une immobilité qui
rend l'ame plus égale et plus ferme. Cette même cause
fait que les sciences , ainsi que l'observe ailleurs M. de
Levis , amortissent la sensibilité . « Elles enlèvent , con-
>>>tinue-t- il , dans une région supérieure à ce monde de
>> misères , et dirigent cet intérêt si vif que l'on prenait à
>>des biens périssables , vers des choses indépendantes
>>de la fortune. » En effet , les sciences ont principalement
pour objet les choses immuables ; or la contemplation
de ce qui est fixe et illimité devient tôt ou tard
Taliment des ames fortes .
Cette sagesse que l'on vient de voir , on en retrouvera
des traces dans les pensées suivantes , qui toutes sont
OCTOBRE 1812 .
163
tirées du premier volume . « Si les peines détruisent le bon-
>> heur , les plaisirs le dérangent. - Le moyen de passer
>>doucement la vie est de préférer les plaisirs qui vien-
>>nent de l'habitude à ceux que donne le changement.-
>>L'activité est aussi nécessaire au bonheur que l'agi-
>>tation lui est contraire .-Ne comptez pas sur la justice
>> de celui dont l'esprit manque de justesse . Justesse
» d'esprit , précieux don du ciel , c'est toi qui apprends
>>à être équitable envers les autres et modéré pour soi-
» même . Sacrifier ses goûts à ce que l'on aime , est une
»
-
jouissance bien douce que la morale autorise ; mais si
» vous laissez prendre de l'influence sur vos opinions ,
>> comment pourrez-vous répondre de ne pas manquer à
>> vos devoirs ? S'il vous reste quelque prudence , ne
>>souffrez pas que vos passions tuent vos goûts ; vous
>> serez trop heureux de les retrouver un jour.- La gué-
>> rison spontanée d'une égratignure est plus admirable
➤ que tous les chefs- d'oeuvre de l'industrie humaine . >>
M. de Levis définit la philosophie , la raison dujuste;
et il dit de la raison en général , qu'elle est le sens du
bonheur. Selon lui , la morale est la conscience raisonnée;
lapensée est une inspiration ; la réflexion un travail , et
ce travail est un devoir d'où découle la moralité des actions;
la vertu est le triomphe de la générosité sur l'intérêt,
et la délicatesse est lafleur de la vertu . L'éducation,
dit-il encore , n'est qu'un exercice raisonné et suivi.
Une manière concise , loin d'exclure l'effet pittoresque
, semble très-propre à le faire rencontrer plus souvent
. S'il paraît y avoir un peu de recherche dans ce
mot: « vous croyez que vous êtes modeste ..... Je ne
>>vous savais pas si orgueilleux; » ou peu de naturel
dans cette sorte de figure: « les spéculations sont à la
» mode; en voici une qui présente un gain assuré : lors-
>> que vous êtes triste , tirez des lettres-de-change sur
>> l'avenir; elles pourront être protestées à l'échéance ,
>>mais qu'importe pourvu que le présent les escompte? »
Si , dis-je , on condamnait dans ceci quelque léger défaut
de goût , dont il n'y a peut- être pas deux autres exemples
dans le recueil entier , cent mots heureux formeraient
une compensation surabondante , et parmi les
:
L2
164 MERCURE DE FRANCE ,
pensées justes , ou les remarques ingénieuses que je vais
citer , on trouvera des expressions que La Bruyère eût
saisies avec plaisir . « La nature humaine est si faible que
>>les hommes honnêtes qui n'ont pas de religion , me
>> font frémir avec leur périlleuse vertu , comme les dan-
>> seurs de corde avec leurs dangereux équilibres .- Les
>>plus douces caresses ne sont pas celles où nous recon-
>> naissons l'intention de nous plaire.-Les pensées des
>> femmes ne sont guère que des allusions . Dans les
>> affaires d'intérêt les femmes ont en général moins de
>> justice , mais plus de loyauté que les hommes ; elles
>> réservent la mauvaise foi pour des affaires d'un autre
>> genre. Voici pour donner du courage une recette assez
> bonne et dont on se trouve généralement bien en Eu-
>> rope : prenez trois aunes de gros drap , etc.; affublez
>> de cet attirail un pauvre paysan timide .... ; vous aurez
>> un brave guerrier ; mais si vous tenez absolument à
>> avoir un héros , il faudra faire encore la dépense d'un
>> grand bonnet de peau d'ours , et de deux grenades de
>>> cuivre doré .-L'orgueil de la naissance serait le plus
>> sot et le plus insupportable de tous , sans l'orgueil des
>>parvenus qui semblent toujours pressés de regagner le
>> tems perdu .--Ne vous désespérez pas , jeune homme ,
>> bientôt l'inconstance de votre maîtresse ne vous tou-
>> chera pas plus que ne le fait aujourd'hui la perte de
>> cette toupie , qui , dans votre enfance , vous a coûté
>> tant de larmes .-Peu de gens ont la fatuité de croire
>>qu'ils iront droit en paradis , etc.-Tous les monumens
>> des hommes ont péri.... etvoilà qu'un volcan .... nous
>>>a conservé des villes entières ... Tout subsiste , tout est
>> à sa place.... et l'effet de ce grand bouleversement a
>> été d'empêcher que rien ne fût dérangé. »
L'abondance des choses ne laisse point de place pour
les remarques que j'eusse dû faire en plusieurs endroits ,
sur quelques définitions , par exemple , et sur la périlleuse
vertu de ceux qui sont tout simplement des hommes
honnêtes : néanmoins je n'ai pas pris l'engagement de ne
plus rien contester à M. de Levis , si l'occasion s'en
présente encore , de ne plus faire de commentaires et
même d'observations critiques.
OCTOBRE 1812. 165
En lisant ce passage , accompagné d'une note qui en
fait unprincipe rigoureux : « les peuples ne se ressem-
>>blent que par la crainte , la vanité, et le sentiment de
>>la paternité ; ils different en tout le reste , » je trouvais
unpeu restreint le nombre des dispositions attribuées à
l'espèce entière. La vanité , disais-je , est-elle plus universelle
que ce triste calcul , cette déplorable industrie
de l'amour-propre , qui chez les peuples libres , comme
chez les peuples asservis , porte insensiblement ceux qui
ont l'ame étroite à se soumettre aux uns avec bassesse ,
dans le flatteur espoir de dominer insolemment sur les
autres? Et ensuite j'ai remarqué , dans le premier volume
, cette réflexion à laquelle je ne m'étais pas arrêté
d'abord : « En voyant tant de bassesses et tant d'injus-
>> tices , on doute si c'est pour la servitude ou pour la
>>tyrannie que les hommes ont plus de penchant.>> Peutêtre
est-il encore , aux Antipodes , derrière Botany-Bay ,
dans le fond des terres , une tribu dont on pourrait dire :
elle se borne à l'indépendance , ne veut point conquérir
et ne veut point dépendre ; mais une peuplade aussi
étrange ne ferait pas exception , car il y aurait chez elle
tout aussi peu de vanité que de servitude. L'auteur peut ,
il est vrai , rapporter à la vanité ce penchant à la dépendance
, à la domination ; mais , en généralisant ainsi ,
l'on ne trouverait plus dans l'homme que l'amour de
soi ; la crainte , et même le sentiment de la paternité ne
devraient plus en être distingués.
« Je ne sais si chez les hommes capables d'une véri-
>> table amitié , ce sentiment n'est pas encore plus ex-
>> clusif que l'amour. >> -C'est peut-être aller trop loin ;
l'amitié n'est pas , comme l'amour , une affection naturellement
exclusive .
«Il est encore plus facile de juger de l'esprit d'un
>>>homme par ses questions que par ses réponses. » -
Dans ses réponses il n'a pas le choix des objets; elles
sont accidentelles , pour ainsi dire , et tiennent souvent à
la partie la moins importante de sa pensée ; mais dans ses
questions , on le voit presqu'entier , car s'il ne croit pas
devoir en faire sur ce qui l'occupe principalement , da
166 MERCURE DE FRANCE ,
moins il les dirige d'une manière analogue à la pente de
son esprit.
« Voulez-vous savoir ce qui fait la plupart des bons
>> ménages ? - La conformité des goûts et des humeurs ,
>>>sans doute .-Erreur : les sens dans la jeunesse , l'ha-
>>bitude dans l'âge mûr , le besoin réciproque dans la
>>>vieillesse . » - L'importance de la conformité des goûts
n'est pas une erreur : si les sens suivent d'abord cette
direction exclusive que l'union suppose , une certaine
conformité des humeurs y contribue puissamment ; et
dans les engagemens contractés plus tard , quand les
sens ont peu de pouvoir , et qu'il n'existe point d'habitude
antérieure , cette analogie dans les inclinations fait
presque seule les bons ménages. Ce qu'il faut chercher ,
ce n'est pas , il est vrai , la totale ressemblance des caractères
, mais une même manière de voir et de sentir
sur les jouissances véritables , et sur cette partie de l'ordre
qui règle tout dans la vie domestique .
« La grande difficulté dans l'éducation consiste à tenir
>> les enfans dans la soumission , sans dégrader leur ca-
>>>ractère .>>> - N'assujétissez point l'enfant aux volontés
arbitraires d'un homme , mais ayez soin de le placer
dans des situations où la force des choses le subjugue
naturellement ; alors cette difficulté sera levée . Les
hommes qui le conduisent ne doivent être que les agens
de la nécessité , les ministres de l'ordre : c'est un des
principes les plus féconds de l'Emile .
-
<<Si les hommes étaient sages , ils donneraient à la
>> religion et à la médecine la plus grande partie du tems
>> que ne réclament pas les devoirs de leur état . >>> Au
mot religion , substituez le mot morale , car la foi n'est
pas universelle , et mettez l'hygiène à la tête de tout ce
que l'idée de médecine comprend ; alors cette pensée
sera rigoureusement vraie . « Lecteur , que cette réflexion
>>étonne , continueM. de Levis , il y a apparemment des
>>choses qui vous touchent de plus près que votre ame
>> et votre corps , mais aussi vous n'êtes pas sage . >>>
« O inconséquence ! l'on conduit les hommes à la
>>mort par la crainte.>> -L'homme que , dans un tems
de terreur , on mène à la mort , n'y est pas conduit par
OCTOBRE 1812 . 167
sa propre crainte , mais par son impuissance , et par la
stupeur dont sont remplis d'autres hommes qui évitent
de s'y faire conduire , du moins actuellement. C'est donc,
si l'on veut , l'effet de l'égoïsme et d'une sorte de faiblesse
générale qui n'aurait pas lieu si l'on en prévoyait tous
les résultats ; mais ce n'est point une inconséquence . On
parle beaucoup des inconséquences des hommes : si l'on
envoittant , c'est , je pense , faute de rapporter avec assez
de soin à des causes diverses des résultats opposés . Les
contradictions humaines sont comme les caprices et le
hasard; ces mots vagues servent de réfuge à notre ignorance.
On avoue communément que ce qui paraît livré
au hasard est produit par des causes invisibles ; il faut
ajouter qu'en général , l'inconséquence est imaginaire ,
excepté chez les sots , et que les caprices réels ( car on
peut aussi affecter d'en avoir ) , sont fondés en raison
mais d'une manière secrète , ou quelquefois trop faible.
1 ,
« Un malheur , quelque grand qu'il soit, donne du
>> ressort à l'énergie ; mais une longue suite d'infortunes
>>>rouille le courage et le change en résignation. » -On
craint alors de s'engager dans une lutte téméraire contre
la nécessité même. Cette force irrésistible qui entraîne
du moins les choses premières , règne autour de nous, à
des distances inconnues ; qui pourra déterminer où commence
son empire? L'auteur avait dit auparavant : «Ce
>>qu'il y a de plus difficile dans la vie , c'est de savoir
>>jusqu'à quel point il faut chercher à vaincre la fortune
>>avant que de se résigner à son sort. Céder trop tôt ,
>> c'est lâcheté ; trop tard , c'est folie>. >>
La raison n'a guère de pouvoir que sur l'homme qui
veut être juste . La partialité volontaire serait donc à-peuprès
incurable ; c'est d'ailleurs un mal évident, et il ya
peu de choses utiles à dire à cet égard. M. de Levis
amieux aimé prémunir les hommes sincères , mais encore
susceptibles de se préoccuper, contre l'esprit de système
qui rend les sens complices del'imagination . « N'adoptez ,
» poursuit-il , qu'avec la plus grande circonspection les
>> expériences faites dans la vue de justifier une theorie. >>>
L'impartialité est si belle et si rare que je voudrais pouvoir
citer ici tout ce qu'on a dit de meilleur à ce sujet..
:
168 MERCURE DE FRANCE ,
Nul peut- être , en cela , n'a porté plus loin le scrupule
que M. Meiners de l'université de Gottingue : sans doute
il a pensé que l'on ne pouvait prescrire trop sévèrement
des devoirs qui ne demandent d'autres forces que celles
de la volonté . Voici ce qu'il dit (traduction de M. Laveaux)
, dans la préface de son important ouvrage sur
les sciences dans la Grèce : « Il faut au commencement
>> de chaque recherche se demander à soi-même.... si
>> l'on ne désire pas secrétement qu'elle ait tel ou tel ré-
» sultat plutôt que tel autre. Il faut examiner si nous ne
> donnons pas une attention particulière à la recherche
>>de témoignages favorables ou défavorables à certains
>>peuples , à certaines assertions ...... enfin , si certains
>> passages importans n'excitent pas en nous une joie
>>plus grande que celle que nous éprouvons ordinaire-
>> ment à la découverte des faits les plus utiles , et si la
>>cause de cette joie extraordinaire ne vient pas de ce
» que nous avons trouvé dans ces passages un grand
>> appui pour quelque opinion favorite , etc.>>>
« Si vous avez le loisir d'écrire et que vous croyiez
>> avoir le talent de composer , réfléchissez beaucoup et
>> lisez peu : vous n'aurez que trop de mémoire. » -
Pour que ce conseil , très-bon d'ailleurs , fût suivi sans
inconvénient , il faudrait communiquer ses manuscrits
à des personnes qui eussent au contraire cultivé leur
mémoire , et qui pussent indiquer les choses déjà connues
que l'on croit dire le premier , soit parce qu'on ne
les a pas rencontrées ailleurs , soit parce qu'elles n'ont
laissé dans la tête qu'une trace trop confuse pour que
l'originé en paraisse étrangère. Comment les distinguer
alors de celles qui dans un sens opposé nous trompent
également , et qui ont donné lieu à cette autre réflexion
de M. de Levis ? « Il y a des vérités si frappantes , que
>> l'on croit les reconnaître quoiqu'on les entende pour
>> la première fois. >> Réflexion dont je dois d'autant
mieux apprécier la justesse , que j'ai beaucoup de peine
à me persuader qu'elle soit elle-même une pensée nouvelle
. J'abandonne cette décision à ceux qui ont lu
davantage , ou dont les souvenirs sont plus sûrs ; et s'ile
OCTOBRE 1812 . 169
ont la curiosité de soumettre à cet examen quelques
autres passages sur lesquels je formerais un doute semblable
, ils pourront s'arrêter particulièrement à ceux-ci.
<<On se lasse de tout , excepté du travail.--Les faiblesses
>> des hommes supérieurs satisfont l'envie et consolent
>>la médiocrité.-O vous qui vous plaignez de l'ingrati-
>> tude , n'avez-vous pas eu le plaisir de faire du bien ?-
>> Il y a tant de bassesse dans la plupart des louanges ,
>>qu'elles avilissent plus ceux qui les donnent qu'elles
>> n'honorent ceux qui les reçoivent.-Réprintez , vous
>> aurez moins à punir. » Cette dernière maxime est d'une
grande importance ; eût-elle été imprimée vingt fois , il
serait bon de la répéter encore .
Les lignes que je viens de transcrire , et un trèspetit
nombre d'autres , sont-elles ou ne sont-elles point
des réminiscences? c'està-peu-près une question oiseuse .
M. de Levis a pu s'y tromper , mais il est plus vraisemblable
que je me trompe moi-même. Si d'ailleurs ma
conjecture se trouvait fondée , ce serait assurément le
cas de dire , sur l'ouvrage de M. de Levis , ce qu'il dit
lui-même , en partie seulement et d'une manière moins
positive : Ubi plura nitent , non ego paucis offendar
maculis . Quel livre d'ailleurs , même sous une forme
sententieuse , pourrait ne contenir que des idées neuves
dans nos siècles encore puérils et déjà vieux?
DE SEN**.
TRADUCTION DE QUELQUES ODES DE PINDARE.
LEShommages les plus glorieux ont été rendus par l'antiquité
au génie de Pindare.Alexandre , entrant en vainqueur
dans Thèbes , ordonna de respecter la maison que
ce poëte avait habitée. Horace le représente comme le premier
des poëtes lyriques , et déclare que ce serait une témérité
semblable à celle d'Icare , que de vouloir l'imiter .
Pindarum quisquis studet æmulari ,
Jule, ceratis ope dædalea
Nititur pennis, etc.
1
170 MERCURE DE FRANCE ,
La plupart des modernes ont souscrit à cette admiration
des anciens ; mais , en même tems , ils ont observé qu'il
estplus difficile maintenant de sentir les beautés du poëte
thébain . Une grande partie du charme qui devait naître de
la cadence et de l'harmonie des vers , est perdue pour nous ;
les allusions aux jeux publics et à plusieurs usages contemporains
, les allégories mythologiques , les traditions des
âges reculés sur les premiers héros et les premiers législateurs
, ne peuvent exciter de nos jours cet intérêt qu'ils devaient
avoir pour les habitans d'Athènes , de Thèbes , de
Corinthe , et même pour ceux de Rome , dont les souvenirs
historiques se rattachaient à plusieurs époques mémorables
des fastes de la Grèce . Il naît même de ces circonstances
des difficultés dans l'interprétation du texte ,
qui exigent des recherches pénibles , dont les résultats sont
plus d'une fois insuffisans. Cependant on reconnaît et l'on
retrouve encore de nos jours le génie du poëte . On admire
son élan aussi hardi que sublime et soutenu , la pompe de
ses expressions , la variété et la richesse de ses images,
l'élévation de ses idées et de ses sentimens , et les brillantes
couleurs dont il sait revêtir les grandes vérités de la philosophie
et de la morale. Il est plus souvent dans les cieux
que sur la terre ; mais son vol n'est point téméraire , et
après avoir interrogé les dieux sur le passé et sur l'avenir ,
sans s'égarer , il retourne parmi les mortels , pour leur
donner les leçons de la sagesse , ou pour leur offrir le prix
de l'adresse et du courage. Anacréon sacrifie aux graces et
à l'amour . Horace est riche en détails brillans , varié dans
sa marche , harmonieux dans son rhythme ; mais il a moins
de grandeur dans ses conceptions , et moins d'abandon
dans son enthousiasme , que le poëte thébain. On voit que
c'est après avoir étudié tour-à-tour Pindare , Anacréon et
Horace , que Boileau a tracé le caractère de l'ode .
L'Ode avec plus d'éclat , et non moins d'énergie ,
Elevant jusqu'au ciel son vol audacieux ,
Entretient dans ses vers commerce avec les Dieux .
Aux athlètes dans Pise elle ouvre la barrière ,
Chante un vainqueur poudreux au bout de la carrière ,
Mène Achille sanglant au bord du Simoïs ,
Ou fait fléchir l'Escaut sous le joug de Louis .
Tantôt comme une abeille ardente à son ouvrage ,
Elle s'en va de fleurs dépouiller le rivage.
4
OCTOBRE 1812 .
171
Elle peint les festins , les danses et les ris ,
Vante un baiser cueilli sur les lèvres d'Iris ,
Quimollement résiste , et par un doux caprice
Quelquefois le refuse afin qu'on le ravisse.
Son style impétueux souvent marche au hasard ,
Chez elle un beau désordre est un effet de l'art .
Nous offrons aux lecteurs la traduction de quelques odes
de Pindare. Cet essai a besoin d'une grande indulgence ,
quelques efforts que nous ayons faits pour surmonter les
difficultés . Nous commençons par la quatrième et la cinquième
olympiques , adressées à Psaumis , de Camarine en
Sicile , et qui se lient l'une à l'autre autant par le sujet même,
que par le genre des développemens poétiques .
,
IV Olympique .
MAÎTRE des dieux , Jupiter dont les mains agitent la
foudre rapide , les Heures (1) , vos enfans , m'ont donné le
signal de me rendre dans ces lieux avec les accens variés
de ma lyre , pour être témoin des plus glorieux combats.
Les gens de bien apprenant l'heureuse nouvelle des
succès de leurs amis , sentent aussitôt s'élever dans leur
coeur les transports de la joie. Fils de Saturne , vous qui
résidez sur l'Etna , où se forment les orages , et dont le
poids accable Typhon aux cent têtes , jetez , en faveur des
grâces protectrices de Camarine , un regard favorable sur
T'hymne qui célèbre une victoire remportée dans les jeux
olympiques .
> ORNEMENTimmortel des plus sublimes vertus, cethymne
arrive sur le char de Psaumis .. La tête ceinte de l'olive
qu'il a cueillie dans les champs de Pise , Psaumis s'empresse
de répandre sur Camarine sa patrie l'éclat de la
gloire. Puisse une divinité propice accomplir tous ses
voeux ! Je vante ici son adresse à former un coursier, les
soins hospitaliers qu'il prodigue avec joie , et son amour
pour la tranquillité conservatrice des villes. Le mensonge
n'aura point fardé mes discours . L'expérience est le sceau
de la vertu des hommes .
(1) Les heures étaient représentées par les anciens comme des
déesses , filles de Jupiter et de Thémis ,
172 MERCURE DE FRANCE ,
L'EXPÉRIENCE mit Erginus , fils de Climenus , à l'abri des
outrages dont les femmes de Lemnos voulurent couvrir
ses cheveux blancs . Vainqueur à la course , et revêtu de
ses armes d'airain , il dit à Hypsipyle (2) , en s'approchant
pour recevoir la palmé : C'est moi , la vitesse de mes pas
égale encore la force de ma main et le courage de mon
coeur. Les cheveux blancs croissent quelquefois avant le
tems , même sur la tête du jeune homme.n
V Olympique.
>>NYMPHE de Camarine (3), fille de l'Océan , recevez favorablement
la douce fleur des nobles vertus et des couronnes
olympiques ; c'est l'hommage de Psaumis vainqueur
sur son char infatigable. Illustrant votre ville , nourrice
féconde des peuples , Psaumis avait décoré douze autels
pour les fêtes des dieux ; de nombreux taureaux furent
immolés , et cinq jours virent célébrer des jeux divers .
Couronné par la victoire , il vous environne d'une gloire
éclatante ; il répand au loin le nom de son père , et celui
des cieux , où naguère il fit son séjour.
>>QUAND , de ces aimables contrées qu'habitèrent jadis
OEnomaüs et Pélops , il retourne dans sa patrie , sa voix
célèbre la forêt sainte , qui vous est consacrée , ô Pallas ,
protectrice des villes. Il chante le fleuve Oanus , le lac qui
baigne sa terre natale , et les sources sacrées de l'Hipparis ,
dont les eaux vont restaurer l'habitant de Camarine . Par
ses soins de nombreux édifices s'élèvent dans cette ville
comme une haute forêt , et un peuple de citoyens se relevant
de ses infortunes (4) , devient heureux et florissant.
Toujours le travail et la peine combattent autour des vertus,
pour vaincre les périls cachés des grandes entreprises , et
ceux qui parcourent cette carrière avec succès , préservés
de la jalousie , reçoivent de leurs concitoyens le glorieux
nom de sages .
(2) Reine de Lemnos , qui avait ordonné des jeux publics.
(3) La villede Camarine était située près d'un lac et sur le fleuve
Hipparis.
(4) La ville de Camarine avait été ravagée deux fois par les Syraeusains
.
OCTOBRE 1812 . 173
JUPITER , conservateur des mortels , vous que portent
les nuages , qui résidez sur la colline de Saturne , qui protégez
l'Alphée répandant au loin ses ondes , et l'antre sacré
de l'Ida , je viens , avec la cadence lydienne , vous supplier
d'accorder dans tous les âges à cette ville des hommes
vaillans . Je demande aussi que vous , ô Psaumis , couronné
dans les champs olympiques , et dont le courage se plaît à
dompter le fier animal qui sortit de la terre à la voix de
Neptune , vous puissiez atteindre le terme de la vie , dans
une tranquille vieillesse , entouré de vos fils , témoins de
votre bonheur ! "
1 J. P. CATTEAU - CALLEVILLE .
1
THEATRES.
OBSERVATIONS SUR LES PRINCIPAUX SPECTACLES .
La gloire nationale est en partie fondée sur nos brillans
succès dans la carrière dramatique (1). En ce genre ,
les anciens et les modernes n'ont rien à nous opposer ;
c'est au moins le sentiment de tous les littérateurs que
les préventions nationales et le respect idolâtre de l'antiquité
n'aveuglent pas. Nos théâtres , à qui tant de richesses
sont confiées pour les faire valoir , n'ont-ils , à cet égard ,
aucun reproche à se faire ? Répondent-ils toujours àl'idée
que s'en forment les étrangers qui , arrivés à Paris , sont si
souvent trompés dans leur attente , et voient des chef
d'oeuvre quelquefois moins bien exécutés qu'en province ?
L'examende cette question fera le sujet de ces observations
, dans lesquelles je passerai en revue les trois principaux
spectacles de Paris. Dirigé par le seul amour de
l'art , sine ira et studio (comme dit Tacite ) , sijenomme
quelquefois les individus , c'est par impossibilité de me
faire entendre autrement. On pourra m'accuser d'erreurs ,
mais jamais de malveillance .
En commençant par le théâtre français , le premier de
tous aux yeux de la raison , mes remarques s'étendront
d'abord sur la tragédie , et je me joindrai aux critiques
(1) Il faut ici supposer qu'en effet les lettres contribuent à la gloire
d'une nation. Ceux qui ne pensent pas ainsi , pourront trouver mon
assertion ridicule ; mais ce n'est pas pour eux que j'écris.
174 MERCURE DE FRANCE ,
déjà faites contre la déclamation lourde , monotone et
traînante , qui est actuellement en usage . Aucun artiste
n'est entièrement exempt de ce défaut , et il est véritablement
insupportable dans quelques-uns .
On peut regarder comme à-peu-près vacant l'emploi si
important des reines et des pères nobles . Saint-Prix et
mademoiselle Rancourt (les seuls qu'on puisse citer) jouent
rarement et dans un petit nombre de pièces ; le moment
de leur retraite n'est probablement pas fort éloigné .
Aucun talent ne s'est encore présenté pour les remplacer.
La dignité , les avantages physiques manquent à mademoiselle
Duchesnois , qui , d'ailleurs , est si bien partagée
du côté de l'ame et de la sensibilité. Quant aux premiers
rôles , ils seront bien remplis tant que Talma et
Lafond voudront s'entendre , ce qui me paraît extrêmement
facile , puisqu'ils ont chacun un genre tout - à - fait
différent , et que les rôles qui conviennent à l'un , ne
sauraient convenir à l'autre . Les échanges qu'ils font quelquefois
ne me paraît pas heureux , et je les invite à y renoncer
pour les intérêts du public et de leur propre réputation.
Je ne dis rien des jeunes princesses et des jeunes
premiers ; on tolère la médiocrité dans ces deux emplois
plus que dans ceux dont j'ai parlé précédemment , et il
faut convenir que cette indulgence est plus que jamais
nécessaire.
La comédie , quoique généralement beaucoup mieux
jouée que la tragédie , laisse encore à désirer sous bien
des rapports . Le talent de Fleury sera bientôt perdu , et
qui le remplacera ? Saint-Phal met dans ses rôles beaucoup
de vérité et d'intelligence , mais ses moyens ne répondent
pas à ses intentions : on a quelquefois de la
peine à l'entendre . La tradition des petits-maîtres de l'ancien
régime est entièrement perdue ; l'élégance et la noblesse
de leurs manières a fait place à la fatuité grossière
et sans grâce de nos jeunes gens actuels . Dans l'emploi
des valets , Thénard est le seul qui n'apporte pas sur la
scène la froideur et l'ennui. Cet acteur a des momens
très-heureux , et mérite des encouragemens ; on désirerait
qu'il jouât dans des pièces où il est absolument nécessaire.
On ne peut presque plus compter mademoiselleDevienne
, qui fait si rarement jouir les spectateurs de sou
aimable talent . Mademoiselle Demerson a de la chaleur ,
de la force comique , mais son jeu est quelquefois faux ; il
a besoin d'être dirigé . Grandmesnil a laissé des regrets
OCTOBRE 1812 . 175
pour l'emploi des rôles dits à manteaux , cependant Devigny
n'est point sans mérite ; son jeu est franc , naturel ,
et ne me semble pas assez apprécié. Les deux Baptiste et
Michot sont excellens dans quelques pièces , mais leur
sphère est bien circonscrite : il est fâcheux que Baptiste
aîné ait renoncé à des rôles qu'il remplissait très - bien ,
comme celui du Glorieux , du Distrait . Mlle Leverd et
Mlle Mars ont un talent précieux , et ne doivent rivaliser
que de zèle; chacune a ses droits à la faveur du public ,
àqui elles sont également agréables .
Je doute que le projet de substituer un comité d'auteurs
dramatiques à un comité de comédiens pour l'admission
des nouveautés , soit une idée heureuse . Ce mode ne présenterait
pas moins d'inconvéniens que celui qui est actuellement
en usage ; mais ne pourrait-on pas , soit dans
l'Institut , soit dans les rédacteurs de journaux , trouver des
gens de lettres qui , sans s'être exercés dans la poésie dramatique,
seraient très en étatd'en apprécier les productions,
et formeraient un tribunal aussi éclairé qu'impartial ? On
devrait au moins imposer aux comédiens l'obligation de
donner un plus grand nombre de nouveautés , et de jouer ,
dans un intervalle donné , tous les ouvrages restés au
théâtre (2). Des pièces excellentes , sans doute , mais fastidieuses
par leur continuelle répétition , sont sans cesse
sur l'affiche , tandisque d'autres n'y paraissent presque jamais
ou très-rarement. C'est par une revue de ces pièces à
remettre , que je terminerai mes remarques sur le théâtre
français.
Je ne dirai rien de Brutus et de la Mort de César ,
dont des circonstances , étrangères au mérite de ces deux
beauxouvrages, peuvent empêcherla remise; mais parquelle
raison priver le public de Mérope , d'Oreste , de Rome
sauvée ? La première de ces trois tragédies est un des chefsd'oeuvre
de notre scène , et depuis dix ans , je crois , n'y a
point paru (3) . Celles d'Oreste et de Rome sauvée sont
(2) Les auteurs vivans ont beaucoup de peine à faire représenter
leurs pièces ; celles même qui sont restées au théâtre , et qui y ont été
toujours applaudies (à l'exception d'un très-petit nombre) , ne sont
pasjouées; que deviendra l'art dramatique , si l'on décourage entièrement
ceux qui le cultivent?
(3) Je sais bien que le principal rôle , qui fit la réputation de
Mile Dumesnil , et que j'ai vu très bienjoué par Mlle Sainval aînée ,
n'est pas favorable àMile Raucourt ; mais pourquoi Mile Duches
176 MERCURE DE FRANCE ,
très -estimées des littérateurs ; l'une joint , au mérite de la
simplicité et du coloris antiques , beaucoup d'intérêt ; et
l'autre , parfaitement écrite , offre la peinture la plus vraie
et la plus énergique des illustres personnages qui y sont
dépeints . On peut comparer aux plus belles scènes de notre
théâtre celles de Catilina et de César. Andronic , Gustave
, Spartacus , Inès de Castro , Absalom , Amasis ,
Mahomet II ( de la Noue) , Roméo et Juliette , Fénélon ,
les Vénitiens , Etéocle et la Mort d'Abel (de M. Legouvé ) ,
le siége de Calais , Hypermnestre , la veuve du Malabar ,
Zelmire , Gabrielle de Vergy , n'ont pas été jouées depuis
fort long-tems. Elles n'ont pas toutes lemême mérite ,mais
il n'en est aucune qui n'ait obtenu un grand succès , motif
suffisant pour ne pas les oublier. Le drame de Béverley(
4) , les comédies de l'Ecole des Mères , du Glorieux ,
de Démocrite , du Chevalier à la mode , du Muet , du Jaloux
désabusé , des Précieuses ridicules , de la Comtesse
d'Escarbagnas , de Dupuis et Desronais , d'Esope à la cour,
de la Surprise de l'Amour , du Mariage fait et rompu , du
Double veuvage , du Français à Londres , du Procureur
arbitre , de la Jeune Indienne , des Moeurs du tems , du
Magnifique , des Trois frères rivaux , etc. , etc. , ont toutà-
fait disparu . Que les comédiens les rendent à la vie , et
ils ne pourront que s'en féliciter , s'ils apportent à leur remise
les soins que mériteraient aussi tant d'excellentes
pièces dédaignées (5) des premiers acteurs , et par consénois
, qui a joué ceux de Clytemnestre et de Gertrude dans Hamlet ,
ne l'essayerait- elle pas ?
(4) A ce mot , je vois déjà bien des lecteurs se récrier : qu'ils se
rassurent ; je n'aime pas plus qu'eux les productions monstrueuses de
la scène anglaise; mais je les invite à relire Laharpe , qui ne les aimait
pas davantage , et qui cependant loue beaucoup Béverley. C'est un
ouvrage très-moral , rempli d'intérêt , et qui offre le tableau le plus
terrible et le plus vrai des funestes excès où peut entrainer la passion
du jeu. En supprimant ( ce qui serait très-facile ) le morceau blâmé
avec raison par Laharpe , dans lequel Béverley veut attenter aux jours
de son fils , ce drame n'aurait rien qui pût révolter le spectateur , et
bien joué il produirait le plus grand effet. C'est , à mon avis , la meilleure
des productions de ce genre .
(5) Comme l'Avare , les Ménechmes , le Distrait , le Légataire ,
l'Ecole des Femmes , l'Avocat Patelin , etc.
Les chefs-d'oeuvre de Molière , de Regnard , de Corneille , de
OCTOBRE 1812 . 177
1
quent du public , dont la majeure partie ne juge des ouvrages
dramatiques que par ceux qui les représentent
LA
SEIN
Si généralement les spectacles de Paris ne répondent pas
à l'idée que s'en forment les étrangers , cette vérité n'est
nullement applicable à la danse et aux décorations de
l'Opéra , qui surpassent toujours leur attentes il n'y a ,
sous ce rapport , que des éloges à donner. Ledministrationde
ce théâtre en mérite aussi pour n'avoir point cédé
au caprice de la mode (7) , et pour avoir constamment
offert au public les chefs-d'oeuvre que leur ancienneté me
saurait faire vieillir. Plus on entend une belle composition
musicale , plus elle charme : les connaisseurs y découvrent
toujours de nouvelles beautés. Quelques personnes disent
que l'académie impériale de musique ne varie pas assez
son répertoire : cette plainte n'est pas fondée. Les soins
qu'exige chaque représentation donnée à ce théâtre , ne
lui permettent pas la même variété qu'aux autres ; autrefois
on ne donnait , dans le courant de l'année , que trois
ou quatre pièces ;une nouveauté (comme en Italie ) , était
jouée sans interruption jusqu'à ce qu'elle n'attīrât plus
personne. Le seul reproche à faireà la directionde ce spectacle
relativement au répertoire , c'est l'abandon des beaux
opéras de Piccini. Dans la querelle des Gluckistes et des
Racine et de Voltaire devraient toujours être représentés par l'élite
des acteurs , pour lesquels c'est une obligation de donner aux immortelles
productions , dont ils sont dépositaires , tous les soins qu'elles
méritent. Les rivalités , l'amour-propre , toutes les petites considérations
qui n'ont malheureusement que trop d'influence , devraient
alors disparaitre . On a vu Le Kain jouer des rôles très-secondaires
dans les pièces , pour ne les pas faire manquer.
(6)Autrefois les affiches n'indiquaient pas le nom des acteurs , et
l'on n'allait au spectacle que pour les pièces. Cet usage n'était pas
sans inconvénient pour les spectateurs , qui souvent étaient trompés
dans leur attente ; mais celui qui a prévalu depuis , égare le goût du
public , en le faisant aller à de mauvais ouvrages favorisés des premiers
comédiens , et en l'écartant des chefs-d'oeuvre qu'ils abandonnent.
(7) La musique entendue à ce théâtre a toujours conservé le caractère
qui lui est propre. On en aconstamment écarté ces ornemens
insignifians prodigués à l'Opéra- Comique , et qui sont la mort de
l'expression.
M
1.
!
1-8 MERCURE DE FRANCE ,
Piccinistes , les premiers ayant enfin prévalu, sur-tout
parmi les administrateurs de l'Opéra , ils en ont écarté
les ouvrages de l'Orphée italien , à l'exception de Didon ,
qu'on donne même assez rarement. Ne serait-il pas tems
enfin que ces misérables discordes musicales finissent ,
qu'on rendît à chaque compositeur la justice qui lui est due,
et que chacun leur appliquât ce vers de Virgile :
f
Tros rutulusvefuat , nullo discrimine habebo .
L'Iphigénie en Tauride de Piccini est un chef- d'oeuvre
de mélodie et d'expression , égal et peut-être supérieur à
Didon ; pourquoi ne pas la remettre ? On pourrait la donner
alternativement avec celle de Gluck , et offrir ainsi
aux amateurs le plaisir de la comparaison. La musique de
Rolandet d'Atys , moins dramatique , il est vrai , que celle
d'Iphigénie , est pleine de grâces et de charme : actuellement
que les rôles de Médor et d'Atys seraient chantés et
non criés , comme ils l'auraient été naguères , le public
entendrait avec ravissement les morceaux délicieux dont ils
sont remplis . Il est aussi étonnant que l'administration ne
remette pas au théâtre l'acte d'Ariane , dont la musique
(d'Edelman ) est remplie d'expression et d'effet; il conviendrait
beaucoup au beau talent de Mme Branchu .
On a reproché souvent aux acteurs de l'Opéra des cris
insupportables , des convulsions d'énergumènes ; ce n'était
pas sans raison . Mais ces défauts , autrefois bien communs
, sont devenus plus rares depuis l'admission de
Nourrit et de Lavigne , dont les talens seront appréciés à
mesure que les vieilles préventions feront place à la justice .
Quant à ceux de Lays et de Mme Branchu , ils ne sont contestés
de personne , et les débuts brillans de Mule Paulin
donnent les plus grandes espérances .
Que manque-t- il à l'Opéra- Comique pour jouir des plus
brillans succès ? Ce ne sont pas assurément les pièces ; son
répertoire est très-riche . Ce ne sont pas les talens (8) ; il
suffit de nommer Elleviou , Martin , Gavaudan , Juliet ,
(8) A ce théâtre , ce n'est pas l'indigence qui nuit , c'est la superfluité
; il est surchargé de sujets inutiles. Le seul emploi vacant est
celui des rôles pathétiques de femmes , qui ne conviennent ni à
Mme Duret , ni à Mile. Regnault , et pour lesquels on doit regretter
la perte de Mile Paulin. Mmes Huetet Paul Michu ont de l'intelligence,
de la sensibilité ; mais leur chant ne répond pas à leur jeu .
OCTOBRE 1812 . 179
Chénard , Mme Duret, Mile Regnault , Mme Gavaudan.
Outre ceux que je viens de désigner, Lesage, Saint-Aubin,
Moreau , Paul , Huet , Baptiste , Dararcourt , Mahes Ruet ,
Paul Michu , Belmont , Crétu , Desbrosses , Joly-Saint-
Anbin , ontdes titres à la faveur du public. Mais une mauvaise
distribution des rôles et un mauvais choix des ouvrages
, rendent souvent inutile cette heureuse réunion .
Il en est des opéras - comiques comme des chefs -d'oeuvre
duThéâtre-Français ; les meilleurs , joués par des acteurs
subalternes , ou qui n'ont pas la vogue (car la mode exerce
ici son empire comme en toute autre chose ) , n'attireront
jamais le public. Les premiers sujets devraient se faire un
honneur et un devoir d'y paraître , lors même que les rôles
ne leur plairaient pas ; mais ces rôles sont executés le plus
souvent avec une négligence extrême , sur-tout par l'orchestre
(9) , qui devrait se proposer pour modèle celui de
l'Opéra-Buffa , dont l'exécution est toujours pleine de chaleur
et de vie .
J'ai parlé de la monotonie du répertoire au Théâtre-
Français ; mais il est très-varié comparativement à celui de
l'Opéra- Comique , qui tourne depuis quelque tems autour
d'un cercle d'une trentaine de pièces , dont il ne sort pas ,
tandis qu'il en a une centaine au moins à sa disposition . Je
ne conseillerais pas , à quelques (10) exceptions près , la
remise des opéras joués avant 1768 , époque à laquelle
Grétry commença d'enrichir la scène lyrique de ses chefsd'oeuvre;
les progrès de l'art ont rendu nos oreilles plus
difficiles . Mais pourquoi nous priver entièrement de la
Bonne Fille ( 11), de Sylvain (12), de l'Amitié à l'Epreuve ,
(9) Ily a parmi ces musiciens un cor qu'on dit excellent ; mais je
voudrais bien qu'il ne se fit pas entendre au préjudice des voix et des
violons , qu'il couvre quelquefois tout-à- fait .
(10) Comme le Peintre Amoureux de Duni , le Bûcheron, le Soreier
etTom-Jones de Philidor , compositeur d'un très-grand mérite
et beaucoup trop négligé. Je ne parle pas des opéras au courant du
répertoire et toujours entendus avec plaisir , comme le Roi et le
Fermier , Roseet Colas , etc.
(11) Piccini n'est pas moins délaissé par l'administration de l'Opéra-
Comique que par celle de l'Académie Impériale . Cependantla Bonne
Fille est un chef-d'oeuvre de musique , et le porme . arrangé par
M. Cailhava , est fort au- dessus des autres canevas italiens . Le Faux
1,
:
M2
180 MERCURE DE FRANCE ;
du Magnifique (13) , des Mariages Samnites , d'Henri IV
(14) , des Trois Fermiers , d'Ariodant (15) , de Ponce de
Léon ( 16) , de Télémaque , de Lodoïska ( de Chérubini ) ,
et de plusiems opéras parodiés de l'italien, comme le Marquis
de Tulipano , l'Infante de Zamora , dont la musique
est si délicieuse ( 17) . Pourquoijouer si rarementla Rosière
deSalency . le Jugement de Midas (18 ) , la Caverne , le Droit
du Seigneur , Renaud-d'Ast, Marianne, le Jockey , et bien
d'autres encore que je pourrais nommer?
Si les sociétaires du théâtre Feydeau apportent beaucoup
trop de négligence pour la remise des bons ouvrages , ils
inontrent , au contraire , pour les compositions nouvelles
une excessive indulgence qui ne leur est pas moins funeste.
Lord a eu peu de succès à sa reprise , mais on n'en peut accuser que
l'exécution , puisqu'il renferme des morceaux charmans .
(12) Pourquoi Elleviou , qui a tant contribué au succès de Zémire
etAzor , du Roi et le Fermier , de Richard Coeur- de - Lion , de l'Ami
de la Maison , n'a - t- il pas essayé le rôle de Sylvain ? C'est dans cet
opéra , le chef-d'oeuvre de Grétry pour le pathétique , que se trouve
ce fameux duo , le plus beau morceau de musique peut-être qu'il
aitfait.
(13) Quelle cause a pu empêcher la reprise de ce Magnifique ,
annoncée deux ou trois fois depuis plusieurs années , et toujours renvoyée
? On n'a pas oublié l'effet qu'a produit aux exercices du Conservatoire
le charmant morceau connu sous le nom du Quart-d'heure
du Magnifique . Les autres n'en sont pas indignes , et cette composition
est une des meilleures de Grétry.
(14) Si quelque cause empêchait la représentation de la pièce ,
que n'exécute- t-on au moins de tems en tems la magnifique ouverture
qui la précède , et qui peut soutenir la comparaison avec celle du
jeuneHenri ?
(15) Un des chefs - d'oeuvre de Méhul.
(16) Composition charmante de Berton , et supérieure à plusieurs
de celles du même auteur qu'on donne habituellement. Il est vrai
que plusieurs scènes de la pièce appartiennent entiérement à la farce ;
mais sont- elles les seules de ce genre qu'on trouve à l'Opéra- Comique ?
(17) J'avoue que les poëmes sont bien mauvais ; mais le sont- ils
beaucoup plus que quelques-uns de ceux qu'on joue actuellement?
(18) C'est Elleviou qui aurait dû jouer Apollon . Ce rôle si agréable
, si léger , lui convenait parfaitement , et il est d'ailleurs de son
emploi.
OCTOBRE 1812 . 181
D'une douzaine d'opéras donnés chaque année , à peine
deux survivent -ils à dix représentations , et l'on en a joué
de si pitoyables , qu'on ne saurait concevoir qu'ils aient pu
être admis . En admirant le beau talent de Mm Duret et de
Martin pour le chant , peut-on assez déplorer le mauvais
goût qui leur fait préférer les misérables broderies modernes
au chant mélodieux et expressif de nos plus célèbres musiciens
? MARTINE .
+
VARIÉTÉS .
INSTITUT IMPÉRIAL . - Dans sa séance du 8 de ce mois ,
la Classe de la langue et de la littérature françaises a élu ,
en remplacement de feu M. Le Gouvé , M. Alexandre
Duval , auteur du Tyran domestique , du Chevalier d'industrie
, de la Jeunesse de Henri V, des Héritiers , des
Projets de Mariage , etc. , pièces restées au répertoire du
Théâtre-Français . M.Aignan, qui a publiéune Traduction
de l'Iliade en vers français , et M. Michaud , auteur du
Printems d'un Proscrit, poëme , et d'une Histoire des
Croisades , ont partagé les suffrages de la classe .
SOCIÉTÉS SAVANTES .-La Société Philotechnique réunie
cette fois dans un local séant et commode , que le conseiller-
d'Etat préfet du département de la Seine a bien voulu
lui accorder à l'hôtel de la Préfecture même , a tenn sa
séance publique le dimanche 4 octobre .
ou la
Après le court exposé des travaux et acquisitions de la
Société depuis sa dernière séance , M. de la Chabeaussière
a fait un rapport sur le concours du prix de poésie
de 1812 , dont le sujet était le triomphe de Molière ,
première representation du Tartuffe . Il a commencé par
indiquer , à- peu-près , la marche que devaient suivre les
concurrens , les développemens que ce sujet pouvait fournir
, et a fini par déclarer qu'aucune des pièces de vers
envoyées à la Société n'ayant atteint le but proposé , le
prix était remis à la séance d'octobre 1813 ; mais que le
sujet restait le même ainsi que les conditions du programme
.
182 MERCURE DE FRANCE , OCTOBRE 1812 .
La Société a mentionné honorablement deux ouvrages ;
le premier portant pour devise :
L'un défenseur zélé des bigots mis enjeu ,
Pour prix de ses bons mots le condamnait au ſeu.
Et le second :
Un grand homme souvent a besoin d'un grand roi.
M. de la Vallée a fait le rapport sur le concours pour le
prix d'éloquence , dont le sujet était l'éloge de Nicolas
Poussin . La Société ayant déterminé de couronner la dissertation
lumineuse et savante de M. Emeric David , le
prix lui a été décerné , et l'accessit a été obtenu par l'auteur
d'un discours plus académique peut- être , plus oratoire ,
mais moins profond que celui de M. Emeric David . L'auteur
ne s'étant pas fait connaître , le rapporteur a déclaré
que c'était celui du discours portant cette épigraphe :
Utpoesis ... pietura .
M. Emeric David a lu des fragmens de l'ouvrage couzonné.
Ils ont justifié l'honneur qu'il avait reçu.
M. Miger a récité une traduction en vers de l'ode d'Horace
:
Justum et tenacem propositi virum .
M. le Noir , une dissertation sur la métempsychose .
M. le Masurier , un conte fort gaîment écrit .
M. de la Chabeaussière a lu , pour M. Fayolle , une
imitation en vers du Cimetière de Village , élégie de Grey,
et pour M. de la Vallée quelques fragmens d'un poëme
sur l'art théâtral .
Ges différens morceaux ont été plus ou moins applaudis ,
et la séance s'est terminée par quelques morceaux de mu--
sique moins brillans qu'ils ne devaient l'être , par la nécessité
où les musiciens se trouvaient , ce jour-là , d'assister
au Te Deum du château et de la cathédrale en actions
de grâces des succès de la Grande-Armée.
,
POLITIQUE.
TOUTES les nouvelles d'Allemagne , et particulierement
la Gazette de Berlin , s'accordent à annoncer que des actions
brillantes ont eu lieu sur la basse Duna et devant
Riga. L'inspection de la carte suffit pour faire connaître
pourquoi ces actions ne sont pas encore connues officiellement
par des rapports émanés du grand quartier-général
impérial à Moscou, et pourquoi ils ont pu être transmis
deRiga à Berlin et à Paris. Leur authenticité ne peut être
révoquée en doute.
M. le major de Wrangel , aide-de-camp de S. M. le roi
de Prusse , est arrivé le 9 octobre à Berlin. Il était porteur
de dépêches annonçant la nouvelle d'une victoire importante
que le corps d'armée prussien a remportée en Coutlande
, et sur laquelle il a paru les détails suivans :
« La garnison de Riga ayant été , depuis le 19 septembre,
renforcée de 20 à 30 mille hommes , le lieutenant-général
d'Essen , gouverneur de cette place , résolut de surprendre
le corps prussien , qui occupait , en trois divisions , séparées
les unes des autres par des marais impénétrables , un circuit
de 9 milles d'Allemagne .
,
et
» Le 26, les Russes menacèrent le poste de Tamozna ,
repoussèrent les gardes du camp du colonel de Horn
marchèrent avec des forces considérables contre le général
d'Yorck . Cet officier général , qui avait fait une reconnaissance
sur la grande route de Mietau à Riga , se détermina
à abandonner le poste d'Olai , à se réunir au colonel de
Horn et à se porter sur Ekau. A peine cette jonction étaitelle
opérée , que l'ennemi arriva le 27 avec des forces supérieures
. Il était évident que son projet était de s'emparer
du parcd'artillerie de siége rassemblé à Ruhenthal, et d'obli
ger à renoncer au moins pour l'instant au siége de Riga .
» Le général d'Yorck se replia sur Bauske , et marcha le
28 derrière l'Aa , jusqu'à Ruhenthal pour défendre le parc .
» Le 29 au matin , la brigáde du général de Kleist étant
arrivée à Ruhenthal , le général d'Yorck était sur le point
de reprendre l'offensive , lorsqu'il apprit que les Russes
passaient l'Aa , non loin de Graventhal. Il envoya l'aile
:
1.
184 MERCURE DE FRANCE ,
gauche du général de Kleist sur la rive gauche de l'Aa , où
l'avant-garde aux ordres du colonel de Jeanneret avait déjà
commencé l'attaque avec succès . De ce moment , il s'engagea
un combat acharné. Les Russes furent repoussés el
contraints de repasser l'Aa avec perte de 500 prisonniers .
" Le 30 , on poursuivit l'ennemi sur les deux rives de
I'Aa. On l'atteignit près de Schlockhoff , où on lui livra
bataille ; il fut chassé de sa position . Le 3º régiment de
chasseurs russes et un bataillon du 25 mirent bas les
armes devant le 3º régiment de hussards prussiens .
» Le 1er octobre , les Russes furent encore repoussés et la
presque-totalité du régiment de dragons et de cosaques de
Finlande fut sabrée . Les Russes décampèrent pendant la
nuit et se retirèrent sur Péterhof et Olai.
» Le 2 , on se remit à leur poursuite , mais ils se hâtèrent
de rentrer dans Riga ; on leur a pris une vingtaine de cosaques
et quelques centaines de traîneurs .
Quoique ces avantages n'aient pas été remportés sans
perte du côté des Prussiens , cependant elle n'est pas en
proportion avec celle de l'ennemi , que l'on peut , sans
exagération , évaluer à 4 ou 5000 hommes. On lui a fait
2500 prisonniers et pris un canon.
„ Tels sont les résultats des combats que les troupes prussiennes
ont livrés du 27 septembre au 2 octobre , et au
moyen desquels elles sont parvenues , non-seulement à
sauver le parc d'artillerie destiné au siége de Riga , mais
aussi à maintenir et raffermir toute l'aile gauche de l'armée
alliée dans sa position importante .
>> Les troupes prussiennes sont rentrées dans la capitale
de la Courlande , et dans toutes les positions qu'elles occupaient
précédemment. "
Au surplus , nous connaissons aujourd'hui d'une manière
certainé ce qu'on sait enfin à Pétersbourg de la bataille
de Moscou et de ses suites . Le voile est tombé ; l'illusion
est détruite .
Le Moniteur a extrait du Courrier les détails suivans .
Extrait d'une lettre particulière de Pétersbourg , le 17 septembre.
« Dans le moment où cette ville ne paraît songer qu'aux
réjouissances pour la bataille de Mojaisk , la cour et le sénat
plient bagage pour partir , dit-on , pour Archangel. Cette
nouvelle n'est connue que de peu de personnes , attendu
qu'on n'a pas eu de nouvelles depuis la bataille du 7, ou
OCTOBRE 1812 . 185
que dumoins rien d'officiel n'a été publié concernant la
grande armée russe. Le cours du change , qui était à 25 à
'ouverture de la bourse , a baissé à 24 à sa clôture , sur un
bruit sourd qui circule que l'Empereur des Français marche
sur Moscou en rejetant nos troupes sur cette ville .
Une frégate anglaise est entrée à Cronstadt , ayant à
bord des fonds pour le gouvernement russe en monnaie
frappée au coin d'Angleterre .
>>Nous avons des nouvelles du comte de Wittgenstein ,
et nous sommes fâchés d'avoir à annoncer qu'il a résigné
son commandement à cause de sa mauvaise santé ; ce
qu'on doit attribuer à des fatigues excessives et aux blessures
qu'il a reçues en combattant contre le corps qui était
sous les ordres du maréchal Oudinot . "
Extraitd'une autre lettrede Pétersbourg , du 16 septembre .
« Les dernières nouvelles du prince Kutusow sont du
II septembre . Ce général était occupé à réorganiser et à
réunir ses troupes après la sanglante bataille du 7. Il attendait
les renforts de Moscou , et se préparait à livrer une
seconde bataille .
» Celle du 7 sera considérée comme une des plus meurtrières
qui aient été livrées . Il n'y a pas une famille distinguée
à Pétersbourg qui n'ait à regretter un parent. Les
régimens de la garde qui composent la réserve ont demandé
à grands cris à aller au feu , et ils ont tellement souffert
qu'ily a fort peu de leurs officiers qui ne soient morts ou
blessés.
> Le prince Bagration , depuis son arrivée à Moscou , a
été obligé de subir une des plus pénibles opérations par les
mains du chirurgien de l'Empereur. On ne croit pas qu'il
puisse reprendre son commandement. "
( Seconde édition du Courrier. )
Bureau des affaires étrangères , 15 octobre.
On a reçu ce matin des nouvelles du général lord Cathcart
, datées de Pétersbourg , le 22 septembre ; en voici
un extrait :
« Le maréchal prince Kutusow ayant retiré son armée
de devant Moscou , l'ennemi y est entré le 14. Après la
bataille du 7 , le prince se retira à quelque distance sur la
route de Moscou . Il chercha alors à s'assurer d'une position
plus tenable près de Moscou , mais n'en ayant pas
trouve de convenable , il s'est retiré après la tenue d'un
186 MERCURE DE FRANCE ,
conseil de guerre sur une autre position, à 20 milles au-delà
de Moscou , laissant à l'ennemi l'entrée de la ville libre .
" La milice de Kalonga et des environs est dans ses positions
; celle de Moscou est avec le prince Kutusow . Les
détachemens de Riga et de la Finlande sont en marche
pour renforcer les divers corps sur lesquels ils sont dirigés . "
Le Statesman s'est hâté de s'emparer des aveux de l'ambassadeur
anglais , d'en prendre acte , et il y ajoute les
réflexions suivantes :
"Le bulletin maigre que les ministres ont publié hier soir
( voyez ci-dessus ) ne contient pas un seul événement que
nous n'ayons prévu et opposé aux relations anticipées . Ce
bulletin, tel qu'il est , n'a pas besoin de commentaire : on
y renonce enfin au désir de nous tromper. On a d'ailleurs
deslettres particulières postérieures à l'intéressante dépêche
de lord Cathcart , qui font un bien triste tableau des affaires
de la Russie. Un grand nombre de négocians et autres personnes
ayant des propriétés se préparaient à quitter Pétersbourg.
L'opinion générale des personnes indépendantes du
parti qui dirige les affaires était que pour sauver le reste
du royaume, il était indispensable de chercher à conclure
la paix le plus tôt et aux meilleures conditions possibles .
Une de ces lettres annonçait en outre que les Français
avaient commencé d'ériger leurs batteries près de Riga , et
que le siége allait être poussé avec toute la vigueur nécessaire.
n
Quel changement dans les bulletins russes , dans les
lettres de l'ambassadeur Cathcart , et dans le ton du courrier
ministériel ! Quelques jours plus tôt , la victoire des
Russes avait été solennellement promise par l'image de
la Sainte-Vierge portée devant leur front de bataille; les
Français avaient été taillés en pièces , ils étaient poursuivis
à six lieues du champ de bataille , ils avaient eu 25,000
hommes tués , 16,000 blessés , ils avaient perdu 100 pièces
de canon, le vice-roi d'Italie et le maréchal Ney étaient tombés
en leur pouvoir , le prince d'Eckmull était mort, le canon
retentissait à la citadelle de Pétersbourg et remplissait la
ville d'une joie universelle .........
Quelques jours se sont écoulés ; il a bien fallu que la vérité
perçât , et une fois qu'elle a été connue, nos ennemis ont
pris le parti de l'avouer. Ils consentent donc à déclarer que
nous sommes dans Moscou , mais comme jamais l'esprit
anglais n'est en défaut quand il s'agit de donner un tour
i
OCTOBRE 1812 . 187
favorable à l'événement qui l'est le moins , leurs écrivains
ministériels font ces étranges raisonnemens :
« L'Empereur des Français a été complettement défait à
>>la bataille du 7 , et il s'est retiré sur Kalonga , mais delà
>>il a derobé une marche à l'armée russe victorieuse , et
» par un détour il a gagné Moscou , oùil est entré le 14. "
Nous avouons , dit à cet égard le Morning- Chronicle ,
que nous aimons ici à laisser parer ; nous avouons que
l'on ne peut pas compter davantage sur la crédulité publique
, et que c'est un étrange détour , après une prétendue
défaite , qu'une marche de Mojaisk à Moscou en ligne
directe , en sıx jours , sans obstacle , et même sans être
observé . Si Napoléon battu , suivant les rapports russes ,
est entré à Mos ou six jours après la bataille qui a décidé
du sort de cette ville , qu'eût-il donc fait s'il eût été vainqueur
? Nous le demandons à ceux qui s'efforcent de réduire
à rien l'avantage de la possession de l'ancienne capitale
moscovite .
Il n'a été publié récemment aucune note officielle surles
affaires d'Espagne. Le lecteur connaît les positions respectives
des armées depuis la réunion de l'armée d'Andalousie
à celle du centre et de Valence . Ces armées doivent
avoir commencé leur mouvement dans le midi , tandis
qu'au grand étonnement des Anglais , lord Wellington est
occupé et retenu devant Burgos , dont les premières attaques
lui ont fait éprouver des pertes considérables .
Lord Wellington est malade : son armée souffre aussi
beaucoup des maladies qu'elle a contractées , et qui sont
les suites des fatigues excessives qu'elle a essuyées dans
une saison défavorable . Les maladies inhérentes au climat
ont fait plus de ravages qu'à l'ordinaire : plus de 200 officiers
de santé sont restés malades dans les hôpitaux. Un
officier écrit de Salamanque qu'il s'y trouve 250 officiers et
5000 malades que la mort moissonne rapidement. L'armée
éprouve le plus grand besoin et de renforts pour compléter
le vide éprouvé dans ses cadres et d'officiers de santé
pour l'organisation de ses hôpitaux.
,
De tels renseignemens sur l'état vrai des choses vont
prêter à la prochaine rentrée du parlement des argumens
bien vigoureux à l'opposition . Quelque couleur que le discours
émané du trône puisse donner aux événemens , nous
sommes à concevoir sur quels faits l'adresse votée par les
chambres pourra appuyer ses remercîmens .
Les deux chambres rendront-elles des actions de grâces
188 MERCURE DE FRANCE ,
1
au ministère pour avoir si bien réussi à entraîner la Russie
à la guerre ? On ne peut croire que le malheur soit au sein
du parlement britannique l'objet d'une injure aussi grave .
Les Te Deum , les salves d'artillerie sont bons pour donner
unmoment le change à l'opinion; les dépêches controu-.
vées , les bulletins à la main peuvent occuper un jour ou
deux les oisifs des tavernes de Londres et la populace de
ses carrefours ; mais il n'en est pas ainsi de la réunion imposante
des représentans des trois royaumes . Il faudra
leur répondre sur les événemens , sur les causes et les résultats.
Les événemens , les voici : Après avoir épuisé tous les
moyens de rapprochement et de conciliation , Napoléon ,
sommé par la Russie d'évacuer la Prusse , la traverse avec
sa rapidité accoutumée , sauve le duché de Varsovie , fait
briller l'aurore d'unjour nouveau sur le peuple qui se range
sous les aigles de son libérateur , passe les trois fleuves qui
ceignent l'occident du territoire russe , livre des combats
sanglans , triomphe des légions ennemies , triomphe même
de la dévastation dont elles se couvrent dans leur retraite ;
une de ces luttes terribles que de loin en loin l'histoire
marque comme le point d'élévation ou de décadence des
Empires , lui ouvre les portes de la capitale de son ennemi ;
elle ne lui échappe même pas par l'incendie auquel ses
défenseurs la laissent en proie. Il s'y assied etyréunitsans
obstacle les moyens militaires et politiques que lui donne
cette situation importante au coeur même des Etats moscovites.
Les résultats : ils sont toujours dans la main de la destinée
, mais on a tout fait pour enchaîner la fortune quand
onl'a maîtrisée par de si grands succès , que l'audace atoujours
marché accompagnéede la sagesse , et que les combinaisons
les plus sûres ont toujours présidéà des plans dontles
yeux ordinaires ne peuvent mesurer l'étendue : les résultats
sont, pour le moment du moins, et sans trop embrasser ce
qu'ils promettent, la délivrance d'un grand peuple, la réparation
d'une injure éclatante faite aux droits des nations , la
destructiondes immenses ressources préparées parl'ennemi,
l'anéantissement de son ancienne capitale la terreur
répandue au sein de la nouvelle , l'abaissement du colosse
dont la force réelle ne répondait pas aux proportions gigan-
,
tesque de sa stature , et ce qu'on ne croyait plus possible,
une gloire militaire nouvelle ajoutée à celle conquise dans
OCTOBRE 1812 . 189
tant de climats divers , et chez tant de nations réunies aujourd'hui
sous nos drapeaux.
La cause , car il n'y en a qu'une , est celle qui depuis la
rupture du traité d'Amiens a répandu sur l'Europe tant de
calamités , et entraîné tant de gouvernemeennss au borddu
précipice où ils seraient tombés si la main libérale du vainqueur
ne les eût elle-même retenus après leur en avoir fait
sonder de l'oeil l'épouvantable profondeur ; la cause est ce
sentiment de haine et de jalousie contre la France auquel
l'Angleterre paraît disposée à tout sacrifier, toutjusqu'à ses
armées , ses trésors , son commerce , et son existence ellemême
. Ce sentiment est aveugle, puisqu'il est passionné ;
puisse la session qui va s'ouvrir et qui peut avoir une si
grande influence sur les destinées du monde , dessiller
quelques yeux , éclairer quelques esprits ! que cette cause
que nous signalons et dont le génie du mal a su se faire une
arme si terrible , disparaisse ou s'affaiblisse ; que la voix
de la raison, que celle de l'humanité se fasse enfin entendre
au sein du parlement anglais , et si cette voix est écoutée ,
c'est alors que cette adresse , portée cette fois par de véritables
représentans aux pieds du trône , aura l'assentiment
unanime des nations .
Ministère de la Police générale.
S....
Trois ex-généraux, Mallet , Lahorie et Guidal, ont trompé
quelques gardes nationales ; ils les ont dirigées contre le
Ministre de la Police générale et le Commandant de la place
de Paris ; ils ont tenté des violences contr'eux .
Ils répandaient faussement le bruit de la mort de S. M.
l'Empereur .
Ces ex-généraux sont arrêtés , convaincus d'imposture ;
il va en être fait justice. Le calme le plus absolu règne à
Paris , et il n'a été troublé que dans les deux hôtels où les
brigands se sont portés .
Le présent Avis sera imprimé et affiché à la diligence
de M. le Conseiller-d'Etat Préfet de police.
Paris , le 23 octobre 1812 .
Le Ministre de la Police générale .
Signé, le Duc DE ROVIGO .
190 MERCURE DE FRANCE ,
ANNONCES.
Collection de Cartes géographiques , dressées conformément au
texte du Précis de la Géographie universelle de M. Malte- Brun , par
l'auteur et par M. Lapie , capitaine ingénieur-géographe ; volume
in-folio renfermant 24 cartes gravées par d'habiles artistes , imprimées
sur le quart de beau papier non de Jésus , et coloriées avec grand
soin. Seconde édition , revue et corrigée . Prix , 18 fr . pris à Paris et
solidement cartonné , et 19 fr. 50 cent. franc de port .
Allas supplémentaire du Précis de la Géographie universelle de
M. Malte-Brun , dressé conformément au texte de cet ouvrage par
l'auteur et par M. Lapie ; volume in-folio publié à la demande des
souscripteurs du Précis; précédé d'une Notice raisonnée de l'Atlas , et
renfermant 51 cartes de géographie ancienne et moderne , dont deux
de grandeur double; elles sont gravées à plus grand point et en plus
gros caractères que les 24 cartes ci-dessus , et elles en forment le développement
et complément. Prix de ce volume colorié avec soin et
sulidement cartonné , 36 fr. , et 38 fr. franc de port.
Ces deux Atlas se vendent séparément aux seuls souscripteurs du
Précis . Réunis , ils forment l'Atlas complet de cet ouvrage en un
volume in- folio de 75 cartes . Prix , pour les non-souscripteurs , 60 fr..
solidement cartonné et précédé de la Notice raisonnée des 75 cartes ;
et 63 fr. franc de port .
A Paris, chez Fr. Buisson , libraire -éditeur , rue Gilles- Coeur,
nº 10.
On prévient les acquéreurs que la poste ne se chargeant jamais de
livres cartonnés , on ne pourra leur expédier par cette voie les Atlas
que brochés en papier , et roulés avec soin .
Galerie Théâtrale , ou Collection gravée et imprimée en couleur ,
des portraits en pied des principaux acteurs des trois premiers théâtres
de la capitale , depuis leur origine , c'est-à-dire vers la fin du 16
siècle , dans les rôles les plus importans de leur emploi , avec une
Notice sur la tradition successive de leur rôle . Cet ouvrage. in- 4º sur
Nom-de-Jésus vélin , composé d'environ 180 planches , formera cinq
volumes. et paraitra par livraisons , de mois en mois , à commencer du
1er novembre 1812. Chaque livraison sera composée de trois figures
gravées avec soin par les artistes les plus distingués , avec notice formant
une feuille et demie , imprimée sur Nom-de-Jésus vélin et par
les soins de Gillé fils , imprimeur. Le prix de chaque livraison sera
OCTOBRE 1812 .
191
de 12 fr. , et 13 fr . franc de port pour les départemens. On ne paiera
rien en-souscrivant , mais les épreuves seront distribuées aux souscripteurs
suivant la date de leur inscription; les lettres et l'argent
doivent être affranchis . On souscrit à Paris , chez l'Editeur , rue des
Fossés -Montmartre , près la place des Victoires ; Arthus- Bertrand ,
libraire , rue Hautefeuille , nº 23 ; Roland, place des Victoires . nº 10;
Bance , rue St-Denis , nº 214 ; veuve Filhol , rue de l'Odéon , nº 35 ;
Treuttelet Würtz , libraires , rue de Lille , n° 17 ; Delaunay, libr.
Palais-Royal , galerie de bois , nº 43 ; Bossange et Masson , rue de
Tournon , nº 6 ; et Gillé fils , imprimeur , rue Saint-Jean-de-Beauvais
, nº 18.
Nota . Les personnes qui voudront connaître cet ouvrage avant de
souscrire pourront en voir le premier numéro déposé chez les marchands
indiqués ci-dessus . ou en écrivant à l'éditeur , qui s'empressera
de le communiquer avant sa publication.
Essai sur le Diagnostic de la Gale , sur ses causes , et sur les conséquences
médicales pratiques à déduire sur les vraies notions de cette
maladie; par J. C. Galés , docteur en médecine de la Faculté de
Paris. Brochure in-4º avec figures . Prix , 2 f. 50 c. , et 3 fr. franc
de port. Chez Méquignon l'aîné , père , libraire de la Faculté de inédecine
, rue de l'Ecole de Médecine .
Lettres sur l'Italie , en 1785 ; par M. Dupaty . Nouvelle édition ,
très-bien imprimée sur beau papier , ornée du portrait de l'auteur et
de deux jolies figures tirées des peintures antiques d'Herculanum ,
gravées avec beaucoup de soin. Trois vol . in-18 . Prix , 3 fr . 25 c. ,
et4 fr. franc de port ; papier vélin , figures avant la lettre , 6 fr . , et
6. fr. 75 c. franc de port. Chez L. Duprat-Duverger , libraire , rue
des Grands-Augustins , nº 21 .
La Biographie Universelle , troisième livraison , formant les volumes
Vet VI , vient de paraître en 2 vol. in-80. Prix . papier ordinaire
, 14 fr . , et 19 fr. franc de port ; papier grand-raisin , 24 fr . ,
et 29 fr. franc de port ; papier vélin superfin , 48 fr . , et 53 fr. frane
de port. Chez Michaud frères , imprimeurs-libraires , rue des Bons-
Enfans , nº 34; et chez Arthus - Bertrand , libraire , rue Hautefeuille.
OEuvres complètes de madame de la Fayette. Nouvelle édition ,
revue , corrigée et précédée d'une Notice historique et littéraire , et
d'un Traité sur l'origine des Romans. Cinq vol. in- 18 , beau papier .
Prix . 9 fr. , et 11 ft. franc de port, Chez d'Hautel , libraire , rue de
laHarpe , nº 80.
192 MERCURE DE FRANCE , OCTOBRE 1812 .
GRAVURE . Gravure allégorique représentant le portrait trèsressemblant
de S. M. I. et R. sous l'emblême du Soleil ; peint par
Dabos , et gravé au burin par Tardieu .
,
Dans ce moment où tous les arts concourent à célébrer le souverain
qui les protége , aucun genre ne doit être exclu de l'honneur de lui
payer son tribut. Les artistes les plus distingués ont employé le pinceau
et le burin à retracer ses actions les plus éclatantes . Il restait à
l'Allégorie à s'en acquitter à son tour ; c'est donc sous ses emblêmes
ingénieux qu'on a peint cette auguste image. La tête de l'Empereur
est environnée d'un disque radieux qui représente ainsi le Soleil
père de la nature. Ce disque passe sur l'are-en-ciel où se forme le
nom de MARIE- LOUISE , et auprès brille une constellation où parait
celui du Ror DE ROME ; au-dessous du Soleil , on voit le Globe
Terrestre , et la partie occupée par l'Empire Français , éclairée par
les rayons de l'astre qui le vivifie . Au haut du tableau sont les armes
réunies d'Autriche et de France , entrelacées de myrtes et de lauriers .
Cette gravure a 448 millimètres ( 18 pouces ) de haut sur 379 millimètres
( 14 pouces ) de large. Les épreuves avant la lettre sont du
prix de 20 fr.; après la lettre , 10 fr . A Paris , chez M. Gerardy ,
éditeur-propriétaire , rue Vivienne , nº 7 .
Avis aux Amis de l'Agriculture et des Arts .
LE sieur Tripet , fleuriste à Paris , avenue de Neuilly , nº 20 ,
invite derechef les personnes auxquelles il reste des billets de loterie
de fleurs , a en envoyer chercher le montant. Il offre en même
tems , aux amateurs Français et Etrangers , de superbes Jacinthes de
Hollande , Tulipes , Anémones et Renoncules de Chypre , de Candie,
de Rome et de Bourgogne , Couronnes impériales , Jonquilles et
Narcisses doubles de Constantinople ; le tout à un prix modéré. On
est prié d'affranchir les lettres et l'argent.
Nota . Ledit sieur Tripet offre , gratuitement , aux personnes qui
achèteront de ses fleurs , de la graine de ses Choux de la Sibérie , qui
font en ce moment l'admiration de tous les curieux .
LE MERCURE paraît le Samedi de chaque semaine , par Cahier
de trois feuilles . Le prix de la souscription est de 48 fr. pour
l'année ; de 24 fr. pour six mois ; et de 12 fr. pour trois mois ,
franc de port dans toute l'étendue de l'empire français . Les
lettres relatives à l'envoi du montant des abonnemens , les livres
paquets , et tous objets dont l'annonce est demandée , doivent être
adressés , francs de port , au DIRECTEUR GÉNÉRAL du Mercure de
France , rue Hautefeuille , N° 23 .
,
LA
SEINE
MERCURE
DE FRANCE.
N° DLXXXIX . - Samedi 31 Octobre 1812 .
POÉSIE .
A MONSIEUR DELILLE ,
SUR SON POÈME DE LA CONVERSATION .
LORSQU'AUTREFOIS ta muse embellit les jardins ,
Delille , la nature approuva tes dessins ;
Pour prix de tes travaux , le dieu des paysages
Voulut placer ton buste au milieu des bocages .
Depuis , quand tu peignis le simple ami des champs ,
Ses utiles travaux , ses paisibles penchans ,
Rivalisant ton maître en tes chants_didactiques ,
Tu fis aimer encor ces autres Géorgiques ;
Chacun dit , de ta muse admirant les beaux traits :
C'est ainsi que Virgile eût écrit en français .
Lorsque tu coloras , sous tes pinceaux fidèles ,
Des trois règnes d'Opis les beautés immortelles ,
Et que l'on vit sortir de ton brillant cerveau ,
L'IMAGINATION ce chef- d'oeuvre nouveau ;
Tous les vers échappés à ta facile veine ,
Parurent plus coulans que l'eau de l'Hippocrène .
Ton front sexagénaire , honneur de l'Hélicon ,
Dépouilla de lauriers les bosquets d'Apollon.
१
N
!
194 MERCURE DE FRANCE ,
Mais c'est peu : t'élançant dans une autre carrière ,
Tu parais , défiant Montaigne et La Bruyère ,
Par un livre brillant d'esprit et de gaité ,
Véritable miroir de la société !
La CONVERSATION ! .... Quel champ vaste et fertile !
A ce genre déjà tu sais plier ton style .
Comme le Tintoret , lu tiens , maître excellent ,
Un pinceau tour-à-tour de plomb , d'or et d'argent :
Ici gai sans contrainte ,et toujours grand sans faste ,
Tu saisis des portraits le rapide contraste ;
,
Et toujours ton esprit , Protée ingénieux ,
Yvarie à son gré pour briller encor mieux.
Tel on voit , dans les jours de publique allégresse ,
Le salpêtre , imitant notre bruyante ivresse ,
Tantôt développer , à nos regards surpris ,
La guirlande de Flore et l'écharpe d'Iris ;
Dessiner d'un palais les riches colonnades ;
Faire jaillir des feux qui tombent en cascades ;
Et tantôt simulant la foudre et les éclairs
Peupler d'astres nouveaux l'immensité des airs .
Qui pouvait mieux que toi , dans des cadres propices
De l'art de converser nous peindre les délices ?
Qui pouvait mieux chanter ceplaisir ravissant ,
De la société l'ame et le noeud puissant ,
Que cet auteur chéri , dont l'éloquence aimable
Est , dans l'art de causer , un modèle admirable ;
Qui sait nous captiverpar son accent vainqueur ,
Qui divertit l'esprit , intéresse le coeur ;
Et , conteur toujours neuf , a dans sa tête unique ,
De traits fins et piquans un arsenal comique ?
Dans un cercle ennuyeux , captif infortuné
Sans espoir d'en sortir , hier j'étais enchainé ;
Etlà , je maudissais les tristes personnages ,
Dont ta main a calqué les fidèles images .
Discoureur assommant , chacun d'eux s'admirait :
J'allais fuir .... Tout-à-coup ton ouvrage paraît ;
On l'ouvre : le bavard , gardant son caractère ,
Ici ne tarit plus , tant l'écrit sait lui plaire ;
Démentant son humeur , là , le mystérieux
Te proclame à l'instant peintre délicieux ;
OCTOBRE 1812 .
Plus loin , le beau parleur , oubliant son emphase ,
Dit que le dieu du goût et t'éclaire , et t'embrase ;
L'égoïste tout seul , songeant àson plaisir ,
S'armant du livre heureux qu'il brûlait de saisir ,
Seposte dans un coin , pour jouir en silence ;
Celui qui prédit tout , dans sa triste démence ,
Criant que ton poëme enrichira Michaud ,
Pour la première fois est applaudi tout haut ;
Celui qui se répète , en son défaut aimable ,
Nous charme en redisant : Il est inimitable !
Enfin les ennuyeux , signalés dans tes vers ,
Admirant tes portraits , ont ri de leurs travers.
Dans ton livre charmant , pleind'esprit et de verve ,
Que t'inspira Momus , que te dicta Minerve ,
Tu brilles sans effort ; tu plais sans le savoir.
L'art , dans le genre simple , est ne n'en point avoir.
Triomphe ! du bon goût tu séduis les apótres :
Ta
CONVERSATION en fait naître mille autres .
Mais , quoi ! Delille ,ici transfuge des vallons ,
Quitte un tapis de fleurs pour celui des salons !
Euterpe fut l'objet de sonpremier hommage :
Pour Thalie , en ce jour , il deviendrait volage !
Non , sans doute ; de Pan , de Flore et de Palès ,
S'il déserte par fois les rustiques palais ,
Ce poëte-Nestor , dans les bois ,les prairies ,
Reviendra promener ses douces rêveries ,
Aux mânes de Virgile adresser ses chansons ,
Et répéter encor de sublimes leçons
Sur son luth pastoral , nos plus chères délices.
S'il peignit des cités les travers et les vices ,
La peinture qu'il fait des sots et des méchans ,
Satire de la ville , est l'éloge des champs.
ÉNIGME .
H. DE VALORI.
Mon nom rappelle une cité
Qu'on trouve chez ce peuple illustre
Qui naguère acquit tant de lustre
En
combattant avec fierté
L'ennemi de sa liberté.
195
)
N2
196 MERCURE DE FRANCE ,
Pour varier cette peinture ,
J'offre , sans changer de structure ,
Un jeu fréquemment usité
Des rives de la Seine aux rives ...... de l'Isère :
Jeu qui nous porte à réfléchir ,
Jeu piquant où , pour s'enrichir ,
Chacun aime à crier misère .
J. A. L****** , ex- trésorier d'infanterie.
LOGOGRIPHE
Proposé aux personnes composant la société réunie chez
M. DE LA FLACH .... dans sa campagne près de Saint-
Vérand , département du Rhône , le 8 octobre 1812 .
POUR occuper un instant vos loisirs
Par un frivole badinage ,
Et , s'il se peut , varier les plaisirs
Dont sur vos pas on trouve l'assemblage ,
Je vais , si vous le permettez ,
De son dernier asile exhumer un grand homme
Qu'aujourd'hui même encore avec respect on nomme ,
Et qui , par ses exploits , ses rares qualités
Et ses longues prospérités ,
Surpassa les héros de la Grèce et de Rome.
Ses traits ici ne seront point flattés ;
Adéfaut de talent je serai véridique ,
Et pour vous le prouver dans ce panégyrique ,
J'entre en matière ; or , écoutez :
Jadis' avec éclat j'ai régné sur la France ;
Dans ses fastes brillans mon nom est consacré ;
Protecteur des beaux arts , j'employai ma puissance
Acombattre en tous lieux l'erreur et l'ignorance ,
Et cet empire heureux par moi fut illustré ;
Mais après moi tout change , et mon vaste héritage ,
Un pouvoir si long-tems révéré des humains ,
Passent , avec mon sceptre , en d'inhabiles mains ,
Qui des miennes bientôt en détruisant l'ouvrage ,
Livrent ce beau pays aux plus tristes destins .....
Ami lecteur , ehbien! en faut-il davantage ?
OCTOBRE 1812 .
Faut-il de ce tableau multiplier les traits ,
Pour qu'avec moins d'efforts ton esprit me saisisse ?
Demande , et sans tarder je vais à cette esquisse
Ajouter de nouveaux portraits.
Arme- toi donc de patience ,
Tu vas'en avoir grand besoin
,
Et je prétends te mener loin
Dans ma ténébreuse seience.
197
Onze pieds .... à ces mots tu recules d'effroi ;
De son poids ce nombre t'accable :
C'est pourtant , parole de roi ,
Des lettres de mon nom le compte redoutable ;
Onze pieds donc , ensemble réunis ,
Présentent , rayonnant de gloire ,
Ce nom illustre à ta mémoire.....
Un peu de vanité m'est , je crois , bien permis ,
J'ose en prendre à témoin la muse de l'histoire ;
Mais faisons trève aux vains discours ,
Et commençons par offrir à ta vue
Une cité des Normands bien connue ,
Où Malherbe , dit- on , passa ses premiers jours ;
Une en Russie , enfin une troisième
Célèbre chez le Hollandais ;
Une arme dont l'Amour à ses nombreux sujets
Fait sentir le pouvoir suprême ;
Un élément dont l'inconstance extrême
A renversé bien des projets ;
Un titre éminent que l'on donne
Aceux qui savent les premiers
Cueillir les plus nobles lauriers
Dans les jeux sanglans de Bellone ;
Un artisan qui , sans éclat ,
Par d'utiles travaux sert la chose publique ,
Et chaque jour met en pratique
Les préceptes de Bourgelat ( * ) ;
Un mot qu'au lutrin l'on entonne
Et qui nous vient du peuple hébreux ;
(*) Fondateur de l'Ecole vétérinaire de Lyon , établissement qui
par son but et son excellente organisation prouve mieux qu'aucun
éloge le mérite de cet homme célèbre et ses droits à l'immortalité.
4
198 MERCURE DE FRANCE ,
1
Un nom bien connu dans ces lieux ,
Et qui rappelle une personne
Dont l'apanage précieux
Est d'être ensemble aimable , douce et bonne ;
Près d'elle un habitant des cieux
Vient , par l'éclat qui l'environne ,
Eblouir et flatter nos yeux.
Remarque encore , cher Edipe ,
Un pays qui , jadis fameux ,
Fut témoin des amours heureux
Et de Laïs et d'Aristippe .
Asa suiteun meuble léger
S'offre pour varier la scène ,
Meuble d'hiver qu'on devine sans pein
Etdont le règne est passager ;
L'oiseau dont le sombre plumage
Est l'emblême d'un deuil parfait ;
Le gite étroit où , captif , il nous fait
Entendre son joyeux ramage ;
L'instrument qui retient au port
Le vaisseau prêt à fendre l'onde ;
Undes fils de Noé dont la tige féconde
En peuplant l'univers a bien rempli son sort ;
Le mouvement que sans effort
L'Etre immortel imprime au monde ;
Deux habitans des humides Etats
Soumis au seeptre de Neptune ,
Destinés par même fortune
A figurer dans nos repas ;
Le détroit qui de l'Angleterre
Fait la force et la sûreté ;
Ce que jamais n'a présenté
Uncorps de forme circulaire ;
Ce puissant attrait qui pourplaire
Est préférable à la beauté ;
L'effet que sur nous il opère
Quand à son comble il estporté;
Une substance agréable et légère
Dont l'art du confiseur assure le débit ;
Ce qui d'un nouveau-né , délices de sa mère ,
Compose le premier habit ;
OCTOBRE 1812 .
199
1
Unmont fameux dans la Sainte-Ecriture ,
Et que Marie autrefois visita ;
Une élégante et fragile voiture
Qu'un luxe frivole inventa ;
Cette surface unie et trop souvent fidèle
Par qui nos traits sont répétés ;
Deux verbes dont l'un nous rappelle
Unplaisir , un besoin qui , de nos facultés ,
Exerce la plus naturelle .
L'autre dans l'empire amoureux
Pourrait bien avoir pris naissance ,
Mais comme il prêche l'inconstance ,
Il faut le bannir de ces lieux ,
Et signaler une chose bien chère
A quiconque est ami des plaisirs de Comus ,
Plaisirs de nous très-bien connus ,
Et l'un de ceux qu'on goûte à la Flach ....
Séjour charmant où l'on trouve à -la- fois
Soins empressés , accueil aimable ,
Et qui nous semble préférable
Au brillant asile des rois .
Par lemême.
CHARADE .
MON premier commence demain
Et finira.... Quand ? Ma foi , je l'ignore ;
Pour vivre sous les lois d'hymen
On reçoit mon dernier de celle qu'on adore ;
Mon tout , ami lecteur , n'existe pas encore ,
Mais sois sûr qu'il est en chemin .
Par le même .
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est Paume.
Celui de l'Enigme-Logogriphe est Pic (du Midi , dans les Pyré
nées , de Ténériffe et d'Adam ) .
Celui de la Charade est Nuage.
SCIENCES ET ARTS .
MÉMOIRE HISTORIQUE ET PHYSIQUE SUR LES CHUTES DE
PIERRES TOMBÉES SUR LA SURFACE DE LA TERRE A DIVERSES
TPOQUES ; par M. P. M. S. BIGOT DE MOROGUES . Un
vol . in- 8 ° .-A Paris , chez Merlin , libraire , quai des
Augustins , nº 29 , et Allais , libraire , rue de Savoie .
-
L'HISTOIRE de tous les peuples fait mention des pluies
de pierre . Ouvrez les annales des Juifs , des Chinois , des
Indiens , des Perses , des Grecs , des Romains et des
Français , vous y trouvez des détails très -circonstanciés
sur les phénomènes de ce genre. Cependant, malgré le
témoignage unanime des historiens , les savans qui doutent
toujours , n'avaient rien voulu croire jusqu'à ces
derniers tems où le fait a été constaté de manière à ne
laisser aucune prise au pirrhonisme. Auparavant , lorsqu'une
Académie avait à examiner une pierre tombée de
l'atmosphère , elle commençait toujours son rapport en
niant l'existence et la possibilité de la chute . On sait
qu'en 1768 , après un coup de tonnerre accompagné de
circonstances extraordinaires , une pierre de sept livres
et demie était tombé à Lucé . L'abbé Bachelay l'envoya à
l'Académie des Sciences , qui nomma aussitôt une commission
composée de Lavoisier , Cadetet Fougeroux ,
pour l'examiner. Après une analyse aussi exacte qu'on
la pouvait faire alors , ces académiciens conclurent que
cette pierre n'était qu'un grès schisteux enfoncé sous
une couche de terre, et que la foudre en le frappant avait
mis en évidence . On expliqua de cette manière toutes
les chutes de pierre dont il est fait mention dans l'histoire
. Cette explication parut plausible , et comme elle
peut convenir à quelques faits isolés , on l'adopta pour
tous ; mais enfin en 1803 il a fallu y renoncer . On sait
que le 26 avril de cette année il tomba proche de l'Aigle ,
entre une heure et deux heures de l'après-midi , une
grande quantité de pierres , en présence de plusieurs
témoins qui , après avoir failli à en être les victimes ,
|
i
MERCURE DE FRANCE , OCTOBRE 1812. 201
dressèrent une espèce de procès -verbal des circonstances
de cet étonnant phénomène. L'Institut en fut instruit et
chargea M. Biot , Tun de ses membres , d'aller sur les
lieux pour y'faire une plus ample information. Fomeroy
et Vauquelin analysèrent avec un très-grand soin les
échantillons qu'on leur soumit , et proclamèrent lexistence
des aérolithes , qui n'avaient pas attendu cette décision
pour menacer les habitans de la terre de les écraser
. Dès- lors il s'éleva une grande contestation entre les
savans pour expliquer l'origine d'une pluie aussi surprenante
. Les uns entassant hypothèses sur hypothèses
la trouvèrent dans les volcans de la lune : les autres n'y
virent qu'une réunion et une condensation subite des gaz
errans dans l'atmosphère .Cette dernière opinion a prévalu .
M. Bigot de Morogues , savant minéralogiste et auteur
de plusieurs mémoires insérés dans le Journal des mines ,
a voulu retracer l'histoire de la chute des pierres depuis
l'antiquité la plus reculée jusqu'à nos jours . Cette entreprise
exigeait beaucoup de travail : en effet, combien
n'a-t-il pas fallu feuilleter de volumes pour en extraire
tout ce qui s'y trouve de relatifà un faitdont il y a eu tant
d'exemples à différentes époques , dont les unes sont
modernes , d'autres plus anciennes , d'autres enfin qui se
perdent dans la nuit des tems ! Peu de personnes eussent
eu le courage de tenter une telle entreprise , et parmi
celles qui l'auraient osé , il ne s'en serait trouvé qu'un
très-petit nombre en état de la bien conduire. C'est un
bonheur pour les sciences que M. de Morogues n'ait
pas été prévenu , car il a fait un ouvrage qui ne laisse
rien à désirer . Une érudition variée , une saine critique
et des connaissances étendues en histoire et en physique,
sont les qualités qui le distinguent . Beaucoup d'autres à
sa place auraient écrit un livre médiocre qui aurait empêché
d'en faire un meilleur .
M. de Morogues remonte jusqu'à la pluie de pierre
dont Dieu se servit pour anéantir l'armée des cinq rois
cananéens que combattait Josué. Cet événement n'était
pas , ce me semble , de nature à figurer dans un ouvrage
tel que celui quej'annonce , parce qu'il sort de la classe
des événemens ordinaires , et n'a aucun rapport avec la
chute des aérolithes , phénomènes étonnans , mais na
202 MERCURE DE FRANCE ,
turels. Il en est de même de cette grêle de cailloux à
l'aide de laquelle Jupiter écrasa les ennemis de son fils
Hercule. Dom Calmet a prétendu que cette fable mythologique
n'est qu'une parodie du miracle en faveur de
Josué. J'aime mieux le croire que d'examiner jusqu'à
quel point sont fondées les preuves , à l'aide desquelles
le bon historien des Vampires imotive une opinion que
quelques personnes regarderont comme très-hasardée.
M. de Morogues parle ensuite des pierres adorées dès
l'antiquité la plus haute sous le nom d'Elagabale chez
les Phéniciens , et de Cybèle en Phrygie. Ces pierres ,
disaient les prêtres , étaient tombées du ciel . Il pourrait
bien se faire que la fourberie profitant d'un événement
extraordinaire , mais très-naturel , lui eût donné des
causes surnaturelles pour alimenter la crédulité publique.
Ainsi M. Biot est persuadé que la vénérable
mère des Dieux adorée à Pessinunte , où elle était tombée,
et cédée ensuite par le roi Attale aux Romains , qui la
confièrent aux soins de Scipion Nasica , était une véritable
Bætilie . Les anciennes histoires parlent sans cesse
des chutes de pierres. Arnobe dit qu'il en tomba une
près des bords du fleuve Ægos-Potamos , et à la conservation
de laquelle la superstition avait attaché la destinée
de l'Empire romain. Tite-Live parle d'une pluie de
pierres qui tomba sur le Mont Albanus , immédiatement
après la guerre des Sabins . Dom Calmet raconte que
vers l'an 216 , avant l'ère chrétienne , une semblable
pluie eut lieu sur la même montagne , et qu'elle dura
deux jours . Enfin les historiens nous apprennent qu'à
diverses époques des pierres sont tombées à Aricie , à
Capoue , à Rome , à Lavinium , à Amiternes , et dans la
marche d'Ancône . Après avoir rapporté ces exemples ,
M. de Morogues fait cette judicieuse réflexion : « Atten-
>>dons quelque tems encore , et peut-être que beaucoup
>>de faits consignés dans les ouvrages des anciens , qui
>> naguère nous paraissaient totalement miraculeux , ne
>>nous paraîtront plus aussi complétement contraires
>> aux lois de la nature . »
Nos découvertes tendent sans cesse à détruire l'accusation
de mensonge qui pèse sur la mémoire de presque
tous les écrivains de l'antiquité. Naguère encore on affecOCTOBRE
1812. 203
tait un dédain bien ridicule lorsqu'on lisait dans leurs
ouvrages le récit des chutes de pierres. Aujourd'hui des
faits incontestables les ont justifiés . Il serait bien plus
philosophique de douter d'un fait qui pour être extraordinaire
ne répugne pas à la raison, que de le nier sans
preuve; mais nier tout est, pour trop de savans , une
méthode fort commode , parce qu'elle est tranchante .
Oncroit faire preuve de génie en prononçant de prompts
jugemens qu'on est incapable de motiver d'une manière
plausible , et presque toujours des faits inattendus démontrent
l'erreur des juges .
M. de Morogues , pour bien remplir le but qu'il
s'était proposé , a divisé son Mémoire en six sections.
Dans la première , il remonte à l'antiquité la plus reculée
, pour venir à travers les beaux jours de la Grèce
et de Rome , jusqu'au quinzième siècle , époque de
la renaissance des sciences , des lettres et des arts . J'ai
cité quelques-uns des faits dont se compose cette
première section. La seconde commence au quinzième
siècle . La chute d'une pierre arrivée en 1492 à
Ensisheim , en présence de l'empereur Maximilien , est
l'événement le plus important de cette période , qui finit
au dix-huitième siècle. C'est en 1762 que commence la
troisième section. La pierre tombée à Lucé, et analysée
par Cadet et Lavoisier , ouvre la période. Plus on avance
ensuite, plus on ad'exemples d'un phénomène trop longtems
contesté ; les renseignemens deviennent moins vagues
, les détails se multiplient , et les circonstances sont
mieux connues . Les annales des sciences ont conservé
les dates des chutes de pierres arrivées à Aire , à Mankiréhen
, à Rodach , à Fabriano , à Barbatan , à Sales , etc.;
mais une chose qui surprendrait si l'opiniâtreté de l'esprit
de système était moins connue , c'est que dans un
intervalle de trente- six ans , où il arriva vingt chutes de
pierres bien caractérisées , on en ait nié la réalité . Dans
la quatrième section l'auteur raconte les faits qui ont
forcé de reconnaître l'existence des aérolithes. Les
pierres tombées à l'Aigle firent ouvrir les yeux aux physiciens
, et le voyage de M. Biot, dont la relation a été
publiée, ne laissa plus aucun doute sur la réalité du
phénomène. Le récit des principales circonstances de
204 MERCURE DE FRANCE , OCTOBRE 1812 .
cet intéressant voyage , et l'exposé des travaux des plus
habiles chimistes , pour reconnaître la nature des pierres
tombées du clel, remplit toute la quatrième section du
Mémoire de M. de Morogues. L'importance de cette
période , eu égard aux découvertes qu'on y fit , est en
raison inverse de l'espace de tems qu'elle embrasse. La
cinquième section , quicommence en 1803, se termine en
1812. On y rappelle toutes les chutes de pierres dont les
journaux ont fait mention , et qui paraissent être plus
fréquentes , parce qu'on y donne plus d'attention . L'auteur
rapporte avec soin les résultats des analyses chimiques
faites pour reconnaître les principes constituans
des aérolithes . Enfin , dans la dernière section sont indiquées
les principales substances qu'on a présumé être
tombées sur la terre , mais dont l'époque de la chute
est ignorée. On trouvera dans cette section des faits qui
sont de nature à faire naître le doute . Il serait cependant
ridicule de les nier, mais , avanttoute décision quelconque,
on doit attendre que l'expérience permette de la motiver .
Cet exposé démontre tout l'intérêt de l'ouvrage de
M. de Morogues ; il est rédigé avec beaucoup d'ordre ,
et le style a le mérite trop rare de la correction et
de la clarté . Avant de le lire , quelques esprits chagrins
répéteront peut-être leur éternel cui bono ? Je laisse à
l'auteur le soin de leur répondre : « Le but que je me
>> suis proposé , dit-il , dans ce long Mémoire sur une
>> suite de faits qui ne sont plus douteux , est 1º de faire
>> connaître une série de chutes de pierres bien cons-
>> tatées , plus complètes que celles qu'on a publiées jus-
» qu'à ce jour ; 2º de distinguer ce phénomène de ceux
>> avec lesquels il a pu être confondu ; 3º de démontrer
>>combien est commun un phénomène que naguère
>> nous regardions comme une absurdité évidente ; 4º de
>> faire observer combien il est long et difficile de faire
>>croire les faits les plus certains , lorsqu'ils nous parais-
>> sent inexplicables ; et 5º de faire remarquer à com-
>> bien d'erreurs la chute des pierres a donné lieu , et
>>quel parti la politique a su quelquefois en retirer . >>>
M. de Morogues a parfaitement atteint son but en remplissant
avec beaucoup de talens un plan si bien tracé.
J. B. B. ROQUEFORT.
}
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS.
ANNALES DE L'EDUCATION , rédigées par F. GUIZOT .
Deuxième année , Nos II-VI . A Paris , chez Lenormant
, imprimeur-libraire , rue de Seine , nº 8 .
IL y a long-tems que nous n'avons entretenu nos lecteurs
de cet ouvrage périodique aussi instructif qu'intéressant
. La vérité est qu'il se recommande assez de luimème
et que le nom seul du rédacteur principal suffirait
pour répondre de la bonté des principes que l'on y
professe , et de la solidité de l'instruction qui s'y trouve
semée avec discernement et avec goût. Mme P. M. G.
continue aussi à donner des preuves de la finesse de son
esprit et de la justesse de ses vues dans le journal adressé
par une femme à son mari sur l'éducation de ses deux
filles . Il en paraît un numéro dans chaque cahier des
Annales , et l'auteur , fidèle à son plan de mettre les
préceptes en action , rend ainsi la morale plus efficace et
plus attrayante. M. le docteur Friedlaender n'est pas
moins exact à donner des conseils très-judicieux pour
l'éducation physique. Depuis quelque tems les Annales
offrent de plus une suite de lettres sur la physique , la
chimie et l'histoire naturelle , adressées , les unes au
rédacteur par un de ses amis , les autres par un père à
son fils , et toutes très -propres à inspirer le goût de ces
sciences dont elles font connaître les élémens . Des analyses
courtes , mais substantielles , donnent une idée des
nouveaux ouvrages relatifs à l'éducation. Les nouvelles
quiy ont rapport sont recueillies avec soin , et l'on trouve
même , dans ces derniers numéros , un morceau trèsintéressant
de M. D. P. de N. sur l'éducation nationale
dans les Etats-Unis de l'Amérique . Enfin des contes ou
des dialogues qui mettent au jour quelque ingénieuse
moralité , varient agréablement ce recueil et ajoutent
beaucoup à l'intérêt qu'il présente .
206 MERCURE DE FRANCE ,
Ce n'est cependant d'aucun de ces articles que nous
voulons nous occuper aujourd'hui. Quel que soit leur
mérite , il nous semble que la préférence est due à ceux
où M. Guizot développe les idées de Montaigne en fait
d'éducation. Le travail du même genre qu'il a exécuté
sur Rabelais et que nous avons fait connaître , semblait
répondre d'avance de la bonté de celui-ci , et l'évènement
n'a pas trompé nos espérances .
M. Guizot considère d'abord Montaigne , comme
Rabelais , au milieu de ses contemporains . Les époques
où vécurent ces deux écrivains sont assez rapprochées .
Les lumières n'étaient guères plus vives ni plus étendues
à l'une qu'à l'autre , mais l'époque de Montaigne se distingue
d'une manière déplorable par les guerres civiles
et religieuses qui en remplirent le funeste cours . M. Guizot
s'attache à nous faire observer quelle influence l'ignorance
et la barbarie du siècle durent exercer sur le philosophe
de Bordeaux. Son esprit élevé , sa raison pénétrante
et exercée lui dirent bientôt que rien n'était bien
autour de lui ; mais son caractère indolent et paresseux ,
tout en lui permettant de relever les erreurs de son siècle,
l'arrêta dans tous les projets qu'il aurait pu concevoir
pour les réformer. Il se fit une philosophie indépendante
qui lui était propre ; il ne craignit même pas
d'attaquer toutes les idées reçues ; mais effrayé du spectacle
des guerres civiles qui l'environnaient , il aurait
craint de déplacer une charge ou d'altérer un titre ; il
n'eût pas proposé de détruire ou d'établir une seule institution
. L'éducation , dit M. Guizot , est la seule partie
où il ait osé donner des préceptes positifs , parce que
c'était la seule où il crût que les innovations ne seraient
pas dangereuses .
M. Guizot part de ces premières données pour examiner
les idées de son auteur , et toutes celles qui se
présentent paraissent en effet un résultat nécessaire de
ses facultés et de la position où il se trouvait. Le bon
sens exquis de Montaigne lui fit d'abord reconnaître
cette grande vérité , qu'il faut élever l'homme pour être
homme , qu'il faut avant tout lui apprendre à vivre , et
que, lorsqu'il en sera tems , il se formera bien aisément
OCTOBRE 1812 . 207
lui-même à la profession qu'il lui conviendra d'embrasser
. Il est nécessaire de cultiver en même tems les
facultés de son corps et celles de son esprit, puisqu'il
n'est séparément ni l'un ni l'autre , mais un composé de
tous les deux. Montaigne , au reste , ne dit que peu de
mots de l'éducation physique dont il ne s'était jamais
occupé , mais il n'en insiste que plus fortement sur l'éducation
morale. Il la fait consister principalement à former
le jugement de l'élève ; cet élève , en effet , est destiné
par la nature à vivre et à vouloir , et pour que la volonté
soit raisonnable c'est le jugement qu'il faut exercer et
rectifier. On ne saurait trop tôt, dit Montaigne , en commencer
l'exercice , et l'on ne saurait trop en cacher l'intention
à l'enfant. Il ne s'agit pas de verser dans ses
oreilles , comme dans un entonnoir, des préceptes et des
maximes qu'il repète comme un perroquet sans les avoir
digérées , mais de les faire naître en quelque sorte des
circonstances où il se trouve , des événemens qu'on lui
raconte ou de ceux dont il est témoin ; et c'est aussi par
cette méthode qu'on lui donnera la connaissance des
chosesde la vie, nonpar les livres , mais en les lui expliquant
à mesure qu'elles lui passent sous les yeux .
Quelque justes que soient ces idées , quelque honneur
qu'elles fassent à un écrivain du seizième siècle ,
elles sont aujourd'hui si généralement adoptées que nous
ne suivrons pas M. Guizot dans leur développement . Il
vautmieux nous occuper des observations neuves et intéressantes
qu'il nous communique sur le caractère de
leur auteur. Montaigne veut que la justice soit la base de
l'éducation ; c'est cette vertu qu'il veut sur-tout que l'on
inculque aux enfans , mais il songe peu à leur inspirer
la générosité et la bienfaisance. Cette omission est relevée
et en même tems excusée par M. Guizot. Il remarque
très-bien que la sensibilité est une plante très-délicate
qu'une culture trop zélée et trop assidue peut faire dégénérer;
il ajoute avec non moins de raison que la véritable
justice est bien près de la plus haute vertu , qu'il
est plus difficile d'empêcher l'homme de faire le mal que
de l'engager à faire le bien , et que l'éducation qui l'a
rendu juste , peut laisser à la nature le soin de le rendre
208 MERCURE DE FRANCE,
=
généreux. Cependant il n'oublie pas cette première
marque d'insensibilité donnée par Montaigne , et bientôt
il en trouve une autre dans la manière dont ce philosophe
traite de l'affection des pères envers les enfans .
Montaigne fut un fils tendre et respectueux , il fut un
père doux et facile ; et il se montre entièrement dénué
d'intérêt et de tendresse pour ses enfans au berceau , et
même jusqu'à l'âge où ils peuvent mériter cet intérêt et
cette tendresse . Son coeur ne lui parle point pour eux , et
sa raison ne lui fournit aucun motif de les aimer , parce
qu'ils n'ont encore rien d'aimable . M. Guizot combat
avec force ces idées , qui , si je ne me trompe , ont été
renouvelées par Helvétius . Elles sont conséquentes chez
Thomme qui ne voit dans sa courte existence d'autre but
que cette existence , qui n'envisage rien au-delà : mais
chez cet homme même un instinct naturel qu'il ne peut
détruire , cherche à s'étendre et dans l'avenir et dans le
passé. Sa vie se rattache malgré ses raisonnemens à celle
de ses enfans et à celle de ses pères ; et Montaigne , dans
un endroit où il parle du sien de la manière la plus touchante,
témoigne pour lui un respect qui semble craindre
d'offenser son ombre . On veut vivre dans l'avenir , on
veut se survivre soit dans ses enfans , soit dans ses ouvrages
, soit dans l'influence que l'on exercera encore
sur la postérité long-tems après avoir disparu de la terre .
Des-lors on regarde ses enfans à peine nés comme une
partie de soi-même, on les aime avant qu'ils l'aient mérité.
Ces idées d'une philosophie consolante et sublime ont
manqué à Montaigne , dit M. Guizot , et il faut convenir
que ce n'est pas dans le tems où il a vécu qu'elles pouvaient
naître . Son siècle était trop absurde et trop barbare
pour qu'il vécût avec lui . Obligé de s'isoler , il eut
recours à une sorte de stoïcisme , au défaut d'un épicu--
réisme qu'il ne pouvait contenter ; ne voyant dans sa vie
d'autre but que la vie , il voulut se défaire de tout ce qui
pouvait en troubler le calme , et delà cette insensibilité
que M. Guizot lui reproche et qu'on n'a point assez remarquée.
« La raison , dit-il , restait presque seule dans
cet homme singulier qui , tenant fortement à la vie , se
désolant de sa brièveté , et n'ayant aucune des idées qui
4
OCTOBRE 1812 . DE L209 ET
espé- espe
ou des
et
auraient pu lui donner des consolations
rances , avait cherché à rompre tous les liens qui pouvaient
la lui rendre chère , pour n'avoir pas trop de peine
à la quitter . On parle toujours de la gaîté et deTaimable
insouciance de Montaigne : je le trouve triste ,profondément
triste , de cette tristesse raisonnée qui , ne trou
vant rien de propre à la guérir , ne sait que s étourde
se distraire . Il aime la vie . et rien dans la vie n'a de prix
à ses yeux ; le vide du coeur est pour lui le seul moyen
d'échapper à la douleur ; il se déprend de tout pour
n'avoir rien à regretter ; la mort , sans cesse présente à sa
pensée, ne lui laisse de plaisir que celui de vivre seul ,
sans affections et sans espérances : il s'applique à glacer
son ame pour pouvoir la lui livrer à la fin sans déchirement
et sans effroi . Je ne saurais voir qu'avec une amertume
profonde cet homme d'un esprit si fort, d'un caractère
si élevé , d'un coeur si droit et si juste , ne vivant
que pour travailler às'éteindre se travaillant pour s isoler
et s'isolant pour mourir. Un seul homme lui a paru
digne de son affection. Il l'a aimé comme il pouvait
aimer , d'une amitié rare , tendre presque sublime ; ii le
perd et ne sait plus aimer personne : il n'épouse plus que
soi; son siècle ne lui inspire que du mépris , ses enfans
que de l'indifférence ; pour se détacher de tui-même , il
abesoin de se détacher de tout , et il ne sait que se plouger
la tête baissée , stupidement , dans la mort , sans la considérer
et reconnaître , comme dans une profondeur muette
et obscure , qui l'engloutit d'un saut et l'étouffe en un instant
d'un puissant sommeil , plein d'insipidité et d'indolence!>>>
Cette citation suffira pour donner une idée de l'esprit
dans lequel M. Guizot a lu et jugé Montaigne; il serait
difficile de voir de plus haut , et il nous semble que la
justesse de jugement répond à la hauteur du point de
vue. Nous nous bornerons donc à avoir excité la curiosité
de nos lecteurs sur ce sujet , et nous profiterons de
l'espace qui nous reste pour indiquer à leur attention
deux autres morceaux du même auteur. Dans le premier,
intitulé : Consultation du bon -homme Richard, ou moyen
sûr d'avoir de bonsfils , l'auteur a pris avec beaucoup de
0
210 MERCURE DE FRANCE ,
succès lamanière et le ton de Francklin , pour développer
sur l'éducation des idées qui rentrent dans celles de
Montaigne. Le philosophe français ne voulait pas qu'un
père se regardât comme le propriétaire de ses enfans . En
les pliant à sa volonté , le père selon lui ne doit pas prétendre
asservir leur raison à la sienne ; il s'élève contre
le despotisme paternel qui existait alors en France , et
rapporte les regrets touchans du maréchal de Montluc à
lamort d'un fils de la plus grande espérance à qui , comprimé
par le cérémonial alors en usage , il n'avait jamais
laissé voir combien il l'aimait. En un mot , si Montaigne
semble manquer de tendresse paternelle , il veut
au moins gouverner les enfans par la raison , et s'il paraît
restreindre les devoirs des pères , il reconnaît dans toute
leur étendue les droits des enfans . Le philosophe américainque
M. Guizot met en scène , est consulté par trois
fermiers ses voisins , tous trois pères de famille . Le premier
est fort contentdes bonnes qualités de son fils , mais
il le voit se marier à regret parce que c'est un bon travailleur
qu'il va perdre; le bon-homme Richard lui fait
sentir l'égoïsme d'un pareil sentiment. Le second commande
à son fils tout le travail qu'il est capable de faire ,
et s'étonne qu'il ne fasse rien sans qu'on le lui ait come
mandé ; Richard en prend occasion de prêcher sur cette
sage maxime : que la bonne volonté fait plus de chemin
en une heure , que l'obéissance en un jour ; d'où il suit
qu'en commandant moins à son fils , le fermier en obtiendra
davantage . Le troisième père de famille donne dans
un excès tout différent; il ne laisse à ses enfans que trop
de liberté et trop de loisir; et le bon-homme n'a pas de
peine à lui démontrer le danger d'une telle indulgence .
Viennent enfin les conseils généraux sur l'éducation , que
donne Richard à ses amis , et dont nous nous contenterons
d'extraire les maximes suivantes : « Le désintéressement
persuade mieux que l'éloquence. -Dieu ne fait
pas l'usure , mais il ne donne rien gratis .- Cen'est pas
le bienfait qui attire la reconnaissance , c'est le désintéressement
du bienfaiteur. Il ne faut pas mettre ce
qu'on donne dans le bassin d'une balance et vouloir que
l'autre se remplisse de ce qu'on reçoit . - Dire ce qu'on
-
OCTOBRE 1812 . 211
1
adonné , c'est demander qu'on nous le rende: et les
hommes aiment mieux faire des présens que de payer
leurs dettes , etc. »
Le second morceau que nous avons indiqué , est la
continuation du voyage de M. de Vauréal avec son fils
Adolphe dans l'intérieur de Paris. Il n'est pas moins
intéressant que le commencement dont nous avons déjà
rendu compte . Si le bon Adolphe retient bien tout ce que
sonpère lui raconte ettoujours très-à-propos , il en saura
bientôt plus sur nos anciennes moeurs et notre ancienne
histoire , que beaucoup de gens qui se disent instruits .
C. V.
১
CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , PHILOSOPHIQUE , CRITIQUE ,
ADRESSÉE A UN SOUVERAIN D'ALLEMAGNE , DEPUIS L'ANNÉE
1770 JUSQU'EN 1782 ; par le baron de GRIMMet
par DIDEROT. Cinq volumes in-8º de 2300 pages .
Seconde édition , revue et corrigée ; avec le portrait
du baron de GRIMM , dessiné d'après nature par
M. DE CARMONTELLE , gravé en taille-douce, et parfaitement
ressemblant. - Prix, 28 fr. , et 35 fr . franc
de port . En papier vélin le prix est double.-AParis ,
chez F. Buisson, libraire , rue Gilles- Coeur , nº 10 .
(SECOND ARTICLE. )
Ce ne sera pas une des particularités littéraires les
moins remarquables de la fin du dix-huitième siècle ,
que ces correspondances entretenues avec tant de soin ,
et pendant tant d'années , entre plusieurs souverains et
des hommes qui n'avaient d'autre titre que celui de littérateur.
La France , en étendant de jour en jour le goût
de ses arts , de sa littérature et de son idiôme, préludait
à la suprématie qu'il lui était réservé d'obtenir. Vainement
les écrivains étrangers se sont-ils déchaînés contre
les productions des muses françaises , vainement se
sont- ils efforcés de lutter contre nos chefs-d'oeuvre dans
des langues plus énergiques peut-être et plus abondantes ,
les préjugés nationaux proclamaient leurs triomphes ;
02
212 MERCURE DE FRANCE ,
ز
tandis que leurs princes , émules quelquefois de nos
beaux esprits , s'empressaient de s'instruire dans nos arts ,
cherchaient à s'approcher du goût français , et ne
croyaient pas rabaisser la majesté suprême en admettant
à leur intimité des hommes qui ne devaient leur renommée
qu'à leur talent. Les plus petits détails n'étaient
pas jugés indignes de cette auguste confidence . La gravité
allemande pouvait bien quelquefois s'effaroucher de
la légèreté de nos opinions , des querelles futiles et passablement
ridicules qui souvent ont divisé le Parnasse
français ; de quelques anecdotes où l'esprit national est
tellement empreint , que partout ailleurs on a pu fort
bien ne pas y croire ; de nos bons mots , de tant de vives
réparties , productions du sol , qui n'arrivent que décolorées
sur une terre étrangère. C'est là que le talent de
l'ambassadeur trouvait une ample matière à s'exercer . IM
devait soutenir la curiosité de son maître , l'exciter à
propos , la satisfaire en lui donnant toujours de nouveaux
désirs , faire succéder à de graves discussions , à
des observations profondes ou satiriques , le récit de ces
aventures dont Paris est le fécond théâtre ; il fallait
alors choisir avec discernement , et personne à cet égard
ne s'est montré , je crois , plus habile que le baron de
Grimm. Au milieu des traits passablement caustiques
qu'il décoche sur tous les aigles de la littérature d'alors ,
il donne de tems à autre des éloges dont on ne peut suspecter
la sincérité . Peut-être penserait- on que tous ceux
qu'il frappe lui eussent pardonné la blessure en faveur
du baume réparateur; mais quelle eût été leur fureur en
lisant Thistoire burlesque de leurs fréquentes déconvenues
, de leur ignoble colère lorsqu'ils croyaient voir
un rival , ou trouver un détracteur ! esprit , grâce , bon
ton , philosophie , tout disparaissait , Thomme seul se
montrait avec toutes ses passions primitives . Grimm en
rapporte un exemple qu'il n'est pas hors de propos de
citer.
« Les fameuses querelles de l'abbé Cotin et de Cas-
>> sagne , si plaisamment traduites dans les Femmes Sa-
>> vantes de Molière , sous les noms de Trissotin et de
>>Vadier , ont paru apparemment si naturelles à quel
OCTOBRE 1812 . 213
>>ques soi-disant gens de lettres , et la manière de les
>> terminer si commode , que M. de Laharpe et M. Blin
>> de Saint-Maur viennent de les renouveler . Ils en ont
>> donné une représentation gratis au public , qui pourra
>> bien leur fermer plus d'une porte , à commencer par
>> celle de l'Académie. Heureusement qu'ils ont pris la
>> rue pour leur theatre. M. de Laharpe , à qui on ne
>>peut certainement sans injustice refuser beaucoup de
>> talent , venait de donner , dans le Mercure de ce mois ,
>> une analyse de l'Orphanis de M. Blin. Ce morceau est
>>fait avec une animosité , une amertume , d'autant plus
>> intolérables , qu'il est rempli de personnalités offen-
>> santes . Il paraît cependant que M. Blin n'a de tort réel
>> que d'avoir osé dire , dans la simplicité de son coeur ,
>> que son éloge de Racine valait mieux que celui de
» M. de Laharpe . Eh ! pourquoi lui en faire un crime ?
>>M. de Laharpe n'a-t-il pas dit que son éloge de Racine
>> valait mieux que celui de M. Blin? Quoi qu'il en soit ,
>> le doux M. Blin , blessé de la licence de la plume de
» M. de Laharpe , a guetté le jour où , bien poudré et
>>paré de son habit de velours noir , sa veste dorée et ses
>>manchettes de filet brodé , il allait à un dîner de jolies
>> femmes et de beaux esprits . Il l'aborde poliment dans
>>la rue , lui donné quelques coups de poing , et le sauce
>>un peu dans le ruisseau , sans respect pour sa parure ,
» et puis s'en va. M. de Laharpe prétend que la chose ne
>> s'est pas passée ainsi , qu'il a eu le tems de mettre la
>>main sur son épée, qu'il a ordonné à son valet de
>>prendre Blin au collet , et a eu le tems de s'enfuir sans
>>coup- férir . Ce qu'il y a de certain , c'est que battu ou
>>battant , il arriva à son dîner fort en désordre et si
>> crotté , que l'indulgence des jolies femmes et des gens
>>de lettres , en le recevant , parut assez singulière à un
>> étranger qui était invité du dîner. Il ne put s'empêcher
>>de le qualifier en lui-même de poëte crotté. Les ama-
>> teurs des talens de ces messieurs sont d'ailleurs fort
>> tranquilles sur les suites de cette ridicule aventure ,
>> qui peut être regardée comme un tour de carnaval.>>> 1
Le prince qui recevait par la poste de pareils détails ,
devaitêtreunpeu surpris de la politesse etde l'aménité qui
214 MERCURE DE FRANCE ,
regnait dans la littérature moderne ; il voyait de beaux
fruits de la philosophie et de la méditation ! ce n'est
jamais que dans leur écrits que nos lettrés ont vanté les
charmes de la modération. Des scènes presqu'aussi
délicates se retrouvent assez fréquemment dans l'ouvrage
de Grimm , et par malheur M. de Laharpe y est toujours
pour quelque chose. L'académie était obligée
d'admonester ce belliqueux écrivain sur l'aigreur de son
style , qui l'exposait à des affronts dont la dignité de tout
le corps se trouvait blessée . Nous aimons tous infiniment
M. de Laharpe, disait l'abbé de Boismont, l'un des quarante
; mais on souffre , en vérité , de le voir arriver sans
cesse P'oreille déchirée. On peut remarquer aussi que par
une attention toute remplie de bienveillance , Grimm a
soin de placer Laharpe toujours sur le premier plan de
ses tableaux . :
L'avantage était grand pour les étrangers qui pouvaient
établir des correspondances du même genre ; ils ne
jugeaient pas seulement les pièces nouvelles , les brochures
éphémères ; ils apprenaient à connaître des hommes
dont les principes contrastaient si fortement avec les
actions , à distinguer le masque et le visage .
On sait quel pompeux étalage de sensibilité , de vertu ,
d'humanité , le marquis de Mirabeau répandit dans son
ouvrage de l'Ami des hommes ; le succès fut complet ,
le nom de l'auteur vola de bouche en bouche ; on vanta
la sagesse profonde , la tendre philanthropie de ce coryphée
des économistes , que Grimm appelle plaisamment
les capucins de l'Encyclopédie. Quelque tems après , les
fameux démêlés que le marquis soutint contre sa femme
donnèrent lieu de mettre au jour quelques-uns de ses
écrits domestiques . Le scandale dut être grand parmi les
Dames en lisant ce passage d'une de ses lettres
adressées à la marquise:
,
<<Au fait , une femme est la première servante de son
» mari , et un mari le premier garde de sa femme. Vous
>> voyez que je ne mâche pas mes termes et ne cache pas
>> ma façon de penser : tout ce qui vous viendra dans la
>>tête à l'encontre de cela, est purement contraire
>> au droit humain et divin. J'ai toujours regardé vos
OCTOBRE 1812 . 215
>>biens comme les miens . Si vous êtes changée , votre
>> tâche vous sera dictée; je m'estime autant que les maris
» qui trouvent dans leurs femmes obéissance et soumis-
>> sion . »
Rien de plus curieux que la naïve expression de son
amour propre d'auteur ; au sortir d'une prison d'état où
il avait été enfermé pour quelqu'ouvrage inconsidéré , il
eut le plaisir de voir , « que tout Egreville et encore tout
>>Nemours étaient en haie double et triple auxfenêtres , sur
>>les toits et partout , pour le voir passer. J'ai trouvé ,
>>dit-il ensuite , autant d'empressement dans la capitale;
>>mais ma conduite modeste fera tomber tout cela . >>>
Le nom de Voltaire revient souvent dans cette correspondance
, qui embrasse les huit dernières années de la
vie du patriarche de Ferney ; on sait qu'elles ne furent
pas les moins fécondes en anecdotes , qui mieux que ses
ouvrages donnent une idée du caractère véritable de cet
homme extraordinaire. Grimm n'apas manqué d'enrichir
ses lettres de toutes ces particularités , qui fournissaient
alors aux réflexions et aux entretiens de toute la France .
Il fait beau voir le grand mage du Parnasse faire acheter
par de cruelles railleries les brevets de gloire dont il
était si libéral envers tant d'auteurs qu'il nommait ses
héritiers . L'auteur des Fausses Infidélités en fit une dure
épreuve . Il s'était rendu à Ferney dans l'intention de lire
une comédie en 5 actes , en vers , de sa façon , intitulée
'Homme personnel ; la lecture est acceptée , tout le
monde se place , Barthe commence ; « aux dix premiers
>> vers , M. de Voltaire fait des grimaces et des contorsions
>> effroyables pour tout autre que pour M. Barthe. A la
>>scène où le valet raconte comment son maître lui fit
>> arracher une dent pour s'assurer de l'habileté du den-
>> tiste , il l'arrête , ouvre une grande bouche : Une dent! ...
» là .... ah! ah ! .... L'instant d'après un des interlocu-
>> teurs dit , vous riez . Il rit ?- Qui , monsieur ;
>>trouvez-vous que ce soit mal-à-propros ? Non! non
>>c'est toujours fort bon de rire .... Tout l'acte est lu sans
>>le plus léger applaudissement , pas même un sourire
>>> et lorsqu'il est question de commencer le second , il
>>prend à M. de Voltaire des bâillemens terribles ; il se
-
,
216 MERCURE DE FRANCE ,
>>>trouve mal ; il est désolé , et laisse le pauvreBarthe dans
>> un grand désespoir. Madame Denis conseille à l'auteur
>> malencontreux de ne pas souper à Ferney , elle craint
>> de nouvelles boutades de son oncle . On remet bien
>> vite les paquets dans la voiture , et l'on s'en retourne à
>>Genève . Il est facile de juger quelle nuit on passe après
>>une pareille aventure. Pour s'en consoler , on reçoit le
>>lendemain un billet fort doux de M. de Voltaire , qui
>> demande avec instance la continuation de la lecture ,
» et qui promet très-expressément que l'accident de la
>> veille ne lui arrivera pas une seconde fois . Quelle pro-
>>>messe ! quel persiflage ! Malgré tout ce qu'on putlui dire,
>> M. Barthe s'obstine à en être la dupe . Sans doute il
>>serait trop dur de ne pas finir une lecture commencée
>> avec tant de peine. Il retourne à Ferney. M. de Voltaire
>> le reçoit encore mieux que le premier jour ; mais après
>> avoir écouté tout le second acte en bâillant , il s'éva-
>> nouit au troisième avec tout l'appareil imaginable ; et
>> le pauvre Barthe est réduit à partir sans avoir pu ache-
>> ver de lire sa pièce , et , ce qui ne lui coûta peut-être
>> guère moins , sans avoir osé battre personne. Il n'y a
>>que l'excès de l'accablement où le plongea une si
>>cruelle scène qui ait pu modérer les transports de sa
> fureur. Hélas ! disait ensuite M. de Voltaire , si Dieu
» n'était pas venu à mon secours , j'étais perdu ! »
Barthe pouvait se consoler , il avait payé par-là le tribut
que le malicieux vieillard imposait à ses adulateurs .
Saint-Ange , le traducteur d'Ovide, dont il se disait luimême
le secrétaire , crut devoir , ainsi que tous les
beaux esprits , offrir ses hommages à M. de Voltaire .
Tout enchanté d'une réception aimable , il voulut marquer
sa visite par un coup de maître ; et d'un ton langoureux
, en tournant son chapeau entre ses doigts : Aujourd'hui
, monsieur , dit-il , je ne suis venu voir qu'Homère ;
je viendrai voir un autre jour Euripide et Sophocle , et
puis Tacite , et puis Lucien , etc..... - Monsieur, je suis
bien vieux , si vous pouviez faire toutes ces visites en une
fois!
Le grand nombre d'anecdotes rapportées par le baron
de Grimm assurent à sa correspondance un succès d'un
OCTOBRE 1812.
217
genre qui ne s'affaiblit pas ; il est fondé sur la curiosité
naturelle de voir de près , et presqu'en déshabillé , les
personnages célèbres de son tems . Une grande réputation
est un prisme qui change l'ordonnance des traits . Grimm
sait rendre à chacun sa véritable physionomie. Tous , il
est vrai , ne sont pas entourés de la même auréole de
gloire. La renommée des uns palit dans l'éloignement ;
pour les autres , elle n'est fondée souvent que sur cet
esprit de cercle , brillant phosphore qui éblouit un moment
pour disparaître à jamais . Il en est enfin dont le
nom occupe une place sans être attaché à aucune production
. Plusieurs exemples en font foi ; on les trouve le
plus souvent parmi les femmes. Douées d'une grande
flexibilité dans l'esprit , leurs aperçus sont fins et rapides ;
elles jouissent de l'heureux privilège de pouvoir raisonner
sur tout sans rien approfondir. Il est facile à une
femme riche , aimable et spirituelle , de faire de sa maison
le rendez -vous des beaux esprits et des gens de goût ;
les éloges , les vers , les comparaisons flatteuses abondent
de tous côtés ; reine d'un peuple fier de sa soumission ,
elle sait donner à-propos de la grâce au savoir , contenir
dans de justes bornes les fusées de l'esprit , et se faire
adorer en s'enivrant de toutes les jouissances de l'amourpropre
. Telle futà-peu-près Mme Geoffrin , dont plusieurs
de nos littérateurs ont conservé un si touchant et si honorable
souvenir. Certainement elle posséda au même
degré les qualités du coeur et les agrémens de l'esprit .
Sa vie s'est écoulée au milieu de ses nombreux amis , et
leurs voix se sont réunies pour célébrer sa mémoire.
Grimm rapporte les éloges et leurs motifs ; s'ils font connaître
l'ame bienfaisante de Mme Geoffrin , ils honorent
leurs auteurs . On a publié dernièrement un recueil'qui
contient ces éloges : l'accueil qu'ils ont reçu prouve
qu'on a su dignement apprécier le sentiment qui les
dictés. On se plaît à voir rajeunir des souvenirs de quarante
années ; l'expression de la reconnaissance est plus
touchante dans la bouche d'un vieillard . Les vertus sont
toujours respectables , mais sous des cheveux blancs elles
semblent appartenir à quelque chose de plus que l'humanité
. Lebaron de Grimm, admis chez Mme Geoffrin ,
a
1
318 MERCURE DE FRANCE ,
a recueilli dans cette société d'élite de nombreuses anecdotes
dont il enrichissait sa correspondance. Parmi les
étrangers qui briguaient l'avantage d'ètre présentés à
Mme Geoffrin , Grimm cite un M. Clerk , écossais , qui
revenait de Portugal où il avait servi avec distinction,
«C'est un homme d'esprit, dit le baron de Grimm , mais
>> grand parleur et même fatigant par le tic qu'il a d'ajou-
>> ter à chaque phrase qu'il prononce , un hem ! De
>> sorte qu'il a l'air de vous interroger continuellement ,
» quoiqu'il n'attende jamais votre réponse. Le baron
>> d'Holbach lavait mené chez Mme Geoffrin , et après
>> les premiers complimens et une visite d'une demi-
>> heure il s'était levé pour s'en aller. M. Clerk , au lieu
>> de suivre celui qui l'avaitprésenté , comme c'est l'usage
>> dans une première visite , reste. Mme Geoffrin lui de-
>>mande s'il va beaucoup aux spectacles.-Rarement.
>>- Aux promenades .- Très-peu . --A la cour; chez
>>les princes . -On ne saurait moins . -A quoi passez-
>> vous donc votre tems ? - Mais quand je me trouve
>> bien dans une maison, je reste et je cause . A ces mots
> Mme Geoffrin palit; il était six heures du soir ; elle
>>pense qu'à dix heures M. Clerk se trouvera peut-être
>>>>>encore bien dans sa maison , cette idée lui donne le
>> frisson de la fièvre . Le hasard amène M. d'Alembert ;
>> Mme Geoffrin lui persuade , au bout de quelque tems ,
>> qu'il ne se porte pas bien , et qu'il faut qu'il se fasse
>>ramener par le général Clerk. Celui-ci , charmé de
>> rendre service , dit à M. d'Alembert qu'il est le maître
>> de disposer de son carrosse , et qu'il n'en a besoin lui
>> que le soir pour le ramener. Ces mots furent un coup
>>de foudre pour Mme Geoffrin , qui ne put jamais se dé-
>> barrasser de notre Ecossais , quelque changement qu'il
>> survînt successivement dans son salon , par l'arrivée
>>où le départ des visites. Elle ne pense pas encore au-
>> jourd'hui de sang-froid à cette journée ; et elle ne se
>> coucha pas sans prendre ses mesures contre le danger
>> d'une seconde visite . >>>
Les lettres du baron de Grimm ont paru presqu'au
moment où la correspondance de Mme du Deffant occupait
tous les lecteurs , et devenait le sujet d'une prodi
OCTOBRE 1812.
19
gieuse quantité d'articles dans les journaux ; tous cherchaient
à faire connaître le genre d'esprit de cette femme
singulière. Il était naturel de penser que l'on trouverait
dans les lettres du baron quelques traits caractéristiques
qui fixeraient les opinions encore partagées ; mais cet
espoir n'a été que faiblement rempli. Grimm ne vivait
point dans la société de Mme du Deffant ; il ne parle
d'elle que deux ou trois fois , et pour dire qu'elle était
aussi célèbre par son esprit que parses méchancetés . Quelques
personnes l'avaient dit , beaucoup l'avaient pensé ;
ainsi le baron ne nous a rien appris de bien nouveau .
Il me semble toutefois qu'il calomnie un peu Paris ,
ceux qui l'aiment et les liaisons qu'on y forme , quand il
rapporte sous le titre d'Idée des liaisons de Paris , une
conversation de Mme du Deffant et de M. de Pont-de-
Veyle. « Qu'on se représente Mme la marquise du Deffant
aveugle , assise au fond de son cabinet , dans ce
>>fauteuil qui ressemble au tonneau de Diogène , et son
>>vieux ami Pont-de-Veyle couché dans une bergère
>> près de la cheminée . C'est le lieu de la scène. Voici
>> un de leurs derniers entretiens .
-
-
>> Pont-de- Veyle. -Madame .- Où êtes-vous ?- Au
>> coin de votre cheminée . Couché les pieds sur les
>>chenets , comme on est chez ses amis ? - Oui , ma-
>>dame.- Il faut convenir qu'il est peu de liaisons aussi
>> anciennes que la nôtre.-Cela est vrai . Il y a cin-
>>quante ans .- Qui , cinquante ans passés .- Et dans
>>ce long intervalle aucun nuage , pas même l'apparence
>> d'une brouillerie .-C'est ce que j'ai toujours admirė .
>> Mais , Pont-de-Veyle , cela ne viendrait-il pas de ce
>> que nous avons toujours été fort indifférens l'un à
>> l'autre ?-Cela se pourrait bien , madame.>>
On ne sait si M. de Grimm a voulu seulement amuser
son prince par le récit d'une anecdote piquante qui pouvait
flatter sa vanité en dépréciant le caractère des habitans
de la capitale , ou s'il n'a jamais su former luimême
que des liaisons aussi sèches et aussi fragiles.
Dans ce cas , l'aveu n'a rien de fort honorable , il serait
même entaché d'une teinte de fatuité qui pourrait facilement
faire croire à sa sincérité . Sans doute le tour
220 MERCURE DE FRANCE ,
billon du monde et des plaisirs détourne des affections
profondes et durables , mais juger les moeurs d'une
grande capitale et le caractère de ses habitans sur un
pareil échantillon, on conviendra que cela n'est pas d'un
observateur exercé , ni d'un moraliste bien profond.
Après avoir fait cette querelle au baron , j'ai besoin ,
pour me réconcilier avec lui , de revoir quelques-uns
des mots plaisans qu'il a su rassembler pour les semer
dans sa correspondance . Je vais prendre au hasard , car
il est impossible d'observer un ordre dans des citations
qui n'ont aucun rapport entre elles ; la rapidité de la
narration est tout ce qu'on désire dans de semblables
sujets .
Moncrif qui avait composé , dans sa jeunesse , une
Histoire des Chats , donna au public , quelques années
après , l'Essai sur les moyens de plaire. Le poëte Roi en
fit une satire sanglante. Moncrif , naturellement irascible
, l'attendit au sortir du Palais-Royal et lui donna
des coups de bâton. Roi , familier avec ce traitement ,
retourne la tête et dit à Moncrif en tendant le dos : Pate
de velours , Minon , pate de velours .
Quand on cite des bons mots , il est difficile de ne pas
penser à la célèbre Sophie Arnould. Par-tout où l'on
cherche de l'esprit , on est sûr de la rencontrer. Grimm
a recueilli avec soin plusieurs de ses saillies . On lui demandait
un jour si elle avait vu représenter Zémire et
Azor, et ce qu'elle en pensait : Ah! oui, dit- elle , je Pai
vu , c'est la musique qui est la belle !
Cette actrice avait à discuter avec le ministre chargé
du département de Paris , une affaire relative à une cheminée.
Thomas l'académicien lui dit : Mademoiselle ,
j'ai vu M. le duc de la Vallière , je lui ai parlé de votre
cheminée . Je lui en ai parlé d'abord en citoyen , ensuite
en philosophe. Eh! monsieur, interrompit Mlle Arnould ,
ce n'était ni en citoyen , ni en philosophe , c'était en ramoneur
qu'ilfallait en parler.
Un jour Baculard d'Arnaud , le funèbre auteur des
Epreuves du Sentiment , arriva chez un jeune seigneur
au moment où celui-ci était à sa toilette , et voulant lui
faire un compliment d'un genre peu commun, il lui dit :
OCTOBRE 1812 . 221
Ahmonsieur le comte ! vous avez des cheveux de génie !
-Ah d'Arnaud! lui répondit le comte , sije le croyais ,
je me les ferais couper tout-à-l'heure , pour vous enfaire
une perruque,
Lorsque Marmontel fut reçu à l'Académie française,
il alla voir le directeur pour lui lire son discours , et
pour avoir communication de sa réponse . Ce directeur
était M. Bignon, le même qui fut aussi prévôt des marchands
et bibliothécaire du roi. Il dit à Marmontel : Je
sais bien que j'aurais dû parler de vous et de vos o'wrages
avec éloge , mais je n'en ai rienfait de peur de me faire
des ennemis .
Ce n'est pas d'aujourd'hui qu'on s'est plaint de la morgue
et de la vanité de quelques - uns de nos héros de coulisse
, mais aucun dans ce genre n'a égalé Vestris le
père. Un jour son fils , pour une désobéissance envers
ses supérieurs , reçut l'ordre de se rendre au Fort-l'Evèque.
Rien de plus touchant et de plus pathétique que les
adieux du père et du fils : Allez , lui dit le Diou de la
danse, voila le plus beau jour de votre vie ; prenez mon
carrosse , et demandez l'appartement de mon ami le roi
dePologne, je paierai tout. 1
Lorsque le jeune Vestris débuta , son père , le diou de
ladanse, se présenta avec lui sur le devant du théâtre , et
après avoir harangué le parterre , il se tourna d'un air
imposant vers le jeune candidat , et lui dit : Allons , mon
fils , montrez votre talent au poublic ; votre père vous
regarde.
Les bornes de ce journal ne permettent pas de multiplier
davantage les citations de ce genre ; on transcrirait
une grande partie du recueil, s'il fallait rapporter tout ce
qui est digne de remarque. La correspondance littéraire
de Grimm est entre les mains de tout ce qui porte quelque
intérêt aux lettres , et cette grande publicité n'a pas
encore ralenti l'avidité des lecteurs . Cette collection
tiendra une place distinguée parmi les Mémoires littéraires
, elle sera consultée dans la suite , et l'avis d'un
étranger servira peut-être à débrouiller quelques points
devenus douteux dans l'histoire de la littérature à la fin
du dix-huitième siècle . L'utilité d'un semblable recueil
222 MERCURE DE FRANCE ,
sera mieux appréciée encore , et l'homme de lettres à
qui nous en devons la connaissance , doit s'applaudir du
service qu'il a rendu , en publiant un ouvrage dont le
goût français lui garantissait d'avance la réussite ; elle
est assurée maintenant. Les suffrages du public lui donnent
la récompense que son zèle lui a si bien méritée.
G. M.
BEAUX-ARTS .
DANS un moment où les ouvrages des artistes modernes
vont être exposés aux regards du public , j'ai cru pouvoir
lui offrir quelques réflexions sur les divers changemens
que l'école française a éprouvés , avant d'arriver au point
où elle est aujourd'hui . C'est la première fois peut-être
qu'on a vu , dans l'espace de deux siècles , les arts s'élever
d'abord à un très-haut degré de perfection , présenter ensuite
tous les signes de la décadence la plus complète , et
parune troisième révolution se relever tout-à-coup de leur
chute , s'ouvrir une route nouvelle , et briller d'un éclat
aussi vifqu'inattendu. Le simple récit des faits suffira pour
nous révéler les causes de cette succession rapide de triomphes
etde revers .
Le bon goût avait commencé à s'introduire en France
sous le règne de François Ier; mais ce germe heureux ne
put se développer qu'avec une lenteur extrême au milieu
des dissentions qui agitèrent le royaume sous le règne de
ses successeurs . La sculpture et l'architecture produisirent
pourtant quelques ouvrages , dont les travaux de nos artistes
modernes soutiendraient difficilement la comparaison
: aussi Philibert de Lorme et Jean Goujon ne sont-ils
pasmoins célèbres dans les annales des arts , que Malherbe
dans les annales de la littérature française.
Il était réservé au siècle de Louis XIV de voir s'achever
une révolution si heureusement commencée. Que de circonstances
favorables semblaient se réunir pour en assurer .
le succès ! La paix venait de se rétablir dans l'intérieur ; la
victoire fidèle à nos drapeaux reculait chaque jour nos
limites , et répandait au loin la gloire du nom français ; un
noble enthousiasme s'était emparé de tous les esprits , et
cette impulsion générale recevait encoreune nouvelle énerOCTOBRE
1812 . 223
gie des encouragemens prodigués aux sciences , aux let
tres et aux arts , par un monarque jenne , ami du faste , et
toujours prêt à accueillir ce qui pouvait répandre de l'éclat
sur son règne. Depuis long-tems la France s'était montrée
Pégale de toutes les autres nations , sous le rapport du
courage et des vertus guerrières : elle fut enfin en état de
ne craindre aucune espèce de rivalité. Les Italiens euxmêmes
, si fiers de leur supériorité dans les arts , ne purent
refuser leur estime aux productions des peintres français ;
et Le Poussin , Le Sweur , Mignard, Lebrun et Claude Le
Lorrain jouirent parmi eux d'une réputation non moins
brillante qu'au sein même de leur patrie . La sculpture ne
futpas cultivée avec le même succès que la peinture ; mais
si Le Pujet , Girardon , et quelques autres ne se distinguèrent
pas par un goût aussi pur que les sculpteurs du siècle
précédent , néanmoins il serait injuste de méconnaître le
talent réel dont ils ont fait preuve dans quelques-uns de
leurs ouvrages . Quant à la gravure , elle acquit sous le
burin de Nanteuil , d'Edelinck , de Masson , de Pesne et
de Gérard Audran , un degré de perfection au-delà duquel
il paraît impossible qu'elle puisse jamais s'élever.
Une réunion si rare d'hommes extraordinaires dans tous
les genres seinblait promettre à l'école française une longue
suite de succès . Pouvait-on se douter que sa gloire
allait s'évanonir avec le siècle qui l'avait vu naître ?
Personne ,je crois , n'a cherché jusqu'ici à rendre raison
d'un changement aussi brusque; je vais l'essayer en peu
de mots. La plupart de nos grands peintres avaient été en
Italie terminer leurs études , et se perfectionner dans la
pratique de leur art. Ils y avaient trouvé sans doute des
leçons sublimes dans les monumens antiques dont elle
était remplie , et dans les chefs-d'oeuvre immortels du
siècle de Léon X; mais ils y avaient trouvé aussi des exemplesdangereux
à suivre dans les ouvrages des artistes vivans,
exemples d'autant plus faits pour séduire qu'ils étaient
donnés par des hommes d'un vrai mérite , et qu'ils semblaient
autorisés par l'admiration de toute l'Europe . Leur
talent s'était donc formé de ce mélange de bons et de mauvais
principes , et portait avec lui un germe vicieux qui ne
pouvaitpas tarder à se développer ( 1) . La décadence s'an-
(1 ) Notre littérature formée entièrement sur les ouvrages des aneiens
, où elle avait puisé cette pureté de goût qui la distingue de
224 MERCURE DE FRANCE ,
la
nonça d'une manière sensible vers les dernières années du
règne de Louis XIV . Le Poussin et Le Sueur n'existaient
plus , et ceux qui leur avaient succédé n'avaient point hérité
de leur génie ; ils ne réussirent qu'à imiter , en les
outrant , les défauts de leurs modèles , mais sans les faire
excuser comme eux par de grandes beautés . La corruption
qui s'introduisit dans les moeurs pendant la Régence , ne fit
qu'aggraver encore le mal; il fut porté à son comble sous
le règne de Louis XV. Une malheureuse routine avait
remplacé l'étude profonde qu'exige la culture des arts ; et
le peintre abandonnant la route tracée par les grands maîtres
, ne prenait plus pour guides que son caprice et les
systèmes d'une imagination déréglée ; une certaine affectation
théâtrale dans composition , un dessin vague et
tourmenté , un coloris factice , qui ne paraissait harmonieux
que parce qu'il était terne et sans vigueur , les grimaces
substituées à l'expression , et la minauderie à la grâce ,
enun mot , l'absence totale de goût , de noblesse et de vérité
, voilà quels étaient les vices dominans de presque
toutes les productions accueillies alors avec le plus d'enthousiasme
L'état de dégradation était tel , qu'un des peintres
(2) les plus renommés de cette époque , ne pouvait
s'empêcher de parler avec mépris du genre auquel il était
redevable de ses succès , et se riait lui-même de l'admiration
qu'inspiraient ses ouvrages . Il se garda bien pourtant
de lutter contre le goût de son siècle , et l'on ne doit
pas s'en étonner : la route qu'il avait choisie le conduisait
sans peine à la fortune et même à la célébrité ;; celle qui
mène à la gloire est étroite , escarpée , couverte d'épines ,
et presqu'inaccessible.
M. Vien fut le premier qui eut le courage d'opposer une
digue au torrent : doué d'un esprit juste , il sentit que le
principal but de la peinture était l'imitation de la nature ,
et il en recommanda l'étude à ses nombreux élèves . Ce service
rendu à l'école française lui procura une très -grande
celle des autres nations , devait nécessairement marcher avec moins
de rapidité vers la décadence . Aussi vit-on briller dans le dix-huitième
siècle plusieurs écrivains dignes d'obtenir une place à côté des
meilleurs auteurs du siècle de Louis XIV, tandis qu'on aurait beaucoup
de peine à citer un seul artiste dont le nom méritât d'être
conservé .
*(2) Воuсhег.
OCTOBRE 1812 . 225
1
۱
réputation, dont il eut le bonheur de jouir jusqu'à la fin de
sa vie.
De tous les peintres qu'il a formés , M. David est sans
contredit le plus célèbre , et les artistes le regardent aujourd'hui
comme le véritable restaurateur de la peinture en
France . Lorsqu'il entra dans la carrière , les tableaux de
dévotion étaient peu recherchés par les amateurs ; et lepublic,
imbu des opinions nouvelles , accordait toute sa faveur
grecqueen
mo
aux sujets tirés de la mythologie ου de l'histoire
romaine . La nécessité d'étudier le costume , de copiere
portraits des héros qu'on avait à représenter , de connaite
enfin le caractère et les attributs qui convenaient à chaque
divinité , força les artistes à consulter plus souvent les
numens antiques , et contribua ainsi au triomphe du bon
goût. M. David éprouva plus qu'aucun autre cette influence
salutaire : son maître lui avait appris à imiter faiblement
une nature pauvre et commune; il reconnut bientôt que le
sublime de l'art était l'imitation franche et vigoureuse d'une
nature noble et choisie . On aperçoit dans tous ses ouvrages
les efforts continuels qu'il a faits pour arriver à ce but. Le
succès le plus complet a couronné sa persévérance , et son
tableau des Sabines est déjà regardé comme une oeuvre
classique sous le rapport de la pureté du dessin , du choix
et de l'élégance des formes , et de ce goût vraiment antique ,
qui est le caractère distinctif de son talent .
Plusieurs artistes , dont il ne m'est pas possible de parler
ici , ont concouru à la réforme par leurs leçons et par leurs
exemples . Il est sorti de l'école de M. David , de celles de
MM. Regnault et Vincent , et de quelques autres encore ,
un grand nombre de peintres distingués , qui ont déjà
donné au public des preuves d'un mérite supérieur ; l'impulsion
est générale , et les arts , encouragés par le monarque
puissant dont ils nous retracent chaque jour les merveilleux.
exploits , ne peuvent manquer de marcher à grands pas
dans la route nouvelle qui leur est ouverte , si les élèves
veulent se rappeler sans cesse que c'est par l'étude combinée
de la nature et de l'antique que leurs maîtres se sont
formés , et qu'ils pourront eux-mêmes obtenir des succès
qui soient unjour confirmés par le suffrage de la postérité (3) .
S. DELPECH .
(3) Dans l'examen du Salon , je me propose d'ajouter quelques
réflexions sur l'état actuel de la sculpture et de la gravure en France .
P
DE
LA SEINE
5.
cen
226 MERCURE DE FRANCE ,
VARIÉTÉS .
SPECTACLES . - Théâtre de l'Impératrice. - Première
représentation d'Héloïse , drame en trois actes et en vers
de M. de Murville .
Si je voulais rendre compte de ce drame d'une manière
à- la-fois plaisante et facile , ainsi que l'a fait plus d'un de
mes confrères , je me bornerais , au lieu de faire connaître la
pièce , à lancer contre le sujet et le principal personnage
quelques plaisanteries bien rebattues ; mais je crois qu'un
auteur qui a su réussir , mérite au moins qu'on lui fasse
l'honneur de parler sérieusement de son ouvrage .
La scène se passe chez Fulbert , oncle d'Héloïse . Abeilard
persécuté pour ses opinions théologiques , et forcé de
se cacher , est rappelé par son amour auprès d'Héloïse .
Craignantpour les jours de son amante , il voulait reparaître
dans les lieux qu'elle habite ; elle se décide à lui écrire pour
l'engager à différer son retour. Pierre , l'ami d'Abeilard ,
doit se charger de cette lettre ; elle attend le retour de Pierre ,
mais à sa place c'estAbeilardlui-même qui paraîtà sesyeux :
il n'a pu vivre plus long-tems loin d'elle , il brave tous les
dangers pour la revoir un seul instant. A peine a-t-il
goûté le bonheur de la serrer dans ses bras , que Pierre accourtguidé
par l'amitié les avertir du dangerquiles menace .
Il ne précède en effet Fulbert que de quelques instans ;
celui-ci , instruit par Gérard , rival d'Abeilard , se présente
à leurs yeux ; justement irrité de la présence d'Abeilard , il
l'accable des plus vifs reproches : en vain Héloïse pour le défendre
s'accuse elle-même ; son dévouement paraît un nouveau
crime aux yeux de Fulbert; il sort avec Gérard pour
se consulter sur le parti qu'il doit prendre . Les amans livrés
au bonheur de se revoir , oublieraient presque le danger qui
les menace , s'ils n'en étaient avertis par Pierre , qui connaît
toute la violence de Fulbert et la duplicité de Gérard.
Bientôt Gérard reparaît , il annonce à Héloïse qu'il a su fléchir
son oncle , et qu'Abeilard lui-même n'a plus rien à
craindre de sa colère ; les amans se livrent à l'espérance :
Pierre seul doute de la sincérité de Gérard , et se promet
de veiller sur eux .
Au second acte, Abeilard revoit le salon où il instruisait
OCTOBRE 1812 .
227
Héloïse; tout dans ces lieux lui parle de son amour , et il
se livre à la douceur de ce souvenir : Héloïse elle -même
paraît , son oncle a permis qu'elle reprît avec son maître le
cours de ses études . Cette faveur dangereuse est encore un
piége de Gérard ; convaincu que les amans ne pourront se
trouver seuls sans se parler de leur amour, il décide Fulbertà
se cacher pour être témoin de leur entretien ; cette
épreuve est trop forte pour Abeilard : enivré de son bonheur
, il tombe aux pieds d'Héloïse et renouvelle ses sermens
: Fulbert paraît alors , il va décider du sort d'Abeilard ,
lorsque Pierre, qui veillait sur eux, annonce qu'il va prendre
les ordres de l'abbé Suger , et jusqu'à son retour il rend
Fulbert responsable de la vie de son ami .
Héloïse, an troisième acte , reproche à Gérard de les persécuter;
il se défend , et pour preuve de sa sincérité , il
l'instruit du danger qui la menace ; Fulbert doit , dit -il ,
feindre de consentir à leur union , mais le consentement
d'Héloïse sera l'arrêt de mort d'Abeilard. Effrayée de cet
horrible complot , elle se promet de sacrifier jusqu'à son
amour pour sauver les jours de son amant : Gérard usant
alors de l'ascendant qu'il a sur l'esprit de Fulbert , lui représente
que le mariage peut seul sauver l'honneur de sa
nièce ; Fulbert y consent à regret; il annonce lui-même à
Abeilard qu'il s'est laissé fléchir , et le charge d'en instruire
Héloïse ; mais quel est l'étonnement d'Abeilard lorsque
son amante refuse d'unir son sort au sien ! En vain il
la conjure au nom de l'amour , elle reste inflexible , et
Abeilard au désespoirsort pour instruire Fulbert de l'étrange
résolution de sa nièce . Redoutant bientôt les suites d'un
pareil refus , elle veut rejoindre Abeilard ; mais Pierre paraît
, il lui annonce que déjà son amant n'existe plus pour
elle , et que c'est à Dieu seul qu'Abeilard va désormais
consacrer sa vie .
On voit par cette analyse que l'auteur s'est écarté de la
tradition historique et qu'il a créé toute l'intrigue . Pourraiton
l'en blâmer lorsqu'on pense que les malheurs du célèbre
Abeilard ne pouvaient sans de notables changemens être représentés
sur la scène . Pope etensuite Colardeau les avaient,
il est vrai , retracés avec un grand talent; mais c'était dans
des héroïdes , et tous ceux qui sont sensibles au charme des
beaux vers savent par coeur ces deux héroïdes célèbres .
M. de Murville a pensé qu'on pouvait porter sur la scène
les sentimens qu'ils ont exprimés , et si la tentative était
P2
228 MERCURE DE FRANCE , OCTOBRE 1812 .
hasardée , l'auteur a été absous par le succès : audaces
fortunajuvat.
Je suis loin de prétendre que l'ouvrage soit irréprochable
sous le rapport du plan ; mais un style assez ferme , quelquefois
élégant , souvent passionné ; enfin des vers pleins
d'amour et de sentiment , et qui rappellent ceux de Colardeau
, ont fait triompher l'ouvrage des préventions bien
naturelles que le choix d'un pareil sujet avait fait naître .
Clozel a joué le rôle d'Abeilard avec intelligence ; sa diction
est soignée ; il était indispensable de représenter ce
personnage avec noblesse pour éviter le ridicule; l'acteur
s'est heureusement tiré de cette difficulté.
Mlle Délia représente Héloïse avec chaleur et force ; mais
on s'aperçoit trop qu'elle veut copier Mlle Duchesnois dans
le rôle de Phèdre . Les acteurs chargés des rôles de Fulbert ,
de Pierre et de Gérard , se sont acquittés de leur tâche
beaucoup mieux que ne l'aurait peut-être fait plus d'un
acteur du premier théâtre français .
B.
POLITIQUE.
LES Anglais ne peuvent prévoir aucun changement
dans les dispositions des conseils américains avant la convocation
du congrès , qui est fixée au 2 novembre prochain .
L'armistice signé avec les Anglais par le général Deaborn ,
a dû expirer le 8 septembre. Un échange de prisonniers
devait avoir lieu , mais il a été rompu. Le commodore
Roger a publié le compte rendu de la croisière et de la
course dont nous avons indiqué les divers points . Il a
ramené de 800 à 1000 prisonniers . Le capitaine Hull ,
dans son brillant combat contre la Guerrière , a rempli les
espérances des amis de la patrie. Sous le rapport de l'honneur
du pavillon américain, son rapport est consolant pour
les patriotes qui ont été si profondément blessés par le désastreux
et inexplicable incident qui , sur terre a rendu le
général Hullet son corps prisonniers des Anglais au fort
Détroit.
,
L'Amérique méridionale vient d'être le théâtre d'un
nouveau complot tendant au renversement du gouvernement
insurrectionnel de Buenos-Ayres . Une proclamation
du gouvernement a annoncé que la conspiration a été découverte
, que vingt-cinq conjurés ont péri sur l'échafaud ,
et que les poursuites criminelles contre les autres continueraient
jusqu'à ce que la société fût purgée des conspirateurs
et de leurs complices. Voici quelques détails sur
cette affaire , extraits des feuilles de Buenos-Ayres , cités
dans les papiers anglais .
"Un nombre considérable d'Espagnols européens avaient
ourdi dans cette capitale , sous le sceau du secret , une
conspiration horrible dont la postérité ne lira qu'en tremblant
le récit. Ils avaient pris leurs mesures pour se révolter
pendant une de ces nuits où la confiance ou plutôt
la négligence des détachemens militaires leur faisait
espérer un heureux résultat. La direction du plan était
confiée à l'Espagnol Martin Alzaga , connu par sa turbulence
et son audace. Ils avaient , à cet effet , placé dans
leurs compagnies et dans leurs régimens d'infanterie des
officiers dont ils étaient sûrs. Le père Bethleemite Joseph
230 MERCURE DE FRANCE ,
,
Delas Animas commandait en chefla cavalerie. L'hôpital
des Convalescens devait servir de point de ralliement à
tous les conspirateurs . Leur premier objet était de s'emparer
des corps-de-garde , des casernes , et comme ils comptaient
sur le secours de tous les Espagnols licenciés cenxci
devaient garder les points principaux , tandis que l'on
devait armer les conspirateurs les plus distingués par leur
courage et leur adresse . La cavalerie devait s'emparer du
parc d'artillerie . L'exécution du complot devait avoir lien
àdeux heures du matin. La capitale devait êtregouvernée
par l'auteur de la conspiration , Martin Alzaga , qui aurait
été indépendant de Monte-Video jusqu'à la décision des
Cortès. Le grand objet étant de rendre la suprématie aux
Espagnols .
» Le procès des conspirateurs a fait connaître les détails
précédens ; mais Dieu , qui veille sur les bons , a fait découvrir
la conspiration au moment où elle allait éclater . Un
des conjurés s'ouvrit imprudemment en présence d'un
esclave qui , obéissant à un sentiment d'humanité , fit part
de ce qu'il avait entendu à une personne en qui il avait
confiance ; et , de cette manière , le gouvernement en fut
instruit : trois des conspirateurs furent d'abord fusillés et
exposés aux regards du public. Le traître Alzaga , dès
qu'il apprit cette nouvelle , lenta de s'échapper , mais ne
tarda pas à tomber entre les mains de la justice , qui lui fit
supporter la peine due à ses crimes. Le peuple courut aux
armes , arrêta les criminels , et avec une modération qui
lui fait beaucoup d'honneur , les mit sous la main de la
justice. Pendant leur exécution le peuple en foule criait :
Périssent les traîtres ! La musique jouait des airs patriotiques.
Aucun excès n'a été commis contre les personnes
ou les propriétés des Espagnols européens. »
"Les troupes portugaises ont commencé leur retraite de
San-Francisco le 13 de ce mois .
>>En conséquence des événemens qui se sont passés à
Buenos-Ayres , le gouvernement de Monte-Video a interdit
toute communication avec ce pays , sous peine de
mort . "
,
Les nouvelles de Pétersbourg reçues à Londres sont
du 27 septembre ; celles de Berlin sont de la même date ;
celles de Gothenbourg du II . La nouvelle de l'occupation
de Moscou , dit le Times , a produit à Pétersbourg une trèspénible
sensation . Une députation des négocians de cette
ville se présenta aussitôt à l'Empereur pour obtenir la per
OCTOBRE 1812 . 231
mission de rembarquer une portion des propriétés commerciales
qui se trouvaient en danger par les succès de
l'ennemi . Le gouvernement répondit qu'il ne voyait encore
aucun sujet de crainte pour la sûreté de Pétersbourg , néanmoins
qu'il serait donné permission d'exporter de nouveau
les marchandises importées , et que les droits qui avaient
été payés seraient remboursés .
Par suite de cette nouvelle , le change a essuyé une baisse
considérable , et le fret a augmenté de 3 liv . sterl. sans
tonneau . On avait déjà embarqué 26,375 tonneaux de
chanvre , 3,820 tonneaux de lin , et 10, 165 tonneaux de
suif; le tout se trouvait sur 264 bâtimens étrangers .
« On va présenter au parlement , dit le même journal ,
des pétitions sans nombre pour demander la paix . Une
assemblée nombreuse et respectable des amis de la paix a
eu lieu,il n'y a pas long-tems , à Loughborough . M. Strutt ,
écuyer , occupait le fauteuil de président , et on y a adopté
plusieurs résolutions importantes . Une autre assemblée a
été tenue à Derby ; les résolutions qui y ont été prises sont
fortes , mais modérées .
Les Anglais n'ont pas encore réussi à faire parvenir à
ceux de leurs officiers qui servent en Perse contre les Russes ,
que les Russes et les Anglais aujourd'hui étaient alliés .
Ainsi , pendant que le gouvernement anglais s'épuise en
secours de toute espèce pour aider celui de Russie à résister
aux Français , les Perses , aidés par l'artillerie légère
anglaise , combattent les Russes aux pieds du Caucase.
Voici les détails reçus par la voie de l'Inde .
« Le paquebot de Bassora , arrivé du golfe de Perse , a
apporté des lettres de Tabriz à la date du 13 mai. Les
officiers anglais étaient de retour d'une campagne d'hiver
sur les bords du Kur , pendant laquelle le prince de Perse
avec le corps d'artillerie légère levé nouvellement de 2500
hommes d'infanterie , avait forcé les retranchemens des
Russes qu'il avait obligés de se rendre à discrétion , avec
perte de 500 hommes tués ou blessés , de deux drapeaux
et deux canons , dont un de gros calibre ; de 24 officiers ,
sept seulement sont restés vivans , et encore deux d'entre
eux étaient-ils blessés .
et
L'attaque de ce retranchement avait été confiée au
major Darey. Les Russes prirent les canons du capitaine
Lindley arrivant au galop pour un parti de cavalerie
firent sur lui de leurs pièces un feu que celui du capitaine
Lindley eut bientôt éteint. Le capitaine Christian pénétra
,
232 MERCURE DE FRANCE ,
dans le village et en chassa les Russes , qui s'étant aperçus
que les Persans , fidèles à leur ancien usage , s'étaient dispersés
pour chercher des vivres , se rallièrent et les repoussèrent
à la baïonnette ; ma's étant sortis du village pour
les poursuivre , la mitraille du capitaine Lindley les y fit
bientôt rentrer. Nous avons perdu deux sergens européens
; la perte des Persans s'élève , dit-on , à 150 morts et
360 blessés . Les Russes ont eu plus de 500 hommes hors
de combat.
Suivant les mêmes papiers anglais , le paquebot l'Elisabeth
, venu de Lisbonne en six jours , avait annoncé que
lord Wellington était toujours retenu devant Burgos , que
la lenteur du général Maitland et son immobilité àAlicante
l'avaient fait révoquer , et que l'armée d'expédition était
toujours devantAlicante , tandis que les armées françaises
réunies avaient commencé leur mouvement vers le centre ,
et allaient mettre de nouveau lord Wellington dans la nécessité
de se retirer de devant l'armée de Portugal , comme
les mouvemens de cette dernière l'avaient forcé d'abandonner
son plan de campagne au midi ; nous allions établir,
à cet égard , quelques rapprochemens , lorsque les
notes officielles suivantes ont été publiées par le Moniteur;
nous nous empressons de les consigner ici : le lecteur remarquera
peut-être que dans les aveux faits par les journaux
anglais sur les divers événemens qui y sont rapportés
, nous avions trouvé le moyen de donner , sur les
opérations dont il s'agit , quelques renseignemens qui ne
manquaient point de vérité .
•Depuis les événemens de Salamanque , il s'est passé
en Biscaye , et surles derrières de l'armée du Nord , divers
faits militaires , dont nous allons donner les principaux
détails.
» A la première nouvelle de la retraite de l'armée dePortugal
, et des dispositions que faisait l'ennemi pour la suivre
dans son mouvement , le général comte Caffarelli , commandant
l'armée du Nord , crut devoir sur-le-champ rappeler
à lui et concentrer les troupes sous ses ordres , pour
être prêt à se porter en avant , si les circonstances venaient
à l'exiger. Des ordres furent expédiés en conséquence à
tous les généraux commandant sur divers points de la Biscave
, et le général Rouget , commandant à Bilbao , reçut
en particulier, le 7 août , l'ordre d'évacuer cette place etde
se rendre immédiatement à Vittoria .
>>Cet ordre fut exécuté sur-le-champ ; et l'hôpital se trou
OCTOBRE 1812 . 233
vait évacué, lorsque le général en chef de l'armée du Nord ,
mieux instruitde la situation de l'armée de Portugal et des
ressources dont elle pouvait encore disposer , voulut conserver
Bilbao , et contre-manda son premier ordre ; mais
l'abandon de cette place était déjà consommé ; le mouvement
de retraite de la garnison était commencé , et le général
Rouget , embrassant un parti moyen , arrêta son
mouvement à Durango avec l'approbation du général
Caffarelli , et avec ordre , puisque Bilbao était évacué ,
d'empêcher au moins l'ennemi de s'y établir lui-même .
,
» En effet, immédiatement après le départ dela garnison,
toutes les bandes qui infestaient la province s'étaient dirigées
sur Bilbao . Le général Rouget , sur l'avis de leur arrivée
et conformément à ses instructions
, , poussa une
reconnaissance sur la place , où les insurgés , au nombre
de 5,000 hommes , des bandes de Marquesito, Mugartegui ,
Pinto , avec Renovalès à leur tête , s'étaient déjà rassemblés .
Mais à la vue des Français , et malgré la supériorité du
nombre , les insurgés évacuèrent en désordre et avec précipitation
laplace , et prirent position sur les hauteurs voisines
. Le général Rouget entra dans la ville avec trois compagnies
; l'alcade et la municipalité de Bilbao n'avaient pas
attendu son arrivée , et s'étaient rendus au-devant de lui
avec tous les témoignages d'une joie sincère . L'accueil des
habitans répondit à l'empressement des magistrats .
>> Cependant les insurgés , postés sur les hauteurs environnantes
, étonnés et bientôt enhardis par la faiblesse de
la colonne française , hasardèrent un engagement et attaquèrent
sur plusieurs points . Dans toutes ces attaques , qui
se renouvelèrent le lendemain , ils furent repoussés vivement
: leur perte fut au moins de 300 hommes; la nôtre fut
de 7 hommes tués et de 14 blessés. Le général Rouget ent
particulièrement à se louer dans cette occasion du courage
et de la bonne contenance du régiment de Marche et de la
gendarmerie .
" Dans l'intervalle , les forces des insurgés s'augmentaientpar
de nouveaux renforts; les Anglais étaient en rade
avec quatre frégates et un brick , et venaient de débarquer
600 hommes . Le général Rouget avait amené trop pen de
monde avec lui pour tenir la place, et il rentra à Durango
.
Tous les chefs de bandes et le commandant de l'escadre
anglaise se réunirent à Bilbao ; et bientôt toutes leurs
forces se trouvant rassemblées , ils formèrent le projet d'at-
4
234 MERCURE DE FRANCE ,
,
taquer le général Rouget à Durango même. Le général
Rouget crut devoir prévenir ce mouvement , et le 21 , renforcé
par quelques troupes se porta lui-même en avant ,
pour surprendre l'ennemi dont toutes les forces étaient
réunies à Zornoza , où il occupait une position formidable.
Le 40 régiment fut chargé de tourner cette position ,
mais l'ennemi , averti à tems , leva son camp pendant la
nuit , et prit la même direction que le corps français , dont
la marche et le but furent ainsi mis à découvert. Après un
engagement très-vif, l'opération se trouvant manquée , le
général Rouget crut devoir rentrer dans ses positions , et
se retira par l'Arabezua . L'ennemi voulut inquiéter le mouvement
de la troupe française ; mais repoussé avec vigueur,
et dégoûté par ses pertes , il cessa d'en contrarier l'exécution.
» Le général commandant l'armée du Nord , informé de
cette succession d'événemens , crut devoir se porter luimême
sur les lieux avec une forte colonne , et appuyer les
opérations du général Rouget. Ce mouvement et celui du
général Soulier, qui arriva par Orosco , eurent pour résultat
de faire évacuer subitement Bilbao , et de disperser les
rassemblemens ennemis . La colonne du général Soulier
rencontra la bande de Longa près de Miravalès , et la mit
en déroute complète .
» Le 31 août , le général Caffarelli partit de Bilbao dans
le but de poursuivre l'ennemi et d'assurer les communications
avec Santona . Le général Rouget , resté à Bilbao avec
quelques troupes , eut bientôt à fournir des détachemens
qui affaiblirent ses ressources . Dans cette situation et
averti que les bandes se formaient de nouveau , il prit le
parti d'évacuer la place et de reprendre sa première position
àDurango.
,
» Il apprit bientôt que les bandes s'étaient jetées sur les
communes maritimes et arrêtaient la rentrée des contributions
. Informé qu'Artala , avec un bataillon , occupait
Guernica , il partit le 13 septembre dans l'espérance de le
surprendre ; il trouva en effet les insurgés à Guernica ;
mais leur fuite fut plus prompte encore que la marche de
nos troupes , et s'échappant en hâte de la place , ils se dispersèrent
dans les montagnes . Deux jours après , ils reparurent
devant Guernica avec des renforts , et firent des démonstrations
offensives ; plusieurs détachemens , envoyés
en reconnaissance sur différens points , les poussèrent si
vivement qu'ils ne tinrent dans aucune position ; et après
OCTOBRE 1812 . 235
leuravoir tué ou blessé bon nombre d'hommes , le général
Rouget perdit tout espoir de les joindre et de les engager à
une action ; en conséquence , il ramena immédiatement sa
colonne sur Durango , où il rentra le 16 septembre .
Dans cet intervalle , une nouvelle réunion de bandes
s'était formée et menaçait Guetaria ; le général Rouget
reçut , le 21 septembre , l'ordre de se rendre à Bergara sous
le commandement du général Dumoutier , pour dissiper
cette réunion ; l'approche des forces commandées par ce
général suffit pour disperser les rassemblemens ; seulement
unposte de cavalerie de Longa fut surpris à Placencia , où
il perdit la moitié de son monde et tous ses chevaux.
> Le 3 du courant , trois bataillons aux ordres de Renovalès
se portèrent sur Dima , pour y surprendre un de nos
postes. Le général Rouget y marcha de son côté , et rencontra
l'ennemi qui ne fit pas une longue résistance ; il eut
dans cette action plus de 200 hommes tués , et un plus
grand nombre de blessés . Immédiatement après la déroute
de cette bande , un grand nombre d'habitans rentrèrent
dans leurs maisons .
Dans toutes ces diverses poursuites , nos troupes ont
eu plus de fatigues à essuyer pour joindre l'ennemi que
pour le combattre ; le général Rouget n'a cessé de se louer
du courage ét de la résolution du régiment de Marche ;
plusieurs militaires sont également cités pour s'être conduits
avec distinction. Dans ce nombre on remarque M.
Lasalle , lieutenant de voltigeurs au 118º régiment , et
M. Foulon , sous-lieutenant de gendarmerie . "
Armée de Portugal et du nord de l'Espagne .
« Depuis les derniers événemens militaires survenus
dans le nord de l'Espagne , entre l'armée de Portugal et
l'armée anglaise , il ne s'est passé aucun fait important .
L'armée française , après une marche habilement combinée
, qui a trompé tous les calculs de l'ennemi , et dans
laquelle on n'a pas perdu une seule voiture , a été ramenée
dans le plus grand ordre à Valladolid , et delà sous les
murs de Burgos . Le général Clauzel , qui commandait
provisoirement l'armée , a su , dans le cours même de
cette marche , pourvoir à tous les besoins , réunir et conserver
toutes les ressources de l'armée , disputer pas à pas
le terrain à l'ennemi , et lui imposer au point de rester
maître de ses mouvemens .
> Lord Wellington avait paru un instant abandonner
toute idée d'opérations offensives devant l'armée de Por236.
MERCURE DE FRANCE ,
tugal : mais bientôt il reporta de nouveau ses efforts du
côté de Burgos . Le 17 septembre , l'armée anglaise se
dirigea sur cette place ; l'armée de Portugal prit position
à quelques lieues en arrière de la ville , laissant le fort
approvisionné de tout ce qui était nécessaire à sa défense ,
avec une garnison suffisante , commandée par le général
Dubreton .
» Le 19, l'ennemi commença ses opérations par l'attaque
du mont Saint-Michel , position défendue par un commencement
de fortifications , ou plutôt par quelques ouvrages
en terre non terminés. Quoique l'on n'y eût laissé
qu'un faible détachement , l'ennemi éprouva une vigoureuse
résistance ; il ne se rendit maître des ouvrages qu'après
de longs efforts , et avec une perte de plus de 400
hommes tant tués que blessés .
L'ennemi fit ensuite ses dispositions pour attaquer le
fort même de Burgos . Pendant trois semaines , il a livré
à ce fort plusieurs assauts , qui ont été constamment
repoussés ; à l'attaque du 23 septembre , il paraît n'avoir
pas perdu moins de 2000 à 2500 hommes ; à celle qui a
eu lieu le 11 octobre , les Ecossais du 42° régiment ont
été très-maltraités , et ont perdu beaucoup de monde.
Le 14 octobre , le fort continuait de se défendre avec
vigueur.
n L'armée française , à cette époque , ayant reçu les renforts
qu'elle attendait , se préparait à reprendre l'offensive
et à dégager le fort de Burgos : mais avant même l'arrivée
de ces renforts , elle n'avait pas cessé d'inquiéter l'ennemi ,
et de lui faire éprouver journellement des pertes plus ou
moins considérables . Le 29 septembre , le général Clauzeł
avait fait pousser plusieurs reconnaissances dont le résultat
mérite d'être connu .
► L'une de ces reconnaissances fut dirigée par le général
Foy , qui , à la tête de la première division, se porta sur
Poza , où il trouva et détruisit un bataillon espagnol . Le 6
d'infanterie 'légère , commandé par le lieutenant-colonel
Frossard , surprit ce bataillon dès la pointe du jour , au
milieu de la place ; tout ce qui voulut résister , fut tué ; le
reste , au nombre de 200 hommes , fut fait prisonnier.
79 Le général Maucune , qui se trouvait à l'avant-garde
de l'armée , à Briviesca , se porta avec sa cavalerie légère
sur Monasterio ; il rencontra à Prodanos plusieurs escadrons
des chevau-légers de l'armée anglaise , les chargea
avec vivacité , et les poussa jusqu'à Monasterio ; le chef
OCTOBRE 1812 . 237
d'escadron Hulman , du 1 régiment de hussards , se distingua
dans cette circonstance ; M. Lachapelle , aide-decamp
du général Maucune , fit lui-même plusieurs prisonniers
et eut un cheval tué sous lui .
» Deux autres reconnaissances furent poussées sur Escarrai
et Villafranca , par la 3º division , et la division de
dragons ; mais les troupes espagnoles , qui occupaient ces
deux points , n'attendirent point nos troupes , et se retirèrent
à leur approche .
>>Le 2 octobre , il y eut un engagement entre 2000 Espagnols
de l'avant-garde de l'armée anglaise et la brigade du
général Gautier , aux environs de Prodanos . On a donné
dans le Moniteur du 9 de ce mois les détails de cette action
, où le général Gautier a fait 150 prisonniers .
" A cette époque , lord Wellington avait son quartiergénéral
à Villa-Toro; celui de Castanos était à Quintanilla .
» L'armée de Portugal , renforcée et parfaitement rétablie
, n'attendait plus , pour se porter en avant , que la première
nouvelle de la diversion que les armées du centre et
du midi , réunies sous les ordres directs de S. M. C. , devaient
opérer de leur côté .
» La désunion commence à se glisser entre quelques
chefs de l'armée espagnole ; Porlier a abandonné Mendizabal.
Tous n'approuvent pas les opérations des Anglais ;
les habitans de la Castille voient avec peine l'évacuation
sur Rodrigo et le Portugal de beaucoup d'objets pris à
Madrid , et l'enlèvement des grains de toutes les provinces ,
pour être dirigés par convois vers le Portugal ; mesure qui
annonce que les Anglais eux-mêmes ne comptent pas faire
un long séjour en Espagne. Les Anglais ne paient rien
dans le pays ; ils délivrent des bons , ou des reçus pour
les fournitures qui leur sont faites . Cette manière de payer
déplaît fortement aux paysans , qui espéraient mieux de
ceux qui se disent leurs libérateurs . "
Quelques journaux ont publié sur les opérations ultérieures
de la Grande-Armée , après son entrée à Moscou ,
et sur la position des corps de Tormazow et du prince
Scharzenberg , des notes que nous ne reproduirons point
ici. Nous serons constamment fidèles à notre circonspection
et à l'habitude prudente de ne devancer en rien les
rapports officiels . Voici le texte du 23º Bulletin .
1
Moscou , le 9 octobre 1812.
L'avant-garde , commandée par le roi de Naples , est sur la Nara ,
à20 lieues de Moscou. L'armée ennemie est sur Kalouga. Des escar
238 MERCURE DE FRANCE ,
mouches ont lieu tous les jours. Le roi de Naples a eu dans toutes
l'avantage et a toujours chassé l'enneini de ses positions .
Les Cosaques rôdent sur nos flancs . Une patrouille de 150 dragons
de la Garde, commandée par le major Marthod , est tombée dans une
embuscade de Cosaques entre le chemin de Moscou et de Kalouga .
Les dragons en ont sabré 300 , se sont fait jour , mais ils ont eu vingt
hommes restés sur le champ de bataille qui ont été pris , parmi lesquels
le major blessé grièvement .
Le duc d'Elchingen est à Boghorodock. L'avant-garde du vice-roi
est à Troitsa sur la route de Dmitrow .
Les drapeaux pris par les Russes sur les Turcs dans différentes
guerres , et plusieurs choses curieuses trouvées dans le Kremlin
sont partis pour Paris . On a trouvé une madone enrichie de diamans
et de perles , avec l'inscription suivante , en langue russe .
« Les Français et les Polonais ayant été vaincus par les Russes , et
la ville de Dantzick ayant été prise en 1733 , l'impératrice Anne
Iwanowa fit enrichir , en 1740. de perles et de diamans cette image
de la vierge , en action de gráces de cet événement. »
Ce tableau a été trouvé dans la principale église du Kremlin. On
l'a aussi envoyée à Paris .
Il parait que Rastopchin est aliéné. A Voronovo il a mis le feu à
son château et y a laissé l'écrit suivant attaché à un poteau :
«J'ai embelli pendant 8 ans cette campagne , et j'y ai vécu heu-
➤reux au sein de ma famille . Les habitans de cette terre , au nombre
> de 1720 , la quittent à votre approche ( 1 ) , et moi je mets le feu à
> ma maison pour qu'elle ne soit pas souillée par votre présence . -
» Français , je vous ai abandonné mes deux maisons de Moscou avec
> un mobilier d'un demi-million de roubles . Ici , vous ne trou-
Signé, comte FEDOR RASTOPCHIN .
> verez que des cendres (2) .
-
» Ce 29 septembre 1812 , à Voronovo . »
Le palais du prince Kurakin est un de ceux qu'on est parvenu à
sauver de l'incendie. Le général comte Nansouty y est logé.
On est parvenu avec beaucoup de peine à tirer des hôpitaux et des
maisons incendiées une partie des malades russes . Il reste encore
environ4,000 de ces malheureux. Le nombre de ceux qui ont péri
dans l'incendie est extrêmement considérable .
Il fait depuis huit jours du soleil et plus chaud qu'à Paris dans cette
saison. On ne s'aperçoit pas qu'on soit dans le Nord.
Le duc de Reggio , qui est à Wilna , est entiérement rétabli ,
Le général en chef ennemi , Bagration , est mort des blessures qu'il
a reçues à la bataille de la Moskwa.
L'armée russe désavoue l'incendie de Moscou . Les auteurs de cet
attentat sont en horreur aux Russes . Ils regardent Rastopchin comme
une espèce de Marat. Il a pu se consoler dans la société du commissaireaanngglaisVilson.
L'état-major fait imprimer les détails du combat de Smolensk et
(1) Ils sont retournés .
(2) Effectivement il a mis lui-même le feu à sa maison de campagne
, mais cet exemple n'a pas eu d'imitateurs. Toutes les maisons
des environs de Moscou sont intactes .
OCTOBRE 1812 . 239
de la bataille de la Moskwa , et fera connaitre ceux qui se sont distingués.
On vient d'armer le Kremlin de 30 pièces de canon , et l'on a construit
des flèches à tous les rentrans . Il forme une forteresse. Les
fours et les magasins y sont établis.
Une commission militaire a été créée à Moscou , par
ordre de S. M. I'Empereur et Roi , pour juger les auteurs
et fauteurs de l'incendie des 14 , 15 septembre , et jours
suivans .
er
Cette commission était composée de M. le général comte
Laner , grand-prévôt de l'armée ; du général baron Michel ,
commandant le 1ºt régiment des grenadiers à pied de la
garde ; du général baron Saunier , grand-prévôt du 1**
corps d'armée; du colonel baron Bordelin , commandant
les fusiliers grenadiers de la garde ; de l'adjudant-commandant
Théry , du chef d'escadron de gendarmerie d'élite
Jeannin ; M le général comte Monthion , faisant les fonctions
de procureur impérial , et M. Wuber , chef d'escadron
celles de rapporteur. La commission s'est assemblée
au palais Dolgorouki. La commission a reconnu que , depuis
trois mois , le gouvernement russe pressentant l'impossibilité
d'empêcher les Français d'entrer à Moscou ,
avait résolu d'employer , par la détresse , des moyens extraordinaires
d'incendie et de destruction , réprouvés par
les nations civilisées ; qu'il avait accueilli , à cet effet , les
propositions d'un certain docteur Schmitt , anglais , se
disant allemand ; qu'il est constant que , sous prétexte de
la construction d'un aérostat au château de Voronzow , on
ne s'occupa à ce château que de la confection des artifices
, fusées incendiaires , huiles phosphoriques , et autres
matières inflammables destinées à incendier la capitale
; que le comte Rastopchin , gouverneur militaire de
Moscou , arrêta alors le plan d'incendier la ville par tous
les moyens en son pouvoir ; qu'à cet effet , il fit ouvrir
les portes des prisons , qu'il en sortit 800 malfaiteurs auxquels
on promit leur liberté pour prix de leurs crimes ;
que les mèches et autres matériaux saisis entre les mains
de plusieurs militaires et particuliers russes au moment de
leur arrestation , signalèrent de suite les véritables auteurs
de l'incendie , dont un grand nombre , pris sur le fait ,
furent , par un mouvement d'indignation spontané , fusillés
par les patrouilles françaises , ou assommés par les habitans
même. En conséquence elle a déclaré coupables du crime
ci-dessus et condamné à la peine de mort les nommés
Ignatieff Peters , du 1 régiment de chasseurs à pied à
240 MERCURE DE FRANCE , OCTOBRE 1812 .
Moscou; Baroff , Karhem , soldat de police ; Jean Christophe
, né à Moscou , commis marchand; Stignowietz ,
peintre ; Ogokomow , maréchal-ferrant ; Maximus Ivaz
domestique du prince Siberiski ; Akramein Siméon ; Levontew
, peintre ; Federow , tailleur .
Seize autres individus ont été condamnés à être détenus
dans les prisons de Moscou jusqu'à nouvel ordre .
,
Une commission militaire a été formée le 23 de ce mois ,
par arrêté du conseil des ministres , présidé par S. A. S.
M. le prince archichancelier de l'Empire , et conformément
aux ordres de S. M. , pour juger les auteurs et complices
de l'attentat commis dans cette journée ; cette commission
était présidée par S. Exc . M. le comte Dejean , grand
officier de l'Empire , grand-aigle de la Légion-d'Honneur ,
premier inspecteur général du génie .
Cette commission a condamné à la peine de mort , en
réparation du crime contre la sûreté intérieure de l'Etat ,
par un attentat dont le but était de détruire le gouvernement
et l'ordre de successibilité au trône , et d'exciter les
citoyens ou habitans à s'armer contre l'autorité impériale ,
les dénommés ci-après :
er
Mallet, Lahorie, Guidal, ex-généraux de brigade ; Rabbe,
colonel du 1 régiment de la garde de Paris ; Soulier , chef
de bataillon , commandant la dixième cohorte ; Stechouwer,
Borderieux, Piquerel , capitaines; Fessard , Lefebvre , Regnier
etBeaumont , lieutenans; Rateau , caporal , et Boccheiampe
, prisonnier d'état .
Elle a acquitté les sieurs Gomont, Lebis , Provost, Godard ,
Villawhielle , Caron , Limozin , Chaumette et Rouff , officiers
ou sous - officiers de la dixième cohorte ou du premier
régiment de la garde de Paris .
L'exécution a eu lieu le jeudi 29à trois heures à laplaine
de Grenelle , en présence d'un concours immense de spectateurs
. Par ordre de S. Exc. le ministre grand -juge , il avait
été sursis à l'exécution du colonel Rabbe et du caporal
Rateau. S ....
Les
LE MERCURE parait le Samedi de chaque semaine , par Cahier
de trois feuilles . Le prix de la souscription est de 48 fr . pour
l'année ; de 24 fr. pour six mois ; et de 12 fr . pour trois mois ,
franc de port dans toute l'étendue de l'empire français .
lettres relatives à l'envoi du montant des abonnemens , les livres
paquets , et tous objets dont l'annonce est demandée , doivent être
adressés , francs de port , au DIRECTEUR GÉNÉRAL du Mercure de
France , rue Hautefeuille , N° 23 .
i
DE
LA SEINE
:
i
MERCURE
DE FRANCE .
N° DXC . - Samedi 7 Novembre 1812 .
POÉSIE .
COMBAT DE TANCRÈDE ET D'ARGANT.
( JÉRUSALEM DÉLIVRÉE , Chant VI . )
VERS le champ du combat où l'attend l'infidèle
Tancrède s'avançait plein d'une ardeur nouvelle ;
Quand , debout sur un tertre , au milieu des soldats ,
Brillante de blancheur , de jeunesse et d'appas ,
Telle qu'un mont couvert d'une neige récente ,
Tout-à-coup à ses yeux Clorinde se présente :
Ses armes de son front rehaussent la fierté ,
Et semblent à la grâce unir la majesté.
Apeine il l'aperçoit qu'un charme irrésistible
Le subjugue , l'arrête , et le rend insensible .
En vainArgant menace et la terre et les cieux ;
Sans voix , sans mouvement , Tancrède , à tous les yeux ,
Tandis qu'un feu secret le dévore en silence
D'un marbre inanimé présenté l'apparence' ;.
Il oublie , en voyant ces funestes appas ,
Son honneur , son devoir , Argant et les combats .
5.
cen
M
Q
!
242 MERCURE DE FRANCE ,
1
Mais du Circassien la sombre impatience
S'irritant d'un délai perdu pour sa vengeance ,
Il s'écrie : Eh quoi done ! infâmes étrangers ,
Vous perdez le courage à l'heure des dangers ?
Absorbé par l'amour qui le dompte et l'enchaîne ,
Tancrède ne voyait que sa belle inhumaine ,
Quand tout-à -coup un jeune et brillant chevalier
S'élance dans la lice et pousse son coursier.
C'est Othon: le premier emporté par son zèle ,
Il s'offrit pour punir l'orgueil de l'infidèle ,
Et cédant à regret cet honneur périlleux
Il suivait du héros le cortége nombreux ,
Lorsqu'il entend d'Argant les superbes paroles .
Sans perdre un seul instant en réponses frivoles.
Tandis que le chrétien paraît anéanti ,
Il court au Sarrasin porter son démenti.
Tel on voit dans Barca , moins prompt et moins rapide
Se jeter sur sa proie un léopard avide ,
Tel l'intrépide Othon s'élance contre Argant :
Lui , la lance en arrêt , il se dresse et l'attend .
Ace bruit imprévu qui frappe son oreille ,
Comme d'un long sommeil Tancrède se réveille .
Il s'avance , il s'écrie : Arrêtez , arrêtez ,
Le combat m'appartient.... Par leur fougue emportés ,
Tous deux n'écoutaient plus que leur bouillante audace...
Honteux , désespéré qu'un autre ait pris sa place ,
Tancrède en vains regrets exhale sa douleur
Et sent brûler son front d'une indigne rougeur.
Déjà le Sarrasin au tiers de sa carrière
Est par le fer d'Othon atteint sur la visière ;
Mais d'Argant , à son tour , le bras plus affermi ,
Perce le bouclier de son faible ennemi .
, Il chancèle et son corps va mesurer la terre ....
Mais que peut contre Argant une lance vulgaire !
Il reste inébranlable , et vainqueur déloyal
Il brave par ces mots son malheureux rival :
« Jeune imprudent , rends -toi , c'est assez pour ta gloire
• D'avoir avec Argant essayé la victoire ;
NOVEMBRE 1812 . 243
> Livre-moi ton épée en gage de ta foi ,
> Je te permets de vivre , esclave près de moi. »
- Tant que je conserverai mon glaive et mon courage ,
> C'est assez pour punir ton superbe langage ,
► Dit Othon ; jusque- là , cesse de m'outrager :
> D'autres m'excuseront ; moi , je cours me venger . »
On eût dit qu'à ces mots Tisiphone et Mégère
Dans les yeux du païen attisaient la colère.
« Insensé , qui d'Argant méconnais la bonté ,
> Dit- il , reçois le prix de ta témérité. »
Oubliant de l'honneur les lois et le langage ,
Le brutal Sarrasin , dans un transport de rage ,
S'élance sur Othon : plus leste , ou plus heureux ,
Evitant du coursier le choc impétueux ,
Le chrétien contre Argant dirige son épée ,
Et du sang ennemi la retire trempée .
Le barbare en frémit , et cet échec léger
Ajoute à sa fureur la soif de se venger.
Othon s'applaudissait d'un succès éphémère ,
Quand soudain ramenant son coursier en arrière ,
Le Sarrasin sur lui se jette furieux ,
Le choque , le terrasse et l'étend à ses yeux....
Le malheureux Othon couché sur la poussière ,
Du jour , autour de soi , voit pâlir la lumière ;
Sans force , sans couleur , ses flancs avec effort
Poussent de longs soupirs précurseurs de la mort .
Mon bras , s'écrie Argant , apprête à tout superbe
> Le sort de ce chrétien que je foule sur l'herbe . >>>
Aces mots l'infidèle élance son coursier
Sur le corps haletant du jeune chevalier .
Soudain Tancrède accourt , sa voix tonne et menace ,
Mais rien du Sarrasin n'imposait à l'audace ,
Quand le héros , d'Othon prêt à venger l'honneur ,
Par ces mots outrageans provoque son vainqueur :
Tu souilles ta victoire , ame vile et brutale
> Par ces emportemens dignes d'un cannibale ;
> Sache que parmi nous de semblables excès
> Sont vengés , sont punis à l'égal des forfaits .
,
Q2
244 MERCURE DE FRANCE ,
:
• Sans doute d'un brigand tu reçus la naissance ,
•Et de lâches bandits ont instruit ton enfance :
> Fuis au fond des forêts , monstre horrible va , cours ,
> Vivre avec tes pareils les tigres et les ours . »
१
Le fougueux Sarrasin , peu fait à ce langage ,
Sent tout son corps frémir de vengeance et de rage.
Il veut et croit répondre , un long mugissement
Exhale en sons confus son vain ressentiment.
Ainsi de la Sicile ébranlant les rivages ,
L'Etna par un bruit sourd prélude à ses ravages ,
Ou tel , dans une nue au milieu des éclairs ,
Le tonnerre en grondant s'avance dans les airs .
Mais dédaignant bientôt l'injure et la menace ,
Terribles , pleins de feu , de jeunesse et d'audace ,
Retournant sur leurs pas , on voit les deux guerriers
S'éloigner , prendre champ , et fixer leurs coursiers .
Muse qui célébras la colère d'Achille ,
Au niveau du sujet daigne élever mon style ,
Etque mes vers bruyans , roulant avec fracas ,
Des armes et du fer imitent les éclats .
Déjà des deux rivaux les lances menaçantes ,
Paraissent dans leurs mains deux antènes pesantes ;
La flèche que suit l'oeil , l'oiseau qui fend les airs ,
La lumière , le vent , la foudre , les éclairs ,
Peuvent seuls de leur course exprimer la vitesse;
Mais quel artde leur choc peut peindre la rudesse ?
Leurs lances en éclats , à leurs regards surpris ,
Volent et sèment l'air de leurs brillans débris .
La terre au loin gémit sous ce coup qui l'accable ,
L'écho des bois répond par un bruit effroyable;
Succombant sous l'effort , leurs rapides coursiers
S'abattent , sans courber le front des deux guerriers .
Ace danger pressant , échappés avec peine ,
Ils s'élancent à terre , et sans reprendre haleine ,
Ade nouveaux combats ils s'apprêtent soudain ,
Et déjà leur épée étincelle en leur main.
En garde , et méditant l'attaque et la défense ,
Ils s'observent d'abord dans un affreux silence ;
NOVEMBRE 1812 . 245
1
On les voit tout-à-coup se porter en avant ,
Ou cédant à dessein frapper en reculant :
Achaque instant la vue est séduite et trompée
Par les écarts savans de leur terrible épée ,
Opposant l'art à l'art , le sang-froid à l'ardeur ;
La menace est un piége et l'espoir une erreur.
Au Sarrasin lassé de cette longue attente ,
Découvert d'un côté le Chrétien se présente ;
Argant se précipite et semble triompher...
Mais d'un coup ferme et sûr Tancrède abat son fer,
Et lorsque , avec effort , le géant se relève ,
Il le frappe à loisir du tranchant de son glaive :
Et par un bond léger , loin de lui s'élançant ,
Rend sa riposte vaine et son bras impuissant.
Argant qui voit jaillir le sang de sa blessure ,
A son emportement se livre sans mesure.
Tout ce que la vengeance ajoute à la fureur ,
Le dépit à l'orgueil, lahonte à la douleur ,
Ranime dans son sein l'espérance trompée.
Avec des cris affreux , brandissant son épée .
Il s'élance ... Tancrède , aussi prompt que l'éclair ,
Le prévient , et l'atteint de la pointe du fer....
Tel qu'un ours qu'ont blessé les chasseurs de l'Epire ,
Emportant dans ses flancs le trait qui le déchire ,
Sur ses fiers meurtriers se jette furieux ,
Et dédaigne les cris , les lances et les pieux ;
Tel l'ardent Sarrasin , de sa double blessure ,
Voyant son sang couler et rougir son armure ,
N'écoute que sa rage , et bravant le danger ,
Il veut périr ou vaincré , et sur-tout se venger.
Plus fort que son rival, plus puissant par sa masse ,
Plus robuste , et joignant la fureur à l'audace ,
Il roule avec fracas son glaive impétueux .
,
Laterre au loin frémit , l'air paraît tout en feux :
De ses coups redoublés telle est la violence
Que l'art semble inutile et vaine la défense ....
Quel asile , quelle arme , ou quels heureux secours
Pourront sauver Tancrède et protéger ses jours ?
246 MERCURE DE FRANCE ,
Abrité sous l'airain . maître de son courage ,
Opposant le sang-froid et le calme à l'orage ,
Par les détours adroits d'une sage lenteur
Il tâche du géant d'épuiser la vigueur.
C'est en vain ; rien ne peut conjurer la tempête ,
Al'affronter du moins Tancrède enfin s'apprête ,
Indigné qu'un barbare , en son brutal courroux ,
Le prenne impunément pour le but de ses coups ....
Oubliant la raison , l'art et l'expérience ,
Aveuglés par la haine , enivrés de vengeance ,
Ils frappent à l'envi.... Désormais plus certain ,
Chaque coup taille , perce , ou déchire leur sein .
Leur armure , autour d'eux , en lambeaux sur l'arêne ,
De ses débris sanglans rougit au loin la plaine ,
Et leur glaive rapide , agité dans les airs ,
Eblouit , tonne et frappe au milieu des éclairs.
Les témoins opposés , etc ......
FORNIER DE SAINT-LARY , membre du Corps législatif.
XIV ÉLÉGIE DE PROPERCE (*) . ( Livre Ier.)
A TULLUS .
+
AssIs aux bords du Tibre , au doux bruit de ses flots ,
Videz parmi les fleurs les coupes de Lesbos ;
,
Suivez des yeux , sur l'onde , ou la barque volante ,
Ou de nos lourds vaisseaux la course plus pesante ;
Contemplez ces bois verds , pareils à ces forêts
Qui du Caucase altier surchargent les sommets ;
OTullus ! mon amour surpasse vos délices :
L'Amour , avant Plutus , reçoit nos sacrifices .
Soit qu'en un long baiser s'écoule tout un jour ,
Soit qu'en ses bras , la nuit , je rêve encor d'amour ,
Aux pieds et sur le sein d'une amante adorée ,
Je trouve le Pactole et la perle Erythrée.
(*) Ces Elégies font partie d'un recueil d'Elégies de Properce et de
fragmens du poëme de David , que l'auteur se propose de publier
incessamment. Cet ouvrage , tiré sur papier vélin et orné de jolies
gravures, se vendra chez Rosa , libraire , rue de Bussy , nº 15.
1
NOVEMBRE 1812 . 247
Le premier roi du monde envierait mes plaisirs :
Puissent- ils n'expirer qu'à mes derniers soupirs !
Un amour malheureux attriste la Fortune ;
Si Vénus ne lui rit , elle n'est qu'importune ,
Vénus qui des héros aime à briser le sein ,
Aporter la douleur en des ames d'airain .
Sans crainte elle franchit le seuil des hauts portiques ;
Et sans avoir égard aux couches magnifiques ,
Malgré la pourpre et l'or de leur tissu vermeil ,
Des yeux de sa victime écarte le sommeil.
Oui , pour moi , de Cypris je préfère un sourire
Aux biens d'Alcinoüs , au fardeau d'un empire.
XVII ÉLÉGIE. ( Livre II . )
A CYNTHIE .
.
LES querelles d'amour sont mères de la haine ;
C'est à la patience à vaincre une inhumaine.
Si vous voyez trop clair , niez avoir des yeux ;
Au milieu des tourmens , proclamez-vous heureux.
Mais je suis jeune ! ô ciel ! que serait-ce si l'âge
Eût blanchi mes cheveux , sillonné mon visage!
L'Aurore , réponds -moi , désertant l'horizon
Laisse- t- elle en son lit languir le vieux Titon ?
Son char descend à peine , et le joug fume encore ,
Qu'elle échauffe en ses bras cet époux qu'elle adore ;
Quand aux rives du Gange elle dort sur son sein ,
Elle accuse les dieux et l'astre du matin ,
Et sa main à regret prend ses rênes de rose.
Oui , ce vieillard vivant , qui jour et nuit repose ,
Reçut plus de soupirs de ces chastes ardeurs ,
Que Memnon au bûcher ne lui coûta de pleurs :
De ses jeunes baisers l'Immortelle caresse
Des cheveux qu'a blanchis une antique vieillesse ,
Et toi que va bientôt courber le faix des ans ,
Tu dédaignes ma flamme et mes jours fleurissans !
Heureux d'abord , l'amour a des retours funestes :
De mes chagrins mourans étouffons donc les restes .
De quel vice nouveau ton coeur se montre atteint !
Quoi ! d'un fard étranger tu composes ton teint !
248 MERCURE DE FRANCE ,
La beauté doit son lustre aux mains de la nature;
Le vermillon du Belge à nos fronts fait injure .
Dieux ! fermez l'Elysée à la femme dont l'art
A sur son teint menteur pétri le premier fard.
O Cynthie ! à mes yeux , veux-tu paraitre belle ,
Viens me voir à toute heure , et sois simple et fidèle :
Crois-tu qu'un teint formé de carmin et d'azur ,
Soit pour dompter les coeurs le charme leplus sûr?
Etrangère au doux nom et de soeur et de mère ,
Je serai tout ensemble et ton fils et ton frère ;
Ne cache point ton front sous un lustre emprunté ...
Que ton lit soit gardien de ta fidélité ;
Mais crains la Renommée , elle sème en sa course
Tous les secrets éclos du midi jusqu'à l'ourse .
DENNE BARON.
ÉNIGME.
DANSunpalaisconstruitavec compartiment ,
En demi-cercle , en double rang postées ,
Et radicalement plantées ,
Nous y formons un riche ameublement.
Là , chacune de nous se montre dans sa loge ,
D'où jamais elle ne déloge ,
Si ce n'est advenant le cas }
De rage qui contraint notre propriétaire
A recourir au ministère
De certain officier qui ,pour nous mettre à bas ,
Armé d'un acier sanguinaire ,
Lui prête l'effort de son bras.
Soit que la jeune Américaine
Double notre blancheur par un beau noir d'ébène ,...
Soit qu'un beau rouge de corail
Relève encor le prix du plus charmant émail ,
Nous pouvons sans orgueil dire que lanature
Nous prodigua les agrémens ,
Et que nous sommes la parure
Qui sied le mieux à la figure
De toute beauté de quinze ans.
T
NOVEMBRE 1812 .
249
L'enfance ne nous a qu'en versant bien des larmes ,
La jeunesse de nous se sert ,
Etnous ajoutons à ses charmes ;
Aussi n'est- ce pas sans alarmes
Quedans la vieillesse on nous perd.
S ........
LOGOGRIPHE
QUATRE pieds , blanc et noir ,
Forment ma consistance :
Ma tête à bas , mon existence
Est dans Paris facile à voir ;
De cette illustre capitale
Au monde n'ayant plus d'égale ,
Où messieurs les traitans furent jadis si fiers ,
Oui , cher lecteur , toute la vie ,
Malgré les jaloux et l'envie ,
J'occuperai près des deux tiers.
V. B. ( d'Agen. )
CHARADE .
Tout avec mon premier , lecteur , paraît faisable ;
Mon dernier déplaît fort à tout solliciteur ,
Et mon tout est le nom d'un célèbre imposteur
Qui fit à tout un peuple untrait plus que pendable.
Par le même .
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro.
Lemot de l'Enigme estBoston.
:
Celui de l'Enigme-Logogriphe est Charlemagne , dans lequel on
trouve: Caen ,Archangel , Harlem , are , mer, maréchal (d'empire ) ,
maréchal ( ferrant ) , amen , M........ ange , Grèce , écran , merle ,
cage , anore , Cham , marche , merlan , hareng , Manche , angle,
grâce , charme , caramel , lange , Carmel , char , glave , manger ,.
changer et chère.
Celui de la Charade est Demain.
248 MERCURE DE FRANCE ,
La beauté doit son lustre aux mains de la nature;
Le vermillon du Belge à nos fronts fait injure .
Dieux ! fermez l'Elysée à la femme dont l'art
Asur son teint menteur pétri le premier fard.
O Cynthie ! à mes yeux , veux-tu paraître belle .
Viens me voir à toute heure , et sois simple et fidèle :
Crois-tu qu'un teint formé de carmin et d'azur .
Soit pour dompter les coeurs le charme leplus sûr ?
, Etrangère au doux nom et de soeur et de mère
Je serai tout ensemble et ton fils et ton frère ;
Ne cache point ton front sous un lustre emprunté ...
Que ton lit soit gardien de ta fidélité ;
Mais crains la Renommée , elle sème en sa course
Tous les secrets éclos du midi jusqu'à l'ourse .
DENNE BARON.
ÉNIGME.
DANS un palais construit avec compartiment ,
Endemi-cercle , en double rang postées ,
Et radicalement plantées ,
Nous y formons un riche ameublement.
Là , chacune de nous se montre dans sa loge ,
D'où jamais elle ne déloge ,
Si ce n'est advenant le cas
De rage qui contraint notre propriétaire
Arecourir au ministère
De certain officier qui ,pour nous mettre à bas ,
Arméd'un acier sanguinaire ,
Lui prête l'effort de sonbras.
Soit que la jeune Américaine
Double notre blancheur par un beau noir d'ébène ,
Soit qu'un beau rouge de corail
Relève encor le prix du plus charmant émail ,
Nous pouvons sans orgueil dire que la nature
Nous prodigua les agrémens ,
Et que nous sommes la parure
Qui sied le mieux à la figure
De toute beauté de quinze ans.
T
NOVEMBRE 1812 . 249
L'enfance ne nous a qu'en versant bien des larmes ,
La jeunesse de nous se sert ,
Et nous ajoutons à ses charmes ;
Aussi n'est-ce pas sans alarmes
Quedans la vieillesse on nous perd .
S ........
LOGOGRIPHE
QUATRE pieds , blanc et noir ,
Forment ma consistance :
Ma tête à bas , mon existence
Est dans Paris facile à voir ;
De cette illustre capitale
Au monde n'ayant plus d'égale ,
Où messieurs les traitans furent jadis si fiers ,
Oui , cher lecteur , toute la vie ,
Malgré les jaloux et l'envie ,
J'occuperai près des deux tiers.
CHARADE .
V. B. ( d'Agen. )
Tout avec mon premier , lecteur , parait faisable ;
Mon dernier déplaît fort à tout solliciteur ,
Etmon tout est le nom d'uncélèbre imposteur
Qui fit à tout un peuple un trait plus que pendable.
Par le même .
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme estBoston.
:
Celui de l'Enigme-Logogriphe est Charlemagne , dans lequel on
trouve: Caen , Archangel , Harlem , are , mer, maréchal ( d'empire ) ,
maréchal ( ferrant ) , amen , M....... , ange , Grèce , écran , merle ,
cage , anore , Cham , marche , merlan , hareng , Manche , angle,
grâce , charme , caramel , lange , Carmel , char , glace , manger ,.
changer et chère .
Celui de la Charade est Demain .
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS .
VOYAGE A GENÈVE ET DANS LA VALLÉE DE CHAMOUNI EN
SAVOIE ; ayant pour objet les sciences , les arts ,
l'histoire , le commerce , l'industrie , les moeurs des
habitans , etc. , etc .; par P. X. LESCHEVIN , membre
des Académies de Dijon , Turin et Besançon ; des
Sociétés des sciences naturelles de Wétéravie , de
physique et d'histoire naturelle de Genève , d'histoire
naturelle et de minéralogie d'Iéna , des sciences et arts
de Grenoble , Lille et Trèves ; et des Sociétés d'agriculture
et de pharmacie de Paris . -Un vol . in-8°.
A Paris , chez Ant.-Aug. Renouard , rue Saint-Andrédes
-Arcs , nº 55 ; et à Genève , chez Guers , rue de
la Fusterie .
-
CET ouvrage est un manuel pour les voyageurs que
des études minéralogiques , d'autres recherches , ou
même le seul désir de voir , conduisent au Mont-Blanc
par Genève et Chamouni . C'est la voie la plus facile ,
comme la plus fréquentée ; c'est la plus naturelle , du
moins, pour ceux qui viendraient de l'Angleterre et de la
plus grande partie de la France , ou même de l'Allemagne
occidentale . Aucun point des Alpes n'excite une
curiosité plus générale. Des glaciers très - étendus et d'un
accès facile couvrent une partie des bases du Mont-
Blanc . On parvient sans fatigue jusqu'au pied même đe
cette montagne , et les vallées qu'elle domine étant profondément
creusées , les vastes escarpemens qui en soutiennent
le dôme présentent l'un des plus magnifiques aspects
que l'on puisse rencontrer en ce genre sur la terre
entière . La cîme du Mont-Blanc paraît être le point le
plus élevé de notre continent (1) . Celles du Mont-Rosa
(1) Des voyageurs prétendent aujourd'hui que le Kasbeek , dans
le Caucase , est aussi élevé que le Mont-Blanc ; mais d'autres ne
donnent que 5420 pieds à l'Elbours , montagne voisine qui , dit-on ,
ne le cède guères au Kasbeck.
MERCURE DE FRANCE , NOVEMBRE 1812. 251
(Mittagshorn ) et du Mont-Cervin ( Matterhorn ou Silvio
) , sur les confins du département du Simplon , à
l'entrée de l'Italie , ont vingt et cent quarante toises de
moins . Les sommets les plus élevés ensuite se trouvent
dans la chaîne des Alpes suisses , au canton de Berne ,
vers les sources de l'Aar , d'où leur vient la dénomination
générique , mais assez peu connue, d'Aar-Gletchers .
L'heureuse tentative du guide J. Balmat et du docteur
Panard en 1786 , les observations du savant de Saussure ,
les descriptions de M. Bourrit et beaucoup d'autres travaux
ont rendu cette montagne et la vallée de Chamouni
célèbres dans toute l'Europe . C'est dans une saison trop
avancée que M. Leschevin a fait cette incursion , et la
Mer-de -Glace , auprès du Montanvert , fut le terme de
son voyage . Il faut chercher les renseignemens ultérieurs
soit dans le grand ouvrage de M. de Saussure , soit dans
les nombreux écrits dont cette partie des Alpes a été
l'objet sur-tout depuis environ trente ans , et dont l'in--
troduction au voyage de M. Lescheyin contient une liste
raisonnée . Il se borne donc à donner sous presque tous
les rapports une connaissance précise , mais qui paraît
exacte , de la vallée que parcourent les eaux de l'Arve ,
de la ville de Genève , et même du Faucigni en général .
Cet itinéraire ne laisserait peut- être rien à désirer s'il
était accompagné d'un plan topographique de cette partie
de l'ancienne Savoie , avec la position des sommets
dont l'élévation est indiquée à la fin du chapitre XXXII .
Mon intention, dit l'auteur , a été de rendre mon voyage
utile aux étrangers qui me suivront dans les lieux que
j'ai visités . Ils eussent pu trouver ailleurs une grande
partie des observations que M. Leschevin a réunies ;
mais il eût fallu consulter un certain nombre de volumes ,
et c'est un inconvénient très - réel dans des contrées que
l'on doit sur-tout parcourir à pied. Si ce qui concerne
la minéralogie ou la géologie appartenait à l'auteur , je
regretterais de ne pouvoir apprécier ce travail , et de
manquer absolument des connaissances nécessaires ;
mais à cet égard il a suivi M. de Saussure , comme il le
déclare formellement : « Pas une observation intéres-
>> sante sur l'histoire naturelle de cette route n'ayant
252 MERCURE DE FRANCE ,
» échappé à M. de Saussure , j'ai fait usage de son texte
» même ........ pour presque toutes les observations mi-
>>néralogiques , etc. >>>
La plupart des autres remarques paraissent appartenir
à M. Leschevin. Son livre est une sorte de statistique
, et non pas une de ces compilations où cent choses
inutiles sont admises dans le seul dessein de multiplier
les feuillets . Il décrit ou considère successivement et
avec ordre , Genève et les petites villes de Carouge ,
Cluse, Sallanches ; les villages que l'on rencontre en
allant au Prieuré , Magland , Chede , Servoz , etc.; le petit
lac de Chede , site des plus remarquables ; le Nant d'Arpenaz
, le Montanvert , la voûte de glace d'où sort l'Arveiron
; les diverses vallées , leur commerce , leur culture,
et l'introduction des mérinos ; le langage , l'étymologie
des noms , et les inscriptions ; la nature des roches et des
autres substances minérales sur toute la route ; la chasse
des chamois et des bouquetins ; les mines de Servoz , de
Sixt , et plusieurs autres objets . Il indique aussi les meilleures
auberges , les précautions à prendre pour visiter
les glaciers ou parcourir sans péril les hautes neiges , et
les guides les plus sûrs , les plus exercés dans ces courses
où la vie du voyageur dépend de leur prudence.
Sans s'être arrêté à des descriptions proprement dites ,
M. Leschevin fait assez bien connaître les lieux : en
divers endroits il peint rapidement ou l'agréable village
de Magland , et l'Arve précipitant son cours à travers les
roches , ou l'isolement d'un berger qui , tous les ans ,
passe près de quatre mois dans le pré nommé le Plan de
l'Aiguille du Dru , derrière la Mer-de-Glace ; ces passages
écrits sans prétention , ne paraîtront pas toujours dénués
d'intérèt. L'auteur n'aime point les phrases emphatiques :
elles expriment effectivement très-mal la beauté des
grands objets , et lorsqu'on les destine à relever les petites
choses , elles deviennent burlesques . Il rend justice aux
talens peu ordinaires del'historien des Alpes , M. Bourrit ;
mais il blâme la pompe habituelle de ses expressions , et
il la trouve quelquefois un peu puérile. « M. de Saus-
>> sure est , dit-il, le premier observateur qui ait visité
>> la caverne de Balme. Il le fit avec moins de bonheur
NOVEMBRE 1812 . 253
» ou avec une imagination plus froide que M. Bourrit ,
» qui y aperçut tout de suite une chapelle magnifique ,
>>les ruines d'un riche palais , des colonnes posées sur
>>des piédestaux , un arsenal avec des armes rangées , et
>>beaucoup d'autres belles choses. » Il reproche encore
à M. Bourrit un défaut d'exactitude qui a beaucoup
d'analogie avec ces écarts de l'imagination ; il observe
que dans ses dessins très-connus et qui ont été gravés ,
M. Bourrit s'est laissé entraîner à la manie d'enjoliver
comme un artiste ordinaire ; et il ajoute que les plus
habiles dessinateurs en ce genre tombent dans le même
défaut , soit qu'il ne leur reste plus , lorsqu'ils achèvent
leur travail , que des souvenirs bien disproportionnés avec
la réalité des objets , soit que l'art , qui prétend toujours
embellir la nature , ne parvienne jamais qu'à la rétrécir
et à la gâter. Dans ces gravures et ces dessins on retrouve
bien les masses , mais pour l'exactitude souvent
ils ne peuvent soutenir de comparaison avec les souvenirs
mêmes de l'observateur et du naturaliste.
Il est, sur-tout dans les montagnes , des effets de
perspective que l'art ne saurait rendre , et auxquels Vernet
lui-même a renoncé . Si l'on ne s'écartait de la nature
que dans ces sortes de circonstances , il faudrait l'attribuer
au besoin de substituer une expression équivalente
à celle qui sort des limites de l'art. Ainsi , quand un poëte
traduit un autre poëte , ne pouvant traduire en effet la
justesse des pensées , la naïveté des figures, il est réduit
le plus souvent à chercher çà et là des images analogues ,
et abandonnant le trait original , il en conserve toutefois
quelque trace dans des vers faits seulement à l'occasion
de ceux qu'il voulait imiter. Mais défigurer volontairement
avec la prétention d'orner ou de réformer , dire ,
voilà tel site , après en avoir retranché ce qu'on n'aime
pas, ou ce qu'il est moins facile de peindre , c'est une
infidélité tout-à- fait inexcusable : autant vaudrait , en
faisant le récit des événemens publics , supprimer les
désastres ou les actions odieuses , et donner à ce roman
le nom d'histoire .
L'affluence des voyageurs devait nécessairement changer
sous plusieurs rapports les moeurs des habitans de
254 MERCURE DE FRANCE ,
Chamouni ; mais il paraît que l'amour du gain , qui déjà
leur a fait contracter plusieurs défauts , n'a pas éteint
chez eux les vertus hospitalières . Laborieux , intelligens ,
et d'une fidélité inviolable , ils conservent encore les premiers
traits qui caractérisent le bon peuple de Savoie .
Dans l'Europe entière peut-être n'en était- il pas de plus
estimable. Chambéri même , qui à la vérité n'est pas une
fort grande ville , est connue pour la bienveillance
simple , l'urbanité réelle de ses habitans , et paraît avoir
droit à un genre de gloire que les florissantes capitales
ne lui disputeront pas. Mais l'exagération pour laquelle
on a tant de penchant , et qui au défaut du mal se porte
volontiers sur le bien même , a peut-être fait choix de
cette vallée de Chambéri ; c'est si loin de nous , et tout
auprès commence un pays si peu connu! Le tems d'ailleurs
et les crises politiques peuvent y avoir apporté
quelque changement. Il faut se borner , avec M. Leschevin
, à cettepetite province de Faucigni dont plusieurs
relations assez récentes donnaient une idée favorable , et
qu'il vient de visiter il y a deux ans seulement . Les
chapitres XXX et XXXIII ont principalement pour
objet les usages et les moeurs de ces cantons , où ne
s'introduisent que trop facilement les douceurs de la vie ,
avantage trompeur qui , dans des lieux semblables , ne
s'obtient qu'aux dépens des vrais biens .
<< Tout, dans les contrées montagneuses , avait dit
>> auparavant l'auteur , a une physionomie qui leur est
>> propre , et qui frappe malgré lui l'homme habitué aux
>> jouissances et à la vie tumultueuse des grandes cités .
>> Sans partager l'exaltation sentimentale des faiseurs de
>> romans qui placent exclusivement dans les montagnes ...
>> la réunion de toutes les vertus , on ne peut s'empêcher
>> de convenir que les hommes quiy vivent ont ...... des
>> qualités précieuses qu'on trouve bien plus rarement
>> ailleurs . » Il y a dans les régions sauvages , dans la vie
austère des montagnes , un charme très-grand pour
quelque hommes , et que les autres ne conçoivent pas .
On y connaît des sensations d'un ordre particulier , ou , si
l'on veut , celles que l'on connaissait y prennent un autre
caractère. Ainsi tout déplaisait dans cette tristesse assez
NOVEMBRE 1812 . 255
légère pourtant , et facile à dissiper , qu'on ressentait
quelquefois au milieu des plaines , dans le silence des
champs : celle des profondes vallées est beaucoup plus
grande , elle paraît affreuse en de certains momens , et
l'on croirait qu'elle menace l'existence même ; cependant
elle se fait aimer. Le bien-être qu'on éprouve sur les
cimes d'une élevation moyenne , vient sur-tout de la
pureté , de la subtilité de l'air , ainsi que Rousseau l'a
observé dans le passage que M. Leschevin rapporte : il
en est autrement de l'impression profonde et constante
que la vue des montagnes peut faire sur les hommes qui
sentent beaucoup et qui ne se passionnent point ; elle a
des causes plus étendues , mais plus secrètes et moins
propres à agir sur le grand nombre . Parmi les voyageurs
qui parcourent ces régions élevées , les uns avouent que
rien ne pourrait les décider à y passer leurs jours , tandis
que les autres disent aussitôt , c'est là qu'il fallait vivre.
Là se trouvent , en partie du moins , lerepos des hommes
et le mouvement des choses , la cabane tranquille et la
féconde pauvreté , le lait , le miel , la châtaigne , l'eau du
torrent , la joie simple et la vie uniforme , la fatigue du
corps et le calme de la pensée , l'ignorance antique ,
l'éloignement du monde , le doux oubli des plaisirs et du
trouble inutile. Faiblesses de l'imitation ! Deux amis ,
encore jeunes , n'oseront point quitter le bruit des salons
et l'importun besoin d'être célèbres ; ils n'iront pas
affermir dans la paix des montagnes le génie qui leur fat
donné , se suffire l'un à l'autre durant la semaine qu'on
passe sur la terre , et publier en mourant un de ces livres
qu'on ne fera point dans les villes .
Mais c'est en dire beaucoup trop ; et je conçois qu'en
parcourant les journaux à l'heure de partir pour le
bois de Boulogne , on trouve romanesques toutes ces
choses éloignées .
M. DE SEN**.
L
256 MERCURE DE FRANCE ,
COURS D'ÉTUDES A L'USAGE DE LA JEUNESSE , contenant les
élémens de la grammaire , le style épistolaire , l'arithmétique
, la géographie , la chronologie , l'histoire , le
dessin , l'architecture , la rhétorique , la poésie , l'histoire
naturelle , la physique , la mythologie , etc.;
précédé d'une méthode d'enseignement , d'après les
principes d'une théorie simple , claire et vraie .
gros volume in- 12 , orné d'une carte géographique
et de cinq planches , qui renferment plus de 150
figures ; par M. D. PFLUGUER . -Prix , 5 fr . , et 6 fr .
50 cent. franc de port. - A Paris , chez Arthus Bertrand,
libraire , rue Hautefeuille , nº 23 .
-Un
L'UTILILÉ de l'ouvrage que M. Pfluguer vient de publier
en faveur de la jeunesse , me paraît incontestable .
Dirigé par un jugement sain et par de sages principes ,
l'auteur rejette tout ce qui tient à l'esprit d'innovation et
de système pour n'admettre que des préceptes dictés par
l'expérience et par la raison. Je n'entreprends pas d'en
faire l'éloge ; mais c'est rendre un véritable service à
tous les pères de familles que de leur recommander ce
recueil intéressant , qui est aussi complet et aussi détaillé
que le comporte l'étendue de l'ouvrage .
Il serait impossible de parler ici avec détail des nombreux
articles de cet ouvrage. Il est divisé en onze chapitres
, tellement coordonnés que rien de ce qui concerne
les élémens d'une bonne éducation n'y est oublié;
chaque chose y est à sa place , et les articles en général
sont pleins de vues sages et d'une application facile.
On trouve à la tête de l'ouvrage un discours préliminaire
, dont nous citerons quelques phrases pour donner
une idée du style de l'auteur. Voici comme il parle de
l'éducation et de ses avantages : « L'éducation a pour
>> objet de rendre Thomme heureux ; car elle a une in-
>> fluence marquée sur son existence physique , morale ,
» civile et politique : sur son existence physique , en ne
>>négligeant aucun des soins pour lui procurer un corps
NOVEMBRE 1812 . 257
SEIN
>> sain et une santé vigoureuse; sur son existence mo
>> rale , en ornant son esprit des talens qui l'embellissent ,
>>en épurant ses moeurs , et lui inspirant les sentimens
>>dont il a besoin pour se conduire avec sagesse , sur
>> són existence civile , en lui donnant la connaissance
» de ses affaires , et en lui apprenant à se conduire con
>> venablement dans le monde ; sur son existence of
>> tique , en lui facilitant les moyens de parvenir à un
>> état honnêté , à une fortune suffisante , et à l'état de vie
>> qui lui convient. Elle a aussi pour objet le bonheur de
>>la société entière , puisqu'elle est la source où tous les
>> membres qui la composent , puisent les talens qui lui
>> sont nécessaires , utiles et agréables .
>> Nous naissons dans les ténèbres de l'ignorance , et
>> la mauvaise éducation y ajoute beaucoup de faux pré-
>>jugés. L'étude dissipe les premières et corrige les
>> autres : elle donne à nos pensées et à nos raisonne-
>> mens de la justesse et de l'exactitude ; elle nous accou-
>> tume à mettre de l'ordre et de l'arrangement dans
>> toutes les matières dont nous avons à parler ou sur les-
>> quelles nous devons écrire .
>>Enfin , dit Cicéron , les lettres forment la jeunesse et
» réjouissent les vieillards ; elles consolent , elles sou-
>> lagent dans l'affliction ; et dans la prospérité , elles
>> rehaussent le lustre de la fortune. Par-tout elles don-
>> nent d'innocens plaisirs , et jamais elles n'embar-
>>rassent : la nuit elles nous entretiennent ; elles nous
>> désennuyent à la campagne , et nous délassent dans
>>>> les voyages . »
Cette citation suffit pour faire sentir que cet ouvrage
doit être distingué de la classe commune des livres
destinés à la jeunesse : nous espérons que nos lecteurs
céderont au désir de le connaître davantage , et qu'ils
sauront en apprécier encore mieux l'agrément et l'utilité.
Α....
R
258 MERGURE DE FRANCE ,
RÉFLEXIONS SUR LA COMÉDIE
ET SUR LES CAUSES DE SA DÉCADENCE.
Dramatic poetry has among civilized nations been considered
as a rational , and useful entertainement ,judged
worty ofcareful and serious discussions .
1
BLAIR , lect . on Rhetor.
St la littérature française a quelque supériorité sur celle
de nos voisins , notre théâtre comique est peut- être de tous
nos titres celui qui nous assure les droits les moins contestés
; aucune nation ne peut nier que nous n'ayons su
peindre avec le plus de vérité les scènes habituelles de la
vie , et saisir avec le plus de justesse le côté ridicule des
vices et des faiblesses de l'homme. Quel que soit le doute
un peu sévère de Boileau , il est aujourd'hui prouvé que
notre Molière l'emporte de beaucoup sur ses nombreux
rivaux , que lui seul réunit toutes les qualités de ses prédécesseurs
, et qu'il a composé son talent de ce qu'ils
avaient de plus parfait ; aussi l'abbé Batteux a dit avec
raison :
« Il ( Molière ) a pris d'Aristophane le comique , de
» Plaute le feu et l'activité , et de Térence la peinture des
moeurs ; plus naturel que le premier , plus réservé que
>> le second , plus agissant et plus animé que le troisième ,
>> aussi fécond en ressort , aussi vifdans l'expression , aussi
>>moral qu'aucun des trois . "
Ce jugement est confirmé par la postérité , car nous
sommes déjà la postérité pour Molière .
Quoique ceux qui l'ont suivi n'ayent jamais atteint à la
hauteur de son génie , il avait frayé une route trop belle
pour être sitôt abandonnée , et plusieurs poëtes comiques
méritent d'être remarqués , quoiqu'ils soient à une grande
distance de leur modèle. Regnard qui le suit de plus près ,
Dancourt , Lesage , Bruyeïs , Duffresny, conservèrent le
feu sacré , et se distinguèrent encore par une peinture
naïve de nos moeurs , par un dialogue vif , enjoué , et
enfin par cette gaîté naturelle et franche , l'ame de la
comédie .
Plus nous nous sommes éloignés de Molière , plus nous
NOVEMBRE 1812 . 259
,
avons oublié ses leçons , et perdu de vue son exemple ; nos
auteurs se sont frayé des routes qui lui étaient inconnues ;
l'esprit a remplacé le naturel , et l'attendrissement a succédé
au comique. La nation même paraît dégoûtée de ses
richesses , et les immortels onvrages de ce grand génie
n'attirent plus désormais qu'un petit nombre d'adorateurs
zélés : ceux-là , sans doute ,y retrouvent toujours des
beautés nouvelles , mais si leur réputation se soutient
augmente même parmi les gens de lettres , elle diminue à
mesure dans l'esprit des hommes du monde , qui déjà ne
l'admirent plus que sur parole. La plupart des auteurs
modernes n'ont cherché , dans de telles dispositions , qu'un
prétexte d'abandonner le chemin difficile qui leur était
tracé : Le public est changé , disent-ils ; superbe et dédaigneux
, il serait aujourd'hui blessé par la représentation
trop naïve de nos vices : il faut tenter des moyens nouveaux3
si Molière lui-même reparaissait au milieu de nous,
on ne pourrait supporter ses ouvrages , qui déjà ne sont
joués que par un reste de vénération pour son génie . Ces
raisons sont plus spécieuses que solides , et si le public
semble moins porté vers les ouvrages de Molière , ce n'est
pas le goût de la nation qui est changé , ce sont ses moeurs
et ses habitudes . Molière a peint une société différente de
la nôtre , voilà le vrai motifdu peu d'empressement qu'on
marque à la représentation des pièces de nos anciens
comiques.
Sans doute dans la comédie le poëte doit se proposer
pour objet principal de peindre le coeur de l'homme qui ne
change point , mais il n'atteindrait son but qu'imparfaitement
, si à cette peinture il ne joignait celle de son siècle .
Ecoutons Molière lui-même qui fait développer ses propres
principes à l'un de ses personnages dans la critique de
l'Ecole des Femmes .
« Lorsque vous peignez des héros , vous faites ce que
» vous voulez ; ce sont des portraits à plaisir où l'on ne
> cherche point de ressemblance , et vous n'avez qu'à
>>suivre les traits d'une imagination qui se donne l'essort ,
>>et qui souvent laisse le vrai pour attraper le merveilleux.
>>Mais lorsque vous peignez les hommes , il faut peindre
> d'après nature ; on veut que les por raits ressemblent ,
» et vous n'avez rien fait si vous n'yfaites reconnaître les
gens de votre siècle . »
Tel est le principe fondamental posé par le père de la
comédie , et tous ses ouvrages sont l'exemple de cette
R2
260 MERCURE DE FRANCE ,
règle ; en effet , il y aura toujours des hypocrites , des
jaloux , de faux dévots et de faux braves , des vieillards
grondeurs , des valets fripons , des jeunes gens étourdis
et dissipateurs ; mais selon le siècle où les caractères
seront placés , ils s'exprimeront de diverses manières ;
c'est cette expression ainsi modifiée par les circonstances
qui ajoute si fort au comique , et qui contribue le plus à
faire atteindre à votre ouvrage le but où il doit tendre , de
corriger les vices par le ridicule . Il est donc essentiel de
conserver aux personnages qu'on met sur la scène le costume
et les manières du siècle où l'on vit. L'avare de
Plaute doit faire éclater sa passion par d'autres moyens
que celui de Molière. Il faut que la comédie nous retrace
les moindres détails de la société , que nous y reconnaissions
notre langage , nos habitudes , nos façons d'agir , et
qu'enfin nous y retrouvions la copie fidèle des originaux
que nous avons vusla veille dans le monde ; il en était ainsi
dans le siècle de Louis XIV :
Chacun peint avec art dans ce nouveau miroir
S'y vit avec plaisir , et crut ne s'y point voir.
Ainsi ce qui explique la froideur du public pour de bons
ouvrages , c'est que nous ne nous y retrouvons plus , toutes
les allusions sont perdues ; tout cequi tient à l'habillement,
à la coquetterie de cette époque nous semble chimérique ,
P'Ongle long du petit doigt , les Aiguillettes de l'Avare , le
Pourpoint d'Arnolphe , l'Homme aux rubans verts , tous
ces détails , dis-je , nous sont aussi étrangers maintenant
que la toge ou la pretexte des anciens Romains . Les anecdotes
du tems n'ont plus le mérite de l'application , et le
langage maniéré de l'hôtel Rambouillet ne ressemble point
au jargon scientifique adopté depuis un demi-siècle . Les
spectateurs , à la représentation de ces ouvrages , sont
obligés de se reporter à des tems qui ne sont plus , et de
se rappeler une foule d'usages qu'ils ne connaissent que par
tradition . Ce travail , ces souvenirs qui , comme étude ,
peuvent avoir beaucoup de charme dans le silence du cabinet,
détruisent une partie des jouissances qu'on va chercher
au théâtre : aussi trouve-t-on plus de plaisir à la lecture
qu'à la représentation de ces ouvrages .
Revenons donc au principe de Molière , qui avait bien
senti qu'il fallait peindre les hommes tels qu'ils étaient ,
sans cela le but de la comédie était manqué ; et n'en doutons
pas , le public serait encore plein d'enthousiasme aux
NOVEMBRE 1812 . 261
pièces de nos anciens maîtres, si elles peignaientles moeurs
de notre siècle. Je puis même citer à l'appui de cette opinion
les ouvrages d'un auteur qui s'applique à trouver
dans notre société actuelle des sujets propres à la comédie ;
ont-ils manqué de succès quand ils ont peint avce énergie
l'immoralité de certains hommes que la révolution arendus
pen délicats sur les moyens de faire fortune , lorsqu'ils
ont offert à nos yeux les ridicules et les tripotages d'une
petite ville de province ; lorsqu'ils ont représenté avec
vérité cette envie de paraître , cette manie de briller qui
semble être aujourd'hui un des traits les plus saillans de
nos ridicules ? Non , sans-doute ; et convenons que si une
nation possède des modèles qui lui ont donné l'idée du
beau , si son goût a été façonné à cette école , il est bien
difficile de le pervertir entièrement ; mais il faut avouer
aussi qu'on peut l'égarer , lui faire illusion èt le tromper
pour un tems .
,
Cette réflexion nous aidera à expliquer pourquoi la multitude
a montré une si vive ardeur pour tous ces ouvrages
pleins de sentimens exagérés et faux , où le romanesque et
l'enflure avaient remplacé le naturel et le vrai . Les circonstances
particulières où nous nous sommes trouvés , et
la médiocrité de ceux qui cultivèrent le théâtre , hâtèrent
cette décadence . Si l'esprit d'une nation influe sur la littérature
, à son tour la littérature donne une nouvelle force
aux idées qui commencent à dominer ; aussi voyons-nous
nos auteurs dramatiques profiter habilement de la situation
particulière où nous avaient placés nos troubles politiques ,
et ne rien négliger pour irriter une certaine sensibilité nerveuse
que des malheurs réels avaient rendue plus susceptible.
Nous avons été facilement la dupe des moyens
employés pour nous séduire ; quand le coeur est ému , l'esprit
raisonne mal , et nous nous livrons volontiers alors
aux émotions qu'on veut exciter en nous. Ce secret une
fois déconvert , le mauvais goût ne tarda pas à franchir
toutes les limites , l'exagération devint l'unique moyen de
réussir ; quelques lieux communs d'une morale usée
quelques sentences rebattues , exprimées en phrases niaises
et ridicules , tinrent lieu de génie et d'étude ; le moindre
romancier prétendit à des honneurs plus éclatans que cenx
qui étaient réservés à nos premiers poëtes ; on alla jusqu'à
taxer de dureté celui qui ne pleurait pas à une réconciliation
pathétique , et toutes les sottises eurent un libre
,
262 MERCURE DE FRANCE ,
cours pourvu qu'elles fussent revêtues des livrées de la
sensibilité .
Cette facilité à obtenir de semblables succès produisit
deux inconvéniens . Le premier fut d'ouvrir une voie large
à la médiocrité ; dès-lors de nombreux auteurs se jetèrent
dans la carrière : fiers d'un succès dont l'amour-propre
dissimule toujours le peu de valeur , leurs productions se
succédaient avec une telle rapidité que le public n'avaitpas
le tems de la réflexion; il était entraîné par une nouveauté
continuelle , et contractait ainsi l'habitude d'une scène avilie
par un ramas d'ouvrages où les lois du goût et de la raison
étaient également violées. Le second inconvénient fut
d'empêcher ceux qui pouvaient mieux faire , de rectifier le
goût du public; ils se découragèrent de travailler en conscience
, si je peux m'exprimer ainsi , et trouvèrent bien
plus commode de s'abandonner à l'impulsion donnée ; il
leur en coûtait moins de travail , et ils acquéraient plus de
gloire. Comment résister ? Ainsi le talent qu'ils auraient pu
consacrer à de bons ouvrages , ils l'employaient à créer des
genres qu'ils croyaient neufs parce qu'ils étaient bizarres .
Malgré ces causes qui toutes concouraient à perdre sans
retour le goût de la nation, pas un des ouvrages qui depuis
vingt ans ont obtenu de si grands succès ne peut reparaître
aujourd'hui sur la scène. Tous , il faut le dire , n'ont dû
leur existence éphémère qu'à l'esprit capricieux de la mode,
à l'enthousiasme irréfléchi qu'inspirait un acteur , ou enfin
àtelle autre circonstance aussi fugitive ; mais à peine cette
base fragile leur a-t-elle manqué , ils sont à l'instant
tombés dans l'oubli auquel les condamne leur médiocrité .
Qu'il nous soit permis d'égayer ces réflexions par le récit
d'une anecdote qui servira à prouver le peu de cas qu'il
faut faire de cette gloire obtenue par de si misérables
moyens .
Tout le monde se rappelle le succès effrayant qu'obtint
dans le tems un drame intitulé : Misanthropie et Repentir ,
production informe qui nous arriva des foires de l'Allemagne
, dont le titre métaphysique et obscur annonçait ,
comme on le dit aujourd'hui , l'intention de viser à l'effet.
Notre but n'est point d'indiquer ici les causes de ce succès;
arrivons au fait , et le voici .
Ily a quelques années , le petit auteur de ce mémorable
ouvrage arrive à Paris , persuadé qu'on lui préparait un
triomphe et qu'on n'était occupé qu'à lui tresser des couronnes
. Pendant six mois au moins ses oreilles furent frap-
1
NOVEMBRE 1812 . 263
pées du bruit prodigieux que son drame faisait parmi nous ;
dans tous les journaux il n'était question que du brave
Menaut , de sa chère femme et des pleurs qu'ils faisaient
répandre . Cette pièce avait eu les honneurs dela parodie ,
de grands artistes avaient imaginé une coiffure qui portait
son nom , elle avait fait naître plusieurs aventures singugulières
, elle était le sujet de toutes les conversations , et
se trouvait enfin sur toutes les toilettes; rien ne manquait
à la gloire de son auteur : il vivait ainsi dans ces douces
pensées quand il vint à Paris ; partout il fut reçu avec cette
politesse, cet accueil aimable qui distingue si bien notre
nation , mais on ne jouait plus son drame , et c'était ce
qu'il désirait par-dessus toutes choses; depuis long-tems il
était effacé de la mémoire des comédiens et du souvenir
des spectateurs . Cet abandon commença dès-lors à lui donner
une bien mince idée de nos lumières; il pensa que la
révolution ne nous avait point encore placés à la hauteur
de son génie , et pour nous faire rougir de notre oubli , il
voulut absolument qu'on remît sa pièce au théâtre : il pría ,
sollicita , intrigua , s'agita en cent façons , et parvint à décider
les acteurs de la comédie française à rapprendre sa
larmoyante psalmodie ; ils jouèrent la pièce , mais ils la
jouèrent dans le désert. Cet illustre auteur a dit quelque
part : il est dans le coeur de l'homme certaines cordes qu'on
ne peutfaire vibrer sans qu'elles résonnent des sons de
douleur . La corde sensible d'un auteur, c'est l'amour-propre;
quand elle est pincée d'une certaine manière , elle ne produit
que des sons aigres et déchirans . Combien son ame
sensible dut-elle être douloureusement affectée quand il
entra dans cette salle veuve de spectateurs ! combien son
coeur n'éprouva-t-il pas de tourmens en voyant cet enfant
de prédilection voué à des barbares , et n'ayant pour soutien
que quelques désoeuvrés que l'ennui avait conduits auspectacle
! aussi c'est de cette époque funeste que M. Kotzbue
date la décadence de notre goût .
Pour comble de malheur , il avait consacré sa soirée à la
société d'une femme qui recevait plusieurs gens de lettres :
c'était là qu'il comptait recueillir une ample moisson
d'éloges ; quel mécompte ! Notre dramaturge n'obtient de
chacun qu'une politesse accoutumée, et les complimens
d'usage : personne même ne se doutait qu'on ent joué ce
grand chef-d'oeuvre ; furieux , il déclame contre la perte du
goût ; il se déchaîne contreles acteurs et contre les spectateurs
, insulte ceux qui ont bâillé a sa triste pièce , et ceux
264 MERCURE DE FRANCE ,
qui n'y ont pas bâillé , et s'emporte contre toute la nation;
mais voyant que sa mauvaise humeur ne faisait pas meilleure
fortune dans le salon que son ouvrage au théâtre , il
sort avec dépit , jurant haine éternelle au nom français ,
parce qu'on n'avait pas applaudi son malheureux drame qui
n'a plus été joué depuis .
Ce trait prouve combien il faut peu compter sur ces
succès d'un moment, et combien il est difficile d'égarer
tout-à- fait le goût du public; malgré toutes les ruses de la
médiocrité, il finit toujours par rejeter ce qui est mauvais
et revient tôt ou tard aux bons ouvrages .
,
C'estune véritédont nos auteurs doivent bien se pénétrer:
ils ont beau choisir des sujets , adopter de nouveaux genres
qui dissimulent la faiblesse de leurs moyens , leurs ouvrages
n'en dureront pas davantage; c'est donc à mûrir leurs
talens , à se nourrir des bons modèles , à se perfectionner
dans l'art d'écrire , à étudier le coeur humain et la société ,
qu'ils doivent sur-tout s'appliquer , s'ils prétendent à des
honneurs qui leur survivent. Aussi ne craindrai-je pas de
le répéter , c'est moins au mauvais goût de la nation contre
lequel on crie beaucoup , qu'au manque de talent de nos
auteurs qu'il faut attribuer l'avilissement de notre scène :
leur rapidité dans la composition et leur négligence ont
porté les plus terribles coups à la bonne comédie ; tous
ne cherchent que les moyens les plus prompts sans s'inquiéter
des meilleurs ; ils pensent que quelques applaudissemens
de coterie leur donnent des droits à paraître sur
un plus grand théâtre , et s'imaginent qu'une saillie , un
trait heureux d'esprit tiennent lieu de génie et d'étude.
Sans m'attacher à prouver la vanité de ces prétentions ,
je vais jeter un coup-d'oeil rapide sur les difficultés que
présente aujourd'hui l'art de la comédie , moins pour
justifier nos auteurs que pour développer encore une des
causes qui bâtent parmi nous sa décadence .
De tous les genres de comédie , le plus parfait sans doute
estcelui qui comprend les pièces connues sous le nom de
comédies à caractère. Ce genre consiste à choisir un caractère
pr's dans la nature , et à le placer dans les situations
les plus propres à son développement ; pour arriver à ce but
l'auteur doit imaginer une fable dont le caractère donné soit
l'ame et le mobile , et dont tous les autres personnages ne
doivent concourir à l'action que d'une manière secondaire ,
et pour faire saillir davantage le caractère principal.
Dans un genre moins relevé , et sans avoir en vue un
NOVEMBRE 1812 . 265
caractère unique, le poëte pent composer un ouvrage où il
représente en général les travers et les ridicules de la
société ; ces sortes de pièces sont appelées communément
comédies d'intrigues . Les traits qui tiennent à l'état où se
trouve la société , tout ce qui a rapport an rang , à la profession
, y deviendra une source abondante de gaiété et de
comique ; le but de ce genre est, comme celui des pièces à
caractère, de corriger un vice , ou de combattre un ridicule,
avec cette différence que dans la comédie à caractère le
vice oule ridicule est direct à l'homme en général , et dans
la comédie d'intrigue direct à ses habitudes sociales ; ainsi
les Précieuses ridicules , les Femmes savantes , les Plaideurs
représentent les ridicules du moment , et dans
le Tartuffe , le Joueur , le Glorieux , les auteurs ont peint
des vices ou des ridicules qui tiennent à l'humanité en
général , quels que soient d'ailleurs les usages qui gouvernent
les hommes.
Si la comédie d'intrigue offre de grandes difficultés ,
celles qu'offre la comédie à caractère sont bien plus grandes
encore , puisque dans celle-ci non-seulement il fautpeindre
l'homme tel qu'il est dans tous les tems , mais encore
adapter ce caractère aux usages et aux habitudes du moment
où l'on écrit; on peut donc considérer la comédie à
caractere comme réunissant les difficultés des deux genres :
Et combien ne verrons-nous pas ces difficultés s'accroître,
si nous réfléchissons que pour peindre ces ridicules d'une
manière convenable à la comédie , il faut que l'organisation
de cette société les rende assez saillantes pour qu'ils
soient aisément sentis ! ainsi la nation qui fournira le plus
de modèles au poëte comique , sera celle où l'usage aura
établi une grande distinction dans les rangs , où chaque
état aura une place fixe , et chaque classe une couleur bien
marquée , de telle sorte que chacun s'aperçoive aisément
des efforts que fait l'amour propre pour frauchir la ligne
tracée par les habitudes sociales .
Que de scènes comiques fondées sur la seule prétentiou
des bourgeois à la noblesse , sur la différence des manières ,
de la cour et de la province ! Combien le langage obseur et
pédantesque des anciens médecins , la prolixité des avocats
n'ont-ils pas fourni de traits heureux , et même des pièces
entières à nos auteurs !Quel parti Lesage n'a-t-il pas tiré
des manières basses et viles des traitans ! Aussi un des
grands avantages de nos prédécesseurs a été non-seulement
de cultiver un terrain neuf, mais encore de parcourir un
266 MERCURE DE FRANCE ,
site pittoresque qui leur offrait mille points de vue différens
par la seule disposition des modèles .
C'est sur-tout dans le siècle de Louis XIV , ce prince si
sévère sur l'étiquette et les convenances , alors que chacun
faisait valoir avec tant de force les prétentions de son rang ,
ou tachait d'en sortir pour arriver à un rang plus élevé ,
c'est dans ce siècle , dis -je , que la société dut être considérée
comme le vrai patrimoine des poëtes comiques ;
mais sitôt que les rangs se rapprochèrent , queles nuances
devinrent moins tranchantes , la comédie dut perdre de son
véritable caractère : lorsque les gens de la cour se rendirent
plus populaires , que les savans , les personnes vouées à
l'art de guérir , celles destinées au barreau se dépouillèrent
de leur faste scientifique , pour parler un langage à la portée
du grand nombre , qquuee les professions graves abandonnèrent
un costume distinctif, la société n'offrit plus de traits
au poëte comique ; il ne vitplus de toute part qu'une teinte
égale et uniforme ; quand il voulut placer sur la scène un
caractère saillant , ce caractère ne parut qu'une caricature
dont il n'existait plus de modèle. Les auteurs dramatiques
se virent donc obligés de prendre une nouvelle route .
On se méprendrait étrangement si l'on concluait de ces
réflexions , que nous regrettons les ridicules dont la comédie
elle-même a tâché de nous guérir ; non , sans doute :
on ne considère ici la société que sous le rapport des difficultés
qu'elle peut offrir au poëte comique; cette question
purement littéraire est indépendante de toutes les autres.
On ne veut point non plus conclure qu'il soit impossible de
faire une bonne comédie , mais seulement faire remarquer
les obstacles qu'on doit rencontrer , et ces obstacles sont
si réels , si difficiles à surmonter , que presque tous nos
auteurs cherchent plutôt à les éviter qu'à les vaincre. Depuis
que la nation , revenue de sa grande sensibilité , s'est
dégoûtée des scènes sentimentales , on a tenté d'autres
routes , et toujours arrêté par la difficulté de peindre les
hommes d'aujourd'hui , on a recours à ceux que nous
donne l'histoire ; on se met en quelque sorte sous la protection
d'un nom illustre , et l'on tâche de suppléer par de
grands souvenirs à la peinture de nos moeurs , et à la représentation
fidèle de nos ridicules , tant on ne se rapproche
qu'avec effroi du vrai caractère de la comédie !
Quelques réflexions sur ce dernier genre qu'on peut
nommer comédie historique , termineront ce petit écrit;
pour donner plus de poids à mes idées , examinons les
NOVEMBRE 1812 . 267
1
quatre pièces historiques restées au théâtre français , et dont
les auteurs font autorité ; cet examen , je l'espère , loin de
détruire nos principes , achevera de les confirmer .
Il ne faut que se rappeler les précédentes observations
pour se convaincre combien l'auteur qui choisira son sujet
dans un pays éloigné , ou dans des tems reculés , par cela
même se placera dans une situation peu favorable à la comédie
. D'ailleurs , la dignité historique s'accorde mal avec
le ridicule nécessaire à la comédie : Clio , chaussée du
brodequin , sera toujours sans noblesse , et Thalie sans
grâce , si l'on met dans ses mains , destinées à porter le
masque , les attributs de la muse de l'histoire .
Les personnages historiques sont environnés d'une trop
grande renommée pour se mouvoir à l'aise dans un cadre
où doivent être représentées les scènes ordinaires de la vie ,
et leurs noms se rattachent à des souvenirs trop imposans
pour permettre qu'ils s'allient à la gaîté : la puissance des
conquérans , la majesté des rois , le malheur ou la félicité
des peuples , les guerres , les révolutions , telles sont les
idées que réveillent en nous les noms historiques, et toutes
ces idées sont incompatibles avec les effets qu'on attend de
la comédie.
Malgré les défauts inhérens à ce genre , Molière n'a pas
craint de mettre un roi sur la scène , et même un roi conquérant
; ainsi l'Amphytrion pourrait être considéré comme
une pièce historique: pourtant il faut observer que le trait
appartient plus à la fable qu'à l'histoire ; c'est même le
merveilleux mythologique qui fait naître les scènes les plus
gaies; elles sont toutes fondées sur l'identité des personnages
, et les méprises continuelles ne pouvaient avoir lieu
qu'en admettant les divinités du paganisme. Ici la majesté
et la puissance du monarque s'évanouissent pour ne laisser
apercevoir que le comique , et ce comique est si fort lié
à ce sujet particulier qu'il ne saurait faire autorité . D'ailleurs
Molière a tellement embelli son ouvrage de tous les
charmes du style , la versification en est si facile , le dialogue
si enjoué et si naturel , que ces beautés seules , indépendantes
de toutes les autres , suffiraient pour rendre cette
comédie immortelle ; car, n'en doutons pas , c'est sur-tout
le style qui assure aux productions littéraires une réputation
solide et durable .
Après Molière , Regnard a tenté de mettre sur la scène
un personnage historique ; il a fait agir et parler le philosophe
d'Abdere , et quoique la fable soitde son invention
268 MERCURE DE FRANCE ,
il n'en estpas moins vrai que les principaux personnages
tiennent à T'histoire par leurs rangs , leurs noms et leurs
dignités : dès-lors cette pièce doit participer des défauts
que j'ai attribués au genre ; aussi tous les critiques conviennent-
ils que cette comédie est froide , et que le philosophe
qui riait de tous les hommes s'entendait fort mal
à les faire rire. Si cette pièce est restée au théâtre , on le
doit à une seule scène entre un valet et une soubrette ; cette
scène ne manque jamais son effet; mais il faut remarquer
qu'elle est entièrement dans nos usages , et quoiqu'ils portent
des noms grecs , Cléanthis et Strabon appartiennent.
entièrement à nos moeurs . Ainsi ce n'est que lorsque
Regnard abandonne l'histoire pour devenir le peintre de
son siècle , qu'il retrouve sa verve , son originalité , son
dialogue vif et piquant .
M. de Laharpe , en parlant de cette pièce , a dit : " Pent-
* être la crainte de dégrader un philosophe célèbre a- t-elle
empêché l'auteur de le rendre propre à la comédie . "
N'eudoutons pas, et c'est là justement ce qui arrivera toutes
les fois que vous placerez sur la scène un personnage historique
: ou vous blesserez les convenances en le rendant
ridicule , ou votre pièce sera froide et ennuyeuse.
Un an après le Démocrite de Regnard , on joua Esope à
la cour. Cette pièce qui doit à son style et à quelques
scènes charmantes d'être resté au théâtre , est moins une
comédie qu'un cadre heureusement imaginé pour y faire
entrer la moralité des fables d'Esope , et l'on peut même
considérer cette pièce comme un apologue adressé à tous
les courtisans. Boursault , à l'exemple de Regnard , a peint
nos moeurs quand il a voulu être poëte comique. La scène
de M. Griffet , qui sollicite une place dans les fermes , n'a
aucun rapport avec les habitudes phrygiennes et le gouvernement
de Crésus; le nom même est tout français , et
la scène du colonel , où se trouve le mot le plus heureux de
la pièce , rappelle nos usages et nos ridicules . Ainsi cet
ouvrage , comme le précédent , confirme nos principes
sur ce genre .
Enfin , dans le dernier siècle , Collé a mis sur la scène
la Partie de Chasse de Henri IV. Cette pièce qu'on peut
regarder comme tout-à-fait historique a toujours obtenu
le plus grand succès , et , malgré ses irrégularités , jouit
d'une bonne réputation parmi nos littérateurs . Mais aussi
qui n'aimerait pas à voir revivre sur la scène les actions
nobles et généreuses de ce bon Henri ? Qui n'éprouverait
NOVEMBRE 1812 . 269
à
pas une vive jouissance à cette conversation si pleine d'intérêt
, copiée mot mot des Mémoires de Sully? Qui
pourrait ne pas sourire à la franchise naïve du hon homme
Michand , à ce dialogue simple et naturel qui s'établit
entre le laboureur qui chérit son prince , et le roi qui cherche
toujours le bonheur de son peuple et les moyens d'en
être aimé ? La Partie de Chasse doit être considérée comme
une pièce nationale . Ici les souvenirs se rattachent à tant
d'idées douces ! Il y a dans le caractère du mouarque
tant de noblesse , de loyauté , d'esprit chevaleresque , qu'il
est impossible de voir représenter cet ouvrage sans émotion;
il offre d'ailleurs le spectacle le plus touchant pour
les hommes , la puissance qui se dépouile de son prestige
et de sa majesté pour mieux faire éclater la justice et la
bonté.
Ainsi de quatre pièces que l'on peut appeler historiques,
etqui sont restées au théâtre français , une seule semblerait
combattre mes principes ; mais cette heurense exception
confirme la règle au lieu de la détruire ; on ne trouve
pas deux fois un si heureux sujet.
Si j'ai plus insisté sur ce nouveau genre , c'est qu'il paraît
avoir pris faveur de nos jours; si je suis entré dans quelques
développemens , c'est que je n'ai vu nulle part qu'on
ait traité ce point de critique ; et enfin c'est que je regarde
cette nouvelle route comme devant nous éloigner, au lieu
de nous rapprocher du vrai but de la comédie .
Telles sont quelques-unes des causes auxquelles il faut
attribuer la décadence de l'art dramatique . Je pense qu'on
pourrait en indiquer bien d'autres encore , tant il est vrai
qu'il est bien plus facile de découvrir les causes du mal
que de lui appliquer des remèdes salutaires .
BEAUX - ARTS .
SALON DE 1812 .
D. M.
L'OUVERTURE du Salon , retardée de quinze jours pour
l'achèvement des travaux du grand escalier , a eu lieu dimanche
dernier 1 novembre . Si l'on pouvait apprécier la
richesse d'une exposition par le nombre des objets exposés ,
celle-ci surpasserait beaucoup toutes celles des années précédentes
; mais dans les arts c'est la qualité sur-tout que
l'on désire , et sous ce rapport il est difficile de ne pas se
270 MERCURE DE FRANCE ,
livrer à des regrets . On remarque avec peine que MM.
David , Guerin , Gerard et Girodet ne sont pas entrés cette
fois dans la lice : leur absence fait sentir plus vivement
encore tout le prix de leurs talens . Les deux derniers du
moins n'ont pas voulu priver entièrement le public de la
vue de leurs ouvrages; mais ils ne lui ont rien offert dans
le grand geure historique .
Les portraits de M. Girodet , et sur-lout sa tête de vierge,
suffiraient pour augmenter la réputation de tout autre
peintre ; mais on était en droit d'attendre quelque chose
de plus important de l'auteur d'Attala et d'une scène du
déluge. Les succès qu'il a obtenus depuis quelques années
n'auraient-ils pas dû redoubler son émulation , au lieu de
l'éteindre ? Quand on aime comme lui son art et la gloire ,
quand on a un mérite comme le sien , n'est-on pas coupable
de s'endormir ainsi sur ses lauriers ? Voilà ce que
j'entends dire autour de moi par les artistes et les vrais
connaisseurs : ils se rappellent avec chagrin combien se fit
attendre cette exposition , où l'on vit le tableau du déluge
réaliser d'une manière si brillante les espérances qu'avait
fait concevoir son Endimion . Ces reproches , loinde déplaire
à M. Girodet , doivent lui prouver l'intérêt qu'il inspire
, et l'exciter à se surpasser lui-même , s'il est possible.
On serait tenté d'adresser les mêmes observations à
M. Gérard : le catalogue n'annonce sous son nom que
deux portraits , qui ne sont ppaass mmêêmmee placés au moment
où j'écris . On assure que des circonstances , indépendantes
de sa volonté , l'ont empêché determiner un grand tableau
qu'ildestinait à cette exposition. Espérons que nous serons
plus heureux à l'exposition prochaine .
En attendant qu'il paraisse lui-même sur le champ de
bataille , M. Gérard a envoyé un de ses élèves pour reconnaître
le terrain. Le tableau de Caïn après le meurtre d' Abel,
par M. Paulin Guerin , attire les regards du public ; et ce
début est pour lui d'un favorable augure . Qu'il se défie
pourtant des louanges excessives qu'on ne manquera pas
de faire pleuvoir sur lui. Son tableau est bien loin d'être
exempt de défauts ; mais ces défauts sont de nature à n'être
aperçus que par les artistes .
Cette dernière réflexion peut s'appliquer également au
tableau de M. Lethiers , représentant Brutus qui condamne
ses fils à la mort. La dimension de la toile , l'importance
du sujet , un certain accord qui décèle la main d'un peintre
NOVEMBRE 1812 .
271
exercé , donnent à cette composition un aspect imposant ,
qui suffit pour obtenir le suffrage de la multitude .
Quant à M. Gros , son Charles- Quint visitant l'église
de Saint-Denis aura l'approbation du public et des artistes ;
déjà l'avis général est qu'il n'a rien fait de mieux depuis sa
peste de Jaffa ; c'est l'éloge le plus flatteur qu'il soit possible
de lui adresser.
Dans une revue aussi rapide on doit me pardonner quelques
omissions involontaires ; mais je serais tout-à-fait
inexcusable , si je passais sous silence les deux tableaux de
M. Meynier , la Zénobie de M. Blondel , et l'Arabe pleurant
son coursier, par M. Mozaisse .
Onsera sans doute surpris , d'après ce léger aperçu , du
petit nombre de bons tableaux d'histoire que nos artistes
ontproduits depuis deux ans ; on ne le sera pas moins de
leur fécondité prodigieuse dans des genres moins élevés .
Les productions de cette classe sont trop nombreuses ,
pour que je puisse entrer ici dans de grands détails . La
plupart sont dues à des peintres qui jouissent depuis longtems
de la faveur publique, et leurs noms sont des recommandations
bien plus puissantes que tous mes éloges .
Citer MM. Taunay , Bidault , Swebach , Bertin , Menjaud ,
Grobon , van Spaendonck , Vandael , Bessa , Bourgeois ,
Vanloo , Forbin, et Mlle Lescot, n'est-ce pas annoncer au
public de nouvelles jouissances ?
Il est d'autres artistes moins connus , et qui cependant
méritent de l'être . On verra , je crois , avec le plus grand
plaisir un tableau représentant la prise d'un camp retranché,
et quelques intérieurs d'écuries , par M. Vernet fils ;
les amours de Françoise de Rimini, par M. Coupin ; une
diligence et un manège , par M. Duclaux , et un grand
paysage, par M. Teerlinck .
Je n'ai point encore nommé MM. Carle Vernet , Omméganck
et Kobel , et ce n'est pas un oubli de ma part : j'ai
pensé qu'ils devaient être mis hors de ligne , et qu'ils méritaientune
mention toute particulière.
Quand on aura vu les ouvrages des peintres que j'ai cités
jusqu'ici , quelques portraits de MM Gros , Robert Lefèvre
, et Prudhon , et les miniatures de MM. Isabey , Augustin
, Parant , Saint et Aubry , on connaîtra à-peu-près
tout ce que la peinture a offert de plus intéressant à cette
exposition.
Les graveurs ont été beaucoup moins féconds que les
peintres. Les ouvrages les plus remarquables sont: la
272 MERCURE DE FRANCE ,
Transfiguration , par M. R. Morghen , l'eau forte de la
bataille d' Austerlitz , par M. Godefroy , et quelques sujets
et portraits , par MM Desnoyer , Massard et Pradier .
Je prie mes lecteurs de vouloir bien m'excuser , si je leur
présente une nomenclature si longue et si aride; mais j'ai
cru qu'ils ne seraient pas fâchés , en attendant un examen
plus approfondi , d'avoir une idée générale des objets les
plus dignes de fixer leurs regards . Je n'ai plus que peu de
choses à ajouter , etje réclame encore un moment leur indulgence
.
La sculpture , cet art si noble , et dont les productions
sont si durables , était restée jusqu'à présent bien loin de la
peinture. Elle n'a plus aujourd'hui que quelques efforts à
faire , et elle sera en état de marcher de pair avec elle . On
peut dire même qu'elle a mérité la palme à cette exposi
tion , et qu'elle en est le principal ornement. Les élèves
cette fois ont surpassé les maîtres , et rien ne prouve mieux
les progrès de l'art que cette supériorité. La statue en pied
du général Lasalle et le buste de M. Ducis , par M. Taunay ,
une Hébé et une Femme couchée, par M. Lemot , l'Hyacinthe
de M. Callamard , l'Ajax et la Vénus de M. Dupaty ,
enfin une figure d'Aristée et une statue en marbre représentant
S. M. la reine de Westphalie , par M. Bosio ,
paraissent réunir tous les suffrages ; ce sont des ouvrages
qui demandent à être vus et revus plusieurs fois pour être
appréciés à leur juste valeur , et qui ne peuvent que gagner
à être analysés . t
J'ai dit, au commencement de mon article , que cette
exposition était inférieure dans quelques parties à plusieurs
de celles qui l'ont précédée ; néanmoins , si l'on ventremar
quer le grand nombre d'objets estimables qu'elle contient ,
si l'on pense en même tems que tout cela est le fruit de
deux années de travail , on sera forcé de convenir qu'elle
n'est pas indigne de l'attention publique , et qu'il serait
impossible d'en former une semblable chez aucune autre
nation .
Je me propose de rendre un compte détaillé des principaux
ouvrages dans tous les genres , en ne dissimulant ni
les beautés , ni les défauts . La vérité et l'intérêt des arts
seront mes seuls guides ; et si le public ne partage pas
toujours mes opinions , j'espère du moins qu'il me saura
gré de ma franchise . S. DELPECH .
NOVEMBRE 1812 . 273
VARIÉTÉS .
REVUE LITTÉRAIRE
ET CRITIQUE ,Dent
DE
LA
SEIN
OU OBSERVATIONS SUR LES LETTRES , LESARTS; LES ACEURS
ET LES USAGES .
Aux Rédacteurs du Mercure .
5.
Cen
B... , département de l'Ain , le 1er novembre 1819,
MESSIEURS , l'article de votre Journal intitulé : Chronique de
Paris , n'est pas celui qui est le moins goûté . Après s'être nourri
d'une littérature saine et substantielle , on aime à trouver ces pages
légères que l'esprit assaisonne , et qui contiennent une peinture vive
et piquante des moeurs de la grande cité. Ces moeurs sent toujours
les mêmes quant au fond ; mais les forines en sont aussi changeantes
que les couleurs du caméleon. Celui qui veut les saisir et les fixer
sur le papier , doit éprouver l'embarras d'un peintre faisant le portrait
d'une coquette. L'artiste voit dans les yeux , dans le sourire de
la belle , l'expression d'une aimable gaité ; il prépare ses couleurs
les plus fraiches : ce n'est plus cela. Elle prend un air boudeur ; il
faut broyer du noir. Votre chroniqueur paraît se jouer de cette difficulté.
Son oeil observateur dérobe à la fantaisie ses traits les plus
fugitifs , et sa main légère les reproduit avec finesse et vérité. Aussi
ses articles intéressent toutes les classes de lecteurs . L'élégant petit
maître qu'une fâcheuse nécessité éloigne de la capitale , cette patrie
du suprême bon ton , les recherche avec empressement , afin de
rester , dans ses manières comme dans ses habits , fidèle au costume du
jour. L'oisify trouve une lecture facile et qui promet un aliment à
sa curiosité. Le philosophe même ne dédaigne pas l'apparente frivolité
qui les caractérise , et se déride souvent en parcourant cette plaisante
revue des folies humaines . Gardez -vous donc de supprimer la
Chronique de Paris.
Les moeurs provinciales , sans avoir autant de mouvement et de
variété , offrent aussi des traits de caractère dignes d'être remarqués .
Me permettrez - vous d'en esquisser quelques- uns ? on aime les contrastes.
Il en est de frappans entre Paris et la province , souvent
même entre les usages de deux villes voisines .
J'arrivai dernièrement à *** , chef lieu de département . Cette ville
S
274 MERCURE DE FRANCE ,
est heureusement située. Ses environs sont rians. Elle adeux promenades
charmantes . L'une est de droit appelée le Mail , nom commun
à presque toutes les promenades de province. L'autre , plantée
sur un ancien bastion , se dessine en amphithéâtre. Sa forme circulaire
, l'élégance de ses arbres et sa double allée , lui donnent un
aspect vraiment pittoresque. J'eus grand soin de m'y trouver à l'heure
où ce qu'on appelle le beau monde a coutume de s'y rendre .
,
-
La réunion fut en effet des plus brillantes . Je fus frappé du grand
nombre des jolies femmes , et sur-tout du luxe de leur toilette . Toutes
étaient parées dans le dernier goût , quoiqu'à cent lieues du temple
où la mode rend ses oracles . Ennuyé de me promener seul au milieu
de cette foule inconnue , j'accostai un petit vieillard qui voulut bien
écouter mes questions et me servir de Cicerone. Quelle est , lui demandai-
je , cette dame aux yeux noirs , qui marche avec dignité , et
dont le costume est aussi riche qu'élégant ? C'est , me répondit-il en
souriant , mademoiselle Suzon blanchisseuse . Et cette jeune personne
également remarquable par la fraicheur de son teint et celle de
saparure? Mademoiselle Claudine , ouvrière en linge . - Comment!
Oui , monsieur , ces demoiselles sont vêtues comme des
princesses ; elles prennent tous les matins leur café au lait et trouvent
que les tems sont durs . Je vous avoue que je les prenais pour
'des dames de la société . Je le crois ; à les voir on peut aisément
s'y tromper. Mais pour éviter une semblable méprise , remarquez
qu'on ne les salue point , tandis que les personnes qui forment les
différentes sociétés de la ville ne passent point l'une à côté de l'autre
sans se faire de profondes révérences ,quoique bien souvent elles ne
'se soient jamais parlé. Il en résulte qu'on entre ici dans une promenade
publique comme dans un salon , avec l'obligation de saluer tout
lemonde , tandis que d'autres par un abus contraire , entrent dans
unsalon comme dans une promenade publique , sans saluer personne.
१
Je vis , en effet , mon petit vieillard ayant sans cesse le chapeau à
la main , et s'inclinant à droite et à gauche. Quelle est , lui demandai-
je encore , cette élégante qu'on ne salue point , qui cependant
attire tous les regards , et dont la présence semble faire événement?
Est-ce encore quelqu'ouvrière en grande tenue ?- Non , c'est une
Parisienne arrivée d'hier. Tous les yeux se portent sur elle ; ceux
des hommes pour admirer sa jolie figure , ceux des femmes pour
observer dans le plus grand détail toutes les parties de son habillement.
Elle est , sous ce rapport , analysée depuis les pieds jusqu'à la
tate; et vous êtes sûr quedemain plusieurs de ses robes seront col
NOVEMBRE 1812 . 275
portées de maison en maison comme un gage irrécusable des nouvelles
décisions de la mode , hors desquelles il n'est point de salut .
Je terminai cette première promenade par une observation dont je
demandai compte à mon obligeant Cicerone . Pourquoi , lui dis -je ,
cette séparation que je remarque entre les deux sexes ? Les femmes
vont d'un côté et les hommes de l'autre. Cet usage est contraire aux
lois de la galanterie française. Que parlez -vous de galanterie française
, me répondit-il. Je ne sais si Paris en conserve des traces ;
mais en province elle n'existe plus, De mon tems notre aimable courtoisie
servait de modèle à toute l'Europe ; aujourd'hui , par un singulier
retour , nos jeunes gens semblent vouloir imiter l'antique rusticité
des peuples du nord. A ces mots , le petit vieillard me fit un
salut et s'éloigna .
Le lendemain je revins au même lieu , à la même heure , jouir
d'une belle soirée et avec le projet de suivre le cours de mes observations.
Quelle fut ma surprise de trouver la promenade absolument
déserte ! Je m'y rendis plusieurs jours de suite. Toujours la même
solitude . Je n'y rencontrai que mon petit vieillard qui , m'ayant
aperçu , m'aborda le premier. Vous êtes étonné , me dit- il , de ne
trouver personne où vous avez vu , il y a si peu de tems , la foule se
porter avec empressement. - Oui ; car il me semble que la beauté du
tems invite à la promenade . Sans doute : mais rappelez -vous que
le jour où vous avez trouvé ici toute la ville était un dimanche. -
Eh bien ? Eh bien! monsieur , sachez qu'en province on ne se
promène que le dimanche. -Pourquoi cela ? -Parce qu'il est indécent
de sortir en négligé , et qu'il en coûte trop pour se parer tous
les jours.-Mais il faut bien prendre l'air. On prend l'air à sa
fenêtre.-Et l'exercice qui est si nécessaire à la santé ? La santé
n'est rien , la vanité est tout. Il faut briller; c'est la manie du siècle .
Si la plus stricte économie règne dans les ménages , c'est pour que la
dame du logis puisse s'endimancher. Si les ouvriers travaillent encore
pendant la semaine , ce n'est plus pour gagner du pain ; mais
pour avoir de quoi s'endimancher. Ainsi , monsieur , si vous voulez
trouver du monde à la promenade, vous reviendrez dimanche.
-
-
Je ne pus m'empêcher de rire à cette boutade. Rentré chez moi , je
couchai sur le papier ce premier aperçu des moeurs provinciales . Şi
vous trouvez qu'il puisse amuser un instant vos lecteurs , je vous enverrai
la suite de mes observations. Ne craignez pas une trop longue
correspondance. Les Parisiens changent souvent de ridicules , ce qui
rend la matière inépuisable. Les provinciaux tiennent volontiers à
1
S2
276 MERCURE DE FRANCE ,
ceux qu'ils ont : c'est un tort ; car , à mon avis , les plus fâcheux sont
ceux que l'on garde .
J'ai l'honneur de vous saluer.
L'Observateur provincial.
Réponse à l'observateur provincial.
Mon cher confrère des départemens , je vous louerais
beaucoup si vous m'aviez moins loué : mais si je ripostais
aux complimens que vous me prodiguez , nous apprêterions
trop à rire à certains confrères de ce pays-ci , qui n'ont pas ,
comme vous et moi, pour unique but d'observer les moeurs
et les usages de notre nation en philosophes désintéressés,
de plaire et d'instruire si cela se peut. Iis veulent absolument
faire rire aux dépens de qui il appartient; et ils en
saisissent toutes les occasions , per fas et nefas . Or, il faut
l'avouer , en nous voyant tous les deux nous encenser à
brûle-pourpoint, ils trouveraient, pourleur petit commerce,
une assez bonne aubaine . Ainsi trève de complimens entre
nous . Qu'il vous suffise de savoir , cher confrère , qu'en
nous offrant de tems en tems un tableau des moeurs de la
province , tel que celui que vous avez tracé , j'ai lieu de
croire que vous satisferez une grande partie de nos lecteurs .
Paris présente sans doute à l'observateur attentif un
théâtre plus vaste et plus brillant que celui d'une ville de
province. Les scènes y sont plus variées , et les personnages
y ont plus de pompe et d'éclat; mais les passions et
les caractères sont à-peu-près les mêmes partout. Vous
trouverez partout des prétentions à l'esprit et au talent : par
tout on a la manie de briller , de dominer , et l'on emploie
à-peu-près les mêmes moyens pour réussir . Tout cela ne
diffère que par l'importance de l'objet et du personnage; et
souvent encore la différence n'est-elle qu'apparente. Si
Paris a des charlatans en crédit , des intrigans titrés , de
beaux esprits fêtés , d'orgueilleux et lourds pédans qui font
imprimer et relier en veau leurs longues et ennuyeuses dissertations
, des courtisanes en équipages , etc. , etc .; ne
voit-on pas tout cela en petit dans les villes de province?
Ne sont- ce pas là comme ici les mêmes ressorts qui fout
mouvoir les acteurs , j'allais presque dire les marionnettes?
Braquez donc votre lorgnette sur toutes les parties du
speciacle auquel vous assistez. Plongez vos regards dans
toutes les loges , et peignez-nous , par exemple , l'homme
NOVEMBRE 1812 .
277
enorgueilli d'une préséance qu'il croit devoir à son mérite,
auprès du modeste citoyen cachant ses vertus et ses talens
aux yeux de lenvieuse ignorance qui lui en ferait un crime.
Palez-nous des assemblées du soir , des concerts et des
theatres d'amateurs , des prétentions d'une femme bel esprit
, des talens d'une jeune fille qu'on veut marier , de la
morgue d'un ancien possesseur de château, qui ne voit rien
au-dessus de sa maison, de sa famille , de ses chiens , de
ses chevaux , etc. Parlez - nous de ces conteurs qui répètent
depuis trente ans , de la même manière , les mêmes anecdotes
, et qui font toujours les délices de la société , etc.
Quel que soit enfin l'objet de vos observations , cher
confrère , soyez persuadé que nous nous empresserons d'en
faire jouir nos lecteurs .
J'ai l'honneur de vous saluer.
-Il se publie à Dresde un ouvrage en langue allemande ,
intitulé : Les systèmes des médecins depuis Hippocrate
jusqu'à Brown. Cet ouvrage qui doit avoir un très-grand
nombre de volumes , sera un vaste sujet de réflexions sur
la destinée humaine. Que de systèmes long-tems en crédit
qui ont fait place à des systèmes tout contraires , accueillis
avec la même confiance et le même enthousiasme ! Que de
méthodes discréditées depuis des siècles ont été tirées de
l'oubli pour reparaître avec tout l'éclat et le succès de la
nouveauté ! Telhomme, mort victime d'un système en médecine
, aurait guéri sous le règne d'un système opposé.
Quelques mois , quelques jours plus tôt ou plus tard , décident
du sort de plusieurs milliers de malades .
Si tous les individus qui depuis Hippocrate ont eu la
même maladie , une fluxion de poitrine , par exemple ,
soulevaient la terre qui les couvre et s'interrogeaient mutuellement
sur le traitement qu'ils ont subi dans cette maladie,
il pourrait s'établir entr'eux un dialogue curieux. Je suis
mort , dirait l'un , faute d'une saignée ; et moi , répondrait
l'autre , j'ai été sauvé parce qu'on ne saignait plus de mon
tems . Ah ! que j'ai joué de malheur ! ajouteraitun troisième,
on était revenu à la saignée à l'époque de ma maladie;
mais un vieux médecin s'est opiniâtré à me traiter d'après
le système à la mode dans sa jeunesse , et il m'a tué .
Au reste , depuis Brown , on pourrait trouver beaucoup
de systèmes opposés en médecine : par exemple , aujourd'hui
un docteur vient de faire un livre pour prouver que
378 MERCURE DE FRANCE ,
la syphilis n'existe pas . Il ressemble au sceptique Carnéade
qui niait le mouvement. On marcha devant ce sophiste.
pour lui prouver que le mouvement existait. Nous avons
beaucoup de belles dames en France qui pourraient combattre
, ex professo , le système de notre docteur , avec le
plus dangereux succès .
Le Joujou des jolies Femmes . Quel est ce joujou ?
Est-ce un diable , un petit chien , un cachemire , etc ? C'est
un Almanach chantantet amusant pour la présente année
(c'est-à-dire , l'année 1813 ) .
Ge Joujou est tiré à 3000 exemplaires. Si chaque femme
qui se croitjolie veut se le procurer , la fortune du libraire
est faité . Il n'aura pas besoin de recourir aux petits subterfuges
usités en librairie pour faire paraître des 2º, 3º, 4º
éditions d'ouvrages qui sont restés souvent dans la poussière
des magasins . Le Véritable Almanach de Liège, qu'on
tire pourtant à 25,000 exemplaires , n'aurait qu'un bien
petitsuccès en comparaison du Joujou des jolies Femmes .
Nous devons au surplus annoncer au public qu'il jouira
d'une immense quantité d'almanachs chantans el amusans,
pour l'année 1813. Les titres en sont généralement choisis
avec beaucoup de soin et de délicatesse .
-M. M** , qui a sans doute beaucoup à se plaindre
des journalistes , s'était imaginé qu'il pourrait faire avec
eux la petite guerre dans l'article Chronique de Paris du
Mercure de France : mais les rédacteurs de ce journal rejetèrent
tout ce qui leur parut , dans les articles qu'il
leur adressa , ou trop injurieux , ou peu décent. M. M**
n'a voulu rien perdre des précieux matériaux qu'il avait
rassemblés . Il vient de publier les articles admis , ceux
qui avaient été refusés ; et il y a joint quelques articles
nouveaux de même ton et de même force . Tout cela
forme une brochure de 190 pages , qu'il a intitulée : Chronique
de Paris ou le Spectateur moderne . Elle se vend
chez l'auteur même , rue Cerutti , nº 2 , et ne coûte que
4 francs. Pour cette modique somme , les amateurs pourront
se procurer 50 pages qu'ils ont déjà lues dans
le Mercure ( c'est parce qu'il a fourni 50 pages à cette
feuille que M. M** prend, sur le frontispice de sa brochure
, le titre d'ex- collaborateur du Mercure) ; ils auront
de plus 130 pages toutes neuves , remplies d'observations
très-importantes sur M. Deghen , sur un poëte qui vend ,
dans les rues de Paris , de mauvais acrostiches , etc. etc.
NOVEMBRE 1812 .
279
1
Ce sont sans doute ces 130 pages , excessivement piquantes
, que M. M** présente comme des modèles aux rédacteurs
de tous les journaux , dont il s'est établi le juge
souverain.
de
M. M** ne se contentera pas de donner cette première
leçon aux journalistes . Il compte publier un ouvrage spécialement
consacré àfaire connaître le POUR ET LE CONTRE
DES, NOUVEAUTÉS littéraires et des critiques dont elles sont
l'objet..... Il déclare qu'il n'aime pas les ANERIES DES
MAÎTRES ALIBORONS MODERNES , mais qu'il estime beaucoup
les bons articles littéraires par- tout où il les trouve .-Au
reste , il n'écrirajamais le CONTRAIRE DE SA PENSÉE, quand
tous les journaux et même l'Académie en corps seraient
contre lui. -Tout ceci est pris textuellement dans la profession
de foi qu'il a imprimée en tête de sa brochure .
Quoique l'ingrat M. M** ait un peu insulté le Mercure
où l'on avait bien voulu recevoir 50 pages sa façon ,
les rédacteurs m'ont permis d'annoncer son entreprise ,
dans la Revue , qui désormais remplacera la Chronique ,
et dont la rédaction m'a été confiée . Je déclare donc que je
regarde l'entreprise de M. M** comme une des plus belles ,
des plus importantes , des plus utiles que jamais homme
de lettres ait pu concevoir. Je crois qu'elle ne peut être
mieux exécutée que par un littérateur profond , aussi juste
qu'impartial , et qui sans doute a donné des preuves de
sa supériorité dans l'art de la critique .... Que M. M**
se garde bien de croire que j'écris ici le CONTRAIRE DE MA
PENSÉE ! .... Il voit que je commence déjà par m'approprier
lesbeautés de son style.
H. D.
L
1
POLITIQUE.
LE 24º Bulletin de la Grande-Armée est ainsi conçu .
Moscou , le 14 octobre 1812 .
Le général baron Delzons s'est porté sur Dmitrow. Le roi de Naples
està l'avant-garde sur la Nara , en présence de l'ennemi qui estoccupé
à refaire son armée , en la complétant par des milices .
Le tems est encore beau. La première neige est tombée hier. Dans
vingtjours il faudra être en quartiers d'hiver .
Les forces que la Russie avait en Moldavie ont rejoint le général
Tormazow. Celles de Finlande ont débarqué à Riga. Elles sont sorties
et ont attaqué le 10e corps . Elles ont été battues ; 3000 hommes
ont été faits prisonniers . On n'a pas encore la relation officielle de ce
brillant combat qui fait tant d'honneur au général d'Yorck.
Tous nos blessés sont évacués sur Smolensk , Minsk et Mohilow.
Un grand nombre sont rétablis et ont rejoint leurs corps.
Beaucoup de correspondances particulières entre Saint-Pétersbourg
et Moscou font bien connaitre la situation de cet empire. Le projet
d'incendier Moscou ayant été tenu secret , la plupart des seigneurs et
des particuliers n'avaient rien enlevé .
Les ingénieurs ont levé le plan de la ville en marquant les maisons
qui ont été sauvées de l'incendie. Il résulte que l'on n'est parvenu
à sauver du feu que la dixième partie de la ville . Les neuf dixièmes
n'existent plus .
AceBulletin se trouvent annexés diverses pièces et des
rapports dont nous nous bornerons à donner le sommaire.
La première est une lettre de M. de Markoff , commandant
la milice de Moscou , au comte de Rastopchin ; elle
est antérieure à la bataille de la Moskwa , et ne parle que
des préparatifs faits au quartier-général russe pour cette
bataille, etde l'espoir auquel on s'y livre . " Je vous man-
> derai si elle a lieu , dit M. de Marcoff ; cela dépend abso-
>>lument de Napoléon . Nous attendons qu'il nous at-
>> taque . » Le 7 septembre , au matin , les Russes ne doutaient
plus que l'Empereur ne voulût les attaquer . Quelques
heures après , ils expédiaient imprudemment des courriers
avec la nouvelle de leur victoire . A quatre heures ils
étaient battus et marchaient précipitamment en retraite.
Voilà le commentaire dont il nous est permis d'accompaguer
la lettre de M. de Marcoff. La seconde partie de cette
lettre contient des inculpations contre M. Barclay de Tolli,
MERCURE DE FRANCE , NOVEMBRE 1812. 281
et fait connaître la mésintelligence qui règne entre lui et le
général en chef Kutusow . :
La seconde pièce est une lettre adressée par le comte de
Rastopchin à l'empereur Alexandre. Elle remonte à la
date de décembre 1806 , et elle est curieuse en ce qu'elle
dévoile de quels conseils le cabinet russe ést depuis longtems
entouré , et à quelles suggestions il se livre .
Sire , le serment que j'ai prêté à V. M. lui garantit ma fidélité. Je
remplis le devoir d'un chrétien , d'un sujet fidèle enexposant à
V. M. I. des considérations qui m'ont été suggérées par les circonstances,
présentes , la connaissance des hommes , et le zèle qui m'anime
pour la gloire de la patrie et la conservation de la noblesse que V.M.
elle-même a jugée être le seul appui du trône. Cet illustre corps ,
animé de l'esprit des Pojarsky et des Minine , sacrifie tout pour la
patrie et s'enorgueillit de porterle nom russe. La milice étant formée,
opposera une barrière insurmontable à l'ennemi du monde , et
mettra fin à son désir d'entrer dans un pays protégé par Dieu , et que
lepied d'aucun ennemi n'a osé fouler depuis cent ans.
Mais toutes ces mesures , tous ces armemens inouïs jusqu'à présent
, s'évanouiront en un clin-d'oeil , si le désir d'acquérir la prétendue
liberté soulève le peuple pour la ruiné des nobles , seul but
de la populace dans tous les troubles et dans toutes les révolutions :
cette classe d'hommes se livrerait aujourd'hui d'autant plus facilement
à des excès , qu'elle a l'exemple des Français , et qu'elle y est préparée
par ces funestes lumières , dont les conséquences inévitables sont
la destruction des lois et des souverains .
de
Les mesures prises pour renvoyer les étrangers de l'Empire n'ont
produit que du mal ; car, de quarante personnes , une , à peine , s'est
décidée à quitter un pays où tout étranger trouve considération et
fortune. Si les Français ont prêté le serment de naturalisation , c'est
par crainte et par avidité ,et sans apporter aucun changement àleur
manière de voir qui les porte à nuire à laRussie ; qui eesstt prouvé
par leurs insinuations dans les corporations , qui n'attendent que
Napoléon pour être libres . Sire , purifiez la Russie , et ne gandant
que les prêtres , ordonnez de renvoyer au-delà des frontières une
foule de scélérats dont la funeste influence corrompt l'ame et l'esprit
de vos sujets égarés .
Mondevoir , mon serment , ma conscience , m'ordonnent de remplir
me tâche sacrée en exposant à vos yeux la vérité telle que je
vous l'ai présentée dans un tems où votre coeur rendait justice à mon
sincère attachement.
Je vous conjure donc , Sire , au nom du Très-Haut , de songer au
passé et au présent , à la trahison de Stopanoff , à la disposition des
esprits , aux philosophes , aux Martinistes , et à l'élection d'un chef
de la milice de Moscou. Paraissez pour quelques jours dans cette
capitale , et que votre présence fasse renaitre dans les coeurs cet
amour presqu'éteint par les dissentions , l'oubli des lois et le mépris
du ministère !
Je suis avec le plus profond respect ,
Sire , de V. Μ. Ι. ,
Le soumis et fidèle sujet , comte THEODORE RASTOPCHIN.
282 MERCURE DE FRANCE ,
Les autres pièces se composent de la correspondance du
mécanicien Leppich , charlatan qui paraît avoir été chargé
de la fabrication de l'aérostat infernal, c'est-à-dire , des
matériaux incendiaires qui ont opéré la destruction de
Moscou.
Viennent ensuite les rapports adressés au prince majorgénéral
sur les combats de Smolensk et sur la bataillede la
Moskwa, par le maréchal duc d'Elchingen , le maréchal
prince d'Eckmull , S. M. le roi de Naples , le prince vice
roi et le prince Poniatowski . Nous ne suivrons pas dans ces
relations les mouvemens de tactique qu'ils indiquent avec
autant d'exactitude que de clarté ; ces détails se refusent à
l'analyse; nous recueillerons seulement , comme de la
bouche de ces illustres capitaines , les témoignages honorables
qu'ils rendent à la conduite des officiers -généraux ,
officiers supérieurs , officiers et soldats de toutes armes .
Nous citerons quelques traits .
AKrasnoi , dit le duc d'Elchingen , le 24º d'infanterie
légère a attaqué avec une admirable audace ; la cavalerię
légère a fait sur l'infanterie russe plus de 40 charges ; l'ennemi
opposait une force inerte , une masse impénétrable ,
un feu frès-vif, mais mal dirigé. ASmolensk , un batail
lon du 46º régiment a attaqué 4000 hommes retranchés ,
couverts par 60 bouches à feu; c'est , dit le même duc , le
fait d'armes le plus valeureux que j'ai vu depuis que je fais
la guerre. Le prince d'Eckmull parle de la résolution da
127 qui voyait le feu pour la première fois , et sollicite un
aigle pour prix et garant de la bravoure de ces conscrits
déjà vieux soldats. C'est le 13º régiment léger, conduit par
le général Dalton, qui a emporté le principal plateau de défense
de Smolensk . Le général Friant a été dans cette occasion
atteint d'une balle morte. Ce général, et les généraux
Morandet Gudin , mort depuis à Valontina , ont soutenu
dans cette occasion leur haute réputation .
Le duc d'Elchingen décrit l'affaire terrible de Valontina,
que le bulletin où elle est mentionnée, a signalée comme un
des beaux faits d'armes de la guerre . Les divisions Gudia
et Razont , soutenues par celles Leduc et Marchand , ont
été chargées de l'attaque de la position où l'ennemi a voula
obstinément arrêter son mouvement de retraite . L'attaque
et la défense ont été terribles. Barclay de Tollyy commandait
; il a eu la moitié de son armée engagée; dans le plus
fort du combat , il n'y a eu que deux divisions françaises
engagées .
NOVEMBRE 1812 . 283
Le roi de Naples paye un juste tribut à la mémoire des
généraux Caulincourt et Montbrun , tués sous ses yeux à la
bataille de la Moskwa; il nomme avec une haute distinction
les généraux Bruyères , Latour-Maubourg , Saint-
Germain, Nansouty, Dufour, Wathier, Grouchy, La Houssaye,
et nombre d'officiers d'état-major ; parmi ces derniers
il faut remarquer le lieutenant Pérignon, qui dévoré par la
fièvre , répond au roi qui le presse de se retirer : Sire, je
demande à Votre Majesté de rester auprès d'elle; on n'est
point malade un jourde bataille .
Le prince vice-roi dans sa relation nomme particulièrement
les généraux Morand , Gérard , Goyon , Broussier ,
Delzons , Ornano , Grouchy .
Le prince Poniatowski rend compte de la part qu'ontprise
à cette mémorable bataille le corps polonais et le 5º corps
de la Grande-Armée. Il cite particulièrement le général
Sébastiani , comme l'ayant autant aidé par ses conseils que
par sa vigoureuse manière d'agir dans l'exécution.
Les journaux anglais nous font connaître et donnent
beaucoup d'importance aux mouvemens des troupes russes
vers Kalouga , aux renforts qu'elles reçoivent , aux levées
qui s'opèrent ; cependant ils sont forcés de publier l'ORDRE
IMPERIAL suivant , donné en forme d'avis àPétersbourg, le
20 septembre . Cet ordre donne des notions plus certaines
que toutes les lettres des correspondans que les Anglais
ont en Russie , à commencer par leur ambassadeur .
Extrait de la Gazette de Pétersbourg , du 20 septembre .
AVIS AU PUBLIC . - ORDRE IMPÉRIAL .
« Plusieurs mesures ont été adoptées à Pétersbourg pour
emporter de cette ville les objets nécessaires . Ceci ne doit
nullement être attribué à la crainte de voir en danger la
métropole. L'ennemi ne peut se porter sur cette ville , et
lorsque les levées actuelles de troupes seront arrivées , il ne
pourra probablement pas se maintenir dans sa position. A
l'égard de la route de Moscou , nous convenons qu'elle est
occupée par l'ennemi , mais à peude distance ; et le général
en chef observe tous ses mouvemens ; il ne peut marcher
sur cette ville , ni détacher une partie considérable de ses
forces. D'après toutes ces circonstances , il est évident que
cette ville n'est menacée d'aucun danger . Quant à la transportation
des effets , ainsi qu'il est dit ci-dessus , elle se fait
par pure précaution, avant que les rivières soient prises .
284 MERCURE DE FRANCE ,
Le moment actuel n'offre aucun danger. Cependant nous
pécherions contre Dieu , si nous prenions sur nous de
décider des événemens à venir qui sont connus à lui seul.
Nous avons , de notre côté , tout l'espoir d'empêcher l'ennemi
, nonobstant qu'il ait pénétré dans l'intérieur de la
Russie. Néanmoins, les mesures dictées par la prudence ne
doivent pas exciter la crainte ni inspirer le découragement .
Ces mesures sont prises pour la sûreté , et seulement pour
prévenir tout danger qui pourrait menacer cette ville. Le
gouvernement, en faisant publiercet avis à temps , et ayant
déjà débarrassé la ville de tous les effets les plus difficiles
à être transportés , a facilité les moyens de transporter ce
que les habitans voudront emporter dans l'intérieur , avec
un meilleur ordre et sans confusion.n
Voici sur l'état où la résistance de Burgos a mis les
affaires d'Espagne , les réflexions des mêmes journaux anglais;
le lecteur nous permettra de nous féliciter d'avoir
constamment établi cette opinion , que lord Wellington
abandonnant ses lignes , faisant une guerre offensive , se
hasardant dans l'intérieur de l'Espagne, menaçant à-la-fois
plusieurs points , compromettait sa sûreté , et les résultats
de l'avantage de Salamanque . Les réflexions des Anglais
justifient les nôtres , et l'événement est venu à l'appui .
« Outre la perte que nous avons déjà éprouvée devant
Burgos , dit l'Alfred , perte qui , en tués et blessés , offre
un total qui surpasse la force de la garnison , nous regrettons
vivement qu'on laisse ainsi à l'armée du Nord le tems
de se réorganiser et d'agir offensivement de nouveau. Lord
Wellington paraît n'avoir pas reçu des renseignemens
assez exacts sur la marche annoncée des renforts venant
de France . Cependant, quand bienmême on n'aurait pas
ajouté aux forces physiques et numériques de cette armée ,
la concentration des forces françaises qui sont dans le nord
de l'Espagne peut la mettre à même de s'opposer avec
vigueur à la marche de l'armée alliée dans un pays qui offre
tant de positions favorables à la défense . En admettant
done comme bien certain que la garnison de Burgos n'excède
pas 2000 hommes , il est évident que lord Wellington
aurait regardé comme suffisant le blocus de cette place , et
continué de poursuivre l'ennemi , si des motifs d'une haute
importance , et notamment les mouvemens de l'armée du
midi , ne se fussent opposés à un tel plan d'opération.
Comptant sur des renforts d'Angleterre , lord Wellington
aura pu croire qu'il était imprudent de s'avancer avant leur
NOVEMBRE 1812 . 285
arrivée ; mais le siége de Burgos l'a malheureusement déjà
privé des services de plus de 2000 hommes , nombre
avoné , et chaque jour , perdu devant cette place , contribue
à rendre les Français plus capables de résistance : lord
Wellington , dans la position difficite où il s'est mis en
marchant du nord au midi , et en revenant promptement
du midi au nord , n'a donc que le choix des difficultés ; et
personne ne s'aviserait de douter que sa détermination
quelconque ne soit dictée par la réserve la plus convenable
, et par le sentiment vrai de sa situation . "
Sur un autre point , des plaintes non moins fondées
sont exprimées par un officier anglais renfermé dans Alicante
, sous les ordres du général Maitland . Sa lettre est
en date du 16 septembre .
,
et à
" Je vous ai informé , dit -il , de la lenteur avec laquelle
on nous a embarqués à Majorque ; maintenant je vais
vous parler de nos opérations . Nous parûmes d'abord sur
la côte de Catalogne , où l'amiral nous a empêchés d'attaquer
un moulin bien fortifié , en nous prouvant , par les
calculs les plus prudens , que cette attaque d'un moulin
nous coûterait 5 à 600 hommes ; ensuite , qu'on ne pourrait
pas s'y établir ; en troisième lieu , qu'après cette tentative
importante pour la délivrance de la Catalogne , but
annoncé de l'expédition , il faudrait se rembarquer. Nous
remîmes donc à la voile , et nous arrivâmes ici : nous y
avons d'abord perdu cinq jours à nous reconnaître
reconnaître le pays ; puis on nous a fait marcher vers Monforte
, mais avec une telle célérité , que nous avons mis
huit grandes heures à faire un trajet qui est au plus de
12 milles . Nous sommes restés dans cette place pendant
deux jours . Le général trouva alors prudent de revenir à
Alicante , laissant le front de son armée couvert par environ
200 hommes de cavalerie . L'ennemi occupait les villes
voisines , et il levait des contributions et des vivres . Plusieurs
de nos postes ont été enlevés en se retirant. Je ne
pense pas qu'il entre dans le plan de Suchet de se porter
sur cette ville; probablement il enverra une ou deux de ses
divisions pour nous y renfermer et nous affamer , attendu
qu'il paraît certain que notre général ne veut rien tenter ;
pendant ce tems l'armée de Suchet et celles du roi réunies
s'organisent , el on nous annonce l'arrivée de celle d'Andalousie
: il me semble cependant qu'il eût été possible
d'agir autrement , et de faire beaucoup de mal à l'armée
du centre pendant sa marche , si on eût agi avec vigneur
1
86 MERCURE DE FRANCE ,
et résolution . Nous aurions pu avoir des déserteurs du
parti espagnol attaché au roi; mais quelques actes trèsimpolitiques
ont retenu cenx mêmes qui , dans la situation
critique des affaires , auraient pu avoir envie de nous
joindre. "
Mais c'est assez retracer les inquiétudes et le désappointementdesAnglais;
il est tems de parler de nos espérances
réalisées , et de nos conjectures justifiées .
Des rapports officiels sur les affaires d'Espagne viennent
de paraître. Le maréchal duc d'Albufera a renfermé
l'armée expéditionnaire ennemie dans Alicante , où le généralHarispe
observe tous ses mouvemens ; les armées du
centre et d'Andalousie réunies ont commencé leurs opérations
; pendant ce tems Burgos continuait sa belle défense
. Le 23 , à six heures du matin , les armées du Nord
et de Portugal réunies ont fait un mouvement en avant , et
sont entrées à Burgos , et l'ennemi s'est mis en pleine retraite
. Voici les dépêches qui annoncent cet événement
très-important dans ses résultats prochains .
Copie de la lettre écrite à S. Exc. le duc de Feltre , ministre
de la guerre , par le général comte Souham, commandant
par interim l'armée de Portugal.
Pancorbo , le 15 octobre 1812 .
Monseigneur , désirant faire connaître à la garnison du
fort de Burgos que l'armée était à même de la secourir et
l'encourager par là à continuer sa belle défense , j'ordonnai
à M. le général Maucune d'attaquer , le 13 de ce mois ,
l'avant-garde anglaise , en se portant sur Castil de Peones ,
Quintanavides , et de pousser jusqu'à Monasterio .
'ordonnai également à M. le général de division Foy
d'emporter de vive force Poza qui était occupé par les
troupes de Castanos. Ces attaques qui étaient liées ont également
réussi toutes deux. M. le général Curto ,commandant
la cavalerie légère , avait reçu l'ordre de se porter en avant
pour soutenir de Vibena sur ce mouvement et se
Roxa, p
porter où besoin serait.
Le résultat de ces attaques a été avantageux à l'armée
de Portugal . L'ennemi a eu 400 hommes tués ou blessés .
On lui a fait 140 prisonniers , dont cinq officiers ; on lui a
pris undrapeau , un fanion , quelques bagages et vingt
chevaux ; nous n'avons eu de notre côté que 4 hommes
tués , 26 blessés , et perdu quelques chevaux.
J'ai l'honneur , etc.
Le général commandant par interim l'armée de
Portugal, Signé, comte SOUHAM .
NOVEMBRE 1812. 287
}
Extrait d'une lettre adressée àS. Erc. Monseigneur le duc
de Feltre , ministre de la guerre , par le général comte
Caffarelli, commandant l'armée du Nord.
Briviesca , le 21 octobre 1812.
Monseigneur , depuis hier nous sommes en présence ;
l'armée de Portugal occupe les hauteurs de Monasterio , et
nous voyons les camps des ennemis .
Les deux armées de Portugal et du Nord peuvent être en
ligue dans les 24 heures. Notre cavalerie est très -belle ,
l'artillerie nombreuse est en très-bon état .
Hier après midi , nous avons replié tous les avant-postes
de l'ennemi ; nos soldats ont montré beaucoup d'ardeur ; le
canon a dû être entendu du fort de Burgos , qui fait toujours
une défense très-opiniâtre , et qui a fait éprouver à
l'ennemi , d'après tous les rapports , une perte de plus de
4000 hommes . On ajoute que les ennemis ayant mis en
batterie quatre pièces de 24, elles ont été aussitôt démontées
, à la réserve d'une , qui même ne tire plus ; les ennemis
ont perdu plusieurs officiers de marque , notamment un
major Murray , du 42° régiment ( écossais) .
J'espère que le fort sera bientôt dégagé , et je demanderai
alors à V. Exc. , en lui faisant connaître le journal du
siège , une récompense honorable pour le général Dubreton
, et pour les officiers et soldats qui se sont si vaillamment
comportés .
J'ai l'honneur , etc.
Signé, le général comte CAFFARELLI .
Extrait d'une lettre adressée à S. Exc. le duc de Feltre ,
ministre de la guerre , par le général Thiébault , commandant
supérieur à Vittoria .
Vittoria , le 23 octobre à 9 heures du soir.
Monseigneur , les armées de Portugal et du Nord sont
entrées hier à six heures du matin à Burgos . Vers deux
heures du soir , et après l'échange de quelques coups de
canon , l'ennemi a passé le ravin de Buniel , et s'est mis en
pleine retraite; ce qui achève de prouver que les armées du
Centre et du Midi arrivent.
Ce mouvement change naturellement toute la situation
du nord de l'Espagne , et le rôle des armées du Nord et de
Portugal.
J'ai l'honneur d'être .
Signé, baron THIEBAULT .
288 MERCURE DE FRANCE , NOVEMBRE 1812 .
La dernière dépêche publiée est du général Souham ,
commandant par interim l'armée de Portugal ; il annonce
que l'armée anglaise se retire par Aranda , Valladolid ,
Palencia , laissant ses malades dans les hôpitaux ; qu'il
va la suivre et qu'il espère lui faire beaucoup de mal dans
sa retraite . Des avis particuliers ajoutent qu'à son entrée à
Burgos , l'armée a comblé de marques d'honneur et de
satisfaction la brave garnison du château et son digne
commandant .. S ....
1
ANNONCES .
Tableau historique , géographique , militaire et moral de l'Empire de
Russie ; par M. Damaze de Raymond, ancien chargé d'affaires près la
république de Raguse , membre du collége électoral du département
de Lot-et-Garonne , et de la société d'agriculture , sciences et arts
d'Agen. Deux vol. in-8º d'environ 1200 pages , ornés de 4 cartes ;
carte générale de la Russie , par M. Lapie ; carte de la route de
Berlin à Pétersbourg; plan de Pétersbourg; plan de Moscou. Prix ,
15 fr. , et 18 fr. 50 c. franc de port. Chez Lenormant , imprimeurlibraire
, rue de Seine , nº 8 ; et chez Arthus-Bertrand , libraire , rue
Hautefeuille , nº 23 .
OEuvres complètes de madame de Fontaines . ( Contenant la Comtesse
de Savoie , Histoire d'Aménophis . ) Nouvelle édition revue ,
corrigée et précédée d'une Notice littéraire. Un vol . grand in - 18 ,
beau papier. Prix , I fr . 80 c. Chez d'Hautel , libraire , rue de la
Harpe , nº 80.
MUSIQUE. -La Berceuse , fantaisie et variations , pour le pianoforté
; par Mme Beaucé , née Porro . Prix , 4 fr. 50 c. Chez Beaucé ,
libraire . rue J.-J. Rousseau , no 14.
Les
LE MERCURE parait le Samedi de chaque semaine , par Cahier
de trois feuilles . Le prix de la souscription est de 48 fr . pour
L'année ; de 24 fr. pour six mois ; et de 12 fr. pour trois mois ,
franc de port dans toute l'étendue de l'empire français .
fettres relatives à l'envoi du montant des abonnemens , les livres ,
paquets , et tous objets dont l'annonce est demandée , doivent être
adressés , franes de port, au DIRECTEUR GÉNÉRAL du Mercure de
France , rue Hautefeuille , N° 23 .
SEINE
i
MERCURE
DE FRANCE .
5.
cen
N° DXCI . - Samedi 14 Novembre 18 : 2 .
POÉSIE .
ÉPITRE A MON AMI G *** .
QUAND parfois un docteur désenfle un hydropique ,
Remet sur ses deux pieds un vieil apoplectique ,
D'un corps presqu'épuisé raffermit les ressorts ,
Ou d'une fièvre ardente apaise les transports ,
J'applaudis aux succès du moderne Esculape
Et fais mon compliment à celui qui réchappe ;
Mais pour un qu'on arrache aux portes du trépas ,
Pour un que l'art guérit , combien n'en est-il pas
Qui saignés et purgés au gré de l'ordonnance
Vont maudire aux enfers la médicale engeance ?
Ah ! de la faculté si les doctes suppôts ,
१
Qui mettent leur science à traiter tous les maux ,
Savaient nous préserver des tristes maladies
Leur art , dont on s'égaie en tant de comédies ,
Au lieu d'être l'objet de brocards éternels ,
Eût par toute la terre obtenu des autels .
Ce que je dis , G*** , des docteurs galéniques ,
Aux docteurs en morale aisément tu l'appliques :
T
290 MERCURE DE FRANCE ,
,
Contre les passions une fois dans leur cours
Que peuvent leurs traités et leurs sages discours ?
En vain à la luxure ils déclarent la guerre ,
Flétrissent l'avarice tancent la colère
Peignent l'ambition livrée à ses tourmens ,
Et sur la vanité lancent des traits mordans ;
Damon qui sait par coeur les quatre Evangélistes ,
Qui dans son cabinet a tous les moralistes ,
Qui les met au-dessus du reste des auteurs
Et soutient que Voltaire a corrompu les moeurs ,
Vient- il à découvrir une gente grisette ,
Aussitôt il s'enflamme et bourse en main la guette .
Sa jeune Danné , dans ces premiers momens ,
Reçoit sermens , bijoux , meubles , ajustemens ;
Rien ne coûte à l'ardeur qui lui tourne la tête ;
Mais cette ardeur se passe , et las de sa conquête
Notre moraliseur recommence à chercher
Quelque tendron facile à faire trébucher.
Gercourt trouve Harpagon un fort vilain modèle ;
Ilrit quand il le voit souffler une chandelle ;
Cependant Gercourt prête à trois pour cent par mois ,
Et chez lui , sous la clef , tient le pain et le bois .
Dorlis , qu'un sot orgueil jette dans les bassesses ,
Qui ne rêve qu'honneurs , dignités et richesses ,
Qui fatigue les grands de son ambition ,
Dorlis vante partout sa modération ;
Dévoré de soucis , mon homme cite Horace ,
Etdit qu'en philosophe il se tient à sa place .
Dans vingt autres portraits je pourrais faire voir
Sur nos penchans formés les leçons sans pouvoir .
Ce n'est pas lorsqu'un chêne , orgueilleux de son faite ,
Durci par les hivers résiste à la tempête ,
Et qu'une écorce épaisse arme son tronc noueux ,
Qu'on le peut redresser s'il est défectueux .
On ne corrige pas un ingrat , un avare ;
Le mélodrame seul jouit du droit bizarre
De nous représenter des cruels , des brigands ,
Qui prêchés comme il faut deviennent bienfaisans .
Cependant des auteurs enflés de leur faconde ,
Se croyant appelés à réformer le monde ,
NOVEMBRE 1812 .
201
Prétendent de nos jours , en dépit du bon sens ,
Convertir les fripons par des raisonnemens .
Le vulgaire ébloui prend pour de la morale
Les traits sentencieux que leur faux zèle étale ;
Souvent il applaudit ce qu'il ne comprend pas ,
Tandis que l'homme instruit , méprisant leur fatras ,
Ne traite ces docteurs que comme des sophistes .
Qu'ils sont loin , cher G*** , de nos vrais moralistes ;
La Bruyère , Boileau , Le Sage , Poquelin !
De leurs charmans écrits étudions la fin :
Les voit- on , s'arrogeant les saints droits de la chaire ,
Vouloir des vicieux changer le caractère ,
Rendre modeste un fat , honnête un procureur ,
Ou faire d'un bigot un homme sans aigreur ?
Non , mais du coeur humain observateurs habiles ,
Ils en ont pénétré les détours difficiles ;
Ils savent avec art dans de vivans portraits
De l'homme mettre en jeu les mobiles secrets ,
Dévoiler ses travers , ses moeurs , ses petitesses ,
Et tout ce que son coeur renferme de faiblesses .
Sur ces divers objets , pour plaire en instruisant ,
Leur esprit enjoué répand un sel plaisant ;
Le vice en vain se masque ; atteint par leur férule ,
Il parait odieux et même ridicule.
Avec quel naturel leurs tableaux enchanteurs
De la scène du monde offrent tous les acteurs !
D'ineffaçables traits d'abord les font connaître :
Agissent- ils ? Voyez au milieu d'eux paraître
Les fripons exploitant avec dextérité
L'inépuisable fond de notre vanité ,
Prospérant par l'audace et par la flatterie ,
Et sur nos passions fondant leur industrie.
Brillans de vérité , de semblables écrits ,
Chefs-d'oeuvre de morale aux yeux des bons esprits ,
De la société donnant la connaissance ,
Hâtent les fruits du tems et de l'expérience .
Ces guides excellens , pour nous bien diriger ,
Des faiblesses d'autrui nous montrent le danger :
Je vois le vaniteux que le flatteur caresse ,
Le dévot dont Tartuffe absorbe la tendresse ,
La coquette qui pille un galant Turcaret ,
Et que plume à son tour un adroit freluquet ;
1
T2
292 MERCURE DE FRANCE ,
Partout des intrigans , des dupes , des surprises ,
Et des prétentions source de nos sottises .
Les moeurs ont beau changer , l'homme ne change pas ;
Il sera dans mille ans tel qu'il est dans Gil-Blas .
En tout tems on verra des docteurs à systèmes ,
Des parvenus altiers , des auteurs pleins d'eux-mêmes ,
Des administrateurs pillant les hôpitaux ,
Des femmes sans honneur , des fats , des amis faux ,
Des trahisons de cour , des tripots de coulisses ,
En un mot les défauts , les sottises , les vices ,
Que d'une habile main Le Sage sut tracer ,
Mais que loin de la France il eut soin de placer.
Cesont là des leçons propres à nous instruire ;
Quant aux discours guindés que la morale inspire
A ** à ** laissons les pour regal ,
A ceux aux yeux de qui Molière est immoral ,
Despréaux sans chaleur , Racine sans génie ,
Et qui dans *** vont chercher l'harmonie .
F. V.
ODE CONTRE LES ENNEMIS DE LEBRUN.
LORSQUE le fils de Calliope
Préludait sur la lyre à ses accords touchans ,
Les monstres , élancés des hauteurs du Rhodope ,
Prêtaient l'oreille à ses accens .
Des Dieux accusant l'injustice ,
Il raconte au désert ses pieuses douleurs .
Sa voix en sons plaintifs redemande Eurydice ,
Et le lion verse des pleurs .
Sa fureur s'est évanouie :
Calme , près du poëte , enchaîné par sa voix ,
Il s'abreuve à longs traits au torrent d'harmonie
Qui roule immense sous ses doigts .
Pour entendre son chant lyrique ,
Le Rhodope a baissé son front majestueux ,
Et du chêne sacré la feuille prophétique
Acouronné le fils des Dieux.
1
NOVEMBRE 1812 : 293
Un monstre seul est insensible .
Cemonstre que Mégère a nourri dans ses bras ,
L'inexorable Haine , aux pleurs inaccessible ,
Orphée ! a juré ton trépas .
Jadis , par tes plaintes touchantes ,
Tu désarmas l'Erèbe , et Cerbère et Pluton :
Tout l'enfer tressaillit ; mais le coeur des Bacchantes
Est moins sensible qu'Alecton .
Où courez-vous , troupe inhumaine ?
Les poisons de Bacchus embrásent votre sein.
Je vois le fer , je vois le flambeau de la Haine
Etinceler dans votre main.
O toi que leur fureur menace ,
Echappe à leur vengeance , interromps tes accords ,
Fuis , ou précipité des rochers de la Thrace
Tu vas descendre chez les morts .
Grands dieux ! déjà son sang ruisselle ,
Son sein est déchiré , ses flancs sont entr'ouverts .
Son front pálit , il meurt ; mais son ame immortelle
Rejoint Eurydice aux enfers .
O France ! ainsi j'ai vu l'Envie
Déchirer ton Orphée , insulter à ses chants ,
Dans les bras de la Gloire empoisonner sa vie ,
Que respectait la faux du Tems .
La tombe ne peut le défendre :
Le monstre l'y poursuit , armé de son flambeau.
Là , d'un pied sacrilége il outrage la cendre
Que la Mort confie au tombeau .
Dis-nous , implacable furie ,
Que peuvent contre lui tes efforts odieux?
Sa dépouille est à toi , mais non pas son Génie :
Il s'est élancé dans les cieux .
Pour ton supplice et sa vengeance ,
C'est là que le front ceint de lauriers radieux ,
D'une immense lumière il inonde la France ,
Assis à la table des Dieux .
294 MERCURE DE FRANCE ,
Cependant , ô lyre chérie
Pour tribut à son ombre apporte tes douleurs.
Le tombeau d'un grand homme est souillé par l'envie
Tu dois le laver de tes pleurs .
La nuit me prête ses ténèbres .
Tandis que tout se tait , et se livre au sommeil ,
Triste , je marche seul sur ces couches funèbres
Où l'on ignore le réveil.
Lebrun ! voilà ton noble asyle !
Ici la mort te venge , et te rend immortel.
Devant toi prosterné , je demeure immobile :
Ta tombe me semble un autel.
Semblable à l'éternelle flamme
Qu'allumaient pour Vesta des soins religieux ,
Sur l'autel de la Mort je vois brûler ton ame ,
Et je m'embrase de ses feux .
Je vois des sphères éternelles
Descendre le Vengeur et ses mille guerriers .
A tes mânes émus leurs ombres fraternelles
Offrent des moissons de lauriers .
Le bronze a salué la terre
1
Où dort de la valeur le chantre harmonieux ;
La voix d'une autre Argo , rivale du tonnerre ,
Fait gronder l'abyme des cieux.
«Ecoute mes chants de victoire ;
> Reconnais mes guerriers morts au champ de l'honneur ;
> Du gouffre où pour jamais s'abymait leur mémoire ,
> Pindare a sauvé le Vengeur.
› Aux sons de ta lyre brillante,
> D'un Neptune inconnu j'ai traversé les flots ,
> Et suivant de Jason la nef étincelante ,
> Le ciel a reçu mes héros .
> Accepte sur la rive sombre
> Ces lauriers dont ta main couronna mes héros :
> Tu ne donnas la gloire ; accompagne mon ombre
• Au sein de l'éternel repos .
1
NOVEMBRE 1812 . 295
> Jadis sur les gouffres de l'onde
→ Tu peignis ce Génois (*) , triomphateur des mers ,
> Quand d'une main hardie il recula le monde ;
» Règne avec lui sur l'univers .
> Fermez - vous , lèvres criminelles ,
• Qui versiez sur Lebrun l'injure et le mépris .
La Gloire désormais de ses brillantes ailes
■ Couvre et protége ses débris . »
Aces mots déployant ses voiles ,
Le navire remonte , et tonne au haut des cieux ,
Où , superbe , il s'assied sur le front des étoiles ,
Grâce au génie audacieux.
J. M. BERNARD .
A M. FOURIER , préfet du département de l'Isère , auteur
de lapréface historique de l'ouvrage sur l'Egypte , en lui
présentant un de mes opuscules .
Le Nil vous a vu sur sa rive ,
Chercher la vérité craintive
Que cachaient des voiles jaloux .
Fier conquérant de l'immortelle ,
Vous la ramenez parmi nous .
Chargé d'une moisson plus belle
Que l'or périlleux dont Jason
Ravit l'opulente toison ,
Achevez votre heureux voyage (1 ) ;
Menez au port la vérité ;
La lointaine postérité
Attend ce présent de notre âge .
Tandis que des vents secondé ,
Vous lui léguez ce beau partage ,
Sur qui son bonheur est fondé ,
De nies vers recevez l'hominage .
Mais gardez - vous dans vos succès
De détourner sur mes essais
(*) Les Conquêtes de l'homme sur la nature , liv. V, ode 18.
(1) Il n'a paru encore que la première livraison du grand ouvrag
sur l'Egypte.
296 MERCURE DE FRANCE ,
Des instans dont la gloire est fère :
Je ne dessers point ses autels
Et vous leur êtes
nécessaire ;
,
Je cultive une fleur légère ,
Et vous des lauriers
immortels .
DALBAN.
ÉNIGME .
CHARMER est mon destin : jadis dans leur ivresse
On a vu mille amans se presser sur mes pas ;
Aristide et Caton , vantés pour leur sagesse ,
N'auraient pu résister à mes divins appas .
Mon règue dure encore : au sein d'un vaste empire ,
Tout le monde à présent m'applaudit et m'admire ,
Et lorsque je parais , j'ai l'art , comme autrefois ,
D'enchanter les guerriers , les princes et les rois.
V. B. ( d'Agen. )
LOGOGRIPHE
Je suis pour les humains un objet très-utile ,
Lecteur , et chaque jour ces êtres dédaigneux
Osent me comparer le plus bête d'entre eux.
Nous fûmes cependant formés du même argile :
Ainsi donc je pourrais , malgré leur vanité ,
Revendiquer les droits de notre parenté.
Ma tête à bas , la scène change ;
Par une
révolution
Qui doit paraitre fort étrange ,
J'offre à ton
admiration
D'un état policé la plus parfaite image ;
L'art de mes habitans sert à guider tes pas ,
Il donne de l'éclat aux fêtes , aux repas ;
Jadis certain produit extrait de leur ouvrage ,
D'un jeune prince hébreu , connu par son courage ,
Sans le secours du peuple eût causé le trépas .
Par le même.
NOVEMBRE 1812 . 297
CHARADE .
Le sage a dit que tout est vanité.
Jamais tel titre ou telle dignité ,
Si des vertus il n'est la récompense ,
S'il n'est le prix de la vaillance ,
Ou d'offices rendus à la société ,
N'eût dû , pour l'homme breveté ,
Valoir sur ses égaux la moindre préférence ,
Moins encor lui donner de la fatuité .
. Tout honneur qui n'est mérité
Tout ce qui contredit la raison , l'équité ,
Ne peut être qu'orgueil , erreur , inconséquence ;
Et c'est de là que viennent tant d'abus .
De cette vérité la preuve est non douteuse.
Dans une famille nombreuse ,
De noir , de brun , de roux , de gris , de blanc vêtus ,
Que l'on vit autrefois et que l'on ne voit plus ;
Où chacun d'eux faisait le beau serment d'instruire ,
D'édifier , prêcher , chanter , écrire
Deux ou trois fils ainés (soit dit sans penser mal )
Dédaignant le prénom vénéré , social
Qu'on doit aux mots si doux , ou de père , ou defrère ,
Ont usurpé pour eux seuls mon premier ,
(Qui latin ou français en effet est altier , )
Qu'apparemment ils ont cru nécessaire
Pour n'être confondus avec tous leurs cadets ,
Moins riches , il est vrai , mais tout aussi parfaits ,
Ou du moins pouvant l'être , en vertus , en science.
Sans doute on ne croira jamais
Que les titres ou l'opulence
Soient des moyens par excellence ,
Sans lesquels vers le bien on ne fait de progrès.
Permettez maintenant que je cite un adage
Quidit : Ne vousfiez pas trop à la couleur .
On le lit sur chaque visage
Quiplus ou moins naïf , plus ou moins séducteur ,
Dissimule ou trahit son esprit ou son coeur.
D'après cela réglez votre conduite ,
298 MERCURE DE FRANCE , NOVEMBRE 1812 .
Puisque mon dernier est , souvenez-vous en bien ,
Le miroir de l'homme de bien ,
Ou le masque de l'hypocrite .
Car , pour connaitre l'homme et juger son mérite
Croyez - en peu ses yeux , sa voix et son matntien.
Cette vérité- là ne peut être trop dite .
,
Pour trouver mon entier indiquons un moyen.
Jele dois , il est tems . Vous serez à votre aise
En apprenant qu'il est au pays bien connu ,
Qu'on dit definefleur , où , parfois , l'air se pèse ;
Du moins certain conteur ainsi l'a prétendu .
Or, il advint que , dans cette contrée ,
Un quidam se rendit coupable d'un méfait
Qui de la justice offensée
Dut exciter le zèle et devenir l'objet.
La chose étant bien avérée ,
Il fut saisi jugé , puis amené chez moi ,
Pour y subir le sort que lui devait la loi.
Lorsque la justice est sévère , prompte , leste ,
L'ordre en est mieux et plus tôt rétabli.
Le quidam arrivant une heure avant midi ,
Midi , précisément , fut son heure funeste ;
Et c'est de là qu'avec humeur ,
(On lui pardonne ) il dit : Oh ! ville de malheur !
Dès lors onme donna ce surnom qui me reste.
JOUYNEAU- DESLOGES ( Poitiers ) .
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est les Dents .
Celui de l'Enigme est Gris , dans lequel on trouve : ris , formant
les trois cinquièmes du mot Paris .
Celui de la Charade est Sinon .
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS.
OEUVRES DU COMTE ANTOINE HAMILTON , nouvelle édition ,
ornée de 12 belles gravures , 3 vol . in- 8° , et un demivolume
contenant la suite des Facardins et de Zéneyde;
par M. DE LÉVIS , auteur des Voyages de Kang-Hi et
des Maximes et réflexions morales et politiques .
Prix , 30 fr . -La suite , par M. DE LÉVIS , se vend
aussi séparément 3 fr. 50 cent.-A Paris , chez Ant.-
Aug. Renouard , libraire , rue Saint-André-des -Arcs ,
n° 55 .
VOICI un nouveau service rendu par M. Renouard
aux amis de notre littérature . Les OEuvres du comte Hamilton
en sont sans doute une des productions les plus
originales et les plus amusantes . Toutes les éditions en
étaient épuisées , mème celle qui parut en 1805 chez le
libraire Colnet . M. Renouard , dans celle qu'il nous
donne , n'a pas vu simplement une spéculation de librairie
; il en a fait une entreprise plus honorable en se
proposant de la rendre préférable à toutes les autres , et
il y a pleinement réussi .
Cethabile éditeur nous rend , dans un avis , un compte
très-judicieux de ces anciennes éditions . Il remarque
qu'avant celle des Mémoires de Grammont donnée en
Angleterre en 1772 , les noms anglais qui se trouvent
dans la seconde partie de ces Mémoires avaient toujours
été défigurés , et il en cite des exemples . Je ne crois pas
que le mal fût aussi grand qu'il paraît , du moins en
France , et je suis persuadé qu'Hamilton lui-même avait
ainsi défiguré ces noms pour les rendre plus faciles à
retenir et à prononcer aux Français , dans un tems où
ils s'occupaient fort peu de la langue anglaise ; mais il
n'en était pas moins utile de les rétablir aujourd'hui .
M. Auger en avait donné l'exemple dans l'édition de
Colnet; il y avait aussi profité des notes de la première
300 MERCURE DE FRANCE ;
édition anglaise ; et en cela il n'avait laissé à M. Renouard
qu'un moyen de faire mieux que lui. Vingt ans
áprès cette première édition ( en 1792 ) les Anglais en
donnèrent une autre avec des notes beaucoup plus étendues
. Les éditeurs français de 1805 l'avaient négligée ;
celui de 1812 y a eu recours , et en a tiré avec discernement
et sobriété des renseignemens très -utiles .
Une notice sur la vie et les ouvrages d'Hamilton était
nécessaire à la tête d'une édition de ses oeuvres . M. Auger
en avait donné une , et c'est ici sur-tout qu'il eût été
difficile de mieux faire . M. Renouard l'a senti ; il a obtenu
de M. Auger la permission de réimprimer sa notice ,
et le public doit leur en savoir gré à tous deux .
Sous un autre rapport , il était facile de surpasser les
éditeurs de 1805. Je veux parler de la correction du
texte. Les éditeurs s'étaient attachés , à ce qu'il paraît , à
l'édition de 1776 , très - défectueuse , sur-tout dans la
partie des oeuvres diverses. M. Renouard en a réparé
toutes les omissions. A la vérité , les pièces qu'elles défiguraient
ne sont pas d'une grande importance , et la
gloire de l'auteur n'eût rien perdu à leur entière suppression
; mais , du moment qu'on les conservait , il était
bon de les donner telles que l'auteur les a écrites . Il
paraît, au reste , que même pour les Mémoires de Grammont
, les éditeurs de 1805 n'ont pas toujours suivi des
guides fidèles . J'y lis au commencement du chapitre V,
page 86, que le chevalier de Grammont était à la guerre ,
égal dans les événemens de l'une et de l'autre fortune ,
d'un agrément inépuisable dans la bonne compagnie ,
plein d'expédiens et de conseils dans la mauvaise. Je ne
voudrais certainement pas jurer que le chevalier de
Grammont ne se trouva jamais en mauvaise compagnie ;
mais j'avoue que j'aimerais mieux effacer ce mot compagnie
, qui ne se trouve point dans l'édition de M. Renouard
, et que je saurais plus de gré au chevalier d'avoir
été plein d'expédiens et de conseils dans la mauvaise
fortune.
On sait que le nouvel éditeur d'Hamilton est en possession
de donner une grande perfection typographique
aux ouvrages qu'il publie; ce mérite se trouve à un haut
NOVEMBRE 1812 . 301
degré dans les volumes que nous avons sous les yeux.
Jusqu'à présent il n'avait été donné en France aux ouvrages
d'Hamilton que dans les six petits volumes qu'ils
occupent dans la collection du comte d'Artois . M. Renouard
rend , à cet égard , aux éditeurs toute la justice
qui leur est due ; mais il censure en même tems la liberté
ou plutôt la licence qu'ils ont prise de corriger et de
rajeunir le style de l'auteur dans les Mémoires de Grammont.
Une pareille hardiesse n'ôtera rien certainement
au mérite typographique de ces volumes , mais elle en
rendra la lecture impossible à tous les gens qui ont de
la littérature et du goût .
Après avoir mis au jour ces avantages de la nouvelle
édition d'Hamilton sur les anciennes , il est tems
d'en venir à une addition qui lui donne un mérite tout
particulier , et que l'on a sûrement remarquée en en
lisant le titre ; je veux parler de la suite donnée aux
Quatre Facardins et à Zéneyde , par M. de Lévis , auteur
des Voyages de Kang-Hi et d'un recueil de Maximes
et Réflexions morales et politiques , dont quatre éditions
ont suffisamment constaté le succès . Il était bon en effet
d'en avoir obtenu de ce genre pour oser se présenter au
public , comme continuateur d'Hamilton , sans s'exposer
au reproche de témérité. Les continuateurs jusqu'à ce
jour n'ont pas été très -heureux , et l'originalité naturelle
d'Hamilton semble le rendre plus difficile à continuer
qu'aucun autre . Ajoutez à cela les difficultés que
présentait l'un des deux ouvrages qu'il a laissés imparfaits
, qu'il a peut-être commencé avec l'intention de ne
le jamais finir , et où par conséquent il a pu embrouiller
les fils de l'intrigue , accumuler les énigmes et les événemens
, emboiter , si l'on peut s'exprimer ainsi , les
histoires les unes dans les autres , sans réflexion et sans
scrupule , puisqu'il était résolu d'avance à ne jamais les
dénouer . Je ne sais si mes lecteurs ont présent à l'esprit
cet enchaînement de difficultés presque insurmontables.
C'est d'abord le Facardin du Mont Atlas , aventurier beau
comme le jour , qui par un fatal enchantement inspire
de l'aversion à toutes les femmes , et qui amoureux luimême
de la plus belle des nymphes , ne doit parvenir à
302 MERCURE DE FRANCE ,
l'épouser qu'après avoir trouvé une femme qui veuille de
lui , un pied assez mignon pour chausser le soulier de la
nymphe , et un coq qui puisse comme l'aigle s'élever
jusque dans la moyenne région de l'air .
C'est un autre Facardin , véritable Hercule à la guerre
comme en amour, dont on ignore l'origine. C'est un
troisième Facardin , prince de Trébisonde , qui après
avoir mis à fin la plus bizarre aventure avec Crystalline
la Curieuse , se trouve en possession de deux rouets
magiques que l'on croit avoir déjà vus au Mont Atlas , et
qui , réunis à un troisième rouet , doivent filer des chemises
pour Mousseline la Sérieuse , attendu que cette
princesse n'en peut plus porter aucune depuis qu'un
monstreux crocodile lui a volé celle avec laquelle elle
prenait un bain. C'est un quatrième Facardin qu'il s'agit
de découvrir ou de créer , car Hamilton n'en dit pas un
mot quoiqu'il l'annonce dans son titre. Que dirai-je
encore du lion parlant qui reproche au Facardin du
Mont Atlas de lui avoir coupé la pate ? du sauvage de la
vieille , avec la défense de sanglier qui sort, quand il veut,
de son gros orteil ? du sot génie de Crystalline et des
guerriers qu'il condamne à la quenouille , lorsqu'ils reculent
devant une aventure qu'Hercule même n'eût osé
tenter ? de Fortimbras roi de Danemarck , et de sa bouche
énorme dont il n'a pas encore pu découvrir la pareille
dans l'univers ? Voilà sans doute assez de problêmes à
résoudre, et cependant ils ne sont rien auprès du dernier
de tous ; auprès de la nécessité où l'auteur a mis ses
continuateurs de faire rire Mousseline la Sérieuse , à qui
les choses du monde les plus grotesques et les plus
plaisantes n'ont pu encore dérober un souris. C'est-là
dis-je , la difficulté la plus grande de toutes , car rien
n'est plus difficile que de faire rire des gens avertis . M. de
Lévis l'a-t- il vaincue? il en doute lui-même ; l'éditeur
s'en flatte ; c'est au public à décider. Nous ne dirons
point à nos lecteurs de quel moyen le continuateur s'est
servi pour dérider enfin la sérieuse Mousseline. Ce n'est
sans doute que par une surprise qu'il a pu y parvenir ;
or, s'il faut pour constater le succès que le lecteur rie
NOVEMBRE 1812 .
303 :
avec la princesse , il est indispensable qu'il soit surpris
comme elle l'a été.
On pourra nous demander encore si M. de Lévis a
réellement deviné toutes les énigmes , résolu tous les
problèmes , terminé toutes les aventures exposées ou
commencées par son prédécesseur . Nous serons un peu
plus hardis sur cet article . Si M. de Lévis n'a pas satisfait
à toutes ces conditions , il en a du moins rempli
très - heureusement le plus grand nombre , et nous
croyons même que les lecteurs qui n'auront pas relu
les Quatre Facardins avec cette attention scrupuleuse
et un peu pénible que notre tâche de critique nous
imposait , ne s'apercevront qu'à peine de ses omissions .
Au reste ( et ceci vaut mieux ) , 'il nous a paru que
M. de Lévis avait très bien saisi la manière et le style
de son modèle , et que dans les morceaux où il a eu plus
de liberté , tels que les Mémoires de la princesse de
Trébisonde et la suite de Zéneyde , il a déployé une imagination
-très-heureuse . L'histoire de la mère des Quatre
Facardins , prise en elle-même , est aussi ingénieuse que
spirituellement racontée , et je crois que les amateurs
donneront encore plus d'éloges aux amours de Zéneyde
et du prince d'Arménie , où tout est de son invention .
En général , si M. de Lévis n'a pas absolument fermé
la carrière aux auteurs qui voudraient résoudre le problême
des Facardins ( et nous connaissons quelqu'un qui
s'en occupe ) , il n'en est pas moins vrai que sa continuation
est un ouvrage très -agréable , et qu'après nous avoir
montré un esprit profond dans ses Maximes et un grand
talent d'observation dans les Voyages de Kang-Hi , il
annonce ici cette fécondité d'imagination et ce style aisé,
simple, naturel que l'on demande en général dans le genre
du conte. Ce genre , dit M. de Lévis dans sa préface ,
a été trop rabaissé par La Harpe , et notre auteur pour
le relever fait une observation bien simple : c'est qu'il
n'y a guères que des hommes supérieurs qui y aient
complètement réussi ; et il cite Voltaire et Jean-Jacques
parmi les écrivains français , et Swift parmi ceux qui honorent
l'Angleterre . M. de Lévis donne aussi dans cette
même préface une espèce de poétique du conte , ou du
:
:
{
304 MERCURE DE FRANCE ,
moins il dénombre les facultés et les talens nécessaires
pour y réussir . Ce morceau est plein d'idées fines et judicieuses
, nous ne citerons que celle- ci sur l'usage du
merveilleux : les détails , dit- il , doivent en être d'autant
plus vrais et plus naturels que les fictions s'écartent davantage
de l'ordre de la nature. Ce principe est de la
plus grande vérité, et comme le ditfort bien M. de Lévis ,
il n'estpas applicable aux contes seulement, mais à toutes
les compositions poétiques .
Je ne sais si l'extrême naturel dans le style , si l'extrême
bonne- foi du conteur sont des choses aussi généralement
nécessaires que notre auteur paraît le croire ;
elles le sont sans doute dans la manière d'Hamilton , mais
l'exemple prouve qu'elles ne l'étaient pas dans la manière
de Voltaire . M. de Lévis a fort bien observé que les
contes du premier étaient d'un genre plus difficile , en ce
qu'ils doivent amuser ou intéresser par eux-mêmes , au
lieu que les autres s'appuyent sur un intérêt philosophique
ou moral qui ajoute beaucoup à celui que le récit inspire
pour les personnages . Peut- être aurait-il dû ajouter que la
simplicité et la bonne- foi étaient encore des conditions
dont pouvait s'affranchir le conteur dont le principal but
n'est pas de faire un conte , et qui veut plutôt instruire
qu'amuser.
Je pourrais aussi chercher chicane à M. de Lévis sur
la manière dont il parle de Swift et de son Gulliver. Je
veux bien croire que c'est l'espèce d'ingénuité qui y règne
qui a fait traduire cet ouvrage dans toutes les langues ,
qui l'a fait lire même des enfans : mais la durée de son
succès tient non pas simplement aux pensées philosophiques
dont il est semé , comme dit M. de Lévis , mais à
ce qu'il n'est en entier qu'un cours de philosophie morale
la plus profonde et la plus sévère .
Mais ce n'est point ici le lieu de développer le caractère
de Swift , l'un des plus élevés , des plus désolans et des
plus instructifs que présente l'histoire littéraire . Il vaut
mieux dire que M. de Lévis a donné des aperçus aussi
nouveaux que solides sur ceux de Grammont et d'Hamilton
, et que sa préface est en général aussi bien pensée
que bien écrite.
NOVEMBRE 1812 .
BEPT
DE
LA
30
édition ,
SEINE
Les gravures dont M. Renouard a orné
sont d'abord huit portraits par Saint-Aubin e M. Roger ,
dignes en tout de la réputation de ces artistes et quatre
sujets pris dans les Contes , par M. Moreau leisure, ils
égalent ou surpassent tout ce que nous connaissons de
co, célèbre dessinateur , qui a peut-être produit pour
M. Renouard ses meilleurs ouvrages .
Ce serait perdre son tems que de relever les fautes
d'impression dans la plupart des ouvrages qui sortent
aujourd'hui de nos presses : mais elles sont si rares
dans les éditions de M. Renouard , que c'est une sorte
de curiosité que de les noter. Je dirai donc que dans
le tom. II , pag. 334 , lig . 2 , au lieu de : « la nymphe
me pria de me remettre après d'elle , » il faut lire :
auprès d'elle ; et que dans le volume de M. de Lévis ,
pag . 5 , lig . 11 , je crains bien que l'auteur lui-même
ne se soit trompé en donnant au père de Mousseline le
nom de Fortimbras qui appartient au père de Sapinelle .
C. V.
LE MISSIONNAIRE , histoire indienne ; par miss OWENSON :
traduite de l'anglais par l'éditeur de la Femme , ou
Ida l'Athénienne , roman du même auteur.-A Paris ,
chez Nicolle , libraire , rue de Seine , nº 12 .
PRESQUE tous les personnages de nos romans nationaux
ou étrangers , sont allemands , français , italiens , anglais
ou espagnols . L'Europe est la partie du monde que les
romanciers ont le plus mise à contribution ; mais elle
semble depuis quelque tems ne plus suffire à l'activité de
leur imagination , ni à l'avidité dévorante de leurs lecteurs
. C'est une mine appauvrie par une longue exploitation.
On peut sur-tout , en ce sens , l'appeler la vieille
Europe. En effet , quel ridicule national quel trait
caractéristique n'a pas été déjà saisi ? Dans quel roman
le Français n'est- il pas indiscret et léger ; l'Allemand ,
taciturne et froid ; l'Anglais , fou de sens rassis ; l'Espagnol
, fier et jaloux ; l'Italien , vindicatif ? Les différentes
moeurs et institutions de ces peuples ont été pa-
,
V
306 MERCURE DE FRANCE ,
reillement l'objet de peintures plus ou moins fideles :
mais enfin tout s'use , les sujets de romans comme le
reste . Dailleurs ces traits originaux commencent euxmêmes
à s'effacer , et bientôt les nations de l'Europe ne
différeront guère plus entre elles par le caractère que par
l'habit. Il ne faut donc pas s'étonner que quelques écrivains
aillent chercher dans d'autres climats des tableaux
plus neufs et plus propres à réveiller notre curiosité .
C'est ce qu'a fait avec succès miss Owenson , dans son
roman d'īda , et dans le Missionnaire . Elle avait peint
dans le premier la Grèce moderne ; le second est une
description de l'Inde , de son climat et de ses usages .
Deux personnages animent cette dernière scène : un religieux
de saint François et une prêtresse de Brahma ; l'un ,
né avec des passions vives et une ame ardente ; l'autre ,
jeune , belle , sensible , et le coeur plein des pieuses
folies de l'amour mystique .
Mais voyons le portrait du père Athanase , tel que l'a
tracé l'auteur lui-même .
« Jamais mortel n'offrit une plus parfaite image de ce
>> que l'homme était quand Dieu le créa à son image , et
>>avant quele péché eût effacé cette glorieuse empreinte .
>>> La nature semblait avoir voulu s'honorer en lui et
>> donner la marque la plus éclatante de son pouvoir ;
>> rien ne saurait peindre l'expression pure et sublime
>> d'une physionomie qui paraissait appartenir à un être
>> au-dessus de l'humanité. Une dignité inexprimable ,
>> un air de grandeur aspirant au ciel , donnaient , en le
>> contemplant , l'idée de la transfiguration d'un être
>> mortel en une substance céleste . De son oeil d'aigle ,
>> quand il se détachait de la terre , on voyait jaillir le
>> feu de l'inspiration ; mais s'il abaissait de nouveau ses
>> regards , la douceur de la miséricorde divine se répan-
>>> dait sur tous ses traits . Cet ensemble présentait
>>>un caractère où les attributs de la divinité se confon-
>>> daient avec les affections de l'homme . »
..
Il y a loin de ce portrait à celui du capucin que des
enfans trouvèrent , un jour d'hiver , transi et morfondu ,
et qu'ils firent approcher du feu , en lui disant : Réchauffe-
toi , pauvre béte ; le prenant pour un animal que
NOVEMBRE 1812 . 307
la faim et le froid avaient chassé de la forêt voisine .
Mais il n'est pas de ... capucin
Qui par l'art imité ne puisse plaire aux yeux.
Diderot est le premier je crois , qui ait reconnu et
proclamé les beautés poétiques de la barbe d'un capucin.
Il en parlait , dit- on , avec enthousiasme , et nous avons
vu depuis le froc et le capuchon de saint François ennoblis
par la plume d'un écrivain célèbre , et les pinceaux
de deux artistes distingués . Mais pour en revenir au
roman de miss Owenson , ce n'est pas un enfant perdu
de quelque obscure capucinière qu'elle a voulu peindre .
Son missionnaire est un grand seigneur et d'une des premières
maisons de Portugal. Il faut lire dans l'ouvrage
par quel concours de circonstances il fut amené à préférer
la solitude d'un cloître au tumulte de la cour , et le
titre de nonce apostolique de l'Inde à celui de vice-roi
auquel il aurait pu prétendre.
*
L'Inde est le pays où la religion chrétienne a eu le plus
de peine à s'établir. Quelques gens en ont cru trouver
laraison dans les rapports singuliers qui existent entre
nos dogmes et quelques- uns de ceux de la religion de
Brahma. C'est cette espèce d'identité , et , si j'ose le dire ,
cet air de famille qui , selon eux , aurait rendu plus difficile
le rapprochement entre les deux cultes , comme
on voit , entre parens , des dissensions plus vives , en
raison du plus grand degré de consanguinité. Miss
Owenson explique mieux encore l'éloignement des Indiens
pour toute religion nouvelle par leur apathie , et
l'horreur que leur inspire la perte de Caste. Dans une
cérémonie publique où Athanase avait été admis à proclamer
sa mission et à prêcher la parole divine , toute
son éloquence vient échouer contre ce peu de paroles
d'un vieux Brahmine : « Je mets mon coeur au pied de
>>Brahma ; je ne cherche qu'en lui la science. La dévo-
>>tion seule peut nous rendre capables de voir les trois
>>mondes , le céleste , le terrestre et l'éthéré . Méditons
>> donc éternellement , et souvenons-nous que les devoirs
> naturels des enfans de Brahma sont la paix , la modé
V2
308 MERCURE DE FRANCE ,
>> ration , la patience , la droiture et la sagesse . Gloire
>>>soit à Wishnow ! >>>
Le missionnaire ne trouve pas plus de docilité dans le
peuple et parmi les simples. « Dieu , lui disent-ils , a
>> donné à chaque tribu sa foi , à chaque secte sa religion .
» Que chacun se conforme à sa volonté et vive en paix
avec son prochain ! >>
Voltaire se moque , en quelque endroit , des missionnaires
jésuites qui apprenaient en très-peu de tems
à parler le pur hindou et à lire couramment le sanscrit.
Je crois , en effet , avoir entendu dire que M. Anquetil
Duperron , parti de France avec une assez grande connaissance
de la langue de l'Inde , avait encore été plusieurs
années dans le pays même pour s'y perfectionner ;
mais les Jésuites faisaient bien mieux encore , ils faisaient
des miracles et guérissaient les vieilles femmes de
la migraine. Quant au P. Athanase , en sá qualité de
franciscain , et comme membre d'un ordre rival , il eût
été bien fàché de faire des miracles de Jésuites ; mais il
voulut effacer l'éclat de leurs conversions ; c'est ce qui
lui fit entreprendre celle de la prêtresse de Cachemire ,
de la tendre et pieuse Luxima.
C'est une disciple de l'école des Vedanti ; la délica-
>> tesse et l'ardeur de son imagination s'accommodent à
» merveille de cette doctrine d'une foi pure et fervente ,
>> et les dogmes sublimes et passionnés de l'amour reli-
>> gieux ont une grâce particulière dans une bouche et
>> sur des lèvres qui semblent consacrées à la tendresse
>> humaine . Tout en elle ajoute au charme mystique
>>répandu sur son caractère et sur sa personne . Ab-
>> sorbée dans sa brillante erreur , dans les douces illu-
>> sions de ses rêves religieux , elle croit être la plus
>>pure incarnation du plus pur des esprits . Son ame
>> élevée ne s'arrête à aucune des images sensibles qui
>>>l'environnent ; elle est tout attachée au ciel qu'elle-
>> même a créé ; et sa beauté , son enthousiasme , ses
>> grâces , son génie , contribuent à entretenir et à pro-
>> pager les erreurs dont elle-même est victime . »
Luxima , telle que la représente miss Owenson , avec
cette imagination tendre et flexible et ce goût pour la
NOVEMBRE 1812 . 309
spiritualité , ressemble assez à un personnage plus réel ,
qui a mérité de trouver place dans l'histoire du siècle
de Louis XIV . Je veux parler de cetteMme Guyon, qui,
par un autre trait de ressemblance , s'enfuit avec un Barnabite
, son directeur , et compromit , par ses pieuses
rêveries , l'illustre archevêque de Cambrai .
On demande comment un étranger , un missionnaire
chrétien , peut avoir des communications aussi faciles
et des entrevues aussi fréquentes avec une prêtresse de
Brahma , et sur-tout d'une caste dont toutes les femmes
sont gardées dans la retraite de leurs Zenanas , avec une
vigilance inconnue ailleurs . L'auteur répond qu'une
Brachmachira étant d'un ordre supérieur et obligée de
faire ses dévotions au lever et au coucher du soleil , au
confluent des rivières , elle peut être vue par ceux qu'aucun
préjugé , aucune loi , n'empêchent de l'approcher .
Je ne sais si cette réponse doit satisfaire la critique. On
ne ferait pas ces remarques si le roman du Missionnaire
ne se recommandait d'ailleurs par une grande fidélité de
moeurs et une observation rigoureuse du costume. L'ouvrage
de miss Owenson est presque autant un voyage
dans l'Inde qu'un roman. Elle marche sans cesse appuyée
sur Sonnerat , Bernier , Forster , Anquetil et quelques
historiens . On pourrait même lui reprocher de citer trop
souvent ses autorités . C'est un bagage d'érudition dont
les romans , espèce de troupes légères en littérature ,
n'aiment pas à être chargés . On a fait justice en France
de ceux qui ont voulu mêler à ce genre de composition
des cours d'histoire , et qui nous apprenaient aussi par
des notes à distinguer la vérité historique de la fiction .
On a fait à miss Owenson un autre reproche ; celui de
trop décrire. Ce reproche est fondé: Vers le tems où le
luxe des descriptions s'introduisit dans la poésie , on vit
des romanciers dérober aux poëtes quelques- unes des
couleurs dont ceux- ci chargeaient leurs palettes . L'auteur
du Missionnaire paraît être de cette école. Tous les
arbres , tous les végétaux de l'Inde , l'assoca , le mangoustan
, le cocotier , le melon d'eau, y sont décrits avec
l'exactitude qu'on pourrait attendre d'un livre de botanique
ou de la Flora Indica .
310 MERCURE DE FRANCE ,
1
Ily a peut- être aussi une sorte d'affectation à citer des
mots dont la connaissance de la langue indienne ou la
lecture des voyages peuvent seules donner le sens;
comme dans ces phrases que je choisis entre vingt autres .
« L'éclat des perles qui ornaient sa bouche n'avait pas
> encore été terni par l'usage du chunam . »
«Avant que tu eusses ouvert la bouche , je te prenais
>> pour le dixième avatar : mais le châtiment avec son
>> noir aspect et ses yeux rouges attend les ames de ceux
>>qui t'écoulent. »
L'éditeur du Missionnaire fera sans doute disparaître
dans une seconde édition quelques taches qui déparent
la traduction .
« Ses regards semblaient en cherche d'un objet parti-
>>> culier . >>>
« C'était le même qui avait séduit de Pautel du Dieu
>>qu'elle servait la plus célèbre de leurs femmes reli-
>>>gieuses . >>>
<< Il pressa de sa bouche, dans les bras de la mort , ces
>>lèvres que dans la vie il n'aurait osé toucher , etc. >>>
BEAUX - ARTS .
SALON DE 1812 .
MM. LETHIERS , PAULIN GUÉRIN ET GIRODET.
La nature nous a caché les bornes qu'elle a prescrites à
l'esprit humain. Nous marchons pas à pas vers ce but ,
sans savoir jusqu'où nous pouvons aller , et ne connaissant
que le point où nous sommes . Cependant ( pour ne
parler ici que des arts ) en observant avec soin ce qui a été
fait de mieux chez les différens peuples et dans différens
siècles , en réunissant par la pensée toutes les qualités
que nous trouvons éparses dans tous les plus beaux ouvrages
connus , nous nous formons une idée du plus haut
degré de perfection auquel il nous paraisse possible d'atteindre
. Cette idée est la base de nos jugemens . Ainsi ,
quand nous examinons un tableau , nous le comparons ,
sans nous en apercevoir, non pas à un seul tableau , mais
successivement à chacun des tableaux où chacune des par
NOVEMBRE 1812 . 311
ties de l'art est traitée avec le plus de talent. C'est par cette
comparaison tacite que le critique parvient à juger sainement
un ouvrage , et à en apprécier avec assez d'exactitude
et les qualités et les défauts ; mais le public ne doit pas
oublier qu'il n'est pas nécessaire d'exceller dans toutes les
parties pour mériter son estime , et qu'il suffit d'en posséder
une seule à un degré éminent pour obtenir son admiration.
M. LETHIERS .
N° 583. Brutus condamnant ses fils à la mort.
Je ne donnerai point la description de ce tableau : cette
description , même en la supposant très - fidèle , serait
insuffisante pour ceux qui ne l'ont pas vu , et ceux qui l'ont
vu n'en ont pas besoin.
C'était une tâche difficile , sans doute, que d'avoir à remplir
une toile d'une aussi grande dimension , et je ne
m'étonne pas si l'auteur a long-tems médité son sujet
avant d'en commencer l'exécution . Sa composition présente
au premier coup-d'oeil un ensemble satisfaisant . La scène
principale est placée et éclairée de manière à attirer d'abord
les regards . Les accessoires sont sacrifiés avec adresse ; et
sous ce rapportje ne trouve qu'une seule chose à reprendre ,
je veux parler de ce groupe de Sénateurs que M. Lethiers
a introduit derrière les deux consuls . N'est-ce pas manquer
à toutes les convenances , lorsqu'on n'y est pas autorisé par
l'histoire , que d'amener ainsi le sénat romain sur une place
publique pour le rendre témoin d'une exécution ? La faute
ne me semble pas moins grave , en ne considérant que
l'art en lui-même ces figures toutes vêtues de blanc , et
placées dans la lumière , détruisent en partie l'effet de la
figure de Brutus . C'est une idée digne d'éloges , que d'avoir
supposé que l'un des fils avait déjà reçu la mort ; on ne
sent que plus vivement combien il en va coûter à Brutus
pour se priverde celui qui lui reste. Sa douleur concentrée ,
les efforts qu'il fait pour étouffer dans son ame le cri de la
nature , forment aussi un heureux contraste avec les larmes
que répand son collègue , plus faible ou plus sensible que
lui.
On me demandera peut-être par quelle raison un sujet
si pathétique en lui-même , et dans la composition duquel
l'artiste a tâché de rassembler tout ce qui pouvait le rendre
encore plus touchant , ne produit qu'une faible impression
sur le spectateur. Ma réponse sera facile. En peinture
312 MERCURE DE FRANCE ,
comme en poésie l'imagination doit créer , et le raisonnement
vient ensuite rectifier les erreurs de l'imagination ;
dans l'ouvrage de M. Lethiers le raisonnement a presque
tout fait , et l'imagination très -peu de chose . Il a combiné ,
calculé avec soin les ressorts qu'il devait faire agir pour
émouvoir ; mais il n'a pas éprouvé lui-même les émotions
qu'il voulait faire éprouver aux autres . Il ne s'est pas pénétré
fortement du sujet qu'il avait à représenter ; il n'a point
assisté par la pensée à cette scène déchirante , il ne l'a
point vne; enfin , si je puis m'exprimer ainsi , il ne l'a pas
peinte d'après nature . Tout est froid , compassé , dépourvu
de mouvement et de vie ; ces figures , il est vrai , sont bien
dans l'attitude de supplians; mais je ne crois pas entendre
leurs prières ; je ne les vois pas s'agiter , se mouvoir en
tous sens ; il me semble qu'ils ont toujours été dans cette
posture , et qu'ils ne la quitteront jamais : en un mot , mon
esprit est satisfait , mais mon ame reste glacée .
Si de la composition je passe au coloris,je trouve également
quelque chose à louer , et beaucoup à reprendre .
La lumière est distribuée avec art , et le ton général est
assez harmonieux . Malheureusement , pour obtenir cette
harmonie , le peintre a été obligé de sacrifier deux qualités
essentielles , l'éclat et la transparence . On dirait qu'il a
choisi sur sa palette les teintes les plus ternes et les plus
décolorées pour en former les tons de ses chairs et de ses
draperies ; les ombres sont lourdes et opaques , et ne se
détachent pas du fond. Je sais que quelques artistes , qui
tiennent encore aux vieux préjugés de l'école , sont convenus
d'appeler cela une conteur historique. Qu'ils se donnent
la peine de consulter les ouvrages des plus fameux
coloristes , et ils n'y trouveront rien de semblable.
Le dessin n'est pas d'un meilleur choix que la conleur ,
et manque entièrement de grâce , d'élégance et de sonplesse.
Les figures sont en général lourdes et exagérées ,
les têtes petites et mesquines . On sent trop peu les différences
d'âge , de rang et de caractère : jeunes gens , vieillards
, sénateurs , licteurs , tout semble , à peu de chose
près , copié d'après le même modèle. M. Lethiers , au lieu
de chercher à être vrai , a mieux aimé paraître savant .
Ignore-t-il donc que la véritable science consiste à connaître
la belle nature , et à l'imiter avec fidélité ? Si Michel-
Ange s'est quelquefois écarté de cette imitation naïve , il
n'a pas suivi en cela un système formé d'avance , mais il a
été entraîné par la fongue de son génie. D'ailleurs cette
NOVEMBRE 1812 . 313
légère exagération est la source de ce grand caractère qu'on
admire dans tous ses ouvrages , et suflit pour lui tenir lieu
d'excuse. J'ai entendu dire à des peintres qui avaient vu
son Jugement dernier , que les figures , quoique d'une
moyenne proportion , leur avaient paru aussi grandes que
nature; dans le tableau de M. Lethiers , les figures paraissent
pettes , quoique celles du premier plan aient à-peuprès
six pieds , et que la grandeur de la toile soit bien loin
d'égaler l'espace on Michel-Ange a peint son Jugement
dernier.
Je pourrais relevèr encore quelques fautes de détails ,
mais je n'ai déjà que trop usé de rigueur dans l'examen de
cet ouvrage. Cette rigueur m'a paru nécessaire envers un
homme (1) à qui sa place et son mérite personnel doivent
donner une grande influence sur les élèves , et dont les exemples
ne peuvent manquer d'être contagieux.
M. PAULIN GUERIN .
Nº 454. Caïn après le meurtre d'Abel.
Caïn fugitif , suivi de sa femme et de ses enfans , se
trouve arrêté au bord d'un précipice . Le tonnerre qui éclate
au -dessus de sa tête le remplit d'épouvante et réveille ses
remords . Satan , qui l'a poussé au fratricide, s'attache à ses
pas sous la forme d'un serpent. La massue ensanglantée
rappelle son crime , et ses enfans pleurent dans les bras de
leur mère , qui s'évanouit de fatigue et de douleur , en implorant
la clémence divine .
Telle est l'explication que je trouve dans le catalogue , et
à laquelle j'ajouterai seulement que la scène est éclairée par
les derniers rayons d'un soleil couchant. Quel est l'honime
tant soit peu initié dans les arts , qui ne s'aperçoive , en.
lisant cette description , que M. Paulin Guérin s'est tourmenté
en tous sens pour produire un grand effet ? ce tonnerre
qui éclate sur la tête du coupable , ce précipice , ce
serpent , cette massue ensanglantée , ce soleil prêt à se cacher
derrière la vaste étendue des mers , tout cela ressemble
beaucoup trop aux movens employés tous les jours avectant
de succès par nos faiseurs de mélodrames . Ce luxe dans
les accessoires est une véritable pauvreté ; il prouve ordinairement
l'impuissance de l'auteur , qui n'a pas su tirer
ses ressources du fond même de son sujet. Au milieu de ce
(r) M. Lethiers est directeur de l'académie de France à Rome.
314 MERCURE DE FRANCE ,
fracas inutile , propre tout au plus à éblouir un moment les
yeux, mais incapable de plaire à l'esprit ni de toucher le
coeur , je cherche en vain l'expression sombre et terrible du
premier meurtrier , et les formes nobles et soutenues de
l'homme nouvellement sorti des mains du créateur; le
peintre n'a représenté que l'effroi d'un homme ordinaire ;
il n'a représenté que les formes flasques et communes
d'une nature dégénérée. L'attitude me rappelle involontairement
ces poses insignifiantes que l'on donne au modèle
dans les ateliers; cette femme et ces deux enfans étendus
àterre , forment un groupe à part , qui ne flatte pas la vue ,
et qui se lie mal avec la figure principale; enfin ( et c'estun
vice capital ) cette composition n'a pas été conçue d'un
seuljet.
J'ai blamé tout-à-l'heure la pauvreté des formes de Caïo ,
et je ne demande pas à en être cru sur parole . J'engage les
personnes qui voudront vérifier la justesse de mon observation
, à regarder attentivement le bras qui est appuyé contre
un tronc d'arbre , le contour du torse du côté du clair , le
pied droit et la main qui est sur la tête : je suis convaincu
qu'après cet examen aucune d'elles ne sera tentée de me
contredire . La femme et les deux enfans , sans être d'un
grand goût de dessin , sont d'une forme plus agréable , et le
trait en est même assez gracieux.
Ceux qui savent que l'auteur est un jeune homme , et
qu'il expose au Salon pour la première fois , me reprocheront
la sévérité de ces réflexions . Mais ce jeune homme
n'estplus un écolier; il connaît parfaitement la pratique de son
art , et il fait preuve d'un assez beau talent , pour que mes
critiques ne puissent lui nuire . Elles pourront, au contraire,
lui être utiles ; car elles prouveront au public la sincérité des
éloges que je vais lui adresser. Je le féliciterai avant tout
d'avoir su éviter ces formes de convention que je viens de
blâmer dans le tableau de M. Lethiers . Toutes ses figures
sont peintes et dessinées d'après nature , et l'imitation est
portée assez loin pour faire concevoir les plus belles espérances.
Il n'a plus maintenant qu'à acquérir ce goût pur et
ce tact délicat qui lui manquent eucore, et qui le mettront
en état de voir les défauts de son modèle et de les rectifier.
Je louerai aussi l'effet général de son tableau ; la partie la
plus lumineuse du ciel péche , il est vrai , par un ton fanx et
exagéré ; la tête de l'aîné des deux enfans , éclairée par un
reflet, pourrait être modelée avec moins de sécheresse ; mais
tout le reste est irréprochable , et quelques parties même se
NOVEMBRE 1812 . 315
font remarquer par l'étonnante vérité de la couleur. Au
total, cette production a quelque chose de séduisant qui
attire , et elle offre un assez grand nombre de beautés pour
commencer la réputation de son auteur .
Les portraits que M. P. Guerin a exposés sous le n° 455 ,
sont peints et dessinés agréablement ; mais la couleur en
est souvent factice , et dans cette partie ils sont bien inférieurs
à son tableau.
M. GIRODET .
N 1311 , 1312. Deux portraits de femme .
Nº 1314. Elude de vierge .
Après avoir parlé dans cet article du prix que l'on doitattacher
à la pureté et à l'élégance du dessin , c'est une bonne
fortune pour moi de pouvoir placer ici l'exemple à côté
duprécepte. Je ne parlerai pasdes deux portraits de femme
de M. Girodet ; ce n'est pas qu'ils soient indignes de sa
haute réputation ; mais la teinte décolorée des chairs , une
certaine aridité dans les détails , et le peu d'harmonie du
fond avec les figures , pourraient rebuter quelques personnes
, et je n'ignore pas qu'il faut plaire pour parvenir à
persuader. Je choisirai plutôt cette admirable étude de
vierge ( n° 1314 ) que l'on croirait sortie de la main de
Raphaël . Le mérite de ce tableau est d'un genre si simple
et si vrai , qu'il doit être également senti par l'artiste et par
celui qui ne l'est pas . L'artiste n'a qu'un avantage de plus;
c'est de pouvoir suivre , pour ainsi dire , la main du peintre
sur la toile, et se rendre compte des moyens qu'il a
employés pour arriver à un si haut degré de perfection . Il
admire tour- à -tour cette expression pleine de candeur , ce
mélange heureux de grâce et de noblesse , ce trait pur et
délicat qui se cache et qui pourtant se laisse apercevoir ,
ces formes détaillées d'une manière si ferme , si précise ,
et en même tems si moelleuse , ces cheveux et ces draperies
arrangés avec tant de goût ; en un mot, ce relief extraordinaire
et cet accord parfait de toutes les parties qui
complètent l'illusion , et qui répandent sur tout l'ouvrage
un charme inexprimable . S'il rencontre par hasard quelques
taches légères au milieu de tant de beautés ; si la tête ,
par exemple , lui paraît se détacher séchement sur un ciel
trop clair , s'il désire plus de fraîcheur dans les carnations ,
et sur-tout plus de légèreté dans les ombres , qu'il jette
encore une fois les yeux sur ce chef-d'oeuvre , et la critique
viendra expirer sur ses lèvres .
316 MERCURE DE FRANCE ,
Jeprofitedu peu d'espace qui me reste pour annoncer
au public le recueil que M. Landon publie, tous les deux
ans , à cette même époque. Ce recueil (1) qui fait suite
aux annales du Musée contiendra , comme de coutume ,
les gravures au trait des principaux ouvrages de peinture
et de sculpture exposés
salon , accompagnées d'une
notice explicative des sujets , et d'un examen général.-
au
La première livraison , qui paraît depuis quelques jours ,
contient six tableaux et une statue , savoir : La rentrée de
I'Empereur dans l'île de Lobau , par M. Meynier. Le Couronnement
de Marie de Médicis , par M. Monsiau. L'assomption
de la Vierge , par M. Ansiaux. Un sujet de la
vie du Tasse , par M. Ducis . Une anecdote du règne de
Henri II, par Me Auzou ; et la statue dè Tronchet, par
M. Roland.
Ce recueil convient particulièrement aux étrangers et
aux personnes éloignées de la capitale , qui sont dans l'impossibilité
de visiter l'exposition . S. DELPECH.
UNE SCÈNE DU DÉLUGE TRACÉE D'APRÈS LE POUSSIN.
L'ARCHANGE , ministre des jugemens rigoureux , était
deboutdevant le trône de l'Eternel. Dès qu'il s'était approché
, les choeurs des esprits célestes avaient cessé leurs
chants : prosternés et voilés de leurs ailes , ils attendaient
en silence les ordres de celui qui règne dans les cieux.
Depuis long-tems ils s'étonnaient de la patience de Dieu
à souffrir les crimes de la terre. Les hommes n'employaient
plus leur intelligence qu'à former de noirs projets , qu'à
exécuter d'horribles attentats . Ils avaient élevé des autels
au roi des enfers , courbaient avec joie leurs têtes sous un
joug si honteux , et célébraient son nom dans des chants
abominables , pleins d'impiété et de blasphême .
Le jour du châtiment était venu. Dieu fit entendre sa
voix , et la destruction du genre humain fut prononcée,
Un seul homme s'est garanti de la corruption générale ; il
sera seul réservé dans ce désastre universel. Les tempêtes ,
(1) Le prix de chaque volume des annales du Musée et des Salons
de 1808 , 1810 et 1812 , contenant chacun 72 planches , et environ
150 pages de texte , est de 15 fr . , et de 16 fr . franc de port. AParis,
au Bureau des Annales du Musée ; rue de l'Université , nº 19 .
NOVEMBRE 1812 . 317
les vagues qui s'élèveront au-dessus des plus hautes montagnes
, respecteront l'édifice flottant où il lui est permis
de se retirer avec sa famille.
L'ange s'incline profondément et va détacher son glaive
suspendu à l'une des colonnes lumineuses qui soutiennent
la demeure du Très -Haut . A peine sa main a-t-elle touché
cette arme redoutable , que les élémens frémissent et témoignent
tous ensemble leur effroi . Les enfers s'ébranlent,
et cet effrayant prélude fait sourire l'archange prévaricateur:
il conçoit l'horrible espérance de voir bientôt toute
la nature se replonger dans le néant .
L'ange frappe le firmament, et tous les astres retentissent
d'un bruit épouvantable. Les vents déploient toute leur
fureur ; la foudre éclate de toutes parts ; les cataractes des
cieux s'ouvrent , et les eaux tombent sur la terre comme
des torrens . Les hommes qui jusqu'alors se reposaient si
tranquillement sur leurs crimes , sont saisis de terreur à la
vue des périls qu'il leur est impossible d'éviter.
Assise près du berceau de son fils , la douce et triste
Mézala succombait sous le poids des douleurs qui remplissaient
son ame . O nature , s'écriait-elle , quel est ton
dessein en étalant cet appareil lugubre et menaçant ? le
soleil a pris les livrées de la mort : les nuages qui s'amoncellent
autour de son disque obscurci , s'étendent dans les
cieux comme de longs crèpes funèbres. Il me semble
entendre , dans les airs , mille voix terribles répéter ces
mots : Malheur , malheur aux pécheurs ! voici le jour des
Vengeances.
J'ai péché , Seigneur ; je me suis écartée , je le confesse ,
des sentiers que vous avez tracés . Combien de fois ne
m'avez-vous pas sollicitée de revenir à vous ! souvent en
l'absence du tendre Samir , j'étais prête à écouter votre
voix , à rentrer dans la maison de mon père , à lui montrer
la malheureuse fille du juste Seth , portant dans ses bras le
fruit de ses coupables amours , le sujet de sa honte , le fils
chéri qui force son front à rougir , et qui remplit son coeur
de toutes les douceurs de l'amour maternel !
Comme le tonnerre gronde ! les foudres qui s'élancent à
travers ces affreux nuages , éblouissent mes yeux ! j'éprouve
déjà toutes les angoisses qui précédent le trépas ! Dieu
sévère ! je suis prête à remettre entre tes mains la vie que
tu m'as prêtée , et dont j'ai profané l'usage; mais ne rends
pas ma fin plus douloureuse , en l'environnant de prodiges
si effroyables ! n'enveloppe pas sur-tout mon fils dans la
318 MERCURE DE FRANCE ,
punition que tu me prépares ; et daigne épargner , s'il est
possible ,mon cher et fidèle Samir .
Ensuite elle tourna ses yeux humides vers le berceau
de son fils . Repose, lui dit-elle , ange d'innocence , repose
en paix! à ton réveil tu verras peut- être ta malheureuse
mère frappée des traits d'un Dieu vengeur. Mais ton père
s'approchera de ton lit: hâte-toi de lui sourire : tends lui les
bras avec toutes les grâces que la nature t'a données. Il
prendra soin de ton enfance ; il remplacera ta mère près de
toi... Hélas ! c'est pour toi seul qu'elle regrette la vie.
Ainsi parlait la douce Mézala; mais , tandis qu'elle
gémissait de sa faute , et qu'elle s'accusait d'avoir attiré sur
la terre un si grand fléau , ceux dont les forfaits avaient
excité le plus violemment l'indignation de l'Eternel ,
méconnaissaient la main qui les frappait , et cherchaient
à expliquer par des causes naturelles les prodiges qui ,
malgré tous leurs vains raisonnemens , portaient la terreur
dans leurs ames criminelles .
Cependant le désastre qui devait exterminer le genre
humain , poursuivait , avec rapidité , le cours de ses ravages .
La terre trembla dans toute son étendue : des montagnes
s'écroulèrent : de vastes abîmes , d'où sortaient des feux ,
s'ouvrirent , et furent à l'instant comblés par les eaux.
Mézala , saisie d'un juste effroi , prend son enfant dans ses
bras , le presse fortement contre son coeur et veut fuir;
mais les eaux remplissent déjà toute la partie basse de sa
demeure . Elle aperçoit dans ce moment le tendre Samir.
Il vient, à l'aide d'une barque légère , joindre sa bien-aimée.
Assise dans la barque près de son ami , Mézala sentit un
rayon d'espérance luire au fond de son coeur. Un doux
sourire vint se placer sur sa bouche , et embellit son visage
pour la dernière fois . Elle se pencha sur son fils et lui donna
un baiser. Ma bien-aimée , lui dit Samir qui la considérait
avec attendrissement et satisfaction , le ciel a favorisé mon
heureuse audace : il guidera lui-même cette barque fragile ,
et nous échapperons , avec notre enfant , au grand naufrage
qui semble menacer tout l'univers . Si les vents et les flots
ne nous repoussent pas avec trop de violence , nous aurons
bientôt atteint cette montagne qui s'élève au-dessus des
nuages ; et là nous attendrons en sûreté la fin de cette
horrible tempête .
Mézala écoutait la voix de son ami , mais ses yeux ont
parcouru la vaste mer qui porte sa faible nacelle , et son
coeur a repris tout son effroi. Les cités bâties dans les
NOVEMBRE 1812 . 319
vallées , sur le bord des fleuves , sont déjà ensevelies sous
les eaux ; et leurs malheureux habitans , livrés au plus violent
désespoir, cherchent partout un refuge. Ils montent sur
les cèdres qui couvrent les montagnes; mais les cèdres se
brisent, etles précipitent dans la mer. Ils gravissent à travers
les rochers ; mais les vagues les poursuivent impitoyablement
, dans tous les lieux où ils espéraient trouver un asile .
,
Elle voyait dans l'éloignement beaucoup de barques
semblables à la sienne , qui toutes disparaissaient , après
avoir flotté quelques instans sur les eaux. Les unes , poussées
par un courant trop rapide se précipitent du haut d'une
cascade bouillonnante , abandonnent au fond des eaux les
infortunés qui avaient mis en elles leur dernière espérance ,
et reparaissent brisées en mille parties . D'autres , persécutées
par le vent qui a juré leur perte , sont bientôt renversées
par ce redoutable ennemi , et voguent sur la mer immense ,
débarrassées du poids qu'elles portaient. Errantes , sans
pilote et sans guide , elles offrent , aux nombreux nageurs
qui se précipitent vers elles , un appât qui flatte et suspend
leur désespoir , mais qui ne servira qu'à accélérer leur
perte.
Une de ces barques où s'étaient entassées un trop grand
nombre de personnes , passa près de la nacelle de Samir et
s'engloutit au même instant. Hélas ! s'écria Mézala , voilà le
sort qui nous est destiné . Tous les malheureux qui luttent
contre les flots , ceux que les arbres rejettent . ceux que les
vagues enlèvent du sommet des rochers , se hâtent déjà de
s'approcher de nous ! C'est en vain , mon bien-aimé , que
tu t'éloigneras d'eux , que tu les repousseras avec ta rame ;
le désespoir qui les anime luttera avec trop d'avantage contre
la cruelle prudence qui te défend de les secourir .
Ayant parlé ainsi , Mézala répandit un torrentde larmes
dontelle inonda son fils , qu'elle couvrait de baisers . Elle
voyait la mort se présenter à chaque instant à ses yeux sous
mille formes différentes ; et sans chercher à s'armer d'un
courage inutile , elle attendait en silence que le ciel disposât
de son sort , et lui offrait humblement le tribut d'un
coeur soumis et repentant .
Cependant , à travers tant de périls , Samir avait si habilement
conduit sa barque , qu'il avait atteint la montagne
où il espérait se retirer. Ravi d'un si heureux succès , il
jette un doux regard sur Mézala et l'encourage par les plus
tendres paroles. Puis s'élançant de la barque , il saute légè
320 MERCURE DE FRANCE ,
rement sur le rocher , tend les bras à sa bien-aimée , et
reçoit d'elle l'objet de leur commune affection .
Aussitôt que cet enfant chéri est dans les bras de son
père , un coup de vent repousse au loin la barque que
Mézala ne songe point à diriger , et la livre de nouveau à
la merci des flots . Elle tourne ses yeux vers la montagne ,
elle y voit tout ce qu'elle aime , elle se flatte qu'ils y sont
en sûreté , et son coeur palpite de joie . Mais un revers si
affreux plonge Samir dans le plus profond désespoir. Il
dépose l'enfant sur le rocher pour aller à la nage au secours
de sa bien-aimée ; mais les eaux qui s'avancent avec furie ,
vont enlever cet enfant; il faut d'abord lui chercher un
abri . Il gravit la montagne , et se retourne à chaque instant
pour ne pas perdre de vue Mézala . Hélas ! la barque
qui la porte se remplit de tous les malheureux qu'il avait
pris soin d'écarter , et s'engloutit bientôt après .
Les flots soutinrent un instant Mézala sur la surface des
eaux , qui semblaient ne consentir qu'à regret à l'ensevelir
dans leurs profonds abîmes ; elle tourna les yeux vers Samir
et vers son fils; les leva ensuite au ciel , pour le supplier
d'oublier sa faute , et lui recommander des objets si tendrement
aimés; jeta encore un regard sur la montagne , et
disparut pour jamais .
Purifiée par ce terrible baptême , Mézala se présenta avec
confiance devant le trône de l'Eternel , et alla se placer
dans le séjour des bienheureux , auprès des ames qu'une
erreur involontaire a éloignées un moment des sentiers
de lajustice. Elle vit bientôt arriver Samir , qui tenait encore
son enfant dans ses bras . Les eaux n'avaient pas tardé
à l'enlever du sommet de la montagne , mais il avait subi
son destin sans laisser échapper un murmure ; car , après
avoir perdu sa bien-aimée , la vien'avait plus pour luiaucun
charme.
Mme ANTOINETTE L. G*,
NOVEMBRE 1812 . 321
VARIÉTÉS .
SEINE
SPECTACLES .- Théâtre Feydeau. - La Vallée Suiss
DE
opéra en trois actes , musique de M. Weigel.
Lajeune Femme colere , opéra en un acte , musique de
M. Boyeldieu .
DPT
Ces deux opéras ont cela de particulier , que la musique
en a été faite après leur réussite : en effet , la Vallee Suisse
était primitivement un joli vaudeville en trois actes COMMA
C.... et Sévrin , applaudi sous le nom de Pauvre Jacques ef
tout Paris a vu au théâtre Louvois lajeune Femme colere
de MM. Etienne et Nanteuil. Ces deux ouvrages sont trop
connus pour que vous en donnions ici une analyse nouvelle
. Le succès mérité de Pauvre Jacques détermina M.
Weigel , maître de chapelle de Sa Majesté l'Impératrice
d'Autriche , à le mettre en musique . L'ouvrage, après avoir
fait le voyage de Paris à Vienne , escorté de couplets spirituels
, est revenu de Vienne à Paris embelli d'une musique
germanique. Cette production de M. Weigel , qui
n'était pas encore connu à Paris , n'embarrassera pas peu
les hommes à système qui , parlant de ce qu'ils ignorent ,
répètení , après quelques hommes intéressés à propager cette
opinion , que l'on ne fait en Allemagne que de la musique
bruyante , et que les Allemands , sur-tout depuis Gluck ,
préfèrent l'harmonie à la mélodie ; que diront-ils de cet
ouvrage d'outre -Rhin ? Déjà , sur l'annonce d'un opéra allemand
, le timbalier de l'orchestre de Feydeau cherchait
ses baguettes ; le cymbalier faisait remettre à son instrument
un anneau brisé en exécutant un opéra gracieux de
Nicolo ; on avait sur-tout donné la trombonne à nétoyer .
Mais , ô disgrace ! on ouvre la partition , et l'on n'y trouve
rien , absolument rien pour ces trois instrumens mélodieux;
que penser d'une innovation aussi dangereuse ? On ne fait
pas de bruit à Vienne , et Jérusalem Lélivrée a été applaudie
à Paris . Serait-il donc vrai , comme le disait le
marquis de Caraccioli , que les Français eussent l'oreille
doublée de maroquin? Ce qui m'empêche de partager toutà-
fait cette opinion , c'est le succès que vient d'obtenir la
Vallée Suisse . L'ouverture est gracieuse et pittoresque sans
le moindre effort ; on y remarque un effet piquant d'écho
répété à Poctave par les instrumens à vent , et d'autant
mieux placé , quele compositeur annouce ainsi que la scène
X
322 MERCURE DE FRANCE ,
doit se passer dans un pays de montagnes . M. Weigel a
mis beaucoup de musique dans ces trois actes : toujours
elle est mélodieuse et imitative; point de bruit , duchant ,
toujours du chant , sur le théâtre et jusque dans l'orchestre .
Mais on ne peut plaire à tout le monde ; et je me trouvais
placé à côté de M. Vacarmini , musicien très à la mode , et
qui assuraitgravementà ceux qui avaient la bonté de l'écouter
, que cette musique n'avait pas de couleur , manquait de
vigueur, et que la finale du second acte ne valait décidément
rien , parce que, disait-il , on n'y trouve ni brusques changemens
de tous , ni bruit des timbales ; M. Vacarmini ne
peut espérer de nous persuader qu'il y a plus de talent à
'faire du bruit qu'à être mélodieux.
Lajeune Femme colère est une jolie comédie qui réunit
des vers comiques à un but moral; sa réputation l'avait devancée
en Russie . M. Boyeldieu qui se trouvait dans ce pays
il y a quelques années , n'ayant pas de poëmes à sa disposition
, imagina de transformer cette comédie en opéra-comique
, et cette métamorphose n'a pas été moins heureuse
que celle du vaudeville; les morceaux de musique ont élé
placés avec intelligence , ils ne nuisent ni à l'action , ni au
dialogue : on retrouve dans ce nouvel opéra tout le charme
de l'ancienne comédie , auquel se joint celui d'une musique
que par la fraîcheur on croirait composée sous le ciel inspirant
de Naples plutôt que sur les bordsde laNéva .
Ces deux ouvrages sont parfaitement bien joués par MM .
Gavaudan et Chénard , et Mmes Regnaultet Desbrosses ; acteurs
justement aimés du public pour leur talent et pour
leur zèle.
- Odéon . Le succès d'Héloïse se soutient et s'affermit
à chaque nouvelle représentation : ce drame continue de
faire faire de bonnes recettes ; on s'accorde à y trouver
des scènes attachantes et sur-tout de beaux vers . Il faut
féliciter le public du théâtre de l'Impératrice de s'être montré
aussi sensible aux charmes d'une poésie élégante et qui
rappelle les bons modèles . B.
On a vu l'an dernier , sur le théâtre d'Olivier , ancien hôtel des
Fermes , un homme d'une force prodigieuse , désigné sous la dénomination
d'Hercule du Nord. Cet homme , qui a été vu à l'amphithéâtre
de l'Ecole de médecine, où il a démontré ses prodiges de force
et de souplesse , en présence de la Faculté de médecine , a mérité
cette dénomination : il est de moyenne stature , fortement et bien pris
NOVEMBRE 1812 . 323
dans toutes ses proportions ; le jeu de ses muscles est facile et bien
senti , ils sont tous visibles ; le dessinateur instruit , l'anatomiste
consommé peuvent facilement les reconnaitre et en faire la description.
Il semble que la nature ait donné à la famille de cet homme le privilège
d'une force spéciale ; car sa soeur , de plus petite taille que
lui,et un autre frère , figurent dans ces exercices et exécutent des
choses tellement prodigieuses , qu'elles sembleraient impossibles si
on les annonçait ici . C'est à l'ancien théâtre du Sr. Olivier . rue de
Grenelle-Saint-Honoré , qu'il faut aller pour les voir et en juger. Ce
spectacle a lieu tous les Dimanches , Mardis et Jeudis.
Cette famille vient d'associer à ses travaux M. Philibert , physicien
, élève de M. Garnerin , avantageusement connu , lequel commence
le spectacle par des expériences de physique expérimentale
qui sont d'un grand intérêt.
Aux Rédacteurs du Mercure de France.
En vous remerciant de la place que vous avez bien voulu accorder
dans votre Journal , à mes Observations sur les principaux spectacles
deParis, permettez-moi de relever deux fautes considérables qui se
sont glissées dans l'impression des deux phrases suivantes : Les
échanges qu'ils font quelquefois ne me paraît pas heureux ; mais ces
rôles sont exécutés le plus souvent avec une négligence extrême , et surtout
par l'orchestre. Il faut lire : Les échanges qu'ils font quelquefois
ne me paraissent pas heureux ; mais ils sont exécutés le plus souvent
avec une négligence extrême , et sur-tout par l'orchestre . La première
faute est si évidente que j'aurais cru inutile d'en parler , si elle eût
été seule ; la seconde l'est moins , et pourrait m'être imputée ; la
mauvaise exécution de forchestre ne peut s'appliquer aus rôles ,
mais aux meilleurs opéras comiques désignés par le pronom ils .
Vous avez très-bien fait , Messieurs , de renvoyer l'insertion de
mon article à la saison actuelle , bien plus favorable à l'examen des
objets qui y sont traités que celle où j'ens l'honneur de vous l'adresser
; mais je crois cependant devoir faire observer l'époque de
son envoi à vos lecteurs . qui seraient peut- être étonnés d'y trouver
M. Saint-Prix et Mile Devienne , dont la retraite est actuellement
décidée. Mon silence sur la reprise des débuts de Mme Boulanger ,
et ma proposition de remettre les Trois Fermiers et le Droit du Seigneur,
ne les surprendraient pas moins .
Veuillez , Messieurs , m'accorder l'insertion de ma lettre dans
votre prochain Numéro , et recevoir l'assurance de ma haute considération.
MARTINE .
X 2
324 MERCURE DE FRANCE , NOVEMBRE 1812 .
Y
SOCIÉTÉS SAVANTES . L'Académie des sciences , belles-lettres
et arts de Toulon , a tenu sa séance publique le 19 juillet 1812 , dans
la grande salle de la Mairie , au milieu d'un public nombreux et
choisi .
Les lectures ont eu lieu dans l'ordre suivant :
Discours d'ouverture par M. Demore , président.
Compte rendu des travaux de la classe des sciences et arts , par
M. Hermandez , secrétaire de la classe .
Compte rendu des travaux de la classe des lettres et beaux-arts ,
par M. Pons , vice - secrétaire .
Rapport sur un mémoire couronné , concernant le mal de mer, de
M. Kerandren , D. M. , par M. Pellicot.
Rapport sur les ouvrages de littérature envoyés au concours , par
M. Viennet .
Traduction en vers d'un psaume de David , par M. Lescallier.
Notice sur feu M. Venissut , membre de l'Académie , par M. Legrand.
Epitre à M. le sénateur comte *** . par M. Viennet .
Fragnent d'un poëme de Coluthus , intitulé : l'Enlèvement d'Hélène
, traduit par M. Raynaud , professeur au collége .
Le Jugement de Salomon , par M. Demore.
Essai sur la langue italienne et sur le Rinaldo du Tasse , par
M. Cavellier.
Epitre à Kotzbue , par M. Viennet.
L'académie . peu satisfaite des mémoires qui lui sont parvenus sur
la question qu'elle avait proposée pour l'an 1812 , a remis cette question
au concours dans les termes suivans :
<<Exposer quelle influence ont eue sur les sciences, les lettres et les
> arts , les institutions créées en leur faveur , ainsi que les récom-
➤ penses accordées à ceux qui les cultivent. >
Ce prix sera décerné en 1814 .
L'académie rappelle qu'elle a proposé , pour 1813 , la question
suivante :
« Donner l'histoire du scorbut ; présenter sa description , ses va-
> riétés , ses combinaisons , ses complications ; préciser et évaluer ses
> causes; indiquer son prognostic ; déterminer ses traitemens pro-
> phylactique et curatif. »
Ces deux prix consistent en une médaille d'or de 300 francs .
Elle accorde deux médailles de 100 fr. aux deux meilleurs ouvrages
qui lui parviennent dans l'année . Les mémoires lisiblement écrits , en latin ou français . doivent lui
parvenir avant le res juin de chaque année. Les auteurs ne se feront
point connaître ; ils mettront leur nom dans un billet cacheté , qui
portera dessus une devise qui sera répétée en tête du mémoire . Les mé noires pour les sciences seront adressés à M. Hermandez ,
secrétaire pour les sciences ; ceux pour les lettres , à M. Gosse , secrétaire
pour les lettres .
On ne recevra rien que d'affranchi.
POLITIQUE.
LES Américains soutiennent avec vigueur la seconde
guerre de l'indépendance. Les partis qui les ont jusqu'ici
divisés disparaissent devant les grands intérêts de la patrie,
et quelle que soit l'opinion politique de chacun , il n'y a
qu'une manière d'envisager tout ce qui tient à l'honneur
des armes , à la sûreté du pavillon , à l'inviolabilité du territoire
. L'événement fâcheux arrivé à Détroit n'a répandu
sur aucun point l'alarme et le découragement . Le général
Hull , après avoir été conduit à Montréal , a été renvoyé
sur parole à Washington , où sa conduite sera l'objet d'un
examen sévère .
C'est le 2 novembre que le congrès a dù s'assembler .
Les hommes raisonnables espèrent que M. Madisson sera
réélu à une grande majorité . M. Clinton , son concurrent
, est aussi un homme estimable , digne de toute la
confiance de ses concitoyens ; mais il n'a pas été éprouvé
dans des circonstances si difficiles , et dans les différends
avec les Anglais , où M. Madisson s'est distingué en montrant
autant de prudence que de fermeté . Il a fait récemment
une réponse très-remarquable à l'état de New-Jersey.
La voici :
« Monsieur , lorsque les Etats-Unis ont pris et fixé leur
rang parmi les nations de la terre , ils ont pris et fixé une
souveraineté commune sur les mers , ainsi qu'une souveraineté
exclusive dans les limites de leur territoire . L'un
est aussi essentiel que l'autre à leur caractère comme nation
indépendante. Quelque accommodans qu'ils aient
pu être sur des points contentieux , ou avec quelle modération
qu'ils aient enduré des injures accidentelles ou limitées
, ils ne peuvent jamais se soumettre à souffrir des
torts irréparables parleur nature , énormes par leur étendue
et indéfinis par leur durée , et qui sont avoués et justifiés
sur des principes qui feraient décheoir les Etats-Unis du
rang de puissance indépendante . Aucune portion du peuple
américain n'a eu une plus digne part à l'acquisition de
cehaut rang et des bienfaits inestimables quiy sont altachés
, que le peuple de New-Jersey. On ne peut donc rai
326 MERCURE DE FRANCE ,
sonnablement attendre d'aucun autre plus de zèle patriotique
à maintenir , par l'épée , les droits incontestables et
inaliénables qui ont été acquis par elle , et qu'il est reconnu
impossible de maintenir autrement . "
Les corsaires américains commencent à inquiéter vivement
le commerce anglais. Voici à cet égard une note
authentique.
« Le 18 juin 1812 , les Etats-Unis déclarèrent la guerre
à l'Angleterre , et le 10 août on comptait go corsaires en
croisière contre le commerce anglais . Avantle 12 septembre
, les navires avaient capturé et envoyé dans les ports
des Etats-Unis 145 navires anglais marchands , dont il y
-en avait plusieurs qui avaient des cargaisons estimées chacune
au -delà de deux millions de franes , comme aussi une
frégate de 49 pièces de canon , et une corvette de 20 pièces
de canon. Le 16 septembre , on comptait 107 corsaires
armés ou en armement , appartenant au seul Etat de Massachussets
, et qui seraient tous en croisière avant la fin
d'octobre. A cette même époque , le président des Etats-
Unis avait déjà accordé 640 commissions de lettres de
marque. "
L'amiral Warren est attendu sur la côte d'Amérique
avec une escadre ; tout se dispose pour le bien recevoir :
« Vient- il , dit le National intelligencer, avec le même caractère
que M. Jackson de Copenhague , pour négocier
la paix? Vient-il demander la ruine de notre petite marine
ainsi que l'abandon de nos matelots pressés , et du droit
de naviguer sur l'Océan ? Vient- il, suivant l'expression anglaise
, déchaîner contre nous les chiens de la guerre ?
Vient-il nous proposer l'esclavage comme la seule condition
à laquelle nous puissions obtenir la paix? Si cela est, le
résultat peut être facilement prévu. Quelques puissent
être les propositions de sir Warein , ajoute la gazette de
Boston , cela importe peu; la guerre sera continuée jusqu'à
ce que le Canada soit conquis.
Depuis le commencement de la guerre les propriétés territoriales
ont singulièrement accru de valenr ; beaucoup de
capitalistes sont déterminés par les circonstances à placer
leurs fonds en terres ; cette nouvelle direction donnée aux
capitaux et à l'industrie peut être très-favorable aux Etats-
Unis , augmenter leur force réelle et leur population.
Les derniers coups de vent qui ont régué sur les côtes
d'Angleterre ont occasionné les plus grands dégâts dans la
nuitdu26à celle du 27; les vaisseaux de guerre ont résisté,
NOVEMBRE 1812 . 327
mais beaucoupde bâtimens de commerce ont péri, d'autres
ont éprouvé de très-fortes avaries . Les convois revenant de
la Baltique ont été séparés pardes coups de vent, et on est
inquiet du plus grand nombre des bâtimens qui les composaient.
Les nouvelles d'Espagne continuent à être pour les Anglais
conformes à ce que nous avions cru pouvoir présager.
On a reçu le 5, à Londres , la nouvelle de lalevée de ce siége de
Burgos , que tant de lettres particulières annonçaient devoir
se rendre vers le 20 octobre. Les papiers ministériels sont
tout-à-fait désappointés ; ils n'osent élever la voix contre
lord Wellington , mais ils insinuent que le gouvernement
lui avait fourni tout ce qui lui était nécessaire , que toutes
ses demandes avaient été accordées avec empressement , et
même outre-passées , et ils laissent le lecteur tirer les conséquences
de ces assertions . Voici à cet égard les réflexions
du Statesman .
« Les lettres d'Espagne , dit- il , continuent à annoncer
que l'armée de lord Wellington a beaucoup de malades .
L'officier qui commande à Burgos est celui qui a fait échouer
les différentes tentatives de sir Home Popham , et a fait
prisonniers en différens endroits un grand nombre d'aspirans
de marine et de matelots. Il paraît que l'armée de
Portugal , forte de 30 mille hommes , suit lord Wellington
dans son mouvemement de retraite de devant Burgos .
>>LordWellington s'estdéterminé à renoncer à une entreprise
qu'il a regardée comme désespérée , et dans laquelle
il n'eût pu réussir qu'en sacrifiant un grand nombre
d'hommes précieux. Les gardes et le 91ª régiment montagnards
écossais , nouvellement débarqués à la Corogne ,
ne feront à peine que compenser les pertes récentes de
notre armée . Si on avait voulu sérieusement , dit un de nos
correspondans , soutenir le marquis de Wellington et la
cause qu'il défend , il fallait lui envoyer 20 mille hommes
immédiatement après la prise de Salamanque ; un effort
extraordinaire à cette époque aurait produit une grande
économie d'hommes et d'argent , et on n'aurait pas laissé
détériorer faute de secours une cause qui offrait alors un
aspect aussi formidable . Que l'on compare , en effet , notre
situation générale après l'affaire de Salamanque , et celle
qui se présente aujourd'hui à nos réflexions. Après cette
affaire on nous proclamait les maîtres et les libérateurs de
l'Espagne . Lord Wellington a fait un mouvement vers le
centre,dont le résultat a été de mettre aussi en mouvement
328 MERCURE DE FRANCE ,
et de faire réunir toutes les forces françaises dans le midi .
Pendant ce tems , l'armée qui avait sa retraite sur Burgos ,
se représentait en ligne ; lord Wellington a été obligé de
revenir sur ce point. Burgos et Pancorvo devaient être
emportés; Burgos a tenu , et au lieu d'être forcé , Pancorvo
avu déboucher l'armée ennemie , qui inquiète lord Wellington
dans sa retraite , tandis que les armées réunies du midi
et du centre forment une masse imposante , libre de se
porter où elle le jugera convenable. Voilà des résultats
évidens qui frappent tous les esprits , et qui sont bien loin
des espérances qu'on nous avait données .
>>Malgré toutes les protestations de joie , de dévouement
et de loyauté , l'armée espagnole nous rend très-peu de
service , et le peuple ne montre pas beaucoup de chaleur
pour sa propre cause; on voit qu'il désire un gouvernement
et la fin de ses maux; mais il ne paraît pas l'attendre de
nous et de notre alliance , et ne compie pas que nous
puissions rester assez long-tems pour le protéger. »
Les ordres les plus pressaannss ont été envoyés à Portsmouth
, Plymouth et autres dépôts de la marine , pour préparer
immédiatement pour la mer tous vaisseaux de guerré
en état de la tenir , et redoubler d'activité dans la presse des
matelots ,attendu qu'on avaitreçu la nouvelle que plusieurs
petites escadres françaises se trouvent dans ce moment
prêtes à mettre en mer à Lorient , à Brest , au Havre , à
Rochefort et à Bordeaux , et destinées pour la côte d'Amérique.
Elles doivent sortir au moment où les vaisseaux de
blocus seront forcés de s'éloigner de la côte par la violence
des vents , ce qui a lieu ordinairement pendant cette saison
de l'année .
On s'étonne de ne pas voir ici les Anglais mettre
en ligne de compte la flotte de Toulon , celle de l'Escaut
et celle du Texel , dont les mouvemens tiennent continuellement
en haleine leurs escadres d'observation . Au
surplus , l'état de leur marine qu'ils viennent de publier ,
va s'augmenter encore par un de ces procédés familiers à
l'Angleterre etla conséquence ordinaire de son alliance ; on
assure qu'on attend à Portsmouth pour y être en dépôt , et
garantir du danger d'étre prise , la flotte russe de la Baltique.
Cet acte parle-t-il assez haut ? a-t-il besoin d'interprétation?
et ne voit-on pas clairement que dans la guerre
que l'Angleterre excite , entretient et soudoie , son but véritable
, son but unique , est de se rendre maîtresse de la
amarine de toutes les nations , qu'elle entraîne au combat ;
NOVEMBRE 1812 . 329
amis , ennemis , neutres ? tout est indifférent , tout est de
bonne prise ; l'Angleterre ne se croira en sûreté qu'an
moment où elle aura réduit toutes les puissances de l'Europe
, non pas seulement à baisser pavillon devant elle ,
mais à n'en pas avoir un. Voilà le but unique de sa politique
, et si la flotte russe entre dans ses ports , on sera
bientôt à même d'apprécier cette insidieuse hospitalité .
Le Moniteur a publié le 25º Bulletin de la Grande-Armée ;
il est ainsi conçu :
A Reilskoë , le 20 octobre 1812.
Tous les malades qui étaient aux hôpitaux de Moscou , ont été évacués
dans les journées du 15 , da 16 , du 17 et du 18 sur Mojaisk et
Smolensk . Les caissons d'artillerie , les munitions prises , et une
grande quantité de choses curieuses , et des trophées ont été emballés
et sont partis le 15. L'armée a reçu l'ordre de faire du biscuit
pour vingt jours , et de se tenir prête à partir; effectivement l'Empereur
a quitté Moscou le 19. Le quartier-général était le même jour
àDesna.
D'un côté , on a armé le Kremlin et on l'a fortifié : dans le même
tems on l'a miné pour le faire sauter . Les uns croient que l'Empereur
veut marcher sur Toula et Kalouga pour passer l'hiver dans ces
provinces en occupant Moscou par une garnison dans le Kremlin.
Les autres croient que l'Empereur fera sauter le Kremlin et brûler
les établissemens publics qui restent , et qu'il se rapprochera de cent
lieues de la Pologne pour établir ses quartiers d'hiver dans un pays
ami , et être à portée de recevoir tout ce qui existe dans les magasins
de Dantzick , de Kowno , de Wilna et Minsk , pour se rétablir des
fatigues de la guerre : ceux-ci font l'observation que Moscou estéloigné
de Pétersbourg de 180 lieues de mauvaise route , tandis qu'il n'y
a de Witepsk à Pétersbourg que 130 lieues ; qu'il y a de Moscou à
Kiow 218 lieues , tandis qu'il n'y a de Smolensk à Kiow que 112lieues ,
d'où l'on conclut que Moscou n'est pas une position militaire ; or ,
Moscou n'a plus d'importance politique , puisque cette ville est brûlée
et ruinée pour cent ans .
L'ennemi montre beaucoup de Cosaques qui inquiètent la cavalerie:
l'avant-garde de la cavalerie , placée en avant de Vinkovo , a
été surprise par une horde de ces Cosaques ; ils étaient dans le camp
avant qu'on pût être à cheval . Ils ont pris un pare du général Sébastiani
de cent voitures de bagages , et fait une centaine de prisonniers
. Le roi de Naples est monté à cheval avec les cuirassiers et les
carabiniers , et apercevant une colonne d'infanterie légère de quatre
330 MERCURE DE FRANCE ,
bataillons , que l'ennemi eavoyait pour appuyer les Cosaques ,
chargée , rompue , et taillée en pièces . Le général Dezi , aide-decamp
du roi , officier brave , a été tué dans cette charge qui honore
les carabiniers .
Le vice- roi est arrivé à Fominskoë . Toute l'armée est en marche.
Le maréchal duc de Trévise est resté à Moscou avec une garnison.
Le tems est très-beau , comme en France en octobre , peut-être un
peu plus chaud ; mais dans les premiers jours de novembre on aura
des froids . Tout indique qu'il faut songer aux quartiers d'hiver. Notre
cavalerie sur-tout en a besoin . L'infanterie s'est remise à Moscou ,
et elle est très-bien portante.
Tout annonçait depuis quelques jours à Varsovie et à
Wilna le grand mouvement qui s'opère. Les lettres de
ces deux villes , en date des premiers jours de novembre ,
le font regarder comme une preuve nouvelle de ce coupd'oeil
rapide, de cette sûreté de combinaison , de cette vaste
tactique qui rend l'Empereur présent par ses manoeuvres
aux lieux mêmes où il n'est pas , et rend la sécurité la plus
entière aux pays que son éloignement paraissait laisser
sans défense . Varsovie , Wilna , toute la ligne d'opérations
et de communications sont couverts de troupes de renforts
qui marchent vers leur destination. Le corps du maréchal
duc de Castiglione a marché au secours du prince de
Scharzenberg et du général Regnier , pressés par les armées
russes du Danube et de la Volhinie réunies sur le Bug. Les
incursions faites dans le duché de Varsovie se sont bornées
à des courses de Cosaques ; mais déjà le prince de Scharzenberg
avec ses seules forces , en les ménageant avec habileté
, et en changeant fréquemment de direction et de disposition
, a regagné les hauteurs de Biesc. Tous les plans
de l'ennemi ont été déjoués par la coopération et la valeur
des Saxons et des Autrichiens , soutenus par le 7º corps
aux ordres du général Regnier.
Voici , relativement au 25 bulletin , les réflexions qui
viennent de paraître dans un de nos journaux les plus accrédités
.
« Les mouvemens de la Grande-Armée indiqués dans le
25º Bulletin , étaient annoncés depuis quelques jours par
les lettres particulières de Moscou. La marche rapide de
l'armée sur cette ville et la brillante victoire de la Moskowa
auraient dû assurer aux vainqueurs des quartiers
d'hiver commodes , si la rage et le désespoir d'un ennemi
barbare ne lui avaient suggéré l'affreuse résolution de dé-
00
NOVEMBRE 1812. 33г
truire , de ses propres mains, une des capitales de son
Empire. Dès que Moscou était réduit en cendres , ce n'était
plus qu'un avant-poste de l'armée française , dont l'occupation
devait être subordonnée au plan général de la campagne.
Or , quel doit être , à la fin du mois d'octobre , le
principal et même le seul but d'un sage capitaine qui se
trouve à la tête d'une immense armée au milieu de la
Russie , si ce n'est celui de s'assurer des quartiers d'hiver
avant que la mauvaise saison ne vienne le surprendre ?
Dans les premiers jours de novembre , l'hiver de Russie
peut commencer d'un moment à l'autre , l'abondance des
pluies ou des neiges rend les chemins impraticables jusqu'à
l'époque des grandes gelées ; le froid humide , bien.
plus redoutable que le froid sec , menace la santé des troupes
. La prudence veut impérieusement qu'une armée ,
avant cette époque , ait pris des cantonnemens d'hiver tranquilles
, commodes et étendus . Il ne suffit pas de rester
dans l'inaction , il faut qu'une masse aussi considérable
d'hommes et de chevaux s'éparpille sur une étendue de
ferritoire capable de les nourrir ; il leur faut des abris , des
couchers ; il faut enfin que ces quartiers soient couverts par
une chaîne de postes qui empêchent tout parti ennemi d'y
pénétrer et de troubler le repos des troupes. Ce ne sont
même ni les plans militaires , ni les positions topographiques
qui décident le choix d'un cantonnement d'hiver ; la
quantité des vivres et la facilité de recevoir de nouvelles
ressources y ont souvent la plus grande part. Ce sont de
semblables considérations qui , dans la campagne de 1807 ,
décidèrent l'Empereur à quitter la Prusse-Orientale , et à
ramener son armée victorieuse sur les bords fertiles de la
Vistule , où elles passèrent l'hiver dans l'abondance , en
couvrant, par leur position , le siége de Dantzick , et d'où
elles s'élancèrent , au retour de l'été , pour aller dicter les
lois de la paix à Friedland et à Tilsitt. Le plan de la campagne
actuelle est tracé sur une échelle trop grande , pour
qu'on puisse se permettre aucune supposition sur le choix
des quartiers d'hiver que l'armée va prendre. Ira-t- elle
occuper Kalouga et ses environs fertiles ? Menacera-t-elle
Kiovie et les derrières de l'armée de Tormasow ? Couvrira-
t-elle le siége de Riga ? Ou restera-t-elle à Witepsk
et Smolensk dans une position centrale , d'où elle pourra ,
au premier moment d'une saison favorable , se porter partout
où l'appelle la victoire ? Quelle que soit la position
dont l'armée fera choix pour ses cantonuemens d'hiver ,
332 MERCURE DE FRANCE ,
4
soyons assurés que , dans leur repos comme dans leur activité
, nos invincibles légions commanderont le respect
auxhordes ennemies , et rendons grâces à cette prévoyance
qui sait également précipiter la marche de la victoire et
s'arrêter au point où l'ordonne la sagesse. Pensons avec
plaisir que nos amis , nos frères , nos fils , rassemblés autour
des drapeaux de la patrie , vont goûter quelques instans de
repos. S'il fallait même acheter ce repos par de nouveaux
combats , il est bon d'observer que le fruit de ces combats ,
quelque brillans qu'ils soient , ne peut ni ne doit être que
Ja dispersion des colonnes ennemies , qui peut-être appuient
ces bandes de Cosaques par lesquelles les positions
sur la Nara ont été inquiétées . Tous les mouvemens
que l'armée pourra faire n'auront pour but que de s'assurer
des cantonnemens d'hiver aussi abondans et aussi tranquilles
que possible. Ces mouvemens exigent nécessairement
une grande ligne d'opérations ; et Moscou étant à
l'extrémité de la position qu'occupe l'armée , le quartiergénéral
, foyer de tous les mouvemens , ne pouvait plusy
rester. Dire que l'Empereur a quitté Moscou , c'est seulement
dire que ce père des soldats se porte partout où de
grandes opérations exigent sa présence. Ses regards ont
commandé la victoire , ses regards veilleront encore à la
sûreté de l'armée victorieuse. "
S....
ANNONCES .
II , III , IV , Ve et VIe cahier de la cinquième souscription , o
50, 51 , 52 , 53 et 54e de la collection des Annales des Voyages , de
laGéographie et de l'Histoire , publiées par M. Malte-Brun .
Chaque mois , depuis le 1er septembre 1807 , il parait un cahier
decet ouvrage , de 128 ou 144 pages in-8°, accompagné d'une estampe
ou d'une Carte géographique , quelquefois coloriée .
Les première , deuxième , troisième et quatrième souscriptions (formant
16 volumes in-8° avec 48 cartes ou gravures ) sont complètes ,
et coûtent chacune 27 fr. pour Paris , et 33 fr. franc de port. Les personnes
qui souscrivent en même tems pour les cinq souscriptions ,
payent les trois premières 3 fr. de moins chacune.
Le prix de l'abonnement pour la cinquième souscription est de
27.fr. pour Paris , pour 12 cahiers , et de 33 fr . rendus francs de
port par la poste. L'argent et la lettre d'avis doivent être affranchis
NOVEMBRE 1812 . 333
et adressés à Fr. Buisson , libraire - éditeur , rue Gilles-Coeur , nº 10 ,
à Paris.
Traduction nouvelle des OEuvres complètes de Tacite ; par M. Gallon
de la Bastide . Trois vol . in-80. Prix . 18 fr .. et 22 fr. 50 c.
franc de port. Chez l'Auteur , rue Helvétius , nº 12 ; Tardieu de
Nesle et Compe , libraires , quai des Augustins , nº 37 ; Petitet
Delaunay , libraires , au Palais-Royal.
Bibliothèque religieuse , morale , instructive , eto.; avec de courtes
réflexions philosophiques et bibliographiques , ou Répertoire analytique
et raisonné des ouvrages sur la religion la morale et l'éducation
; précédé d'observations critiques dont le but est d'éloigner des
mains de la jeunesse les livres dangereux , et de lui inspirer un véritable
amour pour ceux qui sont consacrés par les principes de la refigión
, de la morale et du goût. Première livraison , Douze livraisons ,
suivies d'une table alphabétique des ouvrages et des auteurs, formeront
la souscription. Prix , 10 fr. , franc de port dans tout l'Empire.
Chez Beauce , libraire , rue J.-J. Rousseau , nº 14.
Beautés de l'Histoire , ou Tableau des vertus et des rices . Ouvrage
àl'usage des jeunes gens des deux sexes et des maisons d'éducation.
Nouvelle édition , corrigée avec beaucoup de soin , et augmentée de
50 pages environ ; ornée de 4 vignettes représentant des sujets allégoriques
, gravés avec soin d'après les dessins de M. Monnet. Un
vol . in-12. Prix , 3 fr . , et 3 fr. 90 c. franc de port. Chez L. Duprat-
Duverger, rue des Grands- Augustins , nº 21 .
Leçons sur la poésie sacrée des Hébreux ; par M. Lowth , professeur
de poésie à l'Université d'Oxford , ensuite archidiacre de Winchester
, et successivement évêque de Limerick , de S. David . d'Oxford
et de Londres ; traduites pour la première fois du latin en français
. Deux vol . in-8° . Prix , 10 fr. , et 12 fr . 50 c. franc de port. A
Lyon , chez Ballanche , père et fils ; à Paris , chez A. A. Renouard ,
rue Saint- André - des -Arcs , nº 55 ; chez Lenormant , rue de Seine ,
nº 8 ; et chez Brunot-Labbe , libraire de l'Université , quai des Augustins.
Histoire de France pendant le dix-huitième siècle ; par Charles
Lacretelle , membre de l'Institut , professeur d'histoire à l'Académie
de Paris . Troisième édition , revue et corrigée ; 6 vol. in-8°
de plus de 2400 pages , imprimés sur papier carré fin d'Auvergne ,
et caractères neufs . Prix , 30 fr. , brochés; et37 fr. 50 cent. franc de
334 MERCURE DE FRANCE ,
port. En papier vélin le prix est double. Chez Fr. Buisson, libraireéditeur
, rue Gilles - Coeur , nº 10. On affranchit l'argent et la lettre
d'avis.
Guide du Commerçant en gros et en détail ; ouvrage essentiel aux
tribunaux de commerce , qui y trouveront les avis du conseil d'état
et les arrêts de la cour de cassation décidant les questions que l'exécution
du Code de commerce a fait naitre ; utile aussi aux agens de
change , courtiers de commerce , commissionnaires , fabricans , manufacturiers
, entrepreneurs de diligences et voitures publiques , etc .;
et généralement à toutes les personnes qui s'occupent du commerce ;
par M*** , ancien avocat du barreau de Paris , auteur de différens
ouvrages de législation et de jurisprudence . Un vol. in-12. Prix , 2 fr .
50 cent. , et 3 fr. 25 c. franc de port. A la librairie d'éducation et de
jurisprudence d'Alexis Eymery , rue Mazarine , nº 30 ; et chez Arthus-
Bertrand , libraire , rue Hautefeuille , nº 23 .
Le Numéro 64 du Monthly Repertory of english litterature , arts ,
sciences , etc. , etc. , vient de paraitre . Ce journal , écriten anglais ,
continue à nous faire connaitre tout ce qui paraît de mieux enAngleterre
en littérature , arts , sciences , etc. Ce Nº contient les articles
suivans : 10. Revue des principes de religion les plus importans .
2º. Géographie d'Itacha , par Gell. 3º. Itinéraire de la Grèce , par le
même. 4º. Sur la discipline militaire et sur les institutions de l'empire
britannique , par le capitaine Pasley . 5°. Salmagundi , par Lambert.
Ouvrage sur le même plan que le Spectateur. 6º . Narration
d'une expédition à Candy , par Johnston . 7°. Transactions de la
société des arts , manufactures, etc. , etc. 80. Remarques critiques
sur Shakespeare. 9° . Origine des mots lusithania . gaul . celte , etc.
10º. Poésies et autres. Prix de la souscription , 35 fr. par an , y com.
pris le port pour l'empire français ; et 40 fr. pour l'étranger ; pour
sixmois 20 fr. , et 22 fr. 50 c. fraue de port pour l'étranger.
Les lettreset l'argent doivent être affranchis et adressés à M. Galignani
, rédacteur , rue Vivienne , nº 17.
Almanach des Gourmands . VIIIe ANNÉE . Un vol. in - 18 . Prix ,
3 fr. , et 3 f. 60 c. franc de port. Chez J. Chaumerot , libraire
place Saint-André-des -Arcs , nº 11 ; et chez Chaumerot jeune , lib . ,
Palais-Royal , galeries de bois , nº 188 .
1
Falkenberg , ou l'Oncle , imité de l'Allemand de Mme Pichler , par
Mme Isabelle de Montolieu. Deux vol. in- 12 . Prix , 4 fr . , et 5 fr .
franc de port. Chez Delaunay , libraire , Palais -Royal , galeries de
bois; et chez Arthus-Bertrand , libraire , rue Hautefeuille , nº 23.
NOVEMBRE 1812 . 335
MUSIQUE. - La Cosa rara. - N° 1 , air chanté par M. Crivelli :
Piu bianca . Prix , I fr. 50 с. - No 2 , par Porto : Lallia mia , I fr.
50 c. - No 3. par Mme Barilli : Dolce mi parve , I fr. 50 c. -N° 4 ,
canon à trois voix , chanté par Mmes Barilli , Neri et Goria : Per
pieta non si , I fr . 50. - No 5 , air chanté par Mme Barilli : Cosola le
pene, 1 fr . 50 с. Nº 6. duo chanté par M. Porto et Mme Barilli :
Pace caro mio sporo , I fr . 50 с . - No 7 , canzanette chanté par Mile
Neri : Viva la Regina , 1 fr . 50 с . - Le tout avec accompagnement
de piano ou harpe , et traduction française. Chez Carli éditeur ,
inarchand de musique , péristyle du théâtre Favart , côté de la rue
Marivaux.
Il a paru depuis quelque tems une carte faite spécialement pour
servir à l'intelligence des 14 premiers bulletins de la campagne de
1812. Cette carte , sur laquelle on a tracé les positions , les marches ,
les points de combats , et les quartiers généraux de la Grande- Armée ,
est destinée à présenter le tableau des opérations militaires relatives à
laconquête et au rétablissement du royaume de Pologne. Les évènemens
n'étant conduits que jusqu'à la bataille de Smolensk , on a disposé
une seconde carte qui donnera la suite de la campagne , la
marche des Français de Smolensk à Moscou, et la retraite des Russes
derrière Kalouga , Toula et Kolomna . Ce travail est terminé et sera
incessamment publié. Chez Lenormant, rue de Seine, nº 8 ; Magimel,
rue de Thionville : près du Pont-Neuf; Delaunay , Palais -Royal ,
galeries de bois ; Goujon , rue du Bac , près du Pont-Royal ; Dezauche
rue des Noyers .
AVIS. - Nouveaux poêles économiques de l'invention de M. Ravelet
, rue Contrescarpe , nº 12, près l'Estrapade ; auteur de plusieurs
objets relatifs à l'économie du combustible , au moyen desquels on
échauffe les plus vastes ateliers , une maison entière , tout un appartement
, et chaque étage en particulier .
Depuis l'augmentation progressive du bois , l'usage des poêles de
faïence et autres s'est généralement répandu en France. Ces poêles ,
par le vice de leur construction , loin de diminuer la consomination
du combustible , l'augmentent ; tous ayant l'inconvénient de consommer
, par la combustion , l'air intérieur des appartemens , et le
vide n'étant remplacé que par celui qui y pénètre par les jointures
des portes , il en résulte que la chaleur ne peut y être entretenue
336 MERCURE DE FRANCE , NOVEMBRE 1812 .
qu'en alimentant continuellement le foyer par de nouveaux combustibles
, consommation qui surpasse celle d'un feu de cheminée.
La combustion du poêle que présente M. Ravelet n'est entretenue
dans le foyer que par un courant d'air extérieur ; indépendamment
du calorique qui en pénètre toute la circonférence , il lanceparticulièrement
dans l'appartement , par seize bouches de chaleur, un courant
d'air embrasé de six pouces de diamètre. Ce volume est dirigé à
volonté dans toutes les pièces qui en dépendent par des soupapes de
communication de l'une à l'autre , et forment un courant d'air rapide
qui échauffe et renouvelle sans cesse celui de toutes les pièces où il
circule , dont la surabondance est évacuée par un ventilateur placé à
un des carreaux de celle la plus éloignée du foyer , moyen unique de
se procurer une chaleur vive et salubre , qui rend une habitation saine
et agréable , avantage incontestable qui doit mériter et obtenir l'assentiment
de tous les gens éclairés .
L'auteur se propose d'en établir de toutes dimensions , des simples
pour les ateliers , d'autres vernis et dorés pour les appartemens; les
foyers étant de fonte résistent à l'action d'uu feu violent , sans qu'il
soit à craindre aucun danger pour le feu . Etant placée au centre du
poêle , ayant pour intermédiaire la colonne d'air froid qui s'élève
dans toute sa circonférence , et à sa base le cendrier et le récipient
d'air extérieur , l'inflammation est impossible.
Enfin , ces poêles chauffant à volonté avec du bois ou du charbon
de terre , un décalitre de ce dernier combustible ou une bûche suffisent
pour échauffer un appartement toute une journée ; la chaleur
étant portée à un degré convenable , il ne s'agit que de fermer la
soupape du récipient d'air extérieur , celle du ventilateur et celle du
tuyau qui dirige la fumée du foyer au-dehors .
ERRATA pour le dernier No.
Page 278 , ligne 38 , 50 pages , lisez : 60 , et dans le reste de l'article
, substituez 60, toutes les fois qu'il y a 50.
LE MERCURE parait le Samedi de chaque semaine , par Cahier
de trois feuilles .- Le prix de la souscription est de 48 fr. pour
l'année ; de 24 fr. pour six mois ; et de 12 fr. pour trois mois ,
franc de port dans toute l'étendue de l'empire français . -Les
lettres relatives à l'envoi du montant des abonnemens , les livres ,
paquets , et tous objets dont l'annonce est demandée , doivent être
adressés , francs de port , au DIRECTEUR GÉNÉRAL du Mercure de
France , rue Hautefeuille , N° 23 .
1
MERCURE
DE FRANCE.
CINE
N° DXCII . - Samedi 21 Novembre 1812 .
POÉSIE .
LE SIÉGE DE PALMYRE , OU ZÉNOBIE.
FRAGMENT DU CHANT TROISIÈME .
Dénombrement de l'armée de l'Orient . Harangues d'Aurélien et de
Zénobie à leurs armées .
DES enfans dú soleil l'étendard se déploie ,
Et l'écho retentit des concerts de la joie .
Pour briser des Romains le glaive impatient ,
Zénobie à son char entraîne l'Orient .
De l'Euphrate et des murs de Palmyre alarmée
Un sage qu'elle honore a conduit son armée ,
Longin dont la valeur justifiait son choix ,
Qui fit fleurir son sceptre et médite ses lois .
Son épée à la main , il avance avec elle ;
D'un feu tranquille et doux son regard étincelle .
Sa démarche , son air , ses traits , ses cheveux blancs ,
Son corps cicatrisé par la gloire et les ans ,
Ce front toujours serein qui veille sur l'Empire ,
Où siége le génie , où la vertu respire ,
Y
333 MERCURE DE FRANCE ,
Aux accents de la mort ont plus de majesté ,
Et le filsde l'Asie aime à voir sa fierté .
Tel sur le mont fertile et couvert d'un bois sombre ,
Dont un rayon du jour à peine éclaircit l'ombre ,
Placé seul à l'écart , un cèdre révéré ,
De pompeux souvenirs et d'honneurs entouré ,
Tranquillement assis sur le torrent des áges ,
S'élève dans la nue et brave les orages .
Les zéphirs à l'entour ne cessent de voler ,
Et les hameaux voisins viennent le contempler .
Sans nuage , sans voile , et l'oeil sur la vallée ,
Où des peuples divers la foule rassemblée
Vient de Palmyre en deuil protéger les remparts ,
Le soleil de ses feux couvre les étendards .
Un vent frais des palmiers ranime la verdure ,
Et des ruisseaux au loin prolonge le murmure .
Les échos sont muets , les airs silencieux ,
Les vallons enchantés , les bois harmonieux .
Tout-à- coup la terreur , sur le char du tonnerre ,
Jusqu'en ses fondemens ouvre , ébranle la terre ;
Vers le Nord alarmé l'horizon s'obscurcit ,
Etde ces longs accens l'espace retentit :
Zélés adorateurs qui de la cité sainte
Protégez les autels et défendez l'enceinte
Des droits de l'Orient invincibles soutiens ,
Fidèles alliés , généreux citoyens ,
Je suis toujours pour vous le Dieu de la lumière .
L'Europe des combats a r'ouvert la carrière :
A la voix de l'honneur , prêts à vous élancer ,
Dans la lice avec elle entrez sans balancer ;
Remplissez vos sermens . La fortune soumise
Aux enfans des héros qu'elle aime et favorise
Asuivi mes drapeaux , comblé tous vos désirs ,
Et de Rome avec joie entendu les soupirs .
Mais le sort va changer. Rome reprend son lustre ;
Je vois son glaive aux mains d'un Empereur illustre .
Pour mieux lui résister , soyez toujours unis ,
Et vengez des forfaits trop long-tems impunis.
Déployez cet orgueil , ces traits de vive flamme ,
Ces transports , cette ivresse et cette grandeur d'ame
NOVEMBRE 1812 . 339
Qui doivent à vos lois soumettre le Destin ,
Etrendre avec mes fils le Désert libre enfin .
Unhomme contre moi forme une ligue impie ;
Allez vaincre , il est tems que le crime s'expie .
Frappez des ennemis , sans cesse plus altiers .
Qui viennent embrâser mon temple et vos foyers .
L'Occident vous menace , et l'aigle vous assiége .
Peuples qu'a soulevés leur fureur sacrilége ,
Songez à recueillir le fruit de vos exploits ;
Défendez vos autels , ma puissance et vos droits .
1
Aces mots , du soleil , et plus vive et plus belle ,
Sur un ciel plus riant la lumière étincelle .
L'armée a ressenti l'ivrese du succès
Et la joie à la peur ne laisse aucun accès .
De son Empire en deuil les phalanges serrées ,
Fières de leur grand nom , de sa flamme enivrées ,
Accompagnaient la reine , et dans leur noir transport ,
Venaient jurer de vaincre ou de chercher la mort.
,
Sur un coursier fougueux , auprès de Zénobie ,
La belle Arsinoë , l'honneur de l'Arabie
Faite pour la victoire et les jeux des combats
Du brave triomphant célébrait le trépas .
D'un dragon furieux les ailes déployées ,
Avides de carnage et dans le sang noyées ,
S'élançaient de son casque , et sur son bouclier
De la guerre et des arts s'élevait le laurier.
Le feu qui de l'Empire annonce la durée ,
Et brille dans les rangs d'une lueur sacrée ,
Sur un autel couvert de fleurs et de rubis
Fixait d'Arsinoë les regards éblouis .
Charmé de la revoir plus calme et plus altière ,
L'astre immortel du jour écoutait sa prière .
D'amazones de Tyr , d'Emèse , de Sidon ,
Des filles du soleil un rapide escadron ,
Dans l'âge de l'amour , à son culte infidelle
Pour voler sur ses pas , se rangeait auprès d'elle .
,
Compagnes de ma gloire , ô vous dont la valeur
D'un sexe délicat méprise la langueur ,
,
Y 2
340 MERCURE DE FRANCE ,
Vous l'orgueil de l'armée , et le soutien d'un trône '
Qu'en tout tems dans nos murs votre épée environne ,
Chères soeurs , écoutez : voilà ces vils Romains ,
Qui toujours dans le sang viennent tremper leurs mains ;
Les voilà ; vengeons -nous , vengeons les pleurs du monde ,
Et que d'un sang impur la terre au loin s'inonde.
Elle dit , et ses soeurs répètent ses accens ;
La reine les appelle et reçoit leurs sermens .
Sur un char fastueux tranquillerment assise ,
Ivre de la fortune à son sceptre promise .
D'un peuple qui l'adore , et qu'elle rend heureux ,
Comme l'astre du jour , elle reçoit les voeux.
Mais des Palmyréens , dans un morne silence ,
Le pesant escadron autour d'elle s'avance .
Leurs coursiers irrités brillent d'un triple airain ,
Et l'arc impatient éclate dans leur main .
Comme un serpent vomi de la nue enflammée ,
Adiriger son vol leur flèche accoutumée ,
Par un bras vigoureux lancée avec effort ,
Siffle et des airs tremblans précipite la mort.
Leur armure est d'airain , et placé sur leur tête ,
Le fer de mille coups repousse la tempête .
Zabdas les commandait , Zabdas qui de Memphis ,
De Thèbes , de Barca , d'Ammon , des Oasis ,
A rangé les tribus sous les lois de Palmyre .
Elzar son fils , Eber célèbre par sa lyre ,
Sous ses heureux drapeaux , au milieu des combats ,
Comme pour une fête , avaient suivi ses pas .
Arbitre de leur sort , l'amitié les rassemble ,
Et leurs voeux sont de vivre ou de mourir ensemble.
Les soldats triomphans sortis de l'Hyémen ,
Des plaines d'Ocellis et des rives d'Aden ,
L'élite des guerriers de l'heureuse contrée
Qui sur ses bords féconds voit la mer Erythrée ,
Où luit du diamant l'éclat ambitieux ,
Pour briller sur le trône ou les autels des Dieux ,
Suivaient de Céthura la marche triomphale.
Le rubis , le saphir , l'émeraude , l'opale ,
De la belle amazone entourent le bandeau ;
Une agrafe en saphir relève son manteau ,
NOVEMBRE 1812 . 341
Et la pourpre des rois orne et ceint son épée
Qui jamais dans le sang n'avait été trempée.
Les enfans de Sion , de Tyr , de Madian
Des cités dont l'orgueil règne aux pieds du Liban .
Des bords grands autrefois que le Jourdain arrose ,
Où du Génézareth l'onde obscure repose ,
D'un pontife adoré viennent suivre les lois .
A l'ombre des autels , Jéthro le fils des rois
Sans avoir éprouvé les malheurs de la vie ,
Voyait ses derniers jours couler dignes d'envie .
Son peuple était heureux. Tel l'antique olivier
Près d'un temple détruit levant un front altier ,
Au milieu des frimas conserve sa verdure ,
Nourrit une huile d'or toujours brillante et pure ,
De l'oiseau consterné réjouit les concerts ,
Lui montre le printems et brave les hivers .
Les guerriers honorés sur les rives fécondes
Que le Nil enrichit du tribut de ses ondes ,
Dans ces vastes déserts qu'orna la main des arts ,
Où des siècles surpris les monumens épars
Des héros , des grands rois conservent la mémoire ,
Et retracent encor les titres de leur gloire ,
Ala voix de la reine et des Dieux immortels ,
Venaient de l'Orient défendre les autels .
Le neveu d'Odenat les appelle et les guide .
L'oeil sur l'éclat du trône , ambitieux , perfide ,
Melharez foule aux pieds la crainte et les remords ,
Et de la vertu même emprunte les dehors .
Dans le champ des palmiers les tentes sont dressées ,
Et des retranchemens les lignes sont tracées .
La fureur des Romains élève les remparts ,
Et sur les tours du camp place leurs étendards .
Bientôt la nuit des eieux va dérober la vue ;
La pâle mort la suit et s'assied sur la nue.
Ason aspect César exhorte ses soldats ,
Et fixe au lendemain le signal des combats.
Romains , leur dit César , enfin le jour va luire ,
Où vous allez marquer les bornes de l'Empire ,
Du trône des Persans me frayer les chemins ,
Vaincre l'Asie entière et régler ses destins .
542 MERCURE DE FRANCE ,
Eli quoi ! de l'Occident les nations vaincues
Rampent sous les faisceaux dans la poudre abattues ,
Et Sapor dans sa cour nous prépare des fers ,
Et l'ennemi nous brave au fond de ses déserts !
Vous n'êtes point vengés et vous vivez encore!
Etsur le vil Persan , sur les fils de l'Aurore ,
Vous n'avez point lancé l'épouvante et la mort !
Sur des lauriers flétris votre_valeur s'endort !
Faut-il boire la honte , et la boire en silence ?
Ah ! mourons , s'il le faut , mais non pas sans vengeance.
Demain nous combattrons ; oui , demain avec vous ,
Je veux faire éclater ma haine et mon courroux ;
Je veux voir notre affront vengé par la victoire :
Romains , j'en ai juré les siècles et laGloire.
Zénobie à son tour appelle ses guerriers .
Et de son fiel ardent remplit leurs coeurs altiers .
Braves Palmyréens , amis , s'écria- t-elle ,
Bientôt vous entendrez sonner l'heure immortelle ,
Où des fils de l'Atlas , des Gaulois , des Germains ,
De brigands inconnus , et d'esclaves Romains ,
Je vais anéantir la horde sanguinaire .
Pourrai -je redouter leur glaive mercenaire ,
Leur glaive tant de fois brisé par les Persans ,
Dont vous seuls arrêtiez les drapeaux triomphans ?
Aux décrets de César pourrai-je être asservie ?
Qu'ai-je après tout besoin du sceptre et de la vie ,
Si je dois l'un et l'autre au seul nom de César ,
Et si votre fortune est soumise à son char ?
Regardez sur ces monts couverts de mausolées
De nos divins aïeux les ombres consolées
S'élever vers le ciel , accepter nos sermens ,
Fouler aux pieds la mort et planer sur les tems .
Contemplez les remparts et les tours de Palmyre ;
Ces temples , ces tombeaux , ces murs , tout doit vous dire
Que le soleil lui-même a reçu notre foi ;
Soyez dignes de vous , soyez dignes de moi.
De vos premiers succès conservez la mémoire.
Si le sort à nos voeux refuse la victoire ,
Dédaignant la lumière , en paix dans le cercueil ,
D'un vainqueur insolent vous braverez l'orgueil .
NOVEMBRE 1812 . 343
Mais la nuit dans les airs règne , et les deux armées
De la soifdes combats toujours plus enflammées ,
Sans pouvoir se livrer aux erreurs du sommeil ,
Respirent le carnage , attendent le soleil .
Tel dans le cirque immense où sa fureur captive
Tient du peuple romain l'assemblée attentive ,
Cherchant son ennemi , le lion irrité
Sur l'arène un moment repose sa fierté ,
Frémit de retenir l'ardeur qui le consume ,
Et distille à longs flots sa bouillonnante écume.
SABATIER .
SUR LA MORT DE JOSEPHINE H ...... ,
AGÉE DE QUINZE MOIS .
AIMABLE fleur , si promptement flétrie
Tu n'as fait que paraître au matin de la vie .
Et ta mère gémit de ne plus te revoir.
Aimable fleur , si promptement flétrie ,
Tu ne connaîtras point les orages du soir .
J. M. BERNARD .
ÉNIGME.
Sans être bel esprit , je tiens certains bureaux
ALondres , à Cadix , à Manille , à Bordeaux.
Sur plus de mille objets ma puissance s'exerce ,
Au besoin je pourrais en faire le commerce.
J'ai le plus grand respect pour les ambassadeurs
Et rançonne par fois messieurs les voyageurs .
De Thémis , l'an dernier , je reçus la balance
Et déjì , cher lecteur , dans l'Empire de France ,
Je vois avec orgueil des tribunaux , des cours ,
Attacher à mon nom une grande importance .
Un sort aussi brillant durera-t-il toujours ?
Non; la paix dont l'Europe invoque la présence ,
Que redoute l'Anglais , ainsi que maint greffier ,
Vame borner bientôt à mon premier métier.
V. B. ( d'Agen. ).
344 MERCURE DE FRANCE , NOVEMBRE 1812 .
LOGOGRIPHE
SUR mes neufpieds , lecteur . je suis doux , violent .
Beau , vilain , gros , menu , triste , gai , froid , bouillant ,
Hébreu , Grec , Espagnol , Arabe , Germanique ,
Anglais , Français , Chinois , Egyptien , Gothique .
A sept réduit
Je fais du bruit ,
Et quand la flamme
Sort de mon ame
Le jour, la nuit ,
Chacun me fuit .
V. B. (d'Agen. )
CHARADE .
MON premier agite le coeur ,
Et mon second le tranquillise ;
Mon tout relève d'un auteur
La négligence ou la méprise .
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est Laïs .
Celui du Logogriphe est Cruche , dans lequel on trouve : ruche.
Celui de la Charade est Domfront .
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS .
Pieces of Irish History illustrative , the condition of the
catholics of Ireland , etc. , ou Recueil de pièces concernant
l'histoire d'Irlande , l'état des catholiques de
cette île , l'origine , le développement du système
politique des Irlandais-Unis , etc. , etc .; par GUILLAUME
JACQUES MAC-NEVEN et THOMAS ADDIS EMMER.
In-8° . New-Yorck , 1807 ( *) .
LE gouvernement anglais qui , depuis six cents ans ,
torture l'Irlande , s'est toujours efforcé de dérober à la
connaissance des autres peuples ses cruautés contre
cette île martyrisée. Les moyens qu'il emploie sont de
brûler les livres et les manuscrits dans lesquels on dévoile
son administration tyrannique , d'inhumer tout
vivans dans des cachots , ou d'envoyer à Botany-Bay les
hommes dont il redoute l'influence à raison de leurs
talens et de leur courage. De cette classe nombreuse
quelques-uns ont échappé aux satellites du grand inquisiteur
d'Angleterre , George III , et se sont réfugiés en
France . Cependant sa majesté Britannique a daigné trèsgracieusement
accorder à d'autres la faculté de se déporter
eux-mêmes , pour toujours , hors des terres qui
lui sont soumises. Ils ont trouvé un asile dans les Etats-
Unis. Parmi ces respectables Irlandais , on compte les
auteurs de l'ouvrage que nous annonçons . Etablis à
New-Yorck , ils ont , par leurs vertus et leurs talens ,
(*) Cet article , qui nous avait été envoyé il y a plus de deux ans
par M. G** , membre de l'Institut , s'était égaré dans nos cartons :
mais , depuis cette époque , le sort des catholiques irlandais n'ayant
point changé , il n'est pas trop tard pour annoncer un ouvrage où l'on
révèle les crimes commis par le gouvernement anglais contre lamalheureuse
Irlande. ( Note des Rédacteurs. )
:
346 MERCURE DE FRANCE ,
conquis l'estime publique. Après avoir éprouvé cinq ans
de captivité en Europe , la perte de leur fortune , la
douloureuse séparation de leurs parens , de leurs amis ,
ils sont adoptés par une nouvelle patrie qui leur assure
la liberté de révéler au monde leur conduite honorable
et les malheurs du pays qui leur a donné le jour.
Plowden avait été envoyé en Irlande par son gouvernement
pour recueillir des faits contre les catholiques et
les Irlandais-Unis ; mais devenu témoin des horreurs
dont ils ont été les victimes , il s'est constitué leur défenseur
. Quoiqu'en général les Anglais aient la modestie
de se croire supérieurs en facultés corporelles et intellectuelles
aux autres peuples , et même aux habitans de
leurs propres colonies , plusieurs de leurs voyageurs ,
entr'autres Carr , ont récemment rendu un témoignage
éclatant aux talens , à la valeur et aux qualités généreuses
et libérales des Irlandais .
Cependant ce n'est pas d'Angleterre que pouvait sortir
un ouvrage tel que celui de MM. Emmer et Mac-Neven :
quoiqu'ils écrivent sans invective , sans jamais déroger
à la dignité de l'histoire , les faits qu'ils exposent
sont tels que les oppresseurs de l'Irlande y découvriraient
de quoi former une accusation de haute-trahison ;
car ils trouvent plus facile de tuer les hommes véridiques
que de les réfuter.
L'introduction présente un détail de la conduite trèsétrange
tenue par M. King , ministre américain à Londres
, qui , de concert avec le cabinet de Saint-James ,
voulait fermer les portes de l'Amérique aux Irlandais
détenus comme prisonniers d'Etat. Quand on médite
les principes sur lesquels repose la constitution des
Américains , quand on se rappelle les services qu'ils ont
reçus des Irlandais dans la guerre de la liberté , services
attestés par les éloges de Washington , on a droit de
s'étonner qu'un diplomate , sans l'aveu de son gouvernement
, ait osé pactiser avec la tyrannie et encourir
volontairement l'indignation publique qui pèse actuellement
sur lui .
L'Essai concernant l'Histoire d'Irlande , par M. Em
NOVEMBRE 1812 . 347
mer , qui fait partie de ce volume , trace en caractères
de feu ce système d'émancipation qui ayant imprimé ses
secousses à d'autres contrées que l'Irlande , menaçait
l'Empire Britannique d'une révolution complète . Il est
impossible d'envisager ce tableau sans éprouver cette
sympathie qui fait partager les malheurs de l'Irlande et
l'indignation la plus prononcée contre ses despotes impitoyables
. L'auteur n'a pas cru , néanmoins , devoir
détailler les évènemens tragiques , les incendies , les
supplices dont il a été le témoin ; il laisse cette tâche
à son compagnon d'infortune , qui rédige en ce moment
P'histoire d'Irlande dans le cours des vingt dernières
années .
La population actuelle de ce pays s'élève à plus de
cinq millions . Les deux tiers des matelots de la marine
anglaise et ses meilleurs soldats sont Irlandais ; par
l'exubérance de cette intarissable fécondité de leur île ,
elle est pour l'Angleterre un magasin toujours rempli ;
la fille approvisionne la mère-patrie , mère dénaturée
qui , insensible aux bienfaits , punit l'Irlande de ses
faveurs , déploie sur elle , sans relâche , ses rigueurs ,
ses cruautés , et la charge de fardeaux sous lesquels elle
succombe. Et quel est le motif d'une telle barbarie ?
c'est que les trois-quarts des Irlandais étant catholiques ,
ils doivent partager le sort des esclaves , celui de travailler
et souffrir. Telle est la manière dont on raisonne
au Palais de Saint-James . Bigots orgueilleux et intolérans
, quand aurez-vous le coeur sensible et l'excellent
caractère de ceux que vous tenaillez ? George III consentit
, il y a quelques années , à se relâcher sur quelques-
uns des réglemens qui écrasent les catholiques , mais
ne croyez pas qu'il fut guidé par un sentiment d'humanité
: cette mesure lui fut arrachée par la crainte de voir
l'Irlande échapper de ses mains . A cette occasion
M. Mac-Neven remarque que la conscience de George
peut bien pactiser avec la crainte , mais il est trop saint
pour céder à la justice (*) .
(*) Tout ceci était écrit avant la régence .
,
348 MERCURE DE FRANCE ,
Les bornes de ce Journal ne nous permettent pas d'y
insérer le code épouvantable des lois contre les catholique
(Popery-Laws), contenues dans l'ouvrage que nous
annonçons . Ce morceau , très-curieux pour l'histoire ,
nous est présenté par deux écrivains protestans , non
moins distingués par leurs talens que par leur modération
et leur amour pour la vérité. Un Français pénétré
des principes de la tolérance civile pour toutes les
sociétés religieuses , qui la voit s'étendre sur presque
tout le continent européen , est justement étonné que
l'Angleterre en délire continue à outrager le catholicisme.
C'est en rougissant que l'histoire enregistre dans
ses fastes un trait de ce genre .
Citons un passage de la lettre circulaire écrite par
Mac-Neven . « Nous avons vu les Irlandais déployer un
>> courage digne des tems héroïques , une fidélité propre
> à illustrer toutes les autres vertus , la droiture d'inten-
>>tion , la prudence dans les entreprises qui promettait
>> les plus heureux succès , tandis que dans ce même
>> peuple d'autres déploient une telle sagacité dans l'art
>> de corrompre , une telle audace dans l'exécution des
>> crimes , qu'il ne leur reste plus rien à essayer dans ce
>> genre. A travers ces évènemens , le peuple Irlandais
>> s'est montré alternativement digne d'éloge et de blâme ,
>>mais jamais lâche , ni bas , quelle que soit sa situation .
>> Il fait tout avec énergie ; par-tout on reconnaît que la
>>Providence l'a muni de tous les moyens propres à for-
» mer un Etat indépendant , qui l'éléverait au plus haut
>>degré de prospérité , s'il pouvait enfin secouer la ser-
>>vitude qui enfante tous les vices et donner l'essor aux
>>qualités brillantes qui lui sont naturelles .>>>
NOVEMBRE 1812 . 349
FALKEMBERG , Ou Poncle , imité de l'allemand ; par Mme
ISABELLE DE MONTOLIEU. Deux vol . in- 12 . -
-Prix,
4 fr. , et 5 fr. franc de port. — A Paris , chez Delaunay,
libraire au Palais-Royal , galeries de bois .
MADAME de Montolieu prévient le public qu'elle a
trouvé le sujet de ce roman dans l'almanach de Tubinge
de 1810. Ce n'était qu'une simple nouvelle de Mme Pichler
, auteur d'Agathoclès . L'auteur français a pensé que
le fonds de cette nouvelle pouvait prêter à des développemens
intéressans ; et il a entrepris d'en faire la matière
de deux volumes . C'est ce qu'il a exécuté , non pas
peut-être avec tout le succès qu'on aurait droit d'attendre
d'un ouvrage qui lui appartiendrait tout entier , mais
de manière pourtant à n'avoir qu'à se féliciter de son
entreprise.
Voyons le sujet de l'ouvrage. Dans le rapide examen
que nous allons en faire , c'est l'auteur original seul que
nous aurons à juger. Mme Pichler est seule ici responsable
du plus ou moins de mérite qu'on peut trouver
dans l'invention de sa fable ; car il y a lieu de croire que
le traducteur y est resté fidèle .
1
La jeune Mathilde , fille du comte de Retting , général
au service de l'Autriche , est restée orpheline chez son
oncle le comte de Woltau . Elle habite un antique chàteau
de la Germanie , avec cet oncle , franc égóïste , une
femme coquette et altière , et deux petits cousins dont
elle soigne l'éducation . La jeune comtesse est réduite à
l'emploi de gouvernante et de demoiselle de compagnie.
Douée d'une figure charmante , d'un esprit cultivé , de
tous les talens agréables , elle passe ses plus belles années
dans la bruyante société de buveurs grossiers , de chasseurs
déterminés . Elle ne trouve pas un être qui sente
son mérite , et qui réponde à sa pensée. Mais bientôt il
va se présenter un homme qui remplira le vide de son
coeur. Sera- ce un beau jeune homme , taillé sur le patron
de tous les héros de romans ? Non ! on va le connaître .
Le comte de Woltau avait un oncle qu'on attendait
1
350 MERCURE DE FRANCE ,
depuis long-tems . Il n'y avait qu'une voix sur son
compte . C'était un franc vaurien , hargneux , indomptable
, mauvais fils , mauvais mari , etc. Cependant on
faisait , dans le château , les plus grands préparatifs pour
le recevoir : il était riche et titré . Mathilde appréhendait
beaucoup le séjour d'un tel hôte au château . Il arrive . Elle
voit un homme très-grand , maigre , d'un figure noble.
Un feu sombre animait ses grands yeux noirs . Tel était
le comte de Falkemberg. Mathilde l'observe avec altention;
elle ne peut se défendre d'un sentiment d'intérêt
mêlé d'une sorte de respect. Ce sentiment augmente ,
quoiqu'elle cherche à le combattre , quand elle a entendu
le son de voix du comte , quand elle a pu remarquer en
lui un esprit vif et brillant , et une raison éclairée . Elle
le justifie dans son coeur de tous les torts dont il est
accusé. Le comte ne lui paraît plus qu'un homme persécuté
par l'envie . Il l'a d'ailleurs remarquée avec intérêt ,
il lui a donné des témoignages de la plus douce bienveillance
. Elle l'aime enfin ; mais Falkemberg quitte le château
, sans avoir prononcé le mot d'amour. Il la laisse
seule dévorée d'ennuis et d'inquiétudes , et on n'entend
plus parler de lui. Mathilde persécutée dans le château ,
où on veut la marier contre son penchant , en sort pour
être placée comme demoiselle de compagnie chez une
vieille comtesse à Vienne . Là elle trouve établie l'opinion
qu'on avait à Woltau , sur le comte de Falkemberg .
La pauvre Mathilde en souffre ; cependant elle persiste
à croire qu'il est calomnié , ou du moins à l'espérer. En
effet , elle apprend bientôt que les torts du comte ne sont
qu'apparens , et qu'il est sensible et généreux. Elle se
dérobe donc encore aux nouvelles persécutions qu'on
lui fait éprouver pour le choix d'un époux; et elle va
se retirer dans le fond d'un village , où elle n'est pas plus
à l'abri du même genre de tourment. Elle est enfin placée
comme lectrice chez une dame française qui vit dans la
solitude , en proie à des chagrins et à des remords . Cette
femme est la coupable épouse de Falkemberg. Elle
meurt; et le comte , devenu libre , fait accepter sa main
àMathilde .
NOVEMBRE 1812 . 351
1
Faudra-t- il chicaner Mme de Montolieu , ou plutôt
Mme Pichler , sur le titre de ce roman? Dirons-nous que,
d'abord Falkemberg n'est point le principal personnage
du roman , puisqu'il ne paraît qu'une ou deux fois en
scène ; que le nom de Mathilde aurait au moins dû figurer
au titre de l'ouvrage ; enfin , que ce second titre ,
POncle , est vague et même déplacé ? Car ce n'est pas en
sa qualité d'oncle qu'il joue un rôle dans le roman ; il
n'est oncle que d'un homme qu'on voit paraître un instant
au commencement de l'ouvrage , et dont on ne
reparle plus dans la suite. Mais qu'importe le titre d'un
roman dans lequel d'ailleurs on trouve de l'intérêt ?
Un reproche plus grave qu'on pourrait faire à l'auteur
original , c'est de n'avoir pas assez motivé la séduction
de Mathilde . Est- il vraisemblable , en ne considérant pas
même ce qu'il y a de contraire à la décence , qu'une
jeune fille se prévienne à la première vue pour un homme
de cinquante ans , qui est maigre , basané , dont le regard
est sombre , et dont elle n'a entendu parler encore
que sous les rapports les plus défavorables , lorsqu'elle
saitd'ailleurs qu'il estmarié ? Cependant , il faut l'avouer ,
on ne peut se défendre d'un véritable intérêt en voyant
les progrès de la passion de Mathilde . On partage le
désir et l'espoir qu'elle nourrit , de trouver Falkemberg
innocent. Cette gradation d'intérêt par laquelle le lecteur
est conduit , est certainement ce qu'il y a de meilleur
dans l'ouvrage ; et c'est probablement Mme de Montolieu
qu'il faut féliciter de l'avoir aussi habilement
ménagée.
Beaucoup de détails fins et naturels sur le caractère
des personnages , quelques descriptions locales où l'on
remarque de la grâce et de la vérité , rappellent de tems
en tems le talent de l'auteur à qui l'on doit Caroline de
Lichtfield, un de nos plus agréables romans .
Cet ouvrage , assez bien soigné pour l'impression ,.
présente cependant quelques phrases si singulièrement
conçues , et si peu du style ordinaire de Mme de Montolieu
, que nous avons eu peine à l'en accuser . En
effet , nous nous sommes assurés par un exemplaire
352 MERCURE DE FRANCE ,
corrigé par elle , et qui nous est tombé entre les mains ,
et par une personne qui a lu son manuscrit , qu'elle n'en
est pas coupable ( 1 ) .
H. D.
CHANSONS ET POÉSIES DIVERSES DE M. A. DESAUGIERS ,
convive du Caveau Moderne . - ТоME II . Dédié à
M. le comte MURAIRE , conseiller-d'état , etc.-A Paris ,
chez Poulet , imprimeur , quai des Augustins , n ° 9 ;
Bechet, libraire , même quai , nº 63 ; et Germain Mathiot,
même quai , nº 25.
CE Second volume des chansons et poésies de M. Desaugiers
n'a paru que deux ans après le premier ; et cet
intervalle a semblé long à tous les amis de la franche et
viye gaîtó.
L'auteur n'a pas cru devoir faire une préface ou un
avertissement pour s'excuser d'une lenteur dont on pourrait
pourtant lui faire de justes reproches . Il sait que ses
chansons seront toujours bien reçues dans quelque tems
qu'elles se présentent; et il en est, dit- on , de sa per-
(1) Nous allons relever ici les fautes essentielles : elles disparaitront
sûrement dans une seconde édition .
Ier vol. Pag . 20 , lig. 12. Il ( l'ambassadeur comte de Falkemberg
) il portait dans sa main droite un lièvre qu'il chercha à cacher
sous sa poche ; lisez : il tenait un livre qu'il cacha dans sa poche.
N. B. Le comte de Falkemberg lisait beaucoup , ne chassait point ,
et sur- tout ne portaitnine cachait des lièvres comme un braconnier.
Pag. 154 , lig. 4. Toute cette phrase est défigurée , et voici ce que
Mme de Montolieu disait : Quoique l'amitié de Mathilde pour cette
aimable femme se fût encore augmentée par cet entretien.
Pag. 157 , lig . 13. Soeur très-aimée ; lisez : ainée.
Pag. 186 , lig. 1. Connaître ; lisez : fixer.
Pag. 219 , lig . II . Dégoût ; lisez : éloignement .
2e vol. Pag. 19, lig. 2. Pardonner ; lisez : surmonter .
Pag. 40, lig. 4. Mon plus sincère désir ; lises : ma plus sûre égide.
Pag. 92, lig. 16. Reçu au soir dans sa chambre particulièrement ;
lises : reçu au soir par hasard avec Dorothée .
NOVEMBRE 1812 . 353
sonne comme de ses chansons ; car s'il est un des convives
les plus gais du Caveau Moderne , il passe aussi
pour un des plus aimables convives dans les sociétés .
Ce qui caractérise le talent de M. Desaugiers dans un
genre que des pédans chagrins ou des poëtes boursouflés
affectent trop de dédaigner , c'est la verve , la gaîté
vraie , et , si lon peut le dire , la joie qui règne dans ses
couplets ; c'est l'heureuse originalité de ses refrains et
de ses rimes inattendues . Soit que les sujets de ses chansons
lui aient été donnés , soit qu'il les ait imaginés , il
les entrevoit oujours sous un point de vue juste , philosophique
Il est peu de ces chansons où l'on n'aperçoive
à travers les expressions les plus gaies , les plus folles en
apparence , un fonds de raison digne de nos plus célèbres
moralistes ; il s'échappe même de tems en tems de sa
plume , et peut- être malgré lui , des traits de sensibilité
qui n'en paraissent que plus aimables. Voilà ce qui le
distingue de ses maîtres , entr'autres de Collé , avec lequel
il a d'ailleurs beaucoup de traits de ressemblance , que
certainement il égale pour lafacture du couplet, et qu'il
surpasse quelquefois pour la franchise et la gaîté.
Il faut motiver le jugement que nous portons sur le
genre de talent de M. Desaugiers ; ce ne peut etre que
par des citations ; mais ici se présente un inconvénient
presqu'inévitable , quand on rend compte d un recueil
de poésies , c'est l'embarras du choix dans les morceaux
qu'on veut citer; et cet embarras doit redoubler quand
il s'agit des chansons de M. Desaugiers . L'auteur , au
reste , l'éprouverait probablement lui-même , s'il lui fallait
indiquer celle qui lui plaît davantage , celle qui a
obtenu le plus de succès . N'importe ! dussions -nous
commettre des gaucheries , ne choisir que les chansons
qui lui paraissent les plus faibles de son recueil , nous
citerons d'après l'impression que nous avons éprouvée .
Nous commencerons par quelques couplets d'une chanson
où l'auteur paraît avoir fait sa profession de foi en
morale . C'est celle qui a pour titre : La Vie épicurienne ,
sur l'air : De la Chasse du Roi et le Fermier.
Lejour .
Chantant l'amour ,
DEPT
DE
LA
SE
5.
CEN
Z
354
MERCURE DE FRANCE ,
Etsouvent le faisant sans bruit
La nuit ;
Des yeux
Ou noirs ou bleus
Je fus toujours également
Amant.
Content
Et bien portant ,
Lorsque ma bourse est aux abois ,
Je bois :
J'espère que c'est bien ,
Heim ?
Agir en épicurien .
Je fuis ,
Tant que je puis ,
L
Des sots , des méchans les travers
Divers ;
Je plains
Les gens enclins
A croire que sur terre , rien
N'est bien .
Par goût
Content de tout .
Le monde , ma foi , tel qu'il est ,
Me plait.
J'espère que c'est bien ,
Heim ?
Penser en épicurien.
Loyal ,
Toujours égal ,
Je ne fus jamais à demi
Ami.
A qui
M'aime aujourd'hui
Puis-je être utile ? à son secours
Jecours :
Mon bien
Devient le sien ;
Je veux enfin qu'on soit chez moi
Chez soi ...
NOVEMBRE 1812. 355
J'espère que c'est bien
Heim ?
Aimer en épicurien.
Aucun
Trouble importun
N'altère de mes heureux jours
Le cours .
Toutvoir
Sans m'émouvoir .
Fut toujours la suprême loi
Pour moi.
J'attends
La faulx du Tems ;
Mais je ne l'attends , morbleu ! qu'en
Trinquant.
J'espère que c'est bien
Heim ?
Vieillir en épicurien .
,
Nous voudrions bien pouvoir citer encore la chanson :
Ilfaut rire ; le Portrait de mademoiselle Margot ; Paris
en miniature , vaudeville dans lequel l'auteur a passé en
revue , par des rapprochemens très-piquans , les diverses
conditions , les moeurs , les travers qui forment la physionomie
de cette brillante capitale ; mais il serait trop
facile de remplir un journal avec des citations , et nous
ne voulons , ni ne devons commencer la seconde édition
des chansons de M. Desaugiers . Nous ne résisterons
point , cependant , au désir de faire connaître à nos
lecteurs une partie des Inconvéniens de lafortune. Cette
chanson est sur l'air : Adieu paniers , etc.
Depuis que j'ai touché le faîte
De la richesse et de l'honneur ,
J'ai perdu ma joyeuse humeur :
Adieu bonheur ! (Bis.)
Je baille comme un grand seigneur ...
Adieu bonheur !
Ma fortune est faite .
Toi dont la grâce gentillette ,
Enme ravissant la raison ,
Z2
1
356 MERCURE DE FRANCE ,
Sut charmer ma jeune saison ,
Adieu Suzon ! (Bis. )
Je dois te fermer ma maison ....
Adieu Suzon !
Ma fortune est faite .
Pour le plus léger mal de tête
Au poids de l'or je suis traité ;
J'entretiens seul la faculté :
Adieu santé ! (Bis.)
Hier trois docteurs m'ont visité.
Adieu santé!
Ma fortune est faite .
Vous qui veniez dans ma chambrette
Rire et boire avec vos tendrons ,
Qui souvent en sortiez si ronds ,
Adieu lurons ! (Bis.)
Quand je serai gueux , nous rirons ...
Adieu lurons !
Ma fortune est faite .
Nous avons remarqué dans le recueil une chanson
intitulée : Vivent les grisettes , très -jolie sans doute ; mais
elle rappelle trop , peut-être , une pièce de vers sur le
même sujet, insérée dans l'Almanach des Muses de1785 .
Cette pièce , qui eut beaucoup de succès dans le tems,
commence par ces vers :
Sur la toilette
De ma Lisette , etc.
Au reste , il est possible que M. Desaugiers n'en ait
pas eu connaissance , et qu'il se soit rencontré , sans le
savoir , avec M. Am. D. dans un sujet très-naturel qui
pouvait fournir les mêmes idées à deux hommes d'esprit .
Nous invitons M. Desaugiers à mettre moins d'intervalle
entre la publication de son second et de son troisième
volumes , qu'il n'en a mis entre le premier et celui
que nous annonçons .
H. D.
NOVEMBRE 1812. 357
BEAUX - ARTS .
SALON DE 1812 .
MM. PRUDHON , BLONDEL ET GROS .
AVANT de commencer mon examen , je vais mettre sous
les yeux du public une lettre qui m'a été écrite par un
amateur au sujet de cette exposition. J'en ai retranché
avec soin ce qu'elle contenait de désobligeant pour quelques
artistes assez malheureux d'avoir exposé de mauvais
ouvrages , et d'y avoir mis leurs noms , sans les affliger
encore par une critique au moins inutile , et qui ne pourrait
manquer de leur paraître injurieuse. Voici cette lettre :
« Monsieur , j'ai lu les deux articles que vous avez déjà
publiés sur le Salon , et je les ai lus avec intérêt , parce
qu'ils sont écrits avec franchise. Cette qualité n'est pas
très -commune aujourd'hui , et c'est une de celles que j'estime
le plus dans un critique . Mais ce n'est pas assez pour
me satisfaire pleinement de ne rien dire qui ne soit vrai ,
j'exige que l'on dise tout ce qui est vrai , quand cela peut
être utile. Vous n'avez rempli ce devoir qu'à moitié , Monsieur
, et je vous en veux de votre pusillanimité. Eh quoi !
vous nous donnez un aperçu général de cette exposition ,
vous nous citez avec complaisance ce que vous avez cru
digne de notre approbation , et vous ne nous parlez pas
de cette quantité prodigieuse d'ouvrages réprouvés par le
goût , quí salissent périodiquement les murs du sanctuaire
des arts ! Et vous ne jetez pas feu et flamme , en voyant
cette légion d'ouvriers usurper insolemment le titre d'artistes
! Et vous ne vous armez pas du fouet de la satire
contre ces profanes qui ne viennent dans le temple que
pour y débiter leurs marchandises comme dans un marché
public ! N'est-il pas tems d'arrêter ce débordement de
peinture qui menace de tout engloutir? Je me rappelle une
époque où le grand salon suflisait aux expositions publiques
; on ajouta ensuite une partie de la galerie d'Apollon ,
puis la galerie tout entière; plus tard deux salles assez spacieuses
furent un trop faible supplément , et le Muséum
lui-même fut envahi. Qui peut prévoir jusqu'où cela peut
aller ? Croyez-vous donc , Monsieur , que cette honteuse
profusion soit capable de donner une haute idée de la
1
358 MERCURE DE FRANCE ,
France aux étrangers qui viennent la visiter? La jalousie
nationale ne les porte que trop à déprécier ce qui se fait
chez nous , sans lui fournir encore un aliment aussi considérable
. Qu'on les suppose , si l'on veut , dans les meilleures
dispositions à notre égard , comment pourront-ils
débrouiller cet immense cahos ? Comment pourront-ils
découvrir l'or au milieu de tant d'alliage? Aussi les voit-on
souvent ricaner entr'eux , hausser les épaules , et témoigner
hantement leur mépris , en passant devant ces lon
gues files de tableaux et de portraits , misérables caricatures
qui peuvent bien faire pâmer les amis des auteurs ,
ou les bons bourgeois et les honnêtes bourgeoises dont elles
retracent l'image , mais que pour l'honneur des arts on
devrait bannir à jamais de nos expositions. Ce qui me
chagrine le plus , c'est lorsque ces signes d'improbation
ont pour objet des tableaux destinés à reproduire à nos
yeux les traits des personnages les plus dignes de notre
admiration et de nos respects . Dans mon dépit je ne sais
plus de quelle épithète gratifier l'excessive indulgence du
juri qui remplit si mal le but de son institution , etje
ne puis m'empêcher d'approuver cet édit fameux , par le
quel il n'était permis qu'au seul Apelle de peindre te portrait
d'Alexandre , et qu'au seul Lysippe de le jeter en
bronze.
„Voilà , Monsieur, une partie des choses que vous auriez
dû dire , et que je vous reproche de n'avoir point dites. Je
suis néanmoins très -disposé à vous pardonner , si de votre
côté vous consentez à publier mes observations ; et pour
vous prouver combien ma rancune est peu durable , je
vous prie d'agréer d'avance les sentimens d'estime avec
lesquels , etc. elc .
LE FRANC , Amateur. »
Je répondrai en peu de mots à l'auteur de cette lettre.
Ses réflexions sont très-justes quant au fond , mais elles
sont présentées sous une forme trop peu aimable. Il faut
bien se garder de montrer ainsi la vérité toute nue : nos yeux
sont trop faibles pour supporter l'éclat de sa lumière , et ce
n'est qu'à travers une gaze légère qu'il nous est permis dela
contempler. Cette sévérité est peut- être excusable dans un
amateur qui jouit des arts, sans en connaitre les difficultés ;
celui qui les a cultivés , est porté à plaindre les hommes
imprudens qui se sont lancés dans cette carrière épineuse
contre le voeu de la nature. Ce n'est donc pointpar pusilla
NOVEMBRE 1812 .
359
1
nimité que j'ai gardé le silence . J'ai cru qu'il n'était pas
généreux d'attaquer un ennemi à terre ; et c'est ainsi que
j'en userai dans tout le cours de cet examen .
M. PRUDHON.
N° 742 : Vénus et Adonis .
Ce tableau est bien inférieur à la plupart de ceux que
M. Prudhon a déjà exposés , et j'avais résolu de n'en point
parler. Quelques élèves , il est vrai , parmi lesquels on distingue
Mlle Mayer , suivent si servilement les traces de leur
maître , que l'on confond souvent leurs tableaux avec les
siens ; mais cette influence ne s'étend pas au-delà de son
atelier , et n'est d'aucun danger pour l'école . Ce qui me
détermine à rompre le silence , c'est que le public se laisse
facilement séduire par les défauts mêmes que les connaisseurs
remarquent dans cet ouvrage.
Quand on a lu les descriptions délicieuses que les poëtes
anciens ont faites de la mère des amours , quand on a vů
et étudié cette statue (*) admirable dans laquelle la sculpture
a lutté avec tant de bonheur contre la poésie , peut-on
reconnaître Vénus dans cette figure longue ,
mentée ? L'expression minaudière d'Adonis , et les cague
, grèle et tourresses
naïves qu'il prodigue à son amante , nous donnentelles
la moindre idée du feu divin qui devait consumer
un mortel auprès de cette déesse , dont les seuls regards
répandaient dans tout l'univers l'amour et la volupté ?
L'histoire fabuleuse nous apprend que ce jeune chasseur
ne craignait pas de s'arracherdu sein du plaisir pour aller
faire la guerre aux bêtes féroces ; il devait donc réunir la
force à la beauté. M. Prudhon n'en a fait qu'un jeune
homme maigre et épuisé par l'excès des jouissances . Son
sujet n'est indiqué ni par l'expression , ni par le caractère
de ses personnages , et sans ces trois amours et ces deux
chiens qui servent à l'expliquer , il serait facile de s'y
méprendre.
L'exécution n'est pas moins défectueuse. On s'aperçoit
que l'artiste a tout fait de pratique et sans consulter la
nature. On ne trouve nulle part ces détails heureux qu'offre
le modèle le moins parfait ; on ne trouve nulle part ces
teintes variées que produitle jeu de la lumière surles corps .
Le lon est faux, sans vigueur , et égal d'un bout à l'autre .
Je le répète , M. Prudhon n'a rien fait d'après nature , et
(*) La Vénus de Médicis que possède leMusée.
360 MERCURE DE FRANCE ,
A
s'il avait beaucoup d'imitateurs , nous ne tarderions pas à
retomber dans l'état honteux où Boucher , plus qu'aucun
autre , avait plongé notre écolé dans le siècle passé .
N° 743. Portrait de S. M. le Roi de Rome .
Ce tableau étant d'une petite proportion , les défauts
sont beaucoup moins sensibles que dans le précédent.
L'effet en est agréable , et je ne m'étonne pas du plaisir
qu'il fait au public
N° 744. Portrait de M. V.
M. Prudhon prouve , dans ce portrait , que lorsqu'il
veut copier ce qu'il voit , il évite une grande partie des
fautes que j'ai pris la liberté de lui reprocher. Il a trèsbien
saisi la physionomie de son modèle ; la couleur est
brillante et vraie en même tems . Quelques détails sont
rendus avec mollesse , mais l'ensemble a de la saillie et se
détache très-bien du fond .
Ce portrait est un de ceux que l'on regarde le plus à cette
exposition.
M. BLONDEL .
N° 101. Ζénobie trouvée mourante sur les bords de
Araxe.
Tout le monde connaît l'histoire de Radhamiste et de
Zénobie , qui a fourni à Crébillon le sujet d'une de ses
plus belles tragédies . M. Blondel n'a qu'à se louer d'avoir
puisé à la même source , et le peintre n'a pas été moins
bien inspiré que le počte . Ce tableau n'a peut-être aucune
de ces grandes qualités qui frappent au premier abord , qui
élèvent l'ame et la remplissent d'enthousiasme ; mais on
n'y trouve aucun de ces défauts qui choquent et qui empêchent
quelquefois d'apprécier les beautés. Il plaît dès qu'on
le voit ; après un nouvel examen il plaît encore. Cette impression
douce et durable vient , suivant moi , du mérite
égal avec lequel toutes les parties sont traitées . Chaque
personnage est placé où il doit être , et dans l'attitude qui
lui convient ; il exprime bien ce qu'il doit exprimer , et son
expression est conforme à son âge et à son sexe . Une courte
description mettra le lecteur en état de juger par luimême.
,
Le corps de Zénobie occupe une grande partie du premier
plan. Agauche un berger d'un âge mûr pose une
de ses mains sur le coeur de cette princesse , et de l'autre
fait signe à ses compagnons qu'elle respire encore. Du côté
NOVEMBRE 1812 . 361
,
opposé , un autre berger , plus jeune , se penche avec intérêt
vers elle et laisse voir sur son visage la joie que lui
cause une si heureuse nouvelle ; il la transmet à un vieillard
qui est au centre de la composition , et qui ne pouvant
, à cause de son âge , prendre une part bien vive à
l'actio'n , réfléchit profondément sur l'aventure terrible dont
il est le témoin. Près de lui , une femme paraît pénétrée de
la pitié la plus tendre , tandis que l'enfant qu'elle porte ne
fait aucune attention à ce qui se passe sous ses yeux.
Toutes ces figures sont généralement bien dessinées ,
bien peintes et d'une très-bonne couleur. Je critiquerai
cependant la taille gigantesque du vieillard , et le bras droit
du jeune homme , dont le raccourci est d'un effet désagréable
. La figure de Zénobie devait être d'un caractère
plus noble que les autres : la partie supérieure de son corps
est d'un assez bon goût de dessin , mais on désirerait plus
d'élégance dans le contour de la partie inférieure .
Ce jeune homme est de l'école de M. Regnault , et lui
fait le plus grand honneur .
N° 102. Homère malheureux demandant l'hospitalité .
Ce tableau ne détruit pas l'idée avantageuse que celui
dont je viens de parler fait concevoir de l'auteur ; mais il
ne l'augmente pas , et je me contente de le citer .
M. GROS .
1
Nº 444. Entrevue de LL. MM. l'Empereur des Français
et l'Empereur d'Autriche , en Moravie .
J'ignore combien de ressources le peintre aurait pu
trouver dans son art pour enrichir ce sujet peu compliqué ,
et remplir convenablement le vide que devaient laisser sur
une toile aussi vaste ces trois figures isolées au milieu de
la composition; mais je crois que M. Gros aurait pu le faire
d'une manière plus heureuse. Ce groupe qu'il a placé à la
gauche , sur un second plan , serait mieux dans un tableau
de genre que dans un tableau d'histoire . Les attitudes des
principaux personnages sont naturelles et nobles sans affectation;
les têtes seulement n'ont pas assez de relief. Le
manteau de l'Empereur d'Autriche me semble lourdement
ajusté , et la fumée qui se trouve derrière la figure de l'Empereur
des Français d'un ton beaucoup trop mat. On retrouve
néanmoins dans quelques parties tout le talent de
l'auteur; et l'on distingue sur-toutun jeune page , dont la
couleur est d'une grande vérité etd'une harmonie parfaite .
V
362 MERCURE DE FRANCE ,
M. Gros aurait réussi plus complètement , s'il n'avait
été gêné par la simplicité même de son sujet , et la nécessité
où il était de tout sacrifier à l'objet principal .
N° 446. Portrait équestre de S. M. le roi de Naples .
Cette figure, quoiqu'un peu roide, est posée avec dignité ,
et la forme générale en est élégante ; on doit admirer surtout
le beau caractère de la tête , et l'air martial que le
peintre a su lui donner. On sentirait mieux le mérite de ce
tableau , si la mauvaise tournure du cheval , la sécheresse
avec laquelle la cuisse et la jambe sont découpées du côté
du clair , et le peu d'accord de la figure entière avec le fond,
n'affectaient pas aussi désagréablement l'oeil du spectatenr.
Il est assez singulier , qu'en examinant l'ouvrage
peintre regardé à juste titre comme coloriste , je n'aie trouvé
occasion de le louer que sous le rapport du dessin .
d'un
N° 448. Portrait en pied de Mme la comtesse de la Salle .
Que cette composition est noble et touchante ! Comme
ce sujet s'explique sans effort ! Je ne crois pas qu'il soit
possible de rendre avec plus de talent la situation d'une
femme sensible placée ainsi entre les deux objets de son
affection , entre le portrait d'un époux qui n'est plus et un
fils qui doit la consoler d'une perte aussi cruelle . On voit
qu'elle a pleuré long-tems devant cette image chérie , et
qu'elle s'en éloigne avec peine. Sa douleur vive , mais exprimée
avec tant de grâce et de simplicité , pénètre l'ame ,
et la remplit d'une douce tristesse .Ah ! sans doute , si celui
qui en est l'objet pouvait être témoin d'une scène aussi altendrissante
, quelque glorieux qu'ait été son trépas , il lui
serait bien difficile de ne pas regretter la vie.
Je n'ai pas le courage de noter quelques taches dans un
ouvrage dont l'ensemble est si bean , l'exécution presque
parfaite , et qui n'inspire pas moins d'intérêt pour la personne
de l'auteur que d'admiration pour son talent .
Je suis forcé de remettre à une autre fois l'examen da
magnifique tableau de Charles - Quint visitant l'église de
Saint-Denis .
S. DELPECH .
/
NOVEMBRE 1812 . 363
LE BARON D'ADELSTAN ,
OU LE POUVOIR DE L'AMOUR .
,
NOUVELLE.
Le jeune baron Sigismond d'Adelstan se promenait un
matin dans sa chambre ; ses bras croisés , sa tête baissée ,
un léger froncement entre les deux sourcils , un air pensif
et presque sérieux annonçaient qu'il réfléchissait...... La
réflexion était si rare chez lui , qu'il devait en être étonné
lui - même et qu'il l'était en effet , quoiqu'il eût un
motif bien suffisant pour s'expliquer cette nouveauté.
Le baron Sigismond avait signé la veille son contrat de
mariage avec une belle enfant de seize ans , il est vrai
qu'il n'y avait pas mis plus d'importance qu'il n'en mettait
à toutes ses actions ; il avait écrit son nom au bas de cet
acte solennel qui l'engageait pour la vie , comme il l'aurait
mis au bas d'un billet-doux ou d'un rendez-vous de plaisir ,
et sans imaginer que cet engagement dût gêner le moins
du monde sa liberté et fût une affaire sérieuse . On lui avait
représenté qu'un jeune seigneur , le dernier de sa noble
race , devait avoir une femme et un héritier; il s'était soumis
à cet usage. La jeune baronne Natalie d'Elmenhorst
était fille du grand maréchal de la cour; elle devait avoir
une immense fortune ; il trouva que cette alliance réunissait
toutes les convenances requises. Il l'avait vue quelquefois
chez ses parens comme on voit un enfant , sans y faire
attention : il savait bien qu'elle était belle; mais ni sa
sa figure , ni son caractère , ni sa parfaite éducation n'entrèrent
pour rien dans le choix qu'il fit d'elle pour être la
compagne de sa vie . Adelstan était , il est vrai, admirateur
passionné des belles femmes , mais jamais il ne lui vint
dans l'esprit que sa femme pût être belle pour lui , ni qu'il
pût avoirle moindre amour pour elle : c'eût été un ridicule
dont il n'eut pas même la pensée ; il était bien aise cependant
que Natalie eût cet avantage , sa vanité en était flattée;
et il espérait que leurs enfans auraient aussi cette figure
distinguée , à laquelle il avait dû trop de succès pour ne
pas en sentir la valeur. Il s'était donc fait présenter chez le
maréchal d'Elmenhorst , et après quelques visites , il lui
avait demandé la main de sa fille , et l'avait obtenue au
premiermot. Adelstan était aussi fils unique , riche, en pleine
1
364 MERCURE DE FRANCE ,
1
1
jouissance de sa fortune , ses parens étant morts depuis
long-tems ; M. d'Elmenhorst n'en demanda pas davantage,
et l'affaire fut aussitôt conclue . Il n'y eut pas la moindre
difficulté sur les conditions : le grand maréchal crut avoir
tout fait pour le bonheur de sa fille , en lui donnant un
époux , noble , riche , et de plus , jeune et beau , et en établissant
pour elle un beau douaire en cas de veuvage ;
même, parexcès de prudence , il voulut aussi faire stipuler
ce qu'elle aurait en cas de divorce . Il faut penser à tout ,
disait-il: ma fille est charmante , et saura , j'espère , fixer
son époux ; mais on le dit si léger , et les divorces sont à
présentsi fort à la mode , qu'il est bon d'y songer à l'avance .
Adelstann'en fut point surpris , il lui parut que cette clause
diminuait de moitié le poids des chaînes du mariage.
Dans toute cette affaire ni Natalie , ni sa mère , l'aimable
baronne d'Elmenhorst , n'avaient été consultées. Lorsque
le grand maréchal vint leur en faire part , et leur dire
que sa fille était engagée au baron d'Adelstan , l'impression
qu'elles en reçurent fut différente ; les joues de Natalie
devinrent deux belles roses , celles de Mme d'Elmenhorst
perdirent leur douce teinte ; une nuance très-marquée de
plaisir anima les yeux de la jeune fille , ceux de la maman
se remplirent de larmes . Natalie ,dit-elle en tremblant à
sa fille , chère Natalie , espère-tu aimer un jour l'époux que
ton père te destine ? Je l'aime déjà , maman , répondit naïvement
la jeune fille ; il est si beau et si aimable ; sans doute
qu'il m'aime aussi puisqu'il veut m'épouser , et... et j'obéirai
àmon papa... avec plaisir .
Fort bien , petite , lui dit son père en lui pinçant lajoue;
mais une demoiselle de ton âge ne doit pas si vîte avouer
qu'elle aime , et dire qu'elle se marie avec plaisir... Cela ne
convient pas du tout.
Mon papa , dit Natalie en baissant les yeux , maman me
demandait...... - Question aussi inutile que la réponse :
Crois-moi , mon enfant , moins tu aimeras ton mari et plus
tu seras heureuse . Je vous en conjure , madame , ne donnez
pas à cette enfant vos idées romanesques . Il sortit en levant
les épaules .
Mme d'Elmenhorst soupira profondément ; passant ensuite
un bras autour de sa fille , et la serrant contre son
coeur avec un mouvement passionné , elle lui répéta sa
question : Chère Natalie , tu aimes donc le baron d'Adelstan
?J'en suis surprise... tu le connais si peu !
Natalie était interdite ; la leçon de son père , la réflexion
NOVEMBRE 1812. 365
de sa mère repoussèrent au fond de son coeur sa confiance ;
elle ne savait plus ce qu'elle devait dire et penser ; elle se
jeta au cou de sa mère sans lui répondre , et ses larmes
s'ouvrirent un passage . Mme d'Elmenhorst la consola , la
calma , se fit expliquer peu-à-peu ce qu'elle éprouvait , et
vit en effet avec etonnement que le coeur aimant de lajeune
Natalie avait devancé l'ordre de son père , et s'était donné
entièrement au bel Adelstan ; et rien n'était plus naturel.
Mmed'Elmenhorst avait élevé sa fille dans la plus profonde
retraite , et sans autre maître qu'elle-même ; le désir de
perfectionner les talens de Natalie l'avait engagée à céder
aux sollicitations de son époux , et à la conduire à la cour
où il résidait habituellement. Ily avait peu de tems qu'elles
y étaient arrivées lorsque le baron Sigismond se présenta
chez elles ; c'était le premier homme qui eût fait
quelque attention à la jeune Natalie; la charmante figure
du baron plaisait à ses yeux , et sa gaîté l'amusait. Sans
faire précisément la cour à une petite fille dont il n'était
point du tout amoureux , dans son projet de mariage il
l'avait du moins distinguée des autres jeunes personnes ;
illui adressait quelques propos flatteurs , il lui donnait des
bouquets superbes; elle aimait les fleurs avec passion , et
bientôt elle aima de même celui qui les lui présentait , et
qu'elle trouvait l'être le plus aimable et le plus beau dont
son imagination eût pu se former l'idée ; et cet être si parfait
à ses yeux la choisissait entre toutes les femmes pour
étre la sienne ! Jamais encore elle n'avait pensé à ses richesses;
la simplicité dans laquelle elle vivait à la campagne
, avait éloigné cette idée : elle n'eut pas un instant
celle qu'elles entrassent pour rien dans la recherche du
baron, et elle en fut si flattée qu'elle aurait voulu tomber
à ses pieds pour lui en témoigner sa reconnaissance ; mais
son père imposait silence à ses sentimens , et sa mère en
paraissait surprise . Cependant Natalie avait une trop longue
habitude de confiance avec cette excellente mère , pour
lui cacher rien de ce qui se passait dans son ame; elle lui
répéta donc , mais avec un peu plus de timidité , que son
union future avec le baron d'Aldestan flattait tous les désirs
de son coeur , qu'il le possédait en entier , et qu'elle était
convaincue qu'elle serait la plus heureuse des femmes .
Med'Elmenhorst soupira encore en silences , elle ne put
prendre sur elle d'ôter à sa fille chérie une illusion si
douce ; elle connaissait les volontés impérieuses du grand
maréchal , et savait qu'il serait inutile de vouloir lui ré-
{
366 MERCURE DE FRANCE ,
sister ; la répugnance ou seulement l'indifférence de sa
fille lui auraient donné le courage de l'essayer; mais elle
n'eut pas celui d'affliger sa Natalie : elle la voyait cependant
avec une profonde douleur sur la route d'un malheur
etd'un danger , qu'elle connaissait trop bien pour ne pas
les redouter.
Ainsi que saNatalie , Mme d'Elmenhorst avait été mariée
uniquement par des convenances de fortune et sans être
aimée d'un époux qui la connaissait à peine avant de l'épouser,
et qui ne la regarda plus dès qu'elle fut sa femme ,
quoiqu'elle fût la plus belle personne de la cour et la plus
digne d'être adorée . Son coeur extrêmement sensible s'attacha
d'abord passionnément à cet ingrat mari; elle fit tout
ee qui dépendait d'elle pour obtenir sa tendresse ; mais
plus elle lui en témoignait , plus il s'éloignait d'elle ; il lui
dit enfin positivement , et de la manière la plus cruelle,
qu'elle lui donnait et se donnait à elle-même un ridicule
complet par cet attachement conjugal , qui ne convenait
qu'à des moeurs bourgeoises , et qui lui était insupportable .
Elle eut la douleur de le voir offrir ses hommages à des
femmes qui ne la valaient pas , et d'apprendre ainsi qu'il
pouvait aimer; son amouren augmenta , car la jalousie est
quelquefois un stimulant , mais les plaintes lui étaient interdites
, et pendant quelques années elle avait été la plus
malheureuse des femmes . Enfin comme on n'aime jamais
éternellement seule , elle guérit de son amour inutile pour
son mari; mais le remède fut pire que le mal. Un seigneur
de la cour parfaitement aimable l'aimait depuis long-tems
avec une passion que ses rigueurs n'avaient fait qu'augmenter;
mais elle connaissait trop bien le tourment d'une passion
non partagée pour ne pas le plaindre. Si la pitié n'est
pasdel'amour, elle en est souvent comme le premierpas : ce
premier pas l'entraîna rapidement à un sentiment plus tendre
; son coeur si aimant , si sensible , trouvait enfin un
coeur qui lui répondait; elle était aimée comme elle avait
si long-tems désiré de l'être , sans avoir pu l'obtenir , et
bientôt elle s'avoua à elle-même qu'elle partageait le sentiment
qu'elle inspirait; ce fut, il estvrai, avecla résolution
de le cacher avec soin à celui qui prenait chaque jour plus
d'empire sur son ame; mais l'amour , au point où elle
l'éprouvait , peut- il se cacher ? Son amant le sut aussitôt
qu'elle; il osa alors risquer un aveu que le respect avait
retenu jusqu'alors; il écrivit des lettresbrûlantes; Mme d'Elmenhorst
répondit; elle voulait le ramener à la raison , et
NOVEMBRE 1812 . 367
chaque mot de ses réponses prouvait que la sienne était
perdue; elle voulait lui ôter toute espérance , et sans le
savoir elle la ranimait tellement qu'il se crut sûr de sa conquête;
il écrivit de nouveau , elle répondit encore , et
comme il arrive souvent , chaque lettre était plus faible et
plus tendre que la précédente. Enfin celle où elle avouait
son amour fut écrite , et celle où on lui en demandait la
preuve fut reçue : alors le bandeau tomba de ses yeux, elle
vit avec effroi l'abîme dans lequel elle allait se précipiter.
Sa conscience , ses principes vertueux se réveillèrent avec
force et l'emportèrent sur sa passion. La fuite était le seul
moyen de prévenir sa perte , elle l'employa avec courage ,
et le jour même, sous le prétexte d'un santé dérangée , elle
obtint de son mari la permission d'aller passer quelque
tems dans une de ses terres assez éloignées : il y consentit ,
et voulut l'accompagner pour faire faire à son château long
tems négligé des réparations indispensables ; M d'Elmenhorst
aurait préféré d'être seule , mais elle futbien aise que
la présence continuelle de son mari la rappelât sans cesse
à son devoir . Le grand maréchal, bientôt ennuyé de ce séjour
et de sa triste compagne , revint à la ville , et n'insista pas
pour la ramener avec lui. La solitude a ses dangers ;
M d'Elmenhorst l'éprouva pendant les premières semaines
, et l'image de celui qu'elle voulait fuir l'obsédait
tellement , qu'elle allait peut-être céder et essayer si sa présence
réelle lui serait moins importune, lorsque, heureusement
pour elle , elle s'aperçut qu'elle était dans un commencement
de grossesse : cet espoir réalisé d'une maternité
long-tems désirée, fut plus puissant que la raison et la vertu
pour la guérir d'un sentiment coupable. Elle aurait pu dès
ce moment retourner à la cour sans danger , mais elle craignait
de revoir celui qui savait seul le secret de la faiblesse
de son coeur; son état lui servit de prétexte pour prolonger
son séjour à la campagne. Elle désirait avec ardeur une
fille, sûre que, si c'était un fils , son époux ordonnerait son
retour auprès de lui. Ses voeux furent comblés , elle donna
le jour à Natalie; elle obtint facilement de l'élever où elle
voudrait; alors elle n'eut plus rien à craindre. Toutes les
facultés aimantes de cette tendre mère se concentrèrent sur
sa fille ; elle ne comprenait plus qu'elle eût pu aimer passionnément
un autre objet : avare de son trésor, persuadée
que le séjour de la campagne était utile à son enfant au
physique et au moral , elley fixa sa demeure , et pendant
quinze ans ne vint à la ville que lorsque le baron la deman368
MERCURE DE FRANCE ,
en
dait , ce qui était assez rare. Cette fois son séjour avait été
plus long , parce qu'elle avait donné des maîtres à Natalie ;
mais cette dernière était si jeune que Mme d'Elmenhorst
n'avait encore aucune crainte ni d'amour , ni de mariage;
ce fut donc pour elle un coup de foudre lorsqu'elle apprit
même tems que legrand maréchal avait promis ssaamain,
et que Natalie avait donné son coeur : elle avait trop de
pénétration et un intérêt trop vif à la mettre en jeu , pour.
n'avoir pas observé que son futur gendre était le second
volume de son mari , esclave de la mode , incapable d'aimer
, et elle frémit en pensant que sa Natalie ne serait pas
plus heureuse qu'elle , et sans cesse exposée à des dangers
qu'elle n'aurait peut-être pas le courage de surmonter. Ne
pouvant résister à lavolonté de son mari et au voeu de sa
fille , elle voulut du moins gagner un peu de tems et sé
donner celui de la prémunir autant qu'il dépendrait d'elle ,
en fortifiant sa raison et les principes vertueux qu'elle lui
avait inculqués dès sa naissance ; elle allégua la jeunesse et
même l'enfance de sa fille , prolongée par la retraite , pour
obtenir de la garder près d'elle encore une année . « Vous
nous ferez de fréquentes visites à la campagne , dit- elle au
jeune baron ; là vous apprendrez mieux à vous connaître ,
àvous attacher l'un à l'autre , et à jeter ainsi les fondemens
solides de votre bonheur domestique . "
me
Adelstan lui dit en souriant, qu'elle avait parfaitement raison
, qu'il se soumettraità tout ce qu'elle ordonnerait; et cette
condescendance qui paraissait lui coûter si peu , futune
nouvelle preuve pour Mme d'Elmenhorst de son indifférence
pour Natalie . Le grand maréchal ne parut pas trèscontent
de ce retard , cependant ily consentit , parce que
dans les règles ce n'était pas an père de l'épouse à presser
le mariage , mais il voulut au moins exiger de sa femme
qu'elle passerait cette année entière à la ville . La santé de
Natalie en souffrirait, répondit-elle , au moins pendant l'été
qu'elle a une si longue habitude de la campagne et d'un genre
devie si différent de la vie qu'on mène dans le grand monde ;
j'amènerai quelquefois ma fille pendant l'hiver pour lui en
donner une idée . Mais sovez sûr , dit-elle avec sentiment ,
que deux jeunes coeurs sont bien plus près l'un de l'autre à
la campagne , et que tout le tems de leur vie Adelstan et
Natalie béniront les momens qu'ils auront passés ensemble
sein dela nature , loindes distractions et du tourbillon
de la cour . Natalie sejeta dans les bras de sa mère avec un
mouvementpassionné qui disaitassez qu'elle était du même
au el
NOVEMBRE 1812 . 369
avis. Adelstan ne savait trop que répondre , heureusement
la compagnie invitée pour la fête des fiançailles commença
à se rassembler , et interrompit cet entretien ; le
jeune baron en fut bien aise , et se promit bien que ses
visites auprès d'une femme aussi raisonnable , aussi sentimentale
, et d'une jeune fille pen fréquentes . Il était à préseanutsssiûrrdoemsaanedsoqtu,ecc','eétaitl'es
sentiel, et il annonça d'avance qu'un grand bâtiment qual
faisait élever dans sa terre pour recevoir sa jeune épouse ,
seraien
DEPT
DE
LA SEINE
5.
l'obligerait à y être souvent, et cette terre était éloigne Cen
d'Elmenhorst de plus de deux journées ."
les
La compaguie se rassembla ; le contrat fut signé
anneaux s'échangèrent , et la fête la plus brillante consola
le jeune époux des momens de contrainte et d'ennui qui
l'avaient précédée ; il en conta à toutes les jolies femmes ,
dit quelques mots à demi- tendres , en passant , à sa jeune
éponse , dansa quelquefois de plus avec elle , et crut avoir
parfaitement rempli ses devoirs de fiancé ; peut-être même
aurait -il oublié complétement le but de la fête , si une Set
une N , liés amoureusement ensemble , et dans les festons
de fleurs , et dans les transparens de l'illumination , ne le
lui avaient rappelé. Il revint chez lui , la fatigue l'endormit
bientôt ; des songes doux et légers lui etracèrent les plaisirs
de la soirée ; mais en s'habillant le lendemain , il se
souvint qu'il devait faire une visite à sa jeune épouse , et à
sa future et sentimentale belle - mère , qui lui parlerait de
bonheur domestique , du charme de vivre ensemble dans
les champs . d'apprendre à se connaître , à s'aimer . Tous
ces mots étaient vides de sens pour lui : jamais il n'avait
envisagé le mariage sous ce point de vue , et il en fut
effrave; déjà l'idée d'avoir un devoir à remplir dans la
matinée lui parut insupportable , et Mme d'Elmenhorst la
femme du monde la plus ridicule. Il avait fait à sa famille
et à l'usage le sacrifice de sa liberté ; il consentant à faire
partager à Natalie d'Elmenhorst son nom , son rang , sa
fortune , et il avait cru que cela devait suffire au bonheur
d'une jeune personne élevée dans la retraite , et pour qui
le monde et les plaisirs devaient avoir tout le piquant de
la nouveauté.
Nous le laisserons dans les réflexions qui en furent la
suite et qui retardèrent sa visite , et nous retournerons auprès
de l'aimable baronue d'Elmenhorst et de son innocente
Natalie. Cette intéressante jeune personne n'avait
pas été contente de la journée de la veille ; au defaut d'ex-
Aa
370 MERCURE DE FRANCE ,
périence , son coeur l'avait avertic que son époux n'avait
pas pour elle ce sentiment tendre et profond qu'elle était
si près d'avoir pour lui ; jusqu'à sa gaîté même lui disait
qu'il l'aimait faiblement. Au moment de la signature de
P'acte qui les unissait pour la vie , Natalie émue et tremblante
à l'excès , avait eu peine à tracer son nom , et des
larmes du plus doux attendrissementl'avaient effacé à demi;
Adelstan au contraire avait signé en riant , et plaisanté sa
jenne fiancée sur son émotion. Pendant la fête , toutes les
jolies femmes avaient partagé avec elle ses attentions et ses
hommages , et pas même un regard n'avait rassuré son
coeur. Malgré la fatigue de la danse , elle dormit peu , et
lorsqu'elle vint auprès de sa mère le lendemain matin ,
celle-ci eut bientôt découvert le sentiment qui l'agitait ;
mais elle n'eut garde de lui en parler , et de solliciter sa
confiance , car elle n'aurait pu prendre sur elle de la rassurer;
Natalie de son côté ne voulait pas affliger sa mère ,
et s'efforçait de paraître tranquille. Peut- être suis-je in uste
avec Adelstan , pensait-elle , peut- être que chez les hommes
l'amour se manifeste par la gaité , et chez les femmes par
l'attendrissement ; mais les uns et les autres doivent éprou
ver au moins le même désir de voir l'objet qu'ils aiment ;
si Adelstan vient ce matin , et il viendra sans doute , avec
quel plaisir je lui ferai réparation et combien j'en aurai à le
revoir!
sa
Mais les heures s'écoulaient , etAdeistan n'arrivait point ;
le moindre mouvement à la porte faisait tressaillirNatalie;
il était plus de midi , et l'on n'avait pas même un message
de sa part pour s'informer de sa santé ; tant d'indifférence
de la part de celui avec qui elle devait passer sa vie , blessa
enfin son coeur au point de ne pouvoir plus le cacher à
mère ; elle se jeta dans ses bras toute en larmes . Oh ! maman
, lui dit-elle , il ne m'aime pas , il ne m'aimera jamais!
Mm d'Elmenhorst ne trouva rien à lui répondre , elle garda
le silence et la pressa contre son sein .- Partons , maman,
ditencore Natalie , retournons à Elmenhorst , je ne puis
plus supporter le séjour de la ville; ici tout m'oppresse , et
je puis à peine respirer... Ah ! partons , maman , personne
ne s'apercevra de notre absence..... Elle aurait voulu monter
en voiture à l'instant même , mais il fallait au moins en
avertir son père. -- Et Adelstan , ma fille , veux-tu partir
sans le revoir ?- Oui , ma mère , sans le revoir .
A la bonne heure , dit Me d'Elmenhorst , partons , retournons
dans notre retraite : si Adelstan t'aime , il nous y
NOVEMBRE 1812 . 371
suivra bientôt , il y reviendra souvent, et t'aimera toujours
davantage ; mais s'il n'y vient pas , si son coeur ne sent pas
le prix du tien ..... Natalie , sois tranquille , ton père n'exigera
pas que tu formes un lien qui ne te rendrait pas heureuse;
il te donnera ta liberté, et l'ingrat Adelstan sera bientôt
oublié. Natalie secoua la tête et soupira profondément,
elle sentait que l'oubli n'était pas si facile , que sa liberté
ne serait plus le bonheur ; et par une contradiction dont elle
s'étonnait, et que l'amour seul peut expliquer , elle éprouvaitavec
une égale force et en même tems , un désir ardent
de s'éloigner d'Adelstan , et celui d'être un jour la compagne
de sa vie : Je suis si jeune encore , pensait-elle , si
timide, si peu formée pour le monde , si fort au -dessous
de lui , qu'il n'est pas étonnant que je ne sois pas aimée ;
mais je veux avec l'aide de maman tâcher d'acquérir tout
ce qui me manque; et peut-être, quand je serai plus digne
du bonheur qui m'attend, son amour sera ma récompense;
à-présent moins il me verra insignifiante petite-fille , c'est
le mieux. -Partons , partons , répéta-t- elle vivement .
Elle court dans le cabinet de son père , et n'a pas de peine
à obtenir son consentement ; il a fiancé sa fille avec lejeune
seigneur le mieuxvu à la cour, le plus à la mode , le plus riche,
et c'est tout ce qu'il demande : il pense d'après lui-même
qu'après avoir essayé des plaisirs de la ville , l'ennui la ramènera
bientôt. - Vous ne la forcerez pas de rester à la
campagne , dit- ilà sa femme.-Rassurez-vous , lui répondit-
elle, ce n'est pas moi qui forcerai jamais à rien ma
chère Natalie. Elles se placent dans leur voiture , le postillondonne
un coup de fouet; au moment même, Adelstan,
vêtu avec toute la recherche et l'élégance possible , paraît à
la porte de la cour; il salue les dames avec grâce ; Natalie
regarde sa mère , et prend le cordon pour arrêter , tend la
main pour s'en servir , hésite ; pendant ce tems-là le postillon
continue de presser ses chevaux , et bientôt elles sont
hors des remparts , et bien loin du bel et froid Adelstan .
,
Il crut d'abord qu'il n'était question que d'une promenade,
et se félicitait d'avoir évité l'ennui de les accompagner ; mais
lorsqu'il apprit du grand maréchal que ces dames retournaient
à Elmenhorst , il lui sembla qu'il retrouvait sa liberté
et qu'il respirait plus librement. C'est une fantaisie de ma
sentimentale épouse , lui dit le grand maréchal , elle veut
prêcher sa fille toute à son aise sur ses nouveaux devoirs ,
et si vous n'y mettez ordre , mon cher Adelstan , elle va
vous préparer la plus raisonnable , la plus vertueuse , et la
Aa2
372 MERCURE DE FRANCE ,
plus ennuyeuse des compagnes ; mais au moins elle lui
donne le goût de la retraite , et c'est assez commode . Adelstan
se trouva trop heureux d'échapper à sa part des sermons
sur les devoirs du mariage , et reprenant le cours de ses
dissipations , il eut bientôt presque oublié et son engagement
et sa belle épouse .
Au bout de quelques mois , son futur beau-père vint les
hti rappeler en lui proposant une course à Elmenhorst.
Vous serez grondé , lui dit-il en riant , mais je vous soutiendrai.
Adelstan , qui redoutait des reproches , eennproportion
de ce qu'il sentait les mériter , dit au grand maréchal
qu'il était désespéré de ne pouvoir l'accompagner cette
fois à Elmenhorst , mais qu'il était absolument obligé de
se rendre à sa terre de Forstheim , où l'architecte qui dirigeait
les travaux de construction dans son château , demandait
sa présence . Je vais , lui dit- il , faire arranger un pavillon
délicieux poury recevoir la belle Natalie; il ne faut
pas moins que ce motifpour me priver du bonheur de lui
rendre mes hommages .
Le baron d'Elmenhorst approuva cette excuse et se dispensa
d'un voyage qui l'ennuyait autant que son gendre;
ce qui obligea Adelstan de partir pour sa terre , ainsi qu'il
l'avait dit, mais il n'était pas fâché d'y passer quelque tems .
Son bâtiment n'était point un prétexte : unjeune architecte
fort à la mode le dirigeait, il désirait de juger de son talent.
Förstheim d'ailleurs avait assez d'attrait pour lui ,
c'était un bon pays de chasse , et le canton de l'Allemagne
où l'on trouvait le plus de jolies paysannes : toutes les années
il y faisait un séjour marqué par sa générosité et par
les plaisirs et les fêtes . L'arrivée du jeune et galant seigneur
mettait toutes les passions en mouvement , la coquetterie
des jeunes filles , la vanité des mamans , l'avarice des pères,
les craintes des amoureux . Adelstan avait l'art de tout
concilier , de contenter tout le monde , et ne partaitjamais
sans avoir fait le bonheur de quelques jeunes couples. Du
nombre de ceux qui désiraient sa présence était le jeune
Verner, le fils de son intendant ; ilétait passionnément amoureux
de la jolie Lise , fille du chantre de la paroisse ; maisle
chantre était pauvre , et Verner le père , riche et fier comme
le sont tous les intendans , ne voulait pas unir son fils à la
belle et pauvre Lise . Le chantre, intimidé par ses menaces ,
avait cru prudent d'eloigner sa fille et l'avait menée chezun
oncle, dans un autre village , avec l'espoir que l'absence
éteindrait l'amour dans le coeur des jeunes gens : elle l'avait
NOVEMBRE 1812 . 373
au contraire augmenté ; le jeune Verner dépérissait à vue
d'oeil , et son père craignant de le perdre , avait lui-même
prié le chantre de faire revenir sa fille ; il ne s'était point
expliqué positivement sur le mariage , mais cette prière
donnait de grandes espérances . Si notre seigneur pouvait
arriver , pensait le jeune Verner, je suis sûr qu'il déciderait
mon père à demander Lise . Que notre seigneur vienne
seulement , disait le chantre à sa femme, et notre Lise sera
bientôt Mm Verner gros comme le bras. En attendant , il
alla la chercher , et ramena avec elle une de ses nièces qui
avait une très -belle voix et à qui il voulait apprendre un
peudemusique.
Ce n'était pas le seul avantage de Rose ( ainsi s'appelait
la jeune fille ) , elle était belle comme le jour et
l'emportait pour la figure sur les plus jolies filles de Forstheim;
elle était de plus la fille unique d'un meunier trèsriche
qui ne lui refusait rien , en sorte qu'elle était toujours
mise avec une élégance villageoise qui ajoutait encore à ses
charmes. Quoiqu'elle fût très -liée avec sa cousine Lise ,
nous n'affirmerons pas que cette dernière n'eut pas quelques
craintes en amenant avec elle une compagne aussi dangereuse
: c'était mettre la constance de son cher Verner à
une terrible épreuve ; mais il n'y succomba point , et Lise
eut la satisfaction de voir que la femme véritablementaimée
est toujours la plus belle aux yeux de son amant ; la charmante
Rose ne fut pour Verner que l'amie et la cousine
de sa Lise , et il résista avec fermeté à son père , qui lui
conseillait et lui ordonnait même de s'attacher plutôt à la
belle et riche étrangère .
(La suite au numéro prochain . )
1
POLITIQUE.
Le Moniteur a publié les 26 et 27 Bulletins de la
Grande-Armée .
26 BULLETIN DE LA GRANDE- ARMÉE .
Borowsk , le 23 octobre 1812 .
Après la bataille de la Moskwa , le général Kutusow prit position
à une lieue en avant de Moscou ; il avait établi plusieurs redoutes
pour défendre la ville ; il s'y tint , espérant sans doute en imposer
jusqu'au dernier moment. Le 14 septembre , ayant vu l'armée fran-
14 septe
çaise marcher à lui . il prit son parti et évacua la position en passant
par Moscou. Il traversa cette ville avec son quartier-général à neuf
heures du matin. Notre avant-garde la traversa à une heure aprèsmidi.
Le commandant de l'arrière-garde russe fit demander qu'on le
laissât défiler dans la ville sans tirer : on y consentit; mais au Kremlin
. la canaille armée par le gouverneur fit résistance et fut sur- lechamp
dispersée . Dix mille soldats russes furent le lendemain , et les
jours suivans , ramassés dans la ville où ils s'étaient éparpillés par
l'appat du pillage ; c'étaient d'anciens et bons soldats : ils ont aug
menté le nombre des prisonniers .
Les 15 , 16 et 17 septembre , le général d'arrière-garde russe dit
que l'on ne tirerait plus , et que l'on ne devait plus se battre , et parla
beaucoup de paix. Il se porta sur la route de Kolomna , et notre
avant-garde se plaça à cinq lieues de Moscou , au pont de la Moskwa .
Pendant ce tems , l'armée russe quitta la route de Kolomna , et prit
celle de Kalouga par la traverse . Elle fit ainsi la moitié du tour de la
ville , à six lieues de distance. Le venty portait des tourbillons de
flamine et de fumée. Cette marche , au dire des officiers russes , était
sombre et religieuse . La consternation était dans les ames : on assure
qu'officiers et soldats étaient si pénétrés , que le plus profond silence
régnait dans toute l'armée comine dans la prière .
On s'aperçut bientôt de la marche de l'ennemi. Le duc d'Istrie se
porta à Desna avec un corps d'observation.
Le roi de Naples suivit l'ennemi d'abord sur Podol , et ensuite se
porta sur ses derrières , menaçant de lui couper la route de Kalouga.
Quoique le roi n'eût avec lui que l'avant-garde . l'ennemi ne se donna
que le tems d'évacuer les retranchemens qu'il avait faits , et se
porta six lieues en arrière , après un combat glorieux pour l'avantgarde.
Le prince Poniatowski prit position derrière la Nara , au confluent
de l'Istia .
Le général Lauriston ayant dû aller au quartier-général russe le
5 octobre , les communications se rétablirent entre nos avant-poste
MERCURE DE FRANCE , NOVEMBRE 1812. 375
et ceux de l'ennemi . qui convinrent entr'eux de ne pas s'attaquer
sans se prévenir trois heures d'avance ; mais le 18 , à sept heures du
matin , 4000 Cosaques sortirent d'un bois situé à demi-portée de
canon du général Sébastiani , formant l'extrême ganche de l'avantgarde
, qui n'avait été ni occupé ni éclairé ce jour-là . Ils firent un
houra sur cette cavalerie légère dans le tems qu'elle était à pied à la
distribution de farine . Cette cavalerie légère ne put se former qu'à
unquart de liene plus loin. Cependant l'ennemi pénétrant par cette
trouée , un parc de 12 pièces de canon et de 20 caissons du général
Sébastiani,fut pris dans un ravin , avec des voitures de bagages au
nombre de 30 , en tout 65 voitures , au lieu de roo que l'on avait
portées dans le dernier Bulletin .
Dans le même tems , la cavalerie régulière de l'ennemi et deux
colonnes d'infanterie pénétraient dans la trouée . Elles espéraient
gagner le bois et le défilé de Voronosvo avant nous ; mais le roi de
Naples était là : il était à cheval. Il marcha et enfonça la cavalerie
de ligne russe dans dix ou douze charges différentes . Il aperçut la
division de six bataillons ennemis commandés par le lieutenant-général
Muller , la chargea et l'enfonça . Cette division a été massacrée .
Le lieutenant-général Muller a été tué .
Pendant que ceci se passait , le prince Poniatowski repoussait
une division russe avec succès . Le général polonais Fischer a été
tué d'un boulet.
L'ennemi a non-seulement éprouvé une perte supérieure à la
uòtre , mais il a la honte d'avoir violé uné trève d'avant-garde , ce
qu'on ne vit presque jamais. Notre perte se monte à 800 hommes
tués , blessés ou pris. Celle de l'ennemi est double. Plusieurs officiers
russes ont été pris ; deux de leurs généraux ont été tués . Le
roi de Naples dans cette journée a montré ce que peuvent la présence
d'esprit . la valeur et l'habitude de la guerre. En général , dans
toute la campagne , ce prince s'est montré digne du rang suprême
où il est.
Cependant l'Empereur voulant obliger l'ewnemi à évacuer son camp
retranché et le rejeter à plusieurs marches en arrière , pour pouvoir
tranquillement se porter sur les payschoisis pour ses quartiers d'hiver ,
et nécessaires à occuper actuellement pour l'exécution de ses projets
ultérieurs , avait ordonné , le 17 , par le général Lauriston à son
avant-garde , de se placer derrière le défilé de Winkowo , afin que
ses mouvemens ne pussent pas être aperçus. Depuis que Moscou
avait cessé d'exister , l'Empereur avait projeté ou d'abandonner cet
amas de décombres , ou d'occuper seulement le Kremlin avec 3000
hommes ; mais le Kremlin , après quinze jours de travaux . ne fut
pas jugé assez fort pour être abandonné pendant vingt ou trente jours
à ses propres forces . Il aurait affaibli et gêné l'armée dans ses imonvemens
, sans donner un grand avantage . Si l'on eût voulu garder
Moscou contre les mendians et les pillards , il fallait 20 mille hommes .
Moscou est aujourd'hui un vrai cloaque malsain et impur. Une population
de 200,000 ames errant dans les bois voisins , mourant de
faim , vient sur ces décombres chercher quelques débris et quelques
légumes des jardins pour vivre. Il parut inutile de compromettre
376 MERCURE DE FRANCE ,
quoi que ce soit pour un objet qui n'était d'aucune importance militaire
, et qui est aujourd'hui devenu sans importance politique.
Tous les magasins qui étaient dans la ville ayant été découverts
avec soin . les autres évacués . 'Empereur fit miner le Kremlin. Le
duc de Trévise le fit sauter le 23 à deux heures du matin ; l'arsenal ,
les casernes , les magasins , tout a été détruit. Cette ancienne citadelle
, qui date de la fondation de la monarchie , ce premier palais
des czars , ont été ! Le duc de Trévise s'est mis en marche pour
Vereia . L'aide-de- camp de l'Empereur de Russie Winzingerode
ayant voulu percer , le 22. à la tête de 500 Cosaques , fut repoussé
et fait prisonnier avec un jeune officier russe , nommé Nariskin .
Le quartier-général fut porté le 19 au château de Troitskoe ; il y
séjourna le 20 Le 21 , il était à Ignatiew ; le 22 à Pominskoi ,
toute l'armée ayant fait deux inarches de flanc , et le 21 à Borowsk.
L'Empereur compte se mettre en marche le 24 pour gagner la
Dwina , et prendre une position qui le rapproche de 80 lieues de
Pétersbourg et de Wilna , double avantage , c'est-à- dire plus près de
20 marches des moyens et du but.
De 4000 maisons de pierre qui existaient à Moscou , il n'en restait
plus que 200. On a dit qu'il en restait le quart , parce qu'on y a
compris 800 églises ; encore une partie en est endominagée. De 8000
maisons de bois , il en restait à-peu - près 500. On proposa à l'Empereur
de faire brûler le reste de la ville pour servir les Russes comme
ils le veulent , et d'étendre cette mesure autour de Moscou Ilya
2000 villages et autant de maisons de campagne ou de châteaux. On
proposa de forner quatre colonnes de 2005 hommes chacune , et de
les charger d'incendier tout à 20 lieves à la ronde. Cela apprendra
aux Russes , disait-on, à faire la guerre en règle et non en Tartares.
S'ils brûlent un village , une maison . il faut leur répondre en leur en
brûlant cent .
L'Empereur s'est refusé à ces mesures qui auraient tant agravé les
malheurs de cette population. Sur 9.coo propriétaires dont on aurait
brûlé les châteaux , cent peut- être sont des sectateurs du Marat de la
Russie ; mais 8.900 sont de braves gens , déjà trop victimes de l'intrigue
de quelques misérables. Pour punir cent coupables , on en
aurait ruiné 8.900 Il faut ajouter que l'on aurait mis absolument
sans ressources 200.000 pauvres serfs innocens de tout cela . L'Empereur
s'est done contenté d'ordonner la destruction des citadelle et
établissemens militaires , selon les usages de la guerre , sans rien faire
perdre aux particuliers déjà trop malheureux par les suites de cette
guerre.
Les habitans de la Russie ne reviennent pas du tems qu'il fait
depuis vingt jours . C'est le soleil et les belles journées du voyage
de Fontainebleau . L'armée est dans un pays extrêmement riche , et
qui peut se comparer aux meilleurs de la France et d'Allemagne .
27 BULLETIN DE LA GRANDE-ARMÉE.
Vereia , le 27 octobre 1812 .
Le 22 , le prince Poniatowski se porta sur Vereia. Le 23 , l'armée
allait suivre ce mouvement , lorsque , dans l'après-midi , on apprit
NOVEMBRE 1812 . 377
que l'ennemi avait quitté son camp retranché , et se portait sur la
petite ville de Maloiaroslavetz . On jugea nécessaire de marcher à lui
pour l'en chasser .
Le vice- roi reçut l'ordre de s'y porter. La division Delzons arriva
le 23 , à six heures du soir , sur la rive gauche , s'empara du pont , et
le fit rétablir .
Dans la nuit du 23 au 24 , deux divisions russes arrivèrent dans la
ville , et s'emparèrent des hauteurs sur la rive droite , qui sont extrêmement
favorables .
Le 24 , à la pointe du jour , le combat s'engagea. Pendant ce
tems , l'armée ennemie parut toute entière , et vint prendre position
derrière la ville : les divisions Delzons , Broussier et Pino , et la
garde italienne . furent successivement engagées . Ce combat fait le
plus grand honneur au vice-roi et au 4e corps d'armée . L'ennemi
engagea les deux tiers de son armée pour soutenir la position : ce fut
en vain; la ville fut enlevée , ainsi que les hauteurs . La retraite de
l'ennemi fut si précipitée , qu'il fut obligé de jeter 20 pièces de canon
dans la rivière .
Vers le soir , le maréchal prince d'Eckmuhl déboucha avec son
corps ; et toute l'armée se trouva en bataille avec son artillerie , le
25 , sur la position que l'ennemi occupait la veille.
L'Empereur porta son quartier- général , le 24 , au village de Ghorodnia.
A sept heures du matin , 6000 Cosaques , qui s'étaient glissés
dans les bois , firent un houra général sur les derrières de la position ,
et enlevèrent six pièces de canon qui étaient parquées. Le duc d'Istrie
se porta au galop avec toute la Garde à cheval : cette horde fut sabrée ,
ramenée , et jetée dans la rivière ; on lui reprit l'artillerie qu'elle avait
prise , et plusieurs voitures qui lui appartenaient ; 600 de ces Cosaques
ont été tués , blessés ou pris; 30 hommes de la Garde ont été
blessés , et trois tués . Le général de division comte Rapp a eu un
cheval tué sous lui : l'intrépidité dont ce général a donné tant de
preuves , se montre dans toutes les occasions. Au commencement
de la charge , les officiers de Cosaques appelaient la Garde , qu'ils
reconnaissaient , muscadins de Paris . Le major des dragons , Lefort ,
s'était fait remarquer. A huit heures , l'ordre était rétabli.
L'Empereur se porta à Maloiaroslavetz , reconnut la position de
l'ennemi , et ordonna l'attaque pour le lendemain ; mais , dans la
nuit , l'ennemi a battu en retraite. Le prince d'Eckmuhl l'a poursuivi
pendant six lieues ; l'Einpereur alors l'a laissé aller , et a ordonné le
mouvement sur Vereia .
Le 26 , le quartier-général était à Borowsk , et le 27 à Vereia . Le
prince d'Eckmuhl est ce soir à Borowsk ; le maréchal duc d'Elchingen
àMojaisk.
Le tems est superbe , les chemins sont beaux ; c'est le reste de l'automne
: ce tems durera encore huit jours , et à cette époque nous
serons rendus dans nos nouvelles positions .
Dans le combat de Maloiaroslavetz , la garde italienne s'est distinguée.
Elle a pris la position et s'y est maintenue. Le général baron
Delzons , officier distingué , a été tué de trois balles . Notre perte est
de 1500 hommes tués ou blessés ; celle des ennemis est de 6 à 7000 .
On a trouvé sur le champ de bataille 1700 Russes , parmi lesquels
378 MERCURE DE FRANCE ,
1100 recrues habillées de vestes grises , ayant à peine deux mois de
service.
L'ancienne infanterie russe est détruite ; l'armée russe n'a quelque
consistance que par les nombreux renforts de Cosaques récemment
arrivés du Don . Des gens instruits assurent qu'il n'y a dans l'infanterie
russe que le premier rang composé de soldats , et que les deuxième
et troisième rangs sont remplis par des recrues et des milices , que .
malgré la parole qu'on leur avait donnée , on y a incorporées . Les
Russes ont en trois généraux tués . Le général comte Pino a été légèrement
blessé.
On a reçu des lettres de beaucoup postérieures à la date
de ce dernier bulletin. L'une d'elles est du 3 novembre .
L'armée avait alors dépassé Viasma , et touchait aux lieux
assignés pour prendre ses quartiers d'hiver. Un de nos
journauxa publié sur ce grand et salutaire mouvement , sur
cette concentration prévue par tous les militaires , cette
sorte de rapprochement désiré par tous les bons esprits ,
des réflexions auxquelles il est difficile de rien ajouter , tant
elles offrent de sagacité , de précision , et tant elles paraissent
s'appuyer sur des notions exactes , et sur des renseignemens
certains. L'auteur de ces réflexions suit le mouvement
de l'armée sur Smolensk .
17 Le prince vice-roi , dit-il , qui a battu et dispersé un
grand corps d'armée russe , est venu rejoindre le centre
de l'armée , ne devant pas se livrer à la poursuite de l'ennemi
sans s'éloigner trop de la ligne générale d'opérations . On
s'attend à voir toute l'armée cautonnée entre Smolensk ,
Witepsket Minsk , dans la première quinzaine de novembre.
Ce pays fertile et salubre doit offrir à l armée des quartiers
d'hiver abondans et tranquilles ; la cavalerie sur-toutytrouvera
des fourrages . Le tems sec facilite les mouvemens des
troupes , et les entretient en bonne santé .
71 Les plans ultérieurs, et le but de la nouvelle campagne
à laquelle on va se préparer , ne peuvent ni ne
doivent être devinés ; mais déjà nous apercevons que la
marche de l'armée , de Moscou sur Smolensk et Witepsk ,
est bienmoins un mouvement rétrograde qu'un mouvement
latéral par lequel le quartier-général s'est rapproché
de Pétersbourg de près de 40 licnes . Si les yeux des Russes
n'ont pu être dessillés par l'incendie et la destruction de
leur première capitale; si la faction de la guerre , déterminée
àtout risquer , ne peut être abaissée que par la soumission
ou la destruction de la seconde capitale de l'Empire ; si , en
un mot , la paix ne peut être signée qu'à Pétersbourg , il est
évident que la concentration de la Grande-Armée aux en-
1
:
NOVEMBRE 1812 . 379
virons de Smolensk et de Witepsk était la condition préliminaire
de toute opération dirigée vers ce but. L'armée ne
pouvait marcher de Moscou sur Pétersbourg par la route
de Twer , sans perdre toute communication avec ses magasins
et avec les corps détachés ; il fallait absolument comprendre
, dans la ligne d'opérations , Witepsk , la route de
Weliki-Luki , et celle de Pleskow; il était donc bien plus
simple de rapprocher toutes les forces de ces deux routes
qui conduisent par le plus court chemin à Pétersbourg , et
par lesquelles on peut en même tems menacer Riga et
Revel. Loin de nous la téméraire présomption de vouloir
prédire ce que fera la Grande-Armée! nous voulons seulement
indiquer une partie de ce que le mouvement sur
Smolensk l'a mise à même de pouvoir faire , selon les circonstances
et la conduite de l'ennemi. Qui ne sait si des
sentimens d'humanité ne se ranimeront pas dans le coeur
des hommes d'Etat de la,Russie ? en voyant l'orage qui a
foudroyé Moscou se rapprocher de nouveau de Pétersbourg ,
ne feront-ils pas la réflexion que , si l'expédition de Moscou
a dissipé les vains prestiges qui représentaientl'Empire russe
comme invulnérable et même inaccessible , l'expédition
de Pétersbourg pourrait enlever à la Russie jusqu'aux
moyens de se relever de sa chute , et de se replacer au rang
des nations civilisées ?Au surplus , quelle que soit la destination
de la Grande-Armée , qu'elle veuille menacer
Pétersbourg et les côtes de la Baltique , ou qu'elle se porte
sur Kiovie et l'Ukraine , elle estdans une position centrale
d'où elle commande les trois routes principales de l'intérieur
de la Russie ; elle est revenue de Moscou avec tous les
moyens qui l'y avaient conduite . Si on considère le personnel
, nous dirons que le nombre de blessés et de malades
est extrêmement petit; on n'en a évacué de Moscou sur
Smoleusk que deux à trois mille. Si on considère le matériel
, nous savons que l'artillerie est abondamment
fournie , et que , pour faire sauter le Kremlin , on n'a
employéqu'une partie des 200,000 quintaux de poudreque
les Russes y avaient abandonnés . Enfin , les dispositions
morales de la troupe sont excellentes : la vue des trophées
qu'elle emporte de l'antique capitale des czars ; l'idée d'avoir
traversé en vainqueurs un pays lointain , immense , et dont
on regardait l'invasion comme impossible ; le noble orgueil
d'avoir presque atteint les limites de l'Europe , et d'avoir
fait entendre auxpeuples de l'Asie le bruit des armes françaises
; enfin , la confiancejustement illimitée qu'inspire.ce
380 MERCURE DE FRANCE ,
génie unique dans l'histoire militaire , ce grand capitaine
qui fait mouvoir à des distances étonnantes une masse
d'hommes si énorme , avec la même précision qu'on mettrait
à faire manoeuvrer une brigade : tout concourt à entretenir
chez le soldat comme chez l'officier ce sentiment réuni de
persévérance et d'enthousiasme qui a , de tout tems , distingué
les armées françaises . L'ennemi , au contraire , ne
voit autour de lui que des motifs de désolation et d'abattement
; ses villes en cendres , tristes monumens de ses
propres fureurs , ses campagnes désertes , ses manufactures
détruites au bercean , toutes les barrières de son Empire
franchies , et une armée victorieuse se mouvant librement
dans le centre de son territoire cultivé , et n'abandonnant
les inutiles décombres de Moscou que pour menacer ce qui
reste en Russie de villes dignes d'être conquises.n
Unelettre fort intéressante , datée de Wilna le 7 novembre
, doit trouver ici sa place.
«Les dernières nouvelles que nous avons reçues de
l'Empereur sont du 3 de ce mois . S. M. jouissait de la
meilleure santé ; le tems continuait à être superbe , et
l'armée opérait son mouvement dans l'ordre le plus parfait ,
depuis la vigoureuse leçon que l'ennemi avait reçue à
Malojarostavetz . Cette brillante affaire fait le plus grand
honneur au corps du vice-roi d'Italie . Ce prince s'y est
montré le digne élève du grand capitaine sous lequel il a
appris l'art de la guerre , et y a déployé tout ce que peuvent
la valeur d'un jeune guerrier et l'expérience consommée
d'un vieux général . Les Russes , infiniment supérieurs en
nombre , sont revenus dix fois à la charge , et dix fois ils
ont été, repoussés du champ de bataille , après l'avoir couvert
de morts et de blessés . Le prince animant , enflammant
tout par sa présence , a fait ses dispositions avec
calme , et les a exécutées avec vigueur. Un cheval a été
blessé sous lui . Quand , après la retraite de l'ennemi ,
S. A. I. a passé en revue ses divisions , les troupes ont fait
éclater le plus vif enthousiasme , et des acclamations unanimes
ont retenti sur toute la ligne.
" Nous avons aussi reçu hier des nouvelles très-satisfaisantes
de l'aile droite. Le prince de Schwartzenberg ayaut
reçu ses renforts , s'est porté en avant le 28 octobre . Le 29 ,
il a repassé le Bug avec toute son armée , et s'est mis à la
poursuite des Russes , qui se retiraient avec précipitation .
Il était , le 3 , à Bielsk .
» Le 10º corps , commandé par le duc de Bellune , s'est
NOVEMBRE 1812 . 381
porté sur l'Oula , où il est en communication avec le 2º.
Le duc de Reggio , qui est tout-à-fait rétabli de ses blessures
, est reparti d'ici pour se rendre à l'armée .
n La réserve , commandée par le général Loison , et qui
se trouvait à Tilsitt , s'est mise en marche depuis quelques
jours. Nous voyons d'ailleurs passer ici , sans discontinuer,
une nuée de troupes françaises et allemandes qui se portent
en avant. Enfin , sous tous les rapports , l'aspect
des affaires est ext êmement favorable . Par les soins d'une
administration vigilante et éclairée , la triple ligne de nos
magasins est abondamment pourvue ; les approvisionnemens
de tout genre sont assurés , et l'armée pourra passer
l'hiver dans le repos et dans l'abondance . Le mouvement
de concentration qui s'opère est un événement heureux , et
il aura les suites les plus importantes . En s'éloignant de
Moscon , l'armée a fait le premier pas vers Pétersbourg . "
La lettre ci-dessus fait mention d'un mouvement du maréchal
duc de Bellune pour se mettre en communication
avec le 2º corps . Ce mouvement et les nouveaux combats
livrés par le maréchal Gouvion Saint- Cyr , à Polotsk , ne
peuvent encore être connus par la voie desbulletins ; mais
des détails authentiques en sont transmis par la voie de la
Prusse. Les voici tels que les donne une lettre de Koenisberg
, citée par le Journal de Hambourg ; elle est en date
du 1er novembre .
« Le comte de Wittgenstein , y est-il dit , ayant été
rejoint par les divisions ennemies , venues de Fiulaude , se
crut en état d'inquiéter les troupes françaises , et se décida
à les attaquer sous les murs de Polotsk .
" M. le maréchal Saint- Cyr se porta sur ce point , et y
soutint avec une partie de son corps tous les efforts du
corps de Wittgenstein. On se battit avec un acharnement
égal de part et d'autre , pendant les journées des 18 et 19.
» L'ennemi ayant alors essayé de passer la Duna , tomba
dans la colonne du général Wrede , qui accourait avec les
Bavarois .
» La journée du 20 ne fut pas moins funeste aux Russes .
Dans ces diverses affaires , ils ont laissé les deux
champs de bataille couverts de morts , et au moment du
départ du courrier , on avait déjà réuni 1800 prisonniers ,
parmi lesquels beaucoup d'officiers , et entr'autres un capitaine
de vaisseau anglais , devenu colonel au service de
Russie .
On attend des nouvelles ultérieures du corps de Witt
382 MERCURE DE FRANCE ,
genstein , qui , dans sa retraite , a dû rencontrer le9 corps
français , commandé par M. le duc de Bellune , que les
derniers avis plaçaient sur les flancs de l'ennemi. »
Le général Decaën , commandant en chef l'armée de
Catalogne , a adressé au ministre de la guerre un rapport
dans lequel il fait le détail de sa marche sur Vicq , point
central de la réunion des insurgés de Catalogne sous les
ordres de Lasey. Les divisions Eupert et Lamarque ont
soutenu des combats glorieux , et surmonté des difficultés
de terrain qui paraissaient insurmontables . Le général Decaën
est entré à Vicq, y a réuni son corps d'armée, et y prépare
tous les moyens de subsistances nécessaires pour agir
ultérieurement en conformité des dispositions que montrera
l'ennemi .
Les papiers anglais font connaître la position des armées
respectives dans le reste de la péninsule. La levée du siége
de Burgos a dérangé tous les calculs et neutralisé le plan
général de lord Wellington . Cet_événement fait en Angleterre
la plus forte sensation ; on accuse les ministres de lenteur
et d'insuffisance ; les papiers ministériels protestent
que le gouvernement a fait pour lord Wellington tout ce
qu'il devait et tout ce qu'il pouvait faire ; on s'accuse , on
dénonce , on parle d'enquête , de jugemens militaires ; le
Star établit que lord Wellington ne pourra jamais lutter
contre les généraux français , s'il n'a pas sur son armée un
pouvoir illimité , et en demandant pour ce général les honneurs
et les attributs de la dictature en Espagne, il ne craint
pas de dire qu'il faut renoncer à la vieille moralité des
principes constitutionels. Nous ne pouvons que féliciter les
Anglais d'être en sibeau chemin : traçons toutefois d'après
eux-mêmes les positions des divers corps dont on regarde
l'engagement comme prochain .
Le général Wellington a laissé Santorelde et Castanos
devant l'armée commandée par le général Souham avec
ordre de la tenir en échec , et avec son corps d'armée qui
était occupé au siége de Burgos , il a pris la route de Madrid
probablement pour se réunir au général Hill, qui est arrivé
à Aranjuez . Les généraux Skerrel et Cook , venant de Séville
avec leurs brigades respectives , se sont aussi mis en
marche pour le joindre. Vers ces forces marchent en ce
moment les troupes réunies du maréchal duc de Dalmatie
et du roi , qui ont laissé un corps d'observation devant
Alicante. Tel est l'état des affaires , dit le Star, et pour de
bons et loyaux Anglais on voit qu'il est impossible d'être
NOVEMBRE 1812 . 383
tom-à-fait sans alarmes sur les résultats de cette nouvelle
entreprise de lord Wellington.
Les nouvelles de Prusse , d'Autriche , de Saxe et de
Bavière , ne parlent que des mesures prises par ces divers
gouvernemens pour la restauration de leurs finances , le
maintien de la tranquillité, et la marche des renforts qu'ils
envoient à leurs corps attachés à la Grande-Armée ; le
meilleur esprit règne dans toute l'Allemagne , et l'enthousiasme
des Polonais semble s'a croître à mesure qu'ils approchent
du moment où ils recueilleront le prix de leur
patriotisme et de leur dévoûment .
Dans l'intérieur , toutes les nouvelles des départemens
s'accordent à dire que les levées de la conscription ont été
très-faciles , et les enrolemens volontaires plus nombreux
que jamais . Par-tout les préparatifs se font pour la célébration
de l'anniversaire du couronnement de l'Empereur ,
et de cette victoire fameuse d'Austerlitz , répétée à Friedland
, à Smolensk , à Mojaisk , à Moscou , pour la sécurité
de l'Europe , pour l'indépendance des nations
moins que pour la gloire de la France et de son auguste
monarque .
S.....
,
non
ANNONCES .
CHRONIQUE DE PARIS , ou le Spectateur Moderne ; contenant un
Tableau des Moeurs , Usages , et Ridicules du Jour ; des Analyses de
quelques Ouvrages Nouveaux ; un Examen Critique des Articles
Littéraires des Journaux ; des Poésies ; des Anecdotes et Faits Singuliers
concernant les Lettres , les Beaux-Arts , les Théatres , les
Modes , etc .. etc. avec cette Epigraphe : Je consacre ma vie à la
vérité. Par Me M. , ex- Collaborateur du Mercure de France (*) . Un
vol . in-8º. Prix , 4 fr . , et 4 fr . 60 c. franc de port. A Paris , chez
l'Auteur , rue Cérutti , nº 2 .
Réclamation .
Messieurs , j'apprends que plusieurs personnes au suffrage desquelles
j'attache beaucoup de prix , daignent se souvenir de moi pour
m'attribuer la Chronique de Paris , volume in-8°. Je ne l'ai point
faite , je ne l'ai point lue , etje n'en connais point l'auteur.
Veuillez , Messieurs , agréer , etc. V. D. M ......
(*) On pourra voir , dans l'avant-dernier No , si M. M** est fondé
àprendre le titre d'ex- Collaborateur du Mercure.
384 MERCURE DE FRANCE , NOVEMBRE 1812 .
1
Almanach des Dames pour l'année 1813. Un vol. in- 16 , sur papier
vélin , orné de 9 jolies gravures . Prix , broché , 5 fr. Chez
Treuttel et Würtz , libraires , rue de Lille , nº 17.
Prix dans les différentes reliures . - En papier avec étui , 7 fr. -
Relié en veau doré , 7 fr . - En marroquin très -élégant . 9 fr.- Avec
étui en papier marroquin , 9 fr. 75 c . - Idem , doublé en tabis , 10 fr .
-En soie , étui en papier glacé , 10 fr. En papier glacé , étui idem ,
10 fr .
En papier fond d'or et d'argent , 12 fr . En marroquin
tabis , étui en marroquin , médaillon , 15 fr . En soie , doublé de
tabis , étui en soie , 15 fr . - En moire , étui en moire , couleurs
diverses , 18 fr . -En velours , très- élégant , avec étui en soie , 20 fr .
A M. le Rédacteur du Mercure de France .
Paris , ce 12 novembre 1812 .
MONSIEUR , j'apprends qu'il va paraître une traduction du Traité
du docteur Lowth de sacra hebræorum poesi.
Il y a six ans que j'ai aussi entrepris cet ouvrage . Je l'ai annoncé ,
et j'en ai même inséré un fragment dans le Théâtre Classique
( pages 138-140 ) , publié en 1807.
M. Campenon en a également cité un longpassage dans les notes
de son poëme de l'Enfant Prodigue , pages 278-289 , première édition
, publiée en 1811 .
Diverses circonstances indépendantes de ma volonté ont long-tems
suspendu ce travail ; mais enfin il est terminé. L'impression même
en est achevée , et dans quelques semaines il sera livré au public.
Bien que les deux traductions doivent paraître à peu de distance
l'une de l'autre , je n'en crois pas moins cette déclaration nécessaire
pour empêcher qu'on ne me soupçonne d'avoir profité , en quoi que
ce soit , du travail de mon concurrent .
Je vous prie , Monsieur , de vouloir bien insérer ma lettre dans
votre Journal , et de recevoir l'assurance de mes sentimens les plus
ROGER. distingués .
Les
LE MERCURE paraît le Samedi de chaque semaine,par Cahier
de trois feuilles . Le prix de la souscription est de 48 fr. pour
l'année ; de 24 fr. pour six mois ; et de 12 fr. pour trois mois ,
franc de port dans toute l'étendue de l'empire français .
lettres relatives à l'envoi du montant des abonnemens , les livres ,
paquets , et tous objets dont l'annonce est demandée . doivent être
adressés , francs de port , au DIRECTEUA GÉNÉRAL du Mercure de
France , rue Hautefeuille , N° 23 .
ন
47
-
MERCURE
DE FRANCE .
DEA
N° DXCIII . – Samedi 28 Novembre 1812 .
-
POÉSIE .
ODE SUR
L'EMBRASEMENT DE MOSCOU.
AINSI ce conquérant que le Dieu des armées
Environna de sa terreur ,
Dans les champs chaldéens messager de fureur ,
Délivrait de Juda les tribus opprimées ,
A l'Euphrate vaincu parlait en souverain ,
Et sur ses rives alarmées
Brisait les gonds de fer et les portes d'airain.
Vers les glaces du Pôle et la Zone lointaine
En proie à d'éternels frimas ,
Aux lieux où le Taurus , qui borne ces climats ,
Voit de ses rocs neigeux mourir la longue chaine ,
Une autre Babylone élève ses remparts ,
Et du désert superbe reine ,
Porte jusques aux cieux l'antique honneur des Czars.
De marais , de glaçons , sans cesse environnée ,
Assise aux rivages du Nord ,
Elle semble enchainer l'inconstance du sort :
вь
SEINE
386
MERCURE DE FRANCE ,
Des rayons de l'orgueil sa tête est couronnée
Et bravant tous les droits , du bout de l'univers ,
A la Pologne abandonnée ,
D'une main dédaigneuse , elle jette des fers.
« Je veux perdre ton nom ,
et sous son trône en poudre ,
• Ensevelir ton dernier roi :
› Terre des Jagellons , tu fléchis sous ma loi !
› A venger tes enfans qui pourra se résoudre ?
> Les peuples du Midi redoutent mes guerriers ;
> Je règne , et les feux de la foudre
→ N'oseraient
, sur mon front , atteindre à mes lauriers ! >
Elle dit. Cependant des colonnes d'Alcide ,
S'élance un Roi libérateur ;
Sa main brise le joug d'un fier dominateur ;
Le soleil d'Austerlitz voit leur fuite rapide ,
Et les fleuves du nord , témoins de leurs revers ,
Chargés d'un tribut homicide ,
De cadavres , sans nombre , ensanglantent les mers ,
Et toi qui te fiais au destin des batailles ,
Quelle paleur couvre ton front !
En vain de tes guerriers tu déplores l'affront ;
Leur ingrate frayeur a trahi tes murailles.
Le conquérant s'approche à pas précipités ,
Le fer menace tes entrailles
Et ton orgueil descend du trône des cités .
Telle , du Dieu du jour fidèle avant- courrière ,
Vénus , au visage riant ,
,
Dissipe les vapeurs qui couvrent l'Orient ,
Marque à la sombre nuit la fin de sa carrière
Et reine d'un moment , éclipsée à nos yeux ,
Rend le sceptre de la lumière
Au soleil qui s'avance et s'empare des cieux .
Que vois-je ? Du Très-Haut la colère allumée ,
Contreun peuple profanateur ,
De ces coupables murs foudroyant la hauteur ,
Répand-elle , à grands flots , une pluie enflammée ?
Vient-il renouveler d'antiques châtimens ,
Etde Gomorrhe consumée ,
Sous la cendre du ciel cacher les fondemens ?
1
NOVEMBRE 1812 .
387
Non, non : un Scythe même , artisan
d'imposture ,
Et fléau des champs paternels ,
Evoque des cachots les páles criminels ,
Qu'attendait , sous les cieux , une infâme torture.
Le monstre , sans frémir,guide ces furieux ,
Etsourd au éri de la
nature
Livre au feu
dévorant les murs de ses aïeux !
Complices de son crime et de sa perfidie ,
Sur ces
infortunés remparts ,
Les vents
impétueux fondent de toutes parts ,
Etleur souffle
ennemi
féconde
l'incendie .
Français , des champs voisins , dans le calme des nuits ,
Voyez-vous la flamme agrandie
Rouler , vaste océan , sur ces palais détruits ?
Courez ;
accomplissez , en ce jour déplorable ,
Les destins qui vous sont promis ;
De leur propres fureurs sauvez vos ennemis ;
Offrez à leur défaite un pardon honorable ,
Etgravez sur l'airain , rougi de votre sang ,
Cette devise
mémorable :
Combattre le superbe , et venger l'innocent !
Mais contre un scélérat et sa lâche industrie (1) ,
Que peuvent vos bras triomphans ?
Les mères , les époux , les vieillards , les enfans ,
De la flamme homicide éprouvent la furie ,
Et, dans l'asile même ouvert à la valeur ,
Les défenseurs de la patrie (2)
Expirent , consumés sur le lit de douleur.
Le traitre , osant nommer son forfait légitime ,
Contemple , avec ravissement ,
Des murs qu'il embrasa le spectacle fumant !
Erostrate nouveau , qu'un fol espoir anime ,
Il rêve , en son orgueil , des destins immortels ,
Etdans l'ivresse de son crime ,
Voit les siècles , en choeur , lui dresser des autels !
(1 )
Enlèveinent des pompes.
(a) Incendie des hôpitaux.
Bb 2
388 MERCURE DE FRANCE ,
Ah! si ce trait affreux transmis à la mémoire ,
Jouit de l'immortalité ,
Mésérable ! du moins le dévorant Léthé
D'un lâche incendiaire engloutira la gloire:
Tu mourras tout entier , jouet du tems rongeur ,
Et la déesse de l'histoire
Gardera , surton nom , un silence vengeur.
Et moi , moi dont la lyre , amante du courage ,
Se plaît à chanter les guerriers ,
Qui toucherais les cieux , si leurs nobles lauriers
Ceignaient mon jeune front d'un belliqueux ombrage ,
Je n'irai point mêler un traître à des héros ,
Et des Dieux souillant le langage ,
Deton barbare nom fatiguer les échos .
Me. LALANNE.
A JULIE. -ÉLÉGIE.
VIENS près de moi , sous cet ombrage frais ,
Te reposer , ô mon aimable amie !
Vois comme le zéphir traversant la prairie
Agite mollement ces feuillages épais .
Ce ruisseau dans son cours si pur et si paisible ,
Invite à soupirer sur ses bords enchantés ;
Le murmure léger de ses flots argentés
Al'attendrissement dispose un coeur sensible .
Qu'il est doux d'être assis au fond de ces forêts !
Ici le sentiment nait de la rêverie
Et du charme touchant de la mélancolie
L'homme sensible et tendre y nourrit ses regrets .
Que ne puis-je en ces lieux passer toute ma vie ,
Yvieillir , y mourir auprès de ma Julie ?
La pressant sur mon coeur à mes derniers momens ,
J'exhalerais ma vie en ses embrassemens ,
Comme on voit sur le sein de la jeune bergère
Sécher la tendre fleur qu'offrit une main chère .
Julie inconsolable , en longs habits de deuil ,
Viendrait en gémissant pleurer sur mon cercueil ,
Et les cheveux épars . les yeux baignés de larmes ,
Invoquerait la mort et meurtrirait ses charmes .
NOVEMBRE 1812 . 389
Mais que fais-je ? Est-ce à moi de venir t'attrister ?
Ce jour a lui pour nous , sachons en profiter .
Cueillons dans sa fraicheur la rose épanouie ,
Et songeons que le soir elle sera flétrie.
Viens , et sans accuser ni les Dieux , ni le sort ,
Serrons plus près nos noeuds en attendant la mort.
TALAIRAT .
ÉNIGME .
Je suis , lecteur , l'un des agens divers
Dont la constante antipathie
Maintient , dit-on , de ce vaste univers
La perpétuelle harmonie .
Si l'on me voit en opposition
Presque toujours avec mes frères ,
Je suis encore en contradiction
Avec moi-même , et j'ai des qualités contraires ;
Par exemple , c'est moi qui toujours mène au port ,
Et c'est par moi qu'on rencontre la mort
Au moment d'arriver . Je suis un corps solide
Sous les pôles , je suis ailleurs un corps fluide ,
Opaque quelquefois , plus souvent transparent ,
Froid de son naturel , et chaud par accident .
M'entend-on murmurer ? je le fais avec grâce ;
Mais si l'aquilon vient à rider ma surface ,
S'il entraîne avec lui l'orage inondateur ;
S'il me force à sortir de mon lit en fureur ,
Onn'en peut calculer les suites ,
Je ne connais plus de limites ;
Je donne , sans ménagement ,
Dans l'excès du débordement.
En me voyant Grégoire fuit ;
Ma présence le désespère ;
Et parler de moi devant lui
Suffit pour le mettre en colère.
S........
390 MERCURE DE FRANCE , NOVEMBRE 1812 .
LOGOGRIPHE
QUAND la sagesse m'accompagne ,
Je suis la plus digne compagne
De celles qu'on nomme beautés .
J'ai cinq pieds : si vous transportez
Mon second au rang du troisième
Et ce troisième en place du deuxième ,
Jedeviens un objet de dépravation ,
De mépris et de haine ,
Et , plus encor , de dégradation ,
Dont on a peine
Aproférer le nom.
,
S ........
CHARADE .
Un peupledocte et peu guerrier
Habite mon vaste dernier ;
Mon premier par son éloquence ,
Illustra le barreau de France ;
Montout est un pays aussi
Qui se trouve fort loin d'ici .
V. B. (d'Agen. )
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est Douane .
Celui du Logogriphe est Caractère , dans lequel on trouve : cretère.
Celui de la Charade est Mereure.
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS.
LEÇONS SUR LAPOÉSIE SACRÉE DES HÉBREUX; par M. LowTH ,
professeur de poésie à l'Université d'Oxford , ensuite
archidiacre de Winchester , et successivement évêque
de Limerick , de Saint- David , d'Oxford et de Londres
; traduites pour la première fois du latin en français
. Deux vol. in-8 ° . - Prix , 10 fr. , et 12 fr .
50 c. franc de port. -A Lyon , chez Ballanche père
et fils ; à Paris , chez A.-A. Renouard , rue Saint-
André-des -Arcs , nº 55 ; Lenormant , rue de Seine ,
n° 8 ; et Brunot- Labbe , libraire de l'Université impériale
, quai des Augustins .
-
Le traité du docteur Lowth sur la poésie des Hébreux
est depuis long-tems mis au rang des bons livres . Cet
ouvrage , sorti pour la première fois des presses britanniques
en 1753 , a été réimprimé plusieurs fois en Angleterre.
Il l'a été aussi en Allemagne dès 1758 , par les
soins de Jean-David Michaelis , avec des notes savantes ;
cette édition offre même une particularité remarquable .
Lorsque Michaelis publia le premier volume de son
édition , il croyait que l'auteur anglais était mort depuis
deux ans , et tout en lui donnant fréquemment de grands
éloges , il réfutait quelques-unes de ses opinions . Trois
ans s'écoulèrent , Michaelis publia en 1761 son second
volume . Il avoue lui-même l'erreur qu'il a commise en
annonçant la mort de Lowth ; et supposant que ce docte
anglais se trouve au nombre des lecteurs de l'édition
germanique de son traité , il s'écrie : Omon lecteurillustre ,
Lowth , pardonne les notes que j'ai osé faire à ton ouvrage
, et vois -y comme le jugement de la postérité , de
cette postérité qui ne donne rien à l'amitié , ni aux passions
. Les louanges qu'on accorde pendant la vie des
auteurs , à leurs ouvrages , doivent être suspectes ; tu
ne peux soupçonner d'adulation celles que je donne à tes
392 MERCURE DE FRANCE ,
1
leçons , te croyant mort , et différant quelquefois d'opinions
avec toi , etc.
H. Blair , W. Jones , Ch . Saxius , Laharpe , etc. ont
fait l'éloge des Leçons de Lowth . Il ne s'agit donc pas
de juger l'ouvrage du docteur anglais , mais de le faire
connaître à nos lecteurs .
Il est divisé en trente-quatre leçons . Les deux premières
peuvent être considérées comme une introduction.
La leçon première traite du but et de l'utilité de la
poésie.
« On suppose d'ordinaire que la poésie a en vue ou de
>> plaire , ou d'instruire ; ou bien qu'elle veut produire
>> ces deux effets tout à- la-fois. Nous préférerions qu'on
>> eût établi en principe que l'utilité est toujours la fin
>> dernière qu'elle se propose ; que l'agrément est la voie
>> et le moyen dont elle se sert pour y parvenir ; qu'en
>> un mot elle instruit à l'aide du plaisir. Telle est , en
>> effet , la différence qui semble distinguer le poëte et
>>le philosophe. Leur dessein est le même ; mais le
>>moyen dont ils font choix pour l'exécuter est différent.
>>> Tous deux veulent instruire ; mais celui- ci croira avoir
>> parfaitement rempli sa tâche , si ses leçons ont été
>> claires , simples et précises ; celui-là , s'il y a mis de
>>>l'agrément , un certain charme , s'il a été orné et
» élégant . L'un appelle exclusivement du jugement des
>> passions au tribunal de la raison : l'autre invoque bien
>>le secours de la raison , mais en s'appliquant à ranger
>> en même tems les passions à son parti. L'un nous
>> conduit à la vérité et à la vertu par le chemin le plus
>> direct et le plus abrégé; l'autre y mène aussi , mais par
>> une route plus agréable où il aime à s'arrêter , et dont
>> il se plaît à suivre les détours. Enfin , il appartient au
>>philosophe d'exposer à nos regards cette vérité , cette
>> vertu , avec tant de clarté que nous ne puissions les
>> méconnaître le propre du poëte est de les revêtir
>> d'une parure qui nous les rende aimables et qui nous
>> engage à nous y attacher . »
Dans la seconde leçon Lowth développe l'importance
du sujet qu'il a choisi , et expose le plan de son travail.
« Nous suivrons , dit-il , la route que le sujet luiNOVEMBRE
1812 .
393
1
> même semble nous tracer. Dans toute composition
>> poétique , il y a trois points principaux à considérer ;
>>d'abord le sujet et la manière de le traiter : quelle en
>> est la disposition , l'ordre et la forme générale , suivant
>>la différence des genres ; en second lieu , l'élocution ou
>> le style , ce qui comprend l'élévation , la vivacité , les
>> ornemens des pensées , la beauté et la variété des
>> figures et des images , enfin , la force , la pompe , l'élé-
>> gance des expressions ; et en troisième lieu l'harmonie
>> et la mesure de la versification , qui non- seulement
> ont pour but le charme de l'oreille , mais qui encore
>> ont tant de pouvoir pour peindre les objets avec éner-
>> gie , et exciter dans l'ame toute sorte de mouvement . >>>
C'est dans la troisième leçon que Lowth entre véritablement
en matière . Cette troisième leçon forme seule
toute la première partie , consacrée à prouver que la
poésie des Hébreux était assujétie à un mètre quelconque.
L'auteur convient qu'à cet égard les opinions sont
partagées , et que même l'on en est réduit aux conjectures
; mais il remarque que souvent les poëtes hébreux
ont suivi un certain ordre , l'ordre de l'alphabet dans la
lettre initiale de chaque verset ou strophe ; et que les
phrases ou portions de phrases sont circonscrites dans des
espaces si réguliers , que souvent le nombre des mots et
quelquefois même celui des syllabes d'une période est égal
au nombre des mots ou des syllabes de l'autre .
Mais une autre observation plus importante et plus
décisive , c'est le privilége qu'ont les poëtes seuls d'alonger
ou de raccourcir quelques mots ; c'est en quelque
sorte un dédommagement de la gêne que leur impose la
mesure. La timide langue française même n'a pas refusé
cette licence à ses poëtes ; cette faculté était aussi accordée
aux poëtes hébreux.
En croyant pouvoir affirmer que la poésie des Hébreux
était une poésie métrique , en allant même jusqu'à
y trouver deux sortes de vers , Lowth convient que
pour ce qui concerne la mesure réelle de ces vers', leur
Thythme , leur prosodie nous sont et nous seront toujours
inconnus . C'est ainsi que dans les langues qui
nous sont étrangères , ou du moins peu familières , nous
394 MERCURE DE FRANCE ,
distinguons la poésie de la prose , sans toutefois pouvoir
dire quelles sont, dans ces langues , le caractère , les lois
particulières du discours mesuré .
La seconde partie de l'ouvrage de Lowth comprend
quatorze leçons; c'est la plus importante ; c'est aussi
celle où l'auteur montre tout son savoir et son talent.
Lowth y parle successivement des différentes figures
qu'on rencontre dans les poëtes hébreux. C'est un excellent
traité de rhétorique ; mais on doit sur-tout remarquer
la leçon XIIIe sur la prosopopée .
L'auteur distingue deux espèces de prosopopée.
« Dans l'une , on personnifie des êtres d'imagination
» ou privés de raison et de sentiment ; dans l'autre, on
>> attribue à un personnage réel un discours vraisem-
>>blable et qui ait de la convenance. La première , placée
>>à propos et employée avec habileté , produit le plus
>> grand effet : nulle part elle n'en produit davantage que
>> chez les poëtes hébreux , quoiqu'en aucune langue on
>>n'en ait jamais fait un usage si fréquent et si hardi.
))
>> On trouve dans les livres saints beaucoup de ces
>>créations sublimes , et qui doivent la singulière énergie
>>qui les distingue à la hardiesse même de la fiction
>> qu'elles présentent. Telle est , dans Habacuc (1 ) , la
>> prosopopée de la peste marchant devant le Seigneur
>>au jour de ses vengeances ; dans Job (2) celle de la
>> mort et de la destruction qui affirment que le nom seul
>> de la sagesse a frappé leurs oreilles ; dans Isaïe (3)
>> enfin , pour ne pas accumuler les exemples , cette hor-
>>rible peinture de l'enfer élargissant ses gouffres dé-
» vorans , et ouvrant l'immensité de sa gueule insa-
>> tiable .
>> L'autre espèce de prosopopée consiste à mettre dans
>>la bouche d'un personnage réel un discours conve-
>> nable ; comme la première espèce est très-propre à
>> embellir le sujet et à exciter l'admiration par la nou-
(1) Habacuc , III , 5 .
(2) Job , XXVIII , 22.
(3) Isaïe , V , 14.
NOVEMBRE 1812 , 395
» veauté , la variété et la hardiesse qui l'accompagnent ;
>>de même celle-ci , par l'apparence de vérité qu'elle
>> présente , a beaucoup de clarté , de force et d'effet......
>> Si l'on veut se faire une idée de l'effet du prix et de
>>l'éclat singulier que la prosopopée répand sur l'ode
» hébraïque , qu'on ouvre les prophéties d'Isaïe , le plus
>> divin des poëtes , et l'on y trouvera réunis , dans une
>> composition de peu d'étendue , des modèles de toutes
>>les espèces de prosopopées et de tous les genres de
>>>sublime .>>
Ici Lowth indique par des remarques pleines de goût
les beautés les plus remarquables du quatorzième chapitre
d'Isaïe , et après les avoir expliquées à ses auditeurs
, il termine et récapitule ainsi sa leçon :
<<Quelles images ! comme elles sont variées , multi-
>>pliées , sublimes ! Avec quelle force elles s'élèvent !
>>Quelle richesse de figures , d'expression , de pensées ,
>> accumulée en un seul passage ! Nous entendons tour-
>> à-tour les Juifs , les cèdres du Liban , les ombres des
>> monarques , le roi de Babylone , ceux qui rencon-
>>trent son cadavre , enfin le Seigneur lui-même : nous
>>les voyons remplir chacun , comme dans un drame ,
>> le rôle qui leur convient : sous nos yeux se continue
>> une action soutenue , ou plutôt se forme une chaîne
>> variée d'actions différentes , mérite essentiel dans l'ode
>>même la plus sublime , et dont ce poëme d'Isaïe , l'un
>> des plus beaux monumens que nous ait transmis l'an-
>>tiquité , nous offre le plus parfait modèle. Les person-
>>nages y sont en grand nombre , sans que cependant il
>> en résulte de confusion : les fictions sont hardies sans
>>être forcées . Par-tout respire un génie indépendant ,
>> sublime et vraiment divin . Rien n'est oublié pour met-
>> tre le comble à la sublimité de cette composition
>> achevée ; et s'il faut dire notre sentiment avec fran-
>>>chise , la poésie des Grecs et des Latins ne peut rien
>> présenter qui l'égale ou qui s'en rapproche . >>>
La troisième partie de l'ouvrage de Lowth comprend
dix-sept leçons , dans lesquelles l'auteur examine et développe
quelles sont les différentes espèces de poëmes
hébreux , et les caractères qui leur sont particuliers . Il
1
396 MERCURE DE FRANCE ,
parle longuement de la poésie prophétique qui fut long
tems particulière aux Hébreux; les lamentations de Jérémie
sont des modèles d'élégies ; les Proverbes de Salomon
, l'Ecclésiaste , l'Ecclésiastique et le livre de la
Sagesse sont des poëmes didactiques; les caractères distinctifs
de l'ode et de l'idylle se retrouvent dans plusieurs
compositions hébraïques , etc. Les poëtes profanes les
plus célèbres , Sophocle , Pindare,Virgile sont comparés
aux poëtes hébreux .
Nous regrettons de ne pouvoir parler longuement de
cette troisième partie; mais ce serait donner beaucoup
d'étendue à un article qui en a déjà assez . Il nous suffira
de dire que Lowth , dans cette dernière partie , fait
preuve de goût , non moins que d'érudition .
Nous ne ferons aussi qu'indiquer à nos lecteurs un
petit poëme de Lowth que le traducteur a cru devoir
mettre àla suite des Leçons sur la poésie des Hébreux.
Ce petit poëme , qui a pour sujet la généalogie de J. C.
représentée sur la fenêtre orientale de la chapelle du collège
de Winchester, est estimé des connaisseurs .
Il nous reste à parler du travail du traducteur; c'est
pour mettre nos lecteurs à portée de le juger que nous
en avons fait de fréquentes et longues citations . Cette
traduction à , à un très-haut degré , le mérite de l'exactitude
. Nous avons , dans la première de nos citations ,
mis en italique deux mots qui nous ont paru impropres ,
et qui font un tel disparate avec le reste de l'ouvrage ,
que nous ne pouvons en attribuer l'admission qu'à une
erreur de copiste.
<<<L'un (le philosophe ) nous conduit à la vérité et à
>>la vertu par le chemin le plus direct et le plus abré-
» gé, etc. » Le texte latin dit : Proxima et compendiaria
semita. Il eût été mieux de dire : Le chemin leplus simple
et le plus court. Au reste , on ne trouve pas une seconde
faute de ce genre dans les deux volumes ; le style
du traducteur est clair , facile , élégant , harmonieux ,
et décèle un homme exercé à écrire ; nulle part on
n'aperçoit de ces tournures embarrassées si fréquentes
dans les traductions . Le style de Lowth a de la pompe ,
et quelquefois de la redondance : ces deux caractères
NOVEMBRE 1812 . 397
sont conservés dans la traduction , mais sans qu'il en résulte
la moindre obscurité . :
Dans une préface de quelques pages écrites d'un ton
modeste et qui n'a rien d'affecté , le traducteur se montre
philologue instruit. Il va au-devant du reproche qu'on
pourrait être tenté de lui faire de n'avoir pas traduit
toutes les notes de Michaelis . Quant à nous , loin de lui
en faire un crime , nous l'en félicitons au contraire . La
plus grande partie de ces notes ne peut avoir de l'intérêt
que pour les personnes versées dans la connaissance de
l'hébreu , de l'arabe et des autres langues de l'Orient ; ce
n'est pas dans une traduction française que les Orientalistes
iraient les chercher , et beaucoup de lecteurs n'y
auraient vu qu'un pédantesque étalage d'une érudition
d'emprunt. A. J. Q. B.
-
LA MORT D'ABEL , poëme en cinq chants , traduit en vers
français , et suivi du poëme du Jugement dernier ; par
J. L. BOUCHARLAT . Un vol. in- 18 . -Prix , 1 fr.
50 c. , et fr . 75 c. franc de port . -A Paris , chez
Bechet , libraire , quai des Augustins , n° 63 ; et chez
Delaunay, libraire , Palais-Royal , galeries de bois ,
n° 243 et 244.
L'AUTEUR de cette traduction en vers , est aussi auteur
d'un ouvrage de mathématiques , et professe , dit-on ,
avec distinction , cette science dans un des lycées de
l'Empire . La malignité ne manquerait pas , à propos d'un
ouvrage de poésie , d'exalter sur-tout l'ouvrage de mathématiques
et de vanter le géomètre aux dépens du
poëte ; car c'est-là un de ses moyens favoris . Un homme
se présente-t-il avec deux titres , différens mais à-peuprès
égaux , à la célébrité ? Il s'agit d'abord de les lui
contester tous deux. Mais comment fait- on alors ? Ceux
qui sont juges compétens dans une partie ne le sont pas
dans l'autre . Tel ouvrage est du ressort des lettres ; tel
autre du ressort des sciences . On convient dans ce cas
de louer un des deux : c'est ordinairement celui sur
lequel on est le moins en état de prononcer , et l'on eri
398 MERCURE DE FRANCE ,
tique impitoyablement celui dont on est juge naturel. Il
s'ensuit qu'un auteur ainsi jugé par ses pairs , et toujours
avec les formes de la justice , a quelquefois à
se plaindre d'un véritable déni de justice. C'est , je crois ,
d'Alembert qui se trouva un jour dans une société où
l'on examinait les titres sur lesquels se fonde la gloire
de Voltaire dans les sciences et dans les lettres . Tous
admiraient la beauté , l'étendue de son génie , et cette
facilité brillante qui lui a marqué une place honorable
dans les différens genres qu'il a embrassés . Cependant ,
disait un légiste , je crois que dans les matières de jurisprudence
qu'il a traitées , il est resté au-dessous de ses
autres productions . Un théologien trouvait que ses connaissances
en théologie n'étaient que superficielles . Et
moi , leur dit malignement d'Alembert , je crois que les
mathématiques sont sa partie faible . Ce même d'Alembert,
en racontant cette anecdote ou vraie ou controuvée
, ne pensait pas combien sa gloire, comme écrivain ,
aurait à souffrir de sa gloire comme géomètre , quelle
arme on se ferait de l'une contre l'autre , et qu'enfin un
jour l'ignorance , devenue plus présomptueuse , après
avoir essayé de le dépouiller de ses titres littéraires , lui
contesterait jusqu'à ses succès dans les sciences .
Pour nous qui , dans M. Boucharlat , ne considérons
que le poëte , et ne prétendons examiner ici que sa traduction
en vers , nous croyons devoir déclarer que si
nous en disons du bien , c'est sans aucune intention de
décrier son ouvrage de mathématiques ; de même qu'il
ne faudrait rien conclure en faveur de celui-ci , des critiques
que nous pourrions hasarder sur le poëme. Seulement
nous ferons observer que ce sont deux mérites
différens dont la réunion est rare ; que le talent des vers
se concilie difficilement avec l'étude des sciences exactes ,
et qu'il n'est donné qu'à peu de gens d'être , comme
Leibnitz , géomètre et poëte .
Pauci quos æquus amavit
Jupiter.
Nous avons plusieurs ouvrages en prose , soit originaux
, soit traduits de langues étrangères , auxquels il
NOVEMBRE 1812 . 399
1
ne semble manquer que les formes de la versification
pour ètre des poëmes. Cependant les tentatives qu'on a
faites pour les mettre en vers ont été jusqu'à présent sans
succès . Collardeau , l'un des plus habiles versificateurs
du dernier siècle , a fait cette épreuve sur le Temple de
Gnide, et l'on préfère encore à la mollesse et à l'élégance
froide de ses vers , la prose abrupte et saccadée , mais
pleine de vie , de Montesquieu. Il n'a pu même parvenir,
dans la traduction en vers de quelques nuits d'Young , à
faire oublier la version en prose du premier traducteur .
Mettre en vers laprose d'un écrivain original , est un
ouvrage presque mécanique et que refuse d'animer le
feu de l'inspiration. Il faut peut-être , pour bien écrire en
vers , penser en vers , et , comme on l'a dit , je crois ,
que la pensée sorte toute armée de la tête du poëte . Nous
nous garderons bien de confondre avec ce travail dont
la facilité apparente peut séduire , mais qui décèle une
certaine stérilité d'idées , la traduction d'après un original
en langue étrangère. Ici la difficulté de rendre les
idées force le traducteur de se les approprier; ce travail
devient une espèce de création , et pour rappeler encore
ici Collardeau , quelques pages dans lesquelles il a lutté
avec Pope en le traduisant , ont plus fait pour sa réputation
qu'un volume dans lequel il s'est traîné sur la prose
de Montesquieu et de Le Tourneur .
La traduction française et en prose de la Mort d'Abel ,
a eu un avantage dont bien peu de traductions pourraient
se glorifier; celui de faire connaître et apprécier
l'ouvrage original à presque toutes les nations de l'Europe.
Gessner, qui écrivait en allemand , vit sur-tout
l'Allemagne déchaînée contre son poëme . Les critiques
de ce pays le jugèrent moins en littérateurs qu'en théologiens
, et accusèrent presque l'auteur d'hérésie . En
France , on fut moins rigoureux sur la doctrine et plus
juste envers l'ouvrage. Quoiqu'à cette époque de notre
littérature , le bel esprit , la recherche et l'afféterie n'eussent
que trop d'empire , on fut sensible aux beautés
simples et touchantes de la mort d'Abel , et les suffrages
qu'elle obtint parmi nous , déterminèrent ceux de l'Europe
littéraire .
400 MERCURE DE FRANCE ;
Cependant le succès du poëme de Gessner n'avait pas
empêché d'y reconnaître de grands défauts . « Les prin-
>> cipaux , dit M. Boucharlat , sont les longueurs et les
>> répétitions . » En convenant , avec le nouveau traducteur
, de la justesse de ces reproches , on trouvera peutêtre
qu'il a usé bien largement du droit de réduire son
original , et que l'opération qu'il lui a fait subir est une
sorte de mutilation. Nous ne craignons pas d'avancer
que dans la traduction en vers , le poëme de Gessner est
réduit à plus de moitié . Cela peut- il s'appeler traduire ?
Et l'ouvrage dans lequel on peut sans scrupule faire de
pareilles suppressions , est- il digne , en effet, de la réputation
dont il jouit ? Quoi qu'il en soit , nous ne prétendons
pas demander à M. Boucharlat un compte rigoureux
des passages qu'il a supprimés .
Nous pensons , comme lui , que « Gessner n'est pas au
>> rang de ces auteurs classiques qu'on ne peut traduire
>> qu'avec une extrême circonspection , >> et nous ne demandons
pas mieux que de le voir justifié par le succès .
Continuons de donner une idée des changemens qu'a
faits M. Boucharlat au poëme de Gessner . « Le per-
>> sonnage de Caïn , dit- il , ne m'a pas paru se mouvoir
>> par des ressorts assez dramatiques ; j'ai cherché à le
>>rendre plus sombre et plus dominé par la jalousie; et
>>pour le faire contraster davantage avec Abel , j'ai
>> donné une grande expansion au sentiment de l'amour
>> fraternel qui anime ce dernier . >>>
Nous ne savons jusqu'à quel point il faut féliciter
M. Boucharlat , d'avoir ainsi rembruni le caractère de
Caïn , qui , dans la Bible et dans le poëme allemand , est
peint de couleurs déjà assez fortes . M. Boucharlat a
peut- être trop cédé au plaisir de le représenter , comme
un autre Oreste , poursuivi par les furies et victime de
cette fatalité , qui n'a commencé que long-tems après , à
être un des dogmes de la mythologie , et ne pouvait
entrer dans les idées religieuses des premiers hommes.
On sait d'ailleurs qu'Abel et Caïn , l'un , conducteur de
troupeaux ; l'autre , adonné au labourage , caractérisent,
le premier , les peuples pasteurs ; le second , les peuples
agricoles ; et sont en quelque sorte les deux types de ces
SEINE
1 NOVEMBRE 1812 .
E
40
premières professions du genre humain. Ce sont dong
deux caractères donnés dont Gessner avait assez bien
conservé les traits primitifs , et dont M. Bouchartat a
peut-être altéré la ressemblance . Mais on ne ut re
l'applaudir d'avoir rendu Adam moins discouturet
abrégé les interminables conversations des anges .
CE
Quelques citations acheveront de donner à nos lecteurs
une idée de la nouvelle traduction en vers . Nous
choisissons le passage du quatrième chant où Caïn se
réveille après ce songe terrible qui lui a fait voir ses
enfans réduits à l'esclavage par les enfans d'Abel .
Tel qu'un affreux lion , dormant sur la bruyère ,
D'un corps lourd et nerveux presse l'herbe légère ,
Etjusqu'en son sommeil imprimant la terreur ,
Des craintes du trépas glace le voyageur ;
Mais le fer meurtrier d'une fleche imprudente
Du monstre a- t- il ouvert la poitrine mouvante ,
De longs rugissemens il fait retentir l'air ;
L'oeil ardent , il s'élance , et plus prompt que l'éclair ,
Terrible , et tous les crins hérissés par la rage ,
Il s'abreuve de sang , se repait de carnage ,
Et toujours plus féroce , atteint de coups mortels
L'enfant qui s'enfuyait dans les bras maternels .
Ces vers , comme on voit , ne manquent pas d'un
certain mérite de facture. On pourrait y désirer plus de
nerf et une expression plus poétique. L'épithète de
mouvante est impropre ; et ne peut signifier que ce qui a
la puissance de mouvoir. Tous les crins : tous , cheville :
il fallait dire : les crins , et plus poétiquement encore :
lecrin.
Des coursiers attentifs le crin s'est hérissé .
Atteint de coups mortels , rend bien faiblement l'image
de l'original : « déchire un enfant . >>>
Mais poursuivons :
Tel s'éveille Caïn , la prunelle enflammée :
Par un feu dévorant son ame est consumée .
Du pied frappant la terre , il s'écrie : ouvre-toi !
Dans tes antres profonds , abyme , engloutis -moi .
Cc
402 MERCURE DE FRANCE ,
J'implore le trépas . O ciel impitoyable !
Tu m'accables toujours d'une vie exécrable
Et pour me préparer un supplice nouveau
De l'horrible avenir tu lèves le rideau !
Jour affreux ! quoi ! la mort , prévenant ma misère ,
Ne m'a pas moissonné dans les flancs d'une mère.
Que maudits soient les lieux où déchirant son sein
De cruelles douleurs la surprirent soudain !
Que la contagion et la famine affreuse
Désolent à jamais cette terre odieuse !
,
Ainsi se leva Caïn , dit le traducteur en prose , les
> yeux étincelans et le visage pâle de fureur. Il frappa
>> du pied contre terre : Ouvre-toi , ô terre , s'écria-t-il ,
>> ouvre-toi et engloutis-moi dans tes abymes ! Je n'é-
>> prouve que des malheurs , et pour comble d'horreurs
>> le vengeur tout-puissant écarte lui-même le rideau ,
>> pour me faire voir les profondeurs de l'avenir. Mau-
>> dite soit l'heure à laquelle ma mère , en m'enfantant ,
>> a donné la première preuve de sa triste fécondité !
» Maudite soit la région où elles a senti les premières
>> douleurs de l'enfantement ! Périsse tout ce qui y est
>> né ! Que celui qui veut y semer , perde ses peines et
>> sa semence . >>>
M. Boucharlat n'a rien ajouté , ce me semble , à la
force de ce tableau . Il ena , au contraire , affaibli
quelques traits .
Que maudits soient les lieux où déchirant son sein
De cruelles douleurs la surprirent soudain ,
est un bien faible équivalent de : « Maudite soit l'heure
>> à laquelle ma mère , en m'enfantant , adonné la pre-
>> mière preuve de sa triste fécondité !>>>
Qu'en faut- il conclure ? que M. Boucharlat , avec le
talent pour les vers dont il vient de faire preuve , trouverait
sans doute à l'exercer bien plus heureusement sur
un sujet de son invention ; mais que ses traductions de
Gessner et d'Young ne peuvent guères être considérées
que comme des études qui , dans aucun cas , ne peuvent
être perdues pour les ouvrages en vers qu'il pourra publier
par la suite .
NOVEMBRE 1812 . 403
DE LA POÉSIE CHEZ LES DIVERSES NATIONS .
ne
FRAGMENT (*) .
IL n'y a point d'ordre chronologique pour la poésie , et
dans les siècles ténébreux qui précèdent les siècles historiques
, on voit croître et brillerle génie le plus parfait qui
ait jamais existé . Le Crescit eundo de Virgile ne saurait
être la devise de l'esprit humain , puisqu'une imagination
vive et sage peut résider au milieu de l'ignorance ,
de la barbarie , puisque les sentimens suppléent aux notions
, puisque très-souvent il procède du plus composé
au plus simple , et que la nature l'emporte quelquefo's sur
l'art . L'exemple- d'Homère , la rudesse des moeurs de ses
contemporains prouveraient-ils ppaass que la poésie est
plus dans le coeur que daus l'entendement , plus dans
l'abondance , la vivacité des sensations que dans la politesse
des manières ? Par-tout les modèles ont devancé les
règles. Il y eut de grands poëtes avant que l'on n'écrivît
des arts poétiques , et de sublimes orateurs avant qu'Aristote
n'eût écrit chez les Grecs le premier traité de rhétorique.
Homère , dit Quintilien , avait pratiqué les règles
de l'éloquence , que les rhéteurs , ses disciples , donnèrent
ensuite. Cette vérité pourrait s'étendre à toutes les
sciences dont s'enorgueillit notre âge. Avant qu'on inventât
la morale, on en connaissait tous les devoirs . "Aristide
, remarque éloquemment J.-J. Rousseau , avait été
juste avant que Socrate eût dit ce que c'était que la justice .
Léonidas était mort pour son pays avant que Socrate eût
fait un devoir d'aimer sa patrie ..... Avant qu'il eût défini
la vertu , la Grèce abondait en hommes vertueux . Puisqu'on
applique le raisonnement à l'étude des vertus , convenons
, en réfléchissant sur la vie de la plupart des écrivains
moralistes , que c'est la science au-dehors , et l'ignorance
au- dedans .
L'esprit humain , pour en revenir à notre sujet , ne suit
pas les lois que nous lui prescrivons si arbitrairement .
(*) Ce morceau est extrait de la seconde édition du Tableau historique
des nations , par M. Jondot; édition à laquelle l'auteur travaille
'encore. Il n'a presque laissé subsister de cet ouvrage que le titre , le
plan et une partie de l'introduction .
CC2
7
404 MERCURE DE FRANCE,
Quel phénomène ! la poésie ne fut parfaite que dans l'enfance
des sociétés ; L'immense trésor de connaissances
acquises depuis une longue succession de siècles n'a pu
encore nous dédommager de cette perfection étonnante ,
qui manque aux productions des âges postérieurs . Les
chefs -d'oeuvre littéraires des Romains ne sont que de magnifiques
reflets de l'antique poésie d'Homère , et l'on n'a
pu atteindre à la hauteur de ce premier modèle . Dans cette
même antiquité , David et Salomon étalaient les images les
plus riches , les plus sublimes dont le type semble être
perdu. Le goût , cette règle assurée du beau , ne résulte
donc pas essentiellement de la civilisation des peuples ,
puisque le chantre de la colère d'Achille eut cette règle , et
qu'il vécut néanmoins comme les Grecs des siècles héroïques
, ayant sous les yeux le spectacle de la barbarie de
ses compatriotes ? et cependant il vint à bout d'immortaliser
ces héros grossiers , et de les ennoblir par le moyen de
son magique pinceau . La civilisation toute entière était
concentrée dans l'esprit de cet homme admirable.
La douce flamme de la poésie pénètre aussi bien l'ame
des nations ignorantes que celle des nations éclairées et
polies. Vers le neuvième siècle de l'ère chrétienne , le siècle
defer, au fond du nord , dans la patrie de ces Danois si
féroces , alors la terreur de l'Europe , florissait une littérature
barbare , et paraissait l'Edda , ou mythologie islandaise.
Les Scaldes composaient , sous les livrées affreuses
du brigandage , des odes pleines de verve et de feu . Sur
leur Parnasse ensanglanté on n'entend que le cliquetis des
épées , le choc des boucliers et des lances , et leur farouche
génie bondit et s'irrite au milieu du tumulte des batailles
et du fracas des élémens . Les vents frémissent perpétuellement
sur leurs lyres sauvages . Ces poëtes se trainent sur
la tombe couverte de mousse , ou dans l'épaisseur des
forêts , ou sur des rochers arides , et de ces divers théâtres
de mélancolie , errent en imagination sur les nuages . Ils
s'appesantissent sur les mêmes idées , et se plongent dans
un vague indéfini ; chez euxla vivacité du sentiment supplée
à la disette des expressions .
Dans cette poétique de tristesse et de carnage , on démêle
pourtant des traits de douceur et d'harmonie. La
muse des Scaldes , ordinairement si rauque , qui fait du
walla hala une espèce de taverne où les guerriers , après
le trépas , s'enivrent de bière dans le crâne de leurs ennemis
à la table du dieu Odin , cette muse accoutumée à
NOVEMBRE 1812 . 405
nager avec délice dans le sang , trouve aussi le secret de
chanter avec grâce les charmes d'une jeune vierge , et
trace des peintures assez aimables , assez riantes de la
beauté. Le Danemarck civilisé n'a rien produit qui approche
de leurs singuliers chefs-d'oeuvre .
La vérité la moins équivoque , c'est que le génie , dans
ces âges, manque de récompense , et ne jouit que d'une
admiration stérile. Homère va mendierde porte en porte ;
ilmeurt , et sept villes se disputent la gloire de lui avoir
donné le jour. Son exemple nous prouve qu'il est plus
facile d'honorer un grand homme après sa mort que de
très -petit nombre de siècles
privilégiés , presque tous les favoris des muses , avant
d'exhaler leur dernier soupir , auraient pu s'écrier avec la
même donleur que Camoëns à l'hôpital : " A-t-on jamais
> entendu dire que sur un pauvre lit , sur un vrai théâtre
> de misère , la fortune ait présenté d'aussi grands revers ? "
son vivant. Excepté dans טמ
Il est facile de s'en convaincre , le génie poétique se
trouve indépendant des sciences , de la civilisation , et se
rencontre dans les longues et ténébreuses avenues qui précèdent
les siècles littéraires . Homère , source intarissable
d'idées poétiques , à laquelle puisèrent Eschyle , Sophocle ,
Euripide , appartient évidemment à la Grèce grossière et
sauvage. Le monotone mais sublime barde Ossian , que
l'on n'a pas rougi, dans les derniers tems , de comparer à
l'auteur de l'Iliade , appartient également à une nation
-agreste , et bornée à un système social peu différent de celui
des peuplades américaines . Les héros grecs d'Homère valaient-
ils mieux que les Scandinaves et les montagnards
écossais 2 On découvre dans les premiers , mêmes mouvemens
de colère , de sensibilité , de férocité , mêmes' caprices
, mêmes passions , en un mot, que dans les seconds .
Si les Scandinaves ne respirent que les combats , s'ils sont
implacables dans leurs vengeances , les Grecs , en Aulide ,
souillent l'autel de Diane du pur sang d'Iphigénie , et immolent
les prisonniers sur la tombe de leurs parens et de
leurs amis . Au tems d'Homère , les moeurs étaient aussi
féroces qu'à l'époque du siége de Troie , et les progrès des
lumières avaient été arrêtés par l'invasion des Héraclides .
La fureur forme la base de la poésie primitive des peuples ,
preuve que les conceptions sublimes de l'épopée peuvent
être senties et appréciées dans l'absence de toute civilisation.
Oui , l'histoire nous démontre cette vérité : l'arbre des
406 MERCURE DE FRANCE ,
sciences et des lettres fleurit au milieu des plus violentes
secousses des révolutions . Dans le premier des siècles
littéraires , celui de Périclès , les progrès de l'esprit humain
augmentèrent avec l'infortune des peuples , et les Grecs se
firent entr'eux une guerre de cannibales . Les massacres de
Corcyre , de Mycalesse , de Mytilène , de Mélos , de Platée ,
le massacre des Eginètes à Tyrée , l'assassinat des ambassadeurs
de Sparte par les Athéniens , se commirent dans
le même âge où les lettres brillèrent de l'éclat le plus vif.
Les prisonniers de guerre étaient égorgés par ces mêmes
Athéniens si ingénieux , si policés , si délicats dans leurs
discours , et qui s'attendrissaient à la représentation des
malheurs d'Edipe à Colone , et d'Iphigénie en Aulide . Il
y a donc visiblement deux espèces de barbarie , comme l'a
très - bien avancé un des rédacteurs du Journalde l'Empire :
la barbarie ignorante ou sauvage , et la barbarie savante ou
civilisée.
La poésie , dans le premier de ces états même , ouvreun
canal aux sciences , met en mouvement les facultés intellectuelles
, et souvent les sciences obstruent ce canal. Elles
se piquent d'approfondir toute chose , et n'effleurent que
les surfaces . Apeine ont-elles pris un certain essor qu'elles
dédaignent la source où elles ont puisé leurs connaissances
. Alors la poésie ne prouve rien auxyeux d'un géomètre
, et le philosophe la méprise comme un art inutile.
Le divin Platon , qui dut tant à la poésie , ne se fait aucun
scrupule de bannir tous les enfans d'Apollon de sa république
idéale.
Quand la science se montre avec orgueil , et s'empare
du sceptre littéraire , la poésie disparaît. Il suffit de jeter
un coup-d'oeil sur le siècle d'Alexandre et sur notre dixhuitième
siècle , pour comprendre cette nouvelle vérité.
Quelquefois la philosophie se lançant avec une ardeur
poétique dans les espaces imaginaires , s'ouvrant un labyrinthe
où elle s'égare , veut , à l'exemple de Lucrèce ,
emboucher la trompette épique , afin d'immortaliser des
systèmes non moins ridicules que désastreux ; mais la philosophie
qui monte sur la cime éclatante du Parnasse , avec
untel attirail , fatigue les oreilles , et ne dit rien au coeur.
C'est un lieu qui lui est interdit , à moins qu'elle ne renonce
à sa dialectique et à ses rêveries ; des abstractions ne sauraient
ni revêtir un corps , ni se reproduire sous des formes
agréables . L'auteur de la Nature des choses n'est réellement
poëte que dans sa belle invocation à Vénus , et dans
NOVEMBRE 1812 . 407
,
les épisodes où s'éloignant de ses atômes , de son monde
corpusculaire , de son grand tout , de ses corps générateurs
, il rentre dans l'aimable fiction , ou bien lorsqu'il
nous décrit les scènes visibles de la nature qu'il nous
peint les terribles phénomènes de l'univers , et qu'il nous
rattache à notre propre coeur par le tableau des misères de
l'homme . Sort-il un moment de son école d'impiété pour
considérer la voûte des cieux , et s'approcher du sanctuaire
de la divinité qu'il outrage ? Ce n'est plus un disciple ennuyeux
d'Epicure , c'est le rival d'Homère et de Pindare .
Ailleurs , c'est un assez mauvais physicien , un pitoyable
raisonneur , un insensé qui place son Epicure sur le trône
de l'Eternel , en s'écriant : « Ce fut un dieu , oui , un dieu ,
> illustre Memmius ...... Deus ille fuit , deus , inclute
Memmi. Quelles fleurs la poésie pourrait- elle cueillir
⚫au milieu du vide , de la théorie des sensations , des causes
finales , et des molécules homogènes ?
L'esprit humain eut toujours une certaine puissance productrice
, et fit sentir , dans tous les âges , son influence
énergique. Les sciences elles-mêmes , pour être cultivées
avec succès , n'attendent pas non plus la civilisation . Jamais
la nature ne brisa le moule d'où sortirent tant de chefsd'oeuvre
, depuis l'origine des sociétés . Dans les dixième
et onzième, siècles , appelés les siècles obscurs , siècles
d'ordinaire l'effroi des hommes qui se piquent de penser ,
quelle foule de poëtes , de philosophes et de beaux-esprits
parmi les Arabes et les Occidentaux ! Alfarabi , surnominé
l'Aristote de son siècle, Avicennes son disciple , poëte , médecin
, astronome , géomètre et physicien , Saint-Bernard ,
Abailard , Héloïse , n'ont-ils pas répandu une vive lumière
à travers les épaisses ténèbres dont nous supposons
tous les peuples environnés ? Dans la grande période des
quidités , des endités et de la science subtile , saint Thomas
d'Aquin fit paraître la Somme théologique , ouvrage .
qui, nous sommes forcés de l'avouer , renferme tout le
fond de la science métaphysique des modernes. On se
divisait alors pour des questions pointilleuses de scholastique
: on se divise aujourd'hui pour des questions non
moins ridicules , et qui tiennent à des systèmes autrement
dangereux que le formel et le virtuel. Les talens trop
volatilisés des écrivains du moyen âge allaient se dissipper
dans les subtilités de la dialectique.
Les champs de la poésie n'étaient pas plus incultes que
de nos jours ; mais , fatigués , rebutés de la pauvreté de
408 MERCURE DE FRANCE,
leur langue maternelle , les poëtes , émules d'Horace et de
Virgile , couraient se perdre dans les rayyoonnss de la gloire
de ces grands maîtres , comme vont encore s'y perdre tant
de poëtes latins dont les vers sont lus par un si petit nombre
d'amateurs . La poésie était étouffée en France sous la barbarie
du langage. L'instrument propre à orner la pensée
n'était nullement dégrossi. L'imagination vive et naïve des
poëtes s'émoussait et s'obscurcissait dans un jargon dur ,
inintelligible , et chargé des débris de plusieurs langues
septentrionales . On a besoin de raffraichir le vieux coloris
de quelques hommes éminemment poëtes , pour retrouver
leur verve et leur génie. Il n'en fut pas de même chez les
Grecs. Leur langue , dès l'origine , fut poétique , sonore ,
flexible , musicale , et prit tous les caractères de la régularité
, de la politesse , quoique les moeurs fussent âpres et
grossières . Elle s'était enrichie , en Asie , de figures brillantes
et de tours heureux. La langue française ne commença
à devenir vraiment poétique , n'acquit de flexibilité,
de clarté, et ne fut définitivement fixée que sur la fin du
règne de Louis XIII , c'est-à- dire , après plus de sept cents
ans de barbarie .
JONDOT.
BEAUX - ARTS .
SALON DE 1812 .
мм. GROS , REVOIL , VERMAY , MENJAUD ET COUPIN.
Je n'ai encore publié que quelques articles sur le Salon ,
et déjà l'on se plaint de ma sévérité. Il est vrai que j'ai dit
sans détour tout ce que je pensais ; mais je ne crois pas
m'être écarté des règles que prescrit la décence. L'envie
de nuire n'a pas guidé ma plume ; je n'ai caché ni le bien
nile mal , et c'est le seul moyen d'apprécier chaque chose
à sa juste valeur .
Il faut en couvenir , la critique n'a jamais été aussi en
horreur qu'elle l'est aujourd'hui ; jamais les auteurs et les
artistes n'ont eu les oreilles aussi délicates : la moindre
observation leur paraît une injure , et les éloges les plus
flatteurs suffisent à peine pour les satisfaire. Aquelle cause
doit-on attribuer cet accroissement d'amour propre ? à l'in
dulgence même des critiques . Cette proposition a quelque
chose de paradoxal , et demande à être développée. Parmi
NOVEMBRE 1812 . 409
,
les hommes chargés de rendre compte dans les journaux
des ouvrages soumis au public , il en est un grand nombre,
sans ddoouuttee , qui ont les connaissances requises pour
bienjuger; mais tous n'ont pas le courage d'énoncer librementleur
opinion; tous ne savent pas résister à l'influence
de l'amitié aux sollicitations dont on les accable , et à
tant d'autres considérations qu'il serait inutile de détailler
ici. Aussi voit-on chaque jour un peintre médiocre , un
apprenti poëte loués du même ton dont on louerait Raphaël
ou Michel-Ange , Racine ou le grand Corneille .
Que résulte-t-il de cette funeste complaisance ? l'homme
de mérite ne peut plus se contenter d'une approbation devenue
banale ; il faut chercher de nouvelles formules pour
lui plaire , et si par malheur on laisse échapper quelques
reproches au milieu des témoignages d'estime les moins
équivoques , il ne peut s'empêcher de crier à l'injustice et
à la malveillance. Ainsi la critique ayant perdu toute mesure
, n'a plus aucun but d'utilité .
Que doit faire cependant celui qui se propose de remplir
dignement cette carrière ? marcher droit devant lui sans
s'inquiéter des vaines clameurs dont il est l'objet. Si ses
opinions sont dictées par l'amour de la vérité , s'il ne cède
à aucune influence étrangère , il finira par obtenir l'estime
de ceux même qui ont cru d'abord avoir à se plaindre de
lui , et ses éloges mesurés auront plus de prix à leurs yeux
que les flatteries outrées dont ils partagent l'honneur avec
tant d'autres . Telles sont les réflexions que j'ai faites en
commençant ; telle est la ligne de conduite que je me suis
tracée , et dont je ne m'écarterai jamais .
M. GROS .
Nº 445. Charles - Quint venant visiter l'église de Saint-
Denis , où il est reçu par François Ier accompagné de ses
fils et des premiers de sa cour.
Depuis une dixaine d'années quelques jeunes gens désespérant
d'atteindre à toute la hauteur de l'art , et ne voulant
pas perdre entièrement le fruit de leurs études , se
sont créé un genre de peinture qui tient le milieu entre le
genre historique et le genre proprement dit. Dans cette vue
ils ont fait main-basse sur tous les grands personnages des
siècles passés , ont compulsé toutes les anciennes chroniques
de la chevalerie , ont étudié minutieusement les
usages et les costumes du bon vieux tems , et tout fiers de
leur nouvelle érudition se sont mis à l'ouvrage , en cher
410 MERCURE DE FRANCE ,
chant à imiter dans l'exécution la manière précieuse dont
les peintres flamands nous ont laissé de si beaux exemples .
Cette innovation a fait fortune , et l'on a vu des tableaux
de ce genre se vendre plus cher qu'un beau tableau d'histoire
. L'homme éclairé n'est pas la dupe de ces succès
éphémères ; mais il s'en afflige,parce qu'il craint de voirle,
goût du beau et du grand s'éteindre parmi nous . Qu'il se
rassure : nos artistes , enhardis par un premier triomphe ,
commencent déjà à sortir de la sphère étroite où ils auraient
dû se renfermer , et le public , témoin de leur impuissance,
ne tardera pas à revenir de son engouement , et à restituer
son estime au genre plus noble qu'il avait un moment
dédaigné.
Le sujet de Charles - Quint visitant l'église de Saint-Denis
aurait pu tenter quelqu'un de ces jeunes novateurs , et je
regrette vivement que cela ne soit pas arrivé. La comparaison
qu'on aurait pu faire des deux ouvrages aurait
prouvé mieux que tous les discours combien le peintre
d'histoire a de supériorité sur tous les autres . Au surplus ,
cette opposition n'est pas nécessaire pour faire sentir toutes
les beautés du tableau dont je m'occupe en ce moment.
Quelque favorable que soit l'opinion qu'on ait conçue du
talent de M. Gros , on est forcé de convenir qu'il s'est élevé
cette fois au- dessus de lui-même . Jamais il n'avait réuni ,
à un si haut degré , l'éclat à l'harmonie , la vigueur et la
solidité du ton à la transparence. La lumière répandue
avec profusion sur les principaux personnages , circule
néanmoins d'un bout à l'autre de la composition, sans
qu'on s'aperçoive des sacrifices que l'effet général a exigés.
Le ton des chairs et des draperies est riche , brillant et
varié , sans cesser d'être vrai . Toutes ces figures placées
sur un escalier et disposées en amphithéâtre se dégradent
avec un art extraordinaire , et rappellent le beau coloris
des peintres vénitiens. La tribune qui occupe le haut de la
composition ne produit pas un effet moins heureux : une
fenêtre , des bougies allumées , etune partie du trésor que
l'on voit sur le dernier plan, sont les moyens , dangereux
pour toutautre, dont M. Gros s'est servi avec succès pour
faire ressortir les personnages dans l'ombre dont cettetribune
est remplie .
En voilà assez pour donner une idée du mérite dont il
a fait preuve comme coloriste ; j'ose assurer qu'on ne le
trouvera inférieur dans aucune des autres parties de l'art,
On lui avait reproché jusqu'ici trop peu de sagesse dans
NOVEMBRE 1812 .
.
411
Pordonnance , un dessin souvent gigantesque et des expressions
exagérées. Le genre des tableaux qu'il avait exécutés
rendait ces défauts en partie excusables ; mais ils
auraient été tout-à-fait insupportables dans un sujet qui
exigeait précisément toutes les qualités contraires . Il a senti
lui-même l'écueil , et il a su l'éviter. Sa composition est
aussi simple qu'il soit possible de le désirer; toutes les
figures sont posées avec goût , et dessinées avec une finesse
et une élégance , qui font reconnaître l'école ( 1 ) où l'auteur
a puisé les premières leçons de son art. Les têtes ont
un beau caractère , et ce qui n'est pas moins rare , le caractère
qui leur convient : on reconnaît François Ir à son
air ouvert et plein de franchise ; sa politesse affectueuse
contraste très -bien avec la contenance réservée de Charles-
Quint , qui devait en effet se trouver un peu embarrassé
auprès d'un ennemi puissant, dont la loyauté connue n'excusait
pas tout-à-fait l'imprudence de sa démarche. Le
caractère de Henri II et de son frère n'est pas exprimé avec
moins de talent. Je louerai aussi le mouvement qui règne
parmi les spectateurs , la variété de leurs attitudes , et leurs
expressions si bien en rapport avec la scène dont ils sont
les témoins . On retrouve avec plaisir parmi eux la Joconde
et la belle Feronnière , dont le pinceau de Léonard de
Vinci nous a conservé les traits avec une si admirable
perfection.
On s'attend peut-être maintenant à me voir détailler les
fautes que j'ai remarquées dans cet ouvrage . Je ne puis
que répéter ce qu'on a déjà dit sur la ressemblance des
trois prêtres qui remplissent la droite de la composition ,
et surla négligence avec laquelle les terrains sont exécutés .
C'est là que se borne ma critique , et je partage l'opinion
générale qui donne le prix à ce tableau sur tous ceux de
cette exposition (2) .
N° 762. Le Tournoi.
M. REVOIL.
M. Revoil avait exposé au dernier Salon un ouvrage qui
fit la plus agréable sensation sur le public . Un dessin assez
(1) M. Gros est élève de M. David.
(2) Ondoit penser que je ne parle que des tableaux composés de
plusieurs figures . L'étude de vierge de M. Girodet est un trop bel
ouvragedans son genre pour être placée en seconde ligne.
412 MERCURE DE FRANCE ,
correct , l'extrême fini de l'exécution , la vérité des costumes
, l'importance des personnages , enfin une certaine
finesse dans l'expression séduisirent tout le monde , et fermèrent
les yeux sur les défauts . Ces défauts venaient en
partie de l'inexpérience de l'auteur ; on pouvait l'en avertir
sans le blesser. Instruit de ce qui lui restait à acquérir , il
eût dirigé ses études vers ce but, et ses efforts eussent été
sans doute couronnés d'un nouveau succès . L'encens dont
on l'a enivré a produit un effet tout contraire. Il a voulu
entreprendre ce qui était au- dessus de ses forces , et sa témérité
n'a pas été heureuse. Ce léger échec ne doit pas le
décourager , mais seulement lui inspirer plus de réserve
pour l'avenir . Je ne puis m'empêcher d'avouer que ces
figures jetées çà et là sur le premier plan ne remplissent
pas l'espace d'une manière convenable , que les chevaux
sont lourds et manquent de souplesse , que l'attitude des
deux chevaliers n'a rien d'héroïque , que la tête du fils de
Renaud est d'un caractère commun , enfin que ces grandes
tribunes d'un ton gris , qui forment le fond du tableau, nur
sent à l'effet plutôt qu'elles ne l'augmentent ; mais qu'on
examine avec soin les détails , et l'on trouvera une vigueur
et une transparence dans les ombres , un éclat dans les
lumières , et en général une fermeté d'exécution , que
M. Revoil n'avait pas portée aussi loin dans son premier
essai . Plusieurs parties , et entr'autres la tête du héraut qui
sonne du cor , sont très-bien peintes , et indiquent des
progrès seusibles dans le coloris. Je suis convaincu que
l'auteur prendra sa revanche avec avantage , si , à l'exemple
des peintres flamands dont il cherche l'exécution , il
veut se senfermer dans un cadre plus étroit , et ne pas
s'attaquer à des sujets qui réclament un pinceau plus vi
goureux que le sien .
M. VERMAY.
Nº 943. La découverte du droit romain .
A la prise d'Amalfi , dans la Pouille , au milieu des
scènes d'horreur que présente une ville livrée au pillage ,
l'empereur Lothaire II aperçoit un soldat qui , à l'aide de
son épée , déchire la riche couverture d'un manuscrit; il
jetteles yeux sur le texte , et découvrant les Pandectes de
Justinien , il écarte vivement le barbare du livre précieux
qui allait être à jamais perdu. L'Empereur en fit don aux
Pisans, en récompense des services qu'ils lui avaient rendus
NOVEMBRE 1812 . 413
dans cette guerre, et ordonna que les lois romaines seraient
désormais les lois de l'Empire.
On voit par cette description que M. Vermay a été encore
plus audacieux que M. Revoil. La scène qu'il a eu desseind'exposer
à nos regards était entièrement du domaine
de l'histoire. Il fallait même un peintre consommé pour
rendre le caractère un peu sauvage de ces tems d'ignorance
et de barbarie , sans trop s'éloigner de ce style grandiose
qui sait tout ennoblir; pour exprimer avec toute l'énergie
possible le tumulte affreux qui doit régner dans une ville
livrée au pillage ; pour peindre cette soldatesque effrénée
dont la soif de for augmente la férocité , et qui dans sa
fureur immole indistinctement et le pauvre et le riche , et
les femmes , et les enfans et les vieillards ; enfin , ce qui
estle comble de l'art , pour donner à la figure de Lothaire
l'air de noblesse et de dignité convenable à un souverain
assez grand pour préférer à tous les trésors que la victoire
amis en sa puissance , un recueil de lois , qu'il espère
faire servir au bonheur et à la civilisationde son empire.
On ne trouve rien de toutcela dans l'ouvrage deM. Vermay.
L'invention , le dessin , le coloris , les expressions , les caractères
, les ajustemens , la manière même de peindre ,
toutest d'une faiblesse extrême . Les deux principales figures
paraissent exécutées par un élève qui n'a pas encore surmontéles
premières difficultés de l'art . L'auteur a cependant
prouvé qu'il n'en était pas à son apprentissage . Je le prie
de croire que ces observations m'ont été inspirées par la
crainte de voir s'éteindre un talent qui s'était annoncé sous
de si heureux auspices .
Son tableau de Diane de Poitiers ( n° 944 ) est la preuve
qu'il n'y a rien de désespéré. Cette scène d'un genre plus
simple est agréablement disposée , l'effet est bien entendu
et l'exécution satisfaisante. Seulement les figures sontd'une
nature trop grêle et manquent toutes de derrière de tête :
c'estundéfaut dans lequel M. Vermay tombe presque toujours
, et dont il est nécessaire de le prévenir.
M. MENJAUD .
Nº 639. Fénélon rendant la liberté à unefamille protestantedétenue
depuis long-tems pour cause de religion .
On ne pouvait trouver un sujet plus intéressant et plus
digne d'être reproduit par la peinture. La manière dont il
est rendu annonce un artiste exercé , qui possède à un degré
à-peu-près égal toutes les parties de son art. Quelques per
414 MERCURE DE FRANCE ,
sonnes d'un goût délicat pensent qu'il aurait pu exprimer
avec plus de force la reconnaissance de ces malheureuses
victimes envers leur libérateur , et tirer sur-tout un plus
grand parti de ce vieillard aveugle qu'il a si heureusement
introduit dans sa composition; elles blâment aussi le ton
fade et décoloré de la tête de Fénélon , et la manière molle
dont les formes en sont accusées . J'ajouterai qu'on pourrait
désirer dans toutes les autres têtes une imitation plus
précise et plus étudiée de la nature , moins de maigreur
dans le caractère des mains , et des draperies d'un style
moins commun .
M. Menjaud nous a appris lui-même à être difficiles ; et
ces remarques ne tendent pas à atténuer le mérite qui existe
réellement dans son ouvrage , mais à indiquer ce qu'il était
en état de faire pour approcher plus près de la perfection.
Nº 640. Racine lisant à Louis XIV les Vies des Hommes
illustres de Plutarque.
Nº 641. Un marchand de salades s'introduitdans une
cuisine et profite du sommeil de la cuisinière pour voler
un verre de vin .
Ces deux jolis tableaux sont d'une moyenne dimension,
l'effet et l'exécution en sont très -agréables . Je louerai dans
le premier la tête de Racine : on sait que ce grand homme,
lisant au roi la traduction d'Amiot , subst tuait des tours de
phrase nouveaux à ceux qui avaient vieilli ; M. Menjaud a
très-bien rendu l'air réfléchi que ce travail devait lui donner.
Je remarquerai dans le second la figure entière du
marchand de salades , dont la forme , l'expression et la
couleur sont d'une très-grande vérité .
M. COUPIN ( DE LA COUPERIE. )
Nº 227. Les Amoursfunestes de Françoise de Rimini.
Il est inutile de décrire le sujet de ce tableau : il est assez
connu même de ceux qui n'ont pas lu le poëme du Dante,
dont il est un des plus beaux ornemens .
M. Coupin , je crois , ne s'était encore montré à aucune
exposition. Il ne pouvait débuter avec plus d'éclat , et je
serais bien trompé si ce premier succès n'était pas suivi de
plusieurs autres . Son talent est établi sur de trop bous
principes pour ne pas aller toujours en augmentant. Le
choix des attitudes et des formes , la fermeté du dessin , le
jet heureux des draperies qui couvrent le nu sans le cacher,
la vigueur et la précision du modeler, tout , jusqu'à l'éléi
1
i
NOVEMBRE 1812 . 415
gance des accessoires , annonce une excellente école et un
goût épuré. On aurait peu de choses à reprendre dans cet
ouvrage , si les deux têtes principales répondaient à toutle
reste . Celle de Françoise de Rimini estd'un petit caractère ;
la forme de celle dujeune homme est lourde, et le menton
rejeté en arrière détruit la pureté de l'ensemble ; toutes les
deux sont exécutées avec sécheresse et d'une faible couleur ,
Malgré ces fautes , qui échapperont à la vue du plus grand
nombre , ce tableau est un de ceux du même genre où ily
ait le plus à louer et le moins à critiquer .
S. DELPECH .
P. S. Je dois rectifier une erreur qui s'est glissée dans
l'article du 14 novembre : les figures du Jugement dernier
de Michel-Ange sont d'une proportion bien au- dessus
de la nature , mais elles paraissent plus grandes encore par
le grand caractère que le peintre a suleur donner .
LE BARON D'ADELSTAN ,
OU LE POUVOIR DE L'AMOUR .
(SUITE. )
Les choses en étaient là , quand Edmond, le jeune architecte
, reçut une lettre du baron d'Adelstan qui lui annonçait
son arrivée ; il en fit part aux vassaux , et tout fut en
mouvement pour la réception du seigneur du château . Ed- .
mond , qui avait beaucoup de goût et de talent , arrangea
une fête charmante, et composa une espèce d'intermède, où
Lise et Rose jouaient les premiers rôles. Tout réussit à
merveille ; le baron entendit de loin une musique champêtre
dans les avenues de son château qui formaient des
bosquets ; une illumination cachée dans les feuillages , laissait
voir, de tous côtés , des groupes de jeunes filles et de
jeunes garçons , tous vêtus de blanc , dansant sous les
arbres au son de quelques clarinettes et de flageolets qu'on
n'apercevait pas ; ils ressemblaient
reuses dans les Champs-Elysées . Adelstan ne savait pas si
ce n'était point un rêve . Edmond s'approche , l'aide à descendre
de sa chaise de poste , le conduit dans une cour
ombragée de beaux tilleuls ; dans le fond s'élevait la façade
élégante du pavillon neuf , ornée de lignes de lampions ,
et sur le portail on voyait en transparent le chiffre d'Adelsaux
ombres heu-
1
416 MERCURE DE FRANCE ,
tan et de Natalie . Cette porte s'ouvre , deux jeunes filles
s'avancent , mises comme deux nymphes de la fable; leur
vêtement léger , et dessiné d'après les beaux modèles de
l'antique , marquait leurs formes enchanteresses ; lescheveux
blonds de Lise et les beaux cheveux noirs de Rose
descendaient en boucles jusqu'à leur ceinture ; elles se tenaient
embrassées d'une main , et de l'autre balançaient
une chaîne des plus belles fleurs. Il était impossible de voir
sans un vifintérêt ces deux charmantes figures ; l'émotion du
baron était extrême ; c'était Hébé , c'était Vénus , l'imagination
la plus poétique ne pouvait pas aller au-delà de la
beauté de Rose . Elles s'avancèrent d'un pas léger , chantèrent
en partie un couplet sur l'arrivée du baron ; ensuite
Rose , avec une voix mélodieuse qui l'emportait sur toutes
celles qu'Adelstan eût jamais entendues , et avec une aimable
timidité , qui l'embellissait encore , chanta seule le
dernier couplet qui faisait allusion au mariage prochain
du jeune seigneur; en le finissant , elle et sa consime l'enchaînèrent
avec leur guirlande de fleurs , comme un emblême
du lien qu'il allait former . Où suis -je ? s'écriait
Adelstan dans son ravissement ; de quel charme suis -je
environné ! Filles célestes , êtes -vous des sylphides , des
déesses ? Vous n'êtes pas , vous ne pouvez être des mortelles
. Lise sourit ; monseigneur , lui dit- elle , vous êtes au
milieu de vos sujets qui vous révèrent et vous aiment . Ne
reconnaissez-vous pas Lise , monseigneur? dit le jeune
Werner en s'avançant , elle est revenue à Forstheim , Dieu
soit béni ! et belle comme vous le voyez .
Ah ! oui , c'est Lise , dit Adelstan ; et cette belle enfant ,
je crois aussi la connaître , mais j'ai oublié son nom.
C'est ma cousine Rose , monseigneur , dit Lise , la fille
de mon oncle le meunier des Roches .
Etj'ai vu souvent monseigneur , ajouta Rose avec timidité
, lorsqu'il chassait du côté du moulin et qu'il entrait
chez mon père .
Tu étais bien enfant , lui dit Adelstan, mais cependant
j'éta s sûr de t'avoir déjà rencontrée , et à présent, Rose ,je
ne t'oublierai plus de ma vie , ni ton nom qui te va si bien ,
ni tes traits , ni ta charmante voix. Il la pria de chanter
encore , elle répéta le même couplet. C'estbien dommage,
dit-elle quand elle eut fini , que la fiancée de notre seigneur
ne soit pas aussi de la fête .
Vous avez raison , dit le baron , mais je vais choisir
parmi ces jeunes beautés celle qui représentera ce soir la
NOVEMBRE 1812 .
417
etrangere
SERVE
belle Natalie d'Elmenhorst. Lise , je ne veux pas t'enlever
à Verner , il m'en saurait trop mauvais gré : mais ta cousine
, la charmante Rose , engage -la , je te prie , d'être pour
ce soir ma danseuse et ma fiancée ; elle est
de cette manière il n'y aura pas de jalousie ; à moins que A
votre coeur n'ait déjà fait un choix. Je le croirai, si vous me
refusez , ma belle enfant , ajouta-t-il en lui présentant la
main. Rose y plaça la sienne en rougissant et baissant les
yeux , et il commença à walser avec elle , et ne la quitta plus
de la soirée ; souvent il l'appelait sa chere Natalie , eur
disait qu'elle lui ressemblait beaucoup , à l'exceptiogr
pendant qu'elle avait les cheveux noirs , et le temt ple
foncé et plus animé que Mlle d'Elmenhorst , qui eta
blonde , très -blanche , et assez pâle . Rose était aussi plus
grande et plus élégante , elle dansait avec grâce ,
et légèreté ; Adelstan en était enchanté. Aucun des villageois
n'osa demander celle qui représentait la fiancée de
leur seigneur , en sorte qu'à l'exception d'une walse avec
Lise , à qui il parla sans cesse de sa cousine , il dansa ou
causa tout le soir avec elle .
mesure
Peu-à-peu elle perdit cette timidité qu'elle avait d'abord ,
sans cependant sortir des bornes du respect et de la plus
sévère décence . Il voulut l'embrasser à la fin d'une
danse , en lui disant qu'en qualité de sa future elle ne pouvait
lui refuser un baiser; elle le refusa cependant avec
une fermeté et une douceur qui lui en imposèrent; il n'osa
pas insister , et fatigué de son voyage , il se retira , emportant
avec lui l'image de Rose , qui se mêla dans ses songes
avec celle de Natalie . Il apprit le lendemain de son valetde-
chambre , qu'elle n'avait plus voulu danser depuis qu'il
s'était retiré , et qu'elle avait quitté la fête bientôt après ,
et même avant sa cousine ; il en fut singulièrement ému ,
et pendant son déjeûné avec Edmond , il ne fut question
que de la belle Rose , dontle jeune architecte paraissant aussi
fort enchanté. Je suis persuadé , disait Edmond , que si
Rose était vêtue comme la comtesse d'Elmenhorst , elie serait
tout aussi belle. Mille fois plus , s'écriait Adelstan , et
même dans son costume de village , elle ne trouvera rien
qui l'efface ; ce corsage noir marque si bien sa belle taille ,
s'assortit sibien avec la couleur de ses cheveux! J'ai toujours
préféré les brunes , ajoutait-il vivement , et sous ce rapport
encore , Rose l'emporte mille fois sur Natalie , à qui
d'ailleurs elle ressemble extrêmement , à ce qu'il me semble
au moins; j'ai peu regardé la petite d'Elmenhorst .
Dà
1
418 MERCURE DE FRANCE ,
-En revanche vous avez beaucoup regardé Rose , dit
Edmond avec une nuance de dépit .
-Je l'avoue , mon cher Edmond ; ainsi que vous,je
trouve cette jeune fille ravissante , et puisque nous sommes
du même avis sur sa beauté , voulez-vous que nous allions
ensemble lui faire une visite ? Soyons rivaux de bon accord.
-Rivaux ! monsieurle baron , je ne me donnerai pas les
airs dêtre le vôtre . Quoique Rose ait représenté hier votre
fiancée , ce n'est pas Rose qu'il m'est défendu d'aimer , et
sûrement elle ne s'attend pas à la visite de son seigneur ,
de l'époux de la comtesse d'Elmenhorst .
Elle l'aura cependant , je veux demander à son oncle
la musique de vos couplets ; elle est vraiment charmante ,
et ferait honneur à un habile compositeur. Ilprit Edmond
sous le bras , et ils allèrent chez M. Bolman : c'était le nom
du chantre . On comprend qu'il fut extrêmement flatté ,
lorsquele baron , grand connaisseur et musicien lui-même,
Ini demanda l'air qu'il avait composé pour la fête , et lui
dit qu'il voulait le faire connaître à la cout; il courutau
jardin où étaient les deux cousines pour qu'elles vinssent
le chapter au clavecin. Il faut aussi , disait-il , que son
excellence entende l'accompagnement. Adelstan et Edmond
le suivirent et trouvèrent Lise et Rose travaillant
ensemble sous un fenillage , dans leurs simples habits villageois
, le grand chapeau de paille sur la tête , moins belles
peut-être que la veille , mais cent fois plus jolies.
Elles se levèrent avec embarras en voyant entrer le baron
: Monseigneur , dirent-elles en baissant les yeux .
-
ma
Vous croyez peut-être que sa visite est pour vous ,
petites filles , dit le chantre : eh bien ! vous vous trompez ,
c'est pour moi , c'est
musique; jJee vous le disaisbien
qu'il était charmant mon air , et qu'il ferait du bruit. Monseigneur
veut le chanter au prince , rien que cela , mesdemoiselles
, et qui sait si la princesse ne lui fera pas l'honneur
de le chanter elle-même! je ne sais ce que je donnerais
pour l'entendre . Allons , venez le chanter en partie,
je vous accompagnerai ; monseigneur verra ce que c'est, il
ne peut s'en faire une idée .
Adelstan ne songeait plus du tout au prétexte de sa visíte
, ses regards étaient attachés surRose ; un corsetblanc
serré assez négligemment dessinait ses formes charmantes ;
ses bras , dont chaque mouvement était une grâce , n'etaient
recouverts que dans le haut , par une manche de
chemise bouffante; de longues tresses de cheveux noirs
NOVEMBRE 1812 . 419
sejouaient autour , et en faisaient ressortir la blancheur.
Embarrassée des regards ardens du baron , elle se détourna
et baissa sur ses yeux son grand chapeau de paille .
-Allez-vous-cueillir un bouquet pour votre fiancé , belle
Rose ? lui dit Edmond .
-Rose n'a point de fiancé , M. Edmond ; lui réponditelle
, aujourd'hui je ne suis plus Natalie.
-Je venais vous prier de l'être encore , lui dit Adelstan ,
et de vouloir bien la représenter pendant tout mon séjour
ici ; ce rôle ne vous engage qu'à recevoir des fleurs , et ma
visite le matin , et à danser avec moi quand les jeunes
gens danseront ; n'y consentez-vous pas ? M. Bolman
parlez pour moi , dites à votre nièce de se prêter à cette
innocente plaisanterie .
,
-Allons , Rose , ne fais pas l'enfant , dit le chantre , tu es
bien heureuse de représenter une baronne et de danser
avec monseigneur .
-Et sur- tout d'être la nièce d'un aussi bon compositeur,
dit Adelstan. Bolman se rengorgea ; Rose devint comme
la fleur dont elle portant le nom..... Eh bien ! vous serez
donc ma Natalie quelques jours encore ,je vous le demande
en grace , c'est presque comme si j'avais son portrait .
Je voudrais savoir , dit Rose à demi-voix , si M¹¹ d'Elmenhorst
serait contente qu'une simple paysanne osât la
représenter .
-Elle en serait flattée si elle pouvait vous voir. Ne
doit-elle pas l'être de ce que je choisis pour me la rappeler
la plus jolie personne que j'aie rencontrée , et qui
réellement lui ressemble un peu? Allons , c'est arrangé ;
venez ma chère future , dit-il en passantlejoli bras de Rose
sous le sien , venez m'enchanter encore par une voix que
Natalie envierait si elle pouvait l'entendre .
-Ah ! sans doute , dit Rose , elle chante bien mieux
qu'une pauvre jeune fille qui ne sait rien , qui n'a rien
appris.
-
Ses talens ne sontpas encore développés , dit Adelstan,
et la nature a bien plus fait pour toi , que ne peut faire
l'art pour Natalie .
Ils arrivèrent au clavecin de maître Bolman , qui s'y
plaça et joua mieux qu'on n'aurait pu l'attendre d'un virtuose
de village ; il est vrai que les voix réunies des deux
jeunes filles , si fraîches , si justes , si harmonieuses , ajou-
Dd122
420 MERCURE DE FRANCE , '
taient beaucoup au charme de la composition. Voici les
couplets qu'elles répétèrent.
Premier couplet à deux voix .
Seigneur chéri , dans ton village
Tous les voeux bâtaient ton retour ;
Nos coeurs te présentent l'hommage
D'un doux respect , d'un tendre amour.
Quand pour nous tu quittes la ville
Tu vois les heureux que tu fais ;
Jouis , dans ce champêtre asile ,
De leur bonheur , de tes bienfaits .
Rose seule .
Chez les grands le bonheur est rare ,
Et d'eux tout semble s'éloigner ;
Le doux hymen qui se prépare
Près de toi saura le fizer.
Toujours avec ta Natalie ,
Uni par un lien de fleurs ,
Jusqu'à la fin de votre vie ,
Vous trouverez le vrai bonheur .
En choeur .
Noble Adelstan , charmante Natalie ,
Pour vous l'hymen se couronne de fleurs ;
Jusqu'à la fin de la plus longue vie
Vous saurez fixer le bonheur .
Ces Messieurs restèrent avec les deux cousines pendant
que Bolman mettait au net la copie qui devait être montrée
à la cour , et la visite fut longue. En partant, Adelstan réclama
encore son droit de futur pour obtenir un baiser de
la belle Rose ; elle s'y refusa avec la même fermeté que la
veille ; mais elle mit de plus une nuance amicale et sérieuse
faite pour imposer au plus téméraire , et qui eut cet effet
sur le baron. Il ne pouvait comprendre d'où lui venait
cette timidité , lui si vif, si entreprenant , qu'il avait ordinairement
obtenu avant même que de demander , et surtout
avec les jeunes villageoises; mais celle-ci avait dans
sa manière une telle décence et une réserve si naturelle ,
qu'elle le forçait au respect.
De retour au château , ils ne parlèrent que de la charmante
Rose : elle avait dit à Edmond, lorsqu'elle étaitarri
NOVEMBRE 1812 . 421
vée à Forstheim , qu'elle n'y resterait tout au plus qu'une
quinzaine de jours , et ily en avait déjà huit qu'elle y était ;
il le dit au baron qui en parut consterné , il n'avait pas imaginé
qu'elle pût partir avant lui; encore quelques jours et
peut-être ne la reverra-t- il jamais . Il fut rêveur toute la
journée , et put à peine se prêter à examiner avec l'architecte
les réparations que celui-ci avait dirigées ; il les
regardait d'un air distrait , occupé , sans les approuver ni
les blâmer : lorsqu'on lui montra l'appartement de la future
baronne d'Adelstan , il soupira en pensant que là finirait
le rôle de la belle Rose , et que ce n'était pas elle qui l'occuperait.
Edmond le regardait d'un air étonné , personne
cependant ne devait l'être moins que lui ; s'il avait cherché
au fond de son coeur, il y aurait trouvé la même image , la
même pensée que dans celui d'Adelstan , ou du moins tout
le prouvait.
Le lendemain était la fête de la Pentecôte , ils résolurent
d'aller à l'église où les jeunes cousines se trouveraient sûrement.
En sortantle matin, le baron fut agréablement surpris
de trouver toute la façade de son château ornée de guirlandes
de fleurs ; il savait que c'était l'usage dans ce village de décorer
ainsi la veille de la Pentecôte les maisons des personnes
qui intéressent le plus vivement. Il admirait le goût
et la grâce de cet arrangement , lorsque quelques éclats de
rire l'attirèrent dans un cabinet de feuillage; il y trouva
Lise, Rose et Verner tenant encore le reste des fleurs ; pour
le coup les deuxjeunes filles furent embrassées avantmême
qu'elles eussent pu songer à se défendre. Verner ne put
pas être jaloux du baiser donné à Lise , il ne fut que pour
la forme ; Rose eut le dernier : Adelstan ne put le poser
sur ses lèvres ainsi qu'il en avait le désir , elle se détourna ;
il ne put qu'effleurer sa joue , mais ce moment fut plus
doux pour lui que tous les baisers qu'il avait donnés et
reçus en sa vie .
Tu as donc pensé à ton fiancé ce matin , chère Rose , lui
dit-il en lui serrant la main .
C'était mon devoir , répondit-elle en souriant ; mais
pourquoi mon Adelstan ne me nomme-t-il pas sa Natalie ?
Je la représente, il doit me donner ce nom , dit- elle en
souriant.
Ton Adelstan ! répéta-t-il avec passion , ah ! oui , ton
Adelstan ; à toi , à toi seule , ma Rose chérie ; et il pressa
avec ardeur la main qu'il tenait dans les siennes ; il crut
sentir qu'elle était aussi légèrement serrée par celle de la
1
423 MERCURE DE FRANCE ,
belle Rose : elle gardait le silence , mais ce silence même
et son embarras lui disaient bien des choses . Combien de
fois , avec moins d'encouragement , il avait obtenu l'aveu
positif et la preuve d'un amour qu'on voulait lui cacher ;
à-présent aussi ému , aussi déconcerté que Rose elle-même ,
iln'ose rien exprimer parce qu'il sent tropvivement et qu'il
craint d'offenser ....... une petite villageoise...... qu'il ne
peut s'empêcher de respecter . Ses sens , ou la vanité avaient
jusqu'alors été seuls en jeu quand il croyait aimer ; pour
la première fois de sa vie un sentiment vrai remplit son
coeur, l'occupe en entier et le rend timide . La cloche sonna
et les avertit que le service divin allait commencer ; ils entrèrent
dans le temple . Rose et Lise se placèrent au milien
de leurs compagnes , Adelstan dans sa tribune seigneuriale;
ses yeux ne quittèrent pas Rose , qui n'y faisait en apparence
nulle attention; elle écoutait le prédicateur , ou ses
yeux étaient baissés sur son livre de prière . Lorsqu'on
chanta les cantiques , sa voix se fit distinguer par sa brillante
étendue et son harmonie; Adelstan croyait être au
ciel ; pour la première fois de sa vie aussi , il aurait voulu
que le service se prolongeât, et prier avec Rose , chanter
avec Rose ; Rose enflammait son coeur d'une dévotion qu'il
connaissait point encore . En sortant de l'église , il les
joignit de nouveau , et dit à Lise qu'elle devrait conduire
l'après-dîner sa cousine dans les beaux jardins du comte
de Salm , dont la terre touchait à la sienne ; ils étaient célè
bres par les ornemens , les grottes , les fabriques et lesjets
d'eau. La proposition n'était pas désintéressée ; il avait
promis à la comtesse de Salm de dîner chez elle ; il voulait
par cemoyen se donnerl'espérance de revoir Rose pendant
cette journée , qu'il regardait comme perdue. On s'était
réjoui au château de Salm de voir le gai, le brillant Adelstan,
de l'entendre parler de la ville, de la cour, des plaisirs,
avec cette légèreté , cette grâce qui le caractérisaient et en
faisaient un convive très-agréable; mais cette fois leur attente
fut trompée ; sérieux , distrait , répondant à peine,
aux questions qu'on lui faisait, il ne pensait qu'à l'espoir
de s'échapper en sortant de table et de trouver sa belle .
Rose dans le parc de son ami. Chacun fut frappé de son
changement, on en fithonneur à sa jolie future ; on le plaisanta,
on lui assura qu'il fallait, ou qu'il fût passionnément
amoureux d'elle , ou au désespoirde se marier ; qu'il n'avait
qu'à choisir entre ces deux alternatives. Quelques jeunes ,
gens prétendirent qu'il était déjà sous la férule de sa rigoune
1
NOVEMBRE 1812 . 423
reuse et sentimentale belle-mère , et qu'elle l'avait déjà
rendu raisonnable. Mais on eut beau faire , on ne put parvenir
à l'égayer , il ne songeait qu'à Rose , et le reste de
l'univers était nul pour lui .
Après le repas , la compagnie se répandit dans les jardins
. Le baron recherchait tous les sites qui ordinairement
attirent la curiosité des campagnards , il espéraity trouver
les jolies cousines; pendant long-tems il les chercha inutilement;
enfin il vit sortir d'une grotte , d'abord les parens
de Lise , puis Lise elle-même avec son Verner , puis enfin
Rose , qui parut la dernière avec un air assez rêveur , et
regardant aussi de tous côtés . Adelstan courut à elle , lui
offrit son bras , etlorsqu'ils furent tous les deux un peu revenus
de l'émotion que leur avait causée cette rencontre , il
lui parla des différentes beautés du parc , et fut surpris de son
bon goût et de la justesse de ses observations , exprimées cependant
avec une naïveté villageoise qui les rendait encore
plus piquantes. Ce fut avec un vrai chagrin qu'il vit s'approcherd'eux
quelques personnes de la compagnie du château ;
il aurait voulu pouvoir dérober Rose à tous les regards , et se
repentait mortellementde l'avoir engagée à venir; il redoutait
pour elle l'admiration familière des jeunes hommes
l'air de hauteur des femmes ; il se rappelait qu'en pareille
occasion lui-même avait souvent donné l'exemple de ce ton
léger avec les jeunes etjolies paysannes ; il sentait qu'il lui
serait impossible de supporter que Rose ne fût pas traitée
avec respect . Son trouble se peignait sur sa physionomie ,
Rose retira son bras , le pria d'aller rejoindre ses amis , et
s'appuyant sur sa cousine , elle l'entraîna en courant d'un
autre côté ; Adelstan en fut quitte pour quelques plaisanteries
sur les jolies nymphes bocagères qu'il avait rencontrées ,
et qui le fuyaient si rapidement.
C'étaitun antique usage à Forstheim de donner une fête
le troisième jour après la Pentecôte; des jeunes filles se
disputaient le prix de la course , et les jeunes garçons celui
de l'arc. Lorsque le seigneur y était , c'était lui qui distribuait
les prix, et toute la noblesse du voisinage y était invitée.
On ne voulut pas manquer cette occasion de s'amuser
, et l'on pria le baron de rendre la fête de cette année
aussi brillante qu'il lui serait possible , en l'honneur de son
prochain mariage. Il ne put s'y refuser , mais ses craintes
surRose recommencèrent ; il avait cependant aussi le désir
de la voir se distinguer et briller à la course , à la danse ,
et d'avoir peut-être à la couronner comme la reine de la
434 MERCURE DE FRANCE ;
fète : il revint plus tôt chez lui pour en faire les préparatifs
avec le jeune architecte .
Adelstan ne le trouva pas au château , et l'envoya chercher;
Edmond se fit attendre , et en entrant chez le baron
il s'excusa sur la peine qu'il avait ene à s'arracher de chez
Bolman et à quitter la belle Rose , qu'il avait laissée avec
bien du regret. Personne ne doit mieux que vous me comprendre
et me pardonner , M. le baron ; à ma place vous
auriez fait comme moi. Adelstan fut obligé d'en convenir ,
ainsi que de sa jalousie ; il trouvait Edmond trop heureux
d'avoir passé ainsi quelques heures avec Rose , et il aurait
bien voulu en effet être à sa place .
Le jour suivant il ne vit point Rose : au moment où il
allait sortir pour l'inviter lui-même à la fête du lendemain ,
plusieurs visites du voisinage arrivèrent ; à peine put-il
prendre sur lui de les recevoir avec politesse et de dissimuler
sa mauvaise humeur ; mais ne voulant pas au moins
qu'Edmond fût plus heureux que lui , il le pria de rester
et d'expliquer aux visiteurs ses plans d'architecture pour le
nouveau pavillon qu'il faisait élever; il s'aperçut bien que le
jeune homme en était fort contrarié , mais ill'était lui -même
bien plus encore . Les importuns s'aperçoivent rarement de
l'importunité qu'ils causent ; ceux-ci restèrent si tard , qu'il
fut impossible de penser à voir Rose; il fallut renvoyer au
lendemain , et la peur de quelque obstacle fit qu'il y alla
dès qu'il fut levé. Il eut le bonheur de la trouver seule
dans le jardin ; elle était assise sous un arbre , ses deux
mains jointes et ses yeux élevés au ciel ; elle paraissait
faire sa dévotion du matin. Il l'observa long-tems sans
être aperçu ; au bout de quelques instans elle plia les
genoux et articula à demi-voix sa prière ; Adelstan crut
entendre prononcer son nom . Emu , transporté , il s'approcha
de l'ange qui semblait intercéder pour lui , et lui
adressa la parole.
Pour qui donc priez-vous si ardemment ? chère Rose ,
lui dit-il en saisissant une de ses mains . Effrayée , interdite
, elle se leva et retira sa main en rougissant. Ah ! si
tu voulais prier aussi pour moi , continua-i- il , j'ai tant de
choses à demander au ciel , et les prières d'un ange innocent
et pur comme toi , doivent être exaucées .
Rose avait les yeux baissés , elle les releva , et le regardant
avec sérénité , elle lui dit : Pourquoi , monsieur , ne
vous avouerai-je pas la vérité ? dans ce moment je priais
pour vous .
NOVEMBRE 1812 . 425
Adelstan ne put s'empêcher de la serrer dans ses bras:
Tu souhaites donc mon bonheur? lui dit-il à demi-voix .
De tout mon coeur , répondit-elle vivement émue ; je ne
souhaite rien plus au monde que de vous voir heureux avec
votre fiancée , et je priais aussi pour elle .
Acemot, les douces illusions d'Adelstan s'évanouirent;
dans ce moment Natalie était bien loin de sa pensée ; il
ne voyait que Rose , il n'attendait de bonheur que d'elle ,
et il ent du dépit de ce que c'était elle qui lui rappelait sa
future épouse.
Tu ne connais pas Mlle d'Elmenhorst , lui dit- il , comment
peux-tu prier pour elle ?
- Comme je prie pour vous ; elle doit être votre compagne
, puis-je former pour vous quelques voeux qu'elle ne
partage pas , puisque c'est d'elle que vous tiendrez le bonheur?
deux coeurs unis n'en font qu'un .
Oui , fille charmante , s'écria le baron en s'approchant
tout près d'elle , oui , tu dis vrai , deux coeurs unis n'en
font qu'un , et l'amour seul peut rendre heureux..... Mais
nous autres gens de cour , nous ne nous marions pas par
amour.
-Il est donc bien inutile que je prie pour votre bonheur,
car bien certainement vous ne pouvez pas être heureux
, puisque vous n'aimez pas .
-Ah ! Rose , Rose , nous aimons aussi , nous aimons
passionnément.
- Je ne vous entends pas , monsieur , qui donc aimezvous
?
Toi , Rose , allait-il dire , mais le maintien de cette
jeune fille avait quelque chose de si pur , de si candide ,
tout respirait en elle une telle vertu , une telle innocence ,
que cet aveu resta suspendu sur ses lèvres , et qu'il n'osa.
l'articuler : Nous aimons , dit-il seulement , ce que notre
coeur nous ordonne d'aimer , celle vers qui on se sent irrésistiblement
entraîné , et rarement , très-rarement c'est la
personne avec qui nous sommes forcés de nous unir , et
que nous connaissons à peine.
-Ah ! mon Dien, que les femmes de condition sont
malheureuses ! dit Rose d'un air touché ; que je lęs plains !
-Plusieurs d'entr'elles font comme nous , elles aiment
ailleurs .
-Est-ce que votre future fera de même ?
-J'en doute , elle est trop sévérement élevée , sa mère
ne la perd pas de vue un instant. Mais , de grace, laissons426
MERCURE DE FRANCE , NOVEMBRE 1812 .
la pour le moment; parlons de toi , chère Rose : tu dis
que l'amour est le premier des bonheurs , qui est-ce qui te
l'a appris ? tu as donc un amoureux ?
:
- Non , hélas ! non ,
embarras .
-
je vous le jure , dit- elle avec
Et cependant tu connais si bien l'amour ; d'un seul
mot tu viens de le définir . C'est , m'as-tu dit, l'union de
deux coeurs qui n'en font qu'un ; c'est l'unique moyen de
bonheur ; n'as -tu pas dit ainsi , Rose? Je te le demande
encore , qui t'a appris à le connaître si bien ?
àla
-Lise et Werner , dit-elle en souriant ; et s'échappant
avec la légèreté d'un oiseau , elle courut les joindre ,
porte du jardin , où ils entraient .
Adelstan la suivit; il invita les deux cousines pour les
courses de l'après - midi et pour la collation au château , et
rentra chez lui dans un trouble inconcevable .
Il s'enfonça seul dans son parc , et réfléchit sur sa situation;
il ne put se dissimuler à lui-même qu'il était passionnément
amoureux de la charmante villageoise , et que
ce sentiment n'avait aucun rapport avec tout ce qu'il avait
éprouvé jusqu'alors : au désir ardent de la posséder , de
passer sa vie entière avec elle , se joignait tout aussi vivement
une crainte extrême de la rendre malheureuse , et
l'horreur d'abuser de l'ascendant qu'il prenait sur elle ,
pour l'entraîner à sa perte ; il voyait , il sentait qu'elle l'aimait
aussi en dépit d'elle-même , et il ne savait s'il devait
s'en réjouir ou s'en affliger. Son propre coeur , ses désirs ,
ses espérances , étaient une énigme pour lui; il ne savait
ce qu'il devait souhaiter. Le plus sage aurait été sans doute
de s'éloigner de cet objet si dangereux; mais c'était déjà
trop tard , il n'avait plus la force de quitter Rose ; il lui
semblait que le jour où il se séparerait d'elle , serait le
dernier de sa vie. Il rentra fatigué de ses pensées , n'ayant
rien conclu , rien décidé sur son sort , et uniquement
occupé de celle qu'il aurait dû oublier , et oubliant celle
qui aurait dû l'occuper.
( La suite au numéro prochain .)
POLITIQUE.
Les Américains ont continué de livrer de petits combats
sur les frontières du Canada aux Anglais et à leurs sauvages
alliés . Ces engagemens n'ont pas été sérieux ni décisifs
; mais ils confirment ce qu'annoncent les lettres
d'Halifax et de New-Yorck , que tous les efforts de l'amiral
anglais Warren pour amener une conciliation seront inutiles.
Vous apprendrez , porte une lettre du théâtre de la
guerre , vous apprendrez bientôt de notre part des traits de
courage dignes d'éloges ; nous sommes déterminés à ne
pas perdre un pouce de terrain , tant qu'il nous restera un
souffle de vie , de la poudre et du plomb. Le général Blomfield
a réuni ses forces à Plattsbourg : les Américains paraissent
espérer des secours de la France , et les Anglais ,
au nombre des conjectures qu'ils font sur la nature de nos
rapports avec les Américains , pensent que ces derniers
demandent au gouvernement français 12 vaisseaux de ligne
et 36 frégates , qui seraient montés par des Américains ,
et employés pour combattre la marine anglaise dans les
parages de l'Amérique du nord. Dans celle du midi , on
parle d'un rapprochement entre les partis de Buenos-
Ayres et de Monte-Vidéo; le siége de Monte-Vidéo n'a
pas été continué , et on croit à un accommodement . La
junte de Buenos-Ayres a fait , à cet égard , des ouvertures
pacifiques à Monte-Vidéo .
Le parlement britannique a dû se réunir le 24 de ce
mois ; c'est le 30 que le prince-régent prononcera un discours
sur le trône ; et qu'ensuite , si l'on en croit le bruit
public à Londres , M. Vansittar viendra répondre aux
adresses des deux chambres , en proposant encore une
augmentation de la taxe sur les revenus . Le ministre aura
à parler des affaires de la Sicile , et de l'empiétement sans
cesse renaissant de lord Bentinck, de la maladie sériense
du prince héréditaire , de la situation précaire de la famille
régnante sicilienne. Il aura à entretenir le parlement de la
santé du roi , toujours la même , et toujours alarmante ,
soit que les accès soient fréquens , soit qu'un long intervalle
les sépare; il aura à rendre compte sur-tout de la
428 MERCURE DE FRANCE ,
conduite de lord Wellington , de la retraite de l'armée anglaise
de devant Burgos , et enfin de la rentrée des Français
à Madrid.
L'avant- garde des Français est , en effet , entrée à Madrid
le 1 novembre à dix heures du soir ; elle se composait
de 15 mille hommes ; le corps entier du maréchal
Soult est de près de 60 mille ; le maréchal duc d'Albufera
continuant à observer les mouvemens de l'armée de
Maitland; tandis qu'au nord , lord Wellington est placé
dans la nécessité , ou de s'arrêter devant l'armée de Portugal
qui le poursuit , ou de se réunir à Hill , qui s'est
dirigé sur Aranjuez , ou de rentrer dans les lignes du Portugal.
Ces faits résultent du rapport même de sa seigneurie
à lord Bathurst. Dans ce rapport , lord Wellington retrace
succinctement les événemens du siége de Burgos ; il rend
un éloquent hommage à la bravoure du commandant de
la place , à la fidélité héroïque du soldat français . « Mais ,
dit-il , dans la matinée du 21 , je reçus une lettre de sir
Rowland Hill , en date du 17 , par laquelle il m'informait
de l'intention que l'ennemi avait de se reporter vers le Tage,
qui était déjà guéable en plusieurs endroits pour les individus
, et paraissait devoir l'être pour une armée .
>>Le château de Chinchilla s'était rendu le 9 de ce mois.
On croyait que les forces que l'ennemi avait dans Valence
ne montaient pas à moins de 70,000 hommes , dont
on s'attendait qu'une grande partie serait disponible et employée
hors de ce royaume .
J'avais ordonné au lieutenant-général sir R. Hill de se
retirer de sa position parle Tage; il croyait ne pouvoir pas
s'y maintenir avec avantage ; et il était nécessaire que je
fusse près de lui , afin que le corps que je commande ne
fût pas isolé , d'après les mouvemens qu'il pourrait se
trouver dans la nécessité de faire : en conséquence , je
levai le siége de Burgos dans la nuit du 20 , etje fis rétrograder
toute l'armée vers le Douro .
» Je regrettai vivement le sacrifice que j'étais ainsi obligé
de faire . V. S. sait que jamais je ne me suis flatté grandement
de réussir dans le siége de Burgos , quoique je considérasse
le succès comme pouvant être obtenu dans un
délai raisonnable , même avec les moyens qui étaient en
mon pouvoir. Si l'attaque faite sur la première ligne le 22 ,
on celle du 29 eussent réussi , je crois que nous eussions
pris la place , malgré l'habileté avec laquelle le gouverneur
adirigé la défense , et la bravoure avec laquelle elle a été
NOVEMBRE 1812 . 429
accomplie par la garnison. Nos moyens étaient bornés ;
mais il me semblait que , si nous réussissions , il en résulterait
un grand avantage pour la cause , et le succès définitif
de la campagne aurait été certain>.>>
er
Le lecteur conçoit facilement quels sentimens ont dû
exciter en Angleterre les rapports de lord Wellington qui ,
quelques semaines auparavant , assignait peu de jours à la
reddition de Burgos , et qui , le 3 novembre , est contraint
d'annoncer que le 1 , les Français sont entrés dans Madrid.
Les journaux anglais ne tarissent pas sur cette matière
; ceux de l'opposition renouvellent leurs plaintes sur
la politique du cabinet, et ses tristes résultats en Espagne .
Les journaux livrés au parti Wellesley prétendent que
si lord Wellington a cessé d'être heureux , c'est qu'il a
manqué de renforts , de subsides et d'autorité . Les journaux
ministériels au contraire , soutiennent qu'il n'a manqué
de rien , et qu'on a été constamment au devant de ses
voeux. Ecoutons celui de ces journaux qui paraît envisager
cette affaire avec le plus de raison et d'impartialité.
,
« Nous croirions , dit- il , nous mal acquitter de notre
devoir, si nous ne disions pas avec franchise ce que le
contenu des rapports de lord Wellington a excité en nous
de sentimens douloureux . L'évacuation de Madrid , le
retour triomphal des Français dans cette capitale , hélas !
hélas ! était-ce là ce que nous faisait espérer Salamanque ?
était-ce à ce résultat que nous devions nous attendre ?
quelles sont donc les résolutions qui ont pu conduire à un
résultat si funeste ? Elles n'ont jamais pu être adoptées
par le brave et loyal Wellington que d'après une nécessité
absolue . Son principal devoir , il faut en convenir , était
de conserver l'armée d'où dépend le sort de la cause commune
; on lui a refusé le plaisir de se livrer à de plus doux
sentimens. Une misérable économie , plus funeste qu'aucune
espèce de prodigalité , l'a empêché de profiter de ses
avantages . Après la bataille de Salamanque , et lorsque
tout le mécanisme du gouvernement militaire français en
Espagne paraissait démonté , de nombreux renforts devaient
être envoyés pour mettre ce mécanisme hors d'état
de se rétablir jamais ; mais les ministres ont donné du
tems à l'ennemi pour cela , et on voit avec quelle activité ,
avec quel bonheur il a su en profiter. Il n'avait besoin que
detroupes , et on lui en a donné . Ses plans sont de nature
à se plier à toutes les circonstances ; de la situation la plus
critique , on l'a vu passer à la position laplus favorable ; il
f
430 MERCURE DE FRANCE ,
!
,
et sa reétait
détruit , il menace , il attaque , il rentre en vainqueur
dans la capitale du royaume. Soult , forcé d'évacuer l'Andalousie
, a tiré parti même de cette situation
traite est devenue une marche savante, dont nous n'avions
pu calculer la célérité. Il a tiré de son cerveau fertile le
plan de la réoccupation de Madrid. Nous voyons actuellement
pourquoi il passait jusqu'à quatre revues par jour ,
trouvant toujours quelque chose à dire ; c'est par de tels
soins qu'il a maintenu formidable une armée que nous
avons trop peu redoutée. De son côté , l'armée de Portagal
, repliée jusque sur les bords de l'Ebre ,y a doublé de
nombre par les renforts arrivés de France ; car il est cruel
de l'avouer , nous avons vu la France soutenir dans le
Nord une guerre terrible , en conduisant sa grande armée
àhuit cents lieues de sa capitale , ne pas hésiter cependant
à envoyer des renforts à ses généraux en Espagne quand le
sort des armes le leur a rendu nécessaire. Nous devions
suivre cet exemple ; mais nos ministres trouvent qu'il est
impossible ou inutile de remplacer les braves qui sont
morts en remportant la victoire ; et , de cette manière ,
c'est le vainqueur qui , en peu de tems , prend la place du
vaincu . "
D'autres journaux remarquant certains passages du rapport
de lord Wellington , celui où il parle du sacrifice qu'il
afait au salut de son armée en levant le siége de Burgos ,
celui où il dit que ses moyens étaient bornés , accusent
les ministres d'impéritie , d'imprévoyance , de jalousie
contre le noble lord. D'autres , et celui que nous allons
citer est de ce nombre , examinent les résultats possibles
des mouvemens que n'a pu éviter lord Wellington , après
s'être si imprudemment compromis au centre de l'Espagne,
contre les forces françaises du nord et du midi .
"Ala date de sa dernière dépêche , dit le Times , c'està-
dire , le 3 novembre , lord Wellington était à Rueda , et
attendait le général Hill qui devait le joindre à Arevalo ce
jour-là même ou le lendemain. Hill dans sa marche a-t-il
été attaqué ? nous n'en savons rien ; mais nous devons
présumer que le 4 de ce mois , l'ennemi qui s'était étendu
sur la rive opposée du Douro depuis Toro jusqu'à Valladolid,
aura renoncé à l'idée de passer ce fleuve, ou que , s'il a
voulu le passer, ilaura rencontrédes forces imposantes. Mais
ce n'est pas cet ennemi seul que lord Wellington a à combattre;
c'est peu que l'armée de Portugal en-deçà ou au-delà
NOVEMBRE 1812 . 431
du Douro . Un ennemi plus nombreux et plus formidable
s'est avancé du midi . L'armée française réunie à Valence
comptait plus de 70,000 hommes. La plus grande partie
de ces forces est susceptible d'être mise en mouvement
hors de cette province , et déjà son avant-garde est entrée
à Madrid le 1er de ce mois : nous apprendrons bientôt
qu'elle sera partie en forces pour se porter au nord ou à
l'ouest de la capitale , pour combattre lord Wellington. It
ne faut pas perdre de vue non plus que Cadix est à découvert
, que les Anglais , qui seuls l'ont défendu , en sont retirés.
Sans doute ils seront remplacés par d'autres troupes
venues d'Alicante , point sur lequel on n'a rien pu entreprendre
contre les forces de Suchet , restées en présence de
cette place. Cadix est un point trop important pour être
abandonné pendant le plus court espace de tems à des arrangemens
éventuels . Autrement , au lieu d'un long siége ,
nous apprendrions bientôt que la place aurait été emportée
par un coup de main à la suite d'un mouvement rapide
tenté de Madrid , et exécuté à la manière française. >>>
Les rapports officiels français sur la retraite de lord Wellington
ont paru dans le Moniteur. Pendant sa retraite ,
l'ennemi a perdu au moins 7000 hommes tués , blessés ,
pris ou désertés . Le fort de Burgos , de son aveu , lui coûte
plus de 3000 hommes ; il en aperdu aussi de son aveu plus
de 6000 à Salamanque ; il n'a reçu que 1600 hommes de
renfort ; la plupart de ses blessés ont péri dans les évacuations
de Burgos sur Salamanque. On voit quel affaiblissement
a dû éprouver cette armée continuellement harcelée
dans sa retraite par la cavalerie de l'armée de Portugal et
par cette armée elle-même , soutenue de celle du nord .
Tous les ponts détruits par Yennemi dans sa retraite ont
) été rétablis . L'armée de Portugal a pris position sur le
Douro , ayant sa droite à Toro , et sa gauche vers Tudela .
Quatre divisions anglaises se trouvaient en face de Tordesillas
. Lord Wellington paraît avoir cherché à opérer sa
jonction avec le général Hill, que des lettres particulières
ont déjà annoncé avoir été attaqué par le maréchal Soult et
complètement battu .
L'Empereur est arrivé le 8 de ce mois à Smolensk .
L'armée a continué son mouvement vers les quartiers
d'hiver qui lui sont assignés . Les lettres particulières donnent
pour certain que la saison est plus favorable qu'on
n'eût osé l'espérer. Pendant que la Grande-Armée se rap
432 MERCURE DE FRANCE , NOVEMBRE 1812 .
proche ainsi du corps du prince de Scharzenberg , du maréchal
Gouvion -Saint-Cyret du maréchal duc de Bellune ,
ces corps ont manoeuvré dans une direction qui lie leurs
opérations à celles du corps principal. Le maréchal Gouvion-
Saint- Cyr , secondé par le général bavarois Wrede ,
après avoir soutenu pendant les journées des 18 , 19 et 20
octobre tous les efforts du corps de Wigenstein , grossi de
celui arrivé de Finlande et des troupes aux ordres des généraux
Steneill et Lewis , après avoir remporté un avantage
signalé au défilé de Polosk , et maintenu ses positions sur
la Duna , s'est réuni au corps du maréchal duc de Bellune,
qui n'est pas encore entré en ligne dans cette campagne. Le
prince de Scharzenberg de son côté a repris l'offensive et a
repassé le Bug pour se porter en avant . Tandis que par ce
double mouvement la concentration de toutes nos forces
et la liaison des corps qui étaient si éloignés l'un de l'autre
s'établissent , les routes du duché de Varsovie et de la Lithuanie
sont couvertes des bataillons qui vontrejoindreleurs
régimens , des détachemens qui se rendent à leurs corps ,
des troupes de la Confédération qui vont porter au complet
les contingens effectifs de leurs souverains ; 10,000 Bavarois
sont en marche ; les renforts saxous et autrichiens se
sont mis en mouvement ; 25,000 hommes ont augmenté
les troupes du duché de Varsovie . Quinze régimens
français ont récemment passé à Dantzick. Le passage par
Posen continue sans interruption ; le service des vivres
est assuré , et les communications n'ont pas été sérieusement
interrompues dans la partie du duché de Varsovie
qui a été un moment alarmée par les irruptions des Cosa
ques. Les forces sorties de la Gallicie ne leur ont permis de
faire aucun progrès . On attend les détails officiels des combats
de Polosk et des mouvemens par lesquels l'armée a
assuré sa marche et la liberté de ses convois dans sa direction
sur Smolensk .
S....
Les
LE MERCURE parait le Samedi de chaque semaine , par Cahier
de trois feuilles . Leprix de la souscription est de 48 fr. pour
l'année ; de 24fr. pour six mois ; et de 12 fr. pour trois mois ,
franc de port dans toute l'étendue de l'empire français.
lettres relatives à l'envoi du montant des abonnemens , les livres ,
paquets , et tous objets dont l'annonce est demandée , doivent être
adressés , francs de port , au DIRECTEUR GÉNÉRAL du Mercure de
France , rue Hautefeuille , N° 23 .
TABLE
LA
SEINE
5.
cen
MERCURE
DE FRANCE .
N° DXCIV . - Samedi 5 Décembre 1812 .
POÉSIE .
AUX MANES DE G. LE GOUVÉ ,
MEMBRE DE L'INSTITUT DE FRANCE , etc.
Tu n'es plus , doux chantre d'Abel
Non , tu n'es plus , et pour toujours . ô ciel !
L'implacable Atropos te condamne au silence !
Tu parlais , la douce éloquence
Coulait de tes lèvres de miel ;
Jamais ton coeur ne connut la vengeance ,
Tu ne trempas jamais tes pinceaux dans le fiel.
Qu'ils étaient doux les accens de ta lyre ,
Quand d'un sexe adoré tu chantais les vertus !
Ses élans généreux , tu les as bien connus ,
Nul autre mieux que toi ne pouvait les décrire ,
J'en atteste les pleurs qu'empressé de te lire
Tout bon Français a répandus .
Dans tes vers pleins de feu Lucain allait revivre ,
Delille souriait à tes heureux essais ;
Prenant le ton du jour , pour nuire à son succès ,
Brébeuf et Marmontel insultaient à top livre ,
Ee
434 MERCURE DE FRANCE ,
Mais la Parque se rit de nos vastes projets ;
A l'étude , au bonheur , tel ici bas se livre ,
Qui demain doit leur être enlevé pour jamais :
Ainsi le veut la destinée humaine .
Qui pourrait oublier tes charmans Souvenirs ,
Enfans d'une fertile veine
Et ta Discipline romaine (* ) ,
Et du cruel Néron les infâmes plaisirs ?
Ah! que tu nous fais bien détester ses maximes !
Le lâche ! à tant d'innocentes victimes
It a donné la mort ... et ne sait pas mourir !
Le trône était vacant , Etéocle à son frère
Injustement veut le ravir ;
Enflammés à ta voix d'une ardeur trop guerrière ,
Ils courent s'égorger ... Hélas ! qu'allez -vous faire ?
Pour vos précieux jours vous me voyez frémir ,
Princes ; au lieu de vous haïr ,
Aimez-vous , partagez le sceptre héréditaire.
De ses sujets n'était-il pas le père ,
Ce bon Henri que vous assassinez ?
१
Pour le crime étiez - vous donc nés
Français ? .. Mais je m'égare ; un châtiment sévère ,
En retombant sur quelques forcenés ,
D'un parricide absout la nation entière.
Dans ces jours de démence où le plus prompt trépas
Etait le prix honteux de la douleur fidèle ,
D'un frère , d'un ami , l'on n'osait plus , hélas !
Accompagner la dépouille mortelle.
Poëte courageux , tu traces les devoirs
Qu'impose la nature et prescrit la décence ;
Le fils , dès-lors , en longs vêtemens noirs ,
Suit au champ du repos l'auteur de sa naissance.
Dans ton livre respire en style harmonieux ,
Une douce philosophie ;
Mais dis-moi par quel charme heureux ,
Enplaçant la mort sous les yeux ,
Tu fais aimer encor la vie ....
Que dis-je ? Pour qui t'a connu ,
Cher Le Gouvé , peut-elle encore avoir des charmes ?
(*) Tragédie de M. Le Gouré.
1
DECEMBRE 1812 .
435
Dans la nuit du trépas te voilà descendu ! ...
Acet affreux penser je sens couler mes larmes....
Ah ! pour t'offrir l'hommage qui t'est dû ,
Près de ton urne funéraire ,
Dans unpaisible asyle à tout mortel fermé ,
Je vais te consacrer une fleur printanière ,
Et chaque jour, par tes leçons formé ,
Dans son calice parfumé ,
J'irai respirer seul ton ame toute entière.
M.
BOINVILLERS , correspondant de l'Institut.
TRIOLETS IMPROMPTU , faits au mariage de M. JOSEPH C ***
et de Mlle EUGENIE DE B*** .
POUR fêter l'Hymen et l'Amour ,
Muses , soyez de la partie ;
Venez dans ce charmant séjour
Pour fêter l'Hymen et l'Amour ;
Vous verrez unir en ce jour
JOSEPH et sa douce EUGÉNTE :
Pour fêter l'Hymen et l'Amour ,
Muses , soyez de lapartie.
En hymen ainsi qu'en amour
On doit chercher la sympathie.
Amans , payez -vous de retour
Enhymen ainsi qu'en amour.
JOSEPH retrouvera toujour'
Dans son épouse son amie :
En hymen ainsi qu'en amour
On doit chercher la sympathie.
1
Le jour d'hymen estun beau jour
D'où naît le bonheur de la vie.
Pour deux amans , ivres d'amour ,
Le jour d'hymen est un beau jour .
Que JOSEPH redise toujour'
Dans les bras de son EUGÉNIE :
Lejour d'hymen est un beau jour
D'où naît le bonheur de la vie.
Partrois amis , membres du Salon de Béziers et de
laSociétéépicurienne de Lignan et Bastid.
Ee a
436 MERCURE DE FRANCE ,
A ÉGLÉ.
Vous demandez si du Dieu de Cythère
A quarante ans on suit encor la loi .
A quarante ans on désire de plaire ;
Je le sens trop , Eglé , quand je vous voi.
Mais ce n'est tout que d'engager sa foi :
Il faut aussi , quand le coeur a dit j'aime ,
Trouver un coeur qui réponde de même ....
A quarante ans le peut-on , dites-moi ?
1 ÉNIGME .
EUSEBE SALVERTE.
Nous sommes un nombre de soeurs ,
De divers noms , de diverses couleurs :
Notre origine est des plus anciennes
Nous comptons parmi nous et des rois et des reines.
Quelques individus , nés sans condition ,
Se prétendent issus de la même maison .
Seules nous nous tenons étroitement unies ;
Mais en société nous sommes ennemies ,
Nous nous faisons la guerre , et sans manquer de coeur ,
Nous montrons entre nous plus ou moins de valeur.
Tel à lui seul vaut plus de dix ensemble .
Mais voici bien , lecteur , à quoi rien ne ressemble :
Des fantasques humains nous recevons les lois ,
Ce n'est souvent qu'avec nous qu'ils s'amusent ;
Ehbien! presque toujours les ingrats en abusent !
Ils nous battent sans cesse , et même quelquefois
Un furieux dans son délire ,
Pour prix de notre dévoûment ,
Nous prend , nous maudit , nous déchire ,
Comme si c'étaitnous qui prenions son argent !
S ........
LOGOGRIPHE
JE change de couleur en changeant de climat ,
Verte dans le midi , vers le nord toute noire ,
DECEMBRE 1812 .
Ici jaune foncé , là d'un vif incarnat ,
Ici tout-à-fait blanche , on ferait une histoire
Demes variétés et des différens sens
Qu'on attache aux couleurs dont je me trouve ornée ;
En France , en général , on me voit panachée ,
Et l'on aime les
sentimens
Dont mes couleurs donnent l'idée .
Mais c'en est trop , déjà tu me connais ,
Arrivons vîte à mes
métamorphoses .
Combien dans mes sept pieds tu vas trouver de choses !
D'abord un lourd métal , cause de maints forfaits ;
Un lieu qui sert aux vaisseaux de refuge ,
Ce qui souvent les fait périr ;
Un instrument qui fait courir ;
Ce que craint un voleur au moment qu'on lejuge ;
Ce que ce voleur fait souvent pendant la nuit ;
Un légume assez plat , sur-tout quand il est cuit ;
Une note; des lois le complet
assemblage ;
Un oiseaux fabuleux ; une arme d'un sauvage ;
Celle d'un batelier ;
Ce dont se faisait gloire un noble chevalier ;
Une
conjonction ; une oeuvre de génie ;
Un ancien peuple et féroce et guerrier.
Mais j'interromps ma froide litanie :
Qui parle trop , finit par ennuyer .
CHARADE .
Sous le barbare fouet , souvent pour des vétilles ,
Le corps de mon premier gémit dans les Antilles ;
Maints vaisseaux de haut-bord ont triplé mon dernier ,
Et l'humide Amphitrite embrasse mon entier.
HIPPOLYTE AUGIER .
437
Mots de l'ENIGME , du
LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier
Numéro .
Le mot de l'Enigme est l'Eau ( aqua ) .
Celui du Logogriphe est Grâce , dont l'inversion forme le mot
garce .
Celui de la Charade est
Cochinchine.
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS.
HISTOIRE LITTÉRAIRE DE L'ITALIE ; par P. L. GINGUENĖ . -
Seconde partie .- TOMES IV et V.
( PREMIER ARTICLE . )
Les trois premiers volumes de l'Histoire littéraire de
l'Italie , par M. Ginguené , ont été accueillis de lamanière
la plus honorable et la plus encourageante dont puisse
l'être le début d'un travail sérieux , difficile et de longue
haleine ; ils en ont fait vivement souhaiter la continuation
et l'achèvement. Un tel souhait était d'autant plus naturel
et mieux motivé , que l'ouvrage qui en est l'objet appartient
à un genre dans lequel notre littérature n'a eu à
montrer jusqu'ici que des productions où l'érudition est
accumulée sans esprit , sans plan et presque sans critique
, ou biendes productions plus ou moins ingénieuses ,
mais aussi plus ou moins dénuées de recherches , de faits
et de résultats . M. Ginguené a publié la seconde livraison
de cet important ouvrage , composée de deux forts
volumes , qui renferment l'histoire de l'épopée italienne
dans le seizième siècle , et forment ainsi la première
portion de l'histoire générale de la littérature de ce beau
siècle . D'après cette simple indication , on voit que ces
deux nouveaux volumes ne sont pas moins intéressans
par leur objet que les trois premiers auxquels ils font
suite .-Quant au talent , à l'exactitude et au soin avec
lesquels ils sont traités , il est facile de s'assurer qu'ils ne
le cèdent en rien aux trois autres : peut-être même serait-
on tenté de leur donner quelque préférence ; et une
telle préférence équivaudrait à tous les éloges .
Avant d'en venir à l'analyse de ces deux volumes , il
ne sera , je crois , pas inutile de présenter quelques observations
générales , au moyen desquelles on saisira
peut-être mieux les traits les plus saillans et le brillant
MERCURE DE FRANCE , DECEMBRE 1812. 439
ensemble de cette nouvelle partie du travail de M. Ginguené.
Et d'abord il semble qu'elle offrait quelques difficultés
de plus que la première. Dans celle- ci , en effet , l'historien
avait à traiter de productions généralement admirées
sur parole , mais dans le fait peu connues , et mal
appréciées . Aussi n'est-il que bien peu de lecteurs qui ,
dans les trois premiers volumes de l'Histoire littéraire
de l'Italie , n'aient trouvé une infinité de choses neuves
plus ou moins importantes , pius ou moins piquantes ,
et n'aient attribué avec reconnaissance à l'historien leur
instruction sur ces mêmes choses. Il n'en est pas toutà-
fait de même des deux volumes dont il s'agit maintenant
: ils roulent précisément sur la partie la plus classique
, la plus brillante , et la plus connue de la poésie
italienne. Un homme qui prétend au titre , je ne dis pas
d'homme lettré , mais d'homme bien élevé , peut bien
n'avoir lu ni le Tasse , ni l'Arioste ; mais ce serait , en
quelque manière , lui faire injure que de supposer qu'il
ne les ait pas lus . On peut bien aussi ( et certes le cas
n'est pas rare! ) les avoir lus , et les avoir mal compris ,
mal sentis ; mais on n'en prend pas moins , pour en
parler , le tonde l'admiration : car c'est une partie de la
destinée des chefs-d'oeuvre des beaux arts d'avoir à subir
beaucoup d'éloges de convention , et l'enthousiasme
factice de beaucoup de sots . Ainsi , l'historien de la littérature
, quand il entreprend de parler de choses que
tout le monde est censé savoir , de faire découvrir dans
une production célèbre des défauts ou des beautés dont
chacun prétend avoir été affecté , court toujours le hasard
de heurter par sonjugement une opinion établie d'avance ,
et le hasard plus défavorable encore auprès des gens à
demi-instruits de paraître n'avoir rien dit de nouveau . It
ne serait donc pas impossible qu'au premier aperçu ,
P'histoire de l'épopée des Italiens parût moins instructive
et moins piquante que celle des premières périodes
de leur littérature. Mais ce jugement serait on ne peut
plus mal fondé ; et il suffirait , pour le démentir , de l'indication
même la plus sommaire du contenu des deux
volumes dont il s'agit. L'Arioste et le Tasse, qui en for
440 MERCURE DE FRANCE ,
ment les deux articles principaux , sont sans doute beaucoup
plus généralement lus et appréciés en France et en
Europe que le Dante , et même que Pétrarque , qui forment
les deux plus grands articles de la première partie. Celle-ci
aurait donc , sous ce rapport , l'avantage d'être plus curieuse
et plus importante que la première. Mais ce n'est
pas d'après un aperçu si général , qu'il faudrait établir un
parallèle entre les deux portions du travail de M. Ginguené.
En effet , dans la portion nouvelle de ce travail , on
voit figurer , à côté des noms et des ouvrages de l'Arioste
et du Tasse , plusieurs noms et plusieurs ouvrages à tous
égards bien supérieurs à ceux du second ordre qui se
présentent dans la période antécédente . Le génie poélique
du Dante et de Pétrarque est sans proportion avec
celui de leurs contemporains : ces deux poëtes sont ,
pour ainsi dire , seuls dans leur siècle. Il n'en est pas de
même de l'Arioste et du Tasse . Quelque grands qu'ils
soient l'un et l'autre , ils ont eu pour prédécesseurs et
pour contemporains des hommes qu'ils ont surpassés ,
sans doute , mais non éclipsés ; des hommes même d'un
génie assez original pour avoir échappé à la redoutable
chance de leur être comparés . Or, la plupart de ces
hommes sont généralement encore moins connus , ou
plus mál appréciés que le Dante lui-même : la portion
de l'ouvrage de M. Ginguené , où il est question d'eux
et de leurs productions , est donc réellement aussi neuve
et d'ailleurs d'un plus grand intérêt que la précédente ,
dans toutes ses parties secondaires. Quant aux articles
des deux derniers volumes , qui en forment la partie
fondamentale , mais aussi la plus fréquemment traitée ,
on verra que M. Ginguené a su y répandre un jour et
un intérêt nouveaux par la manière dont il les a considérés
, et dont il y a rattaché les autres branches de
son sujet.
La première chose qui se présente à remarquer dans
la suite du travail de M. Ginguené , c'est le changement
qu'il a fait à son plan. Dans les trois premiers volumes ,
il avait suivi l'ordre chronologique ; dans le quatrième
et le cinquième il a adopté un ordre méthodique qu'il
doit suivre jusqu'à la fin de son travail. C'est donc par
1
DECEMBRE 1812 . 441
genres qu'à dater du seizième siècle , il traite de la littérature
italienne , mais toutefois en encadrant dans des
périodes d'un siècle les tableaux de ces divers genres , et
des groupes qu'ils forment entr'eux dans chacune de
ces périodes . — Un tel changement était provoqué
par la nature même du sujet. Dans la première période
de la littérature italienne les genres n'étaient ni assez
nombreux , ni assez distincts , pour exiger une distribution
méthodique . Dès le seizième siècle , ils sont à-lafois
trop multipliés et trop fixés , pour que l'historien
puisse sans obscurité et sans embarras n'avoir égard
qu'à la série chronologique des auteurs et des ouvrages .
Quant au plan que M. Ginguené a préféré entre tous
ceux qui se présentaient , il a , comme tout ce qui tient
aux divisions méthodiques , ses avantages et ses inconvéniens
. Ce qu'il me semble avoir de moins heureux se
réduit à deux points .
D'abord , d'après ce plan , l'historien de la littérature ,
quand il en vient à ces génies privilégiés , auxquels il
est donné de se distinguer dans des genres très- divers ,
et de réunir des facultés qui semblent opposées entre
elles , tant l'assemblage en est rare ! est obligé d'isoler ,
de séparer , pour ainsi dire violemment , ces diverses
facultés , et d'en distribuer les produits dans des cadres
distincts . Cependant c'est cet ensemble même , c'est cette
combinaison merveilleuse de talens supérieurs et divers
qui caractérise essentiellement ces heureux génies , qui
les constitue ce qu'ils sont. Quelque grand que soit
l'Arioste dans le genre d'épopée qu'il s'est formé , on
n'aurait certainement pas une idée assez haute ni assez
étendue de son génie , si l'on n'envisageait en lui que le
poëte épique . Cela est encore bien plus vrai et plus important
par rapport au Tasse , qui , de quelque manière
que l'on veuille envisager les écarts de son goût dans le
style épique , n'en est pas moins peut-être le plus remarquable
de tous les poëtes italiens , par la variété et l'éminence
des facultés dont se compose son talent. Il semble
donc que ranger ses compositions sous des titres méthodiques
qui les isolent les unes des autres , ce soit , en
quelque façon , disperser arbitrairement les membres du
442 MERCURE DE FRANCE ,
grand poëte. Je sais bien que l'on peut réunir par la
pensée ces membres épars , et en recomposer , pour ainsi
dire , le corps qu'en avait fait la nature : mais ne semblet-
il pas qu'en prenant cette peine , on fasse précisément
ce que l'on s'attendait le plus à trouver fait par l'historien?
L'autre inconvénient que me paraît présenter le plan
de M. Ginguené tient à la subordination des époques ou
périodes littéraires à des périodes chronologiques quel
conques. Cette subordination est certainement trop artificielle
, pour ne pas nuire au moins quelquefois au développement
naturel des faits et des choses . Les périodes
de l'esprit humain ne sauraient jamais s'arrondir dans
les divisions de tems inventées pour les besoins de la
société . C'est de quoi les deux volumes de M. Ginguené
me paraissent offrir un exemple assez frappant. En traitant
de l'épopée héroï-comique du seizième siècle , il
n'y a point compris , et d'après son plan , n'a point dû
y comprendre la Secchia rapita du Tassoni , puisque ce
poëme n'a été composé que dans le premier quart du
dix-septième siècle . Cependant , il appartient indubitablement
à lamême période dans laquelle toutes les branches
de l'épopée italienne se sont élevées à la maturité
et à la perfection , et au même mouvement d'esprit qui
caractérise cette période. Enfin , il me semble que l'histoire
, l'analyse , et l'examen critique de cet ouvrage
manquent au tableau de l'époque de l'Arioste et du
Tasse , pour que ce tableau soit entier.
Mais ces doutes ne méritent pas d'être poussés plus
Join . Je le répète , dans l'histoire des arts et des sciences,
comme dans les sciences mèmes , une méthode quelconque
est indispensable , et aucune n'est absolumentbonne.
C'est au talent , c'est au jugement de quiconque en fait
usage à n'en saisir fortement que le côté avantageux, et
à en racheter les inconvéniens par les résultats . Or ,
cette obligation , on ne saurait refuser àM. Ginguené la
justice de reconnaître qu'il y a habilement satistait dans
l'ensemble de son ouvrage .
Maintenant , pour me rapprocher de l'objet particulier
de ces observations , il suffit de remarquer que s'il est
DECEMBRE 1812 . 443
C
iri
mar The
3
۱
dans la littérature italienne un genre qui ait besoin d'être
traité avec méthode , c'est sans contredit l'épopée , celui
de tous dans lequel le génie italien s'est manifesté avec
le plus de variété et le plus d'éclat , sur-tout dans le
seizième siècle. La seule bibliographie des épopées de
tout genre que possède l'Italie formerait un volume , et
il serait impossible d'en faire connaître les plus marquantes
sans les diviser en classes .
Les littérateurs italiens admettent généralement trois
espèces principales d'épopée : l'épopée héroïque , l'épopée
romanesque et l'épopée héroï-comique. Quant à
cette dernière , il n'y a jamais eu de difficulté ; il ne
saurait même y en avoir ; car ce genre sera toujours .
assez nettement caractérisé par son opposition àl'épopée
sérieuse , soit romanesque , soit héroïque. Il n'en est
pas de même de ces deux dernières quand on veut les
distinguer entr'elles : les motifs de cette distinction sont
certainement moins évidens et moins naturels que dans
le premier cas : aussi ont-ils été sujets à bien des discussions
. J'ignore si l'Arioste , quand il composa son Roland
furieux , connaissait ou non la poétique d'Aristote : mais
il connaissait , il avait même profondément étudié plu-
• sieurs des ouvrages anciens conformes à cette poétique ,
et ceux aussi d'après lesquels cette poétique a été composée.
Quoi qu'il en soit , il ne se mit nullement en peine
des règles observées dans ces poëmes : il n'écouta que
l'inspiration de son génie , et ne suivit que l'impulsion
de son siècle. Cependant la poétique d'Aristote avait
déjà dès- lors beaucoup d'autorité , bien que personne ne
fût encore en état de saisir parfaitement l'esprit de cet
ouvrage (ou plutôt de cet extrait de l'ouvrage) d'Aristote
, et d'y discerner ce qui est fondé sur la nature immuable
des choses et de l'esprit humain , de ce qui n'est
que relatif à la manière particulière dontles Grecs avaient
conçu la poésie , en raison de leur système religieux ,
politique et social. Mais le public italien n'en prit pas
moins facilement son parti relativement au Rolandfurieux
; et comme pour concilier l'autorité d'Aristote
avec le succès de l'Arioste , on s'accorda presque généralement
à déclarer que la théoriedu philosophe grec n'était
444 MERCURE DE FRANCE ,
point applicable au genre d'épopée adopté par le poëte
italien , sans en excepter le point capital de cette
théorie , c'est- à-dire les règles de l'unité : on reconnut
enfin dès-lors un genre d'épopée sérieuse plus libre et
plus mixte , plus vaste et plus hardi que l'ancienne épopée
des Grecs , et l'on désigna ce nouveau genre par le
nom très -convenable d'épopée romanesque . Ce qui
achevait de rendre l'admission de ce nouveau genre
spécieuse et plausible , c'était que de toutes les productions
épiques antérieures au Roland furieux les seules
où il y eût de l'intérêt et du génie , s'y trouvaient naturellement
comprises .
Quand le Tasse vint , et qu'il eut conçu le projet de
son poëme , il trouva la division de l'épopée sérieuse , en
épopée romanesque et en épopée héroïque proprement
dite , assez généralement établie ; et cette distinction
répugnait à ses idées et les gênait. D'un côté , il sentait
vivement tout ce qu'un poëme épique peut gagner , sous
le rapport de l'art , à l'unité d'action , et il était bien décidé
, autant par la nature de son esprit , que par le dessein
formel de ne pas suivre la trace de l'Arioste , à
donner à son poëme ce genre de mérite. D'un autre
côté , il craignait les conséquences que l'on pouvait
tirer contre lui de l'exemple et du succès prodigieux de
l'Arioste . Ce fut alors que , raisonnant sur la nature et
sur les règles du poëme épique , il s'étudia à démontrer
qu'il n'existe aucune différence essentielle et fondamentale
entre l'épopée romanesque telle que l'avait traitée
l'Arioste , et l'épopée héroïque telle que lui-même la
concevait. Il soutint que la distinction admise entre ces
deux genres n'était fondée sur aucun principe , qu'elle
tenait uniquement à des choses accidentelles , accessoires
et secondaires . Enfin il concluait de tous ses raisonnemens
que la règle de l'unité est appliquable au
poëme romanesque , aussi bien qu'au poëme héroïque ,
et que la violation de cette règle était une licence que le
succès pouvait faire excuser , mais ne devait jamais être
donnée ni prise pour une loi poétique. Il exposa cette
opinion dans l'un de ses trois discours sur le poëme
épique ; discours très-remarquables , où , tout en parais
DECEMBRE 1812 . 445
sant s'être asservi aux idées d'Aristote , il jette sur l'art
poétique une foule d'aperçus qui sont la preuve d'une
grande finesse de raisonnement , d'une originalité d'esprit
peu commune , et d'un goût noble , pur et sévère ,
auquel on conçoit à peine qu'il ait jamais pu manquer
dans la pratique .
La Jérusalem délivrée parut , et personne n'ignore avec
quel acharnement elle fut attaquée par des hommes dont
les uns ne voulaient qu'affliger son auteur , et dont les
autres , de bonne- foi idolâtres de l'Arioste , s'indignaient
qu'on osât lui comparer le Tasse . Les partisans de celui-
ci se trouvèrent réduits, pour le défendre sur certains
points , à recourir à la distinction usitée entre le poëme
romanesque et le poëme héroïque proprement dit , et de
reconnaître pour chacun des règles particulières . Le
Tasse lui-même , sans démentir expressément sa première
opinion , chose qu'il s'était rendue fort difficile ,
parut implicitement y avoir renoncé. Depuis lors , la
question en est restée au même point : on a continué, en
Italie , à regarder le poëme héroïque et le poëme romanesque
comme constituant deux genres d'épopée distincts
: il semble même que le désir de concilier la gloire
du Tasse et celle de l'Arioste , que l'intention de supprimer
des parallèles rarement faits sans une prédilection
anticipée et dont le résultat est par cela seul suspect ,
aient contribué à accréditer cette distinction et à la
rendre plus générale .
Si je suis entré dans ces considérations , ce n'est pas
simplement pour annoncer que M. Ginguené s'est conformé
dans son histoire de l'épopée italienne à la distinction
établie , c'est pour mieux faire sentir que cette distinction
est un point essentiel dans son ouvrage : qu'elle
a dû entrer pour quelque chose dans ses jugemens et
dans ses analyses ; enfin qu'elle a dû lui fournir les
bases de son plan pour toute cette grande portion de
son travail . Il n'est donc pas étonnant qu'il ait mis un
soin particulier à l'établir , à l'éclaircir par des exemples,
à la suivre dans toutes ses conséquences . Les littérateurs
italiens se sont , en général , contentés d'admettre comme
un fait qui n'a pas besoin de preuve la distinction dont il
446 MERCURE DE FRANCE ,
s'agit. M. Ginguené en a fait un principe qu'il ne recuse
point la tâche de justifier par des applications directes ,
nombreuses et , dans plusieurs cas , d'une grande importance.
Les tomes IV et V de l'Histoire littéraire de l'Italie
peuvent donc être conçus comme divisés en autant de
grandes sections que l'historien admet de genres distincts
d'épopée ; c'est-à-dire en trois. Dans la première , il
traite de l'épopée romanesque , et c'est la plus longue
des trois : elle forme tout le quatrième volume et les
deux premiers chapitres du cinquième ; la seconde est
composée de quatre grands chapitres qui occupent près
de 400 pages du cinquième volume. L'épopée héroi-comique
est traitée dans un chapitre unique qui termine
ce dernier volume .
On voit , par ce seul énoncé , que M. Ginguené a
donné peu de place au genre héroï-comique , non qu'il
n'ait pas senti l'importance et l'agrément de ce genre
pour lequel les Italiens ont du goût , et dans lequel ils
ont faitpreuve de génie , autant peut- être que dans aucun
autre , mais parce que les limites chronologiques de cette
portion de son ouvrage excluaient les productions les
plus marquantes en ce genre. En attendant qu'il en
vienne à celles-ci , il n'en a pas moins envisagé l'épopée
burlesque d'une manière générale et intéressante; il en
a distingué les principales espècès , et fait connaître les
poëmes les plus remarquables qui s'y rapportent dans la
littérature italienne du seizième siècle. Je n'essayerai
point de donner une idée plus détaillée de cette partie
de son travail ; mais je reviendrai sur l'épopée romanesque
et sur l'épopée héroïque , et je tâcherai d'indiquer
la suite des vues de M. Ginguené sur chacune de ces
deux grandes branchés de la poésie italienne.
( La suite au numéro prochain .)
DECEMBRE 1812 . 447
BEAUX - ARTS .
SALON DE 1812 .
Miles MAYER ET GODEFROI , Mme MONGEZ , MM. MEYNIER
ET STEUBE .
Au Rédacteur des articles sur le Salon .
MONSIEUR , vous avez eu la complaisance de publier la
lettre que je vous ai écrite , et je vous en remercie ; mais
vous me reprochez de mettre trop d'amertume dans mes
expressions ; vous les tronquez , vous les mutilez dans l'intention
de les adoucir ; vous allez même jusqu'à supprimer
les remontrances énergiques que j'adressais à certains individus
qui ne pouvaient que gagner à être avertis de leur
nullité; en vérité , cela n'est pas bien , cela est tout-à-fait
mal. Ignorez-vous donc en quoi consiste le devoir d'un
véritable critique? Ne savez-vous pas que l'intérêt des arts
doit être l'unique but de ses travaux ? Ne savez-vous pas
qu'il doit ressentir pour les mauvais ouvrages cette haine
vigoureuse que les mauvaises actions inspirent aux gens
debien ? Vous plaignez , dites-vous , les hommes imprudens
qui se sont lancés dans la carrière des arts contre le
voeu de la nature; et c'est précisément parce que vous les
plaignez , qu'il fallait leur montrer le précipice où les entraîne
leur imprudence. Vous vous taisez; ils interprêteront
votre silence en leur faveur: vous les jugez indignes
de la critique ; ils croiront ne pas l'avoir méritée. L'espoir
soutiendra leur courage; une première tentative sera suivie
d'une seconde , celle-ci de plusieurs autres ; loin de se
laisser abattre , ils consumeront en efforts impuissans une
bonnepartie de leur existence , et trouveront enfin la misère
et le mépris au lieu de l'aisance et de l'estime publique sur
lesquelles ils avaient compté. Alors , mais trop tard , ils
reconnaîtront leur erreur , et dans leur désespoir ils accuseront
la faiblesse des critiques , qui , pour leur épargner
unmoment de chagrin , ont contribué à les plonger dans
une éternelle infortune. C'est ainsi qu'on voit souvent dans
la société des hommes honteux de leur ignorance , ou victimes
de leurs vices, maudire les parens trop faciles qui
n'ont pas en le courage de réprimer leur paresse ou leur
mauvais penchant.
1
448 MERCURE DE FRANCE ,
Si ce tableau , tout sombre qu'il est, vous paraît conforme
à la vérité , cessez donc , Monsieur , de nous vanter
votre générosité , et ne persistez plus dans votre silence .
Mais ce n'est pas seulement envers les hommes qu'il faut
vous armer de rigueur : vous allez bientôt nous entretenir
des ouvrages des femmes artistes ; et je sais qu'on a coutume
de se montrer bien peu sévère à leur égard. Tous les
journaux , à cette époque, célèbrent à l'envi leurs triomphes ,
:
Et là , comme autre part , les sens entraînant l'homme १
Minerve est éconduite , et Vénus a la pomme. PIRON.
Du courage , morbleu , du courage ! point de lâche condescendance
; point de complimens couleur de rose. Cette
quantité d'artistes en jupon est une véritable calamité. Ce
n'est pas qu'une femme ne puisse chercher à acquérir quelques
talens agréables ; mais qu'elle s'en fasse une profession
, c'est ce qu'il m'est impossible d'approuver. Une
femme peintre d'histoire ! est- il rien au monde de plus
déplacé et de plus ridicule ? Je ne suis pas tout-à-fait de
l'avis du Chrisale des Femmes savantes , qui prétend qu'une
femme en sait toujours assez ,
Quand la capacité de son esprit se hausse
Aconnaitre un pourpoint d'avec un haut-de-chausse .
Mais je voudrais du moins qu'on ne découvrît pas aux yeux
d'une jeune fille ce que le pourpoint et le haut-de- chausse
doivent toujours tenir caché. Je ne voudrais pas qu'on prit
tant de soin pour lui apprendre en quoiconsistentles belles
proportions du corps humain , poouurr l'instruire de la forme
et des fonctions de chacun des muscles qui le composent ,
pour lui faire connaître enfin et le fémur, et le sacrum , et
lepubis, et tant d'autres belles choses dont l'étude neme
semble rien moins qu'édifiante . Que dirai-je de ces amphithéâtres
où nos demoiselles artistes viennent chaque année
jour du charmant spectacle d'un cadavre dépouillé de son
épiderme , et découpé avec toute la grâce et toute la dextérité
possibles par le scalpel du démonstrateur ? Il faut en
convenir , Monsieur , ce Molière était bien loin du haut
degré de civilisation où nous sommes parvenus , lui qui
voulant jeter du ridicule sur le personnage de Thomas
Diafoirus, lui a fait adresser à sa future une proposition
qui nous paraîtrait si simple et si naturelle aujourd'hui.
Plaisanterie à part , ne pensez-vous pas comme moi , qu'une
DECEMBRE 1812 . 449
femme doit borner ses prétentions à peindre quelques bouquets
de fleurs , ou à tracer sur la toile les traits de purens
qui lui sont chers ? Aller plus loin , n'est-ce pas
rebelle à la nature ? N'est-ce pas violer toutes lesdous de la
pudeur ? DE
SEINE
Vous me direz peut-être que je prêche dangle disert
que mes sermons ne convertiront personne XyVconsens .
Mais si mes réflexions sont justes ,je ne mentiras
de les avoir faites . Il en est une encore que j
communiquer . De toutes les femmes qui cultiven pre
ture , les plus célèbres sont celles qui nous retracent le
plus fidèlement la manière des peintres dont elles reçoivent
les leçons. Cette imitation est quelquefois si exacte qu'il
est facile de s'y tromper : le catalogue porte le nom de
lélève ; mais l'ouvrage décèle la main du maître . Un peu
d'aide fait grand bien , dit le proverbe , et c'est ici le cas
d'en faire l'application .
Je ne vous citerai pas pour exemple le tableau de Mlle
Mayer ( N ° 631 ) , représentant unejeune Naïade qui veut
éloigner d'elle une troupe d'amours J'y ai bien retrouvé
ce dessin vague , cette grace affectée , cette mollesse de
pinceau , ce ton rose et égal par-tout , que vous avez si
justement critiqué dans le tableau des amours de Venus et
Adonis de M. Prudhon . Mais sa maniere est trop facile à
copier pour pouvoir tirer de cette ressemblance aucune
preuve à l'appui de mon opinion .
J'en trouverai plutôt dans le portrait de S. M la reine
Hortense avec les princes ses enfans , pa Mlle Godefroi
( N° 418 ) . Des artistes m'ont dit que la figure de la reine
était trop longue , celle de l'aîné des deux enfans d'un
caractère de forme au-dessus de son âge , le ton des chairs
faible et même un peu factice . Moi qui ne suis qu'un amateur,
j'ai été frappé de la grace des attitudes , de la facilité
de l'exécution , de la vigueur de quelques draperies , et de
l'harmonie qui règne dans l'ensemble ; mais en même
tems j'ai cru remarquer dans tout cela quelque chose de
mâle qui m'a paru suspect ; mes soupçons ont été changés
en certitude quand j'ai su qu'un peintre distingué avait
pris au premier aspect cet ouvrage pour une production de
M. Gérard lui - même .
La retouche se fait moins sentir dans le tableau où sont
représentés les enfans de son Esc. monseigneur le duc de
Rovigo ( N° 419 ). Cependant , si l'on compare les deux
mains de la jeune fille qui porte un panier de fleurs , on
0
Ff
1
450 MERCURE DE FRANCE ,
sera tenté de croire qu'elles n'ont pas été exécutées par la
même personne : la main gauche est d'une couleur violette
et d'un dessin peiné qui contrastent sensiblement avec le
ton et la forme de la main droite , dont le raccourci offrait
pourtant de plus grandes difficultés . Ce tableau , dont Mile
Godefroi peut certainement réclamer une forte part , est
beaucoup inférieur au premier. On voit malgré cela qu'elle
est en état d'obtenir des succès , même quand elle sera entièrement
livrée à ses propres forces .
Je ne sais si vous êtes de mon avis , monsieur, ou si vous
pensez , comme certaines personnes , que les femmes
n'ayant pas assez de force dans le caractère pour se créer
une manière à elles , doivent copier plus servilement celle
de leurs maîtres . Dans cette dernière hypothèse , je vous
proposerai une question à résoudre. Si les femmes ont
trop peu de force dans le caractère pour se créer une manière
à elles , cette faiblesse d'organisation ne doit-elle pas
aussi les empêcher d'arriver à cette vigueur de talent qui
semble être l'apanage exclusif des hommes ? Avant de me
répondre , examinez , je vous prie , le tableau de Persée
et Andromède , par Mme Mongez ( N° 658 ) ; quelle fermeté
et quelle précision dans le contour de ces deux figures !
Peut-on pousser plus loin la connaissance de la forme ?
Peut-on exprimer les détails intérieurs avec plus de délicatesse
et en même tems avec plus d'énergie ? Cette main
droite de Persée qui reparaît derrière le corps d'Andromède
, ce bout de draperie placé si adroitement entre les
cuisses du héros pour rompre l'angle désagréable qu'elles
offriraient à la vue , ne sont-ce pas là de ces finesses de
l'art qui n'appartiennent qu'à un peintre consommé ? On
m'objectera peut-être que M. David (car chacun le nomme
en voyant le tableau de Mme Mongez ) aurait disposé son
groupe avec plus d'art , qu'il aurait donné à la figured'Andromède
une grâce moins affectée , et à celle de Persée
une attitude plus naturelle ; mais cette figure même de
Persée , qui devrait fléchir sous le poids dont elle est chargée
, et qui cependant se soulève sur la pointe des pieds ,
n'est pas contraire au goût que ce grand peintre a montré
dans d'autres ouvrages . Elle a quelque chose d'exagéré ,
qui rappelle cet officier des guides que tout le monde a
blâmé dans le beau tableau de la distribution des aigles .
Enfin , je puis être dans l'erreur , mais je crois reconnaître
par-tout le cachet de celui que vous appelez , avec tant de
raison , le restaurateur de la peinture en France. Si je me
DECEMBRE 1812 . 451
trompe , Mme Mongez doit être regardée comme un des
artistes les plus distingués de notre école.
Je pourrais vous mettre sous les yeux beaucoup d'autres
exemples , si je ne craignais de lasser votre complaisance.
Ma lettre est déjà beaucoup trop longue , et je m'aperçois
que je vais sur vos brisées. Pardonnez-moi mon indiscrétion
, Monsieur , ou si vous voulez m'en punir , changez ,
tronquez , supprimez tout à votre aise ,je ne m'en plaindrais
pas , et je n'en conserverai pas moins les sentimens
d'estime que je vous ai voués et avec lesquels , etc. , etc.
LE FRANC , amateur.
J'ai craint de chagriner mon véridique correspondant ,
et je n'ai rien changé à sa lettre. Mais malgré le désir que
j'ai de lui être agréable, je ne puis approuver les doutes
qu'il exprime . On s'est si souvent trompé en formant de
semblables conjectures , que le plus sage est de croire
aveuglément tout ce qui est écrit sur le Catalogue , et de
juger les ouvrages sans s'inquiéter du nom des auteurs . Au
surplus , je partage en grande partie les opinions qu'il a
émises sur le mérite des tableaux de M Mongez , et de
Mles Mayeret Godefroi , et je lui sais gré de la peine qu'il
apris soin de m'épargner .
Je profite de l'espace qui me reste pour entretenir le
public de MM. Meynier et Steube , dont je suis honteux
de n'avoir pas encore parlé .
M. MEYNIER.
Nº 645. Rentrée de l'Empereur dans l'île de Lobau ,
après la bataille d'Essling , le 22 mai 1809.
« L'Empereur , après avoir passé le Danube , trouve sur
> le bord de ce fleuve un groupe de soldats dont on faisait
> le pansement. Ils en étaient inquiets ; aussitôt qu'ils
> l'aperçoivent , ils s'échappent des mains des chirurgiens ,
> oublient tout-à-coup leurs blessures , et transportés de
>>joie ils l'appellent leur père , leur ange tutélaire , leur
>> vengeur. "
Rien ne démontre mieux l'état florissant des arts chez
un peuple , que de voir des hommes d'un talent fait s'enflammer
d'une noble émulation , et chercher par de nouveaux
efforts à augmenter leurs droits à l'estiune publique .
M. Meynier était regardé depuis long-tems comme un des
plus grands praticiens de l'école française. Il n'avait pas
encore paru avec autant d'avantage qu'à cette exposition .
Ff2
1
452 MERCURE DE FRANCE ,
Sa manière de dessiner est un peu lourde , et n'a pas toute
la naïveté et toute la grâce désirables , mais elle a une force
et un aplomb qui ne sont pas à dédaigner ; si son coloris
manque de cette fraîcheur si admirée dans les tableaux de
l'école vénitienne et de l'école flamande , il compense ce
défaut par une vigueur de ton peu commune ; on reconnaît
partout un pinceau large, facile, et qui se jone des difficultés.
Le fonds de ce tableau qui représente le Danube et une
partie de ses rives , est peut-être un des plus beaux et des
plus vrais qu'on ait encore vus dans un tableau d'histoire .
Parmi les fautes que la critique remarque dans ce tableau ,
il en est quelques-unes qu'un peu de réflexion ou des conseils
auraient pu faire aisément disparaître . Je mettrai dans
cette classe la disposition des figures rangées par étages
depuis le premier planjusqu'au dernier, la proportion trop
ramassée de la figure de l'Empereur , et l'attitude de ce
porte- enseigne dont on cherche en vain la partie inférieure.
Il en est d'autres qui tiennent au genre même du talentde
l'auteur . M. Meynier , si je ne me trompe , n'a pas mis
assez de timidité dans ses premières études . Il a dessiné
trop tôt avec cette assurance qui ne convient qu'à un maître
déjà formé. Au lieu d'apprendre à connaître et à imiter
fidèlement les détails délicats qu'on trouve dans la nature ,
et qui sont diversement sentis suivant les divers mouvemens
du corps , ou suivant l'âge et la constitution des individus
, iill s'est contenté de se former une idée générale
de l'ensemble des formes, et de la place que chaque partie
doit occuper dans cet ensemble. Detà cette uniformité de
caractère que l'on rencontre dans tous ses ouvrages et notamment
dans celui-ci. Toutes les figures nues semblent
avoir été jetées dans le même moule , et l'on ne voit même
pas que le peintre ait eu intention de les varier ; plusieurs
iêtes ont l'air d'appartenir à des personnes de la même famille
; leur expression n'est guère plus variée que leur
forme , et elle est portée à-peu-près dans toutes au même
degré. C'est un vice très-grave que je ne crois pas que
M. Meyuier puisse éviter entièrement; mais il pourrait
l'atténuer , du moins , et ajouter ainsi un nouveau prix à
ses productions .
N° 646. Dédicace de l'église de Saint- Denis , en présence
de l'empereur Charlemagne .
Ce tableau mérite en partie les mêmes éloges et les
mêmes critiques que le précedent. On lui donne cepenDECEMBRE
1812 . 453
3
5
!
dant assez généralement la préférence; ce que j'attribue à
la composition qui est moins confuse , et qui offre des
lignes plus agréables à la vue. Il est malheureux que M.
Meynier n'ait pas mis plus d'art à accorder le style des figures
du fond avec celui des figures du premier plan. Ces dernières
ont le caractère qui conviendrait à un sujet tiré de
l'histoire du règne de Louis XIV ou même de Louis XV,
et ne donnent pas la moindre idée de l'époque à laquelle
vivait Charlemagne. Je dois faire remarquer comme une
des plus belles parties de ce tableau une figure vêtue de
noir et placée à droite , qui est d'une couleur très-brillante .
M. STEUBE .
N° 860. Pierre-le-Grand.
« Séparé de sa suite , traversant le lac de Ladoga , dans
> un bateau , ce prince fut surpris par une tempête très-
> violente. Au milieudu danger le plus imminent, voyant
» les pêcheurs effrayés , il saisit le gouvernail , et leur dit :
>>Vous ne périrez pas , Pierre est avec vous. "
J'ai déjà parlé d'un élève (1) de M. Gérard , et j'ai mêlé
assez d'éloges aux critiques pour lui faire sentir qu'il n'a
qu'à se louer d'avoir eu un tel maître . M. Steube n'a pas
moins bien profité de ses leçons . Il est jeune , m'a-t- on
dit , et il annonce les plus heureuses dispositions ; il ne
lui reste plus qu'à les cultiver par l'étude . Le dessin est la
partie la plus faible de son talent. Les attitudes des deux
pécheurs et leurs ajustemens ont peu de caractère ; la tête
du plus jeune est d'une forme lourde et coiffée sans goût ;
son bras et sa main droite , la main avec laquelle Pierrele-
Grand saisit le gouvernail , offrent des incorrections
choquantes . Ces fautes sont celles d'un élève et sollicitent
l'indulgence . D'ailleurs ne disparaissent- elles pas , dès
qu'on jette les yeux sur cette belle figure de Pierre-le-
Grand? Quel feu brille dans ses regards ! quelle noble
assurance dans toute son attitude ! on dirait qu'il commande
aux flots courroucés qui menacent de Vengloutir.
Ce bras qu'il étend vers les pêcheurs épouvantés , et
dont il paraît les couvrir comme d'une égide , indique
bien l'empire que l'homme de génie exerce sur le vulgaire .
Le peintre a été inspiré quand il a conçu cette figure ; il a
été inspiré en l'exécutant; elle est peinte d'un bout à l'autre
(1) M. Paulin Guérin.
454 MERCURE DE FRANCE ,
avec une vigueur et un enthousiasme que l'on louerait
même dans un artiste déjà en réputation. Le reste n'est
pas , à beaucoup près , de la même force ; cependant le
ton de la mer et le mouvement des vagues sont très-bien
rendus et le tout ensemble mérite d'obtenir les suffrages
de ceux qui jugent un ouvrage moins par les défauts que
par les beautés qu'il renferme . S. DELPECH .
,
PS. M. Landon vient de faire paraître une nouvelle
livraison du Salon de 1812 (2) , qui contient la gravure de
Virgile lisant son Enéide , en présence d'Auguste et d'Octavie
, par M. de Boisfremont; Sapho , rappelée à la vie
par le charme de la musique , par M. Ducis ; Fénélon rend
la liberté à une famille protestante , par M. Menjaud ; trait
de bonté de S. M. l'Impératrice , par M. Lafond; les
princes français viennent présenter leurs hommages à S. M.
le roi de Rome , par M. Roujet ; promenade philosophique
de Pythagore , par M. Peyron ; Démocrite reçoit la visite
d'Hippocrate , par M. Peyron .
LE BARON D'ADELSTAN ,
OU LE POUVOIR DE L'AMOUR .
(SUITE. )
PENDANT le dîner , Edmond , le jeune architecte , ne
parla que de Rose ; on aurait dit que son ame était le miroir
de celle d'Adelstan; il parla avec enthousiasme de sa
figure , de ses grâces ; il pariait qu'elle remporterait le prix
de la course : sa taille est si svelte , sa démarche si légère !
il croyait la voir effleurer à peine l'arène , et , comme un
oiseau , devancer ses compagnes. Le baron feignait d'en
douter , mais seulement pour être contredit , et pour prolonger
l'entretien sur le seul objet qui pût fixer son attention;
mais à la fin Edmond mit une telle vivacité dans ses
éloges , qu'Adelstan prit de l'humeur , et se leva brusquement
en lui imposant silence.
Peu après , les équipages des châteaux voisins se firent
(2) Chaque volume des Annales du Musée et des Salons de 1808 ,
de 1810 et 1812 , est de 15 fr. A Paris , au Bureau des Annales du
Musée , rue de l'Université , nº 19 .
DECEMBRE 1812 . 455
entendre dans les cours , et lorsque la société fut arrivée
on se rendit à la place désignée pour la course , où les
jeunes villageoises étaient déjà rassemblées . Rose brillait
au milieu d'elles et attira l'attention générale par sa figure
distinguée et par son joli costume . Sa jupe était d'une
étoffe assez fine de laine noire , bordée de rubans rouges ;
elle atteignait le plus joli pied du monde renfermé dans
un soulier noir très -léger , rattaché en sandales avec des
rubans rouges , autour d'une jambe remarquable par sa
finesse . Un corsage noir serrait sa taille , il était lacé devant
avec une tresse d'argent sur un fond écarlate ; un bean
bouquet , envoyé par Adelstan , le décorait encore. Sa
chemise de toile, très -fine et toute plissée , remontait jusqu'au
cou , où elle était garnie d'une double fraise de
dentelles. Un joli chapeau de paille , orné de rubans
rouges , et placé un peu en arrière , laissait voir son beau,
visage , et ses cheveux bruns qui retombaient sur son front .
Elle l'emportait sur toutes les jeunes filles , mais elle était
si bonne , si amicale , que fort peu d'entr'elles éprouvaient
de l'envie ; elles étaient , au contraire , fières d'avoir une
aussi belle compagne , et se disaient l'une à l'autre avec
un air de satisfaction : Rose est bien la plus jolie . Verner
seul assurait que c'était Lise , qui était aussi fort bien.
Son mariage avait été décidé le matin , et le bonheur
l'embellissait. Adelstan avait voulu la doter , mais le jeune
Verner l'avait absolument refusé ; jusqu'alors on souriait
quand le jeune seigneur dotait une jolie fille , et ce sourire
aurait déplu à Verner puisqu'il était question de Lise. Sa
délicatesse eut sa récompense ; une marraine de Lise avait
appris son inclination , levé les obstacles , et la dot qu'elle
donna à Lise ne coûta rien à sa réputation et satisfit l'avare
intendant .
: La course commença . Rose , légère comme le zéphire ,
semblait toucher à peine la terre ; le coeur d'Adelstan la
suivait encore lorsque ses yeux l'eurent perdue de vue , et
bientôt après le nom de Rose , répété de tous côtés avec le
cri de victoire , lui apprit que c'était elle qui l'avait remportée.
Le prix était une couronne de fleurs , que le seigneur
posait sur la tête de la jeune Atalante , et une belle
pièce d'étoffe de soie ; des mouchoirs et des rubans étaient
destinés à celles qui avaient le plus approché du but .
Rose fut ramenée en triomphe au milieu des acclamations
auprès d'un trône de mousse orné de fleurs , où
on devait placer la reine de la fête . Adelstan tenait déjà la
456 MERCURE DE FRANCE ,
couronne , et son coeur battait en pensant qu'il la poserait
sur la tête charmante de Rose , sur ses beaux cheveux
bruus , dont il voulait lui demander tine boucle en récompense.
Il la voit s'approcher , et son émotion redouble ;
elle tenait d'une main une jeune paysanne de quatorze à
quinze ans , l'une des plus pauvres du village , qui n'avait
rien de remarquable qu'un air d'innocence et de gaîté , et
qui sachant courir comme on court à quatorze ans , avait
été le plus près du but après Rose ; celle-ci tenait dans
l'autre main son beau bouquet , que la vitesse de la course
avait détaché de son sein. Voilà , dit-elle en présentant à
Adelstan la pauvre petite Mariette , toute rouge et confuse :
voilà celle que vous devez couronner ; un instant elle
m'avait presque devancée , et bien certainement elle serait
arrivée avant moi , mais mon bouquet est malheureusement
tombé à ses pieds ; il a arrêté sa course , peu s'en faut qu'il
ne l'ait fait tomber ; vous voyez comme les fleurs sont fanées ,
et pendant ce tems là , moi qui n'avais nul empêchement ,
je suis arrivée au but une minute au plus avant elle ; mais
je ne puis prendre avantage d'un accident dont je suis la
cause : je déclare que Mariette est la reine de la fête , et
que le prix lui appartient. Tout le monde aurait voulu voir
la belle Rose sur le trône de mousse , avec la couronne de
fleur ; les jeunes filles n'étaient point jalouses de l'étrangère
, et plusieurs l'étaient de la petite Mariette , qui dans
sa joie ne cessait de baiser le bras et la main de Rose . On
proposa de lui donner la pièce d'étoffe et de couronner
Rose . Un cri d'acclamation le demanda. Adelstan insista ;
elle fut ferme dans sou refus , et consentit seulement de
s'asseoir à côté de la petite reine , qui , toute honteuse de
l'être , n'osait pas se placer seule sur le trône . Rose lui
ôta son chapeau , et Adelstan posa la couronne sur la tête
de la petite paysanne un peu à contre- coeur; il dit ensuite
àRose : Vous m'avez privé du plaisir que j'aurais euà
vous couronner , vous me devez un dédommagement , et
je vous en dois un pour le prix que vous avez cédé et qui
vous était dû. Chère Rose , ne me refusez pas cette marque
de souvenir. Il ôta l'agrafe de sa chemise , c'était un camée
représentant un petit chien avec le mot fidélité gravé autour.
Rose la prit en rougissant, et la cacha dans les plis
de son mouchoir .
Les jeunes garçons du village s'exercèrent ensuite à l'arc ;
puis ily eut un bal champêtre où toute la société prit part.
Lapetite reine ne dansait pas assez bien pour ouvrir le bal
DECEMBRE 1812 . 457
et il aurait
avec le baron , comme c'était l'usage : ce fut Rose qui
prit sa place , et qui dansa avec tant de grâce , qu'elle
excita généralement l'admiration et l'envie. Les jeunes
baronnes ne furent point fâchées quand , après quelques
danses , la noblesse se sépara des villageoiset vint continuer
le bal dans un salon richement décoré : Adelstan fut
obligé de les suivre , mais ce fut avec bien du regret ; il
vitEdmond qui se glissait au bal champêtre ,
bien voulu oser en faire autant; mais au bboout de quelques
momens il eut le plaisir de voir Rose au milieu d'un groupe
de spectateurs au bas de la salle ; elle avait les yeux fixés
sur lui , et il ne regarda plus qu'elle. Lise , Verner , Edmond
, vinrent tour-à-tour la presser de retourner à la
danse , mais elle les refusa et resta dans la salle , comme
spectatrice jusqu'à la fin du bal : alors Adelstan s'approcha
d'elle : Combien je vous remercie , Rose , lui dit- il , d'être
restée ici ! il m'aurait été bien cruel de penser que vous
dansiez là bas , et que je ne pouvais danser avec vous .
-Ah ! lui répondit-elle avec un ton d'amitié naïve qui
l'enchanta , j'aimais bien mieux vous voir danser que de
danser moi-même. Tout le monde se retira ; le baron resta
seul avec l'architecte , qui était extrêmement triste et distrait.
Adelstan le pressa de lui en dire la raison. Edmond,
avec beaucoup d'embarras , lui avoua que Mlle Rose l'avait
vivement blessé , en refusant de danser avec lui , et en
quittant même la danse avec l'air de l'éviter .
-Vous aimez donc beaucoup cette jeune fille ? dit
Adelstan .
- Passionnément , je l'avoue ; au point même que je
pourrais me résoudre à l'épouser si j'avais l'espérance
d'être aimé , mais elle ne m'en donne aucune , et me traite
avec une rigueur extrême .
-Peut-être est- ce une ruse pour vous attirer ?
-Non , non , Rose n'est point coquette. Cependant
cette idée me donne un peu d'espoir. Il quitta le baron , et
le laissa avec l'espoir aussi d'être aimé ; mais à quoi lui
servait-il ? il n'osait s'avouer à lui-même ce qu'il ferait de
l'amour de Rose , mais cette seule idée , je suis aimé , le
rendait plus heureux qu'il ne l'avait été de sa vie . Il la vit
à-peu-près tous les jours , peu d'instans , il est vrai , mais
assez pour s'enflammer tous les jours davantage . Elle avait
une retenue extrême avec Edmond , à peine répondait-elle
à tout ce qu'il lui disait de flatteur; elle évitait toutes les
occasions d'être avec lui , et témoignait , an contraire , au
458 MERCURE DE FRANCE ,
baron tant d'égards et d'amitié , un respect si tendre , tant
de plaisir à le voir, qu'il ne lui fut plus possible de douter
de ses sentimens . Ah ! pensait-il avec ravissement , c'est
peut-être la première femme qui m'ait aimé sincérement ,
et cependant il résistait encore à lui faire un aveu , qui
peut- être effaroucherait sa vertu , car il ne pouvait même
prononcer le mot de mariage avec elle . Ce fut Edmond
qui en amena le moment ; il revint un soir de chez le
chantre dans une grande émotion. Mon sort dépend de
vous , M. le baron , dit-il en entrant et tombant presque
aux pieds d'Adelstan .
- De moi , mon cher Edmond ! que voulez-vous dire ?
expliquez-vous
-Je viens d'offrir à Rose mon coeur et ma main .
Dieu ! les a-t- elle acceptés ?
-Non pas précisément , mais elle ne m'a pas ôté toute
espérance : Je consulterai le baron d'Adelstan , m'a-t-elle
dit avec un ton sérieux , et je ferai ce qu'il me conseillera ;
je suis reconnaissante comme je dois l'être , et je vous
assure de ma sincère estime .
-De son estime ! quel mot glacé , et vous pouvez vous
en contenter ?
-Rose est si modeste , peut- être n'ose-t-elle pas exprimer
ce qu'elle sent; cette estime doit la conduire à l'amitié,
etl'amitié à l'amour. Qui l'aimera jamais comme je l'aime !
Je veux en faire ma compagne , quoi qu'elle ne soit
qu'une villageoise . M. le baron , si vous daignez lui parler
pourmoi, je serai, je l'espère , le plus heureux des hommes.
-Parler pour vous , Edmond ! et si moi-même j'aimais
Rose , si je l'aimais comme vous ?
- Comme moi ! c'est impossible : vous ne pouvez pas
comme moi lui offrir votre main , et Rose a trop de vertin
pour qu'on puisse l'obtenir autrement. Plus vous l'aimez ,
M. le baron , et plus j'ose espérer votre intercession .
Adelstan rougit , il sentit le reproche que lui adressait
l'architecte ; mais , tâchant de se remettre, je ne veux pas ,
lui dit-il , être en votre chemin , mais dispensez-moi d'intercéder
pour vous .
-J'ai prévenu Rose que je vous demanderais cette faveur
.
- Et que vous a-t- elle répondu ?
Elle était confuse , mais elle a répété qu'elle voulait
elle-même vous demander votre avis.
-
DECEMBRE 1812 . 459
- Je ne vous promets rien , Edmond , nous verrons
demain .
Ils se séparèrent pour la nuit , et ne fermèrent pas l'oeil
ni l'an ni l'autre ; Adelstan ne savait à quoi se résoudre ,
l'amour et la raison se livraient un violent combat dans son
coeur. Enfin la raison l'emporta , il se promit de plaider
pour Edmond . Ce jeune homme était bien né ; sa fortune
déjà très -honnête devait s'augmenter par son talent , dans
lequel il se distinguait ; cet établissement était à tous égards
très - avantageux pour la fille d'un meunier , qui méritait
tout par elle-même , mais qui par sa naissance obscure ne
pouvait prétendre à rien. Et lui que pouvait-il lui offrir ?
Sa main était engagée , et quand il eût été libre , oserait-il ,
pourrait-il braver à ce point tous les préjugés ? d'un autre
côté , pouvait-il , oserait-il demander à Rose le sacrifice de
son honneur , de sa réputation , d'un mariage convenable ?
Mais , si elle n'aime pas Edmond , et si elle t'aime , lui
disait l'amour , exigeras-tu d'elle de former un lien qui la
rendrait malheureuse , et de repousser celui qui peut la
rendre heureuse , quoiqu'il ne soit pas sanctionné par les
lois de l'église ?
Dès qu'il fut levé, il sortit par une porte de derrière et
se glissa dans le jardin du chantre; il savait que Rose avait
l'habitude d'y venir tous les matins faire sa première prière;
elle lui avait dit qu'elle se sentait plus de dévotion quand
elle adoraitDieu en plein air , au milieu de ses oeuvres . En
effet il la vit de loin à genoux devant le même banc où il
l'avait déjà entretenue ; cette fois ses regards n'étaient pas
fixés vers les cieux , son mouchoir couvrait ses yeux , et
quand elle se releva , elle les essuya à plusieurs reprises ;
puis elle s'assit avec un air triste et pensif; alors il s'approcha
et se plaça près d'elle .
Priais-tu encore pour moi , chère Rose ? lui dit- il , mais
je crois qu'aujourd'hui hui c'est pour toi-même . Tu as pleuré ,
Rose , qu'est- ce qui peut te chagriner?
-
Il faut que je parte d'ici , monsieur , je vais retourner
au moulin des Roches , et ..... je regrette beaucoup , beaucoup
ma cousine Lise , .... Verner ..... et .....
-Et l'heureux Edmond peut-être ? mais vous ne serez
pas long-tems séparés ; il vous aime avec passion , Rose ,
peut- on vous aimer autrement ? et il veut unir son sort au
vôtre , il veut vous épouser.
-J'ai peine à croire qu'il le venille sérieusement ; un
homme comme lui ne voudrait pas d'une simple villageoise ;
460 MERCURE DE FRANCE ,
qu'est-ce qu'il ferait de moi à la ville? Jamais je ne pourrais
m'accoutumer à ce genre de vie et à un état si fort audessus
du mien ..
-Ta beauté et ton amabilité honoreraient tous les états,
dit le baron vivement ; l'architecte Edmond serait trop
heureux d'obtenir ta main; c'est très - sérieusement qu'il la
demande et qu'il m'a chargé d'intercéder pour lui .
Désirez-vous queje l'épouse? demanda Rose avec un
profond soupir , en levant sur lui ses beaux yeux mouillés
delarmes .
Alors Adelstan ne fut plus le maître de lui-même , il
crut lire dans ce regard si tendre et si doux, tout ce qu'elle
sentait pour lui ; il saisit sa main , la pressa contre sa poitrine
en s'écriant : Moi désirer que tu donnes à un antrela
main et ton coeur ! Rose, Rose, peux-tu le croire ? Ce coeur
m'appartient, je lemérite par l'excès de mon amour; non,
non, unl autre que moi ne doit le posséder.
Nul autre , répéta Rose à demi-voix et fondant en
larmes. Elle cacha son trouble et sa rougeur sur l'épaule
d'Adelstan.
Il était au comble du bonheur et du ravissement : tu
m'aimes , tu m'aimes , ô délice inexprimable ! et il pressait
sur son coeur , sur ses lèvres la main de Rose. Confuse de
ľaveu qui lui était échappé , elle gardait le silence , mais
elle laissait sa main dans celle de son amant , elle restait
appuyée contre lui, et serrait aussi une des mains d'Adelstan
sur son coeur . Il ne et s'il avait
désirait rien de plus ,
pu réfléchir, il se serait demandé si c'était bienAdelstan
qui, dans les bras d'une jeune et jolie femme , d'une simple
villageoise, se contente de sentir qu'il est aimé, et se trouve
par cela seulement le plus heureux des mortels . Il oubliait
Natalie , Edmond , sa baronnie , ses seize quartiers , et
n'était plus que l'amant aimé de la belle Rose ; elleoubliait
aussi son moulin , ses parens , sa résolution de s'éloigner ,
et sentait qu'elle adorait Adelstan , lorsque l'arrivée subite
d'Edmond vint les tirer de cette espèce de délire : ils étaient
placés de manière qu'il ne put les voir. Rose se leva avec
précipitation dès qu'elle l'aperçut , et s'échappa à travers
les arbres ; Adelstan aurait bien voulu aussi Véviter , mais
il n'y eut pas moyen ; l'impatient Edmond vint au-devant
de lui, il voulaitconnaitre son sort, et il apprit bientôtqu'il
n'avait rien à espérer. Le trouble du baron , l'air de bonheur
répandu sur tous ses traits , fit soupçonner la vérité au
jeune homme ; il vit clairement qu'Adelstan avait parlé
DECEMBRE 1812 . 461
pour lui-même , et qu'il n'était pas traité aussi cruellement
que lui . La perte de la bonne opinion qu'il avait de Rose
lui fut encore plus sensible que celle de ses espérances ; il
vovait avec une extrême douleur cette aimable jeune fille ,
qu'il avait cru jusqu'alors si modeste et si vertueuse , préférer
une passion deréglée , qui ne pouvait avoir un but honnête
, à ses vues légitimes . Il lui était impossible d'être témoin
de son déshonneur , et tout de suite il demanda au
baron la permission de partir, et ne lui cacha pas les motifs
qu'il avait de s'éloigner. Je ne pense plus à Rose puisqu'elle
ne peut pas n'aimer, lui dit-il , mais si j'ai deviné
juste ,je la plains de toute mon ame , et je vous plains aussi ,
monsieur , vous vous préparez des remords bien cruels .
Adelstan rougit , se défendit , assura Edmond qu'il
n'avait aucune intention d'abuser du penchant de Rose ,
mais en même tems il consentit avec une joie secrète au
départ de son rival. Edmond qui avait résolu de se mettre
en route dès le lendemain , voulait le même soir prendre
congé de Rose , et tâcher de l'arrêter sur le bord du précipice
où il la voyait près de tomber. Il cut en effet avec
elle un moment d'entretien , où elle acheva de lui ôter
tout espoir pour lui-même en lui confiant son amour
pour le baroonn ;; mais il la quitta plus rassuré sur elle
certain de son amitié , de son estime , et se décida , à ce
qu'il dit au baron , à voyager , pour effacer par une longue
absence l'impression qu'elle avait faite sur son coeur.
,
,
Débarrassé de ce surveillant importun , Adelstan espéra
de voir plus librement Rose et de l'engager à différer son
départ. Lise , toute occupée des préparatifs de son mariage,
la laissait souvent seule . Pendant le jour elle ne quittait
point sa tante , qui était malade , et ne sortait pas de sa
chambre; mais le matin , avant que celle-ci fût réveillée ,
Rose faisait sa promenade ordinaire dans le jardin , et
Adelstan ne manquait pas de s'y trouver Peu-à-peu l'innocente
fille se familiarisa avec l'idée d'un amour partagé,
qui ne coûtait rien à sa vertu , car le baron était encore
aussi respectueux que tendre ; il aimait trop veritablement
pour ne pas craindre d'offenser ou d'alarmer l'objet de son
adoration , mais il espérait bien cependant obtenir une
fois de sa tendresse de se donner entièrement à lui . Ah !
Rose , lui dit-il un matin , tu resembles si fort à Natalie ,
pourquoi n'es-tu pas en effet Natalie d'Elmenhorst ? avec
quel transport je tiendrais mes engagemens ?
Natalie ! s'écria-t-elle ; oh mon Dieu ! je l'avais oubliée .
462 MERCURE DE FRANCE ,
Hélas ! non , je ne suis pas cette heureuse Natalie, vous
me le rappelez . Je ne veux plus rester ici , et vous , monsieur
, vous devez retourner auprès d'elle ; Rose à son tour
doit être oubliée , et vous ne la reverrez jamais Adieu ,
cher Adelstan , soyez heureux , je prierai Dieu tous les
jours pour votre bonheur et pour celui de votre Natalie.
(Elle se leva et voulut s'éloigner . )
Mon bonheur, dis-tu , il n'en est point pour moi sans
Rose ; ne t'éloignes pas de moi situ veux que je vive , Rose,
je te demande à genoux de rester quelques jours encore.
-Quelques jours ; et qu'en arrivera-t-il ? ne faudra - t-il
pas toujours nous séparer ?
- Non , non jamais , si tu le veux , Rose , écoute
l'amour , écoute celui qui t'adore ; je ne veux point épouser
Natalie ; elle me connaît à peine , et ne peut me regretter.
Libre alors de vivre où je voudrai , je me fixerai ici . Je te
donnerai ma parole de nejamais me marier,je formerai avec
toi ce qu'on appelle un mariage de conscience ; tu vivras
au château comme la gouvernante de ma maison , mais tu
y seras la maîtresse absolue , et de tout ce que je possède ,
et de moi-même. Dis , Rose , que tu consens à me rendre
le plus heureux des hommes , et dès demain Natalie d'Elmenhorst
n'aura plus aucun droit sur moi , je serai tout à
maRose .
Elle avait jusqu'alors écouté en silence , sans avoir l'air
de comprendre quelle espèce de liaison il lui proposait.
Un mariage de conscience ! dit-elle enfin , lorsqu'il eut
cessé de parler ; je ne comprends pas trop ce que c'est,
mais ma conscience à moi me dit que je ne puis l'accepter.
Dieu connaît mon coeur , il sait combien je vous aime , et
que ce coeur sera déchiré en me séparant de vous ; mais je
suis sûre que je causerais la mort de ma mère , si je consentais
à ce que vous me proposez . Vivre avec vous sans
être votre femme ! Non , non jamais , plutôt mourir que
d'avoir à rougir devant Dieu , devant vous , devant moimême
! Plutôt mourir que d'affliger mes bons parens ! et
plus que jamais je sens qu'il faut que je m'éloigne .
Adelstan s'était bien attendu à beaucoup de résistance ,
etne se laissa point décourager ; il employa toute l'éloquence
de l'amour. Rose fut attendrie , mais inflexible ; elle répéta
qu'elle voulait partir , s'éloigner de lui , et qu'il devaitlacher
de l'oublier et de tenir ses engagemens avec Natalie :
tout ce que je puis faire , lui dit- elle , est devous promettre
de ne jamais me marier , et cela ne m'est pas difficile , car
DECEMBRE 1812 . 463
1
J
jamais je n'en aimerai d'autre que vous . Mais ne m'avezvous
pas dit et répété que les gens de votre rang n'avaient
pas besoin d'amour pour se marier ?
-Quand je te disais cela , Rose , je ne connaissais pas
encore le véritable amour ; depuis que j'at senti combien
je t'aimais , il me serait impossible d'épouser une autre que
toi. Si un préjugé que je ne puis vaincre me défend de
t'offrir ma main , un sentiment bien plus puissant encore
m'empêche de la donner à une autre femme , et je suis décidé
, malgré tes refus , à rompre avec Natalie ; je ne veux
ni la tromper , ni la rendre malheureuse : votre fausse ressemblance
me rappellerait sans cesse ma Rose , et me rendrait
trop infortuné.
Pauvre Natalie ! dit Rose en soupirant , j'ai troublé son
bonheur sans faire le mien. Plot au ciel , Adelstan , que
jamais nous ne nous fussions rencontrés ! mais vous m'oublierez
bientôt dans le fracas du monde , et vous pourrez
alors vous unir à Natalie . Laissez-moi partir , demain je
retournerai chez ma mère , je lui confierai ma folie , elle aura
pitié de moi , et mes larmes couleront avec moins d'amertume
dans son sein maternel. En disant cela elle s'éloigna
précipitamment. Adelstan courut après elle en la conjurant
de le revoir encore au moins une fois .
,
-Eh bien ! demain pour la dernière fois , lui cria-t-elle .
Adelstan nese coucha pas même cette nuit-là , il la passa
à se promener dans sa chambre ; combattu par des sentimens
opposés qui l'entraînaient avec une égale violence
il voulait offrir sa main à Rose , mais le mépris de tous ses
parens , de toute la noblesse l'effrayait et le retenait. Il prit
enfin la résolution définitive de l'épouser dans toutes les
formes , mais en secret , s'il ne pouvait la gagner autrement.
Dans sa dernière entrevue il renouvela sa proposition
de la veille , en lui offrant une promesse de mariage dans
le cas où elle deviendrait mère. Tout fut inutile ; elle mit
dans ses refus une tendresse , une douceur et une fermeté
inexprimables , en le suppliant de ne pas abuser de l'empire
qu'il avait sur elle : ne soyez pas courroucé coutre moi, lui
disait-elle , je pourrais tout vous sacrifier , je donnerais ma
vie pour vous avec délice , mais non pas ma vertu et la vie
de ma mère .
Cruelle fille ! n'as-tu pas mille vertus à opposer à cette
ombre de vertu dont tu me parles ? la compassion , la fidélité,
la constance ne sont-elles pas aussi des vertus ? Si tu
l'exiges , nous cacherons notre liaison à ta mère , elle ne
1
464 MERCURE DE FRANCE ,
pourra pas même la soupçonner , tu resteras chez elle.; je
te verrai plus rarement , mais au moins nous ne serons pas
séparés tout-à-fait .
-Ma mère a toujours lu dans mon coeur et su toutes
mes pensées , comment pourrais-je lui cacher celles qui
m'occuperaient sans cesse , mon amour et mes remords ?
- Eh bien ! Rose, je veux les calmer . Seras - tu contente
d'un mariage secret ? Toi seule et tes parens vous saurez
que tu es ma femme.
-Et cela me suffira , s'écria-t-elle : que le monde pense
'de moi ce qu'il voudra ; pourvu que mon Adelstan et mes
parens sachent que je suis innocente , je serai heureuse.
Adelstan , tu as vaincu ; je suis à toi , lui dit-elle en lui
tendant la main; mon ami, mon amant, mon époux adoré,
reçois les sermens de ton heureuse Rose; je ne réserve que
le consentement de ma mère , et demain j'irai le lui demander.
-
mère.
Je t'accompagnerai , Rose , je veux aussi parler à ta
Elle s'y opposa absolument . Vous ne pouvez lui parler ,
lui dit-elle , que vous ne soyez libre de tout engagement;
alors venez demander l'heureuse Rose à son père.
Adelstan éperdu d'amour et de joie se jeta à ses pieds ,
dans ses bras , lui jura mille fois tendresse et fidélité éternelle.
Rose répondait de même , lorsqu'ils aperçurent à
l'entrée du jardin le valet-de-chambre du baron qui le cherchait;
ce dernier l'appela , et il apprit de lui que le grand
maréchal d'Elmenhorst venait d'arriver au château , et désirait
le voir le plus tôt possible, ne pouvant s'arrêter longtems
. Va lui dire que je te suis , dit Adelstan en le renvoyant.
Un effroi mortel s'empara de Rose . O Dieu ! lui
dit- elle, il vient vous chercher, vous ne pourrez lui résister ,
et vous êtes perdu pour moi .
Rien au monde ne peut plus nous séparer , s'écria
Adelstan ; je regarde au contraire l'arrivée du grand maréchal
comme un bonheur; elle hâte le moment de ma
délivrance , lemoment où je pourrat te dire que je ne suis
plus qu'à toi seule. Il la conjura de le recevoir encore une
fois apres le départ de M. d'Elmenhorst , et se hâta d'aller
lejoindre.
Le grand maréchal vint avec amitié à la rencontre de
son futur gendre ; mais al lui dit en l'abordant que sa femme
et sa fille etaient très -fâchées contre lui , et blessees au vif
de n'avoir point encore eu sa visite. Vous connaissez , lui
DECEMBRE 1812 . 465
passionné , elle
SET
dit-il , les idées chimériques et romanesques de M d'Elmenhorst
; elle s'y est abandonnée plus que jamais dans
sa retraite ; elle s'imagine que , pour qu'un mariage soit
heureux , il doit être fondé sur un amour
soutient que puisque vous et Natalie ne vous aimez point ,
votre union projetée doit être rompue ; elle a vontu l'exiger
de moi , mais je ne l'ai pas écoutée : passez-luises rêveries
et fiez -vous à moi. Il faut que je parte à l'instant avec le
prince qui fait un voyage , il m'a perinis de mécarter un
peu de la route pour voir mon futur gendre ; voulais
baron, vous donner en passant cet avis . Partez demain
pour Elmenhorst , apaisez l'orage , jouez le sentimentat
avec la maman faites la cour à na petite Natalie ; elle est
d'honneur assez jolie pour que votre rôle ne soit pas difficile
; tout s'arrangera au mieux à mon retour , si vous savez
flatter la ridicule man e de ma femme.
,
- Elle n'est point ridicule , M le maréchal , répondit
Adelstan avec un air sérieux ; Mm d'Elmenhorst a bien
raison , un hymen sans amour ne saurait être heureux ;
j'en suis parfaitement convaincu ; je pense donc comme
elle qu'il vaut mieux que je me retire ; Mlle Natalie , qui
peut prétendre avec justice à être aimée , ne doit pas être
malheureuse avec moi .
Que diable me chantes-tu là , lui dit le maréchal qui
crut l'avoir offensé ? Je crois entendre ma sentimentale
épouse . Nous savons toi et moi que la liberté recrore que
en mariage rend plus heureux que l'amour ; qui te parle
d'en avoir pour Natabe? je te demande seulement de le
laisser croire à sa mère jusqu'après la noce . Je veux bien
que tu la rendes heurense , ma petite Natalie , mais non
pas à la manière de Mme d'Elmenhorst . On aime sa femme,
on est poli , complaisant , généreux ; on ne la gêne point ;
mais on n'en est pas amoureux , cela n'est pas dans la nature.
Je sais cela , moi . Mme d'Elmenhorst était belle , aimable
, je l'aurais adorée si elle eût été la femme d'un autre ;
voilà ce que jamais je n'ai pu lui faire comprendre . A
présent que toutes ses prétentions d'amour conjugal portent
sur sa fille , c'est à toi de lui faire entendre raison ;
mais commence par la tromper. Que diable ! à ton âge
est-il si difficile de feindre de l'amour pour une beauté de
dix-sept ans ? Tu l'as feint plus de cent fois en ta vie ; tâche
d'oublier que tu dois l'épouser .
Adelstan essaya inutilement de l'interrompre ; le maréchal
semblait avoir pris à tache de ne pas lui laisser dire
Gg
466 MERCURE DE FRANCE ,
un mot. Oh ! comme à présent le jeune homme corrigé par
L'amour avait horreur de ces principes relâchés , de cette
légèreté coupable qui sape tous les fondemens de la morale ,
et fait du plus doux, du plus fort des liens , un arrangement
de convenance soumis aux caprices de la mode ! il
rougissait intérieurement d'avoir donné une fois dans le
même travers , et se promettait bien de l'expier auprès de
sa Rose chérie ; mais il sentit qu'un courtisan vieilli dans de
tels principes , et chez qui ils étaientdevenus une secondenature
, ne voudrait vi l'entendre , ni le comprendre , et qu'il
était inutile et même dangereux de lai confier son secret .
Il résolut donc d'écrire le lendemain à Mme d'Elmenhorst ,
de lui avouer , sans nommer l'objet de son amour , que son
coeur était engagé , et qu'il ne pouvait plus l'offrir à Natalie ;
il était bien sûr qu'elle lui rendrait sa liberté. Il laissa donc
repartir le maréchal , qui ne cessa de lui répéter d'aller faire
sa paix à Elmenhorst , qu'un joli garçon comme lui , persuadait
tout ce qu'il voulait aux femmes , et qu'à son retour
il lui donnait sa parole de conclure son mariage .
Apeine Adelstan l'eut-il accompagnéjusqu'à sa voiture ,
qu'il se hâta de retourner au jardin où il espérait trouver
encore sa Rose ; mais elle n'y était plus ; Lise lui dit qu'elle.
était dans sa chambre occupée à empaqueter ses effets Il
n'osa pas y entrer; mais il pria Lise d'aller lui dire qu'il
était là. Au bout d'un moment elle descendit ; il vit à ses
yeux qu'elle avait pleuré; elle s'avançait avee embarras :
Sois tranquille , chère enfant , lui dit-il , le maréchal est
reparti; je ne suis pas libre encore , mais demain M d'Elmenhorst
saura par moi que je ne ferai pas le bonheur de
sa fille , que je ne puis l'aimer. - Et la meilleure des mères
aussi , dit Rose en rougissant , saura demain par moi que
le généreux Adelstan veut faire le bonheur de sa fille . Oh !
mon Adelstan , dit-elle avec une dignité qui l'élevait audessus
de sa condition , vous me rendez la plús fortunée
des femmes ! Je devrais peut-être refuser un aussi grand
sacrifice , mais je n'en ai pas la force ; et je seus là , dit-elle
en mettant lamain sur son coeur , que je puis aussi faire
votre bonheur; je le ferai , je veux que mon Adelstan bénisse
toute sa vie le jour qui l'unira à sa Rose . Adelstan la
regardait avec admiration ; elle lui paraissait un être surnaturel;
son amour , aussi vifqu'il était innocent et pur,
semblait avoir élevé son ame . En général, cette jeune fille
était fort au-dessus de son état; ni sa cousine Lise , ni
aucune de leurs compagnes ne pouvaient lui être compaDECEMBRE
1812 .
467
rées ; avec une éducation soignée , elle aurait même été
supérieure à la plupart des femmes ; la nature l'avait douće
d'une aptitude
extraordinaire pour saisir avec promptitude ,
même les idées qui auraient dù lui être les plus étrangères ;
elle jugeait sainement de tout , montrait du tact ,
mait avec délicatesse . A la grande surprise d'Adelstan , s'exprison
esprit lui parut même plus cultivé qu'il n'aurait pu
l'imaginer; elle avait quelque teinture des sciences qu'on
apprend aux jeunes demoiselles ; lorsque le baron lui en
témoignait son étonnement , elle lui répondait que sa mère
ayant été nourrice de la fille d'un seigneur qu'elle lui
nomma , elle allait souvent au château d'Oberstein , comme
soeur de lait de la jeune comtesse ; elle assistait quelquefois
à ses leçons , et lisait quelques- uns de seslivres d'étude .
C'est ainsi , disait-elle en rougissant , que j'ai appris quelque
chose , à présent combien je regrette de n'avoir pas
plus d'instruction ! mais vous serez mon maître , mes progrès
seront rapides; je veux tâcher , autant qu'il dépend
de moi , de me rendre digne du sort que vous me destinez .
Le moment de se séparer arriva ; Rose voulait donner
à sa tante malade cette dernière soirée ; elle s'arracha d'anprès
d'Adelstan , et ce fut avec beaucoup de peine qu'elle
obtint de lui qu'il la laisserait partir seule. Natalie ne vous
apas encore rendu votre parole , lui dit-elle ; je n'ai pas
encore le consentement de mes parens pour me donner à
vous , et jusqu'à ce que ces deux conditions soient remplies
, il vaut mieux que nous soyons séparés. Il faut aussi ,
mon cher Adelstan , vous laisser le tems de réfléchir loin
de moi aux sacrifices que vous voulez me faire ; peut-être ,
lui dit-elle en retenant avec effort ses larmes , peut- être
que lorsque vous ne verrez plus la pauvre Rose , vous penserez
à ce qu'elle est , à ce que vous êtes , au tort que vous
allez vous faire à vous - même , en vous unissant avec elle .
Adelstan , si jamais le repentir et les regrets venaient se
placer entre nous , oh ! tu retrouverais bientôt ta liberté ;
Rose mourrait désespérée. Au nom du ciel , pour vous ,
pour moi-même , réfléchissez encore si vous m'aimez
assez pour surmonter tous les obstacles et tout ce qui nous
sépare.
Il la rassura de la manière la plus tendre et la plus positive
; il sentait bien cependant qu'il fallait du courage pour
braver à ce point tous les préjugés du monde , mais il le
trouvait dans son amour et dans celui de Rose . Son projet
actuel était de l'épouser dès qu'il serait libre de ses enga-
Gg 2
468 MERCURE DE FRANCE ,
gemens , de partir d'abord après avec elle pour quelque
pays éloigné , d'y passer quelques années , de s'expatrier
même entièrement s'il le fallait; mais il se flattait encore
que , même dans sa patrie , le mérite et les grâces de Rose
lui feraient pardonner sa naissance.
Ils se séparèrent avec peine , mais sûrs l'un de l'autre ;
ils convinrent que Rose lui écrirait et lui enverrait ses
lettres par son jeune frère , qui l'aimait tendrement , et
qui ferait tout pour elle ; ils se feraient part mutuellement ,
elle de la répouse de ses parens , et lui de celle de M
d'Elmenhorst; et quand tout serait décidé , Augustin , le
frère de Rose , viendrait le chercher : et alors , lui dit-elle
avec tendresse , nous nous réunirons pour ne plus nous
quitter qu'à la mort . Il scella sur ses lèvres celte douce
promesse .
-
(La suite au numéro prochain. )
VARIÉTÉS . 1
SPECTACLES . Théâtre de l'Impératrice ( Odéon ) . -
Les Epouseurs ou la jeune Fille , comédie en trois actes et
en prose , a été représentée , la semaine dernière , sur le
théâtre de l'Odéon ; elle a été fort applaudie .
Une jeune villageoise revient dans son pays , après la
mort d'une vieille tante qui l'a élevée avec soin . Elle est
aussitôt demandée en mariage par un riche fermier , par
un jeune peintre , par le vieil intendant du seigneur du
château , et finit par épouser le seigneur même , à qui elle
avait autrefois sauvé la vie , et qui gardait le plus tendre
souvenir de ses attraits et de sa bonté.
L'intrigue de cette pièce est un peu romanesque , mais
le dialogue est spirituel : ony trouve des situations comiques;
et lorsqu'un auteur parvient à faire rire le public
pendant trois actes , il faudrait que celui-ci fût bien ingrat
pour ne pas lui en témoigner sa reconnaissance. Je ne
dois pas oublier de dire que la pièce est jouée avec beaucoup
d'ensemble .
Théâtre du Vaudeville.
pard lavise.
- Le Menuet du Boeufet Gas-
La première de ces deux nouveautés a déjà presque disparu
de la scène; la seconde , graces au jeu de Joly et à
DECEMBRE 1812 . 469
quelques jolis couplets , y reparaît souvent , et est bien
accueillie . Une aventure arrivée au fameux Haydn a fourni
le sujet du Menuet du Boeuf. On raconte qu'un boucher ,
grand amateur de musique , voulut avoir un nouveau menuet
de ce célèbre compositeur , pour ouvrir le bal des
noces de sa fille ; il s'adresse à Haydn qui , frappé d'un
aussi singulier hommage , compose un menuet pour le
boucher : celui-ci en récompense lui offre le plus gras de
ses boeufs .
Toute anecdote ne peut pas fournir un sujet de vaudeville
; la scène met les choses trop en évidence : ce boucher
mélomane qui embrasse sans cesse Haydn , ce boeuf que
l'on amène aux yeux de tout le monde , peuvent tant bien
que mal figurer dans un récit ; mais on ne s'attendait pas à
rencontrer des objets de cette espèce sur la scène du Vaudeville.
Je ne conseille pas à cet aimable enfant de changer
son galoubet contre un cornet à bouquin. Les auteurs ,
pour rendre hommage à Haydn , ont substitué les andanté
de ses plus belles symphonies aux airs accoutumés du
vaudeville ; la grande musique ne réussit pas mieux aux
acteurs du Vaudeville que les grands vers qu'on leur a fait
débiter , il y a quelques années , lorsqu'on a essayé de leur
faire jouer la tragédie .
Gaspard l'avisé est encore un vaudeville fait sur une
anecdote ; mais ici , au lieu d'un grand homme , c'est un
Normand qui en est le héros. La pièce pourrait s'intituler
Joly tout seul ; car c'est lui qui a fait le succès de l'ouvrage
et qui le soutient. Cette bagatelle qui ne manque pas d'esprit
, est de trois auteurs accoutumés aux succès .
POLITIQUE.
Le Moniteur a publié le 28º Bulletin ; il est ainsi conçu:
Smolensk , le II novembre 1812.
Le quartier-général impérial était le rer novembre à Viasma , et
le g à Smolensk. Le tems a été très-beau jusqu'au 6 ; mais le 7 ,
T'hiver a commencé , la terre s'est couverte de neige. Les chemins
sont devenus très - glissans et très -difficiles pour les chevaux de trait.
Nous en avons beaucoup perdu par le froid et les fatigues ; les bivouacs
de la nuit leur nuisent beaucoup .
Depuis le combat de Maloiaroslavetz , l'avant-garde n'avait pas vu
l'ennemi , si cen'est les Cosaques , qui , comme les Arabes , rodent
sur les flancs et voltigent pour inquiéter.
Le 2 , à deux heures après-midi , 12.000 hommes d'infanterie
russe , couverts par une nuée de Cosaques , coupèrent la route à une
licue de Viasma , entre le prince d'Eckmulh et le vice-roi. Le prince
d'Eckmulh et le vice-roi firent marcher sur cette colonne , la chassèrent
du chemin , la culbutèrent dans les bois , lui prirent un généralmajor
avec bon nombre de prisonniers , et lui enlevèrent six pièces de
canon ; depuis on n'a plus vu l'infanterie russe , mais seulement des
Cosaques .
Depuis le mauvais tems du 6 , nous avons perdu plus de 3000 chevaux
de trait , et près de cent de nos caissons ont été détruits .
Le général Wittgenstein ayant été renforcé par les divisions russes
de Finlande et par un grand nombre de troupes de milice , a attaqué.
le 18 octobre , le maréchal Gouvion- Saint- Cyr; il a été repoussé
par ce maréchal , et par le général de Wrede , qui lui ont fait trois
mille prisonniers , et ont couvert le champ de bataille de ses morts .
.
Le 20, le maréchal Gouvion- Saint- Cyr ayant appris que le maréchalduc
de Bellune , avec le ge corps . marchait pour le renforcer ,
repassa la Dwina . et se porta à sa rencontre pour , sa jonction opérée
avec lui , battre Wittgenstein et lui faire repasser la Dwina. Le
maréchal Gouvion- Saint-Cyr fait le plus grand éloge de ses troupes .
Ladivision suisse s'est fait remarquer par son sang- froidet sa bravoure.
Le colonel Guéhéneuc , du 26º régiment d'infanterie légère ,
a été blessé. Le maréchal Saint-Cyr a eu une balle au pied. Le maréchal
duc de Reggio est venu le remplacer , et a repris le commandement
du 2e corps .
La santé de l'Empereur n'a jamais été meilleure .
On a reçu des nouvelles du quartier-général postérieures
à ce Bulletin. L'Empereur est parti de Smolensk , se ditigeant
sur Orchsa. Le tems était beau ; le froid de 4 à 5
degrés.
MERCURE DE FRANCE , DECEMBRE 1812. 47
Au Bulletin sontjoints les rapports du maréchal Gouvion-
Saint-Cyr et du général bavarois de Wrede sur les
affaires glorieuses des 18 , 19 , 20 octobre devant Polotsk ;
le 2º corps et les Bavarois y ont déployé , devant un ennemi
très -supérieur en nombre , la plus haute valeur , et les
Russes un acharnement qui a rendu leur perte très-considérable.
Après cette affaire , le corps du duc de Bellune a
fait sa jonction avec celui du comte Gouvion-Saint - Cyr .
Le maréchal duc de Reggio est venu prendre le commandement
du 2º corps , et au moment où le rapport était
écrit , l'armée se mettait en mouvement pour reprendre
l'offensive sur la droite de la Dwina et pousser vivement
d'armée russe .
Le prince de Scharzenberg á de nouveau obtenu sur
l'ennemi un brillant avantage. Son avant-garde est entrée
à Slonim au moment où l'ennemi , qui ne se croyait pas
suivi de si près , sortait de cette ville. Le général Reynier
a arrêté sa marche pour faire face à un corps russe de 20
mille hommes , coupé de l'armée de Tschittchakott . De son
côté , le prince Scharzenberg se porta sur ce corps avec
deux divisions . On manoeuvra le 16 et le 17 ; le 18 , les
deux corps en vinrent aux mains . Les Russes ont été complétement
défaits ; 3 ou 4000 hommes ont été tués , 3000 ont
été faits prisonniers , 40 caissons attelés et chargés de munitions
, 3 ambulances , et une énorme quantité de bagages
ont été le fruit de cette journée . Les débris des corps battus
sont hors d'état de se réunir à l'armée principale . La ville
de Minsk est occupée par les troupes françaises et polonaises
. Toutes les positions se trouvent ainsi prises pour
lier le mouvement des corps de droite et de gauche à celui
que la grande armée fait de Smolensk sur Wilna , pour
réunir et appuyer ces divers corps l'un par l'autre , et pour
leur assigner les quartiers où ils pourront prendre le repos
que tant d'honorables travaux leur ont si bien mérité .
Tous les Etats de la confédération ont fait marcher les renforts
nécessaires pour porter sur tous les points leurs contingens
au complet. Le passage des corps de cavalerie et d'infanterie
se succèdent avec rapidité, en même tems que les
transports de munitions. Pendant que les colonnes confédérées
traversent l'Allemagne pour se porter au-delà de la
Vistule , de nombreux transports de prisonniers russes
traversent ce même fleuve , et se dirigent sur la Saxe d'où
ils sont conduits en Silésie , qui paraît être le pays où sera
formé leur dépôt central.
472 MERCURE DE FRANCE ,
er
Le rapport de lord Wellington sur la levée du siége de
Burgos el sur sa retraite dans la direction de Salamanque ,
ont appris au lecteur que les troupes françaises aux ordres
du maréchal Soult étaient rentrées à Madrid. C'est dans la
nuit du 19 au 2 novembre que l'occupation de la capitale
a eu lieu . Les troupes impériales y ont reçu de la part des
habitansl'accueil le plus favorable. Les Anglais , pour perdre
dans cette ville les partisans qu'ils avaient pu y avoir ,
n'ont eu besoin que d'y séjourner ; et pour faire sentir le
prix du gouvernement paternel du roi , il a suffi de connaître
les premiers actes de l'autorité qui un moment a
réun: les pouvoirs , et exécuté les ordres de la régence de
Cadix. On attend sur l'entrée des Français à Madrid un
rapport officiel ; celui que l'on va lire présente l'ensemble
des opérations de l'armée de Portugal depuis la retraite
de lord Wellington. Ce rapport est adressé au ministre de
guerre par M. le général Souham , commandant provisoirement
l'armée . In est daté de Tordesillas , le 1 novembre
; en voici la substance :
la
er
L'armée de M. le général Sonham s'est mise à la poursuite
de lord Wellington dans la nuit du 21 au 22 ; elle
est entrée à Burgos le 22. Le 23 , elle a suivi les traces de
l'armée anglaise. La cavalerie légère , aux ordres du général
Shée , a rencontré son arrière-garde , et l'a mise en
pleine déroute. L'armée anglaise , pressée si vivement , a
senti alors la nécessité de soutenir la retraite d'une de ses
colonnes qui suivait la route de Castroneriz , et qui allait
se trouver débordée. Son arrière-garde a été renforcée de
tonte sa cavalerie , et elle a ralenti son mouvement à la
hauteur de Celada. J'ai donné de suite l'ordre à la brigade
de cavalerie de l'arinée du nord, de se porter en avant et
de charger l'ennemi , qui , malgré la supériorité du nombre
, a été culbuté aussitôt qu'attaqué , et a abandonné le
champ de bataille qu'il a laissé couvert de morts et de
blessés . La cavalerie de l'armée du nord s'est couverte de
gloire dans cette journée . On a continué de poursuivre
vivement l'ennemi , auquel on a fait quelques centaines de
prisonniers. La nuit seule a suspendu nos succès .
" L'armée a pris position le soir à Villa-Drigo. Le lendemain
, à la pointe du jour , elle s'est remise en marche.
Le grand nombre de prisonniers faits à l'ennemi , et celui
de ses déserteurs , prouvaient assez que sa retraite se faisait
avec une précipitation qui entraînait le désordre . Il a cherché
alors à arrêter notre marche victorieuse par tous les
DĘCEMBRE 1812 . 473
obstacles que la nature du pays pouvait nous présenter . Le
pontde Torquemada , défendu un instant par son artillerie ,
a été bientôt en notre pouvoir , malgré le désavantage
qu'offrait la position . Après une canonnade de pen de
durée , l'ennemi a été obligé de se retirer précipitamment
sur Duenas . L'avant-garde l'a poursuivi jusqu'à Banos . Le
quartier-général a été transféré à Magaz , et la droite de
l'armée , sous les ordres de M. le général Foy , a été dirigée
de Torquemada sur Palencia.
>>Le 25 au matin , M. le général Maucune a poussé une
reconnaissance sur la route de Duenas , et a emporté cette
position.
> Pendant que l'on forçait ainsi l'armée anglaise à abandonner
honteusement la belle position de Duenas , la droite
de l'armée , commandée par M. le général Foy , s'emparait
de Palencia . L'ennemi y a été poussé avec une telle vigueur
par la 1 division , que dans sa fuite il a été forcé
d'abandonner le pont de Palencia , sans avoir eu le tems
de le détruire , malgré les préparatifs qui avaient été faits .
Forcée sur tous les points , l'arrière-garde de l'armée
ennemie s'est retirée pendant la nuit , et le 26 , les ponts
étant réparés , l'armée française a continué sa marche. Le
quartier-général a été établi à Duenas .
» Le 27 au matin , j'ai reconnu la position occupée par
l'ennemi à Cabezon , où la Pisuerga le séparait encore de
nous ; et pour rendre inutiles ses dispositions , j'ai donné
l'ordre à l'armée de se diriger sur Valladolid et Simancas ,
par la rive droite de la Pisuerga , en laissant toutefois les
5 et 6º divisions vis-à-vis Cabezon , pour observer les
mouvemens de l'ennemi. La droite de l'armée a occupé
Zaratan; les 3º et 4º divisions se sont portées en avant de
Cigalès ,près du gué de la Pisuerga ; le reste de l'armée à
Cigalès . Le 28 , M. le général Foy s'est emparé de Simancas
, et est entré dans Tordésillas le 29. Le pont de Simancas
sur la Pisuerga , et celui de Tordésillas sur le
Duero , avaient été rompus à l'approche des troupes françaises
. La tête du pont de Tordésillas était encore occupée
par les Anglais . Il fallait les chasser de cette position pour
pouvoir réparer la coupure avec célérité . Soixante braves
de la 1ª division et quelques sapeurs , ayant à leur tête le
capitaine Guingret du6º léger , se jettent à la nage , le sabre
aux dents et parviennent à l'autre rive , malgré le feu
très-vif de l'ennemi , qui , surpris d'une action si hardie ,
fuit épouvanté , laissant quelques prisonniers en notre pou-
,
474 MERCURE DE FRANCE ,
voir. Cette entreprise nous a rendus maîtres de la tête du
pont.
L'ennemi, informé de la marche de l'armée sur le Duero,
a senti combien il devenait dangereux pour lui de rester
plus loug-tems sur la rive droite de ce fleuve , et s'est hâté ,
pendant qu'il en était encore tems , d'abandonner ses positions
. Il a continué sa retraite le 29 , après avoir fait
sauter successivement les deux ponts de Cabezon et de
Valladolid . L'armée française est entrée le 29 dans Valla
dolid , et le quartier-général est arrivé le 30 à Tordésillas .
> La perte de l'ennemi, dans ces différens combats, esi de
2000 prisonniers , tous Anglais ou Portugais , et en grande
partie de cavalerie . Dans ce nombre on compte un colonel ,
un major , deux lieutenans-colonels et vingt- cinq officiers.
L'armée anglaise a perdu 600 chevaux. Sa perte en tués et
blessés , peut être évaluée , sans exagération , à 2500hommes.
Le général espagnol Alava a été blessé dangereusement.
Notre perte est de 300 hommes tués ou blessés .
M. le général Souham , à la suite de ce rapport , nomme,
comme l'ayant secondé de tous ses moyens , M. le général
Caffarelli , commandant l'armée du Nord , et rend hom
mage à la belle conduite des généraux Maucune , Foy la
Martinière , Clauzel et Tirlet. Il sollicite auprès du mi
nistre les faveurs de S. M. pour les braves qui se sont distingués
, et les mentionne dans un état particulier.
De son côté , le général Caffarelli a mis sous les yeux da
ministre le journal de ce mémorable siége de Burgos , quia
fait si complétement échouer le plan de campagne de lord
Wellington , et couvre de gloire le genéral Dubretou et les
braves officiers qui l'ont si vaillamment secondé .
Au moment où nous terminons cette analyse des publications
officielles , le Moniteur a publié la note suivante:
« La jonction des trois armées du Portugal, du centreet
du midi , s'est opérée le 10 novembre dernier à Alba de .
Tormès . Les trois armées réunies , sous les ordres de S. M.
C. , ont dû passer le Tormès dans les journées du 13 et du
14; l'armée du Portugalentre Salamanqueet Alba , Larmée
du centre àAlba même , et l'armée du midi entre Alba et
Puente de Congostro . On n'a encore rien reçu de positif
sur la direction que les Anglais ont prise dans leur retraite.
"
En attendant des détails ultérieurs qui ne peuventtarder
sur l'entrée des Français à Madrid , et sur le parti qu'aura
pris lord Wellington ou de combattre ou de rentrer en
DECEMBRE 1812 . 475
Portugal , jetons les yeux sur une circonstance dont nous
avons à nous féliciter d'avoir prévu et indiqué les suites
inévitables .
Lord Wellington a été nommé généralissime des armées
anglaises et espagnoles ; lorsque sa seigneurie a été revêtue
par la régence de Cadix de ce titre éminent, nous avons
cru devoir signaler cet acte comme d'une haute imprudence
de la part de nos ennemis , et comme le signal d'une division
entre les Anglais et les Espagnols , qui ne pouvait
manquer d'éclater à la première occasion . Nos conjectures
se sont promptement réalisées . Le général Ballasteros commandait
la 4 armée espagnole; il était gouverneur du
royaume d'Andalousie, lorsque cet Espagnol , fidèle au caractère
de sa nation , a reçu l'ordre de servir sous le commandement
de lord Wellington. L'orgueil national lui a
dicté une lettre qui en porte bien le caractère : il rappelle
qu'il fut un des premiers noteurs de l'insurrection , qu'il
s'est signalé dans cette guerre , et qu'il a mérité d'être distingué
des Français eux-mêmes .
Après la conduite que j'ai tenue , dit- il ,jene serais pas
né en Arragon si je consentais à servir sous les ordres d'un
officier anglais ; l'armée queje commande est brave et disciplinée;
la faire passer sous un commandement étranger
serait pour sa gloire une tache qu'elle n'a pas méritée. »Ballasteros
termine salettre par déclarer qu'il ne recevra d'ordres
que de la régence etnon des Anglais.
La régence, engagée avec les Anglais , n'a pu passer un
tel acte sous silence; Ballasteros a été destitué de son commandement
et exilé à Ceuta : son armée a vu avec douleur
la disgrâce de son chef. Le général qui commandait une
de ses divisions , Mérino , a suivi l'exemple de Ballasteros ,
et a refusé de recevoir immédiatementles ordres du général
Wellington. On conçoit que les papiers ministériels donpentà
cette conduite tous les noms qui peuvent la faire regarder
comme déshonorante ; ils parlent des principes irrécusables
de la subordination et de la discipline : mais les
généranx espagnols parlent de l'honneur de leurs armes
et de l'indépendance de leur patrie; et ce qu'on voit clairement
exprimé dans leur conduite, c'est que forcés de se
soumettre à l'autorité reconnue par la France , ou à subir
lejoug de la protection , c'est-à-dire , de la domination anglaise
, ce n'est pas aux Anglais qu'ils donneront la préférence.
Dans de telles circonstances et avec de telles dispositions
de la part de leurs alliésforcés, on conçoit combien
476 MERCURE DE FRANCE ,
la position des Anglais est embarrassante , sur-tout depuis
la réunion complète des forces impériales sous les ordresdu
roi . Les écrivains anglais les plus dévoués à lord Wellington
et à sa famille , ne voient pour lui d'autre parti à prendre que
de se retirer en Portugal, et déjà l'un de ces écrivains a
prononcé le nom de ces fameuses lignes de Torres - Vedraz
qui ont seules garanti l'armée anglaise de Lisbonne dans
la dernière campagne .
«Rien ne peut égaler (dit l'un des journaux anglais qui
ont le mieux suivi et jugé les opérations militaires en Espagne,
) la sensation pénible que produit sur le public l'état
de nos affaires dans la péninsule;toutesles circonlocutions
du Morning-Post et du Courrier , non plus que la servile
adulation du Times envers la famille Wellesley, ne peuvent
détourner l'attention du peuple de ce sujet désastreux. Il
est hors de doute que Ballasteros s'est dirigé d'après un
principe qui anime les généraux espagnols les plus populaires
, et ceux qui ont le mieux servi la cause de l'insurrection.
Comment cela pourrait-il être autrement? jugeons
d'après nous-mêmes. Supposons qu'une force auxiliaire
espagnole soit venue en Angleterre pour nous aider à chasser
un ennemi qui nous aurait envahis, nos Wellesley, nos
Chatam , nos Burkards verraient- il de bon oeil Mina, ou
tout autre chef espagnol , commander en chef une armée
anglaise ? De quel oeilnos messieurs des gardes se verraientils
obligés d'obéir à un chefespagnol ; età plus forte raison,
quelle insulte n'est-ce pas faire à la nation espagnole que de
mettre un général anglais à la tête de son armée , d'une
armée et d'une nation dont l'orgueil et le point d'honneur
sont le mobile principal, et sontpassés en proverbe ? Nous
regrettons que les flatteries du Times nous obligent à ètre
aussi francs : mais aussipourquoiles éditeurs de cettefeuille
prodiguent-ils tant de flatteries à lord Wellington, et l'éri
gent-ils en divinité protectrice des Espagnols ?On voit quel
culte veulent rendre les chefs espagnols à cette divinité.
Notre intention n'est certainement pas de déprécier les talens
, le mérite et les services de lord Wellington; mais
n'a-t-il pas été récompensé de la manière la plus brillante?
et si l'ambition de sa famille veut embrasser la cause de la
péninsule , toute chancelante qu'elle est dans ce moment,
il est de notre devoir d'exposer les maux que cette ambition
de famille peut attirer sur l'Angleterre.
Nous sommes à même de dévoiler aux yeux de la nation
le véritable sens de l'élévation de lord Wellington an
!
DECEMBRE 1812 . 477
grade de généralissime des armées espagnoles , mesure certainement
destructive desa bonne intelligence qu'il etait de
notre intérêt de perpétuer entre les deux nations , et dont
l'adoption aura pour la cause commune des resultats funestes.
> Pendant le ministère de sir Henri Wellesley , notre
ainbassadeur à Cadix reçut ordre de témoigner le désir
qu'éprouvait le gouvernement britannique de voir nommer
un commandant en chef de tonte l'armée espagnole , et on
insinua clairement que l'on s'attendait à voir lord Wellington
nommé à ce poste éminent.
» Depuis cette époque jusqu'à la fin de juillet dernier ,
la régence refusa d'examiner cette question ; mais vers ce
tems -là , sir Henri Wellesley lui adressa uue remontrance
conçue dans les termes les plus forts , qui la détermina à
renvoyer la question devantles cortès. De nouvelles difficultés
se sont élevées dans cette assemblée . Sir Henri fut
obligé d'avoir recours à des argumens britanniques du plus
grand poids , et ce ne fut qu'alors qu'il put obtenir que cet
objet fût mis en délibération . Enfin , après beaucoup de
manoeuvres , le 19 septembre dernier , à la suite d'une discussion
non interrompue de deux jours et de deux nuits ,
à huis clos , on obtint un décret qui conférait à lord Wellington
le commandement en chet des armées , et qui , vu
l'état actuel du pays , n'était rien moins que de le nommer
régent du royaume. Mais revenons à la situation présente
des affaires . L'armée française reprend une attitude imposante
; elle menace d'occuper de nouveau tout le territoire
dont nous n'avons eu qu'une possession éphémère ; cette
circonstance ne détacherait-elle pas de nous tout ce qui
s'était soumis à notre domination dans l'espoir que nous
resterions maîtres du pays , et les opérations de Joseph ne
confirmeront-elles pas le peuple dans cette opinion?Aquoi
sert de disputer sur les mots ? Joseph se considère à bon
droit commele véritable, le légitime souverain de l'Espagne;
il a 150 milles baionettes pour appuyer ses droits , et nous
ne voyons pas en ce moment que nous puissions être en
étatde le détrôner. En tout cas , détruire l'harmonie existante
entre les deux armées , n'est pas le meilleur moyen
d'atteindre à ce but . Nous craignons beaucoup que l'exemple
deBallasteros ne soit suivi par d'autres officiers qui comme
lui commandent les armées nationales d'Espagne , et qui
ont beaucoup d'influence et de popularité. »
Il n'est pas un lecteur qui n'ait fait ces réflexions; mais
478 MERCURE DE FRANCE ,
on conviendra qu'elles sont ici réunies et appuyées de détails
qui leur donnent beaucoup d'intérêt et de poids. Nous
avons dès long-tems exprimé l'idée que lord Wellington
s'était compromis en sortant de Portugal et en entrant en
Espagne . Il a été compromis d'une manière bien plus
grave lorsqu'il a reçu , en quelque sorte , la dictature , dans
les affaires d'une nation dont la sienne paraissait n'être que
la protectrice et l'alliée . Peut-être sous peu l'Angleterre
reconnaitra-t-elle la justesse de cette expression du Statesman
, lorsqu'il attribue à une ambition defamille et non
à une saine politique l'élévation démesurée donnée au
pouvoir de Wellington. Elle reconnaîtra sans doute aussi
la justesse des conseils du même écrivain , lorsqu'il s'écrie
très-patriotiquement : Plus d'expédition qui rappelle celle
deWalcheren ! plus de retraite sur la Corogne ! Les fastes
militaires anglais devront en effet garder long-tems le souvenir
de la honteuse tentative sur l'Escaut , et de cette
marche mémorable de l'Empereur dans laquelle l'armée
anglaise fut rejetée sur ses vaisseaux après sa défaite , et la
mort de son général .
Le parlement est assemblé. Les objets qui doivent l'occuper
dans cette session importante , seront la conduite de
la guerre dans la péninsule , la conduite des relations politiques
dans le nord , les causes premières et la gestion
subséquente de la guerre avec l'Amérique , la question de
l'émancipation des catholiques . Voilà sans doute de dignes
objets de discussions , et un champ vaste à exploiter pour
les orateurs de l'opposition . Nous analyserons ces importans
débats avec tout le soin qu'ils devront mériter.
Le ministre de l'intérieur a publié le programme de la
fête anniversaire du couronnement et de la bataille d'Austerlitz
; elle aura lieu dimanche 6. La veille tous les spectacles
seront ouverts gratis . Le 6 , un Te Deum solennel
sera chanté dans l'église métropolitaine. S. M. l'Impératrice
recevra au Palais des Tuileries , où elle vient fixer
sa résidence d'hiver , les hommages des princes grands
dignitaires et des premiers corps de l'Etat. Il y aura audience
diplomatique et grande audience. Le soir spectacle
sur le théâtre de la cour , et cercle après le spectacle.
S .....
DECEMBRE 1812 . 479
ANNONCES .
PREMIÈRE LIVRAISON DU NOUVEAU DUHAMEL , on Traité
des Arbres et Arbustes que l'on cultive en France , rédigé par
J.-L.-A. Loiseleur Deslongchamps , docteur-médecin de la Faculté
de Paris , et membre de plusieurs Sociétés savantes , nationaleset
étrangères ; avec des figures d'après les dessins de MM. P.-J. Redouté
et P. Bessa .
Cet ouvrage , aussi utile qu'agréable . a été imprimé sur trois par
piers différens . Le premier , sur beau carré , forinat in- folio , avee
les planches en noir , dontle prix est à 9 fr. par livraison .
Le second , sur carré vélin , même format , avec les planches imprimées
en couleur , dont le prix est de 25 fr .
Et enfin le troisième . sur nom de Jésus vélin , figures imprimées
en couleur , 40 fr . par livraison.
La partie typographique est extrêmement soignée et en caractères
neufs.
La cinquante- neuvième livraison qui termine le tome cinq a été
publiée le rer juillet 1812. Il en reste vingt-une à publier.
Les lettres de demande et l'envoi de l'argent doivent être affranchis
et adressés à M. Etienne Michel , éditeur , rue de Turenne ; ou à
M. Arthus-Bertrand , libraire-éditeur , rue Hautefeuille , nº 23 .
AVIS .-Le Traité des Arbres Fruitiers , de Duhamel , ayant été
refondu dans celui des Arbreset Arbustes du même auteur , les éditeurs
croient devoir prévenir MM. les Souscripteurs que chacun de
ces deux Traités en particulier sera aussi complet que possible . Les
espèces et variétés de chaque geure seront complètement décrites et
réunies en un seul et même article .
Le Traité des Arbres Fruitiers se vendra séparément, et il formera
deux volumes in-folio du même format que l'ouvrage entier dont il
est extrait et dont il fait partie. Le premier volume comprend douze
livraisons du même prix que celles du Nouveau Duhamel , et l'on
recevra des souscriptions .
Pour MM. les nouveaux Souscripteurs .
Les personnes qui voudront souscrire au Traité des Arbres et
Arbustes , auront la facilité de retirer une livraison chaque mois ,
comme si l'ouvrage était à son commencement. On ne leur demande
d'autre engagement que celui de faire connaitre les personnes qui
seront chargées de recevoir et de payer les livraisons qui leur seront
destinées.
Si parmi MM. les nouveaux Souscripteurs il en est qui désirent
acquérir de suite tout ce qui aura paru , les éditeurs prendront des
arrangemens avec eux et leur donneront toutes les facilités dont ils
conviendront de gré à grépour l'acquit du total.
L'ouvrage entier , ainsi qu'il a déjà été annoncé
septième volume .
, sera terminé au
La cinquante-neuvième livraison , qui a paru le rer juillet 1812 , a
terminé le cinquième volume. Vingt livraisons à publier termineront
Touvrage.
480 MERCURE DE FRANCE , DECEMBRE 1812 .
Les Enfans. Contes à l'usage de la jeunesse ; par Mme Pauline
Guizot , née Meulan. Deux vol. in-12 , ornés de douze figures d'après
les dessins de Lafite , Roehn et Calmé . gravées par Couché père, etc.
Prix , 8 fr. , et 9 fr . 75 c. franc de port. Chez J. Klosterman fils ,
libraire , rue du Jardinet , nº 13. quartier Saint-André- des -Arcs; et
Delaunay , libraire , Palais-Royal , galerie de bois , nº 243.
Le Cabinet du Petit Naturaliste , par Mme D***. Vol. in-18 avec
quatorze gravures représentant plus de cent cinquante sujets en tailledouce
. Prix , avec les figures en noir , I fr. 80 c. , et 2 fr . 20 cent.
franc de port , et avec les planches coloriées , 2 fr. 50 c., et 2 fr.
go c. franc de port. Ala librairie d'Education et de Jurisprudence
d'Alexis Eymery , rue Mazarine , nº 30.
Les Jeux des Quatre Saisons , ou les Amusemens du jeune Age;
par Mme D*** . Vol. in- 18 orné de seize sujets en taille-douce. Prix .
avec les figures en noir , I fr . 50 c. , et 1 fr . 90 c. franc de port , et
avec les planches soigneusement coloriées , 2 fr. , et 2 fr. 40 c. franc
de port. Chez le même.
Chansonnier Français , ou Etrennes des Dames , pour 1813 ,
dans lequel on trouve des chansons et couplets de MM. Antignac ,
Arinand-Gouffé , Brazier , Capelle , de Chazet . Coupart , Désaugiers
, Ducray-Duminil , Dupaty , Gentil , Jacquelin . Maxime
deRedon , Menestrier , Millevoye , Moreau , Philippon de-la-Magdelaine
, de Piis , de Rougemont , Servières , Sewrin , etc. , etc.-
Xme Année .
Chansonnier des Demoiselles ; par les mêmes auteurs .- IXme
Année . Ces deux recueils , formatin- 18 , ornés de jolies gravures ,
se vendent à Paris , chez Caillot , libraire , rue Pavée-Saint-Andrédes-
Arcs , nº 19 .
AVIS . Mlle Chaumeton compose un rouge végétal et serkis , qui
mérite d'être annoncé avec éloge . Il a été admis à l'exposition des
produits des arts , en 1806. d'après l'examen d'une commission qui
en avait reconnu et constaté la supériorité. Le serkis qui en est la base
lui communique une qualité balsamique , et le rend particulièrement
favorable à la peau.
Mlle Chaumeton fait aussi une pommade qui garantit du hâle , et
corrige les imperfections de la peau. Enfin elle dépite une autre pommade
qui est un remède pour guérir sur- le-champ les engelures et
brûlures .
Sa demeure est toujours rue Cerutti , nº 8 , à Paris , près du boulevard
des Italiens .
LE MERCURE paraît le Samedi de chaque semaine , par Cahier
de trois feuilles . Le prix de la souscription est de 48 fr. pour
l'année ; de 24 fr. pour sıx mois ; et de 12fr. pour trois mois ,
franc de port dans toute l'étendue de l'empire français . Les
lettres relatives à l'envoi du montant des abonnemens , les livres ,
paquets . et tous objets dont l'annonce est demandée , doivent être
adressés , franes de port , au DIRECTEUR GÉNÉRAL du Mercure de
France , rue Hautefeuille , N° 23 .
SEINE
MERCURE
DE FRANCE .
N° DXCV . - Samedi 12 Décembre 1812 .
POÉSIE .
ÉPITRE A M. LAFOND ,
Artiste du Théâtre-Français , sur son mariage.
SUCCESSEUR de Lekain et rival de sa gloire ,
O toi dont les talens maîtrisant tous les coeurs ,
Font revivre à nos yeux ces héros dont l'histoire
A consacré les augustes malheurs !
Toi dont l'ame brûlante , et la fougue sublime
Fait tonner la douleur d'Achille furieux ,
Lorsque bravant un père , et les Grecs , et les Dieux ,
A l'autel sacrilége il ravit la victime !
, Permets que , l'amitié préparant mes couleurs
J'ajoute à tes lauriers un don modeste et tendre :
C'est l'hommage de quelques fleurs
Qui sont écloses sous les pleurs
Que souvent tu me fis répandre .
Aux bords Elysiens , sous les rians berceaux ,
Où le Léthé , dans sa course éternelle ,
Roule sur un lit d'or le cristal de ses eaux ,
Appuyé d'une main sur sa lyre immortelle ,
Hh
482 MERCURE DE FRANCE ,
Et le front ceint du rameau d'Apollon ,
Racine , apercevant le vainqueur d'Ilion ,
Soupire et lui tient ce langage :
Noble fils de Thétis , ô toi dont le courage ,
Autrefois triomphant du destin des combats ,
>Dans les rangs des Troyens semait mille trépas !
* Toi qui pour l'amitié désarmant ta colère ,
→ Du sang du grand flector as fait fumer la terre !
■Toi dont le souvenir et les faits glorieux
►M'ont jadis inspiré des accords dignes d'eux !
Au terrestre séjour , au sein de ma patrie ,
> Est un mortel heureux , dont la mále énergie
> Electrisant un peuple aux accens de sa voix ,
► Grave dans tous les coeurs mes vers et tes exploits ;
> Il est tems que les Dieux récompensent son zèle. >
Il dit vers la voute éternelle ,
Pleind'une noble ardeur , à volé le héros ;
Il s'avance et déjà de la cour immortelle
Impatient , il a franchi les flots .
Il arrive enfin près du trône ,
Où le maître puissant des Dieux
Reçoit l'encens respectueux
De la foule qui l'invironne .
Monarque souverain des cieux ,
:
> Dit-il , toi dont le sceptre annonce la puissance ,
> Et qui vois à tes pieds les mondes confondus !
■ Quand mon courage égala ma naissance ,
> Par mes exploits quand les âges vaincus
• Attesteront toujours ma gloire et ma vaillance ,
> Accorde-moi pour récompense
> Le prix que tes bienfaits décernent aux vertus .
»Il estunami que j'honore ,
• Amant des arts , favori des neuf soeurs ,
> C'est pour lui seul que je t'implore ;
> Ses droits sont ses talens , ses garans tous les coeurs .
> D'un laurier verdoyant encore
» Alcide a couronné ses généreux efforts (* ) ,
> Lorsque par de riches accords
;
> Il a peintles tourmens de son ame bouillante ,
(*) Allusion à la Mort d'Hercule ,tragédie de M. Lafond.
DECEMBRE 1812.
483
> Alors qu'au mont OEta , rugissant de fureur ,
> Il déchirait sa poitrine sanglante ,
> Indigné de céder à l'affreuse douleur
► Qu'allumait dans son sein la tunique brûlante ,
> Et dont le noir veuin rongeait son noble coeur.
Il dit : et s'inclinant dans ce parvis immense ,
Où repose des Dieux le monarque éternel ,
Respectueusement il attend ensilence.
Abaissant sur Achille un regard paternel :
«J'estime ton ami , dit Jupiter , je l'aime ;
> De l'oubli dévorant il ne craint plus l'affront ,
› Et
Melpomene sur son front
• A placé dès long-tems son brillant diademe .
> Tout lui garantit ma faveur ;
> Pour lui s'ouvre déjà le temple de Mémoire;
» Mais si j'éternise så gloire ,
> Je veux encore assurer son bonheur.
> Ilestune autre Iphigénie ,
> Comme elle joiguant la candeur ,
> Les attraits et la modestie ,
A
l'innocence , à la douceár
> Et dont
l'inestimable coeur
> Doit seul remplir de îniel la coupe de sa vie ;
> Qu'à cette ame céleste aujourd'hui ton héros
► Soit lié par les noeuds d'une union'chérie .
> Hymen , allume tes flambeaux ;
> Plaisirs , tressez une guirlande
> De mille fleurs , excepté des pavots ,
> Et que Cupidon pour offrande
> A leurs pieds dépose à-la-fois
> Ses ailes , son bandeau , son arc et son carquois.
» Obéissez , Jupiter le commande.
Il a dit: Soudain à sa voix
Les jeux , les ris , les plaisirs et les grâces ,
Escortant l'Hymen et l'Amour ,
Etsemant à l'envi des roses sur leurs traces ,
Descendent de l'Olympe au terrestre séjour .
Bientôt près de Passi , sous un dais de verdure ,
Où Flore étale ses appas ,
L'essaim céleste a
suspendu ses pas .
Là , sous ce temple où le zéphir murmure ,
L'Hymen a fait dresser son trône solennel;
Hh 2
484 MERCURE DE FRANCE ,
-
Les armes de l'Amour en forment la parure ,
Et les Grâces de leur ceinture
En souriant ont décoré l'autel.
Dans cet auguste sanctuaire
L'Amour enfin a conduit les amans ;
Pour eux déjà fume l'encens ,
Le flambeau sacré brûle , et son feu tutélaire
Eclaire leurs tendres sermens .
Vivez toujours sous cet empire ,
Couple heureux né pour le bonheur ;
C'est là le voeu le plus cher à mon coeur ,
Etdans ce jour c'est lui seul quim'inspire.
Puisse à jamais votre union ,
Au seindes doux plaisirs où votre ame repose ,
Vous offrir toujours une rose
Dont l'Amour fut l'heureux bouton !
PELLISSIER DU BUGUE.
TRADUCTION D'UN SONNET DU TASSE A LÉONORE (*) .
Negli anni acerbi tuoi.
JEUNE , tu ressemblais à la vierge de Flore ,
Qui n'ose découvrir les trésors de son sein ,
Qui redoute Zéphire , et lui refuse encore
Sous sa verte enveloppe un amoureux larcin.
Tu ressemblais plutôt à la céleste Aurore
Qui , fraîche de rosée , et sous un ciel serein ,
Regarde en souriant les monts qu'elle colore ,
Et sème dans les champs les perles du matin.
Maintenant , l'âge mûr n'ôte rien à tes charmes .
La plus fraîche beauté va te rendre les armes ;
Ta négligence même éclipse ses atours .
Tel , sur sa tige altière , un beau lis se balance :
Tel le char du soleil , au milieu de son cours ,
Rend plus vifs qu'au matin les rayons qu'il nous lance.
FAYOLLE.
(*) Voyez le tome V de l'Hist . Littér, d'Italie , parM. Ginguené.
DECEMBRE 1812 .
485
1
LES ADIEUX D'UN TROUBADOUR A Mme DE T****S .
ROMANCE .
LOIN de toi plus de jour serein ;
Je vivrai , sans croire àla vie ;
Je vais te quitter , mon amie ,
C'est te dire tout mon chagrin !
Déjà sous mes mains fugitives ,
Quand je prélude mes adieux ,
Mes pleurs , de mon luth amoureux
Détendent les cordes plaintives.
J'exile avec moi mes regrets
Aux campagnes de la Durance ;
Mais sans toi la belle Provence
A mes yeux n'aura plus d'attraits.
Je pars ! ... Les soupirs de ma muse ,
Le Rhône les répétera ,
Et la Sorgue les redíra
Au sensible écho de Vaucluse .
Je vais habiter tes remparts ,
De Sextius ville riante !
Mais en vain :: plus rien ne m'enchante;
Adieu plaisirs ! adieu beaux arts !
Las ! tout le tems que mon amie
Loin de moi coulera les jours ,
Ce tems-là , mort pour les amours ,
Verramon coeur en léthargie.
Pour moi tun'auras plus d'encens ,
De l'oranger ô flour nouvelle !
Soeur de Progné , ta voix si belle
Ne fera qu'effleurer mes sens !
Pour moi plus de paisible ombrage !
Plus de climats au ciel d'azur !
L'air troublera le ruisseau pur
Qui une répétait ton image .
Mais quand ta grâce embellira
Cette contrée où je respire ,
Objet d'un éternel délire
Alors pour moi tout changera !
!
486 MERCURE DE FRANCE ,
Aquilon deviendra zéphire ,.
Iris brillera dans les airs .
Et je verrai tout l'univers
Ressusciter à ton sourire .
H. DE VALORI.
ÉNIGME.
Je suis blanc comme un lis lorsqu'on me met au monde ,
Etnoir comme un charbon à l'instant que j'en sors ;
On me tresse d'abord et puis il faut qu'on fonde
Mon enveloppe , afin de me former un corps
Dont je suis l'ame ; mais bien loin que je l'anime ,
Il m'anime lui-même et j'en fais ma victime.
Il meurt à petit feu ; aussitôt qu'il n'est plus ,
Pour vivre mes efforts deviennent superflus ;
Je défaille , j'expire au sein de la disette .
Vingt fois pendant ma vie , on me tranchait la tête ,
Je survivais , à moins que , novice beaucoup ,
L'exécuteur gaucher ne me tuât du coup ;
Encore dans ce cas ranimé par mon frère ,
Jeme voyais rendu bientôt à la lumière .
Comme ici bas , lecteur , tout n'est que vanité ,
Ne t'étonne done pas que dans l'obscurité ,
Après avoir brillé peu d'instans , je finisse
Une vie consacrée à te rendre service .
Si tu ne peux encor , lecteur , m'apercevoir ,
Pour mieux me rencontrer , attends jusqu'à ce soir .
$ ........
LOGOGRIPHE
SEPT pieds composent ma charpente .
Mamine est fort appétissante
Lorsque après mes deux précurseurs
Je viens étaler mes douceurs ;
Mais si je perds mon pied troisième ,
Leeteur, je ne suis plus le même :
DECEMBRE 1812 . 487
L J'offrais d'abord à tous les yeux
Certains objets délicieux ,
Maintenant je ne leur présente
Que le moins habité des lieux ,
Qu'une perspective effrayante.
CHARADE .
V. B. ( d'Agen . )
Tout prêt à se gratter la tête
Plus d'un mari souvent s'arrête ,
Crainte de trouver le premier.
Un poëte , sur le Parnasse ,
Voudrait en vain tenir sa place
S'il n'a les faveurs du dernier.
La bergère met , le dimanche ,
Jupon blanc et cornette blanche
Pour danser au son de l'entier.
B.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est le Jeu de cartes .
Celui du Logogriphe est Cocarde , dans lequel on trouve : or ,
rade , roc , cor , corde , rôde , carde , ré , code , roa ( oiseau ) , are ,
croc , race , car , ode et Dace .
Celui de la Charade est Nègrepont.
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS.
HISTOIRE LITTÉRAIRE DE L'ITALIE ; par P. L. GINGUENÉ . -
Seconde partie. — TOMES IV et V.
( SECOND ARTICLE. )
M. GINGUENÉ a suivi dans la seconde partie de son
ouvrage la méthode qu'il avait déjà observée dans la
première , de faire précéder le tableau de chacune des
périodes de l'histoire littéraire par une espèce de tableau
politique de ces mêmes périodes . Ainsi , avant d'entrer
dans la littérature du seizième siècle , il donne un aperçu
de la situation , soit absolue , soit respective , des divers
gouvernemens de l'Italie dans ce siècle , et de leur influence
sur la culture des lettres , des arts et des sciences.
C'est à cette période qu'appartiennent le pontificat de
Léon X. le règne de Cosme Ier , et de plusieurs autres
illustres patrons de la littérature et des études . On ne
sera donc pas surpris que M. Ginguené ait donné au
tableau politique de cette époque à jamais mémorable,
deux chapitres assez longs ; et il suffira de dire , pour
recommander ces deux chapitres à l'attention des lecteurs
, qu'écrits avec la même élégance et le même talent
que ceux de la première partie auxquels ils correspondent
, ils présentent d'ailleurs une série bien plus riche
de faits et de choses .
L'histoire littéraire du seizième siècle ne commence
donc proprement qu'au troisième chapitre , et même ce
chapitre appartient plutôt à l'histoire générale de la littérature
européenne qu'à celle de l'Italie en particulier.
Ce n'est qu'une introduction à celle- ci , mais une introduction
nécessaire , et en elle-même très - curieuse. M.
Ginguené possédait trop bien son sujet , pour ne pas
sentir que le tableau de la poésie romanesque , qui se
présentait le premier dans l'ordre des tems , ne serait
ni parfait , ni complet , s'il n'était précédé d'un examen
MERCURE DE FRANCE , DECEMBRE 1812. 489
des matériaux et des élémens primitifs de cette poésie ;
c'est-à-dire , d'un examen des faits , des traditions , des
fables et du genre de merveilleux dont elle s'est emparée ,
et qu'elle s'est appropriés. L'objet principal de cette recherche
est de découvrir par quelles voies , de quels
pays et enquel tems les idées de féerie et tout le système
de merveilleux qui s'y rattache ont passé en Europe ;
quelles sont les nations européennes qui ont employé
les premières ce genre d'ornemens poétiques , en les
combinant avec le récit plus ou moins altéré d'événemens
nationaux , quelle est l'origine de l'esprit de galanterie
chevaleresque qui distingue d'une manière si tranchante
les productions romanesques des poëmes des
Grecs et des Romains . Ces questions sont assurément
faites pour piquer la curiosité : on voit même qu'elles
tiennent par divers points à l'histoire générale de la civilisation
moderne ; mais elles sont malheureusement encore
plus difficiles que curieuses , à cause de l'obscurité
et de l'insuffisance des données premières sur lesquelles
pose leur solution . C'est déjà beaucoup que d'exposer
avec intérêt et avec clarté les principales opinions auxquelles
elles ont donné lieu , et de déduire de toutes les
recherches faites pour les résoudre les résultats qui se
concilient le mieux entr'eux : et c'est ce que me paraît
avoir fait M. Ginguené. Il s'est particulièrement attaché
aux idées et aux doctes travaux de Warton sur cet
objet , mais en les modifiant et les rectifiant à propos ,
d'après des réflexions ou des recherches qui lui sont
propres . Il faut voir dans l'ouvrage même de M. Ginguené
le développement ingénieux de ces questions , et
le résultat piquant des découvertes historiques auxquelles
elles ont donné lieu . Il me semble que le chapitre
qui y est consacré doit être pour les Italiens d'un intérêt
particulier , en ce qu'il corrige et complète sur bien des
points , les discussions de Quadrio , de Crescimbeni , et
de plusieurs autres sur le même sujet; discussions où
ces littérateurs érudits ont montré plus de curiosité que
de sagacité et d'instruction .
Après ce chapitre préliminaire , M. Ginguené passe
en revue les romans épiques tant en prose qu'en vers
490 MERCURE DE FRANCE ,
qui ont précédé , en Italie , le poëme de l'Arioste; et il
a consacré à cette revue trois chapitres entiers , les IV,
Vet VI. Les romans ou poëmes dont il y est question ,
forment deux classes distinctes par la différence d'époque
, et sur-tout par l'inégalité de mérite. A la première
appartiennent le Buovo d'Antona , la Spagna et l'Aneroja
; à la seconde se rapportent , comme ouvrages
principaux, le Morgante Maggiore de Luigi Pulci , et
l'Orlando Innamorato du Boyardo .
M. Ginguené donne d'abord une analyse sommaire
du Buovo d'Antona et de la Spagna , et fait connaître
YAncroja par quelques traits. A la première réflexion ,
on est tenté de s'étonner qu'il ait fait à ces ouvrages
l'honneur de s'y arrêter assez longuement. Ce ne sont
guères , en effet , que des rapsodies où sont remises en
oeuvre diverses inventions romanesques plus anciennes ,
mais avec une absence totale d'art et de génie naturel ,
de sentiment et de goût , et dans une langue qui est à
la-fois ce que l'on peut imaginer de plus incorrect et de
plus plat. Aussi conçoit-on à peine que ces productions,
plus maussades et plus serviles encore que grossières ,
aient jamais pu plaire aux classes même les plus ignorantes
du peuple italien : car le peuple , avec toute son
ignorance , a bien plus que l'on ne le suppose communément
l'instinct au moins vague et confus de tout ce
qui est fait pour toucher le coeur , et pour charmer l'ima
gination. Mais en y réfléchissant davantage , on reconnaît
bien vîte que ce n'est pas sans raison que M. Ginguené
est entré dans quelques détails sur ces productions
: elles appartiennent essentiellement à l'histoire de
l'épopée; le fond , les matériaux dont elles sont formées ,
leur sont en partie communs avec des ouvrages d'un
mérite classique dans le même genre , et par-là elles
deviennent , jusqu'à un certain point, nécessaires pour
la parfaite intelligence et pour l'appréciation complète
de ces derniers . M. Ginguené a d'ailleurs répandu sur
cette portion de son travail assez d'agrément et de variété
, pour la faire lire avec plaisir , lors même qu'elle
ne tiendrait pas au fond du sujet , et ne servirait pas à
établir un des termes nécessaires pour mesurer la disDECEMBRE
1812 . 491 :
tance entre le plus bas degré de l'art et son degré le
plus élevé.
C'est à l'époque des deux Pulci et du Boyardo que
P'histoire de l'épopée romanesque devient d'un intérêt
direct. Aussi l'examen et l'analyse de leurs ouvrages se
ressentent- ils avantageusement de la confiance avec laquelle
M. Ginguené les a traités . Le poëme de Pulci , si
connu, en Italie , sous le titre de Morgante Maggiore ,
entre beaucoup de singularités qui le distinguent , en
offre une qui n'est certes pas la moindre de toutes : celle
d'avoir fait douter jusqu'ici si c'est un poëme sérieux ou
comique . Il y a des autorités respectables pour l'une et
l'autre de ces deux opinions ; l'une et l'autre ont été
maintes fois et gravement discutées : c'est dire assez
qu'elles peuvent l'ètre , el le seront très-vraisemblable-
-ment encore. M. Ginguené parle de ce poëme dans la
partie de son ouvrage consacrée à l'épopée romanesque
prise comme genre sérieux , ou du moins comme distinct
de l'épopée héroï-comique ou burlesque. Ce n'est
donc pas sans quelque surprise qu'on le voit se prononcer
nettement pour l'avis de ceux qui regardent le
Morgante comme une épopée du genre plaisant et même
burlesque. It appuie son opinion de plusieurs citations
en effet très-embarrassantes pour ceux qui rangent le
poëme de Pulci parmi les poëmes sérieux . Peut-être
néanmoins , ces citations , réduites à leur véritable point
de vue , ne prouvent-elles autre chose , sinon que Luigi
Pulci n'avait point le goût assez formé pour n'être pas
souvent burlesque , tout en voulant n'être que simple ,
familier et populaire , et que de son tems on était loin
encore d'être difficile sur les convenances poétiques .
Quoi qu'il en soit , toujours y a-t-il dans le Morgante
une infinité de choses qui tiennent de bien plus près au
fond de ce poëme que certains détails vraiment comiques
ou devant nous paraître tels , des choses qui sont
absolument incompatibles avec l'intention expresse et
formelle de faire un ouvrage burlesque .
Quant au Roland Amoureux du Boyardo , indépendamment
de son mérite intrinsèque , une particularité
très-saillante le recommandait à l'historien de l'épopée
492 MERCURE DE FRANCE ,
italienne : c'est d'être le canevas et comme le fond sur
lequel a été composé le Roland Furieux . L'analyse qu'en
a donnée M. Ginguené est intéressante et soignée dans
tous ses détails , et bien qu'assez étendue elle ne paraîtra
longue à personne ..
Tous les chapitres dont je viens d'indiquer rapidement
le sujet , quelle que soit d'ailleurs leur importance
intrinsèque , peuvent néanmoins n'être envisagés que
comme une longue et solennelle introduction à l'histoire
et à l'examen du Roland Furieux. Les chapitres consacrés
à l'Arioste et à son poëme sont au nombre de trois ,
et occupent environ 130 pages : ce n'est trop ni pour
le sujet , ni pour la manière dont il est traité. Ce grand
morceau forme , comme on devait s'y attendre , une des
parties les plus brillantes et les plus heureusement soignées
de tout ce que M. Ginguené a publié jusqu'ici de
l'histoire littéraire de l'Italie ,
Le chapitre VII contient la biographie de l'Arioste peu
étendue , parce que la destinée de cet homme étonnant
a été , sinon heureuse , du moins uniforme et calme ; et
que la sagesse et la sérénité de son caractère le préservèrent
des grandes agitations , des grands malheurs et des
aventures romanesques. Cette vie se fait cependant lire
avec attrait , mais avec quelque surprise de voir sortir
une si grande renommée d'une existence si simple et si
commune .
L'analyse du Roland Furieux commence dans le même
chapitre : M. Ginguené y prélude par des observations
générales , où il expose avec élégance et démêle avec
sagacité les différences essentielles entre l'épopée antique
et l'épopée romanesque ; et où il cherche fort ingénieusement
à concilier cette dernière avec les principes
poétiques d'Aristote , en leur donnant la latitude dont
ils sont susceptibles , au lieu de les prendre dans un sens
trop strict pour être le vrai. Il fait remarquer qu'Homère
n'a point suivi le même plan , n'a point gardé le mémé
ton dans l'Iliade et dans l'Odyssée .
« Si ce génie fécond , ajoute-t-il , avait , comme l'as-
>> surent quelques auteurs , enfanté jusqu'à dix-huit
poëmes , peut- être avait-il dans chacun suivi une mar
DECEMBRE 1812 . 493
1
>> che particulière , et mélangé de diverses façons le ca-
>>ractère des personnes et des actions , l'héroïque et le
>>populaire , le plaisant et le sérieux .
>>C'est précisément ce qu'on a fait dans le roman épi-
>>que. Des personnes de tout rang , des événemens de
>> toute espèce , des batailles , des combats singuliers ,
>>des scènes domestiques , des intrigues d'amour , des
>>voyages ; des héros , des chevaliers , des rois , des vil-
>>lageois , des ermites , des reines et des femmes enle-
>>> vées , des amantes abandonnées , des femmes guer-
>> rières , des fées , des magiciens , des démons , des
>>géants , des nains ; des chevaux volans , des montagnes
>> de fer ou d'acier , des palais enchantés , des jardins
>> délicieux , des déserts ; enfin tout ce que la nature
>>>produit , tout ce que l'art invente et tout ce que peut
>> créer l'imagination la plus riche , ou , si l'on veut , la
>>>plus folle , tout cela est admis dans l'épopée romanes-
>> que , et y peut entrer à-la-fois.
>>Supposons qu'on retrouvât le manuscrit d'un poёте
>> grec inconnu jusqu'à présent , et qu'au style , à la
>>manière , aux opinions mythologiques , aux traits d'his-
>> toire mêlés avec la fable , on le reconnût pour être une
>> des productions d'Homère ; supposons encore que
>> dans ce poëme il se fût proposé de célébrer une des
>>>plus illustres familles de laGrèce , mais qu'il eût voulu
>> masquer ce dessein, et ne le présenter en apparence
>> que comme épisodique ; qu'il eût attaché cette partie
>>> principale de son sujet à une époque devenue fameuse ,
>>>>soit par l'histoire , soit par les fictions des autres poètes ;
» qu'il eût choisi dans cette époque un héros célèbre
>> sur lequel il eût feint , et même promis par son titre
>>de vouloir fixer l'attention et l'intérêt ; qu'il eût ras-
>>semblé un grand nombre d'autres épisodes , les uns
>> naturels et touchans , les autres extraordinaires et mer-
>>>veilleux; d'autres enfin hors de toute croyance et plus
>> étrangers encore à l'ordre naturel des choses que les
>>>breuvages de Circé , les Syrènes , les Lestrigons et le
>>Cyclope ; qu'avec des personnages héroïques , tels
>> qu'Ulysse , Agamemnon , Hector , Achille , Dio-
>> mède, etc. , il en eût mêlé de vulgaires et de bas , tels
7
,
494 MERGURE DE FRANCE ,
»
» qu'Eumée , Mélanthius , les suivantes de Pénélope et
>> le mendiant Irus , mais en plus grand nombre encore ,
>>et répandus plus universellement dans la machine du
>> poëme , et qu'habile comme il l'était à peindre la na-
>> ture , il eût aussi fidèlement imité les moeurs des gens
>> du peuple que celles des rois et des héros .......
Quel serait le jugement qu'on por
>>terait de cet ouvrage ? Qui oserait dire à Homère :
>>vous avez fait un mauvais poëme; et il est mauvais
>>parce qu'il ne ressemble ni à votre Iliade , ni à votre
>>Odyssée . Sans nous, embarrasser de ce
>>qu'Homère pourrait répondre , poursuit M. Ginguené,
>>voyons quels rapports le Roland Furieux peut avoir
>> avec un poëme de cette espèce. >>
...
L'analyse qui suit ces réflexions générales , et qui en
est comme l'application , occupe le reste du chapitre VII
et tout le VIII ; elle n'a guère moins de 100 pages , et
touty est néanmoins si rapide et si bien lié , que rien
n'en peut être présenté isolément. L'esprit de l'Arioste y
respire , en quelque manière , d'un bout à l'autre, et la
sagacité du critique n'y nuit jamais à l'émotion et au
sentiment qu'inspirent à toute ame faite pour les goûter
les grandes beautés de la poésie. Mais ce que cette
analyse offre de plus piquant , c'est la nouveauté du
point de vue où s'est placé M. Ginguené pour envisager
et pour démêler le plan de l'Arioste : le passage suivant
donnera une idée de ce point de vue , et pourra faire
pressentir , jusqu'à un certain point , tout ce que le développement
du dessein de l'Arioste offre de neuf et d'ingénieux
sous la plume de notre historien.
<<Le but que l'Arioste se proposa dans la contexture
>> et la disposition de son plan , dit M. Ginguené, fut
>> de célébrer l'origine de la maison d'Este .... En cour-
>> tisan délicat , il n'annonça pas d'abord son projet;il
>> ne donna point pour titre à son poëme le nom de
>> Roger , que toutes les branches de la famille d'Este
>>>regardaient comme leur souche commune ; il n'en
» parla , pour ainsi dire , qu'accidentellement dans son
>>invocation adressée au cardinal Hippolyte. Par une
>> méthode qui lui est particulière, tout son début expose
DECEMBRE 1812 . 495
.
>>dans un ordre rétrograde les matières qu'il doit em-
>> brasser. Les amours et les exploits de Roger et de
>> Bradamante , voilà le fond de son sujet ; l'amour et la
>>folie de Roland forment son principal accessoire ; il y
>>joint d'autres exploits , d'autres amours , les faits
>> d'armes , les aventures galantes d'une foule de dames
>> et de chevaliers , mélange qui constitue essentiel-
>> lement le roman épique , et qui le différencie de
>>> l'épopée proprement dite. Le public était alors enivré
>>de la lecture des romans , et c'est un roman que le
>>poëte annonce d'abord par ce grand nombre d'objets
» qu'il promet de réunir. Le nom de Roland était devenu
>>le plus célèbre des noms romanesques , et l'Arioste
» s'engage à raconter, de lui des choses que personne
n n'a encore dites ni en vers , ni en prose..... L'amante
>> de Roger , la courageuse et sensible Bradamante est
mise en scène dès le premier chant , et c'est par leur
>>union que le poëme se termine. Les enchantemens ,
>>les malheurs et les divers obstacles qui les séparent
>> font le noeud de Faction : l'évènement heureux qui
» détruit tout ce qui s'oppose à leur bonheur fait le
>>dénouement : tout le reste est épisodique ..... )
Quoique M. Ginguené ait énoncé et comme fondu
habilement dans l'analyse même du Rolandfurieux son
sentiment et son opinion sur les diverses parties , sur la
marche et sur la contexture du poëme , il a ajouté à
cette analyse un chapitre destiné à la compléter. Ce
sont des observations générales sur les beautésduRoland
furieux , sur les diverses opinions auxquelles il a donné
lieu , sur certaines critiques mal fondées dont il a été
l'objet . Le savant historien y cherche par-tout à concilier
la sévérité des principes de l'art poétique avec l'enthousiasme
dont l'Arioste a été l'objet même dans ses
écarts , même dans l'oubli volontaire des règles qu'il
connaissait , et auxquelles il se sentait la puissance de
manquer . Il faudrait , ce me semble , être bien aveuglément
idolâtre de ce grand poëte , pour n'être pas complétement
satisfait de la manière dont le juge et le considère
M. Ginguené. Aussi pourra-t-il bien paraître à
quelques critiques d'un goût ,je ne sais si je dois dire
:
496 MERCURE DE FRANCE ,
sévère ou chagrin , avoir dépassé sur quelques points les
justes bornes de l'admiration. Rien , par exemple , n'est
plus hardi que d'avoir présenté le Rolandfurieux comme
une composition d'un dessin régulier , mais seulement
plus compliqué , en vertu des priviléges particuliers du
genre auquel il appartient. Quelques autres pourront
s'étonner aussi de voir l'Arioste expressément loué pour
le talent de varier et de nuancer le caractère de ses nombreux
personnages . Certains épisodes qui semblent admirables
à M. Ginguené , ont paru à d'autres ne point
racheter par assez de beautés intrinsèques l'inconvénient
de ne tenir en rien à aucune des parties de l'action ;
mais ces scrupules de critique sont assurément trop faibles
et trop partiels pour troubler le charme et l'intérêt
que doit inspirer l'ensemble de ce grand morceau sur
l'Arioste , à l'homme du jugement le plus austère , pourvu
qu'il ne soit pas dépourvu de sentiment et d'imagination .
J'ai dit tout-à-l'heure que ce chapitre IX , sur l'Arioste,
est terminé par des considérations générales sur les caractères
que M. Ginguené regarde comme les caractères
constitutifs de l'épopée romanesque . Je citerai quelques
traits de ce morceau : ils justifieront assez mon regret de
ne pouvoir le citer en entier , et de ne pouvoir même
indiquer tous les passages de la même beauté épars dans
lé cours du IVe volume .
M. Ginguené , après avoir exposé de bonne-foi le
jugement plus que sévère que certains critiques italiens
ont porté du genre romanesque, continue ainsi : « Quand
>> même cet arrêt serait rigoureusement juste , ce serait
>> peut-être l'un de ces cas où la justice excessive est une
> excessive injustice. Et que peut-on opposer au plaisir
>> et à l'approbation de toute une nation éclairée et sen-
>> sible , à la constance et à l'universalité de son admi-
>> ration depuis trois siècles ? La multiplicité d'actions et
> de personnages principaux , l'étendue illimitée des
>> lieux , les effets prodigieux des puissances magiques ,
>> tout cela dirigé par le goût , comme il faut sans doute
>> qu'il le soit , n'ouvre-t- il pas un champ plus vaste aux
>> créations du génie et aux jouissances du lecteur ?
>> La nature entière est à la disposition du poëte ro
DECEMBRE 1812. 497
> mancier : il se crée une seconde nature , où il puise
>> de nouveaux trésors . Il les dispose , les ordonne et les
>>> met en oeuvre à son gré. Tout cequela raison plus LA
SEINE
>> saine et l'imagination la plus libre ont jamais dieté aux
>> hommes lui appartient. Il en use comme de saben
>> propre , et s'il est véritablement poëte , s'il est sur
>>tout par le style , lors mème qu'il ne fera qu'employer
>>les inventions des autres , il passera pour inveMean
>> Singulier
,
en un
et bien remarquable
privilege du genrede
» style ou du talent d'exécution ! Nous ignorons co
» qu'inventa réellement Homère ; des faits héroïques
>> dont la mémoire était récente , des fictions mytholo-
>> giques qui formaient la croyance commune
>> mot des traditions de toute espèce , qu'il employa
>> comme il les avait reçues , mais mieux sans doute que
>>d'autres poëtes ne les avaient employées jusqu'alors ,
>> forment évidemment la plus grande partie de ses deux >>poëmes . Des traditions historiques , des fables déjà
>> surannées , mais encore en quelque crédit , et les fic-
>> tions mêmes d'Homère font presque toute la matière
>> du poëme de Virgile . Enfin l'Arioste , celui de tous >> les poëtes qui ont existé depuis Homère , qui ait eu
>> peut-être le plus de rapports avec lui , n'a fait que > continuer une action commencée par un autre poëte , >> faire mouvoir des caractères déjà créés et déterminés , >> employer un merveilleux universellement convenu , se
>> servir de formes inventées avant lui , prendre presque >>à toutes mains des événemens , des aventures , des
>> contes même de toute espèce , et les encadrer dans son
>> plan ; et cependant il passe pour celui de tous les
>> poëtes modernes dont l'imagination a été la plus fé-
>> conde . C'est qu'il invente beaucoup dans les détails
>>beaucoup dans le style , et que toutes ses imitations
>>>sont parfaites ; en un mot , pour ne par répéter ce que
>>j'ai dit de lui , c'est qu'il possède au degré le plus émi-
>>nent deux talens qui sont peut-être les premiers de >> tous dans un poëte , le talent d'écrire et celui de pein- >>dre ou , si l'on veut , le dessin et le coloris . >>> ,
Après cette belle suite de considérations sur le Roland
,
ا ل
Ii
498 MERCURE DE FRANCE ,
Furieux , et sur le genre dont il est le chef-d'oeuvre
viennent encore trois chapitres où M. Ginguené achève
de traiter de l'épopée romanesque du seizième siècle ;
malgré l'intérêt éminent de ce qui les précède , ces trois
chapitres présentent une foule de notices dans lesquelles
l'attention et la curiosité du lecteur sont agréablement
soutenues , et toujours remarquables par l'art et le jugement
dont l'historien y fait preuve. Ne pouvant les indiquer
toutes , je me borne à citer , comme les deux plus
importantes , celle où il est question du RolandAmoureux
refait par le Berni , et celle où il s'agit de l'Amadis
de Bernardo Tasso .
M. Ginguené caractérise avec justesse et avec finesse
le premier de ces deux poëmes , ouvrage unique en son
genre pour l'originalité du ton et pour la grâce et la pureté
du style. Il a seulement repris mal-à-propos Tiraboschi
d'avoir avancé que le Berni a entremêlé de son
chef aux récits du Boyardo d'autres récits d'un genre
plus libre; et quand il affirme qu'il n'y a pas dans le
Roland du Berni le moindre épisode ajouté , c'est sans
doute pour avoir un moment oublié quelques passages
de ce dernier poème , ne fût-ce que celui où le Berni
raconte ses propres aventures et se peint lui-même avec
une naïveté si originale .
Le douzième chapitre , le dernier de ceux où il est
question de l'épopée romanesque , est consacré tout entier
à Bernardo Tasso , et à son grand poëme d'Amadis .
Ce chapitre me paraît devoir être compté au nombre des
plus importans de toute la série à laquelle il appartient .
Tous les genres d'intérêt s'y trouvent heureusement
combinés . La vie de Bernardo Tasso , outre le prix
qu'elle a de former une introduction naturelle et nécessaire
à celle de Torquato Tasso , est par elle-même attachante
et instructive : le poëme d'Amadis passe , en son genre ,
pour le meilleur qu'ait produit l'Italie après le Roland
Furieux . Enfin , l'ancien roman qui sert de fondement
à ce poëme est un des monumens les plus curieux et les
plus célèbres de la dernière période de la littérature du
moyen âge , un monument revendiqué par trois nations
différentes , sans que l'on ait pu décider encore avec cer
DECEMBRE 1812 .
titude à laquelle des trois il appartient réellement. Ainsi
499
donc M. Ginguené a pu terminer le tableau si riche , si
brillant et si varié de lépopée romanesque du seizième
siècie , par un morceau digne de tout ce qui le précède ,
et qui , moyennant diverses particularités
heureusement
saisies et présentées , forme la transition la plus naturelle
et la plus facile du genre romanesque au genre
héroïque.
( La fin à un prochain numéro . )
ALMANACH ( LE PETIT ) DES DAMES , troisième année , imprimé
par Didot l'aîné, avec des caractères neufs , sur
beau papier vélin , et orné de six gravures parfaitement
terminées , représentant : 1º PEnlèvement de
Déjanire , d'après le Carrache ; 2º le Jet d'eau du
château Napoléon-Hohe , résidence du roi de Westphalie
, près Cassel , gravé par Schoder; 3º POctogone
dudit château , du même ; 4º l'Education du jeune
Caton , d'après Myris ; 5º Cornélie , fille de Scipion ,
promise à Gracchus , du mème ; 6º l'Amour conduit
par la Folie ; et d'un frontispice gravé .- Prix , broché
, 4 fr . - A Paris , chez Rosa , relieur-libraire
rue de Bussy , nº 15 .
,
PARMI cette foule
d'Almanachs de tous genres , de
tous formats que l'époque du nouvel an fait éclore , celui
que nous annonçons mérite une distinction toute particulière
, et ne doit pas être confondu avec ceux qui ne
jouissent que d'une existence éphémère et qui finit avec
l'époque qui les voit naître . ン
Rédigé avec le plus grand soin par un littérateur distingué
( M. Miger) , dont les productions sont ellesmêmes
l'ornement de cet Almanach , il offre un choix
de morceaux parmi lesquels il en est peu que le goût le
plus épuré se fit scrupule d'admettre ; aussi ce recueil
offre-t-il les noms les plus chers aux amis de la poésie :
il nous suffira de citer , au milieu d'une foule de noms
également dignes de l'être , ceux de MM. Creuzé , Do-
Ii 2
500 MERCURE DE FRANCE ;
1
range ( 1 ) , Dubos , V. Fabre , Fayolle , Geraud , Millevoie
, Salverte , Tissot , Valmalette , etc.
Il était naturel que dans un Almanach consacré aux
Dames , on s'empressât d'admettre les productions de
celles qui cultivent la poésie avec le plus de succès.
Nous citerons en conséquence parmi les morceaux les
plus agréables de cet Almanach , ceux que l'on doit à
Mes Vict . Babois , Desroches , Laféraudière , de Montanclos
, Sarrazin , Perrier , Verdier, et Mme la comtesse
de Salm .
On remarquera aussi deux odes toutes deux imitées
d'Horace ; l'une est de Lefranc de Pompignan , l'autre
de Malfilatre . Ces deux pièces voyent le jour pour la
première fois , ainsi qu'une épigramme de Lebrun contre
Laharpe , qui ne se trouve point dans l'édition publiée
par M. Ginguené.
Faire connaître les noms qui ornent les pages de ce
recueil est le meilleur titre de recommandation qu'on
puisse faire valoir en sa faveur. S'il fallait maintenant
indiquer les pièces les plus remarquables , nous craindrions
d'être obligés de copier la presque-totalité de la
table des matières. Dans l'impossibilité où nous nous
trouvons de pouvoir le faire nous indiquérons seulement
quelques-uns des morceaux qui nous ont le plus
frappé , et cette liste sera loin d'être complète.
,
Nous croyons donc qu'on lira avec plaisir la touchante
Elégie de Mme Babois , le charmant Madrigal de M. Campenon
; la ballade héroïque de M. Creuzé , tirée de son
joli poëme de la Table Ronde ; l'Idylle de Mme Desroches
, celle de M. Constant Dubos , les quatre jolies
pièces de Mme Dufresnoy ; l'Ode de M. Victorin- Fabre ,
couronnée aux jeux floraux , et dont le sujet est le
Tasse ; deux morceaux traduits de Gray par M. Fayolle,
morceaux déjà connus , mais qu'on retrouve ici avec
plaisir; une charmante Elégie de M. Geraud ; cing pièces
de M. Millevoie , déjà connues et appréciées , et son
(1 ) Les charmantes productions de ce poëte , moissonné à la fleur
de l'age , ont été publiées par M. Miger. Elles se trouvent chez le
même libraire ; j'en rendrai compte incessamment.
DECEMBRE 1812 . 501
,
Eloge de Goffin , couronné à l'Académie ; les Stances
de Mme de Montanclos , le joli Conte anacréontique de
M. Félix Nogaret , une Chanson de Mme Perrier sur les
cinq sens , l'Epitre et les couplets de Mme de Salm
l'Elégie de M. Salverte , l'Ode à l'Empereur de M. Tissot
, un Fragment d'Elégie et la Métamorphose du Poëte
que l'on a entendus avec tant de plaisir au Collége de
France l'année dernière ; et enfin la Fête d'Alexandre
ou le Pouvoir de l'Harmonie , dithyrambe imité de Dryden
par M. Valmalette .
Si les vers font le plus bel ornement du Petit Almanach
des Dames , la prose n'a pas dédaigné non plus de
l'enrichir , et l'on doit à la plume ingénieuse et facile
qui a tracé les Conseils à ma Fille , une nouvelle trèspiquante
intitulée : Un tour de Mme Du Boccage .
Nous en avons assez dit pour faire voir que ce charmant
recueil , abstraction faite de tout autre mérite, se
recommande de lui-même . Si nous ajoutons maintenant
qu'il sort des presses de Didot l'aîné , qu'il est imprimé
sur papier vélin , orné de gravures exécutées avec un
fini précieux , que la reliure a prodigué tous ses trésors
pour le couvrir de la manière la plus recherchée et la
plus brillante , ce sera dire aussi qu'il joint à tous ses
avantages intrinsèques celui de pouvoir figurer comme
un des cadeaux les plus agréables à offrir aux jolies
femmes de la capitale.
J. B. B. R-т .
En annonçant le PetitAlmanach des Dames , il serait
très- injuste de passer sous silence son frère aîné (2) qui
mérite , pour le moins , les mêmes éloges. Les huit gravures
dont celui-ci est orné , sont fort bien exécutées :
on y voit sur-tout avec grand intérêt les portraits de
Mme Geoffrin et de Mme du Deffand , ces deux femmes
si célèbres du dix-huitième siècle .
Le choix des poésies que contient cet Almanach est
fait avec goût et discernement. On y trouve de plus un
(2) Almanach des Dames pour l'année 1813. A Paris , chez
Treuttelet Wurtz , rue de Lille , nº 17.
502 MERCURE DE FRANCE ,
fragment de Correspondance inédite sur la littérature et
les spectacles , qui nous a paru très-piquant. Peut- être
ornerons- nous de ce morceau quelque Nº du Mercure.
Nous recommandons l'Almanach des Dames à l'attentiondes
amateurs d'ouvrages agréables et bien imprimés.
N. B. Le Rédacteur des articles sur le Salon , désirant
Tendre compte en une seule fois de tous les principaux
ouvrages de sculpture de cette exposition , et ayant besoin
d'un espace plus grand que celui qui lui est ordinairement
accordé , cet examen général ne sera inséré que dans le
numéro prochain .
LE BARON D'ADELSTAN ,
OU LE POUVOIR DE L'AMOUR.
( SUITE ET FIN. )
Le lendemain , de grand matin , Adelstan courut chez
les Bolman ; espérant la trouver encore ; mais Rose était
partie ily avait plus d'une heure , avec son oncle qui l'accompagnait.
Lise pleurait son amie , et le baron s'affligea
avec elle ; elle lui dit qu'avant de partir Rose était encore
allée prier sous son arbre favori. Il voulut y aller aussi
penser à elle et prier pour le succès de leur projet. La première
chose qu'il vit en arrivant , fut un charmant petit
bouquet attaché à une branche qui se courbait sur le banc;
il le prit ; c'était une rose artificielle qui ornait le chapeau
de sa Rose et qu'il lui avait souvent demandée , comme
son portrait , lui disait-il. Elle y avait joint une branche
de la jolie fleur qui porte dans toutes les langues un nom
de souvenir , et qui est connue en français par celui de
ne m'oubliez pas . Sur un petit papier était écrit :
Rose, sans doute , est peu de chose ,
Mais , Adelstan , Rose est à toi .
Riche de ton coeur , deta foi ,
Qui peut se comparer à Rose ?
Ce quatrain était bien mauvais ; mais Rose, mais la fille
du meunier des Roches devait- elle savoir même ce que
c'était que rimer ? Adelstan qui passait pour un connais
DECEMBRE 1812 . 503
seur en poésie , à qui on adressait des odes , des épîtres ,
qui faisait lui-même des vers qu'on élevait aux nues , le
difficile Adelstan trouva ceux de Rose charmans . Il emporta
son trésor , et , de retour chez lui , son premier soin
fut décrire à Mme d'Elmenhorst ; il lui disait : « Qu'il sé
> croyait indigne de la main de Natalie , ne pouvant lui
⚫ offrir un coeur auquel elle aurait eu tous les droits de
> prétendre , mais qui n'était plus libre. Il approuvait
> entièrement les sentimens et les voeux d'une mère qui
» voulait que le mariage fût fondé sur un amour réciproque
, etc. , etc. "
Dès que cette lettre fut partie , il se sentit plus tranquille
: quelquefois il avait eu la crainte que Rose ne se
fût éloignée de lui pour jamais ; il ne doutait pas de son
amour , mais il était aussi convaincu de sa générosité ; il
lui faisait , il est vrai , de grands sacrifices , et elle avait
paru le sentir. Peut-être que ne se sentant pas la force de
résister à ce qu'il lui offrait , elle avait pris le parti de le
quitter et de se soustraire ainsi à son amour et à la preuve
qu'il voulait lui en donner. A présent la rupture de son
mariage avec la fille du grand maréchal devait faire du
bruit. Si Rose avait effectivement voulu le fuir pour ne
pas mettre obstacle à cette union , elle apprendrait que son
dévouement était inutile , et récompenserait celui de son
amant .
Quelques jours se passerent dans une alternative de
crainte et d'espérance qui ne lui laissait pas un instant de
repos ; il sentait toujours plus que Rose seule pouvait le
rendre heureux ; il était toujours plus décidé de renoncer
à tout pour elle. Enfin on vint lui dire qu'un jeune paysan
demandait à lui parler en particulier. Il fut introduit ;
c'était le frère de Rose , un très -beau jeune homme , mais
qui n'avait pas les grâces ni l'esprit de sa soeur . Il était
porteur d'une lettre d'elle. Adelstan se hâta de la lire ,
après l'avoir pressée contre ses lèvres .
« Mon cher Adelstan , lui disait-elle , votre Rose compte
» tous les momens qu'elle passe loin de vous ; elle vous
» attend avec un coeur plein d'impatience et d'amour , et
> cependant elle ose vous conjurer au nom de cet éternel
amour de différer encore l'instant si désiré de notre
» réunion . J'ai tout confié à ma mère , elle est heureuse
» de mon bonheur et de mes espérances , mais effrayée
» ainsi que moi de tous les sacrifices que vous voulez faire
→ à l'amour . Elle connaît cette Natalie que vous dédaignez ;
504 MERCURE DE FRANCE ,
> elle sait combien elle l'emporte à tous égards sur sa
>> pauvre Rose , an moins autant , dit-elle ,par ses avan-
> tages personnels , que par ceux de la naissance et de la
> fortune : mais si j'ai celui d'être aimée d'Adelstan , ah !
» je n'ai rien à lui envier. Ma mère convient de ce que
yous m'avez dit si souvent de ma ressemblance avec
» Mlle d'Elmenhorst , autant du moins qu'une paysanne
bien brune , bien hâlée , peut ressembler à une belle
dame au teint de lis ... Adelstan , si Rose était assez
> malheureuse pour que sa figure seule eût décidé votre
> penchant , si vous n'aimiez que ses traits , vous les retrou-
> verez chez Natalie , embellis par le charme de son édu-
> cation , de ses talens , de ses connaissances . Peut-être
> que Natalie aimée de vous , aurait aussi pour vous le
n coeur de Rose . Adelstan , vous vous devez à vous-même ,
» vous me devez à moi d'en faire au moins l'épreuve ;
> j'ose exiger de vous de me rassurer sur la force et la vérité
79 de votre attachement , il y va de ma vie ; le moindre
>> regret après notre union serait pour moi le coup de la
» mort . A présent , si je vous sais heureux , je pourrai
> vivre encore de mes souvenirs et de votre bonheur. Je
vous demande donc , avec instance , d'aller vous-même
> à Elmenhorst , de passer quelque tems avec Natalie ,
" sans que rien autre chose que ses traits vous rappelleRose:
>>je mets cette seule condition à mon consentement. Si
vous revenez à moi , ah ! combien alors je serai heu-
>> rensé et rassurée ! si Natalie l'emporte , je n'aurai perdu
» qu'une illusion , qu'une chimère , et le bonheur d'Adelstan
sera ma consolation .
71
" Partez donc pour Elmenhorst ; c'est en vain que vous
> voudriez vous rapprocher de moi avant que d'y aller ,
vous ne me trouverez pas chez mes parens : je vous
crains , je me crains moi-inême , et je m'ôte en m'éloi-
>> gnant la danger de vous revoir. Adieu , cher Adelstan
adieu pour jamais , ou pour ne plus nous quitter
» qu'à la mort. Quoi qu'il arrive , je suis et serai toujours
>votre fidèle Rose des Roches.n
,
A peine Adelstan put-il achever cette lettre . Où estelle
? s'écrie-t-il vivement en se rapprochant dujeune
homme , où est Rose , où est la soeur ? je veux savoir où
elle est.
EhmonDieu ! monsieur , il ne faut pas se fâcher pour
cela . Ma mère et ma soeur sont allées hier au château
d'Oberstein , chez la baronne où ma mère a été nourrice ;
DECEMBRE 1812 . 505
elles sont toujours reçues là comme les enfans de la maison,
et moi de même , quoique ce ne soit pas moi qui
sois le frère de lait; c'est ma soeur Rose , aussi elle aime
bien à y être .
-Tu pourras done m'y conduire ?.
-Comme j'y conduisis hier ma mère et ma soeur ; mais
vous ne leur direz pas , je vous en prie , que c'est moi qui
vous ai dit qu'elles étaient là elles me l'avaient défendu .
Adelstan aurait souri de la naïveté d'Augustin s'il avait
pupenser à autre chose qu'à la lettre de Rose , à ce qu'elle
exigeait de lui : lors même que la lettre qu'il a écrite à
Elmenhorst ne lui ôterait pas la possibilité de lui obéir ,
qu'irait- il faire près de Natalie ? Il est bien sûr que lors
même que Natalie serait la parfaite image de Rose , et cent
fois plus belle encore , elle ne l'emporterait pas sur celle
qu'il aime uniquement , et sans laquelle il ne peut vivre.
Son parti est pris , il ira la chercher à Oberstein , il engagera
la noble protectrice de son amie , la baronne d'Oberstein,
à sanctionner leur union , et dès qu'elle sera formée ,
il partira avec son épouse pour la Suisse , où il veut passer
nombre d'années , et peut- être la vie entière , époux , amant
de Rose , et ne regrettant aucune des jouissances d'un
monde frivole qu'il encensa trop long-tems , et qui ne l'a
pas rendu heureux .
Il se hâte de faire les préparatifs d'une très-longue absence
, dont il prévient son intendant , en lui remettant des
pouvoirs pour gérer ses biens , et lui faire passer ses fonds
dans le pays qu'il veut habiter ; il ramasse tout l'argent
qu'il peut se procurer , et fixe son départ an lendemain .
Le soir même le courier qu'il avait envoyé à Elmenhorst
revint avec la réponse , et voici ce qu'elle contenait.
4 Je vous remercie , M. le baron , de votre franchise ,
>>elle ne m'a pas surprise ; une mère se trompe rarement
>> sur l'impression que produit sa fille , et je n'avais pas remarqué
que ma Natalie en eût fait aucune sur vous .
D'après l'aveu que vous me faites , je désire plus que
» vous peut- être la rupture d'un lien qui n'aurait fait votre
> bonheur ni à l'un ni à l'autre ; mais je ne suis pas seule
> maîtresse de ma fille , son père est absent . J'ai reçu hier
» une lettre de lui , par laquelle il m'ordonne de vous in-
> viter à venir à Elmenhorst; il craint que , d'après ce qu'il
» vous a dit de mon courroux , vous ne vouliez pas yvenir
> de vous -même , et ne se doute pas , ce me semble , que
> c'est votre coeur qui vous en éloigne. Je désire suivre
506 MERCURE DE FRANCE ,
» les ordres de M. d'Elmenhorst , et n'avoir pas la respón-
» sabilité d'une rupture qui l'affligera. Venez donc , non
» plus comme époux de ma Natalie , mais comme un ami
- avec qui nous concerterons les moyens de retrouver notre
> liberté réciproque.
" Votre confiance , Monsieur , mérite toute lamienne.
Je ne veux point vous cacher que ma fille , ne voyant
» point l'époux qu'on lui destinait et n'en étant point aimée,
> a trouvé , de son côté , un coeur qui sait apprécier le don
» du sien , et qui a mon entière approbation ; c'est vous
dire que vous pouvez venir sans aucune crainte auprès
» de deux amies , à qui votre lettre a rendu le bonheur.
» J'allais vous expédier un messager lorsque le vôtre est
> arrivé ; vous le suivrez de près , j'espère. Mon époux me
mande qu'il est en route pour revenir , et je désire qu'il
vous trouve établi à Elmenhorst .
V. T. L. S. D'ELMENHORST. "
Adelstan est soulagé d'un poids énorme , rien ne s'oppose
plus à son bonheur ; il fait en même tems celui de
Natalie , et la délicatesse de Rose sera satisfaite. Il ira à
Elmenhorst; il le doit à celle qui le lui demande comme
à un ami , mais il y ira époux de Rose ; le grand maréchal
n'aura plus rien à dire , et donnera sans doute à sa fille
l'époux choisi par son coeur et par sa mère . Il ne prévoit
aucun obstacle , et voudrait pouvoir donner des ailes aux
chevaux qui le mènent à Oberstein. Augustin est avec lui
dans la chaise de poste , il le regarde déjà comme un frère ,
il le fait causer sur Rose , et s'enchante d'entendre son
éloge naïf et sincère dicté par l'amour fraternel. Oberstein
est à trois journées de Forstheim ; il faut s'arrêter en route
pour changer de chevaux ; les aubergistes connaissent
Augustinet sa famille. L'hôtesse lui demande des nouvelles
de M Rose; et là encore il en entend parler selon
son coeur : C'est la plus belle et la plus aimable fille de nos
villages , disaient à l'envi l'aubergiste et sa femme , et sage ,
et savante comme une fille de baron; mais c'est que M
d'Oberstein la regarde vraiment,comme une soeur , et lai
montre tout ce qu'elle sait. Avec tout cela Rose n'est ni
fière ni coquette; heureux le mari qu'elle aura ! elle mériterait
un prince. Augustin rougit de plaisir d'entendre ainsi
vanter sa soeur bien-aimée , et l'heureux Adelstan est sur
le point de dire : c'est moi qui posséderai ce trésor; mais
il se retient et presse le départ, après avoir payé libéralement
l'éloge de sa Rose .
lie
DECEMBRE 1812 . 507
,
On devait passer aussi an moulin des Roches , Augustin
propose un détour pour n'être pas vu de son père . Non
ditAdelstan , je veux voir le père de Rose , le mien ; je veux
lui demander moi-même sa fille , je veux visiter le lieu de
la naissance de Rose. Et il ordonne au postillon d'aller au
moulin . Il y arrive , descend avec Angustin , qui va l'annoncer
à son père. Le bon meunier vient lentement , on
voit qu'il est embarrassé en présence du jeune baron , il
n'ose s'avancer. Adelstan court au-devant de lui , lenomme
son père , lui demande la main de sa fille , lui promet de
la rendre la plus heureuse des femmes , comme elle est la
plus aimée .
Je n'en doute pas , M. le baron , dit le vieillard avec
émotion, mais ma fille n'est pas faite pour tant d'honneur.
- Votre charmante fille peut prétendre à tout; elle m'a
donné son coeur, elle possède le mien tout entier, et je vous
demande sa main.
Le vieillard sourit et secoue la tête : Vous faites là une
folie , M. le baron , Dieu veuille que vous ne vous en
repentiez pas . Rose est une bonne enfant , mais elle n'était
pas faite pour vous , et j'aurais mieux aimé la garder près
de moi avec un mari de sa sorte , que de l'envoyer courir
le monde avec un grand seigneur ; quand même vous
l'épouseriez , on en causera, et le ciel sait sijamaisje reverrai
maRose. Enfin elle le veut , sa mère le veut , et ce que les
femmes veulent est bien voulu; les mères sont maîtresses
de leurs filles . Si c'était monAugustin qu'on voulût m'emmener
, ce serait bien autre chose , etje n'y consentirais
jamais ; mais Rose est déjà à moitié dame , elle ne vaut
plus rien pour le moulin ; prenez-la donc puisque vous la
voulez , mais je veux la revoir encore une fois pour lui
donner ma bénédiction .
Mon père , je vous l'amenerai moi-même , dit Adelstan
avec tendresse et respect , et vous bénirez vos enfans . Le
bon vieillard , touché jusqu'aux larmes ,embrassa son noble
gendre , et prit sou fils en particulier pour lui parler de ce
qu'il devait dire de sa part à sa femme et à sa fille . Les
deux voyageurs se remirent en route. L'élégant , le fier
Adelstan , pour qui la filie unique du grand maréchal de
la cour , était à peine un assez bon parti , vient de donner
le titre de père à un meunier , et n'éprouve ni honte ni
regret ; celui qui donna la vie à Rose est ppoouur lui l'homme
le plus respectable. Quel magicien puissant que l'amour !
il en a fait un autre être , il lui a créé une ame nouvelle ,
508 MERCURE DE FRANCE ,
et l'amant de Rose ne ressemble en rien au fiancé de Natalie
d'Elmenhorst.
Ala nuit tombante Adelstan entrevoit des tourelles qui
se dessinaient dans l'ombre au-devant de lui. Est-ce Oberstein
? dit-il à Augustin.
Pardi , que serait-ce donc ? lui répond le jeune homme,
votre coeur ne vous dit-il pas que c'est là que vous trouverez
Rose ? mais nous n'y sommes pas encore ; prenez
patience. Ils entrèrent , en effet , dans un bois épais , qui
précédait le château , et la nuit devint si sombre , qu'à peine
pouvait- on voir la route .
Enfin nous y voilà bientôt , dit Augustin en apercevant
des lumières dans le lointain. Ayant ensuite tourné un coin
de bois , ils se trouvèrent dans une allée à perte de vue,
servant d'avenue à un pavillon élégant , et illuminé d'un
bout à l'autre avec des lampions cachés dans le feuillage ,
qui faisaient un effet vraiment magique : la façade du pavillon
était également resplendissante de lumière; les arbres
étaient garnis de guirlandes , et des caisses d'orangers en
fleurs répandaient un parfum délicieux .
Où suis-je ? s'écria Adelstan ; les contes de fées qui
P'amusaient dans sa jeunesse se trouvaient réalisés , il se
crut dans un bois enchanté. Le postillon sonna de son cor;
à peine eut-il ainsi donné le signal de leur arrivée , que
d'autres cors et instrumens à vent se firent entendre de plusieurs
côtés . Le baron surpris , ravi , ne sachant ce qu'il
devait penser , continua sa route au milieu de tout cet enchautement;
mille idées différentes se croisaient dans sa
tête , il ne savait à laquelle s'arrêter : peut-être , dit-il à
Augustin , que M d'Oberstein marie aujourd'hui sa fille;
en sais-tu quelque chose ? tu es du secret sans doute, dismoi
ce qui en est .
Vous avez tout droit deviné, M. le baron, ditAugustin ,
je parie que c'est cela même , et que nous allons à la noce.
Elle est jolie au moins la soeur de lait de Rose , et cela fera
une belle épouse .
Adelstan n'avait plus que quelques pas à faire pour être
éclairci , mais il éprouvait une émotion involontaire qui
l'empêchait d'avancer. Sans doute que tous ces préparatifs
brillans ne peuvent le regarder ; ce n'est pas ainsi que doit
être célébré son mariage avec la fille du meunierdes Roches ;
mais l'idée de revoirRose au milieu d'une fête et d'une foule
d'étrangers lui est insupportable , il se repent d'être venu :
il allait proposer à Augustin ou de rebrousser chemin , ou
DECEMBRE 1812 . 509
d'aller chercher sa soeur , mais ils étaient arrivés près du
pavillon . La chaise s'arrête , Augustin descend , Adelstan
aussi; au moment même une grande porte à deux battans
s'ouvre, il en voit sortir deux femmes se tenant embrassées
dans la même attitude et presque dans le même costume
de Lise et de Rosele jour de son arrivée à Forstheim ; elles
balançaient aussi une guirlande de fleurs ; elles étaient habillées
en nymphes , mais un voile blanç de mousseline.
épaisse descendait avec grâce de leur tête sur leurs épaules ,
et cachait absolument leurs traits . L'une d'elle était sa Rose ,
il ne pouvait s'y méprendre ; c'était cette belle taille , cette
tournure élégante et noble , et c'est sa voix mélodieuse qui
lui chante le mêine couplet que Rose lui chanta; mais au
nom de Natalie il l'arrête , et la serre avec ardeur dans ses
bras , malgré la présence de sa compagne voilée , qui sans
doute était Mlle d'Oberstein : mais Adelstan ne voulait plus
demystère. Ne me parle plus de Natalie , s'écria-t-il , il n'y
a pour moi dans le monde que Rose , et seulement Rose.
Tu m'attendais, fille chérie,ton coeur t'a dit que je n'obéirais
pas à ton ordre cruel; ta tendresse ingénieuse a voulu me
retracer l'heureux moment oùje te vis pour la première fois .
Mais pourquoi nommer encore Nataalliiee?? j'en fais le serment,
je ne la verrai que lorsque j'aurai reçu cette main
devant l'autel; et il la pressait contre son coeur. Mais pourquoi
ce voile ? Pourquoi me cacher tes traits adorés ? Et il
voulait le lever. Elle le retint et lui dit avec une voix douce,
et tremblante : Adelstan , tu viens de jurer que tu ne voulais
pas voir Natalie , .... et je te l'avais demandé.... A présent,
avant de lever ce voile,je te demande de me pardonner
. - Te pardonner , Rose ! au nom du ciel qu'ai-je à te
pardonner ? - D'être Natalie d'Elmenhorst , dit-elle en
rejetant son voile , et tombant tremblante sur un siége .-
Dieu ! que vois-je ? qu'entends -je ? s'écriait le baron, est-ce
un senge? est-ce une illusion ? ô ma Rose ! ô ma Natalie !
Il voyait saRose , mais cent fois plus belle encore ; au lieu
des tresses noires qui entouraient sa tête , des boucles ondoyantes
d'un beau blond cendré flottaient autour de son
cou; son teint était d'une blancheur éblouissante , et ses
grands yeux noirs en faisaient une beauté rare et vraiment
accomplie. Adelstan était à ses pieds dans le ravissement,
couvrait sa main de baisers et de larmes : Natalie , Rose
être charmant , être incompréhensible , s'écria-t-il , toi qui
m'as donné une nouvelle vie en me faisant connaître
l'amour , toi que j'adore doublement , c'estmoi qui sollicite
,
510 MERCURE DE FRANCE ,
ton pardon; mais sans la coupable indifférence quej'ai trop
expiée , saurais -je de quoi ton coeur est capable ? Connaitrais-
je la force de ton attachement pour l'heureux Adelstan
? Saurais -tu à quel excès tu es aimée ? Grâces , grâces
soient rendues à l'amour qui t'inspira cette métamorphose!
Remerciez aussi l'amour maternel , dit l'autre femme en
levant son voile . C'était la meilleure des mères , c'était
celle de Natalie. Pardonnez à toutes les deux, dit- elle ,
de vous avoir trompé si long-tems ; ma tendresse pour Natalie
est mon excuse . Dès le moment que vous fûtes fiancé
à ma fille , je vis combien elle vous était indifférente , et
jamais je n'aurais consenti à votre union, si elle ne m'avait
pas avoué que vous aviez fait une vive impression sur son
coeur. Votre caractère m'intéressait trop pour ne pas chercher
les moyens de vous connaître ; il s'en présenta un que
je ne négligeai pas . La meunière des Roches est nourrice
de Natalie et mère d'Augustin , et d'une aimable enfant ,
soeur de lait de ma fille , queje vous présenterai comme la
véritable Rose , et qui nous a prêté son nomquelque tems.
Votre chantre Bolman a épousé la soeur de la meunière;
il vint amener sa fille Lise chez sa tante : j'eus occasion de
le voir et d'apprendre de lui bien des choses , qui me donnèrent
l'idée que j'ai exécutée et qui m'a si bien réussi.
Tout fut concerté avec les bons Desroches , les Bolmanet
l'architecte Edmond, que je connais depuis long-tems , qui
a dirigé ce pavillon , qui l'a décoré aujourd'hui pour votre
réception , et qui nous a été très-utile en excitant votre
amour et votre jalousie. Je n'ai pas quitté un instant ma
Natalie. Cette tante malade qu'elle soignait, c'était moi.
M Bolman alla chez sa soeur au moulin pour me céder sa
chambre ; de ma fenêtre je plongeais même sur l'arbre
favori de Rose , je pouvais vous voir ensemble et presque
vous entendre , et avec quel délice j'ai vu naître et se fortifier
cet amour qui fera votre bonheur ! Natalie conservera
ses tresses noires , elle redeviendra Rose quand vous le
voudrez ; ma seule crainte était de ne pouvoir la déguiser
assez bien pour qu'elle ne fût pas reconnue. Des souliers
faits exprès l'ont grandie ; son costume villageois la chaugeait
aussi, et lui donnait de l'embonpoint; son teint devint
facilementplus bruń et ses sourcils plus foncés. Mais,
hélas ! votre pauvre petite fiancée vous était trop indifférente
pour que ses traits fussent bien gravés dans votre
souvenir; le coeur seul a de la mémoire , et le vôtre ne
vous la rappelait pas,
DECEMBRE 1812 . 5
Comment ai-je pu être aussi aveugle sur mon propre
bonheur ? s'écria Adelstan , comment dès le premier instantmon
coeur n'a-t-il pas appartenuà cet ange qui devait
me rendre si heureux ?
-Parce que la mode, le bon ton , la cour , et tout ce
qui vous entourait exerçaient son empire sur votre imagination
, mais heureusement n'ont pas corrompu votre jugement
, et vous ont laissé un coeur pour sentir le prix de la
simplicité et de la sensibilité. Comme Rose , ma Natalie
n'était pas déguisée et se montrait à vous telle qu'elle est
en effet, bonne , tendre , ingénue , sincère , une simple
fleur des champs : puisque vous l'avez aimée ainsi , vous
l'aimerez toujours , j'ose vous le promettre , et combien je
vous sais de gré d'avoir démêlé son vrai mérite sans aucun
atour qui pût vous éblouir! Mon fils , mon ami , ni Natalie
ni sa mère n'oublieront jamais ce que vous avez voulu faire
pourRose.
Adelstan les réunit toutes les deux dans ses bras : et
moi , dit-il avec transport , puis-je oublier que c'est pour
l'heureux Adelstan que Natalie a voulu être Rose ? Il leur
raconta ensuite sa surprise en se trouvant tout-à- coup au
milieu de cette illumination , de cette musique ; je me suis
cru , dit -il , chez la reine des fées , et je le crois encore ,
j'ignore où je suis , je venais chercher ma Rose chez la baronne
d'Oberstein , et .......
-Vous la trouvez à Elmenhorst chez sa mère, il n'existe
point d'autre baronne d'Oberstein ; c'est un petit fief dépendant
de la baronnie d'Elmenhorst , et dont les paysans
qui m'aiment me donnent volontiers le nom . Il fallait bien
vous amener à Elmenhorst par ruse , puisque , malgré mes
prières et les ordres de Rose , vous ne vouliez pas y venir.
Augustin nous a servies avec intelligence et fidélité .
Le baron raconta ce qu'une aubergiste lui avait dit de
Rose des Roches ..
Cette fois , répondit Mme d'Elmenhorst, c'est le hasard
qui nous a servis; on vous à parlé de moi , de ma fille , et
de la véritable Rose, que nous aimons beaucoup en effet et
qui vit souvent près de nous .
-
-Et le grand maréchal , était-il du secret? demanda
Adelstan; alors il a bien joué son rôle , et rien ne l'a trahi .
Il ignorait tout , répondit Mme d'Elmenhorst . Le
grand maréchal , dit-elle en soupirant , a le malheur de ne
pas croire à l'amour ; comme il n'est point venu ici, il nous
aété facile de lui cacher nos projets et notre absence . Ilme
512 MERCURE DE FRANCE ,
fit part de son voyage avec le prince; dans ma réponse je
feignais un grand courroux contre vous , sans me douter
qu'il viendrait vous en parler : Natalie fut véritablement
très- émue en apprenant qu'il était si près de nous , mais il
fut loin de le soupçonner. Je l'attends incessamment , il
aura le plaisir de nous trouver tous d'accord , et l'amour en
dépitde lui sera de la fête.
Π
-Et pour la vie , dit Adelstan en pressant contre luisa
Natalie. Il remarqua alors que l'agraffe qui retenaitsa robe
était le camée qu'il lui donna le jour de la course : je me
doute à présent , lui dit-il , pourquoi tu ne voulus pas être
couronnée; tu craignais que je ne m'aperçusse que tès belles
tresses noires ne tenaient pas à ta charmante tête.
-Et que je n'étais qu'une rose artificielle , dit-elle en
souriant. Il sortit de son sein le bouquet qu'elle avait altaché
à l'arbre , et le pressa de ses lèvres .
Edmond entra tenant par la main une jeune personne
d'une très-jolie figure. Voilà la véritable Rose quejevous
présente , dit-il au baron ; je ne vous trompai pas quand
je vous disais que j'aimais passionnémentRose des Roches;
jem'étais attachée à elle quand je faisais ici bâtir ce pavillon
: la meilleure des protectrices m'a promis sa main ; ses
parens y consentent , et c'est tout de bon que je vous demande
à présent de me permettre d'épouser Rose et d'être
heureux le même jour que vous . Le bonheur de ce couple
intéressant ugmenta celui du baron .
Ma cousine Lise , dit Natalie en souriant , et mon ami
Verner ont aussi voulu nous attendre . On comprend que
la bienfaisante marraine qui avait doté Lise , était aussi
Mme d'Elmenhorst .
Le beau jour qui devait faire tant d'heureux ne tarda pas.
Le grand maréchal arriva , et fut charmé, de trouver son
futur gendre à Elmenhorst , et sa femme et sa fille trèscontentes
de lui. Tu as suivi mes conseils , lui dit-il à
P'oreille; et tu as bien fait. Tu joues ton rôle à merveille ,
on te jurerait amoureux fou , et ma romanesque épouse
doit être satisfaite ; vas ainsi jusqu'après la noce , et je te
promets de t'en garder le secret. Adelstan garda aussi le
sien , son-beau père ignora ce qui avait précédé son mariage,
et l'attribuait à sa propre sagacité;; ileût été homme
à se fâcher tout de bon que le baron d'Adelstan eût voulu
sacrifier sa fille à celle du meunier des Roches , et qu'il se
donnât le ridicule d'être amoureux de sa femme.
Il le fut toujours en dépit de la mode ; tantôt la bruneet
DECEMBRE 1812 . 513
SEINE
piquanteRose, tantôt la blonde et douce Natalie, et tou
jours la plus aimable des femmes , sut le fixer pour vie LA
Mme d'Elmenhorst jouit du bonheur de ses enfans ;
l'heureuse mère oublia qu'elle n'avait pas été begrense
épouse , et fut toujours plus convaincue qu'il apoint
de bons mariages sans amour. A-t-elle tort ou redson? La
jeunesse et les romans disent comme elle; mais kusagesse
et l'expérience disent souvent le contraire : elles prétendent
que lorsque le thermomètre du coeur est à son plus hant
degré de chaleur , il ne peut plus que descendre , et que sa
chute est quelquefois rapide. Mais ce qu'on peut dire en
faveur des mariages de passion , c'est qu'ils procurent un
moment, du moins , de la plus parfaite felicité dont
l'homme puisse jouir ici - bas , et que ce n'est pas la faute
de l'amour si on ne sait pas le fixer .
ISAB . DE MONTOLIEU .
VARIÉTÉS .
REVUE LITTÉRAIRE ET CRITIQUE ,
QU OBSERVATIONS SUR LES LETTRES , LES ARTS ; LES MOEURS
ET LES USAGES .
Seconde lettre de l'Observateur provincial à Messieurs
les Redacteurs du Mercure .
MESSIEURS , en promenant autour de moi l'objectif d'une
lorgnette philosophique , je ne faisais que céder à un goût
particulier pour l'observation . Depuis que vous avez accueilli
ma première lettre , je me suis mis à lorguer de plus
belle , et à peindre de mon mieux quelques scènes caractéristiques
. Je voudrais bien répandre sur ces fugitives
ébauches ce coloris brillant qui cache si souvent Tindigence
du sujet . Plaire ou instruire, si cela se peut : tel est ,
comme l'a dit mon cher confrère de la capitale , le but de
tont homme qui écrit sur les moeurs et les usages de son
pays . Mais
Difficile estpropriè communia dicere ....
HORA.
D'ailleurs il est aujourd'hui démontré que pour écrire
avec un peu d'esprit et de goût il faut être domicilié à
Kk
514 MERCURE DE FRANCE ,
Paris : encore dit-on que le mérite varie suivant les quartiers.
En suivant les idées de Montesquieu , on connait le
caractère des peuples par la place qu'ils occupent sous le
méridien : ceux qui aiment les jugemens tout faits peuvent
, à l'aide d'une formule aussi commode , apprécier à
leurjuste valeur les beaux esprits de la capitale. Il suffit
pour cela de connaître la demeure de chacun d'eux ; et
comme tout va en se perfectionnant , bientôt , sans doute ,
le numéro de la maison exprimera le dernier terme du
problême de leur intelligence .
Pardon , Messieurs , de cet exorde qui a peu de rapport
avec mon sujet. J'imite en cela mainte dissertation où j'ai
appris qu'il était peu docte de commencer par le commencement.
Je vous ai fait part de mon arrivée à *** : nous avons
jeté un coup-d'oeil sur les promenades ; pénétrons dans
l'intérieur de la ville. Je ne vous dirai pas si les rues sont
droites , si les maisons sont bien bâties , et si les lits de
l'Ecu de France sont bons ou mauvais . Quoique voyageur
je vous fais grace de ces détails; mais je dois vous en donner
quelques -uns sur mes premières communications avce
les habitans .
J'avais des lettres de recommandation ; je les envoyai
à leur adresse ; car je ne connais rien de plus sot que de
porter soi-même ces espèces de certificats de vie , remplis
d'éloges obligés , et où l'on mendie pour vous les bonnes
graces d'un protecteur. Quelle contenance faire lorsqu'on
le voit , pendant sa lecture , s'interrompre à chaque ligne
pour vous toiser d'un oeil curieux ? Je préférai donc me
faire précéder de ces obligeantes missives , dans l'intention
de me présenter lorsqu'elles auraient produit leur effet :
on ne m'en donna pas le tems . Je reçus bientôt un grand
nombre de visites , parmi lesquelles je retrouvai avec
plaisir mon petit vieillard, Je lui témoignai ma surprise
d'être ainsi prévenu . Il m'apprit que , dans beaucoup de
villes , l'usage était de visiter les arrivans. Il me semble ,
lui dis-je , que cet usage est peu naturel ; avant de sejeter
ainsi à la tête des gens , encore faut-il savoir s'ils veulent
de vous . Cet abus , me répondit-il , a sa source dans une
bienveillance peu commune pour les étrangers ; bienveillance
très-louable sans doute , et qu'éprouve tout homme
bien né , mais qui , en France , va quelquefoisjusqu'à l'en
gouement. En province sur-tout on fait volontiers une
politesse à celui qu'on ne connaît pas , et une grossièreté
DECEMBRE 1812 . 515
à son voisin. Quelque peu de mérite que l'on ait , avec la
qualité d'étranger , on est sûr de faire sensation. On se
demande par-tout : Avez-vous vu monsieur un tel ? C'est
un homme charmant. Il est vrai que bientôt l'illusion cesse ,
et qu'on éprouve de tristes mécomptes .
Je ne tardai pas à goûter le fruit de ces dispositions
hospitalières . Il m'arriva de toutes parts des cartes d'invitation
pour le diner . J'eus grand soin de les ranger dans
labordurede ma glace ; cela donne un air d'importance .
Il y en avait pour toutes les heures , depuis midi jusqu'à
cinq; les uns fidèles aux usages de leurs bons aïeux ont
conservé l'heure de midi ; les autres se rapprochent plus
moins des cinq heures ; de sorte que , d'après l'heure fixée
sur chacune de ces précieuses cartes, il faut hâter ou retarder
son déjeûner . Excellente méthode pour rompre les
habitudes de l'estomac .
Puisque nous en sommes au dîner , et que l'art de la cuisine
, prenant la dénomination plus noble de gastronomie ,
est aujourd'hui monté au rang des beaux arts , ce serait bien
le cas de vous faire une longue dissertation sur les friandises
du pays ; de vous parler de ces poulardes à la peau
fine et blanche qui , plus d'une fois , ont flatté le palais des
plus habiles dégustateurs de la capitale : mais sur cet article,
comme sur beaucoup d'autres , je suis un peu en
arrière de la civilisation ; mauvais convive , je serais mauvais
juge. Je puis seulement affirmer que généralement en
province on fait une chère de roi , si sa bonté est en raison
du tems que l'on reste à table .
Quelques jours après cette série de festins , je rencontrai
plusieurs de mes amphitryons ; mais , au lieu de ce
gracieux sourire avec lequel ils avaient coutume de m'aborder
, je crus remarquer en eux de la froideur et une
sorte de gêne dans le demi-salut qu'ils me rendirent . Au
ton de la conversation , je m'aperçus bientôt que quelque
chose leur pesait sur le coeur. Ne trouvant rien enmotqui
pût légitimer ce changement , je fus demander à mon petit
vieillard le mot de l'énigme. C'en est fat , m'écriai - je !
tout mon mérite s'est évanoui ; on ne me traite plus en
étranger . Cela viendra , me dit-il; mais ce n'est pas encore
cela. Voyons l'état de votre conscience . Vous avez dîné
dans plusieurs maisons : avez-vous rendu ce que les plaisans
du pays appellent la visite de digestion ? - Non .
O ciel ! vous êtes un homme perdu. Négliger cette for-
-
Kk 2
516 MERCURE DE FRANCE ;
malité , c'est vouloir se brouiller à mort . Hâtez-vous , s'il
en est encore tems , de réparer cet oubli .
Je ne me le fis pas dire deux fois . Dès le même jour
j'allai me pendre à toutes les sonnettes . A la première qui
s'ébranla sous ma main , une tête parut à la fenêtre , et me
cria , d'une voix acerbe , qui est là ? A ma question, madame
est-elle visible ? la même voix me répondit , jem'en
vais voir. Alors il se fit dans la maison une sorte de rumeur.
J'entendis confusément un long colloque entre la
dame et la servante ; enfin l'on vint m'ouvrir la porte , mais
ce fut pour me dire que madame était sortie. A chaque
visite ce fut la même chose ; j'entendis même quelquefois
assez distinctement la maîtresse du logis accourir sur
l'escalier , et s'écrier : Dites que je n'y suis pas .
au
Une fois cependant je fus introduit ; mais à l'étonnement
que causa mon apparition , à la contenance embarrassée
de madame , à sa toilette plus que négligée ,
désordre de l'appartement , je m'aperrçeuuss bientôt qu'on
n'avait pas compté me recevoir , et que si j'étais là, c'était
l'effet d'une méprise occasionnée par la gaucherie d'un
domestique. Cette circonstance n'étaitpas faitepoouurrégayer
l'entrevue . Nous échangeâmes d'abord quelques lieux communs
; mais , voyant que la conversation mourait faute
d'aliment , je me hasardai à parler de musique. C'était une
maladresse :
La dame assurément n'aimait pas la musique .
J'entamai le chapitre des ouvrages nouveaux. Je lui demandai
si elle avait lu le dernier roman de Mme de Montolieu
. Autre maladresse . La dame ne lisait point , pas
même des romans . Pourcomble de malheur , il ne se trou
vait là ni enfant ni petit chien à caresser . Que devenir? Je
ne connais pas d'embarras plus cruel. On se bat les flancs
pour trouver une idée , et c'est a'ors qu'on est d'une sterilité
complette. Cependant il m'en vint une queje cruslumineuse
. Je priai la dame de vouloir bien me communiquer
son album. Jugez de mon étonnement , elle iguorait
ce que c'était qu'un album ; et ce mot francisé par tant
d'élégantes parisiennes était encore tout latin pour elle.
Queles belles inventions ontde peine à percer! en revanche
le jeu du diable est ici fort répandu. Ce fut lui qui me tira
d'affaire , et je reconnus que son rouflement monotone n'est
pas plus à redouter qu'une conversation oiseuse et contrainte.
DECEMBRE 1812 . 517
Pourquoi , me demandai-je en sortant , cette manie de
ne pas recevoir lorsqu'on a celle d'exiger des visites ? J'en
devinai facilement la cause . C'est encore cette maudite
toilette . A Paris le négligé est quelquefois le triomphe
d'une jolie femme. En province il la rend inaccessible . Elle
a honte de paraître sans tous ses atours . Elle y joint un
autre calcul de coquetterie assez plaisant. On demandait
à l'une de ces jolies recluses pourquoi elle vivait ainsi cloîtrée
. Şongez donc , répondit- elle naïvement , que si l'on
me voyait tous les jours je ferais beaucoup moins d'effet .
Quant à ces visites purement d'étiquette , heureux ceux
qui s'en font un plaisir ! Il est doux d'aller chez des amis et
même chez de simples connaissances; mais il faut y être
conduit par l'attrait d'une mutuelle bienveillance et non
par le devoir que dicte un vain cérémonial . Je ne prétends
pas pour cela m'élever contre les convenances d'usage.Elles
sont peut-être nécessaires . Il faut les suivre , mais sans y
attacher trop d'importance ; ne pas toujours être sur le qui
vive , et sur-tout ne pas regarder comme un tort gravela
distraction d'un homme qui ne vous aura pas abordé ou
quitté dans les règles , ou qui pour s'acquitter d'un dîner
aura négligé de déposer chez vous une carte revêtue de sa
signature.
Quel asservissement incommode , dit La Bruyère , que
celui de se chercher incessamment les uns les autres avec
l'impatience de ne pas se rencontrer ! Qui considéreraitbien
le prix du tems , ajoute-t-il , pleurerait amèrement sur de si
grandes misères.
Pleurer amèrement sur des ridicules , me paraît un peu
fort , et même impossible ; nous n'aurions pas assez de
larmes . Je crois qu'il est plus sage d'en rire . Cela vaut
mieux pour la santé. Rappelons-nous d'ailleurs ce qu'a dit
un poëte célèbre :
Ce monde-ci n'est qu'une oeuvre comique.
J'ai l'honneur de vous saluer ,
L'Observateur provincial.
POLITIQUE.
LES Américains du midi paraissent disposés à ne plus
ensanglanter les riches contrées qu'ils disputent à la domi
nation de l'Europe , et à s'accorder sur les moyens de faire
succéder le règue des lois , et d'un gouvernement reconnt
par tous les partis , à la guerre civile qui a désolé les rives
de la Piata et celles du golfe Mexicain. Dans les pro
vinces de Venezucla et au Mexique , les forces du gouver
nement ont obtenu des avantages sur le parti de Miranda
el des insurgés , et au Paraguay , Buenos-Ayres et Montevideo
,posant les armes , en sont venus à une négociation
dont le but est de concilier les intérêts et les voeux respectifs
des peuples de ces contrées . Dans ces différens et dans
les rapprochemens qui tendent à les terminer , on ne voit
rien qui annonce l'influence anglaise et la prépondérance
des agens du ministère ; on ne reconnaît que la lassitude
et l'épuisement qui doivent naître promptement de la
guerre civile dans de telles contrées , le désir de la paix, et
le besoin de s'affranchir du joug de l'anarchie , par l'établissement
d'un régime protecteur des droits de toutes les
classes d'habitans .
L'Amérique du nord poursuit avec énergie sa grande et
noble entreprise : ses vaisseaux peu nombreux , mais bien
montés , insultent sur l'Océan à la domination anglaise.
L'escadre de l'amiral Rogers explore les parages de l'Eu
rope , et y inquiète le commerce anglais; les côtes de l'Amérique
, les parages des Antilles , sont couverts de corsaires
américains , et si l'on croit les journaux anglais ,
on y attend des frégates françaises et des secours de la
nation qui a déjà signalé son zèle pour la cause américaine
par les plus nobles efforts. Les échecs essuyés au Canada
n'ont rien changé aux dispositions du gouvernement , rien
aux sentimens du peuple et de l'armée. C'est une opinion
nationale établie aux Etats-Unis , que le Canada est ou doit
être une province de l'Union , que tôt ou tard cette province
sera arrachée à la domination anglaise , et que les
efforts de l'Amérique se dirigeant avec constance vers ce
but , toutes les forces de l'Angleterre ne peuvent l'empêcher
d'y parvenir .
MERCURE DE FRANCE , DECEMBRE 1812. 519
Le moment est décisif pour garantir les résultats futurs
des dispositions des Américains ; ce moment est celui des
élections . Voici quelle idée on en avait à Philadelphie vers
la fin d'octobre , époque où ces élections étaient entamées .
«Dans l'Etat de Masachusets , porte une lettre de Philadelphie
, celui de tous où il y a le plus de fédéralistes , il y
aura un partage égal de voix . New-Hampshire élira M. Maddison
président , etM. Gerry vice-président , mais , à New-
Yorck , M. Clinton a un partitrès - fort .
Les Etats de l'ouest et du midi sont unanimes dans
leurs voeux pour la continuation vigoureuse de la guerre ,
et pour la réelection de M. Maddison ; il ne se trouve pas
dans ces Etats un seul individu qui ressemble à ce qu'on
appelle à New -Yorck un ami de lapaix. Les Pensylvaniens.
ont parmi eux une minorité de Clintoniens qui fait plus de
bruit que de besogne.
" Ainsi , on peut dire sans hésitation que le gouvernement
de M. Maddison est approuvé par la grande majorité
de la nation ; mais cette majorité , disséminée dans ses
fertiles campagnes , n'élève pas des cris tumulteux , comme
le font quelques meneurs factienx des villes commerciales
de la Nouvelle-Angleterre . Ces meneurs s'adressent aux
possesseurs des nombreux bâtimens de commerce qui remplisent
les ports de Salem , de Boston , de New-Yorck ; ils
seur rappellent les gains immenses qu'ils feraient sur le frét
de leurs bâtimens , et sur le commerce de commission ;
mais on peut leur opposer un argument irrésistible : « D'oit
tirez- vous les objets d'exportation dont vous chargez , en
tems depaix , tous ces bâtimens , beaucoup trop nombreux
pour les exportations des produits du sol même des provinces
septentrionales? Ce sont les cotons , les blés et les
tabacs des provinces méridionales qui alimentent ce commerce
maritime , que vous regrettez tant. Si donc nous
autres habitans des Etats du midi voulons la guerre , est-il
convenable , est-il décent qu'un petit nombre d'individus
qui ne sont au fond que nos facteurs , que nos commissionnaires
, se permettent de crier , de clabaúder contre les
mesures adoptées par la masse entière des propriétaires
territoriaux ? Il y a plus , non-seulement les Etats septentrionaux
dépendent des Etats méridionaux sousles rapports
du commerce et de la navigation; mais ils en tirent même
leurs subsistances , notammenttoutle riz qu'ils consomment .
Ils ne peuvent donc raisonnablement séparer leur intérêts
des nôtres . Tels sont les argumens par lesquels les amis
520 MERCURE DE FRANCE,
de M. Maddison démontrent la nécessité impérieuse on se
trouve la minorité fédéraliste de se soumettre tranquillement
aux voeux de la nation . Nous pensons même que les honnêtes
gens parmi les fédéralistes conviendrontde ces vérités, et
repousseront cette idée chimérique des deux intérêts
opposés entre le nord et le midi de l'Union , idée suggérée
par les intrigans britanniques . "
Le parlement anglais s'est assemblé le 30 novembe , dans
les formes accoutumées , le prince -régent revêtu des habits
royaux , comme exerçant les fonctions de S. M.
Voici le discours enané du trône , et adressé aux deux
chambres .
« Milords et Messieurs , c'est avec le sentiment de regret
le plus profond que je suis obligé de vous annoncer , à
l'ouverture du présent parlement , la continuation de la
déplorable maladie de S. M. , et la diminution de l'espoir
que j'avais du rétablissement de S. M.
La situation des affaires publiques m'a engagé à vous
convoquer aussitôt après les élections .
» Je suis persuadé que vous partagerez la satisfaction que
j'ai de l'amélioration de notre situation etde nos espérances
pendant cette année. Le zèle et l'intrépidité qu'ont montrés
les forces de S. M. , et celles des alliés dans la péninsule,
en différentes occasions , et l'habileté et le jugement consommés
avec lesquels les opérations out été conduites par
le marquis de Wellington , ont amené des conséquences de
la plus haute importance pour la cause commune dans cette
partie de l'Enrope .
> En transferant la guerre dans l'intérieur , et par l'effet
de la bataille de Salamanque , l'ennemi a été forcé de lever
le siège de Cadix , et les provinces méridionales de l'Espagne
ont été délivrées des armes de la France ; cependant
je nepuis que regretter que depuis ces évenemens les efforts
de l'ennemi aient rendu nécessaire de lever le siège de
Burgos et d'évacuer Madrid .
ת Ces efforts ontéténéanmoins accompagnés de sacrifices
importans de sa part , qui doivent matériellement contribuer
à étendre les ressources et à faciliter les efforts de la nation
espagnole.
71 Je suis persuadé que je puis compter sur votre assistance
à soutenir la grande lutte qui a donné la première
au continent d'Europe l'exemple de persévérance et de
résistance heureuse au pouvoir de la France , et dont dépendent
essentiellement , non-seulement l'indépendance
DECEMBRE 1812 . 521
des nations de la péninsule , mais le plus grand intérêt des
Etats de S. M.
» L'Empereur de Russie a eu à combattre une partie
considérable des ressources militaires du gouvernement
français , secondé par ses alliés et les Etats tributaires qui
en dépendent. La résistance qu'il a faite à une combinaison
aussi formidable , ne peut pas manquer d'exciter les
sentimens de la plus haute estime . L'enthousiasme de la
nation russe s'est accru avec les difficultés de la lutte , et
avec les dangers qui l'entourent .
,
>>Elle a fait des sacrifices dont il n'y a pas d'exemple
dans l'histoire des nations civilisées et j'ai la confiance
que la persévérance déterminée de S. M. I. sera couronnée
de succès , et que la lutte aura pour résultat la conservation
de la sécurité de l'Empire russe .
> La preuve de confiance que j'ai reçue dans la mesure
d'envoyer la flotte russe dans les ports de ce pays est satisfaisante
an suprême degré , et S. M. I. pourra entièrement
compter sur ma détermination invariable de l'aider le plus
sincèrement possible dans la grande lutte dans laquelle
elle s'est engagée .
» J'ai conclu un traité avec S. M. sicilienne , pour suppléer
à ceux de 1808 et 1809 , dont j'ai ordonné de vous
communiquer les copies. Mon but a été de pouvoir employer
, sur une échelle plus étendue , les forces du gouvernement
sicilien dans les opérations offensives ; mesure
laquelle, combinée avec la politique libérale et éclairée qui
règne dans les conseils de S. M. sicilienne , doit augmenter
son pouvoir et ses ressources , et en même tems rendre
le service le plus essentiel à la cause commune .
» La déclaration de guerre , par les Etats-Unis d'Amérique,
a été faite dans des circonstances qui pouvaient raisonnablement
faire espérer , que les relations amicales
entre les deux pays ne seraient pas pour long-tems éteintes .
C'est avec un regret sincère que je vous annonce , que la
conduite et les prétentions de ce gouvernement ont jusqu'à
présent empêché la conclusion d'un arrangement pacifique.
Ses mesures hostiles ont été principalement dirigées
contre les provinces anglaises adjacentes , et il a fait tous
ses efforts pour séduire les habitans et les détourner de la
fidélité envers S. M. Les preuves de loyauté et d'attache
ment quej'ai reçues des sujets de S. M. , dans l'Amérique
septentrionale , sont extrêmement satisfaisantes . Les tentatives
d'envahir le Haut-Canada , non-seulement n'ont pas
522 MERCURE DE FRANCE ,
réussi , mais par les mesures judicieuses du gouvernentgénéral
, et par l'habileté et la décision avec lesquelles les
opérations militaires ont été conduites , les forces que l'ennemi
avait assemblées dans ce dessein , ont été obligées
de capituler d'un côté , et ont été entièrement défaites de
l'autre . Cependant , mes efforts contre l'ennemi n'empêcheront
pas de rétablir les relations de paix et d'amitié
entre les deux pays ; mais jusqu'à ce qu'on puisse y parvenir
, sans sacrifier les droits maritimes de la Grande-Bretagne
, je compte sur vos secours pour continuer vigourensement
la guerre . »
,
Ce discours a produit à Londres , dit un des journaux
anglais , la plus fâcheuse impression ; les fonds ont baissé ;
le prince y a gardé le silence sur des objets essentiels , à
l'égard desquels on avait entretenu des espérances prématurées
. M. Whitbread a concerté avec ses honorables
amis , une motion tendante à demander an gouvernement
s'il croyait qu'en ce moment il fût possible d'ouvrir une
négociation avec la France. Cette motion a été faite dans
la séance de la chambre des communes , où la motion de
l'adresse au prince-régent était proposée. La motion a été
rejettée , et l'adresse a passé; mais cette délibération de
pure forme , comme on le sait , ne préjuge rien sur l'esprit
qui doit animer l'opposition dans cette session mémorable.
Le journal le plus ministériel , le Courrier , a saisi l'occasion
de la rentrée du parlement pour donner, sur l'état
des partis en Angleterre , un état de situation fort curieux;
il traite les Burdettistes avec un souverain mépris , l'opposition
avec très-peu de ménagement , le parti ministériel
avec peu d'égards , et les ministres eux-mêmes avec le
ton de la plus servile adulation ; mais il paraît exister en
Angleterre un nouveau parti né des circonstances , que
l'ambition d'une famille a créé , et que la fortune a servi ,
celui de lord Wellington .
Pendant que lord Wellington est par le fait nommé
dictateur en Espagne , que les généraux de l'insurrection
refusent de lui obéir , et que la régence de Cadix désavoue
en quelque sorte l'ordre donné à cet égard , ce général et
sa famille sont à Londres l'objet et le principe d'une division
dont les résultats ne peuvent manquer d'être funestes
à l'Angleterre . Le Courrier signale cette famille comme
dangereuse par ses services , moins encore que par son
ambition démésurée ; à l'exception de leur prétention et de
leur orgueil , il ne trouveaux Welesleyrien de supérieuraux
DECEMBRE 1812 . 523
autres hommes d'état que compte l'Angleterre , pas même
sous le rapport de la probité et de la pureté des intentions .
Les partisans des Welesley disent que le ministère n'a pas
assez bien secondé lordWellington dans la guerre d'Espagne,
et l'ont arrêté dans ses succès ; les partisans des ministres
répondent qu'on a donné au-delà de ce qui était possible. Il
en résulte pour l'observateur que les ministres ont donné
ce qu'ils ont pu , mais qu'ils n'ont pas assez donné , que
JordWellington accusera les ministres , que les ministres
repousseront l'accusation , et qu'une division intestine menace
de s'établir , ou plutôt -est déjà établie entre les
hommes d'état d'Angleterre .
Les rapports officie's de lord Wellington sur sa retraite
forcée devant les armées combinées du centre , du midi et
du Portugal , réunies sous le commandement du roi , sont
en date de Ciudad-Rodrigo , le 19 novembre. La totalité
des forces françaises disponibles , dit ce général , était sur
le Tormes vers le milieu du mois; ces forces ne s'élevaient
pas à moins de 90,000 hommes , dont 10,000 de
cavalerie , munis de 200 pièces de canons . L'armée anglaise
n'a pas dû s'engager avec de telles forces , sur-tout
après les pertes immenses qu'elle afaites dans sa retraite ,
et le vainqueur de Salamanque , le conquérant du nord de
l'Espagne , le libérateur de Madrid , le dictateur de la Péninsule
reconnu par la régence , le chef des armées espagnoles
méconnu par les chefs espagnols , le duc de Ciudad-
Rodrigo enfin , est rentré à Cindad-Rodrigo , abandonnant
Madrid , Burgos , Salamanque , heureux de
trouver dans les places du Portugal et dans les lignes qu'il
a précédemment occupées , une barrière derrière laquelle
il puisse se retrancher.
Le Moniteur, qui apublié ces rapports , a en même tems
fait connaître une lettre du général Thouvenot , chargé du
quatrième gouvernement en Espagne , et datée de Vittoria
le 4 décembre. Cette lettre est adressée au ministre de la
guerre.
«Monseigneur , y est-il dit , le général Bigarré , aide-decamp
de S. M. C. , vient d'arriver à Vittoria, chargé de
dépêches pour l'Empereur. Il annonce que 2600 prisonniers
anglais , au nombre desquels se trouve lord Paget ,
commandant la cavalerie anglaise , arriveront à Vittoria
le 6 , sous l'escorte de 3000 hommes de l'armée de Portugal.
Les Anglais se sont retirés en Portugal , et il est cer
524 MERCURE DE FRANCE ,
tain que nos affaires vont de ce côté aussi bien que possible.
» Le général en chef de l'armée de Portugal , M. le
comte Reille , est parti aujourd'hui pour continuer sa route
pourBurgos . "
En Catalogne , le général Decaen a eu de son côté des
affaires très-vives avec le corps de Lasci : elles avaient pour
objet d'étendre les communications du général Decaen , et
d'assurer l'approvisionnement de Barcelonue ; elles ont
complètement réussi . Dans le royaume de Valence, le corps
du maréchal Suchet tient toujours en échec les expéditions
venues à Alicante sous les ordres de Maitland , destitué et
renvoyé en Sicile . Le corps de Ballasteros privé de son chef
est à-peu-près sans direction , et a manquéle momentdesa
jonction avec l'armée anglaise , si l'on en juge d'après les
plaintes qu'en fait lord Wellington dans son rapport. Le
roi Joseph a rendu le 3 novembre à Madrid divers décrets,
et en quittant momentanément la capitale pour diriger le
mouvement de l'armée , il a désigné les ministres chargés
d'y tenir les rênes du gouvernement. Le maréchal Jourdan
y est resté avec une garnison de 6000 hommes .
Nous devons ajouter que l'aide-de-camp généralBigarré
est arrivé à Paris le to décembre , et a remis à S. Exc. le
ministre de la guerre , duc de Feltre , une lettre de S. M.
catholique , datée de Salamanque le 20 novembre. S. M.
fait connaître la marche des armées réunies sous ses ordres
pour forcer les Anglais à combattre . Les Anglais ont préféré
se retirer. Le Tormès a été passé en leur présence par
les armées françaises réunies . L'armée anglaise , depuis le
siége de Burgos , a perdu 12,000 hommes. Des rapports
plus détaillés ont été remis au ministre de la guerre ,
seront incessamment publiés .
et
Les nouvelles de Wilna sont du 29 novembre; on avait
reçu dans cette ville des nouvelles de l'Empereur en date
du 27; il s'approchait de Wilna en continuant le mouvement
dont le double objet est de menacer à -la- fois le corps
de Wiggenstein et celui de Tornazow , et en même tems
de se réunir aux corps du prince de Scharzenberg et des
maréchaux ducs de Reggio , de Bellune , et Gouvion-Saint-
Cyr. Une lettre de Hambourg , dont le caractère est fort
remarquable , et dont la source paraît très-respectable;
s'explique sur ce mouvement de la manière suivante :
«Nous nous trouvons à portée de satisfaire l'impatience
relative aux grands événemens qui signalent etvont marDECEMBRE
1812 . 525
quer la fin de la campagne de 1812. Les détails suivans ne
sont point officiels ; mais la source d'où nous les tirons
mérite beaucoup de confiance.
" Un mouvement général s'opère sur les bords de la
Duna et sur ceux du Dnieper. Une volonté unique fait
mouvoir les masses françaises et confédérées , tandis que
les démarches des Russes sont subordonnées à la divergence
des vues , des talens et des intentions d'autant de
chefs qu'il y a de corps séparés et agissant isolément. On
senttout ce que cette différence doit avoir d'influence sur
l'exécution .
" S. M. l'Empereur s'est décidé à quitter Smolensk le
14 au soir , et à se porter par Ortza , au- devant des 2º et
9º corps , attirés dans cette direction , vraisemblablement
dans la vue de faciliter au comte de Wiggenstein le plan
qu'il paraissait avoir de se mettre en communication avec
l'amiral Tschitschakoff.
>>L'amiral , de son côté , s'avançait dans les mêmes vues ,
et on le savait à Slonim .
» Ces deux généraux devaient ignorer ce qui se passait
sur la route de Moscou ; on ne peut expliquer autrement
l'imprudence de leur résolution .
» Quoi qu'il en soit , voici ce que nous savons jusqu'à
ce jour des résultats respectifs du mouvement des deux
partis .
Le prince vice-roi , détaché avec l'armée d'Italie par
Witepsk , va se trouver naturellement sur les derrières
du corps de Wiggenstein , lequel aura en face et sur ses
flancs les 2º et 9 corps , et les forces que S. M. conduit
avec elle. On peut calculer l'embarras et le péril de cette
situation .
» D'une autre part , le prince de Schwarzenberg est arrivé
avec son avant-garde à Slonim , au moment où l'ennemi,
qui ne s'attendait point à être suivi de si près , abandonnait
cette ville.
» Un corps de 20 à 25,000 hommes , commandé par le
général Sackem , et n'ayant pu suivre ce mouvement , s'est
trouvé coupé de la principale armée. Le géneral comteRegnier
a marché sur lui avec le 7º corps , tandis que le prince
de Schwarzenberg envoyait deux divisions autrichiennes
sur ses communications .
" Il en est résulté un combat , livré le 15 à Wilkowitz ,
par où le général Sacken voulait s'échapper. Les 16 , 17
et 18 on s'est encore battu et toujours avec succès de la part
526 MERCURE DE FRANCE ,
des alliés . Enfin le 19, on s'est mis à la poursuite des dé
bris de ce corps russe , qui fuit vers la Wolhynie.
» Les résultats de ces diverses affaires , où nous avons
toujours eu l'avantage du nombre et des positions , ont été
3000 prisonniers , 40 caissons charges de munitions , huit
ambulances et un grand nombre de bagages. Tous les
villages sont remplis de blessés russes .
" Nous donnons ces détails anticipés , sur la foi de nonvelles
particulières ; il faut espérer que les premiers rapports
officiels , en les confirmant, développerontles vues ultérieures
dont dépendent de si grands intérêts. "
La fête de l'anniversaire du Couronnement a été célébrée
avec une solennité digne de son objet. S. M. l'Impératrice
a reçu à cette occasion les hommages du corps diplomatique
, et après le Te Deum célébré dans la chapelle du
palais des Tuileries , elle a donné grande audience dans
les appartemens . Le soir ily a eu spectacle et cercle dans
les grands appartemens . On a représenté les Horaces
de Cimarosa. Les premiers rôles étaient remplis parM
Grassini et M Sessi . Le palais et la ville étaiennttilluminés
. L'Impératrice a daigné fixer sa résidence à Paris pour
cet hiver , et comble ainsi les voeux les plus chers des habitans
de la capitale. Déjà elle a bien voulu répondre à leur
empressement et se montrer sensible à leurs acclamations
en assistant , mardi dernier , à l'Opéra , à une belle représentation
de Didon et des ballets de Psyché. La réunion
était nombreuse et très-brillante . S ....
ANNONCES .
Moyens deformer un bon domestique ; ouvrage où l'on traite de la
manière de faire le service d'une maison , avec des règles de conduite
à observer pour bien remplir ses devoirs envers ses maitres ; par
M. N*** . Un vol . in-12. Prix , 2 fr . 50c. , et 3 fr . franc de port.
Chez Ant. Bailleul , imprim . -libraire du commerce . rue Helvétius ,
nº 71 ; et Delaunay , libr ., Palais-Royal , galeries de bois , nº 243 .
Les Bergères de Madian , ou la Jeunesse de Moïse , poëme en six
chants; par Mme de Genlis . Un vol. in-12. Prix , 3 fr. 50 c. , et 4 fr .
franc de port. Le même , format in-18 , 2 fr . 50c. , et 2 fr . 80 c.
franc de port. Ala librairie française et étrangère de Galignani , rue
Vivienne , nº 17. Très - peu d'exemplaires , de chaque format , ont
été tirés sur papier vélin ; le prix en est double.
DECEMBRE 1812 . 527
Recherches pathologiques sur la fièvre de Livourne de 1804 , sur la
fièvre jaune d'Amérique , et sur les maladies qui leur sont analogues ;
par M. Tommasini . professeur de physiologie à l'Université de
Parme , etc., etc. Ouvrage traduitde l'italien ,par A. M. D. doct.-
méd. Un vol . in-8º de 500 pages . Prix , 6 fr. , et 7 fr. 50 c. franc de
port. Chez Arthus- Bertrand , libraire , rue Hantefeuille , nº 23.
Nous reviendrons sur cet ouvrage.
Des Vers à soie , et de leur éducation selon la pratique des Cévennes
; suivi d'un précis sur les divers produits de la soie , et sur la
manière de tirer les fantaisies et les filoselles avec des notions sur la
fabrique des bas de Ganges ; par M. Reynaud, fabricant ; avec des
notes par M. Giraud. Un vol. in - 12 . Prix , 3 fr. , et 3 fr . 75 c. franc
de port. Chez Ant. Bailleul , imprimeur- libraire du commerce , rue
Helvétius , nº 71 ; et Arthus -Bertrand, libr. , rue Hautefeuille , nº 23 .
Eloges de Goffin , père et fils , qui ont concouru en 1812 pour le
prix de l'Institut impérial ; par M. J. Soubira , du département du
Lot. Chez Arthus-Bertrand , libraire , rue Hautefeuille , nº 23 .
Le Glaneur , ou Essais de Nicolas Freeman , recueillis et publiés
par M. A. Jay. Un vol. in-80. Prix , 6 fr ., et 7 fr. 50 franc de port.
Chez Cérioux jeune , libraire , quai Malaquais ; Dargent , rue de
l'Odéon ; Lenormant , rue de Seine; etArthus - Bertrand , rue Hautefeuille.
Cours de Poésie sacrée , par le docteur Lowth, professeur de poésie
au collége d'Oxford ; traduit , pour la première fois , du latin en
français , par F. Roger , conseiller ordinaire de l'Université impériale
, et membre de la Légion -d'Honneur. Deux tomes en un volume .
Prix, 5 fr.. et 6 fr . 50 c. frane de port. Chez Migneret , imp.-lib ..
rue du Dragon , nº 20 , faubourg Saint-Germain ; Lenormant , imp.-
libraire , rue de Seine; Delaunay , libraire , Palais-Royal , galeries
debois ; et Brunot-Labbe , libraire , quai des Augustins .
Auguste et Jules de Popoli , suite des Mémoires de M. de Cantelmo
; publiés par lady Mary Hamilton , auteur de la Familie de
Popoli etdu Village de Munster. Deux vol. in- 12 , imprimés sur papier
fin . Prix , brochés , 4 fr . , et 5 fr. frane de port . Chez Aut.
Aug. Renouard , libraire , rue Saint-André-des -Arcs , nº 55 .
Expériences sur le principe de la vie , notamment sur celui des mouvemens
du creur , et sur le siège de ce principe , suivies du Rapport
fait à la première classe de l'Institut sur celles relatives aux nouvemens
du coeur ; par M. Le Gallois , docteur en médecine de la Faculté
de Paris , membre adjoint de la société des professeurs de cette
Faculté , membre de la société Philomathique , médecin du Bureau
deBienfaisance de la divion du Panthéon. Un vol . in-8° , orné d'une
planche gravée en taille-douce. Prix , 6 fr. Chez d'Hautel , libraire
rue de la Harpe , nº 80.
Histoire de quelques affections de la colonne vertébrale et du prolongement
rachidien de l'encéphale; par Alexandre Demussy , né à
Janina , en Epire . Prix , 2 fr. 50 c. , et 3fr. franc de port . Chez
le même libraire .
528 MERCURE DE FRANCE , DECEMBRE 1812 .
Les Pandectes françaises , ou Commentaires raisonnés sur les
Codes Napoléon , de Procédure civile , de Commerce , d'Instruction
criminelle , Pénal , Rural , Militaire et de la Marine , formant un
traité succinct et substantiel , mais complet , de chaque matière ; par
Me J. B Delaporte , ancien avocat. Seconde édition , soigneusement
corrigée par l'auteur, qui a fait usage de la jurisprudence , en rapportant
les décisions intervenues dans les Cours sur les questions les plus
importantes auxquelles ces Codes ont donné lieu jusqu'à présent.
In-8°. Tom. II. Prix , 6 fr. , et 8 fr. franc de port. Chez d'Hautel ,
libraire , rue de la Harpe , nº 80 .
OEuvres complètes de madame de Tencin . Nouvelle édition , revue,
corrigée , et précédée d'une Notice historique et littéraire . Quatre
vol. grand in- 18 , beau papier. Prix ,7 fr. Chez le même.
MUSIQUE . - Divertissement pour les commençans , ou choix de
vingt-quatre ariettes , arrangées pour deux guitares , ou guitare seule,
et divisées en quatre pots-pourris ; par Ferdinando Carulli. Prix , 6 fr .
Chez Curli , marchand de musique , cordes de Naples et livres italiens
, place et péristyle des Italiens , côté de la rue Marivaux ; et rue
Hautefeuille , nº 23 , chez Arthus-Bertrand .
La Berceuse , fantaisie et variations pourle piano-forte ; par Mme
Beaucé , née Porro. Prix , 4 fr. 50 c. Chez Beaucé , libraire , rue
J.-J. Rousseau , nº 14 .
Airs chantés par Mme Branchu , parole de M. Lebailly , musique
de feu Ch. Kalkbrenner. Accompagnement de piano par Frédéric
Kalkbronner . Chez Mme Ve Kalkbronner , rue Chabanais , nº 9 .
AVIS.- Le bel Etablissement littéraire , situé rue de Grammont ,
nº 16 , près le boulevard des Italiens , dont nous avons déjà parlé il y
adeux ans , mérite de plus en plus d'être fréquenté par les amateurs
de bonne littérature et de la bonne société. Un très-beau salon de
lecture et d'étude , plusieurs salles dites de sociéte et de musique ,
une bibliothèque immense de bons ouvrages de littérature ancienne
et nouvelle , vingt- deux différens journaux et ouvrages périodiques
de Paris , ceux des principales villes de l'Empire français , et plusieurs
autres de l'Allemagne , de l'Italie , etc. en différentes langues ,y sont
à la disposition des abonnés et des lecteurs par séances. On s'y
abonne aussi pour avoir des ouvrages en lecture chez soi , et l'on y
délivre un Prospectus gratuitement.
LE MERCURE parait le Samedi de chaque semaine , par Cahier
de trois feuilles . Le prix de la souscription est de 40 fr . pour
l'année ; de 24 fr. pour six mois ; et de 12 fr. pour trois mois ,
franc de port dans toute l'étendue de l'empire français . Les
lettres relatives à l'envoi du montant des abonnemens , les livres ,
paquets , et tous objets dont l'annonce est demandée , doivent être
adressés , francs de port , au DIRECTEUR GÉNÉRAL du Mercure de
France , rue Hautefeuille , N° 23 .
SEINE
MERCURE
DE FRANCE .
N ° DXCVI . - Samedi 19 Décembre 1812 .
POÉSIE .
ÉPISODE D'UGOLIN. ( ENFER DU DANTE , Ch. 32 et 33. )
Noi eravam partiti già da ello
Ch'i' vidi duo ghiacciati in una buea ,
Si, che l'un capo all' altro era cappello , etc.
Nous le quittons . Plus loin s'offrent deux malheureux
Dans l'abime glacé qui sous nos pas s'entr'ouvre .
L'un d'eux surinonte l'autre et de son front le couvre ;
Et de son compagnon , par un crime nouveau ,
A l'endroit où le cou vient s'unir au cerveau ,
Tient la tête collée à sa bouche sanglante ,
Effroyable aliment d'une faim dévorante .
Tydée , aux champs Thébains , qu'il remplissait d'horreur ,
Déchirait Ménalippe avec moins de fureur.
• O toi de qui la rage à mes regards décèle
• L'affreux ressentiment d'une haine immortelle !
• Quel funeste besoin , dans ce lieu détesté ,
> Allume ta vengeance et ta férocité ?
> Si tu dois sans remords dévorer ta victime ,
• Parle : apprends-moi ton nom , dis -moi quel est son crime ;
:
LI
530 MERCURE DE FRANCE ,
> Et bientôt sur la terre où tu fus outragé ,
> Je dirai son supplice , et tu seras jugé ,
› Si na langue , exprimant ta dernière pensée ,
> A çe récit fatal ne demeure glacée. »
De l'exécrable mets s'arrachant à regret ,
•Aux cheveux tout sanglans du crâne qu'il rongeait ,
Le spectre essuye alors sa bouche encor fumante :
Tu veux donc me dit-il , que ma voix gémissante ,
> Rappelle le sujet d'une affreuse douleur
> Dont le souvenir seul a fait frémir mon coeur ;
› Mais si je puis d'un monstre , aliment de ma rage ,
> Proclamer l'infamie en vengeant mon outrage ,
› Et répandre sur lui l'horreur que je lui dois ,
Tu me verras parler et pleurer à-la- fois .
> Je ne te vis jamais , et je cherche à comprendre
► Ici-bas quel sentier t'a pu faire descendre.
> Si j'en crois ton langage en ce séjour de mort ,
> Florence est ta patrie : ignores- tu mon sort ?
> Mon nom fut Ugolin : devant toi s'offre encore
> Roger , ce vil prélat , que ma haine dévore.
> Apprends donc quel forfait le rapproche de moi.
» Tu sais que ce parjure , abusant de ma foi ,
» Trahit ma confiance , et , dans sa rage impie ,
> Résolut de m'ôter la liberté , la vie ;
> Mais connais-tu la mort dont j'étais menacé ?
> Ecoute les secrets de mon coeur oppressé.
> Déjà plus d'une fois , éclairant les ténèbres ,
> Le jour avait glissé le long des murs funèbres ,
> Qui depuis , attestant ma déplorable fin ,
>Portent le triste nom de cachot de la faim ,
> ( Lieu fatal qui réclame encor d'autres victimes ! )
> Lorsqu'un songe effrayant , révélateur des crimes ,
> Amon esprit frappé de soudaines terreurs ,
→ D'un sinistre avenir dévoila les horreurs .
> Tel qu'un seigneur puissant , et devenu mon maître ,
>Roger semblait poursuivre aux lieux où l'on voit naitre
» Ce mont qui cache Lucque aux regards des Pisans ,
• Un loup que précédaient ses louvetaux tremblans .
■ Gualand , Sismond , Lanfranc , devançaient le perfide.
> Ses chiens , dont la maigreur hâtait la meute avide ,
DECEMBRE 1812 . 531
> Pressaient leurs ennemis épuisés , chancelans ,
> Et d'une dent aiguë ils déchiraient leurs flancs.
> L'ombre régnait encor quand mon réveil m'accable ;
. > Etj'entends mes enfans que son ordre implacable
> Condamnait à subir mon funeste destin ,
> Pleurer dans leur sommeil , et demander du pain.
> Oh! que je te plaindrais sı , rebelle à mes larmes ,
> Ton coeur ne partageait mes secrètes alarmes !
> Et , pressentant les maux qui semblaient m'éclairer ,
> Si tu ne pleurais pas , de quoi peux-tu pleurer ?
> Mes fils sont réveillés : déjà l'heure s'avance
> Où d'un tyran cruel l'avare prévoyance
> Avait paru du moins réserver à nos jours
> D'un aliment grossier l'ordinaire secours.
> Des terreurs de la nuit l'ame encore frappée ,
■ Chacun de nous croit voir son attente trompée.
> Eh ! que deviens-je , ô ciel ! quand de l'horrible tour
> La porte sourdement se fermant sans retour ,
> Nous engloutit vivans dans ce muet abime :
» Non , je ne pleurais point ; mais je cherchais leur crime :
> Immobile et glacé , je regardai mes fils .
> Ils pleuraient , et l'un d'eux , rappelant mes esprits ,
> Anselme , le plus jeune , alors me dit : mon père !
> Qu'as-tu done ? quel regard ? Je ne pus que me taire .
> Aucune larme encor ne tomba de mes yeux.
> Les heures s'écoulaient ; la nuit couvrit les cieux ;
> Le jour me retrouva dans le même silence ;
> Mais au premier rayon mon supplice commence.
> J'observe mes enfans : leur trouble , leur pâleur ,
> Sur leurs fronts quatre fois retraçaient mon malheur.
> D'un sombre désespoir mon ame est déchirée ,
> Et je porte mes mains à ma bouche égarée.
> Mes fils , qui me croyaient tourmenté par la faim ,
Se lèvent tous ensemble en s'écriant soudain :
८
Omon père ! c'est toi qui nous donnas la vie :
> Avant qu'à tes enfans la douleur l'ait ravie ,
> Nourris- toi de ce sang qu'ils ont reçu de toi. -
> Pendant deux jours , craignant d'augmenter leur effroi ,
> Je cachai de mes sens l'horreur involontaire :
>Nous étions tous muets : ô jours affreux ! ô terre !
Ll 2
532 MERCURE DE FRANCE;
» Quand j'invoquais la mort , pourquoi ne vis-je pas
» Tes abîmes profonds s'entr'ouvrir sous mes pas ?
•Trois fois le jour a fui : l'aurore brille à peine,
› Gadde , près d'expirer , jusqu'à mes pieds se traîne ,
> En me disant: Mon père ! ah! viens me secourir !
> Il meurt. Trois fils encor devant moi vont mourir ;
> Hélas ! trois fois encor j'allais perdre la vie.
> L'un après l'autre , en proie à leur lente agonie ,
>Demoment en moment je les voyais tomber.
> Enfin , les yeux éteints , et prêt à succomber ,
> Heurtant leurs corps glacés , rampant dans les ténèbres ,
> J'appelle mes enfans , sourds à mes cris funèbres ,
> Et seul , après deux jours , je cède à mon malheur ,
> Consumé par la faim plus que par la douleur. »
Alors roulantdes yeux pleins d'une horrible joie ,
Comme un chien dévorant , il ressaisit sa proie ;
Etsous sa dent barbare , avec avidité ,
Ecrase en frémissant le crâne ensanglanté.
Pise , opprobre éternel de la belle Italie ,
Par un si doux langage encor plus embellie ,
Si tes lâches voisins sont lents à te punir ,
Puissent , de ta ruine effrayant l'avenir ,
De la profonde mer à grand bruit séparée ,
Sur ton fleuve s'asseoir laGorgone ou Caprée ,
Et l'Arno , vers sa source amoncelant ses flots ,
Traîner tes citoyens engloutis sous les eaux !
Fût- il vrai qu'Ugolin qui te devait la vie ,
Eût vendu tes remparts et trahi sa patrie ,
Hélas! ses jeunes fils , voués au même sort ,
Devaient- ils partager son supplice et sa mort ?
Ils ignoraient leur crime ; et c'était leur enfance ,
OThèbes de nos jours ! qui fit leur innocence.
HENRI TERRASSON ( de Marseille. )
DECEMBRE 1812. 533
ENIGME .
J'HABITE quelquefois en beaux hôtels garnis ;
Je ne dédaigne pas les panneaux , les lambris ;
Mais c'est toujours sans étalage;
L'appartement le plus petit
Et me convient et me suffit :
Il faut si peu d'espace au sage!
Aussi pour désigner quelques étroits taudis ,
Les assimile-t-on à mon triste logis .
Toujours sur le qui vive , et craignant la déroute ,
Je ne me mets jamais en route
Que si je manque d'alimens .
La peur et le besoin règlent mes mouvemens.
J'ai raison ; car sur mon passage ,
Rode un animal plein de rage ,
Qui lorsqu'il voit sa belle à m'attrapper ,
Jamais ne me laisse échapper.
$........
LOGOGRIPHE
J'AI trois pieds qu'il faut conserver ,
Si vous voulez mettre à la voile ;
Si vous voulez les convertir en toile ,
Il suffit de les renverser.
8........
CHARADE .
LECTEUR , vous souvient-il de ces deux mots tel est ,
Que celui qui jadis pouvait ,
Par la seule vertu de sa pleine puissance ,
Et de sa certaine science ,
Dire presqu'en tout : il nous plaît ,
(Ce protocole fut long-tems d'usage en France. )
Assez communément plaçait
Dans maint Edit ou telle autre ordonnance ,
Par lesquels à tous ses sujets ,
Il promettait justice ou bienfaisance :
534 MERCURE DE FRANCE , DECEMBRE 1812.
Promesse qui parfois , trompait leur espérance ?
Alors , par mon premier , toujours j'accompagnais ,
Pour dire mieux , je précédais
Les deux premiers mots italiques
Qu'en commençant je viens d'écrire sous vos yeux.
Ainsi , de ce tems-là le voulaient les rubriques .
J'ai beaucoup de derniers tous différens entr'eux.
De les présenter tous je n'ai point le caprice.
L'usage veut que je choisisse .
Je dois donc vous fixer sur un .
La préférence échoit et doit être accordée
Acelui qu'on peut dire être le moins commun .
Ces trois mots clairement expliquent ma pensée ;
Voilà par eux mon dernier désigné ,
Et vous l'avez déjà , sans doute , deviné.
Montout est de la Ligurie
Un des plus antiques produits .
Maréputation est si bien établie ,
Que je porte le nom d'un lieu de ce pays ;
C'est du lieu même où je naquis.
Je suis de la nature un présent au génie
Qui , par moi , peut former oeuvres du plus grand prix.
Je vous épargne la série
De tout ce qu'avec moi peut faire le talent ;
La liste en serait infinie ,
Etje m'en tiens à ce trait surprenant :
Quoique né brut , dur , froid , j'ai cependant
Veines sans nombre , et je défie
Qu'ony trouve jamais une goutte de sang.
JOUYNEAU- DESLOGES ( Poitiers ) .
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est Lumignon (de chandelle ).
Celui du Logogriphe est Dessert , dans lequel on trouve : désert.
Celui de la Charade est Cornemuse.
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS .
PRÉCIS DE LA GEOGRAPHIE UNIVERSELLE , ou Description
de toutes les parties du monde , sur un plan nouveau ,
d'après les grandes divisions naturelles du globe ;
précédée de l'Histoire de la Géographie chez les peuples
anciens et modernes , et d'une théorie générale de
la géographie mathématique , physique et politique ;
accompagnée de cartes , de tableaux analytiques ,
synoptiques et élémentaires , etc.; par M. MALTEBRUN.
Tomes I , II , III , in-8° , de 1850 pages ,
avec quatre planches gravées en taille-douce (*) . Seconde
édition , revue et corrigée , imprimée en grand
format , sur caractères neufs , et papier carré fin d'Auvergne
. - Prix , 29 fr . pris à Paris , dont 6 fr. à valoir
sur le Ve et dernier volume ; et 34 fr. 8o c. franc de
port .-A Paris , chez Fr. Buisson , libraire-éditeur ,
rue Gilles-Coeur , nº 10 .
-
Le Précis de la Géographie universelle , par M. Malte-
Brun , a fait beaucoup de bruit dans le monde littéraire .
Il est devenu même le sujet d'un procès dans lequel les
parties belligérantes ne se sont pas épargné les qualifications
injurieuses . Il est triste que ces débats s'élèvent si
(*) On sait qu'il existe pour cet ouvrage deux atlas , format in-folio ,
composés et dressés par MM. Malte-Bran et Lapie , gravés par d'habiles
artistes , et coloriés avec soin; l'un , de 24 cartes , prix , 18 fr. ,
solidement cartonné , et 19 fr . 50 c. franc de port ; l'autre , Supplémentaire
, servant de développement et de complément au premier,
dressé à plus grand point , gravé en plus grosses lettres , et formant
51 cartes. Prix , 36 fr . , solidement cartonné , et 38 fr . frane de port .
Ces deux atlas ne se vendent séparés qu'aux seuls souscripteurs du
Précis . Réunis , ils forment l'atlas complet de cet ouvrage en75 cartes
coloriées; volume in-folio cartonné. Prix , 60 fr. pour les non- sousoripteurs
, et 63 fr. franc de port.
536 MERCURE DE FRANCE ,
souvent parmi les savans etles gens de lettres; n'est-il done
pas possible de courir la même carrière et de disputer le
même prix , sans se livrer à des animosités si peu dignes
de ces études , que les anciens avaient appelées litteræ
humaniores ? Faudra-t-il toujours confondre l'émulation
avec l'envie , la haine avec la rivalité? M. Malte-Brun est
un homme actif, instruit , laborieux; il est avide de
renommée et de gloire littéraire. Jusque - là rien de
mieux . Mais pourquoi ne pas marcher à la gloire , sans
vouloir combattre tous ceux qui marchent sur la même
route? lorsqu'on est fort de ses propres ressources ,
quelle nécessité d'en employer d'autres qui ne sont ni
aussi sures ni aussi honorables ? Cette tendance au despotisme
est devenue , depuis quelque tems , une maladie
générale qui menace toutes les parties de l'empire des
sciences et des lettres . On veut régner seul , et pour y
parvenir , on se rend souvent peu délicat sur les moyens .
Si la modération n'est plus un crime , comme aux jours
de nos désastres révolutionnaires , on la regarde du
moins comme une vertu de dupe , dont un esprit libre et
intelligent doit savoir s'affranchir. Jamais on n'a mieux
pratiqué la maxime des Vadius et des Trissottin :
Nul n'aura de l'esprit hors nous et nos amis ,
Ce qu'il y ade plus fàcheux , c'est de voircette maxime
adoptée par deshommes mêmes qui pourraient s'élever facilement
au-dessus des Trissottin et des Vadius .
Depuis long- tems l'étude de la géographie est en honneur
parmi les nations les plus éclairées de l'Europe.
La France , l'Angleterre , l'Allemagne ont des géographes
dont elles peuvent justement se glorifier ; il n'est point
vrai , comme on a prétendu le faire croire , que cette
science soit encore dans l'enfance , et que les ouvrages
qu'on nous donne depuis trois ou quatre ans soient des
créations nouvelles , toutes brillantes de génie . Pour
créer, il faudrait voir soi-même , entreprendre une nouvelle
Odyssée un peu plus étendue que celle du roi
d'Ithaque , et joindre au titre de voyageur actif et infatigable
, celui de grand géomètre , d'habile astronome ,
de savant naturaliste , de physicien éclairé. Tant que
DECEMBRE 1812 . 537
toutes ces qualités ne se trouveront pas réunies dans la
même personne , je ne verrai en elle qu'un écrivain plus
ou moins instruit , qui rassemble les observations des
autres , les classe , les compare pour en former un résumé.
Sans doute ce travail n'est pas sans mérite ; il exige des
recherches multipliées , des connaissances étendues , un
esprit judicieux et méthodique, mais il ne saurait être
présenté comme un phénomène extraordinaire , devant
lequel le monde savant doit se prosterner : est modus in
rebus.
J'ai cru ces observations nécessaires pour prévenir le
public contre ce ton d'exagération et d'emphase , avec
lequel onannonce aujourd'hui les moindres productions .
Je suis bien loin de mettre de ce nombre le Précis de
la Géographie universelle de M. Malte-Brun , et les deux
atlas qui l'accompagnent. Je me plais à rendrejustice au
mérite de l'auteur , à la variété de ses connaissances ,
à la solidité de ses idées , à la justesse de son plan , à
l'intérêt qu'il a su répandre sur un sujet qui en paraît si
peu susceptible . Les suffrages du public ont ici pleinement
justifié les éloges des journaux. La première édition
s'est écoulée en très-peu de tems , la seconde a subi
d'utiles améliorations ; on en a retranché sur - tout les
parties qui étaient devenues le sujet d'une discussion
judiciaire entre M. Malte - Brun et l'éditeur de la
Géographie de Pinkerton ; on a rectifié des erreurs de
physique et d'histoire naturelle ; quelques positions ont
été mieux indiquées , et l'ouvrage , tel qu'ilest , mérite tous
les suffrages du public éclairé . Les deux atlas qu'on y a
joint sont d'une grande ressource pour le lecteur. Ils
forment ensemble soixante et quinze cartes; les vingtquatre
premières étaient déjà connues. Elle avaient été
publiées avec les premiers volumes du Précis de la Géographie
; mais plusieurs lecteurs les trouvaient composées
sur une échelle un peu étroite .
La multiplicité des noms et la finesse de l'écriture
fatiguaient les personnes d'une vue faible et délicate ;
elles désiraient une échelle plus grande , un champ plus
vaste , des caractères plus distincts ; l'éditeur n'a point
538- MERCURE DE FRANCE ,
hésité à les satisfaire ; on acomposé cinquante-une cartes
nouvelles , à la rédaction desquelles on a apporté beaucoup
de soin. Les auteurs de ces cartes sont M. Malte-
Brun et M. Lapie ; elles font honneur à leurs connaissances
et à leurs talens réciproques ; elles n'offrent rien
à désirer pour la pureté du trait , la clarté des divisions ,
l'élégance de l'exécution ; l'oeil en parcourt toute l'éten
due sans fatigue ; et dans un cadre médiocre , elles contiennent
un grand nombre d'objets sans surcharge et
sans confusion . On a même poussé le soin jusqu'à les
orner de cartouches allégoriques , qui caractérisent les
contrées ou les peuples dont il est question ; ainsi rien
ne manque sous le rapport du travail et de l'exécution .
Sans doute , en les examinant avec soin , la critique y
trouvera encore quelques défauts à relever ; mais dans
quel ouvrage pourrait- on se flatter de trouver la perfection
? Ce qui fait le mérite particulier des cartes de cet
atlas , c'est de présenter , sous des formes visibles , l'his
toire des peuples et les progrès de leurs connaissances ;
c'est de partir du berceau du genre humain , et de descendre
de siècle en siècle jusqu'à l'époque actuelle , en
passant à travers toutes celles qui nous ont précédés; de
sorte que cet atlas peut servir à lire l'Histoire univer
selle comme à expliquer le Précis de la Géographie
universelle. Si M. Malte-Brun n'a pas le mérite de l'invention
, il a au moins celui d'avoir perfectionné les idées
et le travail de ses prédécesseurs. Peut-être un jour
pourra-t-il agrandir ce plan, et nous tracer sur des cartes
les révolutions des Empires , commes elles sont tracées
dans les pages de l'histoire . Ce beau travail lui assurerait
une réputation honorable et la reconnaissance des amis
des lettres .
,
Jusqu'à ce jour les éloges donnés à M. Malte-Brun
n'avaient point été sans restriction. On lui reprochait des
prétentions un peu exagérées ; on désirait qu'il laissat
aux autres le soin de louer ses ouvrages , sans prendre
cette peine lui-même ; on attendait de sa justice qu'il
rendît hommage à ses prédécesseurs , qu'il indiquat les
sources où il avait puisé. Félicitons-le d'avoir satisfait ,
cet égard , les voeux du public. Dans une nolice rai539
هللا DECEMBRE 1812 .
P
,
sonnée qui précède les cinquante-une cartes supplémentaires
, il ne dissimule aucune des sources qu'il a consultées
et paie un tribut d'éloges mérité aux Danville ,
aux Mannert , aux Gosselin , aux Humbolt , aux Barbié
du Bocage , aux Walcknaër , et à beaucoup d'autres célèbres
géographes qui font l'honneur des sciences physiques
, mathématiques et géographiques . M. Malte-
Brun a donc satisfait à tous les devoirs d'un écrivain
habile et estimable . Χ.
LES NUITS ROMAINES AU TOMBEAU DES SCIPIONS; ouvrage
traduit de l'italien , par L. F. LESTRADE , avec notes et
figures .-Deux vol. in-12 . -Paris , chez Fr. Schoell,
libraire , rue des Fossés-Saint-Germain- l'Auxerrois ,
n° 29.
1
LES Nuits Romaines jouissent d'une grande réputation
en Italie . C'est l'ouvrage d'un philosophe éloquent qui
sait s'élever au-dessus des préjugés vulgaires , et juger
les hommes , non d'après la vaine opinion des peuples ,
mais d'après les règles immuables de la raison et de la
justice. Les Romains ont rempli l'univers de l'éclat de
leur nom et des monumens de leur puissance. Nulle
nation ne s'est élevée aussi haut , et dans nos siècles
modernes ils sont encore l'objet d'une vénération et
d'un culte particuliers . Nous serions tentés de croire que
lanature les avait formés d'un limon plus pur , qu'elle
leur avait donné une ame et un coeur plus grands qu'à
aucun autre peuple ; mais ont-ils mérité ce tribut de
respect et d'admiration , et ces hommes si vantés dans
nos histoires conserveraient-ils les hommages dont ils
jouissent , s'ils étaient appelés au tribunal de la justice
et de l'humanité? Telles sont les questions que se fait
l'auteur des Nuits Romaines . Il examine successivement
les titres de leur gloire , il sonde les plus imposantes
réputations , il les discute avec une rare impartialité ,
et ses discussions sont pleines d'intérêt , d'éloquence et
de sentiment.
On ignore encore quel est l'auteur de cette belle pro
540 MERCURE DE FRANCE ,
duction . Le traducteur nous apprend que PhilippeNr.
en publia une partie àRome en 1792 , que sept ans apres
on en donna une nouvelle édition dans la même ville. &
qu'elle fut suivie de deux autres exécutées à Milanen
1798 et en 1800 ; qu'enfin Claude Molini en fit tron
éditions à Paris en 1797 , 1798 et 1803 .
Ces Nuits furent traduites en français en 1796 à Lavsanne
; l'Angleterre et l'Allemagne en ont aussi enrich
leur littérature ; mais l'ouvrage n'était point complet. On
savait qu'il devait être composé de six nuits , et l'on
ignorait si les trois dernières avaient été conservées
enfin l'original , retrouvé récemment à Rome , dissip ,
maintenant toute incertitude à cet égard. Le traducteur
s'est procuré ces trois dernières nuits , et c'est pour
première fois qu'elles paraissent dans notre langue.
M. Lestrade ne se permet point d'examiner le mérite
de la traduction de Lausanne . Cette discrétion fait hotneur
à sa modestie ; mais nous quin'avons pas les mêmes
motifs , nous pouvons assurer que la traduction nouvelle
est fort supérieure à la première ; elle est généralement
écrite avec pureté , élégance et facilité. Les mouvemens
oratoires sont rendus d'une manière souvent très-heureuse
, et si l'on ne retrouve pas toujours dans la copie
le nombre, le mouvement et l'harmonie qui caractéri
sent l'original , c'est peut-être plus le défaut de notre
langue que celui du traducteur.
L'auteur des Nuits Romaines , qui , à l'exemple dequel
ques auteurs anciens , a cru devoir renfermer sa critique
dans une fiction , supposequ'unjour, tout émude l'antique
grandeur des Romains , il parcourait les monumens ma da
tilés de la cité reine du monde , lorsque tout-à-coup
bruit se répandit qu'on venait de découvrir le tombeau
des Scipions , objet de tant de recherches jusqu'à pré
sent inutiles. « Alors , dit-il, renonçant à toute autre
>>>méditation, mon esprit ne s'occupa plus que de cette
>>importante découverte. Déjà la nuit couvrant l'air de
>> ses voiles , ramenait le silence et l'obscurité favorables
» à mes desseins. Une masure rustique s'élève sur ces
>>tombes vénérables , vers lesquelles on s'achemine sous
> les voûtes d'une grotte souterraine, assez semblable à
1
DECEMBRE 1812 . 541
ANCE
▸un repaire de bêtes féroces . C'est par ce passage étroit
det raboteux queje parvins aux tombeaux de cette race
valeureuse , dont les uns étaient déjà dégagés de leurs
ruines , d'autres y restaient encore ensevelis .... Je ne
pouvais me défendre d'un sentiment pénible et relifotgieux
en pensant que je foulais aux pieds les ossemens
. de ces héros , dont le nom remplit encore l'univers ,
is et que j'écrasaispeut- être , en marchant , la tête ou les
bras de celui qui réduisit Carthage en poudre . Ces
tombes portent, dans leur simplicité , le caractère des
beaux siècles de la république , où Rome cherchait
moins à briller par une vaine magnificence , que par
Péclat des vertus. On n'y a employé que des pierres
communes grossièrement taillées. Les noms des per-
» sonnages y sont tracés seulement avec du vermillon ,
dont la rouille du tems a heureusement respecté l'empreinte.
Des inscriptions modestes , composées dans
l'ancienne langue du Latium , y rappellent en style
<p > concis les triomphes de ces héros . »
,
L'auteur des Nuits Romaines se livrait à toutes les
pensées que pouvait inspirer la vue de ces monumens ,
lorsque tout- à-coup un vent imprévu , entrant avec impétuosité
par l'entrée de la caverne , éteignit le flambeau
qui servait à éclairer ces scènes funèbres . Son esprit ,
aguerri avec les sombres vapeurs du séjour des morts
n'en fut point effrayé ; sa pensée se plaisait au milieu
des tristes objets dont il était entouré , et osait même
former le désir d'en connaître les pâles habitans . Ses
voeux ne tardèrent point à être exaucés. Du fond de ce
ténébreux asile s'éleva un murmure plaintif , composé
de sons inarticulés qui , en se prolongeant avec lenteur ,
ressemblaient au bruit du vent qui frémit dans les vallées ;
en même tems la terre trembla sous ses pas ; l'air agité
retentit comme un essaim d'abeilles , les pierres des
tombeaux se soulevèrent , les ossemens des morts s'entre-
choquèrent : tout annonça un événement extraordinaire.
L'auteur commençait à se troubler , et la crainte
de la mort l'emportait sur l'amour de la science ; mais le
calme s'étant peu-à-peu rétabli , il reprit confiance , et
ne fut pas médiocrement surpris de voir des figures hu
542 MERCURE DE FRANCE ,
maines qui se dressaient lentement du fond dessépulcre
et en soulevaient la pierre avec leurs bras. Bientôt toules
les tombes lui parurent pleines de spectres. Une lumière
pâle et phosphorique éclairait ces scènes funèbres. Une
Ombre couverte d'une toge blanche s'avança d'un pas
majestueux , et toutes les autres larves , quittant la pierre
de leurs tombeaux , vinrent à l'envi l'entourer de leurs
hommages . C'était Cicéron . Il ne manquait plus , pou
compléter le prodige, que d'entendre parler ces spectres
et ils parlèrent en effet. Le premier qui fit entendresa
voix fut celui de Tullius ; c'était un privilége qui
était dû en qualité d'orateur. Il parla de Dieu , de l'ame
des sphères célestes , de l'oeuvre sublime de l'univers
« Semblable à un grand fleuve , son éloquence marcha
>> pleine de dignité , répandant sur ses discours la n
>> chesse et l'éclat d'un style harmonieux ..... Pendant
>> qu'il dissertait ainsi , les ombres l'écoutaient dans le
>> plus grand silence .>>>
Mais on se lasse d'écouter; parmi les ombres des plus
célèbres Romains , étaient aussi quelques ombres de
dames romaines ; il était impossible que la conversation
ne s'animat point , et l'on entendit bientôt l'illustre assemblée
discuter les points les plus intéressans de Thistoire
de Rome , de sa politique et de la morale. Brutas
et César , réunis maintenant sans passions et sans haine,
traitent d'abord les hautes questions du tyrannicide, de
la liberté publique , et des avantages de la monarchie.
Marius leur succéde; Pomponius Atticus prend la pared
après lui , et juge sévèrement les Romains. Il examine
leur conduite envers les nations étrangères ; il pese
dans une exacte balance la vertu des Brutus et des Virginius
; il ose même interroger Lucrèce sur sa mémo
rable aventure avec le jeune Tarquin. Les querelles de
César et de Pompée , d'Antoine et d'Octave , la gloire ca
siècle d'Auguste fournirent le sujet d'autant d'entretiens
pleins d'intérêt et de franchise.
L'auteur des Nuits Romaines n'est pas le premier qui
ait considéré la gloire du peuple-roi plutôt comme un
fléau que comme un bienfait pour l'humanité. Si , d'une
part , après avoir emprunté les avantages de la civilisa
DECEMBRE 1812 . 543
1
tion chez les Grecs , les Romains eurent le mérite de les
répandre chez les autres peuples, ils leur vendirent bien
cher ce présent. Pomponius Atticus examine quel fut ,
dès son origine , cette Rome objet de l'admiration superstitieuse
des peuples , et voici en abrégé le tableau
qu'il trace de sa politique .
<<Je veux , dit-il , vous montrer à nu cette Rome or-
>>gueilleuse , l'exposer à vos regards , non sous la pompe
> des triomphes et dans les tableaux mensongers de la
>> renommée , mais sous les traits austères de l'incorrup-
>>tible vérité . Une caverne de voleurs , voilà son ber-
>> ceau ; le viol et le fratricide , voilà ses commencemens .
>>Je ne vous parlerai point de ces guerres injustes dans
>>leur cause , bien que couronnées par le succès , entre-
>> prises sous différens prétextes contre les Véiens , les
>> Eques , les Volsques et tant d'autres peuples circon-
>> voisins . Rome naissait à peine que déployant sans pu-
>>deur son caractère despotique , elle voyait fondre sur
>>elle , non-seulement les nations voisines , mais l'Italie
>> entière. Pressée de toutes parts , elle se vit forcée de
» poursuivre , par le besoin de sa propre défense , les
>> guerres qu'elle avait allumées par son ambition. Si
>> l'on jette un coup-d'oeil sur celles qu'entreprirent nos
>>premiers rois , elles ne nous paraîtront que comme des
>>fléaux dont la colère des Dieux frappait continuelle-
> ment ce malheureux pays . La rage des conquêtes sur-
>> vécut à sa dévastation, comme un funeste héritage que
>> les vaincus léguaient à leurs vainqueurs . Peu satisfaite
>> de vaincre par la voie des armes , sorte de brigandage
> où se mêle au moins quelque générosité , Rome ne
>> rougissait pas d'employer au besoin la perfidie et la
>> ruse. Chacun de vous se rappelle ce jugement d'éter--
>> nelle honte rendu dans l'affaire des Ardéens et des
» Ariciens . Ces deux peuples nous avaient choisis pour
>> arbitres . Il s'agissait de prononcer sur la propriété
>>d'un territoire revendiqué par les deux partis . Le peuple
>>romain décida qu'il n'appartenait à d'autre qu'à lui , et
>>l'occupation subite par les armes confirma cette injuste
>> sentence . Vers le même tems la guerre s'était allumée
entre les Campaniens et les Samnites. Ces derniers
۱
544 MERCURE DE FRANCE ,
» justes et valeureux.
>> nous étaient unis par un traité solennel. Cela ne nous
>> empêcha point de nous joindre à leurs ennemis , qui
>> nous offraient des conditions plus avantageuses; et
>> pour couronner notre perfidie , nous soumîmes les
>> deux nations à notre joug ..... L'antique Etrurie voyait
>> fleurir dans son sein les sciences et les arts. L'histoire
>> nous représente ce beau pays couvert d'Etats riches et
florissans , gouvernés par des chefs
>> Nous y pénétrons et déjà elle n'est plus qu'un vaste
>> tombeau , qu'un monceau de ruines autour duquel re-
>> tentit tristement le bruit de nos exploits . Capõue , Ta-
>>`rente , Reggio , brillantes colonies de la Grèce , non
>> moins fameuses par la beauté de votre sol , la douceur
>> de votre climat , que par vos spectacles et l'aménité de
▸ vos habitans , qu'êtes-vous devenues au sein de nos
>> triomphes ? Les arts , les plaisirs , doux liens de la vie ,
>> ont fui devant des vainqueurs farouches qui ne con-
>> naissaient d'autres lois que le pillage et la mort.>>>
Après cette apostrophe , l'auteur parcourt une longue
suite de crimes commis par les Romains ; il décrit surtout
la dévastation de la Grèce , à laquelle Rome avait
offert son appui. Nous gémissons tous les jours de voir
ce beau pays en proie aux barbares ; mais laGrèce ne fut
pas mieux traitée par les Romains que par les Tures.
<<Athènes , dit l'auteur des Nuits romaines , Athènes ,
> ce temple des beaux-arts , fameuse par ses monumens
>> et ses grands hommes , fut, à deux reprises , démolie
>> en partie , et livrée aux flammes . La mème année vit
>> tomber successivement et la riche Carthage , éternel
>>objet de jalousie , et cette Corinthe dont la ruine fut
» comme le dernier soupir de la Grèce . Mais la Macé-
>> doine fut sur-tout le théatre des plus déplorables
» cruautés . Soixante- dix villes disparurent en un jour de
>> la surface de la terre ; il ne resta plus de leur magnifi-
>> cence que des cendres et des ruines . Cent cinquante
> mille habitans réduits en esclavage furent réservés pour
>> le triomphe du vanqueur. »
Ici Pomponius Atticus se livre à une éloquente et courageuse
invective contre I usage des triomphes; il s'élève
contre l'orgueil et l'inhumanité de ses compatriotes, dé-
1
DECEMBRE 1812 . 545
crit les cruautés de
César dans les Gaules , etprouve que DE LA
SEIN
cet esprit d'invasion et d'avarice a formé de tout terasfe
caractère des Romains . Cest ici qu'il examine sites
moeurs de l'ancienne Rome, tantvantées par les historiens,
ont mérité les éloges qu'on leur a prodigués ; c'est ici
qu'il cite au tribunal de l'inflexible vérité cette belle
Lucrèce si célèbre par son héroïsme et sa vertu .
Elle parut couverte d'un voile blanc qui lui descendait
jusqu'aux pieds; la tristesse obscurcissait son front , et
dans son pénible embarras elle baissait ses yeux humides
de larmes . Toutes les ombres étaient émues , Pomponius
seul conserva son imperturbable austérité , et n'hésita
point à faire à la belle infortunée quelques questions
auxquelles elle ne répondit point .
Il demanda comment il se faisait qu'étant entourée
d'esclaves fidèles occupant un appartement voisin du
sien , elle n'en avait appelé aucun à son secours ? comment
, après avoir passé la soirée dans un souper voluptueux
avec son présomptueux séducteur, elle n avait pris
aucune précaution contre ses entreprises ? comment elle
avait négligé de termer sa porte avec assez de soin pour
qu'il ne pût pénétrer auprès delle ? Il la pria de lui dire
s'il était plus difficile de se tuer avant qu'après l'outrage
qu'elle avait requ ? s'il était bien vrai que Sextus leût
menacée d'égorger un esclave et dele placer auprès d'eile?
Il entreprit de démontrer la futilité de cette fable , et
de faire voir combien cette menace eût été difficile a exécuter
. Il représenta aux ombres qui l'écoutaient que les
dames étaient fort ingénieuses en fait d'excuses , et Brutus
ayant demandé comment il pouvait expliquer l'acte
d'héroïsme par lequel Lucrèce s'était donné la mort , il
répliqua que le jeune Sextus était fort accoutumé à se
vanter de ses conquêtes ; qu'il ne demandait pas mieux
que de s'amuser aux dépens des époux infortunés ; que
revenue de l'ivresse d'une coupable volupté , Lucrèce
avait senti toute l'horreur de sa situation , et qu'effrayée
d'avance du courroux de son mari, elle avait mieux
aimé prévenir le sort qui la menaçait , et s'accuser ellemême
, avant que l'indiscrétion de Sextus la livrât au
déshonneur public et à toute la sévérité des lois ; qu'en
Mm
5
:
526 MERCURE DE FRANCE ,
des alliés . Enfin le 19 , on s'est mis à la poursuite des dé
bris de ce corps russe , qui fuit vers la Wolhynie .
" Les résultats de ces diverses affaires , où nous avons
toujours eu l'avantage du nombre et des positions , ont été
3000 prisonniers , 40 caissons charges de munitions , huit
ambulances et un grand nombre de bagages. Tous les
villages sont remplis de blessés russes .
" Nous donnons ces détails anticipés , sur la foi de nonvelles
particulières ; il fautespérer que les premiers rapports
officiels , en les confirmant, développerontles vues ultérieures
dont dépendent de si grands intérêts . "
La fête de l'anniversaire du Couronnement a été célébrée
avec une solennité digne de son objet. S. M.l'Impératrice
a reçu à cette occasion les hommages du corps diplomatique
, et après le Te Deum célébré dans la chapelle du
palais des Tuileries , elle a donné grande audience dans
les appartemens . Le soir il y a eu spectacle et cercle dans
les grands appartemens . On a représenté les Horaces
de Cimarosa . Les premiers rôles étaient remplis parM
Grassiniet M Sessi . Le palais et la ville étaient illuminés
. L'Impératrice a daigné fixer sa résidence à Paris pour
cet hiver , et comble ainsi les voeux les plus chers des habitans
de la capitale. Déjà elle a bien voulu répondre à leur
empressement et se montrer sensible à leurs acclamations
en assistant , mardi dernier , à l'Opéra , à une belle représentation
de Didon et des ballets de Psyché. La réunion
était nombreuse et très-brillante . S ....
ANNONCES .
Moyens deformer un bon domestique ; ouvrage où l'on traite de la
manière de faire le service d'une maison, avec des règles deconduite
à observer pour bien remplir ses devoirs envers ses maitres ; par
M. N*** . Un vol. in-12. Prix . 2 fr . 50c. , et 3 fr. franc de port.
Chez Ant. Bailleul , imprim . -libraire du commerce , rue Helvétius .
nº 71 ; et Delaunay , libr. , Palais-Royal , galeries de bois , nº 243 .
Les Bergères de Madian , ou la Jeunesse de Moïse , poëme en six
chants ; par Mme de Genlis . Un vol. in- 12. Prix , 3 fr. 50 c. , et 4 ft.
franc de port, Le même , format in-18 , 2 fr. Soc. , et 2 fr. 80 c.
franc de port. A la librairie française et étrangère de Galignani , rue
Vivienne , nº 17. -Très-peu d'exemplaires de chaque format, out
été tirés sur papier vélin ; le prix en est double.
DECEMBRE 1812 . 527
Recherches pathologiques sur la frèvre de Livourne de 1804 , sur la
fièvre jaune d'Amérique , et sur les maladies qui leur sont analogues ;
par M. Tommasini , professeur de physiologie à l'Université de
Parme , etc. , etc. Ouvrage traduit de l'italien , par A. M. D. doct.-
méd. Un vol . in-8º de 500 pages. Prix , 6 fr. , et 7 fr. 50 c. franc de
port. Chez Arthus-Bertrand , libraire , rue Hautefeuille , nº 23 .
Nous reviendrons sur cet ouvrage.
Des Vers à soie , et de leur éducation selon la pratique des Cévennes
; suivi d'un précis sur les divers produits de la soie , et sur la
manière de tirer les fantaisies et les filoselles , avec des notions sur la
fabrique des bas de Ganges ; par M. Reynaud , fabricant ; avec des
notes par M. Giraud. Un vol. in- 12 . Prix , 3 fr .. et 3 fr . 75 c. franc
de port. Chez Ant. Bailleul , imprimeur- libraire du commerce , rue
Helvétius , nº 71 ; et Arthus -Bertrand, libr . , rue Hautefeuille , nº 23 .
Eloges de Goffin , père et fils , qui ont concouru en 1812 pour le
prix de l'Institut impérial ; par M. J. Soubira , du département du
Lot. Chez Arthus -Bertrand , libraire , rue Hautefeuille , nº 23 .
Le Glaneur , ou Essais de Nicolas Freeman , recueillis et publiés
par M. A. Jay. Un vol . in-80. Prix , 6 fr . , et 7 fr. 50 franc de port
Chez Cérioux jeune , libraire , quai Malaquais ; Dargent , rue de
l'Odéon ; Lenormant , rue de Seine ; et Arthus - Bertrand , rue Hautefeuille.
Cours de Poésie sacrée , par le docteur Lowth, professeur de poésie
au collège d'Oxford ; traduit , pour la première fois , du latin en
français , par F. Roger , conseiller ordinaire de l'Université impériale
, et membre de la Légion -d'Honneur. Deux tomes en un volume .
Prix . 5 fr.. et 6 fr . 50 c. frane de port. Chez Migneret , imp. -lib . ,
rue du Dragon , nº20 , faubourg Saint-Germain ; Lenormant . imp.-
libraire , rue de Seiue ; Delaunay , libraire , Palais-Royal , galeries
de bois ; et Brunot- Labbe , libraire , quai des Augustins .
Augusteet Jules de Popoli , suite des Mémoires de M. de Cantelmo
; publiés par lady Mary Hamilton , auteur de la Famille de
Popoli et du Village de Munster. Deux vol. in - 12 , imprimés sur papier
fin . Prix , brochés , 4 fr. , et 5 fr. franc de port . Chez Aut.
Aug. Renouard , libraire , rue Saint-André- des -Arcs , nº 55 .
Expériences sur le principe de la vie , notamment sur celui des mouvemens
du coeur , et sur le siège de ce principe , suivies du Rapport
fait à la première classe de l'Institut sur celles relatives aux mouvemens
du coeur ; par M. Le Gallois , docteur en médecine de la Faculté
de Paris , membre adjoint de la société des professeurs de cette
Faculté , membre de la société Philomathique , médecin du Bureau
deBienfaisance de la divion du Panthéon. Un vol. in 8º , orné d'une
planche gravée en taille-douce. Prix , 6 fr. Chez d'Hautel , libraire
rue de la Harpe , nº 80.
Histoire de quelques affections de la colonne vertébrale et du prolongement
rachidien de l'encéphale ; par Alexandre Demussy , né à
Janina , en Epire . Prix , 2 fr. 50 e. , et 3 fr . franc de port. Chez
le même libraire .
528 MERCURE DE FRANCE , DECEMBRE 1812 .
1
Les Pandectes françaises , ou Commentaires raisonnés sur les
Codes Napoléon , de Procédure civile , de Commerce , d'Instruction
criminelle , Pénal , Rural , Militaire et de la Marine , formant un
traité succinct et substantiel , mais complet , de chaque matière ; par
Me J. B Delaporte , ancien avocat. Seconde édition , soigneusement
corrigée par l'auteur, qui a fait usage de la jurisprudence , en rapportant
les décisions intervenues dans les Cours sur les questions les plus
importantes auxquelles ces Codes ont donné lieu jusqu'à présent.
In-80. Tom. II. Prix , 6 fr . , et 8 fr. franc de port. Chez d'Hautel ,
libraire , rue de la Harpe , nº 80 .
OEuvres complètes de madame de Tencin . Nouvelle édition , revue ,
corrigée et précédée d'une Notice historique et littéraire . Quatre
vol. grand in- 18 , beau papier. Prix , 7 fr. Chez le même.
MUSIQUE . - Divertissement pour les commençans , ou choix de
vingt-quatre ariettes , arrangées pour deux guitares , ou guitare seule,
etdivisées en quatre pots-pourris ; par Ferdinando Carulli. Prix , 6 fr .
Chez Curli , marchand de musique , cordes de Naples et livres italiens
, place et péristyle des Italiens , côté de la rue Marivaux ; et rue
Hautefeuille , nº 23 , chez Arthus-Bertrand.
La Berceuse , fantaisie et variations pour le piano- forte ; par Mme
Beaucé , née Porro . Prix , 4 fr. 50 c. Chez Beaucé , libraire , rue
J.-J. Rousseau , nº 14 .
Airs chantés par Mme Branchu , parole de M. Lebailly , musique
de feu Ch. Kalkbrenner. Accompagnement de piano par Frédéric
Kalkbronner . Chez Mme Ve Kalkbronner , rue Chabanais , nº 9.
AVIS.- Le bel Etablissement littéraire , situé rue de Grammont ,
nº 16 , près le boulevard des Italiens , dont nous avons déjà parlé il y
a deux ans , mérite de plus en plus d'être fréquenté parles amateurs
de bonne littérature et de la bonne société. Un très-beau salon de
lecture et d'étude , plusieurs salles dites de sociéte et de musique ,
une bibliothèque immense de bons ouvrages de littérature ancienne
et nouvelle , vingt-deux différens journaux et ouvrages périodiques
de Paris , ceux des principales villes de l'Empire français , et plusieurs
autres de l'Allemagne , de l'Italie , etc. en différentes langues ,y sont
à la disposition des abonnés et des lecteurs par séances. On s'y
abonne aussi pour avoir des ouvrages en lecture chez soi , et l'on y
délivre un Prospectus gratuitement.
Les
LE MERCURE parati le Samedi de chaque semaine , par Cahier
de trois feuilles . Le prix de la souscription est de 40 fr . pour
l'année ; de 24 fr. pour six mois; et de 12 fr. pour trois mois ,
franc de port dans toute l'étendue de l'empire français .
lettres relatives à l'envoi du montant des abonnemens , les livres ,
paquets , et tous objets dont l'annonce est demandée , doivent être
adressés , franes de port , au DIRECTEUR GÉNÉRAL du Mercure de
France , rue Hautefeuille , N° 23.
SEING
MERCURE
DE FRANCE.
N° DXCVI . - Samedi 19 Décembre 1812 .
POÉSIE .
ÉPISODE D'UGOLIN. ( ENFER DU DANTE , Ch. 32 et 33. )
Noi eravam partiti già da ello
Ch'i' vidi duo ghiacciati in una buea ,
Si , che l'un capo all' altro era cappello , etc.
Nous le quittons. Plus loin s'offrent deux malheureux
Dans l'abime glacé qui sous nos pas s'entr'ouvre .
L'un d'eux surmonte l'autre et de son front le couvre ;
Etde son compagnon , par un crime nouveau ,
A l'endroit où le cou vient s'unir au cerveau ,
Tient la tête collée à sa bouche sanglante ,
Effroyable aliment d'une faim dévorante .
Tydée , aux champs Thébains , qu'il remplissait d'horreur ,
Déchirait Ménalippe avec moins de fureur.
•O toi de qui la rage à mes regards décèle
• L'affreux ressentiment d'une haine immortelle !
• Quel funeste besoin , dans ce lien détesté ,
> Allume ta vengeance et ta férocité ?
Si tu dois sans remords dévorer ta victime
• Parle : apprends-moi ton nom , dis-moi quel est son crime
८
!
:
LI
530 MERCURE DE FRANCE ,
> Et bientôt sur la terre où tu fus outragé ,
» Je dirai son supplice , et tu seras jugé ,
> Si ma langue , exprimant ta dernière pensée ,
› A çe récit fatal ne demeure glacée . >>
De l'exécrable mets s'arrachant à regret ,
• Aux cheveux tout sanglans du crâne qu'il rongeait ,
Le spectre essuye alors sa bouche encor fumante :
• Tu veux donc , me dit-il , que ma voix gémissante
> Rappelle le sujet d'une affreuse douleur
> Dont le souvenir seul a fait frémir mon coeur ;
→ Mais si je puis d'un monstre , aliment de ma rage ,
> Proclamer l'infamie en vengeant mon outrage ,
> Et répandre sur lui l'horreur que je lui dois ,
■ Tu me verras parler et pleurer à-la- fois .
» Je ne te vis jamais , et je cherche à comprendre
► Ici-bas quel sentier t'a pu faire descendre.
> Si j'en crois ton langage en ce séjour de mort ,
> Florence est ta patrie : ignores-tu mon sort ?
> Mon nom fut Ugolin : devant toi s'offre encore
>>Roger , ce vil prélat , que ma haine dévore.
> Apprends donc quel forfait le rapproche de moi.
> Tu sais que ce parjure , abusant de ma foi ,
» Trahit ma confiance , et , dans sa rage impie ,
» Résolut de m'ôter la liberté , la vie ;
> Mais connais-tu la mort dont j'étais menacé ?
> Ecoute les secrets de mon coeur oppressé .
> Déjà plus d'une fois , éclairant les ténèbres ,
• Le jour avait glissé le long des murs funèbres ,
→ Qui depuis , attestant ma déplorable fin ,
Portent le triste nom de cachot de la faim ,
( Lieu fatal qui réclame encor d'autres victimes ! )
> Lorsqu'un songe effrayant , révélateur des crimes ,
>Amon esprit frappé de soudaines terreurs ,
> D'un sinistre avenir dévoila les horreurs .
> Tel qu'un seigneur puissant , et devenu mon maître ,
■ Roger semblait poursuivre aux lieux où l'on voit naitre
> Ce mont qui cache Lucque aux regards des Pisans ,
• Un loup que précédaient ses louvetaux tremblans .
■ Gualand , Sismond , Lanfranc , devançaient le perfide.
> Ses chiens , dont la maigreur Lâtait la meute avide ,
DECEMBRE 1812 . 531
► Pressaient leurs ennemis épuisés , chancelans ,
> Et d'une dent aiguë ils déchiraient leurs flancs.
> L'ombre régnait encor quand mon réveil m'accable ;
> Et j'entends mes enfans , que son ordre implacable
> Condamnait à subir mon funeste destin
> Pleurer dans leur sommeil , et demander du pain.
> Oh! que je te plaindrais si , rebelle à mes larmes ,
• Ton coeur ne partageait mes secrètes alarmes !
> Et , pressentant les maux qui semblaient m'éclairer ,
> Si tu ne pleurais pas , de quoi peux-tu pleurer ?
➤ Mes fils sont réveillés : déjà l'heure s'avance
> Où d'un tyran cruel l'avare prévoyance
» Avait paru du moins réserver à nos jours
> D'un aliment grossier l'ordinaire secours .
► Des terreurs de la nuit l'ame encore frappée ,
Chacun de nous croit voir son attente trompée .
>Eh ! que deviens-je , o ciel ! quand de l'horrible tour
> La porte sourdement se fermant sans retour ,
► Nous engloutit vivans dans ce muet abime :
► Non , je ne pleurais point ; mais je cherchais leur crime :
> Immobile et glacé , je regardai mes fils .
> Ils pleuraient , et l'un d'eux , rappelant mes esprits ,
> Anselme , le plus jeune , alors me dit : mon père !
> Qu'as-tu done ? quel regard ? Je ne pus que me taire .
> Aucune larme encor ne tomba de mes yeux.
> Les heures s'écoulaient ; la nuit couvrit les cieux ;
» Le jour me retrouva dans le même silence ;
> Mais au premier rayon mon supplice commence.
» J'observe mes enfans : leur trouble , leur pâleur ,
> Sur leurs fronts quatre fois retraçaient mon malheur.
> D'un sombre désespoir mon ame est déchirée ,
> Et je porte mes mains à ma bouche égaréc.
> Mes fils , qui me croyaienttourmenté par la faim ,
> Se lèvent tous ensemble en s'écriant soudain :
८ Omon père ! c'est toi qui nous donnas la vie :
> Avant qu'à tes enfans la douleur l'ait ravie ,
> Nourris-toi de ce sang qu'ils ont reçu de toi.
> Pendant deux jours , craignant d'augmenter leur effroi ,
> Je cachai de mes sens l'horreur involontaire :
>Nous étions tous muets : 8 jours affreux ! & terre !
Ll 2
532 MERCURE DE FRANCE ;
1
» Quand j'invoquais la mort , pourquoi ne vis-je pas
› Tes abîmes profonds s'entr'ouvrir sous mes pas ?
• Trois fois le jour a fui : l'aurore brille à peine ,
› Gadde , près d'expirer , jusqu'à mes pieds se traîne
> En me disant : Mon père ! ah! viens me secourir !
» Ilmeurt. Trois fils encor devant moi vont mourir ;
>Hélas ! trois fois encor j'allais perdre la vie.
> L'un après l'autre , en proie à leur lente agonie ,
>De moment en momentje les voyais tomber.
* Enfin , les yeux éteints , et prêt à succomber ,
> Heurtant leurs corps glacés , rampant dans les ténèbres ,
> J'appelle mes enfans , sourds à mes cris funèbres ,
» Et seul , après deux jours , je cède à mon malheur ,
> Consumé par la faim plus que par la douleur. »
Alors roulant des yeux pleins d'une horrible joie ,
Comme un chien dévorant , il ressaisit sa proie ;
Etsous sa dent barbare , avec avidité ,
Ecrase en frémissant le erâne ensanglanté.
Pise , opprobre éternel de labelle Italie ,
Par un si doux langage encor plus embellie ,
Si tes lâches voisins sont lents à te punir ,
Puissent , de ta ruine effrayant l'avenir ,
De la profonde mer à grand bruit séparée ,
Sur ton fleuve s'asseoir laGorgone ou Caprée ,
Et l'Arno , vers sa source amoncelant ses flots ,
Traîner tes citoyens engloutis sous les eaux !
Fût- il vrai qu'Ugolin qui te devait la vie ,
Eût vendu tes remparts et trahi sa patrie ,
Hélas! ses jeunes fils , voués au même sort ,
Devaient- ils partager son supplice et sa mort ?
Ils ignoraient leur crime ; et c'était leur enfance ,
OThèbes de nos jours ! qui fit leur innocence.
HENRI TERRASSON ( de Marseille. )
DECEMBRE 1812 . 533
ÉNIGME .
J'HABITE quelquefois en beaux hôtels garnis ;
Je ne dédaigne pas les panneaux , les lambris ;
Mais c'est toujours sans étalage ;
L'appartement le plus petit
Et me convient et me suffit :
Il faut si peu d'espace au sage !
Aussi pour désigner quelques étroits taudis ,
Les assimile-t-on à mon triste logis .
Toujours sur le qui vive , et craignant la déroute ,
Je ne me mets jamais en route
Que si je manque d'alimens .
La peur et le besoin règlent mes mouvemens.
J'ai raison ; car sur mon passage ,
Rode un animal plein de rage ,
Qui lorsqu'il voit sa belle à m'attrapper ,
Jamais ne me laisse échapper.
S ........
LOGOGRIPHE
J'AI trois pieds qu'il faut conserver ,
Si vous voulez mettre à la voile ;
Si vous voulez les convertir en toile
Il suffit de les renverser .
8........
CHARADE .
LECTEUR , vous souvient-il de ces deux mots tel est ,
Que celui qui jadis pouvait ,
Par la seule vertu de sa pleine puissance ,
Etde sa certaine science ,
Dire presqu'en tout : il nous plaît ,
(Ce protocole fut long-tems d'usage en France. )
Assez communément plaçait
Dans maint Edit ou telle autre ordonnance ,
Par lesquels à tous ses sujets ,
Il promettait justice ou bienfaisance :
1
534 MERCURE DE FRANCE , DECEMBRE 1812 .
Promesse qui parfois , trompait leur espérance ?
Alors , par mon premier, toujours j'accompagnais ,
Pour dire nieux , je précédais
Les deux premiers mots italiques
Qu'en commençant je viens d'écrire sous vos yeux .
Ainsi , de ce tems-là le voulaient les rubriques .
J'ai beaucoup de derniers tous différens entr'eux.
De les présenter tous je n'ai point le caprice.
L'usage veut que je choisisse .
Je dois donc vous fixer sur un .
La préférence échoit et doit être accordée
Acelui qu'on peut dire être le moins commun .
Ces trois mots clairement expliquent ma pensée ;
Voilà par eux mon dernier désigné ,
Et vous l'avez déjà , sans doute , deviné.
Mon tout est de la Ligurie
Un des plus antiques produits .
Maréputation est si bien établie ,
Que je porte le nom d'un lieu de ce pays ;
C'est du lieu même où je naquis.
Je suis de la nature un présent au génie
Qui , par moi , peut former oeuvres du plus grand prix.
Je vous épargne la série
De tout ce qu'avec moi peut faire le talent ;
La liste en serait infinie ,
Etje m'en tiens à ce trait surprenant :
Quoique né brut , dur , froid , j'ai cependant
Veines sans nombre , et je défie
Qu'ony trouve jamais une goutte de sang.
JOUYNEAU-DESLOGES ( Poitiers ) .
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est Lumignon ( de chandelle ).
Celui du Logogriphe est Dessert , dans lequel ontrouve : désert.
Celui de la Charade est Cornemuse.
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS .
PRÉCIS DE LA GEOGRAPHIE UNIVERSELLE , ou Description
de toutes les parties du monde , sur un plan nouveau ,
d'après les grandes divisions naturelles du globe ;
précédée de l'Histoire de la Géographie chez les peuples
anciens et modernes , et d'une théorie générale de
la géographie mathématique , physique et politique ;
accompagnée de cartes , de tableaux analytiques ,
synoptiques et élémentaires , etc.; par M. MALTEBRUN.
Tomes I , II , III , in- 8° , de 1850 pages ,
avec quatre planches gravées en taille-douce (*) . Seconde
édition , revue et corrigée , imprimée en grand
format , sur caractères neufs , et papier carré fin d'Auvergne
.- Prix , 29 fr. pris à Paris , dont 6 fr . à valoir
sur le Ve et dernier volume ; et 34 fr. 8o c . franc de
port .-A Paris , chez Fr. Buisson , libraire- éditeur ,
rueGilles-Coeur , nº 10 .
-
Le Précis de la Géographie universelle , par M. Malte-
Brun , a fait beaucoup de bruit dans le monde littéraire .
Il est devenu même le sujet d'un procès dans lequel les
partiesbelligérantes ne se sont pas épargné les qualifications
injurieuses . Il est triste que ces débats s'élèvent si
(*) On sait qu'il existe pour cet ouvrage deux atlas , format in-folio,
composés et dressés par MM. Malte- Bran et Lapie , gravés par d'habiles
artistes , et coloriés avec soin; l'un , de 24 cartes , prix , 18 fr. ,
solidement cartonné , et 19 fr. 50 c. franc de port ; l'autre , Supplémentaire
, servant de développement etde complément au premier,
dressé à plus grand point , gravé en plus grosses lettres , et formant
51 cartes . Prix , 36 fr. , solidement cartonné , et 38 fr. franc de port .
Ces deux atlas ne se vendent séparés qu'aux seuls souscripteurs du
Précis. Réunis , ils forment l'atlas complet de cet ouvrage en 75 cartes
coloriées; volume in-folio cartonné. Prix , 60 fr. pour les non- sousoripteurs
, et 63 fr. franc de port.
534 MERCURE DE FRANCE , DECEMBRE 1812 .
Promesse qui . parfois , trompait leur espérance ?
Alors , par mon premier , toujours j'accompagnais ,
Pour dire mieux , je précédais
Les deux premiers mots italiques
Qu'en commençant je viens d'écrire sous vos yeux .
Ainsi , de ce tems-là le voulaient les rubriques.
J'ai beaucoup de derniers tous différens entr'eux.
De les présenter tous je n'ai point le caprice.
L'usage veut que je choisisse .
Je dois donc vous fixer sur un .
La préférence échoit et doit être accordée
Acelui qu'on peut dire être le moins commun .
Ces trois mots clairement expliquent ma pensée ;
Voilà par eux mon dernier désigné ,
Et vous l'avez déjà , sans doute , deviné.
Mon tout est de la Ligurie
Un des plus antiques produits .
Ma réputation est si bien établie ,
Queje porte le nom d'un lieu de ce pays ;
C'est du lieu même où je naquis.
Je suis de la nature un présent au génie
Qui , par moi , peut former oeuvres du plus grand prix.
Je vous épargne la série
De tout ce qu'avec moi peut faire le talent ;
La liste en serait infinie ,
Et je m'en tiens à ce trait surprenant :
Quoique né brut , dur , froid , j'ai cependant
Veines sans nombre , et je défie
Qu'ony trouve jamais une goutte de sang.
JOUYNEAU- DESLOGES ( Poitiers ) .
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est Lumignon ( de chandelle )..
Celui du Logogriphe estDessert, dans lequel on trouve : désert.
Celui de la Charade est Cornemuse.
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS .
PRÉCIS DE LA GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE , ou Description
de toutes les parties du monde , sur un plan nouveau ,
d'après les grandes divisions naturelles du globe ;
précédée de l'Histoire de la Géographie chez les peuples
anciens et modernes , et d'une théorie générale de
la géographie mathématique , physique et politique ;
accompagnée de cartes , de tableaux analytiques ,
synoptiques et élémentaires , etc.; par M. MALTEBRUN
. - Tomes I , II , III , in-8 ° , de 1850 pages ,
avec quatre planches gravées en taille-douce (*) . Seconde
édition , revue et corrigée , imprimée en grand
format , sur caractères neufs , et papier carré fin d'Auvergne
. - Prix , 29 fr . pris àParis , dont 6 fr . à valoir
sur le Ve et dernier volume ; et 34 fr. 8o c. franc de
port .-A Paris , chez Fr. Buisson , libraire- éditeur ,
rue Gilles-Coeur , nº 10 .
Le Précis de la Géographie universelle, par M. Malte-
Brun , a fait beaucoup de bruit dans le monde littéraire .
Il est devenu même le sujet d'un procès dans lequel les
parties belligérantes ne se sont pas épargné les qualifications
injurieuses . Il est triste que ces débats s'élèvent si
(*) On sait qu'il existe pour cet ouvrage deux atlas, format in-folio,
composés et dressés par MM. Malte-Bran et Lapie , gravés par d'habiles
artistes , et coloriés avec soin; l'un , de 24 cartes , prix , 18 fr . ,
solidement cartonné , et 19 fr. 50 c. franc de port ; l'autre , Supplémentaire
, servant de développement et de complément au premier,
dressé à plus grand point , gravé en plus grosses lettres , et formant
51 cartes . Prix , 36 fr . , solidement cartonné , et 38 fr. franc de port .
Ces deux atlas ne se vendent séparés qu'aux seuls souscripteurs du
Précis . Réunis , ils forment l'atlas complet de cet ouvrage en 75 cartes
coloriées; volume in-folio cartonné. Prix , 60 fr. pour les non- sousoripteurs
, et 63 fr. frane de port.
536 MERCURE DE FRANCE ,
souvent parmiles savans etles gens de lettres ; n'est-il done
pas possible de courir la même carrière et de disputer le
même prix , sans se livrer à des animosités si peu dignes
de ces études , que les anciens avaient appelées litteræ
humaniores ? Faudra-t-il toujours confondre l'émulation
avec l'envie , la haine avec la rivalité? M. Malte-Brun est
un homme actif , instruit , laborieux ; il est avide de
renommée et de gloire littéraire . Jusque - là rien de
mieux . Mais pourquoi ne pas marcher à la gloire , sans
vouloir combattre tous ceux qui marchent sur la même
route? lorsqu'on est fort de ses propres ressources ,
quelle nécessité d'en employer d'autres qui ne sont ni
aussi sures ni aussi honorables ? Cette tendance au despotisme
est devenue , depuis quelque tems , une maladie
générale qui menace toutes les parties de l'empire des
sciences et des lettres . On veut régner seul , et pour y
parvenir , on se rend souvent peu délicat sur les moyens.
Si la modération n'est plus un crime , comme aux jours
de nos désastres révolutionnaires , on la regarde du
moins comme une vertu de dupe , dont un esprit libre et
intelligent doit savoir s'affranchir. Jamais on n'a mieux
pratiqué la maxime des Vadius et des Trissottin :
Nul n'aura de l'esprit hors nous et nos amis ,
Ce qu'il y ade plus fàcheux , c'est de voir cette maxime
adoptéepardeshommes mêmes qui pourraients'éleverfaci
lement au-dessus des Trissottin et des Vadius .
Depuis long-tems l'étude de la géographie est en honneur
parmi les nations les plus éclairées de l'Europe.
La France , l'Angleterre , l'Allemagne ont des géographes
dont elles peuvent justement se glorifier ; il n'est point
vrai , comme on a prétendu le faire croire , que cette
science soit encore dans l'enfance , et que les ouvrages
qu'on nous donne depuis trois ou quatre ans soient des
créations nouvelles , toutes brillantes de génie. Pour
créer , il faudrait voir soi-même , entreprendre une nouvelle
Odyssée un peu plus étendue que celle du roi
d'Ithaque , et joindre au titre de voyageur actif et infatigable
, celui de grand géomètre , d'habile astronome ,
de savant naturaliste , de physicien éclairé. Tant que
1
DECEMBRE 1812 . 537
toutes ces qualités ne se trouveront pas réunies dans la
même personne , je ne verrai en elle qu'un écrivain plus
ou moins instruit , qui rassemble les observations des
autres , les classe , les compare pour en former un résumé.
Sans doute ce travail n'est pas sans mérite ; il exige des
recherches multipliées , des connaissances étendues , un
esprit judicieux et méthodique, mais il ne saurait être
présenté comme un phénomène extraordinaire , devant
lequel le monde savant doit se prosterner : est modus in
rebus .
J'ai cru ces observations nécessaires pour prévenir le
public contre ce ton d'exagération et d'emphase , avec
lequel onannonce aujourd'hui les moindres productions .
Je suis bien loin de mettre de ce nombre le Précis de
la Géographie universelle de M. Malte-Brun , et les deux
atlas qui l'accompagnent. Je me plais à rendrejustice au
mérite de l'auteur , à la variété de ses connaissances ,
à la solidité de ses idées , à la justesse de son plan , à
l'intérêt qu'il a su répandre sur un sujet qui en paraît si
peu susceptible. Les suffrages du public ont ici pleinement
justifié les éloges des journaux. La première édition
s'est écoulée en très-peu de tems , la seconde a subi
d'utiles améliorations ; on en a retranché sur - tout les
parties qui étaient devenues le sujet d'une discussion
judiciaire entre M. Malte - Brun et l'éditeur de la
Géographie de Pinkerton; on a rectifié des erreurs de
physique et d'histoire naturelle; quelques positions ont
été mieux indiquées , et l'ouvrage , tel qu'ilest , mérite tous
les suffrages du public éclairé . Les deux atlas qu'on y a
joint sont d'une grande ressource pour le lecteur. Ils
forment ensemble soixante et quinze cartes ; les vingtquatre
premières étaient déjà connues. Elle avaient été
publiées avec les premiers volumes du Précis de la Géographie;
mais plusieurs lecteurs les trouvaient composées
sur une échelle un peu étroite.
La multiplicité des noms et la finesse de récriture
fatiguaient les personnes d'une vue faible et délicate ;
elles désiraient une échelle plus grande , un champ plus
vaste , des caractères plus distincts ; l'éditeur n'a point
538 MERCURE DE FRANCE ,
hésité à les satisfaire ; on a composé cinquante-une cartes
nouvelles , à la rédaction desquelles on a apporté beaucoup
de soin. Les auteurs de ces cartes sont M. Malte-
Brun et M. Lapie ; elles font honneur à leurs connaissances
et à leurs talens réciproques ; elles n'offrent rien
à désirer pour la pureté du trait , la clarté des divisions ,
l'élégance de l'exécution ; l'oeil en parcourt toute l'éten
due sans fatigue ; et dans un cadre médiocre , elles contiennent
un grand nombre d'objets sans surcharge et
sans confusion. On a même poussé le soin jusqu'à les
orner de cartouches allégoriques , qui caractérisent les
contrées ou les peuples dont il est question ; ainsi rien
ne manque sous le rapport du travail et de l'exécution .
Sans doute , en les examinant avec soin , la critique y
trouvera encore quelques défauts à relever ; mais dans
quel ouvrage pourrait- on se flatter de trouver la perfection
? Ce qui fait le mérite particulier des cartes de cet
atlas , c'est de présenter , sous des formes visibles , l'histoire
des peuples et les progrès de leurs connaissances ;
c'est de partir du berceau du genre humain , et de descendre
de siècle en siècle jusqu'à l'époque actuelle , en
passant à travers toutes celles qui nous ont précédés ; de
sorte que cet atlas peut servir à lire l'Histoire universelle
, comme à expliquer le Précis de la Géographie
universelle. Si M. Malte-Brun n'a pas le mérite de l'invention
, il a au moins celui d'avoir perfectionné les idées
et le travail de ses prédécesseurs. Peut-être un jour
pourra-t-il agrandir ce plan , et nous tracer sur des cartes
les révolutions des Empires , commes elles sont tracées
dans les pages de l'histoire. Ce beau travail lui assurerait
une réputation honorable et la reconnaissance des amis
deslettres .
Jusqu'à ce jour les éloges donnés à M. Malte-Brun
n'avaient point été sans restriction. On lui reprochait des
prétentions un peu exagérées ; on désirait qu'il laissat
aux autres le soin de louer ses ouvrages , sans prendre
cette peine lui-même ; on attendait de sa justice qu'il
rendît hommage à ses prédécesseurs , qu'il indiquât les
sources où il avait puisé. Félicitons-le d'avoir satisfait ,
cet égard , les voeux du public. Dans une notice raiDECEMBRE
1812 . 539
A sonnée qui précède les cinquante-une cartes supplémentaires
, il ne dissimule aucune des sources qu'il a consultées
, et paie un tribut d'éloges mérité aux Danville ,
aux Mannert , aux Gosselin , aux Humbolt , aux Barbie
du Bocage, aux Walcknaër , et à beaucoup d'autres célèbres
géographes qui font l'honneur des sciences physiques
, mathématiques et géographiques. M. Malte-
Brun a donc satisfait à tous les devoirs d'un écrivain
habile et estimable. Χ.
LUS NUITS ROMAINES AU TOMBEAU DES SCIPIONS ; ouvrage
traduit de l'italien , par L. F. LESTRADE , avec notes et
figures .- Deux vol. in- 12 . -Paris , chez Fr. Schoell ,
libraire , rue des Fossés-Saint-Germain- l'Auxerrois ,
n° 29.
LES Nuits Romaines jouissent d'une grande réputation
en Italie . C'est l'ouvrage d'un philosophe éloquent qui
sait s'élever au-dessus des préjugés vulgaires , et juger
les hommes , non d'après la vaine opinion des peuples ,
mais d'après les règles immuables de la raison et de la
justice. Les Romains ont rempli l'univers de l'éclat de
leur nom et des monumens de leur puissance. Nulle
nation ne s'est élevée aussi haut , et dans nos siècles
modernes ils sont encore l'objet d'une vénération et
d'un culte particuliers . Nous serions tentés de croire que
la nature les avait formés d'un limon plus pur , qu'elle
leur avait donné une ame et un coeur plus grands qu'à
aucun autre peuple ; mais ont-ils mérité ce tribut de
respect et d'admiration , et ces hommes si vantés dans
nos histoires conserveraient-ils les hommages dont ils
jouissent , s'ils étaient appelés au tribunal de la justice
et de l'humanité? Telles sont les questions que se fait
l'auteur des Nuits Romaines. Il examine successivement
les titres de leur gloire , il sonde les plus imposantes
réputations , il les discute avec une rare impartialité ,
et ses discussions sont pleines d'intérêt , d'éloquence et
de sentiment.
On ignore encore quel est l'auteur de cette belle pro540
MERCURE DE FRANCE ,
duction. Le traducteur nous apprend que Philippe Neri
en publia une partie àRome en 1792 , que sept ans après
on en donna une nouvelle édition dans la même ville , et
qu'elle fut suivie de deux autres exécutées à Milan en
1798 et en 1800 ; qu'enfin Claude Molini en fit trois
éditions à Paris en 1797 , 1798 et 1803 .
Ces Nuits furent traduites en français en 1796 à Lausanne;
l'Angleterre et l'Allemagne en ont aussi enrichi
leur littérature ; mais l'ouvrage n'était point complet. On
savait qu'il devait être composé de six nuits , et l'on
ignorait si les trois dernières avaient été conservées ;
enfin l'original , retrouvé récemment à Rome , dissipe
maintenant toute incertitude à cet égard. Le traducteur
s'est procuré ces trois dernières nuits , et c'est pour la
première fois qu'elles paraissent dans notre langue.
M. Lestrade ne se permet point d'examiner le mérite
de la traduction de Lausanne . Cette discrétion fait honneur
à sa modestie ; mais nous quin'avons pas les mêmes
motifs , nous pouvons assurer que la traduction nouvelle
est fort supérieure à la première ; elle est généralement
écrite avec pureté , élégance et facilité. Les mouvemens
oratoires sont rendus d'une manière souvent très-heureuse
, et si l'on ne retrouve pas toujours dans la copie
le nombre , le mouvement et l'harmonie qui caractérisent
l'original , c'est peut-être plus le défaut de notre
langue que celui du traducteur.
L'auteur des Nuits Romaines , qui, à l'exemple dequel
ques auteurs anciens , a cru devoir renfermer sa critique
dansune fiction, supposequ'unjour, tout ému de l'antique
grandeur des Romains , il parcourait les monumens mu
tilés de la cité reine du monde , lorsque tout-à-coup le
bruit se répandit qu'on venait de découvrir le tombeau
des Scipions , objet de tant de recherches jusqu'à présent
inutiles . « Alors , dit-il , renonçant à toute autre
>>méditation , mon esprit ne s'occupa plus que de cette
>>importante découverte. Déjà la nuit couvrant l'air de
>>ses voiles , ramenait le silence et l'obscurité favorables
» à mes desseins . Une masure rustique s'élève sur ces
>> tombes vénérables , vers lesquelles on s'achemine sous
> les voûtes d'une grotte souterraine , assez semblable à
1
DECEMBRE 1812 . 541
>>un repaire de bêtes féroces . C'est par ce passage étroit
>>et raboteux que je parvins aux tombeaux de cette race
>>>valeureuse , dont les uns étaient déjà dégagés de leurs
>> ruines , d'autres y restaient encore ensevelis .... Je ne
> pouvais me défendre d'un sentiment pénible et reli-
1 > gieux en pensant que je foulais aux pieds les ossemens
>>de ces héros , dont le nom remplit encore l'univers ,
» et que j'écrasais peut- être , en marchant , la tête ou les
>> bras de celui qui réduisit Carthage en poudre . Ces
tombes portent, dans leur simplicité , le caractère des
>> beaux siècles de la république , où Rome cherchait
>>moins à briller par une vaine magnificence , que par
P'éclat des vertus. On n'y a employé que des pierres
> communes grossièrement taillées. Les noms des per-
>>sonnages y sont tracés seulement avec du vermillon ,
) dontla rouille du tems a heureusement respecté l'em-
>> preinte. Des inscriptions modestes , composées dans
>> l'ancienne langue du Latium , y rappellent en style
>> concis les triomphes de ces héros . »
L'auteur des Nuits Romaines se livrait à toutes les
pensées que pouvait inspirer la vue de ces monumens ,
lorsque tout-à-coup un vent imprévu , entrant avec impétuosité
par l'entrée de la caverne , éteignit le flambeau
qui servait à éclairer ces scènes funèbres . Son esprit ,
aguerri avec les sombres vapeurs du séjour des morts ,
n'en fut point effrayé ; sa pensée se plaisait au milieu
des tristes objets dont il était entouré , et osait même
former le désir d'en connaître les pâles habitans . Ses
voeux ne tardèrent point à être exaucés. Du fond de ce
ténébreux asile s'éleva un murmure plaintif , composé
de sons inarticulés qui , en se prolongeant avec lenteur ,
ressemblaient au bruit du vent qui frémit dans les vallées ;
en même tems la terre trembla sous ses pas ; l'air agité
retentit comme un essaim d'abeilles , les pierres des
tombeaux se soulevèrent , les ossemens des morts s'entre-
choquèrent : tout annonça un événement extraordinaire.
L'auteur commençait à se troubler , et la crainte
de la mort l'emportait sur l'amour de la science ; mais le
calme s'étant peu-à-peu rétabli , il reprit confiance , et
ne fut pas médiocrement surpris de voir des figures hu-
1
542 MERCURE DE FRANCE ,
maines qui se dressaient lentement du fond des sépulcres
et en soulevaient la pierre avec leurs bras . Bientôt toules
les tombes lui parurent pleines de spectres. Une lumière
pâle et phosphorique éclairait ces scènes funèbres. Une
Ombre couverte d'une toge blanche s'avança d'un pas
majestueux , et toutes les autres larves , quittant la pierre
de leurs tombeaux , vinrent à l'envi l'entourer de leurs
hommages . C'était Cicéron . Il ne manquait plus , pour
compléter le prodige, que d'entendre parler ces spectres,
et ils parlèrent en effet. Le premier qui fit entendre sa
voix fut celui de Tullius ; c'était un privilége qui lui
était dû en qualité d'orateur. Il parla de Dieu , de l'ame ,
des sphères célestes , de l'oeuvre sublime de l'univers.
« Semblable à un grand fleuve , son éloquence marchait
>> pleine de dignité , répandant sur ses discours la ri-
>> chesse et l'éclat d'un style harmonieux..... Pendant
>> qu'il dissertait ainsi , les ombres l'écoutaient dans le
>> plus grand silence .>>>
Mais on se lasse d'écouter ; parmi les ombres des plus
célèbres Romains , étaient aussi quelques ombres de
dames romaines ; il était impossible que la conversation
ne s'animât point , et l'on entendit bientôt l'illustre assemblée
discuter les points les plus intéressans de l'histoire
de Rome , de sa politique et de la morale. Brutus
et César , réunis maintenant sans passions et sans haine,
traitent d'abord les hautes questions du tyrannicide, de
la liberté publique , et des avantages de la monarchie .
Marius leur succéde ; Pomponius Atticus prend la parole
après lui , et juge sévèrement les Romains. Il examine
leur conduite envers les nations étrangères ; il pese
dans une exacte balance la vertu des Brutus et des Virginius
; il ose même interroger Lucrèce sur sa mémorable
aventure avec le jeune Tarquin. Les querelles de
César et de Pompée , d'Antoine et d'Octave , la gloire du
siècle d'Auguste fournirent le sujet d'autant d'entretiens
pleins d'intérêt et de franchise .
L'auteur des Nuits Romaines n'est pas le premier qui
ait considéré la gloire du peuple-roi plutôt comme un
fléau que comme un bienfait pour l'humanité. Si , d'une
part , après avoir emprunté les avantages de la civilisaDECEMBRE
1812 . 543
tion chez les Grecs , les Romains eurent le mérite de les
répandre chez les autres peuples , ils leur vendirent bien
cher ce présent. Pomponius Atticus examine quel fut ,
dès son origine , cette Rome objet de l'admiration superstitieuse
des peuples , et voici en abrégé le tableau
qu'il trace de sa politique .
« Je veux , dit-il , vous montrer à nu cette Rome or-
>> gueilleuse , l'exposer à vos regards , non sous la pompe
» des triomphes et dans les tableaux mensongers de la
>> renommée , mais sous les traits austères de l'incorrup-
>>tible vérité . Une caverne de voleurs , voilà son ber-
>>ceau ; le viol et le fratricide , voilà ses commencemens .
>> Je ne vous parlerai point de ces guerres injustes dans
>>leur cause , bien que couronnées par le succès , entre-
>>prises sous différens prétextes contre les Véiens , les
>> Eques , les Volsques et tant d'autres peuples circon-
> voisins . Rome naissait à peine que déployant sans pu-
>> deur son caractère despotique , elle voyait fondre sur
>> elle , non-seulement les nations voisines , mais l'Italie
>> entière . Pressée de toutes parts , elle se vit forcée de
» poursuivre , par le besoin de sa propre défense , les
>> guerres qu'elle avait allumées par son ambition. Si
>>l'on jette un coup-d'oeil sur celles qu'entreprirent nos
>>premiers rois, elles ne nous paraîtront que comme des
>> fléaux dont la colère des Dieux frappait continuelle-
> ment ce malheureux pays . La rage des conquêtes sur-
>>vécut à sa dévastation, comme un funeste héritage que
>> les vaincus léguaient à leurs vainqueurs . Peu satisfaite
>>de vaincre par la voie des armes , sorte de brigandage
» où se mêle au moins quelque générosité , Rome ne
>>rougissait pas d'employer au besoin la perfidie et la
>>ruse. Chacun de vous se rappelle ce jugement d'éter-
>> nelle honte rendu dans l'affaire des Ardéens et des
> Ariciens . Ces deux peuples nous avaient choisis pour
>> arbitres . Il s'agissait de prononcer sur la propriété
>> d'un territoire revendiqué par les deux partis . Le peuple
>>romain décida qu'il n'appartenait à d'autre qu'à lui , et
>>>l'occupation subite par les armes confirma cette injuste
>> sentence. Vers le même tems la guerre s'était allumée
entre les Campaniens et les Samnites . Ces derniers
۱
544 MERCURE DE FRANCE ,
>> nous étaient unis par un traité solennel. Cela ne nous
>> empêcha point de nous joindre à leurs ennemis , qui
>> nous offraient des conditions plus avantageuses ; et
>> pour couronner notre perfidie , nous soumîmes les
>> deux nations à notre joug..... L'antique Etrurie voyait
>>> fleurir dans son sein les sciences et les arts. L'histoire
>> nous représente ce beau pays couvert d'Etats riches et
>> florissans , gouvernés par des chefs justes et valeureux.
>> Nous y pénétrons et déjà elle n'est plus qu'un vaste
>> tombeau , qu'un monceau de ruines autour duquel re-
>> tentit tristement le bruit de nos exploits . Capóue , Ta-
>> rente , Reggio , brillantes colonies de la Grèce , non
>> moins fameuses par la beauté de votre sol , la douceur
>> de votre climat , que par vos spectacles et l'aménité de
> vos habitans , qu'êtes-vous devenues au sein de nos
>> triomphes ? Les arts , les plaisirs , doux liens de la vie ,
>> ont fui devant des vainqueurs farouches qui ne con-
>> naissaient d'autres lois que le pillage et la mort.>>>
Après cette apostrophe , l'auteur parcourt une longue
suite de crimes commis par les Romains ; il décrit surtout
la dévastation de la Grèce , à laquelle Rome avait
offert son appui. Nous gémissons tous les jours de voir
ce beau pays en proie aux barbares; mais la Grèce ne fut
pas mieux traitée par les Romains que par les Turcs.
« Athènes , dit l'auteur des Nuits romaines , Athènes ,
> ce temple des beaux-arts , fameuse par ses monumens
>> et ses grands hommes , fut , à deux reprises , démolie
>> en partie , et livrée aux flammes . La mème année vit
>> tomber successivement et la riche Carthage , éternel
>> objet de jalousie , et cette Corinthe dont la ruine fut
> comme le dernier soupir de la Grèce . Mais la Macé-
>> doine fut sur-tout le théatre des plus déplorables
>> cruautés . Soixante- dix villes disparurent en unjour de
>> la surface de la terre ; il ne resta plus de leur magnifi-
>> cence que des cendres et des ruines. Cent cinquante
>>mille habitans réduits en esclavage furent réservés pour
>> le triomphe du vamqueur. »
Ici Pomponius Atticus se livre à une éloquente et courageuse
invective contre I usage des triomphes ; il s'élève
contre l'orgueil et l'inhumanité de ses compatriotes , déDECEMBRE
1812 . 545
crit les cruautésde César dans les Gaules , et prouve que DE L
cet esprit d'invasion et d'avarice a formé de tout terasfe
caractère des Romains . Cest ici qu'il examinees
moeurs de l'ancienne Rome, tant vantées par les historiens,
ont mérité les éloges qu'on leur a prodigués ; c'est ici.
qu'il cite au tribunal de l'inflexible vérité cette belle
Lucrèce si célèbre par son héroïsme et sa vertu .
Elle parut couverte d'un voile blanc qui lui descendait
jusqu'aux pieds; la tristesse obscurcissait son front , et
dans son pénible embarras elle baissait ses yeux humides
de larmes . Toutes les ombres étaient émues , Pomponius
seul conserva son imperturbable austérité , et n'hésita
point à faire à la belle infortunée quelques questions
auxquelles elle ne répondit point .
Il demanda comment il se faisait qu'étant entourée
d'esclaves fidèles occupant un appartement voisin du
sien , elle n'en avait appelé aucun à son secours ? comment
, après avoir passé la soirée dans un souper voluptueux
avec son présomptueux séducteur , elle n avait pris
aucune précaution contre ses entreprises ? comment elle
avait négligé de fermer sa porte avec assez de soin pour
qu'il ne pût pénétrer auprès d'elle ? Il la pria de lui dire
s'il était plus difficile de se tuer avant qu'après l'outtage
qu'elle avait requ ? s'il était bien vrai que Sextus leût
menacée d'égorger un esclave et de le placer auprès d'elle?
Il entreprit de démontrer la futilité de cette fable , et
de faire voir combien cette menace eût été difficile à exécuter.
Il représenta aux ombres qui l'écoutaient que les
dames étaient fort ingénieuses en fait d'excuses , et Brutus
ayant demandé comment il pouvait expliquer l'acte
d'héroïsme par lequel Lucrèce s'était donné la mort , il
répliqua que le jeune Sextus était fort accoutumé à se
vanter de ses conquêtes ; qu'il ne demandait pas mieux
que de s'amuser aux dépens des époux infortunés ; que
revenue de l'ivresse d'une coupable volupté , Lucrèce
avait senti toute l'horreur de sa situation , et qu'effrayée
d'avance du courroux de son mari , elle avait mieux
aimé prévenir le sort qui la menaçait , et s'accuser ellemême
, avant que l'indiscrétion de Sextus la livrât au
déshonneur public et à toute la sévérité des lois ; qu'en
Mm
SEINE
:
546 MERCURE DE FRANCE ,
prenant cette résolution hardie elle avait sauvé sa réputation
, ou du moins couvert d'un voile impénétrable le
secret de cette nuit si féconde en événemens .
Les argumens du philosophe sont un peu pressans ;
mais ils ne sont pas sans réplique. Saint-Augustin a aussi
proposé quelques doutes sur la chasteté de Lucrèce. Il
s'est sur-tout attaché à une objection qui lui paraît difficile
à résoudre ; il demande, comme Pomponius , pourquoi
elle attendit pour se tuer que le jeune Sextus eût
triomphe de sa résistance : mais il vaut mieux , pour
T'honneur du beau sexe , s'en rapporter à Tite-Live qu'à
Saint-Augustin; et puisque tous les siècles ont cru jusqu'ici
à la chasteté de Lucrèce , pourquoi chercherionsnous
à en douter? n'est-ce point le cas de rester fidèles à
la foi de nos pères ? SALGUES.
LES ENFANS. Contes à l'usage de la jeunesse , par
Mme PAULINE GUIZOT, NÉE MEULAN .-Deux vol. in- 12,
ornés de douze figures d'après les dessins de Lafite ,
Roehn et Calmé , gravées par Couché père , etc. -
Prix , 8 fr . , et 9 fr. 75 c. franc de port. -AParis ,
chez J. Klosterman fils , libraire , rue du Jardinet ,
n° 13 , quartier Saint-André-des-Arcs ; et Delaunay ,
libraire , Palais-Royal , galerie de bois , nº 243 .
:
Voıcı la saison des almanachs et des contes . Le nouvel
an s'approche : tous les enfans attendent leurs étrennes ,
et lorsqu'on veut les leur donner en livres , on ne peut
guères leur offrir un cadeau plus agréable que des contes
ou des almanachs . Les contes sur-tout ont le don de
leur plaire , et dans la foule de ceux qui paraissent, nous
osons dire que la collection qui fait le sujet de cet article
se distingue à bien des égards. Des enfans en sont les
héros , comme le titre l'annonce : l'auteur est déjà connue
de la manière la plus avantageuse par les articles
qu'elle insère dans les Annales de l'Education. Elle a fait
preuve de goût et d'imagination dans d'autres ouvrages ,
et nous allons voir qu'elle sait à merveille comment doi
DECEMBRE 1812 . 547
vent être composés des contes destinés à l'usage des enfans.
<< Il n'est guères d'auteur de contes ou de romans ( dit
Mme Guizot dans sa préface ) qui ne prétende sur-tout
à instruire ses lecteurs ; et ceux qui réussissent à quelque
chose , réussissent ordinairement beaucoup mieux à les
amuser . Mon premier désir , je l'avoue , a été d'amuser
les miens...... Des contes n'ont la permission d'instruire
que lorsqu'ils amusent; ce n'est point une médecine que
de pauvres enfans soient obligés d'avaler bon gré mal gré ,
c'est un repas de gourmandise qu'il fautseulementtächer
de leur rendre sain. >> J'avoue que cette façon de voir
me paraît elle-même très-saine ; jepense qu'il ne faut pas
tromper en quelque sorte les enfans, en les forçant de recevoir
une leçon lorsqu'ils attendent du plaisir. Mme Guizot
observe aussi fort bien un peu plus bas que ce n'est
pas la raison mais la leçon qu'ils craignent ; et peut- être
en suivant cette idée trouverait-on que l'on n'avait pas si
grand tort autrefois de faire dans l'éducation deux parts
différentes de la morale et de l'amusement ; mais puisqu'il
est convenu depuis quelque tems de les confondre autant
qu'il est possible , il me semble au moins que
Mme Guizot a pris la meilleuré manière de les mêler.
Ce ne sont pas simplement les bords du vase qu'elle a
frottés de miel pour faire avaler un breuvage plein
d'amertume . Le breuvage même est doux , et ce qu'il
peut avoir d'amer ne perce de tems en tems que pour le
rendre plus agréable. Mme Guizot connaît très-bien les
lecteurs à qui elle adresse son recueil. « Les enfans , ditelle
, aiment à savoir; ils ont besoin de vérité pour appuyer
leurs idées et avoir quelque chose sur quoi compter.
Dans le vague et l'incertitude que leur présente un
monde inconnu , ils saisissent avec ardeur tout ce qui
leur présente un point fixe , propre à rassurer leur ignorance
. On peut remarquer que les enfans aiment à exprimeren
axiômes les vérités qui leur ont été enseignées :
c'est la forme qui leur plaît le plus , parce qu'elle tranquillise
leur esprit ennemi du doute. Cette aversion pour
le doute, et la faiblesse qui ne leur permetpas d'en sortir
eux-mêmes , sont ce qui facilite le plus la tâche de leur
1
Mm2
548 MERCURE DE FRANCE ,
1
enseigner la vérité ; ils aiment qu'on leur explique , ils
sont heureux qu'on leur prouve : un fait qui sert de développement
et d'éclaircissement à un principe n'en est
que plus intéressant pour eux. » C'est ainsi , comme
nous l'observions à l'instant , que l'amertume ajoute encore
à la saveur du breuvage , et que l'on parvient réellement
à instruire l'enfance sans avoir l'air de vouloir
moraliser.
Au reste , on sent bien que cette méthode , bonne en
général pour les enfans de tous les âges , a besoin cependant
d'être modifiée selon qu'on l'applique à la première
enfance, ou bien à cette époque voisine de l'adolescence ,
où la raison plus développée et la curiosité moins neuve
exigent que des vérités moins communes sortent de
récits plus intéressans et plus compliqués . L'apologue
suffit pour le premier âge . Le second en profiterait peutêtre
moins que l'âge mûr : il croirait qu'on veutl'amuser
encore de choses trop simples et trop rebattues. C'est
pour lui qu'il faut des contes dont le but soit moral , et
c'est en effet pour lui que Mme Guizot a composé son
ouvrage . Elle choisit ses lecteurs depuis dix ans jusqu'à
quatorze : c'est embrasser peut-être un espace assez
étendu . Quelques-uns de ses contes pourront bien ne
plaire qu'aux enfans de dix ans ; mais en revanche ceux
qui amuseront les enfans de quatorze, pourront satisfaire
les parens eux-mêmes ; c'est regagner d'un côté ce que
l'on a perdu de l'autre , et même regagner plus qu'on n'a
perdu . Il serait à désirer que les parens et les instituteurs
pussent toujours trouver du plaisir à ce qui en fait à
leurs élèves . Des deux côtés on s'en trouverait mieux.
Après avoir fait connaître le but que Mme Guizot s'est
proposé , il est juste d'examiner si elle a su l'atteindre ,
et de mettre nos lecteurs en état d'en juger. Nous ne
nous arrêterons pas pour cela au conte qui ouvre le re
cueil . Son titre est M. le Chevalier, et ce nom désigne
un de ces chiens savans qui font leurs exercices dans
les rues . Il y a beaucoup de gaîté dans le début ; mais
les détails sont un peu multipliés , la morale est commune
, et je suis faché que l'auteur l'ait placé à la tête
du recueil. Il y a tant de gens qui ne lisent que les pre
DECEMBRE 1812 . 549
mières pages des livres ! Ceux qui voudront passer au
conte suivant , le Sac brodé et l'Habit neuf, reviendront
bientôt de la prévention que le premier pourra leur avoir
donnée . M. le Chevalier n'amusera que les enfans , le
Sac brodé amusera et pourra même instruire les gens de
tous les ages . On voit à tous les âges de prétendus amis
qui ne vous aiment que pour eux-mêmes , dont les conseils
sont des ordres , laffection une tyrannie , et qui ,
souvent à leur insu , exercent le plus impitoyable égoïsme
sous les apparences de l'amitié . Telle est Eugénie , jeune
pensionnaire , et principal personnage du conte dont
nous parlons . Les raisonnemens de l'institutrice ne la
corrigent pas ; mais son coeur étant naturellement bon ,
et une véritable amitié s'établissant entr'elle et son frère ,
son égoïsme cède à l'aspect de ce frère malheureux : elle
s'aperçoit qu'elle souffre encore plus pour lui que pour
elle-même. Son coeur éclaire son caractère , s'il est permis
de s'exprimer ainsi , et bientôt Eugénie devient
Tamie la plus tendre et la plus raisonnable.
Après ce conte , l'auteur entame l'Histoire d'un louis
d'or , qui se prolonge jusque dans le second volume ,
interrompue par d'autres histoires . Ce cadre n'est pas
absolument neuf. Les Anglais ont l'Histoire de Chrysal
ou d'une Guinée ; nous avons , je crois , dans notre langue
l'Histoire d'un écu de six francs . Mais Mme Guizot
n'a emprunté à ses prédécesseurs que leur titre ; tout le
reste est de son invention. Ernestine , fille de parens
aisés , se promène avec eux dans les galeries du Palais-
Royal; elle est saisie d'admiration à la vue d'un tableau
mouvant. Le marchand en demande un louis , et Ernestine
ne peut assez se récrier sur le bon marché d'une
aussi belle chose . M. de Cideville son père n'est pas
tout- à-fait de son avis . Il la ramène à la maison , et pour
lui donner une idée du véritable prix de l'argent , il lui
raconte l'histoire d'un louis d'or qu'il a dans sa bourse.
Ce louis , en passant de main en main, a produit en bien
et en mal des effets extraordinaires . Il a sauvé la vie à de
pauvres familles , il a plongé dans la misère une innocente
qu'on accusait de l'avoir volé. Des gens honnêtes
et laborieux ont travaillé des mois entiers pour épargner
550 MERCURE DE FRANCE ,
cette modique somme sur leur nourriture encore plus
modique ; l'espérance de l'acquérir et de l'employer à
une bonne action a corrigé de ses défauts une jeune fille
sensible et douce , mais étourdie . Toutes ces histoires
encadrées dans celle du louis d'or sont fort intéressantes.
Dans l'embarras de citer la meilleure , nous nous arreterons
à la première , où figure , avec son valet Petit-
Pierre , un érudit nommé M. Du Bourg . Ce M. DuBourg
estun vrai personnage de comédie , lisant , relisant sans
cesse des livres grecs et latins . Il était tellement occupé de
ce qui se passait , il y a trois mille ans , qu'il ne songeait
jamais à se fâcher de ce qui arrivait autour de lui ; il
se consolait de tout , pourvu qu'il pût appliquer à l'acсі-
dent qui lui arrivait un exemple ou une maxime de l'antiquité.
Eprouvait- il quelque douleur physique ? il jetait
d'abord un cri d'impatience , mais tout- à-coup il se calmait
en disant : « Le philosophe Epictète se laissa casser
la jambe par son maître qui le frappait, sans lui dire
autre chose que ces paroles : Je vous avais bien dit que
vous me casseriez la jambe ! » Se trouvait- il dans des
sociétés dont le ton et les manières lui répugnassent ? il
se rappelait qu'Alcibiade avait su s'accommoder à tous
les tons , à toutes les compagnies , et même aux moeurs
de toutes les nations . M. Du Bourg était d'ailleurs
l'homme le plus réglé dans les siennes . Par exemple , il
ne dînait en ville que six fois par an , et s'il avait épuisé
ce nombre de dîners au mois de juillet , rien au monde
ne lui en aurait fait accepter un autre de toute l'année.
Sa dépense était aussi régulièrement ordonnée . Il avait ,
selon le conseil d'Horace , une année de son revenu devant
lui : Provise frugis in annum copia. Ses fonds
étaient toujours faits d'avance pour l'ordinaire et l'extraordinaire
, et si les choses devenaient plus chères , il
aimait mieux s'imposer des privations que de rien changer
à ses calculs . Petit-Pierre était entré chez lui à dix
ans , et vivait très-heureux auprès d'un tel maître qui ne
le tourmentait que pour lui enseigner le rudiment ; mais
la vanité et les mauvais conseils perdirent Petit-Pierre.
C'est dans le livre même qu'il faut lire son Iliade , non
moins touchante que celle de Vert-Vert , et dont Theu
DECEMBRE 1812 . 55г
reux dénouement tint uniquement à un louis d'or que
M. Du Bourg reçut en paiement de son libraire .
Le dénouement de l'histoire même de ce louis est encore
un des morceaux les plus intéressans du recueil .
Ernestine , après avoir reconnu toute l'importance de
cette pièce de monnaie , n'ose plus la demander pour
acheter unjoujou ; mais son père promet de la lui donner
lorsqu'elle aura trouvé à en faire un emploi utile. Ernestine
croit bientôt y être arrivée. Une pauvre veuve du
village n'a qu'une fille trop petite encore pour l'aider .
Elle a le malheur de se casser la jambe . Un chirurgien la
lui remet gratuitement , mais combien de tems encore
sera-t-elle hors d'état de travailler ? Qui ła soignera , qui
la nourrira jusqu'à cette époque ? Peut- on faire un meilleur
usage du louis que de le lui donner? Ainsi raisonnait
Ernestine ; mais M. de Cideville lui fit entendre qu'elle
ne devait secourir la veuve avec son argent que quand
elle ne pourrait pas la soulager d'une autre manière . Il
apprit à sa fille que la véritable charité doit être active
et industrieuse , qu'elle doit savoir demander pour autrui
certains services gratuits , afin d'épargner ce petit
trésor qu'elle garde au pauvre , et qui sans cela s'épuiserait
bientôt . Ernestine le crut ; elle sollicita en faveur
de la veuve tous ceux qui pouvaient lui être utiles , sans
trop se gèner ; elle alla la voir et la soigner elle-même .
Son exemple produisit le meilleur effet. La veuve , au
bout de quelques mois , fut en état de retourner à l'ouvrage.
Pendant son inaction forcée , elle avait été nourrie
et soignée ; son petit jardin même n'avait pas cessé d'être
cultivé. Il est vrai qu'il en avait coûté un peu plus d'un
louis à Ernestine ; mais ce tems avait été pour elle une
suite non interrompue de la plus délicieuse jouissance ,
de celle qui consiste à faire du bien ; et elle avait appris
à exercer la bienfaisance . Le louis donné tout-à-la-fois
à la veuve n'aurait pu suffire à ses besoins . Ernestine
n'aurait eu qu'une jouissance momentanée ; elle n'eût
appris qu'à donner son superflu , sans s'inquiéter s'il
pourrait fournir à d'autres le nécessaire.
Le louis d'or d'Ernestine m'a entraîné plus loin que je
ne voulais , et cependant il m'est impossible de passer
552 MERCURE DE FRANCE ,
sous silence les autres contes qui composent ce recueil ,
et qui tous ont aussi leur morale. Tantôt c'est un petit
garçon douillet et paresseux que l'on corrige par l'exemple
; tantôt une petite fille toujours occupée à mettre en
évidence ses talens et ses grâces , et qu'un bon abbé
guérit de cette affectation qui en détruit et l'agrément
et le mérite , en affectant d'être lui-même le premier à
louer ironiquement , et à faire remarquer à d'autres ce
qu'elle s'efforce de montrer . Ailleurs , on voit la pauvre
Françoise tomber , dès son bas âge , entre les mains d'un
fripon , qui se dit son père , et prendre de lui les plus
fâcheuses habitudes , et entr'autres celle du vol ; mais
meilleure que ce Rousseau qui se croyait le meilleur
des hommes , elle ne peut tenir contre le désespoir d'une
pauvre servante accusée d'un larcin qu'elle-même a
commis ; elle avoue tout , elle demande grace , et finit
par revenir à la vertu . Dans le second volume , je citerai
d'abord les Tracasseries , tableau frappant de toutes les
jalousies qui désolent les sociétés des petites villes ; la
morale en est à l'usage de tous les âges : c'est qu'ilfaut
vivre avec ses égaux. Le petit garçon indépendant a pour
but de montrer aux enfans que c'est pour leur propre
intérêt qu'ils sont soumis à leurs pères , vérité fort sim
ple , mais qu'il n'est pas inutile de prouver lorsque nous
sortons à peine d'un tems où l'on avait presque anéanti
la puissance paternelle . La vieille Geneviève est un des
plus jolis contes du recueil ; les détails en sont trèsagréables
, et il prouvera aux maîtres de tous les âges,
que le meilleur moyen de se faire bien servir par leurs
domestiques , n'est pas de les traiter avec dureté et avec
mépris . Il y a des raisonnemens ingénieux dans le secret
du courage , et l'histoire de Marie qui termine le recueil
est tout- à-la- fois très-gaie et très-touchante. Les caractères
des principaux personnages sont bien tracés et bien
soutenus . C'est plutôt un petit roman ou une nouvelle
qu'un simple conte , mais il rentre dans le plan de l'auteur
par sa tendance morale ; on y voit qu'un bon coeur
et un esprit droit peuvent toujours triompher d'une première
éducation grossière et négligée .
En dénombrant ainsi les contes de ces deux volumes ,
DECEMBRE 1812.- 553
j'en ai omis deux à dessein , l'un dans le premier , l'autre
dans le second , l'Orgueil permis et le Rêve. J'ai voulu
en quelque sorte les mettre à part, parce que ce sont ceux
auxquels je donne la préférence . Ils enseignent la morale
la plus élevée et la plus difficile , celle de l'abnégation de
soi-même , de la prééminence de la vertu et de la soumission
à la providence . Dans POrgueil permis , on nous
montre une jeune personne accomplie , mais qui n'est
pas fàchée que tout le monde s'aperçoive de sa supériorité.
Sa mère veut que sa vertu soit tout-à- fait pure ;
les épreuves se présentent et sa mère la dirige de manière
à la persuader de cette vérité : que pour se croire meilleure
que les autres , il faut savoir sacrifier tous les autres
avantages à ce sentiment ; et renoncer à toutes les jouissance
de l'amour-propre , pour avoir droit à ce noble
orgueil. Le Rêve est un conte oriental. Narzim , jeune
Indien , habite une misérable chaumière avec sa mère
Missour et sa cousine Elima. Les plus tendres sentimens
les unissent ; mais leur existence est d'ailleurs aussi
pénible qu'on puisse l'imaginer . Narzim, quoique jusqu'alors
très-pieux , se révolte contre la providence .
« Brama , dit- il , nous a-t-il donc créés pour nous
rendre malheureux ? » Quelques jours après , Narzim eut
un songe. Un ange de lumière lui apparut et lui offrit
successivement tout le bonheur qui lui manquait , à des
conditions différentes . D'abord il ne s'agissait que de renoncer
à voir Missour et Elima , et Narzimne put y consentir.
Bientôt après il voit mourir Missour: Elima lui est enlevée .
L'ange renouvelle sa proposition: pour posséder les grandeurs
et les richesses , Narzim n'a plus qu'à renoncer au
faible espoir qui lui reste de retrouver Elima . Il interroge
son coeur et ne peut s'y résoudre. A la troisième
apparition de l'ange , le jeune Indien est prêt à mourir
de douleur et de misère . La fortune lui est offerte , pourvu
qu'il consente à paraître coupable d'un crime honteux ,
et il ne peut encore sacrifier sa réputation à sa fortune .
L'ange enfin lui apparaît une quatrième fois . Narzim
alors est lui-même en prison , accusé et convaincu , sur
de fausses apparences , d'un forfait qu'il n'a pas commis ;
il n'attend plus qu'une mort infâme. L'ange lui montre
554 MERCURE DE FRANCE ,
1
auprès de lui un prisonnier du plus haut rang , et qui ,
malgré sa captivité , est encore couvert de bijoux précieux.
Sa mort est certaine , car il a commis un crime
d'Etat . Narzim n'a qu'à le dépouiller, pendant qu'il dort ,
de quelques-unes de ses pierreries ; elles corrompront
ses gardes et lui ouvriront les portes de sa prison. Mais
Narzim ne peut renoncer à la vertu , même pour conserver
sa vie . « Tu le vois (luidit l'ange alors ), dans la
plus profonde détresse , il t'est resté encore des biens
si précieux que tu n'as pu te résoudre à en faire le sacrifice
: cesse donc de te plaindre , et n'ose plus dire que
des êtres capables d'aimer la vertu soient uniquement
créés pour le malheur .>>>
En voilà assez pour donner à nos lecteurs une idée
des contes de Mme Guizot. La seule critique-que nous
puissions en faire , c'est que le style n'est pas toujours
également soigné , qu'on y remarque quelques négligences
. En revanche nous devons ajouter aussi que ces
contes sont pleins d'idées neuves et ingénieuses , d'aperçus
d'une grande finesse et qui annoncent un grand talent
d'observation . En dernier résultat , ce recueil est du
petit nombre de ceux que les parens peuvent mettre
entre les mains de leurs enfans avec l'espoir d'en profiter
souvent eux-mêmes . C. V.
BEAUX - ARTS .
SALON DE 1812 .
MM. GOIS , BOSIO MARIN , DUPATY , MILHOMME ,
LEMIRE , CALLAMARD , ROLAND ET TAUNAY.
RIEN n'est éternel ici bas ; tout se mine , tout se détruit
avec le tems : les Etats les mieux fondés , les plus solidement
établis , subissent tôt ou tard le sort réservé aux
ouvrages des hommes ; un peuple long-tems vainqueur est
vaincu à son tour ; son territoire est envahi , divisé par
lambeaux , ou réuni à un autre territoire ; ses lois , ses
moeurs , ses usages , sa langue , sa religion elle-même s'altèrent
insensiblement , et finissent par se perdre tout-àfait;
en un mot il est rayé pour toujours de la liste des
DECEMBRE 1812. 555
nations ; mais les ouvrages des écrivains célèbres qu'il a
produits restent au milieu de ce bouleversement général ,
pour conserver le souvenir de son existence , et le faire
revivre , en quelque sorte , aux yeux de la postérité. Néanmoins
on ne pourrait se former qu'une idée imparfaite du
degré de splendeur auquel il a porté les arts , si quelques
marbres échappés à la brutalité du vainqueur , ou recueillis
par lui-même comme un trophée , ne servaient de commentaires
aux opinions souvent inintelligibles que l'on
trouve dans les livres ; mais ce n'est pas à cela que se borne
leur utilité : ils nous rendent , pour ainsi dire , contemporains
des siècles passés , en nous retraçant les traits des
grands hommes qui par leurs écrits ou par leurs actions
ont assuré lagloire ou augmenté la puissance de leur patrie.
Sous ce point de vue la sculpture doit être regardée comme
un art vraiment national , et l'on ne saurait trop applaudir
aux encouragemens que le gouvernement lui prodigue
depuis quelques années . Ses bienfaits n'ont pas été perdus
, et les grands travaux dont il a ordonné l'exécution
ont fait naître parmi nos sculpteurs une louable émulation ,
qui tournera infailliblement au profit de l'art. L'examen
que je vais faire de leurs ouvrages prouvera qu'ils sont déjà
dignes de partager avec nos peintres la réputation méritée
dont notre école commence à jouir dans toute l'Europe .
M. GOIS .
N° 1086. Philoctète abandonné dans l'île de Lemnos .
Ce héros est représenté au moment où succombant à
l'excès de sa douleur , et se livrant au désespoir , il profère
les imprécations les plus violentes contre les princes grecs
qui l'ont abandonné dans une île déserte , seul , sans secours
, exposé aux horreurs de la faim et aux attaques des
bêtes féroces . Cette explication ne se trouve pas dans
le catalogue , et j'aurais eu beaucoup de peine à deviner
l'instant choisi par l'artiste , s'il n'avait fait graver sur un
rocher ces paroles tirées en partie du Philoctète de Sophocle
: O Ulysse ! 6 Atrides ! 6 ma patrie , et vous dieux
témoins de leurs crimes ,punissez -les , punissez- les tous (*) !
Cette précaution n'était pas inutile , car l'attitude et l'expression
qu'il a données à sa figure ne nous auraient que
(*) Ὦ ὀδυσσεὺ , ὦ Ατρίδαι , ὦ πατρῷα γῆ , Θεοὶ τ᾽ ἐπόψιοι ,
Τίσασθε , τίσασθε σύμπαντας αὐτούς.
556 MERCURE DE FRANCE ,
faiblement expliqué son sujet. Elle paraît s'adresser au
ciel plutôt pour lui demander la fin de ses souffrances , que
pour en obtenir le châtiment de ceux qui l'ont indignement
trahi . Cette plaie dégoûtante , que le bon goût ordonnait
de cacher à la vue , est aussila seule chose qui puisse faire
reconnaître l'ami et le compagnon d'Hercule. Quoi de plus
contraire à la beauté , que de représenter un héros se roulant
sur la terre comme un reptile ! La nature , suivant
l'expression de Buffon , a formé l'homme pour se soutenir
droit et élevé ; il est le seul des êtres vivans à qui elle ait
accordé cette prérogative. Le sculpteur doit donc lui conserver
, autant qu'il est possible , cette situation verticale ,
et faire dominer la partie supérieure de son corps sur la
partie inférieure. Il était facile ici de se conformer à celle
règle , sans diminuer en rien la force de l'expression. La
figure aurait seulement gagné du côté de la noblesse , et
c'est une qualité dont la sculpture ne saurait se passer.
M. Gois paraît avoir totalement méconnu cette vérité :
non content de nous montrer cet ulcère dans toute son
horreur , non content d'exposer à nos regards ces chairs
meustries qui débordent autour de la blessure , il a cherché
encore à exprimer l'altération que le mal a produite à la
longue sur la forme ; poury parvenir , il l'a tellement dénaturée
, qu'on croirait voir un de ces pieds écorchés que
l'on donne à copier aux élèves pour leur apprendre l'anatomie.
Cette maigreur forme une opposition choquante
avec le caractère lourd de toute la figure. Le contour est
en général dénué de finesse ; quelques parties même semblent
à peine ébauchées ; la tête est commune , et l'artiste,
en voulant lui donner de l'expression , a fait contracter les
joues de la manière la plus désagréable ; le torse , au niveau
de la poitrine , est d'une largeur démésurée , et la poitrine
y occupe un trop petit espace ; les muscles qui couvrent
les côtes sont tous de la même forme , et tous également
sentis ; enfin , pour ne pas fatiguer le public par des détails
qui ne sont pas ordinairement de son goût, je terminerai
par faire remarquer la forme peu élégante des deux mains ,
etprincipalement de la main gauche , dont les doigts sont
d'une telle grosseur par le bout , qu'il est impossible que
M. Gois ne se soit pas aperçu lui-même de cette faute.
J'en conclus qu'il a exécuté cet ouvrage avec négligence ,
et je suis persuadé que si son talent ne le portait pas vers
cette beauté idéale , qui est le sublime de l'art , il pouvait
DECEMBRE 1812 . 557
atteindre du moins à une imitation plus vraie et plus délicate
de la nature .
Je crains que mon admiration pour les chefs -d'oeuvre
antiques , et le goût que j'a pour tout ce qui est fait dans
les mêmes principes , ne m'aient entraîné dans une critique
trop dure , et ne m'ait empêché d'apercevoir les qualités
qui se trouvent peut - être dans cette statue. J'invite
donc ceux qui me liront à bien peser mes observations ,
et à ne les adopter qu'après s'être convaincus de leur justesse
devant l'ouvrage même qui en est l'objet. Je ne dissimulerai
pas que cet ouvrage a obtenu Papprobation de
quelques personnes dont l'opinion est d'un plus grand
poids que la mienne .
N° 1012. Aristée .
M. BOSIO .
« Aristée , après la mort d'Actéon , se retira dans l'île
> de Cie , de là en Sardaigne , où il enseigna les premières
> lois de la civilisation ; puis en Sicile , où il répandit les
> mêmes bienfaits . Depuis , les Grecs et les Barbares l'ho-
> norèrent comme une des premières divinités cham-
» pêtres . "
Les artistes modernes négligent beaucoup trop la partie
morale de l'art; ils ne réfléchissent pas assez avant de met- '
tre la main à l'oeuvre . Ce n'est pas ainsi que travaillaient
les anciens ; leurs statues sont aussi admirables par la
pensée que par l'exécution , et ne plaisent pas moins à
P'esprit qu'à la vue : elles séduisent l'ignorant , parce qu'elles
sont véritablement belles ; elles charment l'homme instruit ,
parce qu'elles ont le genre de beauté qui leur convient.
Tout ouvrage qui ne réunit pas ces deux qualités ne peut
mériter une entière approbation , et sera toujours regardé
comme un ouvrage imparfait .
Telles sont les réflexions que j'ai faites en voyant pour la
première fois cette statue. L'auteur ne paraît avoir considéré
Aristée que comme une divinité champêtre , et il a
cherché à lui donner le caractère que les Grecs donnaient
à ces divinités ; mais Aristée était fils d'Apollon ; il avait ,
àl'exemple de son père, porté la civilisation dans des contrées
encore sauvages , et quoiqu'il soit représenté ici dans .
un âge avancé , la noblesse et l'élégance de ses formes devaient
rappeler sa céleste origine et les bienfaits qui
l'avaient fait placer au rang des Dieux. Considéré ainsi , će
personnage offrait à l'artiste de très -grandes difficultés ;
1
558 MERCURE DE FRANCE ,
mais il avait, je crois , assez de talent pour les vaincre.
L'attitude de sa figure est simple et naturelle , toutes les
parties du corps sont balancées avec goût , et le mouvement
général a une souplesse qui plaît d'autant plus qu'on
la trouve rarement dans les statues modernes ; les détails
sont grassement modelés , et rendent parfaitement la mollesse
de la chair ; enfin la tête ne manque pas tout-à-faitde
cette noblesse qu'on voudrait trouver dans toutes les autres
parties.
La proportion trop forte de la main gauche , la forme
lourde des jambes et sur-tout de la partie inférieure du
torse , sont les défauts qui m'ont semblé les plus saillans .
Nº 1011. L'Amour lançant des traits .
L'attitude de cette figure est gracieuse, la forme élégante
et légère, et l'on reconnaît dans toutes les parties un artiste
nourri de l'étude des grands modèles et familiarisé avec la
pratique de son art. Le corps paraît court et maigre comparativement
avec les jambes , et l'on désirerait un peu
moins de roideur dans le mouvement et le dessin de toute
la figure.
N° 1010. S. M. la reine de Westphalie.
Cette statue , qui est le dernier ouvrage de M. Bosio ,
(j'en juge du moins par les pieds qui ne sont encore
qu'ébauchés ) , l'emporte, suivant moi,sur tous ceux qu'il
a offerts à cette exposition. On ne saurait trop louer la
grâce de la pose , l'heureuse disposition des ajustemens, le
mouvement agréable de la tête , et cette simplicité de style
qui était une qualité indispensable dans un portrait .
M. MARIN.
Nº 1110. Télémaque bergeretesclave chezle roiSésostris .
L'ensemble de cette statue a quelque chose de séduisant.
La tête est une imitation de l'antique , mais elle ne fait pas
disparate avec le reste ; le caractère des cuisses etdes jambes
manque un pen de finesse , mais le torse est d'une forme
pure et élégante , et la manière suave avec laquelle le
marbre est travaillé lui donne un air de vérité qui plaît à
tout lemonde, et qui obtiendrait sans restriction le suffrage
des artistes , si l'auteur , en voulant éviter la sécheresse ,
n'était tombé dans un excès contraire .
M. DUPATY.
Nº 1067. Vénus animant l'Univers .
J'ai entendu plusieurs sculpteurs assurer que cette figure
DECEMBRE 1812 . 559
était une imitation presque servile de la Vénus du Capitole ;
ils prétendaient en même tems qu'elle était d'une forme
beaucoup trop lourde. Je partage en partie cette dernière
opinion , et c'est pour cela même queje rejette la première .
Dansla Vénus du Capitole , les emmanchemens sont légers;
le torse , à l'endroit où commencent les hanches , n'a pas
toute la largeur convenable , et les seins trop rapprochés
rendent la poitrine un peu étroite : tout cela n'empêche
pas que ce ne soit un très-bel ouvrage , mais c'est précisement
le contraire de ce qu'on reproche à la statue de
M. Dupaty . On voit par la notice qu'il ne lui a pas donné
ce caractère un peu lourd sans motif. Il nous apprend qu'il
a voulu représenter la Vénus à qui Lucrèce a adressé l'invocation
de son poëme , et qui est à peu près cet être idéal
que nous appelons la nature. Cette explication peut servir
d'excuse au défaut dans lequel il esttombé; mais je pense
qu'il aurait fait un choix plus heureux , en prenant pour
modèle cette divinité que les anciens révéraient comme la
déesse de la beauté et la mère de l'Amour , et que les
poëtes ne font jamais marcher sans les jeux , les plaisirs et
les grâces . Du reste , l'attitude de sa figure est pleine
d'élégance ; le dessin a toutela pureté et toute la souplesse
qu'il soit possible de désirer , si l'on excepte les deux bras
dontles contours ne sont pas exempts de roideur; les formes
sont détaillées avec finesse , et néanmoins d'une exécution
large et moelleuse , et du plus grand goût de sculpture ;
les seins , les genoux et le passage des hanches aux cuisses
ne sont pas indignes d'être comparés aux ouvrages antiques .
Quant à la tête , la ligne du front et du nez n'est pas heureuse
, et les deux énormes touffes de cheveux dont elle est
coiffée la font paraître petite . Je blâmerai aussi l'expression :
lecatalogue me dit bien que la déesse éprouve elle-même
le sentiment qu'elle inspire; mais ce fen qu'elle communique
à l'univers est son essence , il ne doit pas faire sur elle
la même impression que sur une jeune fille qui en sentirait
P'effet pour la première fois . D'ailleurs cette tête levée vers
le ciel , ôte quelque chose à la noblesse de la figure ; les
statuaires grecs , qui sont nos maîtres , n'ont jamais donné
cemouvement aux têtes de leurs statues , que dans des
expressions violentes .
On voit que j'ai montré sans détour les fautes et les
beautés . Je ne crois pas trop dire en assurant que cette
statue fait le plus grand honneur , non-seulement à son
auteur, mais encore à notre école de sculpture .
560 MERCURE DE FRANCE ,
N° 1068. Ajax , fils d'Oïlée , bravant les Dieux .
Ce n'est pas une statue que je vois , c'est Ajax lui-même ;
c'est ce guerrier dont la force égalait l'audace , et dont
l'audace était supérieure à tous les dangers ; c'est ce héros
contempteur des Dieux , qui osa faire violence à Cassandre
dans le temple même de la déesse de la Sagesse. Comme
il s'élance sur ce rocher ! avec quelle vigueur il le saisit !
comme il est fier d'avoir triomphe du courroux de Neptune !
avec quel mépris il regarde le ciel qu'il croit avoir vaincu !
comme il le brave avecinsolence ! Ses formes sont celles d'un
homme dans toute la force de l'âge ; les travaux et les
fatigues de la guerre ont endurci ses membres , sans leur
faire rien perdre de leur élégance ; son aspect est si noble ,
si imposant , qu'au lieu de détester son action impie on est
presque tenté de l'admirer. Mais j'oublie que je dois remplir
les fonctions de critique , et non celles de panégyriste :
je m'arrête un moment , et je vais continuer mon examen ,
avec plus de sang froid .
Je ne trouve rien à reprendre dans l'ensemble de cette
figure; l'attitude est noble , vive , naturelle , et parfaitement
en situation ; je ne sais pourtant si je ne préfererais pas la
main ouverte à ce poing fermé qui n'a rien d'héroïque. Le
dessin se distingue par la fermeté , par la précision , et par
cette vigueur mesurée qui n'est pas incompatible avec la
grâce . Je me permettrai cependant quelques observations .
La forme du bras droit est assez vraie, mais elle pourrait être
d'un plus grand caractère ; la partie antérieure du torse
depuis, la poitrine jusqu'au dessous du nombril est trop
saillante; plus rentrée, elle ferait mieux sentirle mouvement
de la figure,, et lui donnerait plus d'élan . La hanche gauche
ne se lie pas bien avec les muscles du bas-ventre et des
cuisses ; les détails du genou , du même côté , sont accusés
avec un peu de dureté ; on pourrait les adoucir légèrement
sans rien diminuer de la vigueur ; enfin les deux pieds et
sur-tout le pied droit n'ont pas toute l'expression qu'ils
devraient avoir. M. Dupaty pourrait aisément faire disparaître
ces défauts , s'il exécutait un jour cette statue en
marbre . Telle qu'elle est aujourd'hui , elle lui assure un
rang distingué parmi nos meilleurs sculpteurs , et je n'en
connais aucun qui soit dans une plus belle route .
N° 1069. Son Altesse impériale Madame, mere de l'Empereur.
N° 1070. Pomone , tête d'étude en marbre .
Si M. Dupaty n'avait exposé que ces deux bustes , ils
DECEMBRE 1812 . 56
suffiraient pour donner une idée favorable de son talenter
de son goût . C'est assez en faire l'éloge que de dire qu'ils
sont dignes des deux ouvrages que je viens d'analysen
M. MILHOMME .
Nº 1124. Legénéral Hoche, mort à l'armée du Rhin et
Moselle.
Le modèle de cette statue a été sans doute exécuté dans
un tems où l'on cherchait à introduire parmi nous l'usage
adopté parles Grecs , de représenter nues les figures de leurs
héros . Cet usage était trop contraire à nos moeurs , et l'on a
été obligé d'y renoncer. M. Milhomme a eu le bon esprit
de couvrir une partie du corps par une draperie ; il a choisi
une pose simple et qui convient très -bien à un portrait ; les
ajustemens sont d'un assez bon goût ; mais les formes ne
méritent pas les mêmes eloges , elles sont pesantes et trop
carrément exprimées ; les pieds ont l'air d'appartenir à une
nature plus forte que les jambes ; la partie antérieure de la
tête est beaucoup trop forte , et la partie postérieur pêche
par le défaut contraire . Malgré ces remarques il faut convenir
que cette statue a un assez bel aspect , et que c'est un
ouvrage très-estimable .
M. CALLAMARD .
N° 1024. Hyacinthe blessé. Statue en marbre .
La tête est la partie la plus faible de cette figure , la
bouche est mal placée , et le dessin en est pauvre et incorrect.
Cependant cette faute capitale , la maigreur générale
des formes , et la proportion trop écourtée du torse , ne détruisent
pas l'impression agréable qu'on éprouve en jetant les
yeux sur cette statue. C'est qu'elle est exécutée dans de
bons principes , et que la grâce et le sentiment qui règnent
dans l'ensemble font aisément oublier ce qu'on trouve de
défectueux dans les détails . On s'aperçoit avec plaisir des
changemens heureux que l'auteur a faits à son modèle, que
l'on a vu , je crois , à la dernière exposition .
M. LEMIRE , père .
No 1099. Un enfant.
« Génie de la poésie chantantet s'accompagnant de sa
» lyre . »
Cet ouvrage n'est pas recommandable par la grandeur du
Nn
1
SEINE
562 MERCURE DE FRANCE ,
style ; on pourrait blâmer la manière un peu sèche dont les
détails de la tête sont exécutés , et quelques autres défauts
encore , mais on est séduit par un certain charme qui désarme
le critique et lui défend d'user de rigueur.
Nº 1139. Homère.
M. ROLLAND .
/
Si M. Rolland n'avait voulu représenter qu'un vieillard
`aveugle , chantant et s'accompagnant sur sa lyre , j'aurais
peu de critiques à faire de cette statue. J'avouerais avec
plaisir qu'il a imité assez fidèlementla nature, etje louerais
la connaissance parfaite qu'il a de la pratique de son art.
Je le blâmerais pourtant d'avoir choisi un sujetsi commun
et si peu digne de la sculpture . Mais ce vieillard est le plus
grand poëte qui ait jamais existé , sa réputation est établie
depuis plus de vingt siècles , sa supériorité est consacrée
par le suffrage de toutes les nations ; nous le regardons
comme le père des divinités fabuleuses , il est presque devenu
lui-même une divinité pour nous . Sa statue devait
être un monument élevé à sa gloire , une espèce d'apothéose;
çe n'était pas la forme matérielle de son corps , mais son
génie qu'il fallait nous représenter. Je ne ferai donc aucune
observation sur les détails de cette figure , dont l'ensemble
est tout-à-fait vicieux. Cependant il m'est impossible de
passer sous silence la forme commune de la tête : le front
trop étroit , les sourcils abaissés vers le nez et élevés versle
milieu , lui donnent quelque chose du caractère que l'ou
remarque dans les têtes de satyres antiques. Cette faute
est d'autantplus repréhensible que les sourcils d'un homme
qui chante , et qui chante avec expression , ont ordinairement
une direction toute contraire.
Je m'étais flatté de rendre compte en un seul article de
tous les ouvrages de sculpture les plus dignes de fixer l'attention;
mais il me reste encore un trop grand nombre
d'objets à décrire pour pouvoir remplir ma promesse, et
je suis forcé de renvoyer au prochain numéro la suite de
cet examen .
S. DELPECH.
DECEMBRE 1812 . 563
५
VARIÉTÉS .
SPECTACLES . - Théâtre-Français . - « En arrivant à
> Ispahan on me demanda , dit Scarmantado dans le récit
> de ses voyages , si j'étais pour le mouton noir ou pour le
» moutonblanc ; je répondis que cela m'était fortindifférent
» pourvu qu'il fût tendre ; on crut que je me moquais des
deux partis , et je me trouvai une violente affaire sur les
>>bras . Tel est exactement ce qui m'est arrivé : on me
demandait dans un salon si j'étais pour M. Talma ou
pour M. Geoffroy, et comme je répondis que j'étais pour
lajustice ,je manquai aussi de m'attirer une violente affaire .
Une discussion qui s'est élevée entre ces deux Messieurs ,
a partagé tout Paris ; l'un est pour l'acteur , l'autre se prononce
pour le critique , et je crois que c'est faute de
s'entendre . La discussion s'est passée dans une loge du
Théâtre- Français : or, comme M. Talma n'est dans la salle
qu'un simple spectateur , la connaissance de cette affaire
appartient , s'il y a lieu , à l'autorité qui maintient la
tranquillité publique . Deux jours après , on représentait
Rhadamiste et Zénobie : M. Talma , à son arrivée sur la
scène , fut comme à l'ordinaire accueilli par des nombreux
applaudissemens ; mais il s'y mêla deux ou trois voix
qui semblaient improuver la réception faite à notre premier
acteur tragique ; cette minorité ridicule ne produisit
d'autre effet que de décupler les applaudissemens .
Je ne puis concevoir comment un spectateur au parterre
s'attribuerait le droit de se constituer juge d'une cause qu'il
ne connaît pas , et qui de sa nature ne ressort pas de sa
juridiction.
Opéra-Comique . - Samedi dernier on a représenté à
Feydeau Marguerite de Waldemar, opéra en trois actes .
L'auteur des paroles , M. de Saint- Felix , est connu par
plusieurs succès au Vaudeville : celui de la musique ,
M. Gustave Dugason , porte un nom cher aux amateurs des
aris , puisqu'il est fils de Dugason qui fut le premier talent
comique du Théâtre- Français , et de cette actrice du même
nom, que l'on n'a pas oubliée et qu'on ne remplacera de
long-tems au théâtre de l'Opéra- Comique : cette hérédité
de talens plaît au public, qui avait accueilli l'ouvrage de
manière à ce qu'on s'attendait à le revoir le sur-lendemain ;
Nn2
564 MERCURE DE FRANCE ,
mais une forte indisposition de l'actrice chargée du rôle
principal en retarde les représentations . Espérons que le
parlerre jouira bientôt de cet ouvrage dans lequel on a
remarqué des scènes bien filées , un dialogue naturel et des
morceaux de musique qui font concevoir de grandes espépérances
du jeune compositeur.
Vaudeville .-Bayard page , tel est le titre d'un vaudeville
nouveau de MM. Théaulon et Dartois . On trouve
dans cet ouvrage , qui a en du succès , un plan assez faible,
mais de jolis couplets; point de situations comiques, mais
des rôles faits pour les acteurs et sur-tout pour une actrice .
L'acteur chargé du rôle de Bayard représente ce personnage
avecune chaleur forcée et des gestes précipités qui semblent
plutôt produits par des affections nerveuses que par la
noble impatience d'un jeune héros . A la première représentation
, les avis étaient assez partagés : l'un applaudissait
, l'autre improuvait; mais à la seconde l'ouvrage a été
généralement applaudi. Cependant on avait commencé le
spectacle par M. Guillaume ; cet excellent vaudeville , ou
plutôt cette jolie comédie , loin de rendre le public exigeant,
f'avait disposé à l'indulgence . Ah ! Messieurs les auteurs de
Bayard , quand nous donnerez -vous un vaudeville comme
M. Guillaume ? B.
On annonce , comme devant paraître incessamment , un
ouvrage qui a pour objet de prouver que l'histoire de
France n'a été considérée jusqu'à ce jour comme une mine
stérile pour la poésie et les beaux-arts que parce que la
poésie et les beaux-arts n'y furent long-tems conduits que
par des guides timides et saus expérience . Les personnes
qui ont entendu des morceaux de cet ouvrage en disent
beaucoup de bien ; il est intitulé : la Gaule poétique , ou
l'Histoire de France considérée dans ses rapports avec la
poésie et les beaux- arts . M. de Marchangy, en signalant
au pinceau du peintre , à la lyre du poëte les évènemens et
les hommes dignes de grands souvenirs , montre par de
nombreux exemples que c'est moins la stérilité de la matière
que la stérilité de l'ouvrier qui nous a long-tems fait
mettre l'ingratitude du sujet à la place de l'impuissance de
ceux qui ont essayé de le traiter. Ce n'était pas notre his
toire qui manquait de richesses , mais le génie qui manquait
aux Chapelain , aux Scudery , aux Lemoine , aux
DECEMBRE 1812 . 565
Saint-Didier , et à toute cette légende épique de rimeurs
dont les volumineux alexandrins sont justement oubliés
depuis long-tems . Un intérêt toujours croissant avec les
évènemens qui préparent et fondent la gloire de la monarchie
française , tel est le caractère distinctif de l'ouvrage
de M. de Marchangy , et s'il est vrai , comme on l'assure ,
que cet ouvrage est écrit d'un style pompeux sans enflure ,
énergique sans néologisme , et figuré sans prétention , le
succès ne peut en être douteux:
SOCIÉTÉS SAVANTES.
Extrait du procès-verbal de la séance publique , tenue le
16 août 1812 , à Châlons-sur-Marne , par la Société
d'Agriculture , Commerce , Sciences et Arts du département
de la Marne.
La Société avait proposé pour sujet de prix la question suivante :
• Quels seraient les moyens d'accroître , dans le département de
› la Marne , la fabrication de ses chanvres , dont la majeure partie
» s'exporte brute ? Quels genres de fabrication seraient les plus
> avantageux ? »
Aucun des Mémoires envoyés n'a rempli le voeu de la Société : il
en est unnéanmoins qui lui a paru mériter une attention particulière.
Ce Mémoire a pour épigraphe : Fils , tissure , cordages . L'auteur
offre sur chacune de ces parties des observations intéressantes : seulement
on aurait désiré plus de développement et de méthode.
Convaincue qu'il serait très-avantageux au département de la
Marne , renommé pour la quantité et la qualité de ses chanvres , d'y
voir multiplier les fabriques en ce genre , et ne désespérant pas d'obtenir
une solution complète , la Société juge à propos de renouveler
la même question : elle double le prix qui sera une médaille d'or de
quatre cents francs .
Elle invite les auteurs à développer leurs idées sur les divers moyens
qui peuvent tendre au perfectionnement , soit des fils , soit de la
tissure , soit de la corderie ; sur ceux qui seraient propres à multiplier
le nombre des fileuses et des fabricans isolés , à provoquer et à
faciliter l'établissement de grandes fabriques , et à favoriser l'écoulement
de leurs produits . Ils auront par conséquent à suivre , d'une
manière distincte , le développement de chacune des branches d'industrie
dont le chanvre est la matière première.
566 MERCURE DE FRANCE , DECEMBRE 1812 .
La Société décernera en 1814 une médaille d'or de 200 francs , à
l'auteur qui aura le mieux traité cette question : 1
«Déterminer approximativement l'importance du débouché qu'of-
> fraient à la vente des laines en France , il y a un demi-siècle , la
> fabrication et l'usage des tentures et tapisseries d'étoffes dans toutes
→ les classes de la Société. Exposer et déterminer pareillement la
> diminution progressive qu'a éprouvée ce débouché par suite de la
> faveur et de l'usage presque général des papiers peints employés
> comme tentures des appartemens. Comparer analytiquement, et
> sous tous les points de vue , ces deux branches d'industrie ; et , si
> la première est reconnue digne d'un très - grand intérêt sous les
> rapports essentiels de l'agriculture , du commerce , de l'économie
> publique et privée , et même des arts du dessin , présenter les
moyens d'encouragement propres à la relever et à la faire pros.
> pérer dans la mesure de l'intérêt général le mieux entendu . >
Les Mémoires devront être parvenus , francs de port , au Secrétaire
de la Société , à Chalons - sur-Marne , avant le 1er juillet de
l'année à laquelle ils appartiendront. Aux Mémoires sera joint un
billet cacheté contenant , avec le non et l'adresse de l'auteur , une
épigraphe ou sentence qui sera mise aussi à la tête des ouvrages envoyés
au concours .
:
POLITIQUE.
La Gazette de Francfort a publié des nouvelles récentes
de Constantinople. Leur substance offre de l'intérêt. Le
grand-seigneur sévit avec vigueur contre les divers gouverneurs
rebelles ; son armée à Schumla se fortifie tous les
jours ; lui-même va passer l'hiver au milieu de son camp ,
chose qu'on n'a pas vue depuis des siècles . Un des négociateurs
de Bucharest , le prince Morosi , a été décapité ;
deux autres envoyés en exil . Des discussions très-vives ont
eu lieu récemment entre la Porte et la nouvelle ambassade
russe , pour une rixe dans laquelle des Musulmans en sont
venus aux mains à Sistow avec des prisonniers russes .
549 Russes sont restés sur la place. La rixe provenait de
l'enlèvement de deux filles turques ; la Porte n'a point encore
fait droit aux réclamations de l'ambassadeur de Russie .
Les échecs éprouvés par les troupes américaines sur les
frontières du Haut-Canada , n'ont porté le découragement
dans aucune classe des citoyens des Etats-Unis. Les élections
sont commencées , ettout annonce que M. Madisson , qui a
voulu la guerre pour soutenir l'honneur du pavillon américain
et l'indépendance du territoire , sera réélu et pourra
achever sa glorieuse entreprise : déjà l'état de Virginie a réuni
ses voix en sa faveur . Le président a adressé au Sénat et à la
chambre des représentans , au moment de leur réunion ,
unmessage de la plus haute importance , dans lequel il
donne , et pour la déclaration de la guerre , et pour sa continuation
vigoureuse , les motifs puisés dans la véritable
politique et dans les plus chers intérêts des Etats-Unis . Il
y fait le tableau des difficultés et des vicissitudes inhérentes
à l'état de guerre dans lequel les Etats -Unis ont été engagés
malgré eux par la persévérance d'une puissance étrangère,
dans son système d'injustice et d'agression ; il ne dissimule
point les revers essuyés ; il en indique les causes et
fait connaître les moyens qu'a le gouvernement de les réparer
. Sur les côtes et sur l'Océan , la guerre a été heureuse;
le commerce américain a fait de riches prises . Des communications
ont été faites à la Grande-Bretagne sur l'objet
principal de la contestation actuelle ; il faut en attendre le
568 MERCURE DE FRANCE ,
résultat , et il serait imprudent de se relâcher en aucune
manière dans les mesures prises contre l'Angleterre. Tel
est l'esprit qui règne dans le message du président ; tel est
aussi celui qui anime l'Amérique , et déjà la tournure que
prennent les élections en offre une preuve évidente .
Les dernières lettres d'Espagne reçues à Londres ont
appris que lord Wellington s'était retiré le 23 novembre à
Fuenta-Guinaldo . Le maréchal Soult suivait l'armée anglaise
dans son mouvement rétrograde . On ignorait les
dispositions ultérieures de lord Wellington ; il était évident
qu'elles seraient subordonnées à celles du maréchal
français , qui déjà menace Ciudad-Rodrigo . Le général Ellio
avait été nommé en Andalousie à la place de Ballasteros ,
envoyé à Ceuta , malgré ses réclamations réitérées , pour
s'être montré plus Espagnol qu'il ne convenait aux Anglais
armés pour la cause de l'Espagne. La maladie avait cessé à
Carthagène . L'expédition si fastueusement et si inutilement
annoncée d'Alicante se dirigeait du côté de Valence ; lord
William Bentinck était attendu de Sicile avec un renfort.
Le maréchal duc d'Albufera attend de pied ferme le général
Maitland , s'il commande encore, ou son successeur , si
son irrésolution et sa faiblesse l'ont fait destituer , comme
on l'a précédemment annoncé .
Le parlement assemblé ne s'est encore occupé, après la
délibération accoutumée relative à l'adresse, que des moyens
d'exprimer à lord Wellington la reconnaissance qui lui est
due pour ses services. Les débats ont offert peu d'intérêt.
L'opposition n'a contesté ni les talens , ni les services , ni
les qualités qui distinguent le noble lord; mais elle a demandé
quels résultats avait obtenus lord Wellington ,
d'abord en pénétrant en Espagne , et en second lieu , en y
revêtant la dictature sous le nom de commandant général
des forces espagnoles. Elle a vu lord Wellington obtenir
un avantage à Salamanque , en perdre le fruit à Burgos ,
manquer l'occasion d'empêcher la réunion des Français ,
reculer devant cette armée de Portugalqu'il disait anéantie,
et rentrer dans les mêmes lignes de Portugal , dont il n'est
sorti que lorsque le manque de vivres en éloigna les troupes
françaises . L'opposition a donc demandé si le moment était
bien choisi pour décerner une récompense nationale à lord
Wellington . Cependant la motion a été adoptée , etune
somme de 100,000 livres sterlings a été votée en faveur
de lord Wellington , à placer en fonds de terre aux
conditions qui seront énoncées dans le bill qui constitue
DECEMBRE 1812 . 569
cette dotation. Dans cette discussion les partisans de la
motion ont singulièrement insisté sur l'utilité de suivre
l'exemple de l'Empereur des Français relativement aux récompenses
et aux dotations qu'il accorde à ses généraux , et
il est à remarquer que c'est en s'étayant de l'autorité de ce
grand nom que M. Canning a triomphe de sir Francis Burdett
et d'une opposition qui se montrait assez peu libérale
à l'égard de lord Wellington.
Le Moniteur a publié les rapports successifs de S. Exc .
le maréchal Jourdan , au Ministre de la Guerre , duc de
Feltre , sur la marche des armées du centre et du midi
pour opérer leur jonction avec celle de Portugal , el contraindre
les Anglais à accepter le combat ou à se retirer ,
dernier parti que leur situation leur a démontré le plus
prudent. L'ensemble de ces mouvemens est connu par la
lettre de S. M. C. , dont nous avons publié le texte : il en
est de même des rapports du chef de l'état-major de l'armée
de Portugal , qui a adressé les détails des événemens
connus par les lettres des généraux Souham et Caffarelli .
Ces détails excèdent de beaucoup les bornes de l'analyse
des évenemens hebdomadaires mis ici sous les yeux du
lecteur: nous nous bornerons à en indiquer les résultats
principaux.
Les instructions du roi et du ministre de la guerre ont été
exécutées avecun ensemble, une harmonie et une exactitude
qui étaient nécessaires pour en assurer le succès : le général
Caffarelli a secondé de tous ses moyens l'armée de Portugal
, qui par la célérité de ses mouvemens a opéré la
jonction désirée ; les mouvemens des troupes ont eu toute
la rapidité que comportent les forces de l'homme ; des
obstacles naturels , très - difficiles , ont été franchis avec
autant d'intrépidité que de bonheur. Les Anglais avaient
détruit onze ponts dans leur retraite : de hardis nageurs ont
plus d'une fois préparé et assuré le passage des colonnes .
Des Français nuds ont attaqué et mis en fuite des Anglais
retranchés . Depuis la bataille de Salamanque , jusqu'au
lieu de sa retraite , on peut évaluer la perte des Anglais à
15000 hommes .
Les événemens que nous venons de retracer ont une
importance qui les rendait assurément très - dignes de fixer
l'attention publique ; mais elle était toute entière portée
sur cette autre partie du vaste théâtre de la guerre où l'on
savait la Grande-Armée , et le prince inséparable de ses
périls comme de sa gloire , occupés à surmonter des obs
570 MERCURE DE FRANCE ,
tacles , qui ne pouvaient être envisagés de sang-froid que
par elle , et qui n'ont pas été au-dessus de son intrépidité ,
de sa patience , de son dévouement , et du nouveau genre
d'héroïsme dont il lui était réservé de donner l'exemple.
Depuis la publication du 28° Bulletin, aucun rapport officiel
n'avait paru sur la marche de l'Empereur. Les nouvelles
de Wilna et de Varsovie , soigneusement recueillies ,
en indiquaient les points principaux, en faisaient connaître
les progrès , et quelques circonstances intéressantes ;
on savait que l'Empereur arrivait au point où il devait
trouver les corps restés sur les fleuves qu'il avait franchis ,
et les secours dont son armée avast besoin ; mais la sollicitude
publique attendait , avec une impatience inexprimable
, les détails de cette marche audacieuse à-la-fois et
nécessaire , où la Grande - Armée a en contr'elle tous les
élémens , tous les dangers et tous les besoins , et pour elle
son courage et l'EMPEREUR. Le 29º Bulletin a paru : voici
ce grand monument historique sur lequel vivront éternellementgravés
les noms glorieux de ceux qui ont eu le bonheur
de seconder la fortune de leur auguste prince , dans
la situation critique où son génie a triomphe de la fortune
elle-même .
29º BULLETIN DE LA GRANDE-ARMÉE .
Molodetschno , le 3 décembre 1812.
Jusqu'au 6 novembre le tens a été parfait , et le mouvement de
l'armée s'est exécuté avec le plus grand succès. Le froid a commencé
le 7 ; dès ce moment , chaque nuit nous avons perdu plusieurs
taines de chevaux qui mouraient au bivouac. Arrivés à Smolensk ,
nous avions déjà perdu bien des chevaux de cavalerie et d'artillerie.
cen-
L'armée russe de Volhynie était opposée à notre droite. Notre
droite quitta la ligne d'opération de Minsk , et prit pour pivotde ses
opérations la ligne de Varsovie. L'Empereur apprit à Smolensk , leg ,
ce changement de ligne d'opérations , etprésuma ce que ferait l'ennemi.
Quelque dur qu'il lui parût de se mettre en mouvement dans
une si cruelle saison , le nouvel état des choses le nécessitait. Il espérait
arriver à Minsk , ou du moins sur la Beresina . avant l'ennemi ;
il partit le r3 de Sinolensk ; le 16 il coucha à Krasnoi. Le froid . qui
avait commencé le 7. s'accrut subitement , et , du 14 au 15 et an
16 , le thermomètre marqua 16 et 18 degrés au-dessous de glace.
Les chemins furent couverts de verglas ; les chevaux de cavalerie
d'artillerie , de train périssaient toutes les nuits , non par centaines
mais par milliers , sur-tout les chevaux de France et d'Allemagne.
Plus de 30,000 chevaux périrent en peu de jours ; notre cavalerie se
trouva toute à pied ; notre artillerie et nos transports se trouvaient
sans attelage. Il falut abandonner et détruire une bonne partie de
nos pièces et de nos munitions de guerre et de bouche.
DECEMBRE 1812 . 571
Cette armée , si belle le 6. était bien différente dès le 14 , presque
sans cavalerie , sans artillerie , sans transports . Sans cavalerie , nous
ne pouvions pas nous éclairer à un quart de lieue ; cependant , sans
artillerie , nous ne pouvions pas risquer une bataille et attendre de
pied ferme ; il fallait marcher pour ne pas être contraint à une bataille
que le défaut de munitions nous empêchait de désirer ; il fallait
occuper un certain espace pour ne pas être tournés , et cela sans cavalerie
qui éclairât et liat les colonnes. Cette difficulté , jointe à un
froid excessif subitement venu , rendit notre situation fâcheuse . Les
hommes que la nature n'a pas trempés assez fortement pour être audessus
de toutes les chances du sort et de la fortune ,parurent ébranlés
, perdirent leur gaité , leur bonne humeur , et ne rêvèrent que
malheurs et catastrophes ; ceux qu'elle a créés supérieurs à tout ,
conservèrent leur gaité et leurs manières ordinaires , et virent une
nouvelle gloire dans des difficultés différentes à surmonter.
L'ennemi qui voyait sur les chemins les traces de cette affreuse
calamité qui frappait l'armée française , chercha à en profiter. Il enveloppait
toutes les colonnes par ses Cosaques , qui enlevaient, comme
les Arabes dans les déserts , les trains et les voitures qui s'écartaient ,
Cetteméprisable cavalerie , qui ne fait que du bruit et n'est pas capable
d'enfoncer une compagnie de voltigeurs , se rendit redoutable
å la faveur des circonstances. Cependant l'ennemi eut à se repentir
de toutes les tentatives sérieuses qu'il voulut entreprendre; il fut
culbuté par le vice- roi au-devant duquel il s'était placé , et il y perditbeaucoup
de monde.
Le duc d'Elchingen qui , avec trois mille hommes , faisait l'arriènegarde
, avait fait sauter les remparts de Smolensk. Il fut cerné et se
trouva dans une position critique : il s'en tira avec cette intrépidité
qui le distingue. Après avoir tenu l'ennemi éloigné de lui pendant
toute la journée du 18 , et l'avoir constamment repoussé , à la nuit il
fit un mouvement par le flanc droit , passa le Borystène et déjoua
tous les calculs de l'ennemi . Le 19 , l'armée passa le Borystène à
Orza , et l'armée russe fatiguée , ayant perdu beaucoup de monde
cessa là ses tentatives .
,
L'armée de Volhynie s'était portée dès le 16 sur Minsk et marchait
sur Borisow. Le général Dombrowski défendit la tête de pont de
Borisow avec 3000 hommes. Le 23 , il fut forcé , et obligé d'évacuer
cette position. L'ennemi passa alors la Beresina , marchant sur
Bobr ; la division Lambert faisait l'avant-garde. Le 2e corps , commandé
par le duc de Reggio , qui était à Tscherein, avait reçu l'ordre
de se porter sur Borisow pour assurer à l'armée le passage de la Beresina
. Le. 24 , le duc de Reggio rencontra la division Lambert à 4
lieues de Borisow , l'attaqua , la battit , lui fit 2000 prisonniers , lui
prit six pièces de canon . 500 voitures de bagages de l'armée de
Volhynie , et rejeta l'ennemi sur la rive droite de la Beresina. Le
général Berkeim , avec le 4e de cuirassiers , se distingua par une belle
charge. L'ennemi ne trouva son salut qu'en brûlant le pont quia plus
de 300 toises .
Cependant l'ennemi occupait tous les passages de la Beresina :
cette rivière est large de 40 toises , elle charriait assez de glaces ;
mais ses bords sont couverts de marais de 300 toises de long , ce qui
la rend un obstacle difficile à franchir.
572 MERCURE DE FRANCE ,
Le général ennemi avait placé ses 4 divisions dans différens débouchés
où il présumait que l'armée française voudrait passer.
Le 26 , à la pointe du jour , l'Empereur , après avoir trompé l'ennemi
par divers mouvemens faits dans lajournée du 25 , se porta sur
le village de Studzianca , et fit aussitôt , malgré une division ennemie
et en sa présence , jeter deux ponts sur la rivière. Le duc de Reggio
passa , attaqua l'ennemi et le mena battant deux heures ; l'ennemi se
retira sur la tête de pont de Borisow. Le général Legrand , officier du
premier mérite , fut blessé griévement , mais non dangereusement.
Toute la journée du 26 et du 27 l'armée passa.
Le duc de Bellune , commandant le ge corps , avait reçu ordre de
suivre le mouvement du due de Reggio , de faire l'arrière- garde et
de contenir l'armée russe de la Dwina qui le suivait. La division Partonnaux
faisait l'arrière -garde de ce corps . Le 27 à midi , le duc de
Bellune arriva avec deux divisions au pont de Studzianca .
La division Partounaux partit à la nuit de Borisow . Une brigade de
cette division qui formait l'arrière-garde, et qui était chargéede brûler
les ponts . partit à 7 heures du soir ; ellę arriva entre 10 et 11 heures ;
elle chercha sa première brigade et son général de division qui étaient
partis deux heures avant , et qu'elle n'avait pas rencontrés en route.
Ses recherches furent vaines ; on conçut alors des inquiétudes . Tout
ce qu'on a pu connaitre depuis , c'est que cette première brigade ,
partie à 5 heures , s'est égarée à 6 , a pris à droite au lieu de prendre
à gauche , et a fait deux ou trois lieues dans cette direction , que dans
la nuit et transie de froid , elle s'est ralliée aux feux de l'ennemi ,
qu'elle a pris pour ceux de l'armée française ; entourée ainsi , elle
aura été enlevée. Cette cruelle méprise doit nous avoir fait perdre
2000 hommes d'infanterie , 300 chevaux et trois pièces d'artillerie.
Des bruits couraient que le général de division n'était pas avec sa
colonne et avait marché isolément.
Toute l'armée ayant passé le 28 au matin , le duc de Bellune gardait
la tête de pont sur la rive gauche ; le due de Reggio , et derrière
lui toute l'armée , était sur la rive droite .
Le
Borisow ayant été évacué , les armées de la Dwina et de Volhynie
communiquèrent; eiles concertèrent une attaque. Le28 , à la pointe
du jour . le duc de Reggio fit prévenir l'Empereur qu'il était attaqué;
une demi-heure après , le duc de Bellune le fut sur la rive gauche ;
l'armée prit les armes . Le duc d'Elchingen se porta à la suite du duc
deReggio , et le duc de Trévise derrière le duc d'Elchingen.
combat devint vif ; l'ennemi voulut déborder notre droite ; legénéral
Doumerc , commandant la 5e division de cuirassiers , et qui faisait
partiedu 2e corps resté sur la Dwina , ordonna une charge de cavalerie
aux 4º et 5e régimens de cuirassiers , au moment où la légion
de la Vistule s'engageait dans des bois pour percer le centre de l'envemi,
qui fut culbuté et mis en déroute. Ces braves cuirassiers enfoncèrent
successivement six carrés d'infanterie et mirent en déroute la
cavalerie ennemie , qui venait au secours de son infanterie : 6000 prisonniers
, 2 drapeaux et 6 pièces de canon tombèrent en notre pouvoir.
De son côté , le duc de Bellune fit charger vigoureusement l'ennemi
, le battit , lui fit 5 à 600 prisonniers et le tint hors de la portée du
DECEMBRE 1812 . 573
canon du pont. Le général Fournier fit une belle charge de cavalerie.
Dans le combat de la Beresina . l'armée de Volhynie a beaucoup
souffert . Le duc de Reggio a été blessé ; sa blessure n'est pas dangereuse
; c'est une balle qu'il a reçue dans le coté .
,
Le lendemain 29 , nous restames sur le champ de bataille . Nous
avions à choisir entre deux routes : celle de Minsk et celte de Wilna .
La route de Minsk passe au milieu d'une forêt et de marais incultes
et il eût été impossible à l'armée de s'y nourrir. La route de Wilua ,
au contraire . passe dans de très-bons pays . L'armée , saus cavalerie ,
faible en munitions , horriblement fatiguée de cinquante jours de
marche trainant à sa suite ses malades et les blessés de tant de combats
, avait besoin d'arriver à ses magasins . Le 30, le quartier-général
fut à Plechnitsi , le 1er décembre à Slaiki , et le 3 à Molodetschno
. où l'armée a reçu les premiers convois de Wilna .
Tous les officiers et soldats blessés , et tout ce qui est embarras ,
bagages , etc. , ont été dirigés sur Wilna .
Dire que l'armée a besoin de rétablir sa discipline , de se refaire
de remonter sa cavalerie , son artillerie et son matériel , c'est le
résultat de l'exposé qui vient d'être fait . Le repos est son premier
besoin . Le matériel et les chevaux arrivent . Le général Bourcier a
déjà plus de vingt mille chevaux de remonte dans différens dépôts .
L'artillerie a déjà réparé ses pertes. Les généraux , les officiers et les
soldats ont beaucoup souffert de la fatigue et de la disette . Beaucoup
ont perdu leurs bagages par suite de la perte de leurs chevaux ; quelques
-uns par le fait des embuscades des Cosaques. Les Cosaques ont
pris nombre d'hommes isolés , d'ingénieurs géographes qui levaient
les positions , et d'officiers blessés qui marchaient sans précaution ,
préférant courir des risques plutôt que de marcher posément et dans
des convois.
Les rapports des officiers -généraux commandant les corps , feront
connaître les officiers et soldats qui se sont le plus distingués , et les
détails de tous ces mémorables événemens .
Dans tous ces mouvemens , l'Empereur a toujours marché au milieu
de sa Garde , la cavalerie commandée par le maréchal duc d'Istrie ,
et l'infanterie commandée par le duc de Dantzick . S. M. a été satisfaite
du bon esprit que sa Garde a montré ; elle a toujours été prête
à se porter par-tout où les circonstances l'auraient exigé ; mais les
circonstances ont toujours été telles que sa simple présence a suffi
et qu'elle n'a pas été dans le cas de donner.
Leprince de Neuchâtel , le grand- maréchal , le grand-écuyer et
tous les aides -de-camp et les officiers militaires de la maison de l'Empereur
, ont toujours accompagné S. M.
Notre cavalerie était telleinent démontée , que l'on a pu réunir les
officiers auxquels il restait un cheval , pour en former quatre compaguies
de 150 hommes chacune. Les généraux y faisaient les fonctions
de capitaines , et les colonels celles de sous-officiers . Cet escadron
sacré , commandé par le général Grouchy et sous les ordres
du roi de Naples , ne perdait pas de vue l'Empereur dans tous les
mouvemens .
La santé de S. M. n'a jamais été meilleure.
574 MERCURE DE FRANCE ,
Après cet imposant récit que l'historien devra transcrire
pour être éloquent et vrai , tant la dignité du narrateur a su s'élever
à la hauteur de l'évènement , nous sera - t-il permis de
mettre sous les yeux du lecteur quelques réflexions extraites
d'une correspondance du nord , où nous avons toujours
trouvé des renseignemens exacts , et des notions remarquables
?
Il est évident aujourd'hui , que les dispositions des Russes
étaient combinées pour arrêter la marche de la grande armée
vers ses quartiers d'hiver : ce plan était grandement
conçu , mais l'exécution en était d'autant plus difficile qu'elle
devait avoir lieu devant le plus grand capitaine connu , et la
première de toutes les armées. Tout était calculé pour que
l'Empereur trouvât aux points indiqués les corps qui devaient
lui donner la main. Ces corps sont réunis à l'armée ; et déjà
au-delà du Niemen on sait être en pleine marche , les corps
du prince de Scharzemberg et du générai Reynier retardés
par les deux victoires qu'ils ont remportées , et qui leur
rouvrent les communications ; les divisions Durutte et la
Grange , un corps de réserve aux ordres du général Loison
, la division Napolitaine , tous les bataillons de marche
de la garde impériale , tous ceux dirigés sur les divisions de
la grande armée auxquelles ils appartiennent , les corps
autrichiens , bavarois et saxons , depuis long-tems mis en
mouvement par ordre de leurs souverains ; voilà les nouvelles
forces régulières qui viennent appuyer l'armée , sans
compter celles qui peuvent sortir des garnisons qu'elles occupent
sur toute la ligne des opérations , et celles que la
prévoyance tient surpied et en réserve sur des points moins
rapprochés du théâtre de la guerre . Les Russes ont devant
enx ces forces redoutables , maîtresses de toute l'ancienne
Pologne , appuyées par les frontières autrichiennes , et par
la ligne des places fortes de la côte : derrière eux est le
désert immense que leur barbarie dévastatrice a établi entre
Ja Dwina et Moscou . Le secret de leur force véritable a dû
être connu du moment où le général Kutusow s'est arrêté ,
et s'est jugé hors d'état d'inquiéter la marche de l'Empereur,
Vivre dans un pays dévasté leur est impossible , attaquer
l'armée française réunie l'est bien plus encore : il doit donc
être démontré que le but essentiel est rempli , et que les
quartiers assignés à l'armée vont être tranquillement occupés
par elle , dans un pays où elle a retrouvé une population
immense liée à sa cause , et tous les moyens réparateurs
qui lui étaient ménagers , moyens dont elle est déjà
DECEMBRE 1812 . 575
en possession , au moment où l'empire qui la contemple ,
compense avec admiratiou , ses sacrifices et sa gloire .
S....
ANNONCES .
Histoire de la Décadence et de la Chute de l'Empire romain , traduite
de l'anglais d'Edouard Gibbon . Nouvelle édition , entièrement
revue et corrigée ; précédée d'une notice sur la vie et le caractère de
Gibbon ,et accompagnée de notes critiques et historiques , relatives ,
pour la plupart , à l'histoire de la propagation du christianisme ; par
M. F. Guizot . Treize vol. in - 8º . Troisième livraison , composée des
tones VII , VIII , IX et X , quatre vol . in- 8°. Prix , 28 fr . , et 34 fr .
franc de port. La quatrième et dernière livraison , trois volumes ,
paraîtra dans le courant de février prochain . Prix des dix premiers
volumes br. 70 fr . , et 85 fr. franc de port. Chez Maradan , libraire ,
rue des Grands- Augustins , nº 9 .
Extrait du Cours de Zoologie du Muséum d'histoire naturelle sur
les animaux sans vertèbres ; présentant la distribution et la classification
de ces animaux , les caractères des principales divisions etune
simple liste des genres , à l'usage de ceux qui suivent ce cours ; par
M. Delamarck , professeur de zoologie au Muséum d'histoire naturelle
; etc. In- 8°. Prix , 2 fr . 50 c . , et 3 fr. franc de port. Chez
d'Hautel , libraire , rue de la Harpe , nº 80 .
Seconde guerre de Pologne , ou Considérations sur la paix publique
du continent , et sur l'indépendance maritime de l'Europe ; par
M. M. de Montgaillard. Un vol. in- 80 . Prix , 5 fr . , et 6 fr . 25 c.
franc de port. Chez Lenormant , impr. - libr . , rue de Seine , nº 8 .
Veillées poétiques et morales ; par M. Baour de Lormian . Seconde
édition , revue , corrigée , et considérablement augmentée. Un vol.
in-18 , papier grand- raisin . orné de quatre jolies figures et d'un frontispice
gravé. Prix , 3 fr . 5oc. , et 4 fr. franc de port. Chez Brunot-
Labbe , libraire de l'Université impériale . quai des Augustins , nº 33 .
Le Cabinet des Enfans , ou le Marchand de joujoux moraliste , traduit
de l'anglais . Un vol . in- 18 , orné de jolies gravures en tailledouce.
Prix,, avec les figures en noir . I fr . 50 c . et 1 fr . 90 e.
franc de port ; et avec les planches soigneusement coloriées , 2 fr . ,
et 2 fr: 40 c. franc de port . A la librairie d'Education et de Jurisprudence
d'Alexis Eymery , rue Mazarine , nº 30 .
Etrennes Lyriques . ( XXIIe Année . ) Publiées par Charles Malo.
Un vol . in-18 , orné d'une jolie gravure et d'un titre gravé . Prix ,
2 fr . , et 2 fr . 50 c. frane de port. Chez Yamt , rue Saint- Jacques ,
n° 56 ; Dentu , Palais -Royal , galeries de bois ; A. Eymery , rue Mazarine
, nº 30 ; Pillet , rue Christine , nº 5 .
Nous rendrous compte de ce recueil dans un de nos prochains
numéros .
576 MERCURE DE FRANCE , DECEMBRE 1812.
Contes de Wieland et du baron de Ramdorh, traduits de l'allemand
par M*** , suivis de deux contes russes et d'une anecdote historique.
Deux vol. in- 12. Prix , 4 fr . 50 c . , et 5 fr . 40 c. franc de port. Chez
Fr. Schoell , libraire , rue des Fossés - Montmartre , nº 14.
Marie de Valmont , par Mlle Augustine Degotty. Un vol. in-13.
Prix . 2 fr . 25 c. , et 2 fr. 75 c. franc de port. Chez Maradan , libr. ,
rue des Grands-Augustins , nº 9 .
Epîtres à une femme sur la Conversation ; suivies de poésies fugitives
; par Mme de Vannoz , née Sivry . Un vol. in-18 . Seconde édition
. revueet corrigée . Prix , 3 fr . , et 3 fr. 50 c. franc de port.
Chez Michaud frères , libraires , rue des Bons-Enfans , nº 34 .
Fanny , ou Mémoires d'une jeune orpheline et de ses bienfaiteurs ;
roman traduit de l'anglais de miss Edgeworth , auteur de la Mèro
intrigante et de l'Ennui , ou Mémoires du comte de Glenthorn , par
R. Durdent . Quatre vol. in - 12 . Prix , 9 fr .. et 11 fr . 25 c. franc de
port. A la librairie française et étrangère de Galignani , rue Vivenne.
Incessament nous rendrons compte de cet ouvrage qu'on dit
avoir eu un grand succès en Angleterre.
MUSIQUE. - Mélange pour la harpe sur différens thêmes favoris
tirés des opéras du célèbre Monsigny . et dédiés à l'Auteur , par
Charles Bochsa fils , op. 39. Prix , 4 fr. 50 c . Chez Carli , éditeur ,
marchand de musique , cordes de Naples , et librairie italienne , péristyle
du Théâtre Favart , côté de la rue Marivaux.
Non temer. Duo chanté par M. et Mme Barilli dans Giannina
et Bernardone , musique de Cimarosa . Prix , 4 fr. 50. Chez le même.
Avis aux anciens abonnés de la Décade philosophique ,
politique et littéraire .
Un littérateur se dispose à publier , en deux volumes in- 8º . une
Table de ce Journal , divisée en deux parties , l'une politiqueet
l'autre littéraire. Cette Table a le double avantage d'offrir l'ordre
méthodique et alphabétique pour les ouvrages , et l'ordre alphabétique
pour les noms des auteurs avec des numéros qui rénvoyent aux
ouvrages .
Le prix des deux volumes sera de 12 francs .
On souscrit ,en attendant , chez D. Colas , imprimeur du Meroure
. et libraire , rue du Vieux- Colombier , nº 26 .
Quand le nombre des souscripteurs sera suffisant , on commencera
l'impression des deux volumes .
Les
LE MERCURE parait le Samedi de chaque semaine , par Cahier
de trois feuilles . Le prix de la souscription est de 48 fr. pour
l'année ; de 24 fr. pour six mois ; et de iz fr. pour trois mois ,
frane de port dans toute l'étendue de l'empire français.
lettres relatives à l'envoi du montant des abonnemens . les livres ,
paquets , el tous objes dont l'amonce est demandée , doivent être
adressés , franes de port , an DIRECTEUR GÉNÉRAL du Mercure de
France , rue Hautefeuille , N° 23 .
SEINE
MERCURE
DE FRANCE.
N° DXCVII . - Samedi 26 Décembre 1812 .
1
AVIS .
Nous avons reconnu qu'il était presque impossible de consacrer ,
dans le Mercure , un espace suffisant à la Littérature étrangère : notre
intention est donc de séparer cette partie , d'en composer une Feuille
périodique entièrement distincte .
Ce nouveau Journal formera une espèce d'appendice du Mercure
de France ; il le complétera , en fera le Répertoire des Littératures de
tous les pays .
Il aura pour titre :
de
MERCURE ÉTRANGER , ou Annales de la Littérature étrangère .
Donner aux Français une connaissance , aussi complète qu'il sera
possible . de la littérature de tous les pays . et sur- tout de celle
nos voisins les Espagnols , les Italiens ,les Allemands ,les Anglais ,
tel sera le principal objet de cette nouvelle Feuille périodique . On ne
peut plus , aujourd'hui , prétendre au titre d'homme de lettres , si
l'on ne possède la statistique littéraire non-seulement de la France ,
mais de l'Europe .
Chaque numéro du Mercure étranger contiendra :
1º. Des Mélanges ou morceaux de poésie et de prose , traduits soit
des langues espagnole , portugaise , italienne , russe , suédoise , hollandaise
, anglaise , soit même de l'arabe, du persan, du grec moderne,
enfin des langues orientales . Nous donnerons parfois , le texte
même de quelques morceaux écrits dans l'une ou l'autre des langues
étrangères de l'Europe , avec la traduction en regard .
.
Nous aurons soin d'insérer fréquemment . peut-être même dans
tous les numéros du Mercure étranger , la traduction de quelque
00
578 MERCURE DE FRANCE ,
Conte ou Nouvelle. On sait que les Allemands et les Anglais cultivent
avec succès ce genre de littérature .
2º. De courtes Analyses des principaux Ouvrages qui paraissent
dans les pays étrangers ; le prix de ces Ouvrages , et les moyens de
se les procurer.
36. Une Gazette littéraire ou Extrait des Journaux étrangers , contenant
des Notices biographiques , des Anecdotes , des Nouvelles dramatiques
, les Séances des Académies , les Programmes des prix
proposés , etc. , etc.
M. Langlès , membre de l'Institut , conservateur des manuscrits
orientaux de la Bibliothèque impériale , a bien voulu se charger de la
partie de littérature orientale que contiendra le Mercure étranger ;
MM. Vanderbourg , Sévelinges , Durdent , des traductions de l'allemand
, de l'anglais , etc.; M. Ginguené , membre de l'Institut , de
la partie italienne .
Il paraîtra , à la fin de chaque mois , un numéro du Mercure
étranger, composé de quatre feuilles d'impression , de même format
que le Mercure.
Quoique nous regardions le Mercure étranger comme un supplement
presque nécessaire du Mercure de France , nos Abonnés ne
sont point tenus de souscrire à ce nouveau Journal .
L'abonnement au Mercure de France continuera d'être de 48 francs
par an ; mais pour six mois , il sera de 25 fr .; pour trois mois de 13 fr.
Les abonnés au Mercure de France qui voudront aussi souscrire
au Mercure étranger , paieront , en sus , pour cette dernière souscription
, 18 fr. pour un an et 10 fr. pour six mois .
Pour les personnes qui , sans s'abonner au Mercure de France,
voudront souscrire au Mercure étranger , l'abonnement sera de 20 fr.
pour l'année , et de II fr. pour six mois .
On souscrit tant pour le Mercure de France que pour le Mercure
étranger , au Bureau du Mercure , rue Hautefeuille , nº 23 ; et chez
les principaux libraires de Paris , des départemens et de l'étranger ,
ainsi que chez tous les directeurs des postes .
Les Ouvrages que l'on voudra faire annoncer dans l'un ou l'autre
de ces Journaux , et les Articles dont on désirera l'insertion , devront
être adressés , francs de port , à M. le Directeur- Général du Mercure ,
Paris.
DECEMBRE 1812 . 579
POÉSIE .
Epithalames pour le mariagede Madame CHANTAL FABRE
DE L'AUDE avec M. JEAN GALLINI .
(Les deux pièces de vers ci-après sont de deux jeunes italiens qui ne
sont jamais venus en France , et c'est leur début dans la littératurs
française.)
Avous , amans , qui redoutez l'Hymen ,
Faisons savoir que le Dieu de Cythère
,
Vient d'abjurer sa haine pour son frère ;
Et que tous deux se sont touché la main
En promettant de n'être plus en guerre .
Ecoutez-moi , vous apprendrez comment
S'est opéré ce grand évènement :
Un coupleheureux, à qui toutdoit promettre
De doux instans et desjours immortels ,
Au Dieu d'Hymen brûlant de se soumettre ,
Vint l'autre jour embrasser ses autels ;
L'Amour le voit , il frémit , il soupire ,
Il tremble , il craint que ce couple charmant ,
En s'unissant , n'échappe à son empire ;
Pour éviter un semblable accident ,
Avec l'Hymen il se réconcilie ;
Et tous les deux ils ont fait le serment
D'abandonner la Discorde ennemie.
Gloire , bonheur aux Epoux fortunés ,
Par qui ces Dieux pour jamais enchaînés ,
Fiers de leur choix , vont prouver à la terre
Qu'à vivre unis ils étaient destinés ,
Dès qu'ils auraient rencontré l'art de plaire .
Gloire aux Epoux dont les nobles attraits
Sont les garans de l'éternelle paix
Qui pour toujours va régner à Cythère!
En témoignage de Vaffection la plus sincère d'un parent.
MATTHIEU PELOSO.
(
00 2
580 MERCURE DE FRANCE ,
STANCES.
VIENS , cygne brillant d'Aonie !
Sous le beau ciel qu'ont illustré
Et tes malheurs et ton génie ,
Fais entendre l'hymne sacré !
Sors du tombeau ; reprends ta lyre ,
Renais pour embellir ce jour ;
Et plein de ton noble délire ,
Célèbre et l'Hymen et l'Amour.
Jamais ce dieu dans son ivresse ,
Al'ombre de ses saints autels ,
N'offrit sa coupe enchanteręsse
Ade plus aimables mortels !
Les Ris , les Grâces les couronnent ;
Le Plaisir se fixe près d'eux ;
Des vertus qui les environnent
Le pur éclat charme les yeux .
Que la plus belle destinée
Soit le prix de ce noeud flatteur ,
Et qu'au flambeau de l'Hyménée
S'allume celui du bonheur !
Heureux Epoux ! tendres , fidèles ,
Comblés des plus douces faveurs ,
Al'Amour vous coupez les ailes ,
Pour l'enchaîner avec des fleurs .
En témoignage de l'affection la plus sincère d'un parent.
LOUIS GHIARA.
L'HOMME UNIVERSEL.
IMITATION DE MARTIAL .
Declamas belle , etc ..... Lib . 2 , Ep. 7.
At'entendre , mon cher Maxime ,
Ton talent est universel .
Homme docte et spirituel ,
Beau parlour et penseur sublime ,
DECEMBRE 1812 . 581
Poëte , légiste , orateur ,
Astronome , commentateur ,
Tu crois que , rempli de génie ,
Ton cerveau , vaste réservoir ,
Est une autre Encyclopédie ,
Où loge tout l'humain savoir.
Danseur brillant , chanteur habile
En traits fins , en bons mots fécond ,
D'une allure toujours mobile ,
On te voit contrefaire Gille ,
Ou le philosophe profond.
Est- ce tout ? ... Non que je t'admire !
A la paume , au jeu , dans un bal ,
Tenant le compas ou la lyre ,
Tu prétends n'avoir point d'égal.
Faut-il qu'enfin je te le dise ?
J'y consens : mais retiens-le bien !
Ta jactance n'est que sottise ;
Voulant être tout ... tu n'es rien.
DE KÉRIVALANT .
ÉNIGME .
En examinant qui je suis ,
Moi-même , lecteur , je m'étonne
Et des résultats que je donne ,
Et des effets que je produis .
Lorsque je m'adresse à l'enfance ,
Je ne suis pas de grande conséquence ;
Mais il en est tout autrement
Quand je m'adresse à quelqu'être important.
Celui quime reçoit , recevant une injure ,
Il faut , selon les lois de la religion ,
Que non-seulement il m'endure;
Mais , loin de se venger d'un si sanglant affront ,
Qu'il se dispose , sans murmure ,
Ame recevoir moi second ,
Ce qui n'est pas conforme à la loi de nature.
Mais , ce qui met le comble à la bizarrerie
Du sort fâcheux qui le poursuit ,
582 MERCURE DE FRANCE , DECEMBRE 1812.
C'est que d'après les lois de la chevalerie ,
Et celles de l'honneur , il se trouve réduit
Alaver dans le sang une telle infamie :
Or, s'il succombe , il perd la vie ,
Et s'il a le bonheur
De demeurer vainqueur ,
Pour éviter la déplorable suite
De sa victoire . il faut que par la fuite
11 se dérobe à l'échafaud ;
Sans quoi la loi d'Etat veut , sans miséricorde ,
Qu'il meure (autrefois par la corde)
Etmaintenant par le fer du bourreau.
S ........
LOGOGRIPHE
CHEZ les Juifs , sur neufpieds , on me voyait jadis.
Enperdant le second , je me trouve à París.
V. B. (d'Agen. )
CHARADE .
Te préserve le ciel de mon premier , lecteur !
Tu ne pourrais le voir sans frissonner d'horreur ,
Lorsque vengeant les lois et punissant le crime
Il arrose ses pieds du sang de sa victime.
Aux champs de Marengo le général Mélas ,
Etdans Lodoïska le comte Boleslas ,
Te montrent mon dernier. Détestant la mollesse ,
Mon tout chérit les arts , la guerre et la sagesse.
V. B. ( d'Agen. )
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADR
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est Souris .
Celui du Logogriphe est le Nil , dans lequel on trouve : lin.
Celui de la Charade est Carnare.
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS .
,
Dicuili liber de Mensura orbis terræ ex duobus Codd.
Mss . Bibliothecæ imperialis nunc primùm in lucem
editus à Car. Athan. Walckenaer. -Parisiis ,
,
typis Firmini Didot. M. D. CCC . VII .
ex
La Bibliothèque impériale , si riche en manuscrits de
tous genres , en possède plusieurs qui contiennent les
quvrages inédits d'une foule d'auteurs du moyen âge.
On ne saurait trop en désirer la publication , parce que
leur lecture est le meilleur moyen de faire connaître
l'esprit , les moeurs et le caractère des siècles qui les ont
vu naître . Le traité de Dicuil , sur la mesure de la terre ,
appartient à cet âge de barbarie qui avait suivi l'invasion
des peuples du Nord et la chute de l'Empire romain .
Malgré son zèle et ses efforts , Charlemagne put à peine
arrêter le torrent , rétablir les écoles , encourager les
savans et les attirer dans ses Etats par l'appât des récompenses
. Après sa mort l'histoire littéraire de la France
eut deux siècles d'interrègne à compter. Jusqu'à nos
jours le traité de Dicuil était resté inédit , et c'est d'après
les manuscrits de la Bibliothèque impériale qu'on a publié
l'édition que nous annonçons .
M. Walckenaer , savant recommandable par ses travaux
sur la géographie , est l'éditeur de l'ouvrage de
Dicuil , et son nom seul est un préjugé bien favorable
en faveur du mérite du traité qu'il nous fait connaître .
On est assuré d'avance qu'il a mis tous ses soins pour
prévenir l'altération du texte ; cependant son travail a
fait naître une critique dans laquelle on lui a prodigué
d'injustes reproches , au moment où il recevait pour récompense
de son zèle les éloges des savans .
Si l'on considère les peines que cet éditeur a prises ,
on restera convaincu que ces éloges sont bien mérités .
En effet , pour obtenir le texte latin dans toute sa pureté,
584 MERCURE DE FRANCE ,
il a été obligé de collationner deux manuscrits , d'en
recueillir les variantes , et de diviser l'ouvrage par chapitres
, ce que l'auteur n'avait pas fait , quoique son intention
eût été de le faire. On ne saurait croire combien
un travail de ce genre est long et fastidieux .
Le style de Dicuil se ressent de l'époque où cetauteur
a écrit ; aussi y rencontre-t on des solécismes et des
fautes de syntaxe. Quelques personnes , ignorant sans
doute qu'on doit publier les manuscrits sans aucune altération
, ont voulu rendre M. Walckenaer responsable de
ces fautes ; mais corriger les fautes grammaticales d'un
manuscrit , c'est faire ce que l'auteur aurait dû faire luimême
, et c'est , par conséquent , se mettre en quelque
sorte à sa place. Que dans des notes l'éditeur indique
la bonne leçon , il n'y a rien à dire ; mais corriger , je le
répète , est un droit qui ne lui appartient pas. Au surplus
, M. Walckenaer n'a point encore publié le commentaire
grammatical qu'il a composé pour Dicuil ; cette
première édition , même , qui a été faite pour que les
savans prissent connaissance du texte , ne doit être considérée
que comme le présage d'une seconde , dont la
prompte publication est à désirer .
Je dois encore ajouter ici que plusieurs de ces fautes
qui ont été relevées avec tant d'amertume par M. Bredow
et autres , ne sont ou que des phrases peu élégantes
, à la vérité , mais qui ne blessent point les lois
de la grammaire , ou que des tournures familières aux
auteurs contemporains de Dicuil , comme on peut s'en
convaincre en lisant leurs ouvrages . C'est ce que
M. Walckenaer n'a point ignoré , car dans les grammaticalia
qui terminent son édition , il a eu soin d'indiquer
les corrections à faire aux fautes d'orthographe ,
syntaxe et de langage ; mais il n'a pas touché aux tournures
particulières , qui sont le cachet du siècle où
Dicuil a vécu .
de
Au reproche d'ignorer la langue latine , on en a joint
d'autres plus graves encore , que je m'abstiendrai de caractériser.
On a dit même que M. Walckenaer ayant
appris qu'un savant d'Allemagne préparait une édition
de Dicuil , a voulu le prévenir et s'est hâté d'en donner
DECEMBRE 1812 . 585
une qui est incorrecte . Je dois à la vérité d'affirmer qu'il
est de notoriété publique que notre géographe français
avait copié plusieurs fois le manuscrit de Dicuil pour le
publier , bien long-tems avant d'avoir entendu parler de
M. Bredow et de ses projets .
J'ai cru qu'il était nécessaire de disculper un des
savans les plus distingués dont la France s'honore. Le
caractère bien connu de M. Walckenaer , son aménité et
son zèle pour les sciences lui ont fait un grand nombre
d'amis qui ont pris sa défense avec plus de chaleur que
lui-même ; mais les personnes qui ne le connaissent que
par ses importans travaux , auraient pu le mettre dans
le petit nombre d'hommes qui valent moins que leurs
ouvrages , si l'on ne prenait soin de réfuter des reproches
qui sont sans fondement. D'ailleurs l'ouvrage de Dicuil
n'étant guère susceptible d'une analyse raisonnée , je me
suis occupé plus particulièrement de son éditeur. Pour
remplir maintenant le reste de ma tâche , il me suffira de
rapporter quelques détails sur la vie et sur le sort qu'ont
eu les écrits d'un géographe exhumé , en quelque sorte ,
neuf siècles après sa mort.
Dicuil vivait au commencement du neuvième siècle ,
et c'est en 825 qu'il a publié son livre De Mensura
orbis terræ . Les vers suivans en sont la preuve .
Post octingentos vigenti quinque peractos
Summi annos Domini terræ , ethræ , carceris atri ,
Semine triticeo sub ruris pulvere tecto ,
Nocte bobus requies largiturfine laboris .
Cet écrivain qui était Irlandais , a composé une description
de sa patrie , dont le manuscrit est conservé à
la Bibliothèque d'Oxford. En tête de ce manuscrit on
lit cette phrase : Nomen hujus collectoris Dicul Hybernus
sive Scotus natione; mais cela ne doit pas faire croire
qu'il fût écossais , car Usserius et d'autres savans ont
prouvé que l'île appelée par les Romains Hibernia , avait
reçu , dans le moyen âge , le nom de Scotia qui est celui
de l'Ecosse . On ignore les circonstances de la vie de cet
ancien géographe ; le vénérable Bède en parle dans son
Histoire Ecclésiastique , mais c'est seulement pour dire
586 MERCURE DE FRANCE ,
qu'il vivait avec cinq ou six frères dans un monastère
appelé Bosanhamm ou Bosham .
L'ouvrage de Dicuil n'était pas entièrement inconnu
lorsque M. Walckenaer a publié son édition. Welser
en avait fait deux copies , l'une pour le cardinal Baronius
, et l'autre pour Paul Merula. Saumaise , qui a beaucoup
travaillé sur la géographie ancienne , cite souvent
Dicuil dans son commentaire sur Solin ; Hardouin en
fait aussi mention dans ses recherches sur Pline ; Ducange
en rapporte des fragmens dans sa Constantinopolis
Christiana ; enfin Tannerus dans la Bibliothèque Britannique
, Schæpflin dans une lettre à Scheybe , et M. Jacques
Morelli , bibliothécaire de Venise , parlent avec
assez d'étendue du géographe irlandais .
Le livre de la mesure de la terre est curieux et utile ,
en ce qu'il contient les résultats des opérations faites
par ordre de Théodose , pour déterminer la position
géographique des provinces de l'Empire romain. Le
reste de l'ouvrage renferme des extraits de Pline , de
Solin , de Servius , d'Orose , de Priscien et d'Isidore .
Dicuil est crédule , ainsi qu'on l'était de son tems ; il
croit à l'existence d'une foule de monstres , et décrit le
phenix comme si cet oiseau existait réellement . Il rapporte
tous les contes dont Pline et Solin ont rempli leurs
ouvrages , et il suffit qu'un fait soit extraordinaire , pour
qu'il lui donne la préférence sur ceux qui rentrentdans
lordre des faits naturels .
Cependant , si l'on considère que cet écrivain a vécu
dans un monastère situé dans un lieu presque sauvage ,
qu'il manquait de livres pour étudier , il sera plus excusable
que Pline , qui , dans un siècle poli et éclairé , a
montré ou une philosophie souvent audacieuse ou une
crédulité inconcevable .
Doit-on s'étonner qu'un homme , dont les travaux et
la vie solitaire ont nécessairement exalté l'imagination ,
ait adopté sans examen les récits merveilleux des auteurs
anciens ? Les vies des Anachorètes contiennent la description
d'une foule de monstres qui n'existèrent jamais ,
ou du moins qui n'existèrent que dans la tête de ceux
qui crurent les voir , et qui en donnèrent la description .
(
DECEMBRE 1812 . 587
1 Dicuil devait connaître les histoires de ces ermites des
premiers siècles du christianisme , où sans cesse il est
parlé d'égipans , de satires , de dryades , etc.; de semblables
récits , se trouvant dans Pline et dans Solin ,
paraissaient dignes de toute confiance à un moine du
neuvième siècle , qui devait avoir une foi robuste , et
croire à tous ces prodiges insensés ou à ces faits extraordinaires
.
M. Walckenaer a joint à son édition les vers des officiers
que Théodose chargea de mesurer les provinces
de l'Empire ; car ces géographes , qui , sans doute , aimaient
la poésie , dressèrent en vers le procès-verbal de
leurs opérations . Au reste , ce sont des vers techniques
qui valent bien ceux du Père Buffier. Il ne faut pas plus
y chercher la belle poésie de l'Enéide qu'on ne cherche
celle de Racine dans la Pratique de la mémoire artificielle
ou dans l'Histoire de France en rimes .
Les vers techniques ont l'avantage de se graver dans
la mémoire plus facilement que la prose , etVoltaire , qui
l'avait éprouvé , en a fait quelques-uns de ce genre ; ils
sont sans contredit les meilleurs que nous ayons en français
. On les trouve en tête des Annales de l'Empire ; il
faut les lire pour voir comment l'auteur de Brutus et de
Zaïre , après avoir lutté contre Racine , lutte encore
contre le Père Buffier .
Parmi les observations qui ont été fournies au savant
éditeur par MM. Visconti , Hase , Pittarelli , Boissonade
, etc. je joindrai les notes suivantes , qui n'auront
sans doute pas l'importance de celles que des littérateurs
célèbres ont bien voulu lui communiquer ; mais elles
prouveront à M. Walckenaer que j'ai lu le traité de
Dicuil avec la même attention et le même intérêt.
P. 35 , lin . 8. Ut nullæ unquam anchoræ ad profondi
illius fundamenta potuerunt pervenire. Il faut lire potuerint
comme dans le manuscrit. La conjonction ut, dans
la signification qu'elle a ici , gouverne toujours le subjonctif.
P. 37 , lin . ult . Indè aliud incredibile scripsit. Le manuscrit
porte idem aliud .
P. 40 , lin. penult. , parlant du phénix. Sic dictą ,
588 MERCURE DE FRANCE ,
quod sit in toto orbe singularem et unicam. Il me semble
qu'on n'aurait pas dû changer la leçon du manuscrit qui
porte , singularis et unica. Le verbe sum se construit
toujours avec le nominatif. Je pourrais considérablement
augmenter le nombre de mes remarques, si la longueur
de cet article ne m'imposait la loi de le terminer.
J'avais eu le dessein de parler une seconde fois
des Epistolæ Parisienses , ouvrage curieux , et qui souvent
devient un libelle , où plusieurs savans estimables
sont attaqués avec trop peu de modération ; mais l'auteur
, à qui sans injustice on ne peut contester une vaste
érudition , vient de terminer ses jours. Il ne m'appartient
pas de troubler sa cendre ; la postérité va commencer
pour lui , et j'ose croire qu'elle lui rendra la justice
qu'il mérite . Je n'imiterai point ces écrivains qui ,
après avoir prêché le respect dû aux tombeaux , donnent
eux-mêmes l'exemple de le violer .
J. B. B. ROQUEFORT.
GALERIE THEATRALE , ou Collection gravée et imprimée
en couleur , des portraits en pied des principaux acteurs
des trois premiers théâtres de la capitale , depuis leur
origine , c'est-à-dire vers la fin du seizième siècle , dans
les rôles les plus importans de leur emploi , avec une
notice sur la tradition successive de leur rôle (1) .
L'ART théâtral est un de ceux qui contribuent le plus
à nos plaisirs et à répandre les richesses de notre littérature
dramatique. C'est incontestablement chez nous
qu'il a été et qu'il est encore cultivé avec le plus de
(1) Cet Ouvrage , in-4º sur Nom-de-Jésus vélin , paraît par
livraisons , de mois en mois , à commencer du rer novembre 1812.
Chaque livraison est composée de trois figures imprimées en couleur
, avec notice formant une feuille et demie , imprimée sur Nomde-
Jésus vélin et par les soins de Gillé fils , imprimeur.
Le prix de chaque livraison est de ra francs , et 13 francs frane
deport pour les départemens. Onne paie rien en souserivant, mais
DECEMBRE 1812 . 589
succès . Les étrangers qui viennent à Paris , et qui sont
lemoins disposés à reconnaître la supériorité de notre
théâtre , conviennent sans difficulté de la supériorité de
nos acteurs . Nous avons vu récemment un de ces étrangers
, personnage assez ridicule , à la vérité , pour qui
Turbanité française et cette sorte de coquetterie nationale
qui nous distingue , avaient épuisé tous les moyens
de plaire , dont nous avons laissé représenter les drames
tudesques . à côté des sublimes compositions de Corneille
et de Moliere; nous l'avons vu , dis -je , à peine
retourné dans son pays , déchirer dans une plate satire
la ville hospitalière qui l'avait accueilli , médire sans
grâce de nos usages , fronder lourdement nos ridicules ,
mais juste seulement envers nos comédiens , leur accorder
le degré d'estime qu'ils méritent. Peut-être est-ce
une justice qu'il se rendait à lui-même : peut-être pensait-
il qu'il ne fallait pas moins que de pareils talens
pour faire réussir ses pièces , dont quelques-unes sont
sujètes , dans sa patrie , à des revers fâcheux. Un autre
homme de la même nation , mais qui joint à plus de
connaissances et d'érudition un plus noble caractère ,
part aussi de Paris pour l'Allemagne , ouvre un cours de
littérature , dans lequel il immole sans pitié à Shakespear
et à Calderon , Corneille , Molière et Racine ; mais sa
fureur dénigrante s'arrête et tombe devant Talma .
Comment l'art théâtral pourrait- il être chez nous sans
éclat ? C'est le plus encouragé. Y a-t-il une branche
d'industrie dont nous soyons plus fiers ? Les produits de
nos manufactures les plus renommées sont moins vantés
par nous , que le jeu de nos acteurs. Qu'on nous dis
les épreuves sont distribuées aux souscripteurs suivant la date de
leur inscription ; les lettres et l'argent doivent être affranchis .
On souscrit à Paris , chez l'éditeur , rue des Fossés-Montmartre ,
près la place des Victoires , nº 3 ; Roland . place des Victoires , nº 10 ;
Bance , rue Saint-Denis , nº 214 ; veuve Filhol , rue de l'Odéon ,
nº 35 ; Treuttel et Wurtz , libraires , rue de Lille , nº 17 ; Delaunay,
libraire , Palais-Royal , galerie de bois , nº 43 ; Bossangeet Masson ,
rue de Tournon , nº 6 ; Gillé fils , imprimeur , rue Saint-Jean-de-
Beauvais , nº 18 .
590 MERCURE DE FRANCE ,
pute quelque portion de gloire nationale , on ne nous
trouvera que trop disposés à ces concessions dont les
étrangers sont si habiles à se prévaloir. Nous nesommes
intraitables que sur l'art du comédien , dans lequel nous
prétendons exceller. De là cet enthousiasme pour les
artistes qui s'y distinguent , et qui leur donne quelquefois
à eux -mêmes une idée exagérée de leur art ; de là
cette admiration , quelquefois irréfléchie , pour les talens
supérieurs , admiration qu'on aurait de la peine à justifier
, quand même on nous accorderait , ce qui bien
souvent nous manque , et le sentiment le plus vif des
beautés en ce genre , et le goût le plus sûr pour les
discerner.
On trouve dans les notices , d'ailleurs très-ingénieuses ,
de la Galerie théâtrale , des traits de cette admiration
passionnée pour quelques-uns de nos acteurs vivans. Il
eût été bon peut- être d'en modérer davantage l'expression
, et de parler plus souvent le langage calme de la
raison et de la critique. Du reste , on ne peut qu'applaudir
au projet de cette entreprise. Les avantages qu'elle
présente nous paraissent très-bien développés dans un
Prospectus , dont nous extrairons les passages qui peuvent
donner une idée générale du plan et de l'esprit dans
lequel il est exécuté.
1
<<Maintenant , dit ce Prospectus , que la justesse des
>> costumes , ce point trop long-tems négligé de l'art ,
>> est parvenue à une perfection à laquelle on ne peut
>>plus rien ajouter , quoi de plus curieux que de faire
>> voir , en opposant leur simplicité sévère à la singula-
>> rité fastueuse de ceux qui ont d'abord paru sur la
>> scène , par quelle progression de lumières et par quels
>> efforts successifs on est arrivé à cette réforme com-
>> mandée indtilement par le goût et par la vérité ?
>> De quels secours l'imitation exactement tracée des
>> costumes actuels ne sera-t-elle pas désormais et pour
>>l'artiste qui doitles employer , et pour l'artiste qui veut
>> les peindre ? Elle sera encore d'une ressource heu-
>> reuse ppoour les théâtres des départemens , ainsi que
>>pour les personnes qui cherchent , dans l'étude de cet
art , une amusante distraction ? >>>
DECEMBRE 1812 . 591
Les deux livraisons de la Galerie théâtrale qui ont déjà
paru , contiennent , savoir :
me
La première , Talma , rôle de Titus ( dans Brutus ) ;
Mlle Mars , rôle de Betty ( Jeunesse de Henri V) ; Mne
Gonthier , rôle de Perrette (Fanfan et Colas ) .
La seconde , Grandménil , rôle d'Harpagon ( l'Avare) ;
Mlle Duchesnois , rôle d'Alzire ; Derivis , rôle de Zethas
( opéra des Amazones ).
Čes différens portraits joignent au mérite de la ressemblance
, celui de l'expression particulière au rôle
dans lequel chacun des acteurs est représenté . Talma
est bien tel que nous l'avons vu dans cette pièce de
Brutus , où , secondé du grand acteur tragique dont nous
avons eu depuis à regretter la perte , il produisait de si
beaux effets . On est cependant étonné que les auteurs de
la Galerie théâtrale n'aient pas choisi de préférence ,
pour le peindre , un de ces rôles où il a fait admirer
encore plus de profondeur et de talent ; mais il faut observer
d'abord qu'il entre dans leur plan de représenter
chacun de nos acteurs célèbres dans plus d'un rôle .
Quant à celui de Titus , ce qui a déterminé leur choix
en cette occasion , c'est que la pièce de Brutus est la
première dans laquelle Talma ait osé paraître sur la scène
française avec un habit vraiment romain , et mérité , à
meilleur titre que Le Kain , d'être appelé ,
Du costume oublié zélé réformateur ,
comme on le voit dans un quatrain médiocre , au bas du
portrait de cet acteur.
Il était difficile de choisir pour Mlle Mars un rôle plus
analogue à ses moyens , et dans lequel elle eût obtenu
plus de succès , que celui de Betty dans la charmante
comédie de la Jeunesse de Henri V. « Heureux , dit la
>>notice , l'auteur qui sait créer de pareilles situations ,
>> et qui peut trouver de pareils acteurs pour les rendre! »
Sans entrer dans un plus grand détail sur le mérite
particulier de chacune de ces notices , nous dirons qu'on
trouve dans toutes des vues fines sur l'art en général , et
sur le jeu des acteurs , avec une appréciation très-juste
de leurs talens . La notice sur Mime Gonthier renferme
592 MERCURE DE FRANCE ,
de plus un badinage ingénieux et qu'on lira avec plaisir .
C'est une lettre de Monvel , en style paysan , et par laquelle
il la félicite du succès qu'elle a obtenu dans le
rôle d'Alix , des Trois Fermiers . 1
Nous pensons que c'en est assez pour recommander
aux amis de l'art théâtral cette intéressante collection ,
la première qui paraisse être entreprise dans des vues
vraiment utiles , et exécutée d'une manière digne de
l'objet qu'elle se propose. L***.
-
CONTES DE WIELAND ET DU BARON DE RAMDOHR , traduits
de l'allemand par M*** ; suivis de deux contes russes
et d'une anecdote historique .-Deux vol . in- 12 .
Prix , 4 fr . 50 c . , et 5 fr. 40 c. franc de port.-A
Paris , chez F. Schoell, libraire , rue des Fossés-
Montmartre , nº 14 .
IL en est des bons conteurs comme des bons plaisans,
ils sont rares et même très-rares . Pour être un bon conteur
, il faut avoir un caractère à soi et mettre dans ses
récits tout le naturel , toute la franchise des sentimens
quel'on veut faire éprouver. Un conte est un petittableau
dont toute affectation doit être bannie. Il ne faut pas y
mettre l'esprit à la place de la gaité , mais il faut qu'il y
vienne tout seul , comme l'interprète d'un caractère aimable
qui s'amuse lui-même de ce qu'il raconte , rit avec
nous des leçons qu il nous donne , nous amuse de ce qui
l'amuse lui-même , et nous instruit quelquefois sans avoir
l'air de s'en douter .
Ces réflexions m'ont été inspirées par le recueil que
j'annonce au public. Trois contes de Wieland , quatre
du baron de Ramdohr , une anecdote historique , deux
contes russes et un petit poëme intitulé : le Premier
Printems , par le comte de Stolberg . composent ces deux
petits volumes . Sur les trois contes du célèbre Wieland,
un seul est de son invention ; les deux autres sont d'anciens
fabliaux qu'il s'est appropriés pour en faire deux
petits poëmes racontés avec autant de grace que de facilité.
Pervonte , un des plus jolis contes que je connaisse,
DECEMBRE 1812 .
593
est tiré d'un ancien recueil napolitain. Rien de plus comique
et de plus original que le caractère de ce personnage
qui , du dernier degré de l'abjection , de la misère ,
de la laideur et de la stupidité , arrive à être lepou
d'une belle princesse , le possesseur d'un palais maNILA
SEIN
fique, à réunir la force d'Hercule à la beauté d'Antinous,
et ce qui n'est pas moins étrange , à être un homme de
beaucoup d'esprit. Ce conte , en passant par les mains
de Wieland , n'a rien perdu de son originalité primitive;
l'auteur allemand , sans en atténuer la couleur générale,
a su en élaguer avec goût des plaisanteries plus bouflonnes
que piquantes , et cet ouvrage , fait d'abord pour amuser
le peuple et les petits enfans de Naples , est aujourd'hui
raconté de manière à amuser les petits enfans et la bonne
compagnie de toute l'Europe.
La Mule sans frein est un fabliau que Wieland a tiré
du recueil publié par Legrand d'Aussy. Les détails en
sont très- intéressans ; le caractère du sénéchal est trèscomique.
Les exploits du brave Gauvain qui part pour
chercher, la bride merveilleuse de la mule , le sang froid
avec lequel il triomphe de toutes les séductions employées
pour lui faire abandonner son entreprise , tout est peint
dans ce petit conte avec une gaîté vive et piquante. Ce
sont des extravagances , il est vrai , mais des extravagances
dans le genre d'Hamilton .
Le seul de ces contes qui soit de l'invention de Wieland
est une satyre un peu forte et sûrement fort injuste
contre l'ambition des femmes .
« Il y avait à Samarcande un jeune tailleur nommé
Hann , qui s'était approprié , pour son usage , une jeune
et belle personne nommé Gulpenhé ; il en avait fait sa
femme et l'aimait comme ses yeux. Ceux de Gulpenhé
étaient noirs et bien fendus , sa taille svelte et légère ; ses
cheveux doux comme de la soie , ses bras et son sein
étaient sans défauts ; elle avait à peine vingt ans , et
l'honnête Hann concluait de là que sa femme était un
ange .>>>
La conclusion était fort naturelle. Un soir à souper ,
les deux époux se jurent un amour éternel et font serment
de nepoint se survivre l'un à l'autre. Apeine ce serment
Pp
594 MERCURE DE FRANCE ,
est- il achevé que la belle Gulpenhé avale un petitos, elle
suffoque , elle meurt et on l'enterre .
Un homme touché des larmes du pauvre tailleur , la
rappelle à la vie. Ce n'était pas un médecin , mais un
saint homme , le prophète Aïssa ; car dans ce tems-là les
médecins ne ressuscitaient personne .
Au moment où elle sortait de sa tombe, le jeune prince
de Samarcande l'aperçoit , sans autre parure que celle
de ses charmes ; il en devient éperdûment amoureux et
l'emmène dans son sérail , ne sachant pas qu'elle est la
femme du pauvre Hann , secret qu'elle a grand soin de
1
garder.
Cependant le pauvre Hann qui sait bien que sa femme
est ressuscitée , et qui l'a quittée pour aller lui chercher
des vêtemens , revient en grande hâte et ne la trouve
plus .
Il apprend qu'elle est renfermée dans le sérail du prince,
dont elle est l'esclave favorite ; il la revendique comme
sa propriété , et le prince consent à la lui rendre si elle
veut le reconnaître comme son époux ; mais la belle Gulpenhé
, bien loin d'avouer que Hann est son mari , le
dénonce comme un brigand qui l'a volée , dépouillée de
ses vêtemens et abandonnée à son malheureux sort.
Hann est consterné ; il n'a pas la force de se défendre,
et convaincu par son silence , il est sur le point d'être
empalé, lorsque le prophète Aïssa , qui avait ressuscité la
coupable , vient sauver l'innocent. L'ingrate Gulpenhé
est punie comme elle le mérite , et meurt cette fois tout
de bon .
Telle est l'analyse très-imparfaite de ce conte. On voit
bien que la satire qu'il renferme est d'une injustice
criante ; est-ce qu'il y a des femmes ambitieuses ? mais
une gaîté aimable en émousse la pointe et la fait pardonner.
De tous les genres , le conte est celui qui varie le plus
souvent ses couleurs et ses formes , suivant le caractère
du conteur. Les poëtes épiques , les poëtes tragiques ,
les historiens , etc. , semblent avoir tous le même caractère
et sont obligés de se soumettre à l'influence du genre
qu'ils ont adopté. Le conteur ne suit que l'impulsion,
DECEMBRE 1812 . 595-
des sentimens dont il est affecté ; il peut être tour-à-tour
sérieux et plaisant, peindre des ridicules , jouer avec les
grelots de la Folie et déployer avec éloquence de grandes
vérités morales . Rien ne ressemble moins aux contes
choisis par Wieland que ceux inventés par le baron de
Ramdohr . Si ces derniers ne brillent pas par des évènemens
romanesques et des aventures extraordinaires ,
⚫offrent un esprit d'observation très-rare et une connaissance
approfondie du coeur humain. On y trouve une
originalité piquante et une grâce toute française .
ils
La plus étendue de ces charmantes productions est
intitulée : L'Auteur à Pyrmont. C'est une excellente critique
du genre de vie que les Allemands mènent aux
eaux. La petite intrigue , autour de laquelle tournent
tous les originaux qui entrent dans la composition de ce
tableau , est simple , naturelle et très-comique. Ce conte
est une galerie de portraits d'après nature et de main de
maître . On est transporté sur le lieu de la scène , on vit
au milieu de toutes ces petites prétentions que le baron
de Ramdohr peint quelquefois avec le pinceau de
La Bruyère , et toujours avec autant de grâce que de
gaîté.
Dans le Mari Sigisbé, l'auteur développe une rare
connaissance du coeur humain. Un jeune homme doué
d'une imagination vive , d'un coeur sensible et vertueux ,
épouse une jeune personne qu'il aime depuis son enfance
, dont il est tendrement aimé , et qui réunit tous
les agrémens et toutes les vertus de son sexe. Cependant
ils ne peuvent vivre long-tems ensemble . Leur
union , qui n'est troublée que par des nuages très-légers
en apparence , leur devient par degrés insupportable .
Pour chercher le bonheur , ils sont obligés de se séparer,
quoiqu'il leur soit impossible de vivre heureux l'un sans
l'autre. Quelques années après cette séparation , le
hasard les réunit ; leur tendresse ne s'est point démentie ;
mais ils sentent que pour conserver leur bonheur , ils
doivent conserver leur mutuelle indépendance. Le mari
et la femme ont chacun leur maison , ne se voient que
dans des momens dérobés , et sont forcés d'avoir l'un
pour l'autre les égards que se doivent deux êtres qui
Pp 2
596 MERCURE DE FRANCE,
ne sont enchaînés que par leur propre volonté , et qui
conservent le pouvoir de se séparer encore quand ils
cesseront d'être heureux ensemble .
Cette idée peut paraître bizarre ; heureusement elle
n'entré pas dans la tête de toutes les femmes et de tous
les maris ; mais il faut voir dans ce petit roman , par
quels degrés les deux époux sont entraînés à cette résolution;
il faut suivre avec le baron de Ramdohr tous les
mouvemens de leurs coeurs , toutes les nuances délicates
de leurs sentimens , toutes les inconséquences de leurs
passions , pour regarder cette mesure , non-seulement
comme vraisemblable , mais comme absolument nécessaire
à leur repos. Le caractère du mari et celui de la
femme sont peints avec une telle habileté que l'on a peine
à se figurer que ce conte ne soit qu'un conte. On invente
bien des événemens , des situations , mais on n'invente
pas des sentimens , qui , pour n'être pas ceux de
tout le monde , n'en sont pas moins dans la nature. En
unmot, on croirait que l'auteur a vu quelque part ce
qu'il nous met si bien sous les yeux.
La Signora Avveduta est un conte dont le fond est
trop léger pour être susceptible d'analyse . L'idée en est
ingénieuse et piquante , et le style réunit tous les agrémens
du genre .
Usbek est une allégorie dont la morale est d'un ordre
plus relevé . Le jeune Usbek était fort ignorant. Une fée
bienfaisantę prend pitié de lui , et le conduit dans un
jardin où se trouvent rassemblées une multitude de fleurs
qui représentent toutes les sciences . « Cueille ces fleurs ,
Juidit la fée , et lorsquetu voudras posséder une science ,
suce la fleur qui en porte le nom , et tu l'apprendras sans
peine. >> Usbek cueillit toutes ces fleurs , et n'oublia que
Thumble violette qu'il n'avait point aperçue .
Bientôt il devient l'homme le plus instruit de l'Asie ,
mais il sait trop bien qu'il sait tant de choses . Son orgueil
le rend insupportable à tout le monde; il se fait
plus d'ennemis que d'admirateurs , et son savoir prodigieux
le rend le plus malheureux de tous les hommes.
Enfin , après une suite d'aventures où son caractère
se développe avec beaucoup d'art et d'intérêt , il retrouve
597 : . 1812 DECEMBRE
dans une femme , dont il est vivement épris , cette même
fée à qui il doit tant de connaissances . La majesté régnait
sur son front, le souris de la bonté se jouait sur
ses lèvres ; des grâces naissaient de tous ses mouvemens ;
elle tenait à la main une violette .
<<Prends cette fleur , dit-elle , que tu laissas autrefois
dans mon parterre ; elle est le symbole du plus précieux
des arts , de la première des sciences , de l'art de savoir,
sans prétendre à briller...... La véritable gloire , mais
non une vaine renommée , est l'aiguillon naturel des
talens supérieurs et leur plus belle récompense. Que
cette violette soit en même tems lemblême de notre
union . Elle dit , et Usbek se précipita dans ses bras .>>>
Les deux contes russes ne sont , à proprement parler ,
que d'anciennes ballades . Ils ont le mérite de l'antiquité.
Ce sont de vieilles médailles dont chaque jour augmente
le prix; mais le morceau qui termine ce recueil sera
apprécié de tout le monde. Rien de plus frais et de plus
gracieux que ce tableau du premier printems par le
comte de Stolberg. Aux charmes de la poésie descriptive
, il joint tout l'intérêt de la poésie dramatique , deux
genres qui , je crois , ne devraient jamais marcher l'un
sans l'autre . L'auteur nous présente Adam et Eve éprouvant
, pourla première fois , toutes les rigueurs de l'hiver ,
et voyant renaître par degrés la verdure et les fleurs .
Les sentimens les plus purs règnent dans ce petit morceau
, dont je ne puis m'empêcher de citer le début .
<<Allons , mes enfans ! fermez bien les volets ; mettez
du bois dans le poêle : n'entendez-vous pas mugir le
vent du nord- ouest et la neige glacée battre les fenêtres ?
La bougie pétille , et le serin s'agite dans son sommeil
inquiet. Pauvre petit ! si nous habitions ta patrie , nous
te rendrions la liberté , et ton ramage nous réjouirait
sous les arbres toujours verds qui y fleurissent. Contente-
toi de l'indigente hospitalité de cet appartement et
des branches soufreteuses de cet oranger. Il est étranger
ici comme toi. Prends patience , petit oiseau ! Et nous
aussi , nous sommes étrangers sur ce globe. Les ailes
de Psyché sont liées ; elle ne peut prendre l'essor .
Chante-lui le retour du printems. Entretiens-la d'espé598
MERCURE DE FRANCE ,
rances ; entends-tu bien ? d'espérances ; car tu n'as point
de souvenirs de ton pays natal. Des hommes dégénérés
ont transplanté dans celui-ci ta race moins dégénérée .
Dors en paix, petit oiseau , et que ton réveil soit
agréable ......
>> Eh bien ! êtes-vous tous rassemblés ? êtes-vous tous
là , garçons et filles , et la mère et la tante ? n'avez-vous
rien oublié ? rien n'interrompra-t- il votre ouvrage et ne
troublera- t- il mon récit ? Vous souriez ? allons ! je commence
...... ))
Il ne me reste plus à parler que du littérateur estimable
qui , au milieu des travaux littéraires les plus importans
et des recherches les plus laborieuses , a bien
voulu consacrer quelques- uns de ses loisirs à faire passer
dans notre langue ces aimables productions . S'il m'était
permis de le nommer , tous mes lecteurs l'accuseraient
d'avoir embelli ses modèles . A. S.
BEAUX - ARTS .
SALON DE 1812 .
M. GÉRARD .
a
PLUS j'avance dans cet examen , plus je vois qu'il est
bien difficile à un critique de dire la vérité sans se faire un
grand nombre d'ennemis . Avec quelqu'impartialité qu'il
rende compte d'un ouvrage , quelques ménagemens qu'il
emploie pour énoncer son opinion , quelqu'énergie qu'il
mette dans ses éloges , l'auteur le trouve toujours trop
sévère quand il blâme , et trop réservé quand il approuve.
Al'entendre pourtant ce n'est qu'envers lui seulqu'on
exercé une censure aussi injuste; tous les autres ont été
traités avec indulgence , ou loués outre mesure . Avec quelle
sagacité il découvre leurs moindres fautes ! Avec quelle
adresse il les exagère et les amplifie ! Avec quel art il sait
diminuer le prix des beautés dont il ne peut nier l'existence
! Par combien de bons mots , de railleries piquantes ,
de sarcasmes amers , il se venge sur ses confrères innocens
des injustices dont il prétend avoir été l'objet ! Ce serait
un recueil vraiment curieux et récréatif que celui où l'on
trouverait réunis tous les jugemens que les auteurs portent
DECEMBRE 1812 . 599
mutuellement de leurs productions . Si un tel recueil existait
, les critiques n'inspireraient plus une si grande terreur
; loin de les accabler d'injures , comme on le fait aujourd'hui
, on vanterait par-tout leur douceur , leur tolérance
, leur aménité ; et l'on serait forcé de convenir que ce
sont les meilleures gens du monde. Au fait , on les peint
beaucoup plus méchans qu'ils ne le sont rarement ils
emploient toutes leurs forces pour frapper leur ennemi ;
ils ne lui portent que des coups affaiblis à dessein ; souvent
même ils appliquent un baume salutaire sur les blessures
légères qu'ils ont faites . On ne se doute pas des précautions
qu'ils sont obligés de prendre ; on ne se forme pas
une idée des positions embarrassantes où ils se trouvent
quelquefois . Je citerai pour exemple celle où je me trouve
moi-même en ce moment. M. Gérard jouit depuis douze à
quinze ans de la réputation la plus brillante , et sous plusieurs
rapports la plus méritée ; son talent fait l'admiration
du public , et toute l'Europe retentit de ses louanges . Comment
oserai-je mêler quelques observations à ce concert
unanime auquel son oreille est depuis si long-tems accoutumée
? Par quel moyen lui persuaderai-je que l'intérêt
des arts et son propre intérêt m'ont engagé à rompre le
silence ? Je le sens bien , ce serait tenter une chose impossible
: quelque raison que je puisse lui donner , il ne manquera
pas d'attribuer ma démarche à la méchanceté , à
l'envie de nuire , peut-être même à un parti dont il me
supposera l'agent; n'importe : j'aurai dit la vérité , j'aurai
pour moi l'opinion de ceux qui me connaissent et la
mienne ; il ne m'en faut pas davantage.
Leportrait de Mile Brognard est le premier tableau que
M. Gérard ait exposé aux regards du public. On voyait à
la même exposition un portrait de famille par M. David ,
et cette concurrence si difficile à soutenir ne tourna pas au
désavantage de l'élève . On trouva dans son ouvrage une
grâce , une simplicité , une pureté de goût, une finesse
d'exécution qu'aucun peintre n'avait portées aussi loin
depuis Léonard de Vinci et Raphaël ; et si l'on en excepte
quelques personnes qui tenaient encore à l'ancienne école ,
tout le monde fut enchanté , ravi. L'enthousiasme redoubla
, quand , vers les derniers jours de l'exposition , l'on vit
tout- à- coup paraître le Bélisaire. Ce tableau n'était pas
remarquable par la grandeur du style ni par la noblesse
des formes ; mais le sujet était bien conçu , il était intéressant
et pathétique; on fut frappé de la vérité du dessin ,
1
600 MERCURE DE FRANCE ,
de la justesse des expressions , de la beauté de l'effet , de
la force du coloris , et de l'harmonie admirable qui régnait
dans toutes les parties ; on n'eut qu'un seul regret , ce fut
d'en être sitôt privé. Enfin l'école française put se glorifier
de posséder un grand peintre de plus .
Un succès si peu contesté devait faire rechercher cet
ouvrage ; cependant l'auteur fut forcé de l'abandonner
pour un prix extrêmement modique. Loin de se rebuter ,
il tenta de nouveaux efforts , et c'est à cette persévérance
que nous devons le tableau charmant de Psyché et l'Amour.
J'étais élève quand M. Gérard le termina , etj'eus le bonheur
de le voir de près dans son atelier. Je ne saurais
rendre l'impression délicieuse qu'il fit sur moi. Je ne pouvais
me lasser de le voir et d'en parler ; je craignaistoujours
que les autres n'eussent pas aperçu les beautés que
j'y avais aperçues moi-même ; je faisais remarquer à tous
ceux que je connaissais l'aspect séduisant de l'ensemble ,
et la perfection avec laquelle les détails étaient exprimés ;
je leur vantais la modestie que le peintre avait donnée à
l'expression de l'Amour , qui semblait craindre de flétrir
l'innocence de cette jeune vierge en la touchant , et qui
osait à peine déposer un baiser sur son front; je louais
l'expression non moins naïve de Psyché dont le coeur ingénu
s'ouvrait au premier sentiment; je louais cettedraperie
transparente ajustée avec tant de délicatesse , ces jolis
pieds posés si élégamment sur un gazon émaillé de fleurs ,
ce paysage mystérieux , ce ciel pur et serein , si bien en
rapport avec le sujet; enfin ce je ne sais quoi dont parle
Montesquien dans ses Essais sur le goût , qualité qu'on ne
pent définir , mais qui ajoute tant de charme aux plus
belles productions . Ce tableau , malgré son mérite , ne
jonit pas d'abord de toute l'estime qu'il méritait. On prétendit
que c'était un pastiche des anciens maîtres d'Italie ;
comme on a prétendu ensuite que le tableau des Sabines
était une imitation servile des statues antiques , et leMarcus
Sextus une copie d'une gravure anglaise représentant
le comte Ugolin . Il essuya encore un grand nombre de
critiques dont quelques-unes seulement étaient justes , et
je me rappelle avoir rompu plus d'une lance en son honneur.
J'ai eu occasion de le revoir depuis , et je le regarde
comme le chef-d'oeuvre de son auteur.
Les portraits que M. Gérard exposa vers la même époque,
obtinrent une approbation unanime . Ceux de madame la
comtesseRegnault (de Saint-Jean-d'Angely) et de madame
DECEMBRE 1812 . 601
Fulchiron lui acquirent une telle réputation dans ce
genre , qu'une personne riche ne voulut plus se faire
peindre que de sa main. Cette quantité de portraits qu'il
eut à exécuter fut plus utile à sa fortune qu'à son talent. Il
abandonna peu à peu la manière pure et étudiée qu'on
avait admirée dans ses premiers ouvrages , pour une manière
plus lâche et plus expéditive . Le public, qui juge
moins sur le mérite que sur la réputation , ne s'aperçut pas
de ce changement ; mais les artistes le remarquerent avec
peine. Le tableau des Trois âges vint encore augmenter
leurs regrets : ils n'y reconnurent plus du tout l'auteur de
Bélisaire et de Psyché , et cette production leur parut
réunir, à quelques-unes des qualités de l'école moderne ,
une partie des voces de l'ancienne école . Ils furent d'autant
plus affligés de la fausse direction que prenait le talent
de M. Gérard , què ses défauts étaient extrêmement séduisans
, et que les élèves semblaient assez disposés à s'écarter
de la route que M. David leur avait ouverte.
L'opinion des artistes commençait déjà à circuler dans le
monde lorsque la Bataille d'Austerlitz parut . Je n'ai pas
besoin de rappeler le succès prodigieux qu'obtint cet ouvrage,
et les éloges sans nombre qu'il valut à l'auteur . Il
me suffira de dire qu'il fut préféré par beaucoup de personnes
autableau de la Distribution des Aigles de M.David.
Quant à moi , je ne puis approuver cette préférence , et je
ne conçois pas qu'on ait pu seulement établir une comparaison.
La Bataille d'Austerlitz offrait peut-être moins de
fautes saillantes , mais elle offrait aussi de moins grandes
beautés ; la scène était bien disposée , l'espace convenablement
rempli; on ne remarquait rien de gauche mi dans l'ordonnance
, ni dans le dessin , ni dans l'effet , ni dans la couleur
; mais , si l'on excepte la figure du général Rapp , qui
avail an assez beau mouvement, onn'y trouvait point cette
noblesse dans les attitudes , cette élégance de formes , cette
fermeté d'exécution , cette élévation de style et cet aspect
héroïque si admirables dans le tableau de M. David. En un
mot, si l'on avait pu réduire tout-à-coup les deux ouvrages
à une petite dimension , le premier n'aurait paru qu'un beau
tablean de genre, et le second serait toujours resté un beau
tableau d'histoire. L'eau forte que M. Godefroy a gravée et
et qui est exposée dans la galerie d'Apollon , nous donne
cette réduction de la Bataille d'Austerlitz : on pent aller la
consulter , et pour peu qu'on ne manque pas entièrement
de goût , on sera forcé de convenir que la phus grande par
602 MERCURE DE FRANCE ,
tie des figures , sur-tout celles qui sont étendues à terre an
milieu de la composition , et les prisonniers qui occupent
la droite , sont du caractère le plus commun. Que conclure
de ces réflexions ? Que M. Gérard a entièrement perdu son
talent ? Non , sans doute . M. Gérard est toujours un des
plus grands peintres de notre école ; il a toujours un talent
supérieur : mais, je le répète, son talent a pris une fausse
direction , il n'est plus ce qu'il était autrefois .
Avant de passer à l'examen des deux portraits qu'il a exposés
cette année , je crois devoir prier mes lecteurs , afin
que je puisse m'exprimer avec plus de liberté , d'oublierun
moment qu'ils représentent des personnes augustes dont
l'image elle-même doit nous inspirer les plus profonds respects
, et de ne les considérer que sous le rapport de l'art.
N° 414. Portrait de S. M. le Roi de Rome.
L'attitude de cet enfant est agréable et naturelle; les
chairs et les draperies sont exécutées d'un pinceau facile
et moelleux , et l'aspect général est très - flatteur ; mais
ce tableau ne gagne pas à être analysé. Je trouve d'abord
que l'oeil droit n'est pas parfaitement d'ensemble avec l'oeil
gauche ; sa direction semblerait indiquer que la tête est
dans une position moins verticale ; le contour des bras est
mou, celui des mains incorrect et heurté ; le coloris est fade
et trop égal; le trait sèchement prononcé des yeux et de la
bouche choque d'autant plus que tout le reste est modelé
d'une manière vague et incertaine ; on voit que les tons largement
placés sur la toile ont été fondus par le travail du
pinceau et non par le moyen de tons intermédiaires ; la
forme est exprimée en masse , et l'on cherche en vain ces
finesses de détails et ces plans presque insensibles que l'on
observe dans les têtes de femmes et dans celles des enfans .
Certainement M. Gérard pouvait approcher plus près de
la perfection : il n'avait besoin d'imiter personne pour
cela, il suffisait qu'il ressemblût à lui-même.
N° 413. Portrait en pied de S. M. l'Impératrice et Reine.
Ce tableau est trop éloigné de l'oeil pour que l'on puisse
découvrir les défauts avec autant de facilité que dans le
précédent ; cependant ils n'échappent pas tous à la vue. Il
en est un qui frappe tout le monde , c'est la longueur exagérée
de la figure entière , qui paraît plus longue encore
qu'elle ne l'est véritablement à cause du coussin de velours
sur lequel elle est élevée ; le cou manque de souplesse et la
poitrine est un peu étroite; la manche qui couvre l'épaule
gauche a trop d'ampleur comparativement à celle de l'autre
DECEMBRE 1812. 603
côté , et nuit à la grâce de l'ensemble: le bras droit est faiblement
dessiné et modelé plus faiblement encore ; les
plans n'en sont pas accusés avec assez de précision ; les
mains et principalement la main gauche sont maigres de
forme; les pieds n'ont pas l'épaisseur qu'ils devraient avoir;
la couleur des chairs est grise et peu variée ; et la robe
pourrait être ajustée avec plus d'art . Voilà ce qui m'a paru
défectueux ; je dirai avec la même franchise ce qui m'a
paru digne d'être loué. La pose est élégante et naturelle ,
elle a une certaine majesté qui commande le respect; la
tête est noble et gracieuse à-la-fois; l'effet ne pouvait être
mieux calculé ; la lumière placée sur le haut de la figure se
dégrade d'une manière admirable ; le manteau impérial et
tous les accessoires sont disposés avec un goût , avec une
adresse qui n'appartiennent qu'à M. Gérard; ils sont peints
avec une vigueur de ton et une vérité que l'on peut regarder
comme le dernier degré où l'art puisse atteindre ; le
rideau vert sur-tout qui sert de fond au tableau est une des
choses les plus extraordinaires que l'on aitjamais exécutées
dans ce genre ; enfin l'harmonie générale répand sur l'ensemble
un charme auquel il est difficile de ne pas céder , et
comme ouvrage de l'art ce serait sans aucune comparaison
leplus beau portrait de celte exposition , si celui de Mla
comtesse de la Salle ne s'y trouvait pas. C'est beaucoup
sans doute ; mais ce n'est pas assez pour M. Gérard : avec
un talent comme le sien on ne doit prétendre qu'au premier
rang.
S. DELPECH .
AVIS D'UN PÈRE PROSCRIT A SA FILLE (*) .
MON enfant , si mes caresses , si mes soins ont pu ,
dans ta première enfance ,te consoler quelquefois , si ton
coeur en a gardé le souvenir , puissent ces conseils , dictés
(*) Ce morceau du célèbre et infortuné Condorcet , fut adressé à
sa fille , alors âgée de cinq ans. Il n'est connu que de sa famille et de
quelques amis . M. Fayolle , dont le zèle littéraire est digne d'éloge ,
a publié cette année deux discours inédits de Condorcet , l'un sur l'astronomie
et le calcul des probabilités , l'autre sur les sciences mathématiques
. ( Voyez le Magasin Encyclopédique de 1812 , août et
octobre.)
604 MERCURE DE FRANCE ,
par ma tendresse , être reçus de la tienne avec une douce
confiance , et contribuer à ton bonheur '
I. Dans quelque situation que tu sois quand tu lirasces
lignes , que je trace loin de toi , indifférent àma destinée ,
mais occupé de la tienne et de celle de ta mère , songe que
rien ne t'en garantit la durée .
Prends l'habitude du travail , non-seulement pour te
suffire à toi-même sans un service étranger , mais pour
que ce travail puisse pourvoir à tes besoins , et que tu
puisses être réduite à la pauvreté sans l'être à la dépendance.
Quand cette même ressource ne te deviendrait jamais
nécessaire , elle te servira du moins à te préserver dela
crainte , à soutenir ton courage , à te faire envisager d'un
oeil plus ferme les revers de fortune qui pourront te menacer.
Tu sentiras que tu peux absolument te passer de richesses
, tu les estimeras moins : tu seras plus à l'abri des
malheurs auxquels on s'expose pour en acquérir ou par la
peur de les perdre.
Choisis un genre de travail où la main ne soit pas occupée
seule , où l'esprit s'exerce sans trop de fatigue; un
travail qui dédommage de ce qu'il coûte, par le plaisir qu'il
procure : sans cela , le dégoût qu'il te causerait , sijamais
il devenait nécessaire , te le rendrait presque aussi insupportable
que la dépendance : il ne t'en affranchirait que
pour te livrer à l'ennui. Peut- être n'aurais-tu pas le courage
d'embrasser une ressource qui t'offrirait le malheur
pour prix de l'indépendance .
II. Pour les personnes dont un travail nécessaire ne
remplit pas tous les momens , dont l'esprit a quelque
activité ,le besoin d'être réveillées par des sensations ou
des idées nouvelles devient un des plus impérieux. Si tu
ne peux exister seule, si tu as besoin des autres pour échapper
à l'ennui , tu te trouveras nécessairement soumise à
leurs goûts , à leurs volontés , au hasard , qui peut éloigner
de toi ces moyens de remplir le vide de ton tems , puisqu'ils
ne dépendent pas de toi-même.
Ils s'épuisent aisément , semblables aux joujoux de ton
enfance , qui perdaient au bout de quelques jours le pouvoir
de t'amuser.
Bientôt à force d'en changer , et par l'habitude seule de
les voir se succéder , on n'en trouve plus qui aient le
i
1
DECEMBRE 1812 . 1
605
2
charme de la nouveauté , et cette nouveauté même cesse
d'être unplaisir.
Rien n'est donc plus nécessaire à ton bonheur que de.
t'assurer des moyens dépendans de toi seule pour remplir
le vide du tems , écarter l'ennui , calmer les inquiétudes ,
te distraire d'un sentiment pénible .
Ces moyens , l'exercice des arts , le travail de l'esprit ,
peuvent seuls te les donner. Songe de bonne heure à en
acquérir l'habitude.
Si tu n'as point porté les arts à un certain degré de perfection
, si ton esprit ne s'est point formé , étendu , fortifiés
par des études méthodiques , tu compterais en vain sur
ces ressources ; la fatigue , le dégoût de ta propre médiocrité
, l'emporteraient bientôt sur le plaisir.
Emploie donc une partie de ta jeunesse à t'assurer pour
ta vie entière ce trésor précieux. La tendresse de ta mère ,
sa raison supérieure , sauront t'en rendre l'acquisition plus
facile. Aie le courage de surmonter les difficultés , les
dégoûts momentanés , les petites répugnances qu'elle ne
pourra t'éviter..
Le bonheur est un bien que nous vend la nature ,
Il n'est point ici bas de moisson sans culture.
Ne crois pas que le talent , que la facilité, ces dons de
la nature , qui tiennent plus peut- être à notre organisation
première qu'à notre éducation ou aux efforts de notre
volonté , soient nécessaires pour arriver à ce moyen de
bonheur.,
Si ces dons te sont refusés , cherche dans les occupations
moins brillantes un but d'utilité qui les relève à tes
yeux , dont le charme t'en dérobe l'insipidité .
Si ta main ne peut reproduire sur la toile ni la beauté ,
-ni les passions , tu pourras du moins rendre des insectes
ou des fleurs avec l'exactitude rigoureuse d'un naturaliste .
Vers quelque objet que ton goût t'ait portée , s'il ta
trompée sur ton talent , tu trouveras une semblable ressource
.
Mais que la nature t'ait maltraitée ou qu'elle t'ait favorisée
, n'oublie point que tu dois avoir pour but ce plaisir de
l'occupation, qui se renouvelle tous les jours , dont l'indépendance
est le fruit , qui préserve de l'ennui , qui prévient
ce dégoût vague de l'existence , cette humeur sans objet ,
cesmatheeuurrss dd''uune vie paisible et fortunée. Jenetedirai
pointd'éviter que l'amour-propre vienne y mêler ses plaisirs
1
606 MERCURE DE FRANCE ,
et ses chagrins : mais qu'il n'y domine point , que ses
jouissances ne soient pas à tes yeux le prix de tes efforts ,
que ses peines ne te dégoûtent point de les répéter , que les
unes et les autres soyent à tes yeux un tribut inévitable
que la sagesse même doit payer à la faiblesse humaine.
III . L'habitude des actions de bonté , celle des affections
tendres est la source de bonheur la plus pure , la
plus inépuisable .
,
Elle produit un sentiment de paix , une sorte de volupté
douce , qui répand du charme sur toutes les occupations ,
et même sur la simple existence .
Prends de bonne heure l'habitude de la bienfaisance ,
mais d'une bienfaisance éclairée par la raison , dirigée par
lajustice.
Ne donne point pour te délivrer du spectacle de la misère
ou de la douleur , mais pour te consoler par le plaisir
de les avoir soulagées .
Ne te borne pas à donner de l'argent ; sache aussi
donner tes soins , ton tems , tes lumières , et ces affections
consolatrices souvent plus précieuses que des secours .
Alors ta bienfaisance ne sera plus bornée comme ta fortune
: elle en deviendra indépendante ; elle sera pour toi
une occupation comme une jouissance .
Apprends sur-tout à l'exercer avec cette délicatesse ,
avec ce respect pour le malheur , qui double le bienfait et
ennoblit le bienfaiteur à ses propres yeux. N'oubliejamais
que celui qui reçoit est par la nature l'égal de celui qui
donne ; que tout secours qui entraîne de la dépendance
n'est plus un don , mais un marché , et-que , s'il humilie ,
il devient une offense .
Jouis des sentimens des personnes que tu aimeras : mais
sur-tout jouis des tiens . Occupe-toi de leur bonheur, et le
tien en sera la récompense. Cette espèce d'oubli de soimême
dans toutes les affections tendres en augmente la
douceur et diminue les peines de la sensibilité. Si l'on y
mêle de la personnalité , on est trop souvent mécontent
des autres . L'ame se dessèche , se flétrit , s'aigrit même.
On perd le plaisir d'aimer ; celui d'être aimé est corrompu
par l'inquiétude , par les douleurs secrètes , que trop de
facilité à se blesser reproduit sans cesse .
Ne te borne point à ces sentimens profonds qui pourront
t'attacher à un petit nombre d'individus; laisse germer
dans ton coeur de douces affections pour les personnes que
1
DECEMBRE 1812 . 607
t
les évènemens , les habitudes de la vie , tes goûts , tes
occupations , rapprocheront de toi .
, Que celles qui t'auront engagé leurs services ou que tu
emploieras , aient part à ces sentimens de préférence qui'
tiennent le milieu entre l'amitié et cette simple bienveillance
par laquelle la nature nous a liés à tous les êtres de
notre espèce.
Ces sentimens délassent et calment l'ame , que des affections
trop vives fatiguent et troublent quelquefois . En
défendant d'affections trop exclusives , ils préservent des
fautes et des maux où leur excès pourrait exposer. Le sort
peut nous ravir nos amis , nos parens , ce que nous avons
de plus cher; nous pouvons être condamnés à leur survivre
, à gémir de leur indifférence ou de leur injustice ;
nous ne pouvons les remplacer par d'autres objets ; notre
ame même s'y refuse : alors ces sentimens , en quelque
sorte secondaires , n'en remplissent pas le vide , mais
empêchent d'en sentir toute l'horreur. Ils ne dédommagent
pas , ils ne consolent même pas ; mais ils émoussent
la pointe de la douleur , ils adoucissent les regrets ,
ils aident le tems à les changer en cette tristesse habituelle
et paisible qui devient presque un plaisir pour les ames
devenues inaccessibles à ceux des sentimens plus heureux.
Cette douce sensibilité , qui peut être une source de
bonheur , a pour origine première ce sentiment naturel
qui nous fait partager la douleur de tout être sensible .
Conserve donc ce sentiment dans toute sa pureté , dans
toute sa force : qu'il ne se borne point aux souffrances des
hommes , que ton humanité s'étende même sur les animaux.
Ne rends point malheureux ceux qui l'appartiendront
; ne dédaigne point de t'occuper de leur bien-être ;
ne sois pas insensible à leur naïve et sincère reconnaissance
; ne cause à aucun des douleurs inutiles : c'est une
véritable injustice , c'est un outrage à la nature , dont elle
nous punit par la dureté de coeur que l'habitude de cette
cruauté ne peut manquer de produire. Le défaut de prévoyance
des animaux est la seule excuse de cette loi barbare
qui les condamne à se servir mutuellement de nourriture.
Interprêtes fidèles de la nature n'allons pas audelà
de ce que cette excuse peut nous permettre .
,
Je ne te donnerai point l'inutile précepte d'éviter les
passions , de te défier d'une sensibilité trop vive ; mais je
te dirai d'être sincère avec toi-même , de ne point t'exai
608 MERCURE DE FRANCE ,
gérer ta sensibilité , soit par vanité , soit pour flatter ton
imagination ( soit pour allumer celle d'un autre ) .
Crains le faux enthousiasme des passions : celui-là ne
dédommage jamais ni de leurs dangers ni de leurs malheurs.
On peut n'être pas maître de ne pas écouter son
coeur , mais on l'est toujours de ne pas l'exciter ; et c'est le
seul conseil utile et praticable que la raison puisse donner
à la sensibilité .
IV. Mon enfant , un des plus sûrs moyens de bonheur
estd'avoir su conserver l'estime de soi-même , de pouvoir
regarder sa vie entière sans honte et sans remords , sans y
voir une action vile , ni un tort ou un mal fait à autrui , et
qu'on n'ait pas réparé .
Rappelle-toi les impressions pénibles que des torts légers
, que de petites fautes t'ont fait éprouver; et juge parlà
des sentimens douloureux qui suivent des torts plus
graves , des fautes vraiment honteuses .
Conserve soigneusement cette estime précieuse, sans laquelle
tu ne saurais entendre raconter les mauvaises actions
sans rougir , les actions vertueuses sans te sentir humiliée .
Alors un sentiment doux et pur s'étend sur toute l'existence
; il répand un charme consolateur sur ces momens
où l'ame , qu'aucune impression vive ne remplit , qu'aucune
idée n'occupe , s'abandonne à une molle rêverie , et
laisse les souvenirs du passé errer paisiblement devant
elle.
Qu'alors , au milieu de tes peines , tu les sentes s'adoucir
par la mémoire d'une action généreuse , par l'image d'un
malheur dont tu auras essuvé les larmes .
Mais ne laisse point souiller ce sentiment par l'orgueil .
Jouis de ta vie sans la comparer à celle d'autrui : sens que
tu es bonne , sans examiner si les autres le sont autant
que toi.
Tu acheterais trop cher ces tristes plaisirs de lavanité :
ils flétriraient ces plaisirs plus purs dont la nature a fait la
récompense des bonnes actions .
Si tu n'as point de reproches à te faire , tu pourras être
sincère avec les autres comme avec toi-même . N'ayant
rien à cacher , tu ne craindras point d'être forcée , tantôt
d'employer la ressource humiliante du mensonge , tantôt
d'affecter dans d'hypocrites discours des sentimens et des
principes qui condamnent la propre conduite.
Tu ne connaîtras point cette impression habituelle d'une
crainte honteuse , supplice des coeurs corrompus. Tujouiras
1
DECEMBRE 1812 . 609
de cette noble sécurité , de ce sentiment de sa propre diguité
, partage des ames qui peuvent avouer tous leurs
mouvemens comme toutes leurs actions .
SEINE
Mais si tu n'as pas pu éviter les reproches de la cons
cience , ne t'abandonne pas au découragemmeonntt, : songe
aux moyens de réparer ou d'expier
souvenir ne puisse s'en présenter à toi quavec celui des 3
actions qui les compensent , et qui en ont obtenu lepardge
au jugement sévère de ta conscience .
Ne prends point l'habitude de la dissimulatio
plutôt le courage d'avouer tes torts . Le sentime
courage te soutiendra au milieu de fes regrets on de fes
remords. Tu n'y ajouteras point le sentiment si pénible
de ta propre faiblesse , et l'humiliation qui poursuit le
mensonge.
Les mauvaises actions sont moins fatales par elles -mêmes
au bonheur et à la vertu , que par les vices dont elles font
contracter l'habitude aux ames faibles et corrompues . Les
remords , dans une ame forte , franche et sensible , inspirent
les bonnes actions , les habitudes vertueuses , qui
doivent en adoucir l'amertume . Alors ils ne se réveillent
qu'entourés des consolations qui en émoussent la pointe ,
et l'on jouit de son repentir comme de ses vertus .
Sans doute les plaisirs d'une ame régénérée sont moins
purs , sont moins doux que ceux de l'innocence ; mais
c'est alors le seul bonheur que nous puissions encore
trouver dans notre conscience , et presque le seul auquel la
faiblesse de notre nature et surtout les vices de nos institutions
nous permettent d'atteindre .
Hélas ! tous les humains ont besoin de clémence !
V. Si tu veux que la société répande sur ton ame plus
de plaisirs ou de consolations que de chagrins ou d'amertumes
, sois indulgente , et préserve-toi de la personnanalité
comme d'un poison qui en corrompt toutes les
douceurs .
L'indulgence n'est pas cette facilité qui , née de l'indifférence
ou de l'étourderie , ne pardonne tout que parce
qu'elle n'aperçoit ou ne sent rien. J'entends cette indulgence
fondée sur la justice , sur la raison , sur la connaissance
de sa propre faiblesse , sur cette disposition heureuse
qui porte à plaindre les hommes plutôt qu'à les
condamner.
Par-là tu sauras faire servir à ton bonheur cette foule
Qq
610 MERCURE DE FRANCE ,
d'êtres bons , mais faibles , sans défauts rebutans , mais
saps qualités brillantes , qui peuvent distraire s'ils ne peuvent
occuper , qu'on rencontre avec plaisir et qu'on quilte
sans peine , que l'on ne compte point dans l'ensemble de
sa vie, mais qui peuvent en remplir quelques vides , en
abréger quelques momens .
Par-là tu verras encore ces êtres supérieurs par leurs
talens ou par leur ame , se rapprocher de toi avec plus de
confiance.
Plus ils sont en droit de croire qu'ils peuvent se passer
d'indulgence , plus ils en éprouvent le besoin. Accoutumés
se juger avec sévérité , la douceur d'autrui les attire; et
ils pardonnent d'autant moins le défaut d'indulgence ,
qu'indulgens eux-mêmes , ils sont portés à voir dans le
caractère opposé plus d'orgueil que de délicatesse , plus de
prétention que de supériorité réelle , plus de dureté que
de véritable vertu . 1
Tes devoirs , tes intérêts les plus importans , tes sentimens
les plus chers , ne te permettront pas toujours de
n'avoir pour société habituelle que ceux avec qui tu aurais
choisi de vivre. Alors ce qui ne t'aurait rien coûté , si,
plus raisonnable et plus juste , tu avais pris l'heureuse habitude
de l'indulgence , exigera de toi des sacrifices journaliers
et pénibles : ce qui avec cette habitude n'eût été
qu'une légère contrainte , deviendrait sans elle un véritable
malheur.
Enfin, elle est également utile et quand les autres out
besoin de nous et quand nous-mêmes avons besoin deux:
elle rend plus facile et plus doux le bien que nous pouvons
leur faire : elle rend moins difficile à obtenir etmoins pénible
à recevoir celui que nous pouvons en attendre. Mais
veux-tu prendre l'habitude de l'indulgence ?Avantdejuger
un autre avec sévérité , avant de t'irriter contre ses défauts,
de te révolter contre ce qu'il vient de dire ou de faire ,
consulte la justice : ne crains point de faire un retour sur
tes propres fautes; interroge ta raison; écoute sur-tout la
bonté naturelle , que tu trouveras sans doute au fond de
ton coeur : car , si tu ne l'y trouvais pas , tous ces conseils
seraient inutiles ; mon expérience et ma tendresse ne pourraient
rien pour ton bonheur.
La personnalité dont je voudrais te préserver n'est pas
cettedisposition constante à nous occuper sans distraction ,
sans relâche , de nos intérêts personnels , à leur sacrifier
les intérêts , les droits , le bonheur des autres; cet égoïsme
DECEMBRE 1812. 611
est incompatible avec toute espèce de vertu et même de
sentiment honnête ; je serais trop malheureux , si je pouvais
croire avoir besoin de t'en préserver.
Je parle de cette personnalité qui , dans les détails de la
vie , nous fait tout rapporter aux intérêts de notre santé ,
de notre commodité , de nos goûts , de notre bien-être ,
qui nous tient en quelque sorte toujours en présence de
nous-mêmes ; qui se nourrit de petits sacrifices qu'elle impose
aux autres, sans en sentir l'injustice et presque sans
le savoir; qui trouve naturel et juste tout ce qui lui convient
, injuste et bizarre tout ce qui la blesse ; qui crie au
caprice et à la tyrannie , si un autre , en la ménageant ,
s'occupe un peu de lui-même.
Ce défaut éloigne la bienveillance , affligeet refroidit
l'amitié . On est mécontentdes autres, dontjamais l'abnégation
d'eux-mêmes ne peut être assez complète. On est
mécontent de soi , parce qu'une humeur vague et sans
objetdevient un sentiment constant et pénible dont on n'a
plus la forcede se délivrer.
Si tu veux éviter ce malheur , fais que le sentiment de
l'égalité et celui de la justice deviennent une habitude de
ton ame. N'attends , n'exige jamais des autres qu'un peu
au-dessous de ce que tu ferais pour eux. Si tu leur fais des
sacrifices , apprécie-les d'après ce qu'ils te coûtent réellement,
et non d'après l'idée que ce sont des sacrifices :
cherches-en le dédommagement dans ta raison , qui t'en
assure la réciprocité , dans ton coeur , qui te dira que même
tu n'en aurais pas besoin.
Tu trouveras alors que dans ces détails de la société , il
est plus doux , plus commode , si j'ose le dire , de vivre
pour autrui , etque c'est alors seulement que véritablement.
onvitpour soi.
Qqa
1
POLITIQUE.
L'ÉVÈNEMENT le plus inattendu et le plus heureux vient
de répandre la joie la plus vive dans toutes les classes d'habitans
de cette capitale . La nouvelle s'est répandue de
bouche en bouche avec la rapidité de l'éclair; de toutes
parts on n'entendait prononcer que ces mots : l'Empereur
est arrivé. Il est en effet descendu au palais des Tuileries
le 18 de ce mois , à onze heures du soir.
Le 5 décembre , il avait réuni au quartier-général de
Smorgony , le roi de Naples , le vice-roi,le prince de Nenchâtel
, et les maréchaux ducs d'Elchingen , de Dantzick ,
de Trévise , le prince d'Ekcmuil et le duc d'Istrie. Il leur
fit connaître qu'il avait nommé le roi de Naples son lieutenant-
général pour commander l'armée pendant la rigoureuse
saison .
S. M. passant à Wilna , accorda un travail de plusieurs
heures à M. le duc de Bassano .
S. M. voyagea incognito , dans un seul traîneau , avec et
sous le nom du duc de Vicence. Elle visita les fortifications
de Praga , parcourut Varsovie , et y passa plusieurs heures
inconnue . Deux heures avant son départ , elle fit chercher
le comte Potocki et le ministre des finances du grand-duché,
qu'elle entretint long-tems .
S. M. arriva le 14 , à une heure après minuit, à Dresde,
et descendit chez le comte Serra , son ministre ; elle s'entretint
long-tems avec le roi de Saxe , et repartit immédiatement
, prenant la route de Leipsick et de Mayence.
Aussitôt après son arrivée au palais des Tuileries ,
S. M. a reçu les princes grands dignitaires , les ministres
et les grands officiers .
S. Exc. M. le duc de Cadore a été présenté par S. A. S.
le prince archichancelier de l'Empire , au serment qu'il a
prété entre les mains de S. M. , en qualité de ministre secré
taire-d'état par interim , à la place de M. le comte Daru ,
qui reste jusqu'à nouvel ordre à l'armée , faisant les fonctions
d'intendant général.
S. M. a chargé l'évêque de Nantes , un de ses aumôniers,
MERCURE DE FRANCE , DECEMBRE 1812. 613
de l'administration de sa chapelle en l'absence du grand
aumônier .
Dans la matinée dn dimanche, une foule immense s'était
portée sur la terrasse du palais , épiant le moment où elle
pourrait apercevoir l'Empereur à la fenêtre de son cabinet..
S. M. en effet a paru à cette fenêtre , et la foule a fait retentir
l'air des acclamations réitérées de vive l'Empereur!
A l'issue de la messe , à midi , l'Empereur étant sur son
trône , entouré des princes grands - dignitaires , des cardinaux
, des ministres , des grands-officiers , des grandsaigles
de la Légion d'honneur et des officiers de service
près S. M. , a reçu le Sénat qui a été conduit à cette audience
par un maître etun aide des cérémonies , introduit
par S. Ex . le grand-maître , et présenté par S. A. S. le
prince vice-grand-électeur : S. Ex. M. le comte de Lacépède
, président , a porté la parole en ces termes :
SIRE , le Sénat s'empresse de présenter au pied du trône de
V. M. I. et R. , l'hommage de ses félicitations sur l'heureuse arrivée
de V. M. au milieu de ses peuples .
> L'absence de V. M. , Sire , est toujours une calamité nationale ;
sa présence est un bienfait qui remplit de joie et de confiance tout le
peuple français .
» V. M. I. et R. a posé toutes les bases de l'organisation de son
vaste Empire ; mais il lui reste encore bien des objets à consolider ou
à terminer , et le moindre retard dans le complément de nos institutions
est un malheur national .
> Pendant que V. M. , Sire , était à 800 lieues de sa capitale , à la
tête de ses armées victorieuses , des hommes échappés des prisons où
votre clémence impériale les avait soustraits à la mort , méritée par
leurs crimes passés , ont voulu troubler l'ordre public dans cette
grande cité . Ils ont porté la peine de leurs nouveaux attentats .
■ Heureuse la France , Sire , que sa constitution monarchique met
à l'abri des effets funestes des discordes civiles , des haines sanglantes
que les partis enfantent , et des désordres horribles que les révolutions
entrainent !
> Le Sénat , premier conseil de l'Empereur , et dont l'autorité
n'existe que lorsque le monarque la réclame et la met en mouvement,
est établi pour la conservation de cette monarchie , et de l'hérédité
de votre trône dans notre quatrième dynastie .
> La France et la postérité le trouveront dans toutes les circonstances
fidèle à ce devoir sacré , et tous ses membres seront toujours
1
614 MERCURE DE FRANCE ,
prêts à périr pour la défense de ce palladium de la sûreté etdela
prospérité nationales.
› Dans les commencemens de nos anciennes dynasties , Sire , on
vit plus d'une fois le monarque ordonner qu'un serment solennel liat
d'avance les Français de tous les rangs à l'héritier du trône ; et quelquefois
, lorsque l'âge du jeune prince le permit , une couronne fut
placée sur sa tête , comme le gage de son autorité future et le symbole
de la perpétuité du Gouvernement .
- > L'affection que toute la nation a pour le roi de Rome , prouve,
Sire , et l'attachement des Français pour le sang de V. M. , et ee
sentiment intérieur qui rassure chaque citoyen , et qui luimontre
dans cet auguste enfant la sûreté des siens , la sauvegardede sa fortune
, et un obstacle invincible à ces divisions intestines , ces agitations
civiles et ces bouleversemens politiques , les plus grands des
fléaux qui puissent affliger les peuples .
» Sire , V. M. a arboré les Aigles françaises sur les tours de
Moscou. L'ennemi n'a pu arrêter ses succès et contrarier ses projets ,
qu'en ayant recours aux affreuses ressources des gouvernemens despotiques
, en créant des déserts sur toutes ses frontières , en portant
l'incendie dans ses provinces , en livrant aux flammes sa capitale, le
çentre de ses richesses et le produit de tant de siècles..
> Ils connaissaient mal le coeur de V. M. , Sire , ceux qui ont
renouvelé cette tactique barbare de leurs sauvages ancêtres . Elle eût
volontiers renoncé à des trophées qui devaient coûter tant de sang et
de maux à l'humanité.
> L'empressement avec lequel on voit arriver de tous les départemens
de l'Empire , sous les drapeaux de V. M. , les nombreux
soldats appelés par le sénatus- consulte de septembre dernier , estun
exemple detout ce que V. M. doit attendre du zèle , du patriotisme
et de l'ardeur belliqueuse des Français , pour arracher à l'influence
denos ennemis les diverses portions du Continent , et pour conquéric
une paix honorable et solide .
› Que V. M. I. et R. , Sire, agrée le tribut de la reconnaissance ,
de l'amour et de l'inviolable fidélité du Sénat et du Peuple français..
S. M. a répondu en ces termes :
«Sénateurs , ce que vous me dites m'est fort agréable. J'ai à coeur
> la gloire et la puissance de la France; mais mes premières pensées
> sont pour tout ce qui peut perpétuer la tranquillité intérieure , et
> mettre à jamais mes peuples à l'abri des déchiremens des factions
» et des horreurs de l'anarchie. C'est sur ces ennemies du bonheur
(
DECEMBRE 1812 . 615
>des peuples que j'ai fondé , avec la volonté et l'amour des Français ,
⚫ ce trône auquel sont attachés désormais les destinées de la patrie.
>Des soldats timides et lâches perdent l'indépendance des nations ,
>mais des magistrats pusillanimes détruisent l'empire des lois , leś
> droits du trône et l'ordre social lui-même.
» Laplus belle mort serait celle d'un soldat qui périt au champ
› d'honneur , si la mort d'un magistrat périssant en défendant le sou-
> verain , le trône et les lois n'était plus glorieuse encore.
> Lorsquej'ai entrepris la régénération de la France , j'ai demandé
▸ à la Providence un nombre d'années déterminé. On détruit dans
> un moment , mais on ne peut réédifier sans le secours du tems . Le
> plus grand besoin de l'Etat est celui de magistrats courageux.
> Nos pères avaient pour cri de ralliement : Le roi est mort , vive
➤ le roi ! Ce peu de mots contient les principaux avantages de la
> monarchie. Je crois avoir bien étudié l'esprit que mes peuples
>ont montré dans les différens siècles ; j'ai réfléchi à ce qui a été
> fait aux différentes époques de notre histoire ; j'y penserai encore.
› La guerre que je soutiens contre laRussie est une guerre poli-
⚫tique. Je l'ai faite sans animosité ; j'eussé voulu lui épargner les
maux qu'elle-même s'est faits . J'aurais pu armer la plus grande
> partie de sa population contre elle-même , en proclamant la liberté
*des esclaves ; un grand nombre de villages me l'ont demandé ,
> mais lorsque j'ai connu l'abrutissement de cette classe nombreuse
→du peuple russe ,je me suis refusé à cette mesure qui aurait voué ă
> la mort et aux plus horribles supplices bien des familles. Mon
> armée a essuyé des pertes , mais c'est par la rigueur prématurée de
› la saison.
J'agrée les sentimens que vous m'exprimez. s
Après cette audience , le Conseil -d'Etat , conduit et infroduit
dans les mêmes formes , a été présenté à S. M. par
S. A. S. le prince archichancelier de l'Empire .
S. Exc. M. le comte Defermon , ministre-d'état , président
de la section des finances , a parlé en ces termes :
• SIRE , le premier besoin qu'éprouventavec tous vos fidèles sujets
les membres de votre Conseil-d'Etat , est d'apporter aux pieds du
trône de V. M. leurs félicitations sur son heureux retour , et de lui
exprimer les sentimens de reconnaissance dont ils ont été pénétrés en
apprenant que V. M. venait combler par sa présence les voeux et les
espérances de ses peuples.
> Tandis que , pendant l'absence de V. M. , nous nous occupions
1
616 MERCURE DE FRANCE ,
1
des travaux qu'elle a daigné nous confer , et que tous nos instans
étaient consacrés à l'exécution de ses ordres pour le bonheur et la
prospérité de l'Empire , nous étions loin de penser qu'aucun Français
pût méconnaitre les principes sacrés et conservateurs qui nous ont
tirés de l'anarchie et doivent à jamais nous en garantir.
Sire , nous avons vu avec la plus profonde douleur l'attentat commis
par un homme en délire , qui par un premier crime constaté , avait
déjà mérité une peine que V. M. avait eu la générosité de lui remettre
; mais sa tentative n'a servi qu'à prouver à nos anciens ennemis
l'inutilité de pareils complots , et à mettre dans un nouveaujour le
sincère attachement de tous les fonctionnaires de l'Empire pour la
constitution que V. M. lui a donnée. Toutes les parties de l'Empire
ont donné la preuve de leur attachement , et tous vos sujets ont rivalisé
avec les fonctionnaires publics , de respect pour les principes , et
d'attachement à votre personne sacrée et à son auguste dynastie .
> Dieu qui protége la France , la préservera long-tems du plus
grand des malheurs ; mais dans cette circonstance , tous les coeurs se
rallieraient autour du prince qui est l'objet de nos voeux et de nos
espérances , et chaque Français renouvellerait à ses pieds ses serinens
de fidélité et d'amour pour l'Empereur que la constitution appelle à
succéder.
► Nous avons été sensibles aux récits que renferme le dernier Bulletinde
la Grande-Armée : quelle admiration ne doit pas inspirer le
développement du plus auguste caractère pendant ce mois de périls et
de gloire , où les peines du coeur n'ont rien pu òter à la force de
J'esprit?
Quel sentiment ne doit pas faire naitre chez une nation vraiment
généreuse le tableau fidèle de ses pertes imprévues , en voyantque le
génie tutélaire de la France a su en prévenir les effets et en faire l'oecasion
d'une gloire nouvelle? V. M. parut-elle jamais mieux à la
hauteur de ses destinées que dans ces momens où la fortune semblait
essayer , en armant les élémens , de rappeler qu'elle peut être inconstante?
• Que nos ennemis s'applaudissent , s'ils le veulent , des pertes
matérielles que nous ont occasionnées la rigueur de la saison et l'apreté
du climat; mais qu'ils calculent nos forces , qu'ils sachent qu'il n'est
point d'efforts et de sacrifices dont , à l'exemple de V. M., la nation
française ne soit capable pour réaliser ses glorieux projets .
> Nous ne pouvons , Sire , offrir à V. M. , comine tout votre Empire
, en reconnaissance de ses travaux et de ses soins paternels , que
P'expression de nos sentimens de respect , d'admiration et d'amour
1
1
DECEMBRE 1812 . 617
Nous osons espérer que V. M. daignera accueillir cet hommage avec
la même bonté dont elle n'a cessé d'honorer la fidélité et le dévoûment
de son Conseil-d'Etat . >
S. M. a répondu en ces termes :
•Conseillers-d'Etat , toutes les fois que j'entre en France , mon
> coeur éprouve une bien vive satisfaction. Si le peuple montre tant
>> d'amour pour mon fils , c'est qu'il est convaincu par sentiment des
→ bienfaits de la monarchie .
> C'est à l'idéologie , à cette ténébreuse métaphysique qui , en
> recherchant avec subtilité les causes premières , veut sur ses bases
> fonder la législation des peuples , au lieu d'approprier les lois à la
>> connaissance du coeur humain et aux leçons de l'histoire , qu'il faut
> attribuer tous les malheurs qu'a éprouvés notre belle France. Ces
> erreurs devaient et ont effectivement amené le régime des hommes
> de sang. En effet , qui a proclamé le principe d'insurrection comme
> un devoir ? qui a adulé le peuple en le proclamant à une souverai-
> neté qu'il était incapable d'exercer? qui a détruit la sainteté et le
> respect des lois , en les faisant dépendre , non des principes sacrés
> de la justice , de la nature des choses et de la justice civile , mais
> seulementde la volonté d'une assemblée composée d'hommes étran-
> gers à la connaissance des lois civiles , criminelles , administratives,
> politiques et militaires ? Lorsqu'on est appelé à régénérer un Etat ,
>> ce sont des principes constamment opposés qu'il faut suivre. L'his-
> toire peint le coeur humain ; c'est dans l'histoire qu'il faut chercher
> les avantages et les inconvéniens des différentes législations. Voilà
> les principes que le Conseil-d'Etat d'un grand Empire ne doitjamais
> perdre de vue : il doit y joindre un courage à toute épreuve , et à
> l'exemple des présidens Harlay et Molé , être prêt à périr en défen-
> dant le souverain , le trône et les lois .
J'apprécie les preuves d'attachement que le Conseil-d'Etat m'a
*donnés dans toutes les circonstances . J'agrée ses sentimens . »
S. M. a tenu le 21 décembre , de midi à six heures du
soir , un conseil pour des recours en grâce , et un conseil
d'administration intérieure; le 22, conseil d'administration
des finances , et le 23 conseil des ministres .
Le 23 , S. M. a rendu deux décrets , dont l'un destitue
M. le comte Frochot de ses fonctions de conseiller-d'état et
préfet du département de la Seine , et l'autre nomme à la
place de préfet de ce département M. Chabrol , préfet du
département de Montenotte.
618 MERCURE DE FRANCE ,
Le Moniteur , qui vient de publier ces déerets , les a fait
précéderde toutes lespièces etdéclarations relatives àl'affaire
de M. le comte Frochot et à la conduite de ce magistrat
dans la matinée du 23 octobre. Ces pièces occupent deux
feuilles du Moniteur, nous ne pouvons que les indiquer ici.
Elles offrent : 1º la déclaration de M. Frochot sur ce qui
lui est personnellement relatif dans les évènemens du 23 ;
2º la déclaration du commandant Soulier relativement à ce
qui s'est passé à l'Hôtel-de-Ville;3º les interrogatoires subis
par ce dernier devant M. Desmarets et M. Delon, rapporteurs
de la commission militaire ; 4º la déclaration de
MM. Saulnier , secrétaire généraldu ministre de la police,
et Cluis , secrétaire particulier du ministre; 5º la déclara
tion de l'inspecteur médecin des prisons d'Etat ; 6º la décla
rationde M. Bouhin, chef de division au département de la
Seine ; 7º la lettre du prétendu général Mallet au commandant
Soulier ; 8ºla lettre de M. le comte Frochot au ministre
de la police générale , lettre contenant les développemens
et éclaircissemens sur sa déclaration première .
La section de législation qui , d'après l'ordre de S. M. ,
apris connaissance des informations et pièces relatives à
la sédition du 23 octobre dernier , ainsi que de la déclara
tionetde la lettre du comte Frochot, préfet de la Seine,
des 23 et 30 octobre dernier ;
Et qui a délibéré sur la conduite dudit comte Frochot ,
et le parti qu'il convient de prendre à son égard;
Est d'avis , à l'unanimité , qu'il est évident que le comte
Frochot n'a pas été complice de ladite sédition; mais qu'il
n'a pas montré la présence d'esprit , le courage etle dévoue
ment que la circonstance exigeait de sa part, et qu'ayant
totalement oublié les obligations que les constitutions de
l'Empire , ses fonctions et son sermentlui imposaient envers
le prince impérial , l'intérêt public exige qu'il ne conserve
pas la place de préfet du département de la Seine.
Suivent les avis de toutes les sections du Conseil-d'Etat
qui , réunis par ordre de S. M. , ont délibéré séparément
sur cette affaire , et voté unanimement pour la destitution
de M. le comte Frochot , en spécifiant bien qu'il nepeut
être accusé de complicité avec les conspirateurs , mais qu'il
a manqué de résolution etd'énergie dans cette circonstance,
et méconnu les devoirs que ses fonctions lui imposaient
envers le prince impérial, et ses sermens à la constitution
de la monarchie héréditaire .
DECEMBRE 1812. 619
Lemêmejour S. M. anomméle général Belliard , colonelgénéraldes
cuirassiers , à la place du général Gouvion-St.-
Cyr , nommé maréchal de l'Empire . S....
ANNONCES.
Nouveaux appareils pour la direction des aérostats , ou Essai sur
cette direction ; par M. Luzarche. Brochure in-8° , avec figures .
Prix , I fr. 50 c. , et 1 fr. 65 c. franc de port. Chez Delaunay , lib . ,
Palais -Royal , nº 243 ; Béchet , libraire , quai des Augustins , n°63;
Ferra aîné , libraire , rue des Grands-Augustins , nº II ; et cheż
Lamy , libraire , quai des Augustins , nº 21 .
Du Théâtre de la Porte Saint- Martin , de pièces d'un nouveau
genre, et de la pantomime; par M. Lablée , ancien avocat , de l'Académie
de Lyon , etc. Brochure in-8°. Prix , 75 cent.. et 1 fr. franc
de port. Chez P. Blanchard , libraire , Palais-Royal, galerie de bois ,
nº 249; Vente , libraire , boulevard des Italiens , nº7 , près la rue
Favart; Gardy , libraire, boulevard du Temple , nº3 , vis-à-vis le
théâtre de la Gaité; et chez Arthus-Bertrand , libraire , rue Hautefeuille
, nº 23.
Tableau méthodique des Espèces minérales , seconde partie contenant
: la Distribution méthodique des espèces minérales , extraite du
tableau cristallographique publié par M. Haüy , leurs synonymies
française , allemande , italienne , espagnole et anglaise , avec l'indication
de leurs gisemens ; auxquelles on a joint la description abrégée
de la collection des minéraux du Muséum d'histoire naturelle et celle
des espèces et des variétés observées depuis 1806 jusqu'en 1812. Par
J. A. H. Lucas , adjoint à son père , garde des galeries du Muséum
d'histoire naturelle et agent de l'Institut impérial de France ; membre
de plusieurs Sociétés savantes . Imprimé avec l'approbation de l'assemblée
administrative des professeurs du Muséum d'histoire naturelle.
Un gros vol. in-8°. Prix, 8 fr . , et 10 fr. franc de port. Chez d'Hautel,
libraire , rue de la Harpe , nº 80 , près le Collége de Justice.
L'ouvrage complet , avol. in-8° , 15 fr . , et 18 fr. 50c. frane de
port.
Les Repaires du Crime , ou Histoires des Brigands fameux en
Espagne , en Italie , enAngleterre , et dans les principales contrées
620 MERCURE DE FRANCE , DECEMBRE 1812 .
de l'Europe. Ouvrage contenant d'intéressans détails sur leur manière
de vivre , leurs ruses , leurs forfaits , leurs victimes , la découverte
des cavernes , des souterrains et des châteaux-forts qui leur
servaient de retraite , etc. etc. etc.; imitation libre de l'anglais et
de l'allemand , par le rédacteur du Petit Conteur de poche. Un vol.
in- 18 , orné d'une jolie gravure . Prix , I fr. , et 1 fr . 25 c. franc de
port. Chez Longchamps , libraire , rue du Cimetière-Saint-Andrédes-
Arcs , nº3 ; et Ledendu , libr. , passage Feydeau .
Les Chevaliers de la Table Ronde , poëme ; par M. Creuzé de
Lesser. Seconde édition. Un fort vol. in-18 . Chez Delaunay,libr. ,
Palais-Royal , galeries de bois , nº 243.
Nous avons parlé de cette aimable production à laquelle l'auteur a
fait de nombreuses corrections et des changemens considérables.
Cette réimpression n'aura pas moins de succès , elle se distingue par
un grand nombre de vers heureux et faciles . Nous en rendrons
compte incessamment .
Jean Second , traduction libre en vers des Odes , des Baisers , du
Ier livre des Elégies et des trois Elégies solennelles , avec le texte
latin en regard , et orné du portrait de Jean Second ; par Michel
Loraux , inspecteur de la librairie. Prix , 6 fr. et 7 fr. 50 c. franc de
port. Chez Michaud frères , libraires , rue des Bons-Enfans , nº 34.
,
Le Nouveau Bouquet de Famille , on Recueil de complimens à
offrir dans différentes circonstances , telles que fètes , premier jour
de l'an , mariages etc.; suivi de quelques pièces fugitives ; par
L. C. Grégoire. Un vol. in- 12 , orné d'une gravure. Prix , I fr. 80c. ,
et 2 fr. 25 c. franc de port. Chez Laurens aîné , imprim.-libraire ,
quai des Augustins , nº 19 .
MUSIQUE. - Dix-sept variations pour le piano , sur une danse
cosaque , favorite ; par Gelinek. Prix , 3fr. Chez Carli , éditeur ,
marchand de musique , cordes de Naples et librairie italienne , péristyle
du Théâtre- Favart , côté de la rue Marivaux .
Les
LE MERCURE paraît le Samedi de chaque semaine , par Cahier
de trois feuilles . Le prix de la souscription est de 48 fr. pour
l'année ; de 24 fr. pour six mois; et de 12 fr. poouurr trois mois,
franc de port dans tonte l'étendue de l'empire français .
Lettres relatives à l'envoi du montant des abonnemens , les livres ,
paquets , et tous objets dont l'annonce est demandée , doivent être
adressés , francs de port , au DIRECTEUR GÉNÉRAL du Mercure de
France , rue Hautefeuille , N° 23 .
J
TABLE
DU TOME CINQUANTE - TROISIÈME.
ELOGE de Goffin ,
POÉSIE .
ou les Mines de Beaujonc; par M. Mollegault.
Page3
La duchesse de la Vallière . Cantate ; par M. Davrigny. 49
Elégie à M. l'abbé Charraing ; par M. L. J. H. 97
Epitre à un Professeur aimable ; par feu Mme de Montanclos . 100
Romance ; par M. Eusèbe Salverte. 102
L'Amour fugitif. Imitation du Tasse ; par Mlle Sophie de C.... 145
Le Clair de Lune ; par M. Bourgeat. 148
Le Jeu du Diable ; par Mme Gorré. 149
AM. Delille , par M. de Valori. 193
Combat de Tancrède et d'Argant ; par M. Fornier de Saint-Lary. 241
Elégies de Properce ; par M. Denne-Baron. 246
Epître à mon ami ; par M. F. V. 289
Ode contre les ennemis de Le Brun ; par M. J. M. Bernard. 292
A Julie. Elégie ; par M. Talairat .
Triolets . Impromptu.
AEglé; par M. Eusèbe Salverte.
A M. Fourier ; par M. Dalban .
Le Siége de Palmyre. Fragment ; par M. Sabatier.
Sur la mort de Joséphine H ... ; par M. J. M. Bernard.
Ode sur l'embrasement de Moscou ; par M. Lalanne .
Aux mânes de Le Gouvé ; par M. Boingilliers.
Epitre à M. Lafond ; par M. Pelissier du Bugue.
Traduction d'un sonnet du Tasse; par M. Fayolle.
295
337 1
343
385
388
433
-435
436
48r
484
622 TABLE DES MATIÈRES.
Les adieux d'un troubadour ; par M. de Valori.
Episode d'Ugolin ; par M. Terrasson .
Epithalames pour le mariage de Mme Chantal Fabre de l'Aude
avec M. Jean Gallini ; par M. Mathieu Peloso.
Stances ; par M. L. Ghiara .
485
529
579
580
L'Homme universel. Imitation de Martial ; par M. deKérigalant. 581
Enigmes , 8,51 , 103 , 150 , 195 , 248 , 296 , 343 , 389 , 436 , 486 ,
533 , 581.
Logogriphes , 8,51 , 103 , 151 , 196 , 249, 296 , 344,390,436 ,
486 , 533 , 582.
Charades , 9,52 , 104 , 151 , 199 , 249,297,344, 390 , 437,487 ,
533 , 582.
SCIENCES ET ARTS .
Dictionnaire des seiences médicales ; tom. I et II . ( Extrait. )
Mémoire historique et physique sur les chutes de pierres , etc.;
par M. Bigot de Morogues. (Extrait. )
LITTÉRATURE ET BEAUX -ARTS.
1
152
200
Voyage dans l'Amérique méridionale ; par M. Helms. ( Extr.) 10
OEuvres de Le Brun . ( Suite. )
14,58
Amélie et Joséphine. Nouvelle; par Mme de Montolicu.
25,79
Essai sur le Journalisme. ( Extrait. )
70
Tableau de la mer Baltique ; par J. P. Catteau- Calleville.
(Extrait.)
106
Correspondance littéraire ; par le baron de Grimm. 2e édit.
(Extrait. ) 113 , 2м
Maximes et Réflexions ; par M. de Lépis. (Extrait. )
119,161
Mémoires du comte de Grammont. ( Extrait. )
127
Traduction de quelques odes de Pindare; par M. Catteau-Calleville
.
169
Observations sur les spectacles ; par M. Martine. 173
Annales de l'éducation ; par F. Guizot. (Extrait. ) 205
:
Beaux-Arts.- Salon de 1812 ; par M. Delpech. 222 , 269 , 310 ,
447,554,598
Voyage à Genève , etc.; par M. Lescherin . ( Extrait. ) 250
TABLE DES MATIÈRES. 623
Cours d'études ; par M. Pfluguer. ( Extrait. )
Réflexions sur la comédie et les causes de sa décadence ; par
256
M. D. M. 258
OEuvres du comte Hamilton. ( Extrait. ) 299
Le Missionnaire ; par miss Owenson. ( Extrait. ) 305
Une scène du déluge , d'après Le Poussin ; par Mme Antoinette
LeGroing.
316
Pieces of Irish History , etc. ( Extrait. ) 345
Falkemberg , ou l'Oncle ; par Mme de Mantolicu. ( Extrait. ) 349
Chansons et poésies diverses ; par M. Desaugiers . ( Extrait. )
352
Le Baron d'Adelstan. Nouvelle; par Mme Isabelle de Montolieu . 363 ,
415 , 454 , 502
Leçons sur la poésie sacrée des Hébreux ; par M. Lowth.
(Extrait. ) 391
La Mort d'Abel ; par M. Boucharlat . ( Extrait . ) 397
De la poésie chez les diverses nations . Fragment; par M. Jondot. 403
Histoire littéraire de l'Italie ; par M. P. L. Ginguené. (Extrait .)
438, 488
!
Almanach des Dames. ( Extrait. ) 499
Précis de la Géographie universelle ; par M. Malte-Brun .
(Extrait. ) 535
Les Nuits Romaines . ( Extrait . ) 539
Les Enfans . Contes ; par Mme Pauline Guizot , née Meulan .
( Extrait . ) 546
Dicuili liber de Mensura orbis terræ , ex duobus Codd. Mss.
Bibliothecæ imperialis , nunc primùm in lucem editus à Car.
Athan . Walckenaer. ( Extrait. ) 583
Galerie théâtrale ; par M. L*** . (Extrait . ) 588
Contes de Wieland et du baron de Ramdohr ; par M. A. S.
(Extrait. ) 592
Avis d'un père proscrit à sa fille ; par Condorcet. 603
VARIÉTÉS.
Spectacles. 36 , 132 , 226 , 321 , 468 , 563
Institut impérial de France. 134, 181
Sociétés savantes et littéraires . 181 , 324 , 565
Nécrologie. 134
Revue littéraire et critique. 273,513
Aux Rédacteurs .
323
624 TABLE DES MATIÈRES.
POLITIQUE.
Evénemens historiques . 38 , 96 , 136, 183 , 229 , 280, 325 , 374, 427,
47° , 518 , 567 , 612.
ANNONCES .
Livres nouveaux, 47 , 190 , 288 , 332 , 383 , 479 , 526, 575, 619.
Fin de la Table du tome cinquante-troisième.
DE
FRANCE ,
DEPT
DE
LA
SEINE
5.
cen
JOURNAL LITTÉRAIRE ET POLITIQUE .
TOME CINQUANTE-TROISIÈME .
VIRES
ACQUIRIT
EUNDON
A PARIS ,
CHEZ ARTHUS-BERTRAND , Libraire , rue Hautefeuille
, Nº 23 , acquéreur du fonds de M. Buisson
et de celui de Mme Ve Desaint.
1812.
..
:
:
THE N. W YORK
PUBLIC LIBRARY
835407
ASTOR, LENOX AND
TILDEN FOUNDATIONS
1905
DE L'IMPRIMERIE DE D. COLAS , rue du Vieux-
Colombier , N° 26 , faubourg Saint-Germain .
TABLE
MERCURE
DE FRANCE.
N° DLXXXV . – Samedi 3 Octobre 1812 . -
POÉSIE .
ÉLOGE DE GOFFIN , OU LES MINES DE BEAUJONG ,
PAR M. MOLLEVAULT ,
Correspondant de la Classe d'Histoire et de Littérature Ancienne ;
Pièce qui , au jugement de la Classe de la Langue et de la
Littérature françaises de l'Institut impérial , a obtenu
l'Accessit du Prix extraordinaire , proposé pour le meilleur
ouvrage de poésie sur le généreux dévouement
d'Hubert GOFFIN et de son fils.
Si fractus illabatur orbis ,
Impavidumferient ruinæ .
HOR.
PRÈS de ces bords rians où les flots de la Meuse
Arrosent lentement cette cité fameuse ,
Qui, dans des jours heureux , riche et libre à-la- fois ,
Superbe , se créait son sénat et ses lois ;
Sous d'immenses coteaux , inclinés vers la plaine ,
Un peuple , prolongeant sa ville souterraine ,
Aa
4
MERCURE DE FRANCE ,
,
Ases noirs flanes arrache un bitume fumant ,
De l'éternelle flamme éternel aliment.
Là , d'une longue tâche implorant le salaire
Enseveli , vivant , dans le sein de la terre ,
Rebelle à la fatigue , il creuse , il creuse encor,
Ravit au gouffre avare un utile trésor :
Heureux , si quelquefois , sous la voûte éthérée ,
Il embrasse et secourt sa famille adorée !
Enfans du sombre abyme , ah ! quittez vos travaux !
Fuyez ! ... un fleuve , au loin , roulant de vastes eaux ,
Précipite sur vous ses vagues menaçantes ,
Et ravage , en tonnant , vos voûtes mugissantes .
Mais en vain , à grands pas , près de l'étroit séjour,
Quipromet de les rendre à la clarté du jour,
Tous s'élancent.... en vain le panier secourable
S'abaisse et les réclame : ô destin déplorable !
Apeine quelques-uns à leurs fils sont rendus ;
D'autres pâles , tremblans , sur l'antre suspendus ,
Retombent .... Malheureux! l'impitoyable abyme ,
Avide , ressaisit sa mourante victime .
Quel modeste héros les dispute au trépas ?
Goffin ! il pourrait fuir , mais il ne le veut pas ;
Son coeur est déchiré , son front parait tranquille ;
Il s'écrie : Accourez , Goffin est votre asile ;
> Goffin veut au trépas échapper après tous ;
,
» Il veut tous vous sauver , ou périr avec vous . »
Ses généreux accens et sa noble assurance ,
Dans les coeurs consternés rappellent l'espérance .
On l'écoute , on s'assemble on s'empresse , on le suit ;
On sonde sur ses pas la formidable nuit ....
Mais quel terrible obstacle exerce leur courage $
Une immense barrière interdit le passage ;
De tout son poids la terre a pesé sur leurs fronts ;
Privés de tout secours , entassés sous ces inonts ,
Leur unique aliment est la vapeur brûlante .
Leur unique boissonune onde malfaisante;
Et leur dernier flambeau , jetant un jour douteux ,
Tremble , fume , pâlit , va mourir avec eux ....
Mais non , Goffin leur reste en ce péril extrême :
Un grand coeur sait combattre et vaincre la mort même.
OCTOBRE 1812 . 5
Alors qu'à son exemple , indocile au repos ,
Sa troupe veut percer le flanc de ces cachots ,
Des femmes , des enfans ,déplorables victimes ,
Errent autour du gouffre , en sondent les abymes :
Oplaintes ! ô douleurs ! ô sanglots superflus !
Nulle voix à leur voix , hélas ! ne répond plus !
Peuple , accourez ouvrir ce champ des funérailles ;
D'une terre homicide arrachez les entrailles ;
Et d'abyme en abyme , osez , dans vos efforts ,
Conquérir des vivans sur l'empire des morts .
Tous s'empressent : ici , la pompe haletante
Péniblement au gouffre enlève une eau grondante ,
Qui , dans les airs vomie , en son cours orageux ,
S'étonne de rouler sous la voûte des cieux .
Là , dompté par le fer , le roc crie et se brise ;
Le salpêtre l'attaque , en éclats le divise ,
Et déjà le mineur , du fond de longs caveaux ,
Croit entendre un bruit sourd appelant ses travaux.
,
De son côté Goffin suit sa route inconnue ,
Etlentement allonge une étroite avenue ;
Le pic , qui sur le roe rend un plus grave son ,
S'enfonce , et l'avertit qu'il ouvre sa prison .
Comme en leurs tristes yeux la joie éclate et brille!
Chacun d'eux , en espoir , embrasse sa famille ;
La fatigue a cessé : les bras , creusant toujours ,
Du labyrinthe obscur poursuivent les détours ,
Attaquent les flancs nus d'un rocher qui succombe
Frappent , frappent encore , et la barrière tombe ....
Odésespoir l'oeil plonge en d'affreux soupiraux :
Malheureux ! ils n'ont fait qu'agrandir leurs tombeaux !
Uu vent contagieux sort de cet antre humide
Les abat , les poursuit de son souffle homicide ;
D'un choc épouvantable ébranle tous les airs .
Tel qu'un foudre brisant la porte des enfers ,
L'intrépide Goffin , debout , ferme , immobile
Seul l'attend , lui résiste , et , de son bras docile ,
Repoussant la barrière avec un long effort ,
Dans l'éternelle nuit a replongé la mort.
,
Mais aux piedsde Goffin , le front contre la terre ,
Lunplorant du trépas l'asile salutaire ,
MERCURE DE FRANCE ,
Les mineurs consternés , sourds au commandement ,
Rejettent du travail l'inutile instrument .
Le chef leur montre en vain sa stoïque constance ;
Tous ils ont répondu par un morne silence .
Cependant rien n'abat la vertu de Goffin ;
Seul , défiant l'abyme , il leur cherche un chemin ;
Son fils , qu'il veut sauver , rend sa force invincible .
O prodige ! ce fils , levant un front paisible :
•Hommes moins forts , dit-il , que de faibles enfans ,
> Mon père l'a promis , nous serons triomphans ;
> Obéissez , ouvrons un glorieux passage .
> Et dans un grand danger montrons un grand courage.
Ala voix d'un enfant , à ses accens vainqueurs ,
Une force héroïque a pénétré les coeurs ;
On se relève tous au travail s'enhardíssent ,
Etde nouveaux chemins sous leurs bras s'agrandissent .
Inutiles efforts ! dernier espoir trompé !
De leurs sanglantes mains le fer s'est échappé.
Tout combat leur courage en cet horrible empire :
Même en respirant l'air , c'est la mort qu'on respire ;
Même en se prosternant sur le roc iuhumain
Le roc brûlant embrase et déchire leur sein ;
Etla seule clarté , dont les lueurs funèbres
Entr'ouvraient en tremblant le voile des ténèbres ,
Meurt.... ciel ! pour tant de maux est-il assez de pleurs !
L'épaisse nuit accroît leurs sinistres terreurs .
L'un , dans son désespoir , de ses mains frénétiques ,
Frappe encore , au hasard , ces ténébreux portiques ;
L'autre , sans mouvement , couvert d'affreux lambeaux
Semble un pâle fantôme , assis sur des tombeaux ;
Plusieurs brûlent de soif , et leurs lèvres arides
Boivent le sang impur de cadavres livides ....
Dans son délire , hélas ! l'un appelle à grands cris
Le jour et ses foyers , et sa femme et ses fils ;
L'autre accuse Goffin , l'outrage , l'abandonne :
Goffin lui tend les bras , le plaint , et lui pardonne.
En ce suprême instant , pontife , père , époux ,
Il bénit des enfans tombés à ses genoux ;
Ecoute les erreurs que la foi lui confesse ;
Presse contre son coeur le fils de sa tendresse ;
OCTOBRE 1812 . 7
Ce coeur désespéré revolant vers le jour :
<Mes six enfans , dit-il , objet sacré d'amour ,
> Vous irez donc , ô vous ! ma plus riche espérance ,
> L'oeil en pleurs , mendier le pain de l'indigence . >
Il appelle lamort : et l'écho de ce bord
De caverne en caverne a répété , la mort.
१
Non , tu ne mourras pas ! un bruit lointain s'avance :
Entends- le traverser l'abyme du silence ;
Vois à pas lents creuser , et s'enfoncer toujours
La sonde voyageuse apportant ses secours.
L'impatient mineur la suit avec audace
Brave du dernier roc la dernière menace ,
Le rompt.... l'air s'agitant avec un bruit joyeux ,
De leur triomphe étonne et l'enfer et les cieux.
Savans ingénieurs , magistrats magnanimes ,
Comptez ces malheureux dérobés aux abymes ;
Que de vos coeurs émus chaque doux battement ,
Vous donne un noble prix d'un noble dévoûment.
Mais ne prodiguez pas les secours qu'on envoie :
L'homme . hélas ! périt moins de douleur que de joie !
Que leur oeil , par degrés , essaie un nouveau jour ;
S'élève lentement sur tant d'objets d'amour :
C'est un fidèle ami , c'est une tendre mère
C'est unfils tout baigné des larmes de son père.
Plusieurs , pâles , tremblans , égarés , éperdus ,
Sur le gouffre , les yeux et le coeur suspendus ,
Cherchent en vain .... et , seuls , à l'écart ils demeurent ;
Et , sur la pierre assis , baissent le front , et pleurent.
Goffin,toujours plongé dans ce vivant tombeau ,
Comme un tendre pasteur compte son cher troupeau ,
Rassemble ses amis , les soutient , les ranime ,
Et , le dernier de tous , calme , il sort de l'abyme .
Atravers sa fatigue et sa noble sueur ,
Dans tous ses traits éclate une mâle grandeur.
Il emporte son fils , ô touchante victoire !
Son fils , premier laurier de sa paisible gloire .
Tandis que tout un peuple exaltant son bonheur ,
Voit briller sur son sein l'étoile de l'honneur ,
Du Pinde voit déjà l'auguste aréopage
Offrir à sa vertu un immortel homnage ,
8 MERCURE DE FRANCE ,
Modeste , il sé dérobe aux regards curieux ,
Et , trois fois prosternant son front religieux ,
S'humilie , et rend grâce à ce Dieu de clémence ,
Quidaigna le choisir pour sauver l'innocence .
ÉNIGME.
Je suis utile au crime comme au vice ,
Ala séduction , ainsi qu'à l'artifice ;
Al'inconstance , à l'infidélité ,
Al'imposture , à la duplicité ;
A l'insolence , ainsi qu'à la malice
Al'infamie autant qu'à l'injustice ;
A l'indécence , à l'immoralité ,
Ala corruption , à la perversité ,
.
A l'orgueil , à l'envie , ainsi qu'à l'avarice ;
Al'impudence autant qu'au maléfice ;
Au sacrilége , à l'incrédulité ,
Al'indévotion comme à l'impiété ;
Ala coquetterie ainsi qu'à la licence ,
A l'indiscrétion ainsi qu'à l'imprudence ;
Ala sottise , à l'imbécillité ,
A l'ignorance , à l'incapacité ;
Au ridicule , à la fainéantise ,
Ala folie , ainsi qu'à la bêtise ;
Je suis utile enfin tant à l'oisiveté ,
Qu'à l'indolence , et même à l'inutilité.
1
S ........
LOGOGRIPHE .
Je fais craindre la misère
Et souvent j'offre de l'or :
Il est plus d'un pauvre hère
Pour qui je vaux un trésor.
Par fois je ravis , j'étonne ;
Je rassure , ou je fais peur ;
Et , suivant mon possesseur ,
Je suis riche , monotone ,
Très -brillante , ou sans couleur.
OCTOBRE 1812 , 9
Des pieds dont je me conipose ,
Tu peux former à ton choix ,
D'abord le plus joli mois ,
Le mois où fleurit la rose :
Certainmot qui dans un jeu
Est le cri de la victoire ;
Un être qu'on rencontre peu ,
Un autre qu'on montre à la foire ;
Un terme qui peint la laideur ,
De la journée une partie ;
Un caractère dont l'humeur
Sait bannir la mélancolie ;
Untitre d'honneur en Hongrie ;
Ce que cherche ici le lecteur
Et qu'il a trouvé , je parie .
THÉODORE DE JUSTIN.
CHARADE .
Au milieu de Goa se trouve mon premier ;
Près de Constantinople , on peut voir mon dernier ;
Mon tout est à Paris , à Berlin , à Padoue ,
A Londres , à Milan , et peut-être à Cordoue ;
Il est grand ou petit , bouffon ou sérieux ;
Il captive l'oreille , il enchante les yeux .
V. B. ( d'Agen . )
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est Langue.
Celui du Logogriphe est Calice , dans lequel on trouve: ciel, lice,
îleet lie.
Celui de la Charade est Songe-creux .
1
LITTÉRATURE ET BEAUX- ARTS .
VOYAGE DANS L'AMÉRIQUE MÉRIDIONALE , COMMENÇANT PAR
BUENOS-AYRES ET POTOSI JUSQU'A LIMA , avec un appendice
contenant la description la plus complète et
la plus exacte des possessions ou colonies espagnoles
dans l'Amérique méridionale , appendice formé de
l'extrait des meilleurs voyages les plus modernes ; par
ANTOINE ZACHARIE HELMS , traduit de l'anglais par
M. B. B. D. V. -Paris , à la librairie française et
étrangère de Galignani, rue Vivienne , nº 17 .
EN 1787 , le gouvernement espagnol envoya , dans
ses colonies d'Amérique , plusieurs minéralogistes allemands
. L'objet de leur mission était de remédier aux
nombreux abus que l'ignorance et la cupidité avaient
introduits dans l'exploitation des mines du Pérou , et de
faire jouir ces établissemens des découvertes que la
science avait faites en Allemagne . Ce projet , comme
tant d'autres du même genre , fut contrarié , et demeura
presque sans résultat , par l'effet des manoeuvres de quelques
individus qui , trouvant leur compte aux abus dont
le gouvernement espagnol avait à se plaindre , vinrent à
bout de dénigrer les opérations de ses commissaires et
même de calomnier leurs intentions . M. Helms , l'un
de ces derniers et auteur du Voyage que nous annonçons
, après un séjour de quatre ans en Amérique , où il
avait été envoyé comme directeur des fonderies , et où
il eut à combattre tantôt les préventions de l'ancien système
, tantôt le monopole de quelques agens supérieurs ,
revint , en 1793 , à Madrid , et n'obtint pour prix de ses
services , après six mois de sollicitations , qu'une modique
pension viagère .
Ce ne fut que cinq ans après , qu'il publia , en alle--
mand , une relation de son Voyage , espèce de journal ,
dans lequel il se borne le plus souvent à indiquer le
۱
MERCURE DE FRANCE , OCTOBRE 1812. 11
nombre de milles qu'il a parcourus , et la distance d'un
lieu à un autre, depuis son arrivée à Buenos-Ayres jusqu'à
Potosi et à Lima .
L'intérêt de cette relation , comme on peut croire , est
assez borné. Tout voyage spécial et qui a pour objet
particulier , soit une découverte , soit une science quelconque
, court risque de ne plaire qu'à ceux qu'intéresse
cette science ou cette découverte . Il n'en est pas ainsi
des Voyages qui , traitant des moeurs , des coutumes , de
la religion et du gouvernement des différens peuples ,
nous représentent l'homme sur les différens points du
globe , avec ses analogies où ses variétés , et sont , pour
toutes les classes de lecteurs , aussi instructifs qu'amusans
. Un grand esprit d'observation , de la candeur et de
la simplicité dans les récits , telles sont les qualités qui ,
même encore aujourd'hui , sont le plus généralement
estimées dans les voyageurs . On rend une justice éclatante
et bien méritée à ceux dont les nobles travaux vont
enrichir de nouveaux trésors , l'histoire naturelle ou les
sciences physiques ; mais si , trop occupés de leurs savantes
recherches , ils négligent l'homme pour le sol , le
monde moral pour le monde physique , leurs descriptions
les plus brillantes n'auront , pour le plus grand
nombre , d'autre mérite que celui d'un paysage
figures , et que n'anime aucune scène vivante .
sans
On aurait tort de conclure de ce que nous venons de
dire , que le Voyage de M. Helms soit absolument dénué
d'intérêt. Ce n'est pas un spectacle indigne de l'observateur
philosophe , que celui d'une réunion de savans ,
animés du seul désir de répondre à la confiance dont un
gouvernement étranger les honore , mais que toute la
protection de ce même gouvernement ne peut rendre
assez puissans pour opérer le bien , et triompher seulement
d'un intendant de province : tant l'intérêt général
est faible contre la plus petite poignée d'intérêts particuliers
! Ici c'est un gouverneur qui , accoutumé à se
faire payer quatre fois la valeur des matériaux qu'il
fournit pour les ateliers des mines , s'irrite contre les
procédés économiques que M. Helms veut introduire ;
là, c'est un vice-roi, qui , quoiqu'il ait en mains des
12 MERCURE DE FRANCE ,
fonds considérables destinés aux travaux dont M. Helms
est chargé , lui refuse tout secours pécuniaire , et s'oppose
même à tout autre moyen qu'il pourrait tenter pour
s'en procurer. Ailleurs ce sont des négocians qui , dans
le pays de l'or , prêtent à quarante pour cent , et qui ,
lorsque M. Helms s'élève contre une aussi énorme usuve ,
forment des cabales contre lui et ses compatriotes , et
les représentent aux paysans indiens comme des hérétiques
, des juifs et des fripons .
Pendant long-tems le courage de M. Helms est égal
aux obstacles qu'il rencontre. Le zèle de la science et
du bien public semble le soutenir. Sa santé finit cependant
par en être altérée . On lui voit faire non-seulement
les fonctions de directeur , mais encore le métier de
charpentier , de maçon , de serrurier. On ne peut s'empêcher
de rendre justice à sa persévérance .
Au surplus , la mission des minéralogistes allemands
n'est pas le seul objet d'utilité publique dont se soit
occupé le gouvernement espagnol et toujours sans succès .
Le roi d'Espagne avait déjà rendu quelques lois trèssageş
dans la vue d'améliorer le sort des Indiens qui travaillent
à l'exploitation des mines. Ces lois n'ont pas
même été promulguées ; et ces hommes patiens et laborieux,
à qui l'on doit tout l'or et l'argent qui vient de
l'Amérique espagnole , gagnent à peine de quoi acheter
pour leur repas un peu de pommes-de-terre et quelques
patates.
Voici le portrait que fait M. Helms de cette classe
d'Indiens :
« Ils sont d'un caractère doux , patient et soumis ;
>> mais dans l'état abject où on les a mis , et opprimés
>>par les subdélégués , ils sont devenus timides et soup-
>>çonneux. Il est à présumer que s'ils avaient reçu une
>> meilleure éducation et un traitement plus doux , ils
>> auraient formé un des meilleurs peuples qu'il y ait sur
>> la terre; car , dans leurs relations entr'eux , ils ont tou-
>> jours donné des preuves de leur humanité et de leur
>> amour pour la justice. Ils montrent beaucoup moins
» d'égoïsme et d'orgueil que les créoles; ils paraissent
>> avoir aussi des idées plus vraies du juste et de l'injuste.
OCTOBRE 1812 . 13
>>Ils sont d'une couleur cuivrée; ils ont une physio-
>>nomie agréable et une conformation vigoureuse ; ils
>>sont d'une taille moyenne et doués d'un excellent ju-
>> gement ; ils sont cependant plus portés à la mélancolie
>>qu'à la gaîtẻ .>>
M. Helms est en général très-sobre de réflexions . Il
se contente d'observer , sans chercher à former de conjectures
. A quelques milles de Potosi , sont de grandes
masses de granit : il s'étonne de les trouver là , et à une
aussi grande distance de Tucuman où finissent les montagnes
granitiques.
<<Ont-elles été roulées , dit-il , par un déluge uni-
>>versel ? ou bien ont-elles été lancées par quelque autre
>>révolution de la nature , partielle et locale ? J'aban-
>>donne la solution de cette question aux naturalistes
>>systématiques et aux géologues . »
Nous accorderons volontiers au traducteur français ,
que l'ouvrage est écrit d'un style simple , clair, précis et
laconique. Nous ne conviendrons pas aussi facilement
de ce qu'il dit ensuite : « Que M. Helms rend le lecteur
>>présent partout où il passe , et le fait assister à tous les
* événemens et à toutes les scènes qu'il décrit. >> On ne
ferait pas autrement l'éloge d'un style brillant et pittoresque;
et , comme nous l'avons déjà dit , une bonne
moitié de l'ouvrage n'est qu'un journal de route , dans
lequel l'auteur ne s'élève pas au-dessus de la rédaction
d'unlivrede postes .
La première traduction du Voyage de M. Helms parut
enanglais. Il en a été fait, en très-peu de tems , deux
éditions à Londres . C'est sur la dernière de ces éditions
qu'a été faite la traduction française .
Le Voyage de M. Helms ne contient que 78 pages ;
mais par une petite ruse de l'éditeur anglais , ruse connue
à Londres comme à Paris , on est parvenu à enfler le
volume et à le porter à 257 pages , en ajoutant des particularités
sur les possessions espagnoles dans l'Amérique
méridionale , extraites de différens voyageurs .
14 MERCURE DE FRANCE ,
OEUVRES DE PONCE DENIS ( ECOUCHARD ) LE BRUN ,
membre de l'Institut de France et de la Légion-d'Honneur
, mises en ordre et publiées par P. L. GINGUENÉ ,
membre de l'Institut ; et précédées d'une Notice sur sa
vie et ses ouvrages , rédigée par l'Editeur . - Quatre
vol . in-8 ° , imprimés par Crapelet.-A Paris , chez
Gabriel Warée , libraire , quai Voltaire , nº 21 .
(TROISIÈME ARTICLE . ) ( 1) .
LE BRUN annonça , dès le premier pas qu'il fit dans la
carrière lyrique , cette noblesse de style , ce sentiment
exquis de l'harmonie , et aussi cette hardiesse d'expression
qui l'ont distingué jusqu'à la fin . Lorsqu'un jeune
homme de vingt ans envoie à un concours académique
une ode telle que celle qui a pour titre : L'Amour des
Français pour leurs rois consacré par les monumens publics
(2) ; lorsqu'il emploie déjà heureusement et qu'il
manie avec adresse un rhythme difficile (3) , lorsqu'il ose
dire au bon Henri , en contemplant sa statue :
Tu revis dans le coeur d'un peuple qui t'adore ;
Ton souvenir est roi ;
et qu'après avoir avoué les désastres qui ternirent la fin
du beau règne de Louis XIV , il ajoute cette image aussi
neuve qu'elle est grande et poétique :
Mais le flambeau des arts dissipa ces nuages ;
Le siècle de Louis , malgré de vains orages ,
S'élève avec splendeur sur les siècles divers ,
Comme on voit du Mont- Blanc la cîme éblouissante ,
Des Alpes , à ses pieds , souveraine imposante ,
S'élever dans les airs ;
(1 ) Voyez les deux premiers articles dans les Mercures du 25 juillet
etdu 29 août .
(2) T. I des OEuvres , l. I , ode V , p . 16.
(3) Ce sont de grandes strophes composées de huit vers hexamètres
, et de deux vers de huit syllabes , tombant avec grace après
le 3e et après le 8e vers.
OCTOBRE 1812 . 15
certes, on peut concevoir de lui de grandes espérances .
On l'attend au second pas. Son jeune ami part pour Cadix,
et quitte les Muses pour le commerce ; et cet ami est le
petit-fils du grand Racine ; et ils ont été élevés ensemble
sous les yeux de Louis Racine dans l'amour de la poésie
et des lettres . Quoi ! lui dit-il ( 1) ,
Quoi ! tu fuis les neuf soeurs pour l'aveugle fortune I
Tu quittes l'amitié qui pleure en t'embrassant !
Tu cours aux bords lointains où Cadix voit Neptune
L'enrichir en la menaçant !
Sur les flots où tu suis ta déesse volage ,
Puissent de longs regrets ne point troubler ton cours !
Les Muses , l'amitié , ces délices du sage ,
N'ont point d'infidèles retours .
Ton père nous guida tous deux sur le Parnasse ;
Nos jeunes pas erraient dans les mêmes sentiers ;
Nos jeunes coeurs , épris de Tibulle et d'Horace ,
Aspiraient aux mêmes lauriers.
Quel doux soleil nous vit, pleins de tendres alarmes ,
Pleurer avec Junie et Monime , tes soeurs !
Infidèle à ton nom , infidèle à tes larmes ,
Quel bien te vaudra ces douceurs ?
Je demeure , et tu pars ! comme un tilleul paisible
Qui borne ses destins à de rians vallons ,
Quand le pin hasardeux fend la vague terrible ,
Et s'abandonne aux aquilons .
O combien ton aïeul frémit au sombre empire
De voir qu'impatient des trésors du Bætis ,
Son fils , son doux espoir , sur un frêle navire
Se livre aux fureurs de Thétis !
Malheur à qui des mers franchit la borne antique ,
Pour se désaltérer dans les sources de l'or !
Etvoilà le jeune poëte qui après avoir maudit cet amour
de l'or ou plutôt cet or même, et les malheurs qu'il cause,
et les crimes qu'il fait commettre , lui reproche le sang
qu'il fit verser dans le nouveau monde , et celui de Mon-
(1) L. I , od. XIII , p . 38.
16 MERCURE DE FRANCE ,
tézume, et la destruction de l'empire des enfans du soleil .
Son génie lui dicte alors une de ces fictions épisodiques
qui animent si souvent les grandes odes de Pindare .
:
Avant que ta présence ( 1) eût inspiré ces crimes ,
Plutus, long-tems voisin de l'empire des morts ,
Sous dés rochers épais , dans les flancs des abimes ,
Avait reculé ses trésors .
Mais nos avides mains que l'avarice inspire ,
Et ce fer qui devait n'ouvrir que les sillons ,
De Cybèle en courroux perçant le vaste empire ,
Pénètrent ces gouffres profonds .
Sous les coups redoublés qui troublent son silence ,
Plutus de ses palais voit crouler les lambris ;
Il se lève , il menace ; il frémit ; il s'élance
Du fond de ses riches débris .
Il voit , il voit son or ,jadis inaccessible ,
Tressaillir sous les pas des avides brigands .
De l'abime étonné l'écho sombre et terrible
Répéta ces cris menaçans :
Quoi ! vous osez , mortels , etc. !
Plutus menace d'abord et cherche à effrayer les ravisseurs
; rien ne les arrête ; il leur cède enfin cet or qu'il
voudrait en vain défendre , mais il le leur donne dans sa
colère , et leur en prédit les cruels effets .
Recevez dans cet or les dons de ma vengeance ,
Vous , riches des forfaits qu'enfantent les trésors !
Indigens de vertus , de moeurs et d'innocence ,
Chargés de faste et de remords !
Vous qui dérobez l'or , que l'or soit votre chaîne !
Qu'il soit la coupe affreuse où vous boirez les pleurs !
Tison de la discorde et flambeau de la haine ,
Qu'il dévore ses ravisseurs !
Ildit , et les comblant d'une affreuse largesse ,
Il égare leurs pas , il aveugle leurs yeux ;
Il leur souffle l'orgueil , la discorde et l'ivresse
Qu'exhale un or contagieux.
(1) La présence de l'or.
OCTOBRE 1812 .
Les voilà ces bienfaits que Plutus même avoue !
Omortels ! de ce Dieu craignez les dons vengeurs ;
Et n'enviez jamais l'insensé qu'il dévoue
Ases implacables faveurs .
JDE LA
SEINE
DEPT
5.
cen
Dès ce moment , c'est-à-dire , dès l'âge de 25 ans
lorsque Le Brun était encore , pour ainsi dire, sous l'aile
et à l'école de Louis Racine , ce style plein d'audace en
même tems que d'harmonie , et quand il le faut, de douceur
, était déjà le sien. Quoi de plus harmonieux, de plus
doux , de plus Racinien que les six premières strophes !
Cependant on y voit partout l'esprit qui pense et le génie
qui crée. Neptune qui enrichit Cadix en la menaçant, n'est
remarquable que par la pensée ; mais ces expressions :
ne point troubler ton cours , pour ne point troubler le
cours de ton voyage ; quel doux soleil nous vit pleurer ,
pour : quel heureux tems que celui où nous pleurions !
et ce mot aussi neuf que délicieux , adressé à un jeune
homme du sang de Racine : Junie et Monime , tes soeurs
et cette belle opposition entre le tilleul paisible et le pin
hasardeux ; et infidèle à tes larmes , comme on ditinfidèle
à tes sermens ; et plus encore impatient des trésors ,
pour impatient d'acquérir les trésors ; tout cela est du
même style qui fut jusqu'à la fin celui de Le Brun .
Rien de plus poétiquement imaginé ni de plus fortement
exprimé que la fiction de Plutus dans les quatre
strophes citées ensuite. Plutus n'avait point caché , enfoui
ses trésors , il les avait reculés dans les flancs des
abimes ; nos mains ne sont pas excitées , poussées
mues par l'avarice , cette vile passion les inspire .
Tout ce qui suit est plein de vie , de force et de mouvement.
Les quatre dernières strophes sont d'un éclat de
style qui frappe d'abord , et d'une nouveauté qu'il importe
de remarquer. Les dons de ma vengeance , riches
de forfaits, indigens de vertus , chargés de faste et de
remords ; toutes expressions de cette langue hardie que
le jeune auteur avait apprise à une école qui n'est point
celle des rimeurs timides et routiniers . Dans la strophe
suivante , l'or est non-seulement une chaîne, puis une
coupe où l'on boit les pleurs, mais un tison , mais unflam-
B
:
18 MERCURE DE FRANCE ,
1
beau qui brûle et qui dévore. Accumulation de métaphores
incohérentes , diront ici quelques censeurs , mais
les connaisseurs en poésie y verront une succession de
métaphores diverses qui débordent , pour ainsi dire , de
l'imagination du poëte , et par lesquelles il cherche à
rendre tous les désordres et tous les maux dont le seul
amour de l'or est la source . Une affreuse largesse , un
or contagieux qui exhale l'orgueil , la discorde et l'ivresse ;
des faveurs implacables , et un insensé que Plutus dévoue
à ses faveurs ; tout cela encore une fois est , dans cette
première ode , composée à vingt-cinq ans , et comme
sous l'oeil du maître , du même style dans lequel Le Brun
a écrit pendant cinquante ans . On y voit sur-tout ces
alliances imprévues de mots qu'il prodigua peut-être un
peu trop dans la suite , mais qui bien employées sont
une des sources les plus fécondes d'invention et de nouveauté.
C'est l'effet qu'elles produisent sur les imaginations
sensibles que l'auteur de cet article avait tâché de
rendre , dans ces vers d'une faible épître , adressée à
Le Brun il y a près de trente ans :
D'un plaisir inquiet tu nous vois tressaillir
Aces expressions neuves , inattendues ,
Richesses du langage en tes vers répandues ,
Aces accords de mots jusqu'alors ennemis ,
Qui placés avec art et désormais unis ,
Portent sans murmurer une commune chaîne ,
Et ne semblent surpris que de leur vieille haine .
C'est donc une vue entièrement fausse que de regarder
Le Brun comme s'étant fait, en avançant en âge, un sys-
1ème de style qui n'avait pas d'abord été le sien . Ce que
son style a de particulier n'était pas même en lui l'effet
d'un système; c'était celui d'une sorte d'instinct poétique
que lui avait donné la nature , et qu'il avait développé
de bonne heure par l'étude des grands poëtes anciens et
des nôtres .
La mémorable catastrophe du tremblement de terre
de Lisbonne qui , peu de tems après , épouvanta l'Europe
, lui inspira une ode ( 1) où l'on voit le même génie
(1) L. L, od. IX , p . 25 .
OCTOBRE 1812 .
19
de style et une audace qui va croissant à mesure que les
sujets s'agrandissent. Quel noble et imposant début !
L'orgueilleux s'est dit à lui-même :
Je suis le Dieu de l'univers ;
Mon front est ceint du diadême ;
J'enchaîne à mes pieds les revers .
Mes palais couvrent les montagnes ;
Mon peuple inonde les campagnes ;
La volupté sert mes festins ;
Les feux brûlent pour ma vengeance ;
L'onde et les vents d'intelligence
Livrent la terre à mes destins.
Mortel superbe! folle argile !
Cherche tes destins éclipsés ;
De la terre habitant fragile ,
Tes pas à peine y sont tracés !
Quoi ! sonberceau touche à la tombe !
Echappé du néant , il tombe
Dans le noir oubli du cercueil ;
Ses jours sont des éclairs rapides
Qu'engloutissent des nuits avides :
Quel espace pour tant d'orgueil !
Il est un Dieu qui t'environne , etc.
Trois strophes dignes des premières représentent ce
Dieu de justice et de puissance , disposant à son gré des
destinées humaines , calme et immobile au milieu du
bouleversement des empires et du désordre des élémens .
Lisbonne se présente alors à l'imagination du poëte : il
la personnifie , il lui parle selon l'usage des poëtes , et
comme l'ont fait les prophètes , qui étaient des poëtes
aussi .
O Lisbonne ! ô fille du Tage !
O superbe reine des mers !
L'Océan avec toi partage
Le tribut de ses flots amers .
Pour dompter des ondes rebelles ,
La Fortune attacha ses ailes
Ates vaisseaux impérieux ;
Et dans ces lointaines contrées ,
B 2
20 MERCURE DE FRANCE ,
1
De nos astres même ignorées ,
Tu lanças la foudre des dieux.
Ledernier soleil qui t'éclaire
Pâlit sous des voiles sanglans ;
Les premiers traits du Sagittaire
Menacent tes peuples tremblans .
La mer qui te rendait hommage
Ne t'offre qu'un tribut d'orage
Dont tes remparts sont insultés .
Tage ! dis-nous quelle épouvante
Jusqu'à ta source frémissante
Repousse tes flots révoltés !
Je ne m'arrêterai point ici à faire observer les beautés ,
ni à justifier quelques expressions et quelques vers que
la critique froide peut attaquer , mais qui n'ont pas besoin
de justification devant ceux qui sentent la poésie , ou , si
j'ose le dire , à qui le sens poétique n'a pas été refusé .
Dans la première de ces deux strophes , quelle image
neuve , fidelle et presque vivante que celle de la Fortune
qui attache ses ailes aux vaisseaux de Lisbonne ! C'est
une idée ingénieuse , dans la seconde , d'avoir marqué par
le signe du zodiaque l'époque de l'événement . Dans cette
même strophe , ce n'est plus un hommage que la mer rend
à Lisbonne , c'est l'orage qu'elle y porte en tribut , c'est
un tribut d'orage qu'elle lui offre , et ce tribut ennemi
attaque impétueusement ses remparts , ses remparts en
sont insultés , non comme on insulte quelqu'un en l'injuriant
, mais comme une troupe aguerrie insulte , attaque
à découvert une ville de guerre . Dès que vous pouvez
expliquer de cette manière les expressions dont un poëte
lyrique s'est servi , elles n'ont rien de repréhensible ;
seulement elles ne sont pas de la langue commune , mais
de la langue poétique , de la langue de Pindare , d'Horace
, de Malherbe et de Rousseau .
Dans les deux strophes suivantes , Le Brun a peint
avec un désordre et un fracas admirables , l'épouvantable
catastrophe où Lisbonne fut ensevelie sous ses ruines ;
on y peut critiquer de même , et aussi peu justement ,
quelques vers imitatifs où l'accumulation des mots rend
OCTOBRE 1812 . 21
en quelque sorte celle des désastres et l'entassement des
ruines. J'en excepterai ce seul vers :
Tout la fuit ( la mort ) , la reçoit , la peint ,
ou plutôt ce seul mot qui est à la fin : tout fuit la mort ,
tout la reçoit en la fuyant , s'entend à merveille , mais
ou la peint n'a aucun sens , ou il signifie que tout en présente
l'image, et alors ce n'est qu'une répétition vicieuse
du vers précédent :
Tout est la mort ou son image .
Je n'excuserai pas non plus un épisode d'amour que le
poëte imagina comme un moyen de mettre de la variété
dans un sujet qui ne présentait que des objets terribles .
Je crois qu'il se trompa , et j'ai même retrouvé dans ses
papiers une preuve écrite que telle avait été mon opinion
dans un tems déjà fort éloigné , où il me permettait
de lui parler franchement sur ses ouvrages . Mais avec
quelle force il se relève ensuite , pour peindre l'état
affreux où Lisbonne est plongée , et le moment où son
roi , revenant vers les remparts où il avait régné , n'en
voit pour ainsi dire plus que les débris , et les souffrances
horribles de son peuple et les siennes ! L'ode est terminée
par ces deux magnifiques strophes .
Tu fus , Lisbonne ! ô sort barbare !
Tu n'es plus que dans nos regrets .
Un gouffre est l'héritier avare
De ton peuple et de tes palais .
Tu n'es à la vue alarmée
Qu'une solitude enflammée
Que parcourt la Mort et l'Horreur :
Un jour les siècles , en silence ,.
Planant sur ton cadavre immense ,
Frémiront encor de terreur .
Tel un sapin dont les ombrages
Couronnaient la cime des monts ,
Dévoré du feu des orages ,
Tombe et roule dans les vallons .
Il tombe ! les forêts voisines
Redisent long-tems aux collines
22 MERCURE DE FRANCE ,
Sa chute et la fureur des cieux ;
Les vents en dissipent la poudre ;
La seule trace de la foudre
Le rappelle encore à nos yeux .
Ce mot simple et terrible , qui est comme l'épitaphe
d'une ville entière : tufus , Lisbonne ! cegouffre qui hérite
de tout un peuple , cette solitude enflammée qui remplace
la ville détruite ; les siècles personnifiés , qui planeront
en frémissant sur le cadavre immense de Lisbonne , expression
neuve en français , mais aussi heureusement
quehardimentempruntée du latin , tot urbium cadavera ( 1 );
ce sont- là de ces beautés , de ces richesses du langage ,
que toutes les critiques du monde ne peuvent effacer , et
qui seront senties de plus en plus , à mesure que l'on
s'éloignera davantage du tems où elles ont pu effaroucher
par leur nouveauté quelques esprits timides . Quant à la
dernière strophe , elle renferme une comparaison si
grande et si belle , la pompe de l'expression y répond si
bien à la noblesse de l'image , qu'il est inutile de la faire
remarquer ; elle saisit l'esprit , frappe l'oreille et fait retentir
à-la- fois la chûte du sapin des montagnes et celle de
la cité dont il est l'emblème. Sans vouloir préférer à per
sonne le poëte qui à vingt-six ans publiait de pareils vers ,
je me crois permis de dire qu'aucun de nos grands poëtes
lyriques n'avait encore eu à peindre de si grands objets ,
et qu'aucun peut-être ne les eût peint avec de plus vives
et de plus fortes couleurs .
Le Brun en choisit un plus grand encore dans une
seconde ode qui fait suite à la première; ce fut la cause
générale de ces terribles phénomènes dont Lisbonne
venait d'être la victime ; il entreprit de parcourir le globe
entier , en suivant les traces des bouleversemens et des
ravages produits par les feux souterrains (2). Ces feux
qui semblent tout animer quand ils errent dans tous les
corps , troublent , quand ils sont réunis , l'harmonie universelle
. Concentrés sous les mers , ils en font bouillonner
(1) Dans une lettre de Sulpicius à Cicéron.
(2) L. II , od. XVII , p. 133 .
OCTOBRE 1812 . 23
les ondes , ils font s'engloutir des îles , s'élever des montagnes
et des volcans .
Voyez ces monts , race effrayante ,
Peuple de géans en fureur ,
Qui de leur bouche foudroyante
Jettent la flamme et la terreur !
De feux leurs têtes étincellent ;
Aleurs pieds les villes chancellent ;
Ils versent des fleuves brûlans :
L'Héçla , le Vésuve s'entr'ouvre ;
Et l'enfer que l'oeil y découvre
Bouillonne dans leurs vastes flancs.
,
Ces monts volcaniques changés en un peuple de géans
furieux , quoiqu'ils ne soient qu'une application métaphorique
de la fable sont une création poétique
très-hardie. L'effet en est d'une singularité qui mérite
d'être observée . Quelque grand que l'on se figure
un géant, il le paraît toujours moins qu'une montagne
telle que l'Hécia , le Vésuve et l'Etna ; cependant en
faisant un géant de cette montagne le poëte l'agrandit ,
parcequ'il la personnifie et l'anime . Sa fureur purement
physique et machinale était déjà très- effrayante , elle l'est
bien plus dès qu'elle est une fureur morale , et l'effet
d'une passion ou d'une volonté .
Le Brun se donna , dans une des strophes suivantes ,
une tâche singulièrement difficile ; ce fut d'y renfermer
les trois grandes révolutions du globe , qui ont séparé
l'Angleterre d'avec la France , la Sicile d'avec l'Italie , et
l'Afrique d'avec l'Espagne ; et il en fit une des plus belles
strophes qui existent même parmi les siennes .
France ! Albion ! vous que la guerre
Divise encor plus que les flots ,
Autrefois une même terre
Unissait vos peuples rivaux.
L'onde enleva dans sa furie
Auxbords féconds de l'Hespérie
Les champs par l'Etna désolés ;
Un Orage est l'Hercule antique
Qui des rives de la Bætique
Détacha les climats brûlés .
24 MERCURE DE FRANCE ,
Enflammé par cette triple catastrophe , le génie du poëte
ne s'arrête plus ; il s'élance avec la même rapidité que le
feu dont il peint les ravages .
Mais l'effroi dont frémit le Tage
Passe aux iles de Gérion ,
De l'Ebre aux sables de Carthage ,
De l'Afrique aux champs d'Albion .
Les deux mers s'appellent , s'unissent ;
Leurs flots se heurtent et mugissent
Couverts de monstres bondissans ;
Etdu sein des ondes fumantes
Le gouffre des mers écumantes
Vomit la flamme des volcans .
1
La scène de destruction s'étend ; les élémens se heurtent
et se combattent ; la guerre allume ses flambeaux au feu
de la foudre ; l'Europe déchire ses propres entrailles ;
elle prend cette mer agitée et cette terre encore frémissante
pour théâtre de ses fureurs .
La tempête , agitant ses ailes ,
Comme un effroyable vautour ,
Couvre les yeux d'ombres mortelles ,
Etdes mers fait l'immense tour.
Des reflux troublant l'harmonie ,
Autour de la froide Hibernie
L'onde bondit de toutes parts ;
Tandis que la vague rapide
Va , sous les colonnes d'Alcide ,
De Cadix noyer les remparts .
Ce sont de bien bonnes gens , ou des critiques bien
aveuglés par leurs préventions , que ceux qui croient
qu'avec du travail , des combinaisons , un système , on
peut faire de pareils vers !
L'essor qui emporte le poëte , amène tout-à-coup un
changement de scène et de style. Dans cette convulsion
des élémens , cet ami si cher qu'il avait accompagné de
ses regrets et de ses voeux, à son départ pour Cadix , le
jeune Racine y avait péri. Transporté sur le lieu même ,
à l'instant du désastre , ou plutôt du péril , au moment
où la mer s'élance, Le Brun s'adresse à la mer elle-même,
OCTOBRE 1812 . 25
pour la fléchir , à son ami , pour qu'il fuie le danger; il
n'est plus tems , les flots l'entraînent , il expire ; et cette
ode remplie de tant de mouvement, de fracas et de tableaux
si terribles , se termine par les tendres regrets de l'amitié.
(L'étendue de ce troisième article aforcé de le partager
en deux en d'en renvoyer la fin au numéro prochain . )
AMÉLIE ET JOSEPHINE , OU LA SURPRISE .
(SUITE. )
Je suis , dit Joséphine , la fille unique d'un pasteur de
village ; je perdis ma mère lorsque je sortais de l'enfance .
Monpère confia mon éducation aux soins d'une tante qui
n'avait point d'enfant , et qui demeurait à Weimar dans
une situation très-agréable. Mon oncle avait une charge à
la courdu duc ; je fus donc à même de jouir de tous les
avantages qui distinguent cette ville et en rendent le séjour
si intéressant. Les hommes célèbres qu'elle renferme se
rassemblaient souvent chez nous ; leur entretien instructif
développait mes idées , et la tendresse plus que maternelle
dematante , toute ma sensibilité. Je parvins ainsi jusqu'à
l'âge de dix-sept ans , alors cette tante bien-aimée nous
fut enlevée en huit jours par une fièvre nerveuse ; je perdis
ainsi ma seconde mère . Je revins sous le toit paternel , oth
latendresse de mon père , sa joie de me retrouver furent
ma consolation . Il n'y avait que deux mois que j'étais
suprès de lui , lorsqu'un matin un homme , en belle livrée
dechasse , entra chez nous tout effaré , et nous apprit la
tristenouvelle que son maître , le baron de Lindau , venait
d'être bassé mortellement dans un bois voisin par l'inadvertance
on ami avec lequel il chassait. Ce malheureux
ami , chez q ; il était en visite , avait fui ; des piqueurs
apportaient le ment le blessé , et son chasseur avait pris
les devans pour mander la permission de l'amener chez
nous , notre maisolétant la plus prochaine . Mon père y
consentitet m'ordonna d'aller préparer une chambre et un
lit au plain-pied. On ne arda pas à amener le blessé , il ne
donnait aucun signe de vie , etje n'oublierai jamais l'impression
que me it cette belle et noble figure avec la pâleur de
la mort et couerte de sang. Un messager fut dépêché à la
ville la plus voine pour chercher un chirurgien et un médecin;
en les ttendant , nous lui prodiguûmes tous les
1
26 MERCURE DE FRANCE ,
soins qui dépendaient de nous pour arrêter son sang et
pour le ranimer. Ils ne furent pas inutiles , nous eûnes le
bonheur de lui voir faire quelques mouvemens ; il ouvrit
enfin les yeux et les attacha sur moi , qui soutenais sa tête ,
pendant que mon père et son chasseur l'enveloppaient de
linges : mais il ne put prononcer un seul mot , tant il était
affaibli par la perte de son sang , et retomba bientôt sans
connaissance. Le médecin et le chirurgien arrivèrent et
l'examinèrent. Nous attendions leur arrêt avec une extrême
émotion ; il ne fut pas prononcé , ils déclarèrent senlement
la blessure très-dangereuse et le transport impossible.
Ainsi le baron de Lindau devint notre hôte . Frantz , son
chasseur , lui paraissait fort attaché , et resta auprès de
lui ; il nous raconta que son maître était très -riche , point
marié ; qu'il avait élevé et adopté le fils d'une soeur , qu'on
nommait le baron de Dorneck. Quoiqu'il n'eût que dix à
douze ans de plus que ce neveu , il ne paraissait point
vouloir se marier , et ce jeune homme était regardé comme
son héritier . Frantz alla lui apprendre le malheur quivenait
d'arriver , et nous pria de veiller sur son maître en son
absence . Cette recommandation était inutile , il suffisait
de ses souffrances pour nous intéresser. Mon père ne quittait
point sa chambre , et moi-même , autant que la bienséance
me le permettait , j'y restais avec lui et lui rendais
tous les services qui étaient en mon pouvoir. Le chirurgien
et le médecin venaient le visiter tous les jours ; lorsqu'ils
sortaient d'auprès de lui , je cherchais dans leur regards
l'espérance ou la crainte. Enfin , le septième jour j'eus le
bonheur de leur entendre dire qu'il était sauvé , mais que
sa guérison serait très-lente , dépendait de la tranquillie ,
du repos profond dans lequel il devait vivre , etaral ne
fallait pas songer à le déplacer. Ah ! madame , jeres aurais
volontiers embrassés pour l'une et l'autre de cenouvelles .
Ce même jour Frantz et le jeune baror Dorneck arrivèrent.
Ce dernier me déplut beaucoup sans que j'eusse
pu dire pourquoi. Mais non , je me tampe ,j'en sus fort
bien la raison ; il me parut que la joyeuse nouvelle que
nous nous hâtames de lui donnt, que son oncle était
hors de danger , ne fit pas sur la même impression que
sur nous : iln'eut pas l'air de sentir ce bonheur comme je
le sentais ; cependant, lorsqu'il fut introduit auprès du
malade , il lui témoigna et sa douleur et s joie avec une
vivacité qui me donna aussi de l'humeuvontre lui. On
avait expressément défendu toute émotin , et le baron
OCTOBRE 1812. 27
Dorneck fit tout ce qu'il fallait pour lui en donner ; aussi
M.de Lindau fut-il moins bien ce jour-là . Le neveu demanda
à mon père de lui permettre de rester pour soigner
son oncle ; il fallut bien y consentir . Naturellement sa
présence me bannit de la chambre du malade , et je n'y
entrais plus que lorsqu'il le fallait absolument ; mais celuici
s'aperçut bientôt que mille petits soins que les femmes
seules savent rendre lui manquaient : il avait vu combien
je partageais ses douleurs , il disait que je savais les adoucir,
et trouvait mille prétextes pour m'attirer auprès de
lui; mais j'y trouvais son neveu , et je n'y restais pas .
,
Bientôtj'eus un autre sujet de peine ; le baron de Dorneck
ne négligeait aucune occasion de me parler de l'amour
qu'il prétendait que je lui avais inspiré , et qui m'était insupportable.
Enfin son oncle lui donna quelques commissions
pour Leipsick , et il partit à ma grande satisfaction
mais en disant qu'il reviendrait bientôt chercher son oncle
pour le ramener dans son château. La santé de Lindau se
fortifiait tous les jours ; cependant il assurait qu'il se sentait
encore trop faible pour voyager. Enfin je pus reprendre
mon poste auprès de lui ,je pus le distraire en lui lisant
ses auteurs favoris , et même par mon innocent babil ; il
aimait à me faire causer de ce que j'avais vu et entendu à
Weimar; il connaissaitde vue oude réputation les hommes
savans et aimables que j'avais entenduss; il rectifiait mes
idées, il éclairait mon esprit , et s'emparait insensiblement
de tous les sentimens de mon coeur : mais c'était encore
un mystère pour moi , j'appelais ce que j'éprouvais , compassion
, amitié , admiration , intérêt pour ses souffrances ,
etje ne me doutais pas que c'était de l'amour. Il était sensiblement
mieux , et j'en jouissais avec délices , lorsqu'il
reçutune lettre de sonneveu , qui le mitdans un tel désespoir,
que peu s'en fallut qu'il ne lui en coûtât la vie ; il lui
apprenait , sans le moindre ménagement , que cet ami qui
l'avait blessé si malheureusement , était devenu fou de chagrin,
au point qu'on avait été obligé de l'enfermer , et que
les médecins désespéraient de sa guérison. M. de Lindau
en fut si douloureusement affecté que nous le trouvâmes
sans connaissance , la fatale lettre serrée entre ses mains .
Au premier moment je le crus mort , et ma douleur ne
connut plus de bornes , non plus que ma joie lorsque cette
crise fut passée et que je le vis rendu à la vie. Je m'étais
entièrement trahie ; mon bon père devina le secret , qui de
cemomentn'en était plus un pour moi; je venais de m'a
28 MERCURE DE FRANCE ,
vouer que je ne survivrais pas à Lindau , que je l'aimais.
passionnément , et je ne cherchai pas à le cacher à mon
père : il en fut effrayé et me représenta avec une douceur
vraiment paternelle , mais mêlée d'angoisses , les chagrins
que cette passion sans espoir me préparait. Hélas ! c'était
une prophétie : le seul moyen de guérir était l'absence , il
me conseilla de l'essayer et d'aller passer quelque tems
chez un de nos amis dans un village peu éloigné. C'était
trop tard , et mon sort était déjà fixé sans retour ; j'y consentis
cependant, mais je trouvais des prétextes pour renvoyer
d'un jour à l'autre : je ne pouvais me résoudre à
quitter mon cher convalescent , tant que ma présence et
mes soins pouvaient lui être utiles et qu'il n'y avait personne
pour me remplacer ; il était loin d'être remis de
l'affliction que lui causait la démence de son ami .
,
Le baron de Dorneck revint; il rapportait à son oncle la
bonne nouvelle que l'on avait pu , dans un moment lucide ,
apprendre sa guérison à son ami , et que depuis cet instant
il avait recouvré la raison. Nous vîmes aussi depuis lors
renaître notre cher malade : ah ! quelle joie remplit mon
ame quand j'entendis le médecin lui dire qu'il était en effet
complètement guéri ! mais quelle douleur en pensant qu'il
allait nous quitter , et que je ne le reverrais peut- être de
ma vie ! son départ n'était retardé que par quelques réparations
à son château . Mon père , qui craignait cette douleur
au moment du départ , renouvella sa prière de m'éloigner
, et cette fois j'y consentis sans peine , pour éviter
les odieuses poursuites du baron de Dorneck . Je partis
donc , et peu de jours après M. de Lindau envoya son
neveu tout préparer pour son retour chez lui . Seul avec
mon père , il lui demanda la cause demon éloignement ,
et témoigna le désir de me revoir. Mon père , embarrassé ,
ne sut que répondre ; Lindau insista , l'embrassa tendrement
, lui dit qu'il le regardait comme son sauveur , qu'il
voulait nous dévouer la vie que nous lui avions conservée ,
et qui n'aurait de prix pour lui que par le don de mon
coeur et de ma main ; qu'il osait espérer que le coeur lui
appartenait déjà , et qu'il demandait ma main à mon père.
Tout ce que ce dernier put lui dire pour le dissuader de
cette mésalliance fut inutile : il lui répondit que la véritable
noblesse étant la vertu , personne n'était plus noble que
nous ; que d'ailleurs il était son propre maître , que sans
moi il ne pouvait vivre , que sans lui , peut-être .... Enfin
il conjura mon père d'aller me chercher , et ce bon père
OCTOBRE 1812 .
29
éleva ses mains , tremblantes de joie , au ciel pour le
remercier du bonheur de sa fille chérie , nomma Lindau
son fils , et vint me chercher.
,
ce
Je le vis de loin , et mon coeur se serra à en mourir ; je
crus que son arrivée était l'annonce du départ de Lindau ;
pâle, baignée de larmes , je me jette dans ses bras . Il est
parti ! m'écriai-je , ô mon père ! ayez pitié de moi , cachez
ma douleur dans votre sein; je ne le verrai plus.- Tu ne
le quitteras plus , il t'aime , il a lu dans ton coeur , il te
veut pour la compagne de sa vie..... Ah! madame
moment! une éternité de peines n'en effacerait pas le doux
sentiment. Je revins avec mon père. Lindau était venu andevant
de nous ; nous le rencontrâmes dans un petit bois ,
au travers duquel nous devions passer : dès qu'il nous
aperçut , il accourut les bras ouverts ; mon père m'y plaça ,
etje tombai sur sa poitrine presque inanimée à force d'émotion
et d'amour. J'étais bien certainement alors la plus
heureuse personne de la création. Mon digne père bénit
notre future union avec une joie qui n'était pas sans mélange;
un sombre pressentiment pesait sur son coeur , sa
maintremblait en mettant la mienne dans celle du baron ;
mais moi je n'éprouvais qu'un bonheur pur et complet;
aucune crainte , aucun pressentiment funeste ne m'avertit
du sort qui m'attendait : j'étais toute à l'amour , toute à
mon adoré Lindau ; j'étais dans la jouissance d'une félicité
céleste; je devais embellir cette vie pour laquelle j'avais si
fort tremblé ; je devais rendre heureux celui à qui mon
coeur appartenait en entier.-Pardon , madame , si je vous
entretiens si long-tems du bonheur que je devais à mon
Lindau; j'ai tort , sans doute , et..... Elle baissa les yeux ;
Amélie détourna les siens remplis de larmes : elle serra la
main de Joséphine en silence ; il lui eût été impossible de
prononcer un seul mot.
Oui , reprit Joséphine lentement , encore quelques instans
de joie et de bonheur , et vous verrez l'infortunée
tomber dans un obscur précipice , et tout s'anéantir
pour elle .
Lindau désirait d'emmener son épouse avec lui dans sa
terre; il supplia mon père de hâter notre mariage . Son
intention , nous dit-il , était seulement de passer quelques
semaines à Waldstat (c'était le nom de sa terre), et de me
mener ensuite à Leipsick , où nous ferions toutes les emplètes
nécessaires à la baronne de Lindau. Mon père y
consentit; et le dimanche suivant , à l'église de la paroisse,
30 MERCURE DE FRANCE ,
1
il donna à son heureuse fille , avec une joie inexprimable ,
l'époux que son coeur avait choisi. Une petite fête champêtre
, à laquelle tout le village fut invité et vint partager
notre bonheur , embellit encore cette journée : la générosité
de mon époux envers mon père et moi dans le contrat
qu'il fit dresser , et le douaire qu'il m'assura , lui donnèrent
de nouveaux droits à notre reconnaissance .
Le jour suivant fut encore donné à l'amour paternel. Le
baron, qui vit la douleur de mon père , le pressa vivement
de quitter sa cure et de nous suivre; son bonheur serait
augmenté , nous dit-il , s'il pouvait à son tour prolonger la
vie de son sauveur et soigner sa vieillesse ; mais mon père
était trop attaché à son troupeau , et à ses devoirs de pasteur
, pour les abandonner; il refusa avec un coeur déchiré,
mais avec fermeté , en faisant promettre à mon mari de
m'amener chez lui une fois toutes les années , et lui s'engageant
de nous rendre notre visite . Une nièce assez âgée ,
de feue ma mère , devait venir me remplacer ; le surlendemain
nous nous arrachâmes de ses bras; ses voeux nous
accompagnèrent. Oh ! pourquoi les voeux decedignepère ,
de ce respectable vieillard ne furent-ils pas exauces ! Mon
coeur était serré au-delà de toute expression , mais j'étais
avec Lindau , et..... malgré ma vive douleur je me trouvais
si heureuse !
1
Mon arrivée à Waldstat n'était ni attendue , ni désirée;
l'étonnement et la consternation du baron deDorneck,quand
son oncle me présenta à lui comme sa femme , furent au
point qu'il ne put les cacher; cet événement lui ôtait à-lafois
toutes ses espérances . Lindau fut assez généreux pour
excuser sa mauvaise humeur et pour le rassurer ; il lui
dit qu'il gagnait plus qu'il ne perdait par son mariage,
puisqu'il lui donnerait tout de suite ce qu'il n'aurait en
qu'après sa mort , une portion de son bien assez considérable
pour le mettre à son aise , et il lui promit de plus
qu'il le trouverait toujours dans les cas imprévus .
Dorneck feignit une vive reconnaissance de la générosité
de son oncle ; mais l'enfer n'en fut pas moins dans son
coeur. Sa conduite avec moi dans la maison de mon
père , redoubla d'abord son embarras ; mais je n'en
avais pas parlé à mon mari pour ne pas l'irriter contre
son neveu ; je lui avais toujours témoigné un tel repoussement
que j'étais bien sûre qu'il n'oserait pas continuer
sur le même ton. En effet , au bout de quelques jours , il
me témoigna en apparence une amitié respectueuse , et
OCTOBRE 1812. 3i
beaucoup de tendresse à son oncle. Lindau y fut trompé ,
ainsi que tout le monde , excepté moi ,qui ne pus jamais ,
malgré tous mes efforts , surmonter l'aversion qu'il m'avait
d'abord inspirée . Hélas ! mon coeur prévoyait que j'étais
entourée d'un mauvais génie , et sans en avoir la preuve ,
je le regarde comme l'auteur de toutes mes souffrances .
Aubout de quelques semaines il retourna à Leipsick , où
nous ne tardâmes pas à le suivre. L'amour de mon mari
se montra dans tout ce qu'il fit pour moi; rien n'était assez
beau , assez précieux pour sa Joséphine , qui n'aurait
voulu d'autres trésors que son coeur. Il souhaitait que mon
père me vît dans tout mon éclat ; moi je désirais seulement
de lui dire combien sa fille était heurense , comme son
époux était bon pour elle.-Ah ! oui , si bon , si excellent !
Ressembleras- tu à ton père , Edouard? dit-elle en baisant
son enfant , qui s'était réveillé et souriait comme un
petit ange. Voyez , Madame , comme il lui ressemble ! Ah!
il aura son coeur aussi , j'en suis bien sûre , comme il a ses
yeux et son sourire . Elle le serra contre son sein en essuyant
unelarme maternelle sur la joue de l'enfant .
Amélie aussi fut frappée de sa ressemblance avec Lindau
, depuis que ses yeux étaient ouverts ; elle se leva et
resta unmoment à la fenêtre , elle avait besoin de respirer.
Ah ! elle sentait bien tout ce qu'elle allait perdre ; mais
elle éprouvait aussi un vifintérêt pour celle qui lui enlevait
toutes ses espérances . Un moment après , elle vint se
remettre à sa place , et pria Joséphine de continuer son
récit.
Au printems nous revinmes à Waldstat. Le baron
voulaity rester jusqu'en automne , et me conduire ensuite
à Vienne, pour me présenter à des parens qu'il avait dans
cette ville; il n'épargna rien pour me rendre le séjour de
la campagne agréable. Oh! tout me l'était avec lui; mais je
préférais la campagne qui nous rapprochait plus l'un de
l'autre. Je n'avais plus qu'un seulvoeu à former , c'était de
porter dans mon sein un gage de l'amour de mon cher
Lindan, qui l'attacherait plus encore à moi ; je le demandais
au ciel avec ardeur , mais j'étais mariée depuis plus
d'une année sans que rien m'annonçât qu'ils fussent
exancés . Lindau voyait mon désir et mon chagrin , et il en
devenait encore plus tendre pour moi .
Unsoir nous nous promenâmes appuyés l'un sur l'autre
dans leparc : la nature était si belle , et j'étais si heureuse !
Ah ! c'était le plus beau jour de ma vie ! ce fut aussi mon
32 MERCURE DE FRANCE ,
dernierjour de bonheur. Jamais encore mon Lindau n'avait
été aussi tendre , il me rappelait jusqu'aux moindres détails
de son séjour chez mon père , et de la naissance et des
progrès de son attachement , et avec quel délice il avait vu
naître le mien; il me peignit son bonheur quand dans le
petit bois je tombai sur son sein , et que mon père lui dit :
elle vous aime de toute la force de son coeur innocent , et
je vous la donne , sûr que vous seul pouvez faire son bonheur.
Ah ! oui , lui dis-je , toi , toi seul au monde.
Nous rentrâmes au château , il était arrivé une lettre pour
le baron qu'on lui remit : il l'ouvrit en ma présence ; il
frémit , il pâlit, parut d'abord comme frappé de la foudre .
Il lut encore cette fatale lettre , et son regard devint toujours
plus sombre et tous ses traits plus décomposés . Inquiète
, interdite , je m'avançai pour l'embrasser , et il me
repoussa avec un mouvement de fureur ; je fondis en
larmes , et je pris un tremblement général si violent , que
je serais tombée s'il ne m'avait pas soutenue . Sa tendresse
parut se réveiller ; il m'embrassa plusieurs fois , prit soin
de moi sans appeler ma femme-de-chambre ; il chercha à
me tranquilliser. Cette lettre , me dit- il , contenait une
nouvelle très -désagréable : elle allait l'obliger à me quitter
pour quelques jours ; il comptait partir de bonne heure le
lendemain , mais il espérait de pouvoir revenir bientôt.
Malgré ses efforts, il ne putm'en imposer, je voyais parfaitement
le combat intérieur qu'il éprouvait ,et la peine inutile
qu'il se donnait pour paraître calme ; je ne voulus pas
l'augmenter par mes doutes etparmes larmes , et je tâchais
aussi de lui cacher mes inquiétudes . Je me couchai : de
toute la nuit je ne pus fermer l'oeil ; hélas ! c'étaient les premières
épines du mariage , elles n'en déchirèrent que plus
mon coeur, et bientôt elles devinrent des poignards acérés .
Sur le matin je m'endormis de lassitude , et quand je me
réveillai .... Lindau était parti , parti sans me dire adieu ;
comment vous exprimer ma douleur , mon tourment ?
Cependant il avait promis de revenir bientôt ; mais cette
lettre , que pouvait-elle contenir de si terrible ? Je savais
bien qu'une femme ne doit pas prétendre à savoir tous les
secrets de son mari : jusqu'alors cependant sa confiance
enmoi avait été entière ; mais peut-être des affaires de
famille ! Peut- être lui reprochait-on sa mésalliance ! Les
gens de cette classe privilégiée font si peu de cas du coeur.
Oui , c'est cela , me disais-je , et voilà la cause de son trouble
et de son silence ; mais il m'aime , etje n'ai rien à
1
OCTOBRE 1812 .
DEPT
DL
craindre . Sans doute , il est allé leur dire comme sa Jos
phine le rend heureux. Ainsi je cherchais à tranquillise
mon coeur, mais j'eus bien de la peine à y parvenir.
5.
Cen
Je restai toute lajournée dans ma chambre; comme elle
meparut longue cette première journée d'absence ! Le soir
l'ennui et la fraîcheur m'attirèrent dans le parc : ma femme
de-chambre m'accompagna ; c'était une jeune fille assez
gaie et causeuse à l'ordinaire ; ce soir-là elle ne disait pas
un mot, et paraissait mal à son aise. Je lui en demandai
laraison; elle allégua un grand mal de tête , mais j'en
soupçonnais une autre cause. Depuis quelque tems j'avais
cru m'apercevoir qu'elle et Frantz , le chasseur de mon
mari , s'aimaient . Je distinguais ce garçon des autres domestiques
, c'était lui qui avait amené son maître chez nous ,
et qui était ainsi la première cause de mon bonheur ; j'avais
été témoindes soins qu'il lui avait donnés , et j'avais bien
l'intentionde prier mon mari de lui assurer un sort et de le
marier avec Annette . Au détour d'une allée nous le rencontrâmes
j'en fus surprise , je le croyais avec son maître quril
suivaittoujours; j'allaivivementà lui etjelui demandaipourquoi
il ne l'avait pas accompagné. Il me dit que M. le baron
ne lui en avait pas donné l'ordre ; sa présence m'expliqua
l'humeur d'Annette, je pensai qu'ils devaient sans doute
se promener ensemble , et que je les en empêchais. Jerentrai
plutôt que je n'avais compté ; je me couchai aussi de
bonne heure, fatiguée de ma mauvaise nuit; Annette me
déshabilla. J'avais l'habitude de boire tous les soirs un
verre d'eau , elle l'avait oublié et alla le chercher; je l'avalał
d'un trait, je me mis au lit et je la renvoyai; contre mon
attente, je m'endormis d'abord et pesamment. Je fus toutà-
coup réveillée parun coup de pistolet; j'ouvre les yeux.
Jugez de mon étonnement; à la pâle lueur de ma lampe
de nuit, je vois une porte , qui n'était d'aucun usage et
toujours fermée , ouverte , et le chasseur du baron fuyant
au travers . Au milieu de la chambre était Lindau , retenu
parDorneck et par l'intendant du château , et tenant encore
d'un air égaré le pistolet qu'il venait de tirer. A côté
de mon lit était Annette avec l'air très-effrayé. Je nommai
Lindau én étendant mes bras vers lui; il fit un mouvement
pours'approcher de moi , mais se détournant avec horreur,
il alla à mon bureau , ouvrit plusieurs tiroirs , tomba sur
un paquet de papiers , et le prit avec un mouvement de
rage; ce ne pouvaient être que des lettres de mon père , je
n'en avais aucune autre , etje n'écrivais qu'à lui seul. En
C
34 MERCURE DE FRANCE ,
1
,
core une fois je nommai Lindau faiblement , etje retombai
sur mon oreiller sans connaissance . Quand je revins àmoi ,
tout avait disparu , j'étais seule avec Annette qui me soignait.
Je demandai vivement mon mari , elle me dit qu'il
était parti à cheval. Parti ! et il me laisse dans cet état
m'écriai-je avec désespoir. Mais quand était-il arrivé ?
Pourquoi cette porte était-elle ouverte ? Comment le chasseur
était-il dans ma chambre ? Pourquoi son maître
voulait-il le tuer ? Qu'est-ce que faisait là Dorneck ? A
toutes ces questions je n'eus que cette seule réponse , je
ne le sais pas . Je voulus me lever, le jour commençait à
paraître , je voulais envoyer courir après Lindau ; je ne
pouvais croire qu'il fût en effet parti . J'étais à peine habillée
que l'intendant entra les larmes aux yeux : c'était un
très -digne homme , à qui j'avais fait du bien et qui m'aimait
; il me dit doucement que la voiture était attelée .
La voiture ...... attelée ...... Pourquoi ?- Par les ordres
de M. le baron : en disant cela il me remit un billet , et les
larmes arrêtèrent sa voix. Je le pris promptement , je le
lus , et de nouveau mes sens m'abandonnèrent ; il ne contenait
que ces mots : « Vous vous servirez de ma voiture
» pour vous rendre chez votre père , et là vous attendrez
mes ordres . "
-
On me porta dans la voiture , où il y avait déjà plusieurs
de mes effets empaquetés : l'intendant s'y plaça à côté de
moi , et je quittai ainsi cette maison où j'avais été si heureuse
il y avait si peu de jours ; ma femme de chambre
était aussi avec nous . Dès que je pus parler , je demandai
quelques explications ; son unique réponse était toujours ,
je ne sais rien. En vain je conjurai l'intendant de me donner
le mot de cette affreuse énigme . « Que voulez que je
vous dise , madame , si vous ne le savez pas vous-même ! "
Ce fut tout ce queje pus obtenir : ma situation était horrible.
Notre voyage se fit très-vite , et dans peu de jours j'aperçus
le clocher de mon village, à côté du toit paternel. Avec
quel sentiment , il me serait impossible de le décrire , nous
traversâmes le petit bois si plein de doux souvenirs ! mon
pauvre coeur battaitbien fort. Cette fois aussi je vis quelqu'un
de bien cher accourir; c'était mon père : je fis arrêter
, et en jetant un cri je tombai sans connaissance dans
ses bras tremblans . Quand je revins à moi , j'étais couchée
sur le gazon ; l'amour paternel cherchait en vain mon pouls
et ma respiration , des larmes d'angoisses coulaient sur ses
joues vénérables : mon père ! ma fille! fut tout ce que nous
pûmes prononcer; long-tems je sanglottai sur son sein.
1
OCTOBRE 1812 . 35
Enfin il me repoussa doucement , et avec un regard et un
ton que je n'oublierai de ma vie , qui me firent frissonner
malgré mon innocence , et qui m'aurait foudroyée si j'avais
été coupable . Devant Dieu et devant cet homme, me dit-il ,
puis-je encore te nommer ma fille ? Est-il vrai que tu t'es
écartée des sentiers de la vertu ? .... Es-tu la plus indigne
des femmes ?Alors n'entre pas dans ma demeure , et laisse
moi mourir seul et désespéré ; mais si tu es innocente et
malheureuse , victime de la trahison et de la calomnie ,
comme mon coeur aime à le croire , viens , mon enfant ,
viens sur le coeur de ton père ; reçois avec soumission les
peines que Dieu t'envoie , je les supporterai avec toi .
Que puis -je vous dire, mon père? je ne sais ce qu'on me
veut et de quoi je suis accusée; je sais seulement que je
n'ai rien à me reprocher .
Rien ! s'écria mon père , Dieu soit béni mille fois ! Oui ,
oui , je te crois , et ce Dieu qui t'éprouve découvrira ton innocence.
Non, tu nepouvais pas être tombée aussi bas . Viens ,
ma fille , ne rentre pas dans cette voiture , et plût au ciel
que jamais tu n'yfusses montée ! Viens à pied jusqu'à cette
humble maison que tu quittas innocente et heureuse , où
tu reviens malheureuse , mais encore innocente . Se tournant
avec dignité vers mon conducteur : monsieur , lui
dit-il , ramenez cette voiture et tout ce qu'elle contient , ma
fille n'en a pas besoin; je la reprends avec ce que votre
maître n'a pu lui donner ni lui ôter , son coeur et son innocence.
Le bon intendant nous supplia de consentir à ce
qu'il apportât chez mon père les effets qui m'appartenaient,
suivant les ordres du baron , mais mon père le refusa positivement
et le pria de repartir.
,
Mais Lindau , m'écriai-je douloureusement , ne le reverrai-
je pas ? ne puis-je lui parler? Ah ! dites -lui , Wolmen ,
dites-lui, Annette , quand vous le verrez , que mon coeur
m'absout de torts envers lui , que je ne l'ai jamais volontairement
offensé , que je n'ai commis aucune faute , rien
oh! non rien , qui mérite une punition aussi sévère . L'intendant
saisit ma main , et la baisa respectueusement avant
que je pusse l'empêcher. Le ciel, me dit-il, protègera votre
innocence. Annette pleurait en silence. Ils remontèrent
dans la voiture et partirent : moi je pris le bras tremblant
de mon père, et je m'acheminai vers sa demeure. Oh !
Madame , que je ne puis-je vous le faire connaître ! il est
le meilleurdes pères et le plus digne des hommes.
ISAB . DE MONTOLIEU.
( La suite au prochain numéro .)
36 MERCURE DE FRANCE ,
VARIÉTÉS .
SPECTACLES .-Académie impériale de musique.-Parmi
les causes qui font réussir un opéra , il faut compter en
première ligne les ballets , sur-tout lorsqu'ils sont de M.
Gardel ; ceux de Jérusalem délivrée ont un défaut , ils
sont trop courts . M. Gardel a parfaitement senti qu'il était
difficile de placer beaucoup de danses dans un ouvrage
aussi sérieux : il a saisi le prétexte de la fête donnée par le
roi de Solime au sultan qui vient à son secours . C'est dans
le troisième acte seulement qu'il a pu développer toute la
richesse de son imagination : rien de plus frais , de plus
gracieux que les danses de cet acte , aussi sont-elles exécutées
par Vestris , Albert , Antonin , Beaupré , Mérante ,
et par mesdames Gardel , Clotilde , Chevigny , Biggotini ,
Rivière et Fanny Bias. Je crois que Jérusalem eût été
mieux défendue par ces aimables enchanteresses que par,
les noires conjurations du magicien Ismen .
Les décorations n'ont pas répondu à l'attente générale ;
il faut peut- être l'attribuer à ce que l'artiste qui en est
chargé est malade depuis long-tems . B.
Théâtre-Français . -- Le mercredi 30 septembre , Mille
Duchesnois , après une assez longue absence , a fait sa
rentrée au théâtre par le rôle de Phèdre . Elle ena , comme
à son ordinaire , fort bien saisi l'ensemble . Les actrices ,
qui avaient joué ce rôle avant elle , s'étaient bornées à
nous représenter Phèdre livrée à toutes les fureurs d'un
amour incestueux ; mais elles avaient négligé cette partie
bienplus difficile de l'art qui consiste à donner à la peinture
des passions la nuance que les remords y doivent
ajouter pour en varier les effets . Mlle Duchesnois , malheureusement
, n'a pas paru , dans cette représentation ,
avoir autant soigné les détails . Elle ne retient pas assez sa
voix dans les bornes du medium . Elle laisse affadir ( s'il
est permis de s'exprimer ainsi ) son organe ; enfin , quelquefois
sa déclamation devient lente et monotone . Aussi
les applaudissemens qu'elle a reçus , quoique nombreux ,
n'ont pas été universels . Peut-être doit-on attribuer cette
espèce de froideur du public , envers une actrice aimée ,
au bruit qui s'est répandu,, que cette représentation de
Phèdre , et la rentrée de Me Duchesnois , qui pouvaient
être retardées , ont suspendu , et nous le craignons , interrompu
pour toujours les débuts de Me Regnier , qu'on a
voulu dégoûter, en lui faisant subir l'inconvénient de monOCTOBRE
1812 . 37
trer l'inexpérience d'un talent qui ne donne que des espérances
, à côté d'un talent déjà consommé. Mlle Regnier ,
dont la modestie s'exagère ce désavantage , a cru devoir s'y
soustraire en se retirant. C'est ainsi que des intrigues de
coulisse et de petites cabales peuvent nous priver pour
toujours du plaisir d'entendre une débutante qui méritait
d'être encouragée , et dont chaque pas dans la carrière était
un nouveau progrès dans le plus difficile de tous les arts
d'imitation .
On a donné mardi dernier , au théâtre de l'Impératrice ,
la première représentation de Jacques II, coinédie en
trois actes et en prose.
Cet ouvrage est le coup d'essai de deux jeunes auteurs
qui ont trouvé plus commode de s'emparer d'un sujet
connu, que de se mettre en frais d'imagination pour inventer
quelque nouvelle intrigue .
Jacques II , roi d'Ecosse , s'égare à la chasse ainsi que
Henri IV; comme lui, il est bien reçu chez un bon paysan,
père de lajolie Elfride ; comme lui, il soupe, chante et boit
à la santé du roi ; mais je préfère la chanson de Collé à celle
du paysan écossais , dont voici le refrain :
Vive notre souverain ,
Aimable, jeune et populaire!
Amis , répétons en refrain ,
Vive notre souverain !
La simplicité et le naturel sont deux qualités précieuses ,
mais il ne faut pas les pousser aussi loin : après le souper
le roi va se coucher; rien de plus naturel encore. Le lendemain
il prend congé de son hôte et lui promet de ne pas
oublier obligeant accueil. Tout près de la chaumière il
est attaqué par trois coquins et délivré par l'amant d'Elfride
qui avait conçu quelque jalousie des assiduités du roi :
Jacques II , en reconnaissance de ce service , unit les deux
amans , et voilà toute la pièce.
son
Les auteurs ont pris plusieurs scènes dans la Partie de
Chasse deHenri IV, quelques-unes aussi dans la Jeunesse
de Henri Vet dans la Revanche. De ces dépouilles opimes
ils ont fait un tout qu'ils croyent peut- être leur appartenir,
Il fautbien que cet habit retourné ait paru neuf au parterre
de l'Odéon ; car il a désiré en connaître les auteurs; ce sont
MM. Bergeronet Saint- Léon : lorsqu'ils feront représenter
une comédie dont le fonds et les détails leur appartiendront,
on pourra juger s'ils sont destinés à réussir un jour
au théâtre . B.
:
POLITIQUE.
L'ARMÉE française est entrée le 14 de ce mois dans
Moscou : les détails de cette prise de possession de l'antique
capitale de la vieille Russie ne sont pas encore connus
. Voici le Bulletin qui décrit la bataille mémorable qui
nous a ouvert les portes de cette importante cité .
Mojaisk , le 10 septembre 1812.
Le4 , l'Empereur partit de Ghjat et vint camper près de la poste
de Grituova .
Le 5 , à six heures du matin , l'armée se mit en mouvement. A
deux heures après midi on découvrit l'armée russe placée , la droite
du côté de la Moskwa , la gauche sur les hauteurs de la rive gauche
de la Kologha. Adouze ceuts toises en avant de la gauche , l'ennemi
avait commencé à fortifier un beau mamelon entre deux bois , où il
avait placé neuf à dix mille hommes . L'Empereur l'ayant reconnu ,
résolut de ne pas différer un moment , et d'enlever cette position. Il
ordonna au roi de Naples de passer la Kologha avec la division Compans
et la cavalerie. Le prince Poniatowski , qui était venu par la
droite, se trouva en mesure de tourner la position. Aquatre heures ,
l'attaque commença . En une heure de tems , la redoute ennemie fut
prise avec ses canons ; le corps ennemi chassé du bois et mis en déroute
, après avoir laissé le tiers de son monde sur le champ de bataille
. A sept heures du soir le feu cessa .
Le6, à deux heures du matin , l'Empereur parcourut les avantpostes
ennemis : on passa la journée à se reconnaître . L'ennemi avait
une position très - resserrée. Sa gauche était fort affaiblie par la perte
de la position de la veille ; elle était appuyée à un grand bois , soutenue
par un beau mamelon couronné d'une redoute armée de vingtcinq
pièces de canon. Deux autres mamelons couronnés de redoutes .
àcent pas l'un de l'autre , protégeaient sa ligne jusqu'à un grand
village que l'ennemi avait démoli , pour couvrir le plateau d'artillerie
et d'infanterie , et y appuyer son centre. Sa droite passait derrière
la Kologha en arrière du village de Borodino , et était appuyée
àdeux beaux mamelons couronnés de redoutes et armés de batteries.
Cette position parut belle et forte. Il était facile de manoeuvrer et
d'obliger l'ennemi à l'évacuer ; mais cela aurait remis la partie , et sa
positionne fut pas jugée tellement forte qu'il fallût éluder le combat.
Il fut facile de distinguer que les redoutes n'étaient qu'ébauchées , le
fossé pou profond, non palissadé ni fraisé . On évaluait les forces de
l'ennemi à 120 ou 130 mille hommes. Nos forces étaient égales ; mais
la supériorité de nos troupes n'était pas douteuse.
Le 7, à deux heures du matin , l'Empereur était entouré des ma
MERCURE DE FRANCE , OCTOBRE 1812. 39
réchaux à la position prise l'avant-veille . Acinq heures et demie , le
soleil se leva sans nuages ; la veille il avait plu : C'est le soleil
▸ d'Austerlitz , dit l'Empereur. Quoiqu'au mois de septembre , il
faisait aussi froid qu'en décembre en Moravie. L'armée en accepta
l'augure . On battit un ban , et on lut l'ordre du jour suivant :
• Soldats ,
› Voilà la bataille que vous avez tant désirée ! Désormais la victoire
› dépend de vous : elle nous est nécessaire ; elle nous donnera l'abon-
> dance . de bons quartiers d'hiver et unprompt retour dans la Patrie !
> Conduisez-vous comme à Austerlitz , à Friedland , à Vitepsk , à
› Smolensk, et que la postérité la plus reculée cite avec orgueil votre
>conduite dans cette journée ; que l'on dise de vous : Il était à cette
> grande bataille sous les murs de Moscou !
• Au camp impérial , sur les hauteurs de Borodino , le 7 septembre,
> à deux heures du matin. »
L'armée répondit par des acclamations réitérées . Le plateau sur
lequel était l'armée était couvert de cadavres russes du combat de
l'avant-veille .
Le prince Poniatowski , qui formait la droite , se mit en mouvement
pour tourner la forêt sur laquelle l'ennemi appuyait sa gauche.
Le prince d'Eckmuhl se mit en marche le long de la forêt , la division
Compans en tête. Deux batteries de soixante pièces de canon chacune
battant la position de l'ennemi , avaient été construites pendant
la uuit.
Asix heures , le général comte Sorbier , qui avait armé la batterie
droite avec l'artillerie de la réserve de la garde , commença le fer.
Le général Pernetty , avec trente pièces de canon , prit la tête de la
division Compans ( 4º du fer corps ) , qui longea le bois , tournant la
têtede la position de l'ennemi . A six heures et demie , le général
Compans est blessé. Asept heures , le prince d'Eckmuhl a son cheval
tué . L'attaque avance , la mousqueterie s'engage Le vice-roi , qui
formait notre gauche , attaque et prend le village de Borodino que
l'ennemi ne pouvait défendre , ce village étant sur la rive gauche de
la Kologha. A sept heures , le maréchal duc d'Elchingen se met en
mouvement , et sous la protection de soixante pièces de canon que
le général Foucher avait placées la veille contre le centre de l'ennemi ,
se porte sur le centre. Mille pièces de canon vomissent de part et
d'autre la mort.
A huit heures , les positions de l'ennemi sont enlevées , ses redoutes
prises , et notre artillerie couronne ses mamelons. L'avantage
de position qu'avaient eu pendant deux heures les batteries ennemies
nous appartient maintenant. Les parapets qui ont été contre nous
pendant l'attaque redeviennent pour nous. L'ennemi voit la bataille
perdue , qu'il ne la croyait que commencée. Partie de son artillerie
est prise , le reste est évacué sur ses lignes en arrière. Dans cette
extrémité , il prend le parti de rétablir le combat , et d'attaquer avec
toutes ses masses ces fortes positions qu'il n'a pu garder. Trois cents
pièces de canon françaises placées sur ces hauteurs foudroient ses
masses , et ses soldats viennent mourir au pied de ces parapets qu'ils
avaient élevés les jours précédens avec tant de soin , et comme des
abris protecteurs .
:
40 MERCURE DE FRANCE ,
Le roi de Naples , avec la cavalerie , fit diverses charges . Le due
d'Elchingen se couvrit de gloire , et montra autant d'intrépidité que
de sang-froid. L'Empereur ordonne une charge de front , la droite
enavant : ce mouvement nous rend maitres des trois parts du champ
de bataille . Le prince Poniatowski se bat dans le bois avec des succès
variés.
.
Il restait à l'ennemi ses redoutes de droite ; le général comte
Morand y marche et les enlève ; mais à neuf heures du matin
attaqué de tous côtés , il ne peut s'y maintenir. L'ennemi , encouragé
par ce succès . fit avancer sa réserve et ses dernières troupes pour
tenter encore la fortune : la garde impériale en fait partie . Il attaque
notre centre sur lequel avait pivoté notre droite. On craint pendant
un moment qu'il n'enlève le village brûlé ; la division Friant s'y
porte. Quatre-vingts pièces de canon françaises arrêtent d'abord et
écrasent ensuite les colonnes ennemies qui se tiennent pendant denx
heures serrées sous la mitraille , n'osant pas avancer , ne voulant pas
reculer , et renonçant à l'espoir de la victoire. Le roi de Naples décide
leur incertitude; il fait charger le 4e corps de cavalerie qui pénètre
par les brêches que la mitraille de nos canons a faites dans les masses
serrées des Russes et les escadrons de leurs cuirassiers ; ils se débandent
de tous côtés . Le général de division comte Caulincourt , gouverneur
des pages de l'Empereur , se porte à la tête du 5e de cuirassiers
, culbute tout , entre dans la redoute de gauche par la gorge .
Dès ce moment , plus d'incertitude , la bataille est gagnée: il tourne
contre les ennemis les 21 pièces de canon qui se trouvent dans la
redoute . Le comte Caulincourt , qui venait de se distinguer par cette
belle charge , avait terminé ses destinées ; il tonbe mort , frappé par
un boulet : mort glorieuse et digne d'envie !
Il est deux heures après-midi, toute espérance abandonne l'ennemi :
la bataille est finie , la canonnade continue encore ; il se bat pour sa
retraite et pour son salut , mais non plus pour la victoire .
La perte de l'ennemi est énorme ; 12 à 13,000 hommes et 8 à
9.000 chevaux russes ont été comptés sur le champ de bataille ; 60
pièces de canon et 5.000 prisonniers sont restés en notre pouvoir.
Nous avons eu 2500 hommes tués et le triple de blessés. Notre
perte totale peut être évaluée à 10.000 hommes ; celle de l'ennemi à
40 ou 50,000. Jamais on n'a vu pareil champ de bataille . Sur six
cadavres , il y en avait un français et cinq russe . Quarante généraux
russes ont été tués , blessés ou pris ; le général Bagration a été
blessé.
Nous avons perdu le général de division comte Montbrun , tuẻ
d'un coup de canon ; le général comte Caulaincourt , qui avait été
envoyé pour le remplacer , tué d'un même coup une heure après .
Les généraux de brigade Compere , Plauzonne , Marion , Huart
ont été tués ; sept ou huit généraux ont été blessés , la plupart légèrement.
Le prince d'Eckmuhl n'a eu aucun mal. Les troupes françaises
se sont couvertes de gloire et ont montré leur grande supéxiorité
sur les troupes russes .
Telle est en peu de mots l'esquisse de la bataille de la Moskwa ,
donnée à deux lieues en arrière de Mojaisk et à vingt-cinq lienes de
Moscou , près de la petite rivière de la Moskwa. Nous avons tiré
OCTOBRE 1812 . 41
soixantemille coups de canon , qui sont déjà remplacés par l'arrivéę
dehuit cents voitures d'artillerie qui avaient dépassé Smolensk avant
labataille. Tous les bois et les villages depuis le champ de bataille
jusqu'ici sont couverts de morts et de blessés . On a trouvé ici deux
mille morts ou amputés russes. Plusieurs généraux et colonels sont
prisonniers.
L'Empereur n'a jamais été exposé; la garde , ni à pied, ni à cheval,
n'apas donné et n'a pas perdu un seul homme. La victoire n'a jamais
été incertaine. Si l'ennemi , forcé dans ses positions , n'avait pas
voulu les reprendre , notre perte aurait été plus forte que la sienne ;
mais il a détruit son armée en la tenant depuis huit heures jusqu'à
deux sous le feu de nos batteries , et en s'opiniâtrant à reprendre ce
qu'il avait perdu. C'est la cause de son immense perte.
Toutle monde s'est distingué : le roi de Naples et le duc d'Elchingense
sont fait remarquer.
L'artillerie et sur-tout celle de la garde , s'est surpassée . Des
⚫rapports détaillés feront connaitre les actions qui ont illustré cette
journée.
Nous pourrions ici nous livrer à quelques considérations
sur la haute importance de la conquête de Moscou , sur la
position respective dans laquelle elle met les deux souverains
et les deux armées , sur l'existence nouvelle que vont
recevoir les provinces de la Russie Occidentale , sur la
situation à laquelle va se trouver réduite Pétersbourg , du
moment que le vainqueur , maître de toutes les grandes
communications de l'Empire , de trois grands fleuves et de
la véritable capitale , anéantit par la seule influence de sa
position l'existence artificielle de Pétersbourg : mais n'est- il
pas plus piquant pour le lecteur qui trouverait ces raisonnemens
naturels , mais intéressés sous notre plume , de
les devoir à une plume anglaise , d'obtenir ces preuves de
concessions ennemies, et d'apprécier les avantages de notre
victoire par les aveux qu'elle arrache aux écrivains britanniques
?
S'il existe , dit le Morning-Chronicle, une série de propositions
politiques évidemment susceptibles d'une réduction
ad absurdum , ce sont sans contredit celles que l'on
emploie pour justifier les conseils du cabinet russe . L'histoire
fait mention de peuples fuyant devant un vainqueur
puissant , et laissant derrière eux des déserts , afin d'être
poursuivi moins rapidement. Une maxime moderne prescritmême
de faire un pont d'or à l'ennemi puissant qui
fuit, plutôt que de le réduire au désespoir; mais nous
n'avons pas encore vu, dans les annales politiques et militaires,
d'exemples de folies pareilles à celles qui permettent
àun ennemi de s'emparer impunément d'un pays riche et
42 MERCURE DE FRANCE ,
fertile , et d'occuper la plus belle portion d'un vaste empire
couvert de villes magnifiques et d'une population nombreuse.
Il faut, pour le permettre , y avoirété contraint par
des défaites successives et irrémédiables , ou bien mal entendre
les intérêts de sa gloire et de son pays : telle est la
seule alternative qui s'offre aux Russes dans le jugement
qui s'est porté sur cette campagne , déjà si mémorable et si
importante dans ses futurs résultats>.>>
• L'indignation que nous fout éprouver les mensonges
avec lesquels on abuse chaque jour de la crédulité du public,
en nous parlant des succès des Russes et de leurs TeDeum,
nous ont déterminés à mettre en lumière la véritable situation
des affaires , et à prouver par cette exposition que la
guerre comunencée par les Russes avec une froide langueur,
et continuée comme on l'a vu , peut honorer le courage
individuel de leurs soldats , mais doitinfailliblement se terminer
par leurruine .
" En vain parle-t-on de recrutemens dans une ville à la
porte de laquelle se trouve l'ennemi ; il est absurde de proposer
une diversion sur les derrières d'un général que précède
la victoire : une telle opération peut bien achever la
destruction d'une armée battue , mais elle ne peut faire une
impression sérieuse sur un ennemi triomphant , qui a d'ailleurs
pris tous les moyens que lui offre sa puissance , pour
n'être pas inquiété sur les positions qu'il laisse derrière lui.
» Quel est l'état actuel de la guerre? L'empire de Russie,
plus étendu que celui jadis établi dans l'antique Italie , a ,
malgré sa grandeur , deux augustes capitales , dont l'une
est à portée d'être atteinte par l'ennemi , et l'autre très -près
d'être occupée par lui. Personne ne doute , dans les circonstances
actuelles , que l'intention de Napoléon ne soitde
planter ses aigles sur les remparts de Moscou (1 ) , et peu
de gens douteront qu'il n'ait les moyens d'accomplir ses
desseins redoutables : mais il en est qui supposent que lorsqu'il
se sera avancé jusque là , la Russie sera encore entière
, et que le siége de l'Empire fondé par Pierre-le-Grand
à lui seul peut mettre le souverain en état de soutenir
(1) Le rédacteur du Morning- Chronicle écrivait ceci le 26 septembre.
Au moment où nous écrivons nous -mêmes , il apprend que
par le passé il avait bien jugé du présent , et que le plan de l'Empereur
avait été effectivement calculé pour attaquer au coeur le corps
immense qu'il avait à combattre .
OCTOBRE 1812. 43
encore le rang élevé qu'il a tenu parmi les monarques de
l'Europe et de l'Asie.
» Une courte explication détruira ce préjugé . Le sang
n'est pas plus nécessaire à l'existence animale , que le pays
actuellement occupé par les Français , et particulièrement
Moscou , s'ils y pénètrent ( ce que Dieu veuille prévenir ) ,
n'est indispensable au înaintien du commerce , de la force ,
de la richesse , de la puissance , et même de l'existence de
Saint-Pétersbourg .
» Cette superbe capitale n'a été élevée au milieu des
marais , que parce que son fondateur voulait pénétrer dans
laBaltique; la mer Blanche , la mer d'Asow , la Caspienne
et le Pont-Euxin ne suffisaient pas aux vues de l'ambition
démésurée de Pierre Ir , et cette politique a donné lieu à
des mesures suivies dans toute l'étendue de ce vaste Empire
, pour détourner le commerce de ses canaux naturels
et faciles, et le forcer à suivre les voies les moins naturelles
et les moins praticables. Enfin , par les travaux d'un
siècle , et à force d'hostilités extérieures et d'oppression
intérieure , Pétersbourg seul fut mis en possession de la
moitié du commerce de la monarchie .
Il est facile , d'après ce coup-d'oeil , d'établir la proposition
que l'épée de la France venant de trancher ces
artères , la santé et la vie de Pétersbourg sont détruites ; et
que l'occupation de la ligne qui s'étend de l'embouchure
de la Dwina à Moscou , interceptant toute communication
avec toute la partie de l'Europe située au midi de cette
limite, assure à l'occupant la possession de toutes les ressources
de l'Empire. La nature et le caractère du commerce
de Pétersbourg n'offrent aucun trait de ressemblance
avec le commerce d'aucun autre pays . Le bruit des victoires
n'y trouble point le repos des habitans : la fumée des
fourneaux n'y obscurcit point comme ici l'atmosphère ; la
maison du riche négociant n'est point encombrée , ni des
énormes ballots ni de ces tonneaux qu'on voit dans nos
places maritimes et de commerce . Tout y offre l'aspect
d'une résidence impériale , où la richesse et le luxe se font
seuls apercevoir , sans que l'on puisse découvrir les pénibles
moyens que l'on emploie nécessairement pour les
acquérir ; mais quoique rien ne se fasse dans l'intérieur de
la capitale , par-tout l'industrie s'occupe à soutenir sa maguificence.
Les trois principaux fleuves de la Russie occidentale
, la Dwina , le Niémen , le Borysthène , prennent
leurs sources dans les mêmes marais , non loin de Smo
44
1
MERCURE DE FRANCE ,
lensk. Près de là est une vaste étendue de terrain , tellement
arrondie , qu'elle pourrait facilement être enclose;
là on tirait tout le chanvre dont la Grande-Bretagne a un si
grand besoin pour sa marine et pour le besoin des particuliers.
Trois grands dépôts de cette denrée et d'autres
marchandises de toute espèce , produits du pays , sont
établis dans le voisinage. Un de ces dépôts est à Ghjath ,
d'où le Bulletin français du 3de ce mois est daté : on trouve,
en outre , dans les environs , de vastes édifices où sont préparés
tous les articles avant d'être livrés au commerce .
" Telle est la position , tel est le territoire , et tels sont
les établissemens que les Russes ont été forcés d'abandonner
à leur ennemi . Pétersbourg n'en étant qu'une dépendance ,
et tirant tout de ces contrées , toute son importance se
trouve perdue : on juge combien les Français sauront profiter
des grandes facilités que leur offre un tel pays , pour
faire transporter tous les objets qu'ils y trouveront à leur
convenance , soit à Riga , s'ils le prennent , soit à Memel ,
soit à Dantzick , soit sur tout autre point commode au midi
du golfe de Finlande.
On verra , ditle Morning-Chronicle en terminant , que
dans notre examen de l'état de la Russie , au milieu de la
lutte terrible dans laquelle elle se trouve engagée , nous
n'avons pas envisagé les suites de cette lutte par rapport à
nous -mêmes . Nous ne nous occuperons pas à présent de
cet objet, quoiqu'il touche de très-près notre prépondérance
maritime et les intérêts commerciaux de l'empire
britannique ; mais il est de nature à faire faire les plus sérieuses
réflexions , et il ne serait pas impossible de prouver
que , dans cette dernière combinaison politique aussi
adroite que les autres , notre ministère aura atteint , comme
à l'ordinaire , les deux buts qu'il semble toujours se proposer.
Il aura entraîné notre allié à sa perte . et nous aura
fait participer d'une manière très -sensible à cette perte ellemême
: étrange destinée de l'Angleterre , fatal résultat de
sa politique qui , depuis dix ans d'une guerre si imprudemment
entretenue , fait toujours retomber sur nous , et
sur ceux que nous lions à notre cause, tous les maux dont
nous voulons obstinément accabler un ennemi, habile à se
faire un levier de nos efforts pour renverser sa puissance ! "
Le Moniteur vient de publier un assez grand nombre
d'articles et extraits de correspondances officielles sur les
affaires d'Espagne; ces détails remontent à une date assez
arriérée , mais il paraît qu'ils seront conduits par la suite
OCTOBRE 1812 . 45
de la narration jusqu'au moment actuel. La plupart des
mouvemens et des engagemens rapportés dans les pièces
officielles ont été indiqués par les journaux anglais , et en
les retraçant nous avons eu comme de coutume le soin de
les apprécier et de les lier l'un à l'autre plus par les résultats
et les dates , que par la couleur sons laquelle la bonne foi
britannique les a présentés . C'est ainsi que nous avons
parlé des divers engagemens du général Hill avec le comte
d'Erlon , des détachemens de l'armée du midi avec Ballasteros,
des affaires de Murcie , de Grenade et de Saint-Roch ,
des nouveaux mouvemens de l'armée de Portugal , de la
reprise de Bilbao , du combat qui a couvert la retraite de
l'armée du centre contre l'avant-garde de l'armée anglaise ;
c'est ainsi que nous avons surpris dans les journaux anglais
cités par le Moniteur l'important aveu de la position embarrassante
dans laquelle s'était engagé le général lord Wellington:
nous disions avec raison qu'il ne tiendrait pas dans .
sa position avancée vers le midi de l'Espagne , qu'il serait
rappelé au nord par la reprise des opérations de la part de
l'armée du nord ; nos conjectures se sont tout à-fait vérifiées ;
au lieu de s'avancer sur Cordoue , lord Wellington a été
obligé de se reporter rapidement sur Valladoliidd.. Voici un
aperçu de la position actuelle des divers corps agissant
dans la péninsule.
Lesdernières dépêches reçues d'Espagne , ditle Times ,
prouvent un ou deux faits qu'il n'est pas inutile en ce moment
de mettre sous les yeux du public.
D'abord , que lord Wellington et le maréchal Soult,
sont actuellement à près de 340 milles l'un de l'autre : le
premier étant retourné subitement du côté de Valladolid ,
et le second à Andusar sur le Guadalquivir : Andusar est
à 250 milles de Valence , et rien ne peut de ce côté s'opposer
à la marche de Soult , excepté le corps anglais de
7000 hommes aux ordres du général Maitland , et les petits
corps espagnols portés de ce côté . Or , le maréchal Soult a,
45,000hommes effectifs , et il n'est qu'à 70 milles de Grenade,
l'unde ses principaux magasins ou dépôts .
► Au nord de l'Espagne, quand bien même les Français
ne seraient pas assez nombreux pour livrer bataille au lord
Wellington, ils lui ont encore paru assez redoutables
pour les ramener sur eux et le déterminer à ne pas s'engager
au centre de la Péninsule ; ils le sont au moins assez
pour forcer le général anglais à employer des forces considérables
uniquement à les tenir en échec. Le corps du gé46
MERCURE DE FRANCE ,
néral Hill pouvait à la vérité suivre le maréchal Soult dans
sa marche vers l'est , mais l'état de ses équipemens et ses
moyens ne paraissent pas pouvoir le lui permettre , d'autant
que Soult , d'après les nouvelles de Lisbonne , a gagné
beaucoup de marches sur lui; indépendamment de la grande
supériorité de ses forces . Ainsi tout espoir de vaincre Soult ,
depuis la concentration de ses troupes , paraît évanoui.
En second lieu , il est certain que le 17 août le roi
Joseph et son armée étaient à la Roda , à 100 milles onest
de Valence ; que le 29 il était à Almanza à 60 milles de
Valence , et à environ 30 milles de San-Felippe où se
trouve le maréchal Suchet ; ainsi leur jonction était certaine
autant que facile, et leurs forces réunies étaient de beaucoup
plus que suffisantes pour rejeter l'expédition d'Alicante et
le général Maitland sur ses vaisseaux.
» Le 17 , le générat Maitland était à Monforte, à environ
20 milles d'Alicante , sur la route d'icela où se trouve
Odonell avec les débris de son corps battu à Certellar. Le
général Roche , battu dans la même affaire , est aussi dans
ces environs : supposons donc que le plan du général
Maitland et sa première opération soient de réunir son
corps , composé de 7000 hommes de toutes nations , aux
Espagnols aux ordres d'Odonell et de Roche , généraux
déjà placés sous le coup d'une accusation de la junte pour
leur précédente conduite, il serait encore de beaucoup trop
faible contre l'armée du centre et celle de Valence réunies ,
qui , au pis aller, seraient inexpugnables derrière le Xucar,
ens'appuyant sur Valence et Murviedro .
» On voit ainsi que lord Wellington retournant vers le
nord a été obligé de renoncer à agir contre Soult, que le général
Hill n'est pas assez fourni de vivres et d'argent pour
suivre ce maréchal, et qu'ainsi le général Maitland courrait
grand risque de se compromettre , placé entre le maréchal
Soult qui s'avance et le maréchal Suchet qui l'attend . Ces
deux derniers réunis , en supposant que Soult abandonne
le Guadalquivir et Grenade , réuniraient plus de soixantedix
mille hommes , sans comprendre les garnisons et les
postes qu'au besoin ils pourraient concentrer avec la masse
de leurs forces .
77 On voit enfin que tandis que les Français se réunissent
et concentrent leurs mouvemens , lord Wellington n'est
plus assez fort pour les menacer sur tous les points , pour
les observer au nord et pour les combattre au midı, sur une
ligne d'opérations qui est d'environ 300 milles de longueur.
OCTOBRE 1812 . 47
Aussi , dit le Statesman , lord Wellington réclame-t-il
justement des secours et de l'argent ; aussi chaque joury
a-t-il des embarquemens à Portsmouth ; aussi nous épuisons-
nous d'hommes et d'argent pour soutenir cette cause
à jamais fatale. Il nous fait ensuite l'honneur de nons
emprunter cette réflexion : « Il faut en convenir , dit- il , s'il
était entré dans les desseins de notre infatigable ennemi
d'entretenir la guerre dans la péninsule , pour nous y condamner
à des sacrifices que leur durée et leur étendue ont
depuis long-tems mis hors de proportion avec les moyens
de l'Angleterre , son plan , plus destructeur pour nous que
la perte de plusieurs batailles , a été bien secondé par l'entêtement
et l'aveuglement du ministère britannique . »
La victoire la plus mémorable , la conquête la plus importante
ont donc couronné au nord le plan du génie de la
guerre, et les efforts de nos fidèles soldats : tandis qu'au
midi , déjà peut-être , les armées françaises ont entendu
l'appel qui leur a été fait , et y ont répondu d'une manièredigne
d'elles . S ....
ANNONCES .
Traité du subage des bois , ou Nouveaux tarifs pour cuber les bois
*carrés oude charpente , les bois bátards et en grume , les bois ronds ,
le bois de débit ou les planches , et le bois de chauffage ou de feu , en
anciennes et nouvelles mesures ; précédés d'instructions , tant sur les
mesures de solidité , d'après le système métrique , que sur la manière
de cuber les différentes espèces de bois , et de mesurer le bois de
chauffage , soit à la plume , soit avec les tarifs ; suivis du mode d'exécution
des lois et réglemens pour l'empilage du bois de chauffage dans
les ventes , dans les chantiers et sur les ports ; avec une planche représentant
la hauteur de la membrure du stère , d'après la longueur
de la bûche ; à l'usage de MM. les agens des administrations des eaux
et forêts et des poids et mesures ; de ceux de la marine et des officiers
et ouvriers d'état employés , soit au martelage des bois de marine et
d'artillerie , soit dans les arsenaux de construction de terre et de mer ,
ainsi qu'à tous les charpentiers , menuisiers , architectes , entrepre
neurs de bâtimens , marchands , adjudicataires et propriétaires de
bois , gardes-ventes , etc. etc .; par P.-E. Herbin de Halle , auteur de
différens ouvrages. Prix , 5 fr . br. , et 6 fr. franc de port. Chez S. С.
48 MERCURE DE FRANCE , OCTOBRE 1812 .
l'Huillier , libraire , rue des Mathurins-Saint-Jacques ; et Arthus-
Bertrand , libraire , rue Hautefeuille , nº 23 .
Essai biographique sur M. Perceval, premier ministre d'Angleterre,
traduit de l'anglais , avec des notes du traducteur. In-8°. Prix , 3 fr . ,
et3 fr. 50 c. franc de port. A la librairie française et étrangère de
Galignani , rue Vivienne , nº 17 .
Recherches historiques et pratiques sur le Croup ; par Louis Valentin
, docteur en médecine , ancien professeur , membre ou associé
d'un grand nombre de sociétés savantes d'Europe et d'Amérique. Un
vol . in-8° . Prix , 7 fr. 50 c . , et 9 fr. 50 c. franc de port. Chez
Lenormant , imprimeur- libraire , rue de Seine , n° 8 ; et Arthus-
Bertrand , libraire , rue Hautefeuille , nº 23.
L'Art de prévenir le cancer au sein ; par M. L. J. M. Robert ,
docteur en médecine. Un vol. in-8º de 466 pages . Prix , 5fr. Chez
Boiste , imprimeur-libraire , rue Poupée , nº7 , près la place Saint-
André-des-Arcs .
La Jérusalem déliorée , traduite en vers français par M. Baourde-
Lormian. Deux vol. in-8° , avec de jolies gravures . Prix , 7 fr. ,
et 9 fr . franc de port. Chez Arthus-Bertrand , libraire , rue Hautefeuille
, nº 23 .
Rivaroliana , ou Recueil d'anecdotes , bons inots , sarcasmes ,
réparties , satires , épigrammes et autres pièces peu connues de
Rivarol , avec des notes et éclaircissemens , précédés de la vie de
l'auteur ; par Cousin d'Avalon. Un vol. in- 18 , avec portrait. Prix ,
I f. 25 c. , et 1 fr. 50 c. franc de port. A l'entrepôt de librairie
tenu par J. M. Davi et Locard , libraires , rue Neuve-de-Seine ,
au coin de celle des Boucheries , faubourg Saint-Germain .
LE MERCURE paraît le Samedi de chaque semaine , par Cahier
de trois feuilles . - Leprix de la souscription est de 48 fr . pour
l'année ; de 24 fr. pour six mois; et de 12 fr. pour trois mois ,
franc de port dans toute l'étendue de l'empire français . - Les
lettres relatives à l'envoi du montant des abonnemens , les livres ,
paquets , et tous objets dont l'annonce est demandée , doivent être
adressés , francs de port , au DIRECTEUR GÉNÉRAL du Mercure de
France , rue Hautefeuille , N° 23 .
DE LA SE
5.
cen
MERCURE
DE FRANCE.
N° DLXXXVI . - Samedi 10 Octobre 1812 .
POÉSIE.
CANTATE (1) .
LA DUCHESSE DE LA VALLIÈRE ,
Le lendemain de sa première retraite de la Cour (2).
RÉCITÁTIF.
Les premiers rayons de l'aurore
Eclairent ces austères lieux ;
Et le sommeil , qu'en vain j'implore ,
Le doux sommeil , hélas ! n'a point fermé mes yeux.
Triste nuit , que va suivre un jour plus triste encore !
D'un monarque adoré j'ai pu tromper l'amour !
J'ai pu le fuir ! j'ai pu m'éloigner du séjour
Qu'il embellit de sa présence !
Je ne le verrai plus! ... une éternelle absence
Atout ce quej'aimais m'arrache sans retour !
이
(1 ) Cette Cantate , mise en musique par les deux élèves du Conser
vatoire qui ont remporté le prix de composition musicale , a été exécutée
dans la dernière séance publique de la Classe des Beaux-Arts
del'Institut.
(2) Au couvent de Chaillot.
D
50 MERCURE DE FRANCE ,
Je ne le verrai plus ! ... que dis-je ?
L'amour , égarant mes esprits ,
Vientme le retracer , par un heureux prestige ,
Tel qu'hier il s'offrait à mes yeux attendris !
Je le revois , trainant tous les coeurs sur sa trace ,
Fier , sensible , brillant de noblesse et de grâce ,
Trop séduisant peut- être ! .... O criminelle erreur !
Dans cet asile saint quel trouble me dévore !
Je viens chercher ici le repos de mon coeur ,
Hélas ! et ce coeur brûle encore .
AIR.
Descends des cieux , calme mes sens ,
Aimable et paisible innocence !
D'un charme impérieux je crains trop la puissance :
--C'est à toi , s'il se peut , d'apaiser mes tourmens .
Des épouses d'un Dieu déjà les voix fidèles
Montent vers la retraite où je pleure en secret.
Pourquoi d'un bonheur pur le simple et doux attrait
Ne peut-il m'enchaîner comme elles ?
1
Descends des cieux , calme mes sens ,
Aimable et paisible innocence !
D'un charme impérieux je crains trop la puissance :
C'est à toi , s'il se peut , d'apaisser mes tourmens .
RÉCITATIF .
Mais le jour , plus brillant , cotore la campagne ;
Et l'oiseau matinal , auprès de sa compagne ,
Fait retentir les airs de ses chants amoureux !
Tout s'anime , tout est heureux.
Et moi ! ... de mes regards j'embrasse en vain la plaine ;
Rien ne s'offre à mes yeux qui console ma peine.
Ah! quand je m'abreuve de pleurs ,
L'amant que malgré moi rappelle ma faiblesse ,
S'occupe-t - il de mes douleurs ?
Un autre obtiendra sa tendresse ;
Charmé de mille objets divers ,
II oubliera bientôt la triste La Vallière ! ....
Mais quel nuage de poussière
Au loin s'élève dans les airs ?
Le bruit d'un char qui vole a frappé mon oreille :
Sous les pas des coursiers la plaine a résonné .
Ecoutons ! Le bruit croit. Mon coeur a frissonné .
Quel effroi , quel espoir tont-à-coup s'y réveille !
OCTOBRE 1812 . 51
Si c'était ? .... C'est lui-même... Oui , je vois ses couleurs .
Je vois ce front qu'anime une grace charmante ....
Il cherche dans ces lieux une trop tendre amante !
Ah! de plaisir encor je sens couler mes pleurs.
AIR.
Il vient ! je respire à peine ;
Et de l'amour qui m'entraîne ,
La flamme , de veine en veine ,
Court agiter tout mon coeur .
J'entends cette voix que j'aime !
Tout accroît mon trouble extrême .
Que sera- ce quand lui-même
Va me montrer mon vainqueur ! ...
Il vient , je respire à peine ,
Et de l'amour qui m'entraîne ,
La flamme , de veine en veine ,
Court agiter tout mon coeur.
ÉNIGME .
Par M. DAVRIGNY.
QUE mon sort est à plaindre ! on me coupe en morceaux ;
On me déchire , on me met en lambeaux :
Pour m'applatir et me rendre plus mince ,
Une barbare main traitreusement me pince ,
Et me serre entre deux fers chauds .
Quand je sens qu'ainsi l'on me traite
Insensibles humains ! je n'ai pourvous qu'un veu ,
C'est que vous perdiez tous la tête ;
Car autrement , achevant ma défaite ,
Vous allez m'arracher et me jeter au feu .
,
S ........
LOGOGRIPHE .
LECTEUR , s'il te fallait , pour savoir qui je suis ,
Parcourir autant de pays
Qu'il en est où je prends naissance
Ce serait peu de parcourir la France ;
Il te faudrait encore voyager
En plus d'un lieu' chez l'étranger :
7
D2
52 MERCURE DE FRANCE , OCTOBRE 1812.
Par exemple , dans l'Italie ,
EnHollande , dans l'Helvétie ,
Dans la Savoie et cætera.
Lecteur , je n'en finirais pas ,
Si je voulais te faire entendre
Ni toi , si tu voulais apprendre
Tous les cantons , tous les lieux où ,
Je suis tantôt dur , tantôt mou.
Qu'il te suffise de connaitre
Qu'en mes sept pieds l'on voit paraître
Un arbre , une ville , un métal ,
Ce qui fait distinguer l'homme de l'animal ,
Un élément fort sujet aux tempêtes ;
Le plus grand secret des coquettes ;
Unmal incurable , un savant ,
Ce qui fait qu'on est tel , et non pas autrement.
S ........
CHARADE .
POUR me cacher les lis d'une jambe arrondie
Par les Grâces et les Amours ,
Mon aimable Azéma , cette ame de ma vie ,
De mou premier se sert toujours.
Qu'elle me parle ou qu'elle chante ,
Mon dernier me rend de sa voix
Cette expression si touchante
Qui plaît toujours autant que la première fois.
Dans ses concerts , cette adorable amie
Veut que j'apporte mon entier ,
Et là , sans me faire prier ,
Mais en grondant toujours , j'augmente l'harmonie .
BONNARD , ancien militaire.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernierNuméro .
Le mot de l'Enigme est la lettre I.
Celui du Logogriphe est Imagination, dans lequel on trouve: mai,
* mat , ami , nain , magot , gai , magnat et mot.
Celui de la Charade est Cochinchine.
LITTÉRATURE ET BEAUX- ARTS .
OEUVRES DE PONCE DENIS ( ECOUCHARD ) LE BRUN ,
membre de l'Institut de France et de la Légion-d'Honneur
, mises en ordre et publiées par P. L. CINGUENÉ ,
membre de l'Institut; et précédées d'une Notice sur sa
vie et ses ouvrages , rédigée par l'Editeur. - Quatre
vol . in-8°, imprimés par Crapelet.- A Paris , chez
Gabriel Warée , librairé, quai Voltaire , nº 21 .
(SUITE DU TROISIÈME ARTICLE . )
L'ODE à Voltaire en faveur de mademoiselle Corneille,
est trop connue pour qu'il soit nécessaire de nous y
arrêter. On y trouve , comme dans presque toutes les
autres , parmi des beautés du premier ordre , quelques
défauts , beautés qui appartiennent à l'auteur , et qui le
rangent parmi les poëtes du premier ordre , défauts
attachés à ses qualités mêmes , et qui naissent presque
toujours de trop d'audace et de ce penchant à inventer ,
à créer sans cesse des expressions nouvelles , à vouloir
retirer la langue poétique de l'espèce de langueur et
d'anéantissement où on l'avait fait tomber. L'idée principale
de cette ode est très-belle et très-noble. La descendante
de Corneille languit dans la pauvreté ; dans
ses douloureuses insomnies elle invoque ce nom couvert
de tant de gloire , et dont elle est fière au milieu de
son malheur . L'ombre de son aïeul lui apparaît , la console
, lui nomme Voltaire , dont la renommée a percé
jusqu'aux sombres bords , l'engage à implorer avec confiance
celui dont l'humanité et la bienfaisance sont aussi
célèbres que le génie , et finit par ces vers auxquels il
était impossible que Voltaire ne se rendît pas :
Dis-lui que si Mérope eût devancé Chimène ,
De son chaos obscur dégageant Melpomène ,
Sans doute il eût brillé de l'éclat dont j'ai lui.
54 DE FRANCE ,
MERCURE A
S'il eût été Corneille et si j'étais Voltaire ,
Généreux adversaire ,
Ce qu'il fera pour toi , je l'eusse fait pour lui.
Les critiques de ce tems-là firent comme ceux du
notre ; ils s'appesantirent sur les défauts , se turent sur
les beautés , ou même les nièrent positivement et les
transformèrent en défauts . Ils reprirent jusqu'à ces vers
touchans et sublimes que Corneille adresse à sa fille :
Dans les champs du bonheur , à ta voix désolée ,
Mon ombre s'est troublée ;
Etmes lauriers émus ont pleuré tes ennuis ;
Heureuse imitation du vers si connu de Virgile :
Illum etiam lauri , etiam flevêre myricæ .
Les critiques ne travaillèrent pas seuls contre cette ode ;
Voltaire , qui ne pouvait pas être en poésie du même avis
que Fréron , écrivait en vain à Le Brun surla beautéde ses
vers ; il écrivait inutilement à d'autres qu'il y avait dans
son ode des strophes admirables ; et dans ce nombre il
comprenait sur-tout les dernières qui le déterminèrent ,
disait- il , sur - le - champ à se charger de mademoiselle
Corneille , et à l'élever comme sa fiile . On voulait , à
Paris , qu'il effaçât ces mots , pour mettre des sentimens
admirables ; on avait même fait faire par Thiriot cette
substitution. Il fallut que Voltaire se fachat pour que l'on
voulût bien qu'il eût dit ce qu'il devait dire , et ce qu'il
avait dit en effet (1) . Toutes ces menées sont bien viles ;
mais le mouvement qui inspira cette ode à Le Brun , mais
le style dont il l'écrivit , et l'action généreuse de Voltaire ,
dont il fut le premier auteur , sont bien nobles . Un demisiècle
s'est écoulé depuis , et ces mots qu'il mit pour
épigraphe en tête de son ode , sont aussi vrais qu'ils
l'étaient quand il la fit imprimer : fama manetfacti.
On a bien moins présentes deux grandes et belles odes
qu'il fit à-peu-près à la même époque , ou environ deux ans
(1 ) Voyez là-dessus la Notice sur la vie de Le Brun , t. I de ses
oeuvres , p . XXII et XXIII ; et dans les notes , l'extrait d'une lettre
de Voltaire , p. XLIV.
OCTOBRE 1812 . 55
après , en 1762 , l'une adressée aux Français , après nos
défaites multipliées , etl'autre surlapaix. Elles sont toutes
deux dans cerhythme noble et grave , où un petit vers de
six syllabes succède à trois vers alexandrins . La première
est imitée en plusieurs endroits de Tyrthée , et c'estTyrthée
qui parle lui-même dans les premiers vers (1) ; c'est
son génie qui semble inspirer l'ode entière , et dire aux
Français , dès la deuxième strophe :
Français , ressaisissez le char de la victoire ;
Aux armes , citoyens ! il faut tenter le sort.
Il n'est que deux sentiers dans les champs de la gloire ,
Le triomphe ou la mort.
Celui que Mars couronne au bout de la carrière ,
Sur ses pâles rivaux lève un front radieux ;
Etla palme qui luit sur sa tête guerrière
Leplace au rangdesDieux.
La palme suit de près un espoir magnanime ;
Le doute des succès déjà touche aux revers .
Accourez , combattez ; la France vous anime ;
Les prix vous sont offerts.
L'entendez -vous gémir , cette auguste Patrie ?
Elle vous tend les bras , et ses yeux sont en pleurs;
Ses lauriers sont épars ; sa guirlande flétrie
Implore des vengeurs.
Omes fils , vous dit- elle , etc.
T
et c'est la France personnifiée qui fait entendre ses
plaintes , ses reproches , les souvenirs de sa gloire passée
; qui fait retentir aux oreilles des Français vaincus et
découragés , les noms des Clisson , des Dunois , des
Bayard. Le poëte reprend la parole et leur reproche à
son tour de s'être laissé vaincre par le luxe et par la mollesse.
Pour les faire rougir davantage , il avilit leurs
ennemis , qui étaient alors , comme aujourd'hui, les Anglais
.
Quelssont vos ennemis ? des lâches , des parjures ,
Implorant tour-à- tour et bravant les traités ,
(1) OMessène ! frémis : Sparte n'est point domptée, etc. c
L.IV , od. I , p. 223.
54 MERCURE DE FRANCE ,
S'il eût été Corneille et si j'étais Voltaire ,
Généreux adversaire ,
Ce qu'il fera pour toi , je l'eusse fait pour lui .
Les critiques de ce tems-là firent comme ceux du
nôtre ; ils s'appesantirent sur les défauts , se turent sur
les beautés , ou même les nièrent positivement et les
transformèrent en défauts . Ils reprirent jusqu'à ces vers
touchans et sublimes que Corneille adresse à sa fille :
Dans les champs du bonheur , à ta voix désolée ,
Mon ombre s'est troublée ;
Et mes lauriers émus ont pleuré tes ennuis ;
Heureuse imitation du vers si connu de Virgile :
Illum etiam lauri , etiam flevêre myricæ .
Les critiques ne travaillèrent pas seuls contre cette ode ;
Voltaire , qui ne pouvait pas être en poésie du même avis
que Fréron , écrivait envain à Le Brun surla beautéde ses
vers ; il écrivait inutilement à d'autres qu'ily avait dans
son ode des strophes admirables ; et dans ce nombre il
comprenait sur-tout les dernières qui le déterminèrent ,
disait- il , sur - le - champ à se charger de mademoiselle
Corneille , et à l'élever comme sa fiile . On voulait , à
Paris , qu'il effaçât ces mots , pour mettre des sentimens
admirables ; on avait même fait faire par Thiriot cette
substitution . Il fallut que Voltaire se fachat pour que l'on
voulût bien qu'il eût dit ce qu'il devait dire , et ce qu'il
avait dit en effet (1). Toutes ces menées sont bien viles ;
mais le mouvement qui inspira cette ode à Le Brun , mais
le style dont il l'écrivit , et l'action généreuse de Voltaire ,
dont il fut le premier auteur , sont bien nobles . Un demisiècle
s'est écoulé depuis , et ces mots qu'il mit pour
épigraphe en tête de son ode , sont aussi vrais qu'ils
l'étaient quand il la fit imprimer : fama manetfacti .
On a bienmoins présentes deux grandes et belles odes
qu'il fit à-peu-près à la même époque , ou environ deux ans
(1 ) Voyez là-dessus la Notice sur la vie de Le Brun , t. I de ses
oeuvres , p . XXII et XXIII ; et dans les notes , l'extrait d'une lettre
de Voltaire , p . XLIV.
OCTOBRE 1812 . 55
après , en 1762 , l'une adressée aux Francais , après nos
défaites multipliées , et l'autre sur lapaix. Elles sont toutes
deux dans cerhythme noble et grave , où un petit vers de
six syllabes succède à trois vers alexandrins . La première
est imitée en plusieurs endroits de Tyrthée , et c'est Tyrthée
qui parle lui-même dans les premiers vers ( 1) ; c'est
son génie qui semble inspirer l'ode entière , et dire aux
Français , dès la deuxième strophe :
Français , ressaisissez le char de la victoire ;
Aux armes , citoyens ! il faut tenter le sort.
Il n'est que deux sentiers dans les champs de la gloire ,
Le triomphe ou la mort.
Celui que Mars couronne au bout de la carrière ,
Sur ses pâles rivaux lève un front radieux ;
Etla palme qui luit sur sa tête guerrière
Le place au rang des Dieux.
La palme suit de près un espoir magnanime ;
Le doute des succès déjà touche aux revers .
Accourez , combattez ; la France vous anime ;
Les prix vous sont offerts.
L'entendez-vous gémir , cette auguste Patrie ?
Elle vous tend les bras , et ses yeux sont en pleurs ;
Ses lauriers sont épars ; sa guirlande flétrie
Implore des vengeurs.
Omes fils , vous dit-elle , etc.
i
::
et c'est la France personnifiée qui fait entendre ses
plaintes , ses reproches , les souvenirs de sa gloire passée;
qui fait retentir aux oreilles des Français vaincus et
découragés , les noms des Clisson , des Dunois , des
Bayard. Le poëte reprend la parole et leur reproche à
son tour de s'être laissé vaincre par le luxe et par la mollesse
. Pour les faire rougir davantage , il avilit leurs
ennemis , qui étaient alors , comme aujourd'hui , les Anglais
.
ennemis ? des lâches , des parjures , Quels sont vos ennemi
Implorant tour- à-tour et bravant les traités ,
(1) O Messène ! frémis : Sparte n'est point domptée , etc's cust
L. IV , od. I , p. 222.
56 MERCURE DE FRANCE ,
Des restes fugitifs de légions obscures
Par vous-mêmes domptés.
Vous n'eſites pour vainqueur ni le fer homicide ,
Ni ces piéges de flamme échappée en volcans ;
Votre ennemi fatal , c'est ce luxe timide ,
Corrupteur de vos camps .
II oppose à la honte de leurs défaites , des victoiresmémorables
et de glorieux souvenirs .
De Crevelt , de Minden si la triste mémoire
Imprimait dans vos coeurs ou la honte ou l'effroi ,
Rappelez - vous Lauffeld , rappelez-vous la gloire
Des champs de Fontenoi.
Du sang de nos rivaux ces plaines sont fumantes ;
Le soc y vient heurter leurs ossemens épars ;
Et l'Escaut roule encor jusqu'aux mers écumantes
Les casques et les dards.
Les palmes d'Hastembeck filles de votre audace ,
Et Minorque soumise à vos premiers efforts ,
Tout devait , dissipant la terreur qui vous glace ,
Enflammer vos transports .
Sortez enfin de votre léthargie ; rallumez en vous ce feu
qui brûle dans l'ame des braves ; sachez vaincre , ou , s'il
le faut , sachez mourircomme meurt un héros .
Dans les plaines de Mars s'il doit trouver sa tombe ,
Sa tombe est un autel respectable aux guerriers ,
Et couvert de cyprès , heureux vainqueur , il tombe
1 Sur un lít de lauriers .
Ainsi tomba jadis dans les champs de Ravène ,
Entouré d'Espagnols immolés par son bras ,
Ce Nemours indompté que Mars suivait à peine
Dans le feu des combats.
Vous eussiez vu la Gloire , en ces momens funestes
De son voile de pourpre entourant ce héros ,
Le porter tout sanglant sur les voûtes célestes ,
Loin des yeux d'Atropos.
Il reprend ici l'imitation de Tyrthée dont il s'est longtems
écarté. Le lâche, le fugitif, au contraire ,
Revient , les yeux baissés , par de sombres détours.
OCTOBRE 1812. 57
Il est voué à la honte ; sa patrie , son père , son épouse ,
ses fils le rejettent de leur sein. Vous rougissez , soldats!
Votre ame se réveille pour l'honneur ; marchez , ne quittez
point ce fer que vous ne soyez vengés .
S'il vous manque des chefs , du fond des rives sombres
Evoquons Luxembourg , ou Turenne . ou Villars ;
Héros de nos aïeux , marchez , augustes ombres ,
Devant nos étendards .
Toujours on vit l'audace enchaîner la fortune ;
Faites à la Victoire expier son erreur ;
Dans le sein d'Albion , chez les fils de Neptune ,
Renvoyez la terreur .
Tels d'affreux léopards , dans leurs courses sanglantes ,
Ravagent de Barca les déserts escarpés ;
Mais l'aspect d'un lion , roi des plages brûlantes ,
Les a tous dissipés .
Dieux ! avec quels transports une épouse , une mère ,
Vont presser le vainqueur entre leurs bras chéris !
Qu'il est beaude couvrir les cheveux blancs d'un père
Des lauriers de son fils !
Ce fils verra les siens , un jour dans sa vieillesse ,
Autour de lui pressés , suspendus à sa voix ,
Eveiller leur audace , enflammer leur jeunesse
Aubruit de ses exploits .
C'est alors que ma lyre , amante du courage ,
Consacrant ce mortel par d'immortels accens ,
Fera d'un nom si beau retentir d'âge en âge
Tout l'empire des tems.
Quel feu! quelle véhémence ! quelle marche brûlante
et rapide ! et quel style ! Comment s'arrêter en copiant
de pareils vers , avant d'être arrivé jusqu'à la fin ? Comment
les copier ou les lire froidement et ne se pas demander
: quels Français ce sont donc , et quel est le
français que parlent et qu'écrivent ceux qui traitent un
tel poëte d'écrivain barbare , qui le comparent à Ronsard
, et qui , de leur autorité privée , le rayent de la
liste des poëtes qui font et feront à jamais l'honneur du
Parnasse français ?
58 MERCURE DE FRANCE ,
!
L'ode sur la paix ( 1) est inférieure à ce chantdeguerre
pour le mouvement et pour la chaleur , et cela devait
être ; mais elle plaît par le ton calme qui convenait au
sujet , par l'opposition entre les images douces de la
paix et les images terribles de la guerre , et par de trèsbelles
strophes . Le début est d'un poëte qui fuit les routes
communes , et ne se traîne point dans les sentiers battus
et rebattus .
J'ai vu Mars ! je l'ai vu des sommets du Rhodope
Précipiter son char et ses coursiers fongueux :
Je t'ai vue , ô Bellone ! épouvanter l'Europe
De tes cris belliqueux .
Parmi les strophes où sont retracés les maux qu'entraîne
la guerre , on trouve celle- ci qui commençe par des traits
connus mais qui se termine par une image neuve ,
grande et hardie :
,
Alors furent changés en glaives homicides
Le soc de Triptolême et la faulx de Cérès :
Aux yeux du laboureur le char des Euménides
Sillonna les guérets .
L'emploi que l'on fait, dans les fêtes de la paix, des instrumens
de destruction , est heureusement exprimé dans
cette strophe :
Que ces bouches de feu qui soufflaient le carnage ,
Que ces monstres d'airain se taisent pour jamais ,
Ou grondent sans fureur , expiant leur ravage ,
Aux fêtes de la Paix .
L'ode se termine par une comparaison pleine de charme
et de douceur. Le poëte dit à la Paix :
Tu souris ; et de Mars domptant la fière audace ,
Tu vois fuir les combats devant tes yeux sereins ;
Taprésence bannit la guerre et la menace
Du coeur des souverains .
Ainsi , quand les Zéphyrs , sur leur aile fleurie ,
Ramènent l'Alcyon , doux espoir des nochers ,
Le flot grondant s'apaise , et roule sans furie
Du sommet des rochers .
(1) O de XVI , page 262 .
OCTOBRE 1812 . 59
Voilà comment écrivait , parvenu à la force de l'âge et
du talent , ce poëte que l'on prétend avoir promptement
oublié les fruits de l'école de Racine , pour se jeter dans
les bizarreries d'un style corrompu et d'une imagination
déréglée ; et voilà les vers que publiait , près de trente
ans avant la révolution , celui que l'on a voulu faire
passer pour un rimeur éclos dans nos troubles révolutionnaires
, et qui leur a dû sa renommée .
Douze ans l'en séparaient encore , quand il composa
sa première ode à M. de Buffon ( 1 ) . Laharpe la critiqua
durement et prolixement dans le Mercure , ce qui
lui attira une douzaine d'épigrammes , plus ou moins ,
et ces jolis vers de l'Epitre sur la bonne et la mauvaise
plaisanterie :
Jadis il me louait dans sa prose enfantine ;
Mais dix fois repoussé du trône de Racine
Il boude , et son dépit m'a , dit-on , harcelé .
L'ingrat! j'étais le seul qui ne l'eût pas sifflé .
,
Laissant à part ces critiques toujours faciles quand on
est décidé à traiter de barbare tout ce qui est neuf; d'insensé
, tout ce qui est hardi ; d'étranger au bon sens ,
tout ce quil'est à la routine ; et d'outrage fait à la langue ,
tout ce qui l'enrichit , je ne puis m'empêcher de regarder
cette ode comme l'une des plus belles de Le Brun . Je ne
trouve dans aucune autre , ni un vol plus audacieux ,
ni un plan plus grand et mieux tracé , ni une noblesse et
une élévation plus soutenue d'idées et de style. Elle est
remplie et animée tout entière par une triple fiction .
L'idée de la première ne pouvait être plus ingénieuse .
Le poëte personnifie le Génie ; il s'adresse à lui ; il célèbre
ses découvertes , les systèmes qu'il a créés , les travaux
qu'il a entrepris ; et ce sont les systèmes et les travaux de
Buffon lui-même. Les premières strophes sont de la
poésie la plus pompeuse et la plus sublime .
Cet astre , roi du jour au brûlant diadême ,
Lance d'aveugles feux et s'ignore lui-même ,
(1) Liv. II , Od. XIII , pag. 114.
60 MERCURE DE FRANCE ,
Esclave étincelant sur le trône des airs ;
Mais l'astre du Génie , intelligente flame ,
Rayon sacré de l'ame ,
Asa libre pensée asservit l'univers .
OGénie ! à ta voix l'univers semble éclore !
Cequ'il est , ce qu'il fut , ce qu'il doit être encore ,
Malgré les tems jaloux , se révèle à tes yeux ;
Ton oeil vit s'élancer la comète brûlante
Qui de la sphère ardente
Adétaché ce globe autrefois radieux.
Tel qu'on nous peint Délos , au sein des eaux flottante ,
Tu le vois dans sa course invisible et constante',
Sur son axe rouler dans l'océan des airs .
Aux angles des vallons tu vois encore écrite
La trace d'Amphitrite ,
Et les monts attester qu'ils sont enfans des mers.
La strophe consacrée au dernier ouvrage que Buffon
avait publié , aux Epoques de la nature , est plus sublime
encore ; c'est , sans nul doute , une des plus belles qui
existent dans aucune langue. C'est toujours au Génie
que le poëte adresse la parole :
Au sein de l'infini ton ame s'est lancée ;
Tu peuplas ses déserts de ta vaste pensée.
La Nature avec toi fit sept pas éclatans ;
Etde son règne immense embrassant tout l'espace ,
Ton immortelle audace
Aposé sept flambeaux sur l'abime des tems.
La seconde fiction est mythologique ou plutôt allégorique.
Buffon sortait d'une maladie grave. Une fièvre
ardente , une brûlante insomnie avaient fait craindre pour
ses jours . On se rappelle la force physique et presque
athlétique de cet homme célèbre ; c'était peut-être le
premier accès de fièvre qu'il eût eu de sa vie ; c'est sur
cela que la fiction est fondée. L'Envie blessée de ses
succès , poussée à bout par la statue qui venait de lui être
élevée, va chercher aux enfers la Fièvre et l'Insomnie.
Noires divinités , leur dit-elle , un demi-dieu nous brave!
Elle les excite à la vengeance , et les envoie attaquer le
modèle de cemarbre qu'elle abhorre . Quoi! M. de Buffon
OCTOBRE 1812 . 61
1
brave la fièvre et l'insomnie ! écrivait un critique , et ce
critique était Laharpe ; qu'est- ce que cela veut dire ? Cela
veut dire , en poésie , que jusque là M. de Buffon s'était
toujours bien porté et avait toujours bien dormi ; pas
davantage. Veut- on savoir ce que ce même critique put
dire de la première strophe ? il la traita d'inconcevable
amphigouri. Et les suivantes , et sur-tout celle des Epoques
de la nature , qu'en dit- il ? - Il n'en parla pas .
Continuons . Les deux monstres obéissent à l'Envie; et
volent vers le séjour habité par le Pline français .
Apeine elles touchaient au seuil du noble asile ,
Que la fille d'Hébé l'abandonne et s'exile ;
Morphée en gémissant voit flétrir ses pavots .
Leur vol a renversé ces tubes et ces sphères
Qui loin des yeux vulgaires ,
Servaient du demi-dieu les sublimes travaux .
Déjà le grand homme languit ; sa vie s'éteint ; la nature
jette un cri d'amour et d'épouvante ; ce cri pénètre jusqu'aux
bords du Cocyte : Lachésis et Clotho en sont
émues; mais Atropos est inflexible , et
Déjà presse le fil entre ses noirs ciseaux.
C'en était fait ; soudain une ombre tout en pleurs s'élance
du fond de l'Elysée et se jette aux genoux de la Parque .
C'est l'ombre d'une épouse que Buffon avait perdue à la
fleur de l'âge et de la beauté. Il y a autant de douceur
et de sensibilité dans sa prière qu'il y a, dans tout le
reste , de nouveauté , de force et de grandeur .
Ah ! garde- toi de rompre une trame si belle ;
Par le nom d'un époux ma gloire est immortelle ;
Je lui dus le bonheur , qu'il me doive le jour.
Orphée , en t'implorant , obtint son Eurydice;
Que ma voix t'attendrisse !
Sois sensible deux fois aux larmes de l'Amour !
Dèsmon aurore , hélas ! plongée aux sombres rives ,
Je ne regrette point ces roses fugitives
Dont l'amour couronna mes fragiles attraits :
Omort! combienpour moita coupe fut amère !
J'étais épouse et mère ;
Un fils et mon époux font seuls tous mes regrets .
62 MERCURE DE FRANCE ,
Ah! prends pitié d'un coeur qui s'immole soi-même ,
Qui , par excès d'amour , craint de voir ce qu'il aime !
Qu'il vive pour mon fils , c'est vivre encor pour moi.
O Parque ! ma douleur te demande une vie
Déjà presque ravie :
Lamoitié de lui-même est déjà sous ta loi. »
Apeine elle achevait : le demi-dieu respire , etc.
Soyons de bonne foi , lorsqu'un poëte a produit un
pareil chef-d'oeuvre , ( car il faut appeler les choses par
leur nom, ) lorsqu'au lieu des applaudissemens qu'il mérite
, il est accueilli par des critiques pointilleuses ,
fausses et malveillantes , il paraît bien excusable d'avoir
terminé la seconde édition de son ode par ce mouvement
d'orgueil et ces expressions de mépris :
Qu'entends-je?
Quel reptile insolent coasse dans la fange ?
Mes chants en sont plus doux ; ses cris plus odieux.
Tandis qu'un noir Python siffle au bas du Parnasse ,
Pindare avec audace
Vole au sommet du Pinde et chante pour les Dieux.
Ona moins critiqué, ou, si l'on veut , plus généralement
loué la seconde ode à M. de Buffon (1) . Elle apourtant
encore éprouvé des critiques injustes ; et si l'on en a cité
de fort belles strophes , je ne me rappelle pas que l'on ait
même parlé de celles que je regarde comme les plus
belles; ce sont les deux strophes de la fin . Il est vrai quę
cela brûle à copier ; cela est aussi trop beau , trop supérieur
pour l'élévation des pensées , la sensibilité vraie et
profonde , l'harmonie et la perfection du style, à tout ce
qu'on pourrait vouloir mettre en parallèle .
Buffon! dès que rompant ses voiles
Et fugitive du cercueil ,
De ces palais peuplés d'étoiles
Ton ame aura franchi le seuil ,
Du sein brillant de l'Empyréé
Tu verras la France éplorée
(1) C'est la première du Recueil. L
OCTOBRE 1812 . 63
T'offrir des honneurs immortels ,
Et le Tems , vengeur légitime ,
De l'Envie expier le crime ,
Etl'enchainer à tes autels .
Moi , sur cette rive déserte
Et de talenset de vertus ,
Je dirai , soupirant ta perte :
Illustre ami ! tu ne vis plus !
La Nature est veuve et muette..... !
Elle te pleure , et son poëte
N'a plus d'elle que des regrets .
Ombre divine et tutélaire ,
Cette lyre qui t'a su plaire ,
Je la suspends à tes cyprès .
Figurons-nous ces vers chantés devant Buffon luimême
, sur une musique expressive (1) , par une dame
qui avait alors des talens aimables , et qui comprenait
encore que l'on pût trouver beaux les vers de Le Brun
et avoir quelque bon goût ; représentons-nous l'émotion
de toute l'assemblée , et celle de l'illustre vieillard ,
qui se lève et qui embrasse , en fondant en larmes ,
et la cantatrice et le poëte........ Au lieu de nier ce qui
est évident , de vouloir ternir ce qui est beau et ravaler
ce qui est grand , ne vaut-il pas mieux , quand on aime
son pays , la poésie et les lettres , jouir encore en idée ,
ou par le souvenir , de cette scène attendrissante et de
ces beaux momens de la lyre française ?
J'ai cru devoir entrer dans quelques détails sur les premières
grandes odes de Le Brun , pour y faire observer
ce que sa manière avait été dès l'origine , en quoi elle
consiste , et comment , en hasardant trop , en inventant
presque toujours , le poëte , il est vrai , pouvait quelquefois
donner lieu à de justes critiques ; mais combien
(1) C'était Mlle Beaumesnil de l'Opéra qui avait mis cette ode en
musique , à la demande de Mme de G..... et ce fut cette dame quila
chanta , en s'accompagnant de la harpe. J'ai entendu ailleurs , et eu
entre les mains cette musique. Plusieurs strophes que je me rappelle
encore étaient remarquables par la gráce , l'expression , et par une
heureuse facilité.
64 MERCURE DE FRANCE ,
1
plus souvent les critiques dures et violentes qu'on en a
faites , ont eu des causes toutes contraires à l'esprit de
justice , à la connaissance et au sentiment de l'art . Maintenant
le lecteur impartial est instruit ; il peut ouvrir au
hasard les six livres dont ce recueil est composé , il y
trouvera , d'un bout à l'autre , ce style et cette manière.
Je ne m'arrêterai donc plus à en citer des exemples , je
ne ferai que désigner , dans chaque livre , les grandes
odes où il y aurait , pour le bien de l'art , le plus d'observations
à faire , et pour le plaisir du lecteur , le plus
de citations à prendre .
Je mettrai de ce nombre , et au premier rang , l'ode
sur l'enthousiasme (1) , que quelques taches ne peuvent
pas empêcher d'être une des plus grandes et des plus riches
productions de notre muse lyrique ; je citerai l'ode sur le
passage des Alpes par le prince de Conti , consacrée à la
gloire de ce prince après sa mort ; et celle sur l'état de
décadence de l'ancienne monarchie française , faite vers
la fin du règne de Louis XV; et dans un genre plus
doux , quoique toujours d'un grand style et dans de grandes
proportions , l'ode du troisième livre , intitulée Astrée
, ou les regrets de l'âge d'or, et celle qui porte le nom
d'Europe , et celle qui est adressée à Vénus . Dans le
quatrième livre , outre plusieurs odes citées plus haut ,
la traduction du Pindarum quisquis studet æmulari d'Horace
, traduction qui réunit la hardiesse à l'exactitude ,
et le mérite d'une version fidèle à la liberté d'une composition
originale. Dans le cinquième , l'ode charmante
Sur nos paysages , dont chaque strophe , à une ou deux
près , offre un petit tableau parfait , et qui forme , dans son
ensemble , une galerie de paysages délicieux; et la grande
ode morale Contre le luxe; et la sublime et terrible ode
intitulée Alcée contre lesjuges de Lesbos , unique dans
notre langue , et sans modèle , même dans l'antiquité ; et
malgré quelques strophes qui sentent un peu trop le
travail d'une composition plus réfléchie que dictée par
Venthousiasme , l'ode qui a pour titre Les conquêtes de
l'homme sur la nature ; et l'ode vraiment anacreontique
(1) Liv. II , Ode I , pag. 73 .
OCTOBRE 1812 . 65
SEINE
Sur les avantages de la vieillesse , et celle qui , de l'aveu D
même de tous les critiques , est la plus belle de l'auteur,
j'ajouterai une des plus belles que nous ayons dans notre
langue , et qui existent dans aucune , l'ode Sur levaisseau
le Vengeur. Dans le sixième livre , enfin , je citerai enpiquante
par son sujet , et si brillante dans
core l'ode si
son
, exécution , intitulée Mes souvenirs ou les deux
rives de la Seine ; et ce sublime Chant d'un philanthrope
pendant les horreurs de l'anarchie ; et cette grande Ode
nationale contre l'Angleterre , l'une des dernières , et
T'une des plus grandes compositions de l'auteur ; et cet
Exegi momentum , où l'on voit sans doute l'élan d'un
orgueil poétique un peu fort , mais qui suffirait seul pour
le justifier.
Voilà donc vingt-cinq grandes odes , au moins , qui
sont , par leur étendue , par les sujets qu'elles traitent ,
par les mouvemens , par les images et par le style ,
dignes d'être placées parmi nos plus belles poésies lyriques.
Quel est celui de nos grands poëtes dont on en
peut compter autant ? J'en pourrais indiquer beaucoup
d'autres sur divers sujets , telles que celle qui a pour
tilre : A nos sybarites sur le jour de la moisson ; et l'ode
satirique Contrė Sisyphe , et celle où l'auteur soutient
Que l'étude de la nature est préférable même à celle des
anciens . J'ajouterais l'ode élégiaque Sur la mort de
Lycoris , et celle qui fut écrite Pendant une maladie de
l'auteur; et la très-belle ode , quoique de peu d'étendue ,
qui a pour titre : Arion ; et enfin un grand nombre
d'autres, dont les sujets sont aussi variés que le rhythme
et les formes , mais dont les titres seuls tiendraient ici
trop de place , et dont la simple nomenclature , puisque
je ne puis plus me permettre aucun détail , ferait trop
ressembler cet article à une table des matières .
,
5.
Cen
Et je n'ai encore rien dit d'un nombre , pour le moins
égal , de petites odes anacreontiques , bachiques et
galantes , qui , entremêlées avec les grandes odes , délassent
agréablement l'esprit du lecteur. Pour délasser
aussi celui des nôtres que cette sèche énumération peut
fatiguer , je finirai par citer deux de ces petites odes
tout entières , l'une du premier , l'autre du second
E
66 MERCURE DE FRANCE ,
livres . Elles pourront leur donner une idée de la ma
nière dont Le Brun , si audacieux et si grand dans les
grands sujets , savait , dans les sujets agréables , adoucir
ses couleurs et rabaisser son vol sans renoncer cependant
à cette poésie de style qu'il ne croyait étrangere à
aucun genre. La première de ces deux odes est en dialogue
. Elle n'a que huit vers ; mais dans un si court
espace elle offre une vaste scène , et met , pour ainsi dire ,
sous les yeux l'Olympe , le triomphe du maître des
Dieux et sa défaite. On la croirait tirée de l'Anthologie .
Querelle de Jupiter et de l'Amour.
JUPITER .
D'un trait je puis te mettre en poudre ;
Sors , faible enfant , sors de ma cour.
L'AMOUR.
Va! mon are se rit de ta foudre ;
Crains ce faible enfant , crains l'Amour .
JUPITER .
Orgueilleux ! connais mon empire ;
Vois-tu ces géans foudroyés ?
L'AMOUR.
Dieu tonnant ! vois Léda sourire ;
Deviens cygne , et tombe à mes pieds .
L'autre est plus longue , et d'une couleur de style un
peu plus forte , mais d'un goût exquis . Sans être une
unitation précise d'aucun ancien poëte , elle respire , en
général , l'imitation des anciens et particulièrement le
génie d'Horace .
Aunjeune ami (1) .
Ata volage Cythéride ,
Ami , c'est trop donner de regrets et de pleurs ,
Abjure une plainte timide ;
Dédaigne une amante perfide
Dont la pitié superbe insulte à tes douleurs .
Souviens -toi des moeurs de Bysance (2) !
Digne de ton berceau , maîtrise la beauté :
(1) C'était l'intéressant et malheureux André Chénier.
(2) André Chénier, ainsi que son frère , était né à Constantinople .
OCTOBRE 1812.
67
Oudu moins implorant l'absence ,
Arme-toi contre la puissance
De ces yeux où périt ta douce liberté.
En vain l'élégie éplorée
Te peindrait exlıalant ta douleur et tes jours ;
Serais-tu beau comme Nirée,
Unedouleur désespérée
Jamais ne ralluma le flambeau des Amours .
Je sais bien qu'Achille à ton âge
Pleura pour Briséis au fond de ses vaisseaux ;
Et ses eris frappaient le rivage
Où Thétis , comme un doux nuage ,
Ases yeux désolés s'éleva sur les eaux.
Mais tu sais qu'une docte lyre
Charma le désespoir de ce jeune lion ;
La gloire prompte à lui sourire
Triompha de ce vain délire ;
Et ses pleurs essuyés menaçaient Ilion.
Entends- tu le cri de la gloire?
Cours défendre ces bords où pálit le croissant ;
De Vénus éteins la mémoire ;
Ceins le glaive de la Victoire ,
Etfais payer tes pleurs au Scythe frémissant.
:
J'en pourrais citer un grand nombre d'autres , et maintenant
que j'ai transcrit ces deux-ci , je m'en rappelle
plusieurs qui me semblent plus agréables , ou plus piquantes.
Ily en a de tout-à-fait anacréontiques ; il y en
a aussi que l'on pourrait nommer élégiaques , telles que
presque toutes celles qui sont adressées à Adelaïde , dans
le troisième livre , et à Lucile dans le cinquième. Je
regrette aussi de n'avoir pu parler avec quelqu'étendue
d'aucune des grandes odes faites dans un âge avancé , pour
faire voir que la manière et le style ysont absolument les
mêmes que dans celles de la jeunesse et de l'âge mûr de
T'auteur ; car ce n'est point ici un de ces recueils de vers
dans lesquels l'amitié , l'obligeance , et souvent l'esprit de
coterie ou de parti trient avec peine quelques vers heureux,
et les citent pour exemple du mérite général d'un
E 2
68 MERCURE DE FRANCE ,
ouvrage où ils sont presque seuls ; c'en estun où des
dispositions toutes contraires peuvent seules engager à
ne citer que des défauts , à donner pour constant que
c'est ce qui y domine , et à paraître embarrassé pour y
démêler quelques beautés .
Des défauts , il y en a sans doute , et même d'assez
graves . Les deux principaux sont ou des nouveautés
hasardées et quelquefois tout-à-fait inadmissibles , ou
des jeux d'esprit et des oppositions affectées , qu'il est
étonnant qu'un poëte nourri toute sa vie des études les
plus saines , et qui n'eut jamais sous les yeux que les
modèles les plus purs , se soit permis . Je ne donnerais
point pour exemple du premier de ces défauts les deux
vers de la seconde ode à M. de Buffon :
Poursuis ! que tes nouveaux ouvrages
Remportent de nouveaux outrages .
Cemot seul remportent, au lieu de tout autre mot qu'il
eût été facile de trouver , fait voir les outrages de l'envie
comme des récompenses et des prix. Je ne choisirais
pas non plus , dans l'ode sur l'enthousiasme , ces vers
sur l'invention des aérostats :
EtMongolfier quittant la terre
Se précipite dans les cieux ,
Aucun des mots communs qui se présentaient naturellement
, ne pouvait peindre aussi bien que se précipite la
rapidité prodigieuse avec laquelle s'élevèrent quelques
uns des premiers aérostats . Je respecterais aussi , ou
plutôt j'admirerais dans une autre ode cette expression
qui consacre un fait réel , honorable pour un artiste
français :
QuandVernet peignit la tempête ,
Neptune, écumant sur sa tête ,
Admira les traits du pinceau.
Ici la mer, ou même , si l'on veut , la vague , personifiée
par ce seul mot qui lui donne un sentiment , comme la
poésie le peut et le doit , fait elle-même tableau; et le
poëte se montre le rival du peintre. Mais dans cette
sublime ode sur l'enthousiasme , je citerais , comme le
OCTOBRE 1812 . 69
trait peut-être le plus fort et le plus répréhensible en ce
genre , ces quatre vers :
Les ames de gloire effrénées ,
Par un essor inattendu ,
Seplongent dans leurs Destinées
Atravers l'obstacle éperdu .
Ce n'est pas que l'ingénieux auteur ne trouvat moyen
de les défendre , et qu'il ne tînt sur-tout beaucoup au
dernier vers . Les lâches ont peur de l'obstacle, disait-il , et
fuient éperdus devant lui; les braves l'affrontent et le
renversent ; c'est à lui de fuir et d'avoir peur. Je persisterais
cependant à blâmer cet excès d'innovation et d'audace
, comme je l'ai fait du vivant même de Le Brun , et
de vive voix et par écrit .
Le second défaut se fait sur-tout sentir dans ses petites
odes , pleines d'images gracieuses , de pensées fines et
délicates , mais qui vont quelquefois jusqu'à une sorte
d'affectation et de raffinement. Cela est cependant plus
rare qu'on ne l'a prétendu ; on ne pourrait trouver dans
tous les six livres aucun autre exemple d'idées et d'expressions
antithétiques et peu naturelles aussi condamnable
que cette strophe entière d'une ode , d'ailleurs
charmante , A un ami quitté par sa maîtresse (1 ) .
Ah! poursuivre la chimère
D'un espoir désespérant ,
C'est vouloir dans l'onde amèro
Boire un flot désaltérant ;
C'est , Danaïde insensée ,
Remplir une urne percée ;
C'est aux vents tendre ses rets ;
C'est prêter avec démence
Une crédule semence
Ad'insolvables guérets.
Mais pour être juste , il faut ajouter que cet exemple est
unique dans tout le recueil , et que le reste de l'ode
même d'où il est tiré est plein de grace , en même tems
quede poésie et de nouveauté. Je n'en veux pour preuve
(1) L. IV , od. XXIV , p. 286.
MERCURE DE FRANCE ,
29
que la dernière strophe , que j'offre ici au lecteur ami
des vers , pour le consoler de l'autre .
:
C'est donc peu que l'infortune
Nous laisse ún noir souvenir;
Etnotre crainte importune
Rêve des maux à venir !
Telle , aux bocages de Gnide ,
Dormant d'un sommeil timide ,
La colombe des amours ,
Par ún vain songe obsédée ,
Souvent expire en idée
Sous l'ongle absent des vautours .
A
J'ai taché de faire connaître au public plutôt par des
citations que par des discussions quel est le mérite réel
d'un poëte lyrique qu'on ne lui a pas présenté jusqu'ici
sous les mêmes traits . J'ai répris d'un peu loin ce sujet ,
ét kai rattaché aux grandes questions du style poétique
sur lesquelles l'exemple des grands lyriques anciens , étrangers et même français , pouvait seuljeter du jour.
Je crois qu'il en résulte , à tous les yeux non prévenus , une preuve très- évidente , que Le Brun considéré comme
poëte lyrique , mérite , et ne peut manquer d'obtenir
dans la postéritéune place éminente sur notre Parnasse .
C'est à cette postérité seule qu'il appartient de lui assigner
son véritable rang. Il me reste à le considérer dans
les autres genres qu'il a traités ; c'est ce que je ferai plus
àmon brièvement , ces genres n'ayant pas pour nous ,
avis , la même importance que celui dans lequel nous
n'avions encore qu'un , ou tout au plus deux poëtes à
qui l'on pût donner le nom de grand. GINGUENÉ .
( Le dernier article à un prochain numéro . )
-
ESSAI SUR LE JOURNALISME , DEPUIS 1735 JUSQU'A L'AN
1800. - Un vol. in-8° . -Prix, 4 fr. 50 c. , et 5 fr.
A Paris , chez D. Colas , 50 c. franc de port.
imprim .-libraire , rue du Vieux- Colombier , nº 26. -
(SECOND ARTICLE. )
Les rédacteurs de ces nombreux Magasins , Chroniques
, Revues , etc. qui paraissent en Angleterre , se don
OCTOBRE 1812.
71
nent rarement la peine de faire une analyse raisonnée
des ouvrages nouveaux; ils en publient de longs fragmens
dans huit ou dix numéros consécutifs ; quelquefois
ils n'émettent pas même leur opinion sur le livre : et , en
effet , leur opinion ne serait-elle pas superflue ? Le lecteur
qui a vu passer sous ses yeux le livre presque entier
, peut aussi bien juger que le journaliste , et n'a
pas besoin qu'on l'aide à penser.
Cette méthode pourrait ne pas plaire en France , aux
auteurs eux-mêmes , qui craindraient que les lecteurs
pe se contentassent des longs extraits qu'ils liraient de
leurs ouvrages , et se dispensassent de les acheter ; elle
ne pourrait d'ailleurs être employée que dans les jourhaux
entièrement littéraires : ceux qui sont à la fois
politiques né trouveraient point assez de place pour des
articles si étendus .
Mais en citant beaucoup plus qu'on ne le fait en
France, même dans les journaux littéraires , on peut ne
pas copier le livre entier , ni s'interdire toutes réflexions .
C'est ce mode d'extraire que je vais employer ici en rendant
compte de l'Essai sur le Journalisme.
,
L'auteur ne s'est nommé ni dans le titre , ni dans le
corps de l'ouvrage ; mais il me semble que c'est uniquement
par oubli ; car dans un endroit de son livre , il
annonce qu'il le signe de son nom , et partout il se désigne
comme l'auteur d'ouvrages très - nombreux et connus ,
entr'autres de la Philosophie de la Nature .
« Il est un tort dont je m'accuse , dit-il dans une note
>>préliminaire , et que , sur la fin de ma carrière , je suis
>> loin de dissimuler; c'est d'avoir , pendant le cours de
>>plus de cinquante ans , publié près de soixante vo-
>lumes : fécondité qui cependant n'approche pas des
> trente-six mille traités que l'antiquité attribue à Hermès
>>Trismégiste , et encore moins des quarante énormes
>>in-folio de la collection réunie des oeuvres du petit
> Albert-le- Grand et du bienheureux Thomas d'Aquin . »
On sent bien que c'est ici une plaisanterie del'anteur' ,
et que le premier , sans doute , il ne trouve pas son excuse
très-bonne. On ne lit plus , depuis long-tems , ni Albert ,
ni Thomas ; et il espère bien,j'en suis sûr , qu'on n'ou
73
MERCURE DE FRANCE ,
bliera pas sitôt la Philosophie de la Nature , l'Histoire
desHommes , Homère et Orphée , etc , etc.
Quant à l'Essai sur le Journalisme , je ne sais ce qu'en
penseront d'autres critiques ; mais , pour moi , ce n'est
point sans un grand intérêt que je lis les réflexions des
hommes qui , comme M. de Sales , ont vécu près de
Voltaire , ont joui souvent et profité des brillantes conversations
de Diderot , qui me rapprochent enfin de tous
les hommes célèbres dont j'ai été habitué , dès mon enfance
, à admirer le génie ou les talens .
Dès les premières pages , par exemple , M. de Sales me
fait connaître la tournure d'esprit d'une femme qui , surtout
depuis quelques mois et long-tems après sa mort ,
recommence à faire du bruit dans le monde :
« J'ai connu dans ma jeunesse , dit-il, cette Mme du
>> Deffand qui m'étonnait par ses saillies d'un genre neuf,
>> lors même que sa raison était évidemment en éclipse ;
› mais sa société n'avait pour moi que le frivole attrait
>> d'une curiosité de circonstances : je m'imaginais tou-
>> jours converser avec ces êtres fantastiques du monde
>> imaginaire dessiné par Cyrano de Bergerac ; mon coeur
>>tout de feu était d'ailleurs aussi révolté que mon en-
>> tendement ; l'incompréhensible marquise n'aimait per-
>> sonne , et , à l'inverse de Grimm , elle ne s'aimait pas
» elle-même , On peut admirer une fois des personnages
>> pareils , mais en désirant que le moule en fût brisé ,
>> pour justifier la nature et consoler les êtres purs qui
>> ne deviennent ses chefs-d'oeuvre que parce qu'ils
>> savent aimer. >>
Mais , ce qui vaut mieux que de s'arrêter sur le portrait
de cette vieille du Deffand, l'auteur parle souvent
de Voltaire , et toujours avec enthousiasme, Il l'a vu dans
son intérieur ; il a pu juger de ses excellentes qualités ,
donner témoignage de ses bonnes actions , rappeler sa
gaîté à-la-fois bienveillante et maligne. On ne sera peutêtre
pas fàché de savoir ce que le philosophe de Ferney
pensait de certains journalistes , et comhien il regrettait
le tems qu'il avait passé à leur répondre.
« J'ai un peu trop abusé , disait-il , de ma supériorité
>> sur ces imperceptibles folliculaires qui ne prouvent
OCTOBRE 1812 . 73
>>leur existence que par leurs piqûres . Le tems que j'ai
>>perdu à démontrer qu'il y avait un intervalle incoma
mensurable entr'eux et les gens de lettres , m'a peut-
> être coûté un troisième poëme épique et cinq ou six
>>tragédies ....
>>Il faut , ajoutait-il , pour avoir une ombre de bon-
>>>heur dans ce meilleur des mondes , badiner avecla vie .
>>Fontenelle , sans passion , nelisant jamais les satires où
>> l'on flétrissait ses ouvrages , et jouant pour ainsi dire
> avecles flèches qu'on lui décochait , est mort centenaire.
> Ilme prend quelquefois envie d'être aussi froid que ce
> bel esprit, d'ailleurs homme de mérite , et qui nous a
>>transmis le dernier souffle du beau siècle de Louis XIV ,
>>pour me créer , à sa manière , une espèce d'immortalité
>>de sommeil. »
Il faudrait prendre le parti des Journalistes contre
Voltaire , si vraiment il les eût tous rangés dans la même
classe. Plus d'une fois il dut trouver parmi eux , des critiques
honnêtes et francs , à qui il ne pouvait refuser et
qui méritaient le titre d'hommes de lettres ; plus d'une
fois il aurait pû profiter de leurs observations . Mais telle
estla susceptibilité même des auteurs du plus grand talent :
lapiqûredu dernier des folliculaires leur estplus sensible,
plus douloureuse que les éloges même ne leur ont fait
de plaisir. A plus forte raison reçoivent- ils sans reconnaissance
, et souvent avec dépit , des observations sages ,
judicieuses , mais sévères .
M. de Sales ne reconnaît d'hommes de lettres que ceux
qui ont publié des ouvrages . C'est ce que certainement on
lui contestera. Si la littérature a des règles , des principes ,
c'est un art ; on peut en apprendre la théorie , et conséquemment
on peut en juger les productions . Ainsi on
ne passera point àl'auteur cette espèce de maxime , qu'il
émet pourtant avec confiance :
« L'homme de lettres par excellence ne pouvant être
» jugé que par ses pairs , a droit à ne point regarder
>>comme lui étant affilié , le simple Journaliste qui n'a
>> pas constaté son existence littéraire par quelques ouvrages
.... »
Mais ce qui suit immédiatement , me paraît plus juste :
74 MERCURE DE FRANCE ,
<<L'homme de lettres (celui qui a publié quelques ou-
>>vrages) , qui a le malheur de se faire Journaliste, offre
>> dans sa lutte une chance plus favorable à son adver-
>>saire , parce que ses écrits étant répandus , c'est l'opinion
>>publique qui met le poids dans la balance , et qu'à la
>> différence du gazetier inconnu , qui ne donne aucun
>> gage de ses lumières , il s'expose , s'il a tort , au droit
>> de représailles .... >>>
Il me semble que la question à examiner n'est pas
celle- ci: pour être bon journaliste , faut-il de toute
nécessité avoir publié des ouvrages ? Il en est une bien
plus importante : ne serait- il pas à désirer pour l'intérêt
des lettres, sinon pour celui des journaux , que la critique
fût toujours impartiale et décente ? Je crois avoir ,
dans un premier article , prouvé suffisamment l'affirmative.
Mais tel n'était point le plan de M. de Sales : il voulait
démontrer , par des exemples , qu'il existe une secte
éternellement ennemie des lumières, qui pour les éteindre ,
s'est servi du pouvoir qu'ont usurpé les journaux ; et il
aesquissé l'histoire de cette secte avec esprit, souvent
avec cette vigueur de style que donne l'indignation . C'est
l'abbé Desfontaitues qu'il regarde comme le fondateur
du Journalisme .
<< Desfontaines ne dissimulait à personne , dit M. de
>>Sales , qu'il n'était armé que pour faire une guerre de
>>corsaire : le sage abbé Prevost lui ayant écrit pour le
>> ramener à des principes de justice et de tolérance;
>>Alger, répondit le pirate , mourrait defaim , s'il restait
>> en paix avec ses ennemis . L'algérien Desfontaines ne
>> mourut pas de faim ; car il se faisait payer ses feuilles
>>> mensongères au poids de l'or ; mais il mourut en guerre
>> avec ses nombreux ennemis , qui se vengèrent sur sa
>> mémoire . »
Aprèsl'abbé Desfontaines , c'est de Fréron que s'occupe
T'historien du Journalisme . Ildit sabassesse , sa honteuse
conduite , son courage digne d'une meilleure cause . Mais
telle est la générosité peut-être excessive de M. de Sales ,
tels sont ses principes de loyauté , qu'il blame Voltaire de
s'être trop vengé de son ennemi, d'avoir employé contre
OCTOBRE 1812 . 75
lui des armes que reprouvent l'humanité , l'honnêteté ,
d'avoir fait enfin le pauvre diable et PEcossaise. Lorsqu'on
professe ces sentimens de douceur et de philanthropie ,
peut-être n'est on pas appelé à écrire contre le Journalisme.
C'est avec une massue qu'Hercule combattit
Thydre , et pour nétoyer les étables d'Augias , pour se
garantir du méphitisme qu'elles exhalaient, lui eût-il suffi
de se parfumer d'essence de rose ? M. de Sales désapprouve
même , comme trop injurieux , le jugement que
portait Laharpe de l'auteur de l'Année littéraire , lorsqu'il
disaitdans sa correspondance : « Fréron n'a jamais écrit
qu'en homme de collège qui prodigue les figures triviales
et ne connait point la bonne plaisanterie ; il ne s'est
long-tems soutenu que par des scandales , son nom seul
eût pu décrier la meilleure cause. Il a vécu frappé d'une
proscription sociale , accablé du mépris public auquel il
S'accoutumait , et après avoir été méchant , lâche et
imposteur pendant trente ans, il est mort insolvable.>>>
Et pourquoi ce jugement serait- il trop rigoureux , s'il
estmérité ? M. de Sales ne dit-il pas lui-même en finissant
son chapitre sur ce Zoile du 18° siècle : « Fréron cessa
>> d'exister pour l'opprobre et pour le malheur en 1776.
Il fut reconnu , après sa mort , que l'intolérant arche-
> vêque de Paris , Christophe de Beaumont, le pension-
> nait pour dire du mal des philosophes. >>>Certainement
un censeur de cette espèce ne méritait aucun ménage
ment.
Les successeurs de Fréron ne furent ni moins emportés
, ni moins virulens. Montesquieu, d'Alembert ,
les principaux auteurs de l'Encyclopédie, tous les
hommes de lettres enfin , qui se faisaient un nom dans la
littérature , étaient les dignes objets des satires , des calomnies
de la Gazette ecclésiastique , des Mémoires de
Trevoux, etc. , etc.
i
Le nom de Linguet devait figurer dans l'histoire du
Journalisme : aussi M. de Sales s'arrête-t-il un moment
sur ce paradoxal écrivain .
« Linguet , né avec une imagination ardente , dont
> rien ne tempérait la fougne , et une ambition de tout
> embrasser , ce qui l'empêchait de rien saisir , com
76 MERCURE DE FRANCE ,
» mença sa carrière littéraire par des chutes. Il fit une
>>> histoire du Siècle d'Alexandre sans matériaux , et des
» Révolutions de l'Empire romain avec des paradoxes . It
» se releva un peu dans sa Théorie des lois ; mais en
▸ rabaissant à son petit niveau Montesquieu son maître ,
>> ainsi que celui de tous les hommes qui raisonnent ou
>> déraisonnent sur l'abîme incommensurable des lois ;
>> mais en substituant à la simplicité sublime de son
>>modèle un échafaudage absurde de tropes et de méta-
>> phores , qui gâterait jusqu'à l'éloquence académique ;
>>mais en faisant de ces discussions philosophiques un
>> prétexte pour désoler les nombreux ennemis qu'il
» s'était créés , en les abreuvant du poison de la haine
>> et du fiel de la satire .
>>> Linguet , dans l'origine de ses travaux , voulut
>> qu'on parlat de lui ; il n'écrivait pas pour instruire ,
>> mais pour que son nom passât par toutes les bouches
>> et occupât toutes les trompettes de la renommée . Ce
>>premier faux pas influa sur toute sa vie , et ses triom-
>> phes clandestins dans l'art de nuire , lui firent perdre
> ses titres à des succès légitimes .
>>On ne peut disconvenir que sa manie d'innover ,
» qu'il regardait comme l'apanage d'un esprit créateur ,
>> n'ait contribué à rendre le public injuste sur ses vrais
>> titres littéraires. C'est lui qui a comparé Sulli à l'abbé
>> Terrai ; qui a écrit contre d'Alembert , Voltaire et le
>> chancelier de l'Hospital , et qui de la même plume en-
>>censait Tibère et le duc d'Aiguillon ; c'est lui qui
>> voulait que les Provinciales fussent dévouées à Poubli ;
>> qui écrivait contre le poison lent du pain , indiquait
>> aux oppresseurs le danger des Lettres , et faisait l'apo-
>>logie raisonnée de l'esclavage. »
C'est en suivant ainsi les annales orageuses du journalisme,
que M. de Sales arrive à l'époque de la révolution.
<<Jamais , dit-il , le journalisme n'a plus triomphé que
dans les dix ans qui se sont écoulés , depuis que
Louis XVI donna sa couronne à l'assemblée constituante.
» C'est alors que le Journalisme immola de plus
illustres victimes : il ne se contenta plus d'attaquer la
gloire littéraire; mais il chercha dans les plus nobles
OCTOBRE 1812 .
77
1
classes de la société le mérite et la vertu , pour les livrer
aux bourreaux . Le Journalisme était le digne allié du
jacobinisme. On le voit ainsi servir toutes les sectes
qui veulent dominer , sur-tout lorsque ces sectes ont
pour objet l'anéantissement des lumières , des idées
grandes et libérales . Là , M. de Sales jette un coup-d'oeil
sur les nombreux journaux qui , à la fatale époque de
la révolution , étaient les guides , les phares de l'opinion
publique. On dit que , dans son immense bibliothèque ,
il possède une collection complette de toutes ces feuilles
périodiques : collection devenue précieuse pour l'histoire
, et la seule peut-être qui existe en Europe .
Le reste du livre de M. de Sales est presqu'entièrement
consacré à la défense de ses propres ouvrages contre les
attaques de quelques journalistes . Certainement c'est un
tort auxjournalistes d'avoir injurié un écrivain doux , paisible
, qui a employé sa longue vie à publier toutes les
vérités qu'il a cru utiles ; qui les a soutenues avec zèle ,
avec talent ; qui n'a jamais peut- être souillé d'une satyre,
d'une injustice , sa plume franche et pure ; qui enfin est
parvenu à une honorable vieillesse , sans tache et sans
reproche.
M. de Sales avait donc bien droit de se défendre . Mais,
je l'avouerai , il a mal choisi le moment et la place pour
publier une apologie de ses ouvrages. N'a-t- il pas craint
de ne paraître s'armer contre le journalisme que pour
venger des injures personnelles ?
J'aurais aussi désiré dans l'ouvrage plus d'ordre , plus
de méthode; mais il ne faut pas oublier que l'intention
de l'auteur n'a été que de publier une esquisse , unessai.
Peu importe qu'il l'ait écrit avec plus ou moins de méthode
, si on le lit avec plaisir et fruit . Or , on y trouvera
souvent des anecdotes curieuses et piquantes , des pensées
justes et originales . Le résultat que tireront de cette
lecture tous les bons esprits , est que , pour contrebalancer
du moins , sinon pour empêcher les critiques injustes
, fausses , indécentes , il serait à désirer qu'il s'élevât
un journal sur les opinions duquel le public pût
compter avec confiance , qui fût comme un tribunal de
justice et de paix où porteraient leurs réclamations les
58 MERCURE DE FRANCE ,
auteurs blessés par de rigoureuses et injustes censures .
Ainsi l'on vit long-tems ces nobles fonctions exercées par
l'estimable Journal des Savans . M. de Sales me fournira
encore à ce sujet une dernière citation .
<<Rien n'honore plus les lettres que la longue et hono-
>>>rable existence de ce Journal des Savans , dont j'ai
>> connu presque tous les coopérateurs influens , qui
>> régnait sur l'opinion publique , lorsqu'elle n'était pas
>>>dépravée , et comptait , dans son bon tems , cent mille
>> lecteurs éclairés , non pas entassés sur un seul point ,
>>mais disséminés dans toutes les Académies et les Uni-
>> versités de l'Europe .
>> Ce Journal n'a jamais été confié qu'à des hommes
>> de lettres du premier ordre , qui avaient fait leurs
preuves de lumières , d'érudition et de vertu . On y
>> discutait sans disputer , on mettait les poids dans la
>> balance ; et une analyse sortie de cette espèce de bu-
>>> reau généalogique de Chérin , était un titre de noblesse
qui ouvrait , à un homme de lettres jusqu'alors in-
>>>connu , la porte de tous les chapitres où il voulait
>>>s'affilier . 1
>> Le gouvernement , sur-tout sous les deux règnes
>>>des derniers Bourbons , s'honorait de protéger cette
>> institution mère , qui correspondait d'ailleurs avec
->> toutes les Sociétés littéraires de l'Europe , telles que
>> les propagateurs des Transactions philosophiques et
>> les têtes pensantes qui organisaient les Académies . Le
>>>conseil des coopérateurs de ce Journal à jamais recom-
>> mandable , était mis sous la surveillance spéciale des
>>> chanceliers de France et de ses gardes des Sceaux . Il
>> s'assemblait au Louvre , où il fut long-tems présidé
>> par Fillustre Malesherbes , et conserva le palladium
*>> des lumières jusqu'en 1793 , époque où le délire révo-
>> lutionnaire tenta de faire un nouveau monde , en exter-
>> minant , dans l'ancien , les richesses , le génie et la
>>>>vertu . »
Ne voilà- t-il pas tracé en peu de mots le plan d'organisation
du journal dont les véritables gens de lettres attendent
l'établissement , autant que le redoutent les écrivains
qui vivent de scandales et de calomnies ?
Α. Ζ.
OCTOBRE 1812 .
79
AMÉLIE ET JOSEPHINE , OU LA SURPRISE.
(SUITE ET FIN. )
ARRIVÉS à sa cure , ditJoséphine , je conjuraimon père à
genouxde m'expliquer cette effrayante énigme ; je ne pouvais
plus supporter cette ignorance et cet état d'anxiété : il me
montra une lettre du baron. Il lui disait qu'il lui renvoyait
sa fille , déjà aussi coupable , à ce qu'il avait lieu de le
croire , au moment où il l'avait épousée , qu'elle l'était actuellement.
En présence de plusieurs témoins , et lorsque
jele croyais absent , il avait trouvé , pendant la nuit , (je
rougis , madame , de vous répéter cette infamie ) son chasseur
Frantz dans ma chambre , et il avait en main les
preuves les plus positives , que cette indigne liaison s'était
formée pendant qu'il était malade chez nous , et qu'elle
avait continué depuis ; que le misérable avait échappé à sa
rage; qu'il m'avait épargnée en considération des secours
qu'il avait reçus de mon père et de moi pendant son malheureux
séjour chez nous ; qu'il m'épargnerait encore , mais
que je ne devais plus me regarder comme sa femme , et
qu'il espérait que je n'apporterais aucun obstacle au divorce
qu'il allait solliciter.
Si vous me croyez innocente , madame , vous devez
comprendre à quel point cette lettre déchira mon coeur.
Nous iguorions complétement de quel moyen on s'était
servi pour persuader à mon mari une calomnie aussi scandaleuse
: je voyais seulement que j'étais la victime d'une
horrible scélératesse , et je ne pouvais en accuser que le
baron Dorneck; mon père partageait mes soupçons , mais
je vous assure , madame , que , malgré l'excès de mon
malheur , mon coeur saignait plus pour Lindau que pour
moi-même ; je connaissais sa profonde sensibilité et son
amour pour moi , ses souffrances devaient être inexprimables.
Je suppliai mon père de me permettre de lui écrire :
il reconnaîtra , lui dis-je , le langage du coeur et de la vérité;
mon innocence sera découverte. Mon père y consentit.
J'écrivis .... etje ne reçus point de réponse; nous ne savions
pas même où il était; ma lettre fut adressée à un banquier
à Leipsick , qui était chargé de ses affaires .
Et vous ne l'avez pas revu depuis , demanda Amélie ?
Jamais , pas même lorsque , quelques semaines après ,
80 MERCURE DE FRANCE ,
८
ma santé succomba enfin aux agitations de mon ame ; je
fus très-malade , mais quel fut mon saisissement quand le
médecin que mon père appela à mon secours , me déclara
qu'il me croyait enceinte..... Ah ! cette espérance que
j'avais désiré si vivement de voir réalisée , qui manquait
seule à mon bonheur , il y avait si peu de jours , me
remplissait actuellement d'angoisse , de crainte , et cenudant
de joie et d'espoir. Mon père communiqua cotte
nouvelle au baron ; nous ne reçûmes point encore de
réponse , mais quelques semaines après un avocat vint en
sonnom nous faire part de ses propositions : « Si je consentais
sans difficulté au divorce qu'il allait demander , il
m'assurerait la somme de mille écus par an , sous la condition
que je me reconnaîtrais coupable de ce dont j'étais
accusée , et convaincue par les preuves les plus positives ,
et que je ne porterais plus son nom . L'avocat était chargé
d'une déclaration signée du baron de Dorneck , d'un domestique
, de ma femme-de-chambre et de l'intendant ,
qui témoignaient avoir trouvé le chasseur dans ma chambre
à coucher, la nuit que mon mari était absent ; il avait
de plus beaucoup de lettres de cet homme , adressées à un
de ses amis au service du baron Dorneck , quelques -unes
datées du tems où il demeurait chez mon père avec son
maître , et d'autres plus récentes , par où cet infame lui
confiait notre prétendue liaison : il s'égayait sur l'aveuglement
de son maître qui ne s'apercevait de rien , et prenait
pour son compte toutes les preuves d'amour que je ne cessais
de lui donner : depuis mon mariage il en plaisantait
encore de la plus indigne manière , en disant qu'il était
aussi content de la belle baronne que de la charmante fille
du pasteur. Dans la dernière écrite le même jour avant la
fatale nuit , il lui faisait part de la coupable espérance que
lui donnait l'absence du baron. Un autre paquet de lettres,
trouvées dans mon bureau , m'étaient adressées à moimême.-
Epargnez-moi , madame , la honte de vous parler
du contenu de ces odieux et scandaleux papiers , qu'il me
fut impossible de lire , tant j'en fus révoltée : c'était bien
l'écriture du chasseur; pendant que son maître était malade
, il lui avait souvent servi de secrétaire en ma présence ;
depuis mon mariage , dont je le regardais comme la première
cause , je me servais de lui de préférence aux autres
domestiques , et j'avais eu plusieurs comptes de sa main ;
je lui avais souvent fait de petits présens , et ma bonté , ma
reconnaissance tournaient contre moi d'une manière aussi
OCTOBRE 1812 .
DEPT
DE
LA
affreuse. Je rejetai avec horreur cette infame correspon
dance , et je refusai avec fermeté mon consentement à un
divorce qui aurait pour base mon déshonneur. Je déclarai
àl'avocal , en présence de mon père , que , quoiqu'il ne
me fût pas possible de découvrir l'odieuse trame dont
j'étais la victime , comme je savais au moins que j'étais
innocente ,je devais au titre d'épouse du baron de Lindau
et de mère de son enfant , de ne pas abandonner mon
honneur si indiguement outragé .
L'avocat fut frappé de ma fermeté : il voulut m'effrayer
par la force des lois , mais le sentiment de mon innocence
me mit au-dessus de toute crainte; il partit avec ma déclaration.
Huit jours après il revint avec une lettre du baron
de Dorneck , dans laquelle il lui disait " que son oncle
> blessé jusqu'au fond de l'ame de l'indigne conduite d'une
personne qu'il avait honorée de son coeur et de sa main ,
» et ne voulant plus rien avoir à démêler avec elle , l'avait
▸ chargé de terminer cette affaire. La nouvelle de ma gros
> sesse l'avait extrêmement frappé : ayant vécu deux ans
avec son oncle sans avoir eu d'enfant , il fallait attendre
> le résultat ; mais lors même que ce serait vrai , cet événement
était sans doute la suite des rendez-vous qu'ils
> avaient troublés , et son oncle ne pouvait pas se charger de
> cet enfant; les preuves étaient trop claires , trop positives ,
* pour qu'il fût possible de les nier. Il s'estimait heureux
d'avoir pu éclairer son oncle sur l'indigne conduite d'une
femme qui abusait de son amour pour elle , et dont les
> inclinations étaient aussi basses que sa naissance , mais
» qui ne devait pas déshonorer le noble nom de Lindau . "
Le ton de mépris de cette lettre révolta mon ame : je me
vis si enlacée qu'il ne me restait aucune ressource , mais je
restai ferme dans ma résolution de ne pas renoncer volon
tairement au titre d'épouse de Lindau , puisque ce serait
convenir que j'étais coupable d'un crime dont la seule
pensée me faisait horreur. Mon père était parfaitement
d'accord avec moi , et quoique dans son premier mouvement
d'indignation il eût résisté à rien recevoir du baron ,
il nerefusa plus de garder comme ma propriété des paquets
demes effets qui me furent envoyés par un exprès .
L'avocat , contraint de s'en retourner une seconde fois
saus avoir rien arrangé , nous déclara qu'il allait entamer
juridiquement la procédure; et mon père consulta de son
côté un homme de loi. Pendant ce tems arriva le moment
de ma délivrance , je pus serrer contre mon coeur maternel
F
5.
SEINE
:
82 MERCURE DE FRANCE ,
le fils de Lindau , cet enfant chéri des derniers jours de mon
bonheur. Sa naissance fut annoncée à son père , et nous
n'eûmes point de réponse. Mais l'affaire était portée devant
Jes tribunaux. Ma conduite irréprochable , tant chez ma
tante que chez mon père avant que j'eusse connu Lindau ,
fut attestée par nombre de témoins ; et toutes les personnes
que j'avais vues à Wadstat témoignèrent de même , qu'elles
n'avaient jamais aperçu la moindre trace d'une liaison illis
cite, à l'exception de ma femme de chambre , qui , à ma
grande surprise , témoigna que la soirée avant la malheu
reuse nuit , j'avais dit quelques mots en secret au chasseur
enme promenant avec elle dans le parc , et que je l'avais
renvoyée plus tôt qu'à l'ordinaire : cependant l'habileté avec
laquelle mon avocat soutint mes droits et ceux de mon fils ,
firent traîner l'affaire en longueur. Il me fut fait une foule
de propositions , soit au nom de Lindau , soit de la part du
baron de Dorneck ; je rejetai tout ce quitendait à empêcher
que mon fils ne fût reconnu pour celui du baron de Lindau.
Dans ces entrefaites j'appris par mon avocat la relation qui
s'était établie entre vous , Madame , et mon mari , et le
bruit de votre mariage avec lui . Cette nouvelle.... je ne le
nie pas , m'ébranla profondément , plus profondément peutêtre
que tout ce qui s'était passé précédemment; mais mon
coeur est brisé , il est lassé de combattre , ma résolution
est, prise : je veux céder toutes mes prétentions comme
épouse de Lindau , puisque cela peut faire son bonheur ,
mais sans reconnaître un crime que mon coeur déteste , et
sans priver mon fils du père et du nom auquel la nature lui
adonnétous les droits . C'est à vous que je le confie ; voyez ,
Madame , on dirait qu'il voit dans votre regard , dans vos
larmes , que vous voulez lui rendre son père. Epousez
Lindau , je ne m'y oppose plus ; hier il doit avoir reçu mon
consentement au divorce; soyez heureux l'un par l'autre;
il me restera mon innocence , le sentiment d'avoir rempli
mes devoirs de mère , et , j'ose l'espérer , votre estime et
votre amitié.
Joséphine se leva ; son ton , sa manière , tout en elle
portait le caractère de la vérité et de l'innocence . Amélie
fut aussi convaincne de la pureté de son coeur , que de celle
du sien propre ; elle prit l'enfant dans ses bras , le couvrit
de baisers et lui jura qu'il retrouverait son père , et sa mère
un époux.
Je reconnais votre générosité , Madame , répondit Josephine
, je l'accepte pour mon fils , et mon coeur vous en
1
OCTOBRE 1812 . 83
remercie ; mais pour moi .... hélas ! que pouvez-vous faire?
pouvez-vous pénétrer l'obscurité qui m'environne ? dépend
t-il de vous d'effacer de l'esprit du baron des soupçous
fondés sur le témoignage de ses propres yeux , et de tant
de témoins qu'il croit irrécusables ? Non , non , Lindau est
perdu pour moi à jamais , pour ce monde au moins , ditelle
avec enthousiasme et en élevant sa main et ses beaux
yeux bleus vers le ciel ; mais là , là où toutes les illusions
cessent , où toutes les erreurs disparaissent , où chaque
nuage ( comme dit mon père) se dissipera devant le soleil
de vérité , là où je languis d'être , là où bientôt j'irai
P'attendre , je le retrouverai et il sera encore à moi ; vous
me le rendrez tard , bien tard si mes voeux sont exaucés ;
mais ici bas c'est impossible
Non, non, s'écria une voix trop bien connue de ces deux
femmes , et la porte de la bibliothèque s'ouvre , non , cela
n'est pas impossible ! ici déjà tu me retrouves , si tu veux
me pardonner , s'écrie Lindau en tombant aux pieds de
Joséphine. Ma femme , mon fils , mon amie , oui , je suis
dejà au milieu des anges, et tous les nuages ont disparu
devant le soleil de vérité . O ma Joséphine! si cruellement
tourmentée , si souffrante , si persécutée , et si innocente ,
pourras-tu m'a mer encore ? Lève les yeux sur ton époux
désabusé , à jamais désabusé, que ton fils etle mien plaide
ma cause . O mon fils , dit-il en serrant l'enfant contre
son coeur , demande-lui de pardonner à ton père.
Joséphine était retombée sur sa chaise, presqu'inanimée
àforced'émotion et de surprise . Amélie , à-peu-près dans
le même état , regardait fixement ce groupe intéressant , et
tachait de fortifier son coeur oppressé : elle comprit que le
baron était venu pour lui apprendre lui-même qu'il était
libre par le consentement de Joséphine , mais que leur
Dien allait au contraire se renouer plus fortementque jamais,
etqu'elle devait se sacrifier elle-même , elle y était décidée
dumoment où elle avait reconnu l'innocence dela baronne,
mais la présence inattendue de Lindau , sans ébranler sa
résolution , la troubła violemment. Joséphine rouvrit les
yeux , elle vit celui qu'elle croyait avoir perdu pour toujours
à ses pieds , serrant son fils contre son coeur ; elle ouvrit
les bras et réunit ces objets chéris sur le sien . Tout ,
tout fut oublié ; plus heureuse qu'elle ne l'avait encore été ,
elle ne trouvait point de paroles , mais que d'amour et de
bonheur dans son regard , dans ses yeux pleins de douces
larmes ! dans la création entière elle ne voyait que sou:
F2
84 MERCURE DE FRANCE ,
époux et son fils , et dans ce premier moment Amélie
même s'effaça de sa pensée . S'il était resté quelques doutes
à Lindau , ils se seraient tous évanouis dans cet instant .
Le coeur d'Amélie ne put plus se contenir , elle fondit
en larmes , et en fut soulagée ; elle vola vers les époux , elle
prit leurs mains réunies , qu'elle serra fortement entre les
siennes : toujours , toujours ainsi , dit-elle en sanglotant ,
et elle sortit de la chambre . M. et Mme de Lindau voulurent
la suivre .
Laissez- moi , mes chers amis , leur dit-elle ; un instant
de solitude m'est nécessaire . Elle les repoussa doucement
dans la chambre , ferma la porte , et descendit rapidement
l'escalier ; les époux restèrent seuls .
N'as -tu plus aucun doute sur mon innocence ? dit Joséphine
avec calme et tendresse .
-Aucun , aucun , ma Joséphine ; je bénis le ciel de ce
que toi seule les as complètement détruits ; l'accent de la
vérité a pénétré dans mon coeur , il a dissipé jusqu'au
moindre nuage . Grâces soientrendues à la Providence qui
m'a mis à même de l'entendre ! Il lui raconta qu'il avait
voulu surprendre Amelie , et qu'il avait survi immédiatement
la lettre où il lui annonçait sa liberté ; ayant appris
qu'elle avait une visite , il était entré dans la bibliothèque
en attendant qu'elle fût seule. Une voix bien connue avait
frappé à-la-fois sou oreille et son coeur , elle avait prononcé
son nom, c'était la voix de Joséphine ; sa respiration s'arrêta
, il resta comme attaché à cette porte et ne perdit pas
une des paroles qui l'intéressaient si fortement. Avec quel
sentiment à-la-fois délicieux et cruel je repassai , lui dit-il ,
sur les commencemens de notre connaissance , où je croyais
voir si clairement que fon jeune coeur s'attachait à moi! et
chaque mot que tu prononçais àAmélie , me disait que tu
ne m'avais pas trompé . Je frémis de la conduite de mon
neveu avec toi , et dès cet instant je sai is tous les fils de
cette odiense trame . Mon ame entière fut inondée de bonheur
quand tu as parlé de notre enfant ; dès cet instant tous
mes soupçons , que je croyais des certitudes, se sont évanouis
: déjà alors j'aurais volé dans tes bras et à tes pieds ,
si l'idée d'Amélie ne m'avait retenu . Mais quand je t'ai
entendue exprimer, d'une manière si touchante , ton espoir
d'être réunie avec moi dans les demeures célestes , je n'ai
plus été le maître de mon émotion , toute autre considération
a disparu ; il n'exista plus pour moi que ma Joséphine
si injustement accusée , ma Joséphine innocente et si malOCTOBRE
1812 . 85
heureuse; j'ai ouvert la porte involontairement , etje suis
tombé à tes pieds.
Ah! combien ils auraient été heureux sans la pensée de
la généreuse Amélie ! ils voulurent aller la joindre , mais le
pasteur entra et leur apprit qu'elle avait tout de suite fait
mettre des chevaux à sa chaise et qu'elle venait de s'éloigner;
il leur remit un billet qui ne contenait que ces lignes ,
tracées d'une main un peu tremblante :
" Mes chers amis ,je vous donne rendez-vous à Wandstat ,
> allez m'y attendre ; dans un mois au plus tard vous y ver-
> rez arriver votre amie , heureuse de vous y trouver en-
» semble . AMÉLIE DE W.
Joséphine baisa ces lignes,et trouva Amélie bien magnanime
de se détacher ainsi de toutes ses prétentions sur
Lindau; et celui-ci? ..... Nous n'approfondirons pas plus
ses pensées et ses sentimens qu'il ne le faisait lui-même ; il
adorait sa Joséphine , il admirait sonAmélie , il les chérissait
toutes les deux : mais , s'il avait pu y réfléchir, il aurait
pu parfaitement établir la différence entre l'amour passionné
et l'amitié exaltée , entre le bonheur parfait et le doux contentement
. Chère Amélie , s'écria-t-il en baisant aussi son
billet, puisse ton coeur angélique trouver un jour sa récompense!
En partant elle avait conjuré M. et Mme Winder d'engager
la baronne de Lindau à se reposer quelques jours à
Weissenberg , de sa longue course à pied et de tout
l'ébranlement d'une aussi vive émotion; ilsy consentirent ;
on leur prépara un appartement , celui d'Amélie leur rappelait
trop qu'elle n'y était plus . Le sage pasteur les empêcha
ainsi d'entrer dans un cabinet où elle dessinait , et où
Lindau aurait trouvé son image plus d'une fois répétée et
tracée par la main de l'amour. Pauvre Amélie ! qui ne dira
pas avec Lindau : puisse ton coeur céleste trouver sa récompense
!
Nous n'aurions plus rien à dire au lecteur , mais il y en
a qui voudront savoir les infâmes moyens dont Dorneck
s'était servi pour perdre l'innocente Joséphine , et la punitionde
ce monstre : quoiqu'il nous en coûte pour nous occuper
de lui , nous allons donner un extrait aussi court que
possible de ce que Lindau raconta très-longuement à sa
femme , et de ce qu'il apprit depuis .
La lettre qu'il avait reçue en revenant du parc était de
Dorneck : il découvrait à son oncle la prétendue infidélité
de sa femme , en l'engageant à ne s'en rapporter qu'à ses
:
86 MERCURE DE FRANCE ,
propres yeux quoique lui Dorneck eût en main les preuves
les plus irrécusables que Lindau avait été trompé dès les
commencemens de sa connaissance avec Joséphine ; it le
sollicitait de venirs'en convaincre chez lui à Rubertsbourg ,
et il engageait son honneur , sa vie , l'amitié de son oncle
chéri , pour preuve de la vérité de l'accusation .
On comprend que tout était concerté d'avance. Frantz
gagné par une forte somme d'argent et par les promesses
les plus brillantes pour l'avenir , avait consenti à tout, et
bientôt il eut à son tour gagné Annette qui l'aimait et qui
devait partager sa fortune : dès-lors tout devint facile à la
scélératesse , et la pauvre Joséphine tomba dans l'affreux
piége dont elle ne pouvait se douter . Les lettres furent dictées
au chasseur par Dorneck; celles qui étaient adressées à
Ja baronne furent mises dans son bureau par Annette le soif
où leur complot s'exécuta ; les autres furent censées avoir été
données à Dorneck par son domestique , ami et confidentde
Frantz . Annette mêla une poudre soporifique , que Frantz
lui remit , dans l'eau de sa maîtresse , et lorsque celle-ci fut
profondément endormie , Annette ouvrit doucement la
portecondamnée, et introduisitle chasseur dans la chambre,
elle-même voulut y rester , et sauva peut-être par cette précaution
l'honneur de sa maîtresse , mais non pas sa répu
tation . Au moment on Lindau suivi de Dornecket de l'intendant
entra dans la chambre , Annette se cacha dans les
rideaux; le malheureux époux abusé ne vit que Frantz près
du lit de sa femme, et faillit à l'immoler à sarage . Dorneck
avaitpromis à celui-ci d'avoir soin que son oncle n'eût point
d'armes; mais sans doute ce monstre n'aurait pas été faché
d'être débarrassé de cette manière de son complice , qui
échappa au travers de la même porte par laquelle il s'était
introduit, et depuis ce tems on n'en avait pas entendu parler.
Il fut facile à Dorneck de s'emparer de l'esprit d'un
homme égaré par la douleur au point où l'était Lindau ;
tout l'amour qu'il avait eu pour Joséphine se changea en
mépris , et dans une telle aversion qu'il ne pouvait plus
*entendre prononcer son nom : ce fut alors qu'il alla cacher
son désespoir à Carlsbad , et que son neveu lui offrit de se
charger de terminer cette horrible affaire , qu'il représentait
à son oncle comme un complot entre le père et la fille pour
l'entraîner dans ce honteux lien. Il combla de nouveau
son neveu de bienfaits pour le récompenser de son zèle ,
etje me doutais d'autant moins de sa perfidie , disait Lindau
à sa femme , qu'avant sa prétendue découverte il ne
OCTOBRE 1812 . 8
cessaitde me parler de toi avec un tendre respect et en me
faisant ton éloge. La confidence de son domestique l'avait
désespéré , me disait-il , mais il avait cru de son devoir de
m'avertir à quel point tu nous trompais . Je ne sus ta grossesse
qu'après la naissance de ton fils , et Dorneck me persuada
qu'elle n'était qu'une preuve de plus de ton crime :
Joséphine ! pourras-tu me pardonner?-Ah ! Lindau ,
dit Joséphine en frémissant d'horreur , pourras- tu , voudras-
tu me croire innocente ? ...
Comme cet enfant , dit Lindau , dont le sourire seul et
ce que je sens pour lui suffirait pour m'assurer qu'il est
mou fils ; mais je ne le voyais pas , et tout était calculé
pour m'aveugler. A présent , ma Joséphiné , je te dois de
te justifier aux yeux du monde entier , comme tu l'es aux
miens : et il lui développa son plan d'après lequel il la pria
de retourner chez son père avec leur enfant , jusqu'au moinent
où il viendrait la reprendre pour la reconduire triomphante
à Waldstat. Ce bon père la sachant chez un de ses
confrères n'était pas inquiet de son retard ; il l'avait priée
lui-même , en lui permettant cette course , de se reposer
unjour ou deux avant de revenir. Mais Dieu! quelle douce
surprise quand le troisième jour il entend une voiture roulersur
le pavé de lá cour, et qu'il en voit sortirson gendre,
tenant sa fille dans ses bras ; elle se jette au cou de son père,
et Lindau à ses pieds sollicite son pardon. Ces larmes sont
dejoie , dit-elle , en essuyant les joues vénérables de son
père qui en versait aussi . Rendez-la moi , s'écriait Lindau ,
que je tienne encore une fois de vous cet ange si pur et si
offensé. On en vint à une explication , et quand le digne
pasteur sut que Lindau n'avait , ainsi que lui-même, d'autre
preuve de l'innocence de sa femme que cette innocence
elle-même brillante de tout son éclat ; quand il apprità quel
point on l'avait abusé , et que la voix seule de Joséphine
avait sulfi pour détruire tant de témoignages mensongers ,
illui pardonna facilement, et reconnut là le doigt de la Providence
qui veille sur l'innocence et la protége à son insu .
Le baron ne put se refuser le bonheur de passer un jour
entier avec tout ce qui lui était si cher dans un lieu si plein
de doux souvenirs ; le surlendeinain il partit pour Leipsick
à cheval. Son premier soin fut de faire chercher Annette
qui y demeurait: avec l'aide d'un homme de loi il fit tout
ce qu'il put pour l'amener à un aveu de sa duplicité et de
celle des auteurs de cette infâmie : elle résista long-tems
a convenir de tout. Enfin Lindau lui ayant dit qu'il était
1
88 MERCURE DE FRANCE ,
,
en
réuni avec sa femme et convaincu de son innocence par les
aveux de Frantz , elle se trahit . Dieu ! Frantz est ici , ditelle;
et tombant aux pieds du baron , elle demanda son
pardon, et lui détailla tout ce qu'on vient de lire
avouant que l'espoir d'épouser le chasseur et de jouir avec
lui d'une repte de quatre cents écus , qui leur était promise
parDorneck s'ils réussissaient , l'avait séduite ; elle s'en repentait
d'autant plus que son amant lui déclarait que pour
rien au monde il ne reviendrait s'exposer à la colère du
baron : et cependant , dit-elle , le voilà revenu , mais pourrez-
vous nous pardonner? A vous si vous me dites où il est ,
car je l'ignore ; je vous ai trompé à mon tour pour obtenir
votre aveu ; à lui s'il se rápent ainsi que vous , et joint son
témoignage au vôtre . Annette donna son adresse ; il avait
changé de nơm , mais quelques jours après il fut arrêté par
ordre de la police , et amené sous sûre garde à Leipsick ,
où il fut soigneusement renfermé , ainsi que l'était Annette .
Lindau domanda qu'ils fussent interrogés en secret , par les
mêmes magistrats qui avaient reçu ses plaintes et sa demande
de divorce ,
Frantzavona tout; ses dépositions, exactementconformes
à celles d'Annette , ne laissèrent aucun doute sur l'innocence
de la baronne etle crime de Dorneck : celui-ci , occupé
par les ordres de son oncle dans une terre éloignée , ne se
douta de rien. Il était consterné du bruit qui se répandait
du nouveau mariage de son oncle avec Mme Amélie de
Waldorf; il avait espéré que trahi si cruellement par son
premier choix , il n'en ferait pas un second ; trompé dans
cette attente , il cherchait encore dans son esprit infernal
quelque moyen de l'empêcher , quand il reçut une lettre de
son oncle qui l'invitait à re rendre à Waldstat pour une
affaire pressée et très-avantageuse . Dorneck, qui l'avait vu
dégoûté de cette belle terre après ce qui s'y était passé
crut qu'il voulait la lui donner , et se hâta d'arriver. Il se
précipita dans la chambre de son oncle et voulut l'embrasser;
Lindau se recula et lui dit avec un sérieux glacial : je
me remarie , Dorneck , etj'ai lieu de croire que cette nouvelle
ne vous fera pas plaisir .
Dorneck fut terrassé , mais prenant sur lui pour que son
oncle ne s'en aperçût pas , il lui répondit avec une joie
affectée : Je vous prie de croire , mon cher oncle , que votre
bonheur m'est aussi cher que le mien propre. Vous avez
sans doute fait choix d'une épouse qui par ses vertus et sa
naissance est digne de vous appartenir , et qui ....
OCTOBRE 1812 : 89
Oui , Dorneck , j'ai choisi la meilleure , la plus vertueuse
et la plus outragée des femmes , dit-il en ouvrant la porte
de la chambre voisine ; la voilà , jugez vous-même si une
vie entière de repentir et d'amour peut effacer tout ce
qu'une méchanceté sans exemple a fait souffrir à la digne
mère demon fils . Dorneck frémit de la tête aux pieds en
voyant Joséphine assise , son enfant dans ses bras; il voulut
fuir, mais toutes les issues étaient déjà fermées , et le baron
Y'arrêta par un regard foudroyant: l'hypocrite alors prit un
autre parti , il vint se précipiter à genoux devant Joséphine
: Ma chère tante , lui dit-il , puisque mon oncle vous
juge innocente , vous l'êtes sans doute , et votre coeur généreux
pardonnera une erreur..... Ta tante , indigne misérable
! oses-tu prononcer ce nom respectable ? oses-tu te
prosterner devant l'innocente victime de tes forfaits , et
chercher à les nier ? Tes complices , bien moins coupables
que toi , que tu as entraînés dans cette iniquité , l'ont du
moins avouée; demande , si tu l'oses , leur témoignage et
leursignature; et tirant un rideau au fond de la chambre ,
il lui montra Frantz et Annette enchaînés , et à côté d'eux ,
sur des siéges élevés , les trois magistrats qui avaient reçu
leur déclaration. Elle fut lue à haute voix au coupable Dorneck;
les magistrats prononcèrent sur lui la peine infamante
des calomniateurs . Joséphine à genoux demanda
sa grace , et l'obtint en partie ; Lindau pouvait-il refuser
quelque chose à cette sainte outragée ? Va , dit-il au coupable
, rends grace à celle que tu voulus perdre , et qui te
sauve la vie , ou du moins une détention perpétuelle; va
porter ailleurs ton déshonneur et ta méchanceté; je ne
veux jamais te revoir. Une chaise de poste t'attend et te
conduira au port de mer où s'embarquent les troupes pour
l'Amérique ; tu seras conduit sur un vaisseau avec le vil
agentà qui tu appris à trahir le maître et la maîtresse qui
les comblèrent de bontés . Les domestiques du baron détachèrent
Frantz , et le conduisirent dans la chaise de poste ,
où Dorneck se jeta au milieu des huées et des cris de malédictions
des gens et des vassaux du baron ; il s'embarqua ,
et trouvą bientôt en Amérique une mort trop honorable
pour lui . Annette fut renvoyée à Leipsick chez ses parens ,
et vécut dans le remords et dans le repentir . Joséphine lui
avait pardonné et ne l'abandonna pas , mais Annette ne
pouvait se pardonner à elle-même sa trahison envers une si
bonnemaîtresse, dont l'innocence fut pleinement reconnue .
Au tems fixé par Amélie , ils eurent le bonheur de la
90 MERCURE DE FRANCE ,
voir arriver à Waldstat ; les heureux habitans de cette belle
demeure volèrent au-devant d'elle ; Joséphine se jeta dans
ses bras ; le baron lai aida à descendre de voiture , pressa
sa main sur son coeur , sur ses lèvres . Joséphine courut
chercher son fils , et le plaçant de manière que ses deux petits
bras entouraient leur cou à toutes les deux : Tu as deux
mères , Edouard , lui dit-elle , aime- les également . L'enfantleur
souriait , et des larmes coulaient sur leurs joues ;
le baron en versait anssi : Amélie lui tendit la main , il
s'approcha , et fut embrassé de ses deux amies , comme
son fils les embrassait. Ajamais votre amie , s'écria Joséphine
! Ajamais notre ange tutélaire , répondirent-ils . Ils
ont tous tenu parole , et jamais aucun nuage ne vint obscurcir
leurs sentimens et leur bonheur .
(Imité de l'allemand, par ISAB . DE MONTOLIEU.)
POLITIQUE.
L'ARMÉE impériale est entrée le 14 de ce mois dans l'an
tique capitale des Moscovites, dans leur cité sainte , dans la
Jérusalem du Nord. Notre auguste monarqué toujours victorieux
est entré dans l'enceinte sacrée , il a saisi le palladium
russe; son étendard s'est déployé sur le sommet des
tours de Kremlin , et il s'est assis sur le trône occupé
par les premiers czars : on va lire le récit de cette conquête
dont l'imagination la plus familiarisée avec les vastés conceptions
de l'Empereur et leur exécution rapide aurait eu
peine à calculer le terme , à mesurer l'étendue . L'Empereur
est parti de Saint-Cloudle 9 mai ; il a passé le Rhin
le 15 , l'Elbe le 29 , la Vistule le 6 juin . Le 7 septembre , it
terrassait à Mojaisk l'armée réunie pour servir de rempart
à sa capitale; le 14, il y entrait en vainqueur .
La loyauté française garantissait à cette importante cité
une sauve-garde entière , une protection foute puissante ;
tout dans ses murs était placé sous l'égide des lois de la
guerre , de la guerre qui détruit quand elle est faite par un
barbare , mais qui conserve toutes les ressources et régularise
l'emploi de tous les moyens lorsqu'elle est faitepar un
souverain généreux et par un grand capitaine réunis dans
le même homme. Moscou nous offrait un repos nécessaire
après tant d'efforts , des secours désirés après une marche
si rapide. Un génie infernal dont les horribles traits eussent
défié l'imagination du Dante lui-même , en a autrement
OCTOBRE 1812 .
91
ordonné. Vaincus , dispersés , hors d'état de couvrir par
leursbataillons rompus l'enceinte de cette capitale immense,
les generaux russes en ont froidement ordonné l'anéantis
sement : ils ont condamné trois cent mille individus à
s'éteindre dans les flammes , ou à errer sans asyle et sans
pain. Ils ont condamné leurs propres soldats à une mort
horrible : trente mille guerriers échappés au fer des Français
n'ont pu s'élancer de leur lit de donleur; la torche russe
les a atteints , ils sont tombés victimes d'un épouvantable
fratricide . Si quelques infortunés ont été arrachés aux
flammes , si quelques parties de la ville ont été préservées ,
și tout n'a pas été englouti dans l'océan de flammes dont
les flots se soulevaient jusqu'au-dessus des remparts du
Kremlin , on va voir qu'on le doit au généreux dévoûment
des soldats français , aux périls nouveaux qu'ils ont bravés ,
à l'activité , à l'humanité de leurs dignes chefs .
e
19º BULLETIN DE LA GRANDE-ARMÉE.
Moscou , 16 septembre 1812.
Depuis la bataille de la Moskwa , l'armée française a poursuivi
l'ennemi sur les trois routes de Mojaisk , de Svenigorod et de Kalouga
surMoscou.
Le roi de Naples était . le 9. à Koubíuskoë ; levice-roi . àRouza ;
et le prince Poniatowski , à Feminskoë. Le quartier-général est
parti de Mojaisk le 12 , et a été porté à Peselina ; le 13 , il était an
château de Berwska ; le 14 , à midi , nous sommes entrés à Moscou.
L'ennemi avait élevé sur la montagne des Moineaux , à deux werstes
de la ville , des redoutes qu'il a abandonnées.
a fait sortirdes eachots ; il a
La ville de Moscou est aussi grande que Paris ; c'est une ville
extrêmement riche , remplie des palais de tous les principaux de
Empire. Le gouverneur russe . Rostopchin , avoulu ruiner cette
belleville,lorsqu'il a vu que l'armée russe l'abandonnait. Il a armé
3000 malfaiteurs qu'il appelé également
60co satellites etleur a fait distribuer des armes de l'arsenal .
Notre avant- garde, arrivée au milieu de la ville.fut accueillie par
une fusillade partie du Kremlin. Le roi de Naples fit inettre en batterie
quelques pièces de canon , dissipa cette canaille et s'empara
du Kremlin. Nous avons trouvé à l'arsenal 60,000 fusils neufs et 120-
pièces de canon sur leurs affûts . La plus complète anarchie régnait
dans la ville ; des forcenés ivres couraient dans les quartiers , et méttaient
le feu partout. Le gouverneur Rostopchin avait fait enlever
tous les marchands et négocians , par le moyen desquels on aurait pu
rétablir Fordre . Plus de quatre cents Français et Allemands avaient
été arrêtés par ses ordres ; enfin , il avait eu la précaution de faire
enlever les pompiers avec les pompes : aussi l'anarchie la plus
complète a désolé cette grande et belle ville , et les flammes la consument.
Nous y avions trouvé des ressources considérables de toute
espèce.
L'Empereur est logé au Kremlin, qui est au centre de la ville,
92 MERCURE DE FRANCE ;
commeune espèce de citadelle entourée de hautes murailles . Trente
mille blessés ou malades russes sont dans les hôpitaux , abandonnés ,
sans secours et sans nourriture .
Les Russes avouent avoir perdu 50,000 hommes à la bataille de la
Moskwa. Le prince Bagration est blessé à mort. On a fait le relevé
des généraux russes blessés ou tués à la bataille : il se monte de quarante-
cinq à cinquante.
20 BULLETIN DE LA GRANDE-ARMÉE.
Moscou , le 17 septembre 1812.
Ona chanté des Te Deum en Russie pour le combat de Polotsk;
on en a chanté pour les combats deRiga, pour le combat d'Ostrowno,
pour celui de Smolensk ; partout , selon les relations des Russes , ils
étaient vainqueurs , et l'on avait repoussé les Français loin du champ
de bataille; c'est done au bruit des Te Deum russes que l'armée est
arrivée à Moscou. On s'y croyait vainqueur ,du moins la populace ,
car les gens instruits savaient ce qui se passait.
Moscou est l'entrepôt de l'Asie et de l'Europe ; ses magasins étaient
immenses ; toutes les maisons étaient approvisionnées de tout pour
huitmois . Ce n'était que de la veille et du jour même de notre entrée ,
que le danger avait été bien connu . On a trouvé dans la maison de
ce misérable Rostopchin des papiers et une lettre à demi-écrite ; il
s'est sauvé sans l'achever ,
Moscou , une des plus belles et des plus riches villes du monde ,
n'existe plus . Dans la journée du 14 , le feu a été mis par les Russes
à la Bourse , au Bazar et à l'Hôpital . Le 16 , un vent violent s'est
élevé ; 3 à 400 brigands ont mis le feu dans la ville en 500 endroits
à la fois , par l'ordre du gouverneur Rostopchin. Les cinq sixièmes
des maisons sont en bois : le feu a pris avec une prodigieuse rapidité ;
c'était un océan de flammes . Des églises , il y en avait 1600 ; des
palais , plus de 1000 ; d'immenses magasins : presque touta été consumé
. On a préservé le Kremlin .
Cette perte est incalculable pour la Russie , pour son commerce ,
pour sa noblesse qui y avait tout laissé . Ce n'est pas l'évaluer trop
haut que de la porter à plusieurs milliards .
On a arrêté et fusillé une centaine de ces chauffeurs ; tous ont déclaré
qu'ils avaient agi par les ordres du gouverneur Rostopchin , et
du directeur de la police.
Trente mille blessés et malades russes ont été brûlés . Les plus
riches maisons de commerce de la Russie se trouvent ruinées : la
secousse doit être considérable ; les effets d'habillement ; magasins
et fournitures de l'armée russe ont été brûlés ; elle y a tout perdu.
On n'avait rien voulu (vacuer , parce qu'on a tonjours voulu penser
qu'il était impossible d'arriver à Moscou , et qu'on a voulu tromper
le peuple. Lorsqu'on a tout vu dans la main des Français , on a conçu
l'horrible projet de brûler cette première capitale , cette ville sainte ,
centre de l'Empire et l'on a réduit 200.000 bons habitans à la mendicité.
C'est le crime de Rostopchin , exécuté par des scélérats délivrés
des prisons.
१
Les ressources que l'armée trouvait , sont par-là fort diminuées ;
cependant l'on a ramassé et l'on ramasse beaucoup de choses . Toutes
les caves sont à l'abri du feu , et les habitans , dans les 24 dernières
OCTOBRE 1812 . 98
heures , avaient enfoui beaucoup d'objets. On a lutte contre le feu ;
mais le gouverneur avait eu l'affreuse précaution d'emmener ou de
faire briser toutes les pompes .
L'armée se remet de ses fatigues ; elle a en abondance du pain , des
pommes-de- terre , des choux , des légumes , des viandes , des salai
sons, du vin , de l'eau-de-vie , du sucre , du café , enfin des provisions
detouteespèce.
L'avant-garde est à 20 werstes sur la route de Kasan , par laquelle
se retire l'ennemi . Une autre avant-garde française est sur la route
de Saint-Pétersbourg où l'ennemi n'a personne.
La température est encore celle de l'automne : le soldat atrouvé
et trouve beaucoup de pelisses et des fourrures pour l'hiver. Moscou
en est lemagasin.
21ª BULLETIN DE LA GRANDE-ARMÉE .
Moscou , le 20 septembre 1812.
Trois cents chauffeurs ont été arrêtés et fusillés . Ils étaient armés
d'une fusée de six pouces , contenue entre deux morceaux de bois ;
ils avaient aussi des artifices qu'ils jetaient sur les toits . Ce misérable
Rostopchin avait fait confectionner ces artifices en faisant croire aux
habitans qu'il voulait faire un ballon qu'il lancerait plein de matières
incendiaires sur l'armée française. Ilréunissait sous ce prétexte les
artifices et autres objets nécessaires à l'exécution de son projet.
Dans la journée du 19 , et dans celle du 20 , les incendies ont
cessé. Les trois quarts de la ville sont brûlés , entre autres le beau
palais de Catherine , meublé à neuf. Il reste au plus le quart des
maisons.
Pendant que Rostopchin enlevait les pompes de la ville , il laissait
60,000 fusils , 150 pièces de canons , plus de 100,000 boulets et
bombes , 1,500,000 cartouches , 400 milliers de poudre , 400 milliers
de salpêtre et de soufre. Ce n'est que le 19 qu'on a découvert les 400
milliers de poudre et les 400 milliers de salpêtre et de soufre , dans
un bel établissement situé à une demi- lieue de la ville ; cela est important
; nous voilà approvisionnés pour deux campagnes .
Ontrouve tous les jours des caves pleines de vin et d'eau-de-vie .
Les manufactures commençaient à fleurir à Moscou ; elles sont détruites.
L'incendie de cette capitale retarde la Russie de cent ans.
Le tems paraît tourner à la pluie. La plus grande partie de l'armée
est casernée dans Moscou .
Ces bulletins ont été accompagnés dans le Moniteur de
pièces et extraits divers de la gazette de Moscou. Ces pièces
sont intéressantes , mais volumineuses . On y trouve une
proclamation de l'empereur Alexandre à Moscou , sa première
capitale , il promet de s'y rendre , et de diriger sa
défense ; une note sur son arrivée au Kremlin dans la nuit
du 11 juillet , un procès-verbal des solennités auxquelles
sa présence a donné lieu ; les offres de la noblesse de Smolensk
et de Kalouga de lever chacune vingt mille hommes;
un discours du métropolitain de Moscou , Platon, surnommé
la bouche d'or russe , qui de la part de l'empereur
1
94 MERCURE DE FRANCE ,
fait présent à la garnison de Moscou de l'image de Saint-
Serge. La bouche d'or russe chante Ozanna à l'arrivée de
l'empereur Alexandre , nomme la nôtre Goliath , et compare
la sainte religion russe à la fronde de David. Parmi
les mêmes pièces , on lit encore un ordre de l'empereur
pour des levées momentanées destinées à la défense spé
ciale de Moscou , les délibérations de la noblesse de Novogorod
pour subvenir à la défense commune ; nombre de
rapports officiels signés des généraux Tormazów , Platow
et Wigeinstein , annonçant toujours la défaite des troupes
françaises ; une épître amicale du commandant de Moscou,
dans lequel ce gouverneur déclare avoir été chargé de
veiller sur la ville , et promet de justifier la confiance du
souverain ; un ordre qui enjoint aux Français résidant à
Pétersbourg de se retirer surles bords du Volga , etc. , etc.
* Ces diverses pièces offrent un mélange de tons et de caractères
fort remarquable ; tantôt c'est l'imitation du style
oriental , tantôt le langage grossier d'une nation inculte;
toujours les traces de l'ancienne barbarie et le cachet d'une
civilisation peu avancée . Quant au fond , on y reconnaît la
précipitation qui suit l'imprévoyance , le sentiment de la
ferreur, le besoin de se tromper soi-même sur ses propres
périls , le défaut de confiance et d'ensemble , l'exagération
qui accompagne la faiblesse , l'emploi des moyens qui la
décèlent. <
:
Tous nos journaux se sont empressés de se rendre les
interprêtes des sentimens que font naître de tels événemens :
quelques plumes ont puisé dans leur indignation des traits
éloquens pour dévouer le barbare Rostopchin à la malédiction
divine et humaine , et après cette juste imprécation ,
elles ont tracé habilement le tableau de ce que perd la
Russie au moment où son vainqueur s'est emparé de sa
vieilte capitale. Les journaux anglais l'avaient pressenti,
l'avaient indiqué à l'avance : les nôtres ont développé sous
ce rapport des notions dont l'exactitude égale l'intérêt. Ils
ont mesuré la force présumée des Russes et sa force réelfe ,
calculé l'étendue de son terrifoire , Feffectif de sa popula
tion , ses moyens de communication , ses ressources de
guerre , ses facultés pour le recrutement , les approvisionnemens
, les munitions de toute espèce ; ils ont vu une armée
redoutable détruite dans les combats où elle s'est constamment
proclamée victorieuse , et derrière ette rien de préparé
pour la soutenir : point d'appui pour sa ligne d'opération ,
point de réserve sur pied des proclamations , des appels
1
OCTOBRE 1812 .
au patriotisme , des dons civiques , des régimens votés sur
le papier, des citadins appelés au combat, et de malheu
reux serfs attendus de la mer Caspienne et de la Sibérie ,
pour être opposés aux vieilles bandes françaises , voilà pour
Pétat de défense .
Ils ont ensuite envisagé la question sous un autre rapport;
ils ont traité des résultats forcés de la conquête de
Moscou; ils ont montré Pétersbourg séparé de ses fertiles
greniers d'abondance , attendant vainement les convois
qui lui sont indispensables , et que la position de l'armée
française , maîtresse des grands fleuves et de toutes les
communications, va lui intercepter. On rassembler de nouvelles
forces ? d'où les faire venir? sur quel point les former?
de quels magasins les vêtir , les équiper , les nourrir ?
avec quel papier les payer dans l'épouvantable crise commerciale
et financière à laquelle de tels désastres livrent
toutun peuple et son gouvernement avec lui? Des considérations
plus éloignées , mais non moins pressantes , se
présentent aussi à l'esprit . Quelle impression ne doiventpas
faire la destruction de la ville centrale de la Russie , et son
occupation par nos armées , sur les nations vassales et
nouvellement tributaires de la Russie ! L'armée russe est
en retraite sur Kasan ; mais les Tartares qui occupent cele
province, autrefois dominateurs des Russes , étaient nas
guère indépendans . Ne pourraient-ils pas , ainsi que les
Cosaques, reprendre leurs privilèges et leurs droits ? L'occasionn'est-
elle pas favorable aux Perses pour profiter de
l'assistance de ces Anglais qui , par une contradiction- si
bizarre , sont attachés à la cour de Téhéran , tandis que le
ministère britannique s'est allié pour le perdre à la cour de
Pétersbourg ? Constantinople enfin ne peut-elle jeter un
oeil de regret sur les provinces qu'elle a laissé envahir , et
que la retraite des Russes laisse aujourd'hui maîtresses de
leur propre sort ? C'est de ce point élevé qu'il faut jeter la
vue pour reconnaître avec exactitude la position de l'Empire
russe. De ce même point on voit l'armée française
maîtresse d'une position centrale , protégée contre toute
attaque par la saison qui se déclare , appuyée à droite par
ses fidèles alliés , à gauche par les corps victorieux qui occupentles
bords des fleuves qu'elle a franchis , sûre de ses
communications et libre dans ses mouvemens .
Ainsi que la France et l'Italie , l'Allemagne entière retentit
d'actions de graces : les temples de tous les cultes
sontouverts; les chrétiens de toutes les sectesyvont bénir
93 MERCURE DE FRANCE , OCTOBRE 1812 .
1
le Dieu des armées qui a couvert leurs cités et protégé
leurs campagnes. Ils ne sont plus les tems funestes où
soulevée contre la France par le génie de la Discorde , l'Allemagne
voyait les armées françaises victorieuses reporter
le théâtre de la guerre sur son propre territoire ; ils ne sont
plus les tems malheureux encore , où divisée d'intérêts et
s'armant contre elle-même , l'Allemagne comptait parmi
ses souverains des adversaires de Napoléon et des partisans
de sa cause , combattant sous des drapeaux ennemis .
Aujourd'hui l'Allemagne entière est armée , mais elle est
unie ; mais elle suit les bannières du prince qui ne vaincra
que pour s'en rendre le protecteur et l'arbitre. Un orage
s'est formé au nord c'est sur l'Allemagne que pouvait
tomber la foudre , et cette immense contrée pouvant re
en proie à ses ravages ; mais le protecteur puissant de la
Confédération du Rhin , fidèle à sa noble habitude , s'est
rapidement élancé au-devant du danger; il a prévenu l'ennemi
au lieu de l'attendre . Ce ne sont pas les champs polonais
, les fertiles campagnes arrosées par l'Oder , l'Eibe
ou le Rhin qui voient les armées ennemies en présence ; ce
ne sont pasVienne , Berlin , Dresde, Munich , donton assiège
les portes , dont un barbare furieux mesure les remparts et
calcule les richesses ; ce sont les champs moscovites qui
sont teints du sang russe ; ce sont les cités russes que les
Russes détruisent eux-mêmes ; ils ont levé le braudon incendiaire
contre nous ; ce brandon n'a réduit en cendres
que leurs propres habitations : sur eux seuls retombent les
fléaux d'une guerre suscitée par la perfidie anglaise , et tous
les résultats funestes d'un parti embrassé par la faiblesse ,
soutenu par l'irréflexion et perdu par l'inexpérience .
Capitales de l'Allemagne , vous le reconnaissez sans
doute aujourd'hui , votre cause et celle de Paris étaient les
mêmes . Moscou est en cendie , Pétersbourg en frémit , et
vous , tandis qu'un petit nombre de vos fils prennent une
honorable part à la guerre , vous jouissez de tous les biens
de la paix , de toutes les jouissances de la civilisation , de
tous les fruits du commerce et de l'industrie. Dans quelles
circonstances plus mémorables avez-vous jamais remercié
la Providence ? Sobieski ne sauva que Vienne de l'invasion
des Barbares , et il fut salué du nom d'envoyé de Dieu .
Quel nom donnerez -vous dans votre reconnaissance à celui
qui dans la marche rapide de ses aigles a sauvé sept
royaumes , et porté la guerre à trois cents lieues de leurs
capitales ? S....
TABLE
5.
SEIND
MERCURE
DE FRANCE .
N° DLXXXVII . - Samedi 17 Octobre 1812 .
POÉSIE .
ÉLÉGIE A M. L'ABBÉ CHARRAING .
Citò proferte stolam primam et induite illum ;
et date annulum in manum ejus , et calceamenta
in pedes ejus , etc ....
Luc . XV .
Du culte évangélique o ministrė fidèle !
Qui nous portes de Dieu l'alliance éternelle ,
Dont la vertu modeste et la simplicité
Rappellent ces pasteurs , par qui la vérité
Détruisit et l'Olympe et ses fêtes célèbres ,
De ton toit paternel , entends les sons funèbres
D'un luth que le malheur va briser sous mes doigts ;
Il éveille l'écho pour la dernière fois !
Insensible aux accens des nymphes d'Aonie ,
J'ai quitté ce vallon qu'habite le génie .
Du nouvel hémisphère , arbrisseau transplanté
Sur le sol dangereux de ce climat yanté ,
G
98
MERCURE DE FRANCE ,
Lesautans ont courbé mon rameau jeune encore !
J'ai vu pálir mon astre à peine en son aurore !
Dans l'azur de l'Ether , sillonné par ses feux ,
Ainsi le météore un instant brille aux yeux.
O toi dont la sagesse , affable , tolérante
T'a fait le protecteur de ma jeunesse errante ,
Sois donc dépositaire etjuge en même tems ,
Du délire fatal qui flétritmon printems ;
Et que , pour moi , ta voix ,consolante et sacrée ,
Soit le phare qui luit pour la barque égarée.
,
Né dans cette île heureuse (1) , où l'astre d'orient ,
Toujours pur , toujours beau , dans ses douze voyages ,
Sur le double tropique et l'équateur ardent
Roule son disque d'or dans un ciel sans nuages ,
J'apportai ,jeune encor , de ce pays lointain
Un coeur vierge et brûlant , un coeur américain.-
Mais hélas ! sur ces bords , célèbres dans l'histoire ,
Par les arts , les combats, et trois mille ans de gloire ,
Le vice , revêtu de dehors innocens ,
Egara ma jeunesse et séduisit mes sens .
Voyageur étranger , dans ce climat perfide ,
J'errai , pendant long-tems , sans boussole et sans guide :
Tels on a vu jadis , dans ce palais brillant ,
Que décritdans ses vers le chantre de Roland ,
D'illustres paladins , jouets de l'imposture ,
Sous des voûtes sans fin marcher à l'aventure.
Du bandeau de l'amour mes yeux étaient couverts ;
Qui ne connaît l'amour ? qui n'a porté ses fers ?
Il commande ; à sa voix la Sagesse est muette ;
Son arc est , dans ses mains , la magique baguette
Qui nous métamorphose au gré de ses désirs :
Ainsi le jone flexible obéit aux zéphyrs .
Autrefois la Beauté , de ses mains virginales ,
Attachait une rose aux palmes triomphales ,
Que donnait la patrie à ces mortels heureux ,
Qui disputaient d'adresse et de faits glorieux (2) .
(1 ) Saint-Domingue .
(2) Mariages samnites.
OCTOBRE 1812 .
.. 99
L'Amour était alors cet enfant plein de charmes ,
Qui de myrtes parait ses cheveux et ses armes ;
Desjeunes citoyens il épurait le coeur ,
Ilconduisait leurs pas dans les champs de l'honneur ;
Ses devises ornaient leur armure éclatante ;
Au milieu des combats , son écharpe flottante
Etait de la victoire un présage certain ;
Ils bravaient avec elle et Mars et le destin .
Ce beau siècle n'est plus ! .. Aces vierges craintives ,
Acet amour si pur , à ces moeurs si naïves ,
Succèdent le désordre et ses excès honteux.
O Vénus-Uranie ! un voile officieux
Jadis embellissait tes formes attrayantes ;
On profane aujourd'hui tes charines et tes lois ,
De la chaste Pudeur on n'entend plus la voix !
De nocturnes banquets et des fêtes bruyantes ,
Remplacent ces tournois où brillait la valeur ,
Et ce repas frugal où régnait le bonheur .
Ah! combien j'applaudis l'ami de la nature ,
Qui , maître de son coeur , simple dans ses penchans ,
Habite le village et cultive les champs.
Il rêve, au bruit flatteur d'un ruisseau qui murmure ,
Sur ce monde d'argile et sur ses vains honneurs ;
Il connaît le néant de nos folles erreurs .
Un Horace à la main , loin des yeux du vulgaire ,
Il va chercher la paix dans un bois solitaire.
C'est pour lui que les prés sont émaillés de fleurs ;
C'est pour lui que Zéphyr tempère les chaleurs.
Doucement il arrive au terme de la vie ,
Etmontedans les cieux sa dernière patrie.
Tel fut cet empereur à jamais admiré (3) ,
Quidescendit du trône et vécut ignoré.
Loin de ce Capitole , où sa voix souveraine
Commandait le respect à l'univers soumis ,
Il trouva le repos et quelques vrais amis
Qu'effrayaient les faisceaux et la pourpre romaine.
Envainde sa retraite on voulut l'arracher;
Lestitres , les grandeurs , ne purent le toucher ;
A 1
i
:
~)
:
A
(3) Dioclétien.
100
Cel
MERCURE DE FRANCE ;
Il connaissait le poids de ses chaînes rompues ! Reviens , lui disait- on , laisse là ton rateau ;
› Commander à la terre est un destin plus beau. »
Le sage répondit : Venez voir mes laitues.
Imprudent , j'ai quitté le sûr abri d'un port Pour chercher sur les mers le naufrage et la mort. Sur la scène du monde , acteur trop inhabile , J'essayai de marcher d'un pas mal assuré.
Jouissant du présent , sur l'avenir tranquille , D'un bonheur idéal je m'étais enivré ; Mon esprit voyageait dans l'empire des fables ; Je sommeillais
, bercé de chimèrés aimables ,
Filles de la mollesse et de l'oisiveté. Par un chemin de fleurs , conduit par la Beauté , J'arrivai , tout surpris , dans le fond d'un abîme , Séjour du repentir , du délire et du crime.
Mais ici mes crayons refusent de tracer ,
D'un malheur mérité l'image déplorable.
Du récit de mes maux je pourrais te lasser ; Jetons donc sur ces maux un voile impénétrable. Un jour je trouverai (j'en ai du moins l'espoir ! ) Dans les champs paternels un horizon moins noir ; Là , tirant prudemment ma nacelle fragile
Sur le sable affermi d'un rivage tranquille ,
Je verrai sans effroi l'orage se former , Les vents agiter l'air , la foudre s'allumer : Sur un roc sourcilleux , ainsi nous peint Lucrèce
Cet immortel Platon , enfant de la sagesse ,
Ecoutant , d'un front calme ,
au milieu des éclairs ,
La tempête mugir et soulever les mers.
L. J. H***.
ÉPITRE A UN PROFESSEUR
AIMABLE.
M'INTERROGER
, Damis , sur l'emploi que je fais
Des jours que laparque me laisse ..
C'est demander un compte à la faiblesse ,
Sûr d'y trouver les abus des bienfaits.
Faut-il vous l'avouer ? j'aime assez la paresse ,
Et j'aime également l'ardente activité ;
1
Ne
De
La
OCTOBRE 1812 . ΙΟΙ
Celle- ci convient fort à ma vivacité ,
Mais l'autre , je le crois , s'allie à la tendresse .
Nedoit-on pas nommer une douce langueur
La paresse d'un coeur sensible ,
Qui se plaît dans un lieu paisible
A méditer sur le bonheur ?
Moi , dans ma tranquille demeure ,
Grace à l'imagination
Je sais changer de situation ,
De climats , de plaisirs , plusieurs fois dans une heure .
Souvent , Damis , je suis auprès de vous .
Là , je cache mon sexe , et sous un maintien sage ,
J'ai tous les charmes du bel âge ,
L'esprit vif , l'air espiègle et doux ,
Du plus intéressant élève.
J'écoute avec respect vos éloquens discours ,
Mais quelquefois , hélas ! un peu trop fille d'Eve
Je regrette un talent perdu pour les amours.
Bit..tôt , vous m'ordonnez de réciter Virgile :
Jem'attendris sur le sort de Didon ;
De louer Æneas me paraît difficile ,
J'ose le comparer au perfide Jason.
Vous vous fâchez , moi , je m'excuse ,
Et je vous dis : si je m'abuse
Accusez-en ma sensibilité .
Les Dieux pourraient-ils nous prescrire
La barbarie et l'infidélité ?
Ah ! la tendre pitié qu'inspire
L'amante qui pour nous soupire ,
Doit l'emporter sur la rigidité.
Vous vous taisez , et mes maximes
N'obtiennent point tout haut votre approbation ;
Mais j'entrevois que votre opinion
Rend mes principes légitimes .
Après l'étude et le repas ,
Parmi la jeunesse folâtre ,
Vous venez conduire mes pas :
Je ne puis vous quitter , et je laisse s'ébattre
Crier , sauter , courir cet essaim d'étourdis .
Dema tranquillité vous paraissez surpris :
Mais vous l'êtes bien plus , lorsque ma main tremblante
102 ; MERCURE DE FRANCE ,
Cherche la vôtre , et malgré vous ,
L'offre à ma bouche caressante .
Votre rougeur me peint votre courroux :
Je la devine , elle accroît mon estime ,
Etde pousser ce jeu me paraîtrait un crime.
Je vous regarde en souriant :
Vous retrouvez en moi les traits de votre amie ,
Je me nomme tout bas et je fuis à l'instant ...
Voilà ma douce erreur finie .
Une autre fois .... Mais taisons-nous ,
Du plaisir que je goûte en ces heureux mensonges
Les faux dévots pourraient être jaloux ,
Et sans l'aveu du ciel , me damner pour des songes .
Par feu Mme DE MONTANCLOS.
ROMANCE .
Doux chant d'amour me trouble dès l'aurore;
Doux chant d'amour le jour vient m'affliger ;
Doux chant d'amour le soir m'attriste encore ;
Que n'est- ce , hélas ! le chant de mon berger !
J'entends ces mots : « Aime-moi ! .. je t'adore ....
>C'est pour toujours ... Plus ne saurais changer ! ... »
Ah! dans ces mots estpoison qui dévore:
Les entendais jadis de bon berger .
Jeunes beautés , puisse amour que j'implore
N'être pour vous Dieu cruel , ni léger !
Mais , par pitié , faites que je l'ignore ;
Bien vous eachais les feux de monberger.
Ou , dans la nuit , si de la tendre Isaure
Le doux sommeil vient les maux soulager ,
Que chant d'amourpour vous résonne encore : ...
Mais que je rève entendre mon berger.
EUSÈBE SALVERTE .
OCTOBRE 1812 . 103
ÉNIGME .
Aux yeux des hommes etdes Dieux ,
Je suis un vice abominable ,
Qu'on hait et méprise en tous lieux ,
Parce qu'il est par- tout et bas et détestable ;
Mais , lecteur , ne crois pas , prise enun autre sens ,
Que telle soit ma destinée ,
Que je sois toute la journée
Sans mérite et sans agrément.
Faite pour ménager la vue ,
Une belle avec moi peut voir sans être vue ;
Je la préserve constamment
Des incommodités d'un soleil trop ardent.
Si par trop vive est la lumière
C'est encor moi qui la tempère ;
,
Et quand le jour vient à passer ,
Pour qu'il entre il suffit de me faire hisser.
Le philosophe de Genève ,
Dans ses leçons à son élève ,
Disait que pour embellir son manoir ,
On ne devait jamais négliger de m'avoir.
Il recommandait que sur-tout
Ma mise fût de couleur verte';
Or Jean- Jacques avait du goût ;
C'est vous en dire assez pour être découverte .
S ........
LOGOGRIPHE .
Je suis dans l'ordre naturel
Un écrivain surnaturel ;
Au rebours , tu peux à merveille ,
Lecteur , me voir dans un chapeau ,
Dans un sac , dans une bouteille
Dans un panier , dans un tonneau ,
Ainsi que dans mainte futaille ;
Si le soldat français ,
104 MERCURE DE FRANCE , OCTOBRE 1812 .
Dans un jour de bataille ,
Ne me montre jamais ,
La troupe moscovite
Me présente au plus vite ,
Quand l'Empereur et Roi
La met en désarroi .
V. B. ( d'Agen. )
CHARADE .
LORSQUE des bois le timide habitant
Entend de mon premier le bruit retentissant ,
Effrayé du péril qui de loin le menace ,
Il fuit en maudissant notre amour pour la chasse.
Un espiègle se plaît à faire mon dernier ,
Et les lambris supportent mon entier .
:
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est Papillote .
Celui du Logogriphe est Fromage, dans lequel on trouve : orme,
Rome , or , ame , mer , âge , rage , mageetforme.
Celui de la Charade est Basson .
1
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS.
TABLEAU DE LA MER BALTIQUE , considérée sous ses
rapports physiques , géographiques , historiques et
commerciaux , avec une carte et des notices détaillées
sur le mouvement général du commerce , sur les
ports , etc. , etc.; par J. P. CATTEAU - CALLEVILLE ,
membre de plusieurs Sociétés savantes et littéraires .
-Deux vol . in-8° . -Prix , 15 fr . - A Paris , chez
Pillet , imprimeur-libraire , rue Christine , nº 5 .
HORACE était poëte et philosophe , mais il fut moins
philosophe que poëte lorsqu'il se souleva contre l'audace
de l'homme qui franchit les détroits sur des barques
impies , et qui se rit des défenses des Dieux. Le poëte
traite la mer d'insociable ( Oceano dissociabili ). Le
philosophe , dans un moment plus calme , aurait reconnu
que la mer , loin d'éloigner et de séparer les hommes ,
les rapproche et les réunit. Si toutefois cette réflexion a
pu lui échapper dans un tems où la navigation était
encore dans l'enfance , elle se présente aujourd'hui na
turellement aux yeux de quiconque jette un coup-d'oeil
sur le commerce du monde , sur les découvertes et les
conquêtes que l'Europe doit à cet art perfectionné , La
vérité, s'étant une fois manifestée par ces immenses
résultats , l'esprit la retrouve facilement ensuite dans
ceux dont on n'avait pas d'abord senti l'importance ; il
la découvre aux époques anciennes où elle n'avait pas
frappé les contemporains. C'est , en effet , de cette vérité,
c'est des grands services que la mer rend à l'homme , ou
plutôt de ceux qu'il sait en tirer , que part l'estimable
écrivain dont nous annonçons l'ouvrage. M. Catteau
observe que les rivages de la mer ont été , en général ,
le berceau de la civilisation , des arts et de l'industrie,
Il remarque que les mers méditerranées ont joui spécialement
de cet avantage , et , en effet ,elles étaient les
1
106 MERCURE DE FRANCE ,
seules qui fussent à l'usage des premiers navigateurs . II
passe de là à une observation moins générale , mais
aussi importante ; savoir, que l'Europe , la partie la plus
industrieuse et la plus civilisée du globe , est aussi celle
dont le sein reçoit , s'il est permis de le dire , le plus
grand nombre de mers . Au nord et au midi la Baltique
ét la Méditerranée la pénètrent dans toute sa largeur et
la traversent en différens sens , l'une par les golfes de
Finlande et de Bothnie , l'autre par le golfe de Chypre ,
par la mer Noire et la mer d'Azof. Après de telles prémisses
, il est facile à M. Catteau de prouver de quel
intérêt ces grands bassins maritimes doivent être pour le
physicien , pour le naturaliste , pour le géographe ,
pour le philosophe et l'homme d'Etat. L'un de ces bassins
, ajoute-t-il fort bien , la Méditerranée proprement
dite , placée sous le plus beau ciel , entourée des plus
antiques souvenirs , a depuis long-tems fixé l'attention;
on l'a examinée avec soin sous tous ses rapports ; on a
recherché jusqu'à ses traditions les plus fabuleuses. Placée
sous un ciel rigoureux , environnée de pays qui
n'ont pu atteindre la gloire de la Grèce et de l'Italie , la
Baltique n'a pas obtenu jusqu'ici la même célébritéz
mais M. Catteau ajoute , avec raison , que son impor
tance actuelle n'est pas moins grande. Il remarqué que
les circonstances tournent aujourd'hui tous les yeux vers
les pays qui environnent cette mer , et nous pensons
avec lui qu'il ne pouvait choisir unmoment plus heureux
pour nous la faire connaître , avec des détails et une
exactitude qui ont manqué jusqu'à présent aux ouvrages
publiés en France dont elle a été l'objet .
à
En donnant à son livre le nom de Tableau , notre
auteur a suffisamment annoncé qu'il ne bornait pas son
plan à une nomenclature géographique ou
des calculs
de statistique fort utiles sans doute , mais fort ennuyeux.
En rendant instructif son tableau de la Baltique , il n'a
point renoncé à en faire un ouvrage intéressant. Je
considérerai cette mer , dit-il , non-seulement en ellemême
, relativement à son bassin , mais dans les rapports
où la nature et l'homme l'ont mise avec les pays
adjacens , et je la représenterai comme le centre d'un
OCTOBRE 1812 .
107
vaste ensemble d'objets qui reçoivent d'elle le mouvement
et la vie. Cette manière dont M. Catteau envisage
son sujet nous a paru très-heureuse. Du moment
qu'il a voulu nous peindre la Baltique comme le foyer
d'activité des contrées septentrionales de l'Europe , il a
dû en tracer le tableau physique , géographique , poli
tique et commercial , non plus pár des faits séchement
exposés et scientifiquement liés les uns aux autres , mais
dans l'ordre historique et toujours en les rapportant à
son idée mère , l'utilité de ce grand bassin maritime ,
son influence sur le commerce et la civilisation . Dèslors
tout s'enchaîne naturellement , tout prend l'intérêt
que l'histoire des hommes doit toujours inspirer à
Thomme , et le lecteur se trouve avoir fait un cours
complet d'instruction sur la mer Baltique , sans avoir
jamais été rebuté par les formes sévères et peu attrayantes
que l'instruction directe nous présente presque toujours .
Tel est le bon esprit dans lequel M. Catteau a entre
pris son ouvrage. La division qu'il y a établie ne fait
pas moins d'honneur à son jugement. Sa première partie
est, en quelque sorte , géographique et topographique ;
C'est là qu'il décrit les lieux , qu'il fixe les positions ,
qu'il réunit tout ce qu'on a su de la Baltique et de ses
bords depuis les premiers siècles où elle a été connue .
M. Catteau n'attache pas grande importance aux connaissances
vagues que pouvaient en avoir les anciens et
qu'ils n'ont dues qu'au commerce de l'ambre jaune ; il
les rapporte cependant ; il cite même le parti qu'en ont
voulu tirer quelques patriotes du nord pour placer dans
leur pays le berceau de la race humaine ; mais il s'attache
sur-tout , et avec raison , à la véritable topographie
de la Baltique depuis qu'on a connu observé et décrit
ses bords avec soin.
,
:
La seconde partie, où l'auteur traite de cette mer sous
ses rapports physiques , nous a paru encore plus intéressante.
La Baltique offre dans ce genre des phénomènes
singuliers . On sait qu'elle n'est point sujette au flux et
au reflux comme l'Océan ; que ses eaux fournies en
partie par de grands fleuves sont beaucoup moins salées ;
mais elle est sujette à des crues extraordinaires qui ont
:
108 MERCURE DE FRANCE ,
beaucoup exercé les conjectures des savans , et qui ont
été attribuées à diverses causes . Un savant suédois paraît
à M. Catteau avoir enfin découvert la véritable dans
l'inégale pression de l'air sur diverses parties du bassin
maritime . Une suite d'observations barométriques toujours
concordantes , ont fourni cette conclusion au
savant Schulten , et M. Catteau remarque très-bien que
si d'autres observations les confirment , il en résultera
une théorie dont l'application pourra s'étendre au -delà
de la Baltique et donner des résultats importans .
Notre auteur traite encore , dans cette seconde partie ,
une question qui a beaucoup occupé les savans du dernier
siècle . Certains faits , peut-être mal observés , avaient
fait croire que les eaux de la Baltique diminuaient sensiblement.
Le fait admis , on ne manqua pas d'académiciens
pour en deviner la cause. Cette cause étant générale
de sa nature , on en tira des conclusions pour les
autres mers , et d'après une proportion donnée on calcula
sans peine l'époque où , la mer et la terre étant des
séchées , il en résulterait une conflagration générale du
globe . La prédiction n'était pas consolante , quoique le
terme en fût éloigné , et quoiqu'on eût l'attention d'ajouter
que la conflagration produirait de nouvelles vapeurs
qui éteindraient le feu par un nouveau déluge , après
lequel le globe renaîtrait à la vie , pour être ainsi successivement
brûlé et noyé. Linné lui-même avait adopté et
soutenu cette hypothèse . Heureusement M. Catteau
nous apprend que depuis Linné on a de nouveau examiné
la chose ; les premiers faits ont été vérifiés ; on en
a observé de nouveaux ; on a reconnu que si la mer
s'abaisse et recule d'un côté , elle s'élève et avance de
l'autre , d'où il suit que jusqu'à nouvel ordre nous pouvons
, sur cet article , être fort tranquilles pour nos
petits neveux.
La troisième partie traite des productions de la Baltique
, et sur-tout de ses habitans , oiseaux aquatiques ,
amphibies , cétacées et poissons . M. Catteau , fidèle à
son plan , les considère sur-tout dans leurs rapports avec
l'homme . L'eyder est le plus intéressant des oiseaux ,
sous ce point de vue , par le duvet précieux qu'il fourOCTOBRE
18198 109
4
nit. Les poissons , les cétacées , les amphibies , sont
tous plus ou moins importans aux yeux du pêcheur .
M. Catteau les décrit tous avec plus ou moins de détails ,
mais il s'arrête avec le plus de complaisance sur la
pêchedes phoques et celle du hareng. La première est
la plus dangereuse , et l'auteur la compare , avec raison ,
à la chasse du chamois dont la séduction n'est pas dans
le gain qu'elle produit , mais dans les périls qu'on y
brave. La pêche du hareng est la plus utile et la plus
abondante que l'on fasse dans nos mers. M. Catteau , en
la faisant connaître , détruit plusieurs opinions erronées ,
long-tems soutenues par d'autres écrivains ; il rend à la
Baltique l'honneur usurpé par la Hollande d'avoir salé
les premiers harengs , et montre que l'anglais Anderson
s'est trompé en décrivant leurs miraculeux voyages .
Dans la quatrième partie , M. Catteau s'occupe des
Îles de la Baltique ; il en donne l'histoire et la géographie,
qui lui fournissent des faits et des détails intéressans.
Nous ne pouvons nous y engager avec lui , mais nous
observerons que les moins considérables de ces îles ne
sont pas toujours celles qui méritent le moins l'attention
des lecteurs . Fémern , située sur la côte du Holstein ,
vis-à-vis du port d'Heiligenhafen, est peu de chose par
elle-même ; mais la simplicité antique , les moeurs pures ,
quoique grossières , de ses habitans , leur hospitalité
patriarchale , leur fidélité à leurs usages et à leurs lois
en font un des points les plus intéressans de la côte.
Des souvenirs religieux , d'antiques traditions , répandent
aussi beaucoup d'éclat sur les îles situées à l'embouchure
de l'Oder ; et Bornholm , isolée au milieu de la
Baltique , peut citer avec honneur la manière dont elle
s'affranchit du joug odieux de la Suède , et nommer un
héros patriote parmi ses plus humbles citoyens .
Il nous est encore impossible de suivre M. Catteau
dans sa cinquième partie , où considérant les fleuves qui
se jettent dans la Baltique , il trace leur cours depuis
leur origine jusqu'à leur embouchure , et désigne les
limites où ils se rapprochent des fleuves tombant dans
d'autres mers , afin de pouvoir indiquer l'étendue de
toutes les communications qu'ils établissent. On conce
110 MERCURE DE FRANCE ,
vra combien le sujet est vaste , si l'on se rappelle à
quelle distance de la Baltique prennent leur source
l'Oder , la Vistule et la Duna , et si l'on songe aux canaux
par lesquels la main des hommes a réuni la plupart
de ces fleuves . Cette partie est très-importante et trèscurieuse
, mais de peur d'excéder les bornes qui nous
sont prescrites , nous y renverrons le lecteur , afin de
poursuivre et d'achever la revue de l'ouvrage .
C'est dans les sixième et septième parties qu'ayant
décrit le matériel de la Baltique ( qu'on nous passe l'expression
) , M. Catteau s'occupe de l'histoire de ses
peuples , ou plutôt de leur commerce et de leur navigation.
La manière dont l'un et l'autre commencèrent
et se développèrent , offre un spectacle très-curieux .
Après les missionnaires du christianisme qui par- tout ont
jeté chez les peuples modernes les premières semences
de la civilisation , c'est la ligue anséatique qui y joue le
plus grand rôle. L'origine en est assez obscure , mais
M. Catteau en décrit très-bien les développemens , la
politique et les progrès . Des villes allemandes se réunissent
pour mettre leur commerce à l'abri des brigands
terriens . D'autres villes entrent dans la confédération :
leur position les dirige vers le commerce de la Baltique
dont elles occupent les côtes méridionales . Elles se trouvent
former un intermédiaire naturel entre le nord de
l'Europe tout-à-fait barbare et le midi où les arts commencent
, mais où l'on manque de plusieurs matières
premières que produit le nord . La Hanse dans cette
position est utile aux deux parties , mais bientôt, comme
toutes les associations commerçantes , elle prend trop
exclusivement à coeur ses propres intérêts . Elle abuse
contre le nord des arts du midi dont le commerce lui a
donné connaissance ; elle établit dans une île de la
Suède , en Norwége , en Russie et jusqu'à Londres , des
factoreries indépendantes qui tendent au monopole du
commerce de ces pays . L'usurpation réussit d'abord ,
les souverains cèdent , s'humilient , tremblent même devant
les flottes de ces marchands ; mais peu- à-peu un
grand changement s'opère. Les commerçans intéressés.
ont beau s'armer d'une jalousie , d'un esprit prohibitif
OCTOBRE 1812 . 111
qui sont contraires àl'essence même du commerce , les
effets des relations commerciales se font naturellement
sentir. Les Danois , les Norwégiens , les Suédois s'éclairent
; ils s'instruisent dans la navigation et dans les arts .
L'intermédiaire de la Hanse cesse de leur être utile , et ils
finissent par en secouer le joug. La Russie seule le porte
quelque tems encore , parce qu'elle est moins éclairée ,
et même elle ne le porte qu'autant que son ignorance ou
son indolence lui en font encore un besoin. Tel est le
résumé de l'histoire de la Hanse par M. Catteau . Ce
serait aussi celui de l'histoire des républiques commerçantes
de l'Italie. Aussi notre auteur , qui se distingue
par un jugement droit et par une grande impartialité ,
après avoir fait le récit des entreprises ambitieuses de la
Hanse , après avoir peint son injuste orgueil , ne prononce-
t-il aucune sentence rigoureuse contre cette
fameuse association. Les Anséates se laissaient guider
par leur intérêt comme tous les marchands , comme tous
leshommes. Il ne faut pas leur en savoir plus mauvais
gré qu'à d'autres . Ils furent long-tems utiles à la société
générale ; ils introduisirent les arts , l'industrie , le commerce
parmi les peuples du nord , et ces peuples surent
bien s'affranchir de leur joug à l'époque où l'enfant brise
ses lisières. De combien d'institutions encore plus fameuses
ne pourrait-on pas en dire autant ?
L'histoire du commerce de la Baltique depuis la décadence
des villes anséatiques est beaucoup plus connue.
M. Catteau la raconte avec beaucoup de clarté et de
précision. Il en termine le tableau par des détails sur
le mouvement des principaux ports de la Baltique et sur
les établissemens qui s'y rapportent , par des états des
vaisseaux quiy sont entrés et en sont sortis dans le cours
de certaines années , par une notice des mesures , poids
et monnaies en usage des les Etats du nord . Il a aussi
placé , à la fin de son ouvrage , des additions importantes
sur quelques fleuves ou canaux , et sur la marine
russe. Ce sont encore là de ces choses qu'il faut chercher
dans l'auteur lui-même. Il est plus de notre ressort
de lui attirer la confiance qu'il mérite en faisant connaître
les sources où il a puisé . La première et la plus
112 MERCURE DE FRANCE ;
importante , est sans doute le long séjour et les nom
breux voyages qu'a faits M. Catteau dans les pays du
nord. La connaissance qu'il a de leurs langues l'y a mis
à portée , non-seulement de voir par ses propres yeux ,
mais de recueillir des renseignemens authentiques . Les
bibliothèques publiques et particulières lui ont été ouvertes
; enfin les savans de Berlin , de Copenhague , de
Stockholm , de Pétersbourg , lui ont communiqué leurs
mémoires et leurs observations .
M. Catteau a eu des secours non moins importans
pour la carte de la Baltique et des pays adjacens qu'il a
jointe à son ouvrage ; il s'est servi des meilleures que
Ton ait gravées en Danemarck , en Suède , en Russie , et
en particulier des excellentes cartes marines de l'amiral
Nordenankar.
Le style de cet ouvrage est ce qu'il doit être , clair ,
simple et correct. L'auteur sait même y joindre de l'élégance
et s'élever , lorsqu'il le faut , avec son sujet. J'en
citerai pour exemple le morceau où il peint le passage
du Sund , celui de la chasse aux phoques , le tableau
des moeurs de l'île de Femern , etc. Les traits historiques
dont il a semé son ouvrage sont racontés avec intérêt et
mêlés de réflexions judicieuses . Il ne nous appartient
pas de prononcer sur la justesse de toutes ses données
relativement à un pays que nous n'avons pas vu comme
lui ; mais dans ce que nous avons vu , nous l'avons
trouvé très -fidèle , et nous craindrons peu d'être démentis
par l'événement en disant que le Tableau de la Baltique
prendra place parmi les ouvrages utiles et intéressans ,
et qu'il confirmera la réputation que l'auteur s'est acquise
par son Voyage en Allemagne et en Suède , et par
son Tableau des Etats Danois .
C. V.
RESP
ADRES
OCTOBRE 1812.
LIND
115
CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , PHILOSOPHIQUE , CRITIQUE,
ADRESSÉE A UN SOUVERAIN D'ALLEMAGNE , DEPUIS L'ANNÉE
1770 JUSQU'EN 1782 ; par le baron de GRINM et
par DIDEROT. Cinq volumes in-8º de 2300 pages :
Seconde édition , revue et corrigée ; avec le portrait
du baron de GRIMM , dessiné d'après nature par
M. DE CARMONTELLE , gravé en taille-douce , et parfaitement
ressemblant. Prix, 28 fr. , et 35 fr. franc
de port . En papier vélin le prix est double.- AParis,
chez F. Buisson , libraire , rue Gilles - Coeur , nº 10 .
-
(PREMIER ARTICLE )
St l'on voulait chercher une preuve du goût général
en France pour les écrits légers , épigrammatiques , et,
dictés plutôt par l'esprit que par le raisonnement , on le
trouverait dans le succès que vient d'obtenir la publication
de plusieurs correspondances très-volumineuses.
Lebaron de Grimm était loin de penser peut-être qu'un
jour ses jugemens , ses opinions et ses sarcasmes feraient
les délices de Paris , qu'une première édition de ses lettres
s'enlèverait en peu de mois , et qu'il ne serait peut-être
pas assez d'une seconde pour satisfaire la maligne curiosité
des lecteurs . C'est pourtant ce qui arrive ; cette
deuxième édition paraît , et tout lui présage un succès
aussi marqué que celui de la première. Il faut avouer
aussi que cette collection porte avec elle le garant de sa
réussite ; si l'on doit à l'éditeur des remercîmens de nous
l'avoir fait connaître , il faut le féliciter du choix qu'il a
su faire. Il appartenait à un littérateur d'un goût aussi
exercé que délicat, de rendre cet hommage à un homme
distingué par son esprit et par ses connaissances . Grimm,
étranger, venu en France à l'âge où l'on acquiert diffi
cilement , ne tarda pas à se placer parmi les juges les
plus éclairés dans les lettres. Choisi par un souverain
d'Allemagne pour entretenir une correspondance litté
raire et philosophique, il s'acquitta de cette mission avec
autant de finesse que de discernement ; quelquefois ses
opinions sur plusieurs points se ressentent de leur origine
H
:
:
114 MERCURE DE FRANCE ,
germanique , mais les principes essentiels sont purs , et
dénotent un goût naturel , que l'étude des maîtres et la
fréquentation des hommes les plus marquans du dix-huitième
siècle avaient développé et nourri .
A l'époque où le baron de Grimm écrivait , la secte
des encyclopédistes brillait de tout son éclat ; sa puissance
sur la littérature était alors sans bornes . Grimm
fut lié avec tous les membres de ce parti , il était l'ami
de Diderot ; mais il sut se préserver de l'exagération
d'hommes qu'il admirait , et la justesse de son esprit le
retint toujours dans les bornes d'une sage modération .
Grimm, passionné pour les bons ouvrages de Voltaire ,
ne se laissait pas éblouir en faveur des faibles productions
enfantées dans la vieillesse de cet auteur . Il en
parle avec les égards dus au génie , mais avec franchise
et liberté . Peu sensible d'abord aux charmes de notre
style tragique , il blamait également le système dramatique
suivi par les plus beaux génies dont s'honore la
France . Notre tragédie lui paraissait fondée sur des
bases mesquines et déraisonnables . C'est-là que le baron
deGrimm écrivant à un prince allemand cesse d'adopter
les goûts français : peut-être était- ce encore l'influence
de sa première éducation ; peut-être aussi le désir de
flatter les idées ou les préjugés de son auguste correspondant
. Quoi qu'il en soit, le passage est assez curieux
pour être transcrit.
<<Je me suis plus que jamais confirmé , dit-il , dans
>>l'opinion que la vraie tragédie , celle qui n'existe point
>> en France , celle qui est encore à créer, ne pourra être
>> écritequ'en prose , et ne s'accommoderajamais du lan-
>>gage pompeux , arrondi et phrasier du vers alexan
>>drin. Je soutiens que toutes nos plus belles pièces
>> sont de la poésie épique , et ne sont pas de la poésie
» dramatique ; que ces deux poésies sont essentiellement
>> différentes , et que , puisque les Français n'ont pas ,
>> comme les Grecs , les Romains et les Italiens mo-
> dernes , un vers dramatique , il faut qu'ils écrivent
>> leurs tragédies en prose , ou qu'ils n'en aient jamais
➤ de vraies . Faut- il doncjeter Voltaire et Racine au feu ?
► Non; il faut les admirer et les lire éternellement ; mais .
OCTOBRE 1812 . 115
> il ne faut pas croire qu'à la représentation leurs tragé-
>>dies puissent avoir la vérité frappante , ou produire
>>l'impression terrible des tragédies de Sophocle et
>>d'Euripide; le jeu d'enfantpercera toujours par quelque
>>coin. Vous verrez , il est vrai , les chefs -d'oeuvre des
>>plus beaux et des plus rares génies de France , mais
>>vous remarquerez la fausseté de l'instrument; et la
> plupart du tems il n'y aura point d'accord entre le
>>pinceau de l'auteur et le sujet du tableau. Que nous
» sommes peu avancés dans la carrière du génie ! et nous
> avons l'ineptie de penser que tout est fait, et de nous
> plaindre qu'on ne nous avait rien laissé à faire ! Oui ,
>>>malheureusement , tout paraît fait pour nous , et nous
» n'avons qu'à nous enorgueillir de nos grands hommes ,
>>parce qu'il ne nous en viendra plus ; mais notre gloire
» passera, sijamais la génération d'enfans est remplacée
>>par une génération d'hommes . »
Ne croirait-on pas que , lorsque Grimm écrivit cette
verte diatribe contre notre poésie dramatique , honteux
lui-même de son hérésie , il courut se mettre à l'ombre
des grands noms d'Euripide et de Sophocle? Des noms
grecs ne gâtent jamais rien , et font bien augurer de l'érudition
de celui qui sait les employer à propos .
Si Grimm dans les premières années montra cette
irrévérence , le tems , la réflexion, et peut- être l'habitude
modifièrent chez lui ce que ses opinions eurent d abord
detudesque. Les derniers volumes de sa correspondance
ne peuvent laisser aucun doute à cet égard , et si l'on
voit qu'il ne sentait pas encore peut-être toute la grâce
enchanteresse de Racine , au moins ne peut-on nier qu'il
ne rendît à ce grand poëte des hommages bien sincères .
On a dit que la correspondance de Grimm , qui s'étend
depuis 1770 jusqu'en 1782 , ne faisait que répéter ce
que nous apprend la correspondance de Laharpe avec
le Grand-Duc de Russie. Sans doute l'époque est la
même , les événemens étaient aussi les mêmes , et l'on
trouve dans les deux recueils beaucoup de lettres qui
roulent sur un fonds semblable ; mais quelle différence
dans la narration , et sur-tout dans le sentiment qui
anime les deux écrivains ! Laharpe correct , grave , mé-
H2
116 MERCURE DE FRANCE ,
thodique , traite tous les sujets en démonstrateur ; il
emploie toutes les ressources de sa dialectique pour soutenir
le parti qu'il a embrassé , et le plus souvent pour
déguiser son acharnement. Il disserte , il se cuirasse
d'argumens contre celui qui a encouru sa colère , il revient
sans cesse sur ses pas ; malheur au téméraire qui l'a critiqué!
il ne le quittera qu'étendu sous le poids de ses
raisonnemens et presque toujours de ses injures . Grimm,
homme du monde , négligé quelquefois dans son style ,
fin dans ses aperçus , ne visant point à l'érudition , qu'on
pourrait comparer à ces amateurs en qui l'habitude de
voir etde comparerdes tableaux, fait reconnaître la touche
de tel maître , sans qu'ils sachent eux-mêmes conduire un
pinceau ; Grimmtenantun fouet armé d'aiguillons court
au milieu de la mêlée , distribuant de droite et de
gauche des déchirures dont plus d'un nourrisson des
Muses , qui ne s'en est pas vanté , portera long-tems les
stigmates . Certes les mêmes évenemens ne peuvent être
vus sous le même aspect , par deux hommes aussi
différens .
Grimm n'était le rival d'aucun homme de lettres , aussi
ne trouve-t-on chez lui que des jugemens dégagés de
toute passion haineuse ; jamais l'envie ne conduit sa
plume. Caustique par penchant , mais juste par raison ,
la vogue , ou l'esprit de coterie ne l'éblouissent jamais.
S'il se montre adorateur du génie de Voltaire , il sait fort
bien , avec tous les ménagemens possibles , s'exprimer
librement sur ce prodigieux talent dans sa décrépitude.
On peut juger si le disciple favori est plus épargné que
le patriarche. Il faut l'entendre parler de la traduction
des douze Césars .
En examinant avec attention l'état actuel de la litté-
>> rature en France , on ne tardera pas à remarquer deux
>> phénomènes en apparence contradictoires; la négligence
>> de l'étude des anciens et l'ignorance qui en est résulté
>> deviennent de jour en jour plus sensibles , et cependant
>> on n'a jamais été plus occupé qu'en ces derniers tems
>> à enrichir le publicdes traductions des meilleurs écri-
>> vains de l'antiquité. La contradiction de ces deux phé-
>>nomènes n'est pas aussi forte qu'elle le paraît , et peut
OCTOBRE 1812 . 117
> être la multiplicité des traductions même est-elle un
>>symptôme certain et infaillible de la décadence des
>>> études .>>>
Cette réflexion est de 1771 ; plus nouvelle , perdraitelle
rien de sa justesse? Poursuivons .
« Les douze Césars de Suétone n'avaient pas encore
>>trouvé de traducteurs parmi les littérateurs du jour .
>> M. de Laharpe entreprit cette besogne , et ne cessa de
>>nous préparer de mois en mois , par des annonces , à
>>recevoir ce bienfait de sa main. Il nous en gratifia
>>l'année dernière. Il a voulu que cette traduction fit
>>grand bruit et grande fortune, et qu'elle lui ouvrit les
>> portes de l'Académie française pour y occuper une
>>des places vacantes ; et pour avoir trop fait de frais
>>d'avance , il s'est retiré en perte à la fin de sa partie .
>>M. de Laharpe est né avec du talent ; il a du style ,
>>ila de la douceur et de l'harmonie dans sa versifica-
> tion; enun mot, il a annoncé d'heureuses dispositions ;
> mais ces dispositions veulent être perfectionnées , et il
> n'est pas permis de les montrer dix ans de suite sans
> aucun progrès sensible. Le malheur de nos jeunes
>>gens est de vouloir être placés à vingt-cinq ans parmi
>>les oracles de la nation; ils croient qu'on n'a qu'à se
> fabriquer son trépied comme on peut, le porter de
>>spectacles en spectacles , de soupers en soupers , et
> qu'on ne peut manquerd'être bientôtun grand homme .
>>Je crains que M. de Laharpe ne ressemble à ces jeunes
>> étourdis qui , nés dans une aisance honnête , auraient
> pu vivre dans l'opulence s'ils avaient eu l'esprit de con-
>>duite , et qui finissent par être ruinés pour avoir voulu
>> dépenser trop tôt. Son ton arrogant et tranchant est
>>d'ailleurs un signe de médiocrité qui trompe rarement ;
>il lui a déjà attiré une nuée d'ennemis ; et comme il
> paraît aimer la petite guerre , les épigrammes , il trou-
>>vera à chaque pas à qui parler ; il peut s'arranger pour
>>guerroyer en partisan toute sa vie : métier triste et péni-
>>ble dont les fatigues ne sont pas compensées par la
> gloire qu'il procure .
>>Quand on lit à la suite de la vie de Jules-César un
aparallèle à la manière de Plutarque , entre César et
118 MERCURE DE FRANCE ,
>>>notre roi Henri IV , c'est-à-dire entre les deux hommes
>> sur la terre qui se sont le moins ressemblés , on hausse
>> les épaules , et l'on sent qu'il ne faut pas s'occuper plus
>> long-tems du Suétone-Laharpe , ou de Plutarque tra-
>> vesti en bel esprit du pavé de Paris .>>>
Ce jugementestrigoureux , les termes sont durs , mais
quelle vérité dans les observations ! de telles vues ne
pouvaient appartenir à un esprit médiocre .
Grimm distribue la censure ou les éloges à tous les
littérateurs de son tems . Grands ou petits , chacun a sa
part , et l'on peut dire qu'il ne les a pas consultés .
S'il critique durement Laharpe , il est plus favorable à
Thomas , mais ses louanges ne sont pas sans restriction .
<<M. Thomas manque souvent de naturel et de vérité;
>> il n'observe point assez dans ses tableaux les règles du
>> clair obscur ; il commande trop à son sujet, au lieu de
>> se laisser entraîner par lui. La monotonie , qu'on lui
>> reproche , est bien moins choquante dans son Essai sur
>> Péloge que dans ses autres ouvrages . Elle est inter-
>> rompue au moins par le grand nombre de passages
>> qu'il emprunte des différens auteurs qu'il a voulu carac-
>> tériser. J'y trouve moins d'incorrections , moins de
>> redondance , moins de bouffissure ; mais quand il y en
>> aurait encore beaucoup , tous ces défauts ne sont-ils
>> pas rachetés par de grandes beautés ? N'est- on pas
>> obligé de convenir que son livre est rempli de pensées
>>profondes , d'observations fines et d'une infinité de
>>traits de la plus brillante éloquence ? Eh bien ! parce
>>qu'un homme aura les joues un peu boursouflées , ne
>> tiendrez-vous aucun compte des excellentes choses
>> qu'il pourrait vous dire ? >>>
D'après ces opinions franches et d'une rigoureuse
justesse sur ces coryphées littéraires , on peut juger de
quelle manière Grimm traite une foule d'écrivains alors
enivrés de l'encens des succès , et depuis long-tems
remis à leur place. Que de gloire évaporée ! que de réputations
exhumées! Est-il rien qui soit plus perfide que
la publication de ces correspondances posthumes ? Combien
de grands génies s'endorment tous les jours à l'ombre
de leurs lauriers , qu'une heureuse illusion leur fait voir
OCTOBRE 1812 .
119
toujours verts ! Contens d'eux, ils relisent avecune douce
quiétude leur brevet d'immortalité , dûment contresigné
par un confrère en Apollon; et voilà qu'un malin
fantôme les traîne tout-à-coup devant une génération
nouvelle qui se plaît à les accueillir par de grands éclats
de rire. En vérité , c'est une plaie nouvelle qui tombe
sur les beaux esprits de notre siècle en expiation de leurs
chefs -d'oeuvre . Toute la nation poétique frémira si l'on
publie encore de pareils recueils de lettres : à la simple
annonce , tous croiront entendre sonner la trompette du
jugement.
Les discussions littéraires et l'examen des ouvrages
ne sont pas l'unique sujet de la correspondance du baron
de Grimm. Ses relations avec la société la plus spirituelle
et la mieux choisie de son tems , le mirent à portée
d'enrichir ses lettres d'une foule d'anecdotes et de mots
heureux , qu'avec la tournure de son esprit il ne pouvait
dédaigner ; beaucoup ont été rapportés , d'autres auront
le mérite de la nouveauté. Nous en ferons connaître
1
quelques-uns dans un second article , en attendant que
les faiseurs d'Anas exploitent cette mine féconde.
G. M.
MAXIMES ET RÉFLEXIONS SUR DIFFÉRENS SUJETS DE MORALE
ET DE POLITIQUE ; par M. DE LEVIS. Quatrième édition .
Deux vol. in- 18.-Prix , 4 fr . , et 5 fr. franc de port.-
A Paris , chez Renouard, libraire , rue Saint-André--
des-Arcs , nº 55 .
4
S'ARRÊTER à considérer l'ensemble d'un livre dont les
éditions successives ont dû être examinées dans les
journaux , ce serait ne rien dire de particulier ; mais sans
avoir ces articles sous les yeux , on évitera les répétitions ,
du moins en général , sil'on choisit des objets isolés dans
le nombre de ceux qui peuvent le mieux faire connaître
combien l'ouvrage renferme d'idées utiles , de pensées
neuves et spirituelles , ou parmi ceux qui présentent
quelques difficultés et qui donneraient lieu même à de
fortes objections.
120 MERCURE DE FRANCE ,
Des maximes détachées , des réflexions indépendantes
de ce qui précède et de ce qui suit, composent une
grande partie de ce recueil. Ces pensées , déjà numérotées
, pourraient être classées en diverses colonnes ,
dont les plus remplies sans comparaison seraient sous
les titres de justes , excellentes , heureusement exprimées
. Plusieurs personnes , en acquérant des livres de
ce genre , aimeraient peut- être à rencontrer un exemplaire
chargé de telles indications en notes marginales ,
mais ces listes ne formeraient ici qu'une nomenclature
aride . D'ailleurs des remarques de cette nature semblent
n'être à leur place que dans le cabinet , et quand
le souvenir n'en est conservé que pour soi seul : l'équité
les rendrait presque toutes plus ou moins favorables ,
et cependant M. de Levis aurait quelque droit de se
plaindre de la liberté minutieuse de tous ces jugemens
prononcés devant le puble. J'abandonnerai donc la plupart
de mes notes. En faisant usage de celles que je conserve
, je dois motiver d'abord ces restrictions légères ,
mais inévitables , et dire ce qui pourrait sembler un peu
faible dans un livre qui a sans doutel'approbation générale
, qui la mérite , mais qui devait l'obtenir d'autant
plus sûrement qu'on y trouve une profondeur moyenne
assez conforme aux inclinations du tems où nous vivons ,
et très-propre à satisfaire ou les besoins , ou même les
prétentions de l'esprit , sans fatiguer dangereusement les
organes intellectuels .
Soit pour ne pas s'écarter tout-à- fait de cette sorte de
prévoyance , soit que ses méditations aient pris habituellement
un autre cours , M. de Levis traite avec moins de
supériorité quelques matières qui en exigent une grande ;
et quoique sa pensée ne manque ni de justesse , ni
d'énergie , et que souvent elle rencontre des aperçus
nouveaux , elle n'est plus aussi heureuse quand elle a
besoin de pénétrer jusqu'à la raison première des lois
morales , qui estaussi labase de la polítique. La difficulté
seule fait trouver imaginaire la région peu connue 'où
sont les principes des notions humaines; elle est semblable
à cette terre réputée chimérique , donc les Castillans
virent enfin l'existence quand il fut permis au génie
OCTOBRE 1812: 121
de Colomb de les y conduire. L'auteur n'aime point les
obscurités de la métaphysique , mais il n'en dit qu'un
mot, et je ne ferai point d'observations sur sa manière
de voir a cet égard; cependant, si l'espace , moins vague
qu'on ne pense , où les Clarke , les Leibnitz ont pu se
tromper sans se perdre , si la métaphysique se trouvait
interdite à l'homme , l'édifice social s'écroulerait , et
même il ne nous resterait que des perceptions sans idées
complexes. Quant aux considérations politiques , M. de
Levis s'en occupe spécialement ; je parlerai d'abord de
cette partie de son livre. Elle est fort remarquable , et je
devrais en faire connaître tout le mérite , s'il s'agissait
d'un ouvrage absolument nouveau ; mais ce soin devient
superflu . Dans ce qui est généralement louable , s'il y
avait quelque découverte à faire , ce serait celle des
imperfections . J'observerai donc que pour juger si des
choses de ce genre sont essentiellement bonnes , il faut
toujours remonter aux lois universelles ; or un auteur
paraîtrait les avoir perdues de vue quelquefois , s'il proposait
plusieurs maximes qui différassent essentiellement
dans leurs conséquences , ou qui ne pussent résulter des
mêmes principes .
M. de Levis observant ( Troisième Essai ) que- les
grands Etats sont maintenant faciles à gouverner , que
les armées permanentes reculent les bornes qu'on assignait
aux empires , et que les nouvelles inventions alongent
, pour ainsi dire , les bras du prince , ajoute que
cettefois le voeu de l'ambition est conforme à celui de Phumanité,
puisque les ravages de la guerre seront moindres
sur des frontières moins étendues : mais il avoue , dans
la sectio.nMélanges , que le luxe déprave les moeurs, etc.,
que s'il gagne les basses classes , il les fait participer
aux maladies des gens du monde, que la grande
culture , qui , en dernier résultat , paraît funeste à l'humanité,
est la cause du luxe , et que l'on trouve une
grandé corruption dans tous les nombreux rassemblemens
d'hommes . Ce ne sont point là dé ces contradictions plus
visibles qu'essentielles , qui se trouvent sur-tout dans les
mots , et que souvent il faut regarder comme de simples
inadvertances; on negligerait d'en remarquer de sem
122 MERCURE DE FRANCE ,
blables au milieu de pages excellentes : mais il y a dans la
manière de voir un défaut d'accord assez frappant , qui fait
craindre que l'auteur n'ait pas saisi la chaîne des questions
premières. Les idées politiques ont la plus grande
influence sur les destinées des peuples , et peut-être doivent-
elles seules les régler un jour : cette partie des
sciences humaines demande impérieusement un génie
vaste qui réunissant les tems et les lieux , marche à son
but avec plus de force encore que de circonspection , qui
en examinant quelquefois ce qui s'est fait naturellement,
considère toujours ce que la raison eût pu établir , et qui
sur-tout ne prétende jamais rassembler des institutions
d'un esprit contraire , afin d'opérer dans tous les genres
un peu de bien; vaine tentative dont il ne résulterait ,
sous des dehors spécieux , que discordance et confusion .
Cette politique indépendante diffère essentiellement de
celle dont les derniers siècles ont vu plus d'une fois
les entreprises maladroites et désastreuses , de cette politique
turbulente qui , par une conséquence même de sa
faiblesse , multipliant ses vues et voulant l'exécution
subite de ses plans , renverse sans abolir , et båtit, tous
les jours sans rien édifier . [
Depuis l'usage de l'artillerie , la guerre n'inspire point
de férocité ; le vaincu , dès qu'il a posé les armes , n'est
plus victime des passions auxquelles la mêlée , le combat
corps à corps donnait autrefois une violence durable
. M. de Levis développe parfaitement les résultats
de cette nouvelle manière de combattre. J'ignore si ces
observations avaient été faites ailleurs avec la même
étendue ; mais elles étaient indiquées dans un livre imprimé
en 1809. Il y est dit : « La vengeance , l'achar-
>>> nement sont plus rares ; .... ces coups portés de loin ,
>>> dans la fumée , semblent venir du hasard ; ..... c'est la
>> fatalité qui choisit ses victimes .... Les haines de la
>>> guerre ont diminué ; les passions prennent une sorte
>>d'habitude pacifique de s'en remettre de tout au sort.
1 )
On y lit aussi : « En politique , les conséquences de
» ces changemens ont été fort grandes ; mais la plus im-
>> portante est celle qui arrache pour jamais aux Bar-
➤ bares la domination sur la terre.... La force guerrière
OCTOBRE 1812. 123
>>a passé des bras dans la tête : une campagne est une
>>opération de mathématiques .... Les grandes invasions
>>deviennent impraticables , etc. » M. de Levis dit , au
contraire , à la fin de ses réflexions sur les diverses
formes de gouvernement : La vaccine détruisant le fléau
de la petite-vérole , permettra aux nations du nord-est
de l'Asie de reprendre leurs forces . « Ils reparaîtront
> alors ces Vandales , ces Huns .... Et qu'on ne croye
>>pas que la civilisation et les lumières puissent arrêter
> ces torrens dévastateurs ; les Grecs et les Romains , les
>>plus éclairés d'entre les hommes , y ont succombé . » Je
n'ai nullement ici l'intention de prononcer entre ces
deux auteurs ; mais M. de Levis n'a pas assez remarqué
peut-être que les lumières de Rome n'empêchaient point
qu'elle ne combattît à-peu-près comme ces Goths , ces
Hérules , et qu'une discipline plus exacte faisait alors
la principale différence ; mais qu'il en est une plus
essentielle entre une armée d'Européens modernes et
une armée de Barbares .
La guerre , encore terrible , n'est plus atroce : mais
M. de Levis attribue trop exclusivement , je crois , à
l'usage de l'artillerie une telle amélioration. Il dit et il
paraît prouver que la religion y contribue fort peu .
Quant à la philosophie , ajoute-t- il , qu'elle ne revendique
pas non plus ce bienfait. Pour moi , je pense qu'elle
y a certainement quelque part , et j'entends ici par philosophie
l'effet de la communication des lumières , Taffaiblissement
des préjugés , et l'habitude d'examiner les
diverses faces des objets , d'où résultent l'impartialité ,
lajustice , et bientôt T'humanité. Dans le tems des sages
par excellence , poursuit M. de Levis , on était barbare
envers les vaincus. Dans le tems des sages , pourrait-on
répondre , les philosophes qui , ainsi que Socrate , s'occupèrent
de la vraie sagesse , furent en petit nombre ;
avant l'imprimerie , l'instruction ne fut jamais vraiment
populaire ; dans Athènes même on lisait peu les écrits
des sages , et ceux qui assistaient aux leçons publiques
des philosophes , couraient sur-tout aux écoles où l'on
enseignait , par exemple , l'art de prouver que celui qui
s'accuse de mensonge est un homme vrai , puisqu'il dit
124 MERCURE DE FRANCE ,
faux. L'on en conclurait que sur les devoirs étrangers,
soit aux lois expresses de la patrie , soit à l'amour de la
famille , ou à l'amitié , l'opinion générale n'était ni ne
pouvait être bien formée chez les anciens . Dans une
révolution si long-tems appelée par les voeux de la philosophie
, dit encore M. de Levis , un décret atroce
défendit de faire des prisonniers , etc. La réponse serait
également simple. S'il existait une philosophie dont les
voeux eussent appelé cette révolution dans laquelle les
lois du brigandage prévalurent non-seulement sur toute
sagesse , mais aussi sur le bon sens , ce serait une fausse
philosophie , comme le fanatisme est une fausse religion.
On peut voir dans M. de Levis , Troisième Essai , quel
changement doivent avoir opéré dans les moeurs tant de
facilités en tout genre , et la manière nouvelle d'administrer,
qui , en maintenant les peuples dans une exacte
subordination , substitue insensiblement le besoin de
l'ordre aux penchans irréguliers . C'est un progrès semblable
qui affaiblit les inimitiés , et qui doit , si l'on peut
s'exprimer ainsi , rendre la guerre même plus pacifique .
Ce n'est point du respect que l'on doit aux femmes en
général , dit très-bien M. de Levis , 126º maxime . Et
ailleurs , dans l'Essai sixième , il s'élève fortement contre
l'usage européen et moderne de rendre commune aux
deux sexes la vie naturellement active des hommes , et
contre la manie ( car comment donnerais-je à cette vieille
habitude un nom plus honorable ! ) de faire des femmes
indistinctement l'objet d'une sorte de culte très-puéril ,
très-insignifiant , et de substituer ces hommages affectés
à l'estime ou aux inclinations qu'un tel empressement
devrait prouver , mais qu'il ne suppose même plus.
«Qu'elles sont vicieuses ces institutions qui donnent
>> tant de prise aux passions , et qui laissent si peu de
>> chances à la vertu ! La Grèce ce modèle .... n'avait-
>> elle pas ses gynécées , appartemens isolés des femmes ?»
-Il est vrai : mais cet usage des Orientaux ne convenait
qu'imparfaitement à un peuple aussi actif , et l'on sait
à quelles moeurs cette vie retirée des femmes paraît avoir,
plus que toute autre cause , entraîné les hommes . Les
suites naturelles de la manière de vivre des femmes
,
OCTOBRE 1812. 125
parmi nous , sont visiblement en opposition avec les
vraies convenances et avec les devoirs reconnus ; mais
il faut avouer que dans l'activité de l'Occident , l'état
des femmes est très-difficile à régler , et que les turbulens
Européens sont loin de concilier leurs divers principes
de conduite , ou de pouvoir suivre même les lois
qui pourtant les gouvernent. Si les femmes vivent retirées
, la société n'a plus de charme ; mais faut-il , pour
lebonheur , que la société soit à tout moment séduisante
? Ce continuel et fastidieux mélange altère beaucoup
les véritables douceurs du commerce des deux
sexes .
Dans le portrait d'un homme vraiment vertueux ,
M. de Levis , proscrivant un enthousiasme trop sujet
aux écarts , assigne , dans le sanctuaire de ses devoirs , la
première place à ses proches , etnon pas à ses compatriotes.
D'autres ont prétendu que si la patrie n'est pas
tout, bientôt elle n'est rien. De quel oeil le peuple eût- il
vu dans une république ancienne un citoyen qui , si
l'intérêt et la sûreté de tous l'eussent visiblement exigé ,
n'eût pas sacrifié son fils , comme il eût dû se sacrifier
mi- même? Je vais plus loin: laprochaine explosion d'une
mine doit, je le suppose , faire périr plusieurs milliers de
Français : celui qui seul en a connaissance , peut les
sauve,r s'il consent à envoyer son fils sur les lieux. Aucun
autre moyen ne se présente pour avertir ce corps
de troupes , et il est impossible que le père s'y rende
lui-même; cependant il lui est démontré que son fils ne
pouvant se faire entendre des Français qu'en se jetant
au milieu d'un gros d'ennemis , sera immolé à l'instant
même. Que doit faire ce père? La réponse de l'auteur
serait peut-être contraire à son principe , parce que ce
principe estdu nombre de ceux qu'il ne faut pas établir
sans restriction et sous la forme de précepte. Un fils est
beaucoup plus qu'un simple compatriote , puisqu'il est
à-la-fois et uncompatriote et un fils ; mais seul vaut-il
plus pour nous que mille de nos concitoyens ? C'est-là
que se trouve la difficulté. Si on peut la résoudre , ce
n'est pas du moins en peu de mots : je supprime donc
les conséquences que l'on en tirerait; d'ailleurs elles ne
1
126 MERCURE DE FRANCE ,
1
seraient point , au milieu de nous , à l'avantage du patriotisme
républicain , et je me retrouverais en cela d'accord
avec M. de Levis .
<<Le culte d'une religion qui n'admet point les châti-
>>mens d'une autre vie, ne doit pas être toléré dans un
* état bien police. » Donc l'on peut choisir entre les
diverses religions , donc les raisons de ce choix sont des
considérations politiques : les gens éclairés n'en porteront
pas un autre jugement , et c'est une opinion que le
peuple même partagera bientôt; en sorte que l'effet de la
religion devenant presque nul , les châtimens d'une autre
vie en imposeront beaucoup moins que les châtimens
visibles . Ces conséquences ne doivent pas m'être imputées
; vraisemblablement elles ne sontpas bien conformes
aux intentions de M. de Levis, pourtant je ne suis que
son interprête : ce que je conclus , quant àmoi , c'est que
depuis un certain tems , la plupart de ceux qui reconnaissent
la religion ne semblent point admettre qu'elle
soit d'institution divine et nécessaire , c'est-à-dire qu'ils
paraissent ne point reconnaître la religion. Si , dans
l'avenir, une grande contrée revient à sa croyance avec
une certaine ferveur et très-peu de foi , ce sera un phé
nomène curieux , mais non pas nouveau.
<-<Insensés qui prétendez gouverner les hommes par
>> la raison , sans appeler à votre aide la religion et
» l'honneur , vous ne savez pas tout ce qu'il vous fau-
>> drait de supplices pour maintenir l'ordre. » Ou bien il
faudrait gouverner selon l'ordre ; il faudrait , avant de
songer à maintenir l'ordre , établir un ordre réel ; il faut
drait cesser de le rendre impossible , etc. , etc. « Etablis
› sez l'ordre , l'habitude l'entretiendra . » C'est littérale
ment une des maximes de l'auteur , au premier volume.
« Gouverner , c'est choisir . Il résulte de cette
pensée qu'on ne pouvait exprimer avec plus de précision
et de justesse , que l'exercice de l'autorité suprême demande
beaucoup de moyens naturels , et peu de ces
talens que l'on acquiert avec effort . Des études rapides,
mais bien dirigées , peuvent suffire , puisqu'un excellent
esprit a plus besoin de lumières générales que d'une
scrupuleuse érudition. Quand la tête se trouve assez
OCTOBRE 1812 .
127
forte, le soin de gouverner n'est pas si pénible qu'on le
pense; mais rien ne remplace entièrement ce premier
don de la nature. Si une intelligence supérieure choisissait
dans chaque peuple le génie le plus capable de gouverner
avec cette sagesse dont unpetit nombre d'homines
extraordinaires a donné l'exemple , il est probable qu'elle
le prendrait le plus souvent parmi ceux que la multitude
ne remarque pas , soit parce qu'ils sont peu propres à
gérer d'une manière brillante des affaires communes , soit
parce qu'ils ne montrent point d'empressement pour se
mêler de l'administration .
En 1790 , l'assemblée nationale a déclaré que la
France se bornerait à maintenir l'intégrité de son territoire,
et n'attaquerait point celui de ses voisins. C'est, à
ce qu'il paraît, sur la proposition de M. de Levis que l'on
adopta cette mesure : elle est très-louable dans un pays
puissant , dès que les circonstances ne s'y opposent pas ,
et une telle résolution prise solennellement a tous les
caractères de la vraie grandeur : cependant le principe
sur lequel on se fondait, me semble faux , et est certai
nement douteux. Il faudrait une convention expresse
pour que le droit de guerre offensive n'appartint à personne
, comme le prétend M. de Levis. Dans la cité , les
individus n'ont pas le droit d'attaque; mais les Etats l'ont
conservé entre eux. Des développemens ultérieurs justifieraient
cette assertion ; mais ces matières politiques ont
déjà rempli l'une des deux parties de l'espace que je
m'étais assigné. Les pensées morales et diverses qui me
restent à citer ne seront pas toujours interrompues par
des digressions aussi étendues ; j'aurai moins d'objections
àproposer.
1
:
:
DE SEN**
( La suite au numéro prochain .)
(
(
MÉMOIRES DU COMTE DE GRAMMONT ; par ANTOINE HAMILTON
. - A Paris , chez Ant.-Aug. Renouard , rue
Saint-André-des -Arcs , nº 55 .
LES Mémoires du comte de Grammont n'offrent rien
ou du moins presque rien de ce qu'on cherche ordinai
1
128 MERCURE DE FRANCE ,
rement dans les ouvrages de ce genre , c'est-à-dire de
ces faits particuliers qui servent à discuter et à éclaircir
des points généraux d'histoire , qui portent tantôt le
doute dans des opinions accréditées , tantôt la conviction
dans des opinions incertaines ou probables , et de ce
choc font quelquefois jaillir la lumière et la vérité , mais
ils offrent en revanche un modèle inimitable de légèreté ,
de grâce et de naturel dans le style. Ce n'est donc pas
de l'instruction qu'il y faut chercher , encore moins de
ces peintures dans lesquelles le vice est immolé au ridicule.
Il n'y a ici de ridicule que les femmes laides et les
maris jaloux. On a reproché à Lesage de n'avoir presque
jamais peint que de mauvaises moeurs : on pourrait
adresser le même reproche à l'auteur des Mémoires ;
mais le premier , comme peintre de la société , le second,
comme historien , ne pourraient-ils pas répondre qu'ils
ont retracé ce qu'ils ontvu ? Si mes peintures sont fidèles ,
dirait l'un , si mes récits sont exacts , dirait l'autre , de
quoi peut-on nous accuser ? On a été plus loin à l'égard
des Mémoires de Grammont : on a voulu les rendre coupabies
de ce dont Rousseau accuse la comédie , c'est-àdire
de renforcer les moeurs qu'elle prétend corriger.
«Ce livre a été long-tems , dit Chamfort , le bréviaire de
>>la jeune noblesse . C'est lui qui a le plus contribué à
>> fonder en France une école d'immoralité prétendue
» agréable , et d'une perversité réputée charmante.
>> Réussir auprès des femmes fut d'abord le premier
>> mérite ; les tromper fut le second; et comme tous les
>> arts vont en se perfectionnant , les livrer au déshon-
» neur et à la dérision publique , devint la jouissance la
>>plus délicieuse. C'est ce qui paraît inconcevable ; mais
>> ce n'est pas tout . Le comte de Grammont étendit beau-
>> coup les bornes de l'art et les ressources du talent ;
>>celui de friponner aujeu devint une gentillesse parmi
>> les adeptes ou les concurrens ; et enfin la science fut
>> portée à son comble par l'admission des friponneries
>> de toute espèce et même de la filouterie.>> Voltaire ,
sans attribuer au livre d'Hamilton une influence aussi
funeste , porte un jugement à-peu-près pareil du héros
des Mémoires . Chamfort ne fait que le commenter , avec
OCTOBRE 1812 .
129
l'avantage que lui donnait le droit de tout dire acquis
par deux ans de révolution. Un des effets de cette revo
lution a été , sinon de nous rendre meilleurs , au moins
d'anéantir la tradition de cette perversité ballante. Le
vice aujourd'hui a perdu ses graces , et les vicieux ne
sont plus charmans . Par une conséquence récessaire
ils reçoivent moins d'hommages , et leur exemple est
moins pernicieux; en sorte que le livre d'Hanton, m'of
frant plus que des portraits désormais sans brodèles
peut , jusqu'à un certain point , passer pour un jeu res
prit, une débauche d'imagination , et devient une lecture
beaucoup moins dangereuse . On trouve bien encore
quelques élèves de cette école fondée par le comte de
Grammont , de ces vieilles renommées d'esprit et d'immoralité
; mais dépouillée des agrémens du jeune âge ,
leur existence est sans éclat et sans prestige. On les voit
vivre sur quelques bons mots qu'ils ont dits autrefois .
Du reste , ce n'est plus sur leur adresse au jeu que leur
fortune se fonde , mais sur l'agiotage et d'autres spéculations
non moins honorables .
Pour en revenir au comte de Grammont , on serait
lenté de croire , avec l'auteur de la notice imprimée en
tête de la dernière édition complète d'Hamilton , que ,
sous la minorité de Louis XIV , l'escroquerie au jeu
n'avait rien d'avilissant , « puisque , dit- il , le comte de
>>Grammont en tira long-tems une sorte de gloire , et
>>que , bien des années après , on voit son panégyriste
>> se donner fort peu de peine pour l'en justifier . » Ilya
plus , c'est que ce même panégyriste , réunissant quelques-
uns des traits les plus caractéristiques de son héros ,
le peint , de la meilleure foi du monde , toujours gai ,
toujours vif , et dans les commerces essentiels , toujours
honnêtehomme.
Il serait curieux de savoir ce qu'Hamilton entendait
par les commerces essentiels , et si , par exemple , lorsqu'il
courait sur la route de Douvres , après le chevalier
de Grammont qui avait oublié d'épouser sa soeur
même Antoine Hamilton trouvait alors le chevalier aussi
honnêtehomme dans les commerces essentiels . Mais celuici
répara , comme on sait , ce léger tort de mémoire ;
,
ce
ی ک
I
130 MERCURE DE FRANCE ,
et le beau- frère , devenu dans la suite historien et panégyriste
, dut trouver que son héros s'était toujours comporté
en homme d'honneur , puisqu'il avait épousé ,
quoiqu'en se faisant prier , Mlle Hamilton. Les amours
du chevalier de Grammont avec cette Anglaise , sont
peut être le seul article des Mémoires sur lequel il soit
permis de révoquer en doute la véracité de l'écrivain .
On a de la peine à se figurer le chevalier de Grammont ,
blasé , comme on le connaît , sur les plaisirs du coeur
et les jouissances du sentiment , transformé tout-à- coup
én amant discret et langoureux. Quand on ne saurait
pas d'ailleurs qu'à la première nouvelle de son rappel en
France , ce beau feu s'éteignit tout dun coup , et qu'il
quittait l'Angleterre sans songer à Mille Hamilton ,
plutôt en songeant à se soustraire aux engagemens qu'il
avait pris avec elle , on pourrait encore douter que cette
passion fût aussi vive et aussi sincère qu'Hamilton voudrait
le faire croire .
.
ou
Une chose assez remarquable dans ses Mémoires ,
sur-tout s'il est vrai , comme on dit , qu'ils aient été
rédigés sous les yeux et d'après les propres récits du
comtede Grammont , c'est que , sous le rapport d'homme
à bonnes fortunes , il n'est pas peint avec trop d'avantage
, qu'il échoue dans un assez bon nombre d'entreprises
de ce genre , et ne s'en console qu'en suscitant
des tracasseries aux amans qu'il n'a pu désunir. On
'n'avait pas encore appris à se venger des dédains ou
seulement de la résistance d'une femme , en envoyant un
équipage et des laquais se morfondre à sa porte : manière
ingénieuse de mettre le public dans la confidence de
faveurs qu'on n'avait pas obtenues . La gloire de cette
invention était réservée à un homme qui n'a imité le
comte de Grammont que pour le surpasser .
On ne saurait trop répéter que ces Mémoires sont le
premier des livres frivoles. Il n'y a que ce moyen de
faire passer quelques traits d'une morale que les moins
sévères trouvent par trop relâchée . Il faut être , en effet ,
doué d'une imperturbable gaîté pour raconter , comme
le fait Hamilton .l'histoire de cette Mme de Schrewsbury
dont le mari va demander raison an due de Buckingham
OCTOBRE 1812 .
131
de ses assiduités auprès de sa femme, et est tué d'un
'coup d'épée . Hamilton qui rapporte le fait, et qui ne
pouvait guère ignorer , quoiqu'il n'en dise rien , que
Mme de Schrewsbury tenait , pendant le combat , le
cheval de son amant , termine par cette réflexion :
« Cela choqua d'abord le public ; mais le public s'accou-
>> tume à tout , et le tems sait apprivoiser la bienséance
>> et même la morale . » Ily a quelque chose de révoltant
dans ce ton léger , et cette agréable insouciance avec laquelle
l'auteur des Mémoires parle d'une action criminelle
et odieuse ; car on ne peut s'y méprendre ; ce n'est
pas ici l'ironie amère et philosophique dont la morale
outragée emprunte quelquefois l'expression , au lieu du
langage d'une indignation vertueuse ; c'est le jugement
d'un historien impassible et froid , d'unhommedu monde
que rien ne scandalise , et qui laisse les moeurs du siècle
aller leur train .
Si l'auteur des Mémoires , pour donner plus de jeu et
d'expression à la physionomie de son héros , avait voulu
créer exprès un personnage et l'associer aux fortunes
diverses du comte de Grammont dans l'amour et dans le
jeu, il n'eût pas mieux fait que Thistoire : il n'eût rien
inventé de mieux que Matta , l'ami et le compagnon
d'armes du chevalier de Grammont dans la campagne
de Trin , ce Matta , si gai , si plaisamment ignorant , et
d'un esprit si naturel que tous les Mémoires du tems se
sontservis de ce trait pour le peindre . On sait comme il
anime cette première partie des Mémoires dans laquelle
il est en scène , soitqu'il soutienne de son infanterie la
partie de quinze contre le pauvre Caméran, soit que ,
voué au culte de la blonde Mm de Sénantes , il effraye
sa délicatesse par la témérité de ses entreprises , et la
brusque déclaration de son douloureux martyre ,
jours aimable , toujours charmant , lors même qu'il a
l'air d'être le plus écrasé sous l'ascendant du chevalier
de
Grammont.
tou-
La longue galerie des originaux qui brillent à la cour
de Charles II , offre le même talent de peindre et la même
verve de gaîté . La plus saillante de ces figures est celle
deRochester , courtisan bel-esprit , dont beaucoup de
12
132 MERCURE DE FRANCE ,
nos Français doivent la connaissance à l'un de nos auteurs
comiques les plus distingués , qui a su transporter
avec un rare bonheur sur notre scène ce personnage
des Mémoires de Grammont.
La nouvelle édition est précédée d'un extrait de la
notice de M. Auger sur Hamilton , imprimée en tête des
oeuvres complètes de cet écrivain .
-
VARIÉTÉS.
SPECTACLES . Théâtre du Vaudeville . - Première représentation
des Rendez- vous de Minuit , vaudeville en un
acte , de MM. Dupin et Dartois .
Lorsque le public cédant à l'attrait de la nouveauté se
rend en foule à une pièce nouvelle , il espère être dédommagé
de sa peine , et trouver du plaisir pour son argent ;
s'il est trompé dans son attente , il a à sa disposition un
moyen de compensation tout simple , et dont malheureusement
pour les auteurs il n'use que trop souvent . En cas
de chute , l'acteur a toujours quelque compensation de la
peine qu'il s'est donnée inutilement; il peut se dire qu'il a
fait son possible pour sauver l'ouvrage . L'auteur lui-même
jouit de quelque compensation : s'il s'est trompé , son intention
était bonne , et il se promet de mieux faire une
autre fois pour amuser le public ; mais le pauvre journaliste
, forcé pendant tout le cours de l'année d'assister soigneusement
aux premières représentations de nouveautés
si peu nouvelles , où trouver une compensation pour lui?
On ne peut admettre que c'en soit une que la liberté de
dire crûment qu'une pièce n'est pas bonne. M. Azaïs luimême
serait embarrassé pour établir la compensation .
Si l'on trouve singulier que je parle métaphysique à
propos d'un vaudeville , je répondrai que c'est la faute des
auteurs et non la mienne , car ils ont établi dans leur ouvrage
que tout était compensé dans la vie .
Il est d'usage au théâtre du Vaudeville que l'on fasse
précéder chaque ouvrraaggee nouveau d'un coupletd'annonce,
dans lequel on réclame l'indulgence du parterre . Ce couplet
est d'une importance plus grande qu'on ne pense , et
pour parler le langage du pays , c'est un échantillon sur lequel
on juge la piece. Le couplet d'annonce des RendezOCTOBRE
1812. 133
yous de Minuit , avait donné de l'ouvrage une idée favorable
; je l'ai retenu sans peine , et le voici :
L'auteur , malgré son épouvante ,
Messieurs , tout-à-l'heure m'a dit ,
Que son intrigue était piquante
Et ses couplets remplis d'esprit ,
Enfin que cette oeuvre légère
Etait un ouvrage parfait >
Si ce n'est pas ce qu'il a fait ,
C'est bien ce qu'il a voulu faire .
Il fallait du talent pour soutenir cette plaisanteric ; le
public n'aime pas les louanges prématurées , sur-tout quand
c'est l'auteur qui se les donne lui-même .
Les Rendez-vous de Minuit m'ont rappelé (je sais bien
pourquoi ) la Famille extravagante de Legrand , donnée
en 1709. Si je nomme la Famille extravagante , la plupart
de mes lecteurs ne la connaîtront pas , mais les auteurs des
Rendez-vous de Minuit la connaissent bien. Fabre d'Eglantine
la connaissait aussi , car c'est là qu'il a pris le rôle
d'une vieille femme qui ne parle que par proverbes , personnage
comique , et qu'il avait fort heureusement placé
dans l'Intrigue Epistolaire.
Pour revenir aux Rendez- vous de Minuit , je dirai donc
que leur ressemblance avec la Famille extravagante est nu
peu trop forte : même intrigue , presque même nombre de
personnages , et qui agissent de même dans les deux onvrages;
seulement MM. Dupin et Dartois ont changé les
noms et le lieu de la scène . On trouve dans cette imitation
de fort jolis couplets; peut-être même sont-ils un peu lestes ,
sur-tout ceux que chantent les demoiselles : dans le monde
les jeunes filles ne disent pas tout ce qu'elles savent , et je
crois qu'au théâtre il est inconvenant de leur faire parler
du souvenir et de l'espérance. Comment une demoiselle
peut-elle aussi chanter les douceurs de la maternité ? ...
En résultat , il importe peu aux spectateurs que la pièce
soit de Legrand ou de MM. Dupin et Dartois. Est-elle
amusante ? Oui. Y trouve-t- on de jolis couplets ? Oui .
Fait-elle passer une heure agréable ? Oui . En ce cas je
crois que les Rendez-vous de Minuit seront quelquefois le
rendez-vous de ceux qui aiment à rire sans s'informer du
nom des auteurs à quiils en ont l'obligation. B.
134 MERCURE DE FRANCE ,
1
INSTITUT IMPERIAL DE FRANCE . -La classe des beauxarts
a tenu une séance publique le samedi 3 octobre .
Voici le proggrraammmmee et l'ordre de la séance :
M. Joachim Lebreton , secrétaire-perpétuel , a présenté
la notice des travaux de la classe , depuis le 1 octobre
1811.
Le même a lu une notice historique , très-intéressante ,
sur la vie et les ouvrage de M. Moitte , membre de l'Institut.
On a ensuite procédé , au milien des plus vifs applandissemens
, à la distribution des grands prix de peinture ,
de sculpture , d'architecture , de gravure en taille-douce ,
de gravure en médailles , et de composition musicale .
La séance a été terminée par l'exécution des deux scènes
qui ont remporté les grands prix de composition musicale .
(Nous avons inséré , dans le dernier No , la Cantate sur
laquelle s'étaient exercés les concurrens. ) Elles avaient été
précédées de l'ouverture du Jeune Henri , par M. Méhul ,
membre de l'Institut et de la Légion d'honneur .
NECROLOGIE . M. F. DE VERNEUIL , dont on a inséré
dans ce journal un assez grand nombre de poésies , toutes
plus ou moins remarquables par de nobles sentimens et
de beaux vers , vient de mourir , à vingt-quatre ans , d'une
maladie longue et douloureuse. Il laisse une épouse inconsolable
, et des amis qui regretteront long-tems les
estimables qualités de son ame franche et loyale. Des travaux
commencés , son ardeur pour l'étude , sa jeunesse ,
et quelques-uns de ces suffrages qui sont les garans des
succès , tout lui permettait d'aspirer à cette gloire littéraire
qui fut toujours le premier , ou plutôt l'unique objet de
ses voeux .
Il laisse manuscrits divers ouvrages , parmi lesquels on
cite un Poème dans le genre de la Boucle de cheveux , de
Pope , et des Odes qui ne sont dépourvues ni de chaleur,
ni d'harmonie . Ces nouvelles poésies , réunies à celles qu'il
avait publiées lui-même , formeront un recueil très-varié ,
digne d'attirer l'attention des amis des lettres , et qui ,
pour obtenir du succès , n'aura pas besoinde l'intérêt que
ne peuvent manquer d'inspirer les qualités morales de
Kauteur , et sa fiu prématurée .
M. de Verneuil avait donné au théâtre de l'Odéon une
OCTOBRE 1812 . 135
petite Comédie intitulée : le Jeune frondeur , qui reçut
beaucoup d'applaudissemens , et a été jouée plusieurs fois .
Un de nos poëtes dramatiques le plus justement célèbres ,
M. Andrieux , a fait sur sa mort ces vers touchans qui
seront gravés sur sa tombe :
Sur ton front , jeune encor , quelques rayons de gloire ,
S'éclipsèrent , voilés par les jaloux cyprès :
Les Muses , l'Amitié chériront ta mémoire ,
Et de l'Hymen en pleurs partagent les regrets.
Note des Rédacteurs . Dans un Discours en vers de M. de
Ferlus , qui a pour titre : De la nécessité d'un élat etquenous
avons inséré dans le N° 582 , article Poésie , on lit ces deux vers :
Des cavernes de Foy, des antres de Gemblin ,
Du gouffre où l'on s'immole un cornet à la main .
Nous prévenons nos lecteurs que ce dernier hémistiche n'est point
de M. Ferlus ; nous convenons en même tems , que l'hémistiche auquel
nous l'avons substitué , rendait beaucoup mieux l'idée de l'auteur
, était plus poétique .... Mais toutes les convenances nous ont
fait un devoir de le supprimer ... Cette déclaration doit satisfaire
M. de Ferlus , à qui personne ne doit plus reprocher avec justice
les six syllabes , bonnes ou mauvaises , que nous avons été obligés
de lui prêter , pour ne pas perdre une pièce de vers dont nous youlions
enrichir notre feuille.
POLITIQUE.
LE 22º Bulletin a été publié par le Moniteur.
Moscou , le 27 septembre 1812 .
Le consul général Lesseps a été nommé intendant de la
province de Moscou. Il a organisé une municipalité et plusieurs
commissions , toutes composées de gens du pays .
Les incendies ont entièrement cessé . On découvre tous
les jours des magasins de sucre , de pelleteries , de draps , etc.
L'armée ennemie paraît se retirer sur Kalouga et Toula .
Toula renferme la plus grande fabrique d'armes qu'ait la
Russie . Notre avant- garde est sur la Pakra.
L'Empereur est logé au palais impérial du Kremlin . On
a trouvé au Kremlin plusieurs ornemens servant au sacre
des Empereurs , et tous les drapeaux pris aux Turcs depuis
cent ans ,
Le tems est à-peu-près comme à la fin d'octobre à Paris .
Il pleut un peu , et l'on a eu quelques gelées blanches . On
assure que la Moskwa et les rivières du pays ne gèlent point
avant la mi- novembre .
La plus grande partie del'armée est cantonnée à Moscou ,
où elle se remet de ses fatigues .
Quelques jours auparavant , le Moniteur avait aussi publié
quelques-uns de ces actes auxquels le gouverneur Rostopchin
a si bien imprimé le cachet de la barbarie de son
langage , si digne de celle de ses actions .
Des lettres particulières ont ajouté des détails intéressans
sur la catastrophe de Moscou; ces lettres ont paru dans les
journaux les plus accrédités. Nous les mettrons sous les
yeuxdu lecteur.
«Dans la première semaine de juin , il était arrivé à
Moscou un homme qui disait s'appeler Schmidt , et étre
natif de Wurtzbourg . Cet homme , que de fortes raisons
font soupçonner d'être Anglais de nation , et de porter un
nom supposé , était accompagné d'un aide -de-camp du
prince d'Oldenbourg , qui avait aussi pris un autre nom.
Tous deux s'établirent dans une maison située à Woronzoff
, à quatre werstes de Moscou , vers le chemin de Ka
MERCURE DE FRANCE , OCTOBRE 1812. 137
louga. Peu de jours après leur établissement dans cette
maison, plus de cinq cents ouvriers y étaient déjà réunis ;
des gardes furent placés aux portes, et l'on interdit l'entrée
de lamaison à quiconque n'y était pas employé. Les directeurs
de cet atelier firent alors la demande d'une quantité
énorme de limaille de fer , et l'on commanda au fabricant ,
nommé Preitre , pour 45000 roubles d'huile de vitriol.
Preitre fit bientôt sa première livraison , et reçut comptant
20000 roubles : sa seconde livraison , qui est de 1500
pounds , se trouve encore à sa fabrique , éloignée deMoscou
de quarante werstes; elle était à la disposition du gouverneur
Rastopchin . Celui-ci publia , le 4 septembre , un avertissement
pour que le peuple ne s'effrayât pas d'une explosion
qui pourrait avoirlieule lendemain; c'était , disaitil
, l'essai d'une machine inventée pour exterminer l'armée
française , et l'on était sûr du succès . La machine ne fut
prête que le 8 : on en fit l'essai le même jour; mais cette
espèce de ballon ne put quitter la terre. Le bruit se répandit
alors qu'on travaillait ày faire des changemens , et pen de
jours après , les habitans apprirent qu'on avait renoncé à
ceprojet pour s'occuper de la fabrication d'artifices destinés
à incendier la ville , si notre armée se présentait pour
l'occuper.
» Il paraît que le soi-disant Schmidt était arrivé de
Vienne , muni de passe-ports pour entrer en Russie , et
de lettres de crédit qui lui avaient été remises par le ministre
russeprès la cour impériale d'Autriche . Il n'a quitté
Moscou que deux ou trois jours après l'entrée victorieuse
de la Grande-Armée dans cette capitale. »
Une autre lettre est ainsi conçue :
« On aurait pu croire que l'incendie de Moscou était le
résultat d'un premier mouvement de désespoir , lorsque
l'impossibilité d'arrêter la marche de l'armée française a
forcé les Russes d'abandonner leur ancienne capitale. Cette
idée était si naturelle , que plusieurs personnes l'avaient
adoptée ; et quoiqu'elle ne pût justifier la conduite du gouverneur
Rostopchin , elle affaiblissait un peu Thorreur
qu'inspire naturellement l'image affreuse d'une ville immense
livrée aux flammes par les mêmes mains qui devaient
la protéger. Aujourd'hui que des faits cons'ans , et
qui n'admettent aucun doute , prouvent que cet embrâsement
avait été conçu d'avance , que les moyens de destruction
ont été combinés à loisir avec une habileté réfléchie ,
L'étonnement et l'indignation ne connaissent plus de bornes
138 MERCURE DE FRANCE ,
» Jamais combinaison destructive ne fut mieux orga
nisée. Les agens de Rostopchin , c'est-à-dire les cinq mille
bandits auxquels il avait fait ouvrir les portes des prisons ,
allaient , la torche à la main , dans les divers quartiers de
la ville , mettre le feu aux maisons ; et pour rendre l'incendie
plus rapide , ils observaient de quel côté le vent
soufflait , afin de brûler tous les édifices qui étaient sous
le vent. On a découvert dans plusieurs maisons des étoupes
imbibées de goudron et de soufre placées sous les
escaliers debois , dans les écuries , dans les remises et dans
les greniers . On y faisait parvenir le feu du dehors à l'aide
de matières combustibles telles que des liens de paille et
des cordes de la nature des mèches à canon . Nos soldats
ont aussi rapporté des fusées incendiaires si bien conditionnées
et faites avec un tel soin , qu'une fois allumées il
devenait impossible de les éteindre.
Tous ces faits expliquent comment le feu prenait dans
des édifices et des maisons fermées , et où personne n'habitait.
Le superbe bâtiment de la banque a été presqu'entièrement
consumé avant qu'on ait pu en enfoncer les
portes de fer et y pénétrer. Ce qui passe toute croyance ,
c'est que , lorsque les Français se sont présentés pour
arrêter les progrès des flammes , ils n'ont pu trouver une
seule pompe . Les pompiers mêmes avaient été forcés de
quitter cette malheureuse ville , dont l'inévitable destruction
a été calculée avec un sang-froid qui fait frémir l'humanité.
n
sa
Voici en outre un fait qui caractérise à lui seul et le barbare
Rostopchin , et le gouvernement qui l'avait revêtu de
confiance , et l'état de civilisation véritable du peuple
qu'il était chargé de défendre ; on croit lire un trait du
Dgezzar-Pacha , ou apprendre une exécution ordonnée sur
un de ses muets par quelque despote africain .
« Un malheureux , nommé Wertiaginn , était détenu
depuis six mois dans un cachot , pour avoir écrit qu'avant
six mois l'Empereur des Français serait à Moscou. Ala
première nouvelle de l'arrivée des Français , le gouverneur-
général s'est fait amener le prisonnier, et sans aucune
forme judiciaire , sans aucune espèce de jugement , il a
ordonné qu'on lui coupât la main droite et qu'on le sabrât ,
ce qui a été exécuté sous ses yeux , dans la cour même de
lamaison du gouvernement . Rostopchin a voulu se donner
Ihorrible plaisir d'insulter à cet infortuné : Tu as annnoncé
, lui a-t-il dit , que l'Empereur des Français vien-
“
OCTOBRE 1812 . 139
drait à Moscou; s'il y vient , tu ne le verras pas . Par
un raffinement de cruauté , Rostopchin avait envoyé chercherle
père de la victime pour être témoin de son supplice.
Heureusement il avait pris la fuite .
* Quel pays que celui où un fonctionnaire public se met
ainsi, de son autorité privée , au-dessus de toutes les lois de
lajustice et de l'humanité !
L'avant -garde de l'armée française s'avançait avec une
telle rapidité , que les Russes n'ont pas eu le tems d'enlever
lecorps mutile dela victime de Rostopchin. On l'a trouvé
dans la cour de la maison dans laquelle avait résidé ce
digne gouverneur-général. »
Une autre lettre particulière donne les détails suivans :
L'ordre est rétabli dans la ville . Le maréchal duc de Trévise
est nommé gouverneur de Moscou et de la province ,
et le général Mithaud commandant de la place. La ville
estdivisée en vingt quartiers ; chacun d'eux a son commandant
spécial. Selon le rapport des habitans , on attendait
l'empereur Alexandre le to septembre . Il n'y a point paru .
Le grand-duc Constantin , arrivé après la bataille de la
Moskwa , s'est retiré précipitamment. On découvre tous
les jours des magasins. Les approvisionnemens de l'armée
sont assurés pour long-tems .
Cependant que sait- on à Pétersbourg de ces événemens
rapides qui en un moment ont changé la face de l'Empire ,
ordonné un nouveau système de défense , et après la destruction
d'une capitale ont mis l'autre en danger , et l'ont
livrée aux terreurs que lui doit inspirer une si épouvantable
manière de préserver une ville des atteintes ennemies ?
Que fait- on dans cette nouvelle capitale de l'Empire ? Se
prépare-t- on à soutenir la guerre ? Adresse-t-on des voeux
an monarque pour qu'il obtienne la paix de son vainqueur?
Non. Pétersbourg , à la date des dernières nouvelles , était
encore abusée par des relations mensongères , et la basilique
de Saint- Isaac retentissait d'actions de grâces : un
Te Deum solennel y était chanté en présence de l'empereur
et de toute la famille impériale pour remercier la Providence
d'avoir favorisé les armes du général en chef
Kutusow à la bataille de la Moskwa , bataille que l'histoire
nommera de Moscou , puisqu'elle avait pour objet la défense
de cette capitale et que sa prise en a été le résultat .
Il paraît done qu'après la bataille de Moscou le général
Kutusow, après un éloge complet et mérité du courage des
guerriers qui ont combattu sous lui , a trouvé convenable
140 MERCURE DE FRANCE ,
d'écrire à son prince que ce courage, dirigé par son habileté,
avait été couronné par la victoire , que l'armée française
avait perdu le champ de bataille , beaucoup d'hommes et
du canon , qu'elle avait battu en retraite pendant quatorze
werstes , etc. , etc. , etc.
Ala réception de ces dépêches , l'empereur Alexandre
a cru devoir à l'ambassadeur de son nouvel allié , au ministre
britannique , de lui faire part d'une si agréable nouvelle
; celui- ci , lord Cathcart , n'a eu rien de plus pressé
que d'écrire à sa cour dans le sens de la relation . Voici sa
lettre; elle est très -remarquable en ce qu'on reconnaît facilement
que cet ambassadeur, déjà souvent pris pour dupe,
se refuse à l'être tout-à-fait dans cette circonstance , et qu'il
ne se donne pas pour parfaitement assuré de ce qu'il écrit ;
on voit qu'il répète , mais qu'il ne presse pas son gouvernement
de croire à tout ce qu'on lui dicte. Voici cette dépêche
adressée à lord Castelreagh .
Pétersbourg , le 13 septembre .
« Milord , j'ai le bonheur , en commençant ma cofrespondance
de Saint-Pétersbourg , d'annoncer que les armes
de S. M. I. ont été victorieuses dans une bataille générale
et très-obstinée , qui a eu lieu le 7 septembre , au village de
Borodino , entre Mojaïsk et Ghiath , sur la route de Smolensk
à Moscou .
» Il paraît que Napoléon avait concentré ses forces après
les combats et la prise de Smolensk .
71 Le prince Kutusow , de son côté , avait choisi une
forte position et établi ses troupes dans son voisinage .
" Le 4 septembre , l'ennemi fit une reconnaissance en
force et fut repoussé avec perte .
" Le 5 septembre , les Français attaquèrent la gauche et
furent repoussés. Leur perte dans le combat a dû être considérable.
» Le 6, il ne se passa rien d'important , si ce n'est que
le prince Kutusow fut rejoint par ses réserves , qu'il completta
ses dispositions et ajouta plusieurs retranchemens et
batteries sur sa gauche .
» Le 7 , à la faveur d'un brouillard épais , les Français
attaquèrent de nouveau la gauche avec beaucoup d'impétuosité
, et avec tous les moyens qu'ils ont coutume de déployer
quand ils jugent nécessaires des efforts décisifs .
» Ils furent reçus par les divisions de grenadiers appartenant
à l'aile gauche , et commandées par le princeBagra
Le
J
OCTOBRE 1812 . 141
tion. Le centre de la ligne russe s'étant porté contre les
forces les plus avancées contre sa gauche , l'attaque devint
générale .
L'ennemia , dit- on , couvert sa retraite par un corps
considérable de cavalerie. Ils'est retiré à plus de 13 werstes
du champ de bataille , poursuivi par le général Platow .
» J'ai retardé deux jours l'envoi de cette dépêche , croyant
apprendre de nouveaux renseignemens , et recevoir un
rapport plus détaillé ; mais comme il est arrivé des lettres
jusqu'au 9 septembre, etqueje ne reçois pas de renseignemens
plus positifs (1) , j'ai jugé à propos de vous expédier
cette dépêche telle qu'elle est; elle contient une affaire qui
doit à jamais ajouter à l'éclat des exploits militaires de cet
Empire , et laquelle , quoiqu'elle ne paraisse pas décisive ,
ne peut pourtant manquer d'occuper une place importante
dans cette guerre.
> J'ai vu des lettres d'officiers distingués et très-expérimentés
; ils regardent cette bataille comme la plus terrible
et la plus destructive qu'ils aient jamais vue. Beaucoup
d'officiers généraux ont été tués ou blessés , et la perte des
officiers de ranginférieur a été en proportion avec celle des
soldats . Je n'ai pas entendu qu'on ait estimé la perte des
Russes pendant l'action à moins de 25,000 hommes .
> Les troupes nouvellement levées à Moscou ont rejoint
l'armée ; elles paraissent répondre au but. Une partie de
ces troupes avait déjà pris part au combat et s'était bien
conduite.
".La nouvelle de la bataille du 7 a été reçue par l'Empereur
le jour de son anniversaire . S. M. m'a envoyé aussitôt
un aide-de-camp pour m'en faire part, et après le service
divin dans la cathédrale , un officier a lu , en présence de
LL. MM. et de leur cour , le rapport du général en chef.
Lepeuple a manifesté lajoie la plus vive .
» J'ai l'honneur , etc. Signé, CATHCART.
Nous ne chercherons point à dépeindre d'après les journaux
anglais la joie que cette brillante nouvelle a répandue
à Londres . Dans tous les cercles politiques , à la bourse ,
au café Lloyd , des bulletins au crayon faisaient circuler les
principauxfaits énoncés dans la lettre de l'ambassadeur .
(1) Le général Kutusow était probablement encore occupé à poursuivre
les Français , et ne pouvait donner à son ministre de nouveaux
détails sur sa victoire !
142 MERCURE DE FRANCE ,
1
Pour ajouter à cette comédie , dit le Statesmann , il fut publiéune
gazette extraordinaire, et les cris de lord Cathcart,
victoire , Russes , seconde , 3º et 4º édition du Courrier,
retentirent tour-à-tour dans les rues jusqu'au lendemain ,
accompagnées de la joyeuse musique ministérielle des
cors de fer-blanc. Ainsi se termina cette farce politique ,
dont l'exposition , l'intrigue et le dénonement paraissent
n'être qu'une contrefaçon grossière de celle qui fut représentée
à l'époque de la bataille d'Austerlitz .
re
Mais , ajoute le même journal , par une fatalité qui
s'attache à tout ce que nos ministres entreprennent pour
donner le change à l'opinion , le 19º Bulletin de la Grande-
Armée est arrivé sur ces entrefaites , et on n'a plus été
tenté de faire crier le 1º , 2º , 3º , 4° édition du Courrier.
Ici la scène a changé , et les cors de fer-blanc ont fait
silence ; on n'entendait plus que répéter tristement le nom
de Moscou . L'illusion était détruite , le prestige anéanti ,
les ministres confus , l'indignation publique à son comble ,
en voyant à quel acte nous en sommes de cette tragédie si
désastreuse pour les Russes , dont le contre-coup sera si
terrible en Angleterre , après s'être appesanti sur Pétersbourg
: tragédie dont nous ne serons pas long-tems sans
doute à attendre le dénouement . Nous espérons alors que
nos compatriotes ouvriront enfin les yeux , et que les
contes misérables dont ils sont depuis si long-tems la dupe
seront appréciés par les faits, par les résultats , c'est- à -dire
à leur juste valeur. "
Qu'à notre tour il nous soit permis de jeter un coupd'oeil
sur le théâtre de la guerre , et de l'envisager non pas
comme le Courrier avec la lunette de l'ambassadeur
anglais à Pétersbourg , mais tel que l'établissent les faits
et les renseignemens les plus authentiques .
L'Empereur est à Moscou:: son arnrée s'y repose près de
lui : ses avant-gardes éclairent sur divers points la marche
des ennemis , et surveillent leurs mouvemens . Toutes les
communications avec Smolensk et de Smolensk avec
Wilna et le Grand-Duché sont sûres et libres . Les convois ,
les approvisionnemens , les renforts ,tout peut se diriger
dans l'ordre le plus régulier vers le centre des opérations .
On peut juger aujourd'hui que les corps français et alliés
placés sur la basse Duna , ou devant Riga , ont honorablement
coopéré aux succès de l'armée commandée par
l'Empereur en personne , en tenant en échec à Polosk et à
Riga les corps russes placés devant eux , et en les empêde
s
Zarech
com
Lan
Le
500
de
Pe
2310
d
OCTOBRE 1812 . 143
chant de se réunir à leur armée principale . Cette réunion
est devenue désormais impossible. Le 10 corps aux ordres
du maréchal duc de Tarente , et le corps prussien mis au
grand complet , vont pousser sérieusement le siège de
Riga. L'artillerie nécessaire est arrivée , et le moment est
venu. Le 2º et le 6º corps formés de troupes bavaroises ,
réunis sous les ordres du maréchal Gouvion Saint- Cyr ,
presse de son côté le général Wiggenstein qui s'attache à
couvrir Pétersbourg. Au centre , par la grande ligne de
communication , s'avance le 11º corps commandé par le
maréchal duc de Bellune , fort de 45 à 50 mille hommes
sans compter les garnisons qu'il distribue dans la route ;
corps disponible et prêt à appuyer , au besoin , la gauche ,
le centre , on la droite de l'armée .
,
Acette extrême droite est placé le 7º corps d'armée aux
ordres du général Régnier, le corps des Saxons, et le corps
autrichien réunis sous les ordres du prince de Schazenberg ,
que son souverain , juste appréciateur de ses services ,
vient d'élever au grade de feld- maréchal. Ces troupes font
face à l'armée de Tormazow , et le retiennent en Volhynie
où elles l'ont rejeté . Les troupes autrichiennes , portées
rapidement et en grand nombre sur leurs frontières de la
Galicie, observent la marche de l'armée russe qui revient
lentement du Danube , et que les nouveaux mouvemens
des Turcs paraissent retenir dans l'incertitude depuis le
changement du grand-visir.
Enfin, en seconde réserve , on compte l'armée du duc
de Castiglione , centre et point de ralliement de toutes les
troupes qui traversent l'Allemagne et couvrent les côtes de
la Baltique , désormais à l'abri de toute insulte. Cette
armée est évaluée à plus de 60 mille hommes , et de Berlin
, son quartier-général , elle pent , en peu de jours , être
portée à un nombre d'hommes beaucoup plus considérable.
Tel est l'ensemble de dispositions et de forces sur la
garantie desquelles s'est exécuté le plan si hardi et si décisif
d'attaquer l'Empire russe par ses plus riches provinces , et
de pénétrer , en s'appuyant sur leurs ressources , jusqu'au
coeur de cette immense domination , plan qui , par une
sorte de magie attachée aux grandes entreprises de l'Empire
, met en communication journalière et rapide deux
capitales éloignées de 600 lieues , commande à la fortune
sur les bords du Volga , assure le repos et la prospérité
sur les rives de la Seine et du Tibre , et réunit au-delà de
144 MERCURE DE FRANCE , OCTOBRE 1812 .
l'Ebre et du Tage les aigles françaises disséminées sur le
territoire espagnol .
Cette importante réunion vient en effet de s'opérer .
L'armée du Roi , celle du maréchal duc d'Albufera , celle
d'Andalousie , aux ordres du maréchal duc de Dalmatie ,
ont opéré leur jonction . Le 30 septembre , le duc de Dalmatie
était de sa personne à Calasparra , et devait immédiatement
se rendre auprès de S. M. C. à San-Felipe .
Lord Wellington pendant ce tems est à l'autre extrémité
de l'Espagne près de Burgos, devant cette armée française
de Portugal dont il semblait croire n'avoir plus rien
à redouter.
Il a été reconnu par les cortès généralissime des armées
en Espagne . Voici , à cet égard , les réflexions que fait un
des journaux anglais : elles nous paraissent fondées sur une
connaissance exacte des hommes et des choses dans le
pays dont il est question .
" Lord Wellington a été reconnu par les cortès généralissime
des armées en Espagne. Les cortès ont montré
dans cette occasion un degré de condescendance auquel
nous étions loin de nous attendre : se soumettre à l'influence
anglaise paraissait de leur part une chose difficile
à obtenir. Un nouveau système de guerre va donc être
suivi , et nous avons lieu de craindre que la défense des
Espagnols , leur coopération devenant secondaire , ne
perde beaucoup de son énergie et de cet esprit de résistance
et d'opiniâtreté qui leur a commandé tant d'efforts .
Soutenir leur élan était notre emploi le plus raisonnable ;
mais nous convenait-il de prendre le premier rôle , et de
ne donner que le second à la nation sur le territoire de
laquelle nous occupons quelques points ? Sous le rapport
des rivalités que cette disposition doit faire naître , pour
quiconque connaît le caractère espagnol , la suprématie de
lord Wellington , avantageuse au premier coup-d'oeil ,
peut avoir un résultat prochain défavorable à la cause générale.
S ....
LE MERCURE paraît le Samedi de chaque semaine , par Cahier
de trois feuilles. - Le prix de la souscription est de 48 fr. pour
l'année ; de 24 fr. pour six mois ; et de 12 fr. pour trois mois ,
franc de port dans toute l'étendue de l'empire français .-Les
lettres relatives à l'envoi du montant des abonnemens , les livres
paquets , et tous objets dont l'annonce est demandée , doivent être
adressés , francs de port , au DIRECTEUR GÉNÉRAL du Mercure de
France , rue Hautefeuille , N° 23 .
AS
SEINE DALE
MERCURE
DE FRANCE .
N° DLXXXVIII . — Samedi 24 Octobre 1812 .
POÉSIE .
L'AMOUR FUGITIF .
IMITATION DU TASSE .
C'EST du troisième ciel mon empire et ma cour ,
Qu'aujourd'hui je suis descendue
Pour demander mon fils , l'Amour.
Le petit fugitif se dérobe à ma vue.
Hier jouant avec moi , soit hasard ou dessein ,
D'un de ses traits dorés il me perça le sein.
Au même instant il fuit à tire d'aile ,
Craignant une punition ,
Et je ne connais pas le lieu qui le recèle.
Ma colère bientôt devint compassion ,
Car je suis tendre et je suis mère ;
Je l'ai cherché de toutes parts ,
J'ai visité toute ma sphère ,
J'ai parcouru celle de Mars .
Les mondes roulans , immobiles
Ont passé tous sous mes regards ,
Et je ne trouve point mon fils dans ces asiles .
Faibles mortels , enfin je descends parmi vous ;
Je sais que le petit rebelle
K
146
MERCURE DE FRANCE ,
Va souventdans ces lieux que vous habitez tous ;
Ah ! donnez-m'en quelque nouvelle .
Je ne crois pas le voir à vos côtés ,
Femmes ! dont les attraits sont le brillant partage ;
Et si de vos cheveux et de votre visage
En folâtrant il touche les beautés ,
Dans votre coeur il n'a point d'espérance ;
Et s'il veut habiter chez vous ,
Vous lui montrez la résistance
De vos dédains et de votre courroux.
Mais j'aurai mon fils , je l'espère ,
Parmi vous , hommes polis .
De votre coeur l'Amour pénètre les replis ,
Sans attirer jamais votre colère .
Troupe chérie , indiquez- moi l'Amour :
Celui de vous qui saura sa demeure ,
S'il me l'indique tout-à-l'heure ,
Sera payé d'un aimable retour.
Le plus tendre baiser sera sa récompense .
Si près de moi vous l'amenez ,
Alors mes dons ne seront pas bornés;
Je donnerai , pour prix de ma reconnaissance ,
De si magnifiques présens
Que le trône d'amour et toute ma puissance
N'en pourraient donner de plus grands .
Ma promesse vous en assure ,
Et par le Styx je vous le jure ,
Mais rendez -moi mon fils. Quoi ! vous vous taisez tous ?
Aucun ne me répond : dites , est- il chez vous ?
Inconnu , dans ces lieux , il habite peut- être ;
De ses ailes sans doute on le voit dégagé.
Il aura laissé l'arc dont il était chargé ,
Et tous les attributs qui nous montrent un maître .
Mais je vous donnerai des signes merveilleux
Où vous pourrez le reconnaitre .
L'Amour qui se cache à vos yeux ,
Paraît encore enfant , et pourtant il est vieux
Dans les ruses et la finesse .
N'en jugez point d'après sa petitesse ,
Ses membres délicats , et son air gracieux .
Comme un enfant, il s'agite sans cesse ;
Comme un enfant , il est capricieux .
OCTOBRE 1812.
Tantôt le moindre jeu l'amuse et
l'intéresse ;
Tantôt rien ne suffit à ses
amusemens ,
Quisouvent sont remplis de maux et de tourmens .
Sa colère ! un rien vous l'attire ,
Mais il s'apaise
promptement ,
Etdans ses yeux on voit presque en un seul moment
Les pleurs mêlés avec le rire.
L'éclat de l'or brille dans ses
cheveux :
Telle on dépeint la Fortune à nos yeux.
Ils sont bouclés , touffus , et forment un ombrage
Sur le sommet du front. Le reste du visage ,
Et les côtés sont
découverts .
Son teint a l'éclat de la
flamme ,
Etvous voyezbientôt par des signes divers
Paraitre dans ses yeux les travers de son ame .
Un feu brillant anime ses regards.
Ses yeux pleins de gaîté sont remplis d'artifice ;
Il les tourne de toutes parts ,
En dessous , de côté , comme va son caprice.
Ses
discours sont mêlés d'une aimable
douceur.
Mais en parlant il
s'interrompt sans cesse .
Chez lui tout est
charmant : rempli de
gentillesse ,
Les accens de sa voix
pénètrent jusqu'au coeur.
On voit sur sa bouche cruelle
Paraître un souris malin
Qui prouve qu'à tromper il a le coeur enclin.
Tel sous les fleurs un serpent se recèle .
S'il aborde quelqu'un , d'un air humilié
Ildit : Recevez-moi par grace et par pitié.
Vous
l'accueillez ; il vous
commande en maître ,
Ilestplus insolent qu'il n'est permis de l'être !
La clef des coeurs est dans ses mains.
Souvent il a chassé de leurs anciens
domaines ,
Sans nul sujet , une foule
d'humains
Pour leur imposer d'autres chaînes .
Il veut régler l'esprit , captiver la raison ,
Et loin de garder
l'apparence
De ladouceur , de la
soumission ,
Il
commande avec
arrogance
Acelui qui voudrait lui faire la leçon .
Aprésent j'ai tout dit , je pense ,
Pour vous aider à
connaître
l'Amour.
1
147
K2
148
MERCURE DE FRANCE ,
Ah ! s'il est en votre puissance ,
Donnez-m'en l'avis sans détour.
Quoi ! vos voix resteront muettes ? Vous voulez le cacher, insensés que vous êtes ? Eh ! ne savez-vous pas que malgré tous vos soins , Dans vos yeux , dans votre langage , Et quand vous y sougez le moins ,
Paraîtra le petit volage . Tel celui dont le sein recelait un serpent
Se trahit par ses cris , et le sang qu'il répand.
Mais puisqu'ici mes recherches sont vaines ,
Avant de retourner aux cieux , Je vais , sans différer , dans mes courses lointaines ,
De la terre avec soin parcourir tous les lieux.
Par Mlle SOPHIE DE C .......
LE CLAIR
DE LUNE.
CHANT D'UN BARDE .
ASTRE des nuits dont la douce lumière
Dans tous les coeurs éveille le désir ,
› Viens éclairer ma paisible chaumière ;
> De ta présence elle doit s'embellir.
> Le mois passé , dans sa course fatale ,
> Ton char rapide abandonna ces lieux ;
>>Mais de l'absence expire l'intervalle , > Et ton retour va combler tous mes voeux.
> Je crois déjà sous un ciel sans nuage
> Voir les rayons de ton disque argenté ,
> De ces bosquets pénétrant le feuillage ,
> Y réfléchir leur douteuse clarté .
> Ce demi-jour levé sur la nature
> Invite l'homme à rêver le bonheur :
> C'est le flambeau qui dans la nuit obscure
> Guide les pas du tremblant voyageur.
> Quand ta présence inspire le poëte ,
> A son amante il raconte ses feux ;
> Et le Zéphyr sur son aile discrette
• Porte à l'Echo ses accords amoureux .
> La volupté qui l'enflamme et l'inspire ,
D'un charme heureux embellit ses accens ,
OCTOBRE 1812 .
149
> Et si l'amour a causé son délire
> Il est lui seul le sujet de ses chants . >
Assis au pied d'un orme séculaire
Dont les rameaux s'élançaient vers les cieux ,
Ainsi chantait un Barde solitaire .
L'astre des nuits soudain frappe ses yeux ;
De ses rayons la lumière tremblante
Vient de son coeur redoubler les transports ;
Il touche alors sa harpe frémissante ,
Et le plaisir anime ses accords .
L. A. M. BOURGEAT .
LE JEU DU DIABLE.
Ce jeu savant est bien nommé.
Du Diable le son harmonique
Vient frapper le tympan charmé
D'un concert vraiment diabolique .
Celui que du soir au matin ,
Enchante ce bruit lamentable ,
Ravi des talens du voisin ,
De tout son coeur le donne au Diable !
Combien il faut de jugement
Pour diriger chaque baguette ,
Etretenir adroitement
Le Diable sur sa cordelette !
Le col tendu , le nez au vent ,
Dans une attitude admirable ,
En tous lieux , chacun maintenant ,
A bras ouverts reçoit le Diable !
Tantôt , vivement balancé
Il cède au pouvoir qui l'agite ;
Tantôt , avec force lancé ,
Il s'élève et se précipite.
Pauvres humains ! malgré vos voeux
Vous éprouvez un sort semblable :
Ainsi vous bercent dans leurs jeux ,
L'Amour , la Fortune et le Diable !
Cet agréable amusement ,
Nous vient , dit- on , de l'Angleterre :
150 MERGURE DE FRANCE ,
Moi , je ne puis croire vraiment ,
Qu'un jeu si beau soit né sur terre .
Je pense que , chez Lucifer ,
On fit cet instrument aimable
,
Et que l'inventeur , en Enfer
Areçu son brevet du Diable !
,
Par Mme R. GORRÉ.
ÉNIGME .
J'aime ces jeux sur- tout où l'esprit se déploie,
Adit Hector , parlant dujolijeu de l'Qie.
Remarquez cependant qu'il s'agissait d'un jeu
Où l'esprit n'est que pour bien peu ;
Disons mieux , n'est pour rien. Où le hasard commande ,
Il n'en faut point. Des jeux la liste serait grande.
J'en suis un pour lequel la main seule suffit ,
Pourvu qu'avec la force elle unisse l'adresse ,
Et l'habitude et la prestesse .
Ces moyens-là souvent valent mieux que l'esprit.
Je vais en peu de mots expliquer mon affaire.
Parmi les nobles jeux compté .
Utile dès long- tems , agréable et vanté ;
Exercice interdit à l'homme solitaire ,
Et que l'on ne peut jamais faire
Que par ( de deux à quatre ) une société
Quine peut avoir lieu qu'avec rivalité ,
Aux jeunes gens sur-tout je savais plaire ,
Et je leur procurais bonne grâce et santé.
C'est pour ce double but qu'on m'avait inventé.
Hélas ! combien tout dégénère !
Les tems , l'esprit , les goûts , les moeurs , tout est changé.
Très en vogue autrefois , maintenant négligé ,
Je le suis à tel point qu'il est certaines villes .
Où j'avais jusqu'à trois , quatre ou cinq domiciles
Qu'on a détruits incessamment ;
Ni souvenir , ni monument ,
Dans la plupart des cités de la France
Ne rappelleront plus mon ancienne existence .
Mais je me trompe assurément.
En cessant d'être un jeu qu'on trouvait amusant ,
Je vous suis encor nécessaire :
OCTOBRE 1812. 151
Car , sans vous occuper de perte ni de gain ,
Jouez , ne jouez pas , et vous aurez beau faire ,
Vous me verreztoujours dans votre main.
JOUYNEAU-DESLOGES (Poitiers ).
ÉNIGME-LOGOGRIPHE
.
LECTEUR , nous sommes trois dans cet ancien monde ,
Atrois pieds notre taille est réduite , et pourtant
Tous trois nous dominons sur la terre et sur l'onde ,
Le premier au midi , le second au couchant ,
Et le troisième auprès du pays de Golconde .
Tels que le mont Atlas , nos fronts audacieux ,
Narguent le genre humain et menacent les Dieux.
Nous pouvons nous vanter aussi d'être fort vieux :
On croit que l'un de nous ( son surnom le désigne )
D'avoir vu naitre Adam eut l'avantage insigne ;
L'autre rempli d'amour pour ses premiers enfans ,
Sous ses pieds caverneux garde leurs ossemens ;
Et le dernier enfin , est une des barrières
Qui long-tens sépara deux nations guerrières
Faites pour s'estimer , qui devraient se chérir ,
Et que Napoléon saura bientôt unir.
V. B. ( d'Agen. )
CHARADE .
L'homme en naissant est toujours mon prenier ,
Pour lui dès ce moment commence mon dernier ,
Etdemon tout le rapide passage ,
De sa courte existence est la parfaite image .
Par le même.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est Jalousie .
Celui du Logogriphe est Luc , dans lequel on trouve: cul.
Celui de la Charade est Corniche .
SCIENCES ET ARTS.
-
DICTIONNAIRE DES SCIENCES MÉDICALES , par une société
de médecins et de chirurgiens . -TOMES I ET II .
A Paris , chez Panckoucke , éditeur , rue et hôtel
Serpente , nº 16 ; et chez Crapard, libraire , rue du
Jardinet , nº 10 .
0
(SECOND ARTICLE. )
Izn'en est pas d'un Dictionnaire consacré aux sciences
comme d'un Dictionnaire consacré aux beaux arts . Dans
les arts d'imagination , tout est variable et mobile comme
le goût de ceux qui les cultivent. Donnez à vingt écrivains
différens un ouvrage à composer sur la peinture ,
la poésie , la musique , vous aurez vingt opinions , vingt
systèmes différens . C'est que dans les arts d'imagination ,
il s'agit d'apprécier des sensations , et que les sensations
n'agissant pas de même sur tous les individus , il en
résulte une discordance d'avis et de sentimens au milieu
desquels il est fort difficile d'établir des règles fixes et
immuables . Dans les sciences au contraire tout est positif
, car la certitude des sciences repose sur des faits ;
et quand les faits ont été recueillis avec soin , quand ils
sont transmis par des esprits judicieux et éclairés , incapables
de préjugés et d'intérêts personnels , il est impossible
de commettre une erreur .
Pourquoi la marche des sciences a- t-elle été si longtems
lente , timide , incertaine ? C'est qu'au lieu d'observer
soi-même , on aima mieux se servir des observations
des autres ; c'est qu'à l'époque de la renaissance
des lumières , dans le premier enthousiasme qu'inspira
la lecture des anciens , on leur décerna un culte superstitieux
; c'est qu'on regarda leurs moindres préceptes
comme des oracles , et que les mystères de la science
furent traités comme les mystères de la foi. On n'osa
soupçonner que des génies tels qu'Hippocrate , Aristote ,
Pline, fussent capables de se tromper.
MERCURE DE FRANCE , OCTOBRE 1812. 153
Il fallait un homme d'un esprit élevé et supérieur pour
affranchir l'esprit humain de cette servitude ; il fallait
que Descartes parût et osat dire aux hommes , doutez .
C'est , en effet , depuis qu'on a eu le courage de douter
que les sciences ont pris un essor libre et rapide . C'est
en doutant qu'on est parvenu à la vérité . Ce qui distingue
particulièrement le Dictionnaire des Sciences médicales
, c'est qu'il est composé par des hommes tous animés
des mêmes pensées , tous remplis de cet esprit philosophique
qui porte par-tout le mouvement et la vie .
Là plus de préjugés , de routine , de respect humain. Les
grands hommes de l'antiquité y sont révérés , mais sans
esclavage et sans crainte . Le savoir s'y montre sans pédanterie
, le doute sans hauteur , la vérité sans faste .
Tous les auteurs semblent réunis dans une unique pensée,
celle de servir l'humanité et de faire triompher la raison .
Les deux premiers volumes , dont nous avons à rendre
compte , renferment un grand nombre d'articles remarquables
par l'intérêt du sujet , l'esprit d'analyse , l'étendue
des recherches , la justesse et la solidité des résultats .
Tels sont les articles Abstinence , Accouchement , Age ,
Air , Alimens , Allaitement , Animaux , Aiguillette ,
Antipathie , Archée , Ascarides , Asthénie , Bains , etc.
Ce dernier est sur-tout l'un des plus curieux et des plus .
complets que nous ayons sur cette matière. Il est de
MM. Hallé , Guilbert et Nysten. Les auteurs recherchent
d'abord quel était l'usage des bains chez les anciens . Ils
les considèrent successivement chez les Grecs , les Egyptiens
, les Indiens , les Turcs , les Romains .
Il est constant que , de tous les tems , l'homme a senti ,
comme tous les animaux ; la nécessité de plonger ses
membres dans l'eau pour en entretenir la propreté , rafraîchir
la chaleur du sang , ranimer les forces épuisées ;
mais l'art et le luxe s'emparèrent bientôt de ces avantages
. Les bains furent transportés au sein des habitations
; l'homme riche les construisit à grands frais ;
la prévoyance des gouvernemens en ouvrit de gratuits à
l'homme pauvre.
Les Grecs entretenaient de vastes bains à côté de leurs
gymnases . Les athlètes y descendaient après leurs exer-
-
154 MERCURE DE FRANCE ,
cices , ety renouvelaient leurs forces épuisées. On voit
par la lecture d'Homère que les héros de l'antiquité faisaient
un usage fréquent du bain. Quand Ulysse arrive
à la cour d'Alcinoüs , de jeunes princesses s'empressent
de répandre des flots d'eau pure sur son corps , et le
couvrent ensuite de vêtemens blancs comme la neige . La
magicienne Circé , avant de métamorphoser les compagnons
du héros en animaux immondes , ne leur avait
point refusé les jouissances qu'elle avait prodiguées à leur
chef. « Une nymphe , dit Ulysse , apporta de l'eau ,
» alluma du feu , et prépara tout pour le bain. On nous
>>versa des flots d'une eau tiède et salutaire sur la tête
>> et sur les épaules , on nous parfuma d'essences ex-
>>quises , et lorsque nous fûmes remis des fatigues que
>>nous avions éprouvées , et que nous témoignâmes le
>>désir de sortir du bain , on nous revêtit d'une tunique
>> d'un tissu délicat et d'un manteau magnifique. >>>
Les Romains portèrent le luxe des bains beaucoup
plus loin encore que les Grecs ; les bains publics étaient
des édifices considérables . Au milieu de l'emplacement
était un vaste bassin , dont l'eau se distribuait dans des
réservoirs particuliers , qui offraient au public des bains
chauds , tièdes ou froids . Les bains chauds étaient entourés
de salles où étaient préparées des étuves sèches et
humides ; d'un fourneau immense chauffé souvent avec
des bois et des plantes aromatiques , partaient des tuyaux
sans nombre , qui versaient aux étuves sèches et humides
des torrens de chaleur. Ces étuves étaient circulaires et
voûtées ; leur partie supérieure était terminée par un
vaste bouclier d'airain , que l'on élevait et qu'on baissait
à volonté pour laisser échapper du calorique si l'étuve
était trop échauffée. On s'y rendait par des galeries dont
la température augmentait graduellement. On laissait
couler la sueur , l'on passait sur la peau une sorte de
couteau courbe pour en enlever tout ce qui pouvait
nuire à la transpiration , et on la frottait ensuite d'huile
ou d'autres essences parfumées .
L'heure où les anciens prenaient ordinairement le
bain était la huitième , c'est-à-dire celle qui précédait le
repas du soir. Dans les premiers tems , ils avaient été
OCTOBRE 1812.
155
très-favorables à la santé du peuple . On n'y payait qu'un
quadrans , c'est - à-dire à-peu-près deux centimes de notre
monnaie . Les règles de la décence la plus
scrupuleuse
y étaient observées. Les édiles ne
dédaignaient point
d'en être eux-mêmes les inspecteurs . Long-tems on se
trouva si bien à Rome de l'usage des bains , qu'au témoignage
de Pline, on n'y connut point d'autre médecine
pendant six cents ans ; mais alors aussi on vivait sobrement.
Les dictateurs se
contentaient d'un plat de légume
qu'ils apprêtaient souvent de leurs mains souveraines ;
mais quand le luxe des festins eut succédé à la simplicité
du premier âge , alors il fallut recourir à l'art des médecins.
Le célèbre Musa prescrivit à Auguste les bains
froids , et les bains froids devinrent à la mode . Les plus
riches citoyens y
introduisirent à grands frais les eaux
de la mer; on y fit descendre la neige des montagnes ;
on y répandit avec profusion le safran et toutes les substances
odorantes . Les bains publics et particuliers devinrent
des lieux de licence et de débauche . Les femmes
quittaient à peine les salles de bain . Les empereurs Commode
et Gallien se baignaient sept à huit fois par jour.
Quand les Romains eurent conquis la plus grande
partie du monde connu , ils y portèrent leurs usages et
leurs moeurs . Les Gaulois eurent des bains chauds et des
étuves . Il n'est presque pas aujourd'hui une ville ancienne
où l'on ne trouve quelque rue qui porte le nom
de rue des Etuves ; mais , quand les invasions des Barbares
eurent ramené les moeurs sauvages , la plupart de
ces
établissemens furent détruits , et les villes n'eurent
plus de bains que l'eau de leurs rivières . Depuis quand
la ville de Paris peut-elle se flatter de posséder dans ce
genre des
établissemens de quelque prix ? Depuis une
trentaine d'années . Mais que la plupart de ces établissemens
sont loin de répondre au faste de leurs titres et à
la
magnificence des bains anciens ! Les bains chinois et
les bains turcs n'ont rien de chinois et de turc que leur
nom .
Voulez -vous savoir de quelle manière on se procure les
plaisirs du bain en Turquie ? Voici ce que les auteurs du
Dictionnaire des sciences médicales vous en apprendront :
:
156 MERCURE DE FRANCE ,
«Les édifices qui servent aux bains des Turcs sont
>> construits en pierres de taille , et composés de plusieurs
>> pièces pavées de marbres et chauffées au moyen de
>> tuyaux qui parcourent leurs parois et portent la cha-
>> leur par-tout. Après s'être déshabillé dans une chambre
>> particulière , on s'enveloppe d'une pièce de coton ; on
>> prend à ses pieds des sandales de bois , pour les ga-
>> rantir de la chaleur du pavé , et l'on entre dans la salle
>> du bain qui est construite comme les étuves des an-
> ciens . On ne tarde point à y suer. On est lavé , essuyé,
>>peigné , et long-tems frotté avec un morceau de came-
>> lot qui débarrasse la peau des débris de l'épiderme ;
>>puis on passe sur tout le corps du savon ou d'autres
>>cosmétiques . Ce bain dure une demi-heure en hiver ,
>> un quart-d'heure en été. Après le bain on se repose
>> sur un lit , où l'on prend du café , des sorbets , de la
>>limonade . Les femmes turques se baignent de cette
>> manière à-peu-près tous les jours ; les hommes un peu
>> moins souvent.
>> Il n'est point de village turc avec une mosquée qui
>> n'ait un bain public. Les musulmans riches ont des
>> bains magnifiques , décorés de tout ce qu'a pu inventer
>> le luxe de l'Asie .>>>
Il ne suffit donc pas , pour se procurer des bains turcs ,
de peindre sur la porte une figure basanée , la pipe à la
bouche et le turban sur la tête ; il ne suffit pas de décorer
d'un croissant doré le sommet de quelques pavillons , de
les enrichir intérieurement de draperies et de dessins
bizarres : ces ornemens ne changent rien à la dimension
de la baignoire , ni à la pureté des eaux .
Les Chinois et les Indiens sont bien plus recherchés
encore que les Turcs . Leurs bains sont établis dans des
salles vastes et richement décorées , mais on n'y néglige
rien de tout ce qui peut servir ou le plaisir , ou la beauté.
Lorsqu'on sort de l'étuve , un des serviteurs du bain ,
après vous avoir étendu sur une planche d'un bois précieux
et odorant , vous arrose d'eau chaude ; il vous
presse ensuite le corps avec un art et une délicatesse
admirable . Il fait jouer toutes les articulations ; il s'agenouille
sur vous , force toutes les vertèbres du dos à
OCTOBRE 1812 . 157
s'étendre , s'empare des parties les plus charnues du
corps , les manie , les presse , les frappe même ; il arme
ensuite sa main d'un gant de crin , le passe rapidement
sur toute l'habitude du corps , au point de se mettre luimême
en sueur ; il vous oint de savons et d'essences ; il
vous rase , vous épile , et après trois-quarts d'heure de
cet exercice vous rend à yous-même dans une sorte de
quiétude et de rajeunissement qui enivre l'ame de désirs
et de voluptés . La peau est quelque tems couverte d'une
sueur légère qui donne une douce fraîcheur. On se sent
vivre. On passe ensuite deux heures sur un canapé , on
fume un demi hoka et l'on s'endort dans un sommeil
calme et délicieux .
Les femmes prennent les bains de la même manière ,
et prolongent cette cérémonie , qui porte le nom de massage
, une grande partie de la journée. Des esclaves à
genoux auprès d'elles , sont occupées de ce genre de
toilette , dont la volupté semble faire son profit encore
plus que la santé .
Il faut avouer qu'il y a un peu loin de ces recherches
du luxe asiatique aux jouissances qu'on peut se flatter
de trouver dans nos bains chinois ; mais nos moeurs
s'accommoderaient peut-être mal de ces excès de raffine-
⚫ment et de mollesse. Il faut une disposition particulière
à l'oisiveté et à l'indolence pour s'accommoder de ce
genre de plaisir.
De tous les peuples modernes , ceux qui semblent
s'être rapprochés davantage de la méthode des anciens ,
sont les Russes et les Finlandais . On a vanté beaucoup
chez nous leurs bains de vapeur et d'eau froide . On les
amême mis fort au-dessus de ceux des anciens . Cependant
ce luxe prétendu se réduit à une salle unique , construite
en bois , et dans laquelle on a établi un large fourneau
de fonte , rempli de cailloux de rivière , rougis
efpresque embrasés par l'action du fourneau . Lorsqu'on
y entre , on éprouve une chaleur si violente , on respire
un air si ardent , que les personnes qui n'y sont point
accoutumées ne peuvent y rester sans être suffoquées et
se trouver mal ; mais , lorsque l'on en a contracté l'habitude
, on peut supporter quelque tems cette redoutable
158 MERCURE DE FRANCE ,
atmosphère. On se déshabille , on se couche sur des
banquettes . On verse alors des torrens d'eau froide sur
ces cailloux rougis , et cette étuve sèche se transforme
aussitôt en une étuve humide. Une vapeur épaisse , ardente
, enveloppe de toutes parts ceux qui se sont soumis
à cette épreuve ; les flots de sueur coulent de tous
leurs pores. Pour entretenir les vapeurs , on verse de
l'eau sur les cailloux de cinq minutes en cinq minutes .
Le thermomètre de Réaumur monte ordinairement à 45
degrés . Sur la fin du bain on se fait administrer de
légères flagellations avec des branches de bouleau amollies
dans l'eau ; on emploie les frictions de savon pour
diminuer la sueur ; on se lave à l'eau tiède , puis à l'eau
froide , dont on reçoit plusieurs seaux sur la tête . Au
défaut de bains d'eau froide , on va se plonger dans une
rivière , un étang , ou un ruisseau voisin , quelquefois
même dans la neige .
On s'est souvent demandé comment l'on pouvait supporter
sans périr ces brusques passages d'une chaleur
ardente à un froid excessif. On a cru que les Russes
étaient doués d'une constitution particulière. Les auteurs
du Dictionnaire des Sciences médicales expliquent trèsbien
ce phénomène. Toutes les fois qu'on a imprimé
aux fluides une circulation rapide et extraordinaire , et
que dans tout le système il se fait un grand mouvement
du centre à la circonférence , le froid extérieur ne fait ,
pendant quelques instans , aucune impression. Le docteur
Fordyce, qui a souvent répété les épreuves des bains
russes , a constamment soutenu , sans en éprouver aucune
incommodité , le passage subit d'une chaleur de
43 degrés du thermomètre de Réaumur à un froid de
plus de 4 degrés au-dessous de zéro.
Après ces descriptions des bains anciens et de quelques
bains modernes , les savans auteurs du Dictionnaire
des Sciences médicales considèrent leur sujet sous
le rapport de la santé. Ils examinent successivement les
effets des bains en général ; les avantages et les inconvéniens
des bains chauds , des bains froids , des bains
modérés , des étuves sèches , des étuves humides . Tout
ce qu'ils disent à ce sujet est le résultat d'une étude ap
OCTOBRE 1812 . 159
profondie , de recherches exactes et lumineuses . Ilnous
serait difficile d'entrer ici dans tous cès détails intéressans
; nous nous bornerons à rapporter l'opinion des
auteurs sur les bains froids appliqués aux enfans .
On sait quelle est en France l'autorité de la mode ; on
sait avec quelle rapidité les doctrines nouvelles se répandent
quand elles sont accréditées par quelque exemple
puissant . Les bains d'eau froide usités chez les Anglais ,
conseillés par quelques-uns de nos plus célèbres écrivains,
ont obtenu , il y a quelques années , une vogue
singulière. Combien d'enfans ont péri victimes de cette
mode funeste ! Voici de quelle manière s'expriment à ce
sujet MM. Hallé , Guilbert et Nysten .
« C'est un usage des peuples du nord de plonger les
> enfans nouveau-nés dans l'eau froide ; mais quoi qu'on
>> ait écrit pour nous persuader de suivre un tel exem-
> ple ; il ne sera jamais sûr de précipiter dans l'eau
> froide un enfant qui sort du sein de sa mère , c'est-à-
>>dire d'un milieu dont la température est de près de
>>30 degrés du thermomètre de Réaumur .
>>Si nous considérons l'enfant quelques mois après sa
> naissance , nous le voyons assujéti ordinairement à des
> dépurations de la peau que le bain froid pourrait sus-
>>pendre , ce qui n'arrive pas sans de graves inconvé-
>>niens .Nesont-elles point encore développées ? Le bain
>> froid , par l'effet qu'il exerce sur la peau , en retarde
> l'époque. La peau des enfans auxquels on fait prendre
>>des bains froids est plus sèche , plus dure qu'il ne
>> convient à cet âge. On l'a vue quelquefois devenir si
>>rude et si écailleuse qu'elle se gerçait, et qu'on était
>>obligé de recourir à l'application des corps gras pour
> lui rendre sa souplesse .
> D'autre part , la susceptibilité nerveuse de l'enfance
>>quelquefois excessive ne saurait , en général , s'accom-
> moder du bain froid. Que sera-ce si le pauvre enfant
>> est soumis aux ébranlemens qui en sont la suite , au
> milieu du travail de la dentition , et de la disposition
> aux convulsions, dont il est trop souvent accompagné ?
> Ne point élever les enfans dans la mollesse et les
>>accoutumer peu-à-peu à supporter toutes les tempé
160 MERCURE DE FRANCE , OCTOBRE 1812 .
>>>ratures , estun principe sage: mais les livrer aux effets
>>de l'eau glacée , n'en est pas une juste conséquence .
Que gagne-t- on à les élever à la manière des sauvages?
>> Tout ce qui est d'une faible constitution meurt ; une
» éducation mieux calculée a l'avantage de conserver les
>>>>>faibles . »
On lira encore avec beaucoup d'intérêt tout ce que les
auteurs ont écrit sur les bains d'eau courante , sur les
bains de vapeur , les bains d'eau thermale , sur les eaux
minérales factices , les demi-bains , les pédiluves , les
boues de S. Amand , les étuves , et tout ce qui se rapporte
à cette matière d'un si grand usage dans la vie
domestique et dans les procédés de l'art de guérir.
Peut-être aurait-on pu désirer qu'ils jetassent un
coup-d'oeil rapide sur les bains publics qui se sont , depuis
quelques années , établis à Paris . On ne saurait nier
qu'ils ne soient aujourd'hui singulièrement perfectionnés
du côté de l'élégance , de la propreté , et de la salubrité.
Les bains Vigier sont sur-tout remarquables par l'étendue
des bâtimens , l'abondance des eaux puisées dans
les flots de la Seine , les jolis jardins dont leurs bords
sont embellis , et sur-tout le soin extrême avec lequel
-tout est prévu pour la propreté du linge, des baignoires ,
et des vêtemens qui servent aux baigneurs . Les bains
de Montesquieu , ceux de la rue Saint-Sauveur, les bains
Turcs , les bains Chinois , sont encore recommandables
sous ces divers rapports . Il eût été à souhaiter que nos
savans auteurs eussent examiné si les eaux de rivière
toujours courantes et toujours renouvelées , ne sont pas
préférables aux eaux fournies par les pompes de Perrier,
ou à celles de puits dont on est peut-être forcé de faire
usage , quand les pompes ou les canaux qui en dérivent
* sont en réparation ; qu'ils eussent pu citer quelques
expériences qui nous auraient éclairés sur les avantages
et les inconvéniens de ces divers établissemens .
,
Nous regrettons que les bornes dans lesquelles nous
sommes forcés de nous renfermer ne nous permettent pas
de nous occuper des excellens articles rédigés parMM.
Marc , Barbier , Alibert , Roux , Pinel , Chaussier , Pariset
, et tant d'autres habiles coopérateurs déjà célèbres
par leurs ouvrages . SALGUES .
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS
A
SEINE
MAXIMES ET RÉFLEXIONS SUR DIFFÉRENS SUJETS DE MORALE
ET DE POLITIQUE ; par M. DE LEVIS . Quatrième édition.
Deux vol. in- 18.-Prix , 4 fr. , et 5 fr. franc de port.-
A Paris , chez Renouard, libraire , rue Saint-Andrédes-
Arcs , nº 55 .
( SUITE ET FIN. )
« La possession calme l'amour et souvent l'éteint ;
>> mais elle ne sert qu'à exciter l'ambition et l'avarice. >>
-C'est que l'amour seul possède en effet : mais l'avarice
et l'ambition sur-tout n'ont point d'objet déterminé , de
perspective limitée. Un négociant devenu possesseur
des mines de l'Amérique espagnole ,
pas assez riche pour peu qu'il se piquât de n'avoir point ne se trouverait
un esprit vulgaire , et de ne pas s'arrêter à des spéculations
mesquines. Le monarque qui parviendrait à
régner sur toutes les parties du globe , aurait alors tant
de choses à faire pour les gouverner mieux , et le globe
d'ailleurs est si petit dans l'univers , que si vous ne lui
supposez pas une ame commune , il faut qu'il se plaigne
et de la briéveté d'une vie qui finit à cent ans , et des
bornes étroites d'un domaine dont les navigateurs peuvent
faire le tour en trois cents journées .
<<Notre première parole d'honneur appartient à la
>> vertu ; c'est cette priorité qui ordonne de manquer à sa
> promesse lorsqu'on s'est
malheureusement engagé à
>> faire une mauvaise action . » Cependant que deviendra
laconfiance si dans les cas difficiles tout dépend d'une
interprétation subsequente ? Lorsqu'on a pris un engagement
insensé , quand on a fait une de ces promesses
qu'on ne peut tenir sans crime , est-il permis de manquer
tout simplement à sa parole sans aucune formalité , sans
offrir, s'il se peut, quelque
dédommagement , sans expiation
en quelque sorte ? L'intérêt trouverait par-tout des
L
1
162 MERCURE DE FRANCE,
prétextes , et dans les circonstances où l'on aurait d'abord
recueilli le fruit de ces conventions illégales , on s'attribuerait
ensuite le droit de ne les point ratifier . Des malfaiteurs
entre les mains de qui vous êtes tombé , vous
laissent libre d'après votre promesse de livrer le lendemain
une somme considérable ; et le lendemain vous
jugez qu'en donnant cet argent vous dérangeriez vos
affaires , vous compromettriez essentiellement les intérêts
de votre famille. Cependant ces brigands ne vous ont
pas ôté la vie . Bien qu'ils soient inexcusables d'ailleurs ,
leur confiance est noble ; doit-elle être trompée ? De
plus , ne seriez vous pas responsable jusqu'à un certain
point des divers excès auxquels leur ressentiment pourrait
se porter ? Que faire donc , en général ? se mettre ,
je crois , à la disposition de ceux envers qui l'on a eu
la faiblesse de contracter de tels engagemens etoffrir ,
en ne sacrifiant que soi-même , la satisfaction qu'il leur
plaira de recevoir. Si l'on trouve ceci trop sévère , je
transcrirai cette belle réflexion de M. de Levis : « Un
>> coeur parfaitement droit n'admet pas plus d'accom-
>>modement en morale qu'une oreille juste n'en admet
>> en musique. »
,
<<Diminuez vos rapports avec les hommes , augmentez-
>>les avec les choses.» Cette maxime n'est pas seulement
d'un bon esprit , mais d'un sage. Les choses ne sont pas
aussi agitées ; elles ont du moins une permanence apparente
, et , relativement à nous , une immobilité qui
rend l'ame plus égale et plus ferme. Cette même cause
fait que les sciences , ainsi que l'observe ailleurs M. de
Levis , amortissent la sensibilité . « Elles enlèvent , con-
>>>tinue-t- il , dans une région supérieure à ce monde de
>> misères , et dirigent cet intérêt si vif que l'on prenait à
>>des biens périssables , vers des choses indépendantes
>>de la fortune. » En effet , les sciences ont principalement
pour objet les choses immuables ; or la contemplation
de ce qui est fixe et illimité devient tôt ou tard
Taliment des ames fortes .
Cette sagesse que l'on vient de voir , on en retrouvera
des traces dans les pensées suivantes , qui toutes sont
OCTOBRE 1812 .
163
tirées du premier volume . « Si les peines détruisent le bon-
>> heur , les plaisirs le dérangent. - Le moyen de passer
>>doucement la vie est de préférer les plaisirs qui vien-
>>nent de l'habitude à ceux que donne le changement.-
>>L'activité est aussi nécessaire au bonheur que l'agi-
>>tation lui est contraire .-Ne comptez pas sur la justice
>> de celui dont l'esprit manque de justesse . Justesse
» d'esprit , précieux don du ciel , c'est toi qui apprends
>>à être équitable envers les autres et modéré pour soi-
» même . Sacrifier ses goûts à ce que l'on aime , est une
»
-
jouissance bien douce que la morale autorise ; mais si
» vous laissez prendre de l'influence sur vos opinions ,
>> comment pourrez-vous répondre de ne pas manquer à
>> vos devoirs ? S'il vous reste quelque prudence , ne
>>souffrez pas que vos passions tuent vos goûts ; vous
>> serez trop heureux de les retrouver un jour.- La gué-
>> rison spontanée d'une égratignure est plus admirable
➤ que tous les chefs- d'oeuvre de l'industrie humaine . >>
M. de Levis définit la philosophie , la raison dujuste;
et il dit de la raison en général , qu'elle est le sens du
bonheur. Selon lui , la morale est la conscience raisonnée;
lapensée est une inspiration ; la réflexion un travail , et
ce travail est un devoir d'où découle la moralité des actions;
la vertu est le triomphe de la générosité sur l'intérêt,
et la délicatesse est lafleur de la vertu . L'éducation,
dit-il encore , n'est qu'un exercice raisonné et suivi.
Une manière concise , loin d'exclure l'effet pittoresque
, semble très-propre à le faire rencontrer plus souvent
. S'il paraît y avoir un peu de recherche dans ce
mot: « vous croyez que vous êtes modeste ..... Je ne
>>vous savais pas si orgueilleux; » ou peu de naturel
dans cette sorte de figure: « les spéculations sont à la
» mode; en voici une qui présente un gain assuré : lors-
>> que vous êtes triste , tirez des lettres-de-change sur
>> l'avenir; elles pourront être protestées à l'échéance ,
>>mais qu'importe pourvu que le présent les escompte? »
Si , dis-je , on condamnait dans ceci quelque léger défaut
de goût , dont il n'y a peut- être pas deux autres exemples
dans le recueil entier , cent mots heureux formeraient
une compensation surabondante , et parmi les
:
L2
164 MERCURE DE FRANCE ,
pensées justes , ou les remarques ingénieuses que je vais
citer , on trouvera des expressions que La Bruyère eût
saisies avec plaisir . « La nature humaine est si faible que
>>les hommes honnêtes qui n'ont pas de religion , me
>> font frémir avec leur périlleuse vertu , comme les dan-
>> seurs de corde avec leurs dangereux équilibres .- Les
>>plus douces caresses ne sont pas celles où nous recon-
>> naissons l'intention de nous plaire.-Les pensées des
>> femmes ne sont guère que des allusions . Dans les
>> affaires d'intérêt les femmes ont en général moins de
>> justice , mais plus de loyauté que les hommes ; elles
>> réservent la mauvaise foi pour des affaires d'un autre
>> genre. Voici pour donner du courage une recette assez
> bonne et dont on se trouve généralement bien en Eu-
>> rope : prenez trois aunes de gros drap , etc.; affublez
>> de cet attirail un pauvre paysan timide .... ; vous aurez
>> un brave guerrier ; mais si vous tenez absolument à
>> avoir un héros , il faudra faire encore la dépense d'un
>> grand bonnet de peau d'ours , et de deux grenades de
>>> cuivre doré .-L'orgueil de la naissance serait le plus
>> sot et le plus insupportable de tous , sans l'orgueil des
>>parvenus qui semblent toujours pressés de regagner le
>> tems perdu .--Ne vous désespérez pas , jeune homme ,
>> bientôt l'inconstance de votre maîtresse ne vous tou-
>> chera pas plus que ne le fait aujourd'hui la perte de
>> cette toupie , qui , dans votre enfance , vous a coûté
>> tant de larmes .-Peu de gens ont la fatuité de croire
>>qu'ils iront droit en paradis , etc.-Tous les monumens
>> des hommes ont péri.... etvoilà qu'un volcan .... nous
>>>a conservé des villes entières ... Tout subsiste , tout est
>> à sa place.... et l'effet de ce grand bouleversement a
>> été d'empêcher que rien ne fût dérangé. »
L'abondance des choses ne laisse point de place pour
les remarques que j'eusse dû faire en plusieurs endroits ,
sur quelques définitions , par exemple , et sur la périlleuse
vertu de ceux qui sont tout simplement des hommes
honnêtes : néanmoins je n'ai pas pris l'engagement de ne
plus rien contester à M. de Levis , si l'occasion s'en
présente encore , de ne plus faire de commentaires et
même d'observations critiques.
OCTOBRE 1812. 165
En lisant ce passage , accompagné d'une note qui en
fait unprincipe rigoureux : « les peuples ne se ressem-
>>blent que par la crainte , la vanité, et le sentiment de
>>la paternité ; ils different en tout le reste , » je trouvais
unpeu restreint le nombre des dispositions attribuées à
l'espèce entière. La vanité , disais-je , est-elle plus universelle
que ce triste calcul , cette déplorable industrie
de l'amour-propre , qui chez les peuples libres , comme
chez les peuples asservis , porte insensiblement ceux qui
ont l'ame étroite à se soumettre aux uns avec bassesse ,
dans le flatteur espoir de dominer insolemment sur les
autres? Et ensuite j'ai remarqué , dans le premier volume
, cette réflexion à laquelle je ne m'étais pas arrêté
d'abord : « En voyant tant de bassesses et tant d'injus-
>> tices , on doute si c'est pour la servitude ou pour la
>>tyrannie que les hommes ont plus de penchant.>> Peutêtre
est-il encore , aux Antipodes , derrière Botany-Bay ,
dans le fond des terres , une tribu dont on pourrait dire :
elle se borne à l'indépendance , ne veut point conquérir
et ne veut point dépendre ; mais une peuplade aussi
étrange ne ferait pas exception , car il y aurait chez elle
tout aussi peu de vanité que de servitude. L'auteur peut ,
il est vrai , rapporter à la vanité ce penchant à la dépendance
, à la domination ; mais , en généralisant ainsi ,
l'on ne trouverait plus dans l'homme que l'amour de
soi ; la crainte , et même le sentiment de la paternité ne
devraient plus en être distingués.
« Je ne sais si chez les hommes capables d'une véri-
>> table amitié , ce sentiment n'est pas encore plus ex-
>> clusif que l'amour. >> -C'est peut-être aller trop loin ;
l'amitié n'est pas , comme l'amour , une affection naturellement
exclusive .
«Il est encore plus facile de juger de l'esprit d'un
>>>homme par ses questions que par ses réponses. » -
Dans ses réponses il n'a pas le choix des objets; elles
sont accidentelles , pour ainsi dire , et tiennent souvent à
la partie la moins importante de sa pensée ; mais dans ses
questions , on le voit presqu'entier , car s'il ne croit pas
devoir en faire sur ce qui l'occupe principalement , da
166 MERCURE DE FRANCE ,
moins il les dirige d'une manière analogue à la pente de
son esprit.
« Voulez-vous savoir ce qui fait la plupart des bons
>> ménages ? - La conformité des goûts et des humeurs ,
>>>sans doute .-Erreur : les sens dans la jeunesse , l'ha-
>>bitude dans l'âge mûr , le besoin réciproque dans la
>>>vieillesse . » - L'importance de la conformité des goûts
n'est pas une erreur : si les sens suivent d'abord cette
direction exclusive que l'union suppose , une certaine
conformité des humeurs y contribue puissamment ; et
dans les engagemens contractés plus tard , quand les
sens ont peu de pouvoir , et qu'il n'existe point d'habitude
antérieure , cette analogie dans les inclinations fait
presque seule les bons ménages. Ce qu'il faut chercher ,
ce n'est pas , il est vrai , la totale ressemblance des caractères
, mais une même manière de voir et de sentir
sur les jouissances véritables , et sur cette partie de l'ordre
qui règle tout dans la vie domestique .
« La grande difficulté dans l'éducation consiste à tenir
>> les enfans dans la soumission , sans dégrader leur ca-
>>>ractère .>>> - N'assujétissez point l'enfant aux volontés
arbitraires d'un homme , mais ayez soin de le placer
dans des situations où la force des choses le subjugue
naturellement ; alors cette difficulté sera levée . Les
hommes qui le conduisent ne doivent être que les agens
de la nécessité , les ministres de l'ordre : c'est un des
principes les plus féconds de l'Emile .
-
<<Si les hommes étaient sages , ils donneraient à la
>> religion et à la médecine la plus grande partie du tems
>> que ne réclament pas les devoirs de leur état . >>> Au
mot religion , substituez le mot morale , car la foi n'est
pas universelle , et mettez l'hygiène à la tête de tout ce
que l'idée de médecine comprend ; alors cette pensée
sera rigoureusement vraie . « Lecteur , que cette réflexion
>>étonne , continueM. de Levis , il y a apparemment des
>>choses qui vous touchent de plus près que votre ame
>> et votre corps , mais aussi vous n'êtes pas sage . >>>
« O inconséquence ! l'on conduit les hommes à la
>>mort par la crainte.>> -L'homme que , dans un tems
de terreur , on mène à la mort , n'y est pas conduit par
OCTOBRE 1812 . 167
sa propre crainte , mais par son impuissance , et par la
stupeur dont sont remplis d'autres hommes qui évitent
de s'y faire conduire , du moins actuellement. C'est donc,
si l'on veut , l'effet de l'égoïsme et d'une sorte de faiblesse
générale qui n'aurait pas lieu si l'on en prévoyait tous
les résultats ; mais ce n'est point une inconséquence . On
parle beaucoup des inconséquences des hommes : si l'on
envoittant , c'est , je pense , faute de rapporter avec assez
de soin à des causes diverses des résultats opposés . Les
contradictions humaines sont comme les caprices et le
hasard; ces mots vagues servent de réfuge à notre ignorance.
On avoue communément que ce qui paraît livré
au hasard est produit par des causes invisibles ; il faut
ajouter qu'en général , l'inconséquence est imaginaire ,
excepté chez les sots , et que les caprices réels ( car on
peut aussi affecter d'en avoir ) , sont fondés en raison
mais d'une manière secrète , ou quelquefois trop faible.
1 ,
« Un malheur , quelque grand qu'il soit, donne du
>> ressort à l'énergie ; mais une longue suite d'infortunes
>>>rouille le courage et le change en résignation. » -On
craint alors de s'engager dans une lutte téméraire contre
la nécessité même. Cette force irrésistible qui entraîne
du moins les choses premières , règne autour de nous, à
des distances inconnues ; qui pourra déterminer où commence
son empire? L'auteur avait dit auparavant : «Ce
>>qu'il y a de plus difficile dans la vie , c'est de savoir
>>jusqu'à quel point il faut chercher à vaincre la fortune
>>avant que de se résigner à son sort. Céder trop tôt ,
>> c'est lâcheté ; trop tard , c'est folie>. >>
La raison n'a guère de pouvoir que sur l'homme qui
veut être juste . La partialité volontaire serait donc à-peuprès
incurable ; c'est d'ailleurs un mal évident, et il ya
peu de choses utiles à dire à cet égard. M. de Levis
amieux aimé prémunir les hommes sincères , mais encore
susceptibles de se préoccuper, contre l'esprit de système
qui rend les sens complices del'imagination . « N'adoptez ,
» poursuit-il , qu'avec la plus grande circonspection les
>> expériences faites dans la vue de justifier une theorie. >>>
L'impartialité est si belle et si rare que je voudrais pouvoir
citer ici tout ce qu'on a dit de meilleur à ce sujet..
:
168 MERCURE DE FRANCE ,
Nul peut- être , en cela , n'a porté plus loin le scrupule
que M. Meiners de l'université de Gottingue : sans doute
il a pensé que l'on ne pouvait prescrire trop sévèrement
des devoirs qui ne demandent d'autres forces que celles
de la volonté . Voici ce qu'il dit (traduction de M. Laveaux)
, dans la préface de son important ouvrage sur
les sciences dans la Grèce : « Il faut au commencement
>> de chaque recherche se demander à soi-même.... si
>> l'on ne désire pas secrétement qu'elle ait tel ou tel ré-
» sultat plutôt que tel autre. Il faut examiner si nous ne
> donnons pas une attention particulière à la recherche
>>de témoignages favorables ou défavorables à certains
>>peuples , à certaines assertions ...... enfin , si certains
>> passages importans n'excitent pas en nous une joie
>>plus grande que celle que nous éprouvons ordinaire-
>> ment à la découverte des faits les plus utiles , et si la
>>cause de cette joie extraordinaire ne vient pas de ce
» que nous avons trouvé dans ces passages un grand
>> appui pour quelque opinion favorite , etc.>>>
« Si vous avez le loisir d'écrire et que vous croyiez
>> avoir le talent de composer , réfléchissez beaucoup et
>> lisez peu : vous n'aurez que trop de mémoire. » -
Pour que ce conseil , très-bon d'ailleurs , fût suivi sans
inconvénient , il faudrait communiquer ses manuscrits
à des personnes qui eussent au contraire cultivé leur
mémoire , et qui pussent indiquer les choses déjà connues
que l'on croit dire le premier , soit parce qu'on ne
les a pas rencontrées ailleurs , soit parce qu'elles n'ont
laissé dans la tête qu'une trace trop confuse pour que
l'originé en paraisse étrangère. Comment les distinguer
alors de celles qui dans un sens opposé nous trompent
également , et qui ont donné lieu à cette autre réflexion
de M. de Levis ? « Il y a des vérités si frappantes , que
>> l'on croit les reconnaître quoiqu'on les entende pour
>> la première fois. >> Réflexion dont je dois d'autant
mieux apprécier la justesse , que j'ai beaucoup de peine
à me persuader qu'elle soit elle-même une pensée nouvelle
. J'abandonne cette décision à ceux qui ont lu
davantage , ou dont les souvenirs sont plus sûrs ; et s'ile
OCTOBRE 1812 . 169
ont la curiosité de soumettre à cet examen quelques
autres passages sur lesquels je formerais un doute semblable
, ils pourront s'arrêter particulièrement à ceux-ci.
<<On se lasse de tout , excepté du travail.--Les faiblesses
>> des hommes supérieurs satisfont l'envie et consolent
>>la médiocrité.-O vous qui vous plaignez de l'ingrati-
>> tude , n'avez-vous pas eu le plaisir de faire du bien ?-
>> Il y a tant de bassesse dans la plupart des louanges ,
>>qu'elles avilissent plus ceux qui les donnent qu'elles
>> n'honorent ceux qui les reçoivent.-Réprintez , vous
>> aurez moins à punir. » Cette dernière maxime est d'une
grande importance ; eût-elle été imprimée vingt fois , il
serait bon de la répéter encore .
Les lignes que je viens de transcrire , et un trèspetit
nombre d'autres , sont-elles ou ne sont-elles point
des réminiscences? c'està-peu-près une question oiseuse .
M. de Levis a pu s'y tromper , mais il est plus vraisemblable
que je me trompe moi-même. Si d'ailleurs ma
conjecture se trouvait fondée , ce serait assurément le
cas de dire , sur l'ouvrage de M. de Levis , ce qu'il dit
lui-même , en partie seulement et d'une manière moins
positive : Ubi plura nitent , non ego paucis offendar
maculis . Quel livre d'ailleurs , même sous une forme
sententieuse , pourrait ne contenir que des idées neuves
dans nos siècles encore puérils et déjà vieux?
DE SEN**.
TRADUCTION DE QUELQUES ODES DE PINDARE.
LEShommages les plus glorieux ont été rendus par l'antiquité
au génie de Pindare.Alexandre , entrant en vainqueur
dans Thèbes , ordonna de respecter la maison que
ce poëte avait habitée. Horace le représente comme le premier
des poëtes lyriques , et déclare que ce serait une témérité
semblable à celle d'Icare , que de vouloir l'imiter .
Pindarum quisquis studet æmulari ,
Jule, ceratis ope dædalea
Nititur pennis, etc.
1
170 MERCURE DE FRANCE ,
La plupart des modernes ont souscrit à cette admiration
des anciens ; mais , en même tems , ils ont observé qu'il
estplus difficile maintenant de sentir les beautés du poëte
thébain . Une grande partie du charme qui devait naître de
la cadence et de l'harmonie des vers , est perdue pour nous ;
les allusions aux jeux publics et à plusieurs usages contemporains
, les allégories mythologiques , les traditions des
âges reculés sur les premiers héros et les premiers législateurs
, ne peuvent exciter de nos jours cet intérêt qu'ils devaient
avoir pour les habitans d'Athènes , de Thèbes , de
Corinthe , et même pour ceux de Rome , dont les souvenirs
historiques se rattachaient à plusieurs époques mémorables
des fastes de la Grèce . Il naît même de ces circonstances
des difficultés dans l'interprétation du texte ,
qui exigent des recherches pénibles , dont les résultats sont
plus d'une fois insuffisans. Cependant on reconnaît et l'on
retrouve encore de nos jours le génie du poëte . On admire
son élan aussi hardi que sublime et soutenu , la pompe de
ses expressions , la variété et la richesse de ses images,
l'élévation de ses idées et de ses sentimens , et les brillantes
couleurs dont il sait revêtir les grandes vérités de la philosophie
et de la morale. Il est plus souvent dans les cieux
que sur la terre ; mais son vol n'est point téméraire , et
après avoir interrogé les dieux sur le passé et sur l'avenir ,
sans s'égarer , il retourne parmi les mortels , pour leur
donner les leçons de la sagesse , ou pour leur offrir le prix
de l'adresse et du courage. Anacréon sacrifie aux graces et
à l'amour . Horace est riche en détails brillans , varié dans
sa marche , harmonieux dans son rhythme ; mais il a moins
de grandeur dans ses conceptions , et moins d'abandon
dans son enthousiasme , que le poëte thébain. On voit que
c'est après avoir étudié tour-à-tour Pindare , Anacréon et
Horace , que Boileau a tracé le caractère de l'ode .
L'Ode avec plus d'éclat , et non moins d'énergie ,
Elevant jusqu'au ciel son vol audacieux ,
Entretient dans ses vers commerce avec les Dieux .
Aux athlètes dans Pise elle ouvre la barrière ,
Chante un vainqueur poudreux au bout de la carrière ,
Mène Achille sanglant au bord du Simoïs ,
Ou fait fléchir l'Escaut sous le joug de Louis .
Tantôt comme une abeille ardente à son ouvrage ,
Elle s'en va de fleurs dépouiller le rivage.
4
OCTOBRE 1812 .
171
Elle peint les festins , les danses et les ris ,
Vante un baiser cueilli sur les lèvres d'Iris ,
Quimollement résiste , et par un doux caprice
Quelquefois le refuse afin qu'on le ravisse.
Son style impétueux souvent marche au hasard ,
Chez elle un beau désordre est un effet de l'art .
Nous offrons aux lecteurs la traduction de quelques odes
de Pindare. Cet essai a besoin d'une grande indulgence ,
quelques efforts que nous ayons faits pour surmonter les
difficultés . Nous commençons par la quatrième et la cinquième
olympiques , adressées à Psaumis , de Camarine en
Sicile , et qui se lient l'une à l'autre autant par le sujet même,
que par le genre des développemens poétiques .
,
IV Olympique .
MAÎTRE des dieux , Jupiter dont les mains agitent la
foudre rapide , les Heures (1) , vos enfans , m'ont donné le
signal de me rendre dans ces lieux avec les accens variés
de ma lyre , pour être témoin des plus glorieux combats.
Les gens de bien apprenant l'heureuse nouvelle des
succès de leurs amis , sentent aussitôt s'élever dans leur
coeur les transports de la joie. Fils de Saturne , vous qui
résidez sur l'Etna , où se forment les orages , et dont le
poids accable Typhon aux cent têtes , jetez , en faveur des
grâces protectrices de Camarine , un regard favorable sur
T'hymne qui célèbre une victoire remportée dans les jeux
olympiques .
> ORNEMENTimmortel des plus sublimes vertus, cethymne
arrive sur le char de Psaumis .. La tête ceinte de l'olive
qu'il a cueillie dans les champs de Pise , Psaumis s'empresse
de répandre sur Camarine sa patrie l'éclat de la
gloire. Puisse une divinité propice accomplir tous ses
voeux ! Je vante ici son adresse à former un coursier, les
soins hospitaliers qu'il prodigue avec joie , et son amour
pour la tranquillité conservatrice des villes. Le mensonge
n'aura point fardé mes discours . L'expérience est le sceau
de la vertu des hommes .
(1) Les heures étaient représentées par les anciens comme des
déesses , filles de Jupiter et de Thémis ,
172 MERCURE DE FRANCE ,
L'EXPÉRIENCE mit Erginus , fils de Climenus , à l'abri des
outrages dont les femmes de Lemnos voulurent couvrir
ses cheveux blancs . Vainqueur à la course , et revêtu de
ses armes d'airain , il dit à Hypsipyle (2) , en s'approchant
pour recevoir la palmé : C'est moi , la vitesse de mes pas
égale encore la force de ma main et le courage de mon
coeur. Les cheveux blancs croissent quelquefois avant le
tems , même sur la tête du jeune homme.n
V Olympique.
>>NYMPHE de Camarine (3), fille de l'Océan , recevez favorablement
la douce fleur des nobles vertus et des couronnes
olympiques ; c'est l'hommage de Psaumis vainqueur
sur son char infatigable. Illustrant votre ville , nourrice
féconde des peuples , Psaumis avait décoré douze autels
pour les fêtes des dieux ; de nombreux taureaux furent
immolés , et cinq jours virent célébrer des jeux divers .
Couronné par la victoire , il vous environne d'une gloire
éclatante ; il répand au loin le nom de son père , et celui
des cieux , où naguère il fit son séjour.
>>QUAND , de ces aimables contrées qu'habitèrent jadis
OEnomaüs et Pélops , il retourne dans sa patrie , sa voix
célèbre la forêt sainte , qui vous est consacrée , ô Pallas ,
protectrice des villes. Il chante le fleuve Oanus , le lac qui
baigne sa terre natale , et les sources sacrées de l'Hipparis ,
dont les eaux vont restaurer l'habitant de Camarine . Par
ses soins de nombreux édifices s'élèvent dans cette ville
comme une haute forêt , et un peuple de citoyens se relevant
de ses infortunes (4) , devient heureux et florissant.
Toujours le travail et la peine combattent autour des vertus,
pour vaincre les périls cachés des grandes entreprises , et
ceux qui parcourent cette carrière avec succès , préservés
de la jalousie , reçoivent de leurs concitoyens le glorieux
nom de sages .
(2) Reine de Lemnos , qui avait ordonné des jeux publics.
(3) La villede Camarine était située près d'un lac et sur le fleuve
Hipparis.
(4) La ville de Camarine avait été ravagée deux fois par les Syraeusains
.
OCTOBRE 1812 . 173
JUPITER , conservateur des mortels , vous que portent
les nuages , qui résidez sur la colline de Saturne , qui protégez
l'Alphée répandant au loin ses ondes , et l'antre sacré
de l'Ida , je viens , avec la cadence lydienne , vous supplier
d'accorder dans tous les âges à cette ville des hommes
vaillans . Je demande aussi que vous , ô Psaumis , couronné
dans les champs olympiques , et dont le courage se plaît à
dompter le fier animal qui sortit de la terre à la voix de
Neptune , vous puissiez atteindre le terme de la vie , dans
une tranquille vieillesse , entouré de vos fils , témoins de
votre bonheur ! "
1 J. P. CATTEAU - CALLEVILLE .
1
THEATRES.
OBSERVATIONS SUR LES PRINCIPAUX SPECTACLES .
La gloire nationale est en partie fondée sur nos brillans
succès dans la carrière dramatique (1). En ce genre ,
les anciens et les modernes n'ont rien à nous opposer ;
c'est au moins le sentiment de tous les littérateurs que
les préventions nationales et le respect idolâtre de l'antiquité
n'aveuglent pas. Nos théâtres , à qui tant de richesses
sont confiées pour les faire valoir , n'ont-ils , à cet égard ,
aucun reproche à se faire ? Répondent-ils toujours àl'idée
que s'en forment les étrangers qui , arrivés à Paris , sont si
souvent trompés dans leur attente , et voient des chef
d'oeuvre quelquefois moins bien exécutés qu'en province ?
L'examende cette question fera le sujet de ces observations
, dans lesquelles je passerai en revue les trois principaux
spectacles de Paris. Dirigé par le seul amour de
l'art , sine ira et studio (comme dit Tacite ) , sijenomme
quelquefois les individus , c'est par impossibilité de me
faire entendre autrement. On pourra m'accuser d'erreurs ,
mais jamais de malveillance .
En commençant par le théâtre français , le premier de
tous aux yeux de la raison , mes remarques s'étendront
d'abord sur la tragédie , et je me joindrai aux critiques
(1) Il faut ici supposer qu'en effet les lettres contribuent à la gloire
d'une nation. Ceux qui ne pensent pas ainsi , pourront trouver mon
assertion ridicule ; mais ce n'est pas pour eux que j'écris.
174 MERCURE DE FRANCE ,
déjà faites contre la déclamation lourde , monotone et
traînante , qui est actuellement en usage . Aucun artiste
n'est entièrement exempt de ce défaut , et il est véritablement
insupportable dans quelques-uns .
On peut regarder comme à-peu-près vacant l'emploi si
important des reines et des pères nobles . Saint-Prix et
mademoiselle Rancourt (les seuls qu'on puisse citer) jouent
rarement et dans un petit nombre de pièces ; le moment
de leur retraite n'est probablement pas fort éloigné .
Aucun talent ne s'est encore présenté pour les remplacer.
La dignité , les avantages physiques manquent à mademoiselle
Duchesnois , qui , d'ailleurs , est si bien partagée
du côté de l'ame et de la sensibilité. Quant aux premiers
rôles , ils seront bien remplis tant que Talma et
Lafond voudront s'entendre , ce qui me paraît extrêmement
facile , puisqu'ils ont chacun un genre tout - à - fait
différent , et que les rôles qui conviennent à l'un , ne
sauraient convenir à l'autre . Les échanges qu'ils font quelquefois
ne me paraît pas heureux , et je les invite à y renoncer
pour les intérêts du public et de leur propre réputation.
Je ne dis rien des jeunes princesses et des jeunes
premiers ; on tolère la médiocrité dans ces deux emplois
plus que dans ceux dont j'ai parlé précédemment , et il
faut convenir que cette indulgence est plus que jamais
nécessaire.
La comédie , quoique généralement beaucoup mieux
jouée que la tragédie , laisse encore à désirer sous bien
des rapports . Le talent de Fleury sera bientôt perdu , et
qui le remplacera ? Saint-Phal met dans ses rôles beaucoup
de vérité et d'intelligence , mais ses moyens ne répondent
pas à ses intentions : on a quelquefois de la
peine à l'entendre . La tradition des petits-maîtres de l'ancien
régime est entièrement perdue ; l'élégance et la noblesse
de leurs manières a fait place à la fatuité grossière
et sans grâce de nos jeunes gens actuels . Dans l'emploi
des valets , Thénard est le seul qui n'apporte pas sur la
scène la froideur et l'ennui. Cet acteur a des momens
très-heureux , et mérite des encouragemens ; on désirerait
qu'il jouât dans des pièces où il est absolument nécessaire.
On ne peut presque plus compter mademoiselleDevienne
, qui fait si rarement jouir les spectateurs de sou
aimable talent . Mademoiselle Demerson a de la chaleur ,
de la force comique , mais son jeu est quelquefois faux ; il
a besoin d'être dirigé . Grandmesnil a laissé des regrets
OCTOBRE 1812 . 175
pour l'emploi des rôles dits à manteaux , cependant Devigny
n'est point sans mérite ; son jeu est franc , naturel ,
et ne me semble pas assez apprécié. Les deux Baptiste et
Michot sont excellens dans quelques pièces , mais leur
sphère est bien circonscrite : il est fâcheux que Baptiste
aîné ait renoncé à des rôles qu'il remplissait très - bien ,
comme celui du Glorieux , du Distrait . Mlle Leverd et
Mlle Mars ont un talent précieux , et ne doivent rivaliser
que de zèle; chacune a ses droits à la faveur du public ,
àqui elles sont également agréables .
Je doute que le projet de substituer un comité d'auteurs
dramatiques à un comité de comédiens pour l'admission
des nouveautés , soit une idée heureuse . Ce mode ne présenterait
pas moins d'inconvéniens que celui qui est actuellement
en usage ; mais ne pourrait-on pas , soit dans
l'Institut , soit dans les rédacteurs de journaux , trouver des
gens de lettres qui , sans s'être exercés dans la poésie dramatique,
seraient très en étatd'en apprécier les productions,
et formeraient un tribunal aussi éclairé qu'impartial ? On
devrait au moins imposer aux comédiens l'obligation de
donner un plus grand nombre de nouveautés , et de jouer ,
dans un intervalle donné , tous les ouvrages restés au
théâtre (2). Des pièces excellentes , sans doute , mais fastidieuses
par leur continuelle répétition , sont sans cesse
sur l'affiche , tandisque d'autres n'y paraissent presque jamais
ou très-rarement. C'est par une revue de ces pièces à
remettre , que je terminerai mes remarques sur le théâtre
français.
Je ne dirai rien de Brutus et de la Mort de César ,
dont des circonstances , étrangères au mérite de ces deux
beauxouvrages, peuvent empêcherla remise; mais parquelle
raison priver le public de Mérope , d'Oreste , de Rome
sauvée ? La première de ces trois tragédies est un des chefsd'oeuvre
de notre scène , et depuis dix ans , je crois , n'y a
point paru (3) . Celles d'Oreste et de Rome sauvée sont
(2) Les auteurs vivans ont beaucoup de peine à faire représenter
leurs pièces ; celles même qui sont restées au théâtre , et qui y ont été
toujours applaudies (à l'exception d'un très-petit nombre) , ne sont
pasjouées; que deviendra l'art dramatique , si l'on décourage entièrement
ceux qui le cultivent?
(3) Je sais bien que le principal rôle , qui fit la réputation de
Mile Dumesnil , et que j'ai vu très bienjoué par Mlle Sainval aînée ,
n'est pas favorable àMile Raucourt ; mais pourquoi Mile Duches
176 MERCURE DE FRANCE ,
très -estimées des littérateurs ; l'une joint , au mérite de la
simplicité et du coloris antiques , beaucoup d'intérêt ; et
l'autre , parfaitement écrite , offre la peinture la plus vraie
et la plus énergique des illustres personnages qui y sont
dépeints . On peut comparer aux plus belles scènes de notre
théâtre celles de Catilina et de César. Andronic , Gustave
, Spartacus , Inès de Castro , Absalom , Amasis ,
Mahomet II ( de la Noue) , Roméo et Juliette , Fénélon ,
les Vénitiens , Etéocle et la Mort d'Abel (de M. Legouvé ) ,
le siége de Calais , Hypermnestre , la veuve du Malabar ,
Zelmire , Gabrielle de Vergy , n'ont pas été jouées depuis
fort long-tems. Elles n'ont pas toutes lemême mérite ,mais
il n'en est aucune qui n'ait obtenu un grand succès , motif
suffisant pour ne pas les oublier. Le drame de Béverley(
4) , les comédies de l'Ecole des Mères , du Glorieux ,
de Démocrite , du Chevalier à la mode , du Muet , du Jaloux
désabusé , des Précieuses ridicules , de la Comtesse
d'Escarbagnas , de Dupuis et Desronais , d'Esope à la cour,
de la Surprise de l'Amour , du Mariage fait et rompu , du
Double veuvage , du Français à Londres , du Procureur
arbitre , de la Jeune Indienne , des Moeurs du tems , du
Magnifique , des Trois frères rivaux , etc. , etc. , ont toutà-
fait disparu . Que les comédiens les rendent à la vie , et
ils ne pourront que s'en féliciter , s'ils apportent à leur remise
les soins que mériteraient aussi tant d'excellentes
pièces dédaignées (5) des premiers acteurs , et par consénois
, qui a joué ceux de Clytemnestre et de Gertrude dans Hamlet ,
ne l'essayerait- elle pas ?
(4) A ce mot , je vois déjà bien des lecteurs se récrier : qu'ils se
rassurent ; je n'aime pas plus qu'eux les productions monstrueuses de
la scène anglaise; mais je les invite à relire Laharpe , qui ne les aimait
pas davantage , et qui cependant loue beaucoup Béverley. C'est un
ouvrage très-moral , rempli d'intérêt , et qui offre le tableau le plus
terrible et le plus vrai des funestes excès où peut entrainer la passion
du jeu. En supprimant ( ce qui serait très-facile ) le morceau blâmé
avec raison par Laharpe , dans lequel Béverley veut attenter aux jours
de son fils , ce drame n'aurait rien qui pût révolter le spectateur , et
bien joué il produirait le plus grand effet. C'est , à mon avis , la meilleure
des productions de ce genre .
(5) Comme l'Avare , les Ménechmes , le Distrait , le Légataire ,
l'Ecole des Femmes , l'Avocat Patelin , etc.
Les chefs-d'oeuvre de Molière , de Regnard , de Corneille , de
OCTOBRE 1812 . 177
1
quent du public , dont la majeure partie ne juge des ouvrages
dramatiques que par ceux qui les représentent
LA
SEIN
Si généralement les spectacles de Paris ne répondent pas
à l'idée que s'en forment les étrangers , cette vérité n'est
nullement applicable à la danse et aux décorations de
l'Opéra , qui surpassent toujours leur attentes il n'y a ,
sous ce rapport , que des éloges à donner. Ledministrationde
ce théâtre en mérite aussi pour n'avoir point cédé
au caprice de la mode (7) , et pour avoir constamment
offert au public les chefs-d'oeuvre que leur ancienneté me
saurait faire vieillir. Plus on entend une belle composition
musicale , plus elle charme : les connaisseurs y découvrent
toujours de nouvelles beautés. Quelques personnes disent
que l'académie impériale de musique ne varie pas assez
son répertoire : cette plainte n'est pas fondée. Les soins
qu'exige chaque représentation donnée à ce théâtre , ne
lui permettent pas la même variété qu'aux autres ; autrefois
on ne donnait , dans le courant de l'année , que trois
ou quatre pièces ;une nouveauté (comme en Italie ) , était
jouée sans interruption jusqu'à ce qu'elle n'attīrât plus
personne. Le seul reproche à faireà la directionde ce spectacle
relativement au répertoire , c'est l'abandon des beaux
opéras de Piccini. Dans la querelle des Gluckistes et des
Racine et de Voltaire devraient toujours être représentés par l'élite
des acteurs , pour lesquels c'est une obligation de donner aux immortelles
productions , dont ils sont dépositaires , tous les soins qu'elles
méritent. Les rivalités , l'amour-propre , toutes les petites considérations
qui n'ont malheureusement que trop d'influence , devraient
alors disparaitre . On a vu Le Kain jouer des rôles très-secondaires
dans les pièces , pour ne les pas faire manquer.
(6)Autrefois les affiches n'indiquaient pas le nom des acteurs , et
l'on n'allait au spectacle que pour les pièces. Cet usage n'était pas
sans inconvénient pour les spectateurs , qui souvent étaient trompés
dans leur attente ; mais celui qui a prévalu depuis , égare le goût du
public , en le faisant aller à de mauvais ouvrages favorisés des premiers
comédiens , et en l'écartant des chefs-d'oeuvre qu'ils abandonnent.
(7) La musique entendue à ce théâtre a toujours conservé le caractère
qui lui est propre. On en aconstamment écarté ces ornemens
insignifians prodigués à l'Opéra- Comique , et qui sont la mort de
l'expression.
M
1.
!
1-8 MERCURE DE FRANCE ,
Piccinistes , les premiers ayant enfin prévalu, sur-tout
parmi les administrateurs de l'Opéra , ils en ont écarté
les ouvrages de l'Orphée italien , à l'exception de Didon ,
qu'on donne même assez rarement. Ne serait-il pas tems
enfin que ces misérables discordes musicales finissent ,
qu'on rendît à chaque compositeur la justice qui lui est due,
et que chacun leur appliquât ce vers de Virgile :
f
Tros rutulusvefuat , nullo discrimine habebo .
L'Iphigénie en Tauride de Piccini est un chef- d'oeuvre
de mélodie et d'expression , égal et peut-être supérieur à
Didon ; pourquoi ne pas la remettre ? On pourrait la donner
alternativement avec celle de Gluck , et offrir ainsi
aux amateurs le plaisir de la comparaison. La musique de
Rolandet d'Atys , moins dramatique , il est vrai , que celle
d'Iphigénie , est pleine de grâces et de charme : actuellement
que les rôles de Médor et d'Atys seraient chantés et
non criés , comme ils l'auraient été naguères , le public
entendrait avec ravissement les morceaux délicieux dont ils
sont remplis . Il est aussi étonnant que l'administration ne
remette pas au théâtre l'acte d'Ariane , dont la musique
(d'Edelman ) est remplie d'expression et d'effet; il conviendrait
beaucoup au beau talent de Mme Branchu .
On a reproché souvent aux acteurs de l'Opéra des cris
insupportables , des convulsions d'énergumènes ; ce n'était
pas sans raison . Mais ces défauts , autrefois bien communs
, sont devenus plus rares depuis l'admission de
Nourrit et de Lavigne , dont les talens seront appréciés à
mesure que les vieilles préventions feront place à la justice .
Quant à ceux de Lays et de Mme Branchu , ils ne sont contestés
de personne , et les débuts brillans de Mule Paulin
donnent les plus grandes espérances .
Que manque-t- il à l'Opéra- Comique pour jouir des plus
brillans succès ? Ce ne sont pas assurément les pièces ; son
répertoire est très-riche . Ce ne sont pas les talens (8) ; il
suffit de nommer Elleviou , Martin , Gavaudan , Juliet ,
(8) A ce théâtre , ce n'est pas l'indigence qui nuit , c'est la superfluité
; il est surchargé de sujets inutiles. Le seul emploi vacant est
celui des rôles pathétiques de femmes , qui ne conviennent ni à
Mme Duret , ni à Mile. Regnault , et pour lesquels on doit regretter
la perte de Mile Paulin. Mmes Huetet Paul Michu ont de l'intelligence,
de la sensibilité ; mais leur chant ne répond pas à leur jeu .
OCTOBRE 1812 . 179
Chénard , Mme Duret, Mile Regnault , Mme Gavaudan.
Outre ceux que je viens de désigner, Lesage, Saint-Aubin,
Moreau , Paul , Huet , Baptiste , Dararcourt , Mahes Ruet ,
Paul Michu , Belmont , Crétu , Desbrosses , Joly-Saint-
Anbin , ontdes titres à la faveur du public. Mais une mauvaise
distribution des rôles et un mauvais choix des ouvrages
, rendent souvent inutile cette heureuse réunion .
Il en est des opéras - comiques comme des chefs -d'oeuvre
duThéâtre-Français ; les meilleurs , joués par des acteurs
subalternes , ou qui n'ont pas la vogue (car la mode exerce
ici son empire comme en toute autre chose ) , n'attireront
jamais le public. Les premiers sujets devraient se faire un
honneur et un devoir d'y paraître , lors même que les rôles
ne leur plairaient pas ; mais ces rôles sont executés le plus
souvent avec une négligence extrême , sur-tout par l'orchestre
(9) , qui devrait se proposer pour modèle celui de
l'Opéra-Buffa , dont l'exécution est toujours pleine de chaleur
et de vie .
J'ai parlé de la monotonie du répertoire au Théâtre-
Français ; mais il est très-varié comparativement à celui de
l'Opéra- Comique , qui tourne depuis quelque tems autour
d'un cercle d'une trentaine de pièces , dont il ne sort pas ,
tandis qu'il en a une centaine au moins à sa disposition . Je
ne conseillerais pas , à quelques (10) exceptions près , la
remise des opéras joués avant 1768 , époque à laquelle
Grétry commença d'enrichir la scène lyrique de ses chefsd'oeuvre;
les progrès de l'art ont rendu nos oreilles plus
difficiles . Mais pourquoi nous priver entièrement de la
Bonne Fille ( 11), de Sylvain (12), de l'Amitié à l'Epreuve ,
(9) Ily a parmi ces musiciens un cor qu'on dit excellent ; mais je
voudrais bien qu'il ne se fit pas entendre au préjudice des voix et des
violons , qu'il couvre quelquefois tout-à- fait .
(10) Comme le Peintre Amoureux de Duni , le Bûcheron, le Soreier
etTom-Jones de Philidor , compositeur d'un très-grand mérite
et beaucoup trop négligé. Je ne parle pas des opéras au courant du
répertoire et toujours entendus avec plaisir , comme le Roi et le
Fermier , Roseet Colas , etc.
(11) Piccini n'est pas moins délaissé par l'administration de l'Opéra-
Comique que par celle de l'Académie Impériale . Cependantla Bonne
Fille est un chef-d'oeuvre de musique , et le porme . arrangé par
M. Cailhava , est fort au- dessus des autres canevas italiens . Le Faux
1,
:
M2
180 MERCURE DE FRANCE ;
du Magnifique (13) , des Mariages Samnites , d'Henri IV
(14) , des Trois Fermiers , d'Ariodant (15) , de Ponce de
Léon ( 16) , de Télémaque , de Lodoïska ( de Chérubini ) ,
et de plusiems opéras parodiés de l'italien, comme le Marquis
de Tulipano , l'Infante de Zamora , dont la musique
est si délicieuse ( 17) . Pourquoijouer si rarementla Rosière
deSalency . le Jugement de Midas (18 ) , la Caverne , le Droit
du Seigneur , Renaud-d'Ast, Marianne, le Jockey , et bien
d'autres encore que je pourrais nommer?
Si les sociétaires du théâtre Feydeau apportent beaucoup
trop de négligence pour la remise des bons ouvrages , ils
inontrent , au contraire , pour les compositions nouvelles
une excessive indulgence qui ne leur est pas moins funeste.
Lord a eu peu de succès à sa reprise , mais on n'en peut accuser que
l'exécution , puisqu'il renferme des morceaux charmans .
(12) Pourquoi Elleviou , qui a tant contribué au succès de Zémire
etAzor , du Roi et le Fermier , de Richard Coeur- de - Lion , de l'Ami
de la Maison , n'a - t- il pas essayé le rôle de Sylvain ? C'est dans cet
opéra , le chef-d'oeuvre de Grétry pour le pathétique , que se trouve
ce fameux duo , le plus beau morceau de musique peut-être qu'il
aitfait.
(13) Quelle cause a pu empêcher la reprise de ce Magnifique ,
annoncée deux ou trois fois depuis plusieurs années , et toujours renvoyée
? On n'a pas oublié l'effet qu'a produit aux exercices du Conservatoire
le charmant morceau connu sous le nom du Quart-d'heure
du Magnifique . Les autres n'en sont pas indignes , et cette composition
est une des meilleures de Grétry.
(14) Si quelque cause empêchait la représentation de la pièce ,
que n'exécute- t-on au moins de tems en tems la magnifique ouverture
qui la précède , et qui peut soutenir la comparaison avec celle du
jeuneHenri ?
(15) Un des chefs - d'oeuvre de Méhul.
(16) Composition charmante de Berton , et supérieure à plusieurs
de celles du même auteur qu'on donne habituellement. Il est vrai
que plusieurs scènes de la pièce appartiennent entiérement à la farce ;
mais sont- elles les seules de ce genre qu'on trouve à l'Opéra- Comique ?
(17) J'avoue que les poëmes sont bien mauvais ; mais le sont- ils
beaucoup plus que quelques-uns de ceux qu'on joue actuellement?
(18) C'est Elleviou qui aurait dû jouer Apollon . Ce rôle si agréable
, si léger , lui convenait parfaitement , et il est d'ailleurs de son
emploi.
OCTOBRE 1812 . 181
D'une douzaine d'opéras donnés chaque année , à peine
deux survivent -ils à dix représentations , et l'on en a joué
de si pitoyables , qu'on ne saurait concevoir qu'ils aient pu
être admis . En admirant le beau talent de Mm Duret et de
Martin pour le chant , peut-on assez déplorer le mauvais
goût qui leur fait préférer les misérables broderies modernes
au chant mélodieux et expressif de nos plus célèbres musiciens
? MARTINE .
+
VARIÉTÉS .
INSTITUT IMPÉRIAL . - Dans sa séance du 8 de ce mois ,
la Classe de la langue et de la littérature françaises a élu ,
en remplacement de feu M. Le Gouvé , M. Alexandre
Duval , auteur du Tyran domestique , du Chevalier d'industrie
, de la Jeunesse de Henri V, des Héritiers , des
Projets de Mariage , etc. , pièces restées au répertoire du
Théâtre-Français . M.Aignan, qui a publiéune Traduction
de l'Iliade en vers français , et M. Michaud , auteur du
Printems d'un Proscrit, poëme , et d'une Histoire des
Croisades , ont partagé les suffrages de la classe .
SOCIÉTÉS SAVANTES .-La Société Philotechnique réunie
cette fois dans un local séant et commode , que le conseiller-
d'Etat préfet du département de la Seine a bien voulu
lui accorder à l'hôtel de la Préfecture même , a tenn sa
séance publique le dimanche 4 octobre .
ou la
Après le court exposé des travaux et acquisitions de la
Société depuis sa dernière séance , M. de la Chabeaussière
a fait un rapport sur le concours du prix de poésie
de 1812 , dont le sujet était le triomphe de Molière ,
première representation du Tartuffe . Il a commencé par
indiquer , à- peu-près , la marche que devaient suivre les
concurrens , les développemens que ce sujet pouvait fournir
, et a fini par déclarer qu'aucune des pièces de vers
envoyées à la Société n'ayant atteint le but proposé , le
prix était remis à la séance d'octobre 1813 ; mais que le
sujet restait le même ainsi que les conditions du programme
.
182 MERCURE DE FRANCE , OCTOBRE 1812 .
La Société a mentionné honorablement deux ouvrages ;
le premier portant pour devise :
L'un défenseur zélé des bigots mis enjeu ,
Pour prix de ses bons mots le condamnait au ſeu.
Et le second :
Un grand homme souvent a besoin d'un grand roi.
M. de la Vallée a fait le rapport sur le concours pour le
prix d'éloquence , dont le sujet était l'éloge de Nicolas
Poussin . La Société ayant déterminé de couronner la dissertation
lumineuse et savante de M. Emeric David , le
prix lui a été décerné , et l'accessit a été obtenu par l'auteur
d'un discours plus académique peut- être , plus oratoire ,
mais moins profond que celui de M. Emeric David . L'auteur
ne s'étant pas fait connaître , le rapporteur a déclaré
que c'était celui du discours portant cette épigraphe :
Utpoesis ... pietura .
M. Emeric David a lu des fragmens de l'ouvrage couzonné.
Ils ont justifié l'honneur qu'il avait reçu.
M. Miger a récité une traduction en vers de l'ode d'Horace
:
Justum et tenacem propositi virum .
M. le Noir , une dissertation sur la métempsychose .
M. le Masurier , un conte fort gaîment écrit .
M. de la Chabeaussière a lu , pour M. Fayolle , une
imitation en vers du Cimetière de Village , élégie de Grey,
et pour M. de la Vallée quelques fragmens d'un poëme
sur l'art théâtral .
Ges différens morceaux ont été plus ou moins applaudis ,
et la séance s'est terminée par quelques morceaux de mu--
sique moins brillans qu'ils ne devaient l'être , par la nécessité
où les musiciens se trouvaient , ce jour-là , d'assister
au Te Deum du château et de la cathédrale en actions
de grâces des succès de la Grande-Armée.
,
POLITIQUE.
TOUTES les nouvelles d'Allemagne , et particulierement
la Gazette de Berlin , s'accordent à annoncer que des actions
brillantes ont eu lieu sur la basse Duna et devant
Riga. L'inspection de la carte suffit pour faire connaître
pourquoi ces actions ne sont pas encore connues officiellement
par des rapports émanés du grand quartier-général
impérial à Moscou, et pourquoi ils ont pu être transmis
deRiga à Berlin et à Paris. Leur authenticité ne peut être
révoquée en doute.
M. le major de Wrangel , aide-de-camp de S. M. le roi
de Prusse , est arrivé le 9 octobre à Berlin. Il était porteur
de dépêches annonçant la nouvelle d'une victoire importante
que le corps d'armée prussien a remportée en Coutlande
, et sur laquelle il a paru les détails suivans :
« La garnison de Riga ayant été , depuis le 19 septembre,
renforcée de 20 à 30 mille hommes , le lieutenant-général
d'Essen , gouverneur de cette place , résolut de surprendre
le corps prussien , qui occupait , en trois divisions , séparées
les unes des autres par des marais impénétrables , un circuit
de 9 milles d'Allemagne .
,
et
» Le 26, les Russes menacèrent le poste de Tamozna ,
repoussèrent les gardes du camp du colonel de Horn
marchèrent avec des forces considérables contre le général
d'Yorck . Cet officier général , qui avait fait une reconnaissance
sur la grande route de Mietau à Riga , se détermina
à abandonner le poste d'Olai , à se réunir au colonel de
Horn et à se porter sur Ekau. A peine cette jonction étaitelle
opérée , que l'ennemi arriva le 27 avec des forces supérieures
. Il était évident que son projet était de s'emparer
du parcd'artillerie de siége rassemblé à Ruhenthal, et d'obli
ger à renoncer au moins pour l'instant au siége de Riga .
» Le général d'Yorck se replia sur Bauske , et marcha le
28 derrière l'Aa , jusqu'à Ruhenthal pour défendre le parc .
» Le 29 au matin , la brigáde du général de Kleist étant
arrivée à Ruhenthal , le général d'Yorck était sur le point
de reprendre l'offensive , lorsqu'il apprit que les Russes
passaient l'Aa , non loin de Graventhal. Il envoya l'aile
:
1.
184 MERCURE DE FRANCE ,
gauche du général de Kleist sur la rive gauche de l'Aa , où
l'avant-garde aux ordres du colonel de Jeanneret avait déjà
commencé l'attaque avec succès . De ce moment , il s'engagea
un combat acharné. Les Russes furent repoussés el
contraints de repasser l'Aa avec perte de 500 prisonniers .
" Le 30 , on poursuivit l'ennemi sur les deux rives de
I'Aa. On l'atteignit près de Schlockhoff , où on lui livra
bataille ; il fut chassé de sa position . Le 3º régiment de
chasseurs russes et un bataillon du 25 mirent bas les
armes devant le 3º régiment de hussards prussiens .
» Le 1er octobre , les Russes furent encore repoussés et la
presque-totalité du régiment de dragons et de cosaques de
Finlande fut sabrée . Les Russes décampèrent pendant la
nuit et se retirèrent sur Péterhof et Olai.
» Le 2 , on se remit à leur poursuite , mais ils se hâtèrent
de rentrer dans Riga ; on leur a pris une vingtaine de cosaques
et quelques centaines de traîneurs .
Quoique ces avantages n'aient pas été remportés sans
perte du côté des Prussiens , cependant elle n'est pas en
proportion avec celle de l'ennemi , que l'on peut , sans
exagération , évaluer à 4 ou 5000 hommes. On lui a fait
2500 prisonniers et pris un canon.
„ Tels sont les résultats des combats que les troupes prussiennes
ont livrés du 27 septembre au 2 octobre , et au
moyen desquels elles sont parvenues , non-seulement à
sauver le parc d'artillerie destiné au siége de Riga , mais
aussi à maintenir et raffermir toute l'aile gauche de l'armée
alliée dans sa position importante .
>> Les troupes prussiennes sont rentrées dans la capitale
de la Courlande , et dans toutes les positions qu'elles occupaient
précédemment. "
Au surplus , nous connaissons aujourd'hui d'une manière
certainé ce qu'on sait enfin à Pétersbourg de la bataille
de Moscou et de ses suites . Le voile est tombé ; l'illusion
est détruite .
Le Moniteur a extrait du Courrier les détails suivans .
Extrait d'une lettre particulière de Pétersbourg , le 17 septembre.
« Dans le moment où cette ville ne paraît songer qu'aux
réjouissances pour la bataille de Mojaisk , la cour et le sénat
plient bagage pour partir , dit-on , pour Archangel. Cette
nouvelle n'est connue que de peu de personnes , attendu
qu'on n'a pas eu de nouvelles depuis la bataille du 7, ou
OCTOBRE 1812 . 185
que dumoins rien d'officiel n'a été publié concernant la
grande armée russe. Le cours du change , qui était à 25 à
'ouverture de la bourse , a baissé à 24 à sa clôture , sur un
bruit sourd qui circule que l'Empereur des Français marche
sur Moscou en rejetant nos troupes sur cette ville .
Une frégate anglaise est entrée à Cronstadt , ayant à
bord des fonds pour le gouvernement russe en monnaie
frappée au coin d'Angleterre .
>>Nous avons des nouvelles du comte de Wittgenstein ,
et nous sommes fâchés d'avoir à annoncer qu'il a résigné
son commandement à cause de sa mauvaise santé ; ce
qu'on doit attribuer à des fatigues excessives et aux blessures
qu'il a reçues en combattant contre le corps qui était
sous les ordres du maréchal Oudinot . "
Extraitd'une autre lettrede Pétersbourg , du 16 septembre .
« Les dernières nouvelles du prince Kutusow sont du
II septembre . Ce général était occupé à réorganiser et à
réunir ses troupes après la sanglante bataille du 7. Il attendait
les renforts de Moscou , et se préparait à livrer une
seconde bataille .
» Celle du 7 sera considérée comme une des plus meurtrières
qui aient été livrées . Il n'y a pas une famille distinguée
à Pétersbourg qui n'ait à regretter un parent. Les
régimens de la garde qui composent la réserve ont demandé
à grands cris à aller au feu , et ils ont tellement souffert
qu'ily a fort peu de leurs officiers qui ne soient morts ou
blessés.
> Le prince Bagration , depuis son arrivée à Moscou , a
été obligé de subir une des plus pénibles opérations par les
mains du chirurgien de l'Empereur. On ne croit pas qu'il
puisse reprendre son commandement. "
( Seconde édition du Courrier. )
Bureau des affaires étrangères , 15 octobre.
On a reçu ce matin des nouvelles du général lord Cathcart
, datées de Pétersbourg , le 22 septembre ; en voici
un extrait :
« Le maréchal prince Kutusow ayant retiré son armée
de devant Moscou , l'ennemi y est entré le 14. Après la
bataille du 7 , le prince se retira à quelque distance sur la
route de Moscou . Il chercha alors à s'assurer d'une position
plus tenable près de Moscou , mais n'en ayant pas
trouve de convenable , il s'est retiré après la tenue d'un
186 MERCURE DE FRANCE ,
conseil de guerre sur une autre position, à 20 milles au-delà
de Moscou , laissant à l'ennemi l'entrée de la ville libre .
" La milice de Kalonga et des environs est dans ses positions
; celle de Moscou est avec le prince Kutusow . Les
détachemens de Riga et de la Finlande sont en marche
pour renforcer les divers corps sur lesquels ils sont dirigés . "
Le Statesman s'est hâté de s'emparer des aveux de l'ambassadeur
anglais , d'en prendre acte , et il y ajoute les
réflexions suivantes :
"Le bulletin maigre que les ministres ont publié hier soir
( voyez ci-dessus ) ne contient pas un seul événement que
nous n'ayons prévu et opposé aux relations anticipées . Ce
bulletin, tel qu'il est , n'a pas besoin de commentaire : on
y renonce enfin au désir de nous tromper. On a d'ailleurs
deslettres particulières postérieures à l'intéressante dépêche
de lord Cathcart , qui font un bien triste tableau des affaires
de la Russie. Un grand nombre de négocians et autres personnes
ayant des propriétés se préparaient à quitter Pétersbourg.
L'opinion générale des personnes indépendantes du
parti qui dirige les affaires était que pour sauver le reste
du royaume, il était indispensable de chercher à conclure
la paix le plus tôt et aux meilleures conditions possibles .
Une de ces lettres annonçait en outre que les Français
avaient commencé d'ériger leurs batteries près de Riga , et
que le siége allait être poussé avec toute la vigueur nécessaire.
n
Quel changement dans les bulletins russes , dans les
lettres de l'ambassadeur Cathcart , et dans le ton du courrier
ministériel ! Quelques jours plus tôt , la victoire des
Russes avait été solennellement promise par l'image de
la Sainte-Vierge portée devant leur front de bataille; les
Français avaient été taillés en pièces , ils étaient poursuivis
à six lieues du champ de bataille , ils avaient eu 25,000
hommes tués , 16,000 blessés , ils avaient perdu 100 pièces
de canon, le vice-roi d'Italie et le maréchal Ney étaient tombés
en leur pouvoir , le prince d'Eckmull était mort, le canon
retentissait à la citadelle de Pétersbourg et remplissait la
ville d'une joie universelle .........
Quelques jours se sont écoulés ; il a bien fallu que la vérité
perçât , et une fois qu'elle a été connue, nos ennemis ont
pris le parti de l'avouer. Ils consentent donc à déclarer que
nous sommes dans Moscou , mais comme jamais l'esprit
anglais n'est en défaut quand il s'agit de donner un tour
i
OCTOBRE 1812 . 187
favorable à l'événement qui l'est le moins , leurs écrivains
ministériels font ces étranges raisonnemens :
« L'Empereur des Français a été complettement défait à
>>la bataille du 7 , et il s'est retiré sur Kalonga , mais delà
>>il a derobé une marche à l'armée russe victorieuse , et
» par un détour il a gagné Moscou , oùil est entré le 14. "
Nous avouons , dit à cet égard le Morning- Chronicle ,
que nous aimons ici à laisser parer ; nous avouons que
l'on ne peut pas compter davantage sur la crédulité publique
, et que c'est un étrange détour , après une prétendue
défaite , qu'une marche de Mojaisk à Moscou en ligne
directe , en sıx jours , sans obstacle , et même sans être
observé . Si Napoléon battu , suivant les rapports russes ,
est entré à Mos ou six jours après la bataille qui a décidé
du sort de cette ville , qu'eût-il donc fait s'il eût été vainqueur
? Nous le demandons à ceux qui s'efforcent de réduire
à rien l'avantage de la possession de l'ancienne capitale
moscovite .
Il n'a été publié récemment aucune note officielle surles
affaires d'Espagne. Le lecteur connaît les positions respectives
des armées depuis la réunion de l'armée d'Andalousie
à celle du centre et de Valence . Ces armées doivent
avoir commencé leur mouvement dans le midi , tandis
qu'au grand étonnement des Anglais , lord Wellington est
occupé et retenu devant Burgos , dont les premières attaques
lui ont fait éprouver des pertes considérables .
Lord Wellington est malade : son armée souffre aussi
beaucoup des maladies qu'elle a contractées , et qui sont
les suites des fatigues excessives qu'elle a essuyées dans
une saison défavorable . Les maladies inhérentes au climat
ont fait plus de ravages qu'à l'ordinaire : plus de 200 officiers
de santé sont restés malades dans les hôpitaux. Un
officier écrit de Salamanque qu'il s'y trouve 250 officiers et
5000 malades que la mort moissonne rapidement. L'armée
éprouve le plus grand besoin et de renforts pour compléter
le vide éprouvé dans ses cadres et d'officiers de santé
pour l'organisation de ses hôpitaux.
,
De tels renseignemens sur l'état vrai des choses vont
prêter à la prochaine rentrée du parlement des argumens
bien vigoureux à l'opposition . Quelque couleur que le discours
émané du trône puisse donner aux événemens , nous
sommes à concevoir sur quels faits l'adresse votée par les
chambres pourra appuyer ses remercîmens .
Les deux chambres rendront-elles des actions de grâces
188 MERCURE DE FRANCE ,
1
au ministère pour avoir si bien réussi à entraîner la Russie
à la guerre ? On ne peut croire que le malheur soit au sein
du parlement britannique l'objet d'une injure aussi grave .
Les Te Deum , les salves d'artillerie sont bons pour donner
unmoment le change à l'opinion; les dépêches controu-.
vées , les bulletins à la main peuvent occuper un jour ou
deux les oisifs des tavernes de Londres et la populace de
ses carrefours ; mais il n'en est pas ainsi de la réunion imposante
des représentans des trois royaumes . Il faudra
leur répondre sur les événemens , sur les causes et les résultats.
Les événemens , les voici : Après avoir épuisé tous les
moyens de rapprochement et de conciliation , Napoléon ,
sommé par la Russie d'évacuer la Prusse , la traverse avec
sa rapidité accoutumée , sauve le duché de Varsovie , fait
briller l'aurore d'unjour nouveau sur le peuple qui se range
sous les aigles de son libérateur , passe les trois fleuves qui
ceignent l'occident du territoire russe , livre des combats
sanglans , triomphe des légions ennemies , triomphe même
de la dévastation dont elles se couvrent dans leur retraite ;
une de ces luttes terribles que de loin en loin l'histoire
marque comme le point d'élévation ou de décadence des
Empires , lui ouvre les portes de la capitale de son ennemi ;
elle ne lui échappe même pas par l'incendie auquel ses
défenseurs la laissent en proie. Il s'y assied etyréunitsans
obstacle les moyens militaires et politiques que lui donne
cette situation importante au coeur même des Etats moscovites.
Les résultats : ils sont toujours dans la main de la destinée
, mais on a tout fait pour enchaîner la fortune quand
onl'a maîtrisée par de si grands succès , que l'audace atoujours
marché accompagnéede la sagesse , et que les combinaisons
les plus sûres ont toujours présidéà des plans dontles
yeux ordinaires ne peuvent mesurer l'étendue : les résultats
sont, pour le moment du moins, et sans trop embrasser ce
qu'ils promettent, la délivrance d'un grand peuple, la réparation
d'une injure éclatante faite aux droits des nations , la
destructiondes immenses ressources préparées parl'ennemi,
l'anéantissement de son ancienne capitale la terreur
répandue au sein de la nouvelle , l'abaissement du colosse
dont la force réelle ne répondait pas aux proportions gigan-
,
tesque de sa stature , et ce qu'on ne croyait plus possible,
une gloire militaire nouvelle ajoutée à celle conquise dans
OCTOBRE 1812 . 189
tant de climats divers , et chez tant de nations réunies aujourd'hui
sous nos drapeaux.
La cause , car il n'y en a qu'une , est celle qui depuis la
rupture du traité d'Amiens a répandu sur l'Europe tant de
calamités , et entraîné tant de gouvernemeennss au borddu
précipice où ils seraient tombés si la main libérale du vainqueur
ne les eût elle-même retenus après leur en avoir fait
sonder de l'oeil l'épouvantable profondeur ; la cause est ce
sentiment de haine et de jalousie contre la France auquel
l'Angleterre paraît disposée à tout sacrifier, toutjusqu'à ses
armées , ses trésors , son commerce , et son existence ellemême
. Ce sentiment est aveugle, puisqu'il est passionné ;
puisse la session qui va s'ouvrir et qui peut avoir une si
grande influence sur les destinées du monde , dessiller
quelques yeux , éclairer quelques esprits ! que cette cause
que nous signalons et dont le génie du mal a su se faire une
arme si terrible , disparaisse ou s'affaiblisse ; que la voix
de la raison, que celle de l'humanité se fasse enfin entendre
au sein du parlement anglais , et si cette voix est écoutée ,
c'est alors que cette adresse , portée cette fois par de véritables
représentans aux pieds du trône , aura l'assentiment
unanime des nations .
Ministère de la Police générale.
S....
Trois ex-généraux, Mallet , Lahorie et Guidal, ont trompé
quelques gardes nationales ; ils les ont dirigées contre le
Ministre de la Police générale et le Commandant de la place
de Paris ; ils ont tenté des violences contr'eux .
Ils répandaient faussement le bruit de la mort de S. M.
l'Empereur .
Ces ex-généraux sont arrêtés , convaincus d'imposture ;
il va en être fait justice. Le calme le plus absolu règne à
Paris , et il n'a été troublé que dans les deux hôtels où les
brigands se sont portés .
Le présent Avis sera imprimé et affiché à la diligence
de M. le Conseiller-d'Etat Préfet de police.
Paris , le 23 octobre 1812 .
Le Ministre de la Police générale .
Signé, le Duc DE ROVIGO .
190 MERCURE DE FRANCE ,
ANNONCES.
Collection de Cartes géographiques , dressées conformément au
texte du Précis de la Géographie universelle de M. Malte- Brun , par
l'auteur et par M. Lapie , capitaine ingénieur-géographe ; volume
in-folio renfermant 24 cartes gravées par d'habiles artistes , imprimées
sur le quart de beau papier non de Jésus , et coloriées avec grand
soin. Seconde édition , revue et corrigée . Prix , 18 fr . pris à Paris et
solidement cartonné , et 19 fr. 50 cent. franc de port .
Allas supplémentaire du Précis de la Géographie universelle de
M. Malte-Brun , dressé conformément au texte de cet ouvrage par
l'auteur et par M. Lapie ; volume in-folio publié à la demande des
souscripteurs du Précis; précédé d'une Notice raisonnée de l'Atlas , et
renfermant 51 cartes de géographie ancienne et moderne , dont deux
de grandeur double; elles sont gravées à plus grand point et en plus
gros caractères que les 24 cartes ci-dessus , et elles en forment le développement
et complément. Prix de ce volume colorié avec soin et
sulidement cartonné , 36 fr. , et 38 fr. franc de port.
Ces deux Atlas se vendent séparément aux seuls souscripteurs du
Précis . Réunis , ils forment l'Atlas complet de cet ouvrage en un
volume in- folio de 75 cartes . Prix , pour les non-souscripteurs , 60 fr..
solidement cartonné et précédé de la Notice raisonnée des 75 cartes ;
et 63 fr. franc de port .
A Paris, chez Fr. Buisson , libraire -éditeur , rue Gilles- Coeur,
nº 10.
On prévient les acquéreurs que la poste ne se chargeant jamais de
livres cartonnés , on ne pourra leur expédier par cette voie les Atlas
que brochés en papier , et roulés avec soin .
Galerie Théâtrale , ou Collection gravée et imprimée en couleur ,
des portraits en pied des principaux acteurs des trois premiers théâtres
de la capitale , depuis leur origine , c'est-à-dire vers la fin du 16
siècle , dans les rôles les plus importans de leur emploi , avec une
Notice sur la tradition successive de leur rôle . Cet ouvrage. in- 4º sur
Nom-de-Jésus vélin , composé d'environ 180 planches , formera cinq
volumes. et paraitra par livraisons , de mois en mois , à commencer du
1er novembre 1812. Chaque livraison sera composée de trois figures
gravées avec soin par les artistes les plus distingués , avec notice formant
une feuille et demie , imprimée sur Nom-de-Jésus vélin et par
les soins de Gillé fils , imprimeur. Le prix de chaque livraison sera
OCTOBRE 1812 .
191
de 12 fr. , et 13 fr . franc de port pour les départemens. On ne paiera
rien en-souscrivant , mais les épreuves seront distribuées aux souscripteurs
suivant la date de leur inscription; les lettres et l'argent
doivent être affranchis . On souscrit à Paris , chez l'Editeur , rue des
Fossés -Montmartre , près la place des Victoires ; Arthus- Bertrand ,
libraire , rue Hautefeuille , nº 23 ; Roland, place des Victoires . nº 10;
Bance , rue St-Denis , nº 214 ; veuve Filhol , rue de l'Odéon , nº 35 ;
Treuttelet Würtz , libraires , rue de Lille , n° 17 ; Delaunay, libr.
Palais-Royal , galerie de bois , nº 43 ; Bossange et Masson , rue de
Tournon , nº 6 ; et Gillé fils , imprimeur , rue Saint-Jean-de-Beauvais
, nº 18.
Nota . Les personnes qui voudront connaître cet ouvrage avant de
souscrire pourront en voir le premier numéro déposé chez les marchands
indiqués ci-dessus . ou en écrivant à l'éditeur , qui s'empressera
de le communiquer avant sa publication.
Essai sur le Diagnostic de la Gale , sur ses causes , et sur les conséquences
médicales pratiques à déduire sur les vraies notions de cette
maladie; par J. C. Galés , docteur en médecine de la Faculté de
Paris. Brochure in-4º avec figures . Prix , 2 f. 50 c. , et 3 fr. franc
de port. Chez Méquignon l'aîné , père , libraire de la Faculté de inédecine
, rue de l'Ecole de Médecine .
Lettres sur l'Italie , en 1785 ; par M. Dupaty . Nouvelle édition ,
très-bien imprimée sur beau papier , ornée du portrait de l'auteur et
de deux jolies figures tirées des peintures antiques d'Herculanum ,
gravées avec beaucoup de soin. Trois vol . in-18 . Prix , 3 fr . 25 c. ,
et4 fr. franc de port ; papier vélin , figures avant la lettre , 6 fr . , et
6. fr. 75 c. franc de port. Chez L. Duprat-Duverger , libraire , rue
des Grands-Augustins , nº 21 .
La Biographie Universelle , troisième livraison , formant les volumes
Vet VI , vient de paraître en 2 vol. in-80. Prix . papier ordinaire
, 14 fr . , et 19 fr. franc de port ; papier grand-raisin , 24 fr . ,
et 29 fr. franc de port ; papier vélin superfin , 48 fr . , et 53 fr. frane
de port. Chez Michaud frères , imprimeurs-libraires , rue des Bons-
Enfans , nº 34; et chez Arthus - Bertrand , libraire , rue Hautefeuille.
OEuvres complètes de madame de la Fayette. Nouvelle édition ,
revue , corrigée et précédée d'une Notice historique et littéraire , et
d'un Traité sur l'origine des Romans. Cinq vol. in- 18 , beau papier .
Prix . 9 fr. , et 11 ft. franc de port, Chez d'Hautel , libraire , rue de
laHarpe , nº 80.
192 MERCURE DE FRANCE , OCTOBRE 1812 .
GRAVURE . Gravure allégorique représentant le portrait trèsressemblant
de S. M. I. et R. sous l'emblême du Soleil ; peint par
Dabos , et gravé au burin par Tardieu .
,
Dans ce moment où tous les arts concourent à célébrer le souverain
qui les protége , aucun genre ne doit être exclu de l'honneur de lui
payer son tribut. Les artistes les plus distingués ont employé le pinceau
et le burin à retracer ses actions les plus éclatantes . Il restait à
l'Allégorie à s'en acquitter à son tour ; c'est donc sous ses emblêmes
ingénieux qu'on a peint cette auguste image. La tête de l'Empereur
est environnée d'un disque radieux qui représente ainsi le Soleil
père de la nature. Ce disque passe sur l'are-en-ciel où se forme le
nom de MARIE- LOUISE , et auprès brille une constellation où parait
celui du Ror DE ROME ; au-dessous du Soleil , on voit le Globe
Terrestre , et la partie occupée par l'Empire Français , éclairée par
les rayons de l'astre qui le vivifie . Au haut du tableau sont les armes
réunies d'Autriche et de France , entrelacées de myrtes et de lauriers .
Cette gravure a 448 millimètres ( 18 pouces ) de haut sur 379 millimètres
( 14 pouces ) de large. Les épreuves avant la lettre sont du
prix de 20 fr.; après la lettre , 10 fr . A Paris , chez M. Gerardy ,
éditeur-propriétaire , rue Vivienne , nº 7 .
Avis aux Amis de l'Agriculture et des Arts .
LE sieur Tripet , fleuriste à Paris , avenue de Neuilly , nº 20 ,
invite derechef les personnes auxquelles il reste des billets de loterie
de fleurs , a en envoyer chercher le montant. Il offre en même
tems , aux amateurs Français et Etrangers , de superbes Jacinthes de
Hollande , Tulipes , Anémones et Renoncules de Chypre , de Candie,
de Rome et de Bourgogne , Couronnes impériales , Jonquilles et
Narcisses doubles de Constantinople ; le tout à un prix modéré. On
est prié d'affranchir les lettres et l'argent.
Nota . Ledit sieur Tripet offre , gratuitement , aux personnes qui
achèteront de ses fleurs , de la graine de ses Choux de la Sibérie , qui
font en ce moment l'admiration de tous les curieux .
LE MERCURE paraît le Samedi de chaque semaine , par Cahier
de trois feuilles . Le prix de la souscription est de 48 fr. pour
l'année ; de 24 fr. pour six mois ; et de 12 fr. pour trois mois ,
franc de port dans toute l'étendue de l'empire français . Les
lettres relatives à l'envoi du montant des abonnemens , les livres
paquets , et tous objets dont l'annonce est demandée , doivent être
adressés , francs de port , au DIRECTEUR GÉNÉRAL du Mercure de
France , rue Hautefeuille , N° 23 .
,
LA
SEINE
MERCURE
DE FRANCE.
N° DLXXXIX . - Samedi 31 Octobre 1812 .
POÉSIE .
A MONSIEUR DELILLE ,
SUR SON POÈME DE LA CONVERSATION .
LORSQU'AUTREFOIS ta muse embellit les jardins ,
Delille , la nature approuva tes dessins ;
Pour prix de tes travaux , le dieu des paysages
Voulut placer ton buste au milieu des bocages .
Depuis , quand tu peignis le simple ami des champs ,
Ses utiles travaux , ses paisibles penchans ,
Rivalisant ton maître en tes chants_didactiques ,
Tu fis aimer encor ces autres Géorgiques ;
Chacun dit , de ta muse admirant les beaux traits :
C'est ainsi que Virgile eût écrit en français .
Lorsque tu coloras , sous tes pinceaux fidèles ,
Des trois règnes d'Opis les beautés immortelles ,
Et que l'on vit sortir de ton brillant cerveau ,
L'IMAGINATION ce chef- d'oeuvre nouveau ;
Tous les vers échappés à ta facile veine ,
Parurent plus coulans que l'eau de l'Hippocrène .
Ton front sexagénaire , honneur de l'Hélicon ,
Dépouilla de lauriers les bosquets d'Apollon.
१
N
!
194 MERCURE DE FRANCE ,
Mais c'est peu : t'élançant dans une autre carrière ,
Tu parais , défiant Montaigne et La Bruyère ,
Par un livre brillant d'esprit et de gaité ,
Véritable miroir de la société !
La CONVERSATION ! .... Quel champ vaste et fertile !
A ce genre déjà tu sais plier ton style .
Comme le Tintoret , lu tiens , maître excellent ,
Un pinceau tour-à-tour de plomb , d'or et d'argent :
Ici gai sans contrainte ,et toujours grand sans faste ,
Tu saisis des portraits le rapide contraste ;
,
Et toujours ton esprit , Protée ingénieux ,
Yvarie à son gré pour briller encor mieux.
Tel on voit , dans les jours de publique allégresse ,
Le salpêtre , imitant notre bruyante ivresse ,
Tantôt développer , à nos regards surpris ,
La guirlande de Flore et l'écharpe d'Iris ;
Dessiner d'un palais les riches colonnades ;
Faire jaillir des feux qui tombent en cascades ;
Et tantôt simulant la foudre et les éclairs
Peupler d'astres nouveaux l'immensité des airs .
Qui pouvait mieux que toi , dans des cadres propices
De l'art de converser nous peindre les délices ?
Qui pouvait mieux chanter ceplaisir ravissant ,
De la société l'ame et le noeud puissant ,
Que cet auteur chéri , dont l'éloquence aimable
Est , dans l'art de causer , un modèle admirable ;
Qui sait nous captiverpar son accent vainqueur ,
Qui divertit l'esprit , intéresse le coeur ;
Et , conteur toujours neuf , a dans sa tête unique ,
De traits fins et piquans un arsenal comique ?
Dans un cercle ennuyeux , captif infortuné
Sans espoir d'en sortir , hier j'étais enchainé ;
Etlà , je maudissais les tristes personnages ,
Dont ta main a calqué les fidèles images .
Discoureur assommant , chacun d'eux s'admirait :
J'allais fuir .... Tout-à-coup ton ouvrage paraît ;
On l'ouvre : le bavard , gardant son caractère ,
Ici ne tarit plus , tant l'écrit sait lui plaire ;
Démentant son humeur , là , le mystérieux
Te proclame à l'instant peintre délicieux ;
OCTOBRE 1812 .
Plus loin , le beau parleur , oubliant son emphase ,
Dit que le dieu du goût et t'éclaire , et t'embrase ;
L'égoïste tout seul , songeant àson plaisir ,
S'armant du livre heureux qu'il brûlait de saisir ,
Seposte dans un coin , pour jouir en silence ;
Celui qui prédit tout , dans sa triste démence ,
Criant que ton poëme enrichira Michaud ,
Pour la première fois est applaudi tout haut ;
Celui qui se répète , en son défaut aimable ,
Nous charme en redisant : Il est inimitable !
Enfin les ennuyeux , signalés dans tes vers ,
Admirant tes portraits , ont ri de leurs travers.
Dans ton livre charmant , pleind'esprit et de verve ,
Que t'inspira Momus , que te dicta Minerve ,
Tu brilles sans effort ; tu plais sans le savoir.
L'art , dans le genre simple , est ne n'en point avoir.
Triomphe ! du bon goût tu séduis les apótres :
Ta
CONVERSATION en fait naître mille autres .
Mais , quoi ! Delille ,ici transfuge des vallons ,
Quitte un tapis de fleurs pour celui des salons !
Euterpe fut l'objet de sonpremier hommage :
Pour Thalie , en ce jour , il deviendrait volage !
Non , sans doute ; de Pan , de Flore et de Palès ,
S'il déserte par fois les rustiques palais ,
Ce poëte-Nestor , dans les bois ,les prairies ,
Reviendra promener ses douces rêveries ,
Aux mânes de Virgile adresser ses chansons ,
Et répéter encor de sublimes leçons
Sur son luth pastoral , nos plus chères délices.
S'il peignit des cités les travers et les vices ,
La peinture qu'il fait des sots et des méchans ,
Satire de la ville , est l'éloge des champs.
ÉNIGME .
H. DE VALORI.
Mon nom rappelle une cité
Qu'on trouve chez ce peuple illustre
Qui naguère acquit tant de lustre
En
combattant avec fierté
L'ennemi de sa liberté.
195
)
N2
196 MERCURE DE FRANCE ,
Pour varier cette peinture ,
J'offre , sans changer de structure ,
Un jeu fréquemment usité
Des rives de la Seine aux rives ...... de l'Isère :
Jeu qui nous porte à réfléchir ,
Jeu piquant où , pour s'enrichir ,
Chacun aime à crier misère .
J. A. L****** , ex- trésorier d'infanterie.
LOGOGRIPHE
Proposé aux personnes composant la société réunie chez
M. DE LA FLACH .... dans sa campagne près de Saint-
Vérand , département du Rhône , le 8 octobre 1812 .
POUR occuper un instant vos loisirs
Par un frivole badinage ,
Et , s'il se peut , varier les plaisirs
Dont sur vos pas on trouve l'assemblage ,
Je vais , si vous le permettez ,
De son dernier asile exhumer un grand homme
Qu'aujourd'hui même encore avec respect on nomme ,
Et qui , par ses exploits , ses rares qualités
Et ses longues prospérités ,
Surpassa les héros de la Grèce et de Rome.
Ses traits ici ne seront point flattés ;
Adéfaut de talent je serai véridique ,
Et pour vous le prouver dans ce panégyrique ,
J'entre en matière ; or , écoutez :
Jadis' avec éclat j'ai régné sur la France ;
Dans ses fastes brillans mon nom est consacré ;
Protecteur des beaux arts , j'employai ma puissance
Acombattre en tous lieux l'erreur et l'ignorance ,
Et cet empire heureux par moi fut illustré ;
Mais après moi tout change , et mon vaste héritage ,
Un pouvoir si long-tems révéré des humains ,
Passent , avec mon sceptre , en d'inhabiles mains ,
Qui des miennes bientôt en détruisant l'ouvrage ,
Livrent ce beau pays aux plus tristes destins .....
Ami lecteur , ehbien! en faut-il davantage ?
OCTOBRE 1812 .
Faut-il de ce tableau multiplier les traits ,
Pour qu'avec moins d'efforts ton esprit me saisisse ?
Demande , et sans tarder je vais à cette esquisse
Ajouter de nouveaux portraits.
Arme- toi donc de patience ,
Tu vas'en avoir grand besoin
,
Et je prétends te mener loin
Dans ma ténébreuse seience.
197
Onze pieds .... à ces mots tu recules d'effroi ;
De son poids ce nombre t'accable :
C'est pourtant , parole de roi ,
Des lettres de mon nom le compte redoutable ;
Onze pieds donc , ensemble réunis ,
Présentent , rayonnant de gloire ,
Ce nom illustre à ta mémoire.....
Un peu de vanité m'est , je crois , bien permis ,
J'ose en prendre à témoin la muse de l'histoire ;
Mais faisons trève aux vains discours ,
Et commençons par offrir à ta vue
Une cité des Normands bien connue ,
Où Malherbe , dit- on , passa ses premiers jours ;
Une en Russie , enfin une troisième
Célèbre chez le Hollandais ;
Une arme dont l'Amour à ses nombreux sujets
Fait sentir le pouvoir suprême ;
Un élément dont l'inconstance extrême
A renversé bien des projets ;
Un titre éminent que l'on donne
Aceux qui savent les premiers
Cueillir les plus nobles lauriers
Dans les jeux sanglans de Bellone ;
Un artisan qui , sans éclat ,
Par d'utiles travaux sert la chose publique ,
Et chaque jour met en pratique
Les préceptes de Bourgelat ( * ) ;
Un mot qu'au lutrin l'on entonne
Et qui nous vient du peuple hébreux ;
(*) Fondateur de l'Ecole vétérinaire de Lyon , établissement qui
par son but et son excellente organisation prouve mieux qu'aucun
éloge le mérite de cet homme célèbre et ses droits à l'immortalité.
4
198 MERCURE DE FRANCE ,
1
Un nom bien connu dans ces lieux ,
Et qui rappelle une personne
Dont l'apanage précieux
Est d'être ensemble aimable , douce et bonne ;
Près d'elle un habitant des cieux
Vient , par l'éclat qui l'environne ,
Eblouir et flatter nos yeux.
Remarque encore , cher Edipe ,
Un pays qui , jadis fameux ,
Fut témoin des amours heureux
Et de Laïs et d'Aristippe .
Asa suiteun meuble léger
S'offre pour varier la scène ,
Meuble d'hiver qu'on devine sans pein
Etdont le règne est passager ;
L'oiseau dont le sombre plumage
Est l'emblême d'un deuil parfait ;
Le gite étroit où , captif , il nous fait
Entendre son joyeux ramage ;
L'instrument qui retient au port
Le vaisseau prêt à fendre l'onde ;
Undes fils de Noé dont la tige féconde
En peuplant l'univers a bien rempli son sort ;
Le mouvement que sans effort
L'Etre immortel imprime au monde ;
Deux habitans des humides Etats
Soumis au seeptre de Neptune ,
Destinés par même fortune
A figurer dans nos repas ;
Le détroit qui de l'Angleterre
Fait la force et la sûreté ;
Ce que jamais n'a présenté
Uncorps de forme circulaire ;
Ce puissant attrait qui pourplaire
Est préférable à la beauté ;
L'effet que sur nous il opère
Quand à son comble il estporté;
Une substance agréable et légère
Dont l'art du confiseur assure le débit ;
Ce qui d'un nouveau-né , délices de sa mère ,
Compose le premier habit ;
OCTOBRE 1812 .
199
1
Unmont fameux dans la Sainte-Ecriture ,
Et que Marie autrefois visita ;
Une élégante et fragile voiture
Qu'un luxe frivole inventa ;
Cette surface unie et trop souvent fidèle
Par qui nos traits sont répétés ;
Deux verbes dont l'un nous rappelle
Unplaisir , un besoin qui , de nos facultés ,
Exerce la plus naturelle .
L'autre dans l'empire amoureux
Pourrait bien avoir pris naissance ,
Mais comme il prêche l'inconstance ,
Il faut le bannir de ces lieux ,
Et signaler une chose bien chère
A quiconque est ami des plaisirs de Comus ,
Plaisirs de nous très-bien connus ,
Et l'un de ceux qu'on goûte à la Flach ....
Séjour charmant où l'on trouve à -la- fois
Soins empressés , accueil aimable ,
Et qui nous semble préférable
Au brillant asile des rois .
Par lemême.
CHARADE .
MON premier commence demain
Et finira.... Quand ? Ma foi , je l'ignore ;
Pour vivre sous les lois d'hymen
On reçoit mon dernier de celle qu'on adore ;
Mon tout , ami lecteur , n'existe pas encore ,
Mais sois sûr qu'il est en chemin .
Par le même .
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est Paume.
Celui de l'Enigme-Logogriphe est Pic (du Midi , dans les Pyré
nées , de Ténériffe et d'Adam ) .
Celui de la Charade est Nuage.
SCIENCES ET ARTS .
MÉMOIRE HISTORIQUE ET PHYSIQUE SUR LES CHUTES DE
PIERRES TOMBÉES SUR LA SURFACE DE LA TERRE A DIVERSES
TPOQUES ; par M. P. M. S. BIGOT DE MOROGUES . Un
vol . in- 8 ° .-A Paris , chez Merlin , libraire , quai des
Augustins , nº 29 , et Allais , libraire , rue de Savoie .
-
L'HISTOIRE de tous les peuples fait mention des pluies
de pierre . Ouvrez les annales des Juifs , des Chinois , des
Indiens , des Perses , des Grecs , des Romains et des
Français , vous y trouvez des détails très -circonstanciés
sur les phénomènes de ce genre. Cependant, malgré le
témoignage unanime des historiens , les savans qui doutent
toujours , n'avaient rien voulu croire jusqu'à ces
derniers tems où le fait a été constaté de manière à ne
laisser aucune prise au pirrhonisme. Auparavant , lorsqu'une
Académie avait à examiner une pierre tombée de
l'atmosphère , elle commençait toujours son rapport en
niant l'existence et la possibilité de la chute . On sait
qu'en 1768 , après un coup de tonnerre accompagné de
circonstances extraordinaires , une pierre de sept livres
et demie était tombé à Lucé . L'abbé Bachelay l'envoya à
l'Académie des Sciences , qui nomma aussitôt une commission
composée de Lavoisier , Cadetet Fougeroux ,
pour l'examiner. Après une analyse aussi exacte qu'on
la pouvait faire alors , ces académiciens conclurent que
cette pierre n'était qu'un grès schisteux enfoncé sous
une couche de terre, et que la foudre en le frappant avait
mis en évidence . On expliqua de cette manière toutes
les chutes de pierre dont il est fait mention dans l'histoire
. Cette explication parut plausible , et comme elle
peut convenir à quelques faits isolés , on l'adopta pour
tous ; mais enfin en 1803 il a fallu y renoncer . On sait
que le 26 avril de cette année il tomba proche de l'Aigle ,
entre une heure et deux heures de l'après-midi , une
grande quantité de pierres , en présence de plusieurs
témoins qui , après avoir failli à en être les victimes ,
|
i
MERCURE DE FRANCE , OCTOBRE 1812. 201
dressèrent une espèce de procès -verbal des circonstances
de cet étonnant phénomène. L'Institut en fut instruit et
chargea M. Biot , Tun de ses membres , d'aller sur les
lieux pour y'faire une plus ample information. Fomeroy
et Vauquelin analysèrent avec un très-grand soin les
échantillons qu'on leur soumit , et proclamèrent lexistence
des aérolithes , qui n'avaient pas attendu cette décision
pour menacer les habitans de la terre de les écraser
. Dès- lors il s'éleva une grande contestation entre les
savans pour expliquer l'origine d'une pluie aussi surprenante
. Les uns entassant hypothèses sur hypothèses
la trouvèrent dans les volcans de la lune : les autres n'y
virent qu'une réunion et une condensation subite des gaz
errans dans l'atmosphère .Cette dernière opinion a prévalu .
M. Bigot de Morogues , savant minéralogiste et auteur
de plusieurs mémoires insérés dans le Journal des mines ,
a voulu retracer l'histoire de la chute des pierres depuis
l'antiquité la plus reculée jusqu'à nos jours . Cette entreprise
exigeait beaucoup de travail : en effet, combien
n'a-t-il pas fallu feuilleter de volumes pour en extraire
tout ce qui s'y trouve de relatifà un faitdont il y a eu tant
d'exemples à différentes époques , dont les unes sont
modernes , d'autres plus anciennes , d'autres enfin qui se
perdent dans la nuit des tems ! Peu de personnes eussent
eu le courage de tenter une telle entreprise , et parmi
celles qui l'auraient osé , il ne s'en serait trouvé qu'un
très-petit nombre en état de la bien conduire. C'est un
bonheur pour les sciences que M. de Morogues n'ait
pas été prévenu , car il a fait un ouvrage qui ne laisse
rien à désirer . Une érudition variée , une saine critique
et des connaissances étendues en histoire et en physique,
sont les qualités qui le distinguent . Beaucoup d'autres à
sa place auraient écrit un livre médiocre qui aurait empêché
d'en faire un meilleur .
M. de Morogues remonte jusqu'à la pluie de pierre
dont Dieu se servit pour anéantir l'armée des cinq rois
cananéens que combattait Josué. Cet événement n'était
pas , ce me semble , de nature à figurer dans un ouvrage
tel que celui quej'annonce , parce qu'il sort de la classe
des événemens ordinaires , et n'a aucun rapport avec la
chute des aérolithes , phénomènes étonnans , mais na
202 MERCURE DE FRANCE ,
turels. Il en est de même de cette grêle de cailloux à
l'aide de laquelle Jupiter écrasa les ennemis de son fils
Hercule. Dom Calmet a prétendu que cette fable mythologique
n'est qu'une parodie du miracle en faveur de
Josué. J'aime mieux le croire que d'examiner jusqu'à
quel point sont fondées les preuves , à l'aide desquelles
le bon historien des Vampires imotive une opinion que
quelques personnes regarderont comme très-hasardée.
M. de Morogues parle ensuite des pierres adorées dès
l'antiquité la plus haute sous le nom d'Elagabale chez
les Phéniciens , et de Cybèle en Phrygie. Ces pierres ,
disaient les prêtres , étaient tombées du ciel . Il pourrait
bien se faire que la fourberie profitant d'un événement
extraordinaire , mais très-naturel , lui eût donné des
causes surnaturelles pour alimenter la crédulité publique.
Ainsi M. Biot est persuadé que la vénérable
mère des Dieux adorée à Pessinunte , où elle était tombée,
et cédée ensuite par le roi Attale aux Romains , qui la
confièrent aux soins de Scipion Nasica , était une véritable
Bætilie . Les anciennes histoires parlent sans cesse
des chutes de pierres. Arnobe dit qu'il en tomba une
près des bords du fleuve Ægos-Potamos , et à la conservation
de laquelle la superstition avait attaché la destinée
de l'Empire romain. Tite-Live parle d'une pluie de
pierres qui tomba sur le Mont Albanus , immédiatement
après la guerre des Sabins . Dom Calmet raconte que
vers l'an 216 , avant l'ère chrétienne , une semblable
pluie eut lieu sur la même montagne , et qu'elle dura
deux jours . Enfin les historiens nous apprennent qu'à
diverses époques des pierres sont tombées à Aricie , à
Capoue , à Rome , à Lavinium , à Amiternes , et dans la
marche d'Ancône . Après avoir rapporté ces exemples ,
M. de Morogues fait cette judicieuse réflexion : « Atten-
>>dons quelque tems encore , et peut-être que beaucoup
>>de faits consignés dans les ouvrages des anciens , qui
>> naguère nous paraissaient totalement miraculeux , ne
>>nous paraîtront plus aussi complétement contraires
>> aux lois de la nature . »
Nos découvertes tendent sans cesse à détruire l'accusation
de mensonge qui pèse sur la mémoire de presque
tous les écrivains de l'antiquité. Naguère encore on affecOCTOBRE
1812. 203
tait un dédain bien ridicule lorsqu'on lisait dans leurs
ouvrages le récit des chutes de pierres. Aujourd'hui des
faits incontestables les ont justifiés . Il serait bien plus
philosophique de douter d'un fait qui pour être extraordinaire
ne répugne pas à la raison, que de le nier sans
preuve; mais nier tout est, pour trop de savans , une
méthode fort commode , parce qu'elle est tranchante .
Oncroit faire preuve de génie en prononçant de prompts
jugemens qu'on est incapable de motiver d'une manière
plausible , et presque toujours des faits inattendus démontrent
l'erreur des juges .
M. de Morogues , pour bien remplir le but qu'il
s'était proposé , a divisé son Mémoire en six sections.
Dans la première , il remonte à l'antiquité la plus reculée
, pour venir à travers les beaux jours de la Grèce
et de Rome , jusqu'au quinzième siècle , époque de
la renaissance des sciences , des lettres et des arts . J'ai
cité quelques-uns des faits dont se compose cette
première section. La seconde commence au quinzième
siècle . La chute d'une pierre arrivée en 1492 à
Ensisheim , en présence de l'empereur Maximilien , est
l'événement le plus important de cette période , qui finit
au dix-huitième siècle. C'est en 1762 que commence la
troisième section. La pierre tombée à Lucé, et analysée
par Cadet et Lavoisier , ouvre la période. Plus on avance
ensuite, plus on ad'exemples d'un phénomène trop longtems
contesté ; les renseignemens deviennent moins vagues
, les détails se multiplient , et les circonstances sont
mieux connues . Les annales des sciences ont conservé
les dates des chutes de pierres arrivées à Aire , à Mankiréhen
, à Rodach , à Fabriano , à Barbatan , à Sales , etc.;
mais une chose qui surprendrait si l'opiniâtreté de l'esprit
de système était moins connue , c'est que dans un
intervalle de trente- six ans , où il arriva vingt chutes de
pierres bien caractérisées , on en ait nié la réalité . Dans
la quatrième section l'auteur raconte les faits qui ont
forcé de reconnaître l'existence des aérolithes. Les
pierres tombées à l'Aigle firent ouvrir les yeux aux physiciens
, et le voyage de M. Biot, dont la relation a été
publiée, ne laissa plus aucun doute sur la réalité du
phénomène. Le récit des principales circonstances de
204 MERCURE DE FRANCE , OCTOBRE 1812 .
cet intéressant voyage , et l'exposé des travaux des plus
habiles chimistes , pour reconnaître la nature des pierres
tombées du clel, remplit toute la quatrième section du
Mémoire de M. de Morogues. L'importance de cette
période , eu égard aux découvertes qu'on y fit , est en
raison inverse de l'espace de tems qu'elle embrasse. La
cinquième section , quicommence en 1803, se termine en
1812. On y rappelle toutes les chutes de pierres dont les
journaux ont fait mention , et qui paraissent être plus
fréquentes , parce qu'on y donne plus d'attention . L'auteur
rapporte avec soin les résultats des analyses chimiques
faites pour reconnaître les principes constituans
des aérolithes . Enfin , dans la dernière section sont indiquées
les principales substances qu'on a présumé être
tombées sur la terre , mais dont l'époque de la chute
est ignorée. On trouvera dans cette section des faits qui
sont de nature à faire naître le doute . Il serait cependant
ridicule de les nier, mais , avanttoute décision quelconque,
on doit attendre que l'expérience permette de la motiver .
Cet exposé démontre tout l'intérêt de l'ouvrage de
M. de Morogues ; il est rédigé avec beaucoup d'ordre ,
et le style a le mérite trop rare de la correction et
de la clarté . Avant de le lire , quelques esprits chagrins
répéteront peut-être leur éternel cui bono ? Je laisse à
l'auteur le soin de leur répondre : « Le but que je me
>> suis proposé , dit-il , dans ce long Mémoire sur une
>> suite de faits qui ne sont plus douteux , est 1º de faire
>> connaître une série de chutes de pierres bien cons-
>> tatées , plus complètes que celles qu'on a publiées jus-
» qu'à ce jour ; 2º de distinguer ce phénomène de ceux
>> avec lesquels il a pu être confondu ; 3º de démontrer
>>combien est commun un phénomène que naguère
>> nous regardions comme une absurdité évidente ; 4º de
>> faire observer combien il est long et difficile de faire
>>croire les faits les plus certains , lorsqu'ils nous parais-
>> sent inexplicables ; et 5º de faire remarquer à com-
>> bien d'erreurs la chute des pierres a donné lieu , et
>>quel parti la politique a su quelquefois en retirer . >>>
M. de Morogues a parfaitement atteint son but en remplissant
avec beaucoup de talens un plan si bien tracé.
J. B. B. ROQUEFORT.
}
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS.
ANNALES DE L'EDUCATION , rédigées par F. GUIZOT .
Deuxième année , Nos II-VI . A Paris , chez Lenormant
, imprimeur-libraire , rue de Seine , nº 8 .
IL y a long-tems que nous n'avons entretenu nos lecteurs
de cet ouvrage périodique aussi instructif qu'intéressant
. La vérité est qu'il se recommande assez de luimème
et que le nom seul du rédacteur principal suffirait
pour répondre de la bonté des principes que l'on y
professe , et de la solidité de l'instruction qui s'y trouve
semée avec discernement et avec goût. Mme P. M. G.
continue aussi à donner des preuves de la finesse de son
esprit et de la justesse de ses vues dans le journal adressé
par une femme à son mari sur l'éducation de ses deux
filles . Il en paraît un numéro dans chaque cahier des
Annales , et l'auteur , fidèle à son plan de mettre les
préceptes en action , rend ainsi la morale plus efficace et
plus attrayante. M. le docteur Friedlaender n'est pas
moins exact à donner des conseils très-judicieux pour
l'éducation physique. Depuis quelque tems les Annales
offrent de plus une suite de lettres sur la physique , la
chimie et l'histoire naturelle , adressées , les unes au
rédacteur par un de ses amis , les autres par un père à
son fils , et toutes très -propres à inspirer le goût de ces
sciences dont elles font connaître les élémens . Des analyses
courtes , mais substantielles , donnent une idée des
nouveaux ouvrages relatifs à l'éducation. Les nouvelles
quiy ont rapport sont recueillies avec soin , et l'on trouve
même , dans ces derniers numéros , un morceau trèsintéressant
de M. D. P. de N. sur l'éducation nationale
dans les Etats-Unis de l'Amérique . Enfin des contes ou
des dialogues qui mettent au jour quelque ingénieuse
moralité , varient agréablement ce recueil et ajoutent
beaucoup à l'intérêt qu'il présente .
206 MERCURE DE FRANCE ,
Ce n'est cependant d'aucun de ces articles que nous
voulons nous occuper aujourd'hui. Quel que soit leur
mérite , il nous semble que la préférence est due à ceux
où M. Guizot développe les idées de Montaigne en fait
d'éducation. Le travail du même genre qu'il a exécuté
sur Rabelais et que nous avons fait connaître , semblait
répondre d'avance de la bonté de celui-ci , et l'évènement
n'a pas trompé nos espérances .
M. Guizot considère d'abord Montaigne , comme
Rabelais , au milieu de ses contemporains . Les époques
où vécurent ces deux écrivains sont assez rapprochées .
Les lumières n'étaient guères plus vives ni plus étendues
à l'une qu'à l'autre , mais l'époque de Montaigne se distingue
d'une manière déplorable par les guerres civiles
et religieuses qui en remplirent le funeste cours . M. Guizot
s'attache à nous faire observer quelle influence l'ignorance
et la barbarie du siècle durent exercer sur le philosophe
de Bordeaux. Son esprit élevé , sa raison pénétrante
et exercée lui dirent bientôt que rien n'était bien
autour de lui ; mais son caractère indolent et paresseux ,
tout en lui permettant de relever les erreurs de son siècle,
l'arrêta dans tous les projets qu'il aurait pu concevoir
pour les réformer. Il se fit une philosophie indépendante
qui lui était propre ; il ne craignit même pas
d'attaquer toutes les idées reçues ; mais effrayé du spectacle
des guerres civiles qui l'environnaient , il aurait
craint de déplacer une charge ou d'altérer un titre ; il
n'eût pas proposé de détruire ou d'établir une seule institution
. L'éducation , dit M. Guizot , est la seule partie
où il ait osé donner des préceptes positifs , parce que
c'était la seule où il crût que les innovations ne seraient
pas dangereuses .
M. Guizot part de ces premières données pour examiner
les idées de son auteur , et toutes celles qui se
présentent paraissent en effet un résultat nécessaire de
ses facultés et de la position où il se trouvait. Le bon
sens exquis de Montaigne lui fit d'abord reconnaître
cette grande vérité , qu'il faut élever l'homme pour être
homme , qu'il faut avant tout lui apprendre à vivre , et
que, lorsqu'il en sera tems , il se formera bien aisément
OCTOBRE 1812 . 207
lui-même à la profession qu'il lui conviendra d'embrasser
. Il est nécessaire de cultiver en même tems les
facultés de son corps et celles de son esprit, puisqu'il
n'est séparément ni l'un ni l'autre , mais un composé de
tous les deux. Montaigne , au reste , ne dit que peu de
mots de l'éducation physique dont il ne s'était jamais
occupé , mais il n'en insiste que plus fortement sur l'éducation
morale. Il la fait consister principalement à former
le jugement de l'élève ; cet élève , en effet , est destiné
par la nature à vivre et à vouloir , et pour que la volonté
soit raisonnable c'est le jugement qu'il faut exercer et
rectifier. On ne saurait trop tôt, dit Montaigne , en commencer
l'exercice , et l'on ne saurait trop en cacher l'intention
à l'enfant. Il ne s'agit pas de verser dans ses
oreilles , comme dans un entonnoir, des préceptes et des
maximes qu'il repète comme un perroquet sans les avoir
digérées , mais de les faire naître en quelque sorte des
circonstances où il se trouve , des événemens qu'on lui
raconte ou de ceux dont il est témoin ; et c'est aussi par
cette méthode qu'on lui donnera la connaissance des
chosesde la vie, nonpar les livres , mais en les lui expliquant
à mesure qu'elles lui passent sous les yeux .
Quelque justes que soient ces idées , quelque honneur
qu'elles fassent à un écrivain du seizième siècle ,
elles sont aujourd'hui si généralement adoptées que nous
ne suivrons pas M. Guizot dans leur développement . Il
vautmieux nous occuper des observations neuves et intéressantes
qu'il nous communique sur le caractère de
leur auteur. Montaigne veut que la justice soit la base de
l'éducation ; c'est cette vertu qu'il veut sur-tout que l'on
inculque aux enfans , mais il songe peu à leur inspirer
la générosité et la bienfaisance. Cette omission est relevée
et en même tems excusée par M. Guizot. Il remarque
très-bien que la sensibilité est une plante très-délicate
qu'une culture trop zélée et trop assidue peut faire dégénérer;
il ajoute avec non moins de raison que la véritable
justice est bien près de la plus haute vertu , qu'il
est plus difficile d'empêcher l'homme de faire le mal que
de l'engager à faire le bien , et que l'éducation qui l'a
rendu juste , peut laisser à la nature le soin de le rendre
208 MERCURE DE FRANCE,
=
généreux. Cependant il n'oublie pas cette première
marque d'insensibilité donnée par Montaigne , et bientôt
il en trouve une autre dans la manière dont ce philosophe
traite de l'affection des pères envers les enfans .
Montaigne fut un fils tendre et respectueux , il fut un
père doux et facile ; et il se montre entièrement dénué
d'intérêt et de tendresse pour ses enfans au berceau , et
même jusqu'à l'âge où ils peuvent mériter cet intérêt et
cette tendresse . Son coeur ne lui parle point pour eux , et
sa raison ne lui fournit aucun motif de les aimer , parce
qu'ils n'ont encore rien d'aimable . M. Guizot combat
avec force ces idées , qui , si je ne me trompe , ont été
renouvelées par Helvétius . Elles sont conséquentes chez
Thomme qui ne voit dans sa courte existence d'autre but
que cette existence , qui n'envisage rien au-delà : mais
chez cet homme même un instinct naturel qu'il ne peut
détruire , cherche à s'étendre et dans l'avenir et dans le
passé. Sa vie se rattache malgré ses raisonnemens à celle
de ses enfans et à celle de ses pères ; et Montaigne , dans
un endroit où il parle du sien de la manière la plus touchante,
témoigne pour lui un respect qui semble craindre
d'offenser son ombre . On veut vivre dans l'avenir , on
veut se survivre soit dans ses enfans , soit dans ses ouvrages
, soit dans l'influence que l'on exercera encore
sur la postérité long-tems après avoir disparu de la terre .
Des-lors on regarde ses enfans à peine nés comme une
partie de soi-même, on les aime avant qu'ils l'aient mérité.
Ces idées d'une philosophie consolante et sublime ont
manqué à Montaigne , dit M. Guizot , et il faut convenir
que ce n'est pas dans le tems où il a vécu qu'elles pouvaient
naître . Son siècle était trop absurde et trop barbare
pour qu'il vécût avec lui . Obligé de s'isoler , il eut
recours à une sorte de stoïcisme , au défaut d'un épicu--
réisme qu'il ne pouvait contenter ; ne voyant dans sa vie
d'autre but que la vie , il voulut se défaire de tout ce qui
pouvait en troubler le calme , et delà cette insensibilité
que M. Guizot lui reproche et qu'on n'a point assez remarquée.
« La raison , dit-il , restait presque seule dans
cet homme singulier qui , tenant fortement à la vie , se
désolant de sa brièveté , et n'ayant aucune des idées qui
4
OCTOBRE 1812 . DE L209 ET
espé- espe
ou des
et
auraient pu lui donner des consolations
rances , avait cherché à rompre tous les liens qui pouvaient
la lui rendre chère , pour n'avoir pas trop de peine
à la quitter . On parle toujours de la gaîté et deTaimable
insouciance de Montaigne : je le trouve triste ,profondément
triste , de cette tristesse raisonnée qui , ne trou
vant rien de propre à la guérir , ne sait que s étourde
se distraire . Il aime la vie . et rien dans la vie n'a de prix
à ses yeux ; le vide du coeur est pour lui le seul moyen
d'échapper à la douleur ; il se déprend de tout pour
n'avoir rien à regretter ; la mort , sans cesse présente à sa
pensée, ne lui laisse de plaisir que celui de vivre seul ,
sans affections et sans espérances : il s'applique à glacer
son ame pour pouvoir la lui livrer à la fin sans déchirement
et sans effroi . Je ne saurais voir qu'avec une amertume
profonde cet homme d'un esprit si fort, d'un caractère
si élevé , d'un coeur si droit et si juste , ne vivant
que pour travailler às'éteindre se travaillant pour s isoler
et s'isolant pour mourir. Un seul homme lui a paru
digne de son affection. Il l'a aimé comme il pouvait
aimer , d'une amitié rare , tendre presque sublime ; ii le
perd et ne sait plus aimer personne : il n'épouse plus que
soi; son siècle ne lui inspire que du mépris , ses enfans
que de l'indifférence ; pour se détacher de tui-même , il
abesoin de se détacher de tout , et il ne sait que se plouger
la tête baissée , stupidement , dans la mort , sans la considérer
et reconnaître , comme dans une profondeur muette
et obscure , qui l'engloutit d'un saut et l'étouffe en un instant
d'un puissant sommeil , plein d'insipidité et d'indolence!>>>
Cette citation suffira pour donner une idée de l'esprit
dans lequel M. Guizot a lu et jugé Montaigne; il serait
difficile de voir de plus haut , et il nous semble que la
justesse de jugement répond à la hauteur du point de
vue. Nous nous bornerons donc à avoir excité la curiosité
de nos lecteurs sur ce sujet , et nous profiterons de
l'espace qui nous reste pour indiquer à leur attention
deux autres morceaux du même auteur. Dans le premier,
intitulé : Consultation du bon -homme Richard, ou moyen
sûr d'avoir de bonsfils , l'auteur a pris avec beaucoup de
0
210 MERCURE DE FRANCE ,
succès lamanière et le ton de Francklin , pour développer
sur l'éducation des idées qui rentrent dans celles de
Montaigne. Le philosophe français ne voulait pas qu'un
père se regardât comme le propriétaire de ses enfans . En
les pliant à sa volonté , le père selon lui ne doit pas prétendre
asservir leur raison à la sienne ; il s'élève contre
le despotisme paternel qui existait alors en France , et
rapporte les regrets touchans du maréchal de Montluc à
lamort d'un fils de la plus grande espérance à qui , comprimé
par le cérémonial alors en usage , il n'avait jamais
laissé voir combien il l'aimait. En un mot , si Montaigne
semble manquer de tendresse paternelle , il veut
au moins gouverner les enfans par la raison , et s'il paraît
restreindre les devoirs des pères , il reconnaît dans toute
leur étendue les droits des enfans . Le philosophe américainque
M. Guizot met en scène , est consulté par trois
fermiers ses voisins , tous trois pères de famille . Le premier
est fort contentdes bonnes qualités de son fils , mais
il le voit se marier à regret parce que c'est un bon travailleur
qu'il va perdre; le bon-homme Richard lui fait
sentir l'égoïsme d'un pareil sentiment. Le second commande
à son fils tout le travail qu'il est capable de faire ,
et s'étonne qu'il ne fasse rien sans qu'on le lui ait come
mandé ; Richard en prend occasion de prêcher sur cette
sage maxime : que la bonne volonté fait plus de chemin
en une heure , que l'obéissance en un jour ; d'où il suit
qu'en commandant moins à son fils , le fermier en obtiendra
davantage . Le troisième père de famille donne dans
un excès tout différent; il ne laisse à ses enfans que trop
de liberté et trop de loisir; et le bon-homme n'a pas de
peine à lui démontrer le danger d'une telle indulgence .
Viennent enfin les conseils généraux sur l'éducation , que
donne Richard à ses amis , et dont nous nous contenterons
d'extraire les maximes suivantes : « Le désintéressement
persuade mieux que l'éloquence. -Dieu ne fait
pas l'usure , mais il ne donne rien gratis .- Cen'est pas
le bienfait qui attire la reconnaissance , c'est le désintéressement
du bienfaiteur. Il ne faut pas mettre ce
qu'on donne dans le bassin d'une balance et vouloir que
l'autre se remplisse de ce qu'on reçoit . - Dire ce qu'on
-
OCTOBRE 1812 . 211
1
adonné , c'est demander qu'on nous le rende: et les
hommes aiment mieux faire des présens que de payer
leurs dettes , etc. »
Le second morceau que nous avons indiqué , est la
continuation du voyage de M. de Vauréal avec son fils
Adolphe dans l'intérieur de Paris. Il n'est pas moins
intéressant que le commencement dont nous avons déjà
rendu compte . Si le bon Adolphe retient bien tout ce que
sonpère lui raconte ettoujours très-à-propos , il en saura
bientôt plus sur nos anciennes moeurs et notre ancienne
histoire , que beaucoup de gens qui se disent instruits .
C. V.
১
CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , PHILOSOPHIQUE , CRITIQUE ,
ADRESSÉE A UN SOUVERAIN D'ALLEMAGNE , DEPUIS L'ANNÉE
1770 JUSQU'EN 1782 ; par le baron de GRIMMet
par DIDEROT. Cinq volumes in-8º de 2300 pages .
Seconde édition , revue et corrigée ; avec le portrait
du baron de GRIMM , dessiné d'après nature par
M. DE CARMONTELLE , gravé en taille-douce, et parfaitement
ressemblant. - Prix, 28 fr. , et 35 fr . franc
de port . En papier vélin le prix est double.-AParis ,
chez F. Buisson, libraire , rue Gilles- Coeur , nº 10 .
(SECOND ARTICLE. )
Ce ne sera pas une des particularités littéraires les
moins remarquables de la fin du dix-huitième siècle ,
que ces correspondances entretenues avec tant de soin ,
et pendant tant d'années , entre plusieurs souverains et
des hommes qui n'avaient d'autre titre que celui de littérateur.
La France , en étendant de jour en jour le goût
de ses arts , de sa littérature et de son idiôme, préludait
à la suprématie qu'il lui était réservé d'obtenir. Vainement
les écrivains étrangers se sont-ils déchaînés contre
les productions des muses françaises , vainement se
sont- ils efforcés de lutter contre nos chefs-d'oeuvre dans
des langues plus énergiques peut-être et plus abondantes ,
les préjugés nationaux proclamaient leurs triomphes ;
02
212 MERCURE DE FRANCE ,
ز
tandis que leurs princes , émules quelquefois de nos
beaux esprits , s'empressaient de s'instruire dans nos arts ,
cherchaient à s'approcher du goût français , et ne
croyaient pas rabaisser la majesté suprême en admettant
à leur intimité des hommes qui ne devaient leur renommée
qu'à leur talent. Les plus petits détails n'étaient
pas jugés indignes de cette auguste confidence . La gravité
allemande pouvait bien quelquefois s'effaroucher de
la légèreté de nos opinions , des querelles futiles et passablement
ridicules qui souvent ont divisé le Parnasse
français ; de quelques anecdotes où l'esprit national est
tellement empreint , que partout ailleurs on a pu fort
bien ne pas y croire ; de nos bons mots , de tant de vives
réparties , productions du sol , qui n'arrivent que décolorées
sur une terre étrangère. C'est là que le talent de
l'ambassadeur trouvait une ample matière à s'exercer . IM
devait soutenir la curiosité de son maître , l'exciter à
propos , la satisfaire en lui donnant toujours de nouveaux
désirs , faire succéder à de graves discussions , à
des observations profondes ou satiriques , le récit de ces
aventures dont Paris est le fécond théâtre ; il fallait
alors choisir avec discernement , et personne à cet égard
ne s'est montré , je crois , plus habile que le baron de
Grimm. Au milieu des traits passablement caustiques
qu'il décoche sur tous les aigles de la littérature d'alors ,
il donne de tems à autre des éloges dont on ne peut suspecter
la sincérité . Peut-être penserait- on que tous ceux
qu'il frappe lui eussent pardonné la blessure en faveur
du baume réparateur; mais quelle eût été leur fureur en
lisant Thistoire burlesque de leurs fréquentes déconvenues
, de leur ignoble colère lorsqu'ils croyaient voir
un rival , ou trouver un détracteur ! esprit , grâce , bon
ton , philosophie , tout disparaissait , Thomme seul se
montrait avec toutes ses passions primitives . Grimm en
rapporte un exemple qu'il n'est pas hors de propos de
citer.
« Les fameuses querelles de l'abbé Cotin et de Cas-
>> sagne , si plaisamment traduites dans les Femmes Sa-
>> vantes de Molière , sous les noms de Trissotin et de
>>Vadier , ont paru apparemment si naturelles à quel
OCTOBRE 1812 . 213
>>ques soi-disant gens de lettres , et la manière de les
>> terminer si commode , que M. de Laharpe et M. Blin
>> de Saint-Maur viennent de les renouveler . Ils en ont
>> donné une représentation gratis au public , qui pourra
>> bien leur fermer plus d'une porte , à commencer par
>> celle de l'Académie. Heureusement qu'ils ont pris la
>> rue pour leur theatre. M. de Laharpe , à qui on ne
>>peut certainement sans injustice refuser beaucoup de
>> talent , venait de donner , dans le Mercure de ce mois ,
>> une analyse de l'Orphanis de M. Blin. Ce morceau est
>>fait avec une animosité , une amertume , d'autant plus
>> intolérables , qu'il est rempli de personnalités offen-
>> santes . Il paraît cependant que M. Blin n'a de tort réel
>> que d'avoir osé dire , dans la simplicité de son coeur ,
>> que son éloge de Racine valait mieux que celui de
» M. de Laharpe . Eh ! pourquoi lui en faire un crime ?
>>M. de Laharpe n'a-t-il pas dit que son éloge de Racine
>> valait mieux que celui de M. Blin? Quoi qu'il en soit ,
>> le doux M. Blin , blessé de la licence de la plume de
» M. de Laharpe , a guetté le jour où , bien poudré et
>>paré de son habit de velours noir , sa veste dorée et ses
>>manchettes de filet brodé , il allait à un dîner de jolies
>> femmes et de beaux esprits . Il l'aborde poliment dans
>>la rue , lui donné quelques coups de poing , et le sauce
>>un peu dans le ruisseau , sans respect pour sa parure ,
» et puis s'en va. M. de Laharpe prétend que la chose ne
>> s'est pas passée ainsi , qu'il a eu le tems de mettre la
>>main sur son épée, qu'il a ordonné à son valet de
>>prendre Blin au collet , et a eu le tems de s'enfuir sans
>>coup- férir . Ce qu'il y a de certain , c'est que battu ou
>>battant , il arriva à son dîner fort en désordre et si
>> crotté , que l'indulgence des jolies femmes et des gens
>>de lettres , en le recevant , parut assez singulière à un
>> étranger qui était invité du dîner. Il ne put s'empêcher
>>de le qualifier en lui-même de poëte crotté. Les ama-
>> teurs des talens de ces messieurs sont d'ailleurs fort
>> tranquilles sur les suites de cette ridicule aventure ,
>> qui peut être regardée comme un tour de carnaval.>>> 1
Le prince qui recevait par la poste de pareils détails ,
devaitêtreunpeu surpris de la politesse etde l'aménité qui
214 MERCURE DE FRANCE ,
regnait dans la littérature moderne ; il voyait de beaux
fruits de la philosophie et de la méditation ! ce n'est
jamais que dans leur écrits que nos lettrés ont vanté les
charmes de la modération. Des scènes presqu'aussi
délicates se retrouvent assez fréquemment dans l'ouvrage
de Grimm , et par malheur M. de Laharpe y est toujours
pour quelque chose. L'académie était obligée
d'admonester ce belliqueux écrivain sur l'aigreur de son
style , qui l'exposait à des affronts dont la dignité de tout
le corps se trouvait blessée . Nous aimons tous infiniment
M. de Laharpe, disait l'abbé de Boismont, l'un des quarante
; mais on souffre , en vérité , de le voir arriver sans
cesse P'oreille déchirée. On peut remarquer aussi que par
une attention toute remplie de bienveillance , Grimm a
soin de placer Laharpe toujours sur le premier plan de
ses tableaux . :
L'avantage était grand pour les étrangers qui pouvaient
établir des correspondances du même genre ; ils ne
jugeaient pas seulement les pièces nouvelles , les brochures
éphémères ; ils apprenaient à connaître des hommes
dont les principes contrastaient si fortement avec les
actions , à distinguer le masque et le visage .
On sait quel pompeux étalage de sensibilité , de vertu ,
d'humanité , le marquis de Mirabeau répandit dans son
ouvrage de l'Ami des hommes ; le succès fut complet ,
le nom de l'auteur vola de bouche en bouche ; on vanta
la sagesse profonde , la tendre philanthropie de ce coryphée
des économistes , que Grimm appelle plaisamment
les capucins de l'Encyclopédie. Quelque tems après , les
fameux démêlés que le marquis soutint contre sa femme
donnèrent lieu de mettre au jour quelques-uns de ses
écrits domestiques . Le scandale dut être grand parmi les
Dames en lisant ce passage d'une de ses lettres
adressées à la marquise:
,
<<Au fait , une femme est la première servante de son
» mari , et un mari le premier garde de sa femme. Vous
>> voyez que je ne mâche pas mes termes et ne cache pas
>> ma façon de penser : tout ce qui vous viendra dans la
>>tête à l'encontre de cela, est purement contraire
>> au droit humain et divin. J'ai toujours regardé vos
OCTOBRE 1812 . 215
>>biens comme les miens . Si vous êtes changée , votre
>> tâche vous sera dictée; je m'estime autant que les maris
» qui trouvent dans leurs femmes obéissance et soumis-
>> sion . »
Rien de plus curieux que la naïve expression de son
amour propre d'auteur ; au sortir d'une prison d'état où
il avait été enfermé pour quelqu'ouvrage inconsidéré , il
eut le plaisir de voir , « que tout Egreville et encore tout
>>Nemours étaient en haie double et triple auxfenêtres , sur
>>les toits et partout , pour le voir passer. J'ai trouvé ,
>>dit-il ensuite , autant d'empressement dans la capitale;
>>mais ma conduite modeste fera tomber tout cela . >>>
Le nom de Voltaire revient souvent dans cette correspondance
, qui embrasse les huit dernières années de la
vie du patriarche de Ferney ; on sait qu'elles ne furent
pas les moins fécondes en anecdotes , qui mieux que ses
ouvrages donnent une idée du caractère véritable de cet
homme extraordinaire. Grimm n'apas manqué d'enrichir
ses lettres de toutes ces particularités , qui fournissaient
alors aux réflexions et aux entretiens de toute la France .
Il fait beau voir le grand mage du Parnasse faire acheter
par de cruelles railleries les brevets de gloire dont il
était si libéral envers tant d'auteurs qu'il nommait ses
héritiers . L'auteur des Fausses Infidélités en fit une dure
épreuve . Il s'était rendu à Ferney dans l'intention de lire
une comédie en 5 actes , en vers , de sa façon , intitulée
'Homme personnel ; la lecture est acceptée , tout le
monde se place , Barthe commence ; « aux dix premiers
>> vers , M. de Voltaire fait des grimaces et des contorsions
>> effroyables pour tout autre que pour M. Barthe. A la
>>scène où le valet raconte comment son maître lui fit
>> arracher une dent pour s'assurer de l'habileté du den-
>> tiste , il l'arrête , ouvre une grande bouche : Une dent! ...
» là .... ah! ah ! .... L'instant d'après un des interlocu-
>> teurs dit , vous riez . Il rit ?- Qui , monsieur ;
>>trouvez-vous que ce soit mal-à-propros ? Non! non
>>c'est toujours fort bon de rire .... Tout l'acte est lu sans
>>le plus léger applaudissement , pas même un sourire
>>> et lorsqu'il est question de commencer le second , il
>>prend à M. de Voltaire des bâillemens terribles ; il se
-
,
216 MERCURE DE FRANCE ,
>>>trouve mal ; il est désolé , et laisse le pauvreBarthe dans
>> un grand désespoir. Madame Denis conseille à l'auteur
>> malencontreux de ne pas souper à Ferney , elle craint
>> de nouvelles boutades de son oncle . On remet bien
>> vite les paquets dans la voiture , et l'on s'en retourne à
>>Genève . Il est facile de juger quelle nuit on passe après
>>une pareille aventure. Pour s'en consoler , on reçoit le
>>lendemain un billet fort doux de M. de Voltaire , qui
>> demande avec instance la continuation de la lecture ,
» et qui promet très-expressément que l'accident de la
>> veille ne lui arrivera pas une seconde fois . Quelle pro-
>>>messe ! quel persiflage ! Malgré tout ce qu'on putlui dire,
>> M. Barthe s'obstine à en être la dupe . Sans doute il
>>serait trop dur de ne pas finir une lecture commencée
>> avec tant de peine. Il retourne à Ferney. M. de Voltaire
>> le reçoit encore mieux que le premier jour ; mais après
>> avoir écouté tout le second acte en bâillant , il s'éva-
>> nouit au troisième avec tout l'appareil imaginable ; et
>> le pauvre Barthe est réduit à partir sans avoir pu ache-
>> ver de lire sa pièce , et , ce qui ne lui coûta peut-être
>> guère moins , sans avoir osé battre personne. Il n'y a
>>que l'excès de l'accablement où le plongea une si
>>cruelle scène qui ait pu modérer les transports de sa
> fureur. Hélas ! disait ensuite M. de Voltaire , si Dieu
» n'était pas venu à mon secours , j'étais perdu ! »
Barthe pouvait se consoler , il avait payé par-là le tribut
que le malicieux vieillard imposait à ses adulateurs .
Saint-Ange , le traducteur d'Ovide, dont il se disait luimême
le secrétaire , crut devoir , ainsi que tous les
beaux esprits , offrir ses hommages à M. de Voltaire .
Tout enchanté d'une réception aimable , il voulut marquer
sa visite par un coup de maître ; et d'un ton langoureux
, en tournant son chapeau entre ses doigts : Aujourd'hui
, monsieur , dit-il , je ne suis venu voir qu'Homère ;
je viendrai voir un autre jour Euripide et Sophocle , et
puis Tacite , et puis Lucien , etc..... - Monsieur, je suis
bien vieux , si vous pouviez faire toutes ces visites en une
fois!
Le grand nombre d'anecdotes rapportées par le baron
de Grimm assurent à sa correspondance un succès d'un
OCTOBRE 1812.
217
genre qui ne s'affaiblit pas ; il est fondé sur la curiosité
naturelle de voir de près , et presqu'en déshabillé , les
personnages célèbres de son tems . Une grande réputation
est un prisme qui change l'ordonnance des traits . Grimm
sait rendre à chacun sa véritable physionomie. Tous , il
est vrai , ne sont pas entourés de la même auréole de
gloire. La renommée des uns palit dans l'éloignement ;
pour les autres , elle n'est fondée souvent que sur cet
esprit de cercle , brillant phosphore qui éblouit un moment
pour disparaître à jamais . Il en est enfin dont le
nom occupe une place sans être attaché à aucune production
. Plusieurs exemples en font foi ; on les trouve le
plus souvent parmi les femmes. Douées d'une grande
flexibilité dans l'esprit , leurs aperçus sont fins et rapides ;
elles jouissent de l'heureux privilège de pouvoir raisonner
sur tout sans rien approfondir. Il est facile à une
femme riche , aimable et spirituelle , de faire de sa maison
le rendez -vous des beaux esprits et des gens de goût ;
les éloges , les vers , les comparaisons flatteuses abondent
de tous côtés ; reine d'un peuple fier de sa soumission ,
elle sait donner à-propos de la grâce au savoir , contenir
dans de justes bornes les fusées de l'esprit , et se faire
adorer en s'enivrant de toutes les jouissances de l'amourpropre
. Telle futà-peu-près Mme Geoffrin , dont plusieurs
de nos littérateurs ont conservé un si touchant et si honorable
souvenir. Certainement elle posséda au même
degré les qualités du coeur et les agrémens de l'esprit .
Sa vie s'est écoulée au milieu de ses nombreux amis , et
leurs voix se sont réunies pour célébrer sa mémoire.
Grimm rapporte les éloges et leurs motifs ; s'ils font connaître
l'ame bienfaisante de Mme Geoffrin , ils honorent
leurs auteurs . On a publié dernièrement un recueil'qui
contient ces éloges : l'accueil qu'ils ont reçu prouve
qu'on a su dignement apprécier le sentiment qui les
dictés. On se plaît à voir rajeunir des souvenirs de quarante
années ; l'expression de la reconnaissance est plus
touchante dans la bouche d'un vieillard . Les vertus sont
toujours respectables , mais sous des cheveux blancs elles
semblent appartenir à quelque chose de plus que l'humanité
. Lebaron de Grimm, admis chez Mme Geoffrin ,
a
1
318 MERCURE DE FRANCE ,
a recueilli dans cette société d'élite de nombreuses anecdotes
dont il enrichissait sa correspondance. Parmi les
étrangers qui briguaient l'avantage d'ètre présentés à
Mme Geoffrin , Grimm cite un M. Clerk , écossais , qui
revenait de Portugal où il avait servi avec distinction,
«C'est un homme d'esprit, dit le baron de Grimm , mais
>> grand parleur et même fatigant par le tic qu'il a d'ajou-
>> ter à chaque phrase qu'il prononce , un hem ! De
>> sorte qu'il a l'air de vous interroger continuellement ,
» quoiqu'il n'attende jamais votre réponse. Le baron
>> d'Holbach lavait mené chez Mme Geoffrin , et après
>> les premiers complimens et une visite d'une demi-
>> heure il s'était levé pour s'en aller. M. Clerk , au lieu
>> de suivre celui qui l'avaitprésenté , comme c'est l'usage
>> dans une première visite , reste. Mme Geoffrin lui de-
>>mande s'il va beaucoup aux spectacles.-Rarement.
>>- Aux promenades .- Très-peu . --A la cour; chez
>>les princes . -On ne saurait moins . -A quoi passez-
>> vous donc votre tems ? - Mais quand je me trouve
>> bien dans une maison, je reste et je cause . A ces mots
> Mme Geoffrin palit; il était six heures du soir ; elle
>>pense qu'à dix heures M. Clerk se trouvera peut-être
>>>>>encore bien dans sa maison , cette idée lui donne le
>> frisson de la fièvre . Le hasard amène M. d'Alembert ;
>> Mme Geoffrin lui persuade , au bout de quelque tems ,
>> qu'il ne se porte pas bien , et qu'il faut qu'il se fasse
>>ramener par le général Clerk. Celui-ci , charmé de
>> rendre service , dit à M. d'Alembert qu'il est le maître
>> de disposer de son carrosse , et qu'il n'en a besoin lui
>> que le soir pour le ramener. Ces mots furent un coup
>>de foudre pour Mme Geoffrin , qui ne put jamais se dé-
>> barrasser de notre Ecossais , quelque changement qu'il
>> survînt successivement dans son salon , par l'arrivée
>>où le départ des visites. Elle ne pense pas encore au-
>> jourd'hui de sang-froid à cette journée ; et elle ne se
>> coucha pas sans prendre ses mesures contre le danger
>> d'une seconde visite . >>>
Les lettres du baron de Grimm ont paru presqu'au
moment où la correspondance de Mme du Deffant occupait
tous les lecteurs , et devenait le sujet d'une prodi
OCTOBRE 1812.
19
gieuse quantité d'articles dans les journaux ; tous cherchaient
à faire connaître le genre d'esprit de cette femme
singulière. Il était naturel de penser que l'on trouverait
dans les lettres du baron quelques traits caractéristiques
qui fixeraient les opinions encore partagées ; mais cet
espoir n'a été que faiblement rempli. Grimm ne vivait
point dans la société de Mme du Deffant ; il ne parle
d'elle que deux ou trois fois , et pour dire qu'elle était
aussi célèbre par son esprit que parses méchancetés . Quelques
personnes l'avaient dit , beaucoup l'avaient pensé ;
ainsi le baron ne nous a rien appris de bien nouveau .
Il me semble toutefois qu'il calomnie un peu Paris ,
ceux qui l'aiment et les liaisons qu'on y forme , quand il
rapporte sous le titre d'Idée des liaisons de Paris , une
conversation de Mme du Deffant et de M. de Pont-de-
Veyle. « Qu'on se représente Mme la marquise du Deffant
aveugle , assise au fond de son cabinet , dans ce
>>fauteuil qui ressemble au tonneau de Diogène , et son
>>vieux ami Pont-de-Veyle couché dans une bergère
>> près de la cheminée . C'est le lieu de la scène. Voici
>> un de leurs derniers entretiens .
-
-
>> Pont-de- Veyle. -Madame .- Où êtes-vous ?- Au
>> coin de votre cheminée . Couché les pieds sur les
>>chenets , comme on est chez ses amis ? - Oui , ma-
>>dame.- Il faut convenir qu'il est peu de liaisons aussi
>> anciennes que la nôtre.-Cela est vrai . Il y a cin-
>>quante ans .- Qui , cinquante ans passés .- Et dans
>>ce long intervalle aucun nuage , pas même l'apparence
>> d'une brouillerie .-C'est ce que j'ai toujours admirė .
>> Mais , Pont-de-Veyle , cela ne viendrait-il pas de ce
>> que nous avons toujours été fort indifférens l'un à
>> l'autre ?-Cela se pourrait bien , madame.>>
On ne sait si M. de Grimm a voulu seulement amuser
son prince par le récit d'une anecdote piquante qui pouvait
flatter sa vanité en dépréciant le caractère des habitans
de la capitale , ou s'il n'a jamais su former luimême
que des liaisons aussi sèches et aussi fragiles.
Dans ce cas , l'aveu n'a rien de fort honorable , il serait
même entaché d'une teinte de fatuité qui pourrait facilement
faire croire à sa sincérité . Sans doute le tour
220 MERCURE DE FRANCE ,
billon du monde et des plaisirs détourne des affections
profondes et durables , mais juger les moeurs d'une
grande capitale et le caractère de ses habitans sur un
pareil échantillon, on conviendra que cela n'est pas d'un
observateur exercé , ni d'un moraliste bien profond.
Après avoir fait cette querelle au baron , j'ai besoin ,
pour me réconcilier avec lui , de revoir quelques-uns
des mots plaisans qu'il a su rassembler pour les semer
dans sa correspondance . Je vais prendre au hasard , car
il est impossible d'observer un ordre dans des citations
qui n'ont aucun rapport entre elles ; la rapidité de la
narration est tout ce qu'on désire dans de semblables
sujets .
Moncrif qui avait composé , dans sa jeunesse , une
Histoire des Chats , donna au public , quelques années
après , l'Essai sur les moyens de plaire. Le poëte Roi en
fit une satire sanglante. Moncrif , naturellement irascible
, l'attendit au sortir du Palais-Royal et lui donna
des coups de bâton. Roi , familier avec ce traitement ,
retourne la tête et dit à Moncrif en tendant le dos : Pate
de velours , Minon , pate de velours .
Quand on cite des bons mots , il est difficile de ne pas
penser à la célèbre Sophie Arnould. Par-tout où l'on
cherche de l'esprit , on est sûr de la rencontrer. Grimm
a recueilli avec soin plusieurs de ses saillies . On lui demandait
un jour si elle avait vu représenter Zémire et
Azor, et ce qu'elle en pensait : Ah! oui, dit- elle , je Pai
vu , c'est la musique qui est la belle !
Cette actrice avait à discuter avec le ministre chargé
du département de Paris , une affaire relative à une cheminée.
Thomas l'académicien lui dit : Mademoiselle ,
j'ai vu M. le duc de la Vallière , je lui ai parlé de votre
cheminée . Je lui en ai parlé d'abord en citoyen , ensuite
en philosophe. Eh! monsieur, interrompit Mlle Arnould ,
ce n'était ni en citoyen , ni en philosophe , c'était en ramoneur
qu'ilfallait en parler.
Un jour Baculard d'Arnaud , le funèbre auteur des
Epreuves du Sentiment , arriva chez un jeune seigneur
au moment où celui-ci était à sa toilette , et voulant lui
faire un compliment d'un genre peu commun, il lui dit :
OCTOBRE 1812 . 221
Ahmonsieur le comte ! vous avez des cheveux de génie !
-Ah d'Arnaud! lui répondit le comte , sije le croyais ,
je me les ferais couper tout-à-l'heure , pour vous enfaire
une perruque,
Lorsque Marmontel fut reçu à l'Académie française,
il alla voir le directeur pour lui lire son discours , et
pour avoir communication de sa réponse . Ce directeur
était M. Bignon, le même qui fut aussi prévôt des marchands
et bibliothécaire du roi. Il dit à Marmontel : Je
sais bien que j'aurais dû parler de vous et de vos o'wrages
avec éloge , mais je n'en ai rienfait de peur de me faire
des ennemis .
Ce n'est pas d'aujourd'hui qu'on s'est plaint de la morgue
et de la vanité de quelques - uns de nos héros de coulisse
, mais aucun dans ce genre n'a égalé Vestris le
père. Un jour son fils , pour une désobéissance envers
ses supérieurs , reçut l'ordre de se rendre au Fort-l'Evèque.
Rien de plus touchant et de plus pathétique que les
adieux du père et du fils : Allez , lui dit le Diou de la
danse, voila le plus beau jour de votre vie ; prenez mon
carrosse , et demandez l'appartement de mon ami le roi
dePologne, je paierai tout. 1
Lorsque le jeune Vestris débuta , son père , le diou de
ladanse, se présenta avec lui sur le devant du théâtre , et
après avoir harangué le parterre , il se tourna d'un air
imposant vers le jeune candidat , et lui dit : Allons , mon
fils , montrez votre talent au poublic ; votre père vous
regarde.
Les bornes de ce journal ne permettent pas de multiplier
davantage les citations de ce genre ; on transcrirait
une grande partie du recueil, s'il fallait rapporter tout ce
qui est digne de remarque. La correspondance littéraire
de Grimm est entre les mains de tout ce qui porte quelque
intérêt aux lettres , et cette grande publicité n'a pas
encore ralenti l'avidité des lecteurs . Cette collection
tiendra une place distinguée parmi les Mémoires littéraires
, elle sera consultée dans la suite , et l'avis d'un
étranger servira peut-être à débrouiller quelques points
devenus douteux dans l'histoire de la littérature à la fin
du dix-huitième siècle . L'utilité d'un semblable recueil
222 MERCURE DE FRANCE ,
sera mieux appréciée encore , et l'homme de lettres à
qui nous en devons la connaissance , doit s'applaudir du
service qu'il a rendu , en publiant un ouvrage dont le
goût français lui garantissait d'avance la réussite ; elle
est assurée maintenant. Les suffrages du public lui donnent
la récompense que son zèle lui a si bien méritée.
G. M.
BEAUX-ARTS .
DANS un moment où les ouvrages des artistes modernes
vont être exposés aux regards du public , j'ai cru pouvoir
lui offrir quelques réflexions sur les divers changemens
que l'école française a éprouvés , avant d'arriver au point
où elle est aujourd'hui . C'est la première fois peut-être
qu'on a vu , dans l'espace de deux siècles , les arts s'élever
d'abord à un très-haut degré de perfection , présenter ensuite
tous les signes de la décadence la plus complète , et
parune troisième révolution se relever tout-à-coup de leur
chute , s'ouvrir une route nouvelle , et briller d'un éclat
aussi vifqu'inattendu. Le simple récit des faits suffira pour
nous révéler les causes de cette succession rapide de triomphes
etde revers .
Le bon goût avait commencé à s'introduire en France
sous le règne de François Ier; mais ce germe heureux ne
put se développer qu'avec une lenteur extrême au milieu
des dissentions qui agitèrent le royaume sous le règne de
ses successeurs . La sculpture et l'architecture produisirent
pourtant quelques ouvrages , dont les travaux de nos artistes
modernes soutiendraient difficilement la comparaison
: aussi Philibert de Lorme et Jean Goujon ne sont-ils
pasmoins célèbres dans les annales des arts , que Malherbe
dans les annales de la littérature française.
Il était réservé au siècle de Louis XIV de voir s'achever
une révolution si heureusement commencée. Que de circonstances
favorables semblaient se réunir pour en assurer .
le succès ! La paix venait de se rétablir dans l'intérieur ; la
victoire fidèle à nos drapeaux reculait chaque jour nos
limites , et répandait au loin la gloire du nom français ; un
noble enthousiasme s'était emparé de tous les esprits , et
cette impulsion générale recevait encoreune nouvelle énerOCTOBRE
1812 . 223
gie des encouragemens prodigués aux sciences , aux let
tres et aux arts , par un monarque jenne , ami du faste , et
toujours prêt à accueillir ce qui pouvait répandre de l'éclat
sur son règne. Depuis long-tems la France s'était montrée
Pégale de toutes les autres nations , sous le rapport du
courage et des vertus guerrières : elle fut enfin en état de
ne craindre aucune espèce de rivalité. Les Italiens euxmêmes
, si fiers de leur supériorité dans les arts , ne purent
refuser leur estime aux productions des peintres français ;
et Le Poussin , Le Sweur , Mignard, Lebrun et Claude Le
Lorrain jouirent parmi eux d'une réputation non moins
brillante qu'au sein même de leur patrie . La sculpture ne
futpas cultivée avec le même succès que la peinture ; mais
si Le Pujet , Girardon , et quelques autres ne se distinguèrent
pas par un goût aussi pur que les sculpteurs du siècle
précédent , néanmoins il serait injuste de méconnaître le
talent réel dont ils ont fait preuve dans quelques-uns de
leurs ouvrages . Quant à la gravure , elle acquit sous le
burin de Nanteuil , d'Edelinck , de Masson , de Pesne et
de Gérard Audran , un degré de perfection au-delà duquel
il paraît impossible qu'elle puisse jamais s'élever.
Une réunion si rare d'hommes extraordinaires dans tous
les genres seinblait promettre à l'école française une longue
suite de succès . Pouvait-on se douter que sa gloire
allait s'évanonir avec le siècle qui l'avait vu naître ?
Personne ,je crois , n'a cherché jusqu'ici à rendre raison
d'un changement aussi brusque; je vais l'essayer en peu
de mots. La plupart de nos grands peintres avaient été en
Italie terminer leurs études , et se perfectionner dans la
pratique de leur art. Ils y avaient trouvé sans doute des
leçons sublimes dans les monumens antiques dont elle
était remplie , et dans les chefs-d'oeuvre immortels du
siècle de Léon X; mais ils y avaient trouvé aussi des exemplesdangereux
à suivre dans les ouvrages des artistes vivans,
exemples d'autant plus faits pour séduire qu'ils étaient
donnés par des hommes d'un vrai mérite , et qu'ils semblaient
autorisés par l'admiration de toute l'Europe . Leur
talent s'était donc formé de ce mélange de bons et de mauvais
principes , et portait avec lui un germe vicieux qui ne
pouvaitpas tarder à se développer ( 1) . La décadence s'an-
(1 ) Notre littérature formée entièrement sur les ouvrages des aneiens
, où elle avait puisé cette pureté de goût qui la distingue de
224 MERCURE DE FRANCE ,
la
nonça d'une manière sensible vers les dernières années du
règne de Louis XIV . Le Poussin et Le Sueur n'existaient
plus , et ceux qui leur avaient succédé n'avaient point hérité
de leur génie ; ils ne réussirent qu'à imiter , en les
outrant , les défauts de leurs modèles , mais sans les faire
excuser comme eux par de grandes beautés . La corruption
qui s'introduisit dans les moeurs pendant la Régence , ne fit
qu'aggraver encore le mal; il fut porté à son comble sous
le règne de Louis XV. Une malheureuse routine avait
remplacé l'étude profonde qu'exige la culture des arts ; et
le peintre abandonnant la route tracée par les grands maîtres
, ne prenait plus pour guides que son caprice et les
systèmes d'une imagination déréglée ; une certaine affectation
théâtrale dans composition , un dessin vague et
tourmenté , un coloris factice , qui ne paraissait harmonieux
que parce qu'il était terne et sans vigueur , les grimaces
substituées à l'expression , et la minauderie à la grâce ,
enun mot , l'absence totale de goût , de noblesse et de vérité
, voilà quels étaient les vices dominans de presque
toutes les productions accueillies alors avec le plus d'enthousiasme
L'état de dégradation était tel , qu'un des peintres
(2) les plus renommés de cette époque , ne pouvait
s'empêcher de parler avec mépris du genre auquel il était
redevable de ses succès , et se riait lui-même de l'admiration
qu'inspiraient ses ouvrages . Il se garda bien pourtant
de lutter contre le goût de son siècle , et l'on ne doit
pas s'en étonner : la route qu'il avait choisie le conduisait
sans peine à la fortune et même à la célébrité ;; celle qui
mène à la gloire est étroite , escarpée , couverte d'épines ,
et presqu'inaccessible.
M. Vien fut le premier qui eut le courage d'opposer une
digue au torrent : doué d'un esprit juste , il sentit que le
principal but de la peinture était l'imitation de la nature ,
et il en recommanda l'étude à ses nombreux élèves . Ce service
rendu à l'école française lui procura une très -grande
celle des autres nations , devait nécessairement marcher avec moins
de rapidité vers la décadence . Aussi vit-on briller dans le dix-huitième
siècle plusieurs écrivains dignes d'obtenir une place à côté des
meilleurs auteurs du siècle de Louis XIV, tandis qu'on aurait beaucoup
de peine à citer un seul artiste dont le nom méritât d'être
conservé .
*(2) Воuсhег.
OCTOBRE 1812 . 225
1
۱
réputation, dont il eut le bonheur de jouir jusqu'à la fin de
sa vie.
De tous les peintres qu'il a formés , M. David est sans
contredit le plus célèbre , et les artistes le regardent aujourd'hui
comme le véritable restaurateur de la peinture en
France . Lorsqu'il entra dans la carrière , les tableaux de
dévotion étaient peu recherchés par les amateurs ; et lepublic,
imbu des opinions nouvelles , accordait toute sa faveur
grecqueen
mo
aux sujets tirés de la mythologie ου de l'histoire
romaine . La nécessité d'étudier le costume , de copiere
portraits des héros qu'on avait à représenter , de connaite
enfin le caractère et les attributs qui convenaient à chaque
divinité , força les artistes à consulter plus souvent les
numens antiques , et contribua ainsi au triomphe du bon
goût. M. David éprouva plus qu'aucun autre cette influence
salutaire : son maître lui avait appris à imiter faiblement
une nature pauvre et commune; il reconnut bientôt que le
sublime de l'art était l'imitation franche et vigoureuse d'une
nature noble et choisie . On aperçoit dans tous ses ouvrages
les efforts continuels qu'il a faits pour arriver à ce but. Le
succès le plus complet a couronné sa persévérance , et son
tableau des Sabines est déjà regardé comme une oeuvre
classique sous le rapport de la pureté du dessin , du choix
et de l'élégance des formes , et de ce goût vraiment antique ,
qui est le caractère distinctif de son talent .
Plusieurs artistes , dont il ne m'est pas possible de parler
ici , ont concouru à la réforme par leurs leçons et par leurs
exemples . Il est sorti de l'école de M. David , de celles de
MM. Regnault et Vincent , et de quelques autres encore ,
un grand nombre de peintres distingués , qui ont déjà
donné au public des preuves d'un mérite supérieur ; l'impulsion
est générale , et les arts , encouragés par le monarque
puissant dont ils nous retracent chaque jour les merveilleux.
exploits , ne peuvent manquer de marcher à grands pas
dans la route nouvelle qui leur est ouverte , si les élèves
veulent se rappeler sans cesse que c'est par l'étude combinée
de la nature et de l'antique que leurs maîtres se sont
formés , et qu'ils pourront eux-mêmes obtenir des succès
qui soient unjour confirmés par le suffrage de la postérité (3) .
S. DELPECH .
(3) Dans l'examen du Salon , je me propose d'ajouter quelques
réflexions sur l'état actuel de la sculpture et de la gravure en France .
P
DE
LA SEINE
5.
cen
226 MERCURE DE FRANCE ,
VARIÉTÉS .
SPECTACLES . - Théâtre de l'Impératrice. - Première
représentation d'Héloïse , drame en trois actes et en vers
de M. de Murville .
Si je voulais rendre compte de ce drame d'une manière
à- la-fois plaisante et facile , ainsi que l'a fait plus d'un de
mes confrères , je me bornerais , au lieu de faire connaître la
pièce , à lancer contre le sujet et le principal personnage
quelques plaisanteries bien rebattues ; mais je crois qu'un
auteur qui a su réussir , mérite au moins qu'on lui fasse
l'honneur de parler sérieusement de son ouvrage .
La scène se passe chez Fulbert , oncle d'Héloïse . Abeilard
persécuté pour ses opinions théologiques , et forcé de
se cacher , est rappelé par son amour auprès d'Héloïse .
Craignantpour les jours de son amante , il voulait reparaître
dans les lieux qu'elle habite ; elle se décide à lui écrire pour
l'engager à différer son retour. Pierre , l'ami d'Abeilard ,
doit se charger de cette lettre ; elle attend le retour de Pierre ,
mais à sa place c'estAbeilardlui-même qui paraîtà sesyeux :
il n'a pu vivre plus long-tems loin d'elle , il brave tous les
dangers pour la revoir un seul instant. A peine a-t-il
goûté le bonheur de la serrer dans ses bras , que Pierre accourtguidé
par l'amitié les avertir du dangerquiles menace .
Il ne précède en effet Fulbert que de quelques instans ;
celui-ci , instruit par Gérard , rival d'Abeilard , se présente
à leurs yeux ; justement irrité de la présence d'Abeilard , il
l'accable des plus vifs reproches : en vain Héloïse pour le défendre
s'accuse elle-même ; son dévouement paraît un nouveau
crime aux yeux de Fulbert; il sort avec Gérard pour
se consulter sur le parti qu'il doit prendre . Les amans livrés
au bonheur de se revoir , oublieraient presque le danger qui
les menace , s'ils n'en étaient avertis par Pierre , qui connaît
toute la violence de Fulbert et la duplicité de Gérard.
Bientôt Gérard reparaît , il annonce à Héloïse qu'il a su fléchir
son oncle , et qu'Abeilard lui-même n'a plus rien à
craindre de sa colère ; les amans se livrent à l'espérance :
Pierre seul doute de la sincérité de Gérard , et se promet
de veiller sur eux .
Au second acte, Abeilard revoit le salon où il instruisait
OCTOBRE 1812 .
227
Héloïse; tout dans ces lieux lui parle de son amour , et il
se livre à la douceur de ce souvenir : Héloïse elle -même
paraît , son oncle a permis qu'elle reprît avec son maître le
cours de ses études . Cette faveur dangereuse est encore un
piége de Gérard ; convaincu que les amans ne pourront se
trouver seuls sans se parler de leur amour, il décide Fulbertà
se cacher pour être témoin de leur entretien ; cette
épreuve est trop forte pour Abeilard : enivré de son bonheur
, il tombe aux pieds d'Héloïse et renouvelle ses sermens
: Fulbert paraît alors , il va décider du sort d'Abeilard ,
lorsque Pierre, qui veillait sur eux, annonce qu'il va prendre
les ordres de l'abbé Suger , et jusqu'à son retour il rend
Fulbert responsable de la vie de son ami .
Héloïse, an troisième acte , reproche à Gérard de les persécuter;
il se défend , et pour preuve de sa sincérité , il
l'instruit du danger qui la menace ; Fulbert doit , dit -il ,
feindre de consentir à leur union , mais le consentement
d'Héloïse sera l'arrêt de mort d'Abeilard. Effrayée de cet
horrible complot , elle se promet de sacrifier jusqu'à son
amour pour sauver les jours de son amant : Gérard usant
alors de l'ascendant qu'il a sur l'esprit de Fulbert , lui représente
que le mariage peut seul sauver l'honneur de sa
nièce ; Fulbert y consent à regret; il annonce lui-même à
Abeilard qu'il s'est laissé fléchir , et le charge d'en instruire
Héloïse ; mais quel est l'étonnement d'Abeilard lorsque
son amante refuse d'unir son sort au sien ! En vain il
la conjure au nom de l'amour , elle reste inflexible , et
Abeilard au désespoirsort pour instruire Fulbert de l'étrange
résolution de sa nièce . Redoutant bientôt les suites d'un
pareil refus , elle veut rejoindre Abeilard ; mais Pierre paraît
, il lui annonce que déjà son amant n'existe plus pour
elle , et que c'est à Dieu seul qu'Abeilard va désormais
consacrer sa vie .
On voit par cette analyse que l'auteur s'est écarté de la
tradition historique et qu'il a créé toute l'intrigue . Pourraiton
l'en blâmer lorsqu'on pense que les malheurs du célèbre
Abeilard ne pouvaient sans de notables changemens être représentés
sur la scène . Pope etensuite Colardeau les avaient,
il est vrai , retracés avec un grand talent; mais c'était dans
des héroïdes , et tous ceux qui sont sensibles au charme des
beaux vers savent par coeur ces deux héroïdes célèbres .
M. de Murville a pensé qu'on pouvait porter sur la scène
les sentimens qu'ils ont exprimés , et si la tentative était
P2
228 MERCURE DE FRANCE , OCTOBRE 1812 .
hasardée , l'auteur a été absous par le succès : audaces
fortunajuvat.
Je suis loin de prétendre que l'ouvrage soit irréprochable
sous le rapport du plan ; mais un style assez ferme , quelquefois
élégant , souvent passionné ; enfin des vers pleins
d'amour et de sentiment , et qui rappellent ceux de Colardeau
, ont fait triompher l'ouvrage des préventions bien
naturelles que le choix d'un pareil sujet avait fait naître .
Clozel a joué le rôle d'Abeilard avec intelligence ; sa diction
est soignée ; il était indispensable de représenter ce
personnage avec noblesse pour éviter le ridicule; l'acteur
s'est heureusement tiré de cette difficulté.
Mlle Délia représente Héloïse avec chaleur et force ; mais
on s'aperçoit trop qu'elle veut copier Mlle Duchesnois dans
le rôle de Phèdre . Les acteurs chargés des rôles de Fulbert ,
de Pierre et de Gérard , se sont acquittés de leur tâche
beaucoup mieux que ne l'aurait peut-être fait plus d'un
acteur du premier théâtre français .
B.
POLITIQUE.
LES Anglais ne peuvent prévoir aucun changement
dans les dispositions des conseils américains avant la convocation
du congrès , qui est fixée au 2 novembre prochain .
L'armistice signé avec les Anglais par le général Deaborn ,
a dû expirer le 8 septembre. Un échange de prisonniers
devait avoir lieu , mais il a été rompu. Le commodore
Roger a publié le compte rendu de la croisière et de la
course dont nous avons indiqué les divers points . Il a
ramené de 800 à 1000 prisonniers . Le capitaine Hull ,
dans son brillant combat contre la Guerrière , a rempli les
espérances des amis de la patrie. Sous le rapport de l'honneur
du pavillon américain, son rapport est consolant pour
les patriotes qui ont été si profondément blessés par le désastreux
et inexplicable incident qui , sur terre a rendu le
général Hullet son corps prisonniers des Anglais au fort
Détroit.
,
L'Amérique méridionale vient d'être le théâtre d'un
nouveau complot tendant au renversement du gouvernement
insurrectionnel de Buenos-Ayres . Une proclamation
du gouvernement a annoncé que la conspiration a été découverte
, que vingt-cinq conjurés ont péri sur l'échafaud ,
et que les poursuites criminelles contre les autres continueraient
jusqu'à ce que la société fût purgée des conspirateurs
et de leurs complices. Voici quelques détails sur
cette affaire , extraits des feuilles de Buenos-Ayres , cités
dans les papiers anglais .
"Un nombre considérable d'Espagnols européens avaient
ourdi dans cette capitale , sous le sceau du secret , une
conspiration horrible dont la postérité ne lira qu'en tremblant
le récit. Ils avaient pris leurs mesures pour se révolter
pendant une de ces nuits où la confiance ou plutôt
la négligence des détachemens militaires leur faisait
espérer un heureux résultat. La direction du plan était
confiée à l'Espagnol Martin Alzaga , connu par sa turbulence
et son audace. Ils avaient , à cet effet , placé dans
leurs compagnies et dans leurs régimens d'infanterie des
officiers dont ils étaient sûrs. Le père Bethleemite Joseph
230 MERCURE DE FRANCE ,
,
Delas Animas commandait en chefla cavalerie. L'hôpital
des Convalescens devait servir de point de ralliement à
tous les conspirateurs . Leur premier objet était de s'emparer
des corps-de-garde , des casernes , et comme ils comptaient
sur le secours de tous les Espagnols licenciés cenxci
devaient garder les points principaux , tandis que l'on
devait armer les conspirateurs les plus distingués par leur
courage et leur adresse . La cavalerie devait s'emparer du
parc d'artillerie . L'exécution du complot devait avoir lien
àdeux heures du matin. La capitale devait êtregouvernée
par l'auteur de la conspiration , Martin Alzaga , qui aurait
été indépendant de Monte-Video jusqu'à la décision des
Cortès. Le grand objet étant de rendre la suprématie aux
Espagnols .
» Le procès des conspirateurs a fait connaître les détails
précédens ; mais Dieu , qui veille sur les bons , a fait découvrir
la conspiration au moment où elle allait éclater . Un
des conjurés s'ouvrit imprudemment en présence d'un
esclave qui , obéissant à un sentiment d'humanité , fit part
de ce qu'il avait entendu à une personne en qui il avait
confiance ; et , de cette manière , le gouvernement en fut
instruit : trois des conspirateurs furent d'abord fusillés et
exposés aux regards du public. Le traître Alzaga , dès
qu'il apprit cette nouvelle , lenta de s'échapper , mais ne
tarda pas à tomber entre les mains de la justice , qui lui fit
supporter la peine due à ses crimes. Le peuple courut aux
armes , arrêta les criminels , et avec une modération qui
lui fait beaucoup d'honneur , les mit sous la main de la
justice. Pendant leur exécution le peuple en foule criait :
Périssent les traîtres ! La musique jouait des airs patriotiques.
Aucun excès n'a été commis contre les personnes
ou les propriétés des Espagnols européens. »
"Les troupes portugaises ont commencé leur retraite de
San-Francisco le 13 de ce mois .
>>En conséquence des événemens qui se sont passés à
Buenos-Ayres , le gouvernement de Monte-Video a interdit
toute communication avec ce pays , sous peine de
mort . "
,
Les nouvelles de Pétersbourg reçues à Londres sont
du 27 septembre ; celles de Berlin sont de la même date ;
celles de Gothenbourg du II . La nouvelle de l'occupation
de Moscou , dit le Times , a produit à Pétersbourg une trèspénible
sensation . Une députation des négocians de cette
ville se présenta aussitôt à l'Empereur pour obtenir la per
OCTOBRE 1812 . 231
mission de rembarquer une portion des propriétés commerciales
qui se trouvaient en danger par les succès de
l'ennemi . Le gouvernement répondit qu'il ne voyait encore
aucun sujet de crainte pour la sûreté de Pétersbourg , néanmoins
qu'il serait donné permission d'exporter de nouveau
les marchandises importées , et que les droits qui avaient
été payés seraient remboursés .
Par suite de cette nouvelle , le change a essuyé une baisse
considérable , et le fret a augmenté de 3 liv . sterl. sans
tonneau . On avait déjà embarqué 26,375 tonneaux de
chanvre , 3,820 tonneaux de lin , et 10, 165 tonneaux de
suif; le tout se trouvait sur 264 bâtimens étrangers .
« On va présenter au parlement , dit le même journal ,
des pétitions sans nombre pour demander la paix . Une
assemblée nombreuse et respectable des amis de la paix a
eu lieu,il n'y a pas long-tems , à Loughborough . M. Strutt ,
écuyer , occupait le fauteuil de président , et on y a adopté
plusieurs résolutions importantes . Une autre assemblée a
été tenue à Derby ; les résolutions qui y ont été prises sont
fortes , mais modérées .
Les Anglais n'ont pas encore réussi à faire parvenir à
ceux de leurs officiers qui servent en Perse contre les Russes ,
que les Russes et les Anglais aujourd'hui étaient alliés .
Ainsi , pendant que le gouvernement anglais s'épuise en
secours de toute espèce pour aider celui de Russie à résister
aux Français , les Perses , aidés par l'artillerie légère
anglaise , combattent les Russes aux pieds du Caucase.
Voici les détails reçus par la voie de l'Inde .
« Le paquebot de Bassora , arrivé du golfe de Perse , a
apporté des lettres de Tabriz à la date du 13 mai. Les
officiers anglais étaient de retour d'une campagne d'hiver
sur les bords du Kur , pendant laquelle le prince de Perse
avec le corps d'artillerie légère levé nouvellement de 2500
hommes d'infanterie , avait forcé les retranchemens des
Russes qu'il avait obligés de se rendre à discrétion , avec
perte de 500 hommes tués ou blessés , de deux drapeaux
et deux canons , dont un de gros calibre ; de 24 officiers ,
sept seulement sont restés vivans , et encore deux d'entre
eux étaient-ils blessés .
et
L'attaque de ce retranchement avait été confiée au
major Darey. Les Russes prirent les canons du capitaine
Lindley arrivant au galop pour un parti de cavalerie
firent sur lui de leurs pièces un feu que celui du capitaine
Lindley eut bientôt éteint. Le capitaine Christian pénétra
,
232 MERCURE DE FRANCE ,
dans le village et en chassa les Russes , qui s'étant aperçus
que les Persans , fidèles à leur ancien usage , s'étaient dispersés
pour chercher des vivres , se rallièrent et les repoussèrent
à la baïonnette ; ma's étant sortis du village pour
les poursuivre , la mitraille du capitaine Lindley les y fit
bientôt rentrer. Nous avons perdu deux sergens européens
; la perte des Persans s'élève , dit-on , à 150 morts et
360 blessés . Les Russes ont eu plus de 500 hommes hors
de combat.
Suivant les mêmes papiers anglais , le paquebot l'Elisabeth
, venu de Lisbonne en six jours , avait annoncé que
lord Wellington était toujours retenu devant Burgos , que
la lenteur du général Maitland et son immobilité àAlicante
l'avaient fait révoquer , et que l'armée d'expédition était
toujours devantAlicante , tandis que les armées françaises
réunies avaient commencé leur mouvement vers le centre ,
et allaient mettre de nouveau lord Wellington dans la nécessité
de se retirer de devant l'armée de Portugal , comme
les mouvemens de cette dernière l'avaient forcé d'abandonner
son plan de campagne au midi ; nous allions établir,
à cet égard , quelques rapprochemens , lorsque les
notes officielles suivantes ont été publiées par le Moniteur;
nous nous empressons de les consigner ici : le lecteur remarquera
peut-être que dans les aveux faits par les journaux
anglais sur les divers événemens qui y sont rapportés
, nous avions trouvé le moyen de donner , sur les
opérations dont il s'agit , quelques renseignemens qui ne
manquaient point de vérité .
•Depuis les événemens de Salamanque , il s'est passé
en Biscaye , et surles derrières de l'armée du Nord , divers
faits militaires , dont nous allons donner les principaux
détails.
» A la première nouvelle de la retraite de l'armée dePortugal
, et des dispositions que faisait l'ennemi pour la suivre
dans son mouvement , le général comte Caffarelli , commandant
l'armée du Nord , crut devoir sur-le-champ rappeler
à lui et concentrer les troupes sous ses ordres , pour
être prêt à se porter en avant , si les circonstances venaient
à l'exiger. Des ordres furent expédiés en conséquence à
tous les généraux commandant sur divers points de la Biscave
, et le général Rouget , commandant à Bilbao , reçut
en particulier, le 7 août , l'ordre d'évacuer cette place etde
se rendre immédiatement à Vittoria .
>>Cet ordre fut exécuté sur-le-champ ; et l'hôpital se trou
OCTOBRE 1812 . 233
vait évacué, lorsque le général en chef de l'armée du Nord ,
mieux instruitde la situation de l'armée de Portugal et des
ressources dont elle pouvait encore disposer , voulut conserver
Bilbao , et contre-manda son premier ordre ; mais
l'abandon de cette place était déjà consommé ; le mouvement
de retraite de la garnison était commencé , et le général
Rouget , embrassant un parti moyen , arrêta son
mouvement à Durango avec l'approbation du général
Caffarelli , et avec ordre , puisque Bilbao était évacué ,
d'empêcher au moins l'ennemi de s'y établir lui-même .
,
» En effet, immédiatement après le départ dela garnison,
toutes les bandes qui infestaient la province s'étaient dirigées
sur Bilbao . Le général Rouget , sur l'avis de leur arrivée
et conformément à ses instructions
, , poussa une
reconnaissance sur la place , où les insurgés , au nombre
de 5,000 hommes , des bandes de Marquesito, Mugartegui ,
Pinto , avec Renovalès à leur tête , s'étaient déjà rassemblés .
Mais à la vue des Français , et malgré la supériorité du
nombre , les insurgés évacuèrent en désordre et avec précipitation
laplace , et prirent position sur les hauteurs voisines
. Le général Rouget entra dans la ville avec trois compagnies
; l'alcade et la municipalité de Bilbao n'avaient pas
attendu son arrivée , et s'étaient rendus au-devant de lui
avec tous les témoignages d'une joie sincère . L'accueil des
habitans répondit à l'empressement des magistrats .
>> Cependant les insurgés , postés sur les hauteurs environnantes
, étonnés et bientôt enhardis par la faiblesse de
la colonne française , hasardèrent un engagement et attaquèrent
sur plusieurs points . Dans toutes ces attaques , qui
se renouvelèrent le lendemain , ils furent repoussés vivement
: leur perte fut au moins de 300 hommes; la nôtre fut
de 7 hommes tués et de 14 blessés. Le général Rouget ent
particulièrement à se louer dans cette occasion du courage
et de la bonne contenance du régiment de Marche et de la
gendarmerie .
" Dans l'intervalle , les forces des insurgés s'augmentaientpar
de nouveaux renforts; les Anglais étaient en rade
avec quatre frégates et un brick , et venaient de débarquer
600 hommes . Le général Rouget avait amené trop pen de
monde avec lui pour tenir la place, et il rentra à Durango
.
Tous les chefs de bandes et le commandant de l'escadre
anglaise se réunirent à Bilbao ; et bientôt toutes leurs
forces se trouvant rassemblées , ils formèrent le projet d'at-
4
234 MERCURE DE FRANCE ,
,
taquer le général Rouget à Durango même. Le général
Rouget crut devoir prévenir ce mouvement , et le 21 , renforcé
par quelques troupes se porta lui-même en avant ,
pour surprendre l'ennemi dont toutes les forces étaient
réunies à Zornoza , où il occupait une position formidable.
Le 40 régiment fut chargé de tourner cette position ,
mais l'ennemi , averti à tems , leva son camp pendant la
nuit , et prit la même direction que le corps français , dont
la marche et le but furent ainsi mis à découvert. Après un
engagement très-vif, l'opération se trouvant manquée , le
général Rouget crut devoir rentrer dans ses positions , et
se retira par l'Arabezua . L'ennemi voulut inquiéter le mouvement
de la troupe française ; mais repoussé avec vigueur,
et dégoûté par ses pertes , il cessa d'en contrarier l'exécution.
» Le général commandant l'armée du Nord , informé de
cette succession d'événemens , crut devoir se porter luimême
sur les lieux avec une forte colonne , et appuyer les
opérations du général Rouget. Ce mouvement et celui du
général Soulier, qui arriva par Orosco , eurent pour résultat
de faire évacuer subitement Bilbao , et de disperser les
rassemblemens ennemis . La colonne du général Soulier
rencontra la bande de Longa près de Miravalès , et la mit
en déroute complète .
» Le 31 août , le général Caffarelli partit de Bilbao dans
le but de poursuivre l'ennemi et d'assurer les communications
avec Santona . Le général Rouget , resté à Bilbao avec
quelques troupes , eut bientôt à fournir des détachemens
qui affaiblirent ses ressources . Dans cette situation et
averti que les bandes se formaient de nouveau , il prit le
parti d'évacuer la place et de reprendre sa première position
àDurango.
,
» Il apprit bientôt que les bandes s'étaient jetées sur les
communes maritimes et arrêtaient la rentrée des contributions
. Informé qu'Artala , avec un bataillon , occupait
Guernica , il partit le 13 septembre dans l'espérance de le
surprendre ; il trouva en effet les insurgés à Guernica ;
mais leur fuite fut plus prompte encore que la marche de
nos troupes , et s'échappant en hâte de la place , ils se dispersèrent
dans les montagnes . Deux jours après , ils reparurent
devant Guernica avec des renforts , et firent des démonstrations
offensives ; plusieurs détachemens , envoyés
en reconnaissance sur différens points , les poussèrent si
vivement qu'ils ne tinrent dans aucune position ; et après
OCTOBRE 1812 . 235
leuravoir tué ou blessé bon nombre d'hommes , le général
Rouget perdit tout espoir de les joindre et de les engager à
une action ; en conséquence , il ramena immédiatement sa
colonne sur Durango , où il rentra le 16 septembre .
Dans cet intervalle , une nouvelle réunion de bandes
s'était formée et menaçait Guetaria ; le général Rouget
reçut , le 21 septembre , l'ordre de se rendre à Bergara sous
le commandement du général Dumoutier , pour dissiper
cette réunion ; l'approche des forces commandées par ce
général suffit pour disperser les rassemblemens ; seulement
unposte de cavalerie de Longa fut surpris à Placencia , où
il perdit la moitié de son monde et tous ses chevaux.
> Le 3 du courant , trois bataillons aux ordres de Renovalès
se portèrent sur Dima , pour y surprendre un de nos
postes. Le général Rouget y marcha de son côté , et rencontra
l'ennemi qui ne fit pas une longue résistance ; il eut
dans cette action plus de 200 hommes tués , et un plus
grand nombre de blessés . Immédiatement après la déroute
de cette bande , un grand nombre d'habitans rentrèrent
dans leurs maisons .
Dans toutes ces diverses poursuites , nos troupes ont
eu plus de fatigues à essuyer pour joindre l'ennemi que
pour le combattre ; le général Rouget n'a cessé de se louer
du courage ét de la résolution du régiment de Marche ;
plusieurs militaires sont également cités pour s'être conduits
avec distinction. Dans ce nombre on remarque M.
Lasalle , lieutenant de voltigeurs au 118º régiment , et
M. Foulon , sous-lieutenant de gendarmerie . "
Armée de Portugal et du nord de l'Espagne .
« Depuis les derniers événemens militaires survenus
dans le nord de l'Espagne , entre l'armée de Portugal et
l'armée anglaise , il ne s'est passé aucun fait important .
L'armée française , après une marche habilement combinée
, qui a trompé tous les calculs de l'ennemi , et dans
laquelle on n'a pas perdu une seule voiture , a été ramenée
dans le plus grand ordre à Valladolid , et delà sous les
murs de Burgos . Le général Clauzel , qui commandait
provisoirement l'armée , a su , dans le cours même de
cette marche , pourvoir à tous les besoins , réunir et conserver
toutes les ressources de l'armée , disputer pas à pas
le terrain à l'ennemi , et lui imposer au point de rester
maître de ses mouvemens .
> Lord Wellington avait paru un instant abandonner
toute idée d'opérations offensives devant l'armée de Por236.
MERCURE DE FRANCE ,
tugal : mais bientôt il reporta de nouveau ses efforts du
côté de Burgos . Le 17 septembre , l'armée anglaise se
dirigea sur cette place ; l'armée de Portugal prit position
à quelques lieues en arrière de la ville , laissant le fort
approvisionné de tout ce qui était nécessaire à sa défense ,
avec une garnison suffisante , commandée par le général
Dubreton .
» Le 19, l'ennemi commença ses opérations par l'attaque
du mont Saint-Michel , position défendue par un commencement
de fortifications , ou plutôt par quelques ouvrages
en terre non terminés. Quoique l'on n'y eût laissé
qu'un faible détachement , l'ennemi éprouva une vigoureuse
résistance ; il ne se rendit maître des ouvrages qu'après
de longs efforts , et avec une perte de plus de 400
hommes tant tués que blessés .
L'ennemi fit ensuite ses dispositions pour attaquer le
fort même de Burgos . Pendant trois semaines , il a livré
à ce fort plusieurs assauts , qui ont été constamment
repoussés ; à l'attaque du 23 septembre , il paraît n'avoir
pas perdu moins de 2000 à 2500 hommes ; à celle qui a
eu lieu le 11 octobre , les Ecossais du 42° régiment ont
été très-maltraités , et ont perdu beaucoup de monde.
Le 14 octobre , le fort continuait de se défendre avec
vigueur.
n L'armée française , à cette époque , ayant reçu les renforts
qu'elle attendait , se préparait à reprendre l'offensive
et à dégager le fort de Burgos : mais avant même l'arrivée
de ces renforts , elle n'avait pas cessé d'inquiéter l'ennemi ,
et de lui faire éprouver journellement des pertes plus ou
moins considérables . Le 29 septembre , le général Clauzeł
avait fait pousser plusieurs reconnaissances dont le résultat
mérite d'être connu .
► L'une de ces reconnaissances fut dirigée par le général
Foy , qui , à la tête de la première division, se porta sur
Poza , où il trouva et détruisit un bataillon espagnol . Le 6
d'infanterie 'légère , commandé par le lieutenant-colonel
Frossard , surprit ce bataillon dès la pointe du jour , au
milieu de la place ; tout ce qui voulut résister , fut tué ; le
reste , au nombre de 200 hommes , fut fait prisonnier.
79 Le général Maucune , qui se trouvait à l'avant-garde
de l'armée , à Briviesca , se porta avec sa cavalerie légère
sur Monasterio ; il rencontra à Prodanos plusieurs escadrons
des chevau-légers de l'armée anglaise , les chargea
avec vivacité , et les poussa jusqu'à Monasterio ; le chef
OCTOBRE 1812 . 237
d'escadron Hulman , du 1 régiment de hussards , se distingua
dans cette circonstance ; M. Lachapelle , aide-decamp
du général Maucune , fit lui-même plusieurs prisonniers
et eut un cheval tué sous lui .
» Deux autres reconnaissances furent poussées sur Escarrai
et Villafranca , par la 3º division , et la division de
dragons ; mais les troupes espagnoles , qui occupaient ces
deux points , n'attendirent point nos troupes , et se retirèrent
à leur approche .
>>Le 2 octobre , il y eut un engagement entre 2000 Espagnols
de l'avant-garde de l'armée anglaise et la brigade du
général Gautier , aux environs de Prodanos . On a donné
dans le Moniteur du 9 de ce mois les détails de cette action
, où le général Gautier a fait 150 prisonniers .
" A cette époque , lord Wellington avait son quartiergénéral
à Villa-Toro; celui de Castanos était à Quintanilla .
» L'armée de Portugal , renforcée et parfaitement rétablie
, n'attendait plus , pour se porter en avant , que la première
nouvelle de la diversion que les armées du centre et
du midi , réunies sous les ordres directs de S. M. C. , devaient
opérer de leur côté .
» La désunion commence à se glisser entre quelques
chefs de l'armée espagnole ; Porlier a abandonné Mendizabal.
Tous n'approuvent pas les opérations des Anglais ;
les habitans de la Castille voient avec peine l'évacuation
sur Rodrigo et le Portugal de beaucoup d'objets pris à
Madrid , et l'enlèvement des grains de toutes les provinces ,
pour être dirigés par convois vers le Portugal ; mesure qui
annonce que les Anglais eux-mêmes ne comptent pas faire
un long séjour en Espagne. Les Anglais ne paient rien
dans le pays ; ils délivrent des bons , ou des reçus pour
les fournitures qui leur sont faites . Cette manière de payer
déplaît fortement aux paysans , qui espéraient mieux de
ceux qui se disent leurs libérateurs . "
Quelques journaux ont publié sur les opérations ultérieures
de la Grande-Armée , après son entrée à Moscou ,
et sur la position des corps de Tormazow et du prince
Scharzenberg , des notes que nous ne reproduirons point
ici. Nous serons constamment fidèles à notre circonspection
et à l'habitude prudente de ne devancer en rien les
rapports officiels . Voici le texte du 23º Bulletin .
1
Moscou , le 9 octobre 1812.
L'avant-garde , commandée par le roi de Naples , est sur la Nara ,
à20 lieues de Moscou. L'armée ennemie est sur Kalouga. Des escar
238 MERCURE DE FRANCE ,
mouches ont lieu tous les jours. Le roi de Naples a eu dans toutes
l'avantage et a toujours chassé l'enneini de ses positions .
Les Cosaques rôdent sur nos flancs . Une patrouille de 150 dragons
de la Garde, commandée par le major Marthod , est tombée dans une
embuscade de Cosaques entre le chemin de Moscou et de Kalouga .
Les dragons en ont sabré 300 , se sont fait jour , mais ils ont eu vingt
hommes restés sur le champ de bataille qui ont été pris , parmi lesquels
le major blessé grièvement .
Le duc d'Elchingen est à Boghorodock. L'avant-garde du vice-roi
est à Troitsa sur la route de Dmitrow .
Les drapeaux pris par les Russes sur les Turcs dans différentes
guerres , et plusieurs choses curieuses trouvées dans le Kremlin
sont partis pour Paris . On a trouvé une madone enrichie de diamans
et de perles , avec l'inscription suivante , en langue russe .
« Les Français et les Polonais ayant été vaincus par les Russes , et
la ville de Dantzick ayant été prise en 1733 , l'impératrice Anne
Iwanowa fit enrichir , en 1740. de perles et de diamans cette image
de la vierge , en action de gráces de cet événement. »
Ce tableau a été trouvé dans la principale église du Kremlin. On
l'a aussi envoyée à Paris .
Il parait que Rastopchin est aliéné. A Voronovo il a mis le feu à
son château et y a laissé l'écrit suivant attaché à un poteau :
«J'ai embelli pendant 8 ans cette campagne , et j'y ai vécu heu-
➤reux au sein de ma famille . Les habitans de cette terre , au nombre
> de 1720 , la quittent à votre approche ( 1 ) , et moi je mets le feu à
> ma maison pour qu'elle ne soit pas souillée par votre présence . -
» Français , je vous ai abandonné mes deux maisons de Moscou avec
> un mobilier d'un demi-million de roubles . Ici , vous ne trou-
Signé, comte FEDOR RASTOPCHIN .
> verez que des cendres (2) .
-
» Ce 29 septembre 1812 , à Voronovo . »
Le palais du prince Kurakin est un de ceux qu'on est parvenu à
sauver de l'incendie. Le général comte Nansouty y est logé.
On est parvenu avec beaucoup de peine à tirer des hôpitaux et des
maisons incendiées une partie des malades russes . Il reste encore
environ4,000 de ces malheureux. Le nombre de ceux qui ont péri
dans l'incendie est extrêmement considérable .
Il fait depuis huit jours du soleil et plus chaud qu'à Paris dans cette
saison. On ne s'aperçoit pas qu'on soit dans le Nord.
Le duc de Reggio , qui est à Wilna , est entiérement rétabli ,
Le général en chef ennemi , Bagration , est mort des blessures qu'il
a reçues à la bataille de la Moskwa.
L'armée russe désavoue l'incendie de Moscou . Les auteurs de cet
attentat sont en horreur aux Russes . Ils regardent Rastopchin comme
une espèce de Marat. Il a pu se consoler dans la société du commissaireaanngglaisVilson.
L'état-major fait imprimer les détails du combat de Smolensk et
(1) Ils sont retournés .
(2) Effectivement il a mis lui-même le feu à sa maison de campagne
, mais cet exemple n'a pas eu d'imitateurs. Toutes les maisons
des environs de Moscou sont intactes .
OCTOBRE 1812 . 239
de la bataille de la Moskwa , et fera connaitre ceux qui se sont distingués.
On vient d'armer le Kremlin de 30 pièces de canon , et l'on a construit
des flèches à tous les rentrans . Il forme une forteresse. Les
fours et les magasins y sont établis.
Une commission militaire a été créée à Moscou , par
ordre de S. M. I'Empereur et Roi , pour juger les auteurs
et fauteurs de l'incendie des 14 , 15 septembre , et jours
suivans .
er
Cette commission était composée de M. le général comte
Laner , grand-prévôt de l'armée ; du général baron Michel ,
commandant le 1ºt régiment des grenadiers à pied de la
garde ; du général baron Saunier , grand-prévôt du 1**
corps d'armée; du colonel baron Bordelin , commandant
les fusiliers grenadiers de la garde ; de l'adjudant-commandant
Théry , du chef d'escadron de gendarmerie d'élite
Jeannin ; M le général comte Monthion , faisant les fonctions
de procureur impérial , et M. Wuber , chef d'escadron
celles de rapporteur. La commission s'est assemblée
au palais Dolgorouki. La commission a reconnu que , depuis
trois mois , le gouvernement russe pressentant l'impossibilité
d'empêcher les Français d'entrer à Moscou ,
avait résolu d'employer , par la détresse , des moyens extraordinaires
d'incendie et de destruction , réprouvés par
les nations civilisées ; qu'il avait accueilli , à cet effet , les
propositions d'un certain docteur Schmitt , anglais , se
disant allemand ; qu'il est constant que , sous prétexte de
la construction d'un aérostat au château de Voronzow , on
ne s'occupa à ce château que de la confection des artifices
, fusées incendiaires , huiles phosphoriques , et autres
matières inflammables destinées à incendier la capitale
; que le comte Rastopchin , gouverneur militaire de
Moscou , arrêta alors le plan d'incendier la ville par tous
les moyens en son pouvoir ; qu'à cet effet , il fit ouvrir
les portes des prisons , qu'il en sortit 800 malfaiteurs auxquels
on promit leur liberté pour prix de leurs crimes ;
que les mèches et autres matériaux saisis entre les mains
de plusieurs militaires et particuliers russes au moment de
leur arrestation , signalèrent de suite les véritables auteurs
de l'incendie , dont un grand nombre , pris sur le fait ,
furent , par un mouvement d'indignation spontané , fusillés
par les patrouilles françaises , ou assommés par les habitans
même. En conséquence elle a déclaré coupables du crime
ci-dessus et condamné à la peine de mort les nommés
Ignatieff Peters , du 1 régiment de chasseurs à pied à
240 MERCURE DE FRANCE , OCTOBRE 1812 .
Moscou; Baroff , Karhem , soldat de police ; Jean Christophe
, né à Moscou , commis marchand; Stignowietz ,
peintre ; Ogokomow , maréchal-ferrant ; Maximus Ivaz
domestique du prince Siberiski ; Akramein Siméon ; Levontew
, peintre ; Federow , tailleur .
Seize autres individus ont été condamnés à être détenus
dans les prisons de Moscou jusqu'à nouvel ordre .
,
Une commission militaire a été formée le 23 de ce mois ,
par arrêté du conseil des ministres , présidé par S. A. S.
M. le prince archichancelier de l'Empire , et conformément
aux ordres de S. M. , pour juger les auteurs et complices
de l'attentat commis dans cette journée ; cette commission
était présidée par S. Exc . M. le comte Dejean , grand
officier de l'Empire , grand-aigle de la Légion-d'Honneur ,
premier inspecteur général du génie .
Cette commission a condamné à la peine de mort , en
réparation du crime contre la sûreté intérieure de l'Etat ,
par un attentat dont le but était de détruire le gouvernement
et l'ordre de successibilité au trône , et d'exciter les
citoyens ou habitans à s'armer contre l'autorité impériale ,
les dénommés ci-après :
er
Mallet, Lahorie, Guidal, ex-généraux de brigade ; Rabbe,
colonel du 1 régiment de la garde de Paris ; Soulier , chef
de bataillon , commandant la dixième cohorte ; Stechouwer,
Borderieux, Piquerel , capitaines; Fessard , Lefebvre , Regnier
etBeaumont , lieutenans; Rateau , caporal , et Boccheiampe
, prisonnier d'état .
Elle a acquitté les sieurs Gomont, Lebis , Provost, Godard ,
Villawhielle , Caron , Limozin , Chaumette et Rouff , officiers
ou sous - officiers de la dixième cohorte ou du premier
régiment de la garde de Paris .
L'exécution a eu lieu le jeudi 29à trois heures à laplaine
de Grenelle , en présence d'un concours immense de spectateurs
. Par ordre de S. Exc. le ministre grand -juge , il avait
été sursis à l'exécution du colonel Rabbe et du caporal
Rateau. S ....
Les
LE MERCURE parait le Samedi de chaque semaine , par Cahier
de trois feuilles . Le prix de la souscription est de 48 fr . pour
l'année ; de 24 fr. pour six mois ; et de 12 fr . pour trois mois ,
franc de port dans toute l'étendue de l'empire français .
lettres relatives à l'envoi du montant des abonnemens , les livres
paquets , et tous objets dont l'annonce est demandée , doivent être
adressés , francs de port , au DIRECTEUR GÉNÉRAL du Mercure de
France , rue Hautefeuille , N° 23 .
i
DE
LA SEINE
:
i
MERCURE
DE FRANCE .
N° DXC . - Samedi 7 Novembre 1812 .
POÉSIE .
COMBAT DE TANCRÈDE ET D'ARGANT.
( JÉRUSALEM DÉLIVRÉE , Chant VI . )
VERS le champ du combat où l'attend l'infidèle
Tancrède s'avançait plein d'une ardeur nouvelle ;
Quand , debout sur un tertre , au milieu des soldats ,
Brillante de blancheur , de jeunesse et d'appas ,
Telle qu'un mont couvert d'une neige récente ,
Tout-à-coup à ses yeux Clorinde se présente :
Ses armes de son front rehaussent la fierté ,
Et semblent à la grâce unir la majesté.
Apeine il l'aperçoit qu'un charme irrésistible
Le subjugue , l'arrête , et le rend insensible .
En vainArgant menace et la terre et les cieux ;
Sans voix , sans mouvement , Tancrède , à tous les yeux ,
Tandis qu'un feu secret le dévore en silence
D'un marbre inanimé présenté l'apparence' ;.
Il oublie , en voyant ces funestes appas ,
Son honneur , son devoir , Argant et les combats .
5.
cen
M
Q
!
242 MERCURE DE FRANCE ,
1
Mais du Circassien la sombre impatience
S'irritant d'un délai perdu pour sa vengeance ,
Il s'écrie : Eh quoi done ! infâmes étrangers ,
Vous perdez le courage à l'heure des dangers ?
Absorbé par l'amour qui le dompte et l'enchaîne ,
Tancrède ne voyait que sa belle inhumaine ,
Quand tout-à -coup un jeune et brillant chevalier
S'élance dans la lice et pousse son coursier.
C'est Othon: le premier emporté par son zèle ,
Il s'offrit pour punir l'orgueil de l'infidèle ,
Et cédant à regret cet honneur périlleux
Il suivait du héros le cortége nombreux ,
Lorsqu'il entend d'Argant les superbes paroles .
Sans perdre un seul instant en réponses frivoles.
Tandis que le chrétien paraît anéanti ,
Il court au Sarrasin porter son démenti.
Tel on voit dans Barca , moins prompt et moins rapide
Se jeter sur sa proie un léopard avide ,
Tel l'intrépide Othon s'élance contre Argant :
Lui , la lance en arrêt , il se dresse et l'attend .
Ace bruit imprévu qui frappe son oreille ,
Comme d'un long sommeil Tancrède se réveille .
Il s'avance , il s'écrie : Arrêtez , arrêtez ,
Le combat m'appartient.... Par leur fougue emportés ,
Tous deux n'écoutaient plus que leur bouillante audace...
Honteux , désespéré qu'un autre ait pris sa place ,
Tancrède en vains regrets exhale sa douleur
Et sent brûler son front d'une indigne rougeur.
Déjà le Sarrasin au tiers de sa carrière
Est par le fer d'Othon atteint sur la visière ;
Mais d'Argant , à son tour , le bras plus affermi ,
Perce le bouclier de son faible ennemi .
, Il chancèle et son corps va mesurer la terre ....
Mais que peut contre Argant une lance vulgaire !
Il reste inébranlable , et vainqueur déloyal
Il brave par ces mots son malheureux rival :
« Jeune imprudent , rends -toi , c'est assez pour ta gloire
• D'avoir avec Argant essayé la victoire ;
NOVEMBRE 1812 . 243
> Livre-moi ton épée en gage de ta foi ,
> Je te permets de vivre , esclave près de moi. »
- Tant que je conserverai mon glaive et mon courage ,
> C'est assez pour punir ton superbe langage ,
► Dit Othon ; jusque- là , cesse de m'outrager :
> D'autres m'excuseront ; moi , je cours me venger . »
On eût dit qu'à ces mots Tisiphone et Mégère
Dans les yeux du païen attisaient la colère.
« Insensé , qui d'Argant méconnais la bonté ,
> Dit- il , reçois le prix de ta témérité. »
Oubliant de l'honneur les lois et le langage ,
Le brutal Sarrasin , dans un transport de rage ,
S'élance sur Othon : plus leste , ou plus heureux ,
Evitant du coursier le choc impétueux ,
Le chrétien contre Argant dirige son épée ,
Et du sang ennemi la retire trempée .
Le barbare en frémit , et cet échec léger
Ajoute à sa fureur la soif de se venger.
Othon s'applaudissait d'un succès éphémère ,
Quand soudain ramenant son coursier en arrière ,
Le Sarrasin sur lui se jette furieux ,
Le choque , le terrasse et l'étend à ses yeux....
Le malheureux Othon couché sur la poussière ,
Du jour , autour de soi , voit pâlir la lumière ;
Sans force , sans couleur , ses flancs avec effort
Poussent de longs soupirs précurseurs de la mort .
Mon bras , s'écrie Argant , apprête à tout superbe
> Le sort de ce chrétien que je foule sur l'herbe . >>>
Aces mots l'infidèle élance son coursier
Sur le corps haletant du jeune chevalier .
Soudain Tancrède accourt , sa voix tonne et menace ,
Mais rien du Sarrasin n'imposait à l'audace ,
Quand le héros , d'Othon prêt à venger l'honneur ,
Par ces mots outrageans provoque son vainqueur :
Tu souilles ta victoire , ame vile et brutale
> Par ces emportemens dignes d'un cannibale ;
> Sache que parmi nous de semblables excès
> Sont vengés , sont punis à l'égal des forfaits .
,
Q2
244 MERCURE DE FRANCE ,
:
• Sans doute d'un brigand tu reçus la naissance ,
•Et de lâches bandits ont instruit ton enfance :
> Fuis au fond des forêts , monstre horrible va , cours ,
> Vivre avec tes pareils les tigres et les ours . »
१
Le fougueux Sarrasin , peu fait à ce langage ,
Sent tout son corps frémir de vengeance et de rage.
Il veut et croit répondre , un long mugissement
Exhale en sons confus son vain ressentiment.
Ainsi de la Sicile ébranlant les rivages ,
L'Etna par un bruit sourd prélude à ses ravages ,
Ou tel , dans une nue au milieu des éclairs ,
Le tonnerre en grondant s'avance dans les airs .
Mais dédaignant bientôt l'injure et la menace ,
Terribles , pleins de feu , de jeunesse et d'audace ,
Retournant sur leurs pas , on voit les deux guerriers
S'éloigner , prendre champ , et fixer leurs coursiers .
Muse qui célébras la colère d'Achille ,
Au niveau du sujet daigne élever mon style ,
Etque mes vers bruyans , roulant avec fracas ,
Des armes et du fer imitent les éclats .
Déjà des deux rivaux les lances menaçantes ,
Paraissent dans leurs mains deux antènes pesantes ;
La flèche que suit l'oeil , l'oiseau qui fend les airs ,
La lumière , le vent , la foudre , les éclairs ,
Peuvent seuls de leur course exprimer la vitesse;
Mais quel artde leur choc peut peindre la rudesse ?
Leurs lances en éclats , à leurs regards surpris ,
Volent et sèment l'air de leurs brillans débris .
La terre au loin gémit sous ce coup qui l'accable ,
L'écho des bois répond par un bruit effroyable;
Succombant sous l'effort , leurs rapides coursiers
S'abattent , sans courber le front des deux guerriers .
Ace danger pressant , échappés avec peine ,
Ils s'élancent à terre , et sans reprendre haleine ,
Ade nouveaux combats ils s'apprêtent soudain ,
Et déjà leur épée étincelle en leur main.
En garde , et méditant l'attaque et la défense ,
Ils s'observent d'abord dans un affreux silence ;
NOVEMBRE 1812 . 245
1
On les voit tout-à-coup se porter en avant ,
Ou cédant à dessein frapper en reculant :
Achaque instant la vue est séduite et trompée
Par les écarts savans de leur terrible épée ,
Opposant l'art à l'art , le sang-froid à l'ardeur ;
La menace est un piége et l'espoir une erreur.
Au Sarrasin lassé de cette longue attente ,
Découvert d'un côté le Chrétien se présente ;
Argant se précipite et semble triompher...
Mais d'un coup ferme et sûr Tancrède abat son fer,
Et lorsque , avec effort , le géant se relève ,
Il le frappe à loisir du tranchant de son glaive :
Et par un bond léger , loin de lui s'élançant ,
Rend sa riposte vaine et son bras impuissant.
Argant qui voit jaillir le sang de sa blessure ,
A son emportement se livre sans mesure.
Tout ce que la vengeance ajoute à la fureur ,
Le dépit à l'orgueil, lahonte à la douleur ,
Ranime dans son sein l'espérance trompée.
Avec des cris affreux , brandissant son épée .
Il s'élance ... Tancrède , aussi prompt que l'éclair ,
Le prévient , et l'atteint de la pointe du fer....
Tel qu'un ours qu'ont blessé les chasseurs de l'Epire ,
Emportant dans ses flancs le trait qui le déchire ,
Sur ses fiers meurtriers se jette furieux ,
Et dédaigne les cris , les lances et les pieux ;
Tel l'ardent Sarrasin , de sa double blessure ,
Voyant son sang couler et rougir son armure ,
N'écoute que sa rage , et bravant le danger ,
Il veut périr ou vaincré , et sur-tout se venger.
Plus fort que son rival, plus puissant par sa masse ,
Plus robuste , et joignant la fureur à l'audace ,
Il roule avec fracas son glaive impétueux .
,
Laterre au loin frémit , l'air paraît tout en feux :
De ses coups redoublés telle est la violence
Que l'art semble inutile et vaine la défense ....
Quel asile , quelle arme , ou quels heureux secours
Pourront sauver Tancrède et protéger ses jours ?
246 MERCURE DE FRANCE ,
Abrité sous l'airain . maître de son courage ,
Opposant le sang-froid et le calme à l'orage ,
Par les détours adroits d'une sage lenteur
Il tâche du géant d'épuiser la vigueur.
C'est en vain ; rien ne peut conjurer la tempête ,
Al'affronter du moins Tancrède enfin s'apprête ,
Indigné qu'un barbare , en son brutal courroux ,
Le prenne impunément pour le but de ses coups ....
Oubliant la raison , l'art et l'expérience ,
Aveuglés par la haine , enivrés de vengeance ,
Ils frappent à l'envi.... Désormais plus certain ,
Chaque coup taille , perce , ou déchire leur sein .
Leur armure , autour d'eux , en lambeaux sur l'arêne ,
De ses débris sanglans rougit au loin la plaine ,
Et leur glaive rapide , agité dans les airs ,
Eblouit , tonne et frappe au milieu des éclairs.
Les témoins opposés , etc ......
FORNIER DE SAINT-LARY , membre du Corps législatif.
XIV ÉLÉGIE DE PROPERCE (*) . ( Livre Ier.)
A TULLUS .
+
AssIs aux bords du Tibre , au doux bruit de ses flots ,
Videz parmi les fleurs les coupes de Lesbos ;
,
Suivez des yeux , sur l'onde , ou la barque volante ,
Ou de nos lourds vaisseaux la course plus pesante ;
Contemplez ces bois verds , pareils à ces forêts
Qui du Caucase altier surchargent les sommets ;
OTullus ! mon amour surpasse vos délices :
L'Amour , avant Plutus , reçoit nos sacrifices .
Soit qu'en un long baiser s'écoule tout un jour ,
Soit qu'en ses bras , la nuit , je rêve encor d'amour ,
Aux pieds et sur le sein d'une amante adorée ,
Je trouve le Pactole et la perle Erythrée.
(*) Ces Elégies font partie d'un recueil d'Elégies de Properce et de
fragmens du poëme de David , que l'auteur se propose de publier
incessamment. Cet ouvrage , tiré sur papier vélin et orné de jolies
gravures, se vendra chez Rosa , libraire , rue de Bussy , nº 15.
1
NOVEMBRE 1812 . 247
Le premier roi du monde envierait mes plaisirs :
Puissent- ils n'expirer qu'à mes derniers soupirs !
Un amour malheureux attriste la Fortune ;
Si Vénus ne lui rit , elle n'est qu'importune ,
Vénus qui des héros aime à briser le sein ,
Aporter la douleur en des ames d'airain .
Sans crainte elle franchit le seuil des hauts portiques ;
Et sans avoir égard aux couches magnifiques ,
Malgré la pourpre et l'or de leur tissu vermeil ,
Des yeux de sa victime écarte le sommeil.
Oui , pour moi , de Cypris je préfère un sourire
Aux biens d'Alcinoüs , au fardeau d'un empire.
XVII ÉLÉGIE. ( Livre II . )
A CYNTHIE .
.
LES querelles d'amour sont mères de la haine ;
C'est à la patience à vaincre une inhumaine.
Si vous voyez trop clair , niez avoir des yeux ;
Au milieu des tourmens , proclamez-vous heureux.
Mais je suis jeune ! ô ciel ! que serait-ce si l'âge
Eût blanchi mes cheveux , sillonné mon visage!
L'Aurore , réponds -moi , désertant l'horizon
Laisse- t- elle en son lit languir le vieux Titon ?
Son char descend à peine , et le joug fume encore ,
Qu'elle échauffe en ses bras cet époux qu'elle adore ;
Quand aux rives du Gange elle dort sur son sein ,
Elle accuse les dieux et l'astre du matin ,
Et sa main à regret prend ses rênes de rose.
Oui , ce vieillard vivant , qui jour et nuit repose ,
Reçut plus de soupirs de ces chastes ardeurs ,
Que Memnon au bûcher ne lui coûta de pleurs :
De ses jeunes baisers l'Immortelle caresse
Des cheveux qu'a blanchis une antique vieillesse ,
Et toi que va bientôt courber le faix des ans ,
Tu dédaignes ma flamme et mes jours fleurissans !
Heureux d'abord , l'amour a des retours funestes :
De mes chagrins mourans étouffons donc les restes .
De quel vice nouveau ton coeur se montre atteint !
Quoi ! d'un fard étranger tu composes ton teint !
248 MERCURE DE FRANCE ,
La beauté doit son lustre aux mains de la nature;
Le vermillon du Belge à nos fronts fait injure .
Dieux ! fermez l'Elysée à la femme dont l'art
A sur son teint menteur pétri le premier fard.
O Cynthie ! à mes yeux , veux-tu paraitre belle ,
Viens me voir à toute heure , et sois simple et fidèle :
Crois-tu qu'un teint formé de carmin et d'azur ,
Soit pour dompter les coeurs le charme leplus sûr?
Etrangère au doux nom et de soeur et de mère ,
Je serai tout ensemble et ton fils et ton frère ;
Ne cache point ton front sous un lustre emprunté ...
Que ton lit soit gardien de ta fidélité ;
Mais crains la Renommée , elle sème en sa course
Tous les secrets éclos du midi jusqu'à l'ourse .
DENNE BARON.
ÉNIGME.
DANSunpalaisconstruitavec compartiment ,
En demi-cercle , en double rang postées ,
Et radicalement plantées ,
Nous y formons un riche ameublement.
Là , chacune de nous se montre dans sa loge ,
D'où jamais elle ne déloge ,
Si ce n'est advenant le cas }
De rage qui contraint notre propriétaire
A recourir au ministère
De certain officier qui ,pour nous mettre à bas ,
Armé d'un acier sanguinaire ,
Lui prête l'effort de son bras.
Soit que la jeune Américaine
Double notre blancheur par un beau noir d'ébène ,...
Soit qu'un beau rouge de corail
Relève encor le prix du plus charmant émail ,
Nous pouvons sans orgueil dire que lanature
Nous prodigua les agrémens ,
Et que nous sommes la parure
Qui sied le mieux à la figure
De toute beauté de quinze ans.
T
NOVEMBRE 1812 .
249
L'enfance ne nous a qu'en versant bien des larmes ,
La jeunesse de nous se sert ,
Etnous ajoutons à ses charmes ;
Aussi n'est- ce pas sans alarmes
Quedans la vieillesse on nous perd.
S ........
LOGOGRIPHE
QUATRE pieds , blanc et noir ,
Forment ma consistance :
Ma tête à bas , mon existence
Est dans Paris facile à voir ;
De cette illustre capitale
Au monde n'ayant plus d'égale ,
Où messieurs les traitans furent jadis si fiers ,
Oui , cher lecteur , toute la vie ,
Malgré les jaloux et l'envie ,
J'occuperai près des deux tiers.
V. B. ( d'Agen. )
CHARADE .
Tout avec mon premier , lecteur , paraît faisable ;
Mon dernier déplaît fort à tout solliciteur ,
Et mon tout est le nom d'un célèbre imposteur
Qui fit à tout un peuple untrait plus que pendable.
Par le même .
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro.
Lemot de l'Enigme estBoston.
:
Celui de l'Enigme-Logogriphe est Charlemagne , dans lequel on
trouve: Caen ,Archangel , Harlem , are , mer, maréchal (d'empire ) ,
maréchal ( ferrant ) , amen , M........ ange , Grèce , écran , merle ,
cage , anore , Cham , marche , merlan , hareng , Manche , angle,
grâce , charme , caramel , lange , Carmel , char , glave , manger ,.
changer et chère.
Celui de la Charade est Demain.
248 MERCURE DE FRANCE ,
La beauté doit son lustre aux mains de la nature;
Le vermillon du Belge à nos fronts fait injure .
Dieux ! fermez l'Elysée à la femme dont l'art
Asur son teint menteur pétri le premier fard.
O Cynthie ! à mes yeux , veux-tu paraître belle .
Viens me voir à toute heure , et sois simple et fidèle :
Crois-tu qu'un teint formé de carmin et d'azur .
Soit pour dompter les coeurs le charme leplus sûr ?
, Etrangère au doux nom et de soeur et de mère
Je serai tout ensemble et ton fils et ton frère ;
Ne cache point ton front sous un lustre emprunté ...
Que ton lit soit gardien de ta fidélité ;
Mais crains la Renommée , elle sème en sa course
Tous les secrets éclos du midi jusqu'à l'ourse .
DENNE BARON.
ÉNIGME.
DANS un palais construit avec compartiment ,
Endemi-cercle , en double rang postées ,
Et radicalement plantées ,
Nous y formons un riche ameublement.
Là , chacune de nous se montre dans sa loge ,
D'où jamais elle ne déloge ,
Si ce n'est advenant le cas
De rage qui contraint notre propriétaire
Arecourir au ministère
De certain officier qui ,pour nous mettre à bas ,
Arméd'un acier sanguinaire ,
Lui prête l'effort de sonbras.
Soit que la jeune Américaine
Double notre blancheur par un beau noir d'ébène ,
Soit qu'un beau rouge de corail
Relève encor le prix du plus charmant émail ,
Nous pouvons sans orgueil dire que la nature
Nous prodigua les agrémens ,
Et que nous sommes la parure
Qui sied le mieux à la figure
De toute beauté de quinze ans.
T
NOVEMBRE 1812 . 249
L'enfance ne nous a qu'en versant bien des larmes ,
La jeunesse de nous se sert ,
Et nous ajoutons à ses charmes ;
Aussi n'est-ce pas sans alarmes
Quedans la vieillesse on nous perd .
S ........
LOGOGRIPHE
QUATRE pieds , blanc et noir ,
Forment ma consistance :
Ma tête à bas , mon existence
Est dans Paris facile à voir ;
De cette illustre capitale
Au monde n'ayant plus d'égale ,
Où messieurs les traitans furent jadis si fiers ,
Oui , cher lecteur , toute la vie ,
Malgré les jaloux et l'envie ,
J'occuperai près des deux tiers.
CHARADE .
V. B. ( d'Agen. )
Tout avec mon premier , lecteur , parait faisable ;
Mon dernier déplaît fort à tout solliciteur ,
Etmon tout est le nom d'uncélèbre imposteur
Qui fit à tout un peuple un trait plus que pendable.
Par le même .
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme estBoston.
:
Celui de l'Enigme-Logogriphe est Charlemagne , dans lequel on
trouve: Caen , Archangel , Harlem , are , mer, maréchal ( d'empire ) ,
maréchal ( ferrant ) , amen , M....... , ange , Grèce , écran , merle ,
cage , anore , Cham , marche , merlan , hareng , Manche , angle,
grâce , charme , caramel , lange , Carmel , char , glace , manger ,.
changer et chère .
Celui de la Charade est Demain .
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS .
VOYAGE A GENÈVE ET DANS LA VALLÉE DE CHAMOUNI EN
SAVOIE ; ayant pour objet les sciences , les arts ,
l'histoire , le commerce , l'industrie , les moeurs des
habitans , etc. , etc .; par P. X. LESCHEVIN , membre
des Académies de Dijon , Turin et Besançon ; des
Sociétés des sciences naturelles de Wétéravie , de
physique et d'histoire naturelle de Genève , d'histoire
naturelle et de minéralogie d'Iéna , des sciences et arts
de Grenoble , Lille et Trèves ; et des Sociétés d'agriculture
et de pharmacie de Paris . -Un vol . in-8°.
A Paris , chez Ant.-Aug. Renouard , rue Saint-Andrédes
-Arcs , nº 55 ; et à Genève , chez Guers , rue de
la Fusterie .
-
CET ouvrage est un manuel pour les voyageurs que
des études minéralogiques , d'autres recherches , ou
même le seul désir de voir , conduisent au Mont-Blanc
par Genève et Chamouni . C'est la voie la plus facile ,
comme la plus fréquentée ; c'est la plus naturelle , du
moins, pour ceux qui viendraient de l'Angleterre et de la
plus grande partie de la France , ou même de l'Allemagne
occidentale . Aucun point des Alpes n'excite une
curiosité plus générale. Des glaciers très - étendus et d'un
accès facile couvrent une partie des bases du Mont-
Blanc . On parvient sans fatigue jusqu'au pied même đe
cette montagne , et les vallées qu'elle domine étant profondément
creusées , les vastes escarpemens qui en soutiennent
le dôme présentent l'un des plus magnifiques aspects
que l'on puisse rencontrer en ce genre sur la terre
entière . La cîme du Mont-Blanc paraît être le point le
plus élevé de notre continent (1) . Celles du Mont-Rosa
(1) Des voyageurs prétendent aujourd'hui que le Kasbeek , dans
le Caucase , est aussi élevé que le Mont-Blanc ; mais d'autres ne
donnent que 5420 pieds à l'Elbours , montagne voisine qui , dit-on ,
ne le cède guères au Kasbeck.
MERCURE DE FRANCE , NOVEMBRE 1812. 251
(Mittagshorn ) et du Mont-Cervin ( Matterhorn ou Silvio
) , sur les confins du département du Simplon , à
l'entrée de l'Italie , ont vingt et cent quarante toises de
moins . Les sommets les plus élevés ensuite se trouvent
dans la chaîne des Alpes suisses , au canton de Berne ,
vers les sources de l'Aar , d'où leur vient la dénomination
générique , mais assez peu connue, d'Aar-Gletchers .
L'heureuse tentative du guide J. Balmat et du docteur
Panard en 1786 , les observations du savant de Saussure ,
les descriptions de M. Bourrit et beaucoup d'autres travaux
ont rendu cette montagne et la vallée de Chamouni
célèbres dans toute l'Europe . C'est dans une saison trop
avancée que M. Leschevin a fait cette incursion , et la
Mer-de -Glace , auprès du Montanvert , fut le terme de
son voyage . Il faut chercher les renseignemens ultérieurs
soit dans le grand ouvrage de M. de Saussure , soit dans
les nombreux écrits dont cette partie des Alpes a été
l'objet sur-tout depuis environ trente ans , et dont l'in--
troduction au voyage de M. Lescheyin contient une liste
raisonnée . Il se borne donc à donner sous presque tous
les rapports une connaissance précise , mais qui paraît
exacte , de la vallée que parcourent les eaux de l'Arve ,
de la ville de Genève , et même du Faucigni en général .
Cet itinéraire ne laisserait peut- être rien à désirer s'il
était accompagné d'un plan topographique de cette partie
de l'ancienne Savoie , avec la position des sommets
dont l'élévation est indiquée à la fin du chapitre XXXII .
Mon intention, dit l'auteur , a été de rendre mon voyage
utile aux étrangers qui me suivront dans les lieux que
j'ai visités . Ils eussent pu trouver ailleurs une grande
partie des observations que M. Leschevin a réunies ;
mais il eût fallu consulter un certain nombre de volumes ,
et c'est un inconvénient très - réel dans des contrées que
l'on doit sur-tout parcourir à pied. Si ce qui concerne
la minéralogie ou la géologie appartenait à l'auteur , je
regretterais de ne pouvoir apprécier ce travail , et de
manquer absolument des connaissances nécessaires ;
mais à cet égard il a suivi M. de Saussure , comme il le
déclare formellement : « Pas une observation intéres-
>> sante sur l'histoire naturelle de cette route n'ayant
252 MERCURE DE FRANCE ,
» échappé à M. de Saussure , j'ai fait usage de son texte
» même ........ pour presque toutes les observations mi-
>>néralogiques , etc. >>>
La plupart des autres remarques paraissent appartenir
à M. Leschevin. Son livre est une sorte de statistique
, et non pas une de ces compilations où cent choses
inutiles sont admises dans le seul dessein de multiplier
les feuillets . Il décrit ou considère successivement et
avec ordre , Genève et les petites villes de Carouge ,
Cluse, Sallanches ; les villages que l'on rencontre en
allant au Prieuré , Magland , Chede , Servoz , etc.; le petit
lac de Chede , site des plus remarquables ; le Nant d'Arpenaz
, le Montanvert , la voûte de glace d'où sort l'Arveiron
; les diverses vallées , leur commerce , leur culture,
et l'introduction des mérinos ; le langage , l'étymologie
des noms , et les inscriptions ; la nature des roches et des
autres substances minérales sur toute la route ; la chasse
des chamois et des bouquetins ; les mines de Servoz , de
Sixt , et plusieurs autres objets . Il indique aussi les meilleures
auberges , les précautions à prendre pour visiter
les glaciers ou parcourir sans péril les hautes neiges , et
les guides les plus sûrs , les plus exercés dans ces courses
où la vie du voyageur dépend de leur prudence.
Sans s'être arrêté à des descriptions proprement dites ,
M. Leschevin fait assez bien connaître les lieux : en
divers endroits il peint rapidement ou l'agréable village
de Magland , et l'Arve précipitant son cours à travers les
roches , ou l'isolement d'un berger qui , tous les ans ,
passe près de quatre mois dans le pré nommé le Plan de
l'Aiguille du Dru , derrière la Mer-de-Glace ; ces passages
écrits sans prétention , ne paraîtront pas toujours dénués
d'intérèt. L'auteur n'aime point les phrases emphatiques :
elles expriment effectivement très-mal la beauté des
grands objets , et lorsqu'on les destine à relever les petites
choses , elles deviennent burlesques . Il rend justice aux
talens peu ordinaires del'historien des Alpes , M. Bourrit ;
mais il blâme la pompe habituelle de ses expressions , et
il la trouve quelquefois un peu puérile. « M. de Saus-
>> sure est , dit-il, le premier observateur qui ait visité
>> la caverne de Balme. Il le fit avec moins de bonheur
NOVEMBRE 1812 . 253
» ou avec une imagination plus froide que M. Bourrit ,
» qui y aperçut tout de suite une chapelle magnifique ,
>>les ruines d'un riche palais , des colonnes posées sur
>>des piédestaux , un arsenal avec des armes rangées , et
>>beaucoup d'autres belles choses. » Il reproche encore
à M. Bourrit un défaut d'exactitude qui a beaucoup
d'analogie avec ces écarts de l'imagination ; il observe
que dans ses dessins très-connus et qui ont été gravés ,
M. Bourrit s'est laissé entraîner à la manie d'enjoliver
comme un artiste ordinaire ; et il ajoute que les plus
habiles dessinateurs en ce genre tombent dans le même
défaut , soit qu'il ne leur reste plus , lorsqu'ils achèvent
leur travail , que des souvenirs bien disproportionnés avec
la réalité des objets , soit que l'art , qui prétend toujours
embellir la nature , ne parvienne jamais qu'à la rétrécir
et à la gâter. Dans ces gravures et ces dessins on retrouve
bien les masses , mais pour l'exactitude souvent
ils ne peuvent soutenir de comparaison avec les souvenirs
mêmes de l'observateur et du naturaliste.
Il est, sur-tout dans les montagnes , des effets de
perspective que l'art ne saurait rendre , et auxquels Vernet
lui-même a renoncé . Si l'on ne s'écartait de la nature
que dans ces sortes de circonstances , il faudrait l'attribuer
au besoin de substituer une expression équivalente
à celle qui sort des limites de l'art. Ainsi , quand un poëte
traduit un autre poëte , ne pouvant traduire en effet la
justesse des pensées , la naïveté des figures, il est réduit
le plus souvent à chercher çà et là des images analogues ,
et abandonnant le trait original , il en conserve toutefois
quelque trace dans des vers faits seulement à l'occasion
de ceux qu'il voulait imiter. Mais défigurer volontairement
avec la prétention d'orner ou de réformer , dire ,
voilà tel site , après en avoir retranché ce qu'on n'aime
pas, ou ce qu'il est moins facile de peindre , c'est une
infidélité tout-à- fait inexcusable : autant vaudrait , en
faisant le récit des événemens publics , supprimer les
désastres ou les actions odieuses , et donner à ce roman
le nom d'histoire .
L'affluence des voyageurs devait nécessairement changer
sous plusieurs rapports les moeurs des habitans de
254 MERCURE DE FRANCE ,
Chamouni ; mais il paraît que l'amour du gain , qui déjà
leur a fait contracter plusieurs défauts , n'a pas éteint
chez eux les vertus hospitalières . Laborieux , intelligens ,
et d'une fidélité inviolable , ils conservent encore les premiers
traits qui caractérisent le bon peuple de Savoie .
Dans l'Europe entière peut-être n'en était- il pas de plus
estimable. Chambéri même , qui à la vérité n'est pas une
fort grande ville , est connue pour la bienveillance
simple , l'urbanité réelle de ses habitans , et paraît avoir
droit à un genre de gloire que les florissantes capitales
ne lui disputeront pas. Mais l'exagération pour laquelle
on a tant de penchant , et qui au défaut du mal se porte
volontiers sur le bien même , a peut-être fait choix de
cette vallée de Chambéri ; c'est si loin de nous , et tout
auprès commence un pays si peu connu! Le tems d'ailleurs
et les crises politiques peuvent y avoir apporté
quelque changement. Il faut se borner , avec M. Leschevin
, à cettepetite province de Faucigni dont plusieurs
relations assez récentes donnaient une idée favorable , et
qu'il vient de visiter il y a deux ans seulement . Les
chapitres XXX et XXXIII ont principalement pour
objet les usages et les moeurs de ces cantons , où ne
s'introduisent que trop facilement les douceurs de la vie ,
avantage trompeur qui , dans des lieux semblables , ne
s'obtient qu'aux dépens des vrais biens .
<< Tout, dans les contrées montagneuses , avait dit
>> auparavant l'auteur , a une physionomie qui leur est
>> propre , et qui frappe malgré lui l'homme habitué aux
>> jouissances et à la vie tumultueuse des grandes cités .
>> Sans partager l'exaltation sentimentale des faiseurs de
>> romans qui placent exclusivement dans les montagnes ...
>> la réunion de toutes les vertus , on ne peut s'empêcher
>> de convenir que les hommes quiy vivent ont ...... des
>> qualités précieuses qu'on trouve bien plus rarement
>> ailleurs . » Il y a dans les régions sauvages , dans la vie
austère des montagnes , un charme très-grand pour
quelque hommes , et que les autres ne conçoivent pas .
On y connaît des sensations d'un ordre particulier , ou , si
l'on veut , celles que l'on connaissait y prennent un autre
caractère. Ainsi tout déplaisait dans cette tristesse assez
NOVEMBRE 1812 . 255
légère pourtant , et facile à dissiper , qu'on ressentait
quelquefois au milieu des plaines , dans le silence des
champs : celle des profondes vallées est beaucoup plus
grande , elle paraît affreuse en de certains momens , et
l'on croirait qu'elle menace l'existence même ; cependant
elle se fait aimer. Le bien-être qu'on éprouve sur les
cimes d'une élevation moyenne , vient sur-tout de la
pureté , de la subtilité de l'air , ainsi que Rousseau l'a
observé dans le passage que M. Leschevin rapporte : il
en est autrement de l'impression profonde et constante
que la vue des montagnes peut faire sur les hommes qui
sentent beaucoup et qui ne se passionnent point ; elle a
des causes plus étendues , mais plus secrètes et moins
propres à agir sur le grand nombre . Parmi les voyageurs
qui parcourent ces régions élevées , les uns avouent que
rien ne pourrait les décider à y passer leurs jours , tandis
que les autres disent aussitôt , c'est là qu'il fallait vivre.
Là se trouvent , en partie du moins , lerepos des hommes
et le mouvement des choses , la cabane tranquille et la
féconde pauvreté , le lait , le miel , la châtaigne , l'eau du
torrent , la joie simple et la vie uniforme , la fatigue du
corps et le calme de la pensée , l'ignorance antique ,
l'éloignement du monde , le doux oubli des plaisirs et du
trouble inutile. Faiblesses de l'imitation ! Deux amis ,
encore jeunes , n'oseront point quitter le bruit des salons
et l'importun besoin d'être célèbres ; ils n'iront pas
affermir dans la paix des montagnes le génie qui leur fat
donné , se suffire l'un à l'autre durant la semaine qu'on
passe sur la terre , et publier en mourant un de ces livres
qu'on ne fera point dans les villes .
Mais c'est en dire beaucoup trop ; et je conçois qu'en
parcourant les journaux à l'heure de partir pour le
bois de Boulogne , on trouve romanesques toutes ces
choses éloignées .
M. DE SEN**.
L
256 MERCURE DE FRANCE ,
COURS D'ÉTUDES A L'USAGE DE LA JEUNESSE , contenant les
élémens de la grammaire , le style épistolaire , l'arithmétique
, la géographie , la chronologie , l'histoire , le
dessin , l'architecture , la rhétorique , la poésie , l'histoire
naturelle , la physique , la mythologie , etc.;
précédé d'une méthode d'enseignement , d'après les
principes d'une théorie simple , claire et vraie .
gros volume in- 12 , orné d'une carte géographique
et de cinq planches , qui renferment plus de 150
figures ; par M. D. PFLUGUER . -Prix , 5 fr . , et 6 fr .
50 cent. franc de port. - A Paris , chez Arthus Bertrand,
libraire , rue Hautefeuille , nº 23 .
-Un
L'UTILILÉ de l'ouvrage que M. Pfluguer vient de publier
en faveur de la jeunesse , me paraît incontestable .
Dirigé par un jugement sain et par de sages principes ,
l'auteur rejette tout ce qui tient à l'esprit d'innovation et
de système pour n'admettre que des préceptes dictés par
l'expérience et par la raison. Je n'entreprends pas d'en
faire l'éloge ; mais c'est rendre un véritable service à
tous les pères de familles que de leur recommander ce
recueil intéressant , qui est aussi complet et aussi détaillé
que le comporte l'étendue de l'ouvrage .
Il serait impossible de parler ici avec détail des nombreux
articles de cet ouvrage. Il est divisé en onze chapitres
, tellement coordonnés que rien de ce qui concerne
les élémens d'une bonne éducation n'y est oublié;
chaque chose y est à sa place , et les articles en général
sont pleins de vues sages et d'une application facile.
On trouve à la tête de l'ouvrage un discours préliminaire
, dont nous citerons quelques phrases pour donner
une idée du style de l'auteur. Voici comme il parle de
l'éducation et de ses avantages : « L'éducation a pour
>> objet de rendre Thomme heureux ; car elle a une in-
>> fluence marquée sur son existence physique , morale ,
» civile et politique : sur son existence physique , en ne
>>négligeant aucun des soins pour lui procurer un corps
NOVEMBRE 1812 . 257
SEIN
>> sain et une santé vigoureuse; sur son existence mo
>> rale , en ornant son esprit des talens qui l'embellissent ,
>>en épurant ses moeurs , et lui inspirant les sentimens
>>dont il a besoin pour se conduire avec sagesse , sur
>> són existence civile , en lui donnant la connaissance
» de ses affaires , et en lui apprenant à se conduire con
>> venablement dans le monde ; sur son existence of
>> tique , en lui facilitant les moyens de parvenir à un
>> état honnêté , à une fortune suffisante , et à l'état de vie
>> qui lui convient. Elle a aussi pour objet le bonheur de
>>la société entière , puisqu'elle est la source où tous les
>> membres qui la composent , puisent les talens qui lui
>> sont nécessaires , utiles et agréables .
>> Nous naissons dans les ténèbres de l'ignorance , et
>> la mauvaise éducation y ajoute beaucoup de faux pré-
>>jugés. L'étude dissipe les premières et corrige les
>> autres : elle donne à nos pensées et à nos raisonne-
>> mens de la justesse et de l'exactitude ; elle nous accou-
>> tume à mettre de l'ordre et de l'arrangement dans
>> toutes les matières dont nous avons à parler ou sur les-
>> quelles nous devons écrire .
>>Enfin , dit Cicéron , les lettres forment la jeunesse et
» réjouissent les vieillards ; elles consolent , elles sou-
>> lagent dans l'affliction ; et dans la prospérité , elles
>> rehaussent le lustre de la fortune. Par-tout elles don-
>> nent d'innocens plaisirs , et jamais elles n'embar-
>>rassent : la nuit elles nous entretiennent ; elles nous
>> désennuyent à la campagne , et nous délassent dans
>>>> les voyages . »
Cette citation suffit pour faire sentir que cet ouvrage
doit être distingué de la classe commune des livres
destinés à la jeunesse : nous espérons que nos lecteurs
céderont au désir de le connaître davantage , et qu'ils
sauront en apprécier encore mieux l'agrément et l'utilité.
Α....
R
258 MERGURE DE FRANCE ,
RÉFLEXIONS SUR LA COMÉDIE
ET SUR LES CAUSES DE SA DÉCADENCE.
Dramatic poetry has among civilized nations been considered
as a rational , and useful entertainement ,judged
worty ofcareful and serious discussions .
1
BLAIR , lect . on Rhetor.
St la littérature française a quelque supériorité sur celle
de nos voisins , notre théâtre comique est peut- être de tous
nos titres celui qui nous assure les droits les moins contestés
; aucune nation ne peut nier que nous n'ayons su
peindre avec le plus de vérité les scènes habituelles de la
vie , et saisir avec le plus de justesse le côté ridicule des
vices et des faiblesses de l'homme. Quel que soit le doute
un peu sévère de Boileau , il est aujourd'hui prouvé que
notre Molière l'emporte de beaucoup sur ses nombreux
rivaux , que lui seul réunit toutes les qualités de ses prédécesseurs
, et qu'il a composé son talent de ce qu'ils
avaient de plus parfait ; aussi l'abbé Batteux a dit avec
raison :
« Il ( Molière ) a pris d'Aristophane le comique , de
» Plaute le feu et l'activité , et de Térence la peinture des
moeurs ; plus naturel que le premier , plus réservé que
>> le second , plus agissant et plus animé que le troisième ,
>> aussi fécond en ressort , aussi vifdans l'expression , aussi
>>moral qu'aucun des trois . "
Ce jugement est confirmé par la postérité , car nous
sommes déjà la postérité pour Molière .
Quoique ceux qui l'ont suivi n'ayent jamais atteint à la
hauteur de son génie , il avait frayé une route trop belle
pour être sitôt abandonnée , et plusieurs poëtes comiques
méritent d'être remarqués , quoiqu'ils soient à une grande
distance de leur modèle. Regnard qui le suit de plus près ,
Dancourt , Lesage , Bruyeïs , Duffresny, conservèrent le
feu sacré , et se distinguèrent encore par une peinture
naïve de nos moeurs , par un dialogue vif , enjoué , et
enfin par cette gaîté naturelle et franche , l'ame de la
comédie .
Plus nous nous sommes éloignés de Molière , plus nous
NOVEMBRE 1812 . 259
,
avons oublié ses leçons , et perdu de vue son exemple ; nos
auteurs se sont frayé des routes qui lui étaient inconnues ;
l'esprit a remplacé le naturel , et l'attendrissement a succédé
au comique. La nation même paraît dégoûtée de ses
richesses , et les immortels onvrages de ce grand génie
n'attirent plus désormais qu'un petit nombre d'adorateurs
zélés : ceux-là , sans doute ,y retrouvent toujours des
beautés nouvelles , mais si leur réputation se soutient
augmente même parmi les gens de lettres , elle diminue à
mesure dans l'esprit des hommes du monde , qui déjà ne
l'admirent plus que sur parole. La plupart des auteurs
modernes n'ont cherché , dans de telles dispositions , qu'un
prétexte d'abandonner le chemin difficile qui leur était
tracé : Le public est changé , disent-ils ; superbe et dédaigneux
, il serait aujourd'hui blessé par la représentation
trop naïve de nos vices : il faut tenter des moyens nouveaux3
si Molière lui-même reparaissait au milieu de nous,
on ne pourrait supporter ses ouvrages , qui déjà ne sont
joués que par un reste de vénération pour son génie . Ces
raisons sont plus spécieuses que solides , et si le public
semble moins porté vers les ouvrages de Molière , ce n'est
pas le goût de la nation qui est changé , ce sont ses moeurs
et ses habitudes . Molière a peint une société différente de
la nôtre , voilà le vrai motifdu peu d'empressement qu'on
marque à la représentation des pièces de nos anciens
comiques.
Sans doute dans la comédie le poëte doit se proposer
pour objet principal de peindre le coeur de l'homme qui ne
change point , mais il n'atteindrait son but qu'imparfaitement
, si à cette peinture il ne joignait celle de son siècle .
Ecoutons Molière lui-même qui fait développer ses propres
principes à l'un de ses personnages dans la critique de
l'Ecole des Femmes .
« Lorsque vous peignez des héros , vous faites ce que
» vous voulez ; ce sont des portraits à plaisir où l'on ne
> cherche point de ressemblance , et vous n'avez qu'à
>>suivre les traits d'une imagination qui se donne l'essort ,
>>et qui souvent laisse le vrai pour attraper le merveilleux.
>>Mais lorsque vous peignez les hommes , il faut peindre
> d'après nature ; on veut que les por raits ressemblent ,
» et vous n'avez rien fait si vous n'yfaites reconnaître les
gens de votre siècle . »
Tel est le principe fondamental posé par le père de la
comédie , et tous ses ouvrages sont l'exemple de cette
R2
260 MERCURE DE FRANCE ,
règle ; en effet , il y aura toujours des hypocrites , des
jaloux , de faux dévots et de faux braves , des vieillards
grondeurs , des valets fripons , des jeunes gens étourdis
et dissipateurs ; mais selon le siècle où les caractères
seront placés , ils s'exprimeront de diverses manières ;
c'est cette expression ainsi modifiée par les circonstances
qui ajoute si fort au comique , et qui contribue le plus à
faire atteindre à votre ouvrage le but où il doit tendre , de
corriger les vices par le ridicule . Il est donc essentiel de
conserver aux personnages qu'on met sur la scène le costume
et les manières du siècle où l'on vit. L'avare de
Plaute doit faire éclater sa passion par d'autres moyens
que celui de Molière. Il faut que la comédie nous retrace
les moindres détails de la société , que nous y reconnaissions
notre langage , nos habitudes , nos façons d'agir , et
qu'enfin nous y retrouvions la copie fidèle des originaux
que nous avons vusla veille dans le monde ; il en était ainsi
dans le siècle de Louis XIV :
Chacun peint avec art dans ce nouveau miroir
S'y vit avec plaisir , et crut ne s'y point voir.
Ainsi ce qui explique la froideur du public pour de bons
ouvrages , c'est que nous ne nous y retrouvons plus , toutes
les allusions sont perdues ; tout cequi tient à l'habillement,
à la coquetterie de cette époque nous semble chimérique ,
P'Ongle long du petit doigt , les Aiguillettes de l'Avare , le
Pourpoint d'Arnolphe , l'Homme aux rubans verts , tous
ces détails , dis-je , nous sont aussi étrangers maintenant
que la toge ou la pretexte des anciens Romains . Les anecdotes
du tems n'ont plus le mérite de l'application , et le
langage maniéré de l'hôtel Rambouillet ne ressemble point
au jargon scientifique adopté depuis un demi-siècle . Les
spectateurs , à la représentation de ces ouvrages , sont
obligés de se reporter à des tems qui ne sont plus , et de
se rappeler une foule d'usages qu'ils ne connaissent que par
tradition . Ce travail , ces souvenirs qui , comme étude ,
peuvent avoir beaucoup de charme dans le silence du cabinet,
détruisent une partie des jouissances qu'on va chercher
au théâtre : aussi trouve-t-on plus de plaisir à la lecture
qu'à la représentation de ces ouvrages .
Revenons donc au principe de Molière , qui avait bien
senti qu'il fallait peindre les hommes tels qu'ils étaient ,
sans cela le but de la comédie était manqué ; et n'en doutons
pas , le public serait encore plein d'enthousiasme aux
NOVEMBRE 1812 . 261
pièces de nos anciens maîtres, si elles peignaientles moeurs
de notre siècle. Je puis même citer à l'appui de cette opinion
les ouvrages d'un auteur qui s'applique à trouver
dans notre société actuelle des sujets propres à la comédie ;
ont-ils manqué de succès quand ils ont peint avce énergie
l'immoralité de certains hommes que la révolution arendus
pen délicats sur les moyens de faire fortune , lorsqu'ils
ont offert à nos yeux les ridicules et les tripotages d'une
petite ville de province ; lorsqu'ils ont représenté avec
vérité cette envie de paraître , cette manie de briller qui
semble être aujourd'hui un des traits les plus saillans de
nos ridicules ? Non , sans-doute ; et convenons que si une
nation possède des modèles qui lui ont donné l'idée du
beau , si son goût a été façonné à cette école , il est bien
difficile de le pervertir entièrement ; mais il faut avouer
aussi qu'on peut l'égarer , lui faire illusion èt le tromper
pour un tems .
,
Cette réflexion nous aidera à expliquer pourquoi la multitude
a montré une si vive ardeur pour tous ces ouvrages
pleins de sentimens exagérés et faux , où le romanesque et
l'enflure avaient remplacé le naturel et le vrai . Les circonstances
particulières où nous nous sommes trouvés , et
la médiocrité de ceux qui cultivèrent le théâtre , hâtèrent
cette décadence . Si l'esprit d'une nation influe sur la littérature
, à son tour la littérature donne une nouvelle force
aux idées qui commencent à dominer ; aussi voyons-nous
nos auteurs dramatiques profiter habilement de la situation
particulière où nous avaient placés nos troubles politiques ,
et ne rien négliger pour irriter une certaine sensibilité nerveuse
que des malheurs réels avaient rendue plus susceptible.
Nous avons été facilement la dupe des moyens
employés pour nous séduire ; quand le coeur est ému , l'esprit
raisonne mal , et nous nous livrons volontiers alors
aux émotions qu'on veut exciter en nous. Ce secret une
fois déconvert , le mauvais goût ne tarda pas à franchir
toutes les limites , l'exagération devint l'unique moyen de
réussir ; quelques lieux communs d'une morale usée
quelques sentences rebattues , exprimées en phrases niaises
et ridicules , tinrent lieu de génie et d'étude ; le moindre
romancier prétendit à des honneurs plus éclatans que cenx
qui étaient réservés à nos premiers poëtes ; on alla jusqu'à
taxer de dureté celui qui ne pleurait pas à une réconciliation
pathétique , et toutes les sottises eurent un libre
,
262 MERCURE DE FRANCE ,
cours pourvu qu'elles fussent revêtues des livrées de la
sensibilité .
Cette facilité à obtenir de semblables succès produisit
deux inconvéniens . Le premier fut d'ouvrir une voie large
à la médiocrité ; dès-lors de nombreux auteurs se jetèrent
dans la carrière : fiers d'un succès dont l'amour-propre
dissimule toujours le peu de valeur , leurs productions se
succédaient avec une telle rapidité que le public n'avaitpas
le tems de la réflexion; il était entraîné par une nouveauté
continuelle , et contractait ainsi l'habitude d'une scène avilie
par un ramas d'ouvrages où les lois du goût et de la raison
étaient également violées. Le second inconvénient fut
d'empêcher ceux qui pouvaient mieux faire , de rectifier le
goût du public; ils se découragèrent de travailler en conscience
, si je peux m'exprimer ainsi , et trouvèrent bien
plus commode de s'abandonner à l'impulsion donnée ; il
leur en coûtait moins de travail , et ils acquéraient plus de
gloire. Comment résister ? Ainsi le talent qu'ils auraient pu
consacrer à de bons ouvrages , ils l'employaient à créer des
genres qu'ils croyaient neufs parce qu'ils étaient bizarres .
Malgré ces causes qui toutes concouraient à perdre sans
retour le goût de la nation, pas un des ouvrages qui depuis
vingt ans ont obtenu de si grands succès ne peut reparaître
aujourd'hui sur la scène. Tous , il faut le dire , n'ont dû
leur existence éphémère qu'à l'esprit capricieux de la mode,
à l'enthousiasme irréfléchi qu'inspirait un acteur , ou enfin
àtelle autre circonstance aussi fugitive ; mais à peine cette
base fragile leur a-t-elle manqué , ils sont à l'instant
tombés dans l'oubli auquel les condamne leur médiocrité .
Qu'il nous soit permis d'égayer ces réflexions par le récit
d'une anecdote qui servira à prouver le peu de cas qu'il
faut faire de cette gloire obtenue par de si misérables
moyens .
Tout le monde se rappelle le succès effrayant qu'obtint
dans le tems un drame intitulé : Misanthropie et Repentir ,
production informe qui nous arriva des foires de l'Allemagne
, dont le titre métaphysique et obscur annonçait ,
comme on le dit aujourd'hui , l'intention de viser à l'effet.
Notre but n'est point d'indiquer ici les causes de ce succès;
arrivons au fait , et le voici .
Ily a quelques années , le petit auteur de ce mémorable
ouvrage arrive à Paris , persuadé qu'on lui préparait un
triomphe et qu'on n'était occupé qu'à lui tresser des couronnes
. Pendant six mois au moins ses oreilles furent frap-
1
NOVEMBRE 1812 . 263
pées du bruit prodigieux que son drame faisait parmi nous ;
dans tous les journaux il n'était question que du brave
Menaut , de sa chère femme et des pleurs qu'ils faisaient
répandre . Cette pièce avait eu les honneurs dela parodie ,
de grands artistes avaient imaginé une coiffure qui portait
son nom , elle avait fait naître plusieurs aventures singugulières
, elle était le sujet de toutes les conversations , et
se trouvait enfin sur toutes les toilettes; rien ne manquait
à la gloire de son auteur : il vivait ainsi dans ces douces
pensées quand il vint à Paris ; partout il fut reçu avec cette
politesse, cet accueil aimable qui distingue si bien notre
nation , mais on ne jouait plus son drame , et c'était ce
qu'il désirait par-dessus toutes choses; depuis long-tems il
était effacé de la mémoire des comédiens et du souvenir
des spectateurs . Cet abandon commença dès-lors à lui donner
une bien mince idée de nos lumières; il pensa que la
révolution ne nous avait point encore placés à la hauteur
de son génie , et pour nous faire rougir de notre oubli , il
voulut absolument qu'on remît sa pièce au théâtre : il pría ,
sollicita , intrigua , s'agita en cent façons , et parvint à décider
les acteurs de la comédie française à rapprendre sa
larmoyante psalmodie ; ils jouèrent la pièce , mais ils la
jouèrent dans le désert. Cet illustre auteur a dit quelque
part : il est dans le coeur de l'homme certaines cordes qu'on
ne peutfaire vibrer sans qu'elles résonnent des sons de
douleur . La corde sensible d'un auteur, c'est l'amour-propre;
quand elle est pincée d'une certaine manière , elle ne produit
que des sons aigres et déchirans . Combien son ame
sensible dut-elle être douloureusement affectée quand il
entra dans cette salle veuve de spectateurs ! combien son
coeur n'éprouva-t-il pas de tourmens en voyant cet enfant
de prédilection voué à des barbares , et n'ayant pour soutien
que quelques désoeuvrés que l'ennui avait conduits auspectacle
! aussi c'est de cette époque funeste que M. Kotzbue
date la décadence de notre goût .
Pour comble de malheur , il avait consacré sa soirée à la
société d'une femme qui recevait plusieurs gens de lettres :
c'était là qu'il comptait recueillir une ample moisson
d'éloges ; quel mécompte ! Notre dramaturge n'obtient de
chacun qu'une politesse accoutumée, et les complimens
d'usage : personne même ne se doutait qu'on ent joué ce
grand chef-d'oeuvre ; furieux , il déclame contre la perte du
goût ; il se déchaîne contreles acteurs et contre les spectateurs
, insulte ceux qui ont bâillé a sa triste pièce , et ceux
264 MERCURE DE FRANCE ,
qui n'y ont pas bâillé , et s'emporte contre toute la nation;
mais voyant que sa mauvaise humeur ne faisait pas meilleure
fortune dans le salon que son ouvrage au théâtre , il
sort avec dépit , jurant haine éternelle au nom français ,
parce qu'on n'avait pas applaudi son malheureux drame qui
n'a plus été joué depuis .
Ce trait prouve combien il faut peu compter sur ces
succès d'un moment, et combien il est difficile d'égarer
tout-à- fait le goût du public; malgré toutes les ruses de la
médiocrité, il finit toujours par rejeter ce qui est mauvais
et revient tôt ou tard aux bons ouvrages .
,
C'estune véritédont nos auteurs doivent bien se pénétrer:
ils ont beau choisir des sujets , adopter de nouveaux genres
qui dissimulent la faiblesse de leurs moyens , leurs ouvrages
n'en dureront pas davantage; c'est donc à mûrir leurs
talens , à se nourrir des bons modèles , à se perfectionner
dans l'art d'écrire , à étudier le coeur humain et la société ,
qu'ils doivent sur-tout s'appliquer , s'ils prétendent à des
honneurs qui leur survivent. Aussi ne craindrai-je pas de
le répéter , c'est moins au mauvais goût de la nation contre
lequel on crie beaucoup , qu'au manque de talent de nos
auteurs qu'il faut attribuer l'avilissement de notre scène :
leur rapidité dans la composition et leur négligence ont
porté les plus terribles coups à la bonne comédie ; tous
ne cherchent que les moyens les plus prompts sans s'inquiéter
des meilleurs ; ils pensent que quelques applaudissemens
de coterie leur donnent des droits à paraître sur
un plus grand théâtre , et s'imaginent qu'une saillie , un
trait heureux d'esprit tiennent lieu de génie et d'étude.
Sans m'attacher à prouver la vanité de ces prétentions ,
je vais jeter un coup-d'oeil rapide sur les difficultés que
présente aujourd'hui l'art de la comédie , moins pour
justifier nos auteurs que pour développer encore une des
causes qui bâtent parmi nous sa décadence .
De tous les genres de comédie , le plus parfait sans doute
estcelui qui comprend les pièces connues sous le nom de
comédies à caractère. Ce genre consiste à choisir un caractère
pr's dans la nature , et à le placer dans les situations
les plus propres à son développement ; pour arriver à ce but
l'auteur doit imaginer une fable dont le caractère donné soit
l'ame et le mobile , et dont tous les autres personnages ne
doivent concourir à l'action que d'une manière secondaire ,
et pour faire saillir davantage le caractère principal.
Dans un genre moins relevé , et sans avoir en vue un
NOVEMBRE 1812 . 265
caractère unique, le poëte pent composer un ouvrage où il
représente en général les travers et les ridicules de la
société ; ces sortes de pièces sont appelées communément
comédies d'intrigues . Les traits qui tiennent à l'état où se
trouve la société , tout ce qui a rapport an rang , à la profession
, y deviendra une source abondante de gaiété et de
comique ; le but de ce genre est, comme celui des pièces à
caractère, de corriger un vice , ou de combattre un ridicule,
avec cette différence que dans la comédie à caractère le
vice oule ridicule est direct à l'homme en général , et dans
la comédie d'intrigue direct à ses habitudes sociales ; ainsi
les Précieuses ridicules , les Femmes savantes , les Plaideurs
représentent les ridicules du moment , et dans
le Tartuffe , le Joueur , le Glorieux , les auteurs ont peint
des vices ou des ridicules qui tiennent à l'humanité en
général , quels que soient d'ailleurs les usages qui gouvernent
les hommes.
Si la comédie d'intrigue offre de grandes difficultés ,
celles qu'offre la comédie à caractère sont bien plus grandes
encore , puisque dans celle-ci non-seulement il fautpeindre
l'homme tel qu'il est dans tous les tems , mais encore
adapter ce caractère aux usages et aux habitudes du moment
où l'on écrit; on peut donc considérer la comédie à
caractere comme réunissant les difficultés des deux genres :
Et combien ne verrons-nous pas ces difficultés s'accroître,
si nous réfléchissons que pour peindre ces ridicules d'une
manière convenable à la comédie , il faut que l'organisation
de cette société les rende assez saillantes pour qu'ils
soient aisément sentis ! ainsi la nation qui fournira le plus
de modèles au poëte comique , sera celle où l'usage aura
établi une grande distinction dans les rangs , où chaque
état aura une place fixe , et chaque classe une couleur bien
marquée , de telle sorte que chacun s'aperçoive aisément
des efforts que fait l'amour propre pour frauchir la ligne
tracée par les habitudes sociales .
Que de scènes comiques fondées sur la seule prétentiou
des bourgeois à la noblesse , sur la différence des manières ,
de la cour et de la province ! Combien le langage obseur et
pédantesque des anciens médecins , la prolixité des avocats
n'ont-ils pas fourni de traits heureux , et même des pièces
entières à nos auteurs !Quel parti Lesage n'a-t-il pas tiré
des manières basses et viles des traitans ! Aussi un des
grands avantages de nos prédécesseurs a été non-seulement
de cultiver un terrain neuf, mais encore de parcourir un
266 MERCURE DE FRANCE ,
site pittoresque qui leur offrait mille points de vue différens
par la seule disposition des modèles .
C'est sur-tout dans le siècle de Louis XIV , ce prince si
sévère sur l'étiquette et les convenances , alors que chacun
faisait valoir avec tant de force les prétentions de son rang ,
ou tachait d'en sortir pour arriver à un rang plus élevé ,
c'est dans ce siècle , dis -je , que la société dut être considérée
comme le vrai patrimoine des poëtes comiques ;
mais sitôt que les rangs se rapprochèrent , queles nuances
devinrent moins tranchantes , la comédie dut perdre de son
véritable caractère : lorsque les gens de la cour se rendirent
plus populaires , que les savans , les personnes vouées à
l'art de guérir , celles destinées au barreau se dépouillèrent
de leur faste scientifique , pour parler un langage à la portée
du grand nombre , qquuee les professions graves abandonnèrent
un costume distinctif, la société n'offrit plus de traits
au poëte comique ; il ne vitplus de toute part qu'une teinte
égale et uniforme ; quand il voulut placer sur la scène un
caractère saillant , ce caractère ne parut qu'une caricature
dont il n'existait plus de modèle. Les auteurs dramatiques
se virent donc obligés de prendre une nouvelle route .
On se méprendrait étrangement si l'on concluait de ces
réflexions , que nous regrettons les ridicules dont la comédie
elle-même a tâché de nous guérir ; non , sans doute :
on ne considère ici la société que sous le rapport des difficultés
qu'elle peut offrir au poëte comique; cette question
purement littéraire est indépendante de toutes les autres.
On ne veut point non plus conclure qu'il soit impossible de
faire une bonne comédie , mais seulement faire remarquer
les obstacles qu'on doit rencontrer , et ces obstacles sont
si réels , si difficiles à surmonter , que presque tous nos
auteurs cherchent plutôt à les éviter qu'à les vaincre. Depuis
que la nation , revenue de sa grande sensibilité , s'est
dégoûtée des scènes sentimentales , on a tenté d'autres
routes , et toujours arrêté par la difficulté de peindre les
hommes d'aujourd'hui , on a recours à ceux que nous
donne l'histoire ; on se met en quelque sorte sous la protection
d'un nom illustre , et l'on tâche de suppléer par de
grands souvenirs à la peinture de nos moeurs , et à la représentation
fidèle de nos ridicules , tant on ne se rapproche
qu'avec effroi du vrai caractère de la comédie !
Quelques réflexions sur ce dernier genre qu'on peut
nommer comédie historique , termineront ce petit écrit;
pour donner plus de poids à mes idées , examinons les
NOVEMBRE 1812 . 267
1
quatre pièces historiques restées au théâtre français , et dont
les auteurs font autorité ; cet examen , je l'espère , loin de
détruire nos principes , achevera de les confirmer .
Il ne faut que se rappeler les précédentes observations
pour se convaincre combien l'auteur qui choisira son sujet
dans un pays éloigné , ou dans des tems reculés , par cela
même se placera dans une situation peu favorable à la comédie
. D'ailleurs , la dignité historique s'accorde mal avec
le ridicule nécessaire à la comédie : Clio , chaussée du
brodequin , sera toujours sans noblesse , et Thalie sans
grâce , si l'on met dans ses mains , destinées à porter le
masque , les attributs de la muse de l'histoire .
Les personnages historiques sont environnés d'une trop
grande renommée pour se mouvoir à l'aise dans un cadre
où doivent être représentées les scènes ordinaires de la vie ,
et leurs noms se rattachent à des souvenirs trop imposans
pour permettre qu'ils s'allient à la gaîté : la puissance des
conquérans , la majesté des rois , le malheur ou la félicité
des peuples , les guerres , les révolutions , telles sont les
idées que réveillent en nous les noms historiques, et toutes
ces idées sont incompatibles avec les effets qu'on attend de
la comédie.
Malgré les défauts inhérens à ce genre , Molière n'a pas
craint de mettre un roi sur la scène , et même un roi conquérant
; ainsi l'Amphytrion pourrait être considéré comme
une pièce historique: pourtant il faut observer que le trait
appartient plus à la fable qu'à l'histoire ; c'est même le
merveilleux mythologique qui fait naître les scènes les plus
gaies; elles sont toutes fondées sur l'identité des personnages
, et les méprises continuelles ne pouvaient avoir lieu
qu'en admettant les divinités du paganisme. Ici la majesté
et la puissance du monarque s'évanouissent pour ne laisser
apercevoir que le comique , et ce comique est si fort lié
à ce sujet particulier qu'il ne saurait faire autorité . D'ailleurs
Molière a tellement embelli son ouvrage de tous les
charmes du style , la versification en est si facile , le dialogue
si enjoué et si naturel , que ces beautés seules , indépendantes
de toutes les autres , suffiraient pour rendre cette
comédie immortelle ; car, n'en doutons pas , c'est sur-tout
le style qui assure aux productions littéraires une réputation
solide et durable .
Après Molière , Regnard a tenté de mettre sur la scène
un personnage historique ; il a fait agir et parler le philosophe
d'Abdere , et quoique la fable soitde son invention
268 MERCURE DE FRANCE ,
il n'en estpas moins vrai que les principaux personnages
tiennent à T'histoire par leurs rangs , leurs noms et leurs
dignités : dès-lors cette pièce doit participer des défauts
que j'ai attribués au genre ; aussi tous les critiques conviennent-
ils que cette comédie est froide , et que le philosophe
qui riait de tous les hommes s'entendait fort mal
à les faire rire. Si cette pièce est restée au théâtre , on le
doit à une seule scène entre un valet et une soubrette ; cette
scène ne manque jamais son effet; mais il faut remarquer
qu'elle est entièrement dans nos usages , et quoiqu'ils portent
des noms grecs , Cléanthis et Strabon appartiennent.
entièrement à nos moeurs . Ainsi ce n'est que lorsque
Regnard abandonne l'histoire pour devenir le peintre de
son siècle , qu'il retrouve sa verve , son originalité , son
dialogue vif et piquant .
M. de Laharpe , en parlant de cette pièce , a dit : " Pent-
* être la crainte de dégrader un philosophe célèbre a- t-elle
empêché l'auteur de le rendre propre à la comédie . "
N'eudoutons pas, et c'est là justement ce qui arrivera toutes
les fois que vous placerez sur la scène un personnage historique
: ou vous blesserez les convenances en le rendant
ridicule , ou votre pièce sera froide et ennuyeuse.
Un an après le Démocrite de Regnard , on joua Esope à
la cour. Cette pièce qui doit à son style et à quelques
scènes charmantes d'être resté au théâtre , est moins une
comédie qu'un cadre heureusement imaginé pour y faire
entrer la moralité des fables d'Esope , et l'on peut même
considérer cette pièce comme un apologue adressé à tous
les courtisans. Boursault , à l'exemple de Regnard , a peint
nos moeurs quand il a voulu être poëte comique. La scène
de M. Griffet , qui sollicite une place dans les fermes , n'a
aucun rapport avec les habitudes phrygiennes et le gouvernement
de Crésus; le nom même est tout français , et
la scène du colonel , où se trouve le mot le plus heureux de
la pièce , rappelle nos usages et nos ridicules . Ainsi cet
ouvrage , comme le précédent , confirme nos principes
sur ce genre .
Enfin , dans le dernier siècle , Collé a mis sur la scène
la Partie de Chasse de Henri IV. Cette pièce qu'on peut
regarder comme tout-à-fait historique a toujours obtenu
le plus grand succès , et , malgré ses irrégularités , jouit
d'une bonne réputation parmi nos littérateurs . Mais aussi
qui n'aimerait pas à voir revivre sur la scène les actions
nobles et généreuses de ce bon Henri ? Qui n'éprouverait
NOVEMBRE 1812 . 269
à
pas une vive jouissance à cette conversation si pleine d'intérêt
, copiée mot mot des Mémoires de Sully? Qui
pourrait ne pas sourire à la franchise naïve du hon homme
Michand , à ce dialogue simple et naturel qui s'établit
entre le laboureur qui chérit son prince , et le roi qui cherche
toujours le bonheur de son peuple et les moyens d'en
être aimé ? La Partie de Chasse doit être considérée comme
une pièce nationale . Ici les souvenirs se rattachent à tant
d'idées douces ! Il y a dans le caractère du mouarque
tant de noblesse , de loyauté , d'esprit chevaleresque , qu'il
est impossible de voir représenter cet ouvrage sans émotion;
il offre d'ailleurs le spectacle le plus touchant pour
les hommes , la puissance qui se dépouile de son prestige
et de sa majesté pour mieux faire éclater la justice et la
bonté.
Ainsi de quatre pièces que l'on peut appeler historiques,
etqui sont restées au théâtre français , une seule semblerait
combattre mes principes ; mais cette heurense exception
confirme la règle au lieu de la détruire ; on ne trouve
pas deux fois un si heureux sujet.
Si j'ai plus insisté sur ce nouveau genre , c'est qu'il paraît
avoir pris faveur de nos jours; si je suis entré dans quelques
développemens , c'est que je n'ai vu nulle part qu'on
ait traité ce point de critique ; et enfin c'est que je regarde
cette nouvelle route comme devant nous éloigner, au lieu
de nous rapprocher du vrai but de la comédie .
Telles sont quelques-unes des causes auxquelles il faut
attribuer la décadence de l'art dramatique . Je pense qu'on
pourrait en indiquer bien d'autres encore , tant il est vrai
qu'il est bien plus facile de découvrir les causes du mal
que de lui appliquer des remèdes salutaires .
BEAUX - ARTS .
SALON DE 1812 .
D. M.
L'OUVERTURE du Salon , retardée de quinze jours pour
l'achèvement des travaux du grand escalier , a eu lieu dimanche
dernier 1 novembre . Si l'on pouvait apprécier la
richesse d'une exposition par le nombre des objets exposés ,
celle-ci surpasserait beaucoup toutes celles des années précédentes
; mais dans les arts c'est la qualité sur-tout que
l'on désire , et sous ce rapport il est difficile de ne pas se
270 MERCURE DE FRANCE ,
livrer à des regrets . On remarque avec peine que MM.
David , Guerin , Gerard et Girodet ne sont pas entrés cette
fois dans la lice : leur absence fait sentir plus vivement
encore tout le prix de leurs talens . Les deux derniers du
moins n'ont pas voulu priver entièrement le public de la
vue de leurs ouvrages; mais ils ne lui ont rien offert dans
le grand geure historique .
Les portraits de M. Girodet , et sur-lout sa tête de vierge,
suffiraient pour augmenter la réputation de tout autre
peintre ; mais on était en droit d'attendre quelque chose
de plus important de l'auteur d'Attala et d'une scène du
déluge. Les succès qu'il a obtenus depuis quelques années
n'auraient-ils pas dû redoubler son émulation , au lieu de
l'éteindre ? Quand on aime comme lui son art et la gloire ,
quand on a un mérite comme le sien , n'est-on pas coupable
de s'endormir ainsi sur ses lauriers ? Voilà ce que
j'entends dire autour de moi par les artistes et les vrais
connaisseurs : ils se rappellent avec chagrin combien se fit
attendre cette exposition , où l'on vit le tableau du déluge
réaliser d'une manière si brillante les espérances qu'avait
fait concevoir son Endimion . Ces reproches , loinde déplaire
à M. Girodet , doivent lui prouver l'intérêt qu'il inspire
, et l'exciter à se surpasser lui-même , s'il est possible.
On serait tenté d'adresser les mêmes observations à
M. Gérard : le catalogue n'annonce sous son nom que
deux portraits , qui ne sont ppaass mmêêmmee placés au moment
où j'écris . On assure que des circonstances , indépendantes
de sa volonté , l'ont empêché determiner un grand tableau
qu'ildestinait à cette exposition. Espérons que nous serons
plus heureux à l'exposition prochaine .
En attendant qu'il paraisse lui-même sur le champ de
bataille , M. Gérard a envoyé un de ses élèves pour reconnaître
le terrain. Le tableau de Caïn après le meurtre d' Abel,
par M. Paulin Guerin , attire les regards du public ; et ce
début est pour lui d'un favorable augure . Qu'il se défie
pourtant des louanges excessives qu'on ne manquera pas
de faire pleuvoir sur lui. Son tableau est bien loin d'être
exempt de défauts ; mais ces défauts sont de nature à n'être
aperçus que par les artistes .
Cette dernière réflexion peut s'appliquer également au
tableau de M. Lethiers , représentant Brutus qui condamne
ses fils à la mort. La dimension de la toile , l'importance
du sujet , un certain accord qui décèle la main d'un peintre
NOVEMBRE 1812 .
271
exercé , donnent à cette composition un aspect imposant ,
qui suffit pour obtenir le suffrage de la multitude .
Quant à M. Gros , son Charles- Quint visitant l'église
de Saint-Denis aura l'approbation du public et des artistes ;
déjà l'avis général est qu'il n'a rien fait de mieux depuis sa
peste de Jaffa ; c'est l'éloge le plus flatteur qu'il soit possible
de lui adresser.
Dans une revue aussi rapide on doit me pardonner quelques
omissions involontaires ; mais je serais tout-à-fait
inexcusable , si je passais sous silence les deux tableaux de
M. Meynier , la Zénobie de M. Blondel , et l'Arabe pleurant
son coursier, par M. Mozaisse .
Onsera sans doute surpris , d'après ce léger aperçu , du
petit nombre de bons tableaux d'histoire que nos artistes
ontproduits depuis deux ans ; on ne le sera pas moins de
leur fécondité prodigieuse dans des genres moins élevés .
Les productions de cette classe sont trop nombreuses ,
pour que je puisse entrer ici dans de grands détails . La
plupart sont dues à des peintres qui jouissent depuis longtems
de la faveur publique, et leurs noms sont des recommandations
bien plus puissantes que tous mes éloges .
Citer MM. Taunay , Bidault , Swebach , Bertin , Menjaud ,
Grobon , van Spaendonck , Vandael , Bessa , Bourgeois ,
Vanloo , Forbin, et Mlle Lescot, n'est-ce pas annoncer au
public de nouvelles jouissances ?
Il est d'autres artistes moins connus , et qui cependant
méritent de l'être . On verra , je crois , avec le plus grand
plaisir un tableau représentant la prise d'un camp retranché,
et quelques intérieurs d'écuries , par M. Vernet fils ;
les amours de Françoise de Rimini, par M. Coupin ; une
diligence et un manège , par M. Duclaux , et un grand
paysage, par M. Teerlinck .
Je n'ai point encore nommé MM. Carle Vernet , Omméganck
et Kobel , et ce n'est pas un oubli de ma part : j'ai
pensé qu'ils devaient être mis hors de ligne , et qu'ils méritaientune
mention toute particulière.
Quand on aura vu les ouvrages des peintres que j'ai cités
jusqu'ici , quelques portraits de MM Gros , Robert Lefèvre
, et Prudhon , et les miniatures de MM. Isabey , Augustin
, Parant , Saint et Aubry , on connaîtra à-peu-près
tout ce que la peinture a offert de plus intéressant à cette
exposition.
Les graveurs ont été beaucoup moins féconds que les
peintres. Les ouvrages les plus remarquables sont: la
272 MERCURE DE FRANCE ,
Transfiguration , par M. R. Morghen , l'eau forte de la
bataille d' Austerlitz , par M. Godefroy , et quelques sujets
et portraits , par MM Desnoyer , Massard et Pradier .
Je prie mes lecteurs de vouloir bien m'excuser , si je leur
présente une nomenclature si longue et si aride; mais j'ai
cru qu'ils ne seraient pas fâchés , en attendant un examen
plus approfondi , d'avoir une idée générale des objets les
plus dignes de fixer leurs regards . Je n'ai plus que peu de
choses à ajouter , etje réclame encore un moment leur indulgence
.
La sculpture , cet art si noble , et dont les productions
sont si durables , était restée jusqu'à présent bien loin de la
peinture. Elle n'a plus aujourd'hui que quelques efforts à
faire , et elle sera en état de marcher de pair avec elle . On
peut dire même qu'elle a mérité la palme à cette exposi
tion , et qu'elle en est le principal ornement. Les élèves
cette fois ont surpassé les maîtres , et rien ne prouve mieux
les progrès de l'art que cette supériorité. La statue en pied
du général Lasalle et le buste de M. Ducis , par M. Taunay ,
une Hébé et une Femme couchée, par M. Lemot , l'Hyacinthe
de M. Callamard , l'Ajax et la Vénus de M. Dupaty ,
enfin une figure d'Aristée et une statue en marbre représentant
S. M. la reine de Westphalie , par M. Bosio ,
paraissent réunir tous les suffrages ; ce sont des ouvrages
qui demandent à être vus et revus plusieurs fois pour être
appréciés à leur juste valeur , et qui ne peuvent que gagner
à être analysés . t
J'ai dit, au commencement de mon article , que cette
exposition était inférieure dans quelques parties à plusieurs
de celles qui l'ont précédée ; néanmoins , si l'on ventremar
quer le grand nombre d'objets estimables qu'elle contient ,
si l'on pense en même tems que tout cela est le fruit de
deux années de travail , on sera forcé de convenir qu'elle
n'est pas indigne de l'attention publique , et qu'il serait
impossible d'en former une semblable chez aucune autre
nation .
Je me propose de rendre un compte détaillé des principaux
ouvrages dans tous les genres , en ne dissimulant ni
les beautés , ni les défauts . La vérité et l'intérêt des arts
seront mes seuls guides ; et si le public ne partage pas
toujours mes opinions , j'espère du moins qu'il me saura
gré de ma franchise . S. DELPECH .
NOVEMBRE 1812 . 273
VARIÉTÉS .
REVUE LITTÉRAIRE
ET CRITIQUE ,Dent
DE
LA
SEIN
OU OBSERVATIONS SUR LES LETTRES , LESARTS; LES ACEURS
ET LES USAGES .
Aux Rédacteurs du Mercure .
5.
Cen
B... , département de l'Ain , le 1er novembre 1819,
MESSIEURS , l'article de votre Journal intitulé : Chronique de
Paris , n'est pas celui qui est le moins goûté . Après s'être nourri
d'une littérature saine et substantielle , on aime à trouver ces pages
légères que l'esprit assaisonne , et qui contiennent une peinture vive
et piquante des moeurs de la grande cité. Ces moeurs sent toujours
les mêmes quant au fond ; mais les forines en sont aussi changeantes
que les couleurs du caméleon. Celui qui veut les saisir et les fixer
sur le papier , doit éprouver l'embarras d'un peintre faisant le portrait
d'une coquette. L'artiste voit dans les yeux , dans le sourire de
la belle , l'expression d'une aimable gaité ; il prépare ses couleurs
les plus fraiches : ce n'est plus cela. Elle prend un air boudeur ; il
faut broyer du noir. Votre chroniqueur paraît se jouer de cette difficulté.
Son oeil observateur dérobe à la fantaisie ses traits les plus
fugitifs , et sa main légère les reproduit avec finesse et vérité. Aussi
ses articles intéressent toutes les classes de lecteurs . L'élégant petit
maître qu'une fâcheuse nécessité éloigne de la capitale , cette patrie
du suprême bon ton , les recherche avec empressement , afin de
rester , dans ses manières comme dans ses habits , fidèle au costume du
jour. L'oisify trouve une lecture facile et qui promet un aliment à
sa curiosité. Le philosophe même ne dédaigne pas l'apparente frivolité
qui les caractérise , et se déride souvent en parcourant cette plaisante
revue des folies humaines . Gardez -vous donc de supprimer la
Chronique de Paris.
Les moeurs provinciales , sans avoir autant de mouvement et de
variété , offrent aussi des traits de caractère dignes d'être remarqués .
Me permettrez - vous d'en esquisser quelques- uns ? on aime les contrastes.
Il en est de frappans entre Paris et la province , souvent
même entre les usages de deux villes voisines .
J'arrivai dernièrement à *** , chef lieu de département . Cette ville
S
274 MERCURE DE FRANCE ,
est heureusement située. Ses environs sont rians. Elle adeux promenades
charmantes . L'une est de droit appelée le Mail , nom commun
à presque toutes les promenades de province. L'autre , plantée
sur un ancien bastion , se dessine en amphithéâtre. Sa forme circulaire
, l'élégance de ses arbres et sa double allée , lui donnent un
aspect vraiment pittoresque. J'eus grand soin de m'y trouver à l'heure
où ce qu'on appelle le beau monde a coutume de s'y rendre .
,
-
La réunion fut en effet des plus brillantes . Je fus frappé du grand
nombre des jolies femmes , et sur-tout du luxe de leur toilette . Toutes
étaient parées dans le dernier goût , quoiqu'à cent lieues du temple
où la mode rend ses oracles . Ennuyé de me promener seul au milieu
de cette foule inconnue , j'accostai un petit vieillard qui voulut bien
écouter mes questions et me servir de Cicerone. Quelle est , lui demandai-
je , cette dame aux yeux noirs , qui marche avec dignité , et
dont le costume est aussi riche qu'élégant ? C'est , me répondit-il en
souriant , mademoiselle Suzon blanchisseuse . Et cette jeune personne
également remarquable par la fraicheur de son teint et celle de
saparure? Mademoiselle Claudine , ouvrière en linge . - Comment!
Oui , monsieur , ces demoiselles sont vêtues comme des
princesses ; elles prennent tous les matins leur café au lait et trouvent
que les tems sont durs . Je vous avoue que je les prenais pour
'des dames de la société . Je le crois ; à les voir on peut aisément
s'y tromper. Mais pour éviter une semblable méprise , remarquez
qu'on ne les salue point , tandis que les personnes qui forment les
différentes sociétés de la ville ne passent point l'une à côté de l'autre
sans se faire de profondes révérences ,quoique bien souvent elles ne
'se soient jamais parlé. Il en résulte qu'on entre ici dans une promenade
publique comme dans un salon , avec l'obligation de saluer tout
lemonde , tandis que d'autres par un abus contraire , entrent dans
unsalon comme dans une promenade publique , sans saluer personne.
१
Je vis , en effet , mon petit vieillard ayant sans cesse le chapeau à
la main , et s'inclinant à droite et à gauche. Quelle est , lui demandai-
je encore , cette élégante qu'on ne salue point , qui cependant
attire tous les regards , et dont la présence semble faire événement?
Est-ce encore quelqu'ouvrière en grande tenue ?- Non , c'est une
Parisienne arrivée d'hier. Tous les yeux se portent sur elle ; ceux
des hommes pour admirer sa jolie figure , ceux des femmes pour
observer dans le plus grand détail toutes les parties de son habillement.
Elle est , sous ce rapport , analysée depuis les pieds jusqu'à la
tate; et vous êtes sûr quedemain plusieurs de ses robes seront col
NOVEMBRE 1812 . 275
portées de maison en maison comme un gage irrécusable des nouvelles
décisions de la mode , hors desquelles il n'est point de salut .
Je terminai cette première promenade par une observation dont je
demandai compte à mon obligeant Cicerone . Pourquoi , lui dis -je ,
cette séparation que je remarque entre les deux sexes ? Les femmes
vont d'un côté et les hommes de l'autre. Cet usage est contraire aux
lois de la galanterie française. Que parlez -vous de galanterie française
, me répondit-il. Je ne sais si Paris en conserve des traces ;
mais en province elle n'existe plus, De mon tems notre aimable courtoisie
servait de modèle à toute l'Europe ; aujourd'hui , par un singulier
retour , nos jeunes gens semblent vouloir imiter l'antique rusticité
des peuples du nord. A ces mots , le petit vieillard me fit un
salut et s'éloigna .
Le lendemain je revins au même lieu , à la même heure , jouir
d'une belle soirée et avec le projet de suivre le cours de mes observations.
Quelle fut ma surprise de trouver la promenade absolument
déserte ! Je m'y rendis plusieurs jours de suite. Toujours la même
solitude . Je n'y rencontrai que mon petit vieillard qui , m'ayant
aperçu , m'aborda le premier. Vous êtes étonné , me dit- il , de ne
trouver personne où vous avez vu , il y a si peu de tems , la foule se
porter avec empressement. - Oui ; car il me semble que la beauté du
tems invite à la promenade . Sans doute : mais rappelez -vous que
le jour où vous avez trouvé ici toute la ville était un dimanche. -
Eh bien ? Eh bien! monsieur , sachez qu'en province on ne se
promène que le dimanche. -Pourquoi cela ? -Parce qu'il est indécent
de sortir en négligé , et qu'il en coûte trop pour se parer tous
les jours.-Mais il faut bien prendre l'air. On prend l'air à sa
fenêtre.-Et l'exercice qui est si nécessaire à la santé ? La santé
n'est rien , la vanité est tout. Il faut briller; c'est la manie du siècle .
Si la plus stricte économie règne dans les ménages , c'est pour que la
dame du logis puisse s'endimancher. Si les ouvriers travaillent encore
pendant la semaine , ce n'est plus pour gagner du pain ; mais
pour avoir de quoi s'endimancher. Ainsi , monsieur , si vous voulez
trouver du monde à la promenade, vous reviendrez dimanche.
-
-
Je ne pus m'empêcher de rire à cette boutade. Rentré chez moi , je
couchai sur le papier ce premier aperçu des moeurs provinciales . Şi
vous trouvez qu'il puisse amuser un instant vos lecteurs , je vous enverrai
la suite de mes observations. Ne craignez pas une trop longue
correspondance. Les Parisiens changent souvent de ridicules , ce qui
rend la matière inépuisable. Les provinciaux tiennent volontiers à
1
S2
276 MERCURE DE FRANCE ,
ceux qu'ils ont : c'est un tort ; car , à mon avis , les plus fâcheux sont
ceux que l'on garde .
J'ai l'honneur de vous saluer.
L'Observateur provincial.
Réponse à l'observateur provincial.
Mon cher confrère des départemens , je vous louerais
beaucoup si vous m'aviez moins loué : mais si je ripostais
aux complimens que vous me prodiguez , nous apprêterions
trop à rire à certains confrères de ce pays-ci , qui n'ont pas ,
comme vous et moi, pour unique but d'observer les moeurs
et les usages de notre nation en philosophes désintéressés,
de plaire et d'instruire si cela se peut. Iis veulent absolument
faire rire aux dépens de qui il appartient; et ils en
saisissent toutes les occasions , per fas et nefas . Or, il faut
l'avouer , en nous voyant tous les deux nous encenser à
brûle-pourpoint, ils trouveraient, pourleur petit commerce,
une assez bonne aubaine . Ainsi trève de complimens entre
nous . Qu'il vous suffise de savoir , cher confrère , qu'en
nous offrant de tems en tems un tableau des moeurs de la
province , tel que celui que vous avez tracé , j'ai lieu de
croire que vous satisferez une grande partie de nos lecteurs .
Paris présente sans doute à l'observateur attentif un
théâtre plus vaste et plus brillant que celui d'une ville de
province. Les scènes y sont plus variées , et les personnages
y ont plus de pompe et d'éclat; mais les passions et
les caractères sont à-peu-près les mêmes partout. Vous
trouverez partout des prétentions à l'esprit et au talent : par
tout on a la manie de briller , de dominer , et l'on emploie
à-peu-près les mêmes moyens pour réussir . Tout cela ne
diffère que par l'importance de l'objet et du personnage; et
souvent encore la différence n'est-elle qu'apparente. Si
Paris a des charlatans en crédit , des intrigans titrés , de
beaux esprits fêtés , d'orgueilleux et lourds pédans qui font
imprimer et relier en veau leurs longues et ennuyeuses dissertations
, des courtisanes en équipages , etc. , etc .; ne
voit-on pas tout cela en petit dans les villes de province?
Ne sont- ce pas là comme ici les mêmes ressorts qui fout
mouvoir les acteurs , j'allais presque dire les marionnettes?
Braquez donc votre lorgnette sur toutes les parties du
speciacle auquel vous assistez. Plongez vos regards dans
toutes les loges , et peignez-nous , par exemple , l'homme
NOVEMBRE 1812 .
277
enorgueilli d'une préséance qu'il croit devoir à son mérite,
auprès du modeste citoyen cachant ses vertus et ses talens
aux yeux de lenvieuse ignorance qui lui en ferait un crime.
Palez-nous des assemblées du soir , des concerts et des
theatres d'amateurs , des prétentions d'une femme bel esprit
, des talens d'une jeune fille qu'on veut marier , de la
morgue d'un ancien possesseur de château, qui ne voit rien
au-dessus de sa maison, de sa famille , de ses chiens , de
ses chevaux , etc. Parlez - nous de ces conteurs qui répètent
depuis trente ans , de la même manière , les mêmes anecdotes
, et qui font toujours les délices de la société , etc.
Quel que soit enfin l'objet de vos observations , cher
confrère , soyez persuadé que nous nous empresserons d'en
faire jouir nos lecteurs .
J'ai l'honneur de vous saluer.
-Il se publie à Dresde un ouvrage en langue allemande ,
intitulé : Les systèmes des médecins depuis Hippocrate
jusqu'à Brown. Cet ouvrage qui doit avoir un très-grand
nombre de volumes , sera un vaste sujet de réflexions sur
la destinée humaine. Que de systèmes long-tems en crédit
qui ont fait place à des systèmes tout contraires , accueillis
avec la même confiance et le même enthousiasme ! Que de
méthodes discréditées depuis des siècles ont été tirées de
l'oubli pour reparaître avec tout l'éclat et le succès de la
nouveauté ! Telhomme, mort victime d'un système en médecine
, aurait guéri sous le règne d'un système opposé.
Quelques mois , quelques jours plus tôt ou plus tard , décident
du sort de plusieurs milliers de malades .
Si tous les individus qui depuis Hippocrate ont eu la
même maladie , une fluxion de poitrine , par exemple ,
soulevaient la terre qui les couvre et s'interrogeaient mutuellement
sur le traitement qu'ils ont subi dans cette maladie,
il pourrait s'établir entr'eux un dialogue curieux. Je suis
mort , dirait l'un , faute d'une saignée ; et moi , répondrait
l'autre , j'ai été sauvé parce qu'on ne saignait plus de mon
tems . Ah ! que j'ai joué de malheur ! ajouteraitun troisième,
on était revenu à la saignée à l'époque de ma maladie;
mais un vieux médecin s'est opiniâtré à me traiter d'après
le système à la mode dans sa jeunesse , et il m'a tué .
Au reste , depuis Brown , on pourrait trouver beaucoup
de systèmes opposés en médecine : par exemple , aujourd'hui
un docteur vient de faire un livre pour prouver que
378 MERCURE DE FRANCE ,
la syphilis n'existe pas . Il ressemble au sceptique Carnéade
qui niait le mouvement. On marcha devant ce sophiste.
pour lui prouver que le mouvement existait. Nous avons
beaucoup de belles dames en France qui pourraient combattre
, ex professo , le système de notre docteur , avec le
plus dangereux succès .
Le Joujou des jolies Femmes . Quel est ce joujou ?
Est-ce un diable , un petit chien , un cachemire , etc ? C'est
un Almanach chantantet amusant pour la présente année
(c'est-à-dire , l'année 1813 ) .
Ge Joujou est tiré à 3000 exemplaires. Si chaque femme
qui se croitjolie veut se le procurer , la fortune du libraire
est faité . Il n'aura pas besoin de recourir aux petits subterfuges
usités en librairie pour faire paraître des 2º, 3º, 4º
éditions d'ouvrages qui sont restés souvent dans la poussière
des magasins . Le Véritable Almanach de Liège, qu'on
tire pourtant à 25,000 exemplaires , n'aurait qu'un bien
petitsuccès en comparaison du Joujou des jolies Femmes .
Nous devons au surplus annoncer au public qu'il jouira
d'une immense quantité d'almanachs chantans el amusans,
pour l'année 1813. Les titres en sont généralement choisis
avec beaucoup de soin et de délicatesse .
-M. M** , qui a sans doute beaucoup à se plaindre
des journalistes , s'était imaginé qu'il pourrait faire avec
eux la petite guerre dans l'article Chronique de Paris du
Mercure de France : mais les rédacteurs de ce journal rejetèrent
tout ce qui leur parut , dans les articles qu'il
leur adressa , ou trop injurieux , ou peu décent. M. M**
n'a voulu rien perdre des précieux matériaux qu'il avait
rassemblés . Il vient de publier les articles admis , ceux
qui avaient été refusés ; et il y a joint quelques articles
nouveaux de même ton et de même force . Tout cela
forme une brochure de 190 pages , qu'il a intitulée : Chronique
de Paris ou le Spectateur moderne . Elle se vend
chez l'auteur même , rue Cerutti , nº 2 , et ne coûte que
4 francs. Pour cette modique somme , les amateurs pourront
se procurer 50 pages qu'ils ont déjà lues dans
le Mercure ( c'est parce qu'il a fourni 50 pages à cette
feuille que M. M** prend, sur le frontispice de sa brochure
, le titre d'ex- collaborateur du Mercure) ; ils auront
de plus 130 pages toutes neuves , remplies d'observations
très-importantes sur M. Deghen , sur un poëte qui vend ,
dans les rues de Paris , de mauvais acrostiches , etc. etc.
NOVEMBRE 1812 .
279
1
Ce sont sans doute ces 130 pages , excessivement piquantes
, que M. M** présente comme des modèles aux rédacteurs
de tous les journaux , dont il s'est établi le juge
souverain.
de
M. M** ne se contentera pas de donner cette première
leçon aux journalistes . Il compte publier un ouvrage spécialement
consacré àfaire connaître le POUR ET LE CONTRE
DES, NOUVEAUTÉS littéraires et des critiques dont elles sont
l'objet..... Il déclare qu'il n'aime pas les ANERIES DES
MAÎTRES ALIBORONS MODERNES , mais qu'il estime beaucoup
les bons articles littéraires par- tout où il les trouve .-Au
reste , il n'écrirajamais le CONTRAIRE DE SA PENSÉE, quand
tous les journaux et même l'Académie en corps seraient
contre lui. -Tout ceci est pris textuellement dans la profession
de foi qu'il a imprimée en tête de sa brochure .
Quoique l'ingrat M. M** ait un peu insulté le Mercure
où l'on avait bien voulu recevoir 50 pages sa façon ,
les rédacteurs m'ont permis d'annoncer son entreprise ,
dans la Revue , qui désormais remplacera la Chronique ,
et dont la rédaction m'a été confiée . Je déclare donc que je
regarde l'entreprise de M. M** comme une des plus belles ,
des plus importantes , des plus utiles que jamais homme
de lettres ait pu concevoir. Je crois qu'elle ne peut être
mieux exécutée que par un littérateur profond , aussi juste
qu'impartial , et qui sans doute a donné des preuves de
sa supériorité dans l'art de la critique .... Que M. M**
se garde bien de croire que j'écris ici le CONTRAIRE DE MA
PENSÉE ! .... Il voit que je commence déjà par m'approprier
lesbeautés de son style.
H. D.
L
1
POLITIQUE.
LE 24º Bulletin de la Grande-Armée est ainsi conçu .
Moscou , le 14 octobre 1812 .
Le général baron Delzons s'est porté sur Dmitrow. Le roi de Naples
està l'avant-garde sur la Nara , en présence de l'ennemi qui estoccupé
à refaire son armée , en la complétant par des milices .
Le tems est encore beau. La première neige est tombée hier. Dans
vingtjours il faudra être en quartiers d'hiver .
Les forces que la Russie avait en Moldavie ont rejoint le général
Tormazow. Celles de Finlande ont débarqué à Riga. Elles sont sorties
et ont attaqué le 10e corps . Elles ont été battues ; 3000 hommes
ont été faits prisonniers . On n'a pas encore la relation officielle de ce
brillant combat qui fait tant d'honneur au général d'Yorck.
Tous nos blessés sont évacués sur Smolensk , Minsk et Mohilow.
Un grand nombre sont rétablis et ont rejoint leurs corps.
Beaucoup de correspondances particulières entre Saint-Pétersbourg
et Moscou font bien connaitre la situation de cet empire. Le projet
d'incendier Moscou ayant été tenu secret , la plupart des seigneurs et
des particuliers n'avaient rien enlevé .
Les ingénieurs ont levé le plan de la ville en marquant les maisons
qui ont été sauvées de l'incendie. Il résulte que l'on n'est parvenu
à sauver du feu que la dixième partie de la ville . Les neuf dixièmes
n'existent plus .
AceBulletin se trouvent annexés diverses pièces et des
rapports dont nous nous bornerons à donner le sommaire.
La première est une lettre de M. de Markoff , commandant
la milice de Moscou , au comte de Rastopchin ; elle
est antérieure à la bataille de la Moskwa , et ne parle que
des préparatifs faits au quartier-général russe pour cette
bataille, etde l'espoir auquel on s'y livre . " Je vous man-
> derai si elle a lieu , dit M. de Marcoff ; cela dépend abso-
>>lument de Napoléon . Nous attendons qu'il nous at-
>> taque . » Le 7 septembre , au matin , les Russes ne doutaient
plus que l'Empereur ne voulût les attaquer . Quelques
heures après , ils expédiaient imprudemment des courriers
avec la nouvelle de leur victoire . A quatre heures ils
étaient battus et marchaient précipitamment en retraite.
Voilà le commentaire dont il nous est permis d'accompaguer
la lettre de M. de Marcoff. La seconde partie de cette
lettre contient des inculpations contre M. Barclay de Tolli,
MERCURE DE FRANCE , NOVEMBRE 1812. 281
et fait connaître la mésintelligence qui règne entre lui et le
général en chef Kutusow . :
La seconde pièce est une lettre adressée par le comte de
Rastopchin à l'empereur Alexandre. Elle remonte à la
date de décembre 1806 , et elle est curieuse en ce qu'elle
dévoile de quels conseils le cabinet russe ést depuis longtems
entouré , et à quelles suggestions il se livre .
Sire , le serment que j'ai prêté à V. M. lui garantit ma fidélité. Je
remplis le devoir d'un chrétien , d'un sujet fidèle enexposant à
V. M. I. des considérations qui m'ont été suggérées par les circonstances,
présentes , la connaissance des hommes , et le zèle qui m'anime
pour la gloire de la patrie et la conservation de la noblesse que V.M.
elle-même a jugée être le seul appui du trône. Cet illustre corps ,
animé de l'esprit des Pojarsky et des Minine , sacrifie tout pour la
patrie et s'enorgueillit de porterle nom russe. La milice étant formée,
opposera une barrière insurmontable à l'ennemi du monde , et
mettra fin à son désir d'entrer dans un pays protégé par Dieu , et que
lepied d'aucun ennemi n'a osé fouler depuis cent ans.
Mais toutes ces mesures , tous ces armemens inouïs jusqu'à présent
, s'évanouiront en un clin-d'oeil , si le désir d'acquérir la prétendue
liberté soulève le peuple pour la ruiné des nobles , seul but
de la populace dans tous les troubles et dans toutes les révolutions :
cette classe d'hommes se livrerait aujourd'hui d'autant plus facilement
à des excès , qu'elle a l'exemple des Français , et qu'elle y est préparée
par ces funestes lumières , dont les conséquences inévitables sont
la destruction des lois et des souverains .
de
Les mesures prises pour renvoyer les étrangers de l'Empire n'ont
produit que du mal ; car, de quarante personnes , une , à peine , s'est
décidée à quitter un pays où tout étranger trouve considération et
fortune. Si les Français ont prêté le serment de naturalisation , c'est
par crainte et par avidité ,et sans apporter aucun changement àleur
manière de voir qui les porte à nuire à laRussie ; qui eesstt prouvé
par leurs insinuations dans les corporations , qui n'attendent que
Napoléon pour être libres . Sire , purifiez la Russie , et ne gandant
que les prêtres , ordonnez de renvoyer au-delà des frontières une
foule de scélérats dont la funeste influence corrompt l'ame et l'esprit
de vos sujets égarés .
Mondevoir , mon serment , ma conscience , m'ordonnent de remplir
me tâche sacrée en exposant à vos yeux la vérité telle que je
vous l'ai présentée dans un tems où votre coeur rendait justice à mon
sincère attachement.
Je vous conjure donc , Sire , au nom du Très-Haut , de songer au
passé et au présent , à la trahison de Stopanoff , à la disposition des
esprits , aux philosophes , aux Martinistes , et à l'élection d'un chef
de la milice de Moscou. Paraissez pour quelques jours dans cette
capitale , et que votre présence fasse renaitre dans les coeurs cet
amour presqu'éteint par les dissentions , l'oubli des lois et le mépris
du ministère !
Je suis avec le plus profond respect ,
Sire , de V. Μ. Ι. ,
Le soumis et fidèle sujet , comte THEODORE RASTOPCHIN.
282 MERCURE DE FRANCE ,
Les autres pièces se composent de la correspondance du
mécanicien Leppich , charlatan qui paraît avoir été chargé
de la fabrication de l'aérostat infernal, c'est-à-dire , des
matériaux incendiaires qui ont opéré la destruction de
Moscou.
Viennent ensuite les rapports adressés au prince majorgénéral
sur les combats de Smolensk et sur la bataillede la
Moskwa, par le maréchal duc d'Elchingen , le maréchal
prince d'Eckmull , S. M. le roi de Naples , le prince vice
roi et le prince Poniatowski . Nous ne suivrons pas dans ces
relations les mouvemens de tactique qu'ils indiquent avec
autant d'exactitude que de clarté ; ces détails se refusent à
l'analyse; nous recueillerons seulement , comme de la
bouche de ces illustres capitaines , les témoignages honorables
qu'ils rendent à la conduite des officiers -généraux ,
officiers supérieurs , officiers et soldats de toutes armes .
Nous citerons quelques traits .
AKrasnoi , dit le duc d'Elchingen , le 24º d'infanterie
légère a attaqué avec une admirable audace ; la cavalerię
légère a fait sur l'infanterie russe plus de 40 charges ; l'ennemi
opposait une force inerte , une masse impénétrable ,
un feu frès-vif, mais mal dirigé. ASmolensk , un batail
lon du 46º régiment a attaqué 4000 hommes retranchés ,
couverts par 60 bouches à feu; c'est , dit le même duc , le
fait d'armes le plus valeureux que j'ai vu depuis que je fais
la guerre. Le prince d'Eckmull parle de la résolution da
127 qui voyait le feu pour la première fois , et sollicite un
aigle pour prix et garant de la bravoure de ces conscrits
déjà vieux soldats. C'est le 13º régiment léger, conduit par
le général Dalton, qui a emporté le principal plateau de défense
de Smolensk . Le général Friant a été dans cette occasion
atteint d'une balle morte. Ce général, et les généraux
Morandet Gudin , mort depuis à Valontina , ont soutenu
dans cette occasion leur haute réputation .
Le duc d'Elchingen décrit l'affaire terrible de Valontina,
que le bulletin où elle est mentionnée, a signalée comme un
des beaux faits d'armes de la guerre . Les divisions Gudia
et Razont , soutenues par celles Leduc et Marchand , ont
été chargées de l'attaque de la position où l'ennemi a voula
obstinément arrêter son mouvement de retraite . L'attaque
et la défense ont été terribles. Barclay de Tollyy commandait
; il a eu la moitié de son armée engagée; dans le plus
fort du combat , il n'y a eu que deux divisions françaises
engagées .
NOVEMBRE 1812 . 283
Le roi de Naples paye un juste tribut à la mémoire des
généraux Caulincourt et Montbrun , tués sous ses yeux à la
bataille de la Moskwa; il nomme avec une haute distinction
les généraux Bruyères , Latour-Maubourg , Saint-
Germain, Nansouty, Dufour, Wathier, Grouchy, La Houssaye,
et nombre d'officiers d'état-major ; parmi ces derniers
il faut remarquer le lieutenant Pérignon, qui dévoré par la
fièvre , répond au roi qui le presse de se retirer : Sire, je
demande à Votre Majesté de rester auprès d'elle; on n'est
point malade un jourde bataille .
Le prince vice-roi dans sa relation nomme particulièrement
les généraux Morand , Gérard , Goyon , Broussier ,
Delzons , Ornano , Grouchy .
Le prince Poniatowski rend compte de la part qu'ontprise
à cette mémorable bataille le corps polonais et le 5º corps
de la Grande-Armée. Il cite particulièrement le général
Sébastiani , comme l'ayant autant aidé par ses conseils que
par sa vigoureuse manière d'agir dans l'exécution.
Les journaux anglais nous font connaître et donnent
beaucoup d'importance aux mouvemens des troupes russes
vers Kalouga , aux renforts qu'elles reçoivent , aux levées
qui s'opèrent ; cependant ils sont forcés de publier l'ORDRE
IMPERIAL suivant , donné en forme d'avis àPétersbourg, le
20 septembre . Cet ordre donne des notions plus certaines
que toutes les lettres des correspondans que les Anglais
ont en Russie , à commencer par leur ambassadeur .
Extrait de la Gazette de Pétersbourg , du 20 septembre .
AVIS AU PUBLIC . - ORDRE IMPÉRIAL .
« Plusieurs mesures ont été adoptées à Pétersbourg pour
emporter de cette ville les objets nécessaires . Ceci ne doit
nullement être attribué à la crainte de voir en danger la
métropole. L'ennemi ne peut se porter sur cette ville , et
lorsque les levées actuelles de troupes seront arrivées , il ne
pourra probablement pas se maintenir dans sa position. A
l'égard de la route de Moscou , nous convenons qu'elle est
occupée par l'ennemi , mais à peude distance ; et le général
en chef observe tous ses mouvemens ; il ne peut marcher
sur cette ville , ni détacher une partie considérable de ses
forces. D'après toutes ces circonstances , il est évident que
cette ville n'est menacée d'aucun danger . Quant à la transportation
des effets , ainsi qu'il est dit ci-dessus , elle se fait
par pure précaution, avant que les rivières soient prises .
284 MERCURE DE FRANCE ,
Le moment actuel n'offre aucun danger. Cependant nous
pécherions contre Dieu , si nous prenions sur nous de
décider des événemens à venir qui sont connus à lui seul.
Nous avons , de notre côté , tout l'espoir d'empêcher l'ennemi
, nonobstant qu'il ait pénétré dans l'intérieur de la
Russie. Néanmoins, les mesures dictées par la prudence ne
doivent pas exciter la crainte ni inspirer le découragement .
Ces mesures sont prises pour la sûreté , et seulement pour
prévenir tout danger qui pourrait menacer cette ville. Le
gouvernement, en faisant publiercet avis à temps , et ayant
déjà débarrassé la ville de tous les effets les plus difficiles
à être transportés , a facilité les moyens de transporter ce
que les habitans voudront emporter dans l'intérieur , avec
un meilleur ordre et sans confusion.n
Voici sur l'état où la résistance de Burgos a mis les
affaires d'Espagne , les réflexions des mêmes journaux anglais;
le lecteur nous permettra de nous féliciter d'avoir
constamment établi cette opinion , que lord Wellington
abandonnant ses lignes , faisant une guerre offensive , se
hasardant dans l'intérieur de l'Espagne, menaçant à-la-fois
plusieurs points , compromettait sa sûreté , et les résultats
de l'avantage de Salamanque . Les réflexions des Anglais
justifient les nôtres , et l'événement est venu à l'appui .
« Outre la perte que nous avons déjà éprouvée devant
Burgos , dit l'Alfred , perte qui , en tués et blessés , offre
un total qui surpasse la force de la garnison , nous regrettons
vivement qu'on laisse ainsi à l'armée du Nord le tems
de se réorganiser et d'agir offensivement de nouveau. Lord
Wellington paraît n'avoir pas reçu des renseignemens
assez exacts sur la marche annoncée des renforts venant
de France . Cependant, quand bienmême on n'aurait pas
ajouté aux forces physiques et numériques de cette armée ,
la concentration des forces françaises qui sont dans le nord
de l'Espagne peut la mettre à même de s'opposer avec
vigueur à la marche de l'armée alliée dans un pays qui offre
tant de positions favorables à la défense . En admettant
done comme bien certain que la garnison de Burgos n'excède
pas 2000 hommes , il est évident que lord Wellington
aurait regardé comme suffisant le blocus de cette place , et
continué de poursuivre l'ennemi , si des motifs d'une haute
importance , et notamment les mouvemens de l'armée du
midi , ne se fussent opposés à un tel plan d'opération.
Comptant sur des renforts d'Angleterre , lord Wellington
aura pu croire qu'il était imprudent de s'avancer avant leur
NOVEMBRE 1812 . 285
arrivée ; mais le siége de Burgos l'a malheureusement déjà
privé des services de plus de 2000 hommes , nombre
avoné , et chaque jour , perdu devant cette place , contribue
à rendre les Français plus capables de résistance : lord
Wellington , dans la position difficite où il s'est mis en
marchant du nord au midi , et en revenant promptement
du midi au nord , n'a donc que le choix des difficultés ; et
personne ne s'aviserait de douter que sa détermination
quelconque ne soit dictée par la réserve la plus convenable
, et par le sentiment vrai de sa situation . "
Sur un autre point , des plaintes non moins fondées
sont exprimées par un officier anglais renfermé dans Alicante
, sous les ordres du général Maitland . Sa lettre est
en date du 16 septembre .
,
et à
" Je vous ai informé , dit -il , de la lenteur avec laquelle
on nous a embarqués à Majorque ; maintenant je vais
vous parler de nos opérations . Nous parûmes d'abord sur
la côte de Catalogne , où l'amiral nous a empêchés d'attaquer
un moulin bien fortifié , en nous prouvant , par les
calculs les plus prudens , que cette attaque d'un moulin
nous coûterait 5 à 600 hommes ; ensuite , qu'on ne pourrait
pas s'y établir ; en troisième lieu , qu'après cette tentative
importante pour la délivrance de la Catalogne , but
annoncé de l'expédition , il faudrait se rembarquer. Nous
remîmes donc à la voile , et nous arrivâmes ici : nous y
avons d'abord perdu cinq jours à nous reconnaître
reconnaître le pays ; puis on nous a fait marcher vers Monforte
, mais avec une telle célérité , que nous avons mis
huit grandes heures à faire un trajet qui est au plus de
12 milles . Nous sommes restés dans cette place pendant
deux jours . Le général trouva alors prudent de revenir à
Alicante , laissant le front de son armée couvert par environ
200 hommes de cavalerie . L'ennemi occupait les villes
voisines , et il levait des contributions et des vivres . Plusieurs
de nos postes ont été enlevés en se retirant. Je ne
pense pas qu'il entre dans le plan de Suchet de se porter
sur cette ville; probablement il enverra une ou deux de ses
divisions pour nous y renfermer et nous affamer , attendu
qu'il paraît certain que notre général ne veut rien tenter ;
pendant ce tems l'armée de Suchet et celles du roi réunies
s'organisent , el on nous annonce l'arrivée de celle d'Andalousie
: il me semble cependant qu'il eût été possible
d'agir autrement , et de faire beaucoup de mal à l'armée
du centre pendant sa marche , si on eût agi avec vigneur
1
86 MERCURE DE FRANCE ,
et résolution . Nous aurions pu avoir des déserteurs du
parti espagnol attaché au roi; mais quelques actes trèsimpolitiques
ont retenu cenx mêmes qui , dans la situation
critique des affaires , auraient pu avoir envie de nous
joindre. "
Mais c'est assez retracer les inquiétudes et le désappointementdesAnglais;
il est tems de parler de nos espérances
réalisées , et de nos conjectures justifiées .
Des rapports officiels sur les affaires d'Espagne viennent
de paraître. Le maréchal duc d'Albufera a renfermé
l'armée expéditionnaire ennemie dans Alicante , où le généralHarispe
observe tous ses mouvemens ; les armées du
centre et d'Andalousie réunies ont commencé leurs opérations
; pendant ce tems Burgos continuait sa belle défense
. Le 23 , à six heures du matin , les armées du Nord
et de Portugal réunies ont fait un mouvement en avant , et
sont entrées à Burgos , et l'ennemi s'est mis en pleine retraite
. Voici les dépêches qui annoncent cet événement
très-important dans ses résultats prochains .
Copie de la lettre écrite à S. Exc. le duc de Feltre , ministre
de la guerre , par le général comte Souham, commandant
par interim l'armée de Portugal.
Pancorbo , le 15 octobre 1812 .
Monseigneur , désirant faire connaître à la garnison du
fort de Burgos que l'armée était à même de la secourir et
l'encourager par là à continuer sa belle défense , j'ordonnai
à M. le général Maucune d'attaquer , le 13 de ce mois ,
l'avant-garde anglaise , en se portant sur Castil de Peones ,
Quintanavides , et de pousser jusqu'à Monasterio .
'ordonnai également à M. le général de division Foy
d'emporter de vive force Poza qui était occupé par les
troupes de Castanos. Ces attaques qui étaient liées ont également
réussi toutes deux. M. le général Curto ,commandant
la cavalerie légère , avait reçu l'ordre de se porter en avant
pour soutenir de Vibena sur ce mouvement et se
Roxa, p
porter où besoin serait.
Le résultat de ces attaques a été avantageux à l'armée
de Portugal . L'ennemi a eu 400 hommes tués ou blessés .
On lui a fait 140 prisonniers , dont cinq officiers ; on lui a
pris undrapeau , un fanion , quelques bagages et vingt
chevaux ; nous n'avons eu de notre côté que 4 hommes
tués , 26 blessés , et perdu quelques chevaux.
J'ai l'honneur , etc.
Le général commandant par interim l'armée de
Portugal, Signé, comte SOUHAM .
NOVEMBRE 1812. 287
}
Extrait d'une lettre adressée àS. Erc. Monseigneur le duc
de Feltre , ministre de la guerre , par le général comte
Caffarelli, commandant l'armée du Nord.
Briviesca , le 21 octobre 1812.
Monseigneur , depuis hier nous sommes en présence ;
l'armée de Portugal occupe les hauteurs de Monasterio , et
nous voyons les camps des ennemis .
Les deux armées de Portugal et du Nord peuvent être en
ligue dans les 24 heures. Notre cavalerie est très -belle ,
l'artillerie nombreuse est en très-bon état .
Hier après midi , nous avons replié tous les avant-postes
de l'ennemi ; nos soldats ont montré beaucoup d'ardeur ; le
canon a dû être entendu du fort de Burgos , qui fait toujours
une défense très-opiniâtre , et qui a fait éprouver à
l'ennemi , d'après tous les rapports , une perte de plus de
4000 hommes . On ajoute que les ennemis ayant mis en
batterie quatre pièces de 24, elles ont été aussitôt démontées
, à la réserve d'une , qui même ne tire plus ; les ennemis
ont perdu plusieurs officiers de marque , notamment un
major Murray , du 42° régiment ( écossais) .
J'espère que le fort sera bientôt dégagé , et je demanderai
alors à V. Exc. , en lui faisant connaître le journal du
siège , une récompense honorable pour le général Dubreton
, et pour les officiers et soldats qui se sont si vaillamment
comportés .
J'ai l'honneur , etc.
Signé, le général comte CAFFARELLI .
Extrait d'une lettre adressée à S. Exc. le duc de Feltre ,
ministre de la guerre , par le général Thiébault , commandant
supérieur à Vittoria .
Vittoria , le 23 octobre à 9 heures du soir.
Monseigneur , les armées de Portugal et du Nord sont
entrées hier à six heures du matin à Burgos . Vers deux
heures du soir , et après l'échange de quelques coups de
canon , l'ennemi a passé le ravin de Buniel , et s'est mis en
pleine retraite; ce qui achève de prouver que les armées du
Centre et du Midi arrivent.
Ce mouvement change naturellement toute la situation
du nord de l'Espagne , et le rôle des armées du Nord et de
Portugal.
J'ai l'honneur d'être .
Signé, baron THIEBAULT .
288 MERCURE DE FRANCE , NOVEMBRE 1812 .
La dernière dépêche publiée est du général Souham ,
commandant par interim l'armée de Portugal ; il annonce
que l'armée anglaise se retire par Aranda , Valladolid ,
Palencia , laissant ses malades dans les hôpitaux ; qu'il
va la suivre et qu'il espère lui faire beaucoup de mal dans
sa retraite . Des avis particuliers ajoutent qu'à son entrée à
Burgos , l'armée a comblé de marques d'honneur et de
satisfaction la brave garnison du château et son digne
commandant .. S ....
1
ANNONCES .
Tableau historique , géographique , militaire et moral de l'Empire de
Russie ; par M. Damaze de Raymond, ancien chargé d'affaires près la
république de Raguse , membre du collége électoral du département
de Lot-et-Garonne , et de la société d'agriculture , sciences et arts
d'Agen. Deux vol. in-8º d'environ 1200 pages , ornés de 4 cartes ;
carte générale de la Russie , par M. Lapie ; carte de la route de
Berlin à Pétersbourg; plan de Pétersbourg; plan de Moscou. Prix ,
15 fr. , et 18 fr. 50 c. franc de port. Chez Lenormant , imprimeurlibraire
, rue de Seine , nº 8 ; et chez Arthus-Bertrand , libraire , rue
Hautefeuille , nº 23 .
OEuvres complètes de madame de Fontaines . ( Contenant la Comtesse
de Savoie , Histoire d'Aménophis . ) Nouvelle édition revue ,
corrigée et précédée d'une Notice littéraire. Un vol . grand in - 18 ,
beau papier. Prix , I fr . 80 c. Chez d'Hautel , libraire , rue de la
Harpe , nº 80.
MUSIQUE. -La Berceuse , fantaisie et variations , pour le pianoforté
; par Mme Beaucé , née Porro . Prix , 4 fr. 50 c. Chez Beaucé ,
libraire . rue J.-J. Rousseau , no 14.
Les
LE MERCURE parait le Samedi de chaque semaine , par Cahier
de trois feuilles . Le prix de la souscription est de 48 fr . pour
L'année ; de 24 fr. pour six mois ; et de 12 fr. pour trois mois ,
franc de port dans toute l'étendue de l'empire français .
fettres relatives à l'envoi du montant des abonnemens , les livres ,
paquets , et tous objets dont l'annonce est demandée , doivent être
adressés , franes de port, au DIRECTEUR GÉNÉRAL du Mercure de
France , rue Hautefeuille , N° 23 .
SEINE
i
MERCURE
DE FRANCE .
5.
cen
N° DXCI . - Samedi 14 Novembre 18 : 2 .
POÉSIE .
ÉPITRE A MON AMI G *** .
QUAND parfois un docteur désenfle un hydropique ,
Remet sur ses deux pieds un vieil apoplectique ,
D'un corps presqu'épuisé raffermit les ressorts ,
Ou d'une fièvre ardente apaise les transports ,
J'applaudis aux succès du moderne Esculape
Et fais mon compliment à celui qui réchappe ;
Mais pour un qu'on arrache aux portes du trépas ,
Pour un que l'art guérit , combien n'en est-il pas
Qui saignés et purgés au gré de l'ordonnance
Vont maudire aux enfers la médicale engeance ?
Ah ! de la faculté si les doctes suppôts ,
१
Qui mettent leur science à traiter tous les maux ,
Savaient nous préserver des tristes maladies
Leur art , dont on s'égaie en tant de comédies ,
Au lieu d'être l'objet de brocards éternels ,
Eût par toute la terre obtenu des autels .
Ce que je dis , G*** , des docteurs galéniques ,
Aux docteurs en morale aisément tu l'appliques :
T
290 MERCURE DE FRANCE ,
,
Contre les passions une fois dans leur cours
Que peuvent leurs traités et leurs sages discours ?
En vain à la luxure ils déclarent la guerre ,
Flétrissent l'avarice tancent la colère
Peignent l'ambition livrée à ses tourmens ,
Et sur la vanité lancent des traits mordans ;
Damon qui sait par coeur les quatre Evangélistes ,
Qui dans son cabinet a tous les moralistes ,
Qui les met au-dessus du reste des auteurs
Et soutient que Voltaire a corrompu les moeurs ,
Vient- il à découvrir une gente grisette ,
Aussitôt il s'enflamme et bourse en main la guette .
Sa jeune Danné , dans ces premiers momens ,
Reçoit sermens , bijoux , meubles , ajustemens ;
Rien ne coûte à l'ardeur qui lui tourne la tête ;
Mais cette ardeur se passe , et las de sa conquête
Notre moraliseur recommence à chercher
Quelque tendron facile à faire trébucher.
Gercourt trouve Harpagon un fort vilain modèle ;
Ilrit quand il le voit souffler une chandelle ;
Cependant Gercourt prête à trois pour cent par mois ,
Et chez lui , sous la clef , tient le pain et le bois .
Dorlis , qu'un sot orgueil jette dans les bassesses ,
Qui ne rêve qu'honneurs , dignités et richesses ,
Qui fatigue les grands de son ambition ,
Dorlis vante partout sa modération ;
Dévoré de soucis , mon homme cite Horace ,
Etdit qu'en philosophe il se tient à sa place .
Dans vingt autres portraits je pourrais faire voir
Sur nos penchans formés les leçons sans pouvoir .
Ce n'est pas lorsqu'un chêne , orgueilleux de son faite ,
Durci par les hivers résiste à la tempête ,
Et qu'une écorce épaisse arme son tronc noueux ,
Qu'on le peut redresser s'il est défectueux .
On ne corrige pas un ingrat , un avare ;
Le mélodrame seul jouit du droit bizarre
De nous représenter des cruels , des brigands ,
Qui prêchés comme il faut deviennent bienfaisans .
Cependant des auteurs enflés de leur faconde ,
Se croyant appelés à réformer le monde ,
NOVEMBRE 1812 .
201
Prétendent de nos jours , en dépit du bon sens ,
Convertir les fripons par des raisonnemens .
Le vulgaire ébloui prend pour de la morale
Les traits sentencieux que leur faux zèle étale ;
Souvent il applaudit ce qu'il ne comprend pas ,
Tandis que l'homme instruit , méprisant leur fatras ,
Ne traite ces docteurs que comme des sophistes .
Qu'ils sont loin , cher G*** , de nos vrais moralistes ;
La Bruyère , Boileau , Le Sage , Poquelin !
De leurs charmans écrits étudions la fin :
Les voit- on , s'arrogeant les saints droits de la chaire ,
Vouloir des vicieux changer le caractère ,
Rendre modeste un fat , honnête un procureur ,
Ou faire d'un bigot un homme sans aigreur ?
Non , mais du coeur humain observateurs habiles ,
Ils en ont pénétré les détours difficiles ;
Ils savent avec art dans de vivans portraits
De l'homme mettre en jeu les mobiles secrets ,
Dévoiler ses travers , ses moeurs , ses petitesses ,
Et tout ce que son coeur renferme de faiblesses .
Sur ces divers objets , pour plaire en instruisant ,
Leur esprit enjoué répand un sel plaisant ;
Le vice en vain se masque ; atteint par leur férule ,
Il parait odieux et même ridicule.
Avec quel naturel leurs tableaux enchanteurs
De la scène du monde offrent tous les acteurs !
D'ineffaçables traits d'abord les font connaître :
Agissent- ils ? Voyez au milieu d'eux paraître
Les fripons exploitant avec dextérité
L'inépuisable fond de notre vanité ,
Prospérant par l'audace et par la flatterie ,
Et sur nos passions fondant leur industrie.
Brillans de vérité , de semblables écrits ,
Chefs-d'oeuvre de morale aux yeux des bons esprits ,
De la société donnant la connaissance ,
Hâtent les fruits du tems et de l'expérience .
Ces guides excellens , pour nous bien diriger ,
Des faiblesses d'autrui nous montrent le danger :
Je vois le vaniteux que le flatteur caresse ,
Le dévot dont Tartuffe absorbe la tendresse ,
La coquette qui pille un galant Turcaret ,
Et que plume à son tour un adroit freluquet ;
1
T2
292 MERCURE DE FRANCE ,
Partout des intrigans , des dupes , des surprises ,
Et des prétentions source de nos sottises .
Les moeurs ont beau changer , l'homme ne change pas ;
Il sera dans mille ans tel qu'il est dans Gil-Blas .
En tout tems on verra des docteurs à systèmes ,
Des parvenus altiers , des auteurs pleins d'eux-mêmes ,
Des administrateurs pillant les hôpitaux ,
Des femmes sans honneur , des fats , des amis faux ,
Des trahisons de cour , des tripots de coulisses ,
En un mot les défauts , les sottises , les vices ,
Que d'une habile main Le Sage sut tracer ,
Mais que loin de la France il eut soin de placer.
Cesont là des leçons propres à nous instruire ;
Quant aux discours guindés que la morale inspire
A ** à ** laissons les pour regal ,
A ceux aux yeux de qui Molière est immoral ,
Despréaux sans chaleur , Racine sans génie ,
Et qui dans *** vont chercher l'harmonie .
F. V.
ODE CONTRE LES ENNEMIS DE LEBRUN.
LORSQUE le fils de Calliope
Préludait sur la lyre à ses accords touchans ,
Les monstres , élancés des hauteurs du Rhodope ,
Prêtaient l'oreille à ses accens .
Des Dieux accusant l'injustice ,
Il raconte au désert ses pieuses douleurs .
Sa voix en sons plaintifs redemande Eurydice ,
Et le lion verse des pleurs .
Sa fureur s'est évanouie :
Calme , près du poëte , enchaîné par sa voix ,
Il s'abreuve à longs traits au torrent d'harmonie
Qui roule immense sous ses doigts .
Pour entendre son chant lyrique ,
Le Rhodope a baissé son front majestueux ,
Et du chêne sacré la feuille prophétique
Acouronné le fils des Dieux.
1
NOVEMBRE 1812 : 293
Un monstre seul est insensible .
Cemonstre que Mégère a nourri dans ses bras ,
L'inexorable Haine , aux pleurs inaccessible ,
Orphée ! a juré ton trépas .
Jadis , par tes plaintes touchantes ,
Tu désarmas l'Erèbe , et Cerbère et Pluton :
Tout l'enfer tressaillit ; mais le coeur des Bacchantes
Est moins sensible qu'Alecton .
Où courez-vous , troupe inhumaine ?
Les poisons de Bacchus embrásent votre sein.
Je vois le fer , je vois le flambeau de la Haine
Etinceler dans votre main.
O toi que leur fureur menace ,
Echappe à leur vengeance , interromps tes accords ,
Fuis , ou précipité des rochers de la Thrace
Tu vas descendre chez les morts .
Grands dieux ! déjà son sang ruisselle ,
Son sein est déchiré , ses flancs sont entr'ouverts .
Son front pálit , il meurt ; mais son ame immortelle
Rejoint Eurydice aux enfers .
O France ! ainsi j'ai vu l'Envie
Déchirer ton Orphée , insulter à ses chants ,
Dans les bras de la Gloire empoisonner sa vie ,
Que respectait la faux du Tems .
La tombe ne peut le défendre :
Le monstre l'y poursuit , armé de son flambeau.
Là , d'un pied sacrilége il outrage la cendre
Que la Mort confie au tombeau .
Dis-nous , implacable furie ,
Que peuvent contre lui tes efforts odieux?
Sa dépouille est à toi , mais non pas son Génie :
Il s'est élancé dans les cieux .
Pour ton supplice et sa vengeance ,
C'est là que le front ceint de lauriers radieux ,
D'une immense lumière il inonde la France ,
Assis à la table des Dieux .
294 MERCURE DE FRANCE ,
Cependant , ô lyre chérie
Pour tribut à son ombre apporte tes douleurs.
Le tombeau d'un grand homme est souillé par l'envie
Tu dois le laver de tes pleurs .
La nuit me prête ses ténèbres .
Tandis que tout se tait , et se livre au sommeil ,
Triste , je marche seul sur ces couches funèbres
Où l'on ignore le réveil.
Lebrun ! voilà ton noble asyle !
Ici la mort te venge , et te rend immortel.
Devant toi prosterné , je demeure immobile :
Ta tombe me semble un autel.
Semblable à l'éternelle flamme
Qu'allumaient pour Vesta des soins religieux ,
Sur l'autel de la Mort je vois brûler ton ame ,
Et je m'embrase de ses feux .
Je vois des sphères éternelles
Descendre le Vengeur et ses mille guerriers .
A tes mânes émus leurs ombres fraternelles
Offrent des moissons de lauriers .
Le bronze a salué la terre
1
Où dort de la valeur le chantre harmonieux ;
La voix d'une autre Argo , rivale du tonnerre ,
Fait gronder l'abyme des cieux.
«Ecoute mes chants de victoire ;
> Reconnais mes guerriers morts au champ de l'honneur ;
> Du gouffre où pour jamais s'abymait leur mémoire ,
> Pindare a sauvé le Vengeur.
› Aux sons de ta lyre brillante,
> D'un Neptune inconnu j'ai traversé les flots ,
> Et suivant de Jason la nef étincelante ,
> Le ciel a reçu mes héros .
> Accepte sur la rive sombre
> Ces lauriers dont ta main couronna mes héros :
> Tu ne donnas la gloire ; accompagne mon ombre
• Au sein de l'éternel repos .
1
NOVEMBRE 1812 . 295
> Jadis sur les gouffres de l'onde
→ Tu peignis ce Génois (*) , triomphateur des mers ,
> Quand d'une main hardie il recula le monde ;
» Règne avec lui sur l'univers .
> Fermez - vous , lèvres criminelles ,
• Qui versiez sur Lebrun l'injure et le mépris .
La Gloire désormais de ses brillantes ailes
■ Couvre et protége ses débris . »
Aces mots déployant ses voiles ,
Le navire remonte , et tonne au haut des cieux ,
Où , superbe , il s'assied sur le front des étoiles ,
Grâce au génie audacieux.
J. M. BERNARD .
A M. FOURIER , préfet du département de l'Isère , auteur
de lapréface historique de l'ouvrage sur l'Egypte , en lui
présentant un de mes opuscules .
Le Nil vous a vu sur sa rive ,
Chercher la vérité craintive
Que cachaient des voiles jaloux .
Fier conquérant de l'immortelle ,
Vous la ramenez parmi nous .
Chargé d'une moisson plus belle
Que l'or périlleux dont Jason
Ravit l'opulente toison ,
Achevez votre heureux voyage (1 ) ;
Menez au port la vérité ;
La lointaine postérité
Attend ce présent de notre âge .
Tandis que des vents secondé ,
Vous lui léguez ce beau partage ,
Sur qui son bonheur est fondé ,
De nies vers recevez l'hominage .
Mais gardez - vous dans vos succès
De détourner sur mes essais
(*) Les Conquêtes de l'homme sur la nature , liv. V, ode 18.
(1) Il n'a paru encore que la première livraison du grand ouvrag
sur l'Egypte.
296 MERCURE DE FRANCE ,
Des instans dont la gloire est fère :
Je ne dessers point ses autels
Et vous leur êtes
nécessaire ;
,
Je cultive une fleur légère ,
Et vous des lauriers
immortels .
DALBAN.
ÉNIGME .
CHARMER est mon destin : jadis dans leur ivresse
On a vu mille amans se presser sur mes pas ;
Aristide et Caton , vantés pour leur sagesse ,
N'auraient pu résister à mes divins appas .
Mon règue dure encore : au sein d'un vaste empire ,
Tout le monde à présent m'applaudit et m'admire ,
Et lorsque je parais , j'ai l'art , comme autrefois ,
D'enchanter les guerriers , les princes et les rois.
V. B. ( d'Agen. )
LOGOGRIPHE
Je suis pour les humains un objet très-utile ,
Lecteur , et chaque jour ces êtres dédaigneux
Osent me comparer le plus bête d'entre eux.
Nous fûmes cependant formés du même argile :
Ainsi donc je pourrais , malgré leur vanité ,
Revendiquer les droits de notre parenté.
Ma tête à bas , la scène change ;
Par une
révolution
Qui doit paraitre fort étrange ,
J'offre à ton
admiration
D'un état policé la plus parfaite image ;
L'art de mes habitans sert à guider tes pas ,
Il donne de l'éclat aux fêtes , aux repas ;
Jadis certain produit extrait de leur ouvrage ,
D'un jeune prince hébreu , connu par son courage ,
Sans le secours du peuple eût causé le trépas .
Par le même.
NOVEMBRE 1812 . 297
CHARADE .
Le sage a dit que tout est vanité.
Jamais tel titre ou telle dignité ,
Si des vertus il n'est la récompense ,
S'il n'est le prix de la vaillance ,
Ou d'offices rendus à la société ,
N'eût dû , pour l'homme breveté ,
Valoir sur ses égaux la moindre préférence ,
Moins encor lui donner de la fatuité .
. Tout honneur qui n'est mérité
Tout ce qui contredit la raison , l'équité ,
Ne peut être qu'orgueil , erreur , inconséquence ;
Et c'est de là que viennent tant d'abus .
De cette vérité la preuve est non douteuse.
Dans une famille nombreuse ,
De noir , de brun , de roux , de gris , de blanc vêtus ,
Que l'on vit autrefois et que l'on ne voit plus ;
Où chacun d'eux faisait le beau serment d'instruire ,
D'édifier , prêcher , chanter , écrire
Deux ou trois fils ainés (soit dit sans penser mal )
Dédaignant le prénom vénéré , social
Qu'on doit aux mots si doux , ou de père , ou defrère ,
Ont usurpé pour eux seuls mon premier ,
(Qui latin ou français en effet est altier , )
Qu'apparemment ils ont cru nécessaire
Pour n'être confondus avec tous leurs cadets ,
Moins riches , il est vrai , mais tout aussi parfaits ,
Ou du moins pouvant l'être , en vertus , en science.
Sans doute on ne croira jamais
Que les titres ou l'opulence
Soient des moyens par excellence ,
Sans lesquels vers le bien on ne fait de progrès.
Permettez maintenant que je cite un adage
Quidit : Ne vousfiez pas trop à la couleur .
On le lit sur chaque visage
Quiplus ou moins naïf , plus ou moins séducteur ,
Dissimule ou trahit son esprit ou son coeur.
D'après cela réglez votre conduite ,
298 MERCURE DE FRANCE , NOVEMBRE 1812 .
Puisque mon dernier est , souvenez-vous en bien ,
Le miroir de l'homme de bien ,
Ou le masque de l'hypocrite .
Car , pour connaitre l'homme et juger son mérite
Croyez - en peu ses yeux , sa voix et son matntien.
Cette vérité- là ne peut être trop dite .
,
Pour trouver mon entier indiquons un moyen.
Jele dois , il est tems . Vous serez à votre aise
En apprenant qu'il est au pays bien connu ,
Qu'on dit definefleur , où , parfois , l'air se pèse ;
Du moins certain conteur ainsi l'a prétendu .
Or, il advint que , dans cette contrée ,
Un quidam se rendit coupable d'un méfait
Qui de la justice offensée
Dut exciter le zèle et devenir l'objet.
La chose étant bien avérée ,
Il fut saisi jugé , puis amené chez moi ,
Pour y subir le sort que lui devait la loi.
Lorsque la justice est sévère , prompte , leste ,
L'ordre en est mieux et plus tôt rétabli.
Le quidam arrivant une heure avant midi ,
Midi , précisément , fut son heure funeste ;
Et c'est de là qu'avec humeur ,
(On lui pardonne ) il dit : Oh ! ville de malheur !
Dès lors onme donna ce surnom qui me reste.
JOUYNEAU- DESLOGES ( Poitiers ) .
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est les Dents .
Celui de l'Enigme est Gris , dans lequel on trouve : ris , formant
les trois cinquièmes du mot Paris .
Celui de la Charade est Sinon .
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS.
OEUVRES DU COMTE ANTOINE HAMILTON , nouvelle édition ,
ornée de 12 belles gravures , 3 vol . in- 8° , et un demivolume
contenant la suite des Facardins et de Zéneyde;
par M. DE LÉVIS , auteur des Voyages de Kang-Hi et
des Maximes et réflexions morales et politiques .
Prix , 30 fr . -La suite , par M. DE LÉVIS , se vend
aussi séparément 3 fr. 50 cent.-A Paris , chez Ant.-
Aug. Renouard , libraire , rue Saint-André-des -Arcs ,
n° 55 .
VOICI un nouveau service rendu par M. Renouard
aux amis de notre littérature . Les OEuvres du comte Hamilton
en sont sans doute une des productions les plus
originales et les plus amusantes . Toutes les éditions en
étaient épuisées , mème celle qui parut en 1805 chez le
libraire Colnet . M. Renouard , dans celle qu'il nous
donne , n'a pas vu simplement une spéculation de librairie
; il en a fait une entreprise plus honorable en se
proposant de la rendre préférable à toutes les autres , et
il y a pleinement réussi .
Cethabile éditeur nous rend , dans un avis , un compte
très-judicieux de ces anciennes éditions . Il remarque
qu'avant celle des Mémoires de Grammont donnée en
Angleterre en 1772 , les noms anglais qui se trouvent
dans la seconde partie de ces Mémoires avaient toujours
été défigurés , et il en cite des exemples . Je ne crois pas
que le mal fût aussi grand qu'il paraît , du moins en
France , et je suis persuadé qu'Hamilton lui-même avait
ainsi défiguré ces noms pour les rendre plus faciles à
retenir et à prononcer aux Français , dans un tems où
ils s'occupaient fort peu de la langue anglaise ; mais il
n'en était pas moins utile de les rétablir aujourd'hui .
M. Auger en avait donné l'exemple dans l'édition de
Colnet; il y avait aussi profité des notes de la première
300 MERCURE DE FRANCE ;
édition anglaise ; et en cela il n'avait laissé à M. Renouard
qu'un moyen de faire mieux que lui. Vingt ans
áprès cette première édition ( en 1792 ) les Anglais en
donnèrent une autre avec des notes beaucoup plus étendues
. Les éditeurs français de 1805 l'avaient négligée ;
celui de 1812 y a eu recours , et en a tiré avec discernement
et sobriété des renseignemens très -utiles .
Une notice sur la vie et les ouvrages d'Hamilton était
nécessaire à la tête d'une édition de ses oeuvres . M. Auger
en avait donné une , et c'est ici sur-tout qu'il eût été
difficile de mieux faire . M. Renouard l'a senti ; il a obtenu
de M. Auger la permission de réimprimer sa notice ,
et le public doit leur en savoir gré à tous deux .
Sous un autre rapport , il était facile de surpasser les
éditeurs de 1805. Je veux parler de la correction du
texte. Les éditeurs s'étaient attachés , à ce qu'il paraît , à
l'édition de 1776 , très - défectueuse , sur-tout dans la
partie des oeuvres diverses. M. Renouard en a réparé
toutes les omissions. A la vérité , les pièces qu'elles défiguraient
ne sont pas d'une grande importance , et la
gloire de l'auteur n'eût rien perdu à leur entière suppression
; mais , du moment qu'on les conservait , il était
bon de les donner telles que l'auteur les a écrites . Il
paraît, au reste , que même pour les Mémoires de Grammont
, les éditeurs de 1805 n'ont pas toujours suivi des
guides fidèles . J'y lis au commencement du chapitre V,
page 86, que le chevalier de Grammont était à la guerre ,
égal dans les événemens de l'une et de l'autre fortune ,
d'un agrément inépuisable dans la bonne compagnie ,
plein d'expédiens et de conseils dans la mauvaise. Je ne
voudrais certainement pas jurer que le chevalier de
Grammont ne se trouva jamais en mauvaise compagnie ;
mais j'avoue que j'aimerais mieux effacer ce mot compagnie
, qui ne se trouve point dans l'édition de M. Renouard
, et que je saurais plus de gré au chevalier d'avoir
été plein d'expédiens et de conseils dans la mauvaise
fortune.
On sait que le nouvel éditeur d'Hamilton est en possession
de donner une grande perfection typographique
aux ouvrages qu'il publie; ce mérite se trouve à un haut
NOVEMBRE 1812 . 301
degré dans les volumes que nous avons sous les yeux.
Jusqu'à présent il n'avait été donné en France aux ouvrages
d'Hamilton que dans les six petits volumes qu'ils
occupent dans la collection du comte d'Artois . M. Renouard
rend , à cet égard , aux éditeurs toute la justice
qui leur est due ; mais il censure en même tems la liberté
ou plutôt la licence qu'ils ont prise de corriger et de
rajeunir le style de l'auteur dans les Mémoires de Grammont.
Une pareille hardiesse n'ôtera rien certainement
au mérite typographique de ces volumes , mais elle en
rendra la lecture impossible à tous les gens qui ont de
la littérature et du goût .
Après avoir mis au jour ces avantages de la nouvelle
édition d'Hamilton sur les anciennes , il est tems
d'en venir à une addition qui lui donne un mérite tout
particulier , et que l'on a sûrement remarquée en en
lisant le titre ; je veux parler de la suite donnée aux
Quatre Facardins et à Zéneyde , par M. de Lévis , auteur
des Voyages de Kang-Hi et d'un recueil de Maximes
et Réflexions morales et politiques , dont quatre éditions
ont suffisamment constaté le succès . Il était bon en effet
d'en avoir obtenu de ce genre pour oser se présenter au
public , comme continuateur d'Hamilton , sans s'exposer
au reproche de témérité. Les continuateurs jusqu'à ce
jour n'ont pas été très -heureux , et l'originalité naturelle
d'Hamilton semble le rendre plus difficile à continuer
qu'aucun autre . Ajoutez à cela les difficultés que
présentait l'un des deux ouvrages qu'il a laissés imparfaits
, qu'il a peut-être commencé avec l'intention de ne
le jamais finir , et où par conséquent il a pu embrouiller
les fils de l'intrigue , accumuler les énigmes et les événemens
, emboiter , si l'on peut s'exprimer ainsi , les
histoires les unes dans les autres , sans réflexion et sans
scrupule , puisqu'il était résolu d'avance à ne jamais les
dénouer . Je ne sais si mes lecteurs ont présent à l'esprit
cet enchaînement de difficultés presque insurmontables.
C'est d'abord le Facardin du Mont Atlas , aventurier beau
comme le jour , qui par un fatal enchantement inspire
de l'aversion à toutes les femmes , et qui amoureux luimême
de la plus belle des nymphes , ne doit parvenir à
302 MERCURE DE FRANCE ,
l'épouser qu'après avoir trouvé une femme qui veuille de
lui , un pied assez mignon pour chausser le soulier de la
nymphe , et un coq qui puisse comme l'aigle s'élever
jusque dans la moyenne région de l'air .
C'est un autre Facardin , véritable Hercule à la guerre
comme en amour, dont on ignore l'origine. C'est un
troisième Facardin , prince de Trébisonde , qui après
avoir mis à fin la plus bizarre aventure avec Crystalline
la Curieuse , se trouve en possession de deux rouets
magiques que l'on croit avoir déjà vus au Mont Atlas , et
qui , réunis à un troisième rouet , doivent filer des chemises
pour Mousseline la Sérieuse , attendu que cette
princesse n'en peut plus porter aucune depuis qu'un
monstreux crocodile lui a volé celle avec laquelle elle
prenait un bain. C'est un quatrième Facardin qu'il s'agit
de découvrir ou de créer , car Hamilton n'en dit pas un
mot quoiqu'il l'annonce dans son titre. Que dirai-je
encore du lion parlant qui reproche au Facardin du
Mont Atlas de lui avoir coupé la pate ? du sauvage de la
vieille , avec la défense de sanglier qui sort, quand il veut,
de son gros orteil ? du sot génie de Crystalline et des
guerriers qu'il condamne à la quenouille , lorsqu'ils reculent
devant une aventure qu'Hercule même n'eût osé
tenter ? de Fortimbras roi de Danemarck , et de sa bouche
énorme dont il n'a pas encore pu découvrir la pareille
dans l'univers ? Voilà sans doute assez de problêmes à
résoudre, et cependant ils ne sont rien auprès du dernier
de tous ; auprès de la nécessité où l'auteur a mis ses
continuateurs de faire rire Mousseline la Sérieuse , à qui
les choses du monde les plus grotesques et les plus
plaisantes n'ont pu encore dérober un souris. C'est-là
dis-je , la difficulté la plus grande de toutes , car rien
n'est plus difficile que de faire rire des gens avertis . M. de
Lévis l'a-t- il vaincue? il en doute lui-même ; l'éditeur
s'en flatte ; c'est au public à décider. Nous ne dirons
point à nos lecteurs de quel moyen le continuateur s'est
servi pour dérider enfin la sérieuse Mousseline. Ce n'est
sans doute que par une surprise qu'il a pu y parvenir ;
or, s'il faut pour constater le succès que le lecteur rie
NOVEMBRE 1812 .
303 :
avec la princesse , il est indispensable qu'il soit surpris
comme elle l'a été.
On pourra nous demander encore si M. de Lévis a
réellement deviné toutes les énigmes , résolu tous les
problèmes , terminé toutes les aventures exposées ou
commencées par son prédécesseur . Nous serons un peu
plus hardis sur cet article . Si M. de Lévis n'a pas satisfait
à toutes ces conditions , il en a du moins rempli
très - heureusement le plus grand nombre , et nous
croyons même que les lecteurs qui n'auront pas relu
les Quatre Facardins avec cette attention scrupuleuse
et un peu pénible que notre tâche de critique nous
imposait , ne s'apercevront qu'à peine de ses omissions .
Au reste ( et ceci vaut mieux ) , 'il nous a paru que
M. de Lévis avait très bien saisi la manière et le style
de son modèle , et que dans les morceaux où il a eu plus
de liberté , tels que les Mémoires de la princesse de
Trébisonde et la suite de Zéneyde , il a déployé une imagination
-très-heureuse . L'histoire de la mère des Quatre
Facardins , prise en elle-même , est aussi ingénieuse que
spirituellement racontée , et je crois que les amateurs
donneront encore plus d'éloges aux amours de Zéneyde
et du prince d'Arménie , où tout est de son invention .
En général , si M. de Lévis n'a pas absolument fermé
la carrière aux auteurs qui voudraient résoudre le problême
des Facardins ( et nous connaissons quelqu'un qui
s'en occupe ) , il n'en est pas moins vrai que sa continuation
est un ouvrage très -agréable , et qu'après nous avoir
montré un esprit profond dans ses Maximes et un grand
talent d'observation dans les Voyages de Kang-Hi , il
annonce ici cette fécondité d'imagination et ce style aisé,
simple, naturel que l'on demande en général dans le genre
du conte. Ce genre , dit M. de Lévis dans sa préface ,
a été trop rabaissé par La Harpe , et notre auteur pour
le relever fait une observation bien simple : c'est qu'il
n'y a guères que des hommes supérieurs qui y aient
complètement réussi ; et il cite Voltaire et Jean-Jacques
parmi les écrivains français , et Swift parmi ceux qui honorent
l'Angleterre . M. de Lévis donne aussi dans cette
même préface une espèce de poétique du conte , ou du
:
:
{
304 MERCURE DE FRANCE ,
moins il dénombre les facultés et les talens nécessaires
pour y réussir . Ce morceau est plein d'idées fines et judicieuses
, nous ne citerons que celle- ci sur l'usage du
merveilleux : les détails , dit- il , doivent en être d'autant
plus vrais et plus naturels que les fictions s'écartent davantage
de l'ordre de la nature. Ce principe est de la
plus grande vérité, et comme le ditfort bien M. de Lévis ,
il n'estpas applicable aux contes seulement, mais à toutes
les compositions poétiques .
Je ne sais si l'extrême naturel dans le style , si l'extrême
bonne- foi du conteur sont des choses aussi généralement
nécessaires que notre auteur paraît le croire ;
elles le sont sans doute dans la manière d'Hamilton , mais
l'exemple prouve qu'elles ne l'étaient pas dans la manière
de Voltaire . M. de Lévis a fort bien observé que les
contes du premier étaient d'un genre plus difficile , en ce
qu'ils doivent amuser ou intéresser par eux-mêmes , au
lieu que les autres s'appuyent sur un intérêt philosophique
ou moral qui ajoute beaucoup à celui que le récit inspire
pour les personnages . Peut- être aurait-il dû ajouter que la
simplicité et la bonne- foi étaient encore des conditions
dont pouvait s'affranchir le conteur dont le principal but
n'est pas de faire un conte , et qui veut plutôt instruire
qu'amuser.
Je pourrais aussi chercher chicane à M. de Lévis sur
la manière dont il parle de Swift et de son Gulliver. Je
veux bien croire que c'est l'espèce d'ingénuité qui y règne
qui a fait traduire cet ouvrage dans toutes les langues ,
qui l'a fait lire même des enfans : mais la durée de son
succès tient non pas simplement aux pensées philosophiques
dont il est semé , comme dit M. de Lévis , mais à
ce qu'il n'est en entier qu'un cours de philosophie morale
la plus profonde et la plus sévère .
Mais ce n'est point ici le lieu de développer le caractère
de Swift , l'un des plus élevés , des plus désolans et des
plus instructifs que présente l'histoire littéraire . Il vaut
mieux dire que M. de Lévis a donné des aperçus aussi
nouveaux que solides sur ceux de Grammont et d'Hamilton
, et que sa préface est en général aussi bien pensée
que bien écrite.
NOVEMBRE 1812 .
BEPT
DE
LA
30
édition ,
SEINE
Les gravures dont M. Renouard a orné
sont d'abord huit portraits par Saint-Aubin e M. Roger ,
dignes en tout de la réputation de ces artistes et quatre
sujets pris dans les Contes , par M. Moreau leisure, ils
égalent ou surpassent tout ce que nous connaissons de
co, célèbre dessinateur , qui a peut-être produit pour
M. Renouard ses meilleurs ouvrages .
Ce serait perdre son tems que de relever les fautes
d'impression dans la plupart des ouvrages qui sortent
aujourd'hui de nos presses : mais elles sont si rares
dans les éditions de M. Renouard , que c'est une sorte
de curiosité que de les noter. Je dirai donc que dans
le tom. II , pag. 334 , lig . 2 , au lieu de : « la nymphe
me pria de me remettre après d'elle , » il faut lire :
auprès d'elle ; et que dans le volume de M. de Lévis ,
pag . 5 , lig . 11 , je crains bien que l'auteur lui-même
ne se soit trompé en donnant au père de Mousseline le
nom de Fortimbras qui appartient au père de Sapinelle .
C. V.
LE MISSIONNAIRE , histoire indienne ; par miss OWENSON :
traduite de l'anglais par l'éditeur de la Femme , ou
Ida l'Athénienne , roman du même auteur.-A Paris ,
chez Nicolle , libraire , rue de Seine , nº 12 .
PRESQUE tous les personnages de nos romans nationaux
ou étrangers , sont allemands , français , italiens , anglais
ou espagnols . L'Europe est la partie du monde que les
romanciers ont le plus mise à contribution ; mais elle
semble depuis quelque tems ne plus suffire à l'activité de
leur imagination , ni à l'avidité dévorante de leurs lecteurs
. C'est une mine appauvrie par une longue exploitation.
On peut sur-tout , en ce sens , l'appeler la vieille
Europe. En effet , quel ridicule national quel trait
caractéristique n'a pas été déjà saisi ? Dans quel roman
le Français n'est- il pas indiscret et léger ; l'Allemand ,
taciturne et froid ; l'Anglais , fou de sens rassis ; l'Espagnol
, fier et jaloux ; l'Italien , vindicatif ? Les différentes
moeurs et institutions de ces peuples ont été pa-
,
V
306 MERCURE DE FRANCE ,
reillement l'objet de peintures plus ou moins fideles :
mais enfin tout s'use , les sujets de romans comme le
reste . Dailleurs ces traits originaux commencent euxmêmes
à s'effacer , et bientôt les nations de l'Europe ne
différeront guère plus entre elles par le caractère que par
l'habit. Il ne faut donc pas s'étonner que quelques écrivains
aillent chercher dans d'autres climats des tableaux
plus neufs et plus propres à réveiller notre curiosité .
C'est ce qu'a fait avec succès miss Owenson , dans son
roman d'īda , et dans le Missionnaire . Elle avait peint
dans le premier la Grèce moderne ; le second est une
description de l'Inde , de son climat et de ses usages .
Deux personnages animent cette dernière scène : un religieux
de saint François et une prêtresse de Brahma ; l'un ,
né avec des passions vives et une ame ardente ; l'autre ,
jeune , belle , sensible , et le coeur plein des pieuses
folies de l'amour mystique .
Mais voyons le portrait du père Athanase , tel que l'a
tracé l'auteur lui-même .
« Jamais mortel n'offrit une plus parfaite image de ce
>> que l'homme était quand Dieu le créa à son image , et
>>avant quele péché eût effacé cette glorieuse empreinte .
>>> La nature semblait avoir voulu s'honorer en lui et
>> donner la marque la plus éclatante de son pouvoir ;
>> rien ne saurait peindre l'expression pure et sublime
>> d'une physionomie qui paraissait appartenir à un être
>> au-dessus de l'humanité. Une dignité inexprimable ,
>> un air de grandeur aspirant au ciel , donnaient , en le
>> contemplant , l'idée de la transfiguration d'un être
>> mortel en une substance céleste . De son oeil d'aigle ,
>> quand il se détachait de la terre , on voyait jaillir le
>> feu de l'inspiration ; mais s'il abaissait de nouveau ses
>> regards , la douceur de la miséricorde divine se répan-
>>> dait sur tous ses traits . Cet ensemble présentait
>>>un caractère où les attributs de la divinité se confon-
>>> daient avec les affections de l'homme . »
..
Il y a loin de ce portrait à celui du capucin que des
enfans trouvèrent , un jour d'hiver , transi et morfondu ,
et qu'ils firent approcher du feu , en lui disant : Réchauffe-
toi , pauvre béte ; le prenant pour un animal que
NOVEMBRE 1812 . 307
la faim et le froid avaient chassé de la forêt voisine .
Mais il n'est pas de ... capucin
Qui par l'art imité ne puisse plaire aux yeux.
Diderot est le premier je crois , qui ait reconnu et
proclamé les beautés poétiques de la barbe d'un capucin.
Il en parlait , dit- on , avec enthousiasme , et nous avons
vu depuis le froc et le capuchon de saint François ennoblis
par la plume d'un écrivain célèbre , et les pinceaux
de deux artistes distingués . Mais pour en revenir au
roman de miss Owenson , ce n'est pas un enfant perdu
de quelque obscure capucinière qu'elle a voulu peindre .
Son missionnaire est un grand seigneur et d'une des premières
maisons de Portugal. Il faut lire dans l'ouvrage
par quel concours de circonstances il fut amené à préférer
la solitude d'un cloître au tumulte de la cour , et le
titre de nonce apostolique de l'Inde à celui de vice-roi
auquel il aurait pu prétendre.
*
L'Inde est le pays où la religion chrétienne a eu le plus
de peine à s'établir. Quelques gens en ont cru trouver
laraison dans les rapports singuliers qui existent entre
nos dogmes et quelques- uns de ceux de la religion de
Brahma. C'est cette espèce d'identité , et , si j'ose le dire ,
cet air de famille qui , selon eux , aurait rendu plus difficile
le rapprochement entre les deux cultes , comme
on voit , entre parens , des dissensions plus vives , en
raison du plus grand degré de consanguinité. Miss
Owenson explique mieux encore l'éloignement des Indiens
pour toute religion nouvelle par leur apathie , et
l'horreur que leur inspire la perte de Caste. Dans une
cérémonie publique où Athanase avait été admis à proclamer
sa mission et à prêcher la parole divine , toute
son éloquence vient échouer contre ce peu de paroles
d'un vieux Brahmine : « Je mets mon coeur au pied de
>>Brahma ; je ne cherche qu'en lui la science. La dévo-
>>tion seule peut nous rendre capables de voir les trois
>>mondes , le céleste , le terrestre et l'éthéré . Méditons
>> donc éternellement , et souvenons-nous que les devoirs
> naturels des enfans de Brahma sont la paix , la modé
V2
308 MERCURE DE FRANCE ,
>> ration , la patience , la droiture et la sagesse . Gloire
>>>soit à Wishnow ! >>>
Le missionnaire ne trouve pas plus de docilité dans le
peuple et parmi les simples. « Dieu , lui disent-ils , a
>> donné à chaque tribu sa foi , à chaque secte sa religion .
» Que chacun se conforme à sa volonté et vive en paix
avec son prochain ! >>
Voltaire se moque , en quelque endroit , des missionnaires
jésuites qui apprenaient en très-peu de tems
à parler le pur hindou et à lire couramment le sanscrit.
Je crois , en effet , avoir entendu dire que M. Anquetil
Duperron , parti de France avec une assez grande connaissance
de la langue de l'Inde , avait encore été plusieurs
années dans le pays même pour s'y perfectionner ;
mais les Jésuites faisaient bien mieux encore , ils faisaient
des miracles et guérissaient les vieilles femmes de
la migraine. Quant au P. Athanase , en sá qualité de
franciscain , et comme membre d'un ordre rival , il eût
été bien fàché de faire des miracles de Jésuites ; mais il
voulut effacer l'éclat de leurs conversions ; c'est ce qui
lui fit entreprendre celle de la prêtresse de Cachemire ,
de la tendre et pieuse Luxima.
C'est une disciple de l'école des Vedanti ; la délica-
>> tesse et l'ardeur de son imagination s'accommodent à
» merveille de cette doctrine d'une foi pure et fervente ,
>> et les dogmes sublimes et passionnés de l'amour reli-
>> gieux ont une grâce particulière dans une bouche et
>> sur des lèvres qui semblent consacrées à la tendresse
>> humaine . Tout en elle ajoute au charme mystique
>>répandu sur son caractère et sur sa personne . Ab-
>> sorbée dans sa brillante erreur , dans les douces illu-
>> sions de ses rêves religieux , elle croit être la plus
>>pure incarnation du plus pur des esprits . Son ame
>> élevée ne s'arrête à aucune des images sensibles qui
>>>l'environnent ; elle est tout attachée au ciel qu'elle-
>> même a créé ; et sa beauté , son enthousiasme , ses
>> grâces , son génie , contribuent à entretenir et à pro-
>> pager les erreurs dont elle-même est victime . »
Luxima , telle que la représente miss Owenson , avec
cette imagination tendre et flexible et ce goût pour la
NOVEMBRE 1812 . 309
spiritualité , ressemble assez à un personnage plus réel ,
qui a mérité de trouver place dans l'histoire du siècle
de Louis XIV . Je veux parler de cetteMme Guyon, qui,
par un autre trait de ressemblance , s'enfuit avec un Barnabite
, son directeur , et compromit , par ses pieuses
rêveries , l'illustre archevêque de Cambrai .
On demande comment un étranger , un missionnaire
chrétien , peut avoir des communications aussi faciles
et des entrevues aussi fréquentes avec une prêtresse de
Brahma , et sur-tout d'une caste dont toutes les femmes
sont gardées dans la retraite de leurs Zenanas , avec une
vigilance inconnue ailleurs . L'auteur répond qu'une
Brachmachira étant d'un ordre supérieur et obligée de
faire ses dévotions au lever et au coucher du soleil , au
confluent des rivières , elle peut être vue par ceux qu'aucun
préjugé , aucune loi , n'empêchent de l'approcher .
Je ne sais si cette réponse doit satisfaire la critique. On
ne ferait pas ces remarques si le roman du Missionnaire
ne se recommandait d'ailleurs par une grande fidélité de
moeurs et une observation rigoureuse du costume. L'ouvrage
de miss Owenson est presque autant un voyage
dans l'Inde qu'un roman. Elle marche sans cesse appuyée
sur Sonnerat , Bernier , Forster , Anquetil et quelques
historiens . On pourrait même lui reprocher de citer trop
souvent ses autorités . C'est un bagage d'érudition dont
les romans , espèce de troupes légères en littérature ,
n'aiment pas à être chargés . On a fait justice en France
de ceux qui ont voulu mêler à ce genre de composition
des cours d'histoire , et qui nous apprenaient aussi par
des notes à distinguer la vérité historique de la fiction .
On a fait à miss Owenson un autre reproche ; celui de
trop décrire. Ce reproche est fondé: Vers le tems où le
luxe des descriptions s'introduisit dans la poésie , on vit
des romanciers dérober aux poëtes quelques- unes des
couleurs dont ceux- ci chargeaient leurs palettes . L'auteur
du Missionnaire paraît être de cette école. Tous les
arbres , tous les végétaux de l'Inde , l'assoca , le mangoustan
, le cocotier , le melon d'eau, y sont décrits avec
l'exactitude qu'on pourrait attendre d'un livre de botanique
ou de la Flora Indica .
310 MERCURE DE FRANCE ,
1
Ily a peut- être aussi une sorte d'affectation à citer des
mots dont la connaissance de la langue indienne ou la
lecture des voyages peuvent seules donner le sens;
comme dans ces phrases que je choisis entre vingt autres .
« L'éclat des perles qui ornaient sa bouche n'avait pas
> encore été terni par l'usage du chunam . »
«Avant que tu eusses ouvert la bouche , je te prenais
>> pour le dixième avatar : mais le châtiment avec son
>> noir aspect et ses yeux rouges attend les ames de ceux
>>qui t'écoulent. »
L'éditeur du Missionnaire fera sans doute disparaître
dans une seconde édition quelques taches qui déparent
la traduction .
« Ses regards semblaient en cherche d'un objet parti-
>>> culier . >>>
« C'était le même qui avait séduit de Pautel du Dieu
>>qu'elle servait la plus célèbre de leurs femmes reli-
>>>gieuses . >>>
<< Il pressa de sa bouche, dans les bras de la mort , ces
>>lèvres que dans la vie il n'aurait osé toucher , etc. >>>
BEAUX - ARTS .
SALON DE 1812 .
MM. LETHIERS , PAULIN GUÉRIN ET GIRODET.
La nature nous a caché les bornes qu'elle a prescrites à
l'esprit humain. Nous marchons pas à pas vers ce but ,
sans savoir jusqu'où nous pouvons aller , et ne connaissant
que le point où nous sommes . Cependant ( pour ne
parler ici que des arts ) en observant avec soin ce qui a été
fait de mieux chez les différens peuples et dans différens
siècles , en réunissant par la pensée toutes les qualités
que nous trouvons éparses dans tous les plus beaux ouvrages
connus , nous nous formons une idée du plus haut
degré de perfection auquel il nous paraisse possible d'atteindre
. Cette idée est la base de nos jugemens . Ainsi ,
quand nous examinons un tableau , nous le comparons ,
sans nous en apercevoir, non pas à un seul tableau , mais
successivement à chacun des tableaux où chacune des par
NOVEMBRE 1812 . 311
ties de l'art est traitée avec le plus de talent. C'est par cette
comparaison tacite que le critique parvient à juger sainement
un ouvrage , et à en apprécier avec assez d'exactitude
et les qualités et les défauts ; mais le public ne doit pas
oublier qu'il n'est pas nécessaire d'exceller dans toutes les
parties pour mériter son estime , et qu'il suffit d'en posséder
une seule à un degré éminent pour obtenir son admiration.
M. LETHIERS .
N° 583. Brutus condamnant ses fils à la mort.
Je ne donnerai point la description de ce tableau : cette
description , même en la supposant très - fidèle , serait
insuffisante pour ceux qui ne l'ont pas vu , et ceux qui l'ont
vu n'en ont pas besoin.
C'était une tâche difficile , sans doute, que d'avoir à remplir
une toile d'une aussi grande dimension , et je ne
m'étonne pas si l'auteur a long-tems médité son sujet
avant d'en commencer l'exécution . Sa composition présente
au premier coup-d'oeil un ensemble satisfaisant . La scène
principale est placée et éclairée de manière à attirer d'abord
les regards . Les accessoires sont sacrifiés avec adresse ; et
sous ce rapportje ne trouve qu'une seule chose à reprendre ,
je veux parler de ce groupe de Sénateurs que M. Lethiers
a introduit derrière les deux consuls . N'est-ce pas manquer
à toutes les convenances , lorsqu'on n'y est pas autorisé par
l'histoire , que d'amener ainsi le sénat romain sur une place
publique pour le rendre témoin d'une exécution ? La faute
ne me semble pas moins grave , en ne considérant que
l'art en lui-même ces figures toutes vêtues de blanc , et
placées dans la lumière , détruisent en partie l'effet de la
figure de Brutus . C'est une idée digne d'éloges , que d'avoir
supposé que l'un des fils avait déjà reçu la mort ; on ne
sent que plus vivement combien il en va coûter à Brutus
pour se priverde celui qui lui reste. Sa douleur concentrée ,
les efforts qu'il fait pour étouffer dans son ame le cri de la
nature , forment aussi un heureux contraste avec les larmes
que répand son collègue , plus faible ou plus sensible que
lui.
On me demandera peut-être par quelle raison un sujet
si pathétique en lui-même , et dans la composition duquel
l'artiste a tâché de rassembler tout ce qui pouvait le rendre
encore plus touchant , ne produit qu'une faible impression
sur le spectateur. Ma réponse sera facile. En peinture
312 MERCURE DE FRANCE ,
comme en poésie l'imagination doit créer , et le raisonnement
vient ensuite rectifier les erreurs de l'imagination ;
dans l'ouvrage de M. Lethiers le raisonnement a presque
tout fait , et l'imagination très -peu de chose . Il a combiné ,
calculé avec soin les ressorts qu'il devait faire agir pour
émouvoir ; mais il n'a pas éprouvé lui-même les émotions
qu'il voulait faire éprouver aux autres . Il ne s'est pas pénétré
fortement du sujet qu'il avait à représenter ; il n'a point
assisté par la pensée à cette scène déchirante , il ne l'a
point vne; enfin , si je puis m'exprimer ainsi , il ne l'a pas
peinte d'après nature . Tout est froid , compassé , dépourvu
de mouvement et de vie ; ces figures , il est vrai , sont bien
dans l'attitude de supplians; mais je ne crois pas entendre
leurs prières ; je ne les vois pas s'agiter , se mouvoir en
tous sens ; il me semble qu'ils ont toujours été dans cette
posture , et qu'ils ne la quitteront jamais : en un mot , mon
esprit est satisfait , mais mon ame reste glacée .
Si de la composition je passe au coloris,je trouve également
quelque chose à louer , et beaucoup à reprendre .
La lumière est distribuée avec art , et le ton général est
assez harmonieux . Malheureusement , pour obtenir cette
harmonie , le peintre a été obligé de sacrifier deux qualités
essentielles , l'éclat et la transparence . On dirait qu'il a
choisi sur sa palette les teintes les plus ternes et les plus
décolorées pour en former les tons de ses chairs et de ses
draperies ; les ombres sont lourdes et opaques , et ne se
détachent pas du fond. Je sais que quelques artistes , qui
tiennent encore aux vieux préjugés de l'école , sont convenus
d'appeler cela une conteur historique. Qu'ils se donnent
la peine de consulter les ouvrages des plus fameux
coloristes , et ils n'y trouveront rien de semblable.
Le dessin n'est pas d'un meilleur choix que la conleur ,
et manque entièrement de grâce , d'élégance et de sonplesse.
Les figures sont en général lourdes et exagérées ,
les têtes petites et mesquines . On sent trop peu les différences
d'âge , de rang et de caractère : jeunes gens , vieillards
, sénateurs , licteurs , tout semble , à peu de chose
près , copié d'après le même modèle. M. Lethiers , au lieu
de chercher à être vrai , a mieux aimé paraître savant .
Ignore-t-il donc que la véritable science consiste à connaître
la belle nature , et à l'imiter avec fidélité ? Si Michel-
Ange s'est quelquefois écarté de cette imitation naïve , il
n'a pas suivi en cela un système formé d'avance , mais il a
été entraîné par la fongue de son génie. D'ailleurs cette
NOVEMBRE 1812 . 313
légère exagération est la source de ce grand caractère qu'on
admire dans tous ses ouvrages , et suflit pour lui tenir lieu
d'excuse. J'ai entendu dire à des peintres qui avaient vu
son Jugement dernier , que les figures , quoique d'une
moyenne proportion , leur avaient paru aussi grandes que
nature; dans le tableau de M. Lethiers , les figures paraissent
pettes , quoique celles du premier plan aient à-peuprès
six pieds , et que la grandeur de la toile soit bien loin
d'égaler l'espace on Michel-Ange a peint son Jugement
dernier.
Je pourrais relevèr encore quelques fautes de détails ,
mais je n'ai déjà que trop usé de rigueur dans l'examen de
cet ouvrage. Cette rigueur m'a paru nécessaire envers un
homme (1) à qui sa place et son mérite personnel doivent
donner une grande influence sur les élèves , et dont les exemples
ne peuvent manquer d'être contagieux.
M. PAULIN GUERIN .
Nº 454. Caïn après le meurtre d'Abel.
Caïn fugitif , suivi de sa femme et de ses enfans , se
trouve arrêté au bord d'un précipice . Le tonnerre qui éclate
au -dessus de sa tête le remplit d'épouvante et réveille ses
remords . Satan , qui l'a poussé au fratricide, s'attache à ses
pas sous la forme d'un serpent. La massue ensanglantée
rappelle son crime , et ses enfans pleurent dans les bras de
leur mère , qui s'évanouit de fatigue et de douleur , en implorant
la clémence divine .
Telle est l'explication que je trouve dans le catalogue , et
à laquelle j'ajouterai seulement que la scène est éclairée par
les derniers rayons d'un soleil couchant. Quel est l'honime
tant soit peu initié dans les arts , qui ne s'aperçoive , en.
lisant cette description , que M. Paulin Guérin s'est tourmenté
en tous sens pour produire un grand effet ? ce tonnerre
qui éclate sur la tête du coupable , ce précipice , ce
serpent , cette massue ensanglantée , ce soleil prêt à se cacher
derrière la vaste étendue des mers , tout cela ressemble
beaucoup trop aux movens employés tous les jours avectant
de succès par nos faiseurs de mélodrames . Ce luxe dans
les accessoires est une véritable pauvreté ; il prouve ordinairement
l'impuissance de l'auteur , qui n'a pas su tirer
ses ressources du fond même de son sujet. Au milieu de ce
(r) M. Lethiers est directeur de l'académie de France à Rome.
314 MERCURE DE FRANCE ,
fracas inutile , propre tout au plus à éblouir un moment les
yeux, mais incapable de plaire à l'esprit ni de toucher le
coeur , je cherche en vain l'expression sombre et terrible du
premier meurtrier , et les formes nobles et soutenues de
l'homme nouvellement sorti des mains du créateur; le
peintre n'a représenté que l'effroi d'un homme ordinaire ;
il n'a représenté que les formes flasques et communes
d'une nature dégénérée. L'attitude me rappelle involontairement
ces poses insignifiantes que l'on donne au modèle
dans les ateliers; cette femme et ces deux enfans étendus
àterre , forment un groupe à part , qui ne flatte pas la vue ,
et qui se lie mal avec la figure principale; enfin ( et c'estun
vice capital ) cette composition n'a pas été conçue d'un
seuljet.
J'ai blamé tout-à-l'heure la pauvreté des formes de Caïo ,
et je ne demande pas à en être cru sur parole . J'engage les
personnes qui voudront vérifier la justesse de mon observation
, à regarder attentivement le bras qui est appuyé contre
un tronc d'arbre , le contour du torse du côté du clair , le
pied droit et la main qui est sur la tête : je suis convaincu
qu'après cet examen aucune d'elles ne sera tentée de me
contredire . La femme et les deux enfans , sans être d'un
grand goût de dessin , sont d'une forme plus agréable , et le
trait en est même assez gracieux.
Ceux qui savent que l'auteur est un jeune homme , et
qu'il expose au Salon pour la première fois , me reprocheront
la sévérité de ces réflexions . Mais ce jeune homme
n'estplus un écolier; il connaît parfaitement la pratique de son
art , et il fait preuve d'un assez beau talent , pour que mes
critiques ne puissent lui nuire . Elles pourront, au contraire,
lui être utiles ; car elles prouveront au public la sincérité des
éloges que je vais lui adresser. Je le féliciterai avant tout
d'avoir su éviter ces formes de convention que je viens de
blâmer dans le tableau de M. Lethiers . Toutes ses figures
sont peintes et dessinées d'après nature , et l'imitation est
portée assez loin pour faire concevoir les plus belles espérances.
Il n'a plus maintenant qu'à acquérir ce goût pur et
ce tact délicat qui lui manquent eucore, et qui le mettront
en état de voir les défauts de son modèle et de les rectifier.
Je louerai aussi l'effet général de son tableau ; la partie la
plus lumineuse du ciel péche , il est vrai , par un ton fanx et
exagéré ; la tête de l'aîné des deux enfans , éclairée par un
reflet, pourrait être modelée avec moins de sécheresse ; mais
tout le reste est irréprochable , et quelques parties même se
NOVEMBRE 1812 . 315
font remarquer par l'étonnante vérité de la couleur. Au
total, cette production a quelque chose de séduisant qui
attire , et elle offre un assez grand nombre de beautés pour
commencer la réputation de son auteur .
Les portraits que M. P. Guerin a exposés sous le n° 455 ,
sont peints et dessinés agréablement ; mais la couleur en
est souvent factice , et dans cette partie ils sont bien inférieurs
à son tableau.
M. GIRODET .
N 1311 , 1312. Deux portraits de femme .
Nº 1314. Elude de vierge .
Après avoir parlé dans cet article du prix que l'on doitattacher
à la pureté et à l'élégance du dessin , c'est une bonne
fortune pour moi de pouvoir placer ici l'exemple à côté
duprécepte. Je ne parlerai pasdes deux portraits de femme
de M. Girodet ; ce n'est pas qu'ils soient indignes de sa
haute réputation ; mais la teinte décolorée des chairs , une
certaine aridité dans les détails , et le peu d'harmonie du
fond avec les figures , pourraient rebuter quelques personnes
, et je n'ignore pas qu'il faut plaire pour parvenir à
persuader. Je choisirai plutôt cette admirable étude de
vierge ( n° 1314 ) que l'on croirait sortie de la main de
Raphaël . Le mérite de ce tableau est d'un genre si simple
et si vrai , qu'il doit être également senti par l'artiste et par
celui qui ne l'est pas . L'artiste n'a qu'un avantage de plus;
c'est de pouvoir suivre , pour ainsi dire , la main du peintre
sur la toile, et se rendre compte des moyens qu'il a
employés pour arriver à un si haut degré de perfection . Il
admire tour- à -tour cette expression pleine de candeur , ce
mélange heureux de grâce et de noblesse , ce trait pur et
délicat qui se cache et qui pourtant se laisse apercevoir ,
ces formes détaillées d'une manière si ferme , si précise ,
et en même tems si moelleuse , ces cheveux et ces draperies
arrangés avec tant de goût ; en un mot, ce relief extraordinaire
et cet accord parfait de toutes les parties qui
complètent l'illusion , et qui répandent sur tout l'ouvrage
un charme inexprimable . S'il rencontre par hasard quelques
taches légères au milieu de tant de beautés ; si la tête ,
par exemple , lui paraît se détacher séchement sur un ciel
trop clair , s'il désire plus de fraîcheur dans les carnations ,
et sur-tout plus de légèreté dans les ombres , qu'il jette
encore une fois les yeux sur ce chef-d'oeuvre , et la critique
viendra expirer sur ses lèvres .
316 MERCURE DE FRANCE ,
Jeprofitedu peu d'espace qui me reste pour annoncer
au public le recueil que M. Landon publie, tous les deux
ans , à cette même époque. Ce recueil (1) qui fait suite
aux annales du Musée contiendra , comme de coutume ,
les gravures au trait des principaux ouvrages de peinture
et de sculpture exposés
salon , accompagnées d'une
notice explicative des sujets , et d'un examen général.-
au
La première livraison , qui paraît depuis quelques jours ,
contient six tableaux et une statue , savoir : La rentrée de
I'Empereur dans l'île de Lobau , par M. Meynier. Le Couronnement
de Marie de Médicis , par M. Monsiau. L'assomption
de la Vierge , par M. Ansiaux. Un sujet de la
vie du Tasse , par M. Ducis . Une anecdote du règne de
Henri II, par Me Auzou ; et la statue dè Tronchet, par
M. Roland.
Ce recueil convient particulièrement aux étrangers et
aux personnes éloignées de la capitale , qui sont dans l'impossibilité
de visiter l'exposition . S. DELPECH.
UNE SCÈNE DU DÉLUGE TRACÉE D'APRÈS LE POUSSIN.
L'ARCHANGE , ministre des jugemens rigoureux , était
deboutdevant le trône de l'Eternel. Dès qu'il s'était approché
, les choeurs des esprits célestes avaient cessé leurs
chants : prosternés et voilés de leurs ailes , ils attendaient
en silence les ordres de celui qui règne dans les cieux.
Depuis long-tems ils s'étonnaient de la patience de Dieu
à souffrir les crimes de la terre. Les hommes n'employaient
plus leur intelligence qu'à former de noirs projets , qu'à
exécuter d'horribles attentats . Ils avaient élevé des autels
au roi des enfers , courbaient avec joie leurs têtes sous un
joug si honteux , et célébraient son nom dans des chants
abominables , pleins d'impiété et de blasphême .
Le jour du châtiment était venu. Dieu fit entendre sa
voix , et la destruction du genre humain fut prononcée,
Un seul homme s'est garanti de la corruption générale ; il
sera seul réservé dans ce désastre universel. Les tempêtes ,
(1) Le prix de chaque volume des annales du Musée et des Salons
de 1808 , 1810 et 1812 , contenant chacun 72 planches , et environ
150 pages de texte , est de 15 fr . , et de 16 fr . franc de port. AParis,
au Bureau des Annales du Musée ; rue de l'Université , nº 19 .
NOVEMBRE 1812 . 317
les vagues qui s'élèveront au-dessus des plus hautes montagnes
, respecteront l'édifice flottant où il lui est permis
de se retirer avec sa famille.
L'ange s'incline profondément et va détacher son glaive
suspendu à l'une des colonnes lumineuses qui soutiennent
la demeure du Très -Haut . A peine sa main a-t-elle touché
cette arme redoutable , que les élémens frémissent et témoignent
tous ensemble leur effroi . Les enfers s'ébranlent,
et cet effrayant prélude fait sourire l'archange prévaricateur:
il conçoit l'horrible espérance de voir bientôt toute
la nature se replonger dans le néant .
L'ange frappe le firmament, et tous les astres retentissent
d'un bruit épouvantable. Les vents déploient toute leur
fureur ; la foudre éclate de toutes parts ; les cataractes des
cieux s'ouvrent , et les eaux tombent sur la terre comme
des torrens . Les hommes qui jusqu'alors se reposaient si
tranquillement sur leurs crimes , sont saisis de terreur à la
vue des périls qu'il leur est impossible d'éviter.
Assise près du berceau de son fils , la douce et triste
Mézala succombait sous le poids des douleurs qui remplissaient
son ame . O nature , s'écriait-elle , quel est ton
dessein en étalant cet appareil lugubre et menaçant ? le
soleil a pris les livrées de la mort : les nuages qui s'amoncellent
autour de son disque obscurci , s'étendent dans les
cieux comme de longs crèpes funèbres. Il me semble
entendre , dans les airs , mille voix terribles répéter ces
mots : Malheur , malheur aux pécheurs ! voici le jour des
Vengeances.
J'ai péché , Seigneur ; je me suis écartée , je le confesse ,
des sentiers que vous avez tracés . Combien de fois ne
m'avez-vous pas sollicitée de revenir à vous ! souvent en
l'absence du tendre Samir , j'étais prête à écouter votre
voix , à rentrer dans la maison de mon père , à lui montrer
la malheureuse fille du juste Seth , portant dans ses bras le
fruit de ses coupables amours , le sujet de sa honte , le fils
chéri qui force son front à rougir , et qui remplit son coeur
de toutes les douceurs de l'amour maternel !
Comme le tonnerre gronde ! les foudres qui s'élancent à
travers ces affreux nuages , éblouissent mes yeux ! j'éprouve
déjà toutes les angoisses qui précédent le trépas ! Dieu
sévère ! je suis prête à remettre entre tes mains la vie que
tu m'as prêtée , et dont j'ai profané l'usage; mais ne rends
pas ma fin plus douloureuse , en l'environnant de prodiges
si effroyables ! n'enveloppe pas sur-tout mon fils dans la
318 MERCURE DE FRANCE ,
punition que tu me prépares ; et daigne épargner , s'il est
possible ,mon cher et fidèle Samir .
Ensuite elle tourna ses yeux humides vers le berceau
de son fils . Repose, lui dit-elle , ange d'innocence , repose
en paix! à ton réveil tu verras peut- être ta malheureuse
mère frappée des traits d'un Dieu vengeur. Mais ton père
s'approchera de ton lit: hâte-toi de lui sourire : tends lui les
bras avec toutes les grâces que la nature t'a données. Il
prendra soin de ton enfance ; il remplacera ta mère près de
toi... Hélas ! c'est pour toi seul qu'elle regrette la vie.
Ainsi parlait la douce Mézala; mais , tandis qu'elle
gémissait de sa faute , et qu'elle s'accusait d'avoir attiré sur
la terre un si grand fléau , ceux dont les forfaits avaient
excité le plus violemment l'indignation de l'Eternel ,
méconnaissaient la main qui les frappait , et cherchaient
à expliquer par des causes naturelles les prodiges qui ,
malgré tous leurs vains raisonnemens , portaient la terreur
dans leurs ames criminelles .
Cependant le désastre qui devait exterminer le genre
humain , poursuivait , avec rapidité , le cours de ses ravages .
La terre trembla dans toute son étendue : des montagnes
s'écroulèrent : de vastes abîmes , d'où sortaient des feux ,
s'ouvrirent , et furent à l'instant comblés par les eaux.
Mézala , saisie d'un juste effroi , prend son enfant dans ses
bras , le presse fortement contre son coeur et veut fuir;
mais les eaux remplissent déjà toute la partie basse de sa
demeure . Elle aperçoit dans ce moment le tendre Samir.
Il vient, à l'aide d'une barque légère , joindre sa bien-aimée.
Assise dans la barque près de son ami , Mézala sentit un
rayon d'espérance luire au fond de son coeur. Un doux
sourire vint se placer sur sa bouche , et embellit son visage
pour la dernière fois . Elle se pencha sur son fils et lui donna
un baiser. Ma bien-aimée , lui dit Samir qui la considérait
avec attendrissement et satisfaction , le ciel a favorisé mon
heureuse audace : il guidera lui-même cette barque fragile ,
et nous échapperons , avec notre enfant , au grand naufrage
qui semble menacer tout l'univers . Si les vents et les flots
ne nous repoussent pas avec trop de violence , nous aurons
bientôt atteint cette montagne qui s'élève au-dessus des
nuages ; et là nous attendrons en sûreté la fin de cette
horrible tempête .
Mézala écoutait la voix de son ami , mais ses yeux ont
parcouru la vaste mer qui porte sa faible nacelle , et son
coeur a repris tout son effroi. Les cités bâties dans les
NOVEMBRE 1812 . 319
vallées , sur le bord des fleuves , sont déjà ensevelies sous
les eaux ; et leurs malheureux habitans , livrés au plus violent
désespoir, cherchent partout un refuge. Ils montent sur
les cèdres qui couvrent les montagnes; mais les cèdres se
brisent, etles précipitent dans la mer. Ils gravissent à travers
les rochers ; mais les vagues les poursuivent impitoyablement
, dans tous les lieux où ils espéraient trouver un asile .
,
Elle voyait dans l'éloignement beaucoup de barques
semblables à la sienne , qui toutes disparaissaient , après
avoir flotté quelques instans sur les eaux. Les unes , poussées
par un courant trop rapide se précipitent du haut d'une
cascade bouillonnante , abandonnent au fond des eaux les
infortunés qui avaient mis en elles leur dernière espérance ,
et reparaissent brisées en mille parties . D'autres , persécutées
par le vent qui a juré leur perte , sont bientôt renversées
par ce redoutable ennemi , et voguent sur la mer immense ,
débarrassées du poids qu'elles portaient. Errantes , sans
pilote et sans guide , elles offrent , aux nombreux nageurs
qui se précipitent vers elles , un appât qui flatte et suspend
leur désespoir , mais qui ne servira qu'à accélérer leur
perte.
Une de ces barques où s'étaient entassées un trop grand
nombre de personnes , passa près de la nacelle de Samir et
s'engloutit au même instant. Hélas ! s'écria Mézala , voilà le
sort qui nous est destiné . Tous les malheureux qui luttent
contre les flots , ceux que les arbres rejettent . ceux que les
vagues enlèvent du sommet des rochers , se hâtent déjà de
s'approcher de nous ! C'est en vain , mon bien-aimé , que
tu t'éloigneras d'eux , que tu les repousseras avec ta rame ;
le désespoir qui les anime luttera avec trop d'avantage contre
la cruelle prudence qui te défend de les secourir .
Ayant parlé ainsi , Mézala répandit un torrentde larmes
dontelle inonda son fils , qu'elle couvrait de baisers . Elle
voyait la mort se présenter à chaque instant à ses yeux sous
mille formes différentes ; et sans chercher à s'armer d'un
courage inutile , elle attendait en silence que le ciel disposât
de son sort , et lui offrait humblement le tribut d'un
coeur soumis et repentant .
Cependant , à travers tant de périls , Samir avait si habilement
conduit sa barque , qu'il avait atteint la montagne
où il espérait se retirer. Ravi d'un si heureux succès , il
jette un doux regard sur Mézala et l'encourage par les plus
tendres paroles. Puis s'élançant de la barque , il saute légè
320 MERCURE DE FRANCE ,
rement sur le rocher , tend les bras à sa bien-aimée , et
reçoit d'elle l'objet de leur commune affection .
Aussitôt que cet enfant chéri est dans les bras de son
père , un coup de vent repousse au loin la barque que
Mézala ne songe point à diriger , et la livre de nouveau à
la merci des flots . Elle tourne ses yeux vers la montagne ,
elle y voit tout ce qu'elle aime , elle se flatte qu'ils y sont
en sûreté , et son coeur palpite de joie . Mais un revers si
affreux plonge Samir dans le plus profond désespoir. Il
dépose l'enfant sur le rocher pour aller à la nage au secours
de sa bien-aimée ; mais les eaux qui s'avancent avec furie ,
vont enlever cet enfant; il faut d'abord lui chercher un
abri . Il gravit la montagne , et se retourne à chaque instant
pour ne pas perdre de vue Mézala . Hélas ! la barque
qui la porte se remplit de tous les malheureux qu'il avait
pris soin d'écarter , et s'engloutit bientôt après .
Les flots soutinrent un instant Mézala sur la surface des
eaux , qui semblaient ne consentir qu'à regret à l'ensevelir
dans leurs profonds abîmes ; elle tourna les yeux vers Samir
et vers son fils; les leva ensuite au ciel , pour le supplier
d'oublier sa faute , et lui recommander des objets si tendrement
aimés; jeta encore un regard sur la montagne , et
disparut pour jamais .
Purifiée par ce terrible baptême , Mézala se présenta avec
confiance devant le trône de l'Eternel , et alla se placer
dans le séjour des bienheureux , auprès des ames qu'une
erreur involontaire a éloignées un moment des sentiers
de lajustice. Elle vit bientôt arriver Samir , qui tenait encore
son enfant dans ses bras . Les eaux n'avaient pas tardé
à l'enlever du sommet de la montagne , mais il avait subi
son destin sans laisser échapper un murmure ; car , après
avoir perdu sa bien-aimée , la vien'avait plus pour luiaucun
charme.
Mme ANTOINETTE L. G*,
NOVEMBRE 1812 . 321
VARIÉTÉS .
SEINE
SPECTACLES .- Théâtre Feydeau. - La Vallée Suiss
DE
opéra en trois actes , musique de M. Weigel.
Lajeune Femme colere , opéra en un acte , musique de
M. Boyeldieu .
DPT
Ces deux opéras ont cela de particulier , que la musique
en a été faite après leur réussite : en effet , la Vallee Suisse
était primitivement un joli vaudeville en trois actes COMMA
C.... et Sévrin , applaudi sous le nom de Pauvre Jacques ef
tout Paris a vu au théâtre Louvois lajeune Femme colere
de MM. Etienne et Nanteuil. Ces deux ouvrages sont trop
connus pour que vous en donnions ici une analyse nouvelle
. Le succès mérité de Pauvre Jacques détermina M.
Weigel , maître de chapelle de Sa Majesté l'Impératrice
d'Autriche , à le mettre en musique . L'ouvrage, après avoir
fait le voyage de Paris à Vienne , escorté de couplets spirituels
, est revenu de Vienne à Paris embelli d'une musique
germanique. Cette production de M. Weigel , qui
n'était pas encore connu à Paris , n'embarrassera pas peu
les hommes à système qui , parlant de ce qu'ils ignorent ,
répètení , après quelques hommes intéressés à propager cette
opinion , que l'on ne fait en Allemagne que de la musique
bruyante , et que les Allemands , sur-tout depuis Gluck ,
préfèrent l'harmonie à la mélodie ; que diront-ils de cet
ouvrage d'outre -Rhin ? Déjà , sur l'annonce d'un opéra allemand
, le timbalier de l'orchestre de Feydeau cherchait
ses baguettes ; le cymbalier faisait remettre à son instrument
un anneau brisé en exécutant un opéra gracieux de
Nicolo ; on avait sur-tout donné la trombonne à nétoyer .
Mais , ô disgrace ! on ouvre la partition , et l'on n'y trouve
rien , absolument rien pour ces trois instrumens mélodieux;
que penser d'une innovation aussi dangereuse ? On ne fait
pas de bruit à Vienne , et Jérusalem Lélivrée a été applaudie
à Paris . Serait-il donc vrai , comme le disait le
marquis de Caraccioli , que les Français eussent l'oreille
doublée de maroquin? Ce qui m'empêche de partager toutà-
fait cette opinion , c'est le succès que vient d'obtenir la
Vallée Suisse . L'ouverture est gracieuse et pittoresque sans
le moindre effort ; on y remarque un effet piquant d'écho
répété à Poctave par les instrumens à vent , et d'autant
mieux placé , quele compositeur annouce ainsi que la scène
X
322 MERCURE DE FRANCE ,
doit se passer dans un pays de montagnes . M. Weigel a
mis beaucoup de musique dans ces trois actes : toujours
elle est mélodieuse et imitative; point de bruit , duchant ,
toujours du chant , sur le théâtre et jusque dans l'orchestre .
Mais on ne peut plaire à tout le monde ; et je me trouvais
placé à côté de M. Vacarmini , musicien très à la mode , et
qui assuraitgravementà ceux qui avaient la bonté de l'écouter
, que cette musique n'avait pas de couleur , manquait de
vigueur, et que la finale du second acte ne valait décidément
rien , parce que, disait-il , on n'y trouve ni brusques changemens
de tous , ni bruit des timbales ; M. Vacarmini ne
peut espérer de nous persuader qu'il y a plus de talent à
'faire du bruit qu'à être mélodieux.
Lajeune Femme colère est une jolie comédie qui réunit
des vers comiques à un but moral; sa réputation l'avait devancée
en Russie . M. Boyeldieu qui se trouvait dans ce pays
il y a quelques années , n'ayant pas de poëmes à sa disposition
, imagina de transformer cette comédie en opéra-comique
, et cette métamorphose n'a pas été moins heureuse
que celle du vaudeville; les morceaux de musique ont élé
placés avec intelligence , ils ne nuisent ni à l'action , ni au
dialogue : on retrouve dans ce nouvel opéra tout le charme
de l'ancienne comédie , auquel se joint celui d'une musique
que par la fraîcheur on croirait composée sous le ciel inspirant
de Naples plutôt que sur les bordsde laNéva .
Ces deux ouvrages sont parfaitement bien joués par MM .
Gavaudan et Chénard , et Mmes Regnaultet Desbrosses ; acteurs
justement aimés du public pour leur talent et pour
leur zèle.
- Odéon . Le succès d'Héloïse se soutient et s'affermit
à chaque nouvelle représentation : ce drame continue de
faire faire de bonnes recettes ; on s'accorde à y trouver
des scènes attachantes et sur-tout de beaux vers . Il faut
féliciter le public du théâtre de l'Impératrice de s'être montré
aussi sensible aux charmes d'une poésie élégante et qui
rappelle les bons modèles . B.
On a vu l'an dernier , sur le théâtre d'Olivier , ancien hôtel des
Fermes , un homme d'une force prodigieuse , désigné sous la dénomination
d'Hercule du Nord. Cet homme , qui a été vu à l'amphithéâtre
de l'Ecole de médecine, où il a démontré ses prodiges de force
et de souplesse , en présence de la Faculté de médecine , a mérité
cette dénomination : il est de moyenne stature , fortement et bien pris
NOVEMBRE 1812 . 323
dans toutes ses proportions ; le jeu de ses muscles est facile et bien
senti , ils sont tous visibles ; le dessinateur instruit , l'anatomiste
consommé peuvent facilement les reconnaitre et en faire la description.
Il semble que la nature ait donné à la famille de cet homme le privilège
d'une force spéciale ; car sa soeur , de plus petite taille que
lui,et un autre frère , figurent dans ces exercices et exécutent des
choses tellement prodigieuses , qu'elles sembleraient impossibles si
on les annonçait ici . C'est à l'ancien théâtre du Sr. Olivier . rue de
Grenelle-Saint-Honoré , qu'il faut aller pour les voir et en juger. Ce
spectacle a lieu tous les Dimanches , Mardis et Jeudis.
Cette famille vient d'associer à ses travaux M. Philibert , physicien
, élève de M. Garnerin , avantageusement connu , lequel commence
le spectacle par des expériences de physique expérimentale
qui sont d'un grand intérêt.
Aux Rédacteurs du Mercure de France.
En vous remerciant de la place que vous avez bien voulu accorder
dans votre Journal , à mes Observations sur les principaux spectacles
deParis, permettez-moi de relever deux fautes considérables qui se
sont glissées dans l'impression des deux phrases suivantes : Les
échanges qu'ils font quelquefois ne me paraît pas heureux ; mais ces
rôles sont exécutés le plus souvent avec une négligence extrême , et surtout
par l'orchestre. Il faut lire : Les échanges qu'ils font quelquefois
ne me paraissent pas heureux ; mais ils sont exécutés le plus souvent
avec une négligence extrême , et sur-tout par l'orchestre . La première
faute est si évidente que j'aurais cru inutile d'en parler , si elle eût
été seule ; la seconde l'est moins , et pourrait m'être imputée ; la
mauvaise exécution de forchestre ne peut s'appliquer aus rôles ,
mais aux meilleurs opéras comiques désignés par le pronom ils .
Vous avez très-bien fait , Messieurs , de renvoyer l'insertion de
mon article à la saison actuelle , bien plus favorable à l'examen des
objets qui y sont traités que celle où j'ens l'honneur de vous l'adresser
; mais je crois cependant devoir faire observer l'époque de
son envoi à vos lecteurs . qui seraient peut- être étonnés d'y trouver
M. Saint-Prix et Mile Devienne , dont la retraite est actuellement
décidée. Mon silence sur la reprise des débuts de Mme Boulanger ,
et ma proposition de remettre les Trois Fermiers et le Droit du Seigneur,
ne les surprendraient pas moins .
Veuillez , Messieurs , m'accorder l'insertion de ma lettre dans
votre prochain Numéro , et recevoir l'assurance de ma haute considération.
MARTINE .
X 2
324 MERCURE DE FRANCE , NOVEMBRE 1812 .
Y
SOCIÉTÉS SAVANTES . L'Académie des sciences , belles-lettres
et arts de Toulon , a tenu sa séance publique le 19 juillet 1812 , dans
la grande salle de la Mairie , au milieu d'un public nombreux et
choisi .
Les lectures ont eu lieu dans l'ordre suivant :
Discours d'ouverture par M. Demore , président.
Compte rendu des travaux de la classe des sciences et arts , par
M. Hermandez , secrétaire de la classe .
Compte rendu des travaux de la classe des lettres et beaux-arts ,
par M. Pons , vice - secrétaire .
Rapport sur un mémoire couronné , concernant le mal de mer, de
M. Kerandren , D. M. , par M. Pellicot.
Rapport sur les ouvrages de littérature envoyés au concours , par
M. Viennet .
Traduction en vers d'un psaume de David , par M. Lescallier.
Notice sur feu M. Venissut , membre de l'Académie , par M. Legrand.
Epitre à M. le sénateur comte *** . par M. Viennet .
Fragnent d'un poëme de Coluthus , intitulé : l'Enlèvement d'Hélène
, traduit par M. Raynaud , professeur au collége .
Le Jugement de Salomon , par M. Demore.
Essai sur la langue italienne et sur le Rinaldo du Tasse , par
M. Cavellier.
Epitre à Kotzbue , par M. Viennet.
L'académie . peu satisfaite des mémoires qui lui sont parvenus sur
la question qu'elle avait proposée pour l'an 1812 , a remis cette question
au concours dans les termes suivans :
<<Exposer quelle influence ont eue sur les sciences, les lettres et les
> arts , les institutions créées en leur faveur , ainsi que les récom-
➤ penses accordées à ceux qui les cultivent. >
Ce prix sera décerné en 1814 .
L'académie rappelle qu'elle a proposé , pour 1813 , la question
suivante :
« Donner l'histoire du scorbut ; présenter sa description , ses va-
> riétés , ses combinaisons , ses complications ; préciser et évaluer ses
> causes; indiquer son prognostic ; déterminer ses traitemens pro-
> phylactique et curatif. »
Ces deux prix consistent en une médaille d'or de 300 francs .
Elle accorde deux médailles de 100 fr. aux deux meilleurs ouvrages
qui lui parviennent dans l'année . Les mémoires lisiblement écrits , en latin ou français . doivent lui
parvenir avant le res juin de chaque année. Les auteurs ne se feront
point connaître ; ils mettront leur nom dans un billet cacheté , qui
portera dessus une devise qui sera répétée en tête du mémoire . Les mé noires pour les sciences seront adressés à M. Hermandez ,
secrétaire pour les sciences ; ceux pour les lettres , à M. Gosse , secrétaire
pour les lettres .
On ne recevra rien que d'affranchi.
POLITIQUE.
LES Américains soutiennent avec vigueur la seconde
guerre de l'indépendance. Les partis qui les ont jusqu'ici
divisés disparaissent devant les grands intérêts de la patrie,
et quelle que soit l'opinion politique de chacun , il n'y a
qu'une manière d'envisager tout ce qui tient à l'honneur
des armes , à la sûreté du pavillon , à l'inviolabilité du territoire
. L'événement fâcheux arrivé à Détroit n'a répandu
sur aucun point l'alarme et le découragement . Le général
Hull , après avoir été conduit à Montréal , a été renvoyé
sur parole à Washington , où sa conduite sera l'objet d'un
examen sévère .
C'est le 2 novembre que le congrès a dù s'assembler .
Les hommes raisonnables espèrent que M. Madisson sera
réélu à une grande majorité . M. Clinton , son concurrent
, est aussi un homme estimable , digne de toute la
confiance de ses concitoyens ; mais il n'a pas été éprouvé
dans des circonstances si difficiles , et dans les différends
avec les Anglais , où M. Madisson s'est distingué en montrant
autant de prudence que de fermeté . Il a fait récemment
une réponse très-remarquable à l'état de New-Jersey.
La voici :
« Monsieur , lorsque les Etats-Unis ont pris et fixé leur
rang parmi les nations de la terre , ils ont pris et fixé une
souveraineté commune sur les mers , ainsi qu'une souveraineté
exclusive dans les limites de leur territoire . L'un
est aussi essentiel que l'autre à leur caractère comme nation
indépendante. Quelque accommodans qu'ils aient
pu être sur des points contentieux , ou avec quelle modération
qu'ils aient enduré des injures accidentelles ou limitées
, ils ne peuvent jamais se soumettre à souffrir des
torts irréparables parleur nature , énormes par leur étendue
et indéfinis par leur durée , et qui sont avoués et justifiés
sur des principes qui feraient décheoir les Etats-Unis du
rang de puissance indépendante . Aucune portion du peuple
américain n'a eu une plus digne part à l'acquisition de
cehaut rang et des bienfaits inestimables quiy sont altachés
, que le peuple de New-Jersey. On ne peut donc rai
326 MERCURE DE FRANCE ,
sonnablement attendre d'aucun autre plus de zèle patriotique
à maintenir , par l'épée , les droits incontestables et
inaliénables qui ont été acquis par elle , et qu'il est reconnu
impossible de maintenir autrement . "
Les corsaires américains commencent à inquiéter vivement
le commerce anglais. Voici à cet égard une note
authentique.
« Le 18 juin 1812 , les Etats-Unis déclarèrent la guerre
à l'Angleterre , et le 10 août on comptait go corsaires en
croisière contre le commerce anglais . Avantle 12 septembre
, les navires avaient capturé et envoyé dans les ports
des Etats-Unis 145 navires anglais marchands , dont il y
-en avait plusieurs qui avaient des cargaisons estimées chacune
au -delà de deux millions de franes , comme aussi une
frégate de 49 pièces de canon , et une corvette de 20 pièces
de canon. Le 16 septembre , on comptait 107 corsaires
armés ou en armement , appartenant au seul Etat de Massachussets
, et qui seraient tous en croisière avant la fin
d'octobre. A cette même époque , le président des Etats-
Unis avait déjà accordé 640 commissions de lettres de
marque. "
L'amiral Warren est attendu sur la côte d'Amérique
avec une escadre ; tout se dispose pour le bien recevoir :
« Vient- il , dit le National intelligencer, avec le même caractère
que M. Jackson de Copenhague , pour négocier
la paix? Vient-il demander la ruine de notre petite marine
ainsi que l'abandon de nos matelots pressés , et du droit
de naviguer sur l'Océan ? Vient- il, suivant l'expression anglaise
, déchaîner contre nous les chiens de la guerre ?
Vient-il nous proposer l'esclavage comme la seule condition
à laquelle nous puissions obtenir la paix? Si cela est, le
résultat peut être facilement prévu. Quelques puissent
être les propositions de sir Warein , ajoute la gazette de
Boston , cela importe peu; la guerre sera continuée jusqu'à
ce que le Canada soit conquis.
Depuis le commencement de la guerre les propriétés territoriales
ont singulièrement accru de valenr ; beaucoup de
capitalistes sont déterminés par les circonstances à placer
leurs fonds en terres ; cette nouvelle direction donnée aux
capitaux et à l'industrie peut être très-favorable aux Etats-
Unis , augmenter leur force réelle et leur population.
Les derniers coups de vent qui ont régué sur les côtes
d'Angleterre ont occasionné les plus grands dégâts dans la
nuitdu26à celle du 27; les vaisseaux de guerre ont résisté,
NOVEMBRE 1812 . 327
mais beaucoupde bâtimens de commerce ont péri, d'autres
ont éprouvé de très-fortes avaries . Les convois revenant de
la Baltique ont été séparés pardes coups de vent, et on est
inquiet du plus grand nombre des bâtimens qui les composaient.
Les nouvelles d'Espagne continuent à être pour les Anglais
conformes à ce que nous avions cru pouvoir présager.
On a reçu le 5, à Londres , la nouvelle de lalevée de ce siége de
Burgos , que tant de lettres particulières annonçaient devoir
se rendre vers le 20 octobre. Les papiers ministériels sont
tout-à-fait désappointés ; ils n'osent élever la voix contre
lord Wellington , mais ils insinuent que le gouvernement
lui avait fourni tout ce qui lui était nécessaire , que toutes
ses demandes avaient été accordées avec empressement , et
même outre-passées , et ils laissent le lecteur tirer les conséquences
de ces assertions . Voici à cet égard les réflexions
du Statesman .
« Les lettres d'Espagne , dit- il , continuent à annoncer
que l'armée de lord Wellington a beaucoup de malades .
L'officier qui commande à Burgos est celui qui a fait échouer
les différentes tentatives de sir Home Popham , et a fait
prisonniers en différens endroits un grand nombre d'aspirans
de marine et de matelots. Il paraît que l'armée de
Portugal , forte de 30 mille hommes , suit lord Wellington
dans son mouvemement de retraite de devant Burgos .
>>LordWellington s'estdéterminé à renoncer à une entreprise
qu'il a regardée comme désespérée , et dans laquelle
il n'eût pu réussir qu'en sacrifiant un grand nombre
d'hommes précieux. Les gardes et le 91ª régiment montagnards
écossais , nouvellement débarqués à la Corogne ,
ne feront à peine que compenser les pertes récentes de
notre armée . Si on avait voulu sérieusement , dit un de nos
correspondans , soutenir le marquis de Wellington et la
cause qu'il défend , il fallait lui envoyer 20 mille hommes
immédiatement après la prise de Salamanque ; un effort
extraordinaire à cette époque aurait produit une grande
économie d'hommes et d'argent , et on n'aurait pas laissé
détériorer faute de secours une cause qui offrait alors un
aspect aussi formidable . Que l'on compare , en effet , notre
situation générale après l'affaire de Salamanque , et celle
qui se présente aujourd'hui à nos réflexions. Après cette
affaire on nous proclamait les maîtres et les libérateurs de
l'Espagne . Lord Wellington a fait un mouvement vers le
centre,dont le résultat a été de mettre aussi en mouvement
328 MERCURE DE FRANCE ,
et de faire réunir toutes les forces françaises dans le midi .
Pendant ce tems , l'armée qui avait sa retraite sur Burgos ,
se représentait en ligne ; lord Wellington a été obligé de
revenir sur ce point. Burgos et Pancorvo devaient être
emportés; Burgos a tenu , et au lieu d'être forcé , Pancorvo
avu déboucher l'armée ennemie , qui inquiète lord Wellington
dans sa retraite , tandis que les armées réunies du midi
et du centre forment une masse imposante , libre de se
porter où elle le jugera convenable. Voilà des résultats
évidens qui frappent tous les esprits , et qui sont bien loin
des espérances qu'on nous avait données .
>>Malgré toutes les protestations de joie , de dévouement
et de loyauté , l'armée espagnole nous rend très-peu de
service , et le peuple ne montre pas beaucoup de chaleur
pour sa propre cause; on voit qu'il désire un gouvernement
et la fin de ses maux; mais il ne paraît pas l'attendre de
nous et de notre alliance , et ne compie pas que nous
puissions rester assez long-tems pour le protéger. »
Les ordres les plus pressaannss ont été envoyés à Portsmouth
, Plymouth et autres dépôts de la marine , pour préparer
immédiatement pour la mer tous vaisseaux de guerré
en état de la tenir , et redoubler d'activité dans la presse des
matelots ,attendu qu'on avaitreçu la nouvelle que plusieurs
petites escadres françaises se trouvent dans ce moment
prêtes à mettre en mer à Lorient , à Brest , au Havre , à
Rochefort et à Bordeaux , et destinées pour la côte d'Amérique.
Elles doivent sortir au moment où les vaisseaux de
blocus seront forcés de s'éloigner de la côte par la violence
des vents , ce qui a lieu ordinairement pendant cette saison
de l'année .
On s'étonne de ne pas voir ici les Anglais mettre
en ligne de compte la flotte de Toulon , celle de l'Escaut
et celle du Texel , dont les mouvemens tiennent continuellement
en haleine leurs escadres d'observation . Au
surplus , l'état de leur marine qu'ils viennent de publier ,
va s'augmenter encore par un de ces procédés familiers à
l'Angleterre etla conséquence ordinaire de son alliance ; on
assure qu'on attend à Portsmouth pour y être en dépôt , et
garantir du danger d'étre prise , la flotte russe de la Baltique.
Cet acte parle-t-il assez haut ? a-t-il besoin d'interprétation?
et ne voit-on pas clairement que dans la guerre
que l'Angleterre excite , entretient et soudoie , son but véritable
, son but unique , est de se rendre maîtresse de la
amarine de toutes les nations , qu'elle entraîne au combat ;
NOVEMBRE 1812 . 329
amis , ennemis , neutres ? tout est indifférent , tout est de
bonne prise ; l'Angleterre ne se croira en sûreté qu'an
moment où elle aura réduit toutes les puissances de l'Europe
, non pas seulement à baisser pavillon devant elle ,
mais à n'en pas avoir un. Voilà le but unique de sa politique
, et si la flotte russe entre dans ses ports , on sera
bientôt à même d'apprécier cette insidieuse hospitalité .
Le Moniteur a publié le 25º Bulletin de la Grande-Armée ;
il est ainsi conçu :
A Reilskoë , le 20 octobre 1812.
Tous les malades qui étaient aux hôpitaux de Moscou , ont été évacués
dans les journées du 15 , da 16 , du 17 et du 18 sur Mojaisk et
Smolensk . Les caissons d'artillerie , les munitions prises , et une
grande quantité de choses curieuses , et des trophées ont été emballés
et sont partis le 15. L'armée a reçu l'ordre de faire du biscuit
pour vingt jours , et de se tenir prête à partir; effectivement l'Empereur
a quitté Moscou le 19. Le quartier-général était le même jour
àDesna.
D'un côté , on a armé le Kremlin et on l'a fortifié : dans le même
tems on l'a miné pour le faire sauter . Les uns croient que l'Empereur
veut marcher sur Toula et Kalouga pour passer l'hiver dans ces
provinces en occupant Moscou par une garnison dans le Kremlin.
Les autres croient que l'Empereur fera sauter le Kremlin et brûler
les établissemens publics qui restent , et qu'il se rapprochera de cent
lieues de la Pologne pour établir ses quartiers d'hiver dans un pays
ami , et être à portée de recevoir tout ce qui existe dans les magasins
de Dantzick , de Kowno , de Wilna et Minsk , pour se rétablir des
fatigues de la guerre : ceux-ci font l'observation que Moscou estéloigné
de Pétersbourg de 180 lieues de mauvaise route , tandis qu'il n'y
a de Witepsk à Pétersbourg que 130 lieues ; qu'il y a de Moscou à
Kiow 218 lieues , tandis qu'il n'y a de Smolensk à Kiow que 112lieues ,
d'où l'on conclut que Moscou n'est pas une position militaire ; or ,
Moscou n'a plus d'importance politique , puisque cette ville est brûlée
et ruinée pour cent ans .
L'ennemi montre beaucoup de Cosaques qui inquiètent la cavalerie:
l'avant-garde de la cavalerie , placée en avant de Vinkovo , a
été surprise par une horde de ces Cosaques ; ils étaient dans le camp
avant qu'on pût être à cheval . Ils ont pris un pare du général Sébastiani
de cent voitures de bagages , et fait une centaine de prisonniers
. Le roi de Naples est monté à cheval avec les cuirassiers et les
carabiniers , et apercevant une colonne d'infanterie légère de quatre
330 MERCURE DE FRANCE ,
bataillons , que l'ennemi eavoyait pour appuyer les Cosaques ,
chargée , rompue , et taillée en pièces . Le général Dezi , aide-decamp
du roi , officier brave , a été tué dans cette charge qui honore
les carabiniers .
Le vice- roi est arrivé à Fominskoë . Toute l'armée est en marche.
Le maréchal duc de Trévise est resté à Moscou avec une garnison.
Le tems est très-beau , comme en France en octobre , peut-être un
peu plus chaud ; mais dans les premiers jours de novembre on aura
des froids . Tout indique qu'il faut songer aux quartiers d'hiver. Notre
cavalerie sur-tout en a besoin . L'infanterie s'est remise à Moscou ,
et elle est très-bien portante.
Tout annonçait depuis quelques jours à Varsovie et à
Wilna le grand mouvement qui s'opère. Les lettres de
ces deux villes , en date des premiers jours de novembre ,
le font regarder comme une preuve nouvelle de ce coupd'oeil
rapide, de cette sûreté de combinaison , de cette vaste
tactique qui rend l'Empereur présent par ses manoeuvres
aux lieux mêmes où il n'est pas , et rend la sécurité la plus
entière aux pays que son éloignement paraissait laisser
sans défense . Varsovie , Wilna , toute la ligne d'opérations
et de communications sont couverts de troupes de renforts
qui marchent vers leur destination. Le corps du maréchal
duc de Castiglione a marché au secours du prince de
Scharzenberg et du général Regnier , pressés par les armées
russes du Danube et de la Volhinie réunies sur le Bug. Les
incursions faites dans le duché de Varsovie se sont bornées
à des courses de Cosaques ; mais déjà le prince de Scharzenberg
avec ses seules forces , en les ménageant avec habileté
, et en changeant fréquemment de direction et de disposition
, a regagné les hauteurs de Biesc. Tous les plans
de l'ennemi ont été déjoués par la coopération et la valeur
des Saxons et des Autrichiens , soutenus par le 7º corps
aux ordres du général Regnier.
Voici , relativement au 25 bulletin , les réflexions qui
viennent de paraître dans un de nos journaux les plus accrédités
.
« Les mouvemens de la Grande-Armée indiqués dans le
25º Bulletin , étaient annoncés depuis quelques jours par
les lettres particulières de Moscou. La marche rapide de
l'armée sur cette ville et la brillante victoire de la Moskowa
auraient dû assurer aux vainqueurs des quartiers
d'hiver commodes , si la rage et le désespoir d'un ennemi
barbare ne lui avaient suggéré l'affreuse résolution de dé-
00
NOVEMBRE 1812. 33г
truire , de ses propres mains, une des capitales de son
Empire. Dès que Moscou était réduit en cendres , ce n'était
plus qu'un avant-poste de l'armée française , dont l'occupation
devait être subordonnée au plan général de la campagne.
Or , quel doit être , à la fin du mois d'octobre , le
principal et même le seul but d'un sage capitaine qui se
trouve à la tête d'une immense armée au milieu de la
Russie , si ce n'est celui de s'assurer des quartiers d'hiver
avant que la mauvaise saison ne vienne le surprendre ?
Dans les premiers jours de novembre , l'hiver de Russie
peut commencer d'un moment à l'autre , l'abondance des
pluies ou des neiges rend les chemins impraticables jusqu'à
l'époque des grandes gelées ; le froid humide , bien.
plus redoutable que le froid sec , menace la santé des troupes
. La prudence veut impérieusement qu'une armée ,
avant cette époque , ait pris des cantonnemens d'hiver tranquilles
, commodes et étendus . Il ne suffit pas de rester
dans l'inaction , il faut qu'une masse aussi considérable
d'hommes et de chevaux s'éparpille sur une étendue de
ferritoire capable de les nourrir ; il leur faut des abris , des
couchers ; il faut enfin que ces quartiers soient couverts par
une chaîne de postes qui empêchent tout parti ennemi d'y
pénétrer et de troubler le repos des troupes. Ce ne sont
même ni les plans militaires , ni les positions topographiques
qui décident le choix d'un cantonnement d'hiver ; la
quantité des vivres et la facilité de recevoir de nouvelles
ressources y ont souvent la plus grande part. Ce sont de
semblables considérations qui , dans la campagne de 1807 ,
décidèrent l'Empereur à quitter la Prusse-Orientale , et à
ramener son armée victorieuse sur les bords fertiles de la
Vistule , où elles passèrent l'hiver dans l'abondance , en
couvrant, par leur position , le siége de Dantzick , et d'où
elles s'élancèrent , au retour de l'été , pour aller dicter les
lois de la paix à Friedland et à Tilsitt. Le plan de la campagne
actuelle est tracé sur une échelle trop grande , pour
qu'on puisse se permettre aucune supposition sur le choix
des quartiers d'hiver que l'armée va prendre. Ira-t- elle
occuper Kalouga et ses environs fertiles ? Menacera-t-elle
Kiovie et les derrières de l'armée de Tormasow ? Couvrira-
t-elle le siége de Riga ? Ou restera-t-elle à Witepsk
et Smolensk dans une position centrale , d'où elle pourra ,
au premier moment d'une saison favorable , se porter partout
où l'appelle la victoire ? Quelle que soit la position
dont l'armée fera choix pour ses cantonuemens d'hiver ,
332 MERCURE DE FRANCE ,
4
soyons assurés que , dans leur repos comme dans leur activité
, nos invincibles légions commanderont le respect
auxhordes ennemies , et rendons grâces à cette prévoyance
qui sait également précipiter la marche de la victoire et
s'arrêter au point où l'ordonne la sagesse. Pensons avec
plaisir que nos amis , nos frères , nos fils , rassemblés autour
des drapeaux de la patrie , vont goûter quelques instans de
repos. S'il fallait même acheter ce repos par de nouveaux
combats , il est bon d'observer que le fruit de ces combats ,
quelque brillans qu'ils soient , ne peut ni ne doit être que
Ja dispersion des colonnes ennemies , qui peut-être appuient
ces bandes de Cosaques par lesquelles les positions
sur la Nara ont été inquiétées . Tous les mouvemens
que l'armée pourra faire n'auront pour but que de s'assurer
des cantonnemens d'hiver aussi abondans et aussi tranquilles
que possible. Ces mouvemens exigent nécessairement
une grande ligne d'opérations ; et Moscou étant à
l'extrémité de la position qu'occupe l'armée , le quartiergénéral
, foyer de tous les mouvemens , ne pouvait plusy
rester. Dire que l'Empereur a quitté Moscou , c'est seulement
dire que ce père des soldats se porte partout où de
grandes opérations exigent sa présence. Ses regards ont
commandé la victoire , ses regards veilleront encore à la
sûreté de l'armée victorieuse. "
S....
ANNONCES .
II , III , IV , Ve et VIe cahier de la cinquième souscription , o
50, 51 , 52 , 53 et 54e de la collection des Annales des Voyages , de
laGéographie et de l'Histoire , publiées par M. Malte-Brun .
Chaque mois , depuis le 1er septembre 1807 , il parait un cahier
decet ouvrage , de 128 ou 144 pages in-8°, accompagné d'une estampe
ou d'une Carte géographique , quelquefois coloriée .
Les première , deuxième , troisième et quatrième souscriptions (formant
16 volumes in-8° avec 48 cartes ou gravures ) sont complètes ,
et coûtent chacune 27 fr. pour Paris , et 33 fr. franc de port. Les personnes
qui souscrivent en même tems pour les cinq souscriptions ,
payent les trois premières 3 fr. de moins chacune.
Le prix de l'abonnement pour la cinquième souscription est de
27.fr. pour Paris , pour 12 cahiers , et de 33 fr . rendus francs de
port par la poste. L'argent et la lettre d'avis doivent être affranchis
NOVEMBRE 1812 . 333
et adressés à Fr. Buisson , libraire - éditeur , rue Gilles-Coeur , nº 10 ,
à Paris.
Traduction nouvelle des OEuvres complètes de Tacite ; par M. Gallon
de la Bastide . Trois vol . in-80. Prix . 18 fr .. et 22 fr. 50 c.
franc de port. Chez l'Auteur , rue Helvétius , nº 12 ; Tardieu de
Nesle et Compe , libraires , quai des Augustins , nº 37 ; Petitet
Delaunay , libraires , au Palais-Royal.
Bibliothèque religieuse , morale , instructive , eto.; avec de courtes
réflexions philosophiques et bibliographiques , ou Répertoire analytique
et raisonné des ouvrages sur la religion la morale et l'éducation
; précédé d'observations critiques dont le but est d'éloigner des
mains de la jeunesse les livres dangereux , et de lui inspirer un véritable
amour pour ceux qui sont consacrés par les principes de la refigión
, de la morale et du goût. Première livraison , Douze livraisons ,
suivies d'une table alphabétique des ouvrages et des auteurs, formeront
la souscription. Prix , 10 fr. , franc de port dans tout l'Empire.
Chez Beauce , libraire , rue J.-J. Rousseau , nº 14.
Beautés de l'Histoire , ou Tableau des vertus et des rices . Ouvrage
àl'usage des jeunes gens des deux sexes et des maisons d'éducation.
Nouvelle édition , corrigée avec beaucoup de soin , et augmentée de
50 pages environ ; ornée de 4 vignettes représentant des sujets allégoriques
, gravés avec soin d'après les dessins de M. Monnet. Un
vol . in-12. Prix , 3 fr . , et 3 fr. 90 c. franc de port. Chez L. Duprat-
Duverger, rue des Grands- Augustins , nº 21 .
Leçons sur la poésie sacrée des Hébreux ; par M. Lowth , professeur
de poésie à l'Université d'Oxford , ensuite archidiacre de Winchester
, et successivement évêque de Limerick , de S. David . d'Oxford
et de Londres ; traduites pour la première fois du latin en français
. Deux vol . in-8° . Prix , 10 fr. , et 12 fr . 50 c. franc de port. A
Lyon , chez Ballanche , père et fils ; à Paris , chez A. A. Renouard ,
rue Saint- André - des -Arcs , nº 55 ; chez Lenormant , rue de Seine ,
nº 8 ; et chez Brunot-Labbe , libraire de l'Université , quai des Augustins.
Histoire de France pendant le dix-huitième siècle ; par Charles
Lacretelle , membre de l'Institut , professeur d'histoire à l'Académie
de Paris . Troisième édition , revue et corrigée ; 6 vol. in-8°
de plus de 2400 pages , imprimés sur papier carré fin d'Auvergne ,
et caractères neufs . Prix , 30 fr. , brochés; et37 fr. 50 cent. franc de
334 MERCURE DE FRANCE ,
port. En papier vélin le prix est double. Chez Fr. Buisson, libraireéditeur
, rue Gilles - Coeur , nº 10. On affranchit l'argent et la lettre
d'avis.
Guide du Commerçant en gros et en détail ; ouvrage essentiel aux
tribunaux de commerce , qui y trouveront les avis du conseil d'état
et les arrêts de la cour de cassation décidant les questions que l'exécution
du Code de commerce a fait naitre ; utile aussi aux agens de
change , courtiers de commerce , commissionnaires , fabricans , manufacturiers
, entrepreneurs de diligences et voitures publiques , etc .;
et généralement à toutes les personnes qui s'occupent du commerce ;
par M*** , ancien avocat du barreau de Paris , auteur de différens
ouvrages de législation et de jurisprudence . Un vol. in-12. Prix , 2 fr .
50 cent. , et 3 fr. 25 c. franc de port. A la librairie d'éducation et de
jurisprudence d'Alexis Eymery , rue Mazarine , nº 30 ; et chez Arthus-
Bertrand , libraire , rue Hautefeuille , nº 23 .
Le Numéro 64 du Monthly Repertory of english litterature , arts ,
sciences , etc. , etc. , vient de paraitre . Ce journal , écriten anglais ,
continue à nous faire connaitre tout ce qui paraît de mieux enAngleterre
en littérature , arts , sciences , etc. Ce Nº contient les articles
suivans : 10. Revue des principes de religion les plus importans .
2º. Géographie d'Itacha , par Gell. 3º. Itinéraire de la Grèce , par le
même. 4º. Sur la discipline militaire et sur les institutions de l'empire
britannique , par le capitaine Pasley . 5°. Salmagundi , par Lambert.
Ouvrage sur le même plan que le Spectateur. 6º . Narration
d'une expédition à Candy , par Johnston . 7°. Transactions de la
société des arts , manufactures, etc. , etc. 80. Remarques critiques
sur Shakespeare. 9° . Origine des mots lusithania . gaul . celte , etc.
10º. Poésies et autres. Prix de la souscription , 35 fr. par an , y com.
pris le port pour l'empire français ; et 40 fr. pour l'étranger ; pour
sixmois 20 fr. , et 22 fr. 50 c. fraue de port pour l'étranger.
Les lettreset l'argent doivent être affranchis et adressés à M. Galignani
, rédacteur , rue Vivienne , nº 17.
Almanach des Gourmands . VIIIe ANNÉE . Un vol. in - 18 . Prix ,
3 fr. , et 3 f. 60 c. franc de port. Chez J. Chaumerot , libraire
place Saint-André-des -Arcs , nº 11 ; et chez Chaumerot jeune , lib . ,
Palais-Royal , galeries de bois , nº 188 .
1
Falkenberg , ou l'Oncle , imité de l'Allemand de Mme Pichler , par
Mme Isabelle de Montolieu. Deux vol. in- 12 . Prix , 4 fr . , et 5 fr .
franc de port. Chez Delaunay , libraire , Palais -Royal , galeries de
bois; et chez Arthus-Bertrand , libraire , rue Hautefeuille , nº 23.
NOVEMBRE 1812 . 335
MUSIQUE. - La Cosa rara. - N° 1 , air chanté par M. Crivelli :
Piu bianca . Prix , I fr. 50 с. - No 2 , par Porto : Lallia mia , I fr.
50 c. - No 3. par Mme Barilli : Dolce mi parve , I fr. 50 c. -N° 4 ,
canon à trois voix , chanté par Mmes Barilli , Neri et Goria : Per
pieta non si , I fr . 50. - No 5 , air chanté par Mme Barilli : Cosola le
pene, 1 fr . 50 с. Nº 6. duo chanté par M. Porto et Mme Barilli :
Pace caro mio sporo , I fr . 50 с . - No 7 , canzanette chanté par Mile
Neri : Viva la Regina , 1 fr . 50 с . - Le tout avec accompagnement
de piano ou harpe , et traduction française. Chez Carli éditeur ,
inarchand de musique , péristyle du théâtre Favart , côté de la rue
Marivaux.
Il a paru depuis quelque tems une carte faite spécialement pour
servir à l'intelligence des 14 premiers bulletins de la campagne de
1812. Cette carte , sur laquelle on a tracé les positions , les marches ,
les points de combats , et les quartiers généraux de la Grande- Armée ,
est destinée à présenter le tableau des opérations militaires relatives à
laconquête et au rétablissement du royaume de Pologne. Les évènemens
n'étant conduits que jusqu'à la bataille de Smolensk , on a disposé
une seconde carte qui donnera la suite de la campagne , la
marche des Français de Smolensk à Moscou, et la retraite des Russes
derrière Kalouga , Toula et Kolomna . Ce travail est terminé et sera
incessamment publié. Chez Lenormant, rue de Seine, nº 8 ; Magimel,
rue de Thionville : près du Pont-Neuf; Delaunay , Palais -Royal ,
galeries de bois ; Goujon , rue du Bac , près du Pont-Royal ; Dezauche
rue des Noyers .
AVIS. - Nouveaux poêles économiques de l'invention de M. Ravelet
, rue Contrescarpe , nº 12, près l'Estrapade ; auteur de plusieurs
objets relatifs à l'économie du combustible , au moyen desquels on
échauffe les plus vastes ateliers , une maison entière , tout un appartement
, et chaque étage en particulier .
Depuis l'augmentation progressive du bois , l'usage des poêles de
faïence et autres s'est généralement répandu en France. Ces poêles ,
par le vice de leur construction , loin de diminuer la consomination
du combustible , l'augmentent ; tous ayant l'inconvénient de consommer
, par la combustion , l'air intérieur des appartemens , et le
vide n'étant remplacé que par celui qui y pénètre par les jointures
des portes , il en résulte que la chaleur ne peut y être entretenue
336 MERCURE DE FRANCE , NOVEMBRE 1812 .
qu'en alimentant continuellement le foyer par de nouveaux combustibles
, consommation qui surpasse celle d'un feu de cheminée.
La combustion du poêle que présente M. Ravelet n'est entretenue
dans le foyer que par un courant d'air extérieur ; indépendamment
du calorique qui en pénètre toute la circonférence , il lanceparticulièrement
dans l'appartement , par seize bouches de chaleur, un courant
d'air embrasé de six pouces de diamètre. Ce volume est dirigé à
volonté dans toutes les pièces qui en dépendent par des soupapes de
communication de l'une à l'autre , et forment un courant d'air rapide
qui échauffe et renouvelle sans cesse celui de toutes les pièces où il
circule , dont la surabondance est évacuée par un ventilateur placé à
un des carreaux de celle la plus éloignée du foyer , moyen unique de
se procurer une chaleur vive et salubre , qui rend une habitation saine
et agréable , avantage incontestable qui doit mériter et obtenir l'assentiment
de tous les gens éclairés .
L'auteur se propose d'en établir de toutes dimensions , des simples
pour les ateliers , d'autres vernis et dorés pour les appartemens; les
foyers étant de fonte résistent à l'action d'uu feu violent , sans qu'il
soit à craindre aucun danger pour le feu . Etant placée au centre du
poêle , ayant pour intermédiaire la colonne d'air froid qui s'élève
dans toute sa circonférence , et à sa base le cendrier et le récipient
d'air extérieur , l'inflammation est impossible.
Enfin , ces poêles chauffant à volonté avec du bois ou du charbon
de terre , un décalitre de ce dernier combustible ou une bûche suffisent
pour échauffer un appartement toute une journée ; la chaleur
étant portée à un degré convenable , il ne s'agit que de fermer la
soupape du récipient d'air extérieur , celle du ventilateur et celle du
tuyau qui dirige la fumée du foyer au-dehors .
ERRATA pour le dernier No.
Page 278 , ligne 38 , 50 pages , lisez : 60 , et dans le reste de l'article
, substituez 60, toutes les fois qu'il y a 50.
LE MERCURE parait le Samedi de chaque semaine , par Cahier
de trois feuilles .- Le prix de la souscription est de 48 fr. pour
l'année ; de 24 fr. pour six mois ; et de 12 fr. pour trois mois ,
franc de port dans toute l'étendue de l'empire français . -Les
lettres relatives à l'envoi du montant des abonnemens , les livres ,
paquets , et tous objets dont l'annonce est demandée , doivent être
adressés , francs de port , au DIRECTEUR GÉNÉRAL du Mercure de
France , rue Hautefeuille , N° 23 .
1
MERCURE
DE FRANCE.
CINE
N° DXCII . - Samedi 21 Novembre 1812 .
POÉSIE .
LE SIÉGE DE PALMYRE , OU ZÉNOBIE.
FRAGMENT DU CHANT TROISIÈME .
Dénombrement de l'armée de l'Orient . Harangues d'Aurélien et de
Zénobie à leurs armées .
DES enfans dú soleil l'étendard se déploie ,
Et l'écho retentit des concerts de la joie .
Pour briser des Romains le glaive impatient ,
Zénobie à son char entraîne l'Orient .
De l'Euphrate et des murs de Palmyre alarmée
Un sage qu'elle honore a conduit son armée ,
Longin dont la valeur justifiait son choix ,
Qui fit fleurir son sceptre et médite ses lois .
Son épée à la main , il avance avec elle ;
D'un feu tranquille et doux son regard étincelle .
Sa démarche , son air , ses traits , ses cheveux blancs ,
Son corps cicatrisé par la gloire et les ans ,
Ce front toujours serein qui veille sur l'Empire ,
Où siége le génie , où la vertu respire ,
Y
333 MERCURE DE FRANCE ,
Aux accents de la mort ont plus de majesté ,
Et le filsde l'Asie aime à voir sa fierté .
Tel sur le mont fertile et couvert d'un bois sombre ,
Dont un rayon du jour à peine éclaircit l'ombre ,
Placé seul à l'écart , un cèdre révéré ,
De pompeux souvenirs et d'honneurs entouré ,
Tranquillement assis sur le torrent des áges ,
S'élève dans la nue et brave les orages .
Les zéphirs à l'entour ne cessent de voler ,
Et les hameaux voisins viennent le contempler .
Sans nuage , sans voile , et l'oeil sur la vallée ,
Où des peuples divers la foule rassemblée
Vient de Palmyre en deuil protéger les remparts ,
Le soleil de ses feux couvre les étendards .
Un vent frais des palmiers ranime la verdure ,
Et des ruisseaux au loin prolonge le murmure .
Les échos sont muets , les airs silencieux ,
Les vallons enchantés , les bois harmonieux .
Tout-à- coup la terreur , sur le char du tonnerre ,
Jusqu'en ses fondemens ouvre , ébranle la terre ;
Vers le Nord alarmé l'horizon s'obscurcit ,
Etde ces longs accens l'espace retentit :
Zélés adorateurs qui de la cité sainte
Protégez les autels et défendez l'enceinte
Des droits de l'Orient invincibles soutiens ,
Fidèles alliés , généreux citoyens ,
Je suis toujours pour vous le Dieu de la lumière .
L'Europe des combats a r'ouvert la carrière :
A la voix de l'honneur , prêts à vous élancer ,
Dans la lice avec elle entrez sans balancer ;
Remplissez vos sermens . La fortune soumise
Aux enfans des héros qu'elle aime et favorise
Asuivi mes drapeaux , comblé tous vos désirs ,
Et de Rome avec joie entendu les soupirs .
Mais le sort va changer. Rome reprend son lustre ;
Je vois son glaive aux mains d'un Empereur illustre .
Pour mieux lui résister , soyez toujours unis ,
Et vengez des forfaits trop long-tems impunis.
Déployez cet orgueil , ces traits de vive flamme ,
Ces transports , cette ivresse et cette grandeur d'ame
NOVEMBRE 1812 . 339
Qui doivent à vos lois soumettre le Destin ,
Etrendre avec mes fils le Désert libre enfin .
Unhomme contre moi forme une ligue impie ;
Allez vaincre , il est tems que le crime s'expie .
Frappez des ennemis , sans cesse plus altiers .
Qui viennent embrâser mon temple et vos foyers .
L'Occident vous menace , et l'aigle vous assiége .
Peuples qu'a soulevés leur fureur sacrilége ,
Songez à recueillir le fruit de vos exploits ;
Défendez vos autels , ma puissance et vos droits .
1
Aces mots , du soleil , et plus vive et plus belle ,
Sur un ciel plus riant la lumière étincelle .
L'armée a ressenti l'ivrese du succès
Et la joie à la peur ne laisse aucun accès .
De son Empire en deuil les phalanges serrées ,
Fières de leur grand nom , de sa flamme enivrées ,
Accompagnaient la reine , et dans leur noir transport ,
Venaient jurer de vaincre ou de chercher la mort.
,
Sur un coursier fougueux , auprès de Zénobie ,
La belle Arsinoë , l'honneur de l'Arabie
Faite pour la victoire et les jeux des combats
Du brave triomphant célébrait le trépas .
D'un dragon furieux les ailes déployées ,
Avides de carnage et dans le sang noyées ,
S'élançaient de son casque , et sur son bouclier
De la guerre et des arts s'élevait le laurier.
Le feu qui de l'Empire annonce la durée ,
Et brille dans les rangs d'une lueur sacrée ,
Sur un autel couvert de fleurs et de rubis
Fixait d'Arsinoë les regards éblouis .
Charmé de la revoir plus calme et plus altière ,
L'astre immortel du jour écoutait sa prière .
D'amazones de Tyr , d'Emèse , de Sidon ,
Des filles du soleil un rapide escadron ,
Dans l'âge de l'amour , à son culte infidelle
Pour voler sur ses pas , se rangeait auprès d'elle .
,
Compagnes de ma gloire , ô vous dont la valeur
D'un sexe délicat méprise la langueur ,
,
Y 2
340 MERCURE DE FRANCE ,
Vous l'orgueil de l'armée , et le soutien d'un trône '
Qu'en tout tems dans nos murs votre épée environne ,
Chères soeurs , écoutez : voilà ces vils Romains ,
Qui toujours dans le sang viennent tremper leurs mains ;
Les voilà ; vengeons -nous , vengeons les pleurs du monde ,
Et que d'un sang impur la terre au loin s'inonde.
Elle dit , et ses soeurs répètent ses accens ;
La reine les appelle et reçoit leurs sermens .
Sur un char fastueux tranquillerment assise ,
Ivre de la fortune à son sceptre promise .
D'un peuple qui l'adore , et qu'elle rend heureux ,
Comme l'astre du jour , elle reçoit les voeux.
Mais des Palmyréens , dans un morne silence ,
Le pesant escadron autour d'elle s'avance .
Leurs coursiers irrités brillent d'un triple airain ,
Et l'arc impatient éclate dans leur main .
Comme un serpent vomi de la nue enflammée ,
Adiriger son vol leur flèche accoutumée ,
Par un bras vigoureux lancée avec effort ,
Siffle et des airs tremblans précipite la mort.
Leur armure est d'airain , et placé sur leur tête ,
Le fer de mille coups repousse la tempête .
Zabdas les commandait , Zabdas qui de Memphis ,
De Thèbes , de Barca , d'Ammon , des Oasis ,
A rangé les tribus sous les lois de Palmyre .
Elzar son fils , Eber célèbre par sa lyre ,
Sous ses heureux drapeaux , au milieu des combats ,
Comme pour une fête , avaient suivi ses pas .
Arbitre de leur sort , l'amitié les rassemble ,
Et leurs voeux sont de vivre ou de mourir ensemble.
Les soldats triomphans sortis de l'Hyémen ,
Des plaines d'Ocellis et des rives d'Aden ,
L'élite des guerriers de l'heureuse contrée
Qui sur ses bords féconds voit la mer Erythrée ,
Où luit du diamant l'éclat ambitieux ,
Pour briller sur le trône ou les autels des Dieux ,
Suivaient de Céthura la marche triomphale.
Le rubis , le saphir , l'émeraude , l'opale ,
De la belle amazone entourent le bandeau ;
Une agrafe en saphir relève son manteau ,
NOVEMBRE 1812 . 341
Et la pourpre des rois orne et ceint son épée
Qui jamais dans le sang n'avait été trempée.
Les enfans de Sion , de Tyr , de Madian
Des cités dont l'orgueil règne aux pieds du Liban .
Des bords grands autrefois que le Jourdain arrose ,
Où du Génézareth l'onde obscure repose ,
D'un pontife adoré viennent suivre les lois .
A l'ombre des autels , Jéthro le fils des rois
Sans avoir éprouvé les malheurs de la vie ,
Voyait ses derniers jours couler dignes d'envie .
Son peuple était heureux. Tel l'antique olivier
Près d'un temple détruit levant un front altier ,
Au milieu des frimas conserve sa verdure ,
Nourrit une huile d'or toujours brillante et pure ,
De l'oiseau consterné réjouit les concerts ,
Lui montre le printems et brave les hivers .
Les guerriers honorés sur les rives fécondes
Que le Nil enrichit du tribut de ses ondes ,
Dans ces vastes déserts qu'orna la main des arts ,
Où des siècles surpris les monumens épars
Des héros , des grands rois conservent la mémoire ,
Et retracent encor les titres de leur gloire ,
Ala voix de la reine et des Dieux immortels ,
Venaient de l'Orient défendre les autels .
Le neveu d'Odenat les appelle et les guide .
L'oeil sur l'éclat du trône , ambitieux , perfide ,
Melharez foule aux pieds la crainte et les remords ,
Et de la vertu même emprunte les dehors .
Dans le champ des palmiers les tentes sont dressées ,
Et des retranchemens les lignes sont tracées .
La fureur des Romains élève les remparts ,
Et sur les tours du camp place leurs étendards .
Bientôt la nuit des eieux va dérober la vue ;
La pâle mort la suit et s'assied sur la nue.
Ason aspect César exhorte ses soldats ,
Et fixe au lendemain le signal des combats.
Romains , leur dit César , enfin le jour va luire ,
Où vous allez marquer les bornes de l'Empire ,
Du trône des Persans me frayer les chemins ,
Vaincre l'Asie entière et régler ses destins .
542 MERCURE DE FRANCE ,
Eli quoi ! de l'Occident les nations vaincues
Rampent sous les faisceaux dans la poudre abattues ,
Et Sapor dans sa cour nous prépare des fers ,
Et l'ennemi nous brave au fond de ses déserts !
Vous n'êtes point vengés et vous vivez encore!
Etsur le vil Persan , sur les fils de l'Aurore ,
Vous n'avez point lancé l'épouvante et la mort !
Sur des lauriers flétris votre_valeur s'endort !
Faut-il boire la honte , et la boire en silence ?
Ah ! mourons , s'il le faut , mais non pas sans vengeance.
Demain nous combattrons ; oui , demain avec vous ,
Je veux faire éclater ma haine et mon courroux ;
Je veux voir notre affront vengé par la victoire :
Romains , j'en ai juré les siècles et laGloire.
Zénobie à son tour appelle ses guerriers .
Et de son fiel ardent remplit leurs coeurs altiers .
Braves Palmyréens , amis , s'écria- t-elle ,
Bientôt vous entendrez sonner l'heure immortelle ,
Où des fils de l'Atlas , des Gaulois , des Germains ,
De brigands inconnus , et d'esclaves Romains ,
Je vais anéantir la horde sanguinaire .
Pourrai -je redouter leur glaive mercenaire ,
Leur glaive tant de fois brisé par les Persans ,
Dont vous seuls arrêtiez les drapeaux triomphans ?
Aux décrets de César pourrai-je être asservie ?
Qu'ai-je après tout besoin du sceptre et de la vie ,
Si je dois l'un et l'autre au seul nom de César ,
Et si votre fortune est soumise à son char ?
Regardez sur ces monts couverts de mausolées
De nos divins aïeux les ombres consolées
S'élever vers le ciel , accepter nos sermens ,
Fouler aux pieds la mort et planer sur les tems .
Contemplez les remparts et les tours de Palmyre ;
Ces temples , ces tombeaux , ces murs , tout doit vous dire
Que le soleil lui-même a reçu notre foi ;
Soyez dignes de vous , soyez dignes de moi.
De vos premiers succès conservez la mémoire.
Si le sort à nos voeux refuse la victoire ,
Dédaignant la lumière , en paix dans le cercueil ,
D'un vainqueur insolent vous braverez l'orgueil .
NOVEMBRE 1812 . 343
Mais la nuit dans les airs règne , et les deux armées
De la soifdes combats toujours plus enflammées ,
Sans pouvoir se livrer aux erreurs du sommeil ,
Respirent le carnage , attendent le soleil .
Tel dans le cirque immense où sa fureur captive
Tient du peuple romain l'assemblée attentive ,
Cherchant son ennemi , le lion irrité
Sur l'arène un moment repose sa fierté ,
Frémit de retenir l'ardeur qui le consume ,
Et distille à longs flots sa bouillonnante écume.
SABATIER .
SUR LA MORT DE JOSEPHINE H ...... ,
AGÉE DE QUINZE MOIS .
AIMABLE fleur , si promptement flétrie
Tu n'as fait que paraître au matin de la vie .
Et ta mère gémit de ne plus te revoir.
Aimable fleur , si promptement flétrie ,
Tu ne connaîtras point les orages du soir .
J. M. BERNARD .
ÉNIGME.
Sans être bel esprit , je tiens certains bureaux
ALondres , à Cadix , à Manille , à Bordeaux.
Sur plus de mille objets ma puissance s'exerce ,
Au besoin je pourrais en faire le commerce.
J'ai le plus grand respect pour les ambassadeurs
Et rançonne par fois messieurs les voyageurs .
De Thémis , l'an dernier , je reçus la balance
Et déjì , cher lecteur , dans l'Empire de France ,
Je vois avec orgueil des tribunaux , des cours ,
Attacher à mon nom une grande importance .
Un sort aussi brillant durera-t-il toujours ?
Non; la paix dont l'Europe invoque la présence ,
Que redoute l'Anglais , ainsi que maint greffier ,
Vame borner bientôt à mon premier métier.
V. B. ( d'Agen. ).
344 MERCURE DE FRANCE , NOVEMBRE 1812 .
LOGOGRIPHE
SUR mes neufpieds , lecteur . je suis doux , violent .
Beau , vilain , gros , menu , triste , gai , froid , bouillant ,
Hébreu , Grec , Espagnol , Arabe , Germanique ,
Anglais , Français , Chinois , Egyptien , Gothique .
A sept réduit
Je fais du bruit ,
Et quand la flamme
Sort de mon ame
Le jour, la nuit ,
Chacun me fuit .
V. B. (d'Agen. )
CHARADE .
MON premier agite le coeur ,
Et mon second le tranquillise ;
Mon tout relève d'un auteur
La négligence ou la méprise .
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est Laïs .
Celui du Logogriphe est Cruche , dans lequel on trouve : ruche.
Celui de la Charade est Domfront .
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS .
Pieces of Irish History illustrative , the condition of the
catholics of Ireland , etc. , ou Recueil de pièces concernant
l'histoire d'Irlande , l'état des catholiques de
cette île , l'origine , le développement du système
politique des Irlandais-Unis , etc. , etc .; par GUILLAUME
JACQUES MAC-NEVEN et THOMAS ADDIS EMMER.
In-8° . New-Yorck , 1807 ( *) .
LE gouvernement anglais qui , depuis six cents ans ,
torture l'Irlande , s'est toujours efforcé de dérober à la
connaissance des autres peuples ses cruautés contre
cette île martyrisée. Les moyens qu'il emploie sont de
brûler les livres et les manuscrits dans lesquels on dévoile
son administration tyrannique , d'inhumer tout
vivans dans des cachots , ou d'envoyer à Botany-Bay les
hommes dont il redoute l'influence à raison de leurs
talens et de leur courage. De cette classe nombreuse
quelques-uns ont échappé aux satellites du grand inquisiteur
d'Angleterre , George III , et se sont réfugiés en
France . Cependant sa majesté Britannique a daigné trèsgracieusement
accorder à d'autres la faculté de se déporter
eux-mêmes , pour toujours , hors des terres qui
lui sont soumises. Ils ont trouvé un asile dans les Etats-
Unis. Parmi ces respectables Irlandais , on compte les
auteurs de l'ouvrage que nous annonçons . Etablis à
New-Yorck , ils ont , par leurs vertus et leurs talens ,
(*) Cet article , qui nous avait été envoyé il y a plus de deux ans
par M. G** , membre de l'Institut , s'était égaré dans nos cartons :
mais , depuis cette époque , le sort des catholiques irlandais n'ayant
point changé , il n'est pas trop tard pour annoncer un ouvrage où l'on
révèle les crimes commis par le gouvernement anglais contre lamalheureuse
Irlande. ( Note des Rédacteurs. )
:
346 MERCURE DE FRANCE ,
conquis l'estime publique. Après avoir éprouvé cinq ans
de captivité en Europe , la perte de leur fortune , la
douloureuse séparation de leurs parens , de leurs amis ,
ils sont adoptés par une nouvelle patrie qui leur assure
la liberté de révéler au monde leur conduite honorable
et les malheurs du pays qui leur a donné le jour.
Plowden avait été envoyé en Irlande par son gouvernement
pour recueillir des faits contre les catholiques et
les Irlandais-Unis ; mais devenu témoin des horreurs
dont ils ont été les victimes , il s'est constitué leur défenseur
. Quoiqu'en général les Anglais aient la modestie
de se croire supérieurs en facultés corporelles et intellectuelles
aux autres peuples , et même aux habitans de
leurs propres colonies , plusieurs de leurs voyageurs ,
entr'autres Carr , ont récemment rendu un témoignage
éclatant aux talens , à la valeur et aux qualités généreuses
et libérales des Irlandais .
Cependant ce n'est pas d'Angleterre que pouvait sortir
un ouvrage tel que celui de MM. Emmer et Mac-Neven :
quoiqu'ils écrivent sans invective , sans jamais déroger
à la dignité de l'histoire , les faits qu'ils exposent
sont tels que les oppresseurs de l'Irlande y découvriraient
de quoi former une accusation de haute-trahison ;
car ils trouvent plus facile de tuer les hommes véridiques
que de les réfuter.
L'introduction présente un détail de la conduite trèsétrange
tenue par M. King , ministre américain à Londres
, qui , de concert avec le cabinet de Saint-James ,
voulait fermer les portes de l'Amérique aux Irlandais
détenus comme prisonniers d'Etat. Quand on médite
les principes sur lesquels repose la constitution des
Américains , quand on se rappelle les services qu'ils ont
reçus des Irlandais dans la guerre de la liberté , services
attestés par les éloges de Washington , on a droit de
s'étonner qu'un diplomate , sans l'aveu de son gouvernement
, ait osé pactiser avec la tyrannie et encourir
volontairement l'indignation publique qui pèse actuellement
sur lui .
L'Essai concernant l'Histoire d'Irlande , par M. Em
NOVEMBRE 1812 . 347
mer , qui fait partie de ce volume , trace en caractères
de feu ce système d'émancipation qui ayant imprimé ses
secousses à d'autres contrées que l'Irlande , menaçait
l'Empire Britannique d'une révolution complète . Il est
impossible d'envisager ce tableau sans éprouver cette
sympathie qui fait partager les malheurs de l'Irlande et
l'indignation la plus prononcée contre ses despotes impitoyables
. L'auteur n'a pas cru , néanmoins , devoir
détailler les évènemens tragiques , les incendies , les
supplices dont il a été le témoin ; il laisse cette tâche
à son compagnon d'infortune , qui rédige en ce moment
P'histoire d'Irlande dans le cours des vingt dernières
années .
La population actuelle de ce pays s'élève à plus de
cinq millions . Les deux tiers des matelots de la marine
anglaise et ses meilleurs soldats sont Irlandais ; par
l'exubérance de cette intarissable fécondité de leur île ,
elle est pour l'Angleterre un magasin toujours rempli ;
la fille approvisionne la mère-patrie , mère dénaturée
qui , insensible aux bienfaits , punit l'Irlande de ses
faveurs , déploie sur elle , sans relâche , ses rigueurs ,
ses cruautés , et la charge de fardeaux sous lesquels elle
succombe. Et quel est le motif d'une telle barbarie ?
c'est que les trois-quarts des Irlandais étant catholiques ,
ils doivent partager le sort des esclaves , celui de travailler
et souffrir. Telle est la manière dont on raisonne
au Palais de Saint-James . Bigots orgueilleux et intolérans
, quand aurez-vous le coeur sensible et l'excellent
caractère de ceux que vous tenaillez ? George III consentit
, il y a quelques années , à se relâcher sur quelques-
uns des réglemens qui écrasent les catholiques , mais
ne croyez pas qu'il fut guidé par un sentiment d'humanité
: cette mesure lui fut arrachée par la crainte de voir
l'Irlande échapper de ses mains . A cette occasion
M. Mac-Neven remarque que la conscience de George
peut bien pactiser avec la crainte , mais il est trop saint
pour céder à la justice (*) .
(*) Tout ceci était écrit avant la régence .
,
348 MERCURE DE FRANCE ,
Les bornes de ce Journal ne nous permettent pas d'y
insérer le code épouvantable des lois contre les catholique
(Popery-Laws), contenues dans l'ouvrage que nous
annonçons . Ce morceau , très-curieux pour l'histoire ,
nous est présenté par deux écrivains protestans , non
moins distingués par leurs talens que par leur modération
et leur amour pour la vérité. Un Français pénétré
des principes de la tolérance civile pour toutes les
sociétés religieuses , qui la voit s'étendre sur presque
tout le continent européen , est justement étonné que
l'Angleterre en délire continue à outrager le catholicisme.
C'est en rougissant que l'histoire enregistre dans
ses fastes un trait de ce genre .
Citons un passage de la lettre circulaire écrite par
Mac-Neven . « Nous avons vu les Irlandais déployer un
>> courage digne des tems héroïques , une fidélité propre
> à illustrer toutes les autres vertus , la droiture d'inten-
>>tion , la prudence dans les entreprises qui promettait
>> les plus heureux succès , tandis que dans ce même
>> peuple d'autres déploient une telle sagacité dans l'art
>> de corrompre , une telle audace dans l'exécution des
>> crimes , qu'il ne leur reste plus rien à essayer dans ce
>> genre. A travers ces évènemens , le peuple Irlandais
>> s'est montré alternativement digne d'éloge et de blâme ,
>>mais jamais lâche , ni bas , quelle que soit sa situation .
>> Il fait tout avec énergie ; par-tout on reconnaît que la
>>Providence l'a muni de tous les moyens propres à for-
» mer un Etat indépendant , qui l'éléverait au plus haut
>>degré de prospérité , s'il pouvait enfin secouer la ser-
>>vitude qui enfante tous les vices et donner l'essor aux
>>qualités brillantes qui lui sont naturelles .>>>
NOVEMBRE 1812 . 349
FALKEMBERG , Ou Poncle , imité de l'allemand ; par Mme
ISABELLE DE MONTOLIEU. Deux vol . in- 12 . -
-Prix,
4 fr. , et 5 fr. franc de port. — A Paris , chez Delaunay,
libraire au Palais-Royal , galeries de bois .
MADAME de Montolieu prévient le public qu'elle a
trouvé le sujet de ce roman dans l'almanach de Tubinge
de 1810. Ce n'était qu'une simple nouvelle de Mme Pichler
, auteur d'Agathoclès . L'auteur français a pensé que
le fonds de cette nouvelle pouvait prêter à des développemens
intéressans ; et il a entrepris d'en faire la matière
de deux volumes . C'est ce qu'il a exécuté , non pas
peut-être avec tout le succès qu'on aurait droit d'attendre
d'un ouvrage qui lui appartiendrait tout entier , mais
de manière pourtant à n'avoir qu'à se féliciter de son
entreprise.
Voyons le sujet de l'ouvrage. Dans le rapide examen
que nous allons en faire , c'est l'auteur original seul que
nous aurons à juger. Mme Pichler est seule ici responsable
du plus ou moins de mérite qu'on peut trouver
dans l'invention de sa fable ; car il y a lieu de croire que
le traducteur y est resté fidèle .
1
La jeune Mathilde , fille du comte de Retting , général
au service de l'Autriche , est restée orpheline chez son
oncle le comte de Woltau . Elle habite un antique chàteau
de la Germanie , avec cet oncle , franc égóïste , une
femme coquette et altière , et deux petits cousins dont
elle soigne l'éducation . La jeune comtesse est réduite à
l'emploi de gouvernante et de demoiselle de compagnie.
Douée d'une figure charmante , d'un esprit cultivé , de
tous les talens agréables , elle passe ses plus belles années
dans la bruyante société de buveurs grossiers , de chasseurs
déterminés . Elle ne trouve pas un être qui sente
son mérite , et qui réponde à sa pensée. Mais bientôt il
va se présenter un homme qui remplira le vide de son
coeur. Sera- ce un beau jeune homme , taillé sur le patron
de tous les héros de romans ? Non ! on va le connaître .
Le comte de Woltau avait un oncle qu'on attendait
1
350 MERCURE DE FRANCE ,
depuis long-tems . Il n'y avait qu'une voix sur son
compte . C'était un franc vaurien , hargneux , indomptable
, mauvais fils , mauvais mari , etc. Cependant on
faisait , dans le château , les plus grands préparatifs pour
le recevoir : il était riche et titré . Mathilde appréhendait
beaucoup le séjour d'un tel hôte au château . Il arrive . Elle
voit un homme très-grand , maigre , d'un figure noble.
Un feu sombre animait ses grands yeux noirs . Tel était
le comte de Falkemberg. Mathilde l'observe avec altention;
elle ne peut se défendre d'un sentiment d'intérêt
mêlé d'une sorte de respect. Ce sentiment augmente ,
quoiqu'elle cherche à le combattre , quand elle a entendu
le son de voix du comte , quand elle a pu remarquer en
lui un esprit vif et brillant , et une raison éclairée . Elle
le justifie dans son coeur de tous les torts dont il est
accusé. Le comte ne lui paraît plus qu'un homme persécuté
par l'envie . Il l'a d'ailleurs remarquée avec intérêt ,
il lui a donné des témoignages de la plus douce bienveillance
. Elle l'aime enfin ; mais Falkemberg quitte le château
, sans avoir prononcé le mot d'amour. Il la laisse
seule dévorée d'ennuis et d'inquiétudes , et on n'entend
plus parler de lui. Mathilde persécutée dans le château ,
où on veut la marier contre son penchant , en sort pour
être placée comme demoiselle de compagnie chez une
vieille comtesse à Vienne . Là elle trouve établie l'opinion
qu'on avait à Woltau , sur le comte de Falkemberg .
La pauvre Mathilde en souffre ; cependant elle persiste
à croire qu'il est calomnié , ou du moins à l'espérer. En
effet , elle apprend bientôt que les torts du comte ne sont
qu'apparens , et qu'il est sensible et généreux. Elle se
dérobe donc encore aux nouvelles persécutions qu'on
lui fait éprouver pour le choix d'un époux; et elle va
se retirer dans le fond d'un village , où elle n'est pas plus
à l'abri du même genre de tourment. Elle est enfin placée
comme lectrice chez une dame française qui vit dans la
solitude , en proie à des chagrins et à des remords . Cette
femme est la coupable épouse de Falkemberg. Elle
meurt; et le comte , devenu libre , fait accepter sa main
àMathilde .
NOVEMBRE 1812 . 351
1
Faudra-t- il chicaner Mme de Montolieu , ou plutôt
Mme Pichler , sur le titre de ce roman? Dirons-nous que,
d'abord Falkemberg n'est point le principal personnage
du roman , puisqu'il ne paraît qu'une ou deux fois en
scène ; que le nom de Mathilde aurait au moins dû figurer
au titre de l'ouvrage ; enfin , que ce second titre ,
POncle , est vague et même déplacé ? Car ce n'est pas en
sa qualité d'oncle qu'il joue un rôle dans le roman ; il
n'est oncle que d'un homme qu'on voit paraître un instant
au commencement de l'ouvrage , et dont on ne
reparle plus dans la suite. Mais qu'importe le titre d'un
roman dans lequel d'ailleurs on trouve de l'intérêt ?
Un reproche plus grave qu'on pourrait faire à l'auteur
original , c'est de n'avoir pas assez motivé la séduction
de Mathilde . Est- il vraisemblable , en ne considérant pas
même ce qu'il y a de contraire à la décence , qu'une
jeune fille se prévienne à la première vue pour un homme
de cinquante ans , qui est maigre , basané , dont le regard
est sombre , et dont elle n'a entendu parler encore
que sous les rapports les plus défavorables , lorsqu'elle
saitd'ailleurs qu'il estmarié ? Cependant , il faut l'avouer ,
on ne peut se défendre d'un véritable intérêt en voyant
les progrès de la passion de Mathilde . On partage le
désir et l'espoir qu'elle nourrit , de trouver Falkemberg
innocent. Cette gradation d'intérêt par laquelle le lecteur
est conduit , est certainement ce qu'il y a de meilleur
dans l'ouvrage ; et c'est probablement Mme de Montolieu
qu'il faut féliciter de l'avoir aussi habilement
ménagée.
Beaucoup de détails fins et naturels sur le caractère
des personnages , quelques descriptions locales où l'on
remarque de la grâce et de la vérité , rappellent de tems
en tems le talent de l'auteur à qui l'on doit Caroline de
Lichtfield, un de nos plus agréables romans .
Cet ouvrage , assez bien soigné pour l'impression ,.
présente cependant quelques phrases si singulièrement
conçues , et si peu du style ordinaire de Mme de Montolieu
, que nous avons eu peine à l'en accuser . En
effet , nous nous sommes assurés par un exemplaire
352 MERCURE DE FRANCE ,
corrigé par elle , et qui nous est tombé entre les mains ,
et par une personne qui a lu son manuscrit , qu'elle n'en
est pas coupable ( 1 ) .
H. D.
CHANSONS ET POÉSIES DIVERSES DE M. A. DESAUGIERS ,
convive du Caveau Moderne . - ТоME II . Dédié à
M. le comte MURAIRE , conseiller-d'état , etc.-A Paris ,
chez Poulet , imprimeur , quai des Augustins , n ° 9 ;
Bechet, libraire , même quai , nº 63 ; et Germain Mathiot,
même quai , nº 25.
CE Second volume des chansons et poésies de M. Desaugiers
n'a paru que deux ans après le premier ; et cet
intervalle a semblé long à tous les amis de la franche et
viye gaîtó.
L'auteur n'a pas cru devoir faire une préface ou un
avertissement pour s'excuser d'une lenteur dont on pourrait
pourtant lui faire de justes reproches . Il sait que ses
chansons seront toujours bien reçues dans quelque tems
qu'elles se présentent; et il en est, dit- on , de sa per-
(1) Nous allons relever ici les fautes essentielles : elles disparaitront
sûrement dans une seconde édition .
Ier vol. Pag . 20 , lig. 12. Il ( l'ambassadeur comte de Falkemberg
) il portait dans sa main droite un lièvre qu'il chercha à cacher
sous sa poche ; lisez : il tenait un livre qu'il cacha dans sa poche.
N. B. Le comte de Falkemberg lisait beaucoup , ne chassait point ,
et sur- tout ne portaitnine cachait des lièvres comme un braconnier.
Pag. 154 , lig. 4. Toute cette phrase est défigurée , et voici ce que
Mme de Montolieu disait : Quoique l'amitié de Mathilde pour cette
aimable femme se fût encore augmentée par cet entretien.
Pag. 157 , lig . 13. Soeur très-aimée ; lisez : ainée.
Pag. 186 , lig. 1. Connaître ; lisez : fixer.
Pag. 219 , lig . II . Dégoût ; lisez : éloignement .
2e vol. Pag. 19, lig. 2. Pardonner ; lisez : surmonter .
Pag. 40, lig. 4. Mon plus sincère désir ; lises : ma plus sûre égide.
Pag. 92, lig. 16. Reçu au soir dans sa chambre particulièrement ;
lises : reçu au soir par hasard avec Dorothée .
NOVEMBRE 1812 . 353
sonne comme de ses chansons ; car s'il est un des convives
les plus gais du Caveau Moderne , il passe aussi
pour un des plus aimables convives dans les sociétés .
Ce qui caractérise le talent de M. Desaugiers dans un
genre que des pédans chagrins ou des poëtes boursouflés
affectent trop de dédaigner , c'est la verve , la gaîté
vraie , et , si lon peut le dire , la joie qui règne dans ses
couplets ; c'est l'heureuse originalité de ses refrains et
de ses rimes inattendues . Soit que les sujets de ses chansons
lui aient été donnés , soit qu'il les ait imaginés , il
les entrevoit oujours sous un point de vue juste , philosophique
Il est peu de ces chansons où l'on n'aperçoive
à travers les expressions les plus gaies , les plus folles en
apparence , un fonds de raison digne de nos plus célèbres
moralistes ; il s'échappe même de tems en tems de sa
plume , et peut- être malgré lui , des traits de sensibilité
qui n'en paraissent que plus aimables. Voilà ce qui le
distingue de ses maîtres , entr'autres de Collé , avec lequel
il a d'ailleurs beaucoup de traits de ressemblance , que
certainement il égale pour lafacture du couplet, et qu'il
surpasse quelquefois pour la franchise et la gaîté.
Il faut motiver le jugement que nous portons sur le
genre de talent de M. Desaugiers ; ce ne peut etre que
par des citations ; mais ici se présente un inconvénient
presqu'inévitable , quand on rend compte d un recueil
de poésies , c'est l'embarras du choix dans les morceaux
qu'on veut citer; et cet embarras doit redoubler quand
il s'agit des chansons de M. Desaugiers . L'auteur , au
reste , l'éprouverait probablement lui-même , s'il lui fallait
indiquer celle qui lui plaît davantage , celle qui a
obtenu le plus de succès . N'importe ! dussions -nous
commettre des gaucheries , ne choisir que les chansons
qui lui paraissent les plus faibles de son recueil , nous
citerons d'après l'impression que nous avons éprouvée .
Nous commencerons par quelques couplets d'une chanson
où l'auteur paraît avoir fait sa profession de foi en
morale . C'est celle qui a pour titre : La Vie épicurienne ,
sur l'air : De la Chasse du Roi et le Fermier.
Lejour .
Chantant l'amour ,
DEPT
DE
LA
SE
5.
CEN
Z
354
MERCURE DE FRANCE ,
Etsouvent le faisant sans bruit
La nuit ;
Des yeux
Ou noirs ou bleus
Je fus toujours également
Amant.
Content
Et bien portant ,
Lorsque ma bourse est aux abois ,
Je bois :
J'espère que c'est bien ,
Heim ?
Agir en épicurien .
Je fuis ,
Tant que je puis ,
L
Des sots , des méchans les travers
Divers ;
Je plains
Les gens enclins
A croire que sur terre , rien
N'est bien .
Par goût
Content de tout .
Le monde , ma foi , tel qu'il est ,
Me plait.
J'espère que c'est bien ,
Heim ?
Penser en épicurien.
Loyal ,
Toujours égal ,
Je ne fus jamais à demi
Ami.
A qui
M'aime aujourd'hui
Puis-je être utile ? à son secours
Jecours :
Mon bien
Devient le sien ;
Je veux enfin qu'on soit chez moi
Chez soi ...
NOVEMBRE 1812. 355
J'espère que c'est bien
Heim ?
Aimer en épicurien.
Aucun
Trouble importun
N'altère de mes heureux jours
Le cours .
Toutvoir
Sans m'émouvoir .
Fut toujours la suprême loi
Pour moi.
J'attends
La faulx du Tems ;
Mais je ne l'attends , morbleu ! qu'en
Trinquant.
J'espère que c'est bien
Heim ?
Vieillir en épicurien .
,
Nous voudrions bien pouvoir citer encore la chanson :
Ilfaut rire ; le Portrait de mademoiselle Margot ; Paris
en miniature , vaudeville dans lequel l'auteur a passé en
revue , par des rapprochemens très-piquans , les diverses
conditions , les moeurs , les travers qui forment la physionomie
de cette brillante capitale ; mais il serait trop
facile de remplir un journal avec des citations , et nous
ne voulons , ni ne devons commencer la seconde édition
des chansons de M. Desaugiers . Nous ne résisterons
point , cependant , au désir de faire connaître à nos
lecteurs une partie des Inconvéniens de lafortune. Cette
chanson est sur l'air : Adieu paniers , etc.
Depuis que j'ai touché le faîte
De la richesse et de l'honneur ,
J'ai perdu ma joyeuse humeur :
Adieu bonheur ! (Bis.)
Je baille comme un grand seigneur ...
Adieu bonheur !
Ma fortune est faite .
Toi dont la grâce gentillette ,
Enme ravissant la raison ,
Z2
1
356 MERCURE DE FRANCE ,
Sut charmer ma jeune saison ,
Adieu Suzon ! (Bis. )
Je dois te fermer ma maison ....
Adieu Suzon !
Ma fortune est faite .
Pour le plus léger mal de tête
Au poids de l'or je suis traité ;
J'entretiens seul la faculté :
Adieu santé ! (Bis.)
Hier trois docteurs m'ont visité.
Adieu santé!
Ma fortune est faite .
Vous qui veniez dans ma chambrette
Rire et boire avec vos tendrons ,
Qui souvent en sortiez si ronds ,
Adieu lurons ! (Bis.)
Quand je serai gueux , nous rirons ...
Adieu lurons !
Ma fortune est faite .
Nous avons remarqué dans le recueil une chanson
intitulée : Vivent les grisettes , très -jolie sans doute ; mais
elle rappelle trop , peut-être , une pièce de vers sur le
même sujet, insérée dans l'Almanach des Muses de1785 .
Cette pièce , qui eut beaucoup de succès dans le tems,
commence par ces vers :
Sur la toilette
De ma Lisette , etc.
Au reste , il est possible que M. Desaugiers n'en ait
pas eu connaissance , et qu'il se soit rencontré , sans le
savoir , avec M. Am. D. dans un sujet très-naturel qui
pouvait fournir les mêmes idées à deux hommes d'esprit .
Nous invitons M. Desaugiers à mettre moins d'intervalle
entre la publication de son second et de son troisième
volumes , qu'il n'en a mis entre le premier et celui
que nous annonçons .
H. D.
NOVEMBRE 1812. 357
BEAUX - ARTS .
SALON DE 1812 .
MM. PRUDHON , BLONDEL ET GROS .
AVANT de commencer mon examen , je vais mettre sous
les yeux du public une lettre qui m'a été écrite par un
amateur au sujet de cette exposition. J'en ai retranché
avec soin ce qu'elle contenait de désobligeant pour quelques
artistes assez malheureux d'avoir exposé de mauvais
ouvrages , et d'y avoir mis leurs noms , sans les affliger
encore par une critique au moins inutile , et qui ne pourrait
manquer de leur paraître injurieuse. Voici cette lettre :
« Monsieur , j'ai lu les deux articles que vous avez déjà
publiés sur le Salon , et je les ai lus avec intérêt , parce
qu'ils sont écrits avec franchise. Cette qualité n'est pas
très -commune aujourd'hui , et c'est une de celles que j'estime
le plus dans un critique . Mais ce n'est pas assez pour
me satisfaire pleinement de ne rien dire qui ne soit vrai ,
j'exige que l'on dise tout ce qui est vrai , quand cela peut
être utile. Vous n'avez rempli ce devoir qu'à moitié , Monsieur
, et je vous en veux de votre pusillanimité. Eh quoi !
vous nous donnez un aperçu général de cette exposition ,
vous nous citez avec complaisance ce que vous avez cru
digne de notre approbation , et vous ne nous parlez pas
de cette quantité prodigieuse d'ouvrages réprouvés par le
goût , quí salissent périodiquement les murs du sanctuaire
des arts ! Et vous ne jetez pas feu et flamme , en voyant
cette légion d'ouvriers usurper insolemment le titre d'artistes
! Et vous ne vous armez pas du fouet de la satire
contre ces profanes qui ne viennent dans le temple que
pour y débiter leurs marchandises comme dans un marché
public ! N'est-il pas tems d'arrêter ce débordement de
peinture qui menace de tout engloutir? Je me rappelle une
époque où le grand salon suflisait aux expositions publiques
; on ajouta ensuite une partie de la galerie d'Apollon ,
puis la galerie tout entière; plus tard deux salles assez spacieuses
furent un trop faible supplément , et le Muséum
lui-même fut envahi. Qui peut prévoir jusqu'où cela peut
aller ? Croyez-vous donc , Monsieur , que cette honteuse
profusion soit capable de donner une haute idée de la
1
358 MERCURE DE FRANCE ,
France aux étrangers qui viennent la visiter? La jalousie
nationale ne les porte que trop à déprécier ce qui se fait
chez nous , sans lui fournir encore un aliment aussi considérable
. Qu'on les suppose , si l'on veut , dans les meilleures
dispositions à notre égard , comment pourront-ils
débrouiller cet immense cahos ? Comment pourront-ils
découvrir l'or au milieu de tant d'alliage? Aussi les voit-on
souvent ricaner entr'eux , hausser les épaules , et témoigner
hantement leur mépris , en passant devant ces lon
gues files de tableaux et de portraits , misérables caricatures
qui peuvent bien faire pâmer les amis des auteurs ,
ou les bons bourgeois et les honnêtes bourgeoises dont elles
retracent l'image , mais que pour l'honneur des arts on
devrait bannir à jamais de nos expositions. Ce qui me
chagrine le plus , c'est lorsque ces signes d'improbation
ont pour objet des tableaux destinés à reproduire à nos
yeux les traits des personnages les plus dignes de notre
admiration et de nos respects . Dans mon dépit je ne sais
plus de quelle épithète gratifier l'excessive indulgence du
juri qui remplit si mal le but de son institution , etje
ne puis m'empêcher d'approuver cet édit fameux , par le
quel il n'était permis qu'au seul Apelle de peindre te portrait
d'Alexandre , et qu'au seul Lysippe de le jeter en
bronze.
„Voilà , Monsieur, une partie des choses que vous auriez
dû dire , et que je vous reproche de n'avoir point dites. Je
suis néanmoins très -disposé à vous pardonner , si de votre
côté vous consentez à publier mes observations ; et pour
vous prouver combien ma rancune est peu durable , je
vous prie d'agréer d'avance les sentimens d'estime avec
lesquels , etc. elc .
LE FRANC , Amateur. »
Je répondrai en peu de mots à l'auteur de cette lettre.
Ses réflexions sont très-justes quant au fond , mais elles
sont présentées sous une forme trop peu aimable. Il faut
bien se garder de montrer ainsi la vérité toute nue : nos yeux
sont trop faibles pour supporter l'éclat de sa lumière , et ce
n'est qu'à travers une gaze légère qu'il nous est permis dela
contempler. Cette sévérité est peut- être excusable dans un
amateur qui jouit des arts, sans en connaitre les difficultés ;
celui qui les a cultivés , est porté à plaindre les hommes
imprudens qui se sont lancés dans cette carrière épineuse
contre le voeu de la nature. Ce n'est donc pointpar pusilla
NOVEMBRE 1812 .
359
1
nimité que j'ai gardé le silence . J'ai cru qu'il n'était pas
généreux d'attaquer un ennemi à terre ; et c'est ainsi que
j'en userai dans tout le cours de cet examen .
M. PRUDHON.
N° 742 : Vénus et Adonis .
Ce tableau est bien inférieur à la plupart de ceux que
M. Prudhon a déjà exposés , et j'avais résolu de n'en point
parler. Quelques élèves , il est vrai , parmi lesquels on distingue
Mlle Mayer , suivent si servilement les traces de leur
maître , que l'on confond souvent leurs tableaux avec les
siens ; mais cette influence ne s'étend pas au-delà de son
atelier , et n'est d'aucun danger pour l'école . Ce qui me
détermine à rompre le silence , c'est que le public se laisse
facilement séduire par les défauts mêmes que les connaisseurs
remarquent dans cet ouvrage.
Quand on a lu les descriptions délicieuses que les poëtes
anciens ont faites de la mère des amours , quand on a vů
et étudié cette statue (*) admirable dans laquelle la sculpture
a lutté avec tant de bonheur contre la poésie , peut-on
reconnaître Vénus dans cette figure longue ,
mentée ? L'expression minaudière d'Adonis , et les cague
, grèle et tourresses
naïves qu'il prodigue à son amante , nous donnentelles
la moindre idée du feu divin qui devait consumer
un mortel auprès de cette déesse , dont les seuls regards
répandaient dans tout l'univers l'amour et la volupté ?
L'histoire fabuleuse nous apprend que ce jeune chasseur
ne craignait pas de s'arracherdu sein du plaisir pour aller
faire la guerre aux bêtes féroces ; il devait donc réunir la
force à la beauté. M. Prudhon n'en a fait qu'un jeune
homme maigre et épuisé par l'excès des jouissances . Son
sujet n'est indiqué ni par l'expression , ni par le caractère
de ses personnages , et sans ces trois amours et ces deux
chiens qui servent à l'expliquer , il serait facile de s'y
méprendre.
L'exécution n'est pas moins défectueuse. On s'aperçoit
que l'artiste a tout fait de pratique et sans consulter la
nature. On ne trouve nulle part ces détails heureux qu'offre
le modèle le moins parfait ; on ne trouve nulle part ces
teintes variées que produitle jeu de la lumière surles corps .
Le lon est faux, sans vigueur , et égal d'un bout à l'autre .
Je le répète , M. Prudhon n'a rien fait d'après nature , et
(*) La Vénus de Médicis que possède leMusée.
360 MERCURE DE FRANCE ,
A
s'il avait beaucoup d'imitateurs , nous ne tarderions pas à
retomber dans l'état honteux où Boucher , plus qu'aucun
autre , avait plongé notre écolé dans le siècle passé .
N° 743. Portrait de S. M. le Roi de Rome .
Ce tableau étant d'une petite proportion , les défauts
sont beaucoup moins sensibles que dans le précédent.
L'effet en est agréable , et je ne m'étonne pas du plaisir
qu'il fait au public
N° 744. Portrait de M. V.
M. Prudhon prouve , dans ce portrait , que lorsqu'il
veut copier ce qu'il voit , il évite une grande partie des
fautes que j'ai pris la liberté de lui reprocher. Il a trèsbien
saisi la physionomie de son modèle ; la couleur est
brillante et vraie en même tems . Quelques détails sont
rendus avec mollesse , mais l'ensemble a de la saillie et se
détache très-bien du fond .
Ce portrait est un de ceux que l'on regarde le plus à cette
exposition.
M. BLONDEL .
N° 101. Ζénobie trouvée mourante sur les bords de
Araxe.
Tout le monde connaît l'histoire de Radhamiste et de
Zénobie , qui a fourni à Crébillon le sujet d'une de ses
plus belles tragédies . M. Blondel n'a qu'à se louer d'avoir
puisé à la même source , et le peintre n'a pas été moins
bien inspiré que le počte . Ce tableau n'a peut-être aucune
de ces grandes qualités qui frappent au premier abord , qui
élèvent l'ame et la remplissent d'enthousiasme ; mais on
n'y trouve aucun de ces défauts qui choquent et qui empêchent
quelquefois d'apprécier les beautés. Il plaît dès qu'on
le voit ; après un nouvel examen il plaît encore. Cette impression
douce et durable vient , suivant moi , du mérite
égal avec lequel toutes les parties sont traitées . Chaque
personnage est placé où il doit être , et dans l'attitude qui
lui convient ; il exprime bien ce qu'il doit exprimer , et son
expression est conforme à son âge et à son sexe . Une courte
description mettra le lecteur en état de juger par luimême.
,
Le corps de Zénobie occupe une grande partie du premier
plan. Agauche un berger d'un âge mûr pose une
de ses mains sur le coeur de cette princesse , et de l'autre
fait signe à ses compagnons qu'elle respire encore. Du côté
NOVEMBRE 1812 . 361
,
opposé , un autre berger , plus jeune , se penche avec intérêt
vers elle et laisse voir sur son visage la joie que lui
cause une si heureuse nouvelle ; il la transmet à un vieillard
qui est au centre de la composition , et qui ne pouvant
, à cause de son âge , prendre une part bien vive à
l'actio'n , réfléchit profondément sur l'aventure terrible dont
il est le témoin. Près de lui , une femme paraît pénétrée de
la pitié la plus tendre , tandis que l'enfant qu'elle porte ne
fait aucune attention à ce qui se passe sous ses yeux.
Toutes ces figures sont généralement bien dessinées ,
bien peintes et d'une très-bonne couleur. Je critiquerai
cependant la taille gigantesque du vieillard , et le bras droit
du jeune homme , dont le raccourci est d'un effet désagréable
. La figure de Zénobie devait être d'un caractère
plus noble que les autres : la partie supérieure de son corps
est d'un assez bon goût de dessin , mais on désirerait plus
d'élégance dans le contour de la partie inférieure .
Ce jeune homme est de l'école de M. Regnault , et lui
fait le plus grand honneur .
N° 102. Homère malheureux demandant l'hospitalité .
Ce tableau ne détruit pas l'idée avantageuse que celui
dont je viens de parler fait concevoir de l'auteur ; mais il
ne l'augmente pas , et je me contente de le citer .
M. GROS .
1
Nº 444. Entrevue de LL. MM. l'Empereur des Français
et l'Empereur d'Autriche , en Moravie .
J'ignore combien de ressources le peintre aurait pu
trouver dans son art pour enrichir ce sujet peu compliqué ,
et remplir convenablement le vide que devaient laisser sur
une toile aussi vaste ces trois figures isolées au milieu de
la composition; mais je crois que M. Gros aurait pu le faire
d'une manière plus heureuse. Ce groupe qu'il a placé à la
gauche , sur un second plan , serait mieux dans un tableau
de genre que dans un tableau d'histoire . Les attitudes des
principaux personnages sont naturelles et nobles sans affectation;
les têtes seulement n'ont pas assez de relief. Le
manteau de l'Empereur d'Autriche me semble lourdement
ajusté , et la fumée qui se trouve derrière la figure de l'Empereur
des Français d'un ton beaucoup trop mat. On retrouve
néanmoins dans quelques parties tout le talent de
l'auteur; et l'on distingue sur-toutun jeune page , dont la
couleur est d'une grande vérité etd'une harmonie parfaite .
V
362 MERCURE DE FRANCE ,
M. Gros aurait réussi plus complètement , s'il n'avait
été gêné par la simplicité même de son sujet , et la nécessité
où il était de tout sacrifier à l'objet principal .
N° 446. Portrait équestre de S. M. le roi de Naples .
Cette figure, quoiqu'un peu roide, est posée avec dignité ,
et la forme générale en est élégante ; on doit admirer surtout
le beau caractère de la tête , et l'air martial que le
peintre a su lui donner. On sentirait mieux le mérite de ce
tableau , si la mauvaise tournure du cheval , la sécheresse
avec laquelle la cuisse et la jambe sont découpées du côté
du clair , et le peu d'accord de la figure entière avec le fond,
n'affectaient pas aussi désagréablement l'oeil du spectatenr.
Il est assez singulier , qu'en examinant l'ouvrage
peintre regardé à juste titre comme coloriste , je n'aie trouvé
occasion de le louer que sous le rapport du dessin .
d'un
N° 448. Portrait en pied de Mme la comtesse de la Salle .
Que cette composition est noble et touchante ! Comme
ce sujet s'explique sans effort ! Je ne crois pas qu'il soit
possible de rendre avec plus de talent la situation d'une
femme sensible placée ainsi entre les deux objets de son
affection , entre le portrait d'un époux qui n'est plus et un
fils qui doit la consoler d'une perte aussi cruelle . On voit
qu'elle a pleuré long-tems devant cette image chérie , et
qu'elle s'en éloigne avec peine. Sa douleur vive , mais exprimée
avec tant de grâce et de simplicité , pénètre l'ame ,
et la remplit d'une douce tristesse .Ah ! sans doute , si celui
qui en est l'objet pouvait être témoin d'une scène aussi altendrissante
, quelque glorieux qu'ait été son trépas , il lui
serait bien difficile de ne pas regretter la vie.
Je n'ai pas le courage de noter quelques taches dans un
ouvrage dont l'ensemble est si bean , l'exécution presque
parfaite , et qui n'inspire pas moins d'intérêt pour la personne
de l'auteur que d'admiration pour son talent .
Je suis forcé de remettre à une autre fois l'examen da
magnifique tableau de Charles - Quint visitant l'église de
Saint-Denis .
S. DELPECH .
/
NOVEMBRE 1812 . 363
LE BARON D'ADELSTAN ,
OU LE POUVOIR DE L'AMOUR .
,
NOUVELLE.
Le jeune baron Sigismond d'Adelstan se promenait un
matin dans sa chambre ; ses bras croisés , sa tête baissée ,
un léger froncement entre les deux sourcils , un air pensif
et presque sérieux annonçaient qu'il réfléchissait...... La
réflexion était si rare chez lui , qu'il devait en être étonné
lui - même et qu'il l'était en effet , quoiqu'il eût un
motif bien suffisant pour s'expliquer cette nouveauté.
Le baron Sigismond avait signé la veille son contrat de
mariage avec une belle enfant de seize ans , il est vrai
qu'il n'y avait pas mis plus d'importance qu'il n'en mettait
à toutes ses actions ; il avait écrit son nom au bas de cet
acte solennel qui l'engageait pour la vie , comme il l'aurait
mis au bas d'un billet-doux ou d'un rendez-vous de plaisir ,
et sans imaginer que cet engagement dût gêner le moins
du monde sa liberté et fût une affaire sérieuse . On lui avait
représenté qu'un jeune seigneur , le dernier de sa noble
race , devait avoir une femme et un héritier; il s'était soumis
à cet usage. La jeune baronne Natalie d'Elmenhorst
était fille du grand maréchal de la cour; elle devait avoir
une immense fortune ; il trouva que cette alliance réunissait
toutes les convenances requises. Il l'avait vue quelquefois
chez ses parens comme on voit un enfant , sans y faire
attention : il savait bien qu'elle était belle; mais ni sa
sa figure , ni son caractère , ni sa parfaite éducation n'entrèrent
pour rien dans le choix qu'il fit d'elle pour être la
compagne de sa vie . Adelstan était , il est vrai, admirateur
passionné des belles femmes , mais jamais il ne lui vint
dans l'esprit que sa femme pût être belle pour lui , ni qu'il
pût avoirle moindre amour pour elle : c'eût été un ridicule
dont il n'eut pas même la pensée ; il était bien aise cependant
que Natalie eût cet avantage , sa vanité en était flattée;
et il espérait que leurs enfans auraient aussi cette figure
distinguée , à laquelle il avait dû trop de succès pour ne
pas en sentir la valeur. Il s'était donc fait présenter chez le
maréchal d'Elmenhorst , et après quelques visites , il lui
avait demandé la main de sa fille , et l'avait obtenue au
premiermot. Adelstan était aussi fils unique , riche, en pleine
1
364 MERCURE DE FRANCE ,
1
1
jouissance de sa fortune , ses parens étant morts depuis
long-tems ; M. d'Elmenhorst n'en demanda pas davantage,
et l'affaire fut aussitôt conclue . Il n'y eut pas la moindre
difficulté sur les conditions : le grand maréchal crut avoir
tout fait pour le bonheur de sa fille , en lui donnant un
époux , noble , riche , et de plus , jeune et beau , et en établissant
pour elle un beau douaire en cas de veuvage ;
même, parexcès de prudence , il voulut aussi faire stipuler
ce qu'elle aurait en cas de divorce . Il faut penser à tout ,
disait-il: ma fille est charmante , et saura , j'espère , fixer
son époux ; mais on le dit si léger , et les divorces sont à
présentsi fort à la mode , qu'il est bon d'y songer à l'avance .
Adelstann'en fut point surpris , il lui parut que cette clause
diminuait de moitié le poids des chaînes du mariage.
Dans toute cette affaire ni Natalie , ni sa mère , l'aimable
baronne d'Elmenhorst , n'avaient été consultées. Lorsque
le grand maréchal vint leur en faire part , et leur dire
que sa fille était engagée au baron d'Adelstan , l'impression
qu'elles en reçurent fut différente ; les joues de Natalie
devinrent deux belles roses , celles de Mme d'Elmenhorst
perdirent leur douce teinte ; une nuance très-marquée de
plaisir anima les yeux de la jeune fille , ceux de la maman
se remplirent de larmes . Natalie ,dit-elle en tremblant à
sa fille , chère Natalie , espère-tu aimer un jour l'époux que
ton père te destine ? Je l'aime déjà , maman , répondit naïvement
la jeune fille ; il est si beau et si aimable ; sans doute
qu'il m'aime aussi puisqu'il veut m'épouser , et... et j'obéirai
àmon papa... avec plaisir .
Fort bien , petite , lui dit son père en lui pinçant lajoue;
mais une demoiselle de ton âge ne doit pas si vîte avouer
qu'elle aime , et dire qu'elle se marie avec plaisir... Cela ne
convient pas du tout.
Mon papa , dit Natalie en baissant les yeux , maman me
demandait...... - Question aussi inutile que la réponse :
Crois-moi , mon enfant , moins tu aimeras ton mari et plus
tu seras heureuse . Je vous en conjure , madame , ne donnez
pas à cette enfant vos idées romanesques . Il sortit en levant
les épaules .
Mme d'Elmenhorst soupira profondément ; passant ensuite
un bras autour de sa fille , et la serrant contre son
coeur avec un mouvement passionné , elle lui répéta sa
question : Chère Natalie , tu aimes donc le baron d'Adelstan
?J'en suis surprise... tu le connais si peu !
Natalie était interdite ; la leçon de son père , la réflexion
NOVEMBRE 1812. 365
de sa mère repoussèrent au fond de son coeur sa confiance ;
elle ne savait plus ce qu'elle devait dire et penser ; elle se
jeta au cou de sa mère sans lui répondre , et ses larmes
s'ouvrirent un passage . Mme d'Elmenhorst la consola , la
calma , se fit expliquer peu-à-peu ce qu'elle éprouvait , et
vit en effet avec etonnement que le coeur aimant de lajeune
Natalie avait devancé l'ordre de son père , et s'était donné
entièrement au bel Adelstan ; et rien n'était plus naturel.
Mmed'Elmenhorst avait élevé sa fille dans la plus profonde
retraite , et sans autre maître qu'elle-même ; le désir de
perfectionner les talens de Natalie l'avait engagée à céder
aux sollicitations de son époux , et à la conduire à la cour
où il résidait habituellement. Ily avait peu de tems qu'elles
y étaient arrivées lorsque le baron Sigismond se présenta
chez elles ; c'était le premier homme qui eût fait
quelque attention à la jeune Natalie; la charmante figure
du baron plaisait à ses yeux , et sa gaîté l'amusait. Sans
faire précisément la cour à une petite fille dont il n'était
point du tout amoureux , dans son projet de mariage il
l'avait du moins distinguée des autres jeunes personnes ;
illui adressait quelques propos flatteurs , il lui donnait des
bouquets superbes; elle aimait les fleurs avec passion , et
bientôt elle aima de même celui qui les lui présentait , et
qu'elle trouvait l'être le plus aimable et le plus beau dont
son imagination eût pu se former l'idée ; et cet être si parfait
à ses yeux la choisissait entre toutes les femmes pour
étre la sienne ! Jamais encore elle n'avait pensé à ses richesses;
la simplicité dans laquelle elle vivait à la campagne
, avait éloigné cette idée : elle n'eut pas un instant
celle qu'elles entrassent pour rien dans la recherche du
baron, et elle en fut si flattée qu'elle aurait voulu tomber
à ses pieds pour lui en témoigner sa reconnaissance ; mais
son père imposait silence à ses sentimens , et sa mère en
paraissait surprise . Cependant Natalie avait une trop longue
habitude de confiance avec cette excellente mère , pour
lui cacher rien de ce qui se passait dans son ame; elle lui
répéta donc , mais avec un peu plus de timidité , que son
union future avec le baron d'Aldestan flattait tous les désirs
de son coeur , qu'il le possédait en entier , et qu'elle était
convaincue qu'elle serait la plus heureuse des femmes .
Med'Elmenhorst soupira encore en silences , elle ne put
prendre sur elle d'ôter à sa fille chérie une illusion si
douce ; elle connaissait les volontés impérieuses du grand
maréchal , et savait qu'il serait inutile de vouloir lui ré-
{
366 MERCURE DE FRANCE ,
sister ; la répugnance ou seulement l'indifférence de sa
fille lui auraient donné le courage de l'essayer; mais elle
n'eut pas celui d'affliger sa Natalie : elle la voyait cependant
avec une profonde douleur sur la route d'un malheur
etd'un danger , qu'elle connaissait trop bien pour ne pas
les redouter.
Ainsi que saNatalie , Mme d'Elmenhorst avait été mariée
uniquement par des convenances de fortune et sans être
aimée d'un époux qui la connaissait à peine avant de l'épouser,
et qui ne la regarda plus dès qu'elle fut sa femme ,
quoiqu'elle fût la plus belle personne de la cour et la plus
digne d'être adorée . Son coeur extrêmement sensible s'attacha
d'abord passionnément à cet ingrat mari; elle fit tout
ee qui dépendait d'elle pour obtenir sa tendresse ; mais
plus elle lui en témoignait , plus il s'éloignait d'elle ; il lui
dit enfin positivement , et de la manière la plus cruelle,
qu'elle lui donnait et se donnait à elle-même un ridicule
complet par cet attachement conjugal , qui ne convenait
qu'à des moeurs bourgeoises , et qui lui était insupportable .
Elle eut la douleur de le voir offrir ses hommages à des
femmes qui ne la valaient pas , et d'apprendre ainsi qu'il
pouvait aimer; son amouren augmenta , car la jalousie est
quelquefois un stimulant , mais les plaintes lui étaient interdites
, et pendant quelques années elle avait été la plus
malheureuse des femmes . Enfin comme on n'aime jamais
éternellement seule , elle guérit de son amour inutile pour
son mari; mais le remède fut pire que le mal. Un seigneur
de la cour parfaitement aimable l'aimait depuis long-tems
avec une passion que ses rigueurs n'avaient fait qu'augmenter;
mais elle connaissait trop bien le tourment d'une passion
non partagée pour ne pas le plaindre. Si la pitié n'est
pasdel'amour, elle en est souvent comme le premierpas : ce
premier pas l'entraîna rapidement à un sentiment plus tendre
; son coeur si aimant , si sensible , trouvait enfin un
coeur qui lui répondait; elle était aimée comme elle avait
si long-tems désiré de l'être , sans avoir pu l'obtenir , et
bientôt elle s'avoua à elle-même qu'elle partageait le sentiment
qu'elle inspirait; ce fut, il estvrai, avecla résolution
de le cacher avec soin à celui qui prenait chaque jour plus
d'empire sur son ame; mais l'amour , au point où elle
l'éprouvait , peut- il se cacher ? Son amant le sut aussitôt
qu'elle; il osa alors risquer un aveu que le respect avait
retenu jusqu'alors; il écrivit des lettresbrûlantes; Mme d'Elmenhorst
répondit; elle voulait le ramener à la raison , et
NOVEMBRE 1812 . 367
chaque mot de ses réponses prouvait que la sienne était
perdue; elle voulait lui ôter toute espérance , et sans le
savoir elle la ranimait tellement qu'il se crut sûr de sa conquête;
il écrivit de nouveau , elle répondit encore , et
comme il arrive souvent , chaque lettre était plus faible et
plus tendre que la précédente. Enfin celle où elle avouait
son amour fut écrite , et celle où on lui en demandait la
preuve fut reçue : alors le bandeau tomba de ses yeux, elle
vit avec effroi l'abîme dans lequel elle allait se précipiter.
Sa conscience , ses principes vertueux se réveillèrent avec
force et l'emportèrent sur sa passion. La fuite était le seul
moyen de prévenir sa perte , elle l'employa avec courage ,
et le jour même, sous le prétexte d'un santé dérangée , elle
obtint de son mari la permission d'aller passer quelque
tems dans une de ses terres assez éloignées : il y consentit ,
et voulut l'accompagner pour faire faire à son château long
tems négligé des réparations indispensables ; M d'Elmenhorst
aurait préféré d'être seule , mais elle futbien aise que
la présence continuelle de son mari la rappelât sans cesse
à son devoir . Le grand maréchal, bientôt ennuyé de ce séjour
et de sa triste compagne , revint à la ville , et n'insista pas
pour la ramener avec lui. La solitude a ses dangers ;
M d'Elmenhorst l'éprouva pendant les premières semaines
, et l'image de celui qu'elle voulait fuir l'obsédait
tellement , qu'elle allait peut-être céder et essayer si sa présence
réelle lui serait moins importune, lorsque, heureusement
pour elle , elle s'aperçut qu'elle était dans un commencement
de grossesse : cet espoir réalisé d'une maternité
long-tems désirée, fut plus puissant que la raison et la vertu
pour la guérir d'un sentiment coupable. Elle aurait pu dès
ce moment retourner à la cour sans danger , mais elle craignait
de revoir celui qui savait seul le secret de la faiblesse
de son coeur; son état lui servit de prétexte pour prolonger
son séjour à la campagne. Elle désirait avec ardeur une
fille, sûre que, si c'était un fils , son époux ordonnerait son
retour auprès de lui. Ses voeux furent comblés , elle donna
le jour à Natalie; elle obtint facilement de l'élever où elle
voudrait; alors elle n'eut plus rien à craindre. Toutes les
facultés aimantes de cette tendre mère se concentrèrent sur
sa fille ; elle ne comprenait plus qu'elle eût pu aimer passionnément
un autre objet : avare de son trésor, persuadée
que le séjour de la campagne était utile à son enfant au
physique et au moral , elley fixa sa demeure , et pendant
quinze ans ne vint à la ville que lorsque le baron la deman368
MERCURE DE FRANCE ,
en
dait , ce qui était assez rare. Cette fois son séjour avait été
plus long , parce qu'elle avait donné des maîtres à Natalie ;
mais cette dernière était si jeune que Mme d'Elmenhorst
n'avait encore aucune crainte ni d'amour , ni de mariage;
ce fut donc pour elle un coup de foudre lorsqu'elle apprit
même tems que legrand maréchal avait promis ssaamain,
et que Natalie avait donné son coeur : elle avait trop de
pénétration et un intérêt trop vif à la mettre en jeu , pour.
n'avoir pas observé que son futur gendre était le second
volume de son mari , esclave de la mode , incapable d'aimer
, et elle frémit en pensant que sa Natalie ne serait pas
plus heureuse qu'elle , et sans cesse exposée à des dangers
qu'elle n'aurait peut-être pas le courage de surmonter. Ne
pouvant résister à lavolonté de son mari et au voeu de sa
fille , elle voulut du moins gagner un peu de tems et sé
donner celui de la prémunir autant qu'il dépendrait d'elle ,
en fortifiant sa raison et les principes vertueux qu'elle lui
avait inculqués dès sa naissance ; elle allégua la jeunesse et
même l'enfance de sa fille , prolongée par la retraite , pour
obtenir de la garder près d'elle encore une année . « Vous
nous ferez de fréquentes visites à la campagne , dit- elle au
jeune baron ; là vous apprendrez mieux à vous connaître ,
àvous attacher l'un à l'autre , et à jeter ainsi les fondemens
solides de votre bonheur domestique . "
me
Adelstan lui dit en souriant, qu'elle avait parfaitement raison
, qu'il se soumettraità tout ce qu'elle ordonnerait; et cette
condescendance qui paraissait lui coûter si peu , futune
nouvelle preuve pour Mme d'Elmenhorst de son indifférence
pour Natalie . Le grand maréchal ne parut pas trèscontent
de ce retard , cependant ily consentit , parce que
dans les règles ce n'était pas an père de l'épouse à presser
le mariage , mais il voulut au moins exiger de sa femme
qu'elle passerait cette année entière à la ville . La santé de
Natalie en souffrirait, répondit-elle , au moins pendant l'été
qu'elle a une si longue habitude de la campagne et d'un genre
devie si différent de la vie qu'on mène dans le grand monde ;
j'amènerai quelquefois ma fille pendant l'hiver pour lui en
donner une idée . Mais sovez sûr , dit-elle avec sentiment ,
que deux jeunes coeurs sont bien plus près l'un de l'autre à
la campagne , et que tout le tems de leur vie Adelstan et
Natalie béniront les momens qu'ils auront passés ensemble
sein dela nature , loindes distractions et du tourbillon
de la cour . Natalie sejeta dans les bras de sa mère avec un
mouvementpassionné qui disaitassez qu'elle était du même
au el
NOVEMBRE 1812 . 369
avis. Adelstan ne savait trop que répondre , heureusement
la compagnie invitée pour la fête des fiançailles commença
à se rassembler , et interrompit cet entretien ; le
jeune baron en fut bien aise , et se promit bien que ses
visites auprès d'une femme aussi raisonnable , aussi sentimentale
, et d'une jeune fille pen fréquentes . Il était à préseanutsssiûrrdoemsaanedsoqtu,ecc','eétaitl'es
sentiel, et il annonça d'avance qu'un grand bâtiment qual
faisait élever dans sa terre pour recevoir sa jeune épouse ,
seraien
DEPT
DE
LA SEINE
5.
l'obligerait à y être souvent, et cette terre était éloigne Cen
d'Elmenhorst de plus de deux journées ."
les
La compaguie se rassembla ; le contrat fut signé
anneaux s'échangèrent , et la fête la plus brillante consola
le jeune époux des momens de contrainte et d'ennui qui
l'avaient précédée ; il en conta à toutes les jolies femmes ,
dit quelques mots à demi- tendres , en passant , à sa jeune
éponse , dansa quelquefois de plus avec elle , et crut avoir
parfaitement rempli ses devoirs de fiancé ; peut-être même
aurait -il oublié complétement le but de la fête , si une Set
une N , liés amoureusement ensemble , et dans les festons
de fleurs , et dans les transparens de l'illumination , ne le
lui avaient rappelé. Il revint chez lui , la fatigue l'endormit
bientôt ; des songes doux et légers lui etracèrent les plaisirs
de la soirée ; mais en s'habillant le lendemain , il se
souvint qu'il devait faire une visite à sa jeune épouse , et à
sa future et sentimentale belle - mère , qui lui parlerait de
bonheur domestique , du charme de vivre ensemble dans
les champs . d'apprendre à se connaître , à s'aimer . Tous
ces mots étaient vides de sens pour lui : jamais il n'avait
envisagé le mariage sous ce point de vue , et il en fut
effrave; déjà l'idée d'avoir un devoir à remplir dans la
matinée lui parut insupportable , et Mme d'Elmenhorst la
femme du monde la plus ridicule. Il avait fait à sa famille
et à l'usage le sacrifice de sa liberté ; il consentant à faire
partager à Natalie d'Elmenhorst son nom , son rang , sa
fortune , et il avait cru que cela devait suffire au bonheur
d'une jeune personne élevée dans la retraite , et pour qui
le monde et les plaisirs devaient avoir tout le piquant de
la nouveauté.
Nous le laisserons dans les réflexions qui en furent la
suite et qui retardèrent sa visite , et nous retournerons auprès
de l'aimable baronue d'Elmenhorst et de son innocente
Natalie. Cette intéressante jeune personne n'avait
pas été contente de la journée de la veille ; au defaut d'ex-
Aa
370 MERCURE DE FRANCE ,
périence , son coeur l'avait avertic que son époux n'avait
pas pour elle ce sentiment tendre et profond qu'elle était
si près d'avoir pour lui ; jusqu'à sa gaîté même lui disait
qu'il l'aimait faiblement. Au moment de la signature de
P'acte qui les unissait pour la vie , Natalie émue et tremblante
à l'excès , avait eu peine à tracer son nom , et des
larmes du plus doux attendrissementl'avaient effacé à demi;
Adelstan au contraire avait signé en riant , et plaisanté sa
jenne fiancée sur son émotion. Pendant la fête , toutes les
jolies femmes avaient partagé avec elle ses attentions et ses
hommages , et pas même un regard n'avait rassuré son
coeur. Malgré la fatigue de la danse , elle dormit peu , et
lorsqu'elle vint auprès de sa mère le lendemain matin ,
celle-ci eut bientôt découvert le sentiment qui l'agitait ;
mais elle n'eut garde de lui en parler , et de solliciter sa
confiance , car elle n'aurait pu prendre sur elle de la rassurer;
Natalie de son côté ne voulait pas affliger sa mère ,
et s'efforçait de paraître tranquille. Peut- être suis-je in uste
avec Adelstan , pensait-elle , peut- être que chez les hommes
l'amour se manifeste par la gaité , et chez les femmes par
l'attendrissement ; mais les uns et les autres doivent éprou
ver au moins le même désir de voir l'objet qu'ils aiment ;
si Adelstan vient ce matin , et il viendra sans doute , avec
quel plaisir je lui ferai réparation et combien j'en aurai à le
revoir!
sa
Mais les heures s'écoulaient , etAdeistan n'arrivait point ;
le moindre mouvement à la porte faisait tressaillirNatalie;
il était plus de midi , et l'on n'avait pas même un message
de sa part pour s'informer de sa santé ; tant d'indifférence
de la part de celui avec qui elle devait passer sa vie , blessa
enfin son coeur au point de ne pouvoir plus le cacher à
mère ; elle se jeta dans ses bras toute en larmes . Oh ! maman
, lui dit-elle , il ne m'aime pas , il ne m'aimera jamais!
Mm d'Elmenhorst ne trouva rien à lui répondre , elle garda
le silence et la pressa contre son sein .- Partons , maman,
ditencore Natalie , retournons à Elmenhorst , je ne puis
plus supporter le séjour de la ville; ici tout m'oppresse , et
je puis à peine respirer... Ah ! partons , maman , personne
ne s'apercevra de notre absence..... Elle aurait voulu monter
en voiture à l'instant même , mais il fallait au moins en
avertir son père. -- Et Adelstan , ma fille , veux-tu partir
sans le revoir ?- Oui , ma mère , sans le revoir .
A la bonne heure , dit Me d'Elmenhorst , partons , retournons
dans notre retraite : si Adelstan t'aime , il nous y
NOVEMBRE 1812 . 371
suivra bientôt , il y reviendra souvent, et t'aimera toujours
davantage ; mais s'il n'y vient pas , si son coeur ne sent pas
le prix du tien ..... Natalie , sois tranquille , ton père n'exigera
pas que tu formes un lien qui ne te rendrait pas heureuse;
il te donnera ta liberté, et l'ingrat Adelstan sera bientôt
oublié. Natalie secoua la tête et soupira profondément,
elle sentait que l'oubli n'était pas si facile , que sa liberté
ne serait plus le bonheur ; et par une contradiction dont elle
s'étonnait, et que l'amour seul peut expliquer , elle éprouvaitavec
une égale force et en même tems , un désir ardent
de s'éloigner d'Adelstan , et celui d'être un jour la compagne
de sa vie : Je suis si jeune encore , pensait-elle , si
timide, si peu formée pour le monde , si fort au -dessous
de lui , qu'il n'est pas étonnant que je ne sois pas aimée ;
mais je veux avec l'aide de maman tâcher d'acquérir tout
ce qui me manque; et peut-être, quand je serai plus digne
du bonheur qui m'attend, son amour sera ma récompense;
à-présent moins il me verra insignifiante petite-fille , c'est
le mieux. -Partons , partons , répéta-t- elle vivement .
Elle court dans le cabinet de son père , et n'a pas de peine
à obtenir son consentement ; il a fiancé sa fille avec lejeune
seigneur le mieuxvu à la cour, le plus à la mode , le plus riche,
et c'est tout ce qu'il demande : il pense d'après lui-même
qu'après avoir essayé des plaisirs de la ville , l'ennui la ramènera
bientôt. - Vous ne la forcerez pas de rester à la
campagne , dit- ilà sa femme.-Rassurez-vous , lui répondit-
elle, ce n'est pas moi qui forcerai jamais à rien ma
chère Natalie. Elles se placent dans leur voiture , le postillondonne
un coup de fouet; au moment même, Adelstan,
vêtu avec toute la recherche et l'élégance possible , paraît à
la porte de la cour; il salue les dames avec grâce ; Natalie
regarde sa mère , et prend le cordon pour arrêter , tend la
main pour s'en servir , hésite ; pendant ce tems-là le postillon
continue de presser ses chevaux , et bientôt elles sont
hors des remparts , et bien loin du bel et froid Adelstan .
,
Il crut d'abord qu'il n'était question que d'une promenade,
et se félicitait d'avoir évité l'ennui de les accompagner ; mais
lorsqu'il apprit du grand maréchal que ces dames retournaient
à Elmenhorst , il lui sembla qu'il retrouvait sa liberté
et qu'il respirait plus librement. C'est une fantaisie de ma
sentimentale épouse , lui dit le grand maréchal , elle veut
prêcher sa fille toute à son aise sur ses nouveaux devoirs ,
et si vous n'y mettez ordre , mon cher Adelstan , elle va
vous préparer la plus raisonnable , la plus vertueuse , et la
Aa2
372 MERCURE DE FRANCE ,
plus ennuyeuse des compagnes ; mais au moins elle lui
donne le goût de la retraite , et c'est assez commode . Adelstan
se trouva trop heureux d'échapper à sa part des sermons
sur les devoirs du mariage , et reprenant le cours de ses
dissipations , il eut bientôt presque oublié et son engagement
et sa belle épouse .
Au bout de quelques mois , son futur beau-père vint les
hti rappeler en lui proposant une course à Elmenhorst.
Vous serez grondé , lui dit-il en riant , mais je vous soutiendrai.
Adelstan , qui redoutait des reproches , eennproportion
de ce qu'il sentait les mériter , dit au grand maréchal
qu'il était désespéré de ne pouvoir l'accompagner cette
fois à Elmenhorst , mais qu'il était absolument obligé de
se rendre à sa terre de Forstheim , où l'architecte qui dirigeait
les travaux de construction dans son château , demandait
sa présence . Je vais , lui dit- il , faire arranger un pavillon
délicieux poury recevoir la belle Natalie; il ne faut
pas moins que ce motifpour me priver du bonheur de lui
rendre mes hommages .
Le baron d'Elmenhorst approuva cette excuse et se dispensa
d'un voyage qui l'ennuyait autant que son gendre;
ce qui obligea Adelstan de partir pour sa terre , ainsi qu'il
l'avait dit, mais il n'était pas fâché d'y passer quelque tems .
Son bâtiment n'était point un prétexte : unjeune architecte
fort à la mode le dirigeait, il désirait de juger de son talent.
Förstheim d'ailleurs avait assez d'attrait pour lui ,
c'était un bon pays de chasse , et le canton de l'Allemagne
où l'on trouvait le plus de jolies paysannes : toutes les années
il y faisait un séjour marqué par sa générosité et par
les plaisirs et les fêtes . L'arrivée du jeune et galant seigneur
mettait toutes les passions en mouvement , la coquetterie
des jeunes filles , la vanité des mamans , l'avarice des pères,
les craintes des amoureux . Adelstan avait l'art de tout
concilier , de contenter tout le monde , et ne partaitjamais
sans avoir fait le bonheur de quelques jeunes couples. Du
nombre de ceux qui désiraient sa présence était le jeune
Verner, le fils de son intendant ; ilétait passionnément amoureux
de la jolie Lise , fille du chantre de la paroisse ; maisle
chantre était pauvre , et Verner le père , riche et fier comme
le sont tous les intendans , ne voulait pas unir son fils à la
belle et pauvre Lise . Le chantre, intimidé par ses menaces ,
avait cru prudent d'eloigner sa fille et l'avait menée chezun
oncle, dans un autre village , avec l'espoir que l'absence
éteindrait l'amour dans le coeur des jeunes gens : elle l'avait
NOVEMBRE 1812 . 373
au contraire augmenté ; le jeune Verner dépérissait à vue
d'oeil , et son père craignant de le perdre , avait lui-même
prié le chantre de faire revenir sa fille ; il ne s'était point
expliqué positivement sur le mariage , mais cette prière
donnait de grandes espérances . Si notre seigneur pouvait
arriver , pensait le jeune Verner, je suis sûr qu'il déciderait
mon père à demander Lise . Que notre seigneur vienne
seulement , disait le chantre à sa femme, et notre Lise sera
bientôt Mm Verner gros comme le bras. En attendant , il
alla la chercher , et ramena avec elle une de ses nièces qui
avait une très -belle voix et à qui il voulait apprendre un
peudemusique.
Ce n'était pas le seul avantage de Rose ( ainsi s'appelait
la jeune fille ) , elle était belle comme le jour et
l'emportait pour la figure sur les plus jolies filles de Forstheim;
elle était de plus la fille unique d'un meunier trèsriche
qui ne lui refusait rien , en sorte qu'elle était toujours
mise avec une élégance villageoise qui ajoutait encore à ses
charmes. Quoiqu'elle fût très -liée avec sa cousine Lise ,
nous n'affirmerons pas que cette dernière n'eut pas quelques
craintes en amenant avec elle une compagne aussi dangereuse
: c'était mettre la constance de son cher Verner à
une terrible épreuve ; mais il n'y succomba point , et Lise
eut la satisfaction de voir que la femme véritablementaimée
est toujours la plus belle aux yeux de son amant ; la charmante
Rose ne fut pour Verner que l'amie et la cousine
de sa Lise , et il résista avec fermeté à son père , qui lui
conseillait et lui ordonnait même de s'attacher plutôt à la
belle et riche étrangère .
(La suite au numéro prochain . )
1
POLITIQUE.
Le Moniteur a publié les 26 et 27 Bulletins de la
Grande-Armée .
26 BULLETIN DE LA GRANDE- ARMÉE .
Borowsk , le 23 octobre 1812 .
Après la bataille de la Moskwa , le général Kutusow prit position
à une lieue en avant de Moscou ; il avait établi plusieurs redoutes
pour défendre la ville ; il s'y tint , espérant sans doute en imposer
jusqu'au dernier moment. Le 14 septembre , ayant vu l'armée fran-
14 septe
çaise marcher à lui . il prit son parti et évacua la position en passant
par Moscou. Il traversa cette ville avec son quartier-général à neuf
heures du matin. Notre avant-garde la traversa à une heure aprèsmidi.
Le commandant de l'arrière-garde russe fit demander qu'on le
laissât défiler dans la ville sans tirer : on y consentit; mais au Kremlin
. la canaille armée par le gouverneur fit résistance et fut sur- lechamp
dispersée . Dix mille soldats russes furent le lendemain , et les
jours suivans , ramassés dans la ville où ils s'étaient éparpillés par
l'appat du pillage ; c'étaient d'anciens et bons soldats : ils ont aug
menté le nombre des prisonniers .
Les 15 , 16 et 17 septembre , le général d'arrière-garde russe dit
que l'on ne tirerait plus , et que l'on ne devait plus se battre , et parla
beaucoup de paix. Il se porta sur la route de Kolomna , et notre
avant-garde se plaça à cinq lieues de Moscou , au pont de la Moskwa .
Pendant ce tems , l'armée russe quitta la route de Kolomna , et prit
celle de Kalouga par la traverse . Elle fit ainsi la moitié du tour de la
ville , à six lieues de distance. Le venty portait des tourbillons de
flamine et de fumée. Cette marche , au dire des officiers russes , était
sombre et religieuse . La consternation était dans les ames : on assure
qu'officiers et soldats étaient si pénétrés , que le plus profond silence
régnait dans toute l'armée comine dans la prière .
On s'aperçut bientôt de la marche de l'ennemi. Le duc d'Istrie se
porta à Desna avec un corps d'observation.
Le roi de Naples suivit l'ennemi d'abord sur Podol , et ensuite se
porta sur ses derrières , menaçant de lui couper la route de Kalouga.
Quoique le roi n'eût avec lui que l'avant-garde . l'ennemi ne se donna
que le tems d'évacuer les retranchemens qu'il avait faits , et se
porta six lieues en arrière , après un combat glorieux pour l'avantgarde.
Le prince Poniatowski prit position derrière la Nara , au confluent
de l'Istia .
Le général Lauriston ayant dû aller au quartier-général russe le
5 octobre , les communications se rétablirent entre nos avant-poste
MERCURE DE FRANCE , NOVEMBRE 1812. 375
et ceux de l'ennemi . qui convinrent entr'eux de ne pas s'attaquer
sans se prévenir trois heures d'avance ; mais le 18 , à sept heures du
matin , 4000 Cosaques sortirent d'un bois situé à demi-portée de
canon du général Sébastiani , formant l'extrême ganche de l'avantgarde
, qui n'avait été ni occupé ni éclairé ce jour-là . Ils firent un
houra sur cette cavalerie légère dans le tems qu'elle était à pied à la
distribution de farine . Cette cavalerie légère ne put se former qu'à
unquart de liene plus loin. Cependant l'ennemi pénétrant par cette
trouée , un parc de 12 pièces de canon et de 20 caissons du général
Sébastiani,fut pris dans un ravin , avec des voitures de bagages au
nombre de 30 , en tout 65 voitures , au lieu de roo que l'on avait
portées dans le dernier Bulletin .
Dans le même tems , la cavalerie régulière de l'ennemi et deux
colonnes d'infanterie pénétraient dans la trouée . Elles espéraient
gagner le bois et le défilé de Voronosvo avant nous ; mais le roi de
Naples était là : il était à cheval. Il marcha et enfonça la cavalerie
de ligne russe dans dix ou douze charges différentes . Il aperçut la
division de six bataillons ennemis commandés par le lieutenant-général
Muller , la chargea et l'enfonça . Cette division a été massacrée .
Le lieutenant-général Muller a été tué .
Pendant que ceci se passait , le prince Poniatowski repoussait
une division russe avec succès . Le général polonais Fischer a été
tué d'un boulet.
L'ennemi a non-seulement éprouvé une perte supérieure à la
uòtre , mais il a la honte d'avoir violé uné trève d'avant-garde , ce
qu'on ne vit presque jamais. Notre perte se monte à 800 hommes
tués , blessés ou pris. Celle de l'ennemi est double. Plusieurs officiers
russes ont été pris ; deux de leurs généraux ont été tués . Le
roi de Naples dans cette journée a montré ce que peuvent la présence
d'esprit . la valeur et l'habitude de la guerre. En général , dans
toute la campagne , ce prince s'est montré digne du rang suprême
où il est.
Cependant l'Empereur voulant obliger l'ewnemi à évacuer son camp
retranché et le rejeter à plusieurs marches en arrière , pour pouvoir
tranquillement se porter sur les payschoisis pour ses quartiers d'hiver ,
et nécessaires à occuper actuellement pour l'exécution de ses projets
ultérieurs , avait ordonné , le 17 , par le général Lauriston à son
avant-garde , de se placer derrière le défilé de Winkowo , afin que
ses mouvemens ne pussent pas être aperçus. Depuis que Moscou
avait cessé d'exister , l'Empereur avait projeté ou d'abandonner cet
amas de décombres , ou d'occuper seulement le Kremlin avec 3000
hommes ; mais le Kremlin , après quinze jours de travaux . ne fut
pas jugé assez fort pour être abandonné pendant vingt ou trente jours
à ses propres forces . Il aurait affaibli et gêné l'armée dans ses imonvemens
, sans donner un grand avantage . Si l'on eût voulu garder
Moscou contre les mendians et les pillards , il fallait 20 mille hommes .
Moscou est aujourd'hui un vrai cloaque malsain et impur. Une population
de 200,000 ames errant dans les bois voisins , mourant de
faim , vient sur ces décombres chercher quelques débris et quelques
légumes des jardins pour vivre. Il parut inutile de compromettre
376 MERCURE DE FRANCE ,
quoi que ce soit pour un objet qui n'était d'aucune importance militaire
, et qui est aujourd'hui devenu sans importance politique.
Tous les magasins qui étaient dans la ville ayant été découverts
avec soin . les autres évacués . 'Empereur fit miner le Kremlin. Le
duc de Trévise le fit sauter le 23 à deux heures du matin ; l'arsenal ,
les casernes , les magasins , tout a été détruit. Cette ancienne citadelle
, qui date de la fondation de la monarchie , ce premier palais
des czars , ont été ! Le duc de Trévise s'est mis en marche pour
Vereia . L'aide-de- camp de l'Empereur de Russie Winzingerode
ayant voulu percer , le 22. à la tête de 500 Cosaques , fut repoussé
et fait prisonnier avec un jeune officier russe , nommé Nariskin .
Le quartier-général fut porté le 19 au château de Troitskoe ; il y
séjourna le 20 Le 21 , il était à Ignatiew ; le 22 à Pominskoi ,
toute l'armée ayant fait deux inarches de flanc , et le 21 à Borowsk.
L'Empereur compte se mettre en marche le 24 pour gagner la
Dwina , et prendre une position qui le rapproche de 80 lieues de
Pétersbourg et de Wilna , double avantage , c'est-à- dire plus près de
20 marches des moyens et du but.
De 4000 maisons de pierre qui existaient à Moscou , il n'en restait
plus que 200. On a dit qu'il en restait le quart , parce qu'on y a
compris 800 églises ; encore une partie en est endominagée. De 8000
maisons de bois , il en restait à-peu - près 500. On proposa à l'Empereur
de faire brûler le reste de la ville pour servir les Russes comme
ils le veulent , et d'étendre cette mesure autour de Moscou Ilya
2000 villages et autant de maisons de campagne ou de châteaux. On
proposa de forner quatre colonnes de 2005 hommes chacune , et de
les charger d'incendier tout à 20 lieves à la ronde. Cela apprendra
aux Russes , disait-on, à faire la guerre en règle et non en Tartares.
S'ils brûlent un village , une maison . il faut leur répondre en leur en
brûlant cent .
L'Empereur s'est refusé à ces mesures qui auraient tant agravé les
malheurs de cette population. Sur 9.coo propriétaires dont on aurait
brûlé les châteaux , cent peut- être sont des sectateurs du Marat de la
Russie ; mais 8.900 sont de braves gens , déjà trop victimes de l'intrigue
de quelques misérables. Pour punir cent coupables , on en
aurait ruiné 8.900 Il faut ajouter que l'on aurait mis absolument
sans ressources 200.000 pauvres serfs innocens de tout cela . L'Empereur
s'est done contenté d'ordonner la destruction des citadelle et
établissemens militaires , selon les usages de la guerre , sans rien faire
perdre aux particuliers déjà trop malheureux par les suites de cette
guerre.
Les habitans de la Russie ne reviennent pas du tems qu'il fait
depuis vingt jours . C'est le soleil et les belles journées du voyage
de Fontainebleau . L'armée est dans un pays extrêmement riche , et
qui peut se comparer aux meilleurs de la France et d'Allemagne .
27 BULLETIN DE LA GRANDE-ARMÉE.
Vereia , le 27 octobre 1812 .
Le 22 , le prince Poniatowski se porta sur Vereia. Le 23 , l'armée
allait suivre ce mouvement , lorsque , dans l'après-midi , on apprit
NOVEMBRE 1812 . 377
que l'ennemi avait quitté son camp retranché , et se portait sur la
petite ville de Maloiaroslavetz . On jugea nécessaire de marcher à lui
pour l'en chasser .
Le vice- roi reçut l'ordre de s'y porter. La division Delzons arriva
le 23 , à six heures du soir , sur la rive gauche , s'empara du pont , et
le fit rétablir .
Dans la nuit du 23 au 24 , deux divisions russes arrivèrent dans la
ville , et s'emparèrent des hauteurs sur la rive droite , qui sont extrêmement
favorables .
Le 24 , à la pointe du jour , le combat s'engagea. Pendant ce
tems , l'armée ennemie parut toute entière , et vint prendre position
derrière la ville : les divisions Delzons , Broussier et Pino , et la
garde italienne . furent successivement engagées . Ce combat fait le
plus grand honneur au vice-roi et au 4e corps d'armée . L'ennemi
engagea les deux tiers de son armée pour soutenir la position : ce fut
en vain; la ville fut enlevée , ainsi que les hauteurs . La retraite de
l'ennemi fut si précipitée , qu'il fut obligé de jeter 20 pièces de canon
dans la rivière .
Vers le soir , le maréchal prince d'Eckmuhl déboucha avec son
corps ; et toute l'armée se trouva en bataille avec son artillerie , le
25 , sur la position que l'ennemi occupait la veille.
L'Empereur porta son quartier- général , le 24 , au village de Ghorodnia.
A sept heures du matin , 6000 Cosaques , qui s'étaient glissés
dans les bois , firent un houra général sur les derrières de la position ,
et enlevèrent six pièces de canon qui étaient parquées. Le duc d'Istrie
se porta au galop avec toute la Garde à cheval : cette horde fut sabrée ,
ramenée , et jetée dans la rivière ; on lui reprit l'artillerie qu'elle avait
prise , et plusieurs voitures qui lui appartenaient ; 600 de ces Cosaques
ont été tués , blessés ou pris; 30 hommes de la Garde ont été
blessés , et trois tués . Le général de division comte Rapp a eu un
cheval tué sous lui : l'intrépidité dont ce général a donné tant de
preuves , se montre dans toutes les occasions. Au commencement
de la charge , les officiers de Cosaques appelaient la Garde , qu'ils
reconnaissaient , muscadins de Paris . Le major des dragons , Lefort ,
s'était fait remarquer. A huit heures , l'ordre était rétabli.
L'Empereur se porta à Maloiaroslavetz , reconnut la position de
l'ennemi , et ordonna l'attaque pour le lendemain ; mais , dans la
nuit , l'ennemi a battu en retraite. Le prince d'Eckmuhl l'a poursuivi
pendant six lieues ; l'Einpereur alors l'a laissé aller , et a ordonné le
mouvement sur Vereia .
Le 26 , le quartier-général était à Borowsk , et le 27 à Vereia . Le
prince d'Eckmuhl est ce soir à Borowsk ; le maréchal duc d'Elchingen
àMojaisk.
Le tems est superbe , les chemins sont beaux ; c'est le reste de l'automne
: ce tems durera encore huit jours , et à cette époque nous
serons rendus dans nos nouvelles positions .
Dans le combat de Maloiaroslavetz , la garde italienne s'est distinguée.
Elle a pris la position et s'y est maintenue. Le général baron
Delzons , officier distingué , a été tué de trois balles . Notre perte est
de 1500 hommes tués ou blessés ; celle des ennemis est de 6 à 7000 .
On a trouvé sur le champ de bataille 1700 Russes , parmi lesquels
378 MERCURE DE FRANCE ,
1100 recrues habillées de vestes grises , ayant à peine deux mois de
service.
L'ancienne infanterie russe est détruite ; l'armée russe n'a quelque
consistance que par les nombreux renforts de Cosaques récemment
arrivés du Don . Des gens instruits assurent qu'il n'y a dans l'infanterie
russe que le premier rang composé de soldats , et que les deuxième
et troisième rangs sont remplis par des recrues et des milices , que .
malgré la parole qu'on leur avait donnée , on y a incorporées . Les
Russes ont en trois généraux tués . Le général comte Pino a été légèrement
blessé.
On a reçu des lettres de beaucoup postérieures à la date
de ce dernier bulletin. L'une d'elles est du 3 novembre .
L'armée avait alors dépassé Viasma , et touchait aux lieux
assignés pour prendre ses quartiers d'hiver. Un de nos
journauxa publié sur ce grand et salutaire mouvement , sur
cette concentration prévue par tous les militaires , cette
sorte de rapprochement désiré par tous les bons esprits ,
des réflexions auxquelles il est difficile de rien ajouter , tant
elles offrent de sagacité , de précision , et tant elles paraissent
s'appuyer sur des notions exactes , et sur des renseignemens
certains. L'auteur de ces réflexions suit le mouvement
de l'armée sur Smolensk .
17 Le prince vice-roi , dit-il , qui a battu et dispersé un
grand corps d'armée russe , est venu rejoindre le centre
de l'armée , ne devant pas se livrer à la poursuite de l'ennemi
sans s'éloigner trop de la ligne générale d'opérations . On
s'attend à voir toute l'armée cautonnée entre Smolensk ,
Witepsket Minsk , dans la première quinzaine de novembre.
Ce pays fertile et salubre doit offrir à l armée des quartiers
d'hiver abondans et tranquilles ; la cavalerie sur-toutytrouvera
des fourrages . Le tems sec facilite les mouvemens des
troupes , et les entretient en bonne santé .
71 Les plans ultérieurs, et le but de la nouvelle campagne
à laquelle on va se préparer , ne peuvent ni ne
doivent être devinés ; mais déjà nous apercevons que la
marche de l'armée , de Moscou sur Smolensk et Witepsk ,
est bienmoins un mouvement rétrograde qu'un mouvement
latéral par lequel le quartier-général s'est rapproché
de Pétersbourg de près de 40 licnes . Si les yeux des Russes
n'ont pu être dessillés par l'incendie et la destruction de
leur première capitale; si la faction de la guerre , déterminée
àtout risquer , ne peut être abaissée que par la soumission
ou la destruction de la seconde capitale de l'Empire ; si , en
un mot , la paix ne peut être signée qu'à Pétersbourg , il est
évident que la concentration de la Grande-Armée aux en-
1
:
NOVEMBRE 1812 . 379
virons de Smolensk et de Witepsk était la condition préliminaire
de toute opération dirigée vers ce but. L'armée ne
pouvait marcher de Moscou sur Pétersbourg par la route
de Twer , sans perdre toute communication avec ses magasins
et avec les corps détachés ; il fallait absolument comprendre
, dans la ligne d'opérations , Witepsk , la route de
Weliki-Luki , et celle de Pleskow; il était donc bien plus
simple de rapprocher toutes les forces de ces deux routes
qui conduisent par le plus court chemin à Pétersbourg , et
par lesquelles on peut en même tems menacer Riga et
Revel. Loin de nous la téméraire présomption de vouloir
prédire ce que fera la Grande-Armée! nous voulons seulement
indiquer une partie de ce que le mouvement sur
Smolensk l'a mise à même de pouvoir faire , selon les circonstances
et la conduite de l'ennemi. Qui ne sait si des
sentimens d'humanité ne se ranimeront pas dans le coeur
des hommes d'Etat de la,Russie ? en voyant l'orage qui a
foudroyé Moscou se rapprocher de nouveau de Pétersbourg ,
ne feront-ils pas la réflexion que , si l'expédition de Moscou
a dissipé les vains prestiges qui représentaientl'Empire russe
comme invulnérable et même inaccessible , l'expédition
de Pétersbourg pourrait enlever à la Russie jusqu'aux
moyens de se relever de sa chute , et de se replacer au rang
des nations civilisées ?Au surplus , quelle que soit la destination
de la Grande-Armée , qu'elle veuille menacer
Pétersbourg et les côtes de la Baltique , ou qu'elle se porte
sur Kiovie et l'Ukraine , elle estdans une position centrale
d'où elle commande les trois routes principales de l'intérieur
de la Russie ; elle est revenue de Moscou avec tous les
moyens qui l'y avaient conduite . Si on considère le personnel
, nous dirons que le nombre de blessés et de malades
est extrêmement petit; on n'en a évacué de Moscou sur
Smoleusk que deux à trois mille. Si on considère le matériel
, nous savons que l'artillerie est abondamment
fournie , et que , pour faire sauter le Kremlin , on n'a
employéqu'une partie des 200,000 quintaux de poudreque
les Russes y avaient abandonnés . Enfin , les dispositions
morales de la troupe sont excellentes : la vue des trophées
qu'elle emporte de l'antique capitale des czars ; l'idée d'avoir
traversé en vainqueurs un pays lointain , immense , et dont
on regardait l'invasion comme impossible ; le noble orgueil
d'avoir presque atteint les limites de l'Europe , et d'avoir
fait entendre auxpeuples de l'Asie le bruit des armes françaises
; enfin , la confiancejustement illimitée qu'inspire.ce
380 MERCURE DE FRANCE ,
génie unique dans l'histoire militaire , ce grand capitaine
qui fait mouvoir à des distances étonnantes une masse
d'hommes si énorme , avec la même précision qu'on mettrait
à faire manoeuvrer une brigade : tout concourt à entretenir
chez le soldat comme chez l'officier ce sentiment réuni de
persévérance et d'enthousiasme qui a , de tout tems , distingué
les armées françaises . L'ennemi , au contraire , ne
voit autour de lui que des motifs de désolation et d'abattement
; ses villes en cendres , tristes monumens de ses
propres fureurs , ses campagnes désertes , ses manufactures
détruites au bercean , toutes les barrières de son Empire
franchies , et une armée victorieuse se mouvant librement
dans le centre de son territoire cultivé , et n'abandonnant
les inutiles décombres de Moscou que pour menacer ce qui
reste en Russie de villes dignes d'être conquises.n
Unelettre fort intéressante , datée de Wilna le 7 novembre
, doit trouver ici sa place.
«Les dernières nouvelles que nous avons reçues de
l'Empereur sont du 3 de ce mois . S. M. jouissait de la
meilleure santé ; le tems continuait à être superbe , et
l'armée opérait son mouvement dans l'ordre le plus parfait ,
depuis la vigoureuse leçon que l'ennemi avait reçue à
Malojarostavetz . Cette brillante affaire fait le plus grand
honneur au corps du vice-roi d'Italie . Ce prince s'y est
montré le digne élève du grand capitaine sous lequel il a
appris l'art de la guerre , et y a déployé tout ce que peuvent
la valeur d'un jeune guerrier et l'expérience consommée
d'un vieux général . Les Russes , infiniment supérieurs en
nombre , sont revenus dix fois à la charge , et dix fois ils
ont été, repoussés du champ de bataille , après l'avoir couvert
de morts et de blessés . Le prince animant , enflammant
tout par sa présence , a fait ses dispositions avec
calme , et les a exécutées avec vigueur. Un cheval a été
blessé sous lui . Quand , après la retraite de l'ennemi ,
S. A. I. a passé en revue ses divisions , les troupes ont fait
éclater le plus vif enthousiasme , et des acclamations unanimes
ont retenti sur toute la ligne.
" Nous avons aussi reçu hier des nouvelles très-satisfaisantes
de l'aile droite. Le prince de Schwartzenberg ayaut
reçu ses renforts , s'est porté en avant le 28 octobre . Le 29 ,
il a repassé le Bug avec toute son armée , et s'est mis à la
poursuite des Russes , qui se retiraient avec précipitation .
Il était , le 3 , à Bielsk .
» Le 10º corps , commandé par le duc de Bellune , s'est
NOVEMBRE 1812 . 381
porté sur l'Oula , où il est en communication avec le 2º.
Le duc de Reggio , qui est tout-à-fait rétabli de ses blessures
, est reparti d'ici pour se rendre à l'armée .
n La réserve , commandée par le général Loison , et qui
se trouvait à Tilsitt , s'est mise en marche depuis quelques
jours. Nous voyons d'ailleurs passer ici , sans discontinuer,
une nuée de troupes françaises et allemandes qui se portent
en avant. Enfin , sous tous les rapports , l'aspect
des affaires est ext êmement favorable . Par les soins d'une
administration vigilante et éclairée , la triple ligne de nos
magasins est abondamment pourvue ; les approvisionnemens
de tout genre sont assurés , et l'armée pourra passer
l'hiver dans le repos et dans l'abondance . Le mouvement
de concentration qui s'opère est un événement heureux , et
il aura les suites les plus importantes . En s'éloignant de
Moscon , l'armée a fait le premier pas vers Pétersbourg . "
La lettre ci-dessus fait mention d'un mouvement du maréchal
duc de Bellune pour se mettre en communication
avec le 2º corps . Ce mouvement et les nouveaux combats
livrés par le maréchal Gouvion Saint- Cyr , à Polotsk , ne
peuvent encore être connus par la voie desbulletins ; mais
des détails authentiques en sont transmis par la voie de la
Prusse. Les voici tels que les donne une lettre de Koenisberg
, citée par le Journal de Hambourg ; elle est en date
du 1er novembre .
« Le comte de Wittgenstein , y est-il dit , ayant été
rejoint par les divisions ennemies , venues de Fiulaude , se
crut en état d'inquiéter les troupes françaises , et se décida
à les attaquer sous les murs de Polotsk .
" M. le maréchal Saint- Cyr se porta sur ce point , et y
soutint avec une partie de son corps tous les efforts du
corps de Wittgenstein. On se battit avec un acharnement
égal de part et d'autre , pendant les journées des 18 et 19.
» L'ennemi ayant alors essayé de passer la Duna , tomba
dans la colonne du général Wrede , qui accourait avec les
Bavarois .
» La journée du 20 ne fut pas moins funeste aux Russes .
Dans ces diverses affaires , ils ont laissé les deux
champs de bataille couverts de morts , et au moment du
départ du courrier , on avait déjà réuni 1800 prisonniers ,
parmi lesquels beaucoup d'officiers , et entr'autres un capitaine
de vaisseau anglais , devenu colonel au service de
Russie .
On attend des nouvelles ultérieures du corps de Witt
382 MERCURE DE FRANCE ,
genstein , qui , dans sa retraite , a dû rencontrer le9 corps
français , commandé par M. le duc de Bellune , que les
derniers avis plaçaient sur les flancs de l'ennemi. »
Le général Decaën , commandant en chef l'armée de
Catalogne , a adressé au ministre de la guerre un rapport
dans lequel il fait le détail de sa marche sur Vicq , point
central de la réunion des insurgés de Catalogne sous les
ordres de Lasey. Les divisions Eupert et Lamarque ont
soutenu des combats glorieux , et surmonté des difficultés
de terrain qui paraissaient insurmontables . Le général Decaën
est entré à Vicq, y a réuni son corps d'armée, et y prépare
tous les moyens de subsistances nécessaires pour agir
ultérieurement en conformité des dispositions que montrera
l'ennemi .
Les papiers anglais font connaître la position des armées
respectives dans le reste de la péninsule. La levée du siége
de Burgos a dérangé tous les calculs et neutralisé le plan
général de lord Wellington . Cet_événement fait en Angleterre
la plus forte sensation ; on accuse les ministres de lenteur
et d'insuffisance ; les papiers ministériels protestent
que le gouvernement a fait pour lord Wellington tout ce
qu'il devait et tout ce qu'il pouvait faire ; on s'accuse , on
dénonce , on parle d'enquête , de jugemens militaires ; le
Star établit que lord Wellington ne pourra jamais lutter
contre les généraux français , s'il n'a pas sur son armée un
pouvoir illimité , et en demandant pour ce général les honneurs
et les attributs de la dictature en Espagne, il ne craint
pas de dire qu'il faut renoncer à la vieille moralité des
principes constitutionels. Nous ne pouvons que féliciter les
Anglais d'être en sibeau chemin : traçons toutefois d'après
eux-mêmes les positions des divers corps dont on regarde
l'engagement comme prochain .
Le général Wellington a laissé Santorelde et Castanos
devant l'armée commandée par le général Souham avec
ordre de la tenir en échec , et avec son corps d'armée qui
était occupé au siége de Burgos , il a pris la route de Madrid
probablement pour se réunir au général Hill, qui est arrivé
à Aranjuez . Les généraux Skerrel et Cook , venant de Séville
avec leurs brigades respectives , se sont aussi mis en
marche pour le joindre. Vers ces forces marchent en ce
moment les troupes réunies du maréchal duc de Dalmatie
et du roi , qui ont laissé un corps d'observation devant
Alicante. Tel est l'état des affaires , dit le Star, et pour de
bons et loyaux Anglais on voit qu'il est impossible d'être
NOVEMBRE 1812 . 383
tom-à-fait sans alarmes sur les résultats de cette nouvelle
entreprise de lord Wellington.
Les nouvelles de Prusse , d'Autriche , de Saxe et de
Bavière , ne parlent que des mesures prises par ces divers
gouvernemens pour la restauration de leurs finances , le
maintien de la tranquillité, et la marche des renforts qu'ils
envoient à leurs corps attachés à la Grande-Armée ; le
meilleur esprit règne dans toute l'Allemagne , et l'enthousiasme
des Polonais semble s'a croître à mesure qu'ils approchent
du moment où ils recueilleront le prix de leur
patriotisme et de leur dévoûment .
Dans l'intérieur , toutes les nouvelles des départemens
s'accordent à dire que les levées de la conscription ont été
très-faciles , et les enrolemens volontaires plus nombreux
que jamais . Par-tout les préparatifs se font pour la célébration
de l'anniversaire du couronnement de l'Empereur ,
et de cette victoire fameuse d'Austerlitz , répétée à Friedland
, à Smolensk , à Mojaisk , à Moscou , pour la sécurité
de l'Europe , pour l'indépendance des nations
moins que pour la gloire de la France et de son auguste
monarque .
S.....
,
non
ANNONCES .
CHRONIQUE DE PARIS , ou le Spectateur Moderne ; contenant un
Tableau des Moeurs , Usages , et Ridicules du Jour ; des Analyses de
quelques Ouvrages Nouveaux ; un Examen Critique des Articles
Littéraires des Journaux ; des Poésies ; des Anecdotes et Faits Singuliers
concernant les Lettres , les Beaux-Arts , les Théatres , les
Modes , etc .. etc. avec cette Epigraphe : Je consacre ma vie à la
vérité. Par Me M. , ex- Collaborateur du Mercure de France (*) . Un
vol . in-8º. Prix , 4 fr . , et 4 fr . 60 c. franc de port. A Paris , chez
l'Auteur , rue Cérutti , nº 2 .
Réclamation .
Messieurs , j'apprends que plusieurs personnes au suffrage desquelles
j'attache beaucoup de prix , daignent se souvenir de moi pour
m'attribuer la Chronique de Paris , volume in-8°. Je ne l'ai point
faite , je ne l'ai point lue , etje n'en connais point l'auteur.
Veuillez , Messieurs , agréer , etc. V. D. M ......
(*) On pourra voir , dans l'avant-dernier No , si M. M** est fondé
àprendre le titre d'ex- Collaborateur du Mercure.
384 MERCURE DE FRANCE , NOVEMBRE 1812 .
1
Almanach des Dames pour l'année 1813. Un vol. in- 16 , sur papier
vélin , orné de 9 jolies gravures . Prix , broché , 5 fr. Chez
Treuttel et Würtz , libraires , rue de Lille , nº 17.
Prix dans les différentes reliures . - En papier avec étui , 7 fr. -
Relié en veau doré , 7 fr . - En marroquin très -élégant . 9 fr.- Avec
étui en papier marroquin , 9 fr. 75 c . - Idem , doublé en tabis , 10 fr .
-En soie , étui en papier glacé , 10 fr. En papier glacé , étui idem ,
10 fr .
En papier fond d'or et d'argent , 12 fr . En marroquin
tabis , étui en marroquin , médaillon , 15 fr . En soie , doublé de
tabis , étui en soie , 15 fr . - En moire , étui en moire , couleurs
diverses , 18 fr . -En velours , très- élégant , avec étui en soie , 20 fr .
A M. le Rédacteur du Mercure de France .
Paris , ce 12 novembre 1812 .
MONSIEUR , j'apprends qu'il va paraître une traduction du Traité
du docteur Lowth de sacra hebræorum poesi.
Il y a six ans que j'ai aussi entrepris cet ouvrage . Je l'ai annoncé ,
et j'en ai même inséré un fragment dans le Théâtre Classique
( pages 138-140 ) , publié en 1807.
M. Campenon en a également cité un longpassage dans les notes
de son poëme de l'Enfant Prodigue , pages 278-289 , première édition
, publiée en 1811 .
Diverses circonstances indépendantes de ma volonté ont long-tems
suspendu ce travail ; mais enfin il est terminé. L'impression même
en est achevée , et dans quelques semaines il sera livré au public.
Bien que les deux traductions doivent paraître à peu de distance
l'une de l'autre , je n'en crois pas moins cette déclaration nécessaire
pour empêcher qu'on ne me soupçonne d'avoir profité , en quoi que
ce soit , du travail de mon concurrent .
Je vous prie , Monsieur , de vouloir bien insérer ma lettre dans
votre Journal , et de recevoir l'assurance de mes sentimens les plus
ROGER. distingués .
Les
LE MERCURE paraît le Samedi de chaque semaine,par Cahier
de trois feuilles . Le prix de la souscription est de 48 fr. pour
l'année ; de 24 fr. pour six mois ; et de 12 fr. pour trois mois ,
franc de port dans toute l'étendue de l'empire français .
lettres relatives à l'envoi du montant des abonnemens , les livres ,
paquets , et tous objets dont l'annonce est demandée . doivent être
adressés , francs de port , au DIRECTEUA GÉNÉRAL du Mercure de
France , rue Hautefeuille , N° 23 .
ন
47
-
MERCURE
DE FRANCE .
DEA
N° DXCIII . – Samedi 28 Novembre 1812 .
-
POÉSIE .
ODE SUR
L'EMBRASEMENT DE MOSCOU.
AINSI ce conquérant que le Dieu des armées
Environna de sa terreur ,
Dans les champs chaldéens messager de fureur ,
Délivrait de Juda les tribus opprimées ,
A l'Euphrate vaincu parlait en souverain ,
Et sur ses rives alarmées
Brisait les gonds de fer et les portes d'airain.
Vers les glaces du Pôle et la Zone lointaine
En proie à d'éternels frimas ,
Aux lieux où le Taurus , qui borne ces climats ,
Voit de ses rocs neigeux mourir la longue chaine ,
Une autre Babylone élève ses remparts ,
Et du désert superbe reine ,
Porte jusques aux cieux l'antique honneur des Czars.
De marais , de glaçons , sans cesse environnée ,
Assise aux rivages du Nord ,
Elle semble enchainer l'inconstance du sort :
вь
SEINE
386
MERCURE DE FRANCE ,
Des rayons de l'orgueil sa tête est couronnée
Et bravant tous les droits , du bout de l'univers ,
A la Pologne abandonnée ,
D'une main dédaigneuse , elle jette des fers.
« Je veux perdre ton nom ,
et sous son trône en poudre ,
• Ensevelir ton dernier roi :
› Terre des Jagellons , tu fléchis sous ma loi !
› A venger tes enfans qui pourra se résoudre ?
> Les peuples du Midi redoutent mes guerriers ;
> Je règne , et les feux de la foudre
→ N'oseraient
, sur mon front , atteindre à mes lauriers ! >
Elle dit. Cependant des colonnes d'Alcide ,
S'élance un Roi libérateur ;
Sa main brise le joug d'un fier dominateur ;
Le soleil d'Austerlitz voit leur fuite rapide ,
Et les fleuves du nord , témoins de leurs revers ,
Chargés d'un tribut homicide ,
De cadavres , sans nombre , ensanglantent les mers ,
Et toi qui te fiais au destin des batailles ,
Quelle paleur couvre ton front !
En vain de tes guerriers tu déplores l'affront ;
Leur ingrate frayeur a trahi tes murailles.
Le conquérant s'approche à pas précipités ,
Le fer menace tes entrailles
Et ton orgueil descend du trône des cités .
Telle , du Dieu du jour fidèle avant- courrière ,
Vénus , au visage riant ,
,
Dissipe les vapeurs qui couvrent l'Orient ,
Marque à la sombre nuit la fin de sa carrière
Et reine d'un moment , éclipsée à nos yeux ,
Rend le sceptre de la lumière
Au soleil qui s'avance et s'empare des cieux .
Que vois-je ? Du Très-Haut la colère allumée ,
Contreun peuple profanateur ,
De ces coupables murs foudroyant la hauteur ,
Répand-elle , à grands flots , une pluie enflammée ?
Vient-il renouveler d'antiques châtimens ,
Etde Gomorrhe consumée ,
Sous la cendre du ciel cacher les fondemens ?
1
NOVEMBRE 1812 .
387
Non, non : un Scythe même , artisan
d'imposture ,
Et fléau des champs paternels ,
Evoque des cachots les páles criminels ,
Qu'attendait , sous les cieux , une infâme torture.
Le monstre , sans frémir,guide ces furieux ,
Etsourd au éri de la
nature
Livre au feu
dévorant les murs de ses aïeux !
Complices de son crime et de sa perfidie ,
Sur ces
infortunés remparts ,
Les vents
impétueux fondent de toutes parts ,
Etleur souffle
ennemi
féconde
l'incendie .
Français , des champs voisins , dans le calme des nuits ,
Voyez-vous la flamme agrandie
Rouler , vaste océan , sur ces palais détruits ?
Courez ;
accomplissez , en ce jour déplorable ,
Les destins qui vous sont promis ;
De leur propres fureurs sauvez vos ennemis ;
Offrez à leur défaite un pardon honorable ,
Etgravez sur l'airain , rougi de votre sang ,
Cette devise
mémorable :
Combattre le superbe , et venger l'innocent !
Mais contre un scélérat et sa lâche industrie (1) ,
Que peuvent vos bras triomphans ?
Les mères , les époux , les vieillards , les enfans ,
De la flamme homicide éprouvent la furie ,
Et, dans l'asile même ouvert à la valeur ,
Les défenseurs de la patrie (2)
Expirent , consumés sur le lit de douleur.
Le traitre , osant nommer son forfait légitime ,
Contemple , avec ravissement ,
Des murs qu'il embrasa le spectacle fumant !
Erostrate nouveau , qu'un fol espoir anime ,
Il rêve , en son orgueil , des destins immortels ,
Etdans l'ivresse de son crime ,
Voit les siècles , en choeur , lui dresser des autels !
(1 )
Enlèveinent des pompes.
(a) Incendie des hôpitaux.
Bb 2
388 MERCURE DE FRANCE ,
Ah! si ce trait affreux transmis à la mémoire ,
Jouit de l'immortalité ,
Mésérable ! du moins le dévorant Léthé
D'un lâche incendiaire engloutira la gloire:
Tu mourras tout entier , jouet du tems rongeur ,
Et la déesse de l'histoire
Gardera , surton nom , un silence vengeur.
Et moi , moi dont la lyre , amante du courage ,
Se plaît à chanter les guerriers ,
Qui toucherais les cieux , si leurs nobles lauriers
Ceignaient mon jeune front d'un belliqueux ombrage ,
Je n'irai point mêler un traître à des héros ,
Et des Dieux souillant le langage ,
Deton barbare nom fatiguer les échos .
Me. LALANNE.
A JULIE. -ÉLÉGIE.
VIENS près de moi , sous cet ombrage frais ,
Te reposer , ô mon aimable amie !
Vois comme le zéphir traversant la prairie
Agite mollement ces feuillages épais .
Ce ruisseau dans son cours si pur et si paisible ,
Invite à soupirer sur ses bords enchantés ;
Le murmure léger de ses flots argentés
Al'attendrissement dispose un coeur sensible .
Qu'il est doux d'être assis au fond de ces forêts !
Ici le sentiment nait de la rêverie
Et du charme touchant de la mélancolie
L'homme sensible et tendre y nourrit ses regrets .
Que ne puis-je en ces lieux passer toute ma vie ,
Yvieillir , y mourir auprès de ma Julie ?
La pressant sur mon coeur à mes derniers momens ,
J'exhalerais ma vie en ses embrassemens ,
Comme on voit sur le sein de la jeune bergère
Sécher la tendre fleur qu'offrit une main chère .
Julie inconsolable , en longs habits de deuil ,
Viendrait en gémissant pleurer sur mon cercueil ,
Et les cheveux épars . les yeux baignés de larmes ,
Invoquerait la mort et meurtrirait ses charmes .
NOVEMBRE 1812 . 389
Mais que fais-je ? Est-ce à moi de venir t'attrister ?
Ce jour a lui pour nous , sachons en profiter .
Cueillons dans sa fraicheur la rose épanouie ,
Et songeons que le soir elle sera flétrie.
Viens , et sans accuser ni les Dieux , ni le sort ,
Serrons plus près nos noeuds en attendant la mort.
TALAIRAT .
ÉNIGME .
Je suis , lecteur , l'un des agens divers
Dont la constante antipathie
Maintient , dit-on , de ce vaste univers
La perpétuelle harmonie .
Si l'on me voit en opposition
Presque toujours avec mes frères ,
Je suis encore en contradiction
Avec moi-même , et j'ai des qualités contraires ;
Par exemple , c'est moi qui toujours mène au port ,
Et c'est par moi qu'on rencontre la mort
Au moment d'arriver . Je suis un corps solide
Sous les pôles , je suis ailleurs un corps fluide ,
Opaque quelquefois , plus souvent transparent ,
Froid de son naturel , et chaud par accident .
M'entend-on murmurer ? je le fais avec grâce ;
Mais si l'aquilon vient à rider ma surface ,
S'il entraîne avec lui l'orage inondateur ;
S'il me force à sortir de mon lit en fureur ,
Onn'en peut calculer les suites ,
Je ne connais plus de limites ;
Je donne , sans ménagement ,
Dans l'excès du débordement.
En me voyant Grégoire fuit ;
Ma présence le désespère ;
Et parler de moi devant lui
Suffit pour le mettre en colère.
S........
390 MERCURE DE FRANCE , NOVEMBRE 1812 .
LOGOGRIPHE
QUAND la sagesse m'accompagne ,
Je suis la plus digne compagne
De celles qu'on nomme beautés .
J'ai cinq pieds : si vous transportez
Mon second au rang du troisième
Et ce troisième en place du deuxième ,
Jedeviens un objet de dépravation ,
De mépris et de haine ,
Et , plus encor , de dégradation ,
Dont on a peine
Aproférer le nom.
,
S ........
CHARADE .
Un peupledocte et peu guerrier
Habite mon vaste dernier ;
Mon premier par son éloquence ,
Illustra le barreau de France ;
Montout est un pays aussi
Qui se trouve fort loin d'ici .
V. B. (d'Agen. )
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est Douane .
Celui du Logogriphe est Caractère , dans lequel on trouve : cretère.
Celui de la Charade est Mereure.
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS.
LEÇONS SUR LAPOÉSIE SACRÉE DES HÉBREUX; par M. LowTH ,
professeur de poésie à l'Université d'Oxford , ensuite
archidiacre de Winchester , et successivement évêque
de Limerick , de Saint- David , d'Oxford et de Londres
; traduites pour la première fois du latin en français
. Deux vol. in-8 ° . - Prix , 10 fr. , et 12 fr .
50 c. franc de port. -A Lyon , chez Ballanche père
et fils ; à Paris , chez A.-A. Renouard , rue Saint-
André-des -Arcs , nº 55 ; Lenormant , rue de Seine ,
n° 8 ; et Brunot- Labbe , libraire de l'Université impériale
, quai des Augustins .
-
Le traité du docteur Lowth sur la poésie des Hébreux
est depuis long-tems mis au rang des bons livres . Cet
ouvrage , sorti pour la première fois des presses britanniques
en 1753 , a été réimprimé plusieurs fois en Angleterre.
Il l'a été aussi en Allemagne dès 1758 , par les
soins de Jean-David Michaelis , avec des notes savantes ;
cette édition offre même une particularité remarquable .
Lorsque Michaelis publia le premier volume de son
édition , il croyait que l'auteur anglais était mort depuis
deux ans , et tout en lui donnant fréquemment de grands
éloges , il réfutait quelques-unes de ses opinions . Trois
ans s'écoulèrent , Michaelis publia en 1761 son second
volume . Il avoue lui-même l'erreur qu'il a commise en
annonçant la mort de Lowth ; et supposant que ce docte
anglais se trouve au nombre des lecteurs de l'édition
germanique de son traité , il s'écrie : Omon lecteurillustre ,
Lowth , pardonne les notes que j'ai osé faire à ton ouvrage
, et vois -y comme le jugement de la postérité , de
cette postérité qui ne donne rien à l'amitié , ni aux passions
. Les louanges qu'on accorde pendant la vie des
auteurs , à leurs ouvrages , doivent être suspectes ; tu
ne peux soupçonner d'adulation celles que je donne à tes
392 MERCURE DE FRANCE ,
1
leçons , te croyant mort , et différant quelquefois d'opinions
avec toi , etc.
H. Blair , W. Jones , Ch . Saxius , Laharpe , etc. ont
fait l'éloge des Leçons de Lowth . Il ne s'agit donc pas
de juger l'ouvrage du docteur anglais , mais de le faire
connaître à nos lecteurs .
Il est divisé en trente-quatre leçons . Les deux premières
peuvent être considérées comme une introduction.
La leçon première traite du but et de l'utilité de la
poésie.
« On suppose d'ordinaire que la poésie a en vue ou de
>> plaire , ou d'instruire ; ou bien qu'elle veut produire
>> ces deux effets tout à- la-fois. Nous préférerions qu'on
>> eût établi en principe que l'utilité est toujours la fin
>> dernière qu'elle se propose ; que l'agrément est la voie
>> et le moyen dont elle se sert pour y parvenir ; qu'en
>> un mot elle instruit à l'aide du plaisir. Telle est , en
>> effet , la différence qui semble distinguer le poëte et
>>le philosophe. Leur dessein est le même ; mais le
>>moyen dont ils font choix pour l'exécuter est différent.
>>> Tous deux veulent instruire ; mais celui- ci croira avoir
>> parfaitement rempli sa tâche , si ses leçons ont été
>> claires , simples et précises ; celui-là , s'il y a mis de
>>>l'agrément , un certain charme , s'il a été orné et
» élégant . L'un appelle exclusivement du jugement des
>> passions au tribunal de la raison : l'autre invoque bien
>>le secours de la raison , mais en s'appliquant à ranger
>> en même tems les passions à son parti. L'un nous
>> conduit à la vérité et à la vertu par le chemin le plus
>> direct et le plus abrégé; l'autre y mène aussi , mais par
>> une route plus agréable où il aime à s'arrêter , et dont
>> il se plaît à suivre les détours. Enfin , il appartient au
>>philosophe d'exposer à nos regards cette vérité , cette
>> vertu , avec tant de clarté que nous ne puissions les
>> méconnaître le propre du poëte est de les revêtir
>> d'une parure qui nous les rende aimables et qui nous
>> engage à nous y attacher . »
Dans la seconde leçon Lowth développe l'importance
du sujet qu'il a choisi , et expose le plan de son travail.
« Nous suivrons , dit-il , la route que le sujet luiNOVEMBRE
1812 .
393
1
> même semble nous tracer. Dans toute composition
>> poétique , il y a trois points principaux à considérer ;
>>d'abord le sujet et la manière de le traiter : quelle en
>> est la disposition , l'ordre et la forme générale , suivant
>>la différence des genres ; en second lieu , l'élocution ou
>> le style , ce qui comprend l'élévation , la vivacité , les
>> ornemens des pensées , la beauté et la variété des
>> figures et des images , enfin , la force , la pompe , l'élé-
>> gance des expressions ; et en troisième lieu l'harmonie
>> et la mesure de la versification , qui non- seulement
> ont pour but le charme de l'oreille , mais qui encore
>> ont tant de pouvoir pour peindre les objets avec éner-
>> gie , et exciter dans l'ame toute sorte de mouvement . >>>
C'est dans la troisième leçon que Lowth entre véritablement
en matière . Cette troisième leçon forme seule
toute la première partie , consacrée à prouver que la
poésie des Hébreux était assujétie à un mètre quelconque.
L'auteur convient qu'à cet égard les opinions sont
partagées , et que même l'on en est réduit aux conjectures
; mais il remarque que souvent les poëtes hébreux
ont suivi un certain ordre , l'ordre de l'alphabet dans la
lettre initiale de chaque verset ou strophe ; et que les
phrases ou portions de phrases sont circonscrites dans des
espaces si réguliers , que souvent le nombre des mots et
quelquefois même celui des syllabes d'une période est égal
au nombre des mots ou des syllabes de l'autre .
Mais une autre observation plus importante et plus
décisive , c'est le privilége qu'ont les poëtes seuls d'alonger
ou de raccourcir quelques mots ; c'est en quelque
sorte un dédommagement de la gêne que leur impose la
mesure. La timide langue française même n'a pas refusé
cette licence à ses poëtes ; cette faculté était aussi accordée
aux poëtes hébreux.
En croyant pouvoir affirmer que la poésie des Hébreux
était une poésie métrique , en allant même jusqu'à
y trouver deux sortes de vers , Lowth convient que
pour ce qui concerne la mesure réelle de ces vers', leur
Thythme , leur prosodie nous sont et nous seront toujours
inconnus . C'est ainsi que dans les langues qui
nous sont étrangères , ou du moins peu familières , nous
394 MERCURE DE FRANCE ,
distinguons la poésie de la prose , sans toutefois pouvoir
dire quelles sont, dans ces langues , le caractère , les lois
particulières du discours mesuré .
La seconde partie de l'ouvrage de Lowth comprend
quatorze leçons; c'est la plus importante ; c'est aussi
celle où l'auteur montre tout son savoir et son talent.
Lowth y parle successivement des différentes figures
qu'on rencontre dans les poëtes hébreux. C'est un excellent
traité de rhétorique ; mais on doit sur-tout remarquer
la leçon XIIIe sur la prosopopée .
L'auteur distingue deux espèces de prosopopée.
« Dans l'une , on personnifie des êtres d'imagination
» ou privés de raison et de sentiment ; dans l'autre, on
>> attribue à un personnage réel un discours vraisem-
>>blable et qui ait de la convenance. La première , placée
>>à propos et employée avec habileté , produit le plus
>> grand effet : nulle part elle n'en produit davantage que
>> chez les poëtes hébreux , quoiqu'en aucune langue on
>>n'en ait jamais fait un usage si fréquent et si hardi.
))
>> On trouve dans les livres saints beaucoup de ces
>>créations sublimes , et qui doivent la singulière énergie
>>qui les distingue à la hardiesse même de la fiction
>> qu'elles présentent. Telle est , dans Habacuc (1 ) , la
>> prosopopée de la peste marchant devant le Seigneur
>>au jour de ses vengeances ; dans Job (2) celle de la
>> mort et de la destruction qui affirment que le nom seul
>> de la sagesse a frappé leurs oreilles ; dans Isaïe (3)
>> enfin , pour ne pas accumuler les exemples , cette hor-
>>rible peinture de l'enfer élargissant ses gouffres dé-
» vorans , et ouvrant l'immensité de sa gueule insa-
>> tiable .
>> L'autre espèce de prosopopée consiste à mettre dans
>>la bouche d'un personnage réel un discours conve-
>> nable ; comme la première espèce est très-propre à
>> embellir le sujet et à exciter l'admiration par la nou-
(1) Habacuc , III , 5 .
(2) Job , XXVIII , 22.
(3) Isaïe , V , 14.
NOVEMBRE 1812 , 395
» veauté , la variété et la hardiesse qui l'accompagnent ;
>>de même celle-ci , par l'apparence de vérité qu'elle
>> présente , a beaucoup de clarté , de force et d'effet......
>> Si l'on veut se faire une idée de l'effet du prix et de
>>l'éclat singulier que la prosopopée répand sur l'ode
» hébraïque , qu'on ouvre les prophéties d'Isaïe , le plus
>> divin des poëtes , et l'on y trouvera réunis , dans une
>> composition de peu d'étendue , des modèles de toutes
>>les espèces de prosopopées et de tous les genres de
>>>sublime .>>
Ici Lowth indique par des remarques pleines de goût
les beautés les plus remarquables du quatorzième chapitre
d'Isaïe , et après les avoir expliquées à ses auditeurs
, il termine et récapitule ainsi sa leçon :
<<Quelles images ! comme elles sont variées , multi-
>>pliées , sublimes ! Avec quelle force elles s'élèvent !
>>Quelle richesse de figures , d'expression , de pensées ,
>> accumulée en un seul passage ! Nous entendons tour-
>> à-tour les Juifs , les cèdres du Liban , les ombres des
>> monarques , le roi de Babylone , ceux qui rencon-
>>trent son cadavre , enfin le Seigneur lui-même : nous
>>les voyons remplir chacun , comme dans un drame ,
>> le rôle qui leur convient : sous nos yeux se continue
>> une action soutenue , ou plutôt se forme une chaîne
>> variée d'actions différentes , mérite essentiel dans l'ode
>>même la plus sublime , et dont ce poëme d'Isaïe , l'un
>> des plus beaux monumens que nous ait transmis l'an-
>>tiquité , nous offre le plus parfait modèle. Les person-
>>nages y sont en grand nombre , sans que cependant il
>> en résulte de confusion : les fictions sont hardies sans
>>être forcées . Par-tout respire un génie indépendant ,
>> sublime et vraiment divin . Rien n'est oublié pour met-
>> tre le comble à la sublimité de cette composition
>> achevée ; et s'il faut dire notre sentiment avec fran-
>>>chise , la poésie des Grecs et des Latins ne peut rien
>> présenter qui l'égale ou qui s'en rapproche . >>>
La troisième partie de l'ouvrage de Lowth comprend
dix-sept leçons , dans lesquelles l'auteur examine et développe
quelles sont les différentes espèces de poëmes
hébreux , et les caractères qui leur sont particuliers . Il
1
396 MERCURE DE FRANCE ,
parle longuement de la poésie prophétique qui fut long
tems particulière aux Hébreux; les lamentations de Jérémie
sont des modèles d'élégies ; les Proverbes de Salomon
, l'Ecclésiaste , l'Ecclésiastique et le livre de la
Sagesse sont des poëmes didactiques; les caractères distinctifs
de l'ode et de l'idylle se retrouvent dans plusieurs
compositions hébraïques , etc. Les poëtes profanes les
plus célèbres , Sophocle , Pindare,Virgile sont comparés
aux poëtes hébreux .
Nous regrettons de ne pouvoir parler longuement de
cette troisième partie; mais ce serait donner beaucoup
d'étendue à un article qui en a déjà assez . Il nous suffira
de dire que Lowth , dans cette dernière partie , fait
preuve de goût , non moins que d'érudition .
Nous ne ferons aussi qu'indiquer à nos lecteurs un
petit poëme de Lowth que le traducteur a cru devoir
mettre àla suite des Leçons sur la poésie des Hébreux.
Ce petit poëme , qui a pour sujet la généalogie de J. C.
représentée sur la fenêtre orientale de la chapelle du collège
de Winchester, est estimé des connaisseurs .
Il nous reste à parler du travail du traducteur; c'est
pour mettre nos lecteurs à portée de le juger que nous
en avons fait de fréquentes et longues citations . Cette
traduction à , à un très-haut degré , le mérite de l'exactitude
. Nous avons , dans la première de nos citations ,
mis en italique deux mots qui nous ont paru impropres ,
et qui font un tel disparate avec le reste de l'ouvrage ,
que nous ne pouvons en attribuer l'admission qu'à une
erreur de copiste.
<<<L'un (le philosophe ) nous conduit à la vérité et à
>>la vertu par le chemin le plus direct et le plus abré-
» gé, etc. » Le texte latin dit : Proxima et compendiaria
semita. Il eût été mieux de dire : Le chemin leplus simple
et le plus court. Au reste , on ne trouve pas une seconde
faute de ce genre dans les deux volumes ; le style
du traducteur est clair , facile , élégant , harmonieux ,
et décèle un homme exercé à écrire ; nulle part on
n'aperçoit de ces tournures embarrassées si fréquentes
dans les traductions . Le style de Lowth a de la pompe ,
et quelquefois de la redondance : ces deux caractères
NOVEMBRE 1812 . 397
sont conservés dans la traduction , mais sans qu'il en résulte
la moindre obscurité . :
Dans une préface de quelques pages écrites d'un ton
modeste et qui n'a rien d'affecté , le traducteur se montre
philologue instruit. Il va au-devant du reproche qu'on
pourrait être tenté de lui faire de n'avoir pas traduit
toutes les notes de Michaelis . Quant à nous , loin de lui
en faire un crime , nous l'en félicitons au contraire . La
plus grande partie de ces notes ne peut avoir de l'intérêt
que pour les personnes versées dans la connaissance de
l'hébreu , de l'arabe et des autres langues de l'Orient ; ce
n'est pas dans une traduction française que les Orientalistes
iraient les chercher , et beaucoup de lecteurs n'y
auraient vu qu'un pédantesque étalage d'une érudition
d'emprunt. A. J. Q. B.
-
LA MORT D'ABEL , poëme en cinq chants , traduit en vers
français , et suivi du poëme du Jugement dernier ; par
J. L. BOUCHARLAT . Un vol. in- 18 . -Prix , 1 fr.
50 c. , et fr . 75 c. franc de port . -A Paris , chez
Bechet , libraire , quai des Augustins , n° 63 ; et chez
Delaunay, libraire , Palais-Royal , galeries de bois ,
n° 243 et 244.
L'AUTEUR de cette traduction en vers , est aussi auteur
d'un ouvrage de mathématiques , et professe , dit-on ,
avec distinction , cette science dans un des lycées de
l'Empire . La malignité ne manquerait pas , à propos d'un
ouvrage de poésie , d'exalter sur-tout l'ouvrage de mathématiques
et de vanter le géomètre aux dépens du
poëte ; car c'est-là un de ses moyens favoris . Un homme
se présente-t-il avec deux titres , différens mais à-peuprès
égaux , à la célébrité ? Il s'agit d'abord de les lui
contester tous deux. Mais comment fait- on alors ? Ceux
qui sont juges compétens dans une partie ne le sont pas
dans l'autre . Tel ouvrage est du ressort des lettres ; tel
autre du ressort des sciences . On convient dans ce cas
de louer un des deux : c'est ordinairement celui sur
lequel on est le moins en état de prononcer , et l'on eri
398 MERCURE DE FRANCE ,
tique impitoyablement celui dont on est juge naturel. Il
s'ensuit qu'un auteur ainsi jugé par ses pairs , et toujours
avec les formes de la justice , a quelquefois à
se plaindre d'un véritable déni de justice. C'est , je crois ,
d'Alembert qui se trouva un jour dans une société où
l'on examinait les titres sur lesquels se fonde la gloire
de Voltaire dans les sciences et dans les lettres . Tous
admiraient la beauté , l'étendue de son génie , et cette
facilité brillante qui lui a marqué une place honorable
dans les différens genres qu'il a embrassés . Cependant ,
disait un légiste , je crois que dans les matières de jurisprudence
qu'il a traitées , il est resté au-dessous de ses
autres productions . Un théologien trouvait que ses connaissances
en théologie n'étaient que superficielles . Et
moi , leur dit malignement d'Alembert , je crois que les
mathématiques sont sa partie faible . Ce même d'Alembert,
en racontant cette anecdote ou vraie ou controuvée
, ne pensait pas combien sa gloire, comme écrivain ,
aurait à souffrir de sa gloire comme géomètre , quelle
arme on se ferait de l'une contre l'autre , et qu'enfin un
jour l'ignorance , devenue plus présomptueuse , après
avoir essayé de le dépouiller de ses titres littéraires , lui
contesterait jusqu'à ses succès dans les sciences .
Pour nous qui , dans M. Boucharlat , ne considérons
que le poëte , et ne prétendons examiner ici que sa traduction
en vers , nous croyons devoir déclarer que si
nous en disons du bien , c'est sans aucune intention de
décrier son ouvrage de mathématiques ; de même qu'il
ne faudrait rien conclure en faveur de celui-ci , des critiques
que nous pourrions hasarder sur le poëme. Seulement
nous ferons observer que ce sont deux mérites
différens dont la réunion est rare ; que le talent des vers
se concilie difficilement avec l'étude des sciences exactes ,
et qu'il n'est donné qu'à peu de gens d'être , comme
Leibnitz , géomètre et poëte .
Pauci quos æquus amavit
Jupiter.
Nous avons plusieurs ouvrages en prose , soit originaux
, soit traduits de langues étrangères , auxquels il
NOVEMBRE 1812 . 399
1
ne semble manquer que les formes de la versification
pour ètre des poëmes. Cependant les tentatives qu'on a
faites pour les mettre en vers ont été jusqu'à présent sans
succès . Collardeau , l'un des plus habiles versificateurs
du dernier siècle , a fait cette épreuve sur le Temple de
Gnide, et l'on préfère encore à la mollesse et à l'élégance
froide de ses vers , la prose abrupte et saccadée , mais
pleine de vie , de Montesquieu. Il n'a pu même parvenir,
dans la traduction en vers de quelques nuits d'Young , à
faire oublier la version en prose du premier traducteur .
Mettre en vers laprose d'un écrivain original , est un
ouvrage presque mécanique et que refuse d'animer le
feu de l'inspiration. Il faut peut-être , pour bien écrire en
vers , penser en vers , et , comme on l'a dit , je crois ,
que la pensée sorte toute armée de la tête du poëte . Nous
nous garderons bien de confondre avec ce travail dont
la facilité apparente peut séduire , mais qui décèle une
certaine stérilité d'idées , la traduction d'après un original
en langue étrangère. Ici la difficulté de rendre les
idées force le traducteur de se les approprier; ce travail
devient une espèce de création , et pour rappeler encore
ici Collardeau , quelques pages dans lesquelles il a lutté
avec Pope en le traduisant , ont plus fait pour sa réputation
qu'un volume dans lequel il s'est traîné sur la prose
de Montesquieu et de Le Tourneur .
La traduction française et en prose de la Mort d'Abel ,
a eu un avantage dont bien peu de traductions pourraient
se glorifier; celui de faire connaître et apprécier
l'ouvrage original à presque toutes les nations de l'Europe.
Gessner, qui écrivait en allemand , vit sur-tout
l'Allemagne déchaînée contre son poëme . Les critiques
de ce pays le jugèrent moins en littérateurs qu'en théologiens
, et accusèrent presque l'auteur d'hérésie . En
France , on fut moins rigoureux sur la doctrine et plus
juste envers l'ouvrage. Quoiqu'à cette époque de notre
littérature , le bel esprit , la recherche et l'afféterie n'eussent
que trop d'empire , on fut sensible aux beautés
simples et touchantes de la mort d'Abel , et les suffrages
qu'elle obtint parmi nous , déterminèrent ceux de l'Europe
littéraire .
400 MERCURE DE FRANCE ;
Cependant le succès du poëme de Gessner n'avait pas
empêché d'y reconnaître de grands défauts . « Les prin-
>> cipaux , dit M. Boucharlat , sont les longueurs et les
>> répétitions . » En convenant , avec le nouveau traducteur
, de la justesse de ces reproches , on trouvera peutêtre
qu'il a usé bien largement du droit de réduire son
original , et que l'opération qu'il lui a fait subir est une
sorte de mutilation. Nous ne craignons pas d'avancer
que dans la traduction en vers , le poëme de Gessner est
réduit à plus de moitié . Cela peut- il s'appeler traduire ?
Et l'ouvrage dans lequel on peut sans scrupule faire de
pareilles suppressions , est- il digne , en effet, de la réputation
dont il jouit ? Quoi qu'il en soit , nous ne prétendons
pas demander à M. Boucharlat un compte rigoureux
des passages qu'il a supprimés .
Nous pensons , comme lui , que « Gessner n'est pas au
>> rang de ces auteurs classiques qu'on ne peut traduire
>> qu'avec une extrême circonspection , >> et nous ne demandons
pas mieux que de le voir justifié par le succès .
Continuons de donner une idée des changemens qu'a
faits M. Boucharlat au poëme de Gessner . « Le per-
>> sonnage de Caïn , dit- il , ne m'a pas paru se mouvoir
>> par des ressorts assez dramatiques ; j'ai cherché à le
>>rendre plus sombre et plus dominé par la jalousie; et
>>pour le faire contraster davantage avec Abel , j'ai
>> donné une grande expansion au sentiment de l'amour
>> fraternel qui anime ce dernier . >>>
Nous ne savons jusqu'à quel point il faut féliciter
M. Boucharlat , d'avoir ainsi rembruni le caractère de
Caïn , qui , dans la Bible et dans le poëme allemand , est
peint de couleurs déjà assez fortes . M. Boucharlat a
peut- être trop cédé au plaisir de le représenter , comme
un autre Oreste , poursuivi par les furies et victime de
cette fatalité , qui n'a commencé que long-tems après , à
être un des dogmes de la mythologie , et ne pouvait
entrer dans les idées religieuses des premiers hommes.
On sait d'ailleurs qu'Abel et Caïn , l'un , conducteur de
troupeaux ; l'autre , adonné au labourage , caractérisent,
le premier , les peuples pasteurs ; le second , les peuples
agricoles ; et sont en quelque sorte les deux types de ces
SEINE
1 NOVEMBRE 1812 .
E
40
premières professions du genre humain. Ce sont dong
deux caractères donnés dont Gessner avait assez bien
conservé les traits primitifs , et dont M. Bouchartat a
peut-être altéré la ressemblance . Mais on ne ut re
l'applaudir d'avoir rendu Adam moins discouturet
abrégé les interminables conversations des anges .
CE
Quelques citations acheveront de donner à nos lecteurs
une idée de la nouvelle traduction en vers . Nous
choisissons le passage du quatrième chant où Caïn se
réveille après ce songe terrible qui lui a fait voir ses
enfans réduits à l'esclavage par les enfans d'Abel .
Tel qu'un affreux lion , dormant sur la bruyère ,
D'un corps lourd et nerveux presse l'herbe légère ,
Etjusqu'en son sommeil imprimant la terreur ,
Des craintes du trépas glace le voyageur ;
Mais le fer meurtrier d'une fleche imprudente
Du monstre a- t- il ouvert la poitrine mouvante ,
De longs rugissemens il fait retentir l'air ;
L'oeil ardent , il s'élance , et plus prompt que l'éclair ,
Terrible , et tous les crins hérissés par la rage ,
Il s'abreuve de sang , se repait de carnage ,
Et toujours plus féroce , atteint de coups mortels
L'enfant qui s'enfuyait dans les bras maternels .
Ces vers , comme on voit , ne manquent pas d'un
certain mérite de facture. On pourrait y désirer plus de
nerf et une expression plus poétique. L'épithète de
mouvante est impropre ; et ne peut signifier que ce qui a
la puissance de mouvoir. Tous les crins : tous , cheville :
il fallait dire : les crins , et plus poétiquement encore :
lecrin.
Des coursiers attentifs le crin s'est hérissé .
Atteint de coups mortels , rend bien faiblement l'image
de l'original : « déchire un enfant . >>>
Mais poursuivons :
Tel s'éveille Caïn , la prunelle enflammée :
Par un feu dévorant son ame est consumée .
Du pied frappant la terre , il s'écrie : ouvre-toi !
Dans tes antres profonds , abyme , engloutis -moi .
Cc
402 MERCURE DE FRANCE ,
J'implore le trépas . O ciel impitoyable !
Tu m'accables toujours d'une vie exécrable
Et pour me préparer un supplice nouveau
De l'horrible avenir tu lèves le rideau !
Jour affreux ! quoi ! la mort , prévenant ma misère ,
Ne m'a pas moissonné dans les flancs d'une mère.
Que maudits soient les lieux où déchirant son sein
De cruelles douleurs la surprirent soudain !
Que la contagion et la famine affreuse
Désolent à jamais cette terre odieuse !
,
Ainsi se leva Caïn , dit le traducteur en prose , les
> yeux étincelans et le visage pâle de fureur. Il frappa
>> du pied contre terre : Ouvre-toi , ô terre , s'écria-t-il ,
>> ouvre-toi et engloutis-moi dans tes abymes ! Je n'é-
>> prouve que des malheurs , et pour comble d'horreurs
>> le vengeur tout-puissant écarte lui-même le rideau ,
>> pour me faire voir les profondeurs de l'avenir. Mau-
>> dite soit l'heure à laquelle ma mère , en m'enfantant ,
>> a donné la première preuve de sa triste fécondité !
» Maudite soit la région où elles a senti les premières
>> douleurs de l'enfantement ! Périsse tout ce qui y est
>> né ! Que celui qui veut y semer , perde ses peines et
>> sa semence . >>>
M. Boucharlat n'a rien ajouté , ce me semble , à la
force de ce tableau . Il ena , au contraire , affaibli
quelques traits .
Que maudits soient les lieux où déchirant son sein
De cruelles douleurs la surprirent soudain ,
est un bien faible équivalent de : « Maudite soit l'heure
>> à laquelle ma mère , en m'enfantant , adonné la pre-
>> mière preuve de sa triste fécondité !>>>
Qu'en faut- il conclure ? que M. Boucharlat , avec le
talent pour les vers dont il vient de faire preuve , trouverait
sans doute à l'exercer bien plus heureusement sur
un sujet de son invention ; mais que ses traductions de
Gessner et d'Young ne peuvent guères être considérées
que comme des études qui , dans aucun cas , ne peuvent
être perdues pour les ouvrages en vers qu'il pourra publier
par la suite .
NOVEMBRE 1812 . 403
DE LA POÉSIE CHEZ LES DIVERSES NATIONS .
ne
FRAGMENT (*) .
IL n'y a point d'ordre chronologique pour la poésie , et
dans les siècles ténébreux qui précèdent les siècles historiques
, on voit croître et brillerle génie le plus parfait qui
ait jamais existé . Le Crescit eundo de Virgile ne saurait
être la devise de l'esprit humain , puisqu'une imagination
vive et sage peut résider au milieu de l'ignorance ,
de la barbarie , puisque les sentimens suppléent aux notions
, puisque très-souvent il procède du plus composé
au plus simple , et que la nature l'emporte quelquefo's sur
l'art . L'exemple- d'Homère , la rudesse des moeurs de ses
contemporains prouveraient-ils ppaass que la poésie est
plus dans le coeur que daus l'entendement , plus dans
l'abondance , la vivacité des sensations que dans la politesse
des manières ? Par-tout les modèles ont devancé les
règles. Il y eut de grands poëtes avant que l'on n'écrivît
des arts poétiques , et de sublimes orateurs avant qu'Aristote
n'eût écrit chez les Grecs le premier traité de rhétorique.
Homère , dit Quintilien , avait pratiqué les règles
de l'éloquence , que les rhéteurs , ses disciples , donnèrent
ensuite. Cette vérité pourrait s'étendre à toutes les
sciences dont s'enorgueillit notre âge. Avant qu'on inventât
la morale, on en connaissait tous les devoirs . "Aristide
, remarque éloquemment J.-J. Rousseau , avait été
juste avant que Socrate eût dit ce que c'était que la justice .
Léonidas était mort pour son pays avant que Socrate eût
fait un devoir d'aimer sa patrie ..... Avant qu'il eût défini
la vertu , la Grèce abondait en hommes vertueux . Puisqu'on
applique le raisonnement à l'étude des vertus , convenons
, en réfléchissant sur la vie de la plupart des écrivains
moralistes , que c'est la science au-dehors , et l'ignorance
au- dedans .
L'esprit humain , pour en revenir à notre sujet , ne suit
pas les lois que nous lui prescrivons si arbitrairement .
(*) Ce morceau est extrait de la seconde édition du Tableau historique
des nations , par M. Jondot; édition à laquelle l'auteur travaille
'encore. Il n'a presque laissé subsister de cet ouvrage que le titre , le
plan et une partie de l'introduction .
CC2
7
404 MERCURE DE FRANCE,
Quel phénomène ! la poésie ne fut parfaite que dans l'enfance
des sociétés ; L'immense trésor de connaissances
acquises depuis une longue succession de siècles n'a pu
encore nous dédommager de cette perfection étonnante ,
qui manque aux productions des âges postérieurs . Les
chefs -d'oeuvre littéraires des Romains ne sont que de magnifiques
reflets de l'antique poésie d'Homère , et l'on n'a
pu atteindre à la hauteur de ce premier modèle . Dans cette
même antiquité , David et Salomon étalaient les images les
plus riches , les plus sublimes dont le type semble être
perdu. Le goût , cette règle assurée du beau , ne résulte
donc pas essentiellement de la civilisation des peuples ,
puisque le chantre de la colère d'Achille eut cette règle , et
qu'il vécut néanmoins comme les Grecs des siècles héroïques
, ayant sous les yeux le spectacle de la barbarie de
ses compatriotes ? et cependant il vint à bout d'immortaliser
ces héros grossiers , et de les ennoblir par le moyen de
son magique pinceau . La civilisation toute entière était
concentrée dans l'esprit de cet homme admirable.
La douce flamme de la poésie pénètre aussi bien l'ame
des nations ignorantes que celle des nations éclairées et
polies. Vers le neuvième siècle de l'ère chrétienne , le siècle
defer, au fond du nord , dans la patrie de ces Danois si
féroces , alors la terreur de l'Europe , florissait une littérature
barbare , et paraissait l'Edda , ou mythologie islandaise.
Les Scaldes composaient , sous les livrées affreuses
du brigandage , des odes pleines de verve et de feu . Sur
leur Parnasse ensanglanté on n'entend que le cliquetis des
épées , le choc des boucliers et des lances , et leur farouche
génie bondit et s'irrite au milieu du tumulte des batailles
et du fracas des élémens . Les vents frémissent perpétuellement
sur leurs lyres sauvages . Ces poëtes se trainent sur
la tombe couverte de mousse , ou dans l'épaisseur des
forêts , ou sur des rochers arides , et de ces divers théâtres
de mélancolie , errent en imagination sur les nuages . Ils
s'appesantissent sur les mêmes idées , et se plongent dans
un vague indéfini ; chez euxla vivacité du sentiment supplée
à la disette des expressions .
Dans cette poétique de tristesse et de carnage , on démêle
pourtant des traits de douceur et d'harmonie. La
muse des Scaldes , ordinairement si rauque , qui fait du
walla hala une espèce de taverne où les guerriers , après
le trépas , s'enivrent de bière dans le crâne de leurs ennemis
à la table du dieu Odin , cette muse accoutumée à
NOVEMBRE 1812 . 405
nager avec délice dans le sang , trouve aussi le secret de
chanter avec grâce les charmes d'une jeune vierge , et
trace des peintures assez aimables , assez riantes de la
beauté. Le Danemarck civilisé n'a rien produit qui approche
de leurs singuliers chefs-d'oeuvre .
La vérité la moins équivoque , c'est que le génie , dans
ces âges, manque de récompense , et ne jouit que d'une
admiration stérile. Homère va mendierde porte en porte ;
ilmeurt , et sept villes se disputent la gloire de lui avoir
donné le jour. Son exemple nous prouve qu'il est plus
facile d'honorer un grand homme après sa mort que de
très -petit nombre de siècles
privilégiés , presque tous les favoris des muses , avant
d'exhaler leur dernier soupir , auraient pu s'écrier avec la
même donleur que Camoëns à l'hôpital : " A-t-on jamais
> entendu dire que sur un pauvre lit , sur un vrai théâtre
> de misère , la fortune ait présenté d'aussi grands revers ? "
son vivant. Excepté dans טמ
Il est facile de s'en convaincre , le génie poétique se
trouve indépendant des sciences , de la civilisation , et se
rencontre dans les longues et ténébreuses avenues qui précèdent
les siècles littéraires . Homère , source intarissable
d'idées poétiques , à laquelle puisèrent Eschyle , Sophocle ,
Euripide , appartient évidemment à la Grèce grossière et
sauvage. Le monotone mais sublime barde Ossian , que
l'on n'a pas rougi, dans les derniers tems , de comparer à
l'auteur de l'Iliade , appartient également à une nation
-agreste , et bornée à un système social peu différent de celui
des peuplades américaines . Les héros grecs d'Homère valaient-
ils mieux que les Scandinaves et les montagnards
écossais 2 On découvre dans les premiers , mêmes mouvemens
de colère , de sensibilité , de férocité , mêmes' caprices
, mêmes passions , en un mot, que dans les seconds .
Si les Scandinaves ne respirent que les combats , s'ils sont
implacables dans leurs vengeances , les Grecs , en Aulide ,
souillent l'autel de Diane du pur sang d'Iphigénie , et immolent
les prisonniers sur la tombe de leurs parens et de
leurs amis . Au tems d'Homère , les moeurs étaient aussi
féroces qu'à l'époque du siége de Troie , et les progrès des
lumières avaient été arrêtés par l'invasion des Héraclides .
La fureur forme la base de la poésie primitive des peuples ,
preuve que les conceptions sublimes de l'épopée peuvent
être senties et appréciées dans l'absence de toute civilisation.
Oui , l'histoire nous démontre cette vérité : l'arbre des
406 MERCURE DE FRANCE ,
sciences et des lettres fleurit au milieu des plus violentes
secousses des révolutions . Dans le premier des siècles
littéraires , celui de Périclès , les progrès de l'esprit humain
augmentèrent avec l'infortune des peuples , et les Grecs se
firent entr'eux une guerre de cannibales . Les massacres de
Corcyre , de Mycalesse , de Mytilène , de Mélos , de Platée ,
le massacre des Eginètes à Tyrée , l'assassinat des ambassadeurs
de Sparte par les Athéniens , se commirent dans
le même âge où les lettres brillèrent de l'éclat le plus vif.
Les prisonniers de guerre étaient égorgés par ces mêmes
Athéniens si ingénieux , si policés , si délicats dans leurs
discours , et qui s'attendrissaient à la représentation des
malheurs d'Edipe à Colone , et d'Iphigénie en Aulide . Il
y a donc visiblement deux espèces de barbarie , comme l'a
très - bien avancé un des rédacteurs du Journalde l'Empire :
la barbarie ignorante ou sauvage , et la barbarie savante ou
civilisée.
La poésie , dans le premier de ces états même , ouvreun
canal aux sciences , met en mouvement les facultés intellectuelles
, et souvent les sciences obstruent ce canal. Elles
se piquent d'approfondir toute chose , et n'effleurent que
les surfaces . Apeine ont-elles pris un certain essor qu'elles
dédaignent la source où elles ont puisé leurs connaissances
. Alors la poésie ne prouve rien auxyeux d'un géomètre
, et le philosophe la méprise comme un art inutile.
Le divin Platon , qui dut tant à la poésie , ne se fait aucun
scrupule de bannir tous les enfans d'Apollon de sa république
idéale.
Quand la science se montre avec orgueil , et s'empare
du sceptre littéraire , la poésie disparaît. Il suffit de jeter
un coup-d'oeil sur le siècle d'Alexandre et sur notre dixhuitième
siècle , pour comprendre cette nouvelle vérité.
Quelquefois la philosophie se lançant avec une ardeur
poétique dans les espaces imaginaires , s'ouvrant un labyrinthe
où elle s'égare , veut , à l'exemple de Lucrèce ,
emboucher la trompette épique , afin d'immortaliser des
systèmes non moins ridicules que désastreux ; mais la philosophie
qui monte sur la cime éclatante du Parnasse , avec
untel attirail , fatigue les oreilles , et ne dit rien au coeur.
C'est un lieu qui lui est interdit , à moins qu'elle ne renonce
à sa dialectique et à ses rêveries ; des abstractions ne sauraient
ni revêtir un corps , ni se reproduire sous des formes
agréables . L'auteur de la Nature des choses n'est réellement
poëte que dans sa belle invocation à Vénus , et dans
NOVEMBRE 1812 . 407
,
les épisodes où s'éloignant de ses atômes , de son monde
corpusculaire , de son grand tout , de ses corps générateurs
, il rentre dans l'aimable fiction , ou bien lorsqu'il
nous décrit les scènes visibles de la nature qu'il nous
peint les terribles phénomènes de l'univers , et qu'il nous
rattache à notre propre coeur par le tableau des misères de
l'homme . Sort-il un moment de son école d'impiété pour
considérer la voûte des cieux , et s'approcher du sanctuaire
de la divinité qu'il outrage ? Ce n'est plus un disciple ennuyeux
d'Epicure , c'est le rival d'Homère et de Pindare .
Ailleurs , c'est un assez mauvais physicien , un pitoyable
raisonneur , un insensé qui place son Epicure sur le trône
de l'Eternel , en s'écriant : « Ce fut un dieu , oui , un dieu ,
> illustre Memmius ...... Deus ille fuit , deus , inclute
Memmi. Quelles fleurs la poésie pourrait- elle cueillir
⚫au milieu du vide , de la théorie des sensations , des causes
finales , et des molécules homogènes ?
L'esprit humain eut toujours une certaine puissance productrice
, et fit sentir , dans tous les âges , son influence
énergique. Les sciences elles-mêmes , pour être cultivées
avec succès , n'attendent pas non plus la civilisation . Jamais
la nature ne brisa le moule d'où sortirent tant de chefsd'oeuvre
, depuis l'origine des sociétés . Dans les dixième
et onzième, siècles , appelés les siècles obscurs , siècles
d'ordinaire l'effroi des hommes qui se piquent de penser ,
quelle foule de poëtes , de philosophes et de beaux-esprits
parmi les Arabes et les Occidentaux ! Alfarabi , surnominé
l'Aristote de son siècle, Avicennes son disciple , poëte , médecin
, astronome , géomètre et physicien , Saint-Bernard ,
Abailard , Héloïse , n'ont-ils pas répandu une vive lumière
à travers les épaisses ténèbres dont nous supposons
tous les peuples environnés ? Dans la grande période des
quidités , des endités et de la science subtile , saint Thomas
d'Aquin fit paraître la Somme théologique , ouvrage .
qui, nous sommes forcés de l'avouer , renferme tout le
fond de la science métaphysique des modernes. On se
divisait alors pour des questions pointilleuses de scholastique
: on se divise aujourd'hui pour des questions non
moins ridicules , et qui tiennent à des systèmes autrement
dangereux que le formel et le virtuel. Les talens trop
volatilisés des écrivains du moyen âge allaient se dissipper
dans les subtilités de la dialectique.
Les champs de la poésie n'étaient pas plus incultes que
de nos jours ; mais , fatigués , rebutés de la pauvreté de
408 MERCURE DE FRANCE,
leur langue maternelle , les poëtes , émules d'Horace et de
Virgile , couraient se perdre dans les rayyoonnss de la gloire
de ces grands maîtres , comme vont encore s'y perdre tant
de poëtes latins dont les vers sont lus par un si petit nombre
d'amateurs . La poésie était étouffée en France sous la barbarie
du langage. L'instrument propre à orner la pensée
n'était nullement dégrossi. L'imagination vive et naïve des
poëtes s'émoussait et s'obscurcissait dans un jargon dur ,
inintelligible , et chargé des débris de plusieurs langues
septentrionales . On a besoin de raffraichir le vieux coloris
de quelques hommes éminemment poëtes , pour retrouver
leur verve et leur génie. Il n'en fut pas de même chez les
Grecs. Leur langue , dès l'origine , fut poétique , sonore ,
flexible , musicale , et prit tous les caractères de la régularité
, de la politesse , quoique les moeurs fussent âpres et
grossières . Elle s'était enrichie , en Asie , de figures brillantes
et de tours heureux. La langue française ne commença
à devenir vraiment poétique , n'acquit de flexibilité,
de clarté, et ne fut définitivement fixée que sur la fin du
règne de Louis XIII , c'est-à- dire , après plus de sept cents
ans de barbarie .
JONDOT.
BEAUX - ARTS .
SALON DE 1812 .
мм. GROS , REVOIL , VERMAY , MENJAUD ET COUPIN.
Je n'ai encore publié que quelques articles sur le Salon ,
et déjà l'on se plaint de ma sévérité. Il est vrai que j'ai dit
sans détour tout ce que je pensais ; mais je ne crois pas
m'être écarté des règles que prescrit la décence. L'envie
de nuire n'a pas guidé ma plume ; je n'ai caché ni le bien
nile mal , et c'est le seul moyen d'apprécier chaque chose
à sa juste valeur .
Il faut en couvenir , la critique n'a jamais été aussi en
horreur qu'elle l'est aujourd'hui ; jamais les auteurs et les
artistes n'ont eu les oreilles aussi délicates : la moindre
observation leur paraît une injure , et les éloges les plus
flatteurs suffisent à peine pour les satisfaire. Aquelle cause
doit-on attribuer cet accroissement d'amour propre ? à l'in
dulgence même des critiques . Cette proposition a quelque
chose de paradoxal , et demande à être développée. Parmi
NOVEMBRE 1812 . 409
,
les hommes chargés de rendre compte dans les journaux
des ouvrages soumis au public , il en est un grand nombre,
sans ddoouuttee , qui ont les connaissances requises pour
bienjuger; mais tous n'ont pas le courage d'énoncer librementleur
opinion; tous ne savent pas résister à l'influence
de l'amitié aux sollicitations dont on les accable , et à
tant d'autres considérations qu'il serait inutile de détailler
ici. Aussi voit-on chaque jour un peintre médiocre , un
apprenti poëte loués du même ton dont on louerait Raphaël
ou Michel-Ange , Racine ou le grand Corneille .
Que résulte-t-il de cette funeste complaisance ? l'homme
de mérite ne peut plus se contenter d'une approbation devenue
banale ; il faut chercher de nouvelles formules pour
lui plaire , et si par malheur on laisse échapper quelques
reproches au milieu des témoignages d'estime les moins
équivoques , il ne peut s'empêcher de crier à l'injustice et
à la malveillance. Ainsi la critique ayant perdu toute mesure
, n'a plus aucun but d'utilité .
Que doit faire cependant celui qui se propose de remplir
dignement cette carrière ? marcher droit devant lui sans
s'inquiéter des vaines clameurs dont il est l'objet. Si ses
opinions sont dictées par l'amour de la vérité , s'il ne cède
à aucune influence étrangère , il finira par obtenir l'estime
de ceux même qui ont cru d'abord avoir à se plaindre de
lui , et ses éloges mesurés auront plus de prix à leurs yeux
que les flatteries outrées dont ils partagent l'honneur avec
tant d'autres . Telles sont les réflexions que j'ai faites en
commençant ; telle est la ligne de conduite que je me suis
tracée , et dont je ne m'écarterai jamais .
M. GROS .
Nº 445. Charles - Quint venant visiter l'église de Saint-
Denis , où il est reçu par François Ier accompagné de ses
fils et des premiers de sa cour.
Depuis une dixaine d'années quelques jeunes gens désespérant
d'atteindre à toute la hauteur de l'art , et ne voulant
pas perdre entièrement le fruit de leurs études , se
sont créé un genre de peinture qui tient le milieu entre le
genre historique et le genre proprement dit. Dans cette vue
ils ont fait main-basse sur tous les grands personnages des
siècles passés , ont compulsé toutes les anciennes chroniques
de la chevalerie , ont étudié minutieusement les
usages et les costumes du bon vieux tems , et tout fiers de
leur nouvelle érudition se sont mis à l'ouvrage , en cher
410 MERCURE DE FRANCE ,
chant à imiter dans l'exécution la manière précieuse dont
les peintres flamands nous ont laissé de si beaux exemples .
Cette innovation a fait fortune , et l'on a vu des tableaux
de ce genre se vendre plus cher qu'un beau tableau d'histoire
. L'homme éclairé n'est pas la dupe de ces succès
éphémères ; mais il s'en afflige,parce qu'il craint de voirle,
goût du beau et du grand s'éteindre parmi nous . Qu'il se
rassure : nos artistes , enhardis par un premier triomphe ,
commencent déjà à sortir de la sphère étroite où ils auraient
dû se renfermer , et le public , témoin de leur impuissance,
ne tardera pas à revenir de son engouement , et à restituer
son estime au genre plus noble qu'il avait un moment
dédaigné.
Le sujet de Charles - Quint visitant l'église de Saint-Denis
aurait pu tenter quelqu'un de ces jeunes novateurs , et je
regrette vivement que cela ne soit pas arrivé. La comparaison
qu'on aurait pu faire des deux ouvrages aurait
prouvé mieux que tous les discours combien le peintre
d'histoire a de supériorité sur tous les autres . Au surplus ,
cette opposition n'est pas nécessaire pour faire sentir toutes
les beautés du tableau dont je m'occupe en ce moment.
Quelque favorable que soit l'opinion qu'on ait conçue du
talent de M. Gros , on est forcé de convenir qu'il s'est élevé
cette fois au- dessus de lui-même . Jamais il n'avait réuni ,
à un si haut degré , l'éclat à l'harmonie , la vigueur et la
solidité du ton à la transparence. La lumière répandue
avec profusion sur les principaux personnages , circule
néanmoins d'un bout à l'autre de la composition, sans
qu'on s'aperçoive des sacrifices que l'effet général a exigés.
Le ton des chairs et des draperies est riche , brillant et
varié , sans cesser d'être vrai . Toutes ces figures placées
sur un escalier et disposées en amphithéâtre se dégradent
avec un art extraordinaire , et rappellent le beau coloris
des peintres vénitiens. La tribune qui occupe le haut de la
composition ne produit pas un effet moins heureux : une
fenêtre , des bougies allumées , etune partie du trésor que
l'on voit sur le dernier plan, sont les moyens , dangereux
pour toutautre, dont M. Gros s'est servi avec succès pour
faire ressortir les personnages dans l'ombre dont cettetribune
est remplie .
En voilà assez pour donner une idée du mérite dont il
a fait preuve comme coloriste ; j'ose assurer qu'on ne le
trouvera inférieur dans aucune des autres parties de l'art,
On lui avait reproché jusqu'ici trop peu de sagesse dans
NOVEMBRE 1812 .
.
411
Pordonnance , un dessin souvent gigantesque et des expressions
exagérées. Le genre des tableaux qu'il avait exécutés
rendait ces défauts en partie excusables ; mais ils
auraient été tout-à-fait insupportables dans un sujet qui
exigeait précisément toutes les qualités contraires . Il a senti
lui-même l'écueil , et il a su l'éviter. Sa composition est
aussi simple qu'il soit possible de le désirer; toutes les
figures sont posées avec goût , et dessinées avec une finesse
et une élégance , qui font reconnaître l'école ( 1 ) où l'auteur
a puisé les premières leçons de son art. Les têtes ont
un beau caractère , et ce qui n'est pas moins rare , le caractère
qui leur convient : on reconnaît François Ir à son
air ouvert et plein de franchise ; sa politesse affectueuse
contraste très -bien avec la contenance réservée de Charles-
Quint , qui devait en effet se trouver un peu embarrassé
auprès d'un ennemi puissant, dont la loyauté connue n'excusait
pas tout-à-fait l'imprudence de sa démarche. Le
caractère de Henri II et de son frère n'est pas exprimé avec
moins de talent. Je louerai aussi le mouvement qui règne
parmi les spectateurs , la variété de leurs attitudes , et leurs
expressions si bien en rapport avec la scène dont ils sont
les témoins . On retrouve avec plaisir parmi eux la Joconde
et la belle Feronnière , dont le pinceau de Léonard de
Vinci nous a conservé les traits avec une si admirable
perfection.
On s'attend peut-être maintenant à me voir détailler les
fautes que j'ai remarquées dans cet ouvrage . Je ne puis
que répéter ce qu'on a déjà dit sur la ressemblance des
trois prêtres qui remplissent la droite de la composition ,
et surla négligence avec laquelle les terrains sont exécutés .
C'est là que se borne ma critique , et je partage l'opinion
générale qui donne le prix à ce tableau sur tous ceux de
cette exposition (2) .
N° 762. Le Tournoi.
M. REVOIL.
M. Revoil avait exposé au dernier Salon un ouvrage qui
fit la plus agréable sensation sur le public . Un dessin assez
(1) M. Gros est élève de M. David.
(2) Ondoit penser que je ne parle que des tableaux composés de
plusieurs figures . L'étude de vierge de M. Girodet est un trop bel
ouvragedans son genre pour être placée en seconde ligne.
412 MERCURE DE FRANCE ,
correct , l'extrême fini de l'exécution , la vérité des costumes
, l'importance des personnages , enfin une certaine
finesse dans l'expression séduisirent tout le monde , et fermèrent
les yeux sur les défauts . Ces défauts venaient en
partie de l'inexpérience de l'auteur ; on pouvait l'en avertir
sans le blesser. Instruit de ce qui lui restait à acquérir , il
eût dirigé ses études vers ce but, et ses efforts eussent été
sans doute couronnés d'un nouveau succès . L'encens dont
on l'a enivré a produit un effet tout contraire. Il a voulu
entreprendre ce qui était au- dessus de ses forces , et sa témérité
n'a pas été heureuse. Ce léger échec ne doit pas le
décourager , mais seulement lui inspirer plus de réserve
pour l'avenir . Je ne puis m'empêcher d'avouer que ces
figures jetées çà et là sur le premier plan ne remplissent
pas l'espace d'une manière convenable , que les chevaux
sont lourds et manquent de souplesse , que l'attitude des
deux chevaliers n'a rien d'héroïque , que la tête du fils de
Renaud est d'un caractère commun , enfin que ces grandes
tribunes d'un ton gris , qui forment le fond du tableau, nur
sent à l'effet plutôt qu'elles ne l'augmentent ; mais qu'on
examine avec soin les détails , et l'on trouvera une vigueur
et une transparence dans les ombres , un éclat dans les
lumières , et en général une fermeté d'exécution , que
M. Revoil n'avait pas portée aussi loin dans son premier
essai . Plusieurs parties , et entr'autres la tête du héraut qui
sonne du cor , sont très-bien peintes , et indiquent des
progrès seusibles dans le coloris. Je suis convaincu que
l'auteur prendra sa revanche avec avantage , si , à l'exemple
des peintres flamands dont il cherche l'exécution , il
veut se senfermer dans un cadre plus étroit , et ne pas
s'attaquer à des sujets qui réclament un pinceau plus vi
goureux que le sien .
M. VERMAY.
Nº 943. La découverte du droit romain .
A la prise d'Amalfi , dans la Pouille , au milieu des
scènes d'horreur que présente une ville livrée au pillage ,
l'empereur Lothaire II aperçoit un soldat qui , à l'aide de
son épée , déchire la riche couverture d'un manuscrit; il
jetteles yeux sur le texte , et découvrant les Pandectes de
Justinien , il écarte vivement le barbare du livre précieux
qui allait être à jamais perdu. L'Empereur en fit don aux
Pisans, en récompense des services qu'ils lui avaient rendus
NOVEMBRE 1812 . 413
dans cette guerre, et ordonna que les lois romaines seraient
désormais les lois de l'Empire.
On voit par cette description que M. Vermay a été encore
plus audacieux que M. Revoil. La scène qu'il a eu desseind'exposer
à nos regards était entièrement du domaine
de l'histoire. Il fallait même un peintre consommé pour
rendre le caractère un peu sauvage de ces tems d'ignorance
et de barbarie , sans trop s'éloigner de ce style grandiose
qui sait tout ennoblir; pour exprimer avec toute l'énergie
possible le tumulte affreux qui doit régner dans une ville
livrée au pillage ; pour peindre cette soldatesque effrénée
dont la soif de for augmente la férocité , et qui dans sa
fureur immole indistinctement et le pauvre et le riche , et
les femmes , et les enfans et les vieillards ; enfin , ce qui
estle comble de l'art , pour donner à la figure de Lothaire
l'air de noblesse et de dignité convenable à un souverain
assez grand pour préférer à tous les trésors que la victoire
amis en sa puissance , un recueil de lois , qu'il espère
faire servir au bonheur et à la civilisationde son empire.
On ne trouve rien de toutcela dans l'ouvrage deM. Vermay.
L'invention , le dessin , le coloris , les expressions , les caractères
, les ajustemens , la manière même de peindre ,
toutest d'une faiblesse extrême . Les deux principales figures
paraissent exécutées par un élève qui n'a pas encore surmontéles
premières difficultés de l'art . L'auteur a cependant
prouvé qu'il n'en était pas à son apprentissage . Je le prie
de croire que ces observations m'ont été inspirées par la
crainte de voir s'éteindre un talent qui s'était annoncé sous
de si heureux auspices .
Son tableau de Diane de Poitiers ( n° 944 ) est la preuve
qu'il n'y a rien de désespéré. Cette scène d'un genre plus
simple est agréablement disposée , l'effet est bien entendu
et l'exécution satisfaisante. Seulement les figures sontd'une
nature trop grêle et manquent toutes de derrière de tête :
c'estundéfaut dans lequel M. Vermay tombe presque toujours
, et dont il est nécessaire de le prévenir.
M. MENJAUD .
Nº 639. Fénélon rendant la liberté à unefamille protestantedétenue
depuis long-tems pour cause de religion .
On ne pouvait trouver un sujet plus intéressant et plus
digne d'être reproduit par la peinture. La manière dont il
est rendu annonce un artiste exercé , qui possède à un degré
à-peu-près égal toutes les parties de son art. Quelques per
414 MERCURE DE FRANCE ,
sonnes d'un goût délicat pensent qu'il aurait pu exprimer
avec plus de force la reconnaissance de ces malheureuses
victimes envers leur libérateur , et tirer sur-tout un plus
grand parti de ce vieillard aveugle qu'il a si heureusement
introduit dans sa composition; elles blâment aussi le ton
fade et décoloré de la tête de Fénélon , et la manière molle
dont les formes en sont accusées . J'ajouterai qu'on pourrait
désirer dans toutes les autres têtes une imitation plus
précise et plus étudiée de la nature , moins de maigreur
dans le caractère des mains , et des draperies d'un style
moins commun .
M. Menjaud nous a appris lui-même à être difficiles ; et
ces remarques ne tendent pas à atténuer le mérite qui existe
réellement dans son ouvrage , mais à indiquer ce qu'il était
en état de faire pour approcher plus près de la perfection.
Nº 640. Racine lisant à Louis XIV les Vies des Hommes
illustres de Plutarque.
Nº 641. Un marchand de salades s'introduitdans une
cuisine et profite du sommeil de la cuisinière pour voler
un verre de vin .
Ces deux jolis tableaux sont d'une moyenne dimension,
l'effet et l'exécution en sont très -agréables . Je louerai dans
le premier la tête de Racine : on sait que ce grand homme,
lisant au roi la traduction d'Amiot , subst tuait des tours de
phrase nouveaux à ceux qui avaient vieilli ; M. Menjaud a
très-bien rendu l'air réfléchi que ce travail devait lui donner.
Je remarquerai dans le second la figure entière du
marchand de salades , dont la forme , l'expression et la
couleur sont d'une très-grande vérité .
M. COUPIN ( DE LA COUPERIE. )
Nº 227. Les Amoursfunestes de Françoise de Rimini.
Il est inutile de décrire le sujet de ce tableau : il est assez
connu même de ceux qui n'ont pas lu le poëme du Dante,
dont il est un des plus beaux ornemens .
M. Coupin , je crois , ne s'était encore montré à aucune
exposition. Il ne pouvait débuter avec plus d'éclat , et je
serais bien trompé si ce premier succès n'était pas suivi de
plusieurs autres . Son talent est établi sur de trop bous
principes pour ne pas aller toujours en augmentant. Le
choix des attitudes et des formes , la fermeté du dessin , le
jet heureux des draperies qui couvrent le nu sans le cacher,
la vigueur et la précision du modeler, tout , jusqu'à l'éléi
1
i
NOVEMBRE 1812 . 415
gance des accessoires , annonce une excellente école et un
goût épuré. On aurait peu de choses à reprendre dans cet
ouvrage , si les deux têtes principales répondaient à toutle
reste . Celle de Françoise de Rimini estd'un petit caractère ;
la forme de celle dujeune homme est lourde, et le menton
rejeté en arrière détruit la pureté de l'ensemble ; toutes les
deux sont exécutées avec sécheresse et d'une faible couleur ,
Malgré ces fautes , qui échapperont à la vue du plus grand
nombre , ce tableau est un de ceux du même genre où ily
ait le plus à louer et le moins à critiquer .
S. DELPECH .
P. S. Je dois rectifier une erreur qui s'est glissée dans
l'article du 14 novembre : les figures du Jugement dernier
de Michel-Ange sont d'une proportion bien au- dessus
de la nature , mais elles paraissent plus grandes encore par
le grand caractère que le peintre a suleur donner .
LE BARON D'ADELSTAN ,
OU LE POUVOIR DE L'AMOUR .
(SUITE. )
Les choses en étaient là , quand Edmond, le jeune architecte
, reçut une lettre du baron d'Adelstan qui lui annonçait
son arrivée ; il en fit part aux vassaux , et tout fut en
mouvement pour la réception du seigneur du château . Ed- .
mond , qui avait beaucoup de goût et de talent , arrangea
une fête charmante, et composa une espèce d'intermède, où
Lise et Rose jouaient les premiers rôles. Tout réussit à
merveille ; le baron entendit de loin une musique champêtre
dans les avenues de son château qui formaient des
bosquets ; une illumination cachée dans les feuillages , laissait
voir, de tous côtés , des groupes de jeunes filles et de
jeunes garçons , tous vêtus de blanc , dansant sous les
arbres au son de quelques clarinettes et de flageolets qu'on
n'apercevait pas ; ils ressemblaient
reuses dans les Champs-Elysées . Adelstan ne savait pas si
ce n'était point un rêve . Edmond s'approche , l'aide à descendre
de sa chaise de poste , le conduit dans une cour
ombragée de beaux tilleuls ; dans le fond s'élevait la façade
élégante du pavillon neuf , ornée de lignes de lampions ,
et sur le portail on voyait en transparent le chiffre d'Adelsaux
ombres heu-
1
416 MERCURE DE FRANCE ,
tan et de Natalie . Cette porte s'ouvre , deux jeunes filles
s'avancent , mises comme deux nymphes de la fable; leur
vêtement léger , et dessiné d'après les beaux modèles de
l'antique , marquait leurs formes enchanteresses ; lescheveux
blonds de Lise et les beaux cheveux noirs de Rose
descendaient en boucles jusqu'à leur ceinture ; elles se tenaient
embrassées d'une main , et de l'autre balançaient
une chaîne des plus belles fleurs. Il était impossible de voir
sans un vifintérêt ces deux charmantes figures ; l'émotion du
baron était extrême ; c'était Hébé , c'était Vénus , l'imagination
la plus poétique ne pouvait pas aller au-delà de la
beauté de Rose . Elles s'avancèrent d'un pas léger , chantèrent
en partie un couplet sur l'arrivée du baron ; ensuite
Rose , avec une voix mélodieuse qui l'emportait sur toutes
celles qu'Adelstan eût jamais entendues , et avec une aimable
timidité , qui l'embellissait encore , chanta seule le
dernier couplet qui faisait allusion au mariage prochain
du jeune seigneur; en le finissant , elle et sa consime l'enchaînèrent
avec leur guirlande de fleurs , comme un emblême
du lien qu'il allait former . Où suis -je ? s'écriait
Adelstan dans son ravissement ; de quel charme suis -je
environné ! Filles célestes , êtes -vous des sylphides , des
déesses ? Vous n'êtes pas , vous ne pouvez être des mortelles
. Lise sourit ; monseigneur , lui dit- elle , vous êtes au
milieu de vos sujets qui vous révèrent et vous aiment . Ne
reconnaissez-vous pas Lise , monseigneur? dit le jeune
Werner en s'avançant , elle est revenue à Forstheim , Dieu
soit béni ! et belle comme vous le voyez .
Ah ! oui , c'est Lise , dit Adelstan ; et cette belle enfant ,
je crois aussi la connaître , mais j'ai oublié son nom.
C'est ma cousine Rose , monseigneur , dit Lise , la fille
de mon oncle le meunier des Roches .
Etj'ai vu souvent monseigneur , ajouta Rose avec timidité
, lorsqu'il chassait du côté du moulin et qu'il entrait
chez mon père .
Tu étais bien enfant , lui dit Adelstan, mais cependant
j'éta s sûr de t'avoir déjà rencontrée , et à présent, Rose ,je
ne t'oublierai plus de ma vie , ni ton nom qui te va si bien ,
ni tes traits , ni ta charmante voix. Il la pria de chanter
encore , elle répéta le même couplet. C'estbien dommage,
dit-elle quand elle eut fini , que la fiancée de notre seigneur
ne soit pas aussi de la fête .
Vous avez raison , dit le baron , mais je vais choisir
parmi ces jeunes beautés celle qui représentera ce soir la
NOVEMBRE 1812 .
417
etrangere
SERVE
belle Natalie d'Elmenhorst. Lise , je ne veux pas t'enlever
à Verner , il m'en saurait trop mauvais gré : mais ta cousine
, la charmante Rose , engage -la , je te prie , d'être pour
ce soir ma danseuse et ma fiancée ; elle est
de cette manière il n'y aura pas de jalousie ; à moins que A
votre coeur n'ait déjà fait un choix. Je le croirai, si vous me
refusez , ma belle enfant , ajouta-t-il en lui présentant la
main. Rose y plaça la sienne en rougissant et baissant les
yeux , et il commença à walser avec elle , et ne la quitta plus
de la soirée ; souvent il l'appelait sa chere Natalie , eur
disait qu'elle lui ressemblait beaucoup , à l'exceptiogr
pendant qu'elle avait les cheveux noirs , et le temt ple
foncé et plus animé que Mlle d'Elmenhorst , qui eta
blonde , très -blanche , et assez pâle . Rose était aussi plus
grande et plus élégante , elle dansait avec grâce ,
et légèreté ; Adelstan en était enchanté. Aucun des villageois
n'osa demander celle qui représentait la fiancée de
leur seigneur , en sorte qu'à l'exception d'une walse avec
Lise , à qui il parla sans cesse de sa cousine , il dansa ou
causa tout le soir avec elle .
mesure
Peu-à-peu elle perdit cette timidité qu'elle avait d'abord ,
sans cependant sortir des bornes du respect et de la plus
sévère décence . Il voulut l'embrasser à la fin d'une
danse , en lui disant qu'en qualité de sa future elle ne pouvait
lui refuser un baiser; elle le refusa cependant avec
une fermeté et une douceur qui lui en imposèrent; il n'osa
pas insister , et fatigué de son voyage , il se retira , emportant
avec lui l'image de Rose , qui se mêla dans ses songes
avec celle de Natalie . Il apprit le lendemain de son valetde-
chambre , qu'elle n'avait plus voulu danser depuis qu'il
s'était retiré , et qu'elle avait quitté la fête bientôt après ,
et même avant sa cousine ; il en fut singulièrement ému ,
et pendant son déjeûné avec Edmond , il ne fut question
que de la belle Rose , dontle jeune architecte paraissant aussi
fort enchanté. Je suis persuadé , disait Edmond , que si
Rose était vêtue comme la comtesse d'Elmenhorst , elie serait
tout aussi belle. Mille fois plus , s'écriait Adelstan , et
même dans son costume de village , elle ne trouvera rien
qui l'efface ; ce corsage noir marque si bien sa belle taille ,
s'assortit sibien avec la couleur de ses cheveux! J'ai toujours
préféré les brunes , ajoutait-il vivement , et sous ce rapport
encore , Rose l'emporte mille fois sur Natalie , à qui
d'ailleurs elle ressemble extrêmement , à ce qu'il me semble
au moins; j'ai peu regardé la petite d'Elmenhorst .
Dà
1
418 MERCURE DE FRANCE ,
-En revanche vous avez beaucoup regardé Rose , dit
Edmond avec une nuance de dépit .
-Je l'avoue , mon cher Edmond ; ainsi que vous,je
trouve cette jeune fille ravissante , et puisque nous sommes
du même avis sur sa beauté , voulez-vous que nous allions
ensemble lui faire une visite ? Soyons rivaux de bon accord.
-Rivaux ! monsieurle baron , je ne me donnerai pas les
airs dêtre le vôtre . Quoique Rose ait représenté hier votre
fiancée , ce n'est pas Rose qu'il m'est défendu d'aimer , et
sûrement elle ne s'attend pas à la visite de son seigneur ,
de l'époux de la comtesse d'Elmenhorst .
Elle l'aura cependant , je veux demander à son oncle
la musique de vos couplets ; elle est vraiment charmante ,
et ferait honneur à un habile compositeur. Ilprit Edmond
sous le bras , et ils allèrent chez M. Bolman : c'était le nom
du chantre . On comprend qu'il fut extrêmement flatté ,
lorsquele baron , grand connaisseur et musicien lui-même,
Ini demanda l'air qu'il avait composé pour la fête , et lui
dit qu'il voulait le faire connaître à la cout; il courutau
jardin où étaient les deux cousines pour qu'elles vinssent
le chapter au clavecin. Il faut aussi , disait-il , que son
excellence entende l'accompagnement. Adelstan et Edmond
le suivirent et trouvèrent Lise et Rose travaillant
ensemble sous un fenillage , dans leurs simples habits villageois
, le grand chapeau de paille sur la tête , moins belles
peut-être que la veille , mais cent fois plus jolies.
Elles se levèrent avec embarras en voyant entrer le baron
: Monseigneur , dirent-elles en baissant les yeux .
-
ma
Vous croyez peut-être que sa visite est pour vous ,
petites filles , dit le chantre : eh bien ! vous vous trompez ,
c'est pour moi , c'est
musique; jJee vous le disaisbien
qu'il était charmant mon air , et qu'il ferait du bruit. Monseigneur
veut le chanter au prince , rien que cela , mesdemoiselles
, et qui sait si la princesse ne lui fera pas l'honneur
de le chanter elle-même! je ne sais ce que je donnerais
pour l'entendre . Allons , venez le chanter en partie,
je vous accompagnerai ; monseigneur verra ce que c'est, il
ne peut s'en faire une idée .
Adelstan ne songeait plus du tout au prétexte de sa visíte
, ses regards étaient attachés surRose ; un corsetblanc
serré assez négligemment dessinait ses formes charmantes ;
ses bras , dont chaque mouvement était une grâce , n'etaient
recouverts que dans le haut , par une manche de
chemise bouffante; de longues tresses de cheveux noirs
NOVEMBRE 1812 . 419
sejouaient autour , et en faisaient ressortir la blancheur.
Embarrassée des regards ardens du baron , elle se détourna
et baissa sur ses yeux son grand chapeau de paille .
-Allez-vous-cueillir un bouquet pour votre fiancé , belle
Rose ? lui dit Edmond .
-Rose n'a point de fiancé , M. Edmond ; lui réponditelle
, aujourd'hui je ne suis plus Natalie.
-Je venais vous prier de l'être encore , lui dit Adelstan ,
et de vouloir bien la représenter pendant tout mon séjour
ici ; ce rôle ne vous engage qu'à recevoir des fleurs , et ma
visite le matin , et à danser avec moi quand les jeunes
gens danseront ; n'y consentez-vous pas ? M. Bolman
parlez pour moi , dites à votre nièce de se prêter à cette
innocente plaisanterie .
,
-Allons , Rose , ne fais pas l'enfant , dit le chantre , tu es
bien heureuse de représenter une baronne et de danser
avec monseigneur .
-Et sur- tout d'être la nièce d'un aussi bon compositeur,
dit Adelstan. Bolman se rengorgea ; Rose devint comme
la fleur dont elle portant le nom..... Eh bien ! vous serez
donc ma Natalie quelques jours encore ,je vous le demande
en grace , c'est presque comme si j'avais son portrait .
Je voudrais savoir , dit Rose à demi-voix , si M¹¹ d'Elmenhorst
serait contente qu'une simple paysanne osât la
représenter .
-Elle en serait flattée si elle pouvait vous voir. Ne
doit-elle pas l'être de ce que je choisis pour me la rappeler
la plus jolie personne que j'aie rencontrée , et qui
réellement lui ressemble un peu? Allons , c'est arrangé ;
venez ma chère future , dit-il en passantlejoli bras de Rose
sous le sien , venez m'enchanter encore par une voix que
Natalie envierait si elle pouvait l'entendre .
-Ah ! sans doute , dit Rose , elle chante bien mieux
qu'une pauvre jeune fille qui ne sait rien , qui n'a rien
appris.
-
Ses talens ne sontpas encore développés , dit Adelstan,
et la nature a bien plus fait pour toi , que ne peut faire
l'art pour Natalie .
Ils arrivèrent au clavecin de maître Bolman , qui s'y
plaça et joua mieux qu'on n'aurait pu l'attendre d'un virtuose
de village ; il est vrai que les voix réunies des deux
jeunes filles , si fraîches , si justes , si harmonieuses , ajou-
Dd122
420 MERCURE DE FRANCE , '
taient beaucoup au charme de la composition. Voici les
couplets qu'elles répétèrent.
Premier couplet à deux voix .
Seigneur chéri , dans ton village
Tous les voeux bâtaient ton retour ;
Nos coeurs te présentent l'hommage
D'un doux respect , d'un tendre amour.
Quand pour nous tu quittes la ville
Tu vois les heureux que tu fais ;
Jouis , dans ce champêtre asile ,
De leur bonheur , de tes bienfaits .
Rose seule .
Chez les grands le bonheur est rare ,
Et d'eux tout semble s'éloigner ;
Le doux hymen qui se prépare
Près de toi saura le fizer.
Toujours avec ta Natalie ,
Uni par un lien de fleurs ,
Jusqu'à la fin de votre vie ,
Vous trouverez le vrai bonheur .
En choeur .
Noble Adelstan , charmante Natalie ,
Pour vous l'hymen se couronne de fleurs ;
Jusqu'à la fin de la plus longue vie
Vous saurez fixer le bonheur .
Ces Messieurs restèrent avec les deux cousines pendant
que Bolman mettait au net la copie qui devait être montrée
à la cour , et la visite fut longue. En partant, Adelstan réclama
encore son droit de futur pour obtenir un baiser de
la belle Rose ; elle s'y refusa avec la même fermeté que la
veille ; mais elle mit de plus une nuance amicale et sérieuse
faite pour imposer au plus téméraire , et qui eut cet effet
sur le baron. Il ne pouvait comprendre d'où lui venait
cette timidité , lui si vif, si entreprenant , qu'il avait ordinairement
obtenu avant même que de demander , et surtout
avec les jeunes villageoises; mais celle-ci avait dans
sa manière une telle décence et une réserve si naturelle ,
qu'elle le forçait au respect.
De retour au château , ils ne parlèrent que de la charmante
Rose : elle avait dit à Edmond, lorsqu'elle étaitarri
NOVEMBRE 1812 . 421
vée à Forstheim , qu'elle n'y resterait tout au plus qu'une
quinzaine de jours , et ily en avait déjà huit qu'elle y était ;
il le dit au baron qui en parut consterné , il n'avait pas imaginé
qu'elle pût partir avant lui; encore quelques jours et
peut-être ne la reverra-t- il jamais . Il fut rêveur toute la
journée , et put à peine se prêter à examiner avec l'architecte
les réparations que celui-ci avait dirigées ; il les
regardait d'un air distrait , occupé , sans les approuver ni
les blâmer : lorsqu'on lui montra l'appartement de la future
baronne d'Adelstan , il soupira en pensant que là finirait
le rôle de la belle Rose , et que ce n'était pas elle qui l'occuperait.
Edmond le regardait d'un air étonné , personne
cependant ne devait l'être moins que lui ; s'il avait cherché
au fond de son coeur, il y aurait trouvé la même image , la
même pensée que dans celui d'Adelstan , ou du moins tout
le prouvait.
Le lendemain était la fête de la Pentecôte , ils résolurent
d'aller à l'église où les jeunes cousines se trouveraient sûrement.
En sortantle matin, le baron fut agréablement surpris
de trouver toute la façade de son château ornée de guirlandes
de fleurs ; il savait que c'était l'usage dans ce village de décorer
ainsi la veille de la Pentecôte les maisons des personnes
qui intéressent le plus vivement. Il admirait le goût
et la grâce de cet arrangement , lorsque quelques éclats de
rire l'attirèrent dans un cabinet de feuillage; il y trouva
Lise, Rose et Verner tenant encore le reste des fleurs ; pour
le coup les deuxjeunes filles furent embrassées avantmême
qu'elles eussent pu songer à se défendre. Verner ne put
pas être jaloux du baiser donné à Lise , il ne fut que pour
la forme ; Rose eut le dernier : Adelstan ne put le poser
sur ses lèvres ainsi qu'il en avait le désir , elle se détourna ;
il ne put qu'effleurer sa joue , mais ce moment fut plus
doux pour lui que tous les baisers qu'il avait donnés et
reçus en sa vie .
Tu as donc pensé à ton fiancé ce matin , chère Rose , lui
dit-il en lui serrant la main .
C'était mon devoir , répondit-elle en souriant ; mais
pourquoi mon Adelstan ne me nomme-t-il pas sa Natalie ?
Je la représente, il doit me donner ce nom , dit- elle en
souriant.
Ton Adelstan ! répéta-t-il avec passion , ah ! oui , ton
Adelstan ; à toi , à toi seule , ma Rose chérie ; et il pressa
avec ardeur la main qu'il tenait dans les siennes ; il crut
sentir qu'elle était aussi légèrement serrée par celle de la
1
423 MERCURE DE FRANCE ,
belle Rose : elle gardait le silence , mais ce silence même
et son embarras lui disaient bien des choses . Combien de
fois , avec moins d'encouragement , il avait obtenu l'aveu
positif et la preuve d'un amour qu'on voulait lui cacher ;
à-présent aussi ému , aussi déconcerté que Rose elle-même ,
iln'ose rien exprimer parce qu'il sent tropvivement et qu'il
craint d'offenser ....... une petite villageoise...... qu'il ne
peut s'empêcher de respecter . Ses sens , ou la vanité avaient
jusqu'alors été seuls en jeu quand il croyait aimer ; pour
la première fois de sa vie un sentiment vrai remplit son
coeur, l'occupe en entier et le rend timide . La cloche sonna
et les avertit que le service divin allait commencer ; ils entrèrent
dans le temple . Rose et Lise se placèrent au milien
de leurs compagnes , Adelstan dans sa tribune seigneuriale;
ses yeux ne quittèrent pas Rose , qui n'y faisait en apparence
nulle attention; elle écoutait le prédicateur , ou ses
yeux étaient baissés sur son livre de prière . Lorsqu'on
chanta les cantiques , sa voix se fit distinguer par sa brillante
étendue et son harmonie; Adelstan croyait être au
ciel ; pour la première fois de sa vie aussi , il aurait voulu
que le service se prolongeât, et prier avec Rose , chanter
avec Rose ; Rose enflammait son coeur d'une dévotion qu'il
connaissait point encore . En sortant de l'église , il les
joignit de nouveau , et dit à Lise qu'elle devrait conduire
l'après-dîner sa cousine dans les beaux jardins du comte
de Salm , dont la terre touchait à la sienne ; ils étaient célè
bres par les ornemens , les grottes , les fabriques et lesjets
d'eau. La proposition n'était pas désintéressée ; il avait
promis à la comtesse de Salm de dîner chez elle ; il voulait
par cemoyen se donnerl'espérance de revoir Rose pendant
cette journée , qu'il regardait comme perdue. On s'était
réjoui au château de Salm de voir le gai, le brillant Adelstan,
de l'entendre parler de la ville, de la cour, des plaisirs,
avec cette légèreté , cette grâce qui le caractérisaient et en
faisaient un convive très-agréable; mais cette fois leur attente
fut trompée ; sérieux , distrait , répondant à peine,
aux questions qu'on lui faisait, il ne pensait qu'à l'espoir
de s'échapper en sortant de table et de trouver sa belle .
Rose dans le parc de son ami. Chacun fut frappé de son
changement, on en fithonneur à sa jolie future ; on le plaisanta,
on lui assura qu'il fallait, ou qu'il fût passionnément
amoureux d'elle , ou au désespoirde se marier ; qu'il n'avait
qu'à choisir entre ces deux alternatives. Quelques jeunes ,
gens prétendirent qu'il était déjà sous la férule de sa rigoune
1
NOVEMBRE 1812 . 423
reuse et sentimentale belle-mère , et qu'elle l'avait déjà
rendu raisonnable. Mais on eut beau faire , on ne put parvenir
à l'égayer , il ne songeait qu'à Rose , et le reste de
l'univers était nul pour lui .
Après le repas , la compagnie se répandit dans les jardins
. Le baron recherchait tous les sites qui ordinairement
attirent la curiosité des campagnards , il espéraity trouver
les jolies cousines; pendant long-tems il les chercha inutilement;
enfin il vit sortir d'une grotte , d'abord les parens
de Lise , puis Lise elle-même avec son Verner , puis enfin
Rose , qui parut la dernière avec un air assez rêveur , et
regardant aussi de tous côtés . Adelstan courut à elle , lui
offrit son bras , etlorsqu'ils furent tous les deux un peu revenus
de l'émotion que leur avait causée cette rencontre , il
lui parla des différentes beautés du parc , et fut surpris de son
bon goût et de la justesse de ses observations , exprimées cependant
avec une naïveté villageoise qui les rendait encore
plus piquantes. Ce fut avec un vrai chagrin qu'il vit s'approcherd'eux
quelques personnes de la compagnie du château ;
il aurait voulu pouvoir dérober Rose à tous les regards , et se
repentait mortellementde l'avoir engagée à venir; il redoutait
pour elle l'admiration familière des jeunes hommes
l'air de hauteur des femmes ; il se rappelait qu'en pareille
occasion lui-même avait souvent donné l'exemple de ce ton
léger avec les jeunes etjolies paysannes ; il sentait qu'il lui
serait impossible de supporter que Rose ne fût pas traitée
avec respect . Son trouble se peignait sur sa physionomie ,
Rose retira son bras , le pria d'aller rejoindre ses amis , et
s'appuyant sur sa cousine , elle l'entraîna en courant d'un
autre côté ; Adelstan en fut quitte pour quelques plaisanteries
sur les jolies nymphes bocagères qu'il avait rencontrées ,
et qui le fuyaient si rapidement.
C'étaitun antique usage à Forstheim de donner une fête
le troisième jour après la Pentecôte; des jeunes filles se
disputaient le prix de la course , et les jeunes garçons celui
de l'arc. Lorsque le seigneur y était , c'était lui qui distribuait
les prix, et toute la noblesse du voisinage y était invitée.
On ne voulut pas manquer cette occasion de s'amuser
, et l'on pria le baron de rendre la fête de cette année
aussi brillante qu'il lui serait possible , en l'honneur de son
prochain mariage. Il ne put s'y refuser , mais ses craintes
surRose recommencèrent ; il avait cependant aussi le désir
de la voir se distinguer et briller à la course , à la danse ,
et d'avoir peut-être à la couronner comme la reine de la
434 MERCURE DE FRANCE ;
fète : il revint plus tôt chez lui pour en faire les préparatifs
avec le jeune architecte .
Adelstan ne le trouva pas au château , et l'envoya chercher;
Edmond se fit attendre , et en entrant chez le baron
il s'excusa sur la peine qu'il avait ene à s'arracher de chez
Bolman et à quitter la belle Rose , qu'il avait laissée avec
bien du regret. Personne ne doit mieux que vous me comprendre
et me pardonner , M. le baron ; à ma place vous
auriez fait comme moi. Adelstan fut obligé d'en convenir ,
ainsi que de sa jalousie ; il trouvait Edmond trop heureux
d'avoir passé ainsi quelques heures avec Rose , et il aurait
bien voulu en effet être à sa place .
Le jour suivant il ne vit point Rose : au moment où il
allait sortir pour l'inviter lui-même à la fête du lendemain ,
plusieurs visites du voisinage arrivèrent ; à peine put-il
prendre sur lui de les recevoir avec politesse et de dissimuler
sa mauvaise humeur ; mais ne voulant pas au moins
qu'Edmond fût plus heureux que lui , il le pria de rester
et d'expliquer aux visiteurs ses plans d'architecture pour le
nouveau pavillon qu'il faisait élever; il s'aperçut bien que le
jeune homme en était fort contrarié , mais ill'était lui -même
bien plus encore . Les importuns s'aperçoivent rarement de
l'importunité qu'ils causent ; ceux-ci restèrent si tard , qu'il
fut impossible de penser à voir Rose; il fallut renvoyer au
lendemain , et la peur de quelque obstacle fit qu'il y alla
dès qu'il fut levé. Il eut le bonheur de la trouver seule
dans le jardin ; elle était assise sous un arbre , ses deux
mains jointes et ses yeux élevés au ciel ; elle paraissait
faire sa dévotion du matin. Il l'observa long-tems sans
être aperçu ; au bout de quelques instans elle plia les
genoux et articula à demi-voix sa prière ; Adelstan crut
entendre prononcer son nom . Emu , transporté , il s'approcha
de l'ange qui semblait intercéder pour lui , et lui
adressa la parole.
Pour qui donc priez-vous si ardemment ? chère Rose ,
lui dit-il en saisissant une de ses mains . Effrayée , interdite
, elle se leva et retira sa main en rougissant. Ah ! si
tu voulais prier aussi pour moi , continua-i- il , j'ai tant de
choses à demander au ciel , et les prières d'un ange innocent
et pur comme toi , doivent être exaucées .
Rose avait les yeux baissés , elle les releva , et le regardant
avec sérénité , elle lui dit : Pourquoi , monsieur , ne
vous avouerai-je pas la vérité ? dans ce moment je priais
pour vous .
NOVEMBRE 1812 . 425
Adelstan ne put s'empêcher de la serrer dans ses bras:
Tu souhaites donc mon bonheur? lui dit-il à demi-voix .
De tout mon coeur , répondit-elle vivement émue ; je ne
souhaite rien plus au monde que de vous voir heureux avec
votre fiancée , et je priais aussi pour elle .
Acemot, les douces illusions d'Adelstan s'évanouirent;
dans ce moment Natalie était bien loin de sa pensée ; il
ne voyait que Rose , il n'attendait de bonheur que d'elle ,
et il ent du dépit de ce que c'était elle qui lui rappelait sa
future épouse.
Tu ne connais pas Mlle d'Elmenhorst , lui dit- il , comment
peux-tu prier pour elle ?
- Comme je prie pour vous ; elle doit être votre compagne
, puis-je former pour vous quelques voeux qu'elle ne
partage pas , puisque c'est d'elle que vous tiendrez le bonheur?
deux coeurs unis n'en font qu'un .
Oui , fille charmante , s'écria le baron en s'approchant
tout près d'elle , oui , tu dis vrai , deux coeurs unis n'en
font qu'un , et l'amour seul peut rendre heureux..... Mais
nous autres gens de cour , nous ne nous marions pas par
amour.
-Il est donc bien inutile que je prie pour votre bonheur,
car bien certainement vous ne pouvez pas être heureux
, puisque vous n'aimez pas .
-Ah ! Rose , Rose , nous aimons aussi , nous aimons
passionnément.
- Je ne vous entends pas , monsieur , qui donc aimezvous
?
Toi , Rose , allait-il dire , mais le maintien de cette
jeune fille avait quelque chose de si pur , de si candide ,
tout respirait en elle une telle vertu , une telle innocence ,
que cet aveu resta suspendu sur ses lèvres , et qu'il n'osa.
l'articuler : Nous aimons , dit-il seulement , ce que notre
coeur nous ordonne d'aimer , celle vers qui on se sent irrésistiblement
entraîné , et rarement , très-rarement c'est la
personne avec qui nous sommes forcés de nous unir , et
que nous connaissons à peine.
-Ah ! mon Dien, que les femmes de condition sont
malheureuses ! dit Rose d'un air touché ; que je lęs plains !
-Plusieurs d'entr'elles font comme nous , elles aiment
ailleurs .
-Est-ce que votre future fera de même ?
-J'en doute , elle est trop sévérement élevée , sa mère
ne la perd pas de vue un instant. Mais , de grace, laissons426
MERCURE DE FRANCE , NOVEMBRE 1812 .
la pour le moment; parlons de toi , chère Rose : tu dis
que l'amour est le premier des bonheurs , qui est-ce qui te
l'a appris ? tu as donc un amoureux ?
:
- Non , hélas ! non ,
embarras .
-
je vous le jure , dit- elle avec
Et cependant tu connais si bien l'amour ; d'un seul
mot tu viens de le définir . C'est , m'as-tu dit, l'union de
deux coeurs qui n'en font qu'un ; c'est l'unique moyen de
bonheur ; n'as -tu pas dit ainsi , Rose? Je te le demande
encore , qui t'a appris à le connaître si bien ?
àla
-Lise et Werner , dit-elle en souriant ; et s'échappant
avec la légèreté d'un oiseau , elle courut les joindre ,
porte du jardin , où ils entraient .
Adelstan la suivit; il invita les deux cousines pour les
courses de l'après - midi et pour la collation au château , et
rentra chez lui dans un trouble inconcevable .
Il s'enfonça seul dans son parc , et réfléchit sur sa situation;
il ne put se dissimuler à lui-même qu'il était passionnément
amoureux de la charmante villageoise , et que
ce sentiment n'avait aucun rapport avec tout ce qu'il avait
éprouvé jusqu'alors : au désir ardent de la posséder , de
passer sa vie entière avec elle , se joignait tout aussi vivement
une crainte extrême de la rendre malheureuse , et
l'horreur d'abuser de l'ascendant qu'il prenait sur elle ,
pour l'entraîner à sa perte ; il voyait , il sentait qu'elle l'aimait
aussi en dépit d'elle-même , et il ne savait s'il devait
s'en réjouir ou s'en affliger. Son propre coeur , ses désirs ,
ses espérances , étaient une énigme pour lui; il ne savait
ce qu'il devait souhaiter. Le plus sage aurait été sans doute
de s'éloigner de cet objet si dangereux; mais c'était déjà
trop tard , il n'avait plus la force de quitter Rose ; il lui
semblait que le jour où il se séparerait d'elle , serait le
dernier de sa vie. Il rentra fatigué de ses pensées , n'ayant
rien conclu , rien décidé sur son sort , et uniquement
occupé de celle qu'il aurait dû oublier , et oubliant celle
qui aurait dû l'occuper.
( La suite au numéro prochain .)
POLITIQUE.
Les Américains ont continué de livrer de petits combats
sur les frontières du Canada aux Anglais et à leurs sauvages
alliés . Ces engagemens n'ont pas été sérieux ni décisifs
; mais ils confirment ce qu'annoncent les lettres
d'Halifax et de New-Yorck , que tous les efforts de l'amiral
anglais Warren pour amener une conciliation seront inutiles.
Vous apprendrez , porte une lettre du théâtre de la
guerre , vous apprendrez bientôt de notre part des traits de
courage dignes d'éloges ; nous sommes déterminés à ne
pas perdre un pouce de terrain , tant qu'il nous restera un
souffle de vie , de la poudre et du plomb. Le général Blomfield
a réuni ses forces à Plattsbourg : les Américains paraissent
espérer des secours de la France , et les Anglais ,
au nombre des conjectures qu'ils font sur la nature de nos
rapports avec les Américains , pensent que ces derniers
demandent au gouvernement français 12 vaisseaux de ligne
et 36 frégates , qui seraient montés par des Américains ,
et employés pour combattre la marine anglaise dans les
parages de l'Amérique du nord. Dans celle du midi , on
parle d'un rapprochement entre les partis de Buenos-
Ayres et de Monte-Vidéo; le siége de Monte-Vidéo n'a
pas été continué , et on croit à un accommodement . La
junte de Buenos-Ayres a fait , à cet égard , des ouvertures
pacifiques à Monte-Vidéo .
Le parlement britannique a dû se réunir le 24 de ce
mois ; c'est le 30 que le prince-régent prononcera un discours
sur le trône ; et qu'ensuite , si l'on en croit le bruit
public à Londres , M. Vansittar viendra répondre aux
adresses des deux chambres , en proposant encore une
augmentation de la taxe sur les revenus . Le ministre aura
à parler des affaires de la Sicile , et de l'empiétement sans
cesse renaissant de lord Bentinck, de la maladie sériense
du prince héréditaire , de la situation précaire de la famille
régnante sicilienne. Il aura à entretenir le parlement de la
santé du roi , toujours la même , et toujours alarmante ,
soit que les accès soient fréquens , soit qu'un long intervalle
les sépare; il aura à rendre compte sur-tout de la
428 MERCURE DE FRANCE ,
conduite de lord Wellington , de la retraite de l'armée anglaise
de devant Burgos , et enfin de la rentrée des Français
à Madrid.
L'avant- garde des Français est , en effet , entrée à Madrid
le 1 novembre à dix heures du soir ; elle se composait
de 15 mille hommes ; le corps entier du maréchal
Soult est de près de 60 mille ; le maréchal duc d'Albufera
continuant à observer les mouvemens de l'armée de
Maitland; tandis qu'au nord , lord Wellington est placé
dans la nécessité , ou de s'arrêter devant l'armée de Portugal
qui le poursuit , ou de se réunir à Hill , qui s'est
dirigé sur Aranjuez , ou de rentrer dans les lignes du Portugal.
Ces faits résultent du rapport même de sa seigneurie
à lord Bathurst. Dans ce rapport , lord Wellington retrace
succinctement les événemens du siége de Burgos ; il rend
un éloquent hommage à la bravoure du commandant de
la place , à la fidélité héroïque du soldat français . « Mais ,
dit-il , dans la matinée du 21 , je reçus une lettre de sir
Rowland Hill , en date du 17 , par laquelle il m'informait
de l'intention que l'ennemi avait de se reporter vers le Tage,
qui était déjà guéable en plusieurs endroits pour les individus
, et paraissait devoir l'être pour une armée .
>>Le château de Chinchilla s'était rendu le 9 de ce mois.
On croyait que les forces que l'ennemi avait dans Valence
ne montaient pas à moins de 70,000 hommes , dont
on s'attendait qu'une grande partie serait disponible et employée
hors de ce royaume .
J'avais ordonné au lieutenant-général sir R. Hill de se
retirer de sa position parle Tage; il croyait ne pouvoir pas
s'y maintenir avec avantage ; et il était nécessaire que je
fusse près de lui , afin que le corps que je commande ne
fût pas isolé , d'après les mouvemens qu'il pourrait se
trouver dans la nécessité de faire : en conséquence , je
levai le siége de Burgos dans la nuit du 20 , etje fis rétrograder
toute l'armée vers le Douro .
» Je regrettai vivement le sacrifice que j'étais ainsi obligé
de faire . V. S. sait que jamais je ne me suis flatté grandement
de réussir dans le siége de Burgos , quoique je considérasse
le succès comme pouvant être obtenu dans un
délai raisonnable , même avec les moyens qui étaient en
mon pouvoir. Si l'attaque faite sur la première ligne le 22 ,
on celle du 29 eussent réussi , je crois que nous eussions
pris la place , malgré l'habileté avec laquelle le gouverneur
adirigé la défense , et la bravoure avec laquelle elle a été
NOVEMBRE 1812 . 429
accomplie par la garnison. Nos moyens étaient bornés ;
mais il me semblait que , si nous réussissions , il en résulterait
un grand avantage pour la cause , et le succès définitif
de la campagne aurait été certain>.>>
er
Le lecteur conçoit facilement quels sentimens ont dû
exciter en Angleterre les rapports de lord Wellington qui ,
quelques semaines auparavant , assignait peu de jours à la
reddition de Burgos , et qui , le 3 novembre , est contraint
d'annoncer que le 1 , les Français sont entrés dans Madrid.
Les journaux anglais ne tarissent pas sur cette matière
; ceux de l'opposition renouvellent leurs plaintes sur
la politique du cabinet, et ses tristes résultats en Espagne .
Les journaux livrés au parti Wellesley prétendent que
si lord Wellington a cessé d'être heureux , c'est qu'il a
manqué de renforts , de subsides et d'autorité . Les journaux
ministériels au contraire , soutiennent qu'il n'a manqué
de rien , et qu'on a été constamment au devant de ses
voeux. Ecoutons celui de ces journaux qui paraît envisager
cette affaire avec le plus de raison et d'impartialité.
,
« Nous croirions , dit- il , nous mal acquitter de notre
devoir, si nous ne disions pas avec franchise ce que le
contenu des rapports de lord Wellington a excité en nous
de sentimens douloureux . L'évacuation de Madrid , le
retour triomphal des Français dans cette capitale , hélas !
hélas ! était-ce là ce que nous faisait espérer Salamanque ?
était-ce à ce résultat que nous devions nous attendre ?
quelles sont donc les résolutions qui ont pu conduire à un
résultat si funeste ? Elles n'ont jamais pu être adoptées
par le brave et loyal Wellington que d'après une nécessité
absolue . Son principal devoir , il faut en convenir , était
de conserver l'armée d'où dépend le sort de la cause commune
; on lui a refusé le plaisir de se livrer à de plus doux
sentimens. Une misérable économie , plus funeste qu'aucune
espèce de prodigalité , l'a empêché de profiter de ses
avantages . Après la bataille de Salamanque , et lorsque
tout le mécanisme du gouvernement militaire français en
Espagne paraissait démonté , de nombreux renforts devaient
être envoyés pour mettre ce mécanisme hors d'état
de se rétablir jamais ; mais les ministres ont donné du
tems à l'ennemi pour cela , et on voit avec quelle activité ,
avec quel bonheur il a su en profiter. Il n'avait besoin que
detroupes , et on lui en a donné . Ses plans sont de nature
à se plier à toutes les circonstances ; de la situation la plus
critique , on l'a vu passer à la position laplus favorable ; il
f
430 MERCURE DE FRANCE ,
!
,
et sa reétait
détruit , il menace , il attaque , il rentre en vainqueur
dans la capitale du royaume. Soult , forcé d'évacuer l'Andalousie
, a tiré parti même de cette situation
traite est devenue une marche savante, dont nous n'avions
pu calculer la célérité. Il a tiré de son cerveau fertile le
plan de la réoccupation de Madrid. Nous voyons actuellement
pourquoi il passait jusqu'à quatre revues par jour ,
trouvant toujours quelque chose à dire ; c'est par de tels
soins qu'il a maintenu formidable une armée que nous
avons trop peu redoutée. De son côté , l'armée de Portagal
, repliée jusque sur les bords de l'Ebre ,y a doublé de
nombre par les renforts arrivés de France ; car il est cruel
de l'avouer , nous avons vu la France soutenir dans le
Nord une guerre terrible , en conduisant sa grande armée
àhuit cents lieues de sa capitale , ne pas hésiter cependant
à envoyer des renforts à ses généraux en Espagne quand le
sort des armes le leur a rendu nécessaire. Nous devions
suivre cet exemple ; mais nos ministres trouvent qu'il est
impossible ou inutile de remplacer les braves qui sont
morts en remportant la victoire ; et , de cette manière ,
c'est le vainqueur qui , en peu de tems , prend la place du
vaincu . "
D'autres journaux remarquant certains passages du rapport
de lord Wellington , celui où il parle du sacrifice qu'il
afait au salut de son armée en levant le siége de Burgos ,
celui où il dit que ses moyens étaient bornés , accusent
les ministres d'impéritie , d'imprévoyance , de jalousie
contre le noble lord. D'autres , et celui que nous allons
citer est de ce nombre , examinent les résultats possibles
des mouvemens que n'a pu éviter lord Wellington , après
s'être si imprudemment compromis au centre de l'Espagne,
contre les forces françaises du nord et du midi .
"Ala date de sa dernière dépêche , dit le Times , c'està-
dire , le 3 novembre , lord Wellington était à Rueda , et
attendait le général Hill qui devait le joindre à Arevalo ce
jour-là même ou le lendemain. Hill dans sa marche a-t-il
été attaqué ? nous n'en savons rien ; mais nous devons
présumer que le 4 de ce mois , l'ennemi qui s'était étendu
sur la rive opposée du Douro depuis Toro jusqu'à Valladolid,
aura renoncé à l'idée de passer ce fleuve, ou que , s'il a
voulu le passer, ilaura rencontrédes forces imposantes. Mais
ce n'est pas cet ennemi seul que lord Wellington a à combattre;
c'est peu que l'armée de Portugal en-deçà ou au-delà
NOVEMBRE 1812 . 431
du Douro . Un ennemi plus nombreux et plus formidable
s'est avancé du midi . L'armée française réunie à Valence
comptait plus de 70,000 hommes. La plus grande partie
de ces forces est susceptible d'être mise en mouvement
hors de cette province , et déjà son avant-garde est entrée
à Madrid le 1er de ce mois : nous apprendrons bientôt
qu'elle sera partie en forces pour se porter au nord ou à
l'ouest de la capitale , pour combattre lord Wellington. It
ne faut pas perdre de vue non plus que Cadix est à découvert
, que les Anglais , qui seuls l'ont défendu , en sont retirés.
Sans doute ils seront remplacés par d'autres troupes
venues d'Alicante , point sur lequel on n'a rien pu entreprendre
contre les forces de Suchet , restées en présence de
cette place. Cadix est un point trop important pour être
abandonné pendant le plus court espace de tems à des arrangemens
éventuels . Autrement , au lieu d'un long siége ,
nous apprendrions bientôt que la place aurait été emportée
par un coup de main à la suite d'un mouvement rapide
tenté de Madrid , et exécuté à la manière française. >>>
Les rapports officiels français sur la retraite de lord Wellington
ont paru dans le Moniteur. Pendant sa retraite ,
l'ennemi a perdu au moins 7000 hommes tués , blessés ,
pris ou désertés . Le fort de Burgos , de son aveu , lui coûte
plus de 3000 hommes ; il en aperdu aussi de son aveu plus
de 6000 à Salamanque ; il n'a reçu que 1600 hommes de
renfort ; la plupart de ses blessés ont péri dans les évacuations
de Burgos sur Salamanque. On voit quel affaiblissement
a dû éprouver cette armée continuellement harcelée
dans sa retraite par la cavalerie de l'armée de Portugal et
par cette armée elle-même , soutenue de celle du nord .
Tous les ponts détruits par Yennemi dans sa retraite ont
) été rétablis . L'armée de Portugal a pris position sur le
Douro , ayant sa droite à Toro , et sa gauche vers Tudela .
Quatre divisions anglaises se trouvaient en face de Tordesillas
. Lord Wellington paraît avoir cherché à opérer sa
jonction avec le général Hill, que des lettres particulières
ont déjà annoncé avoir été attaqué par le maréchal Soult et
complètement battu .
L'Empereur est arrivé le 8 de ce mois à Smolensk .
L'armée a continué son mouvement vers les quartiers
d'hiver qui lui sont assignés . Les lettres particulières donnent
pour certain que la saison est plus favorable qu'on
n'eût osé l'espérer. Pendant que la Grande-Armée se rap
432 MERCURE DE FRANCE , NOVEMBRE 1812 .
proche ainsi du corps du prince de Scharzenberg , du maréchal
Gouvion -Saint-Cyret du maréchal duc de Bellune ,
ces corps ont manoeuvré dans une direction qui lie leurs
opérations à celles du corps principal. Le maréchal Gouvion-
Saint- Cyr , secondé par le général bavarois Wrede ,
après avoir soutenu pendant les journées des 18 , 19 et 20
octobre tous les efforts du corps de Wigenstein , grossi de
celui arrivé de Finlande et des troupes aux ordres des généraux
Steneill et Lewis , après avoir remporté un avantage
signalé au défilé de Polosk , et maintenu ses positions sur
la Duna , s'est réuni au corps du maréchal duc de Bellune,
qui n'est pas encore entré en ligne dans cette campagne. Le
prince de Scharzenberg de son côté a repris l'offensive et a
repassé le Bug pour se porter en avant . Tandis que par ce
double mouvement la concentration de toutes nos forces
et la liaison des corps qui étaient si éloignés l'un de l'autre
s'établissent , les routes du duché de Varsovie et de la Lithuanie
sont couvertes des bataillons qui vontrejoindreleurs
régimens , des détachemens qui se rendent à leurs corps ,
des troupes de la Confédération qui vont porter au complet
les contingens effectifs de leurs souverains ; 10,000 Bavarois
sont en marche ; les renforts saxous et autrichiens se
sont mis en mouvement ; 25,000 hommes ont augmenté
les troupes du duché de Varsovie . Quinze régimens
français ont récemment passé à Dantzick. Le passage par
Posen continue sans interruption ; le service des vivres
est assuré , et les communications n'ont pas été sérieusement
interrompues dans la partie du duché de Varsovie
qui a été un moment alarmée par les irruptions des Cosa
ques. Les forces sorties de la Gallicie ne leur ont permis de
faire aucun progrès . On attend les détails officiels des combats
de Polosk et des mouvemens par lesquels l'armée a
assuré sa marche et la liberté de ses convois dans sa direction
sur Smolensk .
S....
Les
LE MERCURE parait le Samedi de chaque semaine , par Cahier
de trois feuilles . Leprix de la souscription est de 48 fr. pour
l'année ; de 24fr. pour six mois ; et de 12 fr. pour trois mois ,
franc de port dans toute l'étendue de l'empire français.
lettres relatives à l'envoi du montant des abonnemens , les livres ,
paquets , et tous objets dont l'annonce est demandée , doivent être
adressés , francs de port , au DIRECTEUR GÉNÉRAL du Mercure de
France , rue Hautefeuille , N° 23 .
TABLE
LA
SEINE
5.
cen
MERCURE
DE FRANCE .
N° DXCIV . - Samedi 5 Décembre 1812 .
POÉSIE .
AUX MANES DE G. LE GOUVÉ ,
MEMBRE DE L'INSTITUT DE FRANCE , etc.
Tu n'es plus , doux chantre d'Abel
Non , tu n'es plus , et pour toujours . ô ciel !
L'implacable Atropos te condamne au silence !
Tu parlais , la douce éloquence
Coulait de tes lèvres de miel ;
Jamais ton coeur ne connut la vengeance ,
Tu ne trempas jamais tes pinceaux dans le fiel.
Qu'ils étaient doux les accens de ta lyre ,
Quand d'un sexe adoré tu chantais les vertus !
Ses élans généreux , tu les as bien connus ,
Nul autre mieux que toi ne pouvait les décrire ,
J'en atteste les pleurs qu'empressé de te lire
Tout bon Français a répandus .
Dans tes vers pleins de feu Lucain allait revivre ,
Delille souriait à tes heureux essais ;
Prenant le ton du jour , pour nuire à son succès ,
Brébeuf et Marmontel insultaient à top livre ,
Ee
434 MERCURE DE FRANCE ,
Mais la Parque se rit de nos vastes projets ;
A l'étude , au bonheur , tel ici bas se livre ,
Qui demain doit leur être enlevé pour jamais :
Ainsi le veut la destinée humaine .
Qui pourrait oublier tes charmans Souvenirs ,
Enfans d'une fertile veine
Et ta Discipline romaine (* ) ,
Et du cruel Néron les infâmes plaisirs ?
Ah! que tu nous fais bien détester ses maximes !
Le lâche ! à tant d'innocentes victimes
It a donné la mort ... et ne sait pas mourir !
Le trône était vacant , Etéocle à son frère
Injustement veut le ravir ;
Enflammés à ta voix d'une ardeur trop guerrière ,
Ils courent s'égorger ... Hélas ! qu'allez -vous faire ?
Pour vos précieux jours vous me voyez frémir ,
Princes ; au lieu de vous haïr ,
Aimez-vous , partagez le sceptre héréditaire.
De ses sujets n'était-il pas le père ,
Ce bon Henri que vous assassinez ?
१
Pour le crime étiez - vous donc nés
Français ? .. Mais je m'égare ; un châtiment sévère ,
En retombant sur quelques forcenés ,
D'un parricide absout la nation entière.
Dans ces jours de démence où le plus prompt trépas
Etait le prix honteux de la douleur fidèle ,
D'un frère , d'un ami , l'on n'osait plus , hélas !
Accompagner la dépouille mortelle.
Poëte courageux , tu traces les devoirs
Qu'impose la nature et prescrit la décence ;
Le fils , dès-lors , en longs vêtemens noirs ,
Suit au champ du repos l'auteur de sa naissance.
Dans ton livre respire en style harmonieux ,
Une douce philosophie ;
Mais dis-moi par quel charme heureux ,
Enplaçant la mort sous les yeux ,
Tu fais aimer encor la vie ....
Que dis-je ? Pour qui t'a connu ,
Cher Le Gouvé , peut-elle encore avoir des charmes ?
(*) Tragédie de M. Le Gouré.
1
DECEMBRE 1812 .
435
Dans la nuit du trépas te voilà descendu ! ...
Acet affreux penser je sens couler mes larmes....
Ah ! pour t'offrir l'hommage qui t'est dû ,
Près de ton urne funéraire ,
Dans unpaisible asyle à tout mortel fermé ,
Je vais te consacrer une fleur printanière ,
Et chaque jour, par tes leçons formé ,
Dans son calice parfumé ,
J'irai respirer seul ton ame toute entière.
M.
BOINVILLERS , correspondant de l'Institut.
TRIOLETS IMPROMPTU , faits au mariage de M. JOSEPH C ***
et de Mlle EUGENIE DE B*** .
POUR fêter l'Hymen et l'Amour ,
Muses , soyez de la partie ;
Venez dans ce charmant séjour
Pour fêter l'Hymen et l'Amour ;
Vous verrez unir en ce jour
JOSEPH et sa douce EUGÉNTE :
Pour fêter l'Hymen et l'Amour ,
Muses , soyez de lapartie.
En hymen ainsi qu'en amour
On doit chercher la sympathie.
Amans , payez -vous de retour
Enhymen ainsi qu'en amour.
JOSEPH retrouvera toujour'
Dans son épouse son amie :
En hymen ainsi qu'en amour
On doit chercher la sympathie.
1
Le jour d'hymen estun beau jour
D'où naît le bonheur de la vie.
Pour deux amans , ivres d'amour ,
Le jour d'hymen est un beau jour .
Que JOSEPH redise toujour'
Dans les bras de son EUGÉNIE :
Lejour d'hymen est un beau jour
D'où naît le bonheur de la vie.
Partrois amis , membres du Salon de Béziers et de
laSociétéépicurienne de Lignan et Bastid.
Ee a
436 MERCURE DE FRANCE ,
A ÉGLÉ.
Vous demandez si du Dieu de Cythère
A quarante ans on suit encor la loi .
A quarante ans on désire de plaire ;
Je le sens trop , Eglé , quand je vous voi.
Mais ce n'est tout que d'engager sa foi :
Il faut aussi , quand le coeur a dit j'aime ,
Trouver un coeur qui réponde de même ....
A quarante ans le peut-on , dites-moi ?
1 ÉNIGME .
EUSEBE SALVERTE.
Nous sommes un nombre de soeurs ,
De divers noms , de diverses couleurs :
Notre origine est des plus anciennes
Nous comptons parmi nous et des rois et des reines.
Quelques individus , nés sans condition ,
Se prétendent issus de la même maison .
Seules nous nous tenons étroitement unies ;
Mais en société nous sommes ennemies ,
Nous nous faisons la guerre , et sans manquer de coeur ,
Nous montrons entre nous plus ou moins de valeur.
Tel à lui seul vaut plus de dix ensemble .
Mais voici bien , lecteur , à quoi rien ne ressemble :
Des fantasques humains nous recevons les lois ,
Ce n'est souvent qu'avec nous qu'ils s'amusent ;
Ehbien! presque toujours les ingrats en abusent !
Ils nous battent sans cesse , et même quelquefois
Un furieux dans son délire ,
Pour prix de notre dévoûment ,
Nous prend , nous maudit , nous déchire ,
Comme si c'étaitnous qui prenions son argent !
S ........
LOGOGRIPHE
JE change de couleur en changeant de climat ,
Verte dans le midi , vers le nord toute noire ,
DECEMBRE 1812 .
Ici jaune foncé , là d'un vif incarnat ,
Ici tout-à-fait blanche , on ferait une histoire
Demes variétés et des différens sens
Qu'on attache aux couleurs dont je me trouve ornée ;
En France , en général , on me voit panachée ,
Et l'on aime les
sentimens
Dont mes couleurs donnent l'idée .
Mais c'en est trop , déjà tu me connais ,
Arrivons vîte à mes
métamorphoses .
Combien dans mes sept pieds tu vas trouver de choses !
D'abord un lourd métal , cause de maints forfaits ;
Un lieu qui sert aux vaisseaux de refuge ,
Ce qui souvent les fait périr ;
Un instrument qui fait courir ;
Ce que craint un voleur au moment qu'on lejuge ;
Ce que ce voleur fait souvent pendant la nuit ;
Un légume assez plat , sur-tout quand il est cuit ;
Une note; des lois le complet
assemblage ;
Un oiseaux fabuleux ; une arme d'un sauvage ;
Celle d'un batelier ;
Ce dont se faisait gloire un noble chevalier ;
Une
conjonction ; une oeuvre de génie ;
Un ancien peuple et féroce et guerrier.
Mais j'interromps ma froide litanie :
Qui parle trop , finit par ennuyer .
CHARADE .
Sous le barbare fouet , souvent pour des vétilles ,
Le corps de mon premier gémit dans les Antilles ;
Maints vaisseaux de haut-bord ont triplé mon dernier ,
Et l'humide Amphitrite embrasse mon entier.
HIPPOLYTE AUGIER .
437
Mots de l'ENIGME , du
LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier
Numéro .
Le mot de l'Enigme est l'Eau ( aqua ) .
Celui du Logogriphe est Grâce , dont l'inversion forme le mot
garce .
Celui de la Charade est
Cochinchine.
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS.
HISTOIRE LITTÉRAIRE DE L'ITALIE ; par P. L. GINGUENĖ . -
Seconde partie .- TOMES IV et V.
( PREMIER ARTICLE . )
Les trois premiers volumes de l'Histoire littéraire de
l'Italie , par M. Ginguené , ont été accueillis de lamanière
la plus honorable et la plus encourageante dont puisse
l'être le début d'un travail sérieux , difficile et de longue
haleine ; ils en ont fait vivement souhaiter la continuation
et l'achèvement. Un tel souhait était d'autant plus naturel
et mieux motivé , que l'ouvrage qui en est l'objet appartient
à un genre dans lequel notre littérature n'a eu à
montrer jusqu'ici que des productions où l'érudition est
accumulée sans esprit , sans plan et presque sans critique
, ou biendes productions plus ou moins ingénieuses ,
mais aussi plus ou moins dénuées de recherches , de faits
et de résultats . M. Ginguené a publié la seconde livraison
de cet important ouvrage , composée de deux forts
volumes , qui renferment l'histoire de l'épopée italienne
dans le seizième siècle , et forment ainsi la première
portion de l'histoire générale de la littérature de ce beau
siècle . D'après cette simple indication , on voit que ces
deux nouveaux volumes ne sont pas moins intéressans
par leur objet que les trois premiers auxquels ils font
suite .-Quant au talent , à l'exactitude et au soin avec
lesquels ils sont traités , il est facile de s'assurer qu'ils ne
le cèdent en rien aux trois autres : peut-être même serait-
on tenté de leur donner quelque préférence ; et une
telle préférence équivaudrait à tous les éloges .
Avant d'en venir à l'analyse de ces deux volumes , il
ne sera , je crois , pas inutile de présenter quelques observations
générales , au moyen desquelles on saisira
peut-être mieux les traits les plus saillans et le brillant
MERCURE DE FRANCE , DECEMBRE 1812. 439
ensemble de cette nouvelle partie du travail de M. Ginguené.
Et d'abord il semble qu'elle offrait quelques difficultés
de plus que la première. Dans celle- ci , en effet , l'historien
avait à traiter de productions généralement admirées
sur parole , mais dans le fait peu connues , et mal
appréciées . Aussi n'est-il que bien peu de lecteurs qui ,
dans les trois premiers volumes de l'Histoire littéraire
de l'Italie , n'aient trouvé une infinité de choses neuves
plus ou moins importantes , pius ou moins piquantes ,
et n'aient attribué avec reconnaissance à l'historien leur
instruction sur ces mêmes choses. Il n'en est pas toutà-
fait de même des deux volumes dont il s'agit maintenant
: ils roulent précisément sur la partie la plus classique
, la plus brillante , et la plus connue de la poésie
italienne. Un homme qui prétend au titre , je ne dis pas
d'homme lettré , mais d'homme bien élevé , peut bien
n'avoir lu ni le Tasse , ni l'Arioste ; mais ce serait , en
quelque manière , lui faire injure que de supposer qu'il
ne les ait pas lus . On peut bien aussi ( et certes le cas
n'est pas rare! ) les avoir lus , et les avoir mal compris ,
mal sentis ; mais on n'en prend pas moins , pour en
parler , le tonde l'admiration : car c'est une partie de la
destinée des chefs-d'oeuvre des beaux arts d'avoir à subir
beaucoup d'éloges de convention , et l'enthousiasme
factice de beaucoup de sots . Ainsi , l'historien de la littérature
, quand il entreprend de parler de choses que
tout le monde est censé savoir , de faire découvrir dans
une production célèbre des défauts ou des beautés dont
chacun prétend avoir été affecté , court toujours le hasard
de heurter par sonjugement une opinion établie d'avance ,
et le hasard plus défavorable encore auprès des gens à
demi-instruits de paraître n'avoir rien dit de nouveau . It
ne serait donc pas impossible qu'au premier aperçu ,
P'histoire de l'épopée des Italiens parût moins instructive
et moins piquante que celle des premières périodes
de leur littérature. Mais ce jugement serait on ne peut
plus mal fondé ; et il suffirait , pour le démentir , de l'indication
même la plus sommaire du contenu des deux
volumes dont il s'agit. L'Arioste et le Tasse, qui en for
440 MERCURE DE FRANCE ,
ment les deux articles principaux , sont sans doute beaucoup
plus généralement lus et appréciés en France et en
Europe que le Dante , et même que Pétrarque , qui forment
les deux plus grands articles de la première partie. Celle-ci
aurait donc , sous ce rapport , l'avantage d'être plus curieuse
et plus importante que la première. Mais ce n'est
pas d'après un aperçu si général , qu'il faudrait établir un
parallèle entre les deux portions du travail de M. Ginguené.
En effet , dans la portion nouvelle de ce travail , on
voit figurer , à côté des noms et des ouvrages de l'Arioste
et du Tasse , plusieurs noms et plusieurs ouvrages à tous
égards bien supérieurs à ceux du second ordre qui se
présentent dans la période antécédente . Le génie poélique
du Dante et de Pétrarque est sans proportion avec
celui de leurs contemporains : ces deux poëtes sont ,
pour ainsi dire , seuls dans leur siècle. Il n'en est pas de
même de l'Arioste et du Tasse . Quelque grands qu'ils
soient l'un et l'autre , ils ont eu pour prédécesseurs et
pour contemporains des hommes qu'ils ont surpassés ,
sans doute , mais non éclipsés ; des hommes même d'un
génie assez original pour avoir échappé à la redoutable
chance de leur être comparés . Or, la plupart de ces
hommes sont généralement encore moins connus , ou
plus mál appréciés que le Dante lui-même : la portion
de l'ouvrage de M. Ginguené , où il est question d'eux
et de leurs productions , est donc réellement aussi neuve
et d'ailleurs d'un plus grand intérêt que la précédente ,
dans toutes ses parties secondaires. Quant aux articles
des deux derniers volumes , qui en forment la partie
fondamentale , mais aussi la plus fréquemment traitée ,
on verra que M. Ginguené a su y répandre un jour et
un intérêt nouveaux par la manière dont il les a considérés
, et dont il y a rattaché les autres branches de
son sujet.
La première chose qui se présente à remarquer dans
la suite du travail de M. Ginguené , c'est le changement
qu'il a fait à son plan. Dans les trois premiers volumes ,
il avait suivi l'ordre chronologique ; dans le quatrième
et le cinquième il a adopté un ordre méthodique qu'il
doit suivre jusqu'à la fin de son travail. C'est donc par
1
DECEMBRE 1812 . 441
genres qu'à dater du seizième siècle , il traite de la littérature
italienne , mais toutefois en encadrant dans des
périodes d'un siècle les tableaux de ces divers genres , et
des groupes qu'ils forment entr'eux dans chacune de
ces périodes . — Un tel changement était provoqué
par la nature même du sujet. Dans la première période
de la littérature italienne les genres n'étaient ni assez
nombreux , ni assez distincts , pour exiger une distribution
méthodique . Dès le seizième siècle , ils sont à-lafois
trop multipliés et trop fixés , pour que l'historien
puisse sans obscurité et sans embarras n'avoir égard
qu'à la série chronologique des auteurs et des ouvrages .
Quant au plan que M. Ginguené a préféré entre tous
ceux qui se présentaient , il a , comme tout ce qui tient
aux divisions méthodiques , ses avantages et ses inconvéniens
. Ce qu'il me semble avoir de moins heureux se
réduit à deux points .
D'abord , d'après ce plan , l'historien de la littérature ,
quand il en vient à ces génies privilégiés , auxquels il
est donné de se distinguer dans des genres très- divers ,
et de réunir des facultés qui semblent opposées entre
elles , tant l'assemblage en est rare ! est obligé d'isoler ,
de séparer , pour ainsi dire violemment , ces diverses
facultés , et d'en distribuer les produits dans des cadres
distincts . Cependant c'est cet ensemble même , c'est cette
combinaison merveilleuse de talens supérieurs et divers
qui caractérise essentiellement ces heureux génies , qui
les constitue ce qu'ils sont. Quelque grand que soit
l'Arioste dans le genre d'épopée qu'il s'est formé , on
n'aurait certainement pas une idée assez haute ni assez
étendue de son génie , si l'on n'envisageait en lui que le
poëte épique . Cela est encore bien plus vrai et plus important
par rapport au Tasse , qui , de quelque manière
que l'on veuille envisager les écarts de son goût dans le
style épique , n'en est pas moins peut-être le plus remarquable
de tous les poëtes italiens , par la variété et l'éminence
des facultés dont se compose son talent. Il semble
donc que ranger ses compositions sous des titres méthodiques
qui les isolent les unes des autres , ce soit , en
quelque façon , disperser arbitrairement les membres du
442 MERCURE DE FRANCE ,
grand poëte. Je sais bien que l'on peut réunir par la
pensée ces membres épars , et en recomposer , pour ainsi
dire , le corps qu'en avait fait la nature : mais ne semblet-
il pas qu'en prenant cette peine , on fasse précisément
ce que l'on s'attendait le plus à trouver fait par l'historien?
L'autre inconvénient que me paraît présenter le plan
de M. Ginguené tient à la subordination des époques ou
périodes littéraires à des périodes chronologiques quel
conques. Cette subordination est certainement trop artificielle
, pour ne pas nuire au moins quelquefois au développement
naturel des faits et des choses . Les périodes
de l'esprit humain ne sauraient jamais s'arrondir dans
les divisions de tems inventées pour les besoins de la
société . C'est de quoi les deux volumes de M. Ginguené
me paraissent offrir un exemple assez frappant. En traitant
de l'épopée héroï-comique du seizième siècle , il
n'y a point compris , et d'après son plan , n'a point dû
y comprendre la Secchia rapita du Tassoni , puisque ce
poëme n'a été composé que dans le premier quart du
dix-septième siècle . Cependant , il appartient indubitablement
à lamême période dans laquelle toutes les branches
de l'épopée italienne se sont élevées à la maturité
et à la perfection , et au même mouvement d'esprit qui
caractérise cette période. Enfin , il me semble que l'histoire
, l'analyse , et l'examen critique de cet ouvrage
manquent au tableau de l'époque de l'Arioste et du
Tasse , pour que ce tableau soit entier.
Mais ces doutes ne méritent pas d'être poussés plus
Join . Je le répète , dans l'histoire des arts et des sciences,
comme dans les sciences mèmes , une méthode quelconque
est indispensable , et aucune n'est absolumentbonne.
C'est au talent , c'est au jugement de quiconque en fait
usage à n'en saisir fortement que le côté avantageux, et
à en racheter les inconvéniens par les résultats . Or ,
cette obligation , on ne saurait refuser àM. Ginguené la
justice de reconnaître qu'il y a habilement satistait dans
l'ensemble de son ouvrage .
Maintenant , pour me rapprocher de l'objet particulier
de ces observations , il suffit de remarquer que s'il est
DECEMBRE 1812 . 443
C
iri
mar The
3
۱
dans la littérature italienne un genre qui ait besoin d'être
traité avec méthode , c'est sans contredit l'épopée , celui
de tous dans lequel le génie italien s'est manifesté avec
le plus de variété et le plus d'éclat , sur-tout dans le
seizième siècle. La seule bibliographie des épopées de
tout genre que possède l'Italie formerait un volume , et
il serait impossible d'en faire connaître les plus marquantes
sans les diviser en classes .
Les littérateurs italiens admettent généralement trois
espèces principales d'épopée : l'épopée héroïque , l'épopée
romanesque et l'épopée héroï-comique. Quant à
cette dernière , il n'y a jamais eu de difficulté ; il ne
saurait même y en avoir ; car ce genre sera toujours .
assez nettement caractérisé par son opposition àl'épopée
sérieuse , soit romanesque , soit héroïque. Il n'en est
pas de même de ces deux dernières quand on veut les
distinguer entr'elles : les motifs de cette distinction sont
certainement moins évidens et moins naturels que dans
le premier cas : aussi ont-ils été sujets à bien des discussions
. J'ignore si l'Arioste , quand il composa son Roland
furieux , connaissait ou non la poétique d'Aristote : mais
il connaissait , il avait même profondément étudié plu-
• sieurs des ouvrages anciens conformes à cette poétique ,
et ceux aussi d'après lesquels cette poétique a été composée.
Quoi qu'il en soit , il ne se mit nullement en peine
des règles observées dans ces poëmes : il n'écouta que
l'inspiration de son génie , et ne suivit que l'impulsion
de son siècle. Cependant la poétique d'Aristote avait
déjà dès- lors beaucoup d'autorité , bien que personne ne
fût encore en état de saisir parfaitement l'esprit de cet
ouvrage (ou plutôt de cet extrait de l'ouvrage) d'Aristote
, et d'y discerner ce qui est fondé sur la nature immuable
des choses et de l'esprit humain , de ce qui n'est
que relatif à la manière particulière dontles Grecs avaient
conçu la poésie , en raison de leur système religieux ,
politique et social. Mais le public italien n'en prit pas
moins facilement son parti relativement au Rolandfurieux
; et comme pour concilier l'autorité d'Aristote
avec le succès de l'Arioste , on s'accorda presque généralement
à déclarer que la théoriedu philosophe grec n'était
444 MERCURE DE FRANCE ,
point applicable au genre d'épopée adopté par le poëte
italien , sans en excepter le point capital de cette
théorie , c'est- à-dire les règles de l'unité : on reconnut
enfin dès-lors un genre d'épopée sérieuse plus libre et
plus mixte , plus vaste et plus hardi que l'ancienne épopée
des Grecs , et l'on désigna ce nouveau genre par le
nom très -convenable d'épopée romanesque . Ce qui
achevait de rendre l'admission de ce nouveau genre
spécieuse et plausible , c'était que de toutes les productions
épiques antérieures au Roland furieux les seules
où il y eût de l'intérêt et du génie , s'y trouvaient naturellement
comprises .
Quand le Tasse vint , et qu'il eut conçu le projet de
son poëme , il trouva la division de l'épopée sérieuse , en
épopée romanesque et en épopée héroïque proprement
dite , assez généralement établie ; et cette distinction
répugnait à ses idées et les gênait. D'un côté , il sentait
vivement tout ce qu'un poëme épique peut gagner , sous
le rapport de l'art , à l'unité d'action , et il était bien décidé
, autant par la nature de son esprit , que par le dessein
formel de ne pas suivre la trace de l'Arioste , à
donner à son poëme ce genre de mérite. D'un autre
côté , il craignait les conséquences que l'on pouvait
tirer contre lui de l'exemple et du succès prodigieux de
l'Arioste . Ce fut alors que , raisonnant sur la nature et
sur les règles du poëme épique , il s'étudia à démontrer
qu'il n'existe aucune différence essentielle et fondamentale
entre l'épopée romanesque telle que l'avait traitée
l'Arioste , et l'épopée héroïque telle que lui-même la
concevait. Il soutint que la distinction admise entre ces
deux genres n'était fondée sur aucun principe , qu'elle
tenait uniquement à des choses accidentelles , accessoires
et secondaires . Enfin il concluait de tous ses raisonnemens
que la règle de l'unité est appliquable au
poëme romanesque , aussi bien qu'au poëme héroïque ,
et que la violation de cette règle était une licence que le
succès pouvait faire excuser , mais ne devait jamais être
donnée ni prise pour une loi poétique. Il exposa cette
opinion dans l'un de ses trois discours sur le poëme
épique ; discours très-remarquables , où , tout en parais
DECEMBRE 1812 . 445
sant s'être asservi aux idées d'Aristote , il jette sur l'art
poétique une foule d'aperçus qui sont la preuve d'une
grande finesse de raisonnement , d'une originalité d'esprit
peu commune , et d'un goût noble , pur et sévère ,
auquel on conçoit à peine qu'il ait jamais pu manquer
dans la pratique .
La Jérusalem délivrée parut , et personne n'ignore avec
quel acharnement elle fut attaquée par des hommes dont
les uns ne voulaient qu'affliger son auteur , et dont les
autres , de bonne- foi idolâtres de l'Arioste , s'indignaient
qu'on osât lui comparer le Tasse . Les partisans de celui-
ci se trouvèrent réduits, pour le défendre sur certains
points , à recourir à la distinction usitée entre le poëme
romanesque et le poëme héroïque proprement dit , et de
reconnaître pour chacun des règles particulières . Le
Tasse lui-même , sans démentir expressément sa première
opinion , chose qu'il s'était rendue fort difficile ,
parut implicitement y avoir renoncé. Depuis lors , la
question en est restée au même point : on a continué, en
Italie , à regarder le poëme héroïque et le poëme romanesque
comme constituant deux genres d'épopée distincts
: il semble même que le désir de concilier la gloire
du Tasse et celle de l'Arioste , que l'intention de supprimer
des parallèles rarement faits sans une prédilection
anticipée et dont le résultat est par cela seul suspect ,
aient contribué à accréditer cette distinction et à la
rendre plus générale .
Si je suis entré dans ces considérations , ce n'est pas
simplement pour annoncer que M. Ginguené s'est conformé
dans son histoire de l'épopée italienne à la distinction
établie , c'est pour mieux faire sentir que cette distinction
est un point essentiel dans son ouvrage : qu'elle
a dû entrer pour quelque chose dans ses jugemens et
dans ses analyses ; enfin qu'elle a dû lui fournir les
bases de son plan pour toute cette grande portion de
son travail . Il n'est donc pas étonnant qu'il ait mis un
soin particulier à l'établir , à l'éclaircir par des exemples,
à la suivre dans toutes ses conséquences . Les littérateurs
italiens se sont , en général , contentés d'admettre comme
un fait qui n'a pas besoin de preuve la distinction dont il
446 MERCURE DE FRANCE ,
s'agit. M. Ginguené en a fait un principe qu'il ne recuse
point la tâche de justifier par des applications directes ,
nombreuses et , dans plusieurs cas , d'une grande importance.
Les tomes IV et V de l'Histoire littéraire de l'Italie
peuvent donc être conçus comme divisés en autant de
grandes sections que l'historien admet de genres distincts
d'épopée ; c'est-à-dire en trois. Dans la première , il
traite de l'épopée romanesque , et c'est la plus longue
des trois : elle forme tout le quatrième volume et les
deux premiers chapitres du cinquième ; la seconde est
composée de quatre grands chapitres qui occupent près
de 400 pages du cinquième volume. L'épopée héroi-comique
est traitée dans un chapitre unique qui termine
ce dernier volume .
On voit , par ce seul énoncé , que M. Ginguené a
donné peu de place au genre héroï-comique , non qu'il
n'ait pas senti l'importance et l'agrément de ce genre
pour lequel les Italiens ont du goût , et dans lequel ils
ont faitpreuve de génie , autant peut- être que dans aucun
autre , mais parce que les limites chronologiques de cette
portion de son ouvrage excluaient les productions les
plus marquantes en ce genre. En attendant qu'il en
vienne à celles-ci , il n'en a pas moins envisagé l'épopée
burlesque d'une manière générale et intéressante; il en
a distingué les principales espècès , et fait connaître les
poëmes les plus remarquables qui s'y rapportent dans la
littérature italienne du seizième siècle. Je n'essayerai
point de donner une idée plus détaillée de cette partie
de son travail ; mais je reviendrai sur l'épopée romanesque
et sur l'épopée héroïque , et je tâcherai d'indiquer
la suite des vues de M. Ginguené sur chacune de ces
deux grandes branchés de la poésie italienne.
( La suite au numéro prochain .)
DECEMBRE 1812 . 447
BEAUX - ARTS .
SALON DE 1812 .
Miles MAYER ET GODEFROI , Mme MONGEZ , MM. MEYNIER
ET STEUBE .
Au Rédacteur des articles sur le Salon .
MONSIEUR , vous avez eu la complaisance de publier la
lettre que je vous ai écrite , et je vous en remercie ; mais
vous me reprochez de mettre trop d'amertume dans mes
expressions ; vous les tronquez , vous les mutilez dans l'intention
de les adoucir ; vous allez même jusqu'à supprimer
les remontrances énergiques que j'adressais à certains individus
qui ne pouvaient que gagner à être avertis de leur
nullité; en vérité , cela n'est pas bien , cela est tout-à-fait
mal. Ignorez-vous donc en quoi consiste le devoir d'un
véritable critique? Ne savez-vous pas que l'intérêt des arts
doit être l'unique but de ses travaux ? Ne savez-vous pas
qu'il doit ressentir pour les mauvais ouvrages cette haine
vigoureuse que les mauvaises actions inspirent aux gens
debien ? Vous plaignez , dites-vous , les hommes imprudens
qui se sont lancés dans la carrière des arts contre le
voeu de la nature; et c'est précisément parce que vous les
plaignez , qu'il fallait leur montrer le précipice où les entraîne
leur imprudence. Vous vous taisez; ils interprêteront
votre silence en leur faveur: vous les jugez indignes
de la critique ; ils croiront ne pas l'avoir méritée. L'espoir
soutiendra leur courage; une première tentative sera suivie
d'une seconde , celle-ci de plusieurs autres ; loin de se
laisser abattre , ils consumeront en efforts impuissans une
bonnepartie de leur existence , et trouveront enfin la misère
et le mépris au lieu de l'aisance et de l'estime publique sur
lesquelles ils avaient compté. Alors , mais trop tard , ils
reconnaîtront leur erreur , et dans leur désespoir ils accuseront
la faiblesse des critiques , qui , pour leur épargner
unmoment de chagrin , ont contribué à les plonger dans
une éternelle infortune. C'est ainsi qu'on voit souvent dans
la société des hommes honteux de leur ignorance , ou victimes
de leurs vices, maudire les parens trop faciles qui
n'ont pas en le courage de réprimer leur paresse ou leur
mauvais penchant.
1
448 MERCURE DE FRANCE ,
Si ce tableau , tout sombre qu'il est, vous paraît conforme
à la vérité , cessez donc , Monsieur , de nous vanter
votre générosité , et ne persistez plus dans votre silence .
Mais ce n'est pas seulement envers les hommes qu'il faut
vous armer de rigueur : vous allez bientôt nous entretenir
des ouvrages des femmes artistes ; et je sais qu'on a coutume
de se montrer bien peu sévère à leur égard. Tous les
journaux , à cette époque, célèbrent à l'envi leurs triomphes ,
:
Et là , comme autre part , les sens entraînant l'homme १
Minerve est éconduite , et Vénus a la pomme. PIRON.
Du courage , morbleu , du courage ! point de lâche condescendance
; point de complimens couleur de rose. Cette
quantité d'artistes en jupon est une véritable calamité. Ce
n'est pas qu'une femme ne puisse chercher à acquérir quelques
talens agréables ; mais qu'elle s'en fasse une profession
, c'est ce qu'il m'est impossible d'approuver. Une
femme peintre d'histoire ! est- il rien au monde de plus
déplacé et de plus ridicule ? Je ne suis pas tout-à-fait de
l'avis du Chrisale des Femmes savantes , qui prétend qu'une
femme en sait toujours assez ,
Quand la capacité de son esprit se hausse
Aconnaitre un pourpoint d'avec un haut-de-chausse .
Mais je voudrais du moins qu'on ne découvrît pas aux yeux
d'une jeune fille ce que le pourpoint et le haut-de- chausse
doivent toujours tenir caché. Je ne voudrais pas qu'on prit
tant de soin pour lui apprendre en quoiconsistentles belles
proportions du corps humain , poouurr l'instruire de la forme
et des fonctions de chacun des muscles qui le composent ,
pour lui faire connaître enfin et le fémur, et le sacrum , et
lepubis, et tant d'autres belles choses dont l'étude neme
semble rien moins qu'édifiante . Que dirai-je de ces amphithéâtres
où nos demoiselles artistes viennent chaque année
jour du charmant spectacle d'un cadavre dépouillé de son
épiderme , et découpé avec toute la grâce et toute la dextérité
possibles par le scalpel du démonstrateur ? Il faut en
convenir , Monsieur , ce Molière était bien loin du haut
degré de civilisation où nous sommes parvenus , lui qui
voulant jeter du ridicule sur le personnage de Thomas
Diafoirus, lui a fait adresser à sa future une proposition
qui nous paraîtrait si simple et si naturelle aujourd'hui.
Plaisanterie à part , ne pensez-vous pas comme moi , qu'une
DECEMBRE 1812 . 449
femme doit borner ses prétentions à peindre quelques bouquets
de fleurs , ou à tracer sur la toile les traits de purens
qui lui sont chers ? Aller plus loin , n'est-ce pas
rebelle à la nature ? N'est-ce pas violer toutes lesdous de la
pudeur ? DE
SEINE
Vous me direz peut-être que je prêche dangle disert
que mes sermons ne convertiront personne XyVconsens .
Mais si mes réflexions sont justes ,je ne mentiras
de les avoir faites . Il en est une encore que j
communiquer . De toutes les femmes qui cultiven pre
ture , les plus célèbres sont celles qui nous retracent le
plus fidèlement la manière des peintres dont elles reçoivent
les leçons. Cette imitation est quelquefois si exacte qu'il
est facile de s'y tromper : le catalogue porte le nom de
lélève ; mais l'ouvrage décèle la main du maître . Un peu
d'aide fait grand bien , dit le proverbe , et c'est ici le cas
d'en faire l'application .
Je ne vous citerai pas pour exemple le tableau de Mlle
Mayer ( N ° 631 ) , représentant unejeune Naïade qui veut
éloigner d'elle une troupe d'amours J'y ai bien retrouvé
ce dessin vague , cette grace affectée , cette mollesse de
pinceau , ce ton rose et égal par-tout , que vous avez si
justement critiqué dans le tableau des amours de Venus et
Adonis de M. Prudhon . Mais sa maniere est trop facile à
copier pour pouvoir tirer de cette ressemblance aucune
preuve à l'appui de mon opinion .
J'en trouverai plutôt dans le portrait de S. M la reine
Hortense avec les princes ses enfans , pa Mlle Godefroi
( N° 418 ) . Des artistes m'ont dit que la figure de la reine
était trop longue , celle de l'aîné des deux enfans d'un
caractère de forme au-dessus de son âge , le ton des chairs
faible et même un peu factice . Moi qui ne suis qu'un amateur,
j'ai été frappé de la grace des attitudes , de la facilité
de l'exécution , de la vigueur de quelques draperies , et de
l'harmonie qui règne dans l'ensemble ; mais en même
tems j'ai cru remarquer dans tout cela quelque chose de
mâle qui m'a paru suspect ; mes soupçons ont été changés
en certitude quand j'ai su qu'un peintre distingué avait
pris au premier aspect cet ouvrage pour une production de
M. Gérard lui - même .
La retouche se fait moins sentir dans le tableau où sont
représentés les enfans de son Esc. monseigneur le duc de
Rovigo ( N° 419 ). Cependant , si l'on compare les deux
mains de la jeune fille qui porte un panier de fleurs , on
0
Ff
1
450 MERCURE DE FRANCE ,
sera tenté de croire qu'elles n'ont pas été exécutées par la
même personne : la main gauche est d'une couleur violette
et d'un dessin peiné qui contrastent sensiblement avec le
ton et la forme de la main droite , dont le raccourci offrait
pourtant de plus grandes difficultés . Ce tableau , dont Mile
Godefroi peut certainement réclamer une forte part , est
beaucoup inférieur au premier. On voit malgré cela qu'elle
est en état d'obtenir des succès , même quand elle sera entièrement
livrée à ses propres forces .
Je ne sais si vous êtes de mon avis , monsieur, ou si vous
pensez , comme certaines personnes , que les femmes
n'ayant pas assez de force dans le caractère pour se créer
une manière à elles , doivent copier plus servilement celle
de leurs maîtres . Dans cette dernière hypothèse , je vous
proposerai une question à résoudre. Si les femmes ont
trop peu de force dans le caractère pour se créer une manière
à elles , cette faiblesse d'organisation ne doit-elle pas
aussi les empêcher d'arriver à cette vigueur de talent qui
semble être l'apanage exclusif des hommes ? Avant de me
répondre , examinez , je vous prie , le tableau de Persée
et Andromède , par Mme Mongez ( N° 658 ) ; quelle fermeté
et quelle précision dans le contour de ces deux figures !
Peut-on pousser plus loin la connaissance de la forme ?
Peut-on exprimer les détails intérieurs avec plus de délicatesse
et en même tems avec plus d'énergie ? Cette main
droite de Persée qui reparaît derrière le corps d'Andromède
, ce bout de draperie placé si adroitement entre les
cuisses du héros pour rompre l'angle désagréable qu'elles
offriraient à la vue , ne sont-ce pas là de ces finesses de
l'art qui n'appartiennent qu'à un peintre consommé ? On
m'objectera peut-être que M. David (car chacun le nomme
en voyant le tableau de Mme Mongez ) aurait disposé son
groupe avec plus d'art , qu'il aurait donné à la figured'Andromède
une grâce moins affectée , et à celle de Persée
une attitude plus naturelle ; mais cette figure même de
Persée , qui devrait fléchir sous le poids dont elle est chargée
, et qui cependant se soulève sur la pointe des pieds ,
n'est pas contraire au goût que ce grand peintre a montré
dans d'autres ouvrages . Elle a quelque chose d'exagéré ,
qui rappelle cet officier des guides que tout le monde a
blâmé dans le beau tableau de la distribution des aigles .
Enfin , je puis être dans l'erreur , mais je crois reconnaître
par-tout le cachet de celui que vous appelez , avec tant de
raison , le restaurateur de la peinture en France. Si je me
DECEMBRE 1812 . 451
trompe , Mme Mongez doit être regardée comme un des
artistes les plus distingués de notre école.
Je pourrais vous mettre sous les yeux beaucoup d'autres
exemples , si je ne craignais de lasser votre complaisance.
Ma lettre est déjà beaucoup trop longue , et je m'aperçois
que je vais sur vos brisées. Pardonnez-moi mon indiscrétion
, Monsieur , ou si vous voulez m'en punir , changez ,
tronquez , supprimez tout à votre aise ,je ne m'en plaindrais
pas , et je n'en conserverai pas moins les sentimens
d'estime que je vous ai voués et avec lesquels , etc. , etc.
LE FRANC , amateur.
J'ai craint de chagriner mon véridique correspondant ,
et je n'ai rien changé à sa lettre. Mais malgré le désir que
j'ai de lui être agréable, je ne puis approuver les doutes
qu'il exprime . On s'est si souvent trompé en formant de
semblables conjectures , que le plus sage est de croire
aveuglément tout ce qui est écrit sur le Catalogue , et de
juger les ouvrages sans s'inquiéter du nom des auteurs . Au
surplus , je partage en grande partie les opinions qu'il a
émises sur le mérite des tableaux de M Mongez , et de
Mles Mayeret Godefroi , et je lui sais gré de la peine qu'il
apris soin de m'épargner .
Je profite de l'espace qui me reste pour entretenir le
public de MM. Meynier et Steube , dont je suis honteux
de n'avoir pas encore parlé .
M. MEYNIER.
Nº 645. Rentrée de l'Empereur dans l'île de Lobau ,
après la bataille d'Essling , le 22 mai 1809.
« L'Empereur , après avoir passé le Danube , trouve sur
> le bord de ce fleuve un groupe de soldats dont on faisait
> le pansement. Ils en étaient inquiets ; aussitôt qu'ils
> l'aperçoivent , ils s'échappent des mains des chirurgiens ,
> oublient tout-à-coup leurs blessures , et transportés de
>>joie ils l'appellent leur père , leur ange tutélaire , leur
>> vengeur. "
Rien ne démontre mieux l'état florissant des arts chez
un peuple , que de voir des hommes d'un talent fait s'enflammer
d'une noble émulation , et chercher par de nouveaux
efforts à augmenter leurs droits à l'estiune publique .
M. Meynier était regardé depuis long-tems comme un des
plus grands praticiens de l'école française. Il n'avait pas
encore paru avec autant d'avantage qu'à cette exposition .
Ff2
1
452 MERCURE DE FRANCE ,
Sa manière de dessiner est un peu lourde , et n'a pas toute
la naïveté et toute la grâce désirables , mais elle a une force
et un aplomb qui ne sont pas à dédaigner ; si son coloris
manque de cette fraîcheur si admirée dans les tableaux de
l'école vénitienne et de l'école flamande , il compense ce
défaut par une vigueur de ton peu commune ; on reconnaît
partout un pinceau large, facile, et qui se jone des difficultés.
Le fonds de ce tableau qui représente le Danube et une
partie de ses rives , est peut-être un des plus beaux et des
plus vrais qu'on ait encore vus dans un tableau d'histoire .
Parmi les fautes que la critique remarque dans ce tableau ,
il en est quelques-unes qu'un peu de réflexion ou des conseils
auraient pu faire aisément disparaître . Je mettrai dans
cette classe la disposition des figures rangées par étages
depuis le premier planjusqu'au dernier, la proportion trop
ramassée de la figure de l'Empereur , et l'attitude de ce
porte- enseigne dont on cherche en vain la partie inférieure.
Il en est d'autres qui tiennent au genre même du talentde
l'auteur . M. Meynier , si je ne me trompe , n'a pas mis
assez de timidité dans ses premières études . Il a dessiné
trop tôt avec cette assurance qui ne convient qu'à un maître
déjà formé. Au lieu d'apprendre à connaître et à imiter
fidèlement les détails délicats qu'on trouve dans la nature ,
et qui sont diversement sentis suivant les divers mouvemens
du corps , ou suivant l'âge et la constitution des individus
, iill s'est contenté de se former une idée générale
de l'ensemble des formes, et de la place que chaque partie
doit occuper dans cet ensemble. Detà cette uniformité de
caractère que l'on rencontre dans tous ses ouvrages et notamment
dans celui-ci. Toutes les figures nues semblent
avoir été jetées dans le même moule , et l'on ne voit même
pas que le peintre ait eu intention de les varier ; plusieurs
iêtes ont l'air d'appartenir à des personnes de la même famille
; leur expression n'est guère plus variée que leur
forme , et elle est portée à-peu-près dans toutes au même
degré. C'est un vice très-grave que je ne crois pas que
M. Meyuier puisse éviter entièrement; mais il pourrait
l'atténuer , du moins , et ajouter ainsi un nouveau prix à
ses productions .
N° 646. Dédicace de l'église de Saint- Denis , en présence
de l'empereur Charlemagne .
Ce tableau mérite en partie les mêmes éloges et les
mêmes critiques que le précedent. On lui donne cepenDECEMBRE
1812 . 453
3
5
!
dant assez généralement la préférence; ce que j'attribue à
la composition qui est moins confuse , et qui offre des
lignes plus agréables à la vue. Il est malheureux que M.
Meynier n'ait pas mis plus d'art à accorder le style des figures
du fond avec celui des figures du premier plan. Ces dernières
ont le caractère qui conviendrait à un sujet tiré de
l'histoire du règne de Louis XIV ou même de Louis XV,
et ne donnent pas la moindre idée de l'époque à laquelle
vivait Charlemagne. Je dois faire remarquer comme une
des plus belles parties de ce tableau une figure vêtue de
noir et placée à droite , qui est d'une couleur très-brillante .
M. STEUBE .
N° 860. Pierre-le-Grand.
« Séparé de sa suite , traversant le lac de Ladoga , dans
> un bateau , ce prince fut surpris par une tempête très-
> violente. Au milieudu danger le plus imminent, voyant
» les pêcheurs effrayés , il saisit le gouvernail , et leur dit :
>>Vous ne périrez pas , Pierre est avec vous. "
J'ai déjà parlé d'un élève (1) de M. Gérard , et j'ai mêlé
assez d'éloges aux critiques pour lui faire sentir qu'il n'a
qu'à se louer d'avoir eu un tel maître . M. Steube n'a pas
moins bien profité de ses leçons . Il est jeune , m'a-t- on
dit , et il annonce les plus heureuses dispositions ; il ne
lui reste plus qu'à les cultiver par l'étude . Le dessin est la
partie la plus faible de son talent. Les attitudes des deux
pécheurs et leurs ajustemens ont peu de caractère ; la tête
du plus jeune est d'une forme lourde et coiffée sans goût ;
son bras et sa main droite , la main avec laquelle Pierrele-
Grand saisit le gouvernail , offrent des incorrections
choquantes . Ces fautes sont celles d'un élève et sollicitent
l'indulgence . D'ailleurs ne disparaissent- elles pas , dès
qu'on jette les yeux sur cette belle figure de Pierre-le-
Grand? Quel feu brille dans ses regards ! quelle noble
assurance dans toute son attitude ! on dirait qu'il commande
aux flots courroucés qui menacent de Vengloutir.
Ce bras qu'il étend vers les pêcheurs épouvantés , et
dont il paraît les couvrir comme d'une égide , indique
bien l'empire que l'homme de génie exerce sur le vulgaire .
Le peintre a été inspiré quand il a conçu cette figure ; il a
été inspiré en l'exécutant; elle est peinte d'un bout à l'autre
(1) M. Paulin Guérin.
454 MERCURE DE FRANCE ,
avec une vigueur et un enthousiasme que l'on louerait
même dans un artiste déjà en réputation. Le reste n'est
pas , à beaucoup près , de la même force ; cependant le
ton de la mer et le mouvement des vagues sont très-bien
rendus et le tout ensemble mérite d'obtenir les suffrages
de ceux qui jugent un ouvrage moins par les défauts que
par les beautés qu'il renferme . S. DELPECH .
,
PS. M. Landon vient de faire paraître une nouvelle
livraison du Salon de 1812 (2) , qui contient la gravure de
Virgile lisant son Enéide , en présence d'Auguste et d'Octavie
, par M. de Boisfremont; Sapho , rappelée à la vie
par le charme de la musique , par M. Ducis ; Fénélon rend
la liberté à une famille protestante , par M. Menjaud ; trait
de bonté de S. M. l'Impératrice , par M. Lafond; les
princes français viennent présenter leurs hommages à S. M.
le roi de Rome , par M. Roujet ; promenade philosophique
de Pythagore , par M. Peyron ; Démocrite reçoit la visite
d'Hippocrate , par M. Peyron .
LE BARON D'ADELSTAN ,
OU LE POUVOIR DE L'AMOUR .
(SUITE. )
PENDANT le dîner , Edmond , le jeune architecte , ne
parla que de Rose ; on aurait dit que son ame était le miroir
de celle d'Adelstan; il parla avec enthousiasme de sa
figure , de ses grâces ; il pariait qu'elle remporterait le prix
de la course : sa taille est si svelte , sa démarche si légère !
il croyait la voir effleurer à peine l'arène , et , comme un
oiseau , devancer ses compagnes. Le baron feignait d'en
douter , mais seulement pour être contredit , et pour prolonger
l'entretien sur le seul objet qui pût fixer son attention;
mais à la fin Edmond mit une telle vivacité dans ses
éloges , qu'Adelstan prit de l'humeur , et se leva brusquement
en lui imposant silence.
Peu après , les équipages des châteaux voisins se firent
(2) Chaque volume des Annales du Musée et des Salons de 1808 ,
de 1810 et 1812 , est de 15 fr. A Paris , au Bureau des Annales du
Musée , rue de l'Université , nº 19 .
DECEMBRE 1812 . 455
entendre dans les cours , et lorsque la société fut arrivée
on se rendit à la place désignée pour la course , où les
jeunes villageoises étaient déjà rassemblées . Rose brillait
au milieu d'elles et attira l'attention générale par sa figure
distinguée et par son joli costume . Sa jupe était d'une
étoffe assez fine de laine noire , bordée de rubans rouges ;
elle atteignait le plus joli pied du monde renfermé dans
un soulier noir très -léger , rattaché en sandales avec des
rubans rouges , autour d'une jambe remarquable par sa
finesse . Un corsage noir serrait sa taille , il était lacé devant
avec une tresse d'argent sur un fond écarlate ; un bean
bouquet , envoyé par Adelstan , le décorait encore. Sa
chemise de toile, très -fine et toute plissée , remontait jusqu'au
cou , où elle était garnie d'une double fraise de
dentelles. Un joli chapeau de paille , orné de rubans
rouges , et placé un peu en arrière , laissait voir son beau,
visage , et ses cheveux bruns qui retombaient sur son front .
Elle l'emportait sur toutes les jeunes filles , mais elle était
si bonne , si amicale , que fort peu d'entr'elles éprouvaient
de l'envie ; elles étaient , au contraire , fières d'avoir une
aussi belle compagne , et se disaient l'une à l'autre avec
un air de satisfaction : Rose est bien la plus jolie . Verner
seul assurait que c'était Lise , qui était aussi fort bien.
Son mariage avait été décidé le matin , et le bonheur
l'embellissait. Adelstan avait voulu la doter , mais le jeune
Verner l'avait absolument refusé ; jusqu'alors on souriait
quand le jeune seigneur dotait une jolie fille , et ce sourire
aurait déplu à Verner puisqu'il était question de Lise. Sa
délicatesse eut sa récompense ; une marraine de Lise avait
appris son inclination , levé les obstacles , et la dot qu'elle
donna à Lise ne coûta rien à sa réputation et satisfit l'avare
intendant .
: La course commença . Rose , légère comme le zéphire ,
semblait toucher à peine la terre ; le coeur d'Adelstan la
suivait encore lorsque ses yeux l'eurent perdue de vue , et
bientôt après le nom de Rose , répété de tous côtés avec le
cri de victoire , lui apprit que c'était elle qui l'avait remportée.
Le prix était une couronne de fleurs , que le seigneur
posait sur la tête de la jeune Atalante , et une belle
pièce d'étoffe de soie ; des mouchoirs et des rubans étaient
destinés à celles qui avaient le plus approché du but .
Rose fut ramenée en triomphe au milieu des acclamations
auprès d'un trône de mousse orné de fleurs , où
on devait placer la reine de la fête . Adelstan tenait déjà la
456 MERCURE DE FRANCE ,
couronne , et son coeur battait en pensant qu'il la poserait
sur la tête charmante de Rose , sur ses beaux cheveux
bruus , dont il voulait lui demander tine boucle en récompense.
Il la voit s'approcher , et son émotion redouble ;
elle tenait d'une main une jeune paysanne de quatorze à
quinze ans , l'une des plus pauvres du village , qui n'avait
rien de remarquable qu'un air d'innocence et de gaîté , et
qui sachant courir comme on court à quatorze ans , avait
été le plus près du but après Rose ; celle-ci tenait dans
l'autre main son beau bouquet , que la vitesse de la course
avait détaché de son sein. Voilà , dit-elle en présentant à
Adelstan la pauvre petite Mariette , toute rouge et confuse :
voilà celle que vous devez couronner ; un instant elle
m'avait presque devancée , et bien certainement elle serait
arrivée avant moi , mais mon bouquet est malheureusement
tombé à ses pieds ; il a arrêté sa course , peu s'en faut qu'il
ne l'ait fait tomber ; vous voyez comme les fleurs sont fanées ,
et pendant ce tems là , moi qui n'avais nul empêchement ,
je suis arrivée au but une minute au plus avant elle ; mais
je ne puis prendre avantage d'un accident dont je suis la
cause : je déclare que Mariette est la reine de la fête , et
que le prix lui appartient. Tout le monde aurait voulu voir
la belle Rose sur le trône de mousse , avec la couronne de
fleur ; les jeunes filles n'étaient point jalouses de l'étrangère
, et plusieurs l'étaient de la petite Mariette , qui dans
sa joie ne cessait de baiser le bras et la main de Rose . On
proposa de lui donner la pièce d'étoffe et de couronner
Rose . Un cri d'acclamation le demanda. Adelstan insista ;
elle fut ferme dans sou refus , et consentit seulement de
s'asseoir à côté de la petite reine , qui , toute honteuse de
l'être , n'osait pas se placer seule sur le trône . Rose lui
ôta son chapeau , et Adelstan posa la couronne sur la tête
de la petite paysanne un peu à contre- coeur; il dit ensuite
àRose : Vous m'avez privé du plaisir que j'aurais euà
vous couronner , vous me devez un dédommagement , et
je vous en dois un pour le prix que vous avez cédé et qui
vous était dû. Chère Rose , ne me refusez pas cette marque
de souvenir. Il ôta l'agrafe de sa chemise , c'était un camée
représentant un petit chien avec le mot fidélité gravé autour.
Rose la prit en rougissant, et la cacha dans les plis
de son mouchoir .
Les jeunes garçons du village s'exercèrent ensuite à l'arc ;
puis ily eut un bal champêtre où toute la société prit part.
Lapetite reine ne dansait pas assez bien pour ouvrir le bal
DECEMBRE 1812 . 457
et il aurait
avec le baron , comme c'était l'usage : ce fut Rose qui
prit sa place , et qui dansa avec tant de grâce , qu'elle
excita généralement l'admiration et l'envie. Les jeunes
baronnes ne furent point fâchées quand , après quelques
danses , la noblesse se sépara des villageoiset vint continuer
le bal dans un salon richement décoré : Adelstan fut
obligé de les suivre , mais ce fut avec bien du regret ; il
vitEdmond qui se glissait au bal champêtre ,
bien voulu oser en faire autant; mais au bboout de quelques
momens il eut le plaisir de voir Rose au milieu d'un groupe
de spectateurs au bas de la salle ; elle avait les yeux fixés
sur lui , et il ne regarda plus qu'elle. Lise , Verner , Edmond
, vinrent tour-à-tour la presser de retourner à la
danse , mais elle les refusa et resta dans la salle , comme
spectatrice jusqu'à la fin du bal : alors Adelstan s'approcha
d'elle : Combien je vous remercie , Rose , lui dit- il , d'être
restée ici ! il m'aurait été bien cruel de penser que vous
dansiez là bas , et que je ne pouvais danser avec vous .
-Ah ! lui répondit-elle avec un ton d'amitié naïve qui
l'enchanta , j'aimais bien mieux vous voir danser que de
danser moi-même. Tout le monde se retira ; le baron resta
seul avec l'architecte , qui était extrêmement triste et distrait.
Adelstan le pressa de lui en dire la raison. Edmond,
avec beaucoup d'embarras , lui avoua que Mlle Rose l'avait
vivement blessé , en refusant de danser avec lui , et en
quittant même la danse avec l'air de l'éviter .
-Vous aimez donc beaucoup cette jeune fille ? dit
Adelstan .
- Passionnément , je l'avoue ; au point même que je
pourrais me résoudre à l'épouser si j'avais l'espérance
d'être aimé , mais elle ne m'en donne aucune , et me traite
avec une rigueur extrême .
-Peut-être est- ce une ruse pour vous attirer ?
-Non , non , Rose n'est point coquette. Cependant
cette idée me donne un peu d'espoir. Il quitta le baron , et
le laissa avec l'espoir aussi d'être aimé ; mais à quoi lui
servait-il ? il n'osait s'avouer à lui-même ce qu'il ferait de
l'amour de Rose , mais cette seule idée , je suis aimé , le
rendait plus heureux qu'il ne l'avait été de sa vie . Il la vit
à-peu-près tous les jours , peu d'instans , il est vrai , mais
assez pour s'enflammer tous les jours davantage . Elle avait
une retenue extrême avec Edmond , à peine répondait-elle
à tout ce qu'il lui disait de flatteur; elle évitait toutes les
occasions d'être avec lui , et témoignait , an contraire , au
458 MERCURE DE FRANCE ,
baron tant d'égards et d'amitié , un respect si tendre , tant
de plaisir à le voir, qu'il ne lui fut plus possible de douter
de ses sentimens . Ah ! pensait-il avec ravissement , c'est
peut-être la première femme qui m'ait aimé sincérement ,
et cependant il résistait encore à lui faire un aveu , qui
peut- être effaroucherait sa vertu , car il ne pouvait même
prononcer le mot de mariage avec elle . Ce fut Edmond
qui en amena le moment ; il revint un soir de chez le
chantre dans une grande émotion. Mon sort dépend de
vous , M. le baron , dit-il en entrant et tombant presque
aux pieds d'Adelstan .
- De moi , mon cher Edmond ! que voulez-vous dire ?
expliquez-vous
-Je viens d'offrir à Rose mon coeur et ma main .
Dieu ! les a-t- elle acceptés ?
-Non pas précisément , mais elle ne m'a pas ôté toute
espérance : Je consulterai le baron d'Adelstan , m'a-t-elle
dit avec un ton sérieux , et je ferai ce qu'il me conseillera ;
je suis reconnaissante comme je dois l'être , et je vous
assure de ma sincère estime .
-De son estime ! quel mot glacé , et vous pouvez vous
en contenter ?
-Rose est si modeste , peut- être n'ose-t-elle pas exprimer
ce qu'elle sent; cette estime doit la conduire à l'amitié,
etl'amitié à l'amour. Qui l'aimera jamais comme je l'aime !
Je veux en faire ma compagne , quoi qu'elle ne soit
qu'une villageoise . M. le baron , si vous daignez lui parler
pourmoi, je serai, je l'espère , le plus heureux des hommes.
-Parler pour vous , Edmond ! et si moi-même j'aimais
Rose , si je l'aimais comme vous ?
- Comme moi ! c'est impossible : vous ne pouvez pas
comme moi lui offrir votre main , et Rose a trop de vertin
pour qu'on puisse l'obtenir autrement. Plus vous l'aimez ,
M. le baron , et plus j'ose espérer votre intercession .
Adelstan rougit , il sentit le reproche que lui adressait
l'architecte ; mais , tâchant de se remettre, je ne veux pas ,
lui dit-il , être en votre chemin , mais dispensez-moi d'intercéder
pour vous .
-J'ai prévenu Rose que je vous demanderais cette faveur
.
- Et que vous a-t- elle répondu ?
Elle était confuse , mais elle a répété qu'elle voulait
elle-même vous demander votre avis.
-
DECEMBRE 1812 . 459
- Je ne vous promets rien , Edmond , nous verrons
demain .
Ils se séparèrent pour la nuit , et ne fermèrent pas l'oeil
ni l'an ni l'autre ; Adelstan ne savait à quoi se résoudre ,
l'amour et la raison se livraient un violent combat dans son
coeur. Enfin la raison l'emporta , il se promit de plaider
pour Edmond . Ce jeune homme était bien né ; sa fortune
déjà très -honnête devait s'augmenter par son talent , dans
lequel il se distinguait ; cet établissement était à tous égards
très - avantageux pour la fille d'un meunier , qui méritait
tout par elle-même , mais qui par sa naissance obscure ne
pouvait prétendre à rien. Et lui que pouvait-il lui offrir ?
Sa main était engagée , et quand il eût été libre , oserait-il ,
pourrait-il braver à ce point tous les préjugés ? d'un autre
côté , pouvait-il , oserait-il demander à Rose le sacrifice de
son honneur , de sa réputation , d'un mariage convenable ?
Mais , si elle n'aime pas Edmond , et si elle t'aime , lui
disait l'amour , exigeras-tu d'elle de former un lien qui la
rendrait malheureuse , et de repousser celui qui peut la
rendre heureuse , quoiqu'il ne soit pas sanctionné par les
lois de l'église ?
Dès qu'il fut levé, il sortit par une porte de derrière et
se glissa dans le jardin du chantre; il savait que Rose avait
l'habitude d'y venir tous les matins faire sa première prière;
elle lui avait dit qu'elle se sentait plus de dévotion quand
elle adoraitDieu en plein air , au milieu de ses oeuvres . En
effet il la vit de loin à genoux devant le même banc où il
l'avait déjà entretenue ; cette fois ses regards n'étaient pas
fixés vers les cieux , son mouchoir couvrait ses yeux , et
quand elle se releva , elle les essuya à plusieurs reprises ;
puis elle s'assit avec un air triste et pensif; alors il s'approcha
et se plaça près d'elle .
Priais-tu encore pour moi , chère Rose ? lui dit- il , mais
je crois qu'aujourd'hui hui c'est pour toi-même . Tu as pleuré ,
Rose , qu'est- ce qui peut te chagriner?
-
Il faut que je parte d'ici , monsieur , je vais retourner
au moulin des Roches , et ..... je regrette beaucoup , beaucoup
ma cousine Lise , .... Verner ..... et .....
-Et l'heureux Edmond peut-être ? mais vous ne serez
pas long-tems séparés ; il vous aime avec passion , Rose ,
peut- on vous aimer autrement ? et il veut unir son sort au
vôtre , il veut vous épouser.
-J'ai peine à croire qu'il le venille sérieusement ; un
homme comme lui ne voudrait pas d'une simple villageoise ;
460 MERCURE DE FRANCE ,
qu'est-ce qu'il ferait de moi à la ville? Jamais je ne pourrais
m'accoutumer à ce genre de vie et à un état si fort audessus
du mien ..
-Ta beauté et ton amabilité honoreraient tous les états,
dit le baron vivement ; l'architecte Edmond serait trop
heureux d'obtenir ta main; c'est très - sérieusement qu'il la
demande et qu'il m'a chargé d'intercéder pour lui .
Désirez-vous queje l'épouse? demanda Rose avec un
profond soupir , en levant sur lui ses beaux yeux mouillés
delarmes .
Alors Adelstan ne fut plus le maître de lui-même , il
crut lire dans ce regard si tendre et si doux, tout ce qu'elle
sentait pour lui ; il saisit sa main , la pressa contre sa poitrine
en s'écriant : Moi désirer que tu donnes à un antrela
main et ton coeur ! Rose, Rose, peux-tu le croire ? Ce coeur
m'appartient, je lemérite par l'excès de mon amour; non,
non, unl autre que moi ne doit le posséder.
Nul autre , répéta Rose à demi-voix et fondant en
larmes. Elle cacha son trouble et sa rougeur sur l'épaule
d'Adelstan.
Il était au comble du bonheur et du ravissement : tu
m'aimes , tu m'aimes , ô délice inexprimable ! et il pressait
sur son coeur , sur ses lèvres la main de Rose. Confuse de
ľaveu qui lui était échappé , elle gardait le silence , mais
elle laissait sa main dans celle de son amant , elle restait
appuyée contre lui, et serrait aussi une des mains d'Adelstan
sur son coeur . Il ne et s'il avait
désirait rien de plus ,
pu réfléchir, il se serait demandé si c'était bienAdelstan
qui, dans les bras d'une jeune et jolie femme , d'une simple
villageoise, se contente de sentir qu'il est aimé, et se trouve
par cela seulement le plus heureux des mortels . Il oubliait
Natalie , Edmond , sa baronnie , ses seize quartiers , et
n'était plus que l'amant aimé de la belle Rose ; elleoubliait
aussi son moulin , ses parens , sa résolution de s'éloigner ,
et sentait qu'elle adorait Adelstan , lorsque l'arrivée subite
d'Edmond vint les tirer de cette espèce de délire : ils étaient
placés de manière qu'il ne put les voir. Rose se leva avec
précipitation dès qu'elle l'aperçut , et s'échappa à travers
les arbres ; Adelstan aurait bien voulu aussi Véviter , mais
il n'y eut pas moyen ; l'impatient Edmond vint au-devant
de lui, il voulaitconnaitre son sort, et il apprit bientôtqu'il
n'avait rien à espérer. Le trouble du baron , l'air de bonheur
répandu sur tous ses traits , fit soupçonner la vérité au
jeune homme ; il vit clairement qu'Adelstan avait parlé
DECEMBRE 1812 . 461
pour lui-même , et qu'il n'était pas traité aussi cruellement
que lui . La perte de la bonne opinion qu'il avait de Rose
lui fut encore plus sensible que celle de ses espérances ; il
vovait avec une extrême douleur cette aimable jeune fille ,
qu'il avait cru jusqu'alors si modeste et si vertueuse , préférer
une passion deréglée , qui ne pouvait avoir un but honnête
, à ses vues légitimes . Il lui était impossible d'être témoin
de son déshonneur , et tout de suite il demanda au
baron la permission de partir, et ne lui cacha pas les motifs
qu'il avait de s'éloigner. Je ne pense plus à Rose puisqu'elle
ne peut pas n'aimer, lui dit-il , mais si j'ai deviné
juste ,je la plains de toute mon ame , et je vous plains aussi ,
monsieur , vous vous préparez des remords bien cruels .
Adelstan rougit , se défendit , assura Edmond qu'il
n'avait aucune intention d'abuser du penchant de Rose ,
mais en même tems il consentit avec une joie secrète au
départ de son rival. Edmond qui avait résolu de se mettre
en route dès le lendemain , voulait le même soir prendre
congé de Rose , et tâcher de l'arrêter sur le bord du précipice
où il la voyait près de tomber. Il cut en effet avec
elle un moment d'entretien , où elle acheva de lui ôter
tout espoir pour lui-même en lui confiant son amour
pour le baroonn ;; mais il la quitta plus rassuré sur elle
certain de son amitié , de son estime , et se décida , à ce
qu'il dit au baron , à voyager , pour effacer par une longue
absence l'impression qu'elle avait faite sur son coeur.
,
,
Débarrassé de ce surveillant importun , Adelstan espéra
de voir plus librement Rose et de l'engager à différer son
départ. Lise , toute occupée des préparatifs de son mariage,
la laissait souvent seule . Pendant le jour elle ne quittait
point sa tante , qui était malade , et ne sortait pas de sa
chambre; mais le matin , avant que celle-ci fût réveillée ,
Rose faisait sa promenade ordinaire dans le jardin , et
Adelstan ne manquait pas de s'y trouver Peu-à-peu l'innocente
fille se familiarisa avec l'idée d'un amour partagé,
qui ne coûtait rien à sa vertu , car le baron était encore
aussi respectueux que tendre ; il aimait trop veritablement
pour ne pas craindre d'offenser ou d'alarmer l'objet de son
adoration , mais il espérait bien cependant obtenir une
fois de sa tendresse de se donner entièrement à lui . Ah !
Rose , lui dit-il un matin , tu resembles si fort à Natalie ,
pourquoi n'es-tu pas en effet Natalie d'Elmenhorst ? avec
quel transport je tiendrais mes engagemens ?
Natalie ! s'écria-t-elle ; oh mon Dieu ! je l'avais oubliée .
462 MERCURE DE FRANCE ,
Hélas ! non , je ne suis pas cette heureuse Natalie, vous
me le rappelez . Je ne veux plus rester ici , et vous , monsieur
, vous devez retourner auprès d'elle ; Rose à son tour
doit être oubliée , et vous ne la reverrez jamais Adieu ,
cher Adelstan , soyez heureux , je prierai Dieu tous les
jours pour votre bonheur et pour celui de votre Natalie.
(Elle se leva et voulut s'éloigner . )
Mon bonheur, dis-tu , il n'en est point pour moi sans
Rose ; ne t'éloignes pas de moi situ veux que je vive , Rose,
je te demande à genoux de rester quelques jours encore.
-Quelques jours ; et qu'en arrivera-t-il ? ne faudra - t-il
pas toujours nous séparer ?
- Non , non jamais , si tu le veux , Rose , écoute
l'amour , écoute celui qui t'adore ; je ne veux point épouser
Natalie ; elle me connaît à peine , et ne peut me regretter.
Libre alors de vivre où je voudrai , je me fixerai ici . Je te
donnerai ma parole de nejamais me marier,je formerai avec
toi ce qu'on appelle un mariage de conscience ; tu vivras
au château comme la gouvernante de ma maison , mais tu
y seras la maîtresse absolue , et de tout ce que je possède ,
et de moi-même. Dis , Rose , que tu consens à me rendre
le plus heureux des hommes , et dès demain Natalie d'Elmenhorst
n'aura plus aucun droit sur moi , je serai tout à
maRose .
Elle avait jusqu'alors écouté en silence , sans avoir l'air
de comprendre quelle espèce de liaison il lui proposait.
Un mariage de conscience ! dit-elle enfin , lorsqu'il eut
cessé de parler ; je ne comprends pas trop ce que c'est,
mais ma conscience à moi me dit que je ne puis l'accepter.
Dieu connaît mon coeur , il sait combien je vous aime , et
que ce coeur sera déchiré en me séparant de vous ; mais je
suis sûre que je causerais la mort de ma mère , si je consentais
à ce que vous me proposez . Vivre avec vous sans
être votre femme ! Non , non jamais , plutôt mourir que
d'avoir à rougir devant Dieu , devant vous , devant moimême
! Plutôt mourir que d'affliger mes bons parens ! et
plus que jamais je sens qu'il faut que je m'éloigne .
Adelstan s'était bien attendu à beaucoup de résistance ,
etne se laissa point décourager ; il employa toute l'éloquence
de l'amour. Rose fut attendrie , mais inflexible ; elle répéta
qu'elle voulait partir , s'éloigner de lui , et qu'il devaitlacher
de l'oublier et de tenir ses engagemens avec Natalie :
tout ce que je puis faire , lui dit- elle , est devous promettre
de ne jamais me marier , et cela ne m'est pas difficile , car
DECEMBRE 1812 . 463
1
J
jamais je n'en aimerai d'autre que vous . Mais ne m'avezvous
pas dit et répété que les gens de votre rang n'avaient
pas besoin d'amour pour se marier ?
-Quand je te disais cela , Rose , je ne connaissais pas
encore le véritable amour ; depuis que j'at senti combien
je t'aimais , il me serait impossible d'épouser une autre que
toi. Si un préjugé que je ne puis vaincre me défend de
t'offrir ma main , un sentiment bien plus puissant encore
m'empêche de la donner à une autre femme , et je suis décidé
, malgré tes refus , à rompre avec Natalie ; je ne veux
ni la tromper , ni la rendre malheureuse : votre fausse ressemblance
me rappellerait sans cesse ma Rose , et me rendrait
trop infortuné.
Pauvre Natalie ! dit Rose en soupirant , j'ai troublé son
bonheur sans faire le mien. Plot au ciel , Adelstan , que
jamais nous ne nous fussions rencontrés ! mais vous m'oublierez
bientôt dans le fracas du monde , et vous pourrez
alors vous unir à Natalie . Laissez-moi partir , demain je
retournerai chez ma mère , je lui confierai ma folie , elle aura
pitié de moi , et mes larmes couleront avec moins d'amertume
dans son sein maternel. En disant cela elle s'éloigna
précipitamment. Adelstan courut après elle en la conjurant
de le revoir encore au moins une fois .
,
-Eh bien ! demain pour la dernière fois , lui cria-t-elle .
Adelstan nese coucha pas même cette nuit-là , il la passa
à se promener dans sa chambre ; combattu par des sentimens
opposés qui l'entraînaient avec une égale violence
il voulait offrir sa main à Rose , mais le mépris de tous ses
parens , de toute la noblesse l'effrayait et le retenait. Il prit
enfin la résolution définitive de l'épouser dans toutes les
formes , mais en secret , s'il ne pouvait la gagner autrement.
Dans sa dernière entrevue il renouvela sa proposition
de la veille , en lui offrant une promesse de mariage dans
le cas où elle deviendrait mère. Tout fut inutile ; elle mit
dans ses refus une tendresse , une douceur et une fermeté
inexprimables , en le suppliant de ne pas abuser de l'empire
qu'il avait sur elle : ne soyez pas courroucé coutre moi, lui
disait-elle , je pourrais tout vous sacrifier , je donnerais ma
vie pour vous avec délice , mais non pas ma vertu et la vie
de ma mère .
Cruelle fille ! n'as-tu pas mille vertus à opposer à cette
ombre de vertu dont tu me parles ? la compassion , la fidélité,
la constance ne sont-elles pas aussi des vertus ? Si tu
l'exiges , nous cacherons notre liaison à ta mère , elle ne
1
464 MERCURE DE FRANCE ,
pourra pas même la soupçonner , tu resteras chez elle.; je
te verrai plus rarement , mais au moins nous ne serons pas
séparés tout-à-fait .
-Ma mère a toujours lu dans mon coeur et su toutes
mes pensées , comment pourrais-je lui cacher celles qui
m'occuperaient sans cesse , mon amour et mes remords ?
- Eh bien ! Rose, je veux les calmer . Seras - tu contente
d'un mariage secret ? Toi seule et tes parens vous saurez
que tu es ma femme.
-Et cela me suffira , s'écria-t-elle : que le monde pense
'de moi ce qu'il voudra ; pourvu que mon Adelstan et mes
parens sachent que je suis innocente , je serai heureuse.
Adelstan , tu as vaincu ; je suis à toi , lui dit-elle en lui
tendant la main; mon ami, mon amant, mon époux adoré,
reçois les sermens de ton heureuse Rose; je ne réserve que
le consentement de ma mère , et demain j'irai le lui demander.
-
mère.
Je t'accompagnerai , Rose , je veux aussi parler à ta
Elle s'y opposa absolument . Vous ne pouvez lui parler ,
lui dit-elle , que vous ne soyez libre de tout engagement;
alors venez demander l'heureuse Rose à son père.
Adelstan éperdu d'amour et de joie se jeta à ses pieds ,
dans ses bras , lui jura mille fois tendresse et fidélité éternelle.
Rose répondait de même , lorsqu'ils aperçurent à
l'entrée du jardin le valet-de-chambre du baron qui le cherchait;
ce dernier l'appela , et il apprit de lui que le grand
maréchal d'Elmenhorst venait d'arriver au château , et désirait
le voir le plus tôt possible, ne pouvant s'arrêter longtems
. Va lui dire que je te suis , dit Adelstan en le renvoyant.
Un effroi mortel s'empara de Rose . O Dieu ! lui
dit- elle, il vient vous chercher, vous ne pourrez lui résister ,
et vous êtes perdu pour moi .
Rien au monde ne peut plus nous séparer , s'écria
Adelstan ; je regarde au contraire l'arrivée du grand maréchal
comme un bonheur; elle hâte le moment de ma
délivrance , lemoment où je pourrat te dire que je ne suis
plus qu'à toi seule. Il la conjura de le recevoir encore une
fois apres le départ de M. d'Elmenhorst , et se hâta d'aller
lejoindre.
Le grand maréchal vint avec amitié à la rencontre de
son futur gendre ; mais al lui dit en l'abordant que sa femme
et sa fille etaient très -fâchées contre lui , et blessees au vif
de n'avoir point encore eu sa visite. Vous connaissez , lui
DECEMBRE 1812 . 465
passionné , elle
SET
dit-il , les idées chimériques et romanesques de M d'Elmenhorst
; elle s'y est abandonnée plus que jamais dans
sa retraite ; elle s'imagine que , pour qu'un mariage soit
heureux , il doit être fondé sur un amour
soutient que puisque vous et Natalie ne vous aimez point ,
votre union projetée doit être rompue ; elle a vontu l'exiger
de moi , mais je ne l'ai pas écoutée : passez-luises rêveries
et fiez -vous à moi. Il faut que je parte à l'instant avec le
prince qui fait un voyage , il m'a perinis de mécarter un
peu de la route pour voir mon futur gendre ; voulais
baron, vous donner en passant cet avis . Partez demain
pour Elmenhorst , apaisez l'orage , jouez le sentimentat
avec la maman faites la cour à na petite Natalie ; elle est
d'honneur assez jolie pour que votre rôle ne soit pas difficile
; tout s'arrangera au mieux à mon retour , si vous savez
flatter la ridicule man e de ma femme.
,
- Elle n'est point ridicule , M le maréchal , répondit
Adelstan avec un air sérieux ; Mm d'Elmenhorst a bien
raison , un hymen sans amour ne saurait être heureux ;
j'en suis parfaitement convaincu ; je pense donc comme
elle qu'il vaut mieux que je me retire ; Mlle Natalie , qui
peut prétendre avec justice à être aimée , ne doit pas être
malheureuse avec moi .
Que diable me chantes-tu là , lui dit le maréchal qui
crut l'avoir offensé ? Je crois entendre ma sentimentale
épouse . Nous savons toi et moi que la liberté recrore que
en mariage rend plus heureux que l'amour ; qui te parle
d'en avoir pour Natabe? je te demande seulement de le
laisser croire à sa mère jusqu'après la noce . Je veux bien
que tu la rendes heurense , ma petite Natalie , mais non
pas à la manière de Mme d'Elmenhorst . On aime sa femme,
on est poli , complaisant , généreux ; on ne la gêne point ;
mais on n'en est pas amoureux , cela n'est pas dans la nature.
Je sais cela , moi . Mme d'Elmenhorst était belle , aimable
, je l'aurais adorée si elle eût été la femme d'un autre ;
voilà ce que jamais je n'ai pu lui faire comprendre . A
présent que toutes ses prétentions d'amour conjugal portent
sur sa fille , c'est à toi de lui faire entendre raison ;
mais commence par la tromper. Que diable ! à ton âge
est-il si difficile de feindre de l'amour pour une beauté de
dix-sept ans ? Tu l'as feint plus de cent fois en ta vie ; tâche
d'oublier que tu dois l'épouser .
Adelstan essaya inutilement de l'interrompre ; le maréchal
semblait avoir pris à tache de ne pas lui laisser dire
Gg
466 MERCURE DE FRANCE ,
un mot. Oh ! comme à présent le jeune homme corrigé par
L'amour avait horreur de ces principes relâchés , de cette
légèreté coupable qui sape tous les fondemens de la morale ,
et fait du plus doux, du plus fort des liens , un arrangement
de convenance soumis aux caprices de la mode ! il
rougissait intérieurement d'avoir donné une fois dans le
même travers , et se promettait bien de l'expier auprès de
sa Rose chérie ; mais il sentit qu'un courtisan vieilli dans de
tels principes , et chez qui ils étaientdevenus une secondenature
, ne voudrait vi l'entendre , ni le comprendre , et qu'il
était inutile et même dangereux de lai confier son secret .
Il résolut donc d'écrire le lendemain à Mme d'Elmenhorst ,
de lui avouer , sans nommer l'objet de son amour , que son
coeur était engagé , et qu'il ne pouvait plus l'offrir à Natalie ;
il était bien sûr qu'elle lui rendrait sa liberté. Il laissa donc
repartir le maréchal , qui ne cessa de lui répéter d'aller faire
sa paix à Elmenhorst , qu'un joli garçon comme lui , persuadait
tout ce qu'il voulait aux femmes , et qu'à son retour
il lui donnait sa parole de conclure son mariage .
Apeine Adelstan l'eut-il accompagnéjusqu'à sa voiture ,
qu'il se hâta de retourner au jardin où il espérait trouver
encore sa Rose ; mais elle n'y était plus ; Lise lui dit qu'elle.
était dans sa chambre occupée à empaqueter ses effets Il
n'osa pas y entrer; mais il pria Lise d'aller lui dire qu'il
était là. Au bout d'un moment elle descendit ; il vit à ses
yeux qu'elle avait pleuré; elle s'avançait avee embarras :
Sois tranquille , chère enfant , lui dit-il , le maréchal est
reparti; je ne suis pas libre encore , mais demain M d'Elmenhorst
saura par moi que je ne ferai pas le bonheur de
sa fille , que je ne puis l'aimer. - Et la meilleure des mères
aussi , dit Rose en rougissant , saura demain par moi que
le généreux Adelstan veut faire le bonheur de sa fille . Oh !
mon Adelstan , dit-elle avec une dignité qui l'élevait audessus
de sa condition , vous me rendez la plús fortunée
des femmes ! Je devrais peut-être refuser un aussi grand
sacrifice , mais je n'en ai pas la force ; et je seus là , dit-elle
en mettant lamain sur son coeur , que je puis aussi faire
votre bonheur; je le ferai , je veux que mon Adelstan bénisse
toute sa vie le jour qui l'unira à sa Rose . Adelstan la
regardait avec admiration ; elle lui paraissait un être surnaturel;
son amour , aussi vifqu'il était innocent et pur,
semblait avoir élevé son ame . En général, cette jeune fille
était fort au-dessus de son état; ni sa cousine Lise , ni
aucune de leurs compagnes ne pouvaient lui être compaDECEMBRE
1812 .
467
rées ; avec une éducation soignée , elle aurait même été
supérieure à la plupart des femmes ; la nature l'avait douće
d'une aptitude
extraordinaire pour saisir avec promptitude ,
même les idées qui auraient dù lui être les plus étrangères ;
elle jugeait sainement de tout , montrait du tact ,
mait avec délicatesse . A la grande surprise d'Adelstan , s'exprison
esprit lui parut même plus cultivé qu'il n'aurait pu
l'imaginer; elle avait quelque teinture des sciences qu'on
apprend aux jeunes demoiselles ; lorsque le baron lui en
témoignait son étonnement , elle lui répondait que sa mère
ayant été nourrice de la fille d'un seigneur qu'elle lui
nomma , elle allait souvent au château d'Oberstein , comme
soeur de lait de la jeune comtesse ; elle assistait quelquefois
à ses leçons , et lisait quelques- uns de seslivres d'étude .
C'est ainsi , disait-elle en rougissant , que j'ai appris quelque
chose , à présent combien je regrette de n'avoir pas
plus d'instruction ! mais vous serez mon maître , mes progrès
seront rapides; je veux tâcher , autant qu'il dépend
de moi , de me rendre digne du sort que vous me destinez .
Le moment de se séparer arriva ; Rose voulait donner
à sa tante malade cette dernière soirée ; elle s'arracha d'anprès
d'Adelstan , et ce fut avec beaucoup de peine qu'elle
obtint de lui qu'il la laisserait partir seule. Natalie ne vous
apas encore rendu votre parole , lui dit-elle ; je n'ai pas
encore le consentement de mes parens pour me donner à
vous , et jusqu'à ce que ces deux conditions soient remplies
, il vaut mieux que nous soyons séparés. Il faut aussi ,
mon cher Adelstan , vous laisser le tems de réfléchir loin
de moi aux sacrifices que vous voulez me faire ; peut-être ,
lui dit-elle en retenant avec effort ses larmes , peut- être
que lorsque vous ne verrez plus la pauvre Rose , vous penserez
à ce qu'elle est , à ce que vous êtes , au tort que vous
allez vous faire à vous - même , en vous unissant avec elle .
Adelstan , si jamais le repentir et les regrets venaient se
placer entre nous , oh ! tu retrouverais bientôt ta liberté ;
Rose mourrait désespérée. Au nom du ciel , pour vous ,
pour moi-même , réfléchissez encore si vous m'aimez
assez pour surmonter tous les obstacles et tout ce qui nous
sépare.
Il la rassura de la manière la plus tendre et la plus positive
; il sentait bien cependant qu'il fallait du courage pour
braver à ce point tous les préjugés du monde , mais il le
trouvait dans son amour et dans celui de Rose . Son projet
actuel était de l'épouser dès qu'il serait libre de ses enga-
Gg 2
468 MERCURE DE FRANCE ,
gemens , de partir d'abord après avec elle pour quelque
pays éloigné , d'y passer quelques années , de s'expatrier
même entièrement s'il le fallait; mais il se flattait encore
que , même dans sa patrie , le mérite et les grâces de Rose
lui feraient pardonner sa naissance.
Ils se séparèrent avec peine , mais sûrs l'un de l'autre ;
ils convinrent que Rose lui écrirait et lui enverrait ses
lettres par son jeune frère , qui l'aimait tendrement , et
qui ferait tout pour elle ; ils se feraient part mutuellement ,
elle de la répouse de ses parens , et lui de celle de M
d'Elmenhorst; et quand tout serait décidé , Augustin , le
frère de Rose , viendrait le chercher : et alors , lui dit-elle
avec tendresse , nous nous réunirons pour ne plus nous
quitter qu'à la mort . Il scella sur ses lèvres celte douce
promesse .
-
(La suite au numéro prochain. )
VARIÉTÉS . 1
SPECTACLES . Théâtre de l'Impératrice ( Odéon ) . -
Les Epouseurs ou la jeune Fille , comédie en trois actes et
en prose , a été représentée , la semaine dernière , sur le
théâtre de l'Odéon ; elle a été fort applaudie .
Une jeune villageoise revient dans son pays , après la
mort d'une vieille tante qui l'a élevée avec soin . Elle est
aussitôt demandée en mariage par un riche fermier , par
un jeune peintre , par le vieil intendant du seigneur du
château , et finit par épouser le seigneur même , à qui elle
avait autrefois sauvé la vie , et qui gardait le plus tendre
souvenir de ses attraits et de sa bonté.
L'intrigue de cette pièce est un peu romanesque , mais
le dialogue est spirituel : ony trouve des situations comiques;
et lorsqu'un auteur parvient à faire rire le public
pendant trois actes , il faudrait que celui-ci fût bien ingrat
pour ne pas lui en témoigner sa reconnaissance. Je ne
dois pas oublier de dire que la pièce est jouée avec beaucoup
d'ensemble .
Théâtre du Vaudeville.
pard lavise.
- Le Menuet du Boeufet Gas-
La première de ces deux nouveautés a déjà presque disparu
de la scène; la seconde , graces au jeu de Joly et à
DECEMBRE 1812 . 469
quelques jolis couplets , y reparaît souvent , et est bien
accueillie . Une aventure arrivée au fameux Haydn a fourni
le sujet du Menuet du Boeuf. On raconte qu'un boucher ,
grand amateur de musique , voulut avoir un nouveau menuet
de ce célèbre compositeur , pour ouvrir le bal des
noces de sa fille ; il s'adresse à Haydn qui , frappé d'un
aussi singulier hommage , compose un menuet pour le
boucher : celui-ci en récompense lui offre le plus gras de
ses boeufs .
Toute anecdote ne peut pas fournir un sujet de vaudeville
; la scène met les choses trop en évidence : ce boucher
mélomane qui embrasse sans cesse Haydn , ce boeuf que
l'on amène aux yeux de tout le monde , peuvent tant bien
que mal figurer dans un récit ; mais on ne s'attendait pas à
rencontrer des objets de cette espèce sur la scène du Vaudeville.
Je ne conseille pas à cet aimable enfant de changer
son galoubet contre un cornet à bouquin. Les auteurs ,
pour rendre hommage à Haydn , ont substitué les andanté
de ses plus belles symphonies aux airs accoutumés du
vaudeville ; la grande musique ne réussit pas mieux aux
acteurs du Vaudeville que les grands vers qu'on leur a fait
débiter , il y a quelques années , lorsqu'on a essayé de leur
faire jouer la tragédie .
Gaspard l'avisé est encore un vaudeville fait sur une
anecdote ; mais ici , au lieu d'un grand homme , c'est un
Normand qui en est le héros. La pièce pourrait s'intituler
Joly tout seul ; car c'est lui qui a fait le succès de l'ouvrage
et qui le soutient. Cette bagatelle qui ne manque pas d'esprit
, est de trois auteurs accoutumés aux succès .
POLITIQUE.
Le Moniteur a publié le 28º Bulletin ; il est ainsi conçu:
Smolensk , le II novembre 1812.
Le quartier-général impérial était le rer novembre à Viasma , et
le g à Smolensk. Le tems a été très-beau jusqu'au 6 ; mais le 7 ,
T'hiver a commencé , la terre s'est couverte de neige. Les chemins
sont devenus très - glissans et très -difficiles pour les chevaux de trait.
Nous en avons beaucoup perdu par le froid et les fatigues ; les bivouacs
de la nuit leur nuisent beaucoup .
Depuis le combat de Maloiaroslavetz , l'avant-garde n'avait pas vu
l'ennemi , si cen'est les Cosaques , qui , comme les Arabes , rodent
sur les flancs et voltigent pour inquiéter.
Le 2 , à deux heures après-midi , 12.000 hommes d'infanterie
russe , couverts par une nuée de Cosaques , coupèrent la route à une
licue de Viasma , entre le prince d'Eckmulh et le vice-roi. Le prince
d'Eckmulh et le vice-roi firent marcher sur cette colonne , la chassèrent
du chemin , la culbutèrent dans les bois , lui prirent un généralmajor
avec bon nombre de prisonniers , et lui enlevèrent six pièces de
canon ; depuis on n'a plus vu l'infanterie russe , mais seulement des
Cosaques .
Depuis le mauvais tems du 6 , nous avons perdu plus de 3000 chevaux
de trait , et près de cent de nos caissons ont été détruits .
Le général Wittgenstein ayant été renforcé par les divisions russes
de Finlande et par un grand nombre de troupes de milice , a attaqué.
le 18 octobre , le maréchal Gouvion- Saint- Cyr; il a été repoussé
par ce maréchal , et par le général de Wrede , qui lui ont fait trois
mille prisonniers , et ont couvert le champ de bataille de ses morts .
.
Le 20, le maréchal Gouvion- Saint- Cyr ayant appris que le maréchalduc
de Bellune , avec le ge corps . marchait pour le renforcer ,
repassa la Dwina . et se porta à sa rencontre pour , sa jonction opérée
avec lui , battre Wittgenstein et lui faire repasser la Dwina. Le
maréchal Gouvion- Saint-Cyr fait le plus grand éloge de ses troupes .
Ladivision suisse s'est fait remarquer par son sang- froidet sa bravoure.
Le colonel Guéhéneuc , du 26º régiment d'infanterie légère ,
a été blessé. Le maréchal Saint-Cyr a eu une balle au pied. Le maréchal
duc de Reggio est venu le remplacer , et a repris le commandement
du 2e corps .
La santé de l'Empereur n'a jamais été meilleure .
On a reçu des nouvelles du quartier-général postérieures
à ce Bulletin. L'Empereur est parti de Smolensk , se ditigeant
sur Orchsa. Le tems était beau ; le froid de 4 à 5
degrés.
MERCURE DE FRANCE , DECEMBRE 1812. 47
Au Bulletin sontjoints les rapports du maréchal Gouvion-
Saint-Cyr et du général bavarois de Wrede sur les
affaires glorieuses des 18 , 19 , 20 octobre devant Polotsk ;
le 2º corps et les Bavarois y ont déployé , devant un ennemi
très -supérieur en nombre , la plus haute valeur , et les
Russes un acharnement qui a rendu leur perte très-considérable.
Après cette affaire , le corps du duc de Bellune a
fait sa jonction avec celui du comte Gouvion-Saint - Cyr .
Le maréchal duc de Reggio est venu prendre le commandement
du 2º corps , et au moment où le rapport était
écrit , l'armée se mettait en mouvement pour reprendre
l'offensive sur la droite de la Dwina et pousser vivement
d'armée russe .
Le prince de Scharzenberg á de nouveau obtenu sur
l'ennemi un brillant avantage. Son avant-garde est entrée
à Slonim au moment où l'ennemi , qui ne se croyait pas
suivi de si près , sortait de cette ville. Le général Reynier
a arrêté sa marche pour faire face à un corps russe de 20
mille hommes , coupé de l'armée de Tschittchakott . De son
côté , le prince Scharzenberg se porta sur ce corps avec
deux divisions . On manoeuvra le 16 et le 17 ; le 18 , les
deux corps en vinrent aux mains . Les Russes ont été complétement
défaits ; 3 ou 4000 hommes ont été tués , 3000 ont
été faits prisonniers , 40 caissons attelés et chargés de munitions
, 3 ambulances , et une énorme quantité de bagages
ont été le fruit de cette journée . Les débris des corps battus
sont hors d'état de se réunir à l'armée principale . La ville
de Minsk est occupée par les troupes françaises et polonaises
. Toutes les positions se trouvent ainsi prises pour
lier le mouvement des corps de droite et de gauche à celui
que la grande armée fait de Smolensk sur Wilna , pour
réunir et appuyer ces divers corps l'un par l'autre , et pour
leur assigner les quartiers où ils pourront prendre le repos
que tant d'honorables travaux leur ont si bien mérité .
Tous les Etats de la confédération ont fait marcher les renforts
nécessaires pour porter sur tous les points leurs contingens
au complet. Le passage des corps de cavalerie et d'infanterie
se succèdent avec rapidité, en même tems que les
transports de munitions. Pendant que les colonnes confédérées
traversent l'Allemagne pour se porter au-delà de la
Vistule , de nombreux transports de prisonniers russes
traversent ce même fleuve , et se dirigent sur la Saxe d'où
ils sont conduits en Silésie , qui paraît être le pays où sera
formé leur dépôt central.
472 MERCURE DE FRANCE ,
er
Le rapport de lord Wellington sur la levée du siége de
Burgos el sur sa retraite dans la direction de Salamanque ,
ont appris au lecteur que les troupes françaises aux ordres
du maréchal Soult étaient rentrées à Madrid. C'est dans la
nuit du 19 au 2 novembre que l'occupation de la capitale
a eu lieu . Les troupes impériales y ont reçu de la part des
habitansl'accueil le plus favorable. Les Anglais , pour perdre
dans cette ville les partisans qu'ils avaient pu y avoir ,
n'ont eu besoin que d'y séjourner ; et pour faire sentir le
prix du gouvernement paternel du roi , il a suffi de connaître
les premiers actes de l'autorité qui un moment a
réun: les pouvoirs , et exécuté les ordres de la régence de
Cadix. On attend sur l'entrée des Français à Madrid un
rapport officiel ; celui que l'on va lire présente l'ensemble
des opérations de l'armée de Portugal depuis la retraite
de lord Wellington. Ce rapport est adressé au ministre de
guerre par M. le général Souham , commandant provisoirement
l'armée . In est daté de Tordesillas , le 1 novembre
; en voici la substance :
la
er
L'armée de M. le général Sonham s'est mise à la poursuite
de lord Wellington dans la nuit du 21 au 22 ; elle
est entrée à Burgos le 22. Le 23 , elle a suivi les traces de
l'armée anglaise. La cavalerie légère , aux ordres du général
Shée , a rencontré son arrière-garde , et l'a mise en
pleine déroute. L'armée anglaise , pressée si vivement , a
senti alors la nécessité de soutenir la retraite d'une de ses
colonnes qui suivait la route de Castroneriz , et qui allait
se trouver débordée. Son arrière-garde a été renforcée de
tonte sa cavalerie , et elle a ralenti son mouvement à la
hauteur de Celada. J'ai donné de suite l'ordre à la brigade
de cavalerie de l'arinée du nord, de se porter en avant et
de charger l'ennemi , qui , malgré la supériorité du nombre
, a été culbuté aussitôt qu'attaqué , et a abandonné le
champ de bataille qu'il a laissé couvert de morts et de
blessés . La cavalerie de l'armée du nord s'est couverte de
gloire dans cette journée . On a continué de poursuivre
vivement l'ennemi , auquel on a fait quelques centaines de
prisonniers. La nuit seule a suspendu nos succès .
" L'armée a pris position le soir à Villa-Drigo. Le lendemain
, à la pointe du jour , elle s'est remise en marche.
Le grand nombre de prisonniers faits à l'ennemi , et celui
de ses déserteurs , prouvaient assez que sa retraite se faisait
avec une précipitation qui entraînait le désordre . Il a cherché
alors à arrêter notre marche victorieuse par tous les
DĘCEMBRE 1812 . 473
obstacles que la nature du pays pouvait nous présenter . Le
pontde Torquemada , défendu un instant par son artillerie ,
a été bientôt en notre pouvoir , malgré le désavantage
qu'offrait la position . Après une canonnade de pen de
durée , l'ennemi a été obligé de se retirer précipitamment
sur Duenas . L'avant-garde l'a poursuivi jusqu'à Banos . Le
quartier-général a été transféré à Magaz , et la droite de
l'armée , sous les ordres de M. le général Foy , a été dirigée
de Torquemada sur Palencia.
>>Le 25 au matin , M. le général Maucune a poussé une
reconnaissance sur la route de Duenas , et a emporté cette
position.
> Pendant que l'on forçait ainsi l'armée anglaise à abandonner
honteusement la belle position de Duenas , la droite
de l'armée , commandée par M. le général Foy , s'emparait
de Palencia . L'ennemi y a été poussé avec une telle vigueur
par la 1 division , que dans sa fuite il a été forcé
d'abandonner le pont de Palencia , sans avoir eu le tems
de le détruire , malgré les préparatifs qui avaient été faits .
Forcée sur tous les points , l'arrière-garde de l'armée
ennemie s'est retirée pendant la nuit , et le 26 , les ponts
étant réparés , l'armée française a continué sa marche. Le
quartier-général a été établi à Duenas .
» Le 27 au matin , j'ai reconnu la position occupée par
l'ennemi à Cabezon , où la Pisuerga le séparait encore de
nous ; et pour rendre inutiles ses dispositions , j'ai donné
l'ordre à l'armée de se diriger sur Valladolid et Simancas ,
par la rive droite de la Pisuerga , en laissant toutefois les
5 et 6º divisions vis-à-vis Cabezon , pour observer les
mouvemens de l'ennemi. La droite de l'armée a occupé
Zaratan; les 3º et 4º divisions se sont portées en avant de
Cigalès ,près du gué de la Pisuerga ; le reste de l'armée à
Cigalès . Le 28 , M. le général Foy s'est emparé de Simancas
, et est entré dans Tordésillas le 29. Le pont de Simancas
sur la Pisuerga , et celui de Tordésillas sur le
Duero , avaient été rompus à l'approche des troupes françaises
. La tête du pont de Tordésillas était encore occupée
par les Anglais . Il fallait les chasser de cette position pour
pouvoir réparer la coupure avec célérité . Soixante braves
de la 1ª division et quelques sapeurs , ayant à leur tête le
capitaine Guingret du6º léger , se jettent à la nage , le sabre
aux dents et parviennent à l'autre rive , malgré le feu
très-vif de l'ennemi , qui , surpris d'une action si hardie ,
fuit épouvanté , laissant quelques prisonniers en notre pou-
,
474 MERCURE DE FRANCE ,
voir. Cette entreprise nous a rendus maîtres de la tête du
pont.
L'ennemi, informé de la marche de l'armée sur le Duero,
a senti combien il devenait dangereux pour lui de rester
plus loug-tems sur la rive droite de ce fleuve , et s'est hâté ,
pendant qu'il en était encore tems , d'abandonner ses positions
. Il a continué sa retraite le 29 , après avoir fait
sauter successivement les deux ponts de Cabezon et de
Valladolid . L'armée française est entrée le 29 dans Valla
dolid , et le quartier-général est arrivé le 30 à Tordésillas .
> La perte de l'ennemi, dans ces différens combats, esi de
2000 prisonniers , tous Anglais ou Portugais , et en grande
partie de cavalerie . Dans ce nombre on compte un colonel ,
un major , deux lieutenans-colonels et vingt- cinq officiers.
L'armée anglaise a perdu 600 chevaux. Sa perte en tués et
blessés , peut être évaluée , sans exagération , à 2500hommes.
Le général espagnol Alava a été blessé dangereusement.
Notre perte est de 300 hommes tués ou blessés .
M. le général Souham , à la suite de ce rapport , nomme,
comme l'ayant secondé de tous ses moyens , M. le général
Caffarelli , commandant l'armée du Nord , et rend hom
mage à la belle conduite des généraux Maucune , Foy la
Martinière , Clauzel et Tirlet. Il sollicite auprès du mi
nistre les faveurs de S. M. pour les braves qui se sont distingués
, et les mentionne dans un état particulier.
De son côté , le général Caffarelli a mis sous les yeux da
ministre le journal de ce mémorable siége de Burgos , quia
fait si complétement échouer le plan de campagne de lord
Wellington , et couvre de gloire le genéral Dubretou et les
braves officiers qui l'ont si vaillamment secondé .
Au moment où nous terminons cette analyse des publications
officielles , le Moniteur a publié la note suivante:
« La jonction des trois armées du Portugal, du centreet
du midi , s'est opérée le 10 novembre dernier à Alba de .
Tormès . Les trois armées réunies , sous les ordres de S. M.
C. , ont dû passer le Tormès dans les journées du 13 et du
14; l'armée du Portugalentre Salamanqueet Alba , Larmée
du centre àAlba même , et l'armée du midi entre Alba et
Puente de Congostro . On n'a encore rien reçu de positif
sur la direction que les Anglais ont prise dans leur retraite.
"
En attendant des détails ultérieurs qui ne peuventtarder
sur l'entrée des Français à Madrid , et sur le parti qu'aura
pris lord Wellington ou de combattre ou de rentrer en
DECEMBRE 1812 . 475
Portugal , jetons les yeux sur une circonstance dont nous
avons à nous féliciter d'avoir prévu et indiqué les suites
inévitables .
Lord Wellington a été nommé généralissime des armées
anglaises et espagnoles ; lorsque sa seigneurie a été revêtue
par la régence de Cadix de ce titre éminent, nous avons
cru devoir signaler cet acte comme d'une haute imprudence
de la part de nos ennemis , et comme le signal d'une division
entre les Anglais et les Espagnols , qui ne pouvait
manquer d'éclater à la première occasion . Nos conjectures
se sont promptement réalisées . Le général Ballasteros commandait
la 4 armée espagnole; il était gouverneur du
royaume d'Andalousie, lorsque cet Espagnol , fidèle au caractère
de sa nation , a reçu l'ordre de servir sous le commandement
de lord Wellington. L'orgueil national lui a
dicté une lettre qui en porte bien le caractère : il rappelle
qu'il fut un des premiers noteurs de l'insurrection , qu'il
s'est signalé dans cette guerre , et qu'il a mérité d'être distingué
des Français eux-mêmes .
Après la conduite que j'ai tenue , dit- il ,jene serais pas
né en Arragon si je consentais à servir sous les ordres d'un
officier anglais ; l'armée queje commande est brave et disciplinée;
la faire passer sous un commandement étranger
serait pour sa gloire une tache qu'elle n'a pas méritée. »Ballasteros
termine salettre par déclarer qu'il ne recevra d'ordres
que de la régence etnon des Anglais.
La régence, engagée avec les Anglais , n'a pu passer un
tel acte sous silence; Ballasteros a été destitué de son commandement
et exilé à Ceuta : son armée a vu avec douleur
la disgrâce de son chef. Le général qui commandait une
de ses divisions , Mérino , a suivi l'exemple de Ballasteros ,
et a refusé de recevoir immédiatementles ordres du général
Wellington. On conçoit que les papiers ministériels donpentà
cette conduite tous les noms qui peuvent la faire regarder
comme déshonorante ; ils parlent des principes irrécusables
de la subordination et de la discipline : mais les
généranx espagnols parlent de l'honneur de leurs armes
et de l'indépendance de leur patrie; et ce qu'on voit clairement
exprimé dans leur conduite, c'est que forcés de se
soumettre à l'autorité reconnue par la France , ou à subir
lejoug de la protection , c'est-à-dire , de la domination anglaise
, ce n'est pas aux Anglais qu'ils donneront la préférence.
Dans de telles circonstances et avec de telles dispositions
de la part de leurs alliésforcés, on conçoit combien
476 MERCURE DE FRANCE ,
la position des Anglais est embarrassante , sur-tout depuis
la réunion complète des forces impériales sous les ordresdu
roi . Les écrivains anglais les plus dévoués à lord Wellington
et à sa famille , ne voient pour lui d'autre parti à prendre que
de se retirer en Portugal, et déjà l'un de ces écrivains a
prononcé le nom de ces fameuses lignes de Torres - Vedraz
qui ont seules garanti l'armée anglaise de Lisbonne dans
la dernière campagne .
«Rien ne peut égaler (dit l'un des journaux anglais qui
ont le mieux suivi et jugé les opérations militaires en Espagne,
) la sensation pénible que produit sur le public l'état
de nos affaires dans la péninsule;toutesles circonlocutions
du Morning-Post et du Courrier , non plus que la servile
adulation du Times envers la famille Wellesley, ne peuvent
détourner l'attention du peuple de ce sujet désastreux. Il
est hors de doute que Ballasteros s'est dirigé d'après un
principe qui anime les généraux espagnols les plus populaires
, et ceux qui ont le mieux servi la cause de l'insurrection.
Comment cela pourrait-il être autrement? jugeons
d'après nous-mêmes. Supposons qu'une force auxiliaire
espagnole soit venue en Angleterre pour nous aider à chasser
un ennemi qui nous aurait envahis, nos Wellesley, nos
Chatam , nos Burkards verraient- il de bon oeil Mina, ou
tout autre chef espagnol , commander en chef une armée
anglaise ? De quel oeilnos messieurs des gardes se verraientils
obligés d'obéir à un chefespagnol ; età plus forte raison,
quelle insulte n'est-ce pas faire à la nation espagnole que de
mettre un général anglais à la tête de son armée , d'une
armée et d'une nation dont l'orgueil et le point d'honneur
sont le mobile principal, et sontpassés en proverbe ? Nous
regrettons que les flatteries du Times nous obligent à ètre
aussi francs : mais aussipourquoiles éditeurs de cettefeuille
prodiguent-ils tant de flatteries à lord Wellington, et l'éri
gent-ils en divinité protectrice des Espagnols ?On voit quel
culte veulent rendre les chefs espagnols à cette divinité.
Notre intention n'est certainement pas de déprécier les talens
, le mérite et les services de lord Wellington; mais
n'a-t-il pas été récompensé de la manière la plus brillante?
et si l'ambition de sa famille veut embrasser la cause de la
péninsule , toute chancelante qu'elle est dans ce moment,
il est de notre devoir d'exposer les maux que cette ambition
de famille peut attirer sur l'Angleterre.
Nous sommes à même de dévoiler aux yeux de la nation
le véritable sens de l'élévation de lord Wellington an
!
DECEMBRE 1812 . 477
grade de généralissime des armées espagnoles , mesure certainement
destructive desa bonne intelligence qu'il etait de
notre intérêt de perpétuer entre les deux nations , et dont
l'adoption aura pour la cause commune des resultats funestes.
> Pendant le ministère de sir Henri Wellesley , notre
ainbassadeur à Cadix reçut ordre de témoigner le désir
qu'éprouvait le gouvernement britannique de voir nommer
un commandant en chef de tonte l'armée espagnole , et on
insinua clairement que l'on s'attendait à voir lord Wellington
nommé à ce poste éminent.
» Depuis cette époque jusqu'à la fin de juillet dernier ,
la régence refusa d'examiner cette question ; mais vers ce
tems -là , sir Henri Wellesley lui adressa uue remontrance
conçue dans les termes les plus forts , qui la détermina à
renvoyer la question devantles cortès. De nouvelles difficultés
se sont élevées dans cette assemblée . Sir Henri fut
obligé d'avoir recours à des argumens britanniques du plus
grand poids , et ce ne fut qu'alors qu'il put obtenir que cet
objet fût mis en délibération . Enfin , après beaucoup de
manoeuvres , le 19 septembre dernier , à la suite d'une discussion
non interrompue de deux jours et de deux nuits ,
à huis clos , on obtint un décret qui conférait à lord Wellington
le commandement en chet des armées , et qui , vu
l'état actuel du pays , n'était rien moins que de le nommer
régent du royaume. Mais revenons à la situation présente
des affaires . L'armée française reprend une attitude imposante
; elle menace d'occuper de nouveau tout le territoire
dont nous n'avons eu qu'une possession éphémère ; cette
circonstance ne détacherait-elle pas de nous tout ce qui
s'était soumis à notre domination dans l'espoir que nous
resterions maîtres du pays , et les opérations de Joseph ne
confirmeront-elles pas le peuple dans cette opinion?Aquoi
sert de disputer sur les mots ? Joseph se considère à bon
droit commele véritable, le légitime souverain de l'Espagne;
il a 150 milles baionettes pour appuyer ses droits , et nous
ne voyons pas en ce moment que nous puissions être en
étatde le détrôner. En tout cas , détruire l'harmonie existante
entre les deux armées , n'est pas le meilleur moyen
d'atteindre à ce but . Nous craignons beaucoup que l'exemple
deBallasteros ne soit suivi par d'autres officiers qui comme
lui commandent les armées nationales d'Espagne , et qui
ont beaucoup d'influence et de popularité. »
Il n'est pas un lecteur qui n'ait fait ces réflexions; mais
478 MERCURE DE FRANCE ,
on conviendra qu'elles sont ici réunies et appuyées de détails
qui leur donnent beaucoup d'intérêt et de poids. Nous
avons dès long-tems exprimé l'idée que lord Wellington
s'était compromis en sortant de Portugal et en entrant en
Espagne . Il a été compromis d'une manière bien plus
grave lorsqu'il a reçu , en quelque sorte , la dictature , dans
les affaires d'une nation dont la sienne paraissait n'être que
la protectrice et l'alliée . Peut-être sous peu l'Angleterre
reconnaitra-t-elle la justesse de cette expression du Statesman
, lorsqu'il attribue à une ambition defamille et non
à une saine politique l'élévation démesurée donnée au
pouvoir de Wellington. Elle reconnaîtra sans doute aussi
la justesse des conseils du même écrivain , lorsqu'il s'écrie
très-patriotiquement : Plus d'expédition qui rappelle celle
deWalcheren ! plus de retraite sur la Corogne ! Les fastes
militaires anglais devront en effet garder long-tems le souvenir
de la honteuse tentative sur l'Escaut , et de cette
marche mémorable de l'Empereur dans laquelle l'armée
anglaise fut rejetée sur ses vaisseaux après sa défaite , et la
mort de son général .
Le parlement est assemblé. Les objets qui doivent l'occuper
dans cette session importante , seront la conduite de
la guerre dans la péninsule , la conduite des relations politiques
dans le nord , les causes premières et la gestion
subséquente de la guerre avec l'Amérique , la question de
l'émancipation des catholiques . Voilà sans doute de dignes
objets de discussions , et un champ vaste à exploiter pour
les orateurs de l'opposition . Nous analyserons ces importans
débats avec tout le soin qu'ils devront mériter.
Le ministre de l'intérieur a publié le programme de la
fête anniversaire du couronnement et de la bataille d'Austerlitz
; elle aura lieu dimanche 6. La veille tous les spectacles
seront ouverts gratis . Le 6 , un Te Deum solennel
sera chanté dans l'église métropolitaine. S. M. l'Impératrice
recevra au Palais des Tuileries , où elle vient fixer
sa résidence d'hiver , les hommages des princes grands
dignitaires et des premiers corps de l'Etat. Il y aura audience
diplomatique et grande audience. Le soir spectacle
sur le théâtre de la cour , et cercle après le spectacle.
S .....
DECEMBRE 1812 . 479
ANNONCES .
PREMIÈRE LIVRAISON DU NOUVEAU DUHAMEL , on Traité
des Arbres et Arbustes que l'on cultive en France , rédigé par
J.-L.-A. Loiseleur Deslongchamps , docteur-médecin de la Faculté
de Paris , et membre de plusieurs Sociétés savantes , nationaleset
étrangères ; avec des figures d'après les dessins de MM. P.-J. Redouté
et P. Bessa .
Cet ouvrage , aussi utile qu'agréable . a été imprimé sur trois par
piers différens . Le premier , sur beau carré , forinat in- folio , avee
les planches en noir , dontle prix est à 9 fr. par livraison .
Le second , sur carré vélin , même format , avec les planches imprimées
en couleur , dont le prix est de 25 fr .
Et enfin le troisième . sur nom de Jésus vélin , figures imprimées
en couleur , 40 fr . par livraison.
La partie typographique est extrêmement soignée et en caractères
neufs.
La cinquante- neuvième livraison qui termine le tome cinq a été
publiée le rer juillet 1812. Il en reste vingt-une à publier.
Les lettres de demande et l'envoi de l'argent doivent être affranchis
et adressés à M. Etienne Michel , éditeur , rue de Turenne ; ou à
M. Arthus-Bertrand , libraire-éditeur , rue Hautefeuille , nº 23 .
AVIS .-Le Traité des Arbres Fruitiers , de Duhamel , ayant été
refondu dans celui des Arbreset Arbustes du même auteur , les éditeurs
croient devoir prévenir MM. les Souscripteurs que chacun de
ces deux Traités en particulier sera aussi complet que possible . Les
espèces et variétés de chaque geure seront complètement décrites et
réunies en un seul et même article .
Le Traité des Arbres Fruitiers se vendra séparément, et il formera
deux volumes in-folio du même format que l'ouvrage entier dont il
est extrait et dont il fait partie. Le premier volume comprend douze
livraisons du même prix que celles du Nouveau Duhamel , et l'on
recevra des souscriptions .
Pour MM. les nouveaux Souscripteurs .
Les personnes qui voudront souscrire au Traité des Arbres et
Arbustes , auront la facilité de retirer une livraison chaque mois ,
comme si l'ouvrage était à son commencement. On ne leur demande
d'autre engagement que celui de faire connaitre les personnes qui
seront chargées de recevoir et de payer les livraisons qui leur seront
destinées.
Si parmi MM. les nouveaux Souscripteurs il en est qui désirent
acquérir de suite tout ce qui aura paru , les éditeurs prendront des
arrangemens avec eux et leur donneront toutes les facilités dont ils
conviendront de gré à grépour l'acquit du total.
L'ouvrage entier , ainsi qu'il a déjà été annoncé
septième volume .
, sera terminé au
La cinquante-neuvième livraison , qui a paru le rer juillet 1812 , a
terminé le cinquième volume. Vingt livraisons à publier termineront
Touvrage.
480 MERCURE DE FRANCE , DECEMBRE 1812 .
Les Enfans. Contes à l'usage de la jeunesse ; par Mme Pauline
Guizot , née Meulan. Deux vol. in-12 , ornés de douze figures d'après
les dessins de Lafite , Roehn et Calmé . gravées par Couché père, etc.
Prix , 8 fr. , et 9 fr . 75 c. franc de port. Chez J. Klosterman fils ,
libraire , rue du Jardinet , nº 13. quartier Saint-André- des -Arcs; et
Delaunay , libraire , Palais-Royal , galerie de bois , nº 243.
Le Cabinet du Petit Naturaliste , par Mme D***. Vol. in-18 avec
quatorze gravures représentant plus de cent cinquante sujets en tailledouce
. Prix , avec les figures en noir , I fr. 80 c. , et 2 fr . 20 cent.
franc de port , et avec les planches coloriées , 2 fr. 50 c., et 2 fr.
go c. franc de port. Ala librairie d'Education et de Jurisprudence
d'Alexis Eymery , rue Mazarine , nº 30.
Les Jeux des Quatre Saisons , ou les Amusemens du jeune Age;
par Mme D*** . Vol. in- 18 orné de seize sujets en taille-douce. Prix .
avec les figures en noir , I fr . 50 c. , et 1 fr . 90 c. franc de port , et
avec les planches soigneusement coloriées , 2 fr. , et 2 fr. 40 c. franc
de port. Chez le même.
Chansonnier Français , ou Etrennes des Dames , pour 1813 ,
dans lequel on trouve des chansons et couplets de MM. Antignac ,
Arinand-Gouffé , Brazier , Capelle , de Chazet . Coupart , Désaugiers
, Ducray-Duminil , Dupaty , Gentil , Jacquelin . Maxime
deRedon , Menestrier , Millevoye , Moreau , Philippon de-la-Magdelaine
, de Piis , de Rougemont , Servières , Sewrin , etc. , etc.-
Xme Année .
Chansonnier des Demoiselles ; par les mêmes auteurs .- IXme
Année . Ces deux recueils , formatin- 18 , ornés de jolies gravures ,
se vendent à Paris , chez Caillot , libraire , rue Pavée-Saint-Andrédes-
Arcs , nº 19 .
AVIS . Mlle Chaumeton compose un rouge végétal et serkis , qui
mérite d'être annoncé avec éloge . Il a été admis à l'exposition des
produits des arts , en 1806. d'après l'examen d'une commission qui
en avait reconnu et constaté la supériorité. Le serkis qui en est la base
lui communique une qualité balsamique , et le rend particulièrement
favorable à la peau.
Mlle Chaumeton fait aussi une pommade qui garantit du hâle , et
corrige les imperfections de la peau. Enfin elle dépite une autre pommade
qui est un remède pour guérir sur- le-champ les engelures et
brûlures .
Sa demeure est toujours rue Cerutti , nº 8 , à Paris , près du boulevard
des Italiens .
LE MERCURE paraît le Samedi de chaque semaine , par Cahier
de trois feuilles . Le prix de la souscription est de 48 fr. pour
l'année ; de 24 fr. pour sıx mois ; et de 12fr. pour trois mois ,
franc de port dans toute l'étendue de l'empire français . Les
lettres relatives à l'envoi du montant des abonnemens , les livres ,
paquets . et tous objets dont l'annonce est demandée , doivent être
adressés , franes de port , au DIRECTEUR GÉNÉRAL du Mercure de
France , rue Hautefeuille , N° 23 .
SEINE
MERCURE
DE FRANCE .
N° DXCV . - Samedi 12 Décembre 1812 .
POÉSIE .
ÉPITRE A M. LAFOND ,
Artiste du Théâtre-Français , sur son mariage.
SUCCESSEUR de Lekain et rival de sa gloire ,
O toi dont les talens maîtrisant tous les coeurs ,
Font revivre à nos yeux ces héros dont l'histoire
A consacré les augustes malheurs !
Toi dont l'ame brûlante , et la fougue sublime
Fait tonner la douleur d'Achille furieux ,
Lorsque bravant un père , et les Grecs , et les Dieux ,
A l'autel sacrilége il ravit la victime !
, Permets que , l'amitié préparant mes couleurs
J'ajoute à tes lauriers un don modeste et tendre :
C'est l'hommage de quelques fleurs
Qui sont écloses sous les pleurs
Que souvent tu me fis répandre .
Aux bords Elysiens , sous les rians berceaux ,
Où le Léthé , dans sa course éternelle ,
Roule sur un lit d'or le cristal de ses eaux ,
Appuyé d'une main sur sa lyre immortelle ,
Hh
482 MERCURE DE FRANCE ,
Et le front ceint du rameau d'Apollon ,
Racine , apercevant le vainqueur d'Ilion ,
Soupire et lui tient ce langage :
Noble fils de Thétis , ô toi dont le courage ,
Autrefois triomphant du destin des combats ,
>Dans les rangs des Troyens semait mille trépas !
* Toi qui pour l'amitié désarmant ta colère ,
→ Du sang du grand flector as fait fumer la terre !
■Toi dont le souvenir et les faits glorieux
►M'ont jadis inspiré des accords dignes d'eux !
Au terrestre séjour , au sein de ma patrie ,
> Est un mortel heureux , dont la mále énergie
> Electrisant un peuple aux accens de sa voix ,
► Grave dans tous les coeurs mes vers et tes exploits ;
> Il est tems que les Dieux récompensent son zèle. >
Il dit vers la voute éternelle ,
Pleind'une noble ardeur , à volé le héros ;
Il s'avance et déjà de la cour immortelle
Impatient , il a franchi les flots .
Il arrive enfin près du trône ,
Où le maître puissant des Dieux
Reçoit l'encens respectueux
De la foule qui l'invironne .
Monarque souverain des cieux ,
:
> Dit-il , toi dont le sceptre annonce la puissance ,
> Et qui vois à tes pieds les mondes confondus !
■ Quand mon courage égala ma naissance ,
> Par mes exploits quand les âges vaincus
• Attesteront toujours ma gloire et ma vaillance ,
> Accorde-moi pour récompense
> Le prix que tes bienfaits décernent aux vertus .
»Il estunami que j'honore ,
• Amant des arts , favori des neuf soeurs ,
> C'est pour lui seul que je t'implore ;
> Ses droits sont ses talens , ses garans tous les coeurs .
> D'un laurier verdoyant encore
» Alcide a couronné ses généreux efforts (* ) ,
> Lorsque par de riches accords
;
> Il a peintles tourmens de son ame bouillante ,
(*) Allusion à la Mort d'Hercule ,tragédie de M. Lafond.
DECEMBRE 1812.
483
> Alors qu'au mont OEta , rugissant de fureur ,
> Il déchirait sa poitrine sanglante ,
> Indigné de céder à l'affreuse douleur
► Qu'allumait dans son sein la tunique brûlante ,
> Et dont le noir veuin rongeait son noble coeur.
Il dit : et s'inclinant dans ce parvis immense ,
Où repose des Dieux le monarque éternel ,
Respectueusement il attend ensilence.
Abaissant sur Achille un regard paternel :
«J'estime ton ami , dit Jupiter , je l'aime ;
> De l'oubli dévorant il ne craint plus l'affront ,
› Et
Melpomene sur son front
• A placé dès long-tems son brillant diademe .
> Tout lui garantit ma faveur ;
> Pour lui s'ouvre déjà le temple de Mémoire;
» Mais si j'éternise så gloire ,
> Je veux encore assurer son bonheur.
> Ilestune autre Iphigénie ,
> Comme elle joiguant la candeur ,
> Les attraits et la modestie ,
A
l'innocence , à la douceár
> Et dont
l'inestimable coeur
> Doit seul remplir de îniel la coupe de sa vie ;
> Qu'à cette ame céleste aujourd'hui ton héros
► Soit lié par les noeuds d'une union'chérie .
> Hymen , allume tes flambeaux ;
> Plaisirs , tressez une guirlande
> De mille fleurs , excepté des pavots ,
> Et que Cupidon pour offrande
> A leurs pieds dépose à-la-fois
> Ses ailes , son bandeau , son arc et son carquois.
» Obéissez , Jupiter le commande.
Il a dit: Soudain à sa voix
Les jeux , les ris , les plaisirs et les grâces ,
Escortant l'Hymen et l'Amour ,
Etsemant à l'envi des roses sur leurs traces ,
Descendent de l'Olympe au terrestre séjour .
Bientôt près de Passi , sous un dais de verdure ,
Où Flore étale ses appas ,
L'essaim céleste a
suspendu ses pas .
Là , sous ce temple où le zéphir murmure ,
L'Hymen a fait dresser son trône solennel;
Hh 2
484 MERCURE DE FRANCE ,
-
Les armes de l'Amour en forment la parure ,
Et les Grâces de leur ceinture
En souriant ont décoré l'autel.
Dans cet auguste sanctuaire
L'Amour enfin a conduit les amans ;
Pour eux déjà fume l'encens ,
Le flambeau sacré brûle , et son feu tutélaire
Eclaire leurs tendres sermens .
Vivez toujours sous cet empire ,
Couple heureux né pour le bonheur ;
C'est là le voeu le plus cher à mon coeur ,
Etdans ce jour c'est lui seul quim'inspire.
Puisse à jamais votre union ,
Au seindes doux plaisirs où votre ame repose ,
Vous offrir toujours une rose
Dont l'Amour fut l'heureux bouton !
PELLISSIER DU BUGUE.
TRADUCTION D'UN SONNET DU TASSE A LÉONORE (*) .
Negli anni acerbi tuoi.
JEUNE , tu ressemblais à la vierge de Flore ,
Qui n'ose découvrir les trésors de son sein ,
Qui redoute Zéphire , et lui refuse encore
Sous sa verte enveloppe un amoureux larcin.
Tu ressemblais plutôt à la céleste Aurore
Qui , fraîche de rosée , et sous un ciel serein ,
Regarde en souriant les monts qu'elle colore ,
Et sème dans les champs les perles du matin.
Maintenant , l'âge mûr n'ôte rien à tes charmes .
La plus fraîche beauté va te rendre les armes ;
Ta négligence même éclipse ses atours .
Tel , sur sa tige altière , un beau lis se balance :
Tel le char du soleil , au milieu de son cours ,
Rend plus vifs qu'au matin les rayons qu'il nous lance.
FAYOLLE.
(*) Voyez le tome V de l'Hist . Littér, d'Italie , parM. Ginguené.
DECEMBRE 1812 .
485
1
LES ADIEUX D'UN TROUBADOUR A Mme DE T****S .
ROMANCE .
LOIN de toi plus de jour serein ;
Je vivrai , sans croire àla vie ;
Je vais te quitter , mon amie ,
C'est te dire tout mon chagrin !
Déjà sous mes mains fugitives ,
Quand je prélude mes adieux ,
Mes pleurs , de mon luth amoureux
Détendent les cordes plaintives.
J'exile avec moi mes regrets
Aux campagnes de la Durance ;
Mais sans toi la belle Provence
A mes yeux n'aura plus d'attraits.
Je pars ! ... Les soupirs de ma muse ,
Le Rhône les répétera ,
Et la Sorgue les redíra
Au sensible écho de Vaucluse .
Je vais habiter tes remparts ,
De Sextius ville riante !
Mais en vain :: plus rien ne m'enchante;
Adieu plaisirs ! adieu beaux arts !
Las ! tout le tems que mon amie
Loin de moi coulera les jours ,
Ce tems-là , mort pour les amours ,
Verramon coeur en léthargie.
Pour moi tun'auras plus d'encens ,
De l'oranger ô flour nouvelle !
Soeur de Progné , ta voix si belle
Ne fera qu'effleurer mes sens !
Pour moi plus de paisible ombrage !
Plus de climats au ciel d'azur !
L'air troublera le ruisseau pur
Qui une répétait ton image .
Mais quand ta grâce embellira
Cette contrée où je respire ,
Objet d'un éternel délire
Alors pour moi tout changera !
!
486 MERCURE DE FRANCE ,
Aquilon deviendra zéphire ,.
Iris brillera dans les airs .
Et je verrai tout l'univers
Ressusciter à ton sourire .
H. DE VALORI.
ÉNIGME.
Je suis blanc comme un lis lorsqu'on me met au monde ,
Etnoir comme un charbon à l'instant que j'en sors ;
On me tresse d'abord et puis il faut qu'on fonde
Mon enveloppe , afin de me former un corps
Dont je suis l'ame ; mais bien loin que je l'anime ,
Il m'anime lui-même et j'en fais ma victime.
Il meurt à petit feu ; aussitôt qu'il n'est plus ,
Pour vivre mes efforts deviennent superflus ;
Je défaille , j'expire au sein de la disette .
Vingt fois pendant ma vie , on me tranchait la tête ,
Je survivais , à moins que , novice beaucoup ,
L'exécuteur gaucher ne me tuât du coup ;
Encore dans ce cas ranimé par mon frère ,
Jeme voyais rendu bientôt à la lumière .
Comme ici bas , lecteur , tout n'est que vanité ,
Ne t'étonne done pas que dans l'obscurité ,
Après avoir brillé peu d'instans , je finisse
Une vie consacrée à te rendre service .
Si tu ne peux encor , lecteur , m'apercevoir ,
Pour mieux me rencontrer , attends jusqu'à ce soir .
$ ........
LOGOGRIPHE
SEPT pieds composent ma charpente .
Mamine est fort appétissante
Lorsque après mes deux précurseurs
Je viens étaler mes douceurs ;
Mais si je perds mon pied troisième ,
Leeteur, je ne suis plus le même :
DECEMBRE 1812 . 487
L J'offrais d'abord à tous les yeux
Certains objets délicieux ,
Maintenant je ne leur présente
Que le moins habité des lieux ,
Qu'une perspective effrayante.
CHARADE .
V. B. ( d'Agen . )
Tout prêt à se gratter la tête
Plus d'un mari souvent s'arrête ,
Crainte de trouver le premier.
Un poëte , sur le Parnasse ,
Voudrait en vain tenir sa place
S'il n'a les faveurs du dernier.
La bergère met , le dimanche ,
Jupon blanc et cornette blanche
Pour danser au son de l'entier.
B.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est le Jeu de cartes .
Celui du Logogriphe est Cocarde , dans lequel on trouve : or ,
rade , roc , cor , corde , rôde , carde , ré , code , roa ( oiseau ) , are ,
croc , race , car , ode et Dace .
Celui de la Charade est Nègrepont.
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS.
HISTOIRE LITTÉRAIRE DE L'ITALIE ; par P. L. GINGUENÉ . -
Seconde partie. — TOMES IV et V.
( SECOND ARTICLE. )
M. GINGUENÉ a suivi dans la seconde partie de son
ouvrage la méthode qu'il avait déjà observée dans la
première , de faire précéder le tableau de chacune des
périodes de l'histoire littéraire par une espèce de tableau
politique de ces mêmes périodes . Ainsi , avant d'entrer
dans la littérature du seizième siècle , il donne un aperçu
de la situation , soit absolue , soit respective , des divers
gouvernemens de l'Italie dans ce siècle , et de leur influence
sur la culture des lettres , des arts et des sciences.
C'est à cette période qu'appartiennent le pontificat de
Léon X. le règne de Cosme Ier , et de plusieurs autres
illustres patrons de la littérature et des études . On ne
sera donc pas surpris que M. Ginguené ait donné au
tableau politique de cette époque à jamais mémorable,
deux chapitres assez longs ; et il suffira de dire , pour
recommander ces deux chapitres à l'attention des lecteurs
, qu'écrits avec la même élégance et le même talent
que ceux de la première partie auxquels ils correspondent
, ils présentent d'ailleurs une série bien plus riche
de faits et de choses .
L'histoire littéraire du seizième siècle ne commence
donc proprement qu'au troisième chapitre , et même ce
chapitre appartient plutôt à l'histoire générale de la littérature
européenne qu'à celle de l'Italie en particulier.
Ce n'est qu'une introduction à celle- ci , mais une introduction
nécessaire , et en elle-même très - curieuse. M.
Ginguené possédait trop bien son sujet , pour ne pas
sentir que le tableau de la poésie romanesque , qui se
présentait le premier dans l'ordre des tems , ne serait
ni parfait , ni complet , s'il n'était précédé d'un examen
MERCURE DE FRANCE , DECEMBRE 1812. 489
des matériaux et des élémens primitifs de cette poésie ;
c'est-à-dire , d'un examen des faits , des traditions , des
fables et du genre de merveilleux dont elle s'est emparée ,
et qu'elle s'est appropriés. L'objet principal de cette recherche
est de découvrir par quelles voies , de quels
pays et enquel tems les idées de féerie et tout le système
de merveilleux qui s'y rattache ont passé en Europe ;
quelles sont les nations européennes qui ont employé
les premières ce genre d'ornemens poétiques , en les
combinant avec le récit plus ou moins altéré d'événemens
nationaux , quelle est l'origine de l'esprit de galanterie
chevaleresque qui distingue d'une manière si tranchante
les productions romanesques des poëmes des
Grecs et des Romains . Ces questions sont assurément
faites pour piquer la curiosité : on voit même qu'elles
tiennent par divers points à l'histoire générale de la civilisation
moderne ; mais elles sont malheureusement encore
plus difficiles que curieuses , à cause de l'obscurité
et de l'insuffisance des données premières sur lesquelles
pose leur solution . C'est déjà beaucoup que d'exposer
avec intérêt et avec clarté les principales opinions auxquelles
elles ont donné lieu , et de déduire de toutes les
recherches faites pour les résoudre les résultats qui se
concilient le mieux entr'eux : et c'est ce que me paraît
avoir fait M. Ginguené. Il s'est particulièrement attaché
aux idées et aux doctes travaux de Warton sur cet
objet , mais en les modifiant et les rectifiant à propos ,
d'après des réflexions ou des recherches qui lui sont
propres . Il faut voir dans l'ouvrage même de M. Ginguené
le développement ingénieux de ces questions , et
le résultat piquant des découvertes historiques auxquelles
elles ont donné lieu . Il me semble que le chapitre
qui y est consacré doit être pour les Italiens d'un intérêt
particulier , en ce qu'il corrige et complète sur bien des
points , les discussions de Quadrio , de Crescimbeni , et
de plusieurs autres sur le même sujet; discussions où
ces littérateurs érudits ont montré plus de curiosité que
de sagacité et d'instruction .
Après ce chapitre préliminaire , M. Ginguené passe
en revue les romans épiques tant en prose qu'en vers
490 MERCURE DE FRANCE ,
qui ont précédé , en Italie , le poëme de l'Arioste; et il
a consacré à cette revue trois chapitres entiers , les IV,
Vet VI. Les romans ou poëmes dont il y est question ,
forment deux classes distinctes par la différence d'époque
, et sur-tout par l'inégalité de mérite. A la première
appartiennent le Buovo d'Antona , la Spagna et l'Aneroja
; à la seconde se rapportent , comme ouvrages
principaux, le Morgante Maggiore de Luigi Pulci , et
l'Orlando Innamorato du Boyardo .
M. Ginguené donne d'abord une analyse sommaire
du Buovo d'Antona et de la Spagna , et fait connaître
YAncroja par quelques traits. A la première réflexion ,
on est tenté de s'étonner qu'il ait fait à ces ouvrages
l'honneur de s'y arrêter assez longuement. Ce ne sont
guères , en effet , que des rapsodies où sont remises en
oeuvre diverses inventions romanesques plus anciennes ,
mais avec une absence totale d'art et de génie naturel ,
de sentiment et de goût , et dans une langue qui est à
la-fois ce que l'on peut imaginer de plus incorrect et de
plus plat. Aussi conçoit-on à peine que ces productions,
plus maussades et plus serviles encore que grossières ,
aient jamais pu plaire aux classes même les plus ignorantes
du peuple italien : car le peuple , avec toute son
ignorance , a bien plus que l'on ne le suppose communément
l'instinct au moins vague et confus de tout ce
qui est fait pour toucher le coeur , et pour charmer l'ima
gination. Mais en y réfléchissant davantage , on reconnaît
bien vîte que ce n'est pas sans raison que M. Ginguené
est entré dans quelques détails sur ces productions
: elles appartiennent essentiellement à l'histoire de
l'épopée; le fond , les matériaux dont elles sont formées ,
leur sont en partie communs avec des ouvrages d'un
mérite classique dans le même genre , et par-là elles
deviennent , jusqu'à un certain point, nécessaires pour
la parfaite intelligence et pour l'appréciation complète
de ces derniers . M. Ginguené a d'ailleurs répandu sur
cette portion de son travail assez d'agrément et de variété
, pour la faire lire avec plaisir , lors même qu'elle
ne tiendrait pas au fond du sujet , et ne servirait pas à
établir un des termes nécessaires pour mesurer la disDECEMBRE
1812 . 491 :
tance entre le plus bas degré de l'art et son degré le
plus élevé.
C'est à l'époque des deux Pulci et du Boyardo que
P'histoire de l'épopée romanesque devient d'un intérêt
direct. Aussi l'examen et l'analyse de leurs ouvrages se
ressentent- ils avantageusement de la confiance avec laquelle
M. Ginguené les a traités . Le poëme de Pulci , si
connu, en Italie , sous le titre de Morgante Maggiore ,
entre beaucoup de singularités qui le distinguent , en
offre une qui n'est certes pas la moindre de toutes : celle
d'avoir fait douter jusqu'ici si c'est un poëme sérieux ou
comique . Il y a des autorités respectables pour l'une et
l'autre de ces deux opinions ; l'une et l'autre ont été
maintes fois et gravement discutées : c'est dire assez
qu'elles peuvent l'ètre , el le seront très-vraisemblable-
-ment encore. M. Ginguené parle de ce poëme dans la
partie de son ouvrage consacrée à l'épopée romanesque
prise comme genre sérieux , ou du moins comme distinct
de l'épopée héroï-comique ou burlesque. Ce n'est
donc pas sans quelque surprise qu'on le voit se prononcer
nettement pour l'avis de ceux qui regardent le
Morgante comme une épopée du genre plaisant et même
burlesque. It appuie son opinion de plusieurs citations
en effet très-embarrassantes pour ceux qui rangent le
poëme de Pulci parmi les poëmes sérieux . Peut-être
néanmoins , ces citations , réduites à leur véritable point
de vue , ne prouvent-elles autre chose , sinon que Luigi
Pulci n'avait point le goût assez formé pour n'être pas
souvent burlesque , tout en voulant n'être que simple ,
familier et populaire , et que de son tems on était loin
encore d'être difficile sur les convenances poétiques .
Quoi qu'il en soit , toujours y a-t-il dans le Morgante
une infinité de choses qui tiennent de bien plus près au
fond de ce poëme que certains détails vraiment comiques
ou devant nous paraître tels , des choses qui sont
absolument incompatibles avec l'intention expresse et
formelle de faire un ouvrage burlesque .
Quant au Roland Amoureux du Boyardo , indépendamment
de son mérite intrinsèque , une particularité
très-saillante le recommandait à l'historien de l'épopée
492 MERCURE DE FRANCE ,
italienne : c'est d'être le canevas et comme le fond sur
lequel a été composé le Roland Furieux . L'analyse qu'en
a donnée M. Ginguené est intéressante et soignée dans
tous ses détails , et bien qu'assez étendue elle ne paraîtra
longue à personne ..
Tous les chapitres dont je viens d'indiquer rapidement
le sujet , quelle que soit d'ailleurs leur importance
intrinsèque , peuvent néanmoins n'être envisagés que
comme une longue et solennelle introduction à l'histoire
et à l'examen du Roland Furieux. Les chapitres consacrés
à l'Arioste et à son poëme sont au nombre de trois ,
et occupent environ 130 pages : ce n'est trop ni pour
le sujet , ni pour la manière dont il est traité. Ce grand
morceau forme , comme on devait s'y attendre , une des
parties les plus brillantes et les plus heureusement soignées
de tout ce que M. Ginguené a publié jusqu'ici de
l'histoire littéraire de l'Italie ,
Le chapitre VII contient la biographie de l'Arioste peu
étendue , parce que la destinée de cet homme étonnant
a été , sinon heureuse , du moins uniforme et calme ; et
que la sagesse et la sérénité de son caractère le préservèrent
des grandes agitations , des grands malheurs et des
aventures romanesques. Cette vie se fait cependant lire
avec attrait , mais avec quelque surprise de voir sortir
une si grande renommée d'une existence si simple et si
commune .
L'analyse du Roland Furieux commence dans le même
chapitre : M. Ginguené y prélude par des observations
générales , où il expose avec élégance et démêle avec
sagacité les différences essentielles entre l'épopée antique
et l'épopée romanesque ; et où il cherche fort ingénieusement
à concilier cette dernière avec les principes
poétiques d'Aristote , en leur donnant la latitude dont
ils sont susceptibles , au lieu de les prendre dans un sens
trop strict pour être le vrai. Il fait remarquer qu'Homère
n'a point suivi le même plan , n'a point gardé le mémé
ton dans l'Iliade et dans l'Odyssée .
« Si ce génie fécond , ajoute-t-il , avait , comme l'as-
>> surent quelques auteurs , enfanté jusqu'à dix-huit
poëmes , peut- être avait-il dans chacun suivi une mar
DECEMBRE 1812 . 493
1
>> che particulière , et mélangé de diverses façons le ca-
>>ractère des personnes et des actions , l'héroïque et le
>>populaire , le plaisant et le sérieux .
>>C'est précisément ce qu'on a fait dans le roman épi-
>>que. Des personnes de tout rang , des événemens de
>> toute espèce , des batailles , des combats singuliers ,
>>des scènes domestiques , des intrigues d'amour , des
>>voyages ; des héros , des chevaliers , des rois , des vil-
>>lageois , des ermites , des reines et des femmes enle-
>>> vées , des amantes abandonnées , des femmes guer-
>> rières , des fées , des magiciens , des démons , des
>>géants , des nains ; des chevaux volans , des montagnes
>> de fer ou d'acier , des palais enchantés , des jardins
>> délicieux , des déserts ; enfin tout ce que la nature
>>>produit , tout ce que l'art invente et tout ce que peut
>> créer l'imagination la plus riche , ou , si l'on veut , la
>>>plus folle , tout cela est admis dans l'épopée romanes-
>> que , et y peut entrer à-la-fois.
>>Supposons qu'on retrouvât le manuscrit d'un poёте
>> grec inconnu jusqu'à présent , et qu'au style , à la
>>manière , aux opinions mythologiques , aux traits d'his-
>> toire mêlés avec la fable , on le reconnût pour être une
>> des productions d'Homère ; supposons encore que
>> dans ce poëme il se fût proposé de célébrer une des
>>>plus illustres familles de laGrèce , mais qu'il eût voulu
>> masquer ce dessein, et ne le présenter en apparence
>> que comme épisodique ; qu'il eût attaché cette partie
>>> principale de son sujet à une époque devenue fameuse ,
>>>>soit par l'histoire , soit par les fictions des autres poètes ;
» qu'il eût choisi dans cette époque un héros célèbre
>> sur lequel il eût feint , et même promis par son titre
>>de vouloir fixer l'attention et l'intérêt ; qu'il eût ras-
>>semblé un grand nombre d'autres épisodes , les uns
>> naturels et touchans , les autres extraordinaires et mer-
>>>veilleux; d'autres enfin hors de toute croyance et plus
>> étrangers encore à l'ordre naturel des choses que les
>>>breuvages de Circé , les Syrènes , les Lestrigons et le
>>Cyclope ; qu'avec des personnages héroïques , tels
>> qu'Ulysse , Agamemnon , Hector , Achille , Dio-
>> mède, etc. , il en eût mêlé de vulgaires et de bas , tels
7
,
494 MERGURE DE FRANCE ,
»
» qu'Eumée , Mélanthius , les suivantes de Pénélope et
>> le mendiant Irus , mais en plus grand nombre encore ,
>>et répandus plus universellement dans la machine du
>> poëme , et qu'habile comme il l'était à peindre la na-
>> ture , il eût aussi fidèlement imité les moeurs des gens
>> du peuple que celles des rois et des héros .......
Quel serait le jugement qu'on por
>>terait de cet ouvrage ? Qui oserait dire à Homère :
>>vous avez fait un mauvais poëme; et il est mauvais
>>parce qu'il ne ressemble ni à votre Iliade , ni à votre
>>Odyssée . Sans nous, embarrasser de ce
>>qu'Homère pourrait répondre , poursuit M. Ginguené,
>>voyons quels rapports le Roland Furieux peut avoir
>> avec un poëme de cette espèce. >>
...
L'analyse qui suit ces réflexions générales , et qui en
est comme l'application , occupe le reste du chapitre VII
et tout le VIII ; elle n'a guère moins de 100 pages , et
touty est néanmoins si rapide et si bien lié , que rien
n'en peut être présenté isolément. L'esprit de l'Arioste y
respire , en quelque manière , d'un bout à l'autre, et la
sagacité du critique n'y nuit jamais à l'émotion et au
sentiment qu'inspirent à toute ame faite pour les goûter
les grandes beautés de la poésie. Mais ce que cette
analyse offre de plus piquant , c'est la nouveauté du
point de vue où s'est placé M. Ginguené pour envisager
et pour démêler le plan de l'Arioste : le passage suivant
donnera une idée de ce point de vue , et pourra faire
pressentir , jusqu'à un certain point , tout ce que le développement
du dessein de l'Arioste offre de neuf et d'ingénieux
sous la plume de notre historien.
<<Le but que l'Arioste se proposa dans la contexture
>> et la disposition de son plan , dit M. Ginguené, fut
>> de célébrer l'origine de la maison d'Este .... En cour-
>> tisan délicat , il n'annonça pas d'abord son projet;il
>> ne donna point pour titre à son poëme le nom de
>> Roger , que toutes les branches de la famille d'Este
>>>regardaient comme leur souche commune ; il n'en
» parla , pour ainsi dire , qu'accidentellement dans son
>>invocation adressée au cardinal Hippolyte. Par une
>> méthode qui lui est particulière, tout son début expose
DECEMBRE 1812 . 495
.
>>dans un ordre rétrograde les matières qu'il doit em-
>> brasser. Les amours et les exploits de Roger et de
>> Bradamante , voilà le fond de son sujet ; l'amour et la
>>folie de Roland forment son principal accessoire ; il y
>>joint d'autres exploits , d'autres amours , les faits
>> d'armes , les aventures galantes d'une foule de dames
>> et de chevaliers , mélange qui constitue essentiel-
>> lement le roman épique , et qui le différencie de
>>> l'épopée proprement dite. Le public était alors enivré
>>de la lecture des romans , et c'est un roman que le
>>poëte annonce d'abord par ce grand nombre d'objets
» qu'il promet de réunir. Le nom de Roland était devenu
>>le plus célèbre des noms romanesques , et l'Arioste
» s'engage à raconter, de lui des choses que personne
n n'a encore dites ni en vers , ni en prose..... L'amante
>> de Roger , la courageuse et sensible Bradamante est
mise en scène dès le premier chant , et c'est par leur
>>union que le poëme se termine. Les enchantemens ,
>>les malheurs et les divers obstacles qui les séparent
>> font le noeud de Faction : l'évènement heureux qui
» détruit tout ce qui s'oppose à leur bonheur fait le
>>dénouement : tout le reste est épisodique ..... )
Quoique M. Ginguené ait énoncé et comme fondu
habilement dans l'analyse même du Rolandfurieux son
sentiment et son opinion sur les diverses parties , sur la
marche et sur la contexture du poëme , il a ajouté à
cette analyse un chapitre destiné à la compléter. Ce
sont des observations générales sur les beautésduRoland
furieux , sur les diverses opinions auxquelles il a donné
lieu , sur certaines critiques mal fondées dont il a été
l'objet . Le savant historien y cherche par-tout à concilier
la sévérité des principes de l'art poétique avec l'enthousiasme
dont l'Arioste a été l'objet même dans ses
écarts , même dans l'oubli volontaire des règles qu'il
connaissait , et auxquelles il se sentait la puissance de
manquer . Il faudrait , ce me semble , être bien aveuglément
idolâtre de ce grand poëte , pour n'être pas complétement
satisfait de la manière dont le juge et le considère
M. Ginguené. Aussi pourra-t-il bien paraître à
quelques critiques d'un goût ,je ne sais si je dois dire
:
496 MERCURE DE FRANCE ,
sévère ou chagrin , avoir dépassé sur quelques points les
justes bornes de l'admiration. Rien , par exemple , n'est
plus hardi que d'avoir présenté le Rolandfurieux comme
une composition d'un dessin régulier , mais seulement
plus compliqué , en vertu des priviléges particuliers du
genre auquel il appartient. Quelques autres pourront
s'étonner aussi de voir l'Arioste expressément loué pour
le talent de varier et de nuancer le caractère de ses nombreux
personnages . Certains épisodes qui semblent admirables
à M. Ginguené , ont paru à d'autres ne point
racheter par assez de beautés intrinsèques l'inconvénient
de ne tenir en rien à aucune des parties de l'action ;
mais ces scrupules de critique sont assurément trop faibles
et trop partiels pour troubler le charme et l'intérêt
que doit inspirer l'ensemble de ce grand morceau sur
l'Arioste , à l'homme du jugement le plus austère , pourvu
qu'il ne soit pas dépourvu de sentiment et d'imagination .
J'ai dit tout-à-l'heure que ce chapitre IX , sur l'Arioste,
est terminé par des considérations générales sur les caractères
que M. Ginguené regarde comme les caractères
constitutifs de l'épopée romanesque . Je citerai quelques
traits de ce morceau : ils justifieront assez mon regret de
ne pouvoir le citer en entier , et de ne pouvoir même
indiquer tous les passages de la même beauté épars dans
lé cours du IVe volume .
M. Ginguené , après avoir exposé de bonne-foi le
jugement plus que sévère que certains critiques italiens
ont porté du genre romanesque, continue ainsi : « Quand
>> même cet arrêt serait rigoureusement juste , ce serait
>> peut-être l'un de ces cas où la justice excessive est une
> excessive injustice. Et que peut-on opposer au plaisir
>> et à l'approbation de toute une nation éclairée et sen-
>> sible , à la constance et à l'universalité de son admi-
>> ration depuis trois siècles ? La multiplicité d'actions et
> de personnages principaux , l'étendue illimitée des
>> lieux , les effets prodigieux des puissances magiques ,
>> tout cela dirigé par le goût , comme il faut sans doute
>> qu'il le soit , n'ouvre-t- il pas un champ plus vaste aux
>> créations du génie et aux jouissances du lecteur ?
>> La nature entière est à la disposition du poëte ro
DECEMBRE 1812. 497
> mancier : il se crée une seconde nature , où il puise
>> de nouveaux trésors . Il les dispose , les ordonne et les
>>> met en oeuvre à son gré. Tout cequela raison plus LA
SEINE
>> saine et l'imagination la plus libre ont jamais dieté aux
>> hommes lui appartient. Il en use comme de saben
>> propre , et s'il est véritablement poëte , s'il est sur
>>tout par le style , lors mème qu'il ne fera qu'employer
>>les inventions des autres , il passera pour inveMean
>> Singulier
,
en un
et bien remarquable
privilege du genrede
» style ou du talent d'exécution ! Nous ignorons co
» qu'inventa réellement Homère ; des faits héroïques
>> dont la mémoire était récente , des fictions mytholo-
>> giques qui formaient la croyance commune
>> mot des traditions de toute espèce , qu'il employa
>> comme il les avait reçues , mais mieux sans doute que
>>d'autres poëtes ne les avaient employées jusqu'alors ,
>> forment évidemment la plus grande partie de ses deux >>poëmes . Des traditions historiques , des fables déjà
>> surannées , mais encore en quelque crédit , et les fic-
>> tions mêmes d'Homère font presque toute la matière
>> du poëme de Virgile . Enfin l'Arioste , celui de tous >> les poëtes qui ont existé depuis Homère , qui ait eu
>> peut-être le plus de rapports avec lui , n'a fait que > continuer une action commencée par un autre poëte , >> faire mouvoir des caractères déjà créés et déterminés , >> employer un merveilleux universellement convenu , se
>> servir de formes inventées avant lui , prendre presque >>à toutes mains des événemens , des aventures , des
>> contes même de toute espèce , et les encadrer dans son
>> plan ; et cependant il passe pour celui de tous les
>> poëtes modernes dont l'imagination a été la plus fé-
>> conde . C'est qu'il invente beaucoup dans les détails
>>beaucoup dans le style , et que toutes ses imitations
>>>sont parfaites ; en un mot , pour ne par répéter ce que
>>j'ai dit de lui , c'est qu'il possède au degré le plus émi-
>>nent deux talens qui sont peut-être les premiers de >> tous dans un poëte , le talent d'écrire et celui de pein- >>dre ou , si l'on veut , le dessin et le coloris . >>> ,
Après cette belle suite de considérations sur le Roland
,
ا ل
Ii
498 MERCURE DE FRANCE ,
Furieux , et sur le genre dont il est le chef-d'oeuvre
viennent encore trois chapitres où M. Ginguené achève
de traiter de l'épopée romanesque du seizième siècle ;
malgré l'intérêt éminent de ce qui les précède , ces trois
chapitres présentent une foule de notices dans lesquelles
l'attention et la curiosité du lecteur sont agréablement
soutenues , et toujours remarquables par l'art et le jugement
dont l'historien y fait preuve. Ne pouvant les indiquer
toutes , je me borne à citer , comme les deux plus
importantes , celle où il est question du RolandAmoureux
refait par le Berni , et celle où il s'agit de l'Amadis
de Bernardo Tasso .
M. Ginguené caractérise avec justesse et avec finesse
le premier de ces deux poëmes , ouvrage unique en son
genre pour l'originalité du ton et pour la grâce et la pureté
du style. Il a seulement repris mal-à-propos Tiraboschi
d'avoir avancé que le Berni a entremêlé de son
chef aux récits du Boyardo d'autres récits d'un genre
plus libre; et quand il affirme qu'il n'y a pas dans le
Roland du Berni le moindre épisode ajouté , c'est sans
doute pour avoir un moment oublié quelques passages
de ce dernier poème , ne fût-ce que celui où le Berni
raconte ses propres aventures et se peint lui-même avec
une naïveté si originale .
Le douzième chapitre , le dernier de ceux où il est
question de l'épopée romanesque , est consacré tout entier
à Bernardo Tasso , et à son grand poëme d'Amadis .
Ce chapitre me paraît devoir être compté au nombre des
plus importans de toute la série à laquelle il appartient .
Tous les genres d'intérêt s'y trouvent heureusement
combinés . La vie de Bernardo Tasso , outre le prix
qu'elle a de former une introduction naturelle et nécessaire
à celle de Torquato Tasso , est par elle-même attachante
et instructive : le poëme d'Amadis passe , en son genre ,
pour le meilleur qu'ait produit l'Italie après le Roland
Furieux . Enfin , l'ancien roman qui sert de fondement
à ce poëme est un des monumens les plus curieux et les
plus célèbres de la dernière période de la littérature du
moyen âge , un monument revendiqué par trois nations
différentes , sans que l'on ait pu décider encore avec cer
DECEMBRE 1812 .
titude à laquelle des trois il appartient réellement. Ainsi
499
donc M. Ginguené a pu terminer le tableau si riche , si
brillant et si varié de lépopée romanesque du seizième
siècie , par un morceau digne de tout ce qui le précède ,
et qui , moyennant diverses particularités
heureusement
saisies et présentées , forme la transition la plus naturelle
et la plus facile du genre romanesque au genre
héroïque.
( La fin à un prochain numéro . )
ALMANACH ( LE PETIT ) DES DAMES , troisième année , imprimé
par Didot l'aîné, avec des caractères neufs , sur
beau papier vélin , et orné de six gravures parfaitement
terminées , représentant : 1º PEnlèvement de
Déjanire , d'après le Carrache ; 2º le Jet d'eau du
château Napoléon-Hohe , résidence du roi de Westphalie
, près Cassel , gravé par Schoder; 3º POctogone
dudit château , du même ; 4º l'Education du jeune
Caton , d'après Myris ; 5º Cornélie , fille de Scipion ,
promise à Gracchus , du mème ; 6º l'Amour conduit
par la Folie ; et d'un frontispice gravé .- Prix , broché
, 4 fr . - A Paris , chez Rosa , relieur-libraire
rue de Bussy , nº 15 .
,
PARMI cette foule
d'Almanachs de tous genres , de
tous formats que l'époque du nouvel an fait éclore , celui
que nous annonçons mérite une distinction toute particulière
, et ne doit pas être confondu avec ceux qui ne
jouissent que d'une existence éphémère et qui finit avec
l'époque qui les voit naître . ン
Rédigé avec le plus grand soin par un littérateur distingué
( M. Miger) , dont les productions sont ellesmêmes
l'ornement de cet Almanach , il offre un choix
de morceaux parmi lesquels il en est peu que le goût le
plus épuré se fit scrupule d'admettre ; aussi ce recueil
offre-t-il les noms les plus chers aux amis de la poésie :
il nous suffira de citer , au milieu d'une foule de noms
également dignes de l'être , ceux de MM. Creuzé , Do-
Ii 2
500 MERCURE DE FRANCE ;
1
range ( 1 ) , Dubos , V. Fabre , Fayolle , Geraud , Millevoie
, Salverte , Tissot , Valmalette , etc.
Il était naturel que dans un Almanach consacré aux
Dames , on s'empressât d'admettre les productions de
celles qui cultivent la poésie avec le plus de succès.
Nous citerons en conséquence parmi les morceaux les
plus agréables de cet Almanach , ceux que l'on doit à
Mes Vict . Babois , Desroches , Laféraudière , de Montanclos
, Sarrazin , Perrier , Verdier, et Mme la comtesse
de Salm .
On remarquera aussi deux odes toutes deux imitées
d'Horace ; l'une est de Lefranc de Pompignan , l'autre
de Malfilatre . Ces deux pièces voyent le jour pour la
première fois , ainsi qu'une épigramme de Lebrun contre
Laharpe , qui ne se trouve point dans l'édition publiée
par M. Ginguené.
Faire connaître les noms qui ornent les pages de ce
recueil est le meilleur titre de recommandation qu'on
puisse faire valoir en sa faveur. S'il fallait maintenant
indiquer les pièces les plus remarquables , nous craindrions
d'être obligés de copier la presque-totalité de la
table des matières. Dans l'impossibilité où nous nous
trouvons de pouvoir le faire nous indiquérons seulement
quelques-uns des morceaux qui nous ont le plus
frappé , et cette liste sera loin d'être complète.
,
Nous croyons donc qu'on lira avec plaisir la touchante
Elégie de Mme Babois , le charmant Madrigal de M. Campenon
; la ballade héroïque de M. Creuzé , tirée de son
joli poëme de la Table Ronde ; l'Idylle de Mme Desroches
, celle de M. Constant Dubos , les quatre jolies
pièces de Mme Dufresnoy ; l'Ode de M. Victorin- Fabre ,
couronnée aux jeux floraux , et dont le sujet est le
Tasse ; deux morceaux traduits de Gray par M. Fayolle,
morceaux déjà connus , mais qu'on retrouve ici avec
plaisir; une charmante Elégie de M. Geraud ; cing pièces
de M. Millevoie , déjà connues et appréciées , et son
(1 ) Les charmantes productions de ce poëte , moissonné à la fleur
de l'age , ont été publiées par M. Miger. Elles se trouvent chez le
même libraire ; j'en rendrai compte incessamment.
DECEMBRE 1812 . 501
,
Eloge de Goffin , couronné à l'Académie ; les Stances
de Mme de Montanclos , le joli Conte anacréontique de
M. Félix Nogaret , une Chanson de Mme Perrier sur les
cinq sens , l'Epitre et les couplets de Mme de Salm
l'Elégie de M. Salverte , l'Ode à l'Empereur de M. Tissot
, un Fragment d'Elégie et la Métamorphose du Poëte
que l'on a entendus avec tant de plaisir au Collége de
France l'année dernière ; et enfin la Fête d'Alexandre
ou le Pouvoir de l'Harmonie , dithyrambe imité de Dryden
par M. Valmalette .
Si les vers font le plus bel ornement du Petit Almanach
des Dames , la prose n'a pas dédaigné non plus de
l'enrichir , et l'on doit à la plume ingénieuse et facile
qui a tracé les Conseils à ma Fille , une nouvelle trèspiquante
intitulée : Un tour de Mme Du Boccage .
Nous en avons assez dit pour faire voir que ce charmant
recueil , abstraction faite de tout autre mérite, se
recommande de lui-même . Si nous ajoutons maintenant
qu'il sort des presses de Didot l'aîné , qu'il est imprimé
sur papier vélin , orné de gravures exécutées avec un
fini précieux , que la reliure a prodigué tous ses trésors
pour le couvrir de la manière la plus recherchée et la
plus brillante , ce sera dire aussi qu'il joint à tous ses
avantages intrinsèques celui de pouvoir figurer comme
un des cadeaux les plus agréables à offrir aux jolies
femmes de la capitale.
J. B. B. R-т .
En annonçant le PetitAlmanach des Dames , il serait
très- injuste de passer sous silence son frère aîné (2) qui
mérite , pour le moins , les mêmes éloges. Les huit gravures
dont celui-ci est orné , sont fort bien exécutées :
on y voit sur-tout avec grand intérêt les portraits de
Mme Geoffrin et de Mme du Deffand , ces deux femmes
si célèbres du dix-huitième siècle .
Le choix des poésies que contient cet Almanach est
fait avec goût et discernement. On y trouve de plus un
(2) Almanach des Dames pour l'année 1813. A Paris , chez
Treuttelet Wurtz , rue de Lille , nº 17.
502 MERCURE DE FRANCE ,
fragment de Correspondance inédite sur la littérature et
les spectacles , qui nous a paru très-piquant. Peut- être
ornerons- nous de ce morceau quelque Nº du Mercure.
Nous recommandons l'Almanach des Dames à l'attentiondes
amateurs d'ouvrages agréables et bien imprimés.
N. B. Le Rédacteur des articles sur le Salon , désirant
Tendre compte en une seule fois de tous les principaux
ouvrages de sculpture de cette exposition , et ayant besoin
d'un espace plus grand que celui qui lui est ordinairement
accordé , cet examen général ne sera inséré que dans le
numéro prochain .
LE BARON D'ADELSTAN ,
OU LE POUVOIR DE L'AMOUR.
( SUITE ET FIN. )
Le lendemain , de grand matin , Adelstan courut chez
les Bolman ; espérant la trouver encore ; mais Rose était
partie ily avait plus d'une heure , avec son oncle qui l'accompagnait.
Lise pleurait son amie , et le baron s'affligea
avec elle ; elle lui dit qu'avant de partir Rose était encore
allée prier sous son arbre favori. Il voulut y aller aussi
penser à elle et prier pour le succès de leur projet. La première
chose qu'il vit en arrivant , fut un charmant petit
bouquet attaché à une branche qui se courbait sur le banc;
il le prit ; c'était une rose artificielle qui ornait le chapeau
de sa Rose et qu'il lui avait souvent demandée , comme
son portrait , lui disait-il. Elle y avait joint une branche
de la jolie fleur qui porte dans toutes les langues un nom
de souvenir , et qui est connue en français par celui de
ne m'oubliez pas . Sur un petit papier était écrit :
Rose, sans doute , est peu de chose ,
Mais , Adelstan , Rose est à toi .
Riche de ton coeur , deta foi ,
Qui peut se comparer à Rose ?
Ce quatrain était bien mauvais ; mais Rose, mais la fille
du meunier des Roches devait- elle savoir même ce que
c'était que rimer ? Adelstan qui passait pour un connais
DECEMBRE 1812 . 503
seur en poésie , à qui on adressait des odes , des épîtres ,
qui faisait lui-même des vers qu'on élevait aux nues , le
difficile Adelstan trouva ceux de Rose charmans . Il emporta
son trésor , et , de retour chez lui , son premier soin
fut décrire à Mme d'Elmenhorst ; il lui disait : « Qu'il sé
> croyait indigne de la main de Natalie , ne pouvant lui
⚫ offrir un coeur auquel elle aurait eu tous les droits de
> prétendre , mais qui n'était plus libre. Il approuvait
> entièrement les sentimens et les voeux d'une mère qui
» voulait que le mariage fût fondé sur un amour réciproque
, etc. , etc. "
Dès que cette lettre fut partie , il se sentit plus tranquille
: quelquefois il avait eu la crainte que Rose ne se
fût éloignée de lui pour jamais ; il ne doutait pas de son
amour , mais il était aussi convaincu de sa générosité ; il
lui faisait , il est vrai , de grands sacrifices , et elle avait
paru le sentir. Peut-être que ne se sentant pas la force de
résister à ce qu'il lui offrait , elle avait pris le parti de le
quitter et de se soustraire ainsi à son amour et à la preuve
qu'il voulait lui en donner. A présent la rupture de son
mariage avec la fille du grand maréchal devait faire du
bruit. Si Rose avait effectivement voulu le fuir pour ne
pas mettre obstacle à cette union , elle apprendrait que son
dévouement était inutile , et récompenserait celui de son
amant .
Quelques jours se passerent dans une alternative de
crainte et d'espérance qui ne lui laissait pas un instant de
repos ; il sentait toujours plus que Rose seule pouvait le
rendre heureux ; il était toujours plus décidé de renoncer
à tout pour elle. Enfin on vint lui dire qu'un jeune paysan
demandait à lui parler en particulier. Il fut introduit ;
c'était le frère de Rose , un très -beau jeune homme , mais
qui n'avait pas les grâces ni l'esprit de sa soeur . Il était
porteur d'une lettre d'elle. Adelstan se hâta de la lire ,
après l'avoir pressée contre ses lèvres .
« Mon cher Adelstan , lui disait-elle , votre Rose compte
» tous les momens qu'elle passe loin de vous ; elle vous
» attend avec un coeur plein d'impatience et d'amour , et
> cependant elle ose vous conjurer au nom de cet éternel
amour de différer encore l'instant si désiré de notre
» réunion . J'ai tout confié à ma mère , elle est heureuse
» de mon bonheur et de mes espérances , mais effrayée
» ainsi que moi de tous les sacrifices que vous voulez faire
→ à l'amour . Elle connaît cette Natalie que vous dédaignez ;
504 MERCURE DE FRANCE ,
> elle sait combien elle l'emporte à tous égards sur sa
>> pauvre Rose , an moins autant , dit-elle ,par ses avan-
> tages personnels , que par ceux de la naissance et de la
> fortune : mais si j'ai celui d'être aimée d'Adelstan , ah !
» je n'ai rien à lui envier. Ma mère convient de ce que
yous m'avez dit si souvent de ma ressemblance avec
» Mlle d'Elmenhorst , autant du moins qu'une paysanne
bien brune , bien hâlée , peut ressembler à une belle
dame au teint de lis ... Adelstan , si Rose était assez
> malheureuse pour que sa figure seule eût décidé votre
> penchant , si vous n'aimiez que ses traits , vous les retrou-
> verez chez Natalie , embellis par le charme de son édu-
> cation , de ses talens , de ses connaissances . Peut-être
> que Natalie aimée de vous , aurait aussi pour vous le
n coeur de Rose . Adelstan , vous vous devez à vous-même ,
» vous me devez à moi d'en faire au moins l'épreuve ;
> j'ose exiger de vous de me rassurer sur la force et la vérité
79 de votre attachement , il y va de ma vie ; le moindre
>> regret après notre union serait pour moi le coup de la
» mort . A présent , si je vous sais heureux , je pourrai
> vivre encore de mes souvenirs et de votre bonheur. Je
vous demande donc , avec instance , d'aller vous-même
> à Elmenhorst , de passer quelque tems avec Natalie ,
" sans que rien autre chose que ses traits vous rappelleRose:
>>je mets cette seule condition à mon consentement. Si
vous revenez à moi , ah ! combien alors je serai heu-
>> rensé et rassurée ! si Natalie l'emporte , je n'aurai perdu
» qu'une illusion , qu'une chimère , et le bonheur d'Adelstan
sera ma consolation .
71
" Partez donc pour Elmenhorst ; c'est en vain que vous
> voudriez vous rapprocher de moi avant que d'y aller ,
vous ne me trouverez pas chez mes parens : je vous
crains , je me crains moi-inême , et je m'ôte en m'éloi-
>> gnant la danger de vous revoir. Adieu , cher Adelstan
adieu pour jamais , ou pour ne plus nous quitter
» qu'à la mort. Quoi qu'il arrive , je suis et serai toujours
>votre fidèle Rose des Roches.n
,
A peine Adelstan put-il achever cette lettre . Où estelle
? s'écrie-t-il vivement en se rapprochant dujeune
homme , où est Rose , où est la soeur ? je veux savoir où
elle est.
EhmonDieu ! monsieur , il ne faut pas se fâcher pour
cela . Ma mère et ma soeur sont allées hier au château
d'Oberstein , chez la baronne où ma mère a été nourrice ;
DECEMBRE 1812 . 505
elles sont toujours reçues là comme les enfans de la maison,
et moi de même , quoique ce ne soit pas moi qui
sois le frère de lait; c'est ma soeur Rose , aussi elle aime
bien à y être .
-Tu pourras done m'y conduire ?.
-Comme j'y conduisis hier ma mère et ma soeur ; mais
vous ne leur direz pas , je vous en prie , que c'est moi qui
vous ai dit qu'elles étaient là elles me l'avaient défendu .
Adelstan aurait souri de la naïveté d'Augustin s'il avait
pupenser à autre chose qu'à la lettre de Rose , à ce qu'elle
exigeait de lui : lors même que la lettre qu'il a écrite à
Elmenhorst ne lui ôterait pas la possibilité de lui obéir ,
qu'irait- il faire près de Natalie ? Il est bien sûr que lors
même que Natalie serait la parfaite image de Rose , et cent
fois plus belle encore , elle ne l'emporterait pas sur celle
qu'il aime uniquement , et sans laquelle il ne peut vivre.
Son parti est pris , il ira la chercher à Oberstein , il engagera
la noble protectrice de son amie , la baronne d'Oberstein,
à sanctionner leur union , et dès qu'elle sera formée ,
il partira avec son épouse pour la Suisse , où il veut passer
nombre d'années , et peut- être la vie entière , époux , amant
de Rose , et ne regrettant aucune des jouissances d'un
monde frivole qu'il encensa trop long-tems , et qui ne l'a
pas rendu heureux .
Il se hâte de faire les préparatifs d'une très-longue absence
, dont il prévient son intendant , en lui remettant des
pouvoirs pour gérer ses biens , et lui faire passer ses fonds
dans le pays qu'il veut habiter ; il ramasse tout l'argent
qu'il peut se procurer , et fixe son départ an lendemain .
Le soir même le courier qu'il avait envoyé à Elmenhorst
revint avec la réponse , et voici ce qu'elle contenait.
4 Je vous remercie , M. le baron , de votre franchise ,
>>elle ne m'a pas surprise ; une mère se trompe rarement
>> sur l'impression que produit sa fille , et je n'avais pas remarqué
que ma Natalie en eût fait aucune sur vous .
D'après l'aveu que vous me faites , je désire plus que
» vous peut- être la rupture d'un lien qui n'aurait fait votre
> bonheur ni à l'un ni à l'autre ; mais je ne suis pas seule
> maîtresse de ma fille , son père est absent . J'ai reçu hier
» une lettre de lui , par laquelle il m'ordonne de vous in-
> viter à venir à Elmenhorst; il craint que , d'après ce qu'il
» vous a dit de mon courroux , vous ne vouliez pas yvenir
> de vous -même , et ne se doute pas , ce me semble , que
> c'est votre coeur qui vous en éloigne. Je désire suivre
506 MERCURE DE FRANCE ,
» les ordres de M. d'Elmenhorst , et n'avoir pas la respón-
» sabilité d'une rupture qui l'affligera. Venez donc , non
» plus comme époux de ma Natalie , mais comme un ami
- avec qui nous concerterons les moyens de retrouver notre
> liberté réciproque.
" Votre confiance , Monsieur , mérite toute lamienne.
Je ne veux point vous cacher que ma fille , ne voyant
» point l'époux qu'on lui destinait et n'en étant point aimée,
> a trouvé , de son côté , un coeur qui sait apprécier le don
» du sien , et qui a mon entière approbation ; c'est vous
dire que vous pouvez venir sans aucune crainte auprès
» de deux amies , à qui votre lettre a rendu le bonheur.
» J'allais vous expédier un messager lorsque le vôtre est
> arrivé ; vous le suivrez de près , j'espère. Mon époux me
mande qu'il est en route pour revenir , et je désire qu'il
vous trouve établi à Elmenhorst .
V. T. L. S. D'ELMENHORST. "
Adelstan est soulagé d'un poids énorme , rien ne s'oppose
plus à son bonheur ; il fait en même tems celui de
Natalie , et la délicatesse de Rose sera satisfaite. Il ira à
Elmenhorst; il le doit à celle qui le lui demande comme
à un ami , mais il y ira époux de Rose ; le grand maréchal
n'aura plus rien à dire , et donnera sans doute à sa fille
l'époux choisi par son coeur et par sa mère . Il ne prévoit
aucun obstacle , et voudrait pouvoir donner des ailes aux
chevaux qui le mènent à Oberstein. Augustin est avec lui
dans la chaise de poste , il le regarde déjà comme un frère ,
il le fait causer sur Rose , et s'enchante d'entendre son
éloge naïf et sincère dicté par l'amour fraternel. Oberstein
est à trois journées de Forstheim ; il faut s'arrêter en route
pour changer de chevaux ; les aubergistes connaissent
Augustinet sa famille. L'hôtesse lui demande des nouvelles
de M Rose; et là encore il en entend parler selon
son coeur : C'est la plus belle et la plus aimable fille de nos
villages , disaient à l'envi l'aubergiste et sa femme , et sage ,
et savante comme une fille de baron; mais c'est que M
d'Oberstein la regarde vraiment,comme une soeur , et lai
montre tout ce qu'elle sait. Avec tout cela Rose n'est ni
fière ni coquette; heureux le mari qu'elle aura ! elle mériterait
un prince. Augustin rougit de plaisir d'entendre ainsi
vanter sa soeur bien-aimée , et l'heureux Adelstan est sur
le point de dire : c'est moi qui posséderai ce trésor; mais
il se retient et presse le départ, après avoir payé libéralement
l'éloge de sa Rose .
lie
DECEMBRE 1812 . 507
,
On devait passer aussi an moulin des Roches , Augustin
propose un détour pour n'être pas vu de son père . Non
ditAdelstan , je veux voir le père de Rose , le mien ; je veux
lui demander moi-même sa fille , je veux visiter le lieu de
la naissance de Rose. Et il ordonne au postillon d'aller au
moulin . Il y arrive , descend avec Angustin , qui va l'annoncer
à son père. Le bon meunier vient lentement , on
voit qu'il est embarrassé en présence du jeune baron , il
n'ose s'avancer. Adelstan court au-devant de lui , lenomme
son père , lui demande la main de sa fille , lui promet de
la rendre la plus heureuse des femmes , comme elle est la
plus aimée .
Je n'en doute pas , M. le baron , dit le vieillard avec
émotion, mais ma fille n'est pas faite pour tant d'honneur.
- Votre charmante fille peut prétendre à tout; elle m'a
donné son coeur, elle possède le mien tout entier, et je vous
demande sa main.
Le vieillard sourit et secoue la tête : Vous faites là une
folie , M. le baron , Dieu veuille que vous ne vous en
repentiez pas . Rose est une bonne enfant , mais elle n'était
pas faite pour vous , et j'aurais mieux aimé la garder près
de moi avec un mari de sa sorte , que de l'envoyer courir
le monde avec un grand seigneur ; quand même vous
l'épouseriez , on en causera, et le ciel sait sijamaisje reverrai
maRose. Enfin elle le veut , sa mère le veut , et ce que les
femmes veulent est bien voulu; les mères sont maîtresses
de leurs filles . Si c'était monAugustin qu'on voulût m'emmener
, ce serait bien autre chose , etje n'y consentirais
jamais ; mais Rose est déjà à moitié dame , elle ne vaut
plus rien pour le moulin ; prenez-la donc puisque vous la
voulez , mais je veux la revoir encore une fois pour lui
donner ma bénédiction .
Mon père , je vous l'amenerai moi-même , dit Adelstan
avec tendresse et respect , et vous bénirez vos enfans . Le
bon vieillard , touché jusqu'aux larmes ,embrassa son noble
gendre , et prit sou fils en particulier pour lui parler de ce
qu'il devait dire de sa part à sa femme et à sa fille . Les
deux voyageurs se remirent en route. L'élégant , le fier
Adelstan , pour qui la filie unique du grand maréchal de
la cour , était à peine un assez bon parti , vient de donner
le titre de père à un meunier , et n'éprouve ni honte ni
regret ; celui qui donna la vie à Rose est ppoouur lui l'homme
le plus respectable. Quel magicien puissant que l'amour !
il en a fait un autre être , il lui a créé une ame nouvelle ,
508 MERCURE DE FRANCE ,
et l'amant de Rose ne ressemble en rien au fiancé de Natalie
d'Elmenhorst.
Ala nuit tombante Adelstan entrevoit des tourelles qui
se dessinaient dans l'ombre au-devant de lui. Est-ce Oberstein
? dit-il à Augustin.
Pardi , que serait-ce donc ? lui répond le jeune homme,
votre coeur ne vous dit-il pas que c'est là que vous trouverez
Rose ? mais nous n'y sommes pas encore ; prenez
patience. Ils entrèrent , en effet , dans un bois épais , qui
précédait le château , et la nuit devint si sombre , qu'à peine
pouvait- on voir la route .
Enfin nous y voilà bientôt , dit Augustin en apercevant
des lumières dans le lointain. Ayant ensuite tourné un coin
de bois , ils se trouvèrent dans une allée à perte de vue,
servant d'avenue à un pavillon élégant , et illuminé d'un
bout à l'autre avec des lampions cachés dans le feuillage ,
qui faisaient un effet vraiment magique : la façade du pavillon
était également resplendissante de lumière; les arbres
étaient garnis de guirlandes , et des caisses d'orangers en
fleurs répandaient un parfum délicieux .
Où suis-je ? s'écria Adelstan ; les contes de fées qui
P'amusaient dans sa jeunesse se trouvaient réalisés , il se
crut dans un bois enchanté. Le postillon sonna de son cor;
à peine eut-il ainsi donné le signal de leur arrivée , que
d'autres cors et instrumens à vent se firent entendre de plusieurs
côtés . Le baron surpris , ravi , ne sachant ce qu'il
devait penser , continua sa route au milieu de tout cet enchautement;
mille idées différentes se croisaient dans sa
tête , il ne savait à laquelle s'arrêter : peut-être , dit-il à
Augustin , que M d'Oberstein marie aujourd'hui sa fille;
en sais-tu quelque chose ? tu es du secret sans doute, dismoi
ce qui en est .
Vous avez tout droit deviné, M. le baron, ditAugustin ,
je parie que c'est cela même , et que nous allons à la noce.
Elle est jolie au moins la soeur de lait de Rose , et cela fera
une belle épouse .
Adelstan n'avait plus que quelques pas à faire pour être
éclairci , mais il éprouvait une émotion involontaire qui
l'empêchait d'avancer. Sans doute que tous ces préparatifs
brillans ne peuvent le regarder ; ce n'est pas ainsi que doit
être célébré son mariage avec la fille du meunierdes Roches ;
mais l'idée de revoirRose au milieu d'une fête et d'une foule
d'étrangers lui est insupportable , il se repent d'être venu :
il allait proposer à Augustin ou de rebrousser chemin , ou
DECEMBRE 1812 . 509
d'aller chercher sa soeur , mais ils étaient arrivés près du
pavillon . La chaise s'arrête , Augustin descend , Adelstan
aussi; au moment même une grande porte à deux battans
s'ouvre, il en voit sortir deux femmes se tenant embrassées
dans la même attitude et presque dans le même costume
de Lise et de Rosele jour de son arrivée à Forstheim ; elles
balançaient aussi une guirlande de fleurs ; elles étaient habillées
en nymphes , mais un voile blanç de mousseline.
épaisse descendait avec grâce de leur tête sur leurs épaules ,
et cachait absolument leurs traits . L'une d'elle était sa Rose ,
il ne pouvait s'y méprendre ; c'était cette belle taille , cette
tournure élégante et noble , et c'est sa voix mélodieuse qui
lui chante le mêine couplet que Rose lui chanta; mais au
nom de Natalie il l'arrête , et la serre avec ardeur dans ses
bras , malgré la présence de sa compagne voilée , qui sans
doute était Mlle d'Oberstein : mais Adelstan ne voulait plus
demystère. Ne me parle plus de Natalie , s'écria-t-il , il n'y
a pour moi dans le monde que Rose , et seulement Rose.
Tu m'attendais, fille chérie,ton coeur t'a dit que je n'obéirais
pas à ton ordre cruel; ta tendresse ingénieuse a voulu me
retracer l'heureux moment oùje te vis pour la première fois .
Mais pourquoi nommer encore Nataalliiee?? j'en fais le serment,
je ne la verrai que lorsque j'aurai reçu cette main
devant l'autel; et il la pressait contre son coeur. Mais pourquoi
ce voile ? Pourquoi me cacher tes traits adorés ? Et il
voulait le lever. Elle le retint et lui dit avec une voix douce,
et tremblante : Adelstan , tu viens de jurer que tu ne voulais
pas voir Natalie , .... et je te l'avais demandé.... A présent,
avant de lever ce voile,je te demande de me pardonner
. - Te pardonner , Rose ! au nom du ciel qu'ai-je à te
pardonner ? - D'être Natalie d'Elmenhorst , dit-elle en
rejetant son voile , et tombant tremblante sur un siége .-
Dieu ! que vois-je ? qu'entends -je ? s'écriait le baron, est-ce
un senge? est-ce une illusion ? ô ma Rose ! ô ma Natalie !
Il voyait saRose , mais cent fois plus belle encore ; au lieu
des tresses noires qui entouraient sa tête , des boucles ondoyantes
d'un beau blond cendré flottaient autour de son
cou; son teint était d'une blancheur éblouissante , et ses
grands yeux noirs en faisaient une beauté rare et vraiment
accomplie. Adelstan était à ses pieds dans le ravissement,
couvrait sa main de baisers et de larmes : Natalie , Rose
être charmant , être incompréhensible , s'écria-t-il , toi qui
m'as donné une nouvelle vie en me faisant connaître
l'amour , toi que j'adore doublement , c'estmoi qui sollicite
,
510 MERCURE DE FRANCE ,
ton pardon; mais sans la coupable indifférence quej'ai trop
expiée , saurais -je de quoi ton coeur est capable ? Connaitrais-
je la force de ton attachement pour l'heureux Adelstan
? Saurais -tu à quel excès tu es aimée ? Grâces , grâces
soient rendues à l'amour qui t'inspira cette métamorphose!
Remerciez aussi l'amour maternel , dit l'autre femme en
levant son voile . C'était la meilleure des mères , c'était
celle de Natalie. Pardonnez à toutes les deux, dit- elle ,
de vous avoir trompé si long-tems ; ma tendresse pour Natalie
est mon excuse . Dès le moment que vous fûtes fiancé
à ma fille , je vis combien elle vous était indifférente , et
jamais je n'aurais consenti à votre union, si elle ne m'avait
pas avoué que vous aviez fait une vive impression sur son
coeur. Votre caractère m'intéressait trop pour ne pas chercher
les moyens de vous connaître ; il s'en présenta un que
je ne négligeai pas . La meunière des Roches est nourrice
de Natalie et mère d'Augustin , et d'une aimable enfant ,
soeur de lait de ma fille , queje vous présenterai comme la
véritable Rose , et qui nous a prêté son nomquelque tems.
Votre chantre Bolman a épousé la soeur de la meunière;
il vint amener sa fille Lise chez sa tante : j'eus occasion de
le voir et d'apprendre de lui bien des choses , qui me donnèrent
l'idée que j'ai exécutée et qui m'a si bien réussi.
Tout fut concerté avec les bons Desroches , les Bolmanet
l'architecte Edmond, que je connais depuis long-tems , qui
a dirigé ce pavillon , qui l'a décoré aujourd'hui pour votre
réception , et qui nous a été très-utile en excitant votre
amour et votre jalousie. Je n'ai pas quitté un instant ma
Natalie. Cette tante malade qu'elle soignait, c'était moi.
M Bolman alla chez sa soeur au moulin pour me céder sa
chambre ; de ma fenêtre je plongeais même sur l'arbre
favori de Rose , je pouvais vous voir ensemble et presque
vous entendre , et avec quel délice j'ai vu naître et se fortifier
cet amour qui fera votre bonheur ! Natalie conservera
ses tresses noires , elle redeviendra Rose quand vous le
voudrez ; ma seule crainte était de ne pouvoir la déguiser
assez bien pour qu'elle ne fût pas reconnue. Des souliers
faits exprès l'ont grandie ; son costume villageois la chaugeait
aussi, et lui donnait de l'embonpoint; son teint devint
facilementplus bruń et ses sourcils plus foncés. Mais,
hélas ! votre pauvre petite fiancée vous était trop indifférente
pour que ses traits fussent bien gravés dans votre
souvenir; le coeur seul a de la mémoire , et le vôtre ne
vous la rappelait pas,
DECEMBRE 1812 . 5
Comment ai-je pu être aussi aveugle sur mon propre
bonheur ? s'écria Adelstan , comment dès le premier instantmon
coeur n'a-t-il pas appartenuà cet ange qui devait
me rendre si heureux ?
-Parce que la mode, le bon ton , la cour , et tout ce
qui vous entourait exerçaient son empire sur votre imagination
, mais heureusement n'ont pas corrompu votre jugement
, et vous ont laissé un coeur pour sentir le prix de la
simplicité et de la sensibilité. Comme Rose , ma Natalie
n'était pas déguisée et se montrait à vous telle qu'elle est
en effet, bonne , tendre , ingénue , sincère , une simple
fleur des champs : puisque vous l'avez aimée ainsi , vous
l'aimerez toujours , j'ose vous le promettre , et combien je
vous sais de gré d'avoir démêlé son vrai mérite sans aucun
atour qui pût vous éblouir! Mon fils , mon ami , ni Natalie
ni sa mère n'oublieront jamais ce que vous avez voulu faire
pourRose.
Adelstan les réunit toutes les deux dans ses bras : et
moi , dit-il avec transport , puis-je oublier que c'est pour
l'heureux Adelstan que Natalie a voulu être Rose ? Il leur
raconta ensuite sa surprise en se trouvant tout-à- coup au
milieu de cette illumination , de cette musique ; je me suis
cru , dit -il , chez la reine des fées , et je le crois encore ,
j'ignore où je suis , je venais chercher ma Rose chez la baronne
d'Oberstein , et .......
-Vous la trouvez à Elmenhorst chez sa mère, il n'existe
point d'autre baronne d'Oberstein ; c'est un petit fief dépendant
de la baronnie d'Elmenhorst , et dont les paysans
qui m'aiment me donnent volontiers le nom . Il fallait bien
vous amener à Elmenhorst par ruse , puisque , malgré mes
prières et les ordres de Rose , vous ne vouliez pas y venir.
Augustin nous a servies avec intelligence et fidélité .
Le baron raconta ce qu'une aubergiste lui avait dit de
Rose des Roches ..
Cette fois , répondit Mme d'Elmenhorst, c'est le hasard
qui nous a servis; on vous à parlé de moi , de ma fille , et
de la véritable Rose, que nous aimons beaucoup en effet et
qui vit souvent près de nous .
-
-Et le grand maréchal , était-il du secret? demanda
Adelstan; alors il a bien joué son rôle , et rien ne l'a trahi .
Il ignorait tout , répondit Mme d'Elmenhorst . Le
grand maréchal , dit-elle en soupirant , a le malheur de ne
pas croire à l'amour ; comme il n'est point venu ici, il nous
aété facile de lui cacher nos projets et notre absence . Ilme
512 MERCURE DE FRANCE ,
fit part de son voyage avec le prince; dans ma réponse je
feignais un grand courroux contre vous , sans me douter
qu'il viendrait vous en parler : Natalie fut véritablement
très- émue en apprenant qu'il était si près de nous , mais il
fut loin de le soupçonner. Je l'attends incessamment , il
aura le plaisir de nous trouver tous d'accord , et l'amour en
dépitde lui sera de la fête.
Π
-Et pour la vie , dit Adelstan en pressant contre luisa
Natalie. Il remarqua alors que l'agraffe qui retenaitsa robe
était le camée qu'il lui donna le jour de la course : je me
doute à présent , lui dit-il , pourquoi tu ne voulus pas être
couronnée; tu craignais que je ne m'aperçusse que tès belles
tresses noires ne tenaient pas à ta charmante tête.
-Et que je n'étais qu'une rose artificielle , dit-elle en
souriant. Il sortit de son sein le bouquet qu'elle avait altaché
à l'arbre , et le pressa de ses lèvres .
Edmond entra tenant par la main une jeune personne
d'une très-jolie figure. Voilà la véritable Rose quejevous
présente , dit-il au baron ; je ne vous trompai pas quand
je vous disais que j'aimais passionnémentRose des Roches;
jem'étais attachée à elle quand je faisais ici bâtir ce pavillon
: la meilleure des protectrices m'a promis sa main ; ses
parens y consentent , et c'est tout de bon que je vous demande
à présent de me permettre d'épouser Rose et d'être
heureux le même jour que vous . Le bonheur de ce couple
intéressant ugmenta celui du baron .
Ma cousine Lise , dit Natalie en souriant , et mon ami
Verner ont aussi voulu nous attendre . On comprend que
la bienfaisante marraine qui avait doté Lise , était aussi
Mme d'Elmenhorst .
Le beau jour qui devait faire tant d'heureux ne tarda pas.
Le grand maréchal arriva , et fut charmé, de trouver son
futur gendre à Elmenhorst , et sa femme et sa fille trèscontentes
de lui. Tu as suivi mes conseils , lui dit-il à
P'oreille; et tu as bien fait. Tu joues ton rôle à merveille ,
on te jurerait amoureux fou , et ma romanesque épouse
doit être satisfaite ; vas ainsi jusqu'après la noce , et je te
promets de t'en garder le secret. Adelstan garda aussi le
sien , son-beau père ignora ce qui avait précédé son mariage,
et l'attribuait à sa propre sagacité;; ileût été homme
à se fâcher tout de bon que le baron d'Adelstan eût voulu
sacrifier sa fille à celle du meunier des Roches , et qu'il se
donnât le ridicule d'être amoureux de sa femme.
Il le fut toujours en dépit de la mode ; tantôt la bruneet
DECEMBRE 1812 . 513
SEINE
piquanteRose, tantôt la blonde et douce Natalie, et tou
jours la plus aimable des femmes , sut le fixer pour vie LA
Mme d'Elmenhorst jouit du bonheur de ses enfans ;
l'heureuse mère oublia qu'elle n'avait pas été begrense
épouse , et fut toujours plus convaincue qu'il apoint
de bons mariages sans amour. A-t-elle tort ou redson? La
jeunesse et les romans disent comme elle; mais kusagesse
et l'expérience disent souvent le contraire : elles prétendent
que lorsque le thermomètre du coeur est à son plus hant
degré de chaleur , il ne peut plus que descendre , et que sa
chute est quelquefois rapide. Mais ce qu'on peut dire en
faveur des mariages de passion , c'est qu'ils procurent un
moment, du moins , de la plus parfaite felicité dont
l'homme puisse jouir ici - bas , et que ce n'est pas la faute
de l'amour si on ne sait pas le fixer .
ISAB . DE MONTOLIEU .
VARIÉTÉS .
REVUE LITTÉRAIRE ET CRITIQUE ,
QU OBSERVATIONS SUR LES LETTRES , LES ARTS ; LES MOEURS
ET LES USAGES .
Seconde lettre de l'Observateur provincial à Messieurs
les Redacteurs du Mercure .
MESSIEURS , en promenant autour de moi l'objectif d'une
lorgnette philosophique , je ne faisais que céder à un goût
particulier pour l'observation . Depuis que vous avez accueilli
ma première lettre , je me suis mis à lorguer de plus
belle , et à peindre de mon mieux quelques scènes caractéristiques
. Je voudrais bien répandre sur ces fugitives
ébauches ce coloris brillant qui cache si souvent Tindigence
du sujet . Plaire ou instruire, si cela se peut : tel est ,
comme l'a dit mon cher confrère de la capitale , le but de
tont homme qui écrit sur les moeurs et les usages de son
pays . Mais
Difficile estpropriè communia dicere ....
HORA.
D'ailleurs il est aujourd'hui démontré que pour écrire
avec un peu d'esprit et de goût il faut être domicilié à
Kk
514 MERCURE DE FRANCE ,
Paris : encore dit-on que le mérite varie suivant les quartiers.
En suivant les idées de Montesquieu , on connait le
caractère des peuples par la place qu'ils occupent sous le
méridien : ceux qui aiment les jugemens tout faits peuvent
, à l'aide d'une formule aussi commode , apprécier à
leurjuste valeur les beaux esprits de la capitale. Il suffit
pour cela de connaître la demeure de chacun d'eux ; et
comme tout va en se perfectionnant , bientôt , sans doute ,
le numéro de la maison exprimera le dernier terme du
problême de leur intelligence .
Pardon , Messieurs , de cet exorde qui a peu de rapport
avec mon sujet. J'imite en cela mainte dissertation où j'ai
appris qu'il était peu docte de commencer par le commencement.
Je vous ai fait part de mon arrivée à *** : nous avons
jeté un coup-d'oeil sur les promenades ; pénétrons dans
l'intérieur de la ville. Je ne vous dirai pas si les rues sont
droites , si les maisons sont bien bâties , et si les lits de
l'Ecu de France sont bons ou mauvais . Quoique voyageur
je vous fais grace de ces détails; mais je dois vous en donner
quelques -uns sur mes premières communications avce
les habitans .
J'avais des lettres de recommandation ; je les envoyai
à leur adresse ; car je ne connais rien de plus sot que de
porter soi-même ces espèces de certificats de vie , remplis
d'éloges obligés , et où l'on mendie pour vous les bonnes
graces d'un protecteur. Quelle contenance faire lorsqu'on
le voit , pendant sa lecture , s'interrompre à chaque ligne
pour vous toiser d'un oeil curieux ? Je préférai donc me
faire précéder de ces obligeantes missives , dans l'intention
de me présenter lorsqu'elles auraient produit leur effet :
on ne m'en donna pas le tems . Je reçus bientôt un grand
nombre de visites , parmi lesquelles je retrouvai avec
plaisir mon petit vieillard, Je lui témoignai ma surprise
d'être ainsi prévenu . Il m'apprit que , dans beaucoup de
villes , l'usage était de visiter les arrivans. Il me semble ,
lui dis-je , que cet usage est peu naturel ; avant de sejeter
ainsi à la tête des gens , encore faut-il savoir s'ils veulent
de vous . Cet abus , me répondit-il , a sa source dans une
bienveillance peu commune pour les étrangers ; bienveillance
très-louable sans doute , et qu'éprouve tout homme
bien né , mais qui , en France , va quelquefoisjusqu'à l'en
gouement. En province sur-tout on fait volontiers une
politesse à celui qu'on ne connaît pas , et une grossièreté
DECEMBRE 1812 . 515
à son voisin. Quelque peu de mérite que l'on ait , avec la
qualité d'étranger , on est sûr de faire sensation. On se
demande par-tout : Avez-vous vu monsieur un tel ? C'est
un homme charmant. Il est vrai que bientôt l'illusion cesse ,
et qu'on éprouve de tristes mécomptes .
Je ne tardai pas à goûter le fruit de ces dispositions
hospitalières . Il m'arriva de toutes parts des cartes d'invitation
pour le diner . J'eus grand soin de les ranger dans
labordurede ma glace ; cela donne un air d'importance .
Il y en avait pour toutes les heures , depuis midi jusqu'à
cinq; les uns fidèles aux usages de leurs bons aïeux ont
conservé l'heure de midi ; les autres se rapprochent plus
moins des cinq heures ; de sorte que , d'après l'heure fixée
sur chacune de ces précieuses cartes, il faut hâter ou retarder
son déjeûner . Excellente méthode pour rompre les
habitudes de l'estomac .
Puisque nous en sommes au dîner , et que l'art de la cuisine
, prenant la dénomination plus noble de gastronomie ,
est aujourd'hui monté au rang des beaux arts , ce serait bien
le cas de vous faire une longue dissertation sur les friandises
du pays ; de vous parler de ces poulardes à la peau
fine et blanche qui , plus d'une fois , ont flatté le palais des
plus habiles dégustateurs de la capitale : mais sur cet article,
comme sur beaucoup d'autres , je suis un peu en
arrière de la civilisation ; mauvais convive , je serais mauvais
juge. Je puis seulement affirmer que généralement en
province on fait une chère de roi , si sa bonté est en raison
du tems que l'on reste à table .
Quelques jours après cette série de festins , je rencontrai
plusieurs de mes amphitryons ; mais , au lieu de ce
gracieux sourire avec lequel ils avaient coutume de m'aborder
, je crus remarquer en eux de la froideur et une
sorte de gêne dans le demi-salut qu'ils me rendirent . Au
ton de la conversation , je m'aperçus bientôt que quelque
chose leur pesait sur le coeur. Ne trouvant rien enmotqui
pût légitimer ce changement , je fus demander à mon petit
vieillard le mot de l'énigme. C'en est fat , m'écriai - je !
tout mon mérite s'est évanoui ; on ne me traite plus en
étranger . Cela viendra , me dit-il; mais ce n'est pas encore
cela. Voyons l'état de votre conscience . Vous avez dîné
dans plusieurs maisons : avez-vous rendu ce que les plaisans
du pays appellent la visite de digestion ? - Non .
O ciel ! vous êtes un homme perdu. Négliger cette for-
-
Kk 2
516 MERCURE DE FRANCE ;
malité , c'est vouloir se brouiller à mort . Hâtez-vous , s'il
en est encore tems , de réparer cet oubli .
Je ne me le fis pas dire deux fois . Dès le même jour
j'allai me pendre à toutes les sonnettes . A la première qui
s'ébranla sous ma main , une tête parut à la fenêtre , et me
cria , d'une voix acerbe , qui est là ? A ma question, madame
est-elle visible ? la même voix me répondit , jem'en
vais voir. Alors il se fit dans la maison une sorte de rumeur.
J'entendis confusément un long colloque entre la
dame et la servante ; enfin l'on vint m'ouvrir la porte , mais
ce fut pour me dire que madame était sortie. A chaque
visite ce fut la même chose ; j'entendis même quelquefois
assez distinctement la maîtresse du logis accourir sur
l'escalier , et s'écrier : Dites que je n'y suis pas .
au
Une fois cependant je fus introduit ; mais à l'étonnement
que causa mon apparition , à la contenance embarrassée
de madame , à sa toilette plus que négligée ,
désordre de l'appartement , je m'aperrçeuuss bientôt qu'on
n'avait pas compté me recevoir , et que si j'étais là, c'était
l'effet d'une méprise occasionnée par la gaucherie d'un
domestique. Cette circonstance n'étaitpas faitepoouurrégayer
l'entrevue . Nous échangeâmes d'abord quelques lieux communs
; mais , voyant que la conversation mourait faute
d'aliment , je me hasardai à parler de musique. C'était une
maladresse :
La dame assurément n'aimait pas la musique .
J'entamai le chapitre des ouvrages nouveaux. Je lui demandai
si elle avait lu le dernier roman de Mme de Montolieu
. Autre maladresse . La dame ne lisait point , pas
même des romans . Pourcomble de malheur , il ne se trou
vait là ni enfant ni petit chien à caresser . Que devenir? Je
ne connais pas d'embarras plus cruel. On se bat les flancs
pour trouver une idée , et c'est a'ors qu'on est d'une sterilité
complette. Cependant il m'en vint une queje cruslumineuse
. Je priai la dame de vouloir bien me communiquer
son album. Jugez de mon étonnement , elle iguorait
ce que c'était qu'un album ; et ce mot francisé par tant
d'élégantes parisiennes était encore tout latin pour elle.
Queles belles inventions ontde peine à percer! en revanche
le jeu du diable est ici fort répandu. Ce fut lui qui me tira
d'affaire , et je reconnus que son rouflement monotone n'est
pas plus à redouter qu'une conversation oiseuse et contrainte.
DECEMBRE 1812 . 517
Pourquoi , me demandai-je en sortant , cette manie de
ne pas recevoir lorsqu'on a celle d'exiger des visites ? J'en
devinai facilement la cause . C'est encore cette maudite
toilette . A Paris le négligé est quelquefois le triomphe
d'une jolie femme. En province il la rend inaccessible . Elle
a honte de paraître sans tous ses atours . Elle y joint un
autre calcul de coquetterie assez plaisant. On demandait
à l'une de ces jolies recluses pourquoi elle vivait ainsi cloîtrée
. Şongez donc , répondit- elle naïvement , que si l'on
me voyait tous les jours je ferais beaucoup moins d'effet .
Quant à ces visites purement d'étiquette , heureux ceux
qui s'en font un plaisir ! Il est doux d'aller chez des amis et
même chez de simples connaissances; mais il faut y être
conduit par l'attrait d'une mutuelle bienveillance et non
par le devoir que dicte un vain cérémonial . Je ne prétends
pas pour cela m'élever contre les convenances d'usage.Elles
sont peut-être nécessaires . Il faut les suivre , mais sans y
attacher trop d'importance ; ne pas toujours être sur le qui
vive , et sur-tout ne pas regarder comme un tort gravela
distraction d'un homme qui ne vous aura pas abordé ou
quitté dans les règles , ou qui pour s'acquitter d'un dîner
aura négligé de déposer chez vous une carte revêtue de sa
signature.
Quel asservissement incommode , dit La Bruyère , que
celui de se chercher incessamment les uns les autres avec
l'impatience de ne pas se rencontrer ! Qui considéreraitbien
le prix du tems , ajoute-t-il , pleurerait amèrement sur de si
grandes misères.
Pleurer amèrement sur des ridicules , me paraît un peu
fort , et même impossible ; nous n'aurions pas assez de
larmes . Je crois qu'il est plus sage d'en rire . Cela vaut
mieux pour la santé. Rappelons-nous d'ailleurs ce qu'a dit
un poëte célèbre :
Ce monde-ci n'est qu'une oeuvre comique.
J'ai l'honneur de vous saluer ,
L'Observateur provincial.
POLITIQUE.
LES Américains du midi paraissent disposés à ne plus
ensanglanter les riches contrées qu'ils disputent à la domi
nation de l'Europe , et à s'accorder sur les moyens de faire
succéder le règue des lois , et d'un gouvernement reconnt
par tous les partis , à la guerre civile qui a désolé les rives
de la Piata et celles du golfe Mexicain. Dans les pro
vinces de Venezucla et au Mexique , les forces du gouver
nement ont obtenu des avantages sur le parti de Miranda
el des insurgés , et au Paraguay , Buenos-Ayres et Montevideo
,posant les armes , en sont venus à une négociation
dont le but est de concilier les intérêts et les voeux respectifs
des peuples de ces contrées . Dans ces différens et dans
les rapprochemens qui tendent à les terminer , on ne voit
rien qui annonce l'influence anglaise et la prépondérance
des agens du ministère ; on ne reconnaît que la lassitude
et l'épuisement qui doivent naître promptement de la
guerre civile dans de telles contrées , le désir de la paix, et
le besoin de s'affranchir du joug de l'anarchie , par l'établissement
d'un régime protecteur des droits de toutes les
classes d'habitans .
L'Amérique du nord poursuit avec énergie sa grande et
noble entreprise : ses vaisseaux peu nombreux , mais bien
montés , insultent sur l'Océan à la domination anglaise.
L'escadre de l'amiral Rogers explore les parages de l'Eu
rope , et y inquiète le commerce anglais; les côtes de l'Amérique
, les parages des Antilles , sont couverts de corsaires
américains , et si l'on croit les journaux anglais ,
on y attend des frégates françaises et des secours de la
nation qui a déjà signalé son zèle pour la cause américaine
par les plus nobles efforts. Les échecs essuyés au Canada
n'ont rien changé aux dispositions du gouvernement , rien
aux sentimens du peuple et de l'armée. C'est une opinion
nationale établie aux Etats-Unis , que le Canada est ou doit
être une province de l'Union , que tôt ou tard cette province
sera arrachée à la domination anglaise , et que les
efforts de l'Amérique se dirigeant avec constance vers ce
but , toutes les forces de l'Angleterre ne peuvent l'empêcher
d'y parvenir .
MERCURE DE FRANCE , DECEMBRE 1812. 519
Le moment est décisif pour garantir les résultats futurs
des dispositions des Américains ; ce moment est celui des
élections . Voici quelle idée on en avait à Philadelphie vers
la fin d'octobre , époque où ces élections étaient entamées .
«Dans l'Etat de Masachusets , porte une lettre de Philadelphie
, celui de tous où il y a le plus de fédéralistes , il y
aura un partage égal de voix . New-Hampshire élira M. Maddison
président , etM. Gerry vice-président , mais , à New-
Yorck , M. Clinton a un partitrès - fort .
Les Etats de l'ouest et du midi sont unanimes dans
leurs voeux pour la continuation vigoureuse de la guerre ,
et pour la réelection de M. Maddison ; il ne se trouve pas
dans ces Etats un seul individu qui ressemble à ce qu'on
appelle à New -Yorck un ami de lapaix. Les Pensylvaniens.
ont parmi eux une minorité de Clintoniens qui fait plus de
bruit que de besogne.
" Ainsi , on peut dire sans hésitation que le gouvernement
de M. Maddison est approuvé par la grande majorité
de la nation ; mais cette majorité , disséminée dans ses
fertiles campagnes , n'élève pas des cris tumulteux , comme
le font quelques meneurs factienx des villes commerciales
de la Nouvelle-Angleterre . Ces meneurs s'adressent aux
possesseurs des nombreux bâtimens de commerce qui remplisent
les ports de Salem , de Boston , de New-Yorck ; ils
seur rappellent les gains immenses qu'ils feraient sur le frét
de leurs bâtimens , et sur le commerce de commission ;
mais on peut leur opposer un argument irrésistible : « D'oit
tirez- vous les objets d'exportation dont vous chargez , en
tems depaix , tous ces bâtimens , beaucoup trop nombreux
pour les exportations des produits du sol même des provinces
septentrionales? Ce sont les cotons , les blés et les
tabacs des provinces méridionales qui alimentent ce commerce
maritime , que vous regrettez tant. Si donc nous
autres habitans des Etats du midi voulons la guerre , est-il
convenable , est-il décent qu'un petit nombre d'individus
qui ne sont au fond que nos facteurs , que nos commissionnaires
, se permettent de crier , de clabaúder contre les
mesures adoptées par la masse entière des propriétaires
territoriaux ? Il y a plus , non-seulement les Etats septentrionaux
dépendent des Etats méridionaux sousles rapports
du commerce et de la navigation; mais ils en tirent même
leurs subsistances , notammenttoutle riz qu'ils consomment .
Ils ne peuvent donc raisonnablement séparer leur intérêts
des nôtres . Tels sont les argumens par lesquels les amis
520 MERCURE DE FRANCE,
de M. Maddison démontrent la nécessité impérieuse on se
trouve la minorité fédéraliste de se soumettre tranquillement
aux voeux de la nation . Nous pensons même que les honnêtes
gens parmi les fédéralistes conviendrontde ces vérités, et
repousseront cette idée chimérique des deux intérêts
opposés entre le nord et le midi de l'Union , idée suggérée
par les intrigans britanniques . "
Le parlement anglais s'est assemblé le 30 novembe , dans
les formes accoutumées , le prince -régent revêtu des habits
royaux , comme exerçant les fonctions de S. M.
Voici le discours enané du trône , et adressé aux deux
chambres .
« Milords et Messieurs , c'est avec le sentiment de regret
le plus profond que je suis obligé de vous annoncer , à
l'ouverture du présent parlement , la continuation de la
déplorable maladie de S. M. , et la diminution de l'espoir
que j'avais du rétablissement de S. M.
La situation des affaires publiques m'a engagé à vous
convoquer aussitôt après les élections .
» Je suis persuadé que vous partagerez la satisfaction que
j'ai de l'amélioration de notre situation etde nos espérances
pendant cette année. Le zèle et l'intrépidité qu'ont montrés
les forces de S. M. , et celles des alliés dans la péninsule,
en différentes occasions , et l'habileté et le jugement consommés
avec lesquels les opérations out été conduites par
le marquis de Wellington , ont amené des conséquences de
la plus haute importance pour la cause commune dans cette
partie de l'Enrope .
> En transferant la guerre dans l'intérieur , et par l'effet
de la bataille de Salamanque , l'ennemi a été forcé de lever
le siège de Cadix , et les provinces méridionales de l'Espagne
ont été délivrées des armes de la France ; cependant
je nepuis que regretter que depuis ces évenemens les efforts
de l'ennemi aient rendu nécessaire de lever le siège de
Burgos et d'évacuer Madrid .
ת Ces efforts ontéténéanmoins accompagnés de sacrifices
importans de sa part , qui doivent matériellement contribuer
à étendre les ressources et à faciliter les efforts de la nation
espagnole.
71 Je suis persuadé que je puis compter sur votre assistance
à soutenir la grande lutte qui a donné la première
au continent d'Europe l'exemple de persévérance et de
résistance heureuse au pouvoir de la France , et dont dépendent
essentiellement , non-seulement l'indépendance
DECEMBRE 1812 . 521
des nations de la péninsule , mais le plus grand intérêt des
Etats de S. M.
» L'Empereur de Russie a eu à combattre une partie
considérable des ressources militaires du gouvernement
français , secondé par ses alliés et les Etats tributaires qui
en dépendent. La résistance qu'il a faite à une combinaison
aussi formidable , ne peut pas manquer d'exciter les
sentimens de la plus haute estime . L'enthousiasme de la
nation russe s'est accru avec les difficultés de la lutte , et
avec les dangers qui l'entourent .
,
>>Elle a fait des sacrifices dont il n'y a pas d'exemple
dans l'histoire des nations civilisées et j'ai la confiance
que la persévérance déterminée de S. M. I. sera couronnée
de succès , et que la lutte aura pour résultat la conservation
de la sécurité de l'Empire russe .
> La preuve de confiance que j'ai reçue dans la mesure
d'envoyer la flotte russe dans les ports de ce pays est satisfaisante
an suprême degré , et S. M. I. pourra entièrement
compter sur ma détermination invariable de l'aider le plus
sincèrement possible dans la grande lutte dans laquelle
elle s'est engagée .
» J'ai conclu un traité avec S. M. sicilienne , pour suppléer
à ceux de 1808 et 1809 , dont j'ai ordonné de vous
communiquer les copies. Mon but a été de pouvoir employer
, sur une échelle plus étendue , les forces du gouvernement
sicilien dans les opérations offensives ; mesure
laquelle, combinée avec la politique libérale et éclairée qui
règne dans les conseils de S. M. sicilienne , doit augmenter
son pouvoir et ses ressources , et en même tems rendre
le service le plus essentiel à la cause commune .
» La déclaration de guerre , par les Etats-Unis d'Amérique,
a été faite dans des circonstances qui pouvaient raisonnablement
faire espérer , que les relations amicales
entre les deux pays ne seraient pas pour long-tems éteintes .
C'est avec un regret sincère que je vous annonce , que la
conduite et les prétentions de ce gouvernement ont jusqu'à
présent empêché la conclusion d'un arrangement pacifique.
Ses mesures hostiles ont été principalement dirigées
contre les provinces anglaises adjacentes , et il a fait tous
ses efforts pour séduire les habitans et les détourner de la
fidélité envers S. M. Les preuves de loyauté et d'attache
ment quej'ai reçues des sujets de S. M. , dans l'Amérique
septentrionale , sont extrêmement satisfaisantes . Les tentatives
d'envahir le Haut-Canada , non-seulement n'ont pas
522 MERCURE DE FRANCE ,
réussi , mais par les mesures judicieuses du gouvernentgénéral
, et par l'habileté et la décision avec lesquelles les
opérations militaires ont été conduites , les forces que l'ennemi
avait assemblées dans ce dessein , ont été obligées
de capituler d'un côté , et ont été entièrement défaites de
l'autre . Cependant , mes efforts contre l'ennemi n'empêcheront
pas de rétablir les relations de paix et d'amitié
entre les deux pays ; mais jusqu'à ce qu'on puisse y parvenir
, sans sacrifier les droits maritimes de la Grande-Bretagne
, je compte sur vos secours pour continuer vigourensement
la guerre . »
,
Ce discours a produit à Londres , dit un des journaux
anglais , la plus fâcheuse impression ; les fonds ont baissé ;
le prince y a gardé le silence sur des objets essentiels , à
l'égard desquels on avait entretenu des espérances prématurées
. M. Whitbread a concerté avec ses honorables
amis , une motion tendante à demander an gouvernement
s'il croyait qu'en ce moment il fût possible d'ouvrir une
négociation avec la France. Cette motion a été faite dans
la séance de la chambre des communes , où la motion de
l'adresse au prince-régent était proposée. La motion a été
rejettée , et l'adresse a passé; mais cette délibération de
pure forme , comme on le sait , ne préjuge rien sur l'esprit
qui doit animer l'opposition dans cette session mémorable.
Le journal le plus ministériel , le Courrier , a saisi l'occasion
de la rentrée du parlement pour donner, sur l'état
des partis en Angleterre , un état de situation fort curieux;
il traite les Burdettistes avec un souverain mépris , l'opposition
avec très-peu de ménagement , le parti ministériel
avec peu d'égards , et les ministres eux-mêmes avec le
ton de la plus servile adulation ; mais il paraît exister en
Angleterre un nouveau parti né des circonstances , que
l'ambition d'une famille a créé , et que la fortune a servi ,
celui de lord Wellington .
Pendant que lord Wellington est par le fait nommé
dictateur en Espagne , que les généraux de l'insurrection
refusent de lui obéir , et que la régence de Cadix désavoue
en quelque sorte l'ordre donné à cet égard , ce général et
sa famille sont à Londres l'objet et le principe d'une division
dont les résultats ne peuvent manquer d'être funestes
à l'Angleterre . Le Courrier signale cette famille comme
dangereuse par ses services , moins encore que par son
ambition démésurée ; à l'exception de leur prétention et de
leur orgueil , il ne trouveaux Welesleyrien de supérieuraux
DECEMBRE 1812 . 523
autres hommes d'état que compte l'Angleterre , pas même
sous le rapport de la probité et de la pureté des intentions .
Les partisans des Welesley disent que le ministère n'a pas
assez bien secondé lordWellington dans la guerre d'Espagne,
et l'ont arrêté dans ses succès ; les partisans des ministres
répondent qu'on a donné au-delà de ce qui était possible. Il
en résulte pour l'observateur que les ministres ont donné
ce qu'ils ont pu , mais qu'ils n'ont pas assez donné , que
JordWellington accusera les ministres , que les ministres
repousseront l'accusation , et qu'une division intestine menace
de s'établir , ou plutôt -est déjà établie entre les
hommes d'état d'Angleterre .
Les rapports officie's de lord Wellington sur sa retraite
forcée devant les armées combinées du centre , du midi et
du Portugal , réunies sous le commandement du roi , sont
en date de Ciudad-Rodrigo , le 19 novembre. La totalité
des forces françaises disponibles , dit ce général , était sur
le Tormes vers le milieu du mois; ces forces ne s'élevaient
pas à moins de 90,000 hommes , dont 10,000 de
cavalerie , munis de 200 pièces de canons . L'armée anglaise
n'a pas dû s'engager avec de telles forces , sur-tout
après les pertes immenses qu'elle afaites dans sa retraite ,
et le vainqueur de Salamanque , le conquérant du nord de
l'Espagne , le libérateur de Madrid , le dictateur de la Péninsule
reconnu par la régence , le chef des armées espagnoles
méconnu par les chefs espagnols , le duc de Ciudad-
Rodrigo enfin , est rentré à Cindad-Rodrigo , abandonnant
Madrid , Burgos , Salamanque , heureux de
trouver dans les places du Portugal et dans les lignes qu'il
a précédemment occupées , une barrière derrière laquelle
il puisse se retrancher.
Le Moniteur, qui apublié ces rapports , a en même tems
fait connaître une lettre du général Thouvenot , chargé du
quatrième gouvernement en Espagne , et datée de Vittoria
le 4 décembre. Cette lettre est adressée au ministre de la
guerre.
«Monseigneur , y est-il dit , le général Bigarré , aide-decamp
de S. M. C. , vient d'arriver à Vittoria, chargé de
dépêches pour l'Empereur. Il annonce que 2600 prisonniers
anglais , au nombre desquels se trouve lord Paget ,
commandant la cavalerie anglaise , arriveront à Vittoria
le 6 , sous l'escorte de 3000 hommes de l'armée de Portugal.
Les Anglais se sont retirés en Portugal , et il est cer
524 MERCURE DE FRANCE ,
tain que nos affaires vont de ce côté aussi bien que possible.
» Le général en chef de l'armée de Portugal , M. le
comte Reille , est parti aujourd'hui pour continuer sa route
pourBurgos . "
En Catalogne , le général Decaen a eu de son côté des
affaires très-vives avec le corps de Lasci : elles avaient pour
objet d'étendre les communications du général Decaen , et
d'assurer l'approvisionnement de Barcelonue ; elles ont
complètement réussi . Dans le royaume de Valence, le corps
du maréchal Suchet tient toujours en échec les expéditions
venues à Alicante sous les ordres de Maitland , destitué et
renvoyé en Sicile . Le corps de Ballasteros privé de son chef
est à-peu-près sans direction , et a manquéle momentdesa
jonction avec l'armée anglaise , si l'on en juge d'après les
plaintes qu'en fait lord Wellington dans son rapport. Le
roi Joseph a rendu le 3 novembre à Madrid divers décrets,
et en quittant momentanément la capitale pour diriger le
mouvement de l'armée , il a désigné les ministres chargés
d'y tenir les rênes du gouvernement. Le maréchal Jourdan
y est resté avec une garnison de 6000 hommes .
Nous devons ajouter que l'aide-de-camp généralBigarré
est arrivé à Paris le to décembre , et a remis à S. Exc. le
ministre de la guerre , duc de Feltre , une lettre de S. M.
catholique , datée de Salamanque le 20 novembre. S. M.
fait connaître la marche des armées réunies sous ses ordres
pour forcer les Anglais à combattre . Les Anglais ont préféré
se retirer. Le Tormès a été passé en leur présence par
les armées françaises réunies . L'armée anglaise , depuis le
siége de Burgos , a perdu 12,000 hommes. Des rapports
plus détaillés ont été remis au ministre de la guerre ,
seront incessamment publiés .
et
Les nouvelles de Wilna sont du 29 novembre; on avait
reçu dans cette ville des nouvelles de l'Empereur en date
du 27; il s'approchait de Wilna en continuant le mouvement
dont le double objet est de menacer à -la- fois le corps
de Wiggenstein et celui de Tornazow , et en même tems
de se réunir aux corps du prince de Scharzenberg et des
maréchaux ducs de Reggio , de Bellune , et Gouvion-Saint-
Cyr. Une lettre de Hambourg , dont le caractère est fort
remarquable , et dont la source paraît très-respectable;
s'explique sur ce mouvement de la manière suivante :
«Nous nous trouvons à portée de satisfaire l'impatience
relative aux grands événemens qui signalent etvont marDECEMBRE
1812 . 525
quer la fin de la campagne de 1812. Les détails suivans ne
sont point officiels ; mais la source d'où nous les tirons
mérite beaucoup de confiance.
" Un mouvement général s'opère sur les bords de la
Duna et sur ceux du Dnieper. Une volonté unique fait
mouvoir les masses françaises et confédérées , tandis que
les démarches des Russes sont subordonnées à la divergence
des vues , des talens et des intentions d'autant de
chefs qu'il y a de corps séparés et agissant isolément. On
senttout ce que cette différence doit avoir d'influence sur
l'exécution .
" S. M. l'Empereur s'est décidé à quitter Smolensk le
14 au soir , et à se porter par Ortza , au- devant des 2º et
9º corps , attirés dans cette direction , vraisemblablement
dans la vue de faciliter au comte de Wiggenstein le plan
qu'il paraissait avoir de se mettre en communication avec
l'amiral Tschitschakoff.
>>L'amiral , de son côté , s'avançait dans les mêmes vues ,
et on le savait à Slonim .
» Ces deux généraux devaient ignorer ce qui se passait
sur la route de Moscou ; on ne peut expliquer autrement
l'imprudence de leur résolution .
» Quoi qu'il en soit , voici ce que nous savons jusqu'à
ce jour des résultats respectifs du mouvement des deux
partis .
Le prince vice-roi , détaché avec l'armée d'Italie par
Witepsk , va se trouver naturellement sur les derrières
du corps de Wiggenstein , lequel aura en face et sur ses
flancs les 2º et 9 corps , et les forces que S. M. conduit
avec elle. On peut calculer l'embarras et le péril de cette
situation .
» D'une autre part , le prince de Schwarzenberg est arrivé
avec son avant-garde à Slonim , au moment où l'ennemi,
qui ne s'attendait point à être suivi de si près , abandonnait
cette ville.
» Un corps de 20 à 25,000 hommes , commandé par le
général Sackem , et n'ayant pu suivre ce mouvement , s'est
trouvé coupé de la principale armée. Le géneral comteRegnier
a marché sur lui avec le 7º corps , tandis que le prince
de Schwarzenberg envoyait deux divisions autrichiennes
sur ses communications .
" Il en est résulté un combat , livré le 15 à Wilkowitz ,
par où le général Sacken voulait s'échapper. Les 16 , 17
et 18 on s'est encore battu et toujours avec succès de la part
526 MERCURE DE FRANCE ,
des alliés . Enfin le 19, on s'est mis à la poursuite des dé
bris de ce corps russe , qui fuit vers la Wolhynie.
» Les résultats de ces diverses affaires , où nous avons
toujours eu l'avantage du nombre et des positions , ont été
3000 prisonniers , 40 caissons charges de munitions , huit
ambulances et un grand nombre de bagages. Tous les
villages sont remplis de blessés russes .
" Nous donnons ces détails anticipés , sur la foi de nonvelles
particulières ; il faut espérer que les premiers rapports
officiels , en les confirmant, développerontles vues ultérieures
dont dépendent de si grands intérêts. "
La fête de l'anniversaire du Couronnement a été célébrée
avec une solennité digne de son objet. S. M. l'Impératrice
a reçu à cette occasion les hommages du corps diplomatique
, et après le Te Deum célébré dans la chapelle du
palais des Tuileries , elle a donné grande audience dans
les appartemens . Le soir ily a eu spectacle et cercle dans
les grands appartemens . On a représenté les Horaces
de Cimarosa. Les premiers rôles étaient remplis parM
Grassini et M Sessi . Le palais et la ville étaiennttilluminés
. L'Impératrice a daigné fixer sa résidence à Paris pour
cet hiver , et comble ainsi les voeux les plus chers des habitans
de la capitale. Déjà elle a bien voulu répondre à leur
empressement et se montrer sensible à leurs acclamations
en assistant , mardi dernier , à l'Opéra , à une belle représentation
de Didon et des ballets de Psyché. La réunion
était nombreuse et très-brillante . S ....
ANNONCES .
Moyens deformer un bon domestique ; ouvrage où l'on traite de la
manière de faire le service d'une maison , avec des règles de conduite
à observer pour bien remplir ses devoirs envers ses maitres ; par
M. N*** . Un vol . in-12. Prix , 2 fr . 50c. , et 3 fr . franc de port.
Chez Ant. Bailleul , imprim . -libraire du commerce . rue Helvétius ,
nº 71 ; et Delaunay , libr ., Palais-Royal , galeries de bois , nº 243 .
Les Bergères de Madian , ou la Jeunesse de Moïse , poëme en six
chants; par Mme de Genlis . Un vol. in-12. Prix , 3 fr. 50 c. , et 4 fr .
franc de port. Le même , format in-18 , 2 fr . 50c. , et 2 fr . 80 c.
franc de port. Ala librairie française et étrangère de Galignani , rue
Vivienne , nº 17. Très - peu d'exemplaires , de chaque format , ont
été tirés sur papier vélin ; le prix en est double.
DECEMBRE 1812 . 527
Recherches pathologiques sur la fièvre de Livourne de 1804 , sur la
fièvre jaune d'Amérique , et sur les maladies qui leur sont analogues ;
par M. Tommasini . professeur de physiologie à l'Université de
Parme , etc., etc. Ouvrage traduitde l'italien ,par A. M. D. doct.-
méd. Un vol . in-8º de 500 pages . Prix , 6 fr. , et 7 fr. 50 c. franc de
port. Chez Arthus- Bertrand , libraire , rue Hantefeuille , nº 23.
Nous reviendrons sur cet ouvrage.
Des Vers à soie , et de leur éducation selon la pratique des Cévennes
; suivi d'un précis sur les divers produits de la soie , et sur la
manière de tirer les fantaisies et les filoselles avec des notions sur la
fabrique des bas de Ganges ; par M. Reynaud, fabricant ; avec des
notes par M. Giraud. Un vol. in - 12 . Prix , 3 fr. , et 3 fr . 75 c. franc
de port. Chez Ant. Bailleul , imprimeur- libraire du commerce , rue
Helvétius , nº 71 ; et Arthus -Bertrand, libr. , rue Hautefeuille , nº 23 .
Eloges de Goffin , père et fils , qui ont concouru en 1812 pour le
prix de l'Institut impérial ; par M. J. Soubira , du département du
Lot. Chez Arthus-Bertrand , libraire , rue Hautefeuille , nº 23 .
Le Glaneur , ou Essais de Nicolas Freeman , recueillis et publiés
par M. A. Jay. Un vol. in-80. Prix , 6 fr ., et 7 fr. 50 franc de port.
Chez Cérioux jeune , libraire , quai Malaquais ; Dargent , rue de
l'Odéon ; Lenormant , rue de Seine; etArthus - Bertrand , rue Hautefeuille.
Cours de Poésie sacrée , par le docteur Lowth, professeur de poésie
au collége d'Oxford ; traduit , pour la première fois , du latin en
français , par F. Roger , conseiller ordinaire de l'Université impériale
, et membre de la Légion -d'Honneur. Deux tomes en un volume .
Prix, 5 fr.. et 6 fr . 50 c. frane de port. Chez Migneret , imp.-lib ..
rue du Dragon , nº 20 , faubourg Saint-Germain ; Lenormant , imp.-
libraire , rue de Seine; Delaunay , libraire , Palais-Royal , galeries
debois ; et Brunot-Labbe , libraire , quai des Augustins .
Auguste et Jules de Popoli , suite des Mémoires de M. de Cantelmo
; publiés par lady Mary Hamilton , auteur de la Familie de
Popoli etdu Village de Munster. Deux vol. in- 12 , imprimés sur papier
fin . Prix , brochés , 4 fr . , et 5 fr. frane de port . Chez Aut.
Aug. Renouard , libraire , rue Saint-André-des -Arcs , nº 55 .
Expériences sur le principe de la vie , notamment sur celui des mouvemens
du creur , et sur le siège de ce principe , suivies du Rapport
fait à la première classe de l'Institut sur celles relatives aux nouvemens
du coeur ; par M. Le Gallois , docteur en médecine de la Faculté
de Paris , membre adjoint de la société des professeurs de cette
Faculté , membre de la société Philomathique , médecin du Bureau
deBienfaisance de la divion du Panthéon. Un vol . in-8° , orné d'une
planche gravée en taille-douce. Prix , 6 fr. Chez d'Hautel , libraire
rue de la Harpe , nº 80.
Histoire de quelques affections de la colonne vertébrale et du prolongement
rachidien de l'encéphale; par Alexandre Demussy , né à
Janina , en Epire . Prix , 2 fr. 50 c. , et 3fr. franc de port . Chez
le même libraire .
528 MERCURE DE FRANCE , DECEMBRE 1812 .
Les Pandectes françaises , ou Commentaires raisonnés sur les
Codes Napoléon , de Procédure civile , de Commerce , d'Instruction
criminelle , Pénal , Rural , Militaire et de la Marine , formant un
traité succinct et substantiel , mais complet , de chaque matière ; par
Me J. B Delaporte , ancien avocat. Seconde édition , soigneusement
corrigée par l'auteur, qui a fait usage de la jurisprudence , en rapportant
les décisions intervenues dans les Cours sur les questions les plus
importantes auxquelles ces Codes ont donné lieu jusqu'à présent.
In-8°. Tom. II. Prix , 6 fr. , et 8 fr. franc de port. Chez d'Hautel ,
libraire , rue de la Harpe , nº 80 .
OEuvres complètes de madame de Tencin . Nouvelle édition , revue,
corrigée , et précédée d'une Notice historique et littéraire . Quatre
vol. grand in- 18 , beau papier. Prix ,7 fr. Chez le même.
MUSIQUE . - Divertissement pour les commençans , ou choix de
vingt-quatre ariettes , arrangées pour deux guitares , ou guitare seule,
et divisées en quatre pots-pourris ; par Ferdinando Carulli. Prix , 6 fr .
Chez Curli , marchand de musique , cordes de Naples et livres italiens
, place et péristyle des Italiens , côté de la rue Marivaux ; et rue
Hautefeuille , nº 23 , chez Arthus-Bertrand .
La Berceuse , fantaisie et variations pourle piano-forte ; par Mme
Beaucé , née Porro. Prix , 4 fr. 50 c. Chez Beaucé , libraire , rue
J.-J. Rousseau , nº 14 .
Airs chantés par Mme Branchu , parole de M. Lebailly , musique
de feu Ch. Kalkbrenner. Accompagnement de piano par Frédéric
Kalkbronner . Chez Mme Ve Kalkbronner , rue Chabanais , nº 9 .
AVIS.- Le bel Etablissement littéraire , situé rue de Grammont ,
nº 16 , près le boulevard des Italiens , dont nous avons déjà parlé il y
adeux ans , mérite de plus en plus d'être fréquenté par les amateurs
de bonne littérature et de la bonne société. Un très-beau salon de
lecture et d'étude , plusieurs salles dites de sociéte et de musique ,
une bibliothèque immense de bons ouvrages de littérature ancienne
et nouvelle , vingt- deux différens journaux et ouvrages périodiques
de Paris , ceux des principales villes de l'Empire français , et plusieurs
autres de l'Allemagne , de l'Italie , etc. en différentes langues ,y sont
à la disposition des abonnés et des lecteurs par séances. On s'y
abonne aussi pour avoir des ouvrages en lecture chez soi , et l'on y
délivre un Prospectus gratuitement.
LE MERCURE parait le Samedi de chaque semaine , par Cahier
de trois feuilles . Le prix de la souscription est de 40 fr . pour
l'année ; de 24 fr. pour six mois ; et de 12 fr. pour trois mois ,
franc de port dans toute l'étendue de l'empire français . Les
lettres relatives à l'envoi du montant des abonnemens , les livres ,
paquets , et tous objets dont l'annonce est demandée , doivent être
adressés , francs de port , au DIRECTEUR GÉNÉRAL du Mercure de
France , rue Hautefeuille , N° 23 .
SEINE
MERCURE
DE FRANCE .
N ° DXCVI . - Samedi 19 Décembre 1812 .
POÉSIE .
ÉPISODE D'UGOLIN. ( ENFER DU DANTE , Ch. 32 et 33. )
Noi eravam partiti già da ello
Ch'i' vidi duo ghiacciati in una buea ,
Si, che l'un capo all' altro era cappello , etc.
Nous le quittons . Plus loin s'offrent deux malheureux
Dans l'abime glacé qui sous nos pas s'entr'ouvre .
L'un d'eux surinonte l'autre et de son front le couvre ;
Et de son compagnon , par un crime nouveau ,
A l'endroit où le cou vient s'unir au cerveau ,
Tient la tête collée à sa bouche sanglante ,
Effroyable aliment d'une faim dévorante .
Tydée , aux champs Thébains , qu'il remplissait d'horreur ,
Déchirait Ménalippe avec moins de fureur.
• O toi de qui la rage à mes regards décèle
• L'affreux ressentiment d'une haine immortelle !
• Quel funeste besoin , dans ce lieu détesté ,
> Allume ta vengeance et ta férocité ?
> Si tu dois sans remords dévorer ta victime ,
• Parle : apprends-moi ton nom , dis -moi quel est son crime ;
:
LI
530 MERCURE DE FRANCE ,
> Et bientôt sur la terre où tu fus outragé ,
> Je dirai son supplice , et tu seras jugé ,
› Si na langue , exprimant ta dernière pensée ,
> A çe récit fatal ne demeure glacée. »
De l'exécrable mets s'arrachant à regret ,
•Aux cheveux tout sanglans du crâne qu'il rongeait ,
Le spectre essuye alors sa bouche encor fumante :
Tu veux donc me dit-il , que ma voix gémissante ,
> Rappelle le sujet d'une affreuse douleur
> Dont le souvenir seul a fait frémir mon coeur ;
› Mais si je puis d'un monstre , aliment de ma rage ,
> Proclamer l'infamie en vengeant mon outrage ,
› Et répandre sur lui l'horreur que je lui dois ,
Tu me verras parler et pleurer à-la- fois .
> Je ne te vis jamais , et je cherche à comprendre
► Ici-bas quel sentier t'a pu faire descendre.
> Si j'en crois ton langage en ce séjour de mort ,
> Florence est ta patrie : ignores- tu mon sort ?
> Mon nom fut Ugolin : devant toi s'offre encore
> Roger , ce vil prélat , que ma haine dévore.
> Apprends donc quel forfait le rapproche de moi.
» Tu sais que ce parjure , abusant de ma foi ,
» Trahit ma confiance , et , dans sa rage impie ,
> Résolut de m'ôter la liberté , la vie ;
> Mais connais-tu la mort dont j'étais menacé ?
> Ecoute les secrets de mon coeur oppressé.
> Déjà plus d'une fois , éclairant les ténèbres ,
> Le jour avait glissé le long des murs funèbres ,
> Qui depuis , attestant ma déplorable fin ,
>Portent le triste nom de cachot de la faim ,
> ( Lieu fatal qui réclame encor d'autres victimes ! )
> Lorsqu'un songe effrayant , révélateur des crimes ,
> Amon esprit frappé de soudaines terreurs ,
→ D'un sinistre avenir dévoila les horreurs .
> Tel qu'un seigneur puissant , et devenu mon maître ,
>Roger semblait poursuivre aux lieux où l'on voit naitre
» Ce mont qui cache Lucque aux regards des Pisans ,
• Un loup que précédaient ses louvetaux tremblans .
■ Gualand , Sismond , Lanfranc , devançaient le perfide.
> Ses chiens , dont la maigreur hâtait la meute avide ,
DECEMBRE 1812 . 531
> Pressaient leurs ennemis épuisés , chancelans ,
> Et d'une dent aiguë ils déchiraient leurs flancs.
> L'ombre régnait encor quand mon réveil m'accable ;
. > Etj'entends mes enfans que son ordre implacable
> Condamnait à subir mon funeste destin ,
> Pleurer dans leur sommeil , et demander du pain.
> Oh! que je te plaindrais sı , rebelle à mes larmes ,
> Ton coeur ne partageait mes secrètes alarmes !
> Et , pressentant les maux qui semblaient m'éclairer ,
> Si tu ne pleurais pas , de quoi peux-tu pleurer ?
> Mes fils sont réveillés : déjà l'heure s'avance
> Où d'un tyran cruel l'avare prévoyance
> Avait paru du moins réserver à nos jours
> D'un aliment grossier l'ordinaire secours.
> Des terreurs de la nuit l'ame encore frappée ,
■ Chacun de nous croit voir son attente trompée.
> Eh ! que deviens-je , ô ciel ! quand de l'horrible tour
> La porte sourdement se fermant sans retour ,
> Nous engloutit vivans dans ce muet abime :
» Non , je ne pleurais point ; mais je cherchais leur crime :
> Immobile et glacé , je regardai mes fils .
> Ils pleuraient , et l'un d'eux , rappelant mes esprits ,
> Anselme , le plus jeune , alors me dit : mon père !
> Qu'as-tu done ? quel regard ? Je ne pus que me taire .
> Aucune larme encor ne tomba de mes yeux.
> Les heures s'écoulaient ; la nuit couvrit les cieux ;
> Le jour me retrouva dans le même silence ;
> Mais au premier rayon mon supplice commence.
> J'observe mes enfans : leur trouble , leur pâleur ,
> Sur leurs fronts quatre fois retraçaient mon malheur.
> D'un sombre désespoir mon ame est déchirée ,
> Et je porte mes mains à ma bouche égarée.
> Mes fils , qui me croyaient tourmenté par la faim ,
Se lèvent tous ensemble en s'écriant soudain :
८
Omon père ! c'est toi qui nous donnas la vie :
> Avant qu'à tes enfans la douleur l'ait ravie ,
> Nourris- toi de ce sang qu'ils ont reçu de toi. -
> Pendant deux jours , craignant d'augmenter leur effroi ,
> Je cachai de mes sens l'horreur involontaire :
>Nous étions tous muets : ô jours affreux ! ô terre !
Ll 2
532 MERCURE DE FRANCE;
» Quand j'invoquais la mort , pourquoi ne vis-je pas
» Tes abîmes profonds s'entr'ouvrir sous mes pas ?
•Trois fois le jour a fui : l'aurore brille à peine,
› Gadde , près d'expirer , jusqu'à mes pieds se traîne ,
> En me disant: Mon père ! ah! viens me secourir !
> Il meurt. Trois fils encor devant moi vont mourir ;
> Hélas ! trois fois encor j'allais perdre la vie.
> L'un après l'autre , en proie à leur lente agonie ,
>Demoment en moment je les voyais tomber.
> Enfin , les yeux éteints , et prêt à succomber ,
> Heurtant leurs corps glacés , rampant dans les ténèbres ,
> J'appelle mes enfans , sourds à mes cris funèbres ,
> Et seul , après deux jours , je cède à mon malheur ,
> Consumé par la faim plus que par la douleur. »
Alors roulantdes yeux pleins d'une horrible joie ,
Comme un chien dévorant , il ressaisit sa proie ;
Etsous sa dent barbare , avec avidité ,
Ecrase en frémissant le crâne ensanglanté.
Pise , opprobre éternel de la belle Italie ,
Par un si doux langage encor plus embellie ,
Si tes lâches voisins sont lents à te punir ,
Puissent , de ta ruine effrayant l'avenir ,
De la profonde mer à grand bruit séparée ,
Sur ton fleuve s'asseoir laGorgone ou Caprée ,
Et l'Arno , vers sa source amoncelant ses flots ,
Traîner tes citoyens engloutis sous les eaux !
Fût- il vrai qu'Ugolin qui te devait la vie ,
Eût vendu tes remparts et trahi sa patrie ,
Hélas! ses jeunes fils , voués au même sort ,
Devaient- ils partager son supplice et sa mort ?
Ils ignoraient leur crime ; et c'était leur enfance ,
OThèbes de nos jours ! qui fit leur innocence.
HENRI TERRASSON ( de Marseille. )
DECEMBRE 1812. 533
ENIGME .
J'HABITE quelquefois en beaux hôtels garnis ;
Je ne dédaigne pas les panneaux , les lambris ;
Mais c'est toujours sans étalage;
L'appartement le plus petit
Et me convient et me suffit :
Il faut si peu d'espace au sage!
Aussi pour désigner quelques étroits taudis ,
Les assimile-t-on à mon triste logis .
Toujours sur le qui vive , et craignant la déroute ,
Je ne me mets jamais en route
Que si je manque d'alimens .
La peur et le besoin règlent mes mouvemens.
J'ai raison ; car sur mon passage ,
Rode un animal plein de rage ,
Qui lorsqu'il voit sa belle à m'attrapper ,
Jamais ne me laisse échapper.
$........
LOGOGRIPHE
J'AI trois pieds qu'il faut conserver ,
Si vous voulez mettre à la voile ;
Si vous voulez les convertir en toile ,
Il suffit de les renverser.
8........
CHARADE .
LECTEUR , vous souvient-il de ces deux mots tel est ,
Que celui qui jadis pouvait ,
Par la seule vertu de sa pleine puissance ,
Et de sa certaine science ,
Dire presqu'en tout : il nous plaît ,
(Ce protocole fut long-tems d'usage en France. )
Assez communément plaçait
Dans maint Edit ou telle autre ordonnance ,
Par lesquels à tous ses sujets ,
Il promettait justice ou bienfaisance :
534 MERCURE DE FRANCE , DECEMBRE 1812.
Promesse qui parfois , trompait leur espérance ?
Alors , par mon premier , toujours j'accompagnais ,
Pour dire mieux , je précédais
Les deux premiers mots italiques
Qu'en commençant je viens d'écrire sous vos yeux.
Ainsi , de ce tems-là le voulaient les rubriques .
J'ai beaucoup de derniers tous différens entr'eux.
De les présenter tous je n'ai point le caprice.
L'usage veut que je choisisse .
Je dois donc vous fixer sur un .
La préférence échoit et doit être accordée
Acelui qu'on peut dire être le moins commun .
Ces trois mots clairement expliquent ma pensée ;
Voilà par eux mon dernier désigné ,
Et vous l'avez déjà , sans doute , deviné.
Montout est de la Ligurie
Un des plus antiques produits .
Maréputation est si bien établie ,
Que je porte le nom d'un lieu de ce pays ;
C'est du lieu même où je naquis.
Je suis de la nature un présent au génie
Qui , par moi , peut former oeuvres du plus grand prix.
Je vous épargne la série
De tout ce qu'avec moi peut faire le talent ;
La liste en serait infinie ,
Etje m'en tiens à ce trait surprenant :
Quoique né brut , dur , froid , j'ai cependant
Veines sans nombre , et je défie
Qu'ony trouve jamais une goutte de sang.
JOUYNEAU- DESLOGES ( Poitiers ) .
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est Lumignon (de chandelle ).
Celui du Logogriphe est Dessert , dans lequel on trouve : désert.
Celui de la Charade est Cornemuse.
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS .
PRÉCIS DE LA GEOGRAPHIE UNIVERSELLE , ou Description
de toutes les parties du monde , sur un plan nouveau ,
d'après les grandes divisions naturelles du globe ;
précédée de l'Histoire de la Géographie chez les peuples
anciens et modernes , et d'une théorie générale de
la géographie mathématique , physique et politique ;
accompagnée de cartes , de tableaux analytiques ,
synoptiques et élémentaires , etc.; par M. MALTEBRUN.
Tomes I , II , III , in-8° , de 1850 pages ,
avec quatre planches gravées en taille-douce (*) . Seconde
édition , revue et corrigée , imprimée en grand
format , sur caractères neufs , et papier carré fin d'Auvergne
. - Prix , 29 fr . pris à Paris , dont 6 fr. à valoir
sur le Ve et dernier volume ; et 34 fr. 8o c. franc de
port .-A Paris , chez Fr. Buisson , libraire-éditeur ,
rue Gilles-Coeur , nº 10 .
-
Le Précis de la Géographie universelle , par M. Malte-
Brun , a fait beaucoup de bruit dans le monde littéraire .
Il est devenu même le sujet d'un procès dans lequel les
parties belligérantes ne se sont pas épargné les qualifications
injurieuses . Il est triste que ces débats s'élèvent si
(*) On sait qu'il existe pour cet ouvrage deux atlas , format in-folio ,
composés et dressés par MM. Malte-Bran et Lapie , gravés par d'habiles
artistes , et coloriés avec soin; l'un , de 24 cartes , prix , 18 fr. ,
solidement cartonné , et 19 fr . 50 c. franc de port ; l'autre , Supplémentaire
, servant de développement et de complément au premier,
dressé à plus grand point , gravé en plus grosses lettres , et formant
51 cartes. Prix , 36 fr . , solidement cartonné , et 38 fr . frane de port .
Ces deux atlas ne se vendent séparés qu'aux seuls souscripteurs du
Précis . Réunis , ils forment l'atlas complet de cet ouvrage en75 cartes
coloriées; volume in-folio cartonné. Prix , 60 fr. pour les non- sousoripteurs
, et 63 fr. franc de port.
536 MERCURE DE FRANCE ,
souvent parmi les savans etles gens de lettres; n'est-il done
pas possible de courir la même carrière et de disputer le
même prix , sans se livrer à des animosités si peu dignes
de ces études , que les anciens avaient appelées litteræ
humaniores ? Faudra-t-il toujours confondre l'émulation
avec l'envie , la haine avec la rivalité? M. Malte-Brun est
un homme actif, instruit , laborieux; il est avide de
renommée et de gloire littéraire. Jusque - là rien de
mieux . Mais pourquoi ne pas marcher à la gloire , sans
vouloir combattre tous ceux qui marchent sur la même
route? lorsqu'on est fort de ses propres ressources ,
quelle nécessité d'en employer d'autres qui ne sont ni
aussi sures ni aussi honorables ? Cette tendance au despotisme
est devenue , depuis quelque tems , une maladie
générale qui menace toutes les parties de l'empire des
sciences et des lettres . On veut régner seul , et pour y
parvenir , on se rend souvent peu délicat sur les moyens .
Si la modération n'est plus un crime , comme aux jours
de nos désastres révolutionnaires , on la regarde du
moins comme une vertu de dupe , dont un esprit libre et
intelligent doit savoir s'affranchir. Jamais on n'a mieux
pratiqué la maxime des Vadius et des Trissottin :
Nul n'aura de l'esprit hors nous et nos amis ,
Ce qu'il y ade plus fàcheux , c'est de voircette maxime
adoptée par deshommes mêmes qui pourraient s'élever facilement
au-dessus des Trissottin et des Vadius .
Depuis long- tems l'étude de la géographie est en honneur
parmi les nations les plus éclairées de l'Europe.
La France , l'Angleterre , l'Allemagne ont des géographes
dont elles peuvent justement se glorifier ; il n'est point
vrai , comme on a prétendu le faire croire , que cette
science soit encore dans l'enfance , et que les ouvrages
qu'on nous donne depuis trois ou quatre ans soient des
créations nouvelles , toutes brillantes de génie . Pour
créer, il faudrait voir soi-même , entreprendre une nouvelle
Odyssée un peu plus étendue que celle du roi
d'Ithaque , et joindre au titre de voyageur actif et infatigable
, celui de grand géomètre , d'habile astronome ,
de savant naturaliste , de physicien éclairé. Tant que
DECEMBRE 1812 . 537
toutes ces qualités ne se trouveront pas réunies dans la
même personne , je ne verrai en elle qu'un écrivain plus
ou moins instruit , qui rassemble les observations des
autres , les classe , les compare pour en former un résumé.
Sans doute ce travail n'est pas sans mérite ; il exige des
recherches multipliées , des connaissances étendues , un
esprit judicieux et méthodique, mais il ne saurait être
présenté comme un phénomène extraordinaire , devant
lequel le monde savant doit se prosterner : est modus in
rebus.
J'ai cru ces observations nécessaires pour prévenir le
public contre ce ton d'exagération et d'emphase , avec
lequel onannonce aujourd'hui les moindres productions .
Je suis bien loin de mettre de ce nombre le Précis de
la Géographie universelle de M. Malte-Brun , et les deux
atlas qui l'accompagnent. Je me plais à rendrejustice au
mérite de l'auteur , à la variété de ses connaissances ,
à la solidité de ses idées , à la justesse de son plan , à
l'intérêt qu'il a su répandre sur un sujet qui en paraît si
peu susceptible . Les suffrages du public ont ici pleinement
justifié les éloges des journaux. La première édition
s'est écoulée en très-peu de tems , la seconde a subi
d'utiles améliorations ; on en a retranché sur - tout les
parties qui étaient devenues le sujet d'une discussion
judiciaire entre M. Malte - Brun et l'éditeur de la
Géographie de Pinkerton ; on a rectifié des erreurs de
physique et d'histoire naturelle ; quelques positions ont
été mieux indiquées , et l'ouvrage , tel qu'ilest , mérite tous
les suffrages du public éclairé . Les deux atlas qu'on y a
joint sont d'une grande ressource pour le lecteur. Ils
forment ensemble soixante et quinze cartes; les vingtquatre
premières étaient déjà connues. Elle avaient été
publiées avec les premiers volumes du Précis de la Géographie
; mais plusieurs lecteurs les trouvaient composées
sur une échelle un peu étroite .
La multiplicité des noms et la finesse de l'écriture
fatiguaient les personnes d'une vue faible et délicate ;
elles désiraient une échelle plus grande , un champ plus
vaste , des caractères plus distincts ; l'éditeur n'a point
538- MERCURE DE FRANCE ,
hésité à les satisfaire ; on acomposé cinquante-une cartes
nouvelles , à la rédaction desquelles on a apporté beaucoup
de soin. Les auteurs de ces cartes sont M. Malte-
Brun et M. Lapie ; elles font honneur à leurs connaissances
et à leurs talens réciproques ; elles n'offrent rien
à désirer pour la pureté du trait , la clarté des divisions ,
l'élégance de l'exécution ; l'oeil en parcourt toute l'éten
due sans fatigue ; et dans un cadre médiocre , elles contiennent
un grand nombre d'objets sans surcharge et
sans confusion . On a même poussé le soin jusqu'à les
orner de cartouches allégoriques , qui caractérisent les
contrées ou les peuples dont il est question ; ainsi rien
ne manque sous le rapport du travail et de l'exécution .
Sans doute , en les examinant avec soin , la critique y
trouvera encore quelques défauts à relever ; mais dans
quel ouvrage pourrait- on se flatter de trouver la perfection
? Ce qui fait le mérite particulier des cartes de cet
atlas , c'est de présenter , sous des formes visibles , l'his
toire des peuples et les progrès de leurs connaissances ;
c'est de partir du berceau du genre humain , et de descendre
de siècle en siècle jusqu'à l'époque actuelle , en
passant à travers toutes celles qui nous ont précédés; de
sorte que cet atlas peut servir à lire l'Histoire univer
selle comme à expliquer le Précis de la Géographie
universelle. Si M. Malte-Brun n'a pas le mérite de l'invention
, il a au moins celui d'avoir perfectionné les idées
et le travail de ses prédécesseurs. Peut-être un jour
pourra-t-il agrandir ce plan, et nous tracer sur des cartes
les révolutions des Empires , commes elles sont tracées
dans les pages de l'histoire . Ce beau travail lui assurerait
une réputation honorable et la reconnaissance des amis
des lettres .
,
Jusqu'à ce jour les éloges donnés à M. Malte-Brun
n'avaient point été sans restriction. On lui reprochait des
prétentions un peu exagérées ; on désirait qu'il laissat
aux autres le soin de louer ses ouvrages , sans prendre
cette peine lui-même ; on attendait de sa justice qu'il
rendît hommage à ses prédécesseurs , qu'il indiquat les
sources où il avait puisé. Félicitons-le d'avoir satisfait ,
cet égard , les voeux du public. Dans une nolice rai539
هللا DECEMBRE 1812 .
P
,
sonnée qui précède les cinquante-une cartes supplémentaires
, il ne dissimule aucune des sources qu'il a consultées
et paie un tribut d'éloges mérité aux Danville ,
aux Mannert , aux Gosselin , aux Humbolt , aux Barbié
du Bocage , aux Walcknaër , et à beaucoup d'autres célèbres
géographes qui font l'honneur des sciences physiques
, mathématiques et géographiques . M. Malte-
Brun a donc satisfait à tous les devoirs d'un écrivain
habile et estimable . Χ.
LES NUITS ROMAINES AU TOMBEAU DES SCIPIONS; ouvrage
traduit de l'italien , par L. F. LESTRADE , avec notes et
figures .-Deux vol. in-12 . -Paris , chez Fr. Schoell,
libraire , rue des Fossés-Saint-Germain- l'Auxerrois ,
n° 29.
1
LES Nuits Romaines jouissent d'une grande réputation
en Italie . C'est l'ouvrage d'un philosophe éloquent qui
sait s'élever au-dessus des préjugés vulgaires , et juger
les hommes , non d'après la vaine opinion des peuples ,
mais d'après les règles immuables de la raison et de la
justice. Les Romains ont rempli l'univers de l'éclat de
leur nom et des monumens de leur puissance. Nulle
nation ne s'est élevée aussi haut , et dans nos siècles
modernes ils sont encore l'objet d'une vénération et
d'un culte particuliers . Nous serions tentés de croire que
lanature les avait formés d'un limon plus pur , qu'elle
leur avait donné une ame et un coeur plus grands qu'à
aucun autre peuple ; mais ont-ils mérité ce tribut de
respect et d'admiration , et ces hommes si vantés dans
nos histoires conserveraient-ils les hommages dont ils
jouissent , s'ils étaient appelés au tribunal de la justice
et de l'humanité? Telles sont les questions que se fait
l'auteur des Nuits Romaines . Il examine successivement
les titres de leur gloire , il sonde les plus imposantes
réputations , il les discute avec une rare impartialité ,
et ses discussions sont pleines d'intérêt , d'éloquence et
de sentiment.
On ignore encore quel est l'auteur de cette belle pro
540 MERCURE DE FRANCE ,
duction . Le traducteur nous apprend que PhilippeNr.
en publia une partie àRome en 1792 , que sept ans apres
on en donna une nouvelle édition dans la même ville. &
qu'elle fut suivie de deux autres exécutées à Milanen
1798 et en 1800 ; qu'enfin Claude Molini en fit tron
éditions à Paris en 1797 , 1798 et 1803 .
Ces Nuits furent traduites en français en 1796 à Lavsanne
; l'Angleterre et l'Allemagne en ont aussi enrich
leur littérature ; mais l'ouvrage n'était point complet. On
savait qu'il devait être composé de six nuits , et l'on
ignorait si les trois dernières avaient été conservées
enfin l'original , retrouvé récemment à Rome , dissip ,
maintenant toute incertitude à cet égard. Le traducteur
s'est procuré ces trois dernières nuits , et c'est pour
première fois qu'elles paraissent dans notre langue.
M. Lestrade ne se permet point d'examiner le mérite
de la traduction de Lausanne . Cette discrétion fait hotneur
à sa modestie ; mais nous quin'avons pas les mêmes
motifs , nous pouvons assurer que la traduction nouvelle
est fort supérieure à la première ; elle est généralement
écrite avec pureté , élégance et facilité. Les mouvemens
oratoires sont rendus d'une manière souvent très-heureuse
, et si l'on ne retrouve pas toujours dans la copie
le nombre, le mouvement et l'harmonie qui caractéri
sent l'original , c'est peut-être plus le défaut de notre
langue que celui du traducteur.
L'auteur des Nuits Romaines , qui , à l'exemple dequel
ques auteurs anciens , a cru devoir renfermer sa critique
dans une fiction , supposequ'unjour, tout émude l'antique
grandeur des Romains , il parcourait les monumens ma da
tilés de la cité reine du monde , lorsque tout-à-coup
bruit se répandit qu'on venait de découvrir le tombeau
des Scipions , objet de tant de recherches jusqu'à pré
sent inutiles. « Alors , dit-il, renonçant à toute autre
>>>méditation, mon esprit ne s'occupa plus que de cette
>>importante découverte. Déjà la nuit couvrant l'air de
>> ses voiles , ramenait le silence et l'obscurité favorables
» à mes desseins. Une masure rustique s'élève sur ces
>>tombes vénérables , vers lesquelles on s'achemine sous
> les voûtes d'une grotte souterraine, assez semblable à
1
DECEMBRE 1812 . 541
ANCE
▸un repaire de bêtes féroces . C'est par ce passage étroit
det raboteux queje parvins aux tombeaux de cette race
valeureuse , dont les uns étaient déjà dégagés de leurs
ruines , d'autres y restaient encore ensevelis .... Je ne
pouvais me défendre d'un sentiment pénible et relifotgieux
en pensant que je foulais aux pieds les ossemens
. de ces héros , dont le nom remplit encore l'univers ,
is et que j'écrasaispeut- être , en marchant , la tête ou les
bras de celui qui réduisit Carthage en poudre . Ces
tombes portent, dans leur simplicité , le caractère des
beaux siècles de la république , où Rome cherchait
moins à briller par une vaine magnificence , que par
Péclat des vertus. On n'y a employé que des pierres
communes grossièrement taillées. Les noms des per-
» sonnages y sont tracés seulement avec du vermillon ,
dont la rouille du tems a heureusement respecté l'empreinte.
Des inscriptions modestes , composées dans
l'ancienne langue du Latium , y rappellent en style
<p > concis les triomphes de ces héros . »
,
L'auteur des Nuits Romaines se livrait à toutes les
pensées que pouvait inspirer la vue de ces monumens ,
lorsque tout- à-coup un vent imprévu , entrant avec impétuosité
par l'entrée de la caverne , éteignit le flambeau
qui servait à éclairer ces scènes funèbres . Son esprit ,
aguerri avec les sombres vapeurs du séjour des morts
n'en fut point effrayé ; sa pensée se plaisait au milieu
des tristes objets dont il était entouré , et osait même
former le désir d'en connaître les pâles habitans . Ses
voeux ne tardèrent point à être exaucés. Du fond de ce
ténébreux asile s'éleva un murmure plaintif , composé
de sons inarticulés qui , en se prolongeant avec lenteur ,
ressemblaient au bruit du vent qui frémit dans les vallées ;
en même tems la terre trembla sous ses pas ; l'air agité
retentit comme un essaim d'abeilles , les pierres des
tombeaux se soulevèrent , les ossemens des morts s'entre-
choquèrent : tout annonça un événement extraordinaire.
L'auteur commençait à se troubler , et la crainte
de la mort l'emportait sur l'amour de la science ; mais le
calme s'étant peu-à-peu rétabli , il reprit confiance , et
ne fut pas médiocrement surpris de voir des figures hu
542 MERCURE DE FRANCE ,
maines qui se dressaient lentement du fond dessépulcre
et en soulevaient la pierre avec leurs bras. Bientôt toules
les tombes lui parurent pleines de spectres. Une lumière
pâle et phosphorique éclairait ces scènes funèbres. Une
Ombre couverte d'une toge blanche s'avança d'un pas
majestueux , et toutes les autres larves , quittant la pierre
de leurs tombeaux , vinrent à l'envi l'entourer de leurs
hommages . C'était Cicéron . Il ne manquait plus , pou
compléter le prodige, que d'entendre parler ces spectres
et ils parlèrent en effet. Le premier qui fit entendresa
voix fut celui de Tullius ; c'était un privilége qui
était dû en qualité d'orateur. Il parla de Dieu , de l'ame
des sphères célestes , de l'oeuvre sublime de l'univers
« Semblable à un grand fleuve , son éloquence marcha
>> pleine de dignité , répandant sur ses discours la n
>> chesse et l'éclat d'un style harmonieux ..... Pendant
>> qu'il dissertait ainsi , les ombres l'écoutaient dans le
>> plus grand silence .>>>
Mais on se lasse d'écouter; parmi les ombres des plus
célèbres Romains , étaient aussi quelques ombres de
dames romaines ; il était impossible que la conversation
ne s'animat point , et l'on entendit bientôt l'illustre assemblée
discuter les points les plus intéressans de Thistoire
de Rome , de sa politique et de la morale. Brutas
et César , réunis maintenant sans passions et sans haine,
traitent d'abord les hautes questions du tyrannicide, de
la liberté publique , et des avantages de la monarchie.
Marius leur succéde; Pomponius Atticus prend la pared
après lui , et juge sévèrement les Romains. Il examine
leur conduite envers les nations étrangères ; il pese
dans une exacte balance la vertu des Brutus et des Virginius
; il ose même interroger Lucrèce sur sa mémo
rable aventure avec le jeune Tarquin. Les querelles de
César et de Pompée , d'Antoine et d'Octave , la gloire ca
siècle d'Auguste fournirent le sujet d'autant d'entretiens
pleins d'intérêt et de franchise.
L'auteur des Nuits Romaines n'est pas le premier qui
ait considéré la gloire du peuple-roi plutôt comme un
fléau que comme un bienfait pour l'humanité. Si , d'une
part , après avoir emprunté les avantages de la civilisa
DECEMBRE 1812 . 543
1
tion chez les Grecs , les Romains eurent le mérite de les
répandre chez les autres peuples, ils leur vendirent bien
cher ce présent. Pomponius Atticus examine quel fut ,
dès son origine , cette Rome objet de l'admiration superstitieuse
des peuples , et voici en abrégé le tableau
qu'il trace de sa politique .
<<Je veux , dit-il , vous montrer à nu cette Rome or-
>>gueilleuse , l'exposer à vos regards , non sous la pompe
> des triomphes et dans les tableaux mensongers de la
>> renommée , mais sous les traits austères de l'incorrup-
>>tible vérité . Une caverne de voleurs , voilà son ber-
>> ceau ; le viol et le fratricide , voilà ses commencemens .
>>Je ne vous parlerai point de ces guerres injustes dans
>>leur cause , bien que couronnées par le succès , entre-
>> prises sous différens prétextes contre les Véiens , les
>> Eques , les Volsques et tant d'autres peuples circon-
>> voisins . Rome naissait à peine que déployant sans pu-
>>deur son caractère despotique , elle voyait fondre sur
>>elle , non-seulement les nations voisines , mais l'Italie
>> entière. Pressée de toutes parts , elle se vit forcée de
» poursuivre , par le besoin de sa propre défense , les
>> guerres qu'elle avait allumées par son ambition. Si
>> l'on jette un coup-d'oeil sur celles qu'entreprirent nos
>>premiers rois , elles ne nous paraîtront que comme des
>>fléaux dont la colère des Dieux frappait continuelle-
> ment ce malheureux pays . La rage des conquêtes sur-
>> vécut à sa dévastation, comme un funeste héritage que
>> les vaincus léguaient à leurs vainqueurs . Peu satisfaite
>> de vaincre par la voie des armes , sorte de brigandage
> où se mêle au moins quelque générosité , Rome ne
>> rougissait pas d'employer au besoin la perfidie et la
>> ruse. Chacun de vous se rappelle ce jugement d'éter--
>> nelle honte rendu dans l'affaire des Ardéens et des
» Ariciens . Ces deux peuples nous avaient choisis pour
>> arbitres . Il s'agissait de prononcer sur la propriété
>>d'un territoire revendiqué par les deux partis . Le peuple
>>romain décida qu'il n'appartenait à d'autre qu'à lui , et
>>l'occupation subite par les armes confirma cette injuste
>> sentence . Vers le même tems la guerre s'était allumée
entre les Campaniens et les Samnites. Ces derniers
۱
544 MERCURE DE FRANCE ,
» justes et valeureux.
>> nous étaient unis par un traité solennel. Cela ne nous
>> empêcha point de nous joindre à leurs ennemis , qui
>> nous offraient des conditions plus avantageuses; et
>> pour couronner notre perfidie , nous soumîmes les
>> deux nations à notre joug ..... L'antique Etrurie voyait
>> fleurir dans son sein les sciences et les arts. L'histoire
>> nous représente ce beau pays couvert d'Etats riches et
florissans , gouvernés par des chefs
>> Nous y pénétrons et déjà elle n'est plus qu'un vaste
>> tombeau , qu'un monceau de ruines autour duquel re-
>> tentit tristement le bruit de nos exploits . Capõue , Ta-
>>`rente , Reggio , brillantes colonies de la Grèce , non
>> moins fameuses par la beauté de votre sol , la douceur
>> de votre climat , que par vos spectacles et l'aménité de
▸ vos habitans , qu'êtes-vous devenues au sein de nos
>> triomphes ? Les arts , les plaisirs , doux liens de la vie ,
>> ont fui devant des vainqueurs farouches qui ne con-
>> naissaient d'autres lois que le pillage et la mort.>>>
Après cette apostrophe , l'auteur parcourt une longue
suite de crimes commis par les Romains ; il décrit surtout
la dévastation de la Grèce , à laquelle Rome avait
offert son appui. Nous gémissons tous les jours de voir
ce beau pays en proie aux barbares ; mais laGrèce ne fut
pas mieux traitée par les Romains que par les Tures.
<<Athènes , dit l'auteur des Nuits romaines , Athènes ,
> ce temple des beaux-arts , fameuse par ses monumens
>> et ses grands hommes , fut, à deux reprises , démolie
>> en partie , et livrée aux flammes . La mème année vit
>> tomber successivement et la riche Carthage , éternel
>>objet de jalousie , et cette Corinthe dont la ruine fut
» comme le dernier soupir de la Grèce . Mais la Macé-
>> doine fut sur-tout le théatre des plus déplorables
» cruautés . Soixante- dix villes disparurent en un jour de
>> la surface de la terre ; il ne resta plus de leur magnifi-
>> cence que des cendres et des ruines . Cent cinquante
> mille habitans réduits en esclavage furent réservés pour
>> le triomphe du vanqueur. »
Ici Pomponius Atticus se livre à une éloquente et courageuse
invective contre I usage des triomphes; il s'élève
contre l'orgueil et l'inhumanité de ses compatriotes, dé-
1
DECEMBRE 1812 . 545
crit les cruautés de
César dans les Gaules , etprouve que DE LA
SEIN
cet esprit d'invasion et d'avarice a formé de tout terasfe
caractère des Romains . Cest ici qu'il examine sites
moeurs de l'ancienne Rome, tantvantées par les historiens,
ont mérité les éloges qu'on leur a prodigués ; c'est ici
qu'il cite au tribunal de l'inflexible vérité cette belle
Lucrèce si célèbre par son héroïsme et sa vertu .
Elle parut couverte d'un voile blanc qui lui descendait
jusqu'aux pieds; la tristesse obscurcissait son front , et
dans son pénible embarras elle baissait ses yeux humides
de larmes . Toutes les ombres étaient émues , Pomponius
seul conserva son imperturbable austérité , et n'hésita
point à faire à la belle infortunée quelques questions
auxquelles elle ne répondit point .
Il demanda comment il se faisait qu'étant entourée
d'esclaves fidèles occupant un appartement voisin du
sien , elle n'en avait appelé aucun à son secours ? comment
, après avoir passé la soirée dans un souper voluptueux
avec son présomptueux séducteur, elle n avait pris
aucune précaution contre ses entreprises ? comment elle
avait négligé de termer sa porte avec assez de soin pour
qu'il ne pût pénétrer auprès delle ? Il la pria de lui dire
s'il était plus difficile de se tuer avant qu'après l'outrage
qu'elle avait requ ? s'il était bien vrai que Sextus leût
menacée d'égorger un esclave et dele placer auprès d'eile?
Il entreprit de démontrer la futilité de cette fable , et
de faire voir combien cette menace eût été difficile a exécuter
. Il représenta aux ombres qui l'écoutaient que les
dames étaient fort ingénieuses en fait d'excuses , et Brutus
ayant demandé comment il pouvait expliquer l'acte
d'héroïsme par lequel Lucrèce s'était donné la mort , il
répliqua que le jeune Sextus était fort accoutumé à se
vanter de ses conquêtes ; qu'il ne demandait pas mieux
que de s'amuser aux dépens des époux infortunés ; que
revenue de l'ivresse d'une coupable volupté , Lucrèce
avait senti toute l'horreur de sa situation , et qu'effrayée
d'avance du courroux de son mari, elle avait mieux
aimé prévenir le sort qui la menaçait , et s'accuser ellemême
, avant que l'indiscrétion de Sextus la livrât au
déshonneur public et à toute la sévérité des lois ; qu'en
Mm
5
:
526 MERCURE DE FRANCE ,
des alliés . Enfin le 19 , on s'est mis à la poursuite des dé
bris de ce corps russe , qui fuit vers la Wolhynie .
" Les résultats de ces diverses affaires , où nous avons
toujours eu l'avantage du nombre et des positions , ont été
3000 prisonniers , 40 caissons charges de munitions , huit
ambulances et un grand nombre de bagages. Tous les
villages sont remplis de blessés russes .
" Nous donnons ces détails anticipés , sur la foi de nonvelles
particulières ; il fautespérer que les premiers rapports
officiels , en les confirmant, développerontles vues ultérieures
dont dépendent de si grands intérêts . "
La fête de l'anniversaire du Couronnement a été célébrée
avec une solennité digne de son objet. S. M.l'Impératrice
a reçu à cette occasion les hommages du corps diplomatique
, et après le Te Deum célébré dans la chapelle du
palais des Tuileries , elle a donné grande audience dans
les appartemens . Le soir il y a eu spectacle et cercle dans
les grands appartemens . On a représenté les Horaces
de Cimarosa . Les premiers rôles étaient remplis parM
Grassiniet M Sessi . Le palais et la ville étaient illuminés
. L'Impératrice a daigné fixer sa résidence à Paris pour
cet hiver , et comble ainsi les voeux les plus chers des habitans
de la capitale. Déjà elle a bien voulu répondre à leur
empressement et se montrer sensible à leurs acclamations
en assistant , mardi dernier , à l'Opéra , à une belle représentation
de Didon et des ballets de Psyché. La réunion
était nombreuse et très-brillante . S ....
ANNONCES .
Moyens deformer un bon domestique ; ouvrage où l'on traite de la
manière de faire le service d'une maison, avec des règles deconduite
à observer pour bien remplir ses devoirs envers ses maitres ; par
M. N*** . Un vol. in-12. Prix . 2 fr . 50c. , et 3 fr. franc de port.
Chez Ant. Bailleul , imprim . -libraire du commerce , rue Helvétius .
nº 71 ; et Delaunay , libr. , Palais-Royal , galeries de bois , nº 243 .
Les Bergères de Madian , ou la Jeunesse de Moïse , poëme en six
chants ; par Mme de Genlis . Un vol. in- 12. Prix , 3 fr. 50 c. , et 4 ft.
franc de port, Le même , format in-18 , 2 fr. Soc. , et 2 fr. 80 c.
franc de port. A la librairie française et étrangère de Galignani , rue
Vivienne , nº 17. -Très-peu d'exemplaires de chaque format, out
été tirés sur papier vélin ; le prix en est double.
DECEMBRE 1812 . 527
Recherches pathologiques sur la frèvre de Livourne de 1804 , sur la
fièvre jaune d'Amérique , et sur les maladies qui leur sont analogues ;
par M. Tommasini , professeur de physiologie à l'Université de
Parme , etc. , etc. Ouvrage traduit de l'italien , par A. M. D. doct.-
méd. Un vol . in-8º de 500 pages. Prix , 6 fr. , et 7 fr. 50 c. franc de
port. Chez Arthus-Bertrand , libraire , rue Hautefeuille , nº 23 .
Nous reviendrons sur cet ouvrage.
Des Vers à soie , et de leur éducation selon la pratique des Cévennes
; suivi d'un précis sur les divers produits de la soie , et sur la
manière de tirer les fantaisies et les filoselles , avec des notions sur la
fabrique des bas de Ganges ; par M. Reynaud , fabricant ; avec des
notes par M. Giraud. Un vol. in- 12 . Prix , 3 fr .. et 3 fr . 75 c. franc
de port. Chez Ant. Bailleul , imprimeur- libraire du commerce , rue
Helvétius , nº 71 ; et Arthus -Bertrand, libr . , rue Hautefeuille , nº 23 .
Eloges de Goffin , père et fils , qui ont concouru en 1812 pour le
prix de l'Institut impérial ; par M. J. Soubira , du département du
Lot. Chez Arthus -Bertrand , libraire , rue Hautefeuille , nº 23 .
Le Glaneur , ou Essais de Nicolas Freeman , recueillis et publiés
par M. A. Jay. Un vol . in-80. Prix , 6 fr . , et 7 fr. 50 franc de port
Chez Cérioux jeune , libraire , quai Malaquais ; Dargent , rue de
l'Odéon ; Lenormant , rue de Seine ; et Arthus - Bertrand , rue Hautefeuille.
Cours de Poésie sacrée , par le docteur Lowth, professeur de poésie
au collège d'Oxford ; traduit , pour la première fois , du latin en
français , par F. Roger , conseiller ordinaire de l'Université impériale
, et membre de la Légion -d'Honneur. Deux tomes en un volume .
Prix . 5 fr.. et 6 fr . 50 c. frane de port. Chez Migneret , imp. -lib . ,
rue du Dragon , nº20 , faubourg Saint-Germain ; Lenormant . imp.-
libraire , rue de Seiue ; Delaunay , libraire , Palais-Royal , galeries
de bois ; et Brunot- Labbe , libraire , quai des Augustins .
Augusteet Jules de Popoli , suite des Mémoires de M. de Cantelmo
; publiés par lady Mary Hamilton , auteur de la Famille de
Popoli et du Village de Munster. Deux vol. in - 12 , imprimés sur papier
fin . Prix , brochés , 4 fr. , et 5 fr. franc de port . Chez Aut.
Aug. Renouard , libraire , rue Saint-André- des -Arcs , nº 55 .
Expériences sur le principe de la vie , notamment sur celui des mouvemens
du coeur , et sur le siège de ce principe , suivies du Rapport
fait à la première classe de l'Institut sur celles relatives aux mouvemens
du coeur ; par M. Le Gallois , docteur en médecine de la Faculté
de Paris , membre adjoint de la société des professeurs de cette
Faculté , membre de la société Philomathique , médecin du Bureau
deBienfaisance de la divion du Panthéon. Un vol. in 8º , orné d'une
planche gravée en taille-douce. Prix , 6 fr. Chez d'Hautel , libraire
rue de la Harpe , nº 80.
Histoire de quelques affections de la colonne vertébrale et du prolongement
rachidien de l'encéphale ; par Alexandre Demussy , né à
Janina , en Epire . Prix , 2 fr. 50 e. , et 3 fr . franc de port. Chez
le même libraire .
528 MERCURE DE FRANCE , DECEMBRE 1812 .
1
Les Pandectes françaises , ou Commentaires raisonnés sur les
Codes Napoléon , de Procédure civile , de Commerce , d'Instruction
criminelle , Pénal , Rural , Militaire et de la Marine , formant un
traité succinct et substantiel , mais complet , de chaque matière ; par
Me J. B Delaporte , ancien avocat. Seconde édition , soigneusement
corrigée par l'auteur, qui a fait usage de la jurisprudence , en rapportant
les décisions intervenues dans les Cours sur les questions les plus
importantes auxquelles ces Codes ont donné lieu jusqu'à présent.
In-80. Tom. II. Prix , 6 fr . , et 8 fr. franc de port. Chez d'Hautel ,
libraire , rue de la Harpe , nº 80 .
OEuvres complètes de madame de Tencin . Nouvelle édition , revue ,
corrigée et précédée d'une Notice historique et littéraire . Quatre
vol. grand in- 18 , beau papier. Prix , 7 fr. Chez le même.
MUSIQUE . - Divertissement pour les commençans , ou choix de
vingt-quatre ariettes , arrangées pour deux guitares , ou guitare seule,
etdivisées en quatre pots-pourris ; par Ferdinando Carulli. Prix , 6 fr .
Chez Curli , marchand de musique , cordes de Naples et livres italiens
, place et péristyle des Italiens , côté de la rue Marivaux ; et rue
Hautefeuille , nº 23 , chez Arthus-Bertrand.
La Berceuse , fantaisie et variations pour le piano- forte ; par Mme
Beaucé , née Porro . Prix , 4 fr. 50 c. Chez Beaucé , libraire , rue
J.-J. Rousseau , nº 14 .
Airs chantés par Mme Branchu , parole de M. Lebailly , musique
de feu Ch. Kalkbrenner. Accompagnement de piano par Frédéric
Kalkbronner . Chez Mme Ve Kalkbronner , rue Chabanais , nº 9.
AVIS.- Le bel Etablissement littéraire , situé rue de Grammont ,
nº 16 , près le boulevard des Italiens , dont nous avons déjà parlé il y
a deux ans , mérite de plus en plus d'être fréquenté parles amateurs
de bonne littérature et de la bonne société. Un très-beau salon de
lecture et d'étude , plusieurs salles dites de sociéte et de musique ,
une bibliothèque immense de bons ouvrages de littérature ancienne
et nouvelle , vingt-deux différens journaux et ouvrages périodiques
de Paris , ceux des principales villes de l'Empire français , et plusieurs
autres de l'Allemagne , de l'Italie , etc. en différentes langues ,y sont
à la disposition des abonnés et des lecteurs par séances. On s'y
abonne aussi pour avoir des ouvrages en lecture chez soi , et l'on y
délivre un Prospectus gratuitement.
Les
LE MERCURE parati le Samedi de chaque semaine , par Cahier
de trois feuilles . Le prix de la souscription est de 40 fr . pour
l'année ; de 24 fr. pour six mois; et de 12 fr. pour trois mois ,
franc de port dans toute l'étendue de l'empire français .
lettres relatives à l'envoi du montant des abonnemens , les livres ,
paquets , et tous objets dont l'annonce est demandée , doivent être
adressés , franes de port , au DIRECTEUR GÉNÉRAL du Mercure de
France , rue Hautefeuille , N° 23.
SEING
MERCURE
DE FRANCE.
N° DXCVI . - Samedi 19 Décembre 1812 .
POÉSIE .
ÉPISODE D'UGOLIN. ( ENFER DU DANTE , Ch. 32 et 33. )
Noi eravam partiti già da ello
Ch'i' vidi duo ghiacciati in una buea ,
Si , che l'un capo all' altro era cappello , etc.
Nous le quittons. Plus loin s'offrent deux malheureux
Dans l'abime glacé qui sous nos pas s'entr'ouvre .
L'un d'eux surmonte l'autre et de son front le couvre ;
Etde son compagnon , par un crime nouveau ,
A l'endroit où le cou vient s'unir au cerveau ,
Tient la tête collée à sa bouche sanglante ,
Effroyable aliment d'une faim dévorante .
Tydée , aux champs Thébains , qu'il remplissait d'horreur ,
Déchirait Ménalippe avec moins de fureur.
•O toi de qui la rage à mes regards décèle
• L'affreux ressentiment d'une haine immortelle !
• Quel funeste besoin , dans ce lien détesté ,
> Allume ta vengeance et ta férocité ?
Si tu dois sans remords dévorer ta victime
• Parle : apprends-moi ton nom , dis-moi quel est son crime
८
!
:
LI
530 MERCURE DE FRANCE ,
> Et bientôt sur la terre où tu fus outragé ,
» Je dirai son supplice , et tu seras jugé ,
> Si ma langue , exprimant ta dernière pensée ,
› A çe récit fatal ne demeure glacée . >>
De l'exécrable mets s'arrachant à regret ,
• Aux cheveux tout sanglans du crâne qu'il rongeait ,
Le spectre essuye alors sa bouche encor fumante :
• Tu veux donc , me dit-il , que ma voix gémissante
> Rappelle le sujet d'une affreuse douleur
> Dont le souvenir seul a fait frémir mon coeur ;
→ Mais si je puis d'un monstre , aliment de ma rage ,
> Proclamer l'infamie en vengeant mon outrage ,
> Et répandre sur lui l'horreur que je lui dois ,
■ Tu me verras parler et pleurer à-la- fois .
» Je ne te vis jamais , et je cherche à comprendre
► Ici-bas quel sentier t'a pu faire descendre.
> Si j'en crois ton langage en ce séjour de mort ,
> Florence est ta patrie : ignores-tu mon sort ?
> Mon nom fut Ugolin : devant toi s'offre encore
>>Roger , ce vil prélat , que ma haine dévore.
> Apprends donc quel forfait le rapproche de moi.
> Tu sais que ce parjure , abusant de ma foi ,
» Trahit ma confiance , et , dans sa rage impie ,
» Résolut de m'ôter la liberté , la vie ;
> Mais connais-tu la mort dont j'étais menacé ?
> Ecoute les secrets de mon coeur oppressé .
> Déjà plus d'une fois , éclairant les ténèbres ,
• Le jour avait glissé le long des murs funèbres ,
→ Qui depuis , attestant ma déplorable fin ,
Portent le triste nom de cachot de la faim ,
( Lieu fatal qui réclame encor d'autres victimes ! )
> Lorsqu'un songe effrayant , révélateur des crimes ,
>Amon esprit frappé de soudaines terreurs ,
> D'un sinistre avenir dévoila les horreurs .
> Tel qu'un seigneur puissant , et devenu mon maître ,
■ Roger semblait poursuivre aux lieux où l'on voit naitre
> Ce mont qui cache Lucque aux regards des Pisans ,
• Un loup que précédaient ses louvetaux tremblans .
■ Gualand , Sismond , Lanfranc , devançaient le perfide.
> Ses chiens , dont la maigreur Lâtait la meute avide ,
DECEMBRE 1812 . 531
► Pressaient leurs ennemis épuisés , chancelans ,
> Et d'une dent aiguë ils déchiraient leurs flancs.
> L'ombre régnait encor quand mon réveil m'accable ;
> Et j'entends mes enfans , que son ordre implacable
> Condamnait à subir mon funeste destin
> Pleurer dans leur sommeil , et demander du pain.
> Oh! que je te plaindrais si , rebelle à mes larmes ,
• Ton coeur ne partageait mes secrètes alarmes !
> Et , pressentant les maux qui semblaient m'éclairer ,
> Si tu ne pleurais pas , de quoi peux-tu pleurer ?
➤ Mes fils sont réveillés : déjà l'heure s'avance
> Où d'un tyran cruel l'avare prévoyance
» Avait paru du moins réserver à nos jours
> D'un aliment grossier l'ordinaire secours .
► Des terreurs de la nuit l'ame encore frappée ,
Chacun de nous croit voir son attente trompée .
>Eh ! que deviens-je , o ciel ! quand de l'horrible tour
> La porte sourdement se fermant sans retour ,
► Nous engloutit vivans dans ce muet abime :
► Non , je ne pleurais point ; mais je cherchais leur crime :
> Immobile et glacé , je regardai mes fils .
> Ils pleuraient , et l'un d'eux , rappelant mes esprits ,
> Anselme , le plus jeune , alors me dit : mon père !
> Qu'as-tu done ? quel regard ? Je ne pus que me taire .
> Aucune larme encor ne tomba de mes yeux.
> Les heures s'écoulaient ; la nuit couvrit les cieux ;
» Le jour me retrouva dans le même silence ;
> Mais au premier rayon mon supplice commence.
» J'observe mes enfans : leur trouble , leur pâleur ,
> Sur leurs fronts quatre fois retraçaient mon malheur.
> D'un sombre désespoir mon ame est déchirée ,
> Et je porte mes mains à ma bouche égaréc.
> Mes fils , qui me croyaienttourmenté par la faim ,
> Se lèvent tous ensemble en s'écriant soudain :
८ Omon père ! c'est toi qui nous donnas la vie :
> Avant qu'à tes enfans la douleur l'ait ravie ,
> Nourris-toi de ce sang qu'ils ont reçu de toi.
> Pendant deux jours , craignant d'augmenter leur effroi ,
> Je cachai de mes sens l'horreur involontaire :
>Nous étions tous muets : 8 jours affreux ! & terre !
Ll 2
532 MERCURE DE FRANCE ;
1
» Quand j'invoquais la mort , pourquoi ne vis-je pas
› Tes abîmes profonds s'entr'ouvrir sous mes pas ?
• Trois fois le jour a fui : l'aurore brille à peine ,
› Gadde , près d'expirer , jusqu'à mes pieds se traîne
> En me disant : Mon père ! ah! viens me secourir !
» Ilmeurt. Trois fils encor devant moi vont mourir ;
>Hélas ! trois fois encor j'allais perdre la vie.
> L'un après l'autre , en proie à leur lente agonie ,
>De moment en momentje les voyais tomber.
* Enfin , les yeux éteints , et prêt à succomber ,
> Heurtant leurs corps glacés , rampant dans les ténèbres ,
> J'appelle mes enfans , sourds à mes cris funèbres ,
» Et seul , après deux jours , je cède à mon malheur ,
> Consumé par la faim plus que par la douleur. »
Alors roulant des yeux pleins d'une horrible joie ,
Comme un chien dévorant , il ressaisit sa proie ;
Etsous sa dent barbare , avec avidité ,
Ecrase en frémissant le erâne ensanglanté.
Pise , opprobre éternel de labelle Italie ,
Par un si doux langage encor plus embellie ,
Si tes lâches voisins sont lents à te punir ,
Puissent , de ta ruine effrayant l'avenir ,
De la profonde mer à grand bruit séparée ,
Sur ton fleuve s'asseoir laGorgone ou Caprée ,
Et l'Arno , vers sa source amoncelant ses flots ,
Traîner tes citoyens engloutis sous les eaux !
Fût- il vrai qu'Ugolin qui te devait la vie ,
Eût vendu tes remparts et trahi sa patrie ,
Hélas! ses jeunes fils , voués au même sort ,
Devaient- ils partager son supplice et sa mort ?
Ils ignoraient leur crime ; et c'était leur enfance ,
OThèbes de nos jours ! qui fit leur innocence.
HENRI TERRASSON ( de Marseille. )
DECEMBRE 1812 . 533
ÉNIGME .
J'HABITE quelquefois en beaux hôtels garnis ;
Je ne dédaigne pas les panneaux , les lambris ;
Mais c'est toujours sans étalage ;
L'appartement le plus petit
Et me convient et me suffit :
Il faut si peu d'espace au sage !
Aussi pour désigner quelques étroits taudis ,
Les assimile-t-on à mon triste logis .
Toujours sur le qui vive , et craignant la déroute ,
Je ne me mets jamais en route
Que si je manque d'alimens .
La peur et le besoin règlent mes mouvemens.
J'ai raison ; car sur mon passage ,
Rode un animal plein de rage ,
Qui lorsqu'il voit sa belle à m'attrapper ,
Jamais ne me laisse échapper.
S ........
LOGOGRIPHE
J'AI trois pieds qu'il faut conserver ,
Si vous voulez mettre à la voile ;
Si vous voulez les convertir en toile
Il suffit de les renverser .
8........
CHARADE .
LECTEUR , vous souvient-il de ces deux mots tel est ,
Que celui qui jadis pouvait ,
Par la seule vertu de sa pleine puissance ,
Etde sa certaine science ,
Dire presqu'en tout : il nous plaît ,
(Ce protocole fut long-tems d'usage en France. )
Assez communément plaçait
Dans maint Edit ou telle autre ordonnance ,
Par lesquels à tous ses sujets ,
Il promettait justice ou bienfaisance :
1
534 MERCURE DE FRANCE , DECEMBRE 1812 .
Promesse qui parfois , trompait leur espérance ?
Alors , par mon premier, toujours j'accompagnais ,
Pour dire nieux , je précédais
Les deux premiers mots italiques
Qu'en commençant je viens d'écrire sous vos yeux .
Ainsi , de ce tems-là le voulaient les rubriques .
J'ai beaucoup de derniers tous différens entr'eux.
De les présenter tous je n'ai point le caprice.
L'usage veut que je choisisse .
Je dois donc vous fixer sur un .
La préférence échoit et doit être accordée
Acelui qu'on peut dire être le moins commun .
Ces trois mots clairement expliquent ma pensée ;
Voilà par eux mon dernier désigné ,
Et vous l'avez déjà , sans doute , deviné.
Mon tout est de la Ligurie
Un des plus antiques produits .
Maréputation est si bien établie ,
Que je porte le nom d'un lieu de ce pays ;
C'est du lieu même où je naquis.
Je suis de la nature un présent au génie
Qui , par moi , peut former oeuvres du plus grand prix.
Je vous épargne la série
De tout ce qu'avec moi peut faire le talent ;
La liste en serait infinie ,
Etje m'en tiens à ce trait surprenant :
Quoique né brut , dur , froid , j'ai cependant
Veines sans nombre , et je défie
Qu'ony trouve jamais une goutte de sang.
JOUYNEAU-DESLOGES ( Poitiers ) .
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est Lumignon ( de chandelle ).
Celui du Logogriphe est Dessert , dans lequel ontrouve : désert.
Celui de la Charade est Cornemuse.
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS .
PRÉCIS DE LA GEOGRAPHIE UNIVERSELLE , ou Description
de toutes les parties du monde , sur un plan nouveau ,
d'après les grandes divisions naturelles du globe ;
précédée de l'Histoire de la Géographie chez les peuples
anciens et modernes , et d'une théorie générale de
la géographie mathématique , physique et politique ;
accompagnée de cartes , de tableaux analytiques ,
synoptiques et élémentaires , etc.; par M. MALTEBRUN.
Tomes I , II , III , in- 8° , de 1850 pages ,
avec quatre planches gravées en taille-douce (*) . Seconde
édition , revue et corrigée , imprimée en grand
format , sur caractères neufs , et papier carré fin d'Auvergne
.- Prix , 29 fr. pris à Paris , dont 6 fr . à valoir
sur le Ve et dernier volume ; et 34 fr. 8o c . franc de
port .-A Paris , chez Fr. Buisson , libraire- éditeur ,
rueGilles-Coeur , nº 10 .
-
Le Précis de la Géographie universelle , par M. Malte-
Brun , a fait beaucoup de bruit dans le monde littéraire .
Il est devenu même le sujet d'un procès dans lequel les
partiesbelligérantes ne se sont pas épargné les qualifications
injurieuses . Il est triste que ces débats s'élèvent si
(*) On sait qu'il existe pour cet ouvrage deux atlas , format in-folio,
composés et dressés par MM. Malte- Bran et Lapie , gravés par d'habiles
artistes , et coloriés avec soin; l'un , de 24 cartes , prix , 18 fr. ,
solidement cartonné , et 19 fr. 50 c. franc de port ; l'autre , Supplémentaire
, servant de développement etde complément au premier,
dressé à plus grand point , gravé en plus grosses lettres , et formant
51 cartes . Prix , 36 fr. , solidement cartonné , et 38 fr. franc de port .
Ces deux atlas ne se vendent séparés qu'aux seuls souscripteurs du
Précis. Réunis , ils forment l'atlas complet de cet ouvrage en 75 cartes
coloriées; volume in-folio cartonné. Prix , 60 fr. pour les non- sousoripteurs
, et 63 fr. franc de port.
534 MERCURE DE FRANCE , DECEMBRE 1812 .
Promesse qui . parfois , trompait leur espérance ?
Alors , par mon premier , toujours j'accompagnais ,
Pour dire mieux , je précédais
Les deux premiers mots italiques
Qu'en commençant je viens d'écrire sous vos yeux .
Ainsi , de ce tems-là le voulaient les rubriques.
J'ai beaucoup de derniers tous différens entr'eux.
De les présenter tous je n'ai point le caprice.
L'usage veut que je choisisse .
Je dois donc vous fixer sur un .
La préférence échoit et doit être accordée
Acelui qu'on peut dire être le moins commun .
Ces trois mots clairement expliquent ma pensée ;
Voilà par eux mon dernier désigné ,
Et vous l'avez déjà , sans doute , deviné.
Mon tout est de la Ligurie
Un des plus antiques produits .
Ma réputation est si bien établie ,
Queje porte le nom d'un lieu de ce pays ;
C'est du lieu même où je naquis.
Je suis de la nature un présent au génie
Qui , par moi , peut former oeuvres du plus grand prix.
Je vous épargne la série
De tout ce qu'avec moi peut faire le talent ;
La liste en serait infinie ,
Et je m'en tiens à ce trait surprenant :
Quoique né brut , dur , froid , j'ai cependant
Veines sans nombre , et je défie
Qu'ony trouve jamais une goutte de sang.
JOUYNEAU- DESLOGES ( Poitiers ) .
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est Lumignon ( de chandelle )..
Celui du Logogriphe estDessert, dans lequel on trouve : désert.
Celui de la Charade est Cornemuse.
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS .
PRÉCIS DE LA GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE , ou Description
de toutes les parties du monde , sur un plan nouveau ,
d'après les grandes divisions naturelles du globe ;
précédée de l'Histoire de la Géographie chez les peuples
anciens et modernes , et d'une théorie générale de
la géographie mathématique , physique et politique ;
accompagnée de cartes , de tableaux analytiques ,
synoptiques et élémentaires , etc.; par M. MALTEBRUN
. - Tomes I , II , III , in-8 ° , de 1850 pages ,
avec quatre planches gravées en taille-douce (*) . Seconde
édition , revue et corrigée , imprimée en grand
format , sur caractères neufs , et papier carré fin d'Auvergne
. - Prix , 29 fr . pris àParis , dont 6 fr . à valoir
sur le Ve et dernier volume ; et 34 fr. 8o c. franc de
port .-A Paris , chez Fr. Buisson , libraire- éditeur ,
rue Gilles-Coeur , nº 10 .
Le Précis de la Géographie universelle, par M. Malte-
Brun , a fait beaucoup de bruit dans le monde littéraire .
Il est devenu même le sujet d'un procès dans lequel les
parties belligérantes ne se sont pas épargné les qualifications
injurieuses . Il est triste que ces débats s'élèvent si
(*) On sait qu'il existe pour cet ouvrage deux atlas, format in-folio,
composés et dressés par MM. Malte-Bran et Lapie , gravés par d'habiles
artistes , et coloriés avec soin; l'un , de 24 cartes , prix , 18 fr . ,
solidement cartonné , et 19 fr. 50 c. franc de port ; l'autre , Supplémentaire
, servant de développement et de complément au premier,
dressé à plus grand point , gravé en plus grosses lettres , et formant
51 cartes . Prix , 36 fr . , solidement cartonné , et 38 fr. franc de port .
Ces deux atlas ne se vendent séparés qu'aux seuls souscripteurs du
Précis . Réunis , ils forment l'atlas complet de cet ouvrage en 75 cartes
coloriées; volume in-folio cartonné. Prix , 60 fr. pour les non- sousoripteurs
, et 63 fr. frane de port.
536 MERCURE DE FRANCE ,
souvent parmiles savans etles gens de lettres ; n'est-il done
pas possible de courir la même carrière et de disputer le
même prix , sans se livrer à des animosités si peu dignes
de ces études , que les anciens avaient appelées litteræ
humaniores ? Faudra-t-il toujours confondre l'émulation
avec l'envie , la haine avec la rivalité? M. Malte-Brun est
un homme actif , instruit , laborieux ; il est avide de
renommée et de gloire littéraire . Jusque - là rien de
mieux . Mais pourquoi ne pas marcher à la gloire , sans
vouloir combattre tous ceux qui marchent sur la même
route? lorsqu'on est fort de ses propres ressources ,
quelle nécessité d'en employer d'autres qui ne sont ni
aussi sures ni aussi honorables ? Cette tendance au despotisme
est devenue , depuis quelque tems , une maladie
générale qui menace toutes les parties de l'empire des
sciences et des lettres . On veut régner seul , et pour y
parvenir , on se rend souvent peu délicat sur les moyens.
Si la modération n'est plus un crime , comme aux jours
de nos désastres révolutionnaires , on la regarde du
moins comme une vertu de dupe , dont un esprit libre et
intelligent doit savoir s'affranchir. Jamais on n'a mieux
pratiqué la maxime des Vadius et des Trissottin :
Nul n'aura de l'esprit hors nous et nos amis ,
Ce qu'il y ade plus fàcheux , c'est de voir cette maxime
adoptéepardeshommes mêmes qui pourraients'éleverfaci
lement au-dessus des Trissottin et des Vadius .
Depuis long-tems l'étude de la géographie est en honneur
parmi les nations les plus éclairées de l'Europe.
La France , l'Angleterre , l'Allemagne ont des géographes
dont elles peuvent justement se glorifier ; il n'est point
vrai , comme on a prétendu le faire croire , que cette
science soit encore dans l'enfance , et que les ouvrages
qu'on nous donne depuis trois ou quatre ans soient des
créations nouvelles , toutes brillantes de génie. Pour
créer , il faudrait voir soi-même , entreprendre une nouvelle
Odyssée un peu plus étendue que celle du roi
d'Ithaque , et joindre au titre de voyageur actif et infatigable
, celui de grand géomètre , d'habile astronome ,
de savant naturaliste , de physicien éclairé. Tant que
1
DECEMBRE 1812 . 537
toutes ces qualités ne se trouveront pas réunies dans la
même personne , je ne verrai en elle qu'un écrivain plus
ou moins instruit , qui rassemble les observations des
autres , les classe , les compare pour en former un résumé.
Sans doute ce travail n'est pas sans mérite ; il exige des
recherches multipliées , des connaissances étendues , un
esprit judicieux et méthodique, mais il ne saurait être
présenté comme un phénomène extraordinaire , devant
lequel le monde savant doit se prosterner : est modus in
rebus .
J'ai cru ces observations nécessaires pour prévenir le
public contre ce ton d'exagération et d'emphase , avec
lequel onannonce aujourd'hui les moindres productions .
Je suis bien loin de mettre de ce nombre le Précis de
la Géographie universelle de M. Malte-Brun , et les deux
atlas qui l'accompagnent. Je me plais à rendrejustice au
mérite de l'auteur , à la variété de ses connaissances ,
à la solidité de ses idées , à la justesse de son plan , à
l'intérêt qu'il a su répandre sur un sujet qui en paraît si
peu susceptible. Les suffrages du public ont ici pleinement
justifié les éloges des journaux. La première édition
s'est écoulée en très-peu de tems , la seconde a subi
d'utiles améliorations ; on en a retranché sur - tout les
parties qui étaient devenues le sujet d'une discussion
judiciaire entre M. Malte - Brun et l'éditeur de la
Géographie de Pinkerton; on a rectifié des erreurs de
physique et d'histoire naturelle; quelques positions ont
été mieux indiquées , et l'ouvrage , tel qu'ilest , mérite tous
les suffrages du public éclairé . Les deux atlas qu'on y a
joint sont d'une grande ressource pour le lecteur. Ils
forment ensemble soixante et quinze cartes ; les vingtquatre
premières étaient déjà connues. Elle avaient été
publiées avec les premiers volumes du Précis de la Géographie;
mais plusieurs lecteurs les trouvaient composées
sur une échelle un peu étroite.
La multiplicité des noms et la finesse de récriture
fatiguaient les personnes d'une vue faible et délicate ;
elles désiraient une échelle plus grande , un champ plus
vaste , des caractères plus distincts ; l'éditeur n'a point
538 MERCURE DE FRANCE ,
hésité à les satisfaire ; on a composé cinquante-une cartes
nouvelles , à la rédaction desquelles on a apporté beaucoup
de soin. Les auteurs de ces cartes sont M. Malte-
Brun et M. Lapie ; elles font honneur à leurs connaissances
et à leurs talens réciproques ; elles n'offrent rien
à désirer pour la pureté du trait , la clarté des divisions ,
l'élégance de l'exécution ; l'oeil en parcourt toute l'éten
due sans fatigue ; et dans un cadre médiocre , elles contiennent
un grand nombre d'objets sans surcharge et
sans confusion. On a même poussé le soin jusqu'à les
orner de cartouches allégoriques , qui caractérisent les
contrées ou les peuples dont il est question ; ainsi rien
ne manque sous le rapport du travail et de l'exécution .
Sans doute , en les examinant avec soin , la critique y
trouvera encore quelques défauts à relever ; mais dans
quel ouvrage pourrait- on se flatter de trouver la perfection
? Ce qui fait le mérite particulier des cartes de cet
atlas , c'est de présenter , sous des formes visibles , l'histoire
des peuples et les progrès de leurs connaissances ;
c'est de partir du berceau du genre humain , et de descendre
de siècle en siècle jusqu'à l'époque actuelle , en
passant à travers toutes celles qui nous ont précédés ; de
sorte que cet atlas peut servir à lire l'Histoire universelle
, comme à expliquer le Précis de la Géographie
universelle. Si M. Malte-Brun n'a pas le mérite de l'invention
, il a au moins celui d'avoir perfectionné les idées
et le travail de ses prédécesseurs. Peut-être un jour
pourra-t-il agrandir ce plan , et nous tracer sur des cartes
les révolutions des Empires , commes elles sont tracées
dans les pages de l'histoire. Ce beau travail lui assurerait
une réputation honorable et la reconnaissance des amis
deslettres .
Jusqu'à ce jour les éloges donnés à M. Malte-Brun
n'avaient point été sans restriction. On lui reprochait des
prétentions un peu exagérées ; on désirait qu'il laissat
aux autres le soin de louer ses ouvrages , sans prendre
cette peine lui-même ; on attendait de sa justice qu'il
rendît hommage à ses prédécesseurs , qu'il indiquât les
sources où il avait puisé. Félicitons-le d'avoir satisfait ,
cet égard , les voeux du public. Dans une notice raiDECEMBRE
1812 . 539
A sonnée qui précède les cinquante-une cartes supplémentaires
, il ne dissimule aucune des sources qu'il a consultées
, et paie un tribut d'éloges mérité aux Danville ,
aux Mannert , aux Gosselin , aux Humbolt , aux Barbie
du Bocage, aux Walcknaër , et à beaucoup d'autres célèbres
géographes qui font l'honneur des sciences physiques
, mathématiques et géographiques. M. Malte-
Brun a donc satisfait à tous les devoirs d'un écrivain
habile et estimable. Χ.
LUS NUITS ROMAINES AU TOMBEAU DES SCIPIONS ; ouvrage
traduit de l'italien , par L. F. LESTRADE , avec notes et
figures .- Deux vol. in- 12 . -Paris , chez Fr. Schoell ,
libraire , rue des Fossés-Saint-Germain- l'Auxerrois ,
n° 29.
LES Nuits Romaines jouissent d'une grande réputation
en Italie . C'est l'ouvrage d'un philosophe éloquent qui
sait s'élever au-dessus des préjugés vulgaires , et juger
les hommes , non d'après la vaine opinion des peuples ,
mais d'après les règles immuables de la raison et de la
justice. Les Romains ont rempli l'univers de l'éclat de
leur nom et des monumens de leur puissance. Nulle
nation ne s'est élevée aussi haut , et dans nos siècles
modernes ils sont encore l'objet d'une vénération et
d'un culte particuliers . Nous serions tentés de croire que
la nature les avait formés d'un limon plus pur , qu'elle
leur avait donné une ame et un coeur plus grands qu'à
aucun autre peuple ; mais ont-ils mérité ce tribut de
respect et d'admiration , et ces hommes si vantés dans
nos histoires conserveraient-ils les hommages dont ils
jouissent , s'ils étaient appelés au tribunal de la justice
et de l'humanité? Telles sont les questions que se fait
l'auteur des Nuits Romaines. Il examine successivement
les titres de leur gloire , il sonde les plus imposantes
réputations , il les discute avec une rare impartialité ,
et ses discussions sont pleines d'intérêt , d'éloquence et
de sentiment.
On ignore encore quel est l'auteur de cette belle pro540
MERCURE DE FRANCE ,
duction. Le traducteur nous apprend que Philippe Neri
en publia une partie àRome en 1792 , que sept ans après
on en donna une nouvelle édition dans la même ville , et
qu'elle fut suivie de deux autres exécutées à Milan en
1798 et en 1800 ; qu'enfin Claude Molini en fit trois
éditions à Paris en 1797 , 1798 et 1803 .
Ces Nuits furent traduites en français en 1796 à Lausanne;
l'Angleterre et l'Allemagne en ont aussi enrichi
leur littérature ; mais l'ouvrage n'était point complet. On
savait qu'il devait être composé de six nuits , et l'on
ignorait si les trois dernières avaient été conservées ;
enfin l'original , retrouvé récemment à Rome , dissipe
maintenant toute incertitude à cet égard. Le traducteur
s'est procuré ces trois dernières nuits , et c'est pour la
première fois qu'elles paraissent dans notre langue.
M. Lestrade ne se permet point d'examiner le mérite
de la traduction de Lausanne . Cette discrétion fait honneur
à sa modestie ; mais nous quin'avons pas les mêmes
motifs , nous pouvons assurer que la traduction nouvelle
est fort supérieure à la première ; elle est généralement
écrite avec pureté , élégance et facilité. Les mouvemens
oratoires sont rendus d'une manière souvent très-heureuse
, et si l'on ne retrouve pas toujours dans la copie
le nombre , le mouvement et l'harmonie qui caractérisent
l'original , c'est peut-être plus le défaut de notre
langue que celui du traducteur.
L'auteur des Nuits Romaines , qui, à l'exemple dequel
ques auteurs anciens , a cru devoir renfermer sa critique
dansune fiction, supposequ'unjour, tout ému de l'antique
grandeur des Romains , il parcourait les monumens mu
tilés de la cité reine du monde , lorsque tout-à-coup le
bruit se répandit qu'on venait de découvrir le tombeau
des Scipions , objet de tant de recherches jusqu'à présent
inutiles . « Alors , dit-il , renonçant à toute autre
>>méditation , mon esprit ne s'occupa plus que de cette
>>importante découverte. Déjà la nuit couvrant l'air de
>>ses voiles , ramenait le silence et l'obscurité favorables
» à mes desseins . Une masure rustique s'élève sur ces
>> tombes vénérables , vers lesquelles on s'achemine sous
> les voûtes d'une grotte souterraine , assez semblable à
1
DECEMBRE 1812 . 541
>>un repaire de bêtes féroces . C'est par ce passage étroit
>>et raboteux que je parvins aux tombeaux de cette race
>>>valeureuse , dont les uns étaient déjà dégagés de leurs
>> ruines , d'autres y restaient encore ensevelis .... Je ne
> pouvais me défendre d'un sentiment pénible et reli-
1 > gieux en pensant que je foulais aux pieds les ossemens
>>de ces héros , dont le nom remplit encore l'univers ,
» et que j'écrasais peut- être , en marchant , la tête ou les
>> bras de celui qui réduisit Carthage en poudre . Ces
tombes portent, dans leur simplicité , le caractère des
>> beaux siècles de la république , où Rome cherchait
>>moins à briller par une vaine magnificence , que par
P'éclat des vertus. On n'y a employé que des pierres
> communes grossièrement taillées. Les noms des per-
>>sonnages y sont tracés seulement avec du vermillon ,
) dontla rouille du tems a heureusement respecté l'em-
>> preinte. Des inscriptions modestes , composées dans
>> l'ancienne langue du Latium , y rappellent en style
>> concis les triomphes de ces héros . »
L'auteur des Nuits Romaines se livrait à toutes les
pensées que pouvait inspirer la vue de ces monumens ,
lorsque tout-à-coup un vent imprévu , entrant avec impétuosité
par l'entrée de la caverne , éteignit le flambeau
qui servait à éclairer ces scènes funèbres . Son esprit ,
aguerri avec les sombres vapeurs du séjour des morts ,
n'en fut point effrayé ; sa pensée se plaisait au milieu
des tristes objets dont il était entouré , et osait même
former le désir d'en connaître les pâles habitans . Ses
voeux ne tardèrent point à être exaucés. Du fond de ce
ténébreux asile s'éleva un murmure plaintif , composé
de sons inarticulés qui , en se prolongeant avec lenteur ,
ressemblaient au bruit du vent qui frémit dans les vallées ;
en même tems la terre trembla sous ses pas ; l'air agité
retentit comme un essaim d'abeilles , les pierres des
tombeaux se soulevèrent , les ossemens des morts s'entre-
choquèrent : tout annonça un événement extraordinaire.
L'auteur commençait à se troubler , et la crainte
de la mort l'emportait sur l'amour de la science ; mais le
calme s'étant peu-à-peu rétabli , il reprit confiance , et
ne fut pas médiocrement surpris de voir des figures hu-
1
542 MERCURE DE FRANCE ,
maines qui se dressaient lentement du fond des sépulcres
et en soulevaient la pierre avec leurs bras . Bientôt toules
les tombes lui parurent pleines de spectres. Une lumière
pâle et phosphorique éclairait ces scènes funèbres. Une
Ombre couverte d'une toge blanche s'avança d'un pas
majestueux , et toutes les autres larves , quittant la pierre
de leurs tombeaux , vinrent à l'envi l'entourer de leurs
hommages . C'était Cicéron . Il ne manquait plus , pour
compléter le prodige, que d'entendre parler ces spectres,
et ils parlèrent en effet. Le premier qui fit entendre sa
voix fut celui de Tullius ; c'était un privilége qui lui
était dû en qualité d'orateur. Il parla de Dieu , de l'ame ,
des sphères célestes , de l'oeuvre sublime de l'univers.
« Semblable à un grand fleuve , son éloquence marchait
>> pleine de dignité , répandant sur ses discours la ri-
>> chesse et l'éclat d'un style harmonieux..... Pendant
>> qu'il dissertait ainsi , les ombres l'écoutaient dans le
>> plus grand silence .>>>
Mais on se lasse d'écouter ; parmi les ombres des plus
célèbres Romains , étaient aussi quelques ombres de
dames romaines ; il était impossible que la conversation
ne s'animât point , et l'on entendit bientôt l'illustre assemblée
discuter les points les plus intéressans de l'histoire
de Rome , de sa politique et de la morale. Brutus
et César , réunis maintenant sans passions et sans haine,
traitent d'abord les hautes questions du tyrannicide, de
la liberté publique , et des avantages de la monarchie .
Marius leur succéde ; Pomponius Atticus prend la parole
après lui , et juge sévèrement les Romains. Il examine
leur conduite envers les nations étrangères ; il pese
dans une exacte balance la vertu des Brutus et des Virginius
; il ose même interroger Lucrèce sur sa mémorable
aventure avec le jeune Tarquin. Les querelles de
César et de Pompée , d'Antoine et d'Octave , la gloire du
siècle d'Auguste fournirent le sujet d'autant d'entretiens
pleins d'intérêt et de franchise .
L'auteur des Nuits Romaines n'est pas le premier qui
ait considéré la gloire du peuple-roi plutôt comme un
fléau que comme un bienfait pour l'humanité. Si , d'une
part , après avoir emprunté les avantages de la civilisaDECEMBRE
1812 . 543
tion chez les Grecs , les Romains eurent le mérite de les
répandre chez les autres peuples , ils leur vendirent bien
cher ce présent. Pomponius Atticus examine quel fut ,
dès son origine , cette Rome objet de l'admiration superstitieuse
des peuples , et voici en abrégé le tableau
qu'il trace de sa politique .
« Je veux , dit-il , vous montrer à nu cette Rome or-
>> gueilleuse , l'exposer à vos regards , non sous la pompe
» des triomphes et dans les tableaux mensongers de la
>> renommée , mais sous les traits austères de l'incorrup-
>>tible vérité . Une caverne de voleurs , voilà son ber-
>>ceau ; le viol et le fratricide , voilà ses commencemens .
>> Je ne vous parlerai point de ces guerres injustes dans
>>leur cause , bien que couronnées par le succès , entre-
>>prises sous différens prétextes contre les Véiens , les
>> Eques , les Volsques et tant d'autres peuples circon-
> voisins . Rome naissait à peine que déployant sans pu-
>> deur son caractère despotique , elle voyait fondre sur
>> elle , non-seulement les nations voisines , mais l'Italie
>> entière . Pressée de toutes parts , elle se vit forcée de
» poursuivre , par le besoin de sa propre défense , les
>> guerres qu'elle avait allumées par son ambition. Si
>>l'on jette un coup-d'oeil sur celles qu'entreprirent nos
>>premiers rois, elles ne nous paraîtront que comme des
>> fléaux dont la colère des Dieux frappait continuelle-
> ment ce malheureux pays . La rage des conquêtes sur-
>>vécut à sa dévastation, comme un funeste héritage que
>> les vaincus léguaient à leurs vainqueurs . Peu satisfaite
>>de vaincre par la voie des armes , sorte de brigandage
» où se mêle au moins quelque générosité , Rome ne
>>rougissait pas d'employer au besoin la perfidie et la
>>ruse. Chacun de vous se rappelle ce jugement d'éter-
>> nelle honte rendu dans l'affaire des Ardéens et des
> Ariciens . Ces deux peuples nous avaient choisis pour
>> arbitres . Il s'agissait de prononcer sur la propriété
>> d'un territoire revendiqué par les deux partis . Le peuple
>>romain décida qu'il n'appartenait à d'autre qu'à lui , et
>>>l'occupation subite par les armes confirma cette injuste
>> sentence. Vers le même tems la guerre s'était allumée
entre les Campaniens et les Samnites . Ces derniers
۱
544 MERCURE DE FRANCE ,
>> nous étaient unis par un traité solennel. Cela ne nous
>> empêcha point de nous joindre à leurs ennemis , qui
>> nous offraient des conditions plus avantageuses ; et
>> pour couronner notre perfidie , nous soumîmes les
>> deux nations à notre joug..... L'antique Etrurie voyait
>>> fleurir dans son sein les sciences et les arts. L'histoire
>> nous représente ce beau pays couvert d'Etats riches et
>> florissans , gouvernés par des chefs justes et valeureux.
>> Nous y pénétrons et déjà elle n'est plus qu'un vaste
>> tombeau , qu'un monceau de ruines autour duquel re-
>> tentit tristement le bruit de nos exploits . Capóue , Ta-
>> rente , Reggio , brillantes colonies de la Grèce , non
>> moins fameuses par la beauté de votre sol , la douceur
>> de votre climat , que par vos spectacles et l'aménité de
> vos habitans , qu'êtes-vous devenues au sein de nos
>> triomphes ? Les arts , les plaisirs , doux liens de la vie ,
>> ont fui devant des vainqueurs farouches qui ne con-
>> naissaient d'autres lois que le pillage et la mort.>>>
Après cette apostrophe , l'auteur parcourt une longue
suite de crimes commis par les Romains ; il décrit surtout
la dévastation de la Grèce , à laquelle Rome avait
offert son appui. Nous gémissons tous les jours de voir
ce beau pays en proie aux barbares; mais la Grèce ne fut
pas mieux traitée par les Romains que par les Turcs.
« Athènes , dit l'auteur des Nuits romaines , Athènes ,
> ce temple des beaux-arts , fameuse par ses monumens
>> et ses grands hommes , fut , à deux reprises , démolie
>> en partie , et livrée aux flammes . La mème année vit
>> tomber successivement et la riche Carthage , éternel
>> objet de jalousie , et cette Corinthe dont la ruine fut
> comme le dernier soupir de la Grèce . Mais la Macé-
>> doine fut sur-tout le théatre des plus déplorables
>> cruautés . Soixante- dix villes disparurent en unjour de
>> la surface de la terre ; il ne resta plus de leur magnifi-
>> cence que des cendres et des ruines. Cent cinquante
>>mille habitans réduits en esclavage furent réservés pour
>> le triomphe du vamqueur. »
Ici Pomponius Atticus se livre à une éloquente et courageuse
invective contre I usage des triomphes ; il s'élève
contre l'orgueil et l'inhumanité de ses compatriotes , déDECEMBRE
1812 . 545
crit les cruautésde César dans les Gaules , et prouve que DE L
cet esprit d'invasion et d'avarice a formé de tout terasfe
caractère des Romains . Cest ici qu'il examinees
moeurs de l'ancienne Rome, tant vantées par les historiens,
ont mérité les éloges qu'on leur a prodigués ; c'est ici.
qu'il cite au tribunal de l'inflexible vérité cette belle
Lucrèce si célèbre par son héroïsme et sa vertu .
Elle parut couverte d'un voile blanc qui lui descendait
jusqu'aux pieds; la tristesse obscurcissait son front , et
dans son pénible embarras elle baissait ses yeux humides
de larmes . Toutes les ombres étaient émues , Pomponius
seul conserva son imperturbable austérité , et n'hésita
point à faire à la belle infortunée quelques questions
auxquelles elle ne répondit point .
Il demanda comment il se faisait qu'étant entourée
d'esclaves fidèles occupant un appartement voisin du
sien , elle n'en avait appelé aucun à son secours ? comment
, après avoir passé la soirée dans un souper voluptueux
avec son présomptueux séducteur , elle n avait pris
aucune précaution contre ses entreprises ? comment elle
avait négligé de fermer sa porte avec assez de soin pour
qu'il ne pût pénétrer auprès d'elle ? Il la pria de lui dire
s'il était plus difficile de se tuer avant qu'après l'outtage
qu'elle avait requ ? s'il était bien vrai que Sextus leût
menacée d'égorger un esclave et de le placer auprès d'elle?
Il entreprit de démontrer la futilité de cette fable , et
de faire voir combien cette menace eût été difficile à exécuter.
Il représenta aux ombres qui l'écoutaient que les
dames étaient fort ingénieuses en fait d'excuses , et Brutus
ayant demandé comment il pouvait expliquer l'acte
d'héroïsme par lequel Lucrèce s'était donné la mort , il
répliqua que le jeune Sextus était fort accoutumé à se
vanter de ses conquêtes ; qu'il ne demandait pas mieux
que de s'amuser aux dépens des époux infortunés ; que
revenue de l'ivresse d'une coupable volupté , Lucrèce
avait senti toute l'horreur de sa situation , et qu'effrayée
d'avance du courroux de son mari , elle avait mieux
aimé prévenir le sort qui la menaçait , et s'accuser ellemême
, avant que l'indiscrétion de Sextus la livrât au
déshonneur public et à toute la sévérité des lois ; qu'en
Mm
SEINE
:
546 MERCURE DE FRANCE ,
prenant cette résolution hardie elle avait sauvé sa réputation
, ou du moins couvert d'un voile impénétrable le
secret de cette nuit si féconde en événemens .
Les argumens du philosophe sont un peu pressans ;
mais ils ne sont pas sans réplique. Saint-Augustin a aussi
proposé quelques doutes sur la chasteté de Lucrèce. Il
s'est sur-tout attaché à une objection qui lui paraît difficile
à résoudre ; il demande, comme Pomponius , pourquoi
elle attendit pour se tuer que le jeune Sextus eût
triomphe de sa résistance : mais il vaut mieux , pour
T'honneur du beau sexe , s'en rapporter à Tite-Live qu'à
Saint-Augustin; et puisque tous les siècles ont cru jusqu'ici
à la chasteté de Lucrèce , pourquoi chercherionsnous
à en douter? n'est-ce point le cas de rester fidèles à
la foi de nos pères ? SALGUES.
LES ENFANS. Contes à l'usage de la jeunesse , par
Mme PAULINE GUIZOT, NÉE MEULAN .-Deux vol. in- 12,
ornés de douze figures d'après les dessins de Lafite ,
Roehn et Calmé , gravées par Couché père , etc. -
Prix , 8 fr . , et 9 fr. 75 c. franc de port. -AParis ,
chez J. Klosterman fils , libraire , rue du Jardinet ,
n° 13 , quartier Saint-André-des-Arcs ; et Delaunay ,
libraire , Palais-Royal , galerie de bois , nº 243 .
:
Voıcı la saison des almanachs et des contes . Le nouvel
an s'approche : tous les enfans attendent leurs étrennes ,
et lorsqu'on veut les leur donner en livres , on ne peut
guères leur offrir un cadeau plus agréable que des contes
ou des almanachs . Les contes sur-tout ont le don de
leur plaire , et dans la foule de ceux qui paraissent, nous
osons dire que la collection qui fait le sujet de cet article
se distingue à bien des égards. Des enfans en sont les
héros , comme le titre l'annonce : l'auteur est déjà connue
de la manière la plus avantageuse par les articles
qu'elle insère dans les Annales de l'Education. Elle a fait
preuve de goût et d'imagination dans d'autres ouvrages ,
et nous allons voir qu'elle sait à merveille comment doi
DECEMBRE 1812 . 547
vent être composés des contes destinés à l'usage des enfans.
<< Il n'est guères d'auteur de contes ou de romans ( dit
Mme Guizot dans sa préface ) qui ne prétende sur-tout
à instruire ses lecteurs ; et ceux qui réussissent à quelque
chose , réussissent ordinairement beaucoup mieux à les
amuser . Mon premier désir , je l'avoue , a été d'amuser
les miens...... Des contes n'ont la permission d'instruire
que lorsqu'ils amusent; ce n'est point une médecine que
de pauvres enfans soient obligés d'avaler bon gré mal gré ,
c'est un repas de gourmandise qu'il fautseulementtächer
de leur rendre sain. >> J'avoue que cette façon de voir
me paraît elle-même très-saine ; jepense qu'il ne faut pas
tromper en quelque sorte les enfans, en les forçant de recevoir
une leçon lorsqu'ils attendent du plaisir. Mme Guizot
observe aussi fort bien un peu plus bas que ce n'est
pas la raison mais la leçon qu'ils craignent ; et peut- être
en suivant cette idée trouverait-on que l'on n'avait pas si
grand tort autrefois de faire dans l'éducation deux parts
différentes de la morale et de l'amusement ; mais puisqu'il
est convenu depuis quelque tems de les confondre autant
qu'il est possible , il me semble au moins que
Mme Guizot a pris la meilleuré manière de les mêler.
Ce ne sont pas simplement les bords du vase qu'elle a
frottés de miel pour faire avaler un breuvage plein
d'amertume . Le breuvage même est doux , et ce qu'il
peut avoir d'amer ne perce de tems en tems que pour le
rendre plus agréable. Mme Guizot connaît très-bien les
lecteurs à qui elle adresse son recueil. « Les enfans , ditelle
, aiment à savoir; ils ont besoin de vérité pour appuyer
leurs idées et avoir quelque chose sur quoi compter.
Dans le vague et l'incertitude que leur présente un
monde inconnu , ils saisissent avec ardeur tout ce qui
leur présente un point fixe , propre à rassurer leur ignorance
. On peut remarquer que les enfans aiment à exprimeren
axiômes les vérités qui leur ont été enseignées :
c'est la forme qui leur plaît le plus , parce qu'elle tranquillise
leur esprit ennemi du doute. Cette aversion pour
le doute, et la faiblesse qui ne leur permetpas d'en sortir
eux-mêmes , sont ce qui facilite le plus la tâche de leur
1
Mm2
548 MERCURE DE FRANCE ,
1
enseigner la vérité ; ils aiment qu'on leur explique , ils
sont heureux qu'on leur prouve : un fait qui sert de développement
et d'éclaircissement à un principe n'en est
que plus intéressant pour eux. » C'est ainsi , comme
nous l'observions à l'instant , que l'amertume ajoute encore
à la saveur du breuvage , et que l'on parvient réellement
à instruire l'enfance sans avoir l'air de vouloir
moraliser.
Au reste , on sent bien que cette méthode , bonne en
général pour les enfans de tous les âges , a besoin cependant
d'être modifiée selon qu'on l'applique à la première
enfance, ou bien à cette époque voisine de l'adolescence ,
où la raison plus développée et la curiosité moins neuve
exigent que des vérités moins communes sortent de
récits plus intéressans et plus compliqués . L'apologue
suffit pour le premier âge . Le second en profiterait peutêtre
moins que l'âge mûr : il croirait qu'on veutl'amuser
encore de choses trop simples et trop rebattues. C'est
pour lui qu'il faut des contes dont le but soit moral , et
c'est en effet pour lui que Mme Guizot a composé son
ouvrage . Elle choisit ses lecteurs depuis dix ans jusqu'à
quatorze : c'est embrasser peut-être un espace assez
étendu . Quelques-uns de ses contes pourront bien ne
plaire qu'aux enfans de dix ans ; mais en revanche ceux
qui amuseront les enfans de quatorze, pourront satisfaire
les parens eux-mêmes ; c'est regagner d'un côté ce que
l'on a perdu de l'autre , et même regagner plus qu'on n'a
perdu . Il serait à désirer que les parens et les instituteurs
pussent toujours trouver du plaisir à ce qui en fait à
leurs élèves . Des deux côtés on s'en trouverait mieux.
Après avoir fait connaître le but que Mme Guizot s'est
proposé , il est juste d'examiner si elle a su l'atteindre ,
et de mettre nos lecteurs en état d'en juger. Nous ne
nous arrêterons pas pour cela au conte qui ouvre le re
cueil . Son titre est M. le Chevalier, et ce nom désigne
un de ces chiens savans qui font leurs exercices dans
les rues . Il y a beaucoup de gaîté dans le début ; mais
les détails sont un peu multipliés , la morale est commune
, et je suis faché que l'auteur l'ait placé à la tête
du recueil. Il y a tant de gens qui ne lisent que les pre
DECEMBRE 1812 . 549
mières pages des livres ! Ceux qui voudront passer au
conte suivant , le Sac brodé et l'Habit neuf, reviendront
bientôt de la prévention que le premier pourra leur avoir
donnée . M. le Chevalier n'amusera que les enfans , le
Sac brodé amusera et pourra même instruire les gens de
tous les ages . On voit à tous les âges de prétendus amis
qui ne vous aiment que pour eux-mêmes , dont les conseils
sont des ordres , laffection une tyrannie , et qui ,
souvent à leur insu , exercent le plus impitoyable égoïsme
sous les apparences de l'amitié . Telle est Eugénie , jeune
pensionnaire , et principal personnage du conte dont
nous parlons . Les raisonnemens de l'institutrice ne la
corrigent pas ; mais son coeur étant naturellement bon ,
et une véritable amitié s'établissant entr'elle et son frère ,
son égoïsme cède à l'aspect de ce frère malheureux : elle
s'aperçoit qu'elle souffre encore plus pour lui que pour
elle-même. Son coeur éclaire son caractère , s'il est permis
de s'exprimer ainsi , et bientôt Eugénie devient
Tamie la plus tendre et la plus raisonnable.
Après ce conte , l'auteur entame l'Histoire d'un louis
d'or , qui se prolonge jusque dans le second volume ,
interrompue par d'autres histoires . Ce cadre n'est pas
absolument neuf. Les Anglais ont l'Histoire de Chrysal
ou d'une Guinée ; nous avons , je crois , dans notre langue
l'Histoire d'un écu de six francs . Mais Mme Guizot
n'a emprunté à ses prédécesseurs que leur titre ; tout le
reste est de son invention. Ernestine , fille de parens
aisés , se promène avec eux dans les galeries du Palais-
Royal; elle est saisie d'admiration à la vue d'un tableau
mouvant. Le marchand en demande un louis , et Ernestine
ne peut assez se récrier sur le bon marché d'une
aussi belle chose . M. de Cideville son père n'est pas
tout- à-fait de son avis . Il la ramène à la maison , et pour
lui donner une idée du véritable prix de l'argent , il lui
raconte l'histoire d'un louis d'or qu'il a dans sa bourse.
Ce louis , en passant de main en main, a produit en bien
et en mal des effets extraordinaires . Il a sauvé la vie à de
pauvres familles , il a plongé dans la misère une innocente
qu'on accusait de l'avoir volé. Des gens honnêtes
et laborieux ont travaillé des mois entiers pour épargner
550 MERCURE DE FRANCE ,
cette modique somme sur leur nourriture encore plus
modique ; l'espérance de l'acquérir et de l'employer à
une bonne action a corrigé de ses défauts une jeune fille
sensible et douce , mais étourdie . Toutes ces histoires
encadrées dans celle du louis d'or sont fort intéressantes.
Dans l'embarras de citer la meilleure , nous nous arreterons
à la première , où figure , avec son valet Petit-
Pierre , un érudit nommé M. Du Bourg . Ce M. DuBourg
estun vrai personnage de comédie , lisant , relisant sans
cesse des livres grecs et latins . Il était tellement occupé de
ce qui se passait , il y a trois mille ans , qu'il ne songeait
jamais à se fâcher de ce qui arrivait autour de lui ; il
se consolait de tout , pourvu qu'il pût appliquer à l'acсі-
dent qui lui arrivait un exemple ou une maxime de l'antiquité.
Eprouvait- il quelque douleur physique ? il jetait
d'abord un cri d'impatience , mais tout- à-coup il se calmait
en disant : « Le philosophe Epictète se laissa casser
la jambe par son maître qui le frappait, sans lui dire
autre chose que ces paroles : Je vous avais bien dit que
vous me casseriez la jambe ! » Se trouvait- il dans des
sociétés dont le ton et les manières lui répugnassent ? il
se rappelait qu'Alcibiade avait su s'accommoder à tous
les tons , à toutes les compagnies , et même aux moeurs
de toutes les nations . M. Du Bourg était d'ailleurs
l'homme le plus réglé dans les siennes . Par exemple , il
ne dînait en ville que six fois par an , et s'il avait épuisé
ce nombre de dîners au mois de juillet , rien au monde
ne lui en aurait fait accepter un autre de toute l'année.
Sa dépense était aussi régulièrement ordonnée . Il avait ,
selon le conseil d'Horace , une année de son revenu devant
lui : Provise frugis in annum copia. Ses fonds
étaient toujours faits d'avance pour l'ordinaire et l'extraordinaire
, et si les choses devenaient plus chères , il
aimait mieux s'imposer des privations que de rien changer
à ses calculs . Petit-Pierre était entré chez lui à dix
ans , et vivait très-heureux auprès d'un tel maître qui ne
le tourmentait que pour lui enseigner le rudiment ; mais
la vanité et les mauvais conseils perdirent Petit-Pierre.
C'est dans le livre même qu'il faut lire son Iliade , non
moins touchante que celle de Vert-Vert , et dont Theu
DECEMBRE 1812 . 55г
reux dénouement tint uniquement à un louis d'or que
M. Du Bourg reçut en paiement de son libraire .
Le dénouement de l'histoire même de ce louis est encore
un des morceaux les plus intéressans du recueil .
Ernestine , après avoir reconnu toute l'importance de
cette pièce de monnaie , n'ose plus la demander pour
acheter unjoujou ; mais son père promet de la lui donner
lorsqu'elle aura trouvé à en faire un emploi utile. Ernestine
croit bientôt y être arrivée. Une pauvre veuve du
village n'a qu'une fille trop petite encore pour l'aider .
Elle a le malheur de se casser la jambe . Un chirurgien la
lui remet gratuitement , mais combien de tems encore
sera-t-elle hors d'état de travailler ? Qui ła soignera , qui
la nourrira jusqu'à cette époque ? Peut- on faire un meilleur
usage du louis que de le lui donner? Ainsi raisonnait
Ernestine ; mais M. de Cideville lui fit entendre qu'elle
ne devait secourir la veuve avec son argent que quand
elle ne pourrait pas la soulager d'une autre manière . Il
apprit à sa fille que la véritable charité doit être active
et industrieuse , qu'elle doit savoir demander pour autrui
certains services gratuits , afin d'épargner ce petit
trésor qu'elle garde au pauvre , et qui sans cela s'épuiserait
bientôt . Ernestine le crut ; elle sollicita en faveur
de la veuve tous ceux qui pouvaient lui être utiles , sans
trop se gèner ; elle alla la voir et la soigner elle-même .
Son exemple produisit le meilleur effet. La veuve , au
bout de quelques mois , fut en état de retourner à l'ouvrage.
Pendant son inaction forcée , elle avait été nourrie
et soignée ; son petit jardin même n'avait pas cessé d'être
cultivé. Il est vrai qu'il en avait coûté un peu plus d'un
louis à Ernestine ; mais ce tems avait été pour elle une
suite non interrompue de la plus délicieuse jouissance ,
de celle qui consiste à faire du bien ; et elle avait appris
à exercer la bienfaisance . Le louis donné tout-à-la-fois
à la veuve n'aurait pu suffire à ses besoins . Ernestine
n'aurait eu qu'une jouissance momentanée ; elle n'eût
appris qu'à donner son superflu , sans s'inquiéter s'il
pourrait fournir à d'autres le nécessaire.
Le louis d'or d'Ernestine m'a entraîné plus loin que je
ne voulais , et cependant il m'est impossible de passer
552 MERCURE DE FRANCE ,
sous silence les autres contes qui composent ce recueil ,
et qui tous ont aussi leur morale. Tantôt c'est un petit
garçon douillet et paresseux que l'on corrige par l'exemple
; tantôt une petite fille toujours occupée à mettre en
évidence ses talens et ses grâces , et qu'un bon abbé
guérit de cette affectation qui en détruit et l'agrément
et le mérite , en affectant d'être lui-même le premier à
louer ironiquement , et à faire remarquer à d'autres ce
qu'elle s'efforce de montrer . Ailleurs , on voit la pauvre
Françoise tomber , dès son bas âge , entre les mains d'un
fripon , qui se dit son père , et prendre de lui les plus
fâcheuses habitudes , et entr'autres celle du vol ; mais
meilleure que ce Rousseau qui se croyait le meilleur
des hommes , elle ne peut tenir contre le désespoir d'une
pauvre servante accusée d'un larcin qu'elle-même a
commis ; elle avoue tout , elle demande grace , et finit
par revenir à la vertu . Dans le second volume , je citerai
d'abord les Tracasseries , tableau frappant de toutes les
jalousies qui désolent les sociétés des petites villes ; la
morale en est à l'usage de tous les âges : c'est qu'ilfaut
vivre avec ses égaux. Le petit garçon indépendant a pour
but de montrer aux enfans que c'est pour leur propre
intérêt qu'ils sont soumis à leurs pères , vérité fort sim
ple , mais qu'il n'est pas inutile de prouver lorsque nous
sortons à peine d'un tems où l'on avait presque anéanti
la puissance paternelle . La vieille Geneviève est un des
plus jolis contes du recueil ; les détails en sont trèsagréables
, et il prouvera aux maîtres de tous les âges,
que le meilleur moyen de se faire bien servir par leurs
domestiques , n'est pas de les traiter avec dureté et avec
mépris . Il y a des raisonnemens ingénieux dans le secret
du courage , et l'histoire de Marie qui termine le recueil
est tout- à-la- fois très-gaie et très-touchante. Les caractères
des principaux personnages sont bien tracés et bien
soutenus . C'est plutôt un petit roman ou une nouvelle
qu'un simple conte , mais il rentre dans le plan de l'auteur
par sa tendance morale ; on y voit qu'un bon coeur
et un esprit droit peuvent toujours triompher d'une première
éducation grossière et négligée .
En dénombrant ainsi les contes de ces deux volumes ,
DECEMBRE 1812.- 553
j'en ai omis deux à dessein , l'un dans le premier , l'autre
dans le second , l'Orgueil permis et le Rêve. J'ai voulu
en quelque sorte les mettre à part, parce que ce sont ceux
auxquels je donne la préférence . Ils enseignent la morale
la plus élevée et la plus difficile , celle de l'abnégation de
soi-même , de la prééminence de la vertu et de la soumission
à la providence . Dans POrgueil permis , on nous
montre une jeune personne accomplie , mais qui n'est
pas fàchée que tout le monde s'aperçoive de sa supériorité.
Sa mère veut que sa vertu soit tout-à- fait pure ;
les épreuves se présentent et sa mère la dirige de manière
à la persuader de cette vérité : que pour se croire meilleure
que les autres , il faut savoir sacrifier tous les autres
avantages à ce sentiment ; et renoncer à toutes les jouissance
de l'amour-propre , pour avoir droit à ce noble
orgueil. Le Rêve est un conte oriental. Narzim , jeune
Indien , habite une misérable chaumière avec sa mère
Missour et sa cousine Elima. Les plus tendres sentimens
les unissent ; mais leur existence est d'ailleurs aussi
pénible qu'on puisse l'imaginer . Narzim, quoique jusqu'alors
très-pieux , se révolte contre la providence .
« Brama , dit- il , nous a-t-il donc créés pour nous
rendre malheureux ? » Quelques jours après , Narzim eut
un songe. Un ange de lumière lui apparut et lui offrit
successivement tout le bonheur qui lui manquait , à des
conditions différentes . D'abord il ne s'agissait que de renoncer
à voir Missour et Elima , et Narzimne put y consentir.
Bientôt après il voit mourir Missour: Elima lui est enlevée .
L'ange renouvelle sa proposition: pour posséder les grandeurs
et les richesses , Narzim n'a plus qu'à renoncer au
faible espoir qui lui reste de retrouver Elima . Il interroge
son coeur et ne peut s'y résoudre. A la troisième
apparition de l'ange , le jeune Indien est prêt à mourir
de douleur et de misère . La fortune lui est offerte , pourvu
qu'il consente à paraître coupable d'un crime honteux ,
et il ne peut encore sacrifier sa réputation à sa fortune .
L'ange enfin lui apparaît une quatrième fois . Narzim
alors est lui-même en prison , accusé et convaincu , sur
de fausses apparences , d'un forfait qu'il n'a pas commis ;
il n'attend plus qu'une mort infâme. L'ange lui montre
554 MERCURE DE FRANCE ,
1
auprès de lui un prisonnier du plus haut rang , et qui ,
malgré sa captivité , est encore couvert de bijoux précieux.
Sa mort est certaine , car il a commis un crime
d'Etat . Narzim n'a qu'à le dépouiller, pendant qu'il dort ,
de quelques-unes de ses pierreries ; elles corrompront
ses gardes et lui ouvriront les portes de sa prison. Mais
Narzim ne peut renoncer à la vertu , même pour conserver
sa vie . « Tu le vois (luidit l'ange alors ), dans la
plus profonde détresse , il t'est resté encore des biens
si précieux que tu n'as pu te résoudre à en faire le sacrifice
: cesse donc de te plaindre , et n'ose plus dire que
des êtres capables d'aimer la vertu soient uniquement
créés pour le malheur .>>>
En voilà assez pour donner à nos lecteurs une idée
des contes de Mme Guizot. La seule critique-que nous
puissions en faire , c'est que le style n'est pas toujours
également soigné , qu'on y remarque quelques négligences
. En revanche nous devons ajouter aussi que ces
contes sont pleins d'idées neuves et ingénieuses , d'aperçus
d'une grande finesse et qui annoncent un grand talent
d'observation . En dernier résultat , ce recueil est du
petit nombre de ceux que les parens peuvent mettre
entre les mains de leurs enfans avec l'espoir d'en profiter
souvent eux-mêmes . C. V.
BEAUX - ARTS .
SALON DE 1812 .
MM. GOIS , BOSIO MARIN , DUPATY , MILHOMME ,
LEMIRE , CALLAMARD , ROLAND ET TAUNAY.
RIEN n'est éternel ici bas ; tout se mine , tout se détruit
avec le tems : les Etats les mieux fondés , les plus solidement
établis , subissent tôt ou tard le sort réservé aux
ouvrages des hommes ; un peuple long-tems vainqueur est
vaincu à son tour ; son territoire est envahi , divisé par
lambeaux , ou réuni à un autre territoire ; ses lois , ses
moeurs , ses usages , sa langue , sa religion elle-même s'altèrent
insensiblement , et finissent par se perdre tout-àfait;
en un mot il est rayé pour toujours de la liste des
DECEMBRE 1812. 555
nations ; mais les ouvrages des écrivains célèbres qu'il a
produits restent au milieu de ce bouleversement général ,
pour conserver le souvenir de son existence , et le faire
revivre , en quelque sorte , aux yeux de la postérité. Néanmoins
on ne pourrait se former qu'une idée imparfaite du
degré de splendeur auquel il a porté les arts , si quelques
marbres échappés à la brutalité du vainqueur , ou recueillis
par lui-même comme un trophée , ne servaient de commentaires
aux opinions souvent inintelligibles que l'on
trouve dans les livres ; mais ce n'est pas à cela que se borne
leur utilité : ils nous rendent , pour ainsi dire , contemporains
des siècles passés , en nous retraçant les traits des
grands hommes qui par leurs écrits ou par leurs actions
ont assuré lagloire ou augmenté la puissance de leur patrie.
Sous ce point de vue la sculpture doit être regardée comme
un art vraiment national , et l'on ne saurait trop applaudir
aux encouragemens que le gouvernement lui prodigue
depuis quelques années . Ses bienfaits n'ont pas été perdus
, et les grands travaux dont il a ordonné l'exécution
ont fait naître parmi nos sculpteurs une louable émulation ,
qui tournera infailliblement au profit de l'art. L'examen
que je vais faire de leurs ouvrages prouvera qu'ils sont déjà
dignes de partager avec nos peintres la réputation méritée
dont notre école commence à jouir dans toute l'Europe .
M. GOIS .
N° 1086. Philoctète abandonné dans l'île de Lemnos .
Ce héros est représenté au moment où succombant à
l'excès de sa douleur , et se livrant au désespoir , il profère
les imprécations les plus violentes contre les princes grecs
qui l'ont abandonné dans une île déserte , seul , sans secours
, exposé aux horreurs de la faim et aux attaques des
bêtes féroces . Cette explication ne se trouve pas dans
le catalogue , et j'aurais eu beaucoup de peine à deviner
l'instant choisi par l'artiste , s'il n'avait fait graver sur un
rocher ces paroles tirées en partie du Philoctète de Sophocle
: O Ulysse ! 6 Atrides ! 6 ma patrie , et vous dieux
témoins de leurs crimes ,punissez -les , punissez- les tous (*) !
Cette précaution n'était pas inutile , car l'attitude et l'expression
qu'il a données à sa figure ne nous auraient que
(*) Ὦ ὀδυσσεὺ , ὦ Ατρίδαι , ὦ πατρῷα γῆ , Θεοὶ τ᾽ ἐπόψιοι ,
Τίσασθε , τίσασθε σύμπαντας αὐτούς.
556 MERCURE DE FRANCE ,
faiblement expliqué son sujet. Elle paraît s'adresser au
ciel plutôt pour lui demander la fin de ses souffrances , que
pour en obtenir le châtiment de ceux qui l'ont indignement
trahi . Cette plaie dégoûtante , que le bon goût ordonnait
de cacher à la vue , est aussila seule chose qui puisse faire
reconnaître l'ami et le compagnon d'Hercule. Quoi de plus
contraire à la beauté , que de représenter un héros se roulant
sur la terre comme un reptile ! La nature , suivant
l'expression de Buffon , a formé l'homme pour se soutenir
droit et élevé ; il est le seul des êtres vivans à qui elle ait
accordé cette prérogative. Le sculpteur doit donc lui conserver
, autant qu'il est possible , cette situation verticale ,
et faire dominer la partie supérieure de son corps sur la
partie inférieure. Il était facile ici de se conformer à celle
règle , sans diminuer en rien la force de l'expression. La
figure aurait seulement gagné du côté de la noblesse , et
c'est une qualité dont la sculpture ne saurait se passer.
M. Gois paraît avoir totalement méconnu cette vérité :
non content de nous montrer cet ulcère dans toute son
horreur , non content d'exposer à nos regards ces chairs
meustries qui débordent autour de la blessure , il a cherché
encore à exprimer l'altération que le mal a produite à la
longue sur la forme ; poury parvenir , il l'a tellement dénaturée
, qu'on croirait voir un de ces pieds écorchés que
l'on donne à copier aux élèves pour leur apprendre l'anatomie.
Cette maigreur forme une opposition choquante
avec le caractère lourd de toute la figure. Le contour est
en général dénué de finesse ; quelques parties même semblent
à peine ébauchées ; la tête est commune , et l'artiste,
en voulant lui donner de l'expression , a fait contracter les
joues de la manière la plus désagréable ; le torse , au niveau
de la poitrine , est d'une largeur démésurée , et la poitrine
y occupe un trop petit espace ; les muscles qui couvrent
les côtes sont tous de la même forme , et tous également
sentis ; enfin , pour ne pas fatiguer le public par des détails
qui ne sont pas ordinairement de son goût, je terminerai
par faire remarquer la forme peu élégante des deux mains ,
etprincipalement de la main gauche , dont les doigts sont
d'une telle grosseur par le bout , qu'il est impossible que
M. Gois ne se soit pas aperçu lui-même de cette faute.
J'en conclus qu'il a exécuté cet ouvrage avec négligence ,
et je suis persuadé que si son talent ne le portait pas vers
cette beauté idéale , qui est le sublime de l'art , il pouvait
DECEMBRE 1812 . 557
atteindre du moins à une imitation plus vraie et plus délicate
de la nature .
Je crains que mon admiration pour les chefs -d'oeuvre
antiques , et le goût que j'a pour tout ce qui est fait dans
les mêmes principes , ne m'aient entraîné dans une critique
trop dure , et ne m'ait empêché d'apercevoir les qualités
qui se trouvent peut - être dans cette statue. J'invite
donc ceux qui me liront à bien peser mes observations ,
et à ne les adopter qu'après s'être convaincus de leur justesse
devant l'ouvrage même qui en est l'objet. Je ne dissimulerai
pas que cet ouvrage a obtenu Papprobation de
quelques personnes dont l'opinion est d'un plus grand
poids que la mienne .
N° 1012. Aristée .
M. BOSIO .
« Aristée , après la mort d'Actéon , se retira dans l'île
> de Cie , de là en Sardaigne , où il enseigna les premières
> lois de la civilisation ; puis en Sicile , où il répandit les
> mêmes bienfaits . Depuis , les Grecs et les Barbares l'ho-
> norèrent comme une des premières divinités cham-
» pêtres . "
Les artistes modernes négligent beaucoup trop la partie
morale de l'art; ils ne réfléchissent pas assez avant de met- '
tre la main à l'oeuvre . Ce n'est pas ainsi que travaillaient
les anciens ; leurs statues sont aussi admirables par la
pensée que par l'exécution , et ne plaisent pas moins à
P'esprit qu'à la vue : elles séduisent l'ignorant , parce qu'elles
sont véritablement belles ; elles charment l'homme instruit ,
parce qu'elles ont le genre de beauté qui leur convient.
Tout ouvrage qui ne réunit pas ces deux qualités ne peut
mériter une entière approbation , et sera toujours regardé
comme un ouvrage imparfait .
Telles sont les réflexions que j'ai faites en voyant pour la
première fois cette statue. L'auteur ne paraît avoir considéré
Aristée que comme une divinité champêtre , et il a
cherché à lui donner le caractère que les Grecs donnaient
à ces divinités ; mais Aristée était fils d'Apollon ; il avait ,
àl'exemple de son père, porté la civilisation dans des contrées
encore sauvages , et quoiqu'il soit représenté ici dans .
un âge avancé , la noblesse et l'élégance de ses formes devaient
rappeler sa céleste origine et les bienfaits qui
l'avaient fait placer au rang des Dieux. Considéré ainsi , će
personnage offrait à l'artiste de très -grandes difficultés ;
1
558 MERCURE DE FRANCE ,
mais il avait, je crois , assez de talent pour les vaincre.
L'attitude de sa figure est simple et naturelle , toutes les
parties du corps sont balancées avec goût , et le mouvement
général a une souplesse qui plaît d'autant plus qu'on
la trouve rarement dans les statues modernes ; les détails
sont grassement modelés , et rendent parfaitement la mollesse
de la chair ; enfin la tête ne manque pas tout-à-faitde
cette noblesse qu'on voudrait trouver dans toutes les autres
parties.
La proportion trop forte de la main gauche , la forme
lourde des jambes et sur-tout de la partie inférieure du
torse , sont les défauts qui m'ont semblé les plus saillans .
Nº 1011. L'Amour lançant des traits .
L'attitude de cette figure est gracieuse, la forme élégante
et légère, et l'on reconnaît dans toutes les parties un artiste
nourri de l'étude des grands modèles et familiarisé avec la
pratique de son art. Le corps paraît court et maigre comparativement
avec les jambes , et l'on désirerait un peu
moins de roideur dans le mouvement et le dessin de toute
la figure.
N° 1010. S. M. la reine de Westphalie.
Cette statue , qui est le dernier ouvrage de M. Bosio ,
(j'en juge du moins par les pieds qui ne sont encore
qu'ébauchés ) , l'emporte, suivant moi,sur tous ceux qu'il
a offerts à cette exposition. On ne saurait trop louer la
grâce de la pose , l'heureuse disposition des ajustemens, le
mouvement agréable de la tête , et cette simplicité de style
qui était une qualité indispensable dans un portrait .
M. MARIN.
Nº 1110. Télémaque bergeretesclave chezle roiSésostris .
L'ensemble de cette statue a quelque chose de séduisant.
La tête est une imitation de l'antique , mais elle ne fait pas
disparate avec le reste ; le caractère des cuisses etdes jambes
manque un pen de finesse , mais le torse est d'une forme
pure et élégante , et la manière suave avec laquelle le
marbre est travaillé lui donne un air de vérité qui plaît à
tout lemonde, et qui obtiendrait sans restriction le suffrage
des artistes , si l'auteur , en voulant éviter la sécheresse ,
n'était tombé dans un excès contraire .
M. DUPATY.
Nº 1067. Vénus animant l'Univers .
J'ai entendu plusieurs sculpteurs assurer que cette figure
DECEMBRE 1812 . 559
était une imitation presque servile de la Vénus du Capitole ;
ils prétendaient en même tems qu'elle était d'une forme
beaucoup trop lourde. Je partage en partie cette dernière
opinion , et c'est pour cela même queje rejette la première .
Dansla Vénus du Capitole , les emmanchemens sont légers;
le torse , à l'endroit où commencent les hanches , n'a pas
toute la largeur convenable , et les seins trop rapprochés
rendent la poitrine un peu étroite : tout cela n'empêche
pas que ce ne soit un très-bel ouvrage , mais c'est précisement
le contraire de ce qu'on reproche à la statue de
M. Dupaty . On voit par la notice qu'il ne lui a pas donné
ce caractère un peu lourd sans motif. Il nous apprend qu'il
a voulu représenter la Vénus à qui Lucrèce a adressé l'invocation
de son poëme , et qui est à peu près cet être idéal
que nous appelons la nature. Cette explication peut servir
d'excuse au défaut dans lequel il esttombé; mais je pense
qu'il aurait fait un choix plus heureux , en prenant pour
modèle cette divinité que les anciens révéraient comme la
déesse de la beauté et la mère de l'Amour , et que les
poëtes ne font jamais marcher sans les jeux , les plaisirs et
les grâces . Du reste , l'attitude de sa figure est pleine
d'élégance ; le dessin a toutela pureté et toute la souplesse
qu'il soit possible de désirer , si l'on excepte les deux bras
dontles contours ne sont pas exempts de roideur; les formes
sont détaillées avec finesse , et néanmoins d'une exécution
large et moelleuse , et du plus grand goût de sculpture ;
les seins , les genoux et le passage des hanches aux cuisses
ne sont pas indignes d'être comparés aux ouvrages antiques .
Quant à la tête , la ligne du front et du nez n'est pas heureuse
, et les deux énormes touffes de cheveux dont elle est
coiffée la font paraître petite . Je blâmerai aussi l'expression :
lecatalogue me dit bien que la déesse éprouve elle-même
le sentiment qu'elle inspire; mais ce fen qu'elle communique
à l'univers est son essence , il ne doit pas faire sur elle
la même impression que sur une jeune fille qui en sentirait
P'effet pour la première fois . D'ailleurs cette tête levée vers
le ciel , ôte quelque chose à la noblesse de la figure ; les
statuaires grecs , qui sont nos maîtres , n'ont jamais donné
cemouvement aux têtes de leurs statues , que dans des
expressions violentes .
On voit que j'ai montré sans détour les fautes et les
beautés . Je ne crois pas trop dire en assurant que cette
statue fait le plus grand honneur , non-seulement à son
auteur, mais encore à notre école de sculpture .
560 MERCURE DE FRANCE ,
N° 1068. Ajax , fils d'Oïlée , bravant les Dieux .
Ce n'est pas une statue que je vois , c'est Ajax lui-même ;
c'est ce guerrier dont la force égalait l'audace , et dont
l'audace était supérieure à tous les dangers ; c'est ce héros
contempteur des Dieux , qui osa faire violence à Cassandre
dans le temple même de la déesse de la Sagesse. Comme
il s'élance sur ce rocher ! avec quelle vigueur il le saisit !
comme il est fier d'avoir triomphe du courroux de Neptune !
avec quel mépris il regarde le ciel qu'il croit avoir vaincu !
comme il le brave avecinsolence ! Ses formes sont celles d'un
homme dans toute la force de l'âge ; les travaux et les
fatigues de la guerre ont endurci ses membres , sans leur
faire rien perdre de leur élégance ; son aspect est si noble ,
si imposant , qu'au lieu de détester son action impie on est
presque tenté de l'admirer. Mais j'oublie que je dois remplir
les fonctions de critique , et non celles de panégyriste :
je m'arrête un moment , et je vais continuer mon examen ,
avec plus de sang froid .
Je ne trouve rien à reprendre dans l'ensemble de cette
figure; l'attitude est noble , vive , naturelle , et parfaitement
en situation ; je ne sais pourtant si je ne préfererais pas la
main ouverte à ce poing fermé qui n'a rien d'héroïque. Le
dessin se distingue par la fermeté , par la précision , et par
cette vigueur mesurée qui n'est pas incompatible avec la
grâce . Je me permettrai cependant quelques observations .
La forme du bras droit est assez vraie, mais elle pourrait être
d'un plus grand caractère ; la partie antérieure du torse
depuis, la poitrine jusqu'au dessous du nombril est trop
saillante; plus rentrée, elle ferait mieux sentirle mouvement
de la figure,, et lui donnerait plus d'élan . La hanche gauche
ne se lie pas bien avec les muscles du bas-ventre et des
cuisses ; les détails du genou , du même côté , sont accusés
avec un peu de dureté ; on pourrait les adoucir légèrement
sans rien diminuer de la vigueur ; enfin les deux pieds et
sur-tout le pied droit n'ont pas toute l'expression qu'ils
devraient avoir. M. Dupaty pourrait aisément faire disparaître
ces défauts , s'il exécutait un jour cette statue en
marbre . Telle qu'elle est aujourd'hui , elle lui assure un
rang distingué parmi nos meilleurs sculpteurs , et je n'en
connais aucun qui soit dans une plus belle route .
N° 1069. Son Altesse impériale Madame, mere de l'Empereur.
N° 1070. Pomone , tête d'étude en marbre .
Si M. Dupaty n'avait exposé que ces deux bustes , ils
DECEMBRE 1812 . 56
suffiraient pour donner une idée favorable de son talenter
de son goût . C'est assez en faire l'éloge que de dire qu'ils
sont dignes des deux ouvrages que je viens d'analysen
M. MILHOMME .
Nº 1124. Legénéral Hoche, mort à l'armée du Rhin et
Moselle.
Le modèle de cette statue a été sans doute exécuté dans
un tems où l'on cherchait à introduire parmi nous l'usage
adopté parles Grecs , de représenter nues les figures de leurs
héros . Cet usage était trop contraire à nos moeurs , et l'on a
été obligé d'y renoncer. M. Milhomme a eu le bon esprit
de couvrir une partie du corps par une draperie ; il a choisi
une pose simple et qui convient très -bien à un portrait ; les
ajustemens sont d'un assez bon goût ; mais les formes ne
méritent pas les mêmes eloges , elles sont pesantes et trop
carrément exprimées ; les pieds ont l'air d'appartenir à une
nature plus forte que les jambes ; la partie antérieure de la
tête est beaucoup trop forte , et la partie postérieur pêche
par le défaut contraire . Malgré ces remarques il faut convenir
que cette statue a un assez bel aspect , et que c'est un
ouvrage très-estimable .
M. CALLAMARD .
N° 1024. Hyacinthe blessé. Statue en marbre .
La tête est la partie la plus faible de cette figure , la
bouche est mal placée , et le dessin en est pauvre et incorrect.
Cependant cette faute capitale , la maigreur générale
des formes , et la proportion trop écourtée du torse , ne détruisent
pas l'impression agréable qu'on éprouve en jetant les
yeux sur cette statue. C'est qu'elle est exécutée dans de
bons principes , et que la grâce et le sentiment qui règnent
dans l'ensemble font aisément oublier ce qu'on trouve de
défectueux dans les détails . On s'aperçoit avec plaisir des
changemens heureux que l'auteur a faits à son modèle, que
l'on a vu , je crois , à la dernière exposition .
M. LEMIRE , père .
No 1099. Un enfant.
« Génie de la poésie chantantet s'accompagnant de sa
» lyre . »
Cet ouvrage n'est pas recommandable par la grandeur du
Nn
1
SEINE
562 MERCURE DE FRANCE ,
style ; on pourrait blâmer la manière un peu sèche dont les
détails de la tête sont exécutés , et quelques autres défauts
encore , mais on est séduit par un certain charme qui désarme
le critique et lui défend d'user de rigueur.
Nº 1139. Homère.
M. ROLLAND .
/
Si M. Rolland n'avait voulu représenter qu'un vieillard
`aveugle , chantant et s'accompagnant sur sa lyre , j'aurais
peu de critiques à faire de cette statue. J'avouerais avec
plaisir qu'il a imité assez fidèlementla nature, etje louerais
la connaissance parfaite qu'il a de la pratique de son art.
Je le blâmerais pourtant d'avoir choisi un sujetsi commun
et si peu digne de la sculpture . Mais ce vieillard est le plus
grand poëte qui ait jamais existé , sa réputation est établie
depuis plus de vingt siècles , sa supériorité est consacrée
par le suffrage de toutes les nations ; nous le regardons
comme le père des divinités fabuleuses , il est presque devenu
lui-même une divinité pour nous . Sa statue devait
être un monument élevé à sa gloire , une espèce d'apothéose;
çe n'était pas la forme matérielle de son corps , mais son
génie qu'il fallait nous représenter. Je ne ferai donc aucune
observation sur les détails de cette figure , dont l'ensemble
est tout-à-fait vicieux. Cependant il m'est impossible de
passer sous silence la forme commune de la tête : le front
trop étroit , les sourcils abaissés vers le nez et élevés versle
milieu , lui donnent quelque chose du caractère que l'ou
remarque dans les têtes de satyres antiques. Cette faute
est d'autantplus repréhensible que les sourcils d'un homme
qui chante , et qui chante avec expression , ont ordinairement
une direction toute contraire.
Je m'étais flatté de rendre compte en un seul article de
tous les ouvrages de sculpture les plus dignes de fixer l'attention;
mais il me reste encore un trop grand nombre
d'objets à décrire pour pouvoir remplir ma promesse, et
je suis forcé de renvoyer au prochain numéro la suite de
cet examen .
S. DELPECH.
DECEMBRE 1812 . 563
५
VARIÉTÉS .
SPECTACLES . - Théâtre-Français . - « En arrivant à
> Ispahan on me demanda , dit Scarmantado dans le récit
> de ses voyages , si j'étais pour le mouton noir ou pour le
» moutonblanc ; je répondis que cela m'était fortindifférent
» pourvu qu'il fût tendre ; on crut que je me moquais des
deux partis , et je me trouvai une violente affaire sur les
>>bras . Tel est exactement ce qui m'est arrivé : on me
demandait dans un salon si j'étais pour M. Talma ou
pour M. Geoffroy, et comme je répondis que j'étais pour
lajustice ,je manquai aussi de m'attirer une violente affaire .
Une discussion qui s'est élevée entre ces deux Messieurs ,
a partagé tout Paris ; l'un est pour l'acteur , l'autre se prononce
pour le critique , et je crois que c'est faute de
s'entendre . La discussion s'est passée dans une loge du
Théâtre- Français : or, comme M. Talma n'est dans la salle
qu'un simple spectateur , la connaissance de cette affaire
appartient , s'il y a lieu , à l'autorité qui maintient la
tranquillité publique . Deux jours après , on représentait
Rhadamiste et Zénobie : M. Talma , à son arrivée sur la
scène , fut comme à l'ordinaire accueilli par des nombreux
applaudissemens ; mais il s'y mêla deux ou trois voix
qui semblaient improuver la réception faite à notre premier
acteur tragique ; cette minorité ridicule ne produisit
d'autre effet que de décupler les applaudissemens .
Je ne puis concevoir comment un spectateur au parterre
s'attribuerait le droit de se constituer juge d'une cause qu'il
ne connaît pas , et qui de sa nature ne ressort pas de sa
juridiction.
Opéra-Comique . - Samedi dernier on a représenté à
Feydeau Marguerite de Waldemar, opéra en trois actes .
L'auteur des paroles , M. de Saint- Felix , est connu par
plusieurs succès au Vaudeville : celui de la musique ,
M. Gustave Dugason , porte un nom cher aux amateurs des
aris , puisqu'il est fils de Dugason qui fut le premier talent
comique du Théâtre- Français , et de cette actrice du même
nom, que l'on n'a pas oubliée et qu'on ne remplacera de
long-tems au théâtre de l'Opéra- Comique : cette hérédité
de talens plaît au public, qui avait accueilli l'ouvrage de
manière à ce qu'on s'attendait à le revoir le sur-lendemain ;
Nn2
564 MERCURE DE FRANCE ,
mais une forte indisposition de l'actrice chargée du rôle
principal en retarde les représentations . Espérons que le
parlerre jouira bientôt de cet ouvrage dans lequel on a
remarqué des scènes bien filées , un dialogue naturel et des
morceaux de musique qui font concevoir de grandes espépérances
du jeune compositeur.
Vaudeville .-Bayard page , tel est le titre d'un vaudeville
nouveau de MM. Théaulon et Dartois . On trouve
dans cet ouvrage , qui a en du succès , un plan assez faible,
mais de jolis couplets; point de situations comiques, mais
des rôles faits pour les acteurs et sur-tout pour une actrice .
L'acteur chargé du rôle de Bayard représente ce personnage
avecune chaleur forcée et des gestes précipités qui semblent
plutôt produits par des affections nerveuses que par la
noble impatience d'un jeune héros . A la première représentation
, les avis étaient assez partagés : l'un applaudissait
, l'autre improuvait; mais à la seconde l'ouvrage a été
généralement applaudi. Cependant on avait commencé le
spectacle par M. Guillaume ; cet excellent vaudeville , ou
plutôt cette jolie comédie , loin de rendre le public exigeant,
f'avait disposé à l'indulgence . Ah ! Messieurs les auteurs de
Bayard , quand nous donnerez -vous un vaudeville comme
M. Guillaume ? B.
On annonce , comme devant paraître incessamment , un
ouvrage qui a pour objet de prouver que l'histoire de
France n'a été considérée jusqu'à ce jour comme une mine
stérile pour la poésie et les beaux-arts que parce que la
poésie et les beaux-arts n'y furent long-tems conduits que
par des guides timides et saus expérience . Les personnes
qui ont entendu des morceaux de cet ouvrage en disent
beaucoup de bien ; il est intitulé : la Gaule poétique , ou
l'Histoire de France considérée dans ses rapports avec la
poésie et les beaux- arts . M. de Marchangy, en signalant
au pinceau du peintre , à la lyre du poëte les évènemens et
les hommes dignes de grands souvenirs , montre par de
nombreux exemples que c'est moins la stérilité de la matière
que la stérilité de l'ouvrier qui nous a long-tems fait
mettre l'ingratitude du sujet à la place de l'impuissance de
ceux qui ont essayé de le traiter. Ce n'était pas notre his
toire qui manquait de richesses , mais le génie qui manquait
aux Chapelain , aux Scudery , aux Lemoine , aux
DECEMBRE 1812 . 565
Saint-Didier , et à toute cette légende épique de rimeurs
dont les volumineux alexandrins sont justement oubliés
depuis long-tems . Un intérêt toujours croissant avec les
évènemens qui préparent et fondent la gloire de la monarchie
française , tel est le caractère distinctif de l'ouvrage
de M. de Marchangy , et s'il est vrai , comme on l'assure ,
que cet ouvrage est écrit d'un style pompeux sans enflure ,
énergique sans néologisme , et figuré sans prétention , le
succès ne peut en être douteux:
SOCIÉTÉS SAVANTES.
Extrait du procès-verbal de la séance publique , tenue le
16 août 1812 , à Châlons-sur-Marne , par la Société
d'Agriculture , Commerce , Sciences et Arts du département
de la Marne.
La Société avait proposé pour sujet de prix la question suivante :
• Quels seraient les moyens d'accroître , dans le département de
› la Marne , la fabrication de ses chanvres , dont la majeure partie
» s'exporte brute ? Quels genres de fabrication seraient les plus
> avantageux ? »
Aucun des Mémoires envoyés n'a rempli le voeu de la Société : il
en est unnéanmoins qui lui a paru mériter une attention particulière.
Ce Mémoire a pour épigraphe : Fils , tissure , cordages . L'auteur
offre sur chacune de ces parties des observations intéressantes : seulement
on aurait désiré plus de développement et de méthode.
Convaincue qu'il serait très-avantageux au département de la
Marne , renommé pour la quantité et la qualité de ses chanvres , d'y
voir multiplier les fabriques en ce genre , et ne désespérant pas d'obtenir
une solution complète , la Société juge à propos de renouveler
la même question : elle double le prix qui sera une médaille d'or de
quatre cents francs .
Elle invite les auteurs à développer leurs idées sur les divers moyens
qui peuvent tendre au perfectionnement , soit des fils , soit de la
tissure , soit de la corderie ; sur ceux qui seraient propres à multiplier
le nombre des fileuses et des fabricans isolés , à provoquer et à
faciliter l'établissement de grandes fabriques , et à favoriser l'écoulement
de leurs produits . Ils auront par conséquent à suivre , d'une
manière distincte , le développement de chacune des branches d'industrie
dont le chanvre est la matière première.
566 MERCURE DE FRANCE , DECEMBRE 1812 .
La Société décernera en 1814 une médaille d'or de 200 francs , à
l'auteur qui aura le mieux traité cette question : 1
«Déterminer approximativement l'importance du débouché qu'of-
> fraient à la vente des laines en France , il y a un demi-siècle , la
> fabrication et l'usage des tentures et tapisseries d'étoffes dans toutes
→ les classes de la Société. Exposer et déterminer pareillement la
> diminution progressive qu'a éprouvée ce débouché par suite de la
> faveur et de l'usage presque général des papiers peints employés
> comme tentures des appartemens. Comparer analytiquement, et
> sous tous les points de vue , ces deux branches d'industrie ; et , si
> la première est reconnue digne d'un très - grand intérêt sous les
> rapports essentiels de l'agriculture , du commerce , de l'économie
> publique et privée , et même des arts du dessin , présenter les
moyens d'encouragement propres à la relever et à la faire pros.
> pérer dans la mesure de l'intérêt général le mieux entendu . >
Les Mémoires devront être parvenus , francs de port , au Secrétaire
de la Société , à Chalons - sur-Marne , avant le 1er juillet de
l'année à laquelle ils appartiendront. Aux Mémoires sera joint un
billet cacheté contenant , avec le non et l'adresse de l'auteur , une
épigraphe ou sentence qui sera mise aussi à la tête des ouvrages envoyés
au concours .
:
POLITIQUE.
La Gazette de Francfort a publié des nouvelles récentes
de Constantinople. Leur substance offre de l'intérêt. Le
grand-seigneur sévit avec vigueur contre les divers gouverneurs
rebelles ; son armée à Schumla se fortifie tous les
jours ; lui-même va passer l'hiver au milieu de son camp ,
chose qu'on n'a pas vue depuis des siècles . Un des négociateurs
de Bucharest , le prince Morosi , a été décapité ;
deux autres envoyés en exil . Des discussions très-vives ont
eu lieu récemment entre la Porte et la nouvelle ambassade
russe , pour une rixe dans laquelle des Musulmans en sont
venus aux mains à Sistow avec des prisonniers russes .
549 Russes sont restés sur la place. La rixe provenait de
l'enlèvement de deux filles turques ; la Porte n'a point encore
fait droit aux réclamations de l'ambassadeur de Russie .
Les échecs éprouvés par les troupes américaines sur les
frontières du Haut-Canada , n'ont porté le découragement
dans aucune classe des citoyens des Etats-Unis. Les élections
sont commencées , ettout annonce que M. Madisson , qui a
voulu la guerre pour soutenir l'honneur du pavillon américain
et l'indépendance du territoire , sera réélu et pourra
achever sa glorieuse entreprise : déjà l'état de Virginie a réuni
ses voix en sa faveur . Le président a adressé au Sénat et à la
chambre des représentans , au moment de leur réunion ,
unmessage de la plus haute importance , dans lequel il
donne , et pour la déclaration de la guerre , et pour sa continuation
vigoureuse , les motifs puisés dans la véritable
politique et dans les plus chers intérêts des Etats-Unis . Il
y fait le tableau des difficultés et des vicissitudes inhérentes
à l'état de guerre dans lequel les Etats -Unis ont été engagés
malgré eux par la persévérance d'une puissance étrangère,
dans son système d'injustice et d'agression ; il ne dissimule
point les revers essuyés ; il en indique les causes et
fait connaître les moyens qu'a le gouvernement de les réparer
. Sur les côtes et sur l'Océan , la guerre a été heureuse;
le commerce américain a fait de riches prises . Des communications
ont été faites à la Grande-Bretagne sur l'objet
principal de la contestation actuelle ; il faut en attendre le
568 MERCURE DE FRANCE ,
résultat , et il serait imprudent de se relâcher en aucune
manière dans les mesures prises contre l'Angleterre. Tel
est l'esprit qui règne dans le message du président ; tel est
aussi celui qui anime l'Amérique , et déjà la tournure que
prennent les élections en offre une preuve évidente .
Les dernières lettres d'Espagne reçues à Londres ont
appris que lord Wellington s'était retiré le 23 novembre à
Fuenta-Guinaldo . Le maréchal Soult suivait l'armée anglaise
dans son mouvement rétrograde . On ignorait les
dispositions ultérieures de lord Wellington ; il était évident
qu'elles seraient subordonnées à celles du maréchal
français , qui déjà menace Ciudad-Rodrigo . Le général Ellio
avait été nommé en Andalousie à la place de Ballasteros ,
envoyé à Ceuta , malgré ses réclamations réitérées , pour
s'être montré plus Espagnol qu'il ne convenait aux Anglais
armés pour la cause de l'Espagne. La maladie avait cessé à
Carthagène . L'expédition si fastueusement et si inutilement
annoncée d'Alicante se dirigeait du côté de Valence ; lord
William Bentinck était attendu de Sicile avec un renfort.
Le maréchal duc d'Albufera attend de pied ferme le général
Maitland , s'il commande encore, ou son successeur , si
son irrésolution et sa faiblesse l'ont fait destituer , comme
on l'a précédemment annoncé .
Le parlement assemblé ne s'est encore occupé, après la
délibération accoutumée relative à l'adresse, que des moyens
d'exprimer à lord Wellington la reconnaissance qui lui est
due pour ses services. Les débats ont offert peu d'intérêt.
L'opposition n'a contesté ni les talens , ni les services , ni
les qualités qui distinguent le noble lord; mais elle a demandé
quels résultats avait obtenus lord Wellington ,
d'abord en pénétrant en Espagne , et en second lieu , en y
revêtant la dictature sous le nom de commandant général
des forces espagnoles. Elle a vu lord Wellington obtenir
un avantage à Salamanque , en perdre le fruit à Burgos ,
manquer l'occasion d'empêcher la réunion des Français ,
reculer devant cette armée de Portugalqu'il disait anéantie,
et rentrer dans les mêmes lignes de Portugal , dont il n'est
sorti que lorsque le manque de vivres en éloigna les troupes
françaises . L'opposition a donc demandé si le moment était
bien choisi pour décerner une récompense nationale à lord
Wellington . Cependant la motion a été adoptée , etune
somme de 100,000 livres sterlings a été votée en faveur
de lord Wellington , à placer en fonds de terre aux
conditions qui seront énoncées dans le bill qui constitue
DECEMBRE 1812 . 569
cette dotation. Dans cette discussion les partisans de la
motion ont singulièrement insisté sur l'utilité de suivre
l'exemple de l'Empereur des Français relativement aux récompenses
et aux dotations qu'il accorde à ses généraux , et
il est à remarquer que c'est en s'étayant de l'autorité de ce
grand nom que M. Canning a triomphe de sir Francis Burdett
et d'une opposition qui se montrait assez peu libérale
à l'égard de lord Wellington.
Le Moniteur a publié les rapports successifs de S. Exc .
le maréchal Jourdan , au Ministre de la Guerre , duc de
Feltre , sur la marche des armées du centre et du midi
pour opérer leur jonction avec celle de Portugal , el contraindre
les Anglais à accepter le combat ou à se retirer ,
dernier parti que leur situation leur a démontré le plus
prudent. L'ensemble de ces mouvemens est connu par la
lettre de S. M. C. , dont nous avons publié le texte : il en
est de même des rapports du chef de l'état-major de l'armée
de Portugal , qui a adressé les détails des événemens
connus par les lettres des généraux Souham et Caffarelli .
Ces détails excèdent de beaucoup les bornes de l'analyse
des évenemens hebdomadaires mis ici sous les yeux du
lecteur: nous nous bornerons à en indiquer les résultats
principaux.
Les instructions du roi et du ministre de la guerre ont été
exécutées avecun ensemble, une harmonie et une exactitude
qui étaient nécessaires pour en assurer le succès : le général
Caffarelli a secondé de tous ses moyens l'armée de Portugal
, qui par la célérité de ses mouvemens a opéré la
jonction désirée ; les mouvemens des troupes ont eu toute
la rapidité que comportent les forces de l'homme ; des
obstacles naturels , très - difficiles , ont été franchis avec
autant d'intrépidité que de bonheur. Les Anglais avaient
détruit onze ponts dans leur retraite : de hardis nageurs ont
plus d'une fois préparé et assuré le passage des colonnes .
Des Français nuds ont attaqué et mis en fuite des Anglais
retranchés . Depuis la bataille de Salamanque , jusqu'au
lieu de sa retraite , on peut évaluer la perte des Anglais à
15000 hommes .
Les événemens que nous venons de retracer ont une
importance qui les rendait assurément très - dignes de fixer
l'attention publique ; mais elle était toute entière portée
sur cette autre partie du vaste théâtre de la guerre où l'on
savait la Grande-Armée , et le prince inséparable de ses
périls comme de sa gloire , occupés à surmonter des obs
570 MERCURE DE FRANCE ,
tacles , qui ne pouvaient être envisagés de sang-froid que
par elle , et qui n'ont pas été au-dessus de son intrépidité ,
de sa patience , de son dévouement , et du nouveau genre
d'héroïsme dont il lui était réservé de donner l'exemple.
Depuis la publication du 28° Bulletin, aucun rapport officiel
n'avait paru sur la marche de l'Empereur. Les nouvelles
de Wilna et de Varsovie , soigneusement recueillies ,
en indiquaient les points principaux, en faisaient connaître
les progrès , et quelques circonstances intéressantes ;
on savait que l'Empereur arrivait au point où il devait
trouver les corps restés sur les fleuves qu'il avait franchis ,
et les secours dont son armée avast besoin ; mais la sollicitude
publique attendait , avec une impatience inexprimable
, les détails de cette marche audacieuse à-la-fois et
nécessaire , où la Grande - Armée a en contr'elle tous les
élémens , tous les dangers et tous les besoins , et pour elle
son courage et l'EMPEREUR. Le 29º Bulletin a paru : voici
ce grand monument historique sur lequel vivront éternellementgravés
les noms glorieux de ceux qui ont eu le bonheur
de seconder la fortune de leur auguste prince , dans
la situation critique où son génie a triomphe de la fortune
elle-même .
29º BULLETIN DE LA GRANDE-ARMÉE .
Molodetschno , le 3 décembre 1812.
Jusqu'au 6 novembre le tens a été parfait , et le mouvement de
l'armée s'est exécuté avec le plus grand succès. Le froid a commencé
le 7 ; dès ce moment , chaque nuit nous avons perdu plusieurs
taines de chevaux qui mouraient au bivouac. Arrivés à Smolensk ,
nous avions déjà perdu bien des chevaux de cavalerie et d'artillerie.
cen-
L'armée russe de Volhynie était opposée à notre droite. Notre
droite quitta la ligne d'opération de Minsk , et prit pour pivotde ses
opérations la ligne de Varsovie. L'Empereur apprit à Smolensk , leg ,
ce changement de ligne d'opérations , etprésuma ce que ferait l'ennemi.
Quelque dur qu'il lui parût de se mettre en mouvement dans
une si cruelle saison , le nouvel état des choses le nécessitait. Il espérait
arriver à Minsk , ou du moins sur la Beresina . avant l'ennemi ;
il partit le r3 de Sinolensk ; le 16 il coucha à Krasnoi. Le froid . qui
avait commencé le 7. s'accrut subitement , et , du 14 au 15 et an
16 , le thermomètre marqua 16 et 18 degrés au-dessous de glace.
Les chemins furent couverts de verglas ; les chevaux de cavalerie
d'artillerie , de train périssaient toutes les nuits , non par centaines
mais par milliers , sur-tout les chevaux de France et d'Allemagne.
Plus de 30,000 chevaux périrent en peu de jours ; notre cavalerie se
trouva toute à pied ; notre artillerie et nos transports se trouvaient
sans attelage. Il falut abandonner et détruire une bonne partie de
nos pièces et de nos munitions de guerre et de bouche.
DECEMBRE 1812 . 571
Cette armée , si belle le 6. était bien différente dès le 14 , presque
sans cavalerie , sans artillerie , sans transports . Sans cavalerie , nous
ne pouvions pas nous éclairer à un quart de lieue ; cependant , sans
artillerie , nous ne pouvions pas risquer une bataille et attendre de
pied ferme ; il fallait marcher pour ne pas être contraint à une bataille
que le défaut de munitions nous empêchait de désirer ; il fallait
occuper un certain espace pour ne pas être tournés , et cela sans cavalerie
qui éclairât et liat les colonnes. Cette difficulté , jointe à un
froid excessif subitement venu , rendit notre situation fâcheuse . Les
hommes que la nature n'a pas trempés assez fortement pour être audessus
de toutes les chances du sort et de la fortune ,parurent ébranlés
, perdirent leur gaité , leur bonne humeur , et ne rêvèrent que
malheurs et catastrophes ; ceux qu'elle a créés supérieurs à tout ,
conservèrent leur gaité et leurs manières ordinaires , et virent une
nouvelle gloire dans des difficultés différentes à surmonter.
L'ennemi qui voyait sur les chemins les traces de cette affreuse
calamité qui frappait l'armée française , chercha à en profiter. Il enveloppait
toutes les colonnes par ses Cosaques , qui enlevaient, comme
les Arabes dans les déserts , les trains et les voitures qui s'écartaient ,
Cetteméprisable cavalerie , qui ne fait que du bruit et n'est pas capable
d'enfoncer une compagnie de voltigeurs , se rendit redoutable
å la faveur des circonstances. Cependant l'ennemi eut à se repentir
de toutes les tentatives sérieuses qu'il voulut entreprendre; il fut
culbuté par le vice- roi au-devant duquel il s'était placé , et il y perditbeaucoup
de monde.
Le duc d'Elchingen qui , avec trois mille hommes , faisait l'arriènegarde
, avait fait sauter les remparts de Smolensk. Il fut cerné et se
trouva dans une position critique : il s'en tira avec cette intrépidité
qui le distingue. Après avoir tenu l'ennemi éloigné de lui pendant
toute la journée du 18 , et l'avoir constamment repoussé , à la nuit il
fit un mouvement par le flanc droit , passa le Borystène et déjoua
tous les calculs de l'ennemi . Le 19 , l'armée passa le Borystène à
Orza , et l'armée russe fatiguée , ayant perdu beaucoup de monde
cessa là ses tentatives .
,
L'armée de Volhynie s'était portée dès le 16 sur Minsk et marchait
sur Borisow. Le général Dombrowski défendit la tête de pont de
Borisow avec 3000 hommes. Le 23 , il fut forcé , et obligé d'évacuer
cette position. L'ennemi passa alors la Beresina , marchant sur
Bobr ; la division Lambert faisait l'avant-garde. Le 2e corps , commandé
par le duc de Reggio , qui était à Tscherein, avait reçu l'ordre
de se porter sur Borisow pour assurer à l'armée le passage de la Beresina
. Le. 24 , le duc de Reggio rencontra la division Lambert à 4
lieues de Borisow , l'attaqua , la battit , lui fit 2000 prisonniers , lui
prit six pièces de canon . 500 voitures de bagages de l'armée de
Volhynie , et rejeta l'ennemi sur la rive droite de la Beresina. Le
général Berkeim , avec le 4e de cuirassiers , se distingua par une belle
charge. L'ennemi ne trouva son salut qu'en brûlant le pont quia plus
de 300 toises .
Cependant l'ennemi occupait tous les passages de la Beresina :
cette rivière est large de 40 toises , elle charriait assez de glaces ;
mais ses bords sont couverts de marais de 300 toises de long , ce qui
la rend un obstacle difficile à franchir.
572 MERCURE DE FRANCE ,
Le général ennemi avait placé ses 4 divisions dans différens débouchés
où il présumait que l'armée française voudrait passer.
Le 26 , à la pointe du jour , l'Empereur , après avoir trompé l'ennemi
par divers mouvemens faits dans lajournée du 25 , se porta sur
le village de Studzianca , et fit aussitôt , malgré une division ennemie
et en sa présence , jeter deux ponts sur la rivière. Le duc de Reggio
passa , attaqua l'ennemi et le mena battant deux heures ; l'ennemi se
retira sur la tête de pont de Borisow. Le général Legrand , officier du
premier mérite , fut blessé griévement , mais non dangereusement.
Toute la journée du 26 et du 27 l'armée passa.
Le duc de Bellune , commandant le ge corps , avait reçu ordre de
suivre le mouvement du due de Reggio , de faire l'arrière- garde et
de contenir l'armée russe de la Dwina qui le suivait. La division Partonnaux
faisait l'arrière -garde de ce corps . Le 27 à midi , le duc de
Bellune arriva avec deux divisions au pont de Studzianca .
La division Partounaux partit à la nuit de Borisow . Une brigade de
cette division qui formait l'arrière-garde, et qui était chargéede brûler
les ponts . partit à 7 heures du soir ; ellę arriva entre 10 et 11 heures ;
elle chercha sa première brigade et son général de division qui étaient
partis deux heures avant , et qu'elle n'avait pas rencontrés en route.
Ses recherches furent vaines ; on conçut alors des inquiétudes . Tout
ce qu'on a pu connaitre depuis , c'est que cette première brigade ,
partie à 5 heures , s'est égarée à 6 , a pris à droite au lieu de prendre
à gauche , et a fait deux ou trois lieues dans cette direction , que dans
la nuit et transie de froid , elle s'est ralliée aux feux de l'ennemi ,
qu'elle a pris pour ceux de l'armée française ; entourée ainsi , elle
aura été enlevée. Cette cruelle méprise doit nous avoir fait perdre
2000 hommes d'infanterie , 300 chevaux et trois pièces d'artillerie.
Des bruits couraient que le général de division n'était pas avec sa
colonne et avait marché isolément.
Toute l'armée ayant passé le 28 au matin , le duc de Bellune gardait
la tête de pont sur la rive gauche ; le due de Reggio , et derrière
lui toute l'armée , était sur la rive droite .
Le
Borisow ayant été évacué , les armées de la Dwina et de Volhynie
communiquèrent; eiles concertèrent une attaque. Le28 , à la pointe
du jour . le duc de Reggio fit prévenir l'Empereur qu'il était attaqué;
une demi-heure après , le duc de Bellune le fut sur la rive gauche ;
l'armée prit les armes . Le duc d'Elchingen se porta à la suite du duc
deReggio , et le duc de Trévise derrière le duc d'Elchingen.
combat devint vif ; l'ennemi voulut déborder notre droite ; legénéral
Doumerc , commandant la 5e division de cuirassiers , et qui faisait
partiedu 2e corps resté sur la Dwina , ordonna une charge de cavalerie
aux 4º et 5e régimens de cuirassiers , au moment où la légion
de la Vistule s'engageait dans des bois pour percer le centre de l'envemi,
qui fut culbuté et mis en déroute. Ces braves cuirassiers enfoncèrent
successivement six carrés d'infanterie et mirent en déroute la
cavalerie ennemie , qui venait au secours de son infanterie : 6000 prisonniers
, 2 drapeaux et 6 pièces de canon tombèrent en notre pouvoir.
De son côté , le duc de Bellune fit charger vigoureusement l'ennemi
, le battit , lui fit 5 à 600 prisonniers et le tint hors de la portée du
DECEMBRE 1812 . 573
canon du pont. Le général Fournier fit une belle charge de cavalerie.
Dans le combat de la Beresina . l'armée de Volhynie a beaucoup
souffert . Le duc de Reggio a été blessé ; sa blessure n'est pas dangereuse
; c'est une balle qu'il a reçue dans le coté .
,
Le lendemain 29 , nous restames sur le champ de bataille . Nous
avions à choisir entre deux routes : celle de Minsk et celte de Wilna .
La route de Minsk passe au milieu d'une forêt et de marais incultes
et il eût été impossible à l'armée de s'y nourrir. La route de Wilua ,
au contraire . passe dans de très-bons pays . L'armée , saus cavalerie ,
faible en munitions , horriblement fatiguée de cinquante jours de
marche trainant à sa suite ses malades et les blessés de tant de combats
, avait besoin d'arriver à ses magasins . Le 30, le quartier-général
fut à Plechnitsi , le 1er décembre à Slaiki , et le 3 à Molodetschno
. où l'armée a reçu les premiers convois de Wilna .
Tous les officiers et soldats blessés , et tout ce qui est embarras ,
bagages , etc. , ont été dirigés sur Wilna .
Dire que l'armée a besoin de rétablir sa discipline , de se refaire
de remonter sa cavalerie , son artillerie et son matériel , c'est le
résultat de l'exposé qui vient d'être fait . Le repos est son premier
besoin . Le matériel et les chevaux arrivent . Le général Bourcier a
déjà plus de vingt mille chevaux de remonte dans différens dépôts .
L'artillerie a déjà réparé ses pertes. Les généraux , les officiers et les
soldats ont beaucoup souffert de la fatigue et de la disette . Beaucoup
ont perdu leurs bagages par suite de la perte de leurs chevaux ; quelques
-uns par le fait des embuscades des Cosaques. Les Cosaques ont
pris nombre d'hommes isolés , d'ingénieurs géographes qui levaient
les positions , et d'officiers blessés qui marchaient sans précaution ,
préférant courir des risques plutôt que de marcher posément et dans
des convois.
Les rapports des officiers -généraux commandant les corps , feront
connaître les officiers et soldats qui se sont le plus distingués , et les
détails de tous ces mémorables événemens .
Dans tous ces mouvemens , l'Empereur a toujours marché au milieu
de sa Garde , la cavalerie commandée par le maréchal duc d'Istrie ,
et l'infanterie commandée par le duc de Dantzick . S. M. a été satisfaite
du bon esprit que sa Garde a montré ; elle a toujours été prête
à se porter par-tout où les circonstances l'auraient exigé ; mais les
circonstances ont toujours été telles que sa simple présence a suffi
et qu'elle n'a pas été dans le cas de donner.
Leprince de Neuchâtel , le grand- maréchal , le grand-écuyer et
tous les aides -de-camp et les officiers militaires de la maison de l'Empereur
, ont toujours accompagné S. M.
Notre cavalerie était telleinent démontée , que l'on a pu réunir les
officiers auxquels il restait un cheval , pour en former quatre compaguies
de 150 hommes chacune. Les généraux y faisaient les fonctions
de capitaines , et les colonels celles de sous-officiers . Cet escadron
sacré , commandé par le général Grouchy et sous les ordres
du roi de Naples , ne perdait pas de vue l'Empereur dans tous les
mouvemens .
La santé de S. M. n'a jamais été meilleure.
574 MERCURE DE FRANCE ,
Après cet imposant récit que l'historien devra transcrire
pour être éloquent et vrai , tant la dignité du narrateur a su s'élever
à la hauteur de l'évènement , nous sera - t-il permis de
mettre sous les yeux du lecteur quelques réflexions extraites
d'une correspondance du nord , où nous avons toujours
trouvé des renseignemens exacts , et des notions remarquables
?
Il est évident aujourd'hui , que les dispositions des Russes
étaient combinées pour arrêter la marche de la grande armée
vers ses quartiers d'hiver : ce plan était grandement
conçu , mais l'exécution en était d'autant plus difficile qu'elle
devait avoir lieu devant le plus grand capitaine connu , et la
première de toutes les armées. Tout était calculé pour que
l'Empereur trouvât aux points indiqués les corps qui devaient
lui donner la main. Ces corps sont réunis à l'armée ; et déjà
au-delà du Niemen on sait être en pleine marche , les corps
du prince de Scharzemberg et du générai Reynier retardés
par les deux victoires qu'ils ont remportées , et qui leur
rouvrent les communications ; les divisions Durutte et la
Grange , un corps de réserve aux ordres du général Loison
, la division Napolitaine , tous les bataillons de marche
de la garde impériale , tous ceux dirigés sur les divisions de
la grande armée auxquelles ils appartiennent , les corps
autrichiens , bavarois et saxons , depuis long-tems mis en
mouvement par ordre de leurs souverains ; voilà les nouvelles
forces régulières qui viennent appuyer l'armée , sans
compter celles qui peuvent sortir des garnisons qu'elles occupent
sur toute la ligne des opérations , et celles que la
prévoyance tient surpied et en réserve sur des points moins
rapprochés du théâtre de la guerre . Les Russes ont devant
enx ces forces redoutables , maîtresses de toute l'ancienne
Pologne , appuyées par les frontières autrichiennes , et par
la ligne des places fortes de la côte : derrière eux est le
désert immense que leur barbarie dévastatrice a établi entre
Ja Dwina et Moscou . Le secret de leur force véritable a dû
être connu du moment où le général Kutusow s'est arrêté ,
et s'est jugé hors d'état d'inquiéter la marche de l'Empereur,
Vivre dans un pays dévasté leur est impossible , attaquer
l'armée française réunie l'est bien plus encore : il doit donc
être démontré que le but essentiel est rempli , et que les
quartiers assignés à l'armée vont être tranquillement occupés
par elle , dans un pays où elle a retrouvé une population
immense liée à sa cause , et tous les moyens réparateurs
qui lui étaient ménagers , moyens dont elle est déjà
DECEMBRE 1812 . 575
en possession , au moment où l'empire qui la contemple ,
compense avec admiratiou , ses sacrifices et sa gloire .
S....
ANNONCES .
Histoire de la Décadence et de la Chute de l'Empire romain , traduite
de l'anglais d'Edouard Gibbon . Nouvelle édition , entièrement
revue et corrigée ; précédée d'une notice sur la vie et le caractère de
Gibbon ,et accompagnée de notes critiques et historiques , relatives ,
pour la plupart , à l'histoire de la propagation du christianisme ; par
M. F. Guizot . Treize vol. in - 8º . Troisième livraison , composée des
tones VII , VIII , IX et X , quatre vol . in- 8°. Prix , 28 fr . , et 34 fr .
franc de port. La quatrième et dernière livraison , trois volumes ,
paraîtra dans le courant de février prochain . Prix des dix premiers
volumes br. 70 fr . , et 85 fr. franc de port. Chez Maradan , libraire ,
rue des Grands- Augustins , nº 9 .
Extrait du Cours de Zoologie du Muséum d'histoire naturelle sur
les animaux sans vertèbres ; présentant la distribution et la classification
de ces animaux , les caractères des principales divisions etune
simple liste des genres , à l'usage de ceux qui suivent ce cours ; par
M. Delamarck , professeur de zoologie au Muséum d'histoire naturelle
; etc. In- 8°. Prix , 2 fr . 50 c . , et 3 fr. franc de port. Chez
d'Hautel , libraire , rue de la Harpe , nº 80 .
Seconde guerre de Pologne , ou Considérations sur la paix publique
du continent , et sur l'indépendance maritime de l'Europe ; par
M. M. de Montgaillard. Un vol. in- 80 . Prix , 5 fr . , et 6 fr . 25 c.
franc de port. Chez Lenormant , impr. - libr . , rue de Seine , nº 8 .
Veillées poétiques et morales ; par M. Baour de Lormian . Seconde
édition , revue , corrigée , et considérablement augmentée. Un vol.
in-18 , papier grand- raisin . orné de quatre jolies figures et d'un frontispice
gravé. Prix , 3 fr . 5oc. , et 4 fr. franc de port. Chez Brunot-
Labbe , libraire de l'Université impériale . quai des Augustins , nº 33 .
Le Cabinet des Enfans , ou le Marchand de joujoux moraliste , traduit
de l'anglais . Un vol . in- 18 , orné de jolies gravures en tailledouce.
Prix,, avec les figures en noir . I fr . 50 c . et 1 fr . 90 e.
franc de port ; et avec les planches soigneusement coloriées , 2 fr . ,
et 2 fr: 40 c. franc de port . A la librairie d'Education et de Jurisprudence
d'Alexis Eymery , rue Mazarine , nº 30 .
Etrennes Lyriques . ( XXIIe Année . ) Publiées par Charles Malo.
Un vol . in-18 , orné d'une jolie gravure et d'un titre gravé . Prix ,
2 fr . , et 2 fr . 50 c. frane de port. Chez Yamt , rue Saint- Jacques ,
n° 56 ; Dentu , Palais -Royal , galeries de bois ; A. Eymery , rue Mazarine
, nº 30 ; Pillet , rue Christine , nº 5 .
Nous rendrous compte de ce recueil dans un de nos prochains
numéros .
576 MERCURE DE FRANCE , DECEMBRE 1812.
Contes de Wieland et du baron de Ramdorh, traduits de l'allemand
par M*** , suivis de deux contes russes et d'une anecdote historique.
Deux vol. in- 12. Prix , 4 fr . 50 c . , et 5 fr . 40 c. franc de port. Chez
Fr. Schoell , libraire , rue des Fossés - Montmartre , nº 14.
Marie de Valmont , par Mlle Augustine Degotty. Un vol. in-13.
Prix . 2 fr . 25 c. , et 2 fr. 75 c. franc de port. Chez Maradan , libr. ,
rue des Grands-Augustins , nº 9 .
Epîtres à une femme sur la Conversation ; suivies de poésies fugitives
; par Mme de Vannoz , née Sivry . Un vol. in-18 . Seconde édition
. revueet corrigée . Prix , 3 fr . , et 3 fr. 50 c. franc de port.
Chez Michaud frères , libraires , rue des Bons-Enfans , nº 34 .
Fanny , ou Mémoires d'une jeune orpheline et de ses bienfaiteurs ;
roman traduit de l'anglais de miss Edgeworth , auteur de la Mèro
intrigante et de l'Ennui , ou Mémoires du comte de Glenthorn , par
R. Durdent . Quatre vol. in - 12 . Prix , 9 fr .. et 11 fr . 25 c. franc de
port. A la librairie française et étrangère de Galignani , rue Vivenne.
Incessament nous rendrons compte de cet ouvrage qu'on dit
avoir eu un grand succès en Angleterre.
MUSIQUE. - Mélange pour la harpe sur différens thêmes favoris
tirés des opéras du célèbre Monsigny . et dédiés à l'Auteur , par
Charles Bochsa fils , op. 39. Prix , 4 fr. 50 c . Chez Carli , éditeur ,
marchand de musique , cordes de Naples , et librairie italienne , péristyle
du Théâtre Favart , côté de la rue Marivaux.
Non temer. Duo chanté par M. et Mme Barilli dans Giannina
et Bernardone , musique de Cimarosa . Prix , 4 fr. 50. Chez le même.
Avis aux anciens abonnés de la Décade philosophique ,
politique et littéraire .
Un littérateur se dispose à publier , en deux volumes in- 8º . une
Table de ce Journal , divisée en deux parties , l'une politiqueet
l'autre littéraire. Cette Table a le double avantage d'offrir l'ordre
méthodique et alphabétique pour les ouvrages , et l'ordre alphabétique
pour les noms des auteurs avec des numéros qui rénvoyent aux
ouvrages .
Le prix des deux volumes sera de 12 francs .
On souscrit ,en attendant , chez D. Colas , imprimeur du Meroure
. et libraire , rue du Vieux- Colombier , nº 26 .
Quand le nombre des souscripteurs sera suffisant , on commencera
l'impression des deux volumes .
Les
LE MERCURE parait le Samedi de chaque semaine , par Cahier
de trois feuilles . Le prix de la souscription est de 48 fr. pour
l'année ; de 24 fr. pour six mois ; et de iz fr. pour trois mois ,
frane de port dans toute l'étendue de l'empire français.
lettres relatives à l'envoi du montant des abonnemens . les livres ,
paquets , el tous objes dont l'amonce est demandée , doivent être
adressés , franes de port , an DIRECTEUR GÉNÉRAL du Mercure de
France , rue Hautefeuille , N° 23 .
SEINE
MERCURE
DE FRANCE.
N° DXCVII . - Samedi 26 Décembre 1812 .
1
AVIS .
Nous avons reconnu qu'il était presque impossible de consacrer ,
dans le Mercure , un espace suffisant à la Littérature étrangère : notre
intention est donc de séparer cette partie , d'en composer une Feuille
périodique entièrement distincte .
Ce nouveau Journal formera une espèce d'appendice du Mercure
de France ; il le complétera , en fera le Répertoire des Littératures de
tous les pays .
Il aura pour titre :
de
MERCURE ÉTRANGER , ou Annales de la Littérature étrangère .
Donner aux Français une connaissance , aussi complète qu'il sera
possible . de la littérature de tous les pays . et sur- tout de celle
nos voisins les Espagnols , les Italiens ,les Allemands ,les Anglais ,
tel sera le principal objet de cette nouvelle Feuille périodique . On ne
peut plus , aujourd'hui , prétendre au titre d'homme de lettres , si
l'on ne possède la statistique littéraire non-seulement de la France ,
mais de l'Europe .
Chaque numéro du Mercure étranger contiendra :
1º. Des Mélanges ou morceaux de poésie et de prose , traduits soit
des langues espagnole , portugaise , italienne , russe , suédoise , hollandaise
, anglaise , soit même de l'arabe, du persan, du grec moderne,
enfin des langues orientales . Nous donnerons parfois , le texte
même de quelques morceaux écrits dans l'une ou l'autre des langues
étrangères de l'Europe , avec la traduction en regard .
.
Nous aurons soin d'insérer fréquemment . peut-être même dans
tous les numéros du Mercure étranger , la traduction de quelque
00
578 MERCURE DE FRANCE ,
Conte ou Nouvelle. On sait que les Allemands et les Anglais cultivent
avec succès ce genre de littérature .
2º. De courtes Analyses des principaux Ouvrages qui paraissent
dans les pays étrangers ; le prix de ces Ouvrages , et les moyens de
se les procurer.
36. Une Gazette littéraire ou Extrait des Journaux étrangers , contenant
des Notices biographiques , des Anecdotes , des Nouvelles dramatiques
, les Séances des Académies , les Programmes des prix
proposés , etc. , etc.
M. Langlès , membre de l'Institut , conservateur des manuscrits
orientaux de la Bibliothèque impériale , a bien voulu se charger de la
partie de littérature orientale que contiendra le Mercure étranger ;
MM. Vanderbourg , Sévelinges , Durdent , des traductions de l'allemand
, de l'anglais , etc.; M. Ginguené , membre de l'Institut , de
la partie italienne .
Il paraîtra , à la fin de chaque mois , un numéro du Mercure
étranger, composé de quatre feuilles d'impression , de même format
que le Mercure.
Quoique nous regardions le Mercure étranger comme un supplement
presque nécessaire du Mercure de France , nos Abonnés ne
sont point tenus de souscrire à ce nouveau Journal .
L'abonnement au Mercure de France continuera d'être de 48 francs
par an ; mais pour six mois , il sera de 25 fr .; pour trois mois de 13 fr.
Les abonnés au Mercure de France qui voudront aussi souscrire
au Mercure étranger , paieront , en sus , pour cette dernière souscription
, 18 fr. pour un an et 10 fr. pour six mois .
Pour les personnes qui , sans s'abonner au Mercure de France,
voudront souscrire au Mercure étranger , l'abonnement sera de 20 fr.
pour l'année , et de II fr. pour six mois .
On souscrit tant pour le Mercure de France que pour le Mercure
étranger , au Bureau du Mercure , rue Hautefeuille , nº 23 ; et chez
les principaux libraires de Paris , des départemens et de l'étranger ,
ainsi que chez tous les directeurs des postes .
Les Ouvrages que l'on voudra faire annoncer dans l'un ou l'autre
de ces Journaux , et les Articles dont on désirera l'insertion , devront
être adressés , francs de port , à M. le Directeur- Général du Mercure ,
Paris.
DECEMBRE 1812 . 579
POÉSIE .
Epithalames pour le mariagede Madame CHANTAL FABRE
DE L'AUDE avec M. JEAN GALLINI .
(Les deux pièces de vers ci-après sont de deux jeunes italiens qui ne
sont jamais venus en France , et c'est leur début dans la littératurs
française.)
Avous , amans , qui redoutez l'Hymen ,
Faisons savoir que le Dieu de Cythère
,
Vient d'abjurer sa haine pour son frère ;
Et que tous deux se sont touché la main
En promettant de n'être plus en guerre .
Ecoutez-moi , vous apprendrez comment
S'est opéré ce grand évènement :
Un coupleheureux, à qui toutdoit promettre
De doux instans et desjours immortels ,
Au Dieu d'Hymen brûlant de se soumettre ,
Vint l'autre jour embrasser ses autels ;
L'Amour le voit , il frémit , il soupire ,
Il tremble , il craint que ce couple charmant ,
En s'unissant , n'échappe à son empire ;
Pour éviter un semblable accident ,
Avec l'Hymen il se réconcilie ;
Et tous les deux ils ont fait le serment
D'abandonner la Discorde ennemie.
Gloire , bonheur aux Epoux fortunés ,
Par qui ces Dieux pour jamais enchaînés ,
Fiers de leur choix , vont prouver à la terre
Qu'à vivre unis ils étaient destinés ,
Dès qu'ils auraient rencontré l'art de plaire .
Gloire aux Epoux dont les nobles attraits
Sont les garans de l'éternelle paix
Qui pour toujours va régner à Cythère!
En témoignage de Vaffection la plus sincère d'un parent.
MATTHIEU PELOSO.
(
00 2
580 MERCURE DE FRANCE ,
STANCES.
VIENS , cygne brillant d'Aonie !
Sous le beau ciel qu'ont illustré
Et tes malheurs et ton génie ,
Fais entendre l'hymne sacré !
Sors du tombeau ; reprends ta lyre ,
Renais pour embellir ce jour ;
Et plein de ton noble délire ,
Célèbre et l'Hymen et l'Amour.
Jamais ce dieu dans son ivresse ,
Al'ombre de ses saints autels ,
N'offrit sa coupe enchanteręsse
Ade plus aimables mortels !
Les Ris , les Grâces les couronnent ;
Le Plaisir se fixe près d'eux ;
Des vertus qui les environnent
Le pur éclat charme les yeux .
Que la plus belle destinée
Soit le prix de ce noeud flatteur ,
Et qu'au flambeau de l'Hyménée
S'allume celui du bonheur !
Heureux Epoux ! tendres , fidèles ,
Comblés des plus douces faveurs ,
Al'Amour vous coupez les ailes ,
Pour l'enchaîner avec des fleurs .
En témoignage de l'affection la plus sincère d'un parent.
LOUIS GHIARA.
L'HOMME UNIVERSEL.
IMITATION DE MARTIAL .
Declamas belle , etc ..... Lib . 2 , Ep. 7.
At'entendre , mon cher Maxime ,
Ton talent est universel .
Homme docte et spirituel ,
Beau parlour et penseur sublime ,
DECEMBRE 1812 . 581
Poëte , légiste , orateur ,
Astronome , commentateur ,
Tu crois que , rempli de génie ,
Ton cerveau , vaste réservoir ,
Est une autre Encyclopédie ,
Où loge tout l'humain savoir.
Danseur brillant , chanteur habile
En traits fins , en bons mots fécond ,
D'une allure toujours mobile ,
On te voit contrefaire Gille ,
Ou le philosophe profond.
Est- ce tout ? ... Non que je t'admire !
A la paume , au jeu , dans un bal ,
Tenant le compas ou la lyre ,
Tu prétends n'avoir point d'égal.
Faut-il qu'enfin je te le dise ?
J'y consens : mais retiens-le bien !
Ta jactance n'est que sottise ;
Voulant être tout ... tu n'es rien.
DE KÉRIVALANT .
ÉNIGME .
En examinant qui je suis ,
Moi-même , lecteur , je m'étonne
Et des résultats que je donne ,
Et des effets que je produis .
Lorsque je m'adresse à l'enfance ,
Je ne suis pas de grande conséquence ;
Mais il en est tout autrement
Quand je m'adresse à quelqu'être important.
Celui quime reçoit , recevant une injure ,
Il faut , selon les lois de la religion ,
Que non-seulement il m'endure;
Mais , loin de se venger d'un si sanglant affront ,
Qu'il se dispose , sans murmure ,
Ame recevoir moi second ,
Ce qui n'est pas conforme à la loi de nature.
Mais , ce qui met le comble à la bizarrerie
Du sort fâcheux qui le poursuit ,
582 MERCURE DE FRANCE , DECEMBRE 1812.
C'est que d'après les lois de la chevalerie ,
Et celles de l'honneur , il se trouve réduit
Alaver dans le sang une telle infamie :
Or, s'il succombe , il perd la vie ,
Et s'il a le bonheur
De demeurer vainqueur ,
Pour éviter la déplorable suite
De sa victoire . il faut que par la fuite
11 se dérobe à l'échafaud ;
Sans quoi la loi d'Etat veut , sans miséricorde ,
Qu'il meure (autrefois par la corde)
Etmaintenant par le fer du bourreau.
S ........
LOGOGRIPHE
CHEZ les Juifs , sur neufpieds , on me voyait jadis.
Enperdant le second , je me trouve à París.
V. B. (d'Agen. )
CHARADE .
Te préserve le ciel de mon premier , lecteur !
Tu ne pourrais le voir sans frissonner d'horreur ,
Lorsque vengeant les lois et punissant le crime
Il arrose ses pieds du sang de sa victime.
Aux champs de Marengo le général Mélas ,
Etdans Lodoïska le comte Boleslas ,
Te montrent mon dernier. Détestant la mollesse ,
Mon tout chérit les arts , la guerre et la sagesse.
V. B. ( d'Agen. )
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADR
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est Souris .
Celui du Logogriphe est le Nil , dans lequel on trouve : lin.
Celui de la Charade est Carnare.
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS .
,
Dicuili liber de Mensura orbis terræ ex duobus Codd.
Mss . Bibliothecæ imperialis nunc primùm in lucem
editus à Car. Athan. Walckenaer. -Parisiis ,
,
typis Firmini Didot. M. D. CCC . VII .
ex
La Bibliothèque impériale , si riche en manuscrits de
tous genres , en possède plusieurs qui contiennent les
quvrages inédits d'une foule d'auteurs du moyen âge.
On ne saurait trop en désirer la publication , parce que
leur lecture est le meilleur moyen de faire connaître
l'esprit , les moeurs et le caractère des siècles qui les ont
vu naître . Le traité de Dicuil , sur la mesure de la terre ,
appartient à cet âge de barbarie qui avait suivi l'invasion
des peuples du Nord et la chute de l'Empire romain .
Malgré son zèle et ses efforts , Charlemagne put à peine
arrêter le torrent , rétablir les écoles , encourager les
savans et les attirer dans ses Etats par l'appât des récompenses
. Après sa mort l'histoire littéraire de la France
eut deux siècles d'interrègne à compter. Jusqu'à nos
jours le traité de Dicuil était resté inédit , et c'est d'après
les manuscrits de la Bibliothèque impériale qu'on a publié
l'édition que nous annonçons .
M. Walckenaer , savant recommandable par ses travaux
sur la géographie , est l'éditeur de l'ouvrage de
Dicuil , et son nom seul est un préjugé bien favorable
en faveur du mérite du traité qu'il nous fait connaître .
On est assuré d'avance qu'il a mis tous ses soins pour
prévenir l'altération du texte ; cependant son travail a
fait naître une critique dans laquelle on lui a prodigué
d'injustes reproches , au moment où il recevait pour récompense
de son zèle les éloges des savans .
Si l'on considère les peines que cet éditeur a prises ,
on restera convaincu que ces éloges sont bien mérités .
En effet , pour obtenir le texte latin dans toute sa pureté,
584 MERCURE DE FRANCE ,
il a été obligé de collationner deux manuscrits , d'en
recueillir les variantes , et de diviser l'ouvrage par chapitres
, ce que l'auteur n'avait pas fait , quoique son intention
eût été de le faire. On ne saurait croire combien
un travail de ce genre est long et fastidieux .
Le style de Dicuil se ressent de l'époque où cetauteur
a écrit ; aussi y rencontre-t on des solécismes et des
fautes de syntaxe. Quelques personnes , ignorant sans
doute qu'on doit publier les manuscrits sans aucune altération
, ont voulu rendre M. Walckenaer responsable de
ces fautes ; mais corriger les fautes grammaticales d'un
manuscrit , c'est faire ce que l'auteur aurait dû faire luimême
, et c'est , par conséquent , se mettre en quelque
sorte à sa place. Que dans des notes l'éditeur indique
la bonne leçon , il n'y a rien à dire ; mais corriger , je le
répète , est un droit qui ne lui appartient pas. Au surplus
, M. Walckenaer n'a point encore publié le commentaire
grammatical qu'il a composé pour Dicuil ; cette
première édition , même , qui a été faite pour que les
savans prissent connaissance du texte , ne doit être considérée
que comme le présage d'une seconde , dont la
prompte publication est à désirer .
Je dois encore ajouter ici que plusieurs de ces fautes
qui ont été relevées avec tant d'amertume par M. Bredow
et autres , ne sont ou que des phrases peu élégantes
, à la vérité , mais qui ne blessent point les lois
de la grammaire , ou que des tournures familières aux
auteurs contemporains de Dicuil , comme on peut s'en
convaincre en lisant leurs ouvrages . C'est ce que
M. Walckenaer n'a point ignoré , car dans les grammaticalia
qui terminent son édition , il a eu soin d'indiquer
les corrections à faire aux fautes d'orthographe ,
syntaxe et de langage ; mais il n'a pas touché aux tournures
particulières , qui sont le cachet du siècle où
Dicuil a vécu .
de
Au reproche d'ignorer la langue latine , on en a joint
d'autres plus graves encore , que je m'abstiendrai de caractériser.
On a dit même que M. Walckenaer ayant
appris qu'un savant d'Allemagne préparait une édition
de Dicuil , a voulu le prévenir et s'est hâté d'en donner
DECEMBRE 1812 . 585
une qui est incorrecte . Je dois à la vérité d'affirmer qu'il
est de notoriété publique que notre géographe français
avait copié plusieurs fois le manuscrit de Dicuil pour le
publier , bien long-tems avant d'avoir entendu parler de
M. Bredow et de ses projets .
J'ai cru qu'il était nécessaire de disculper un des
savans les plus distingués dont la France s'honore. Le
caractère bien connu de M. Walckenaer , son aménité et
son zèle pour les sciences lui ont fait un grand nombre
d'amis qui ont pris sa défense avec plus de chaleur que
lui-même ; mais les personnes qui ne le connaissent que
par ses importans travaux , auraient pu le mettre dans
le petit nombre d'hommes qui valent moins que leurs
ouvrages , si l'on ne prenait soin de réfuter des reproches
qui sont sans fondement. D'ailleurs l'ouvrage de Dicuil
n'étant guère susceptible d'une analyse raisonnée , je me
suis occupé plus particulièrement de son éditeur. Pour
remplir maintenant le reste de ma tâche , il me suffira de
rapporter quelques détails sur la vie et sur le sort qu'ont
eu les écrits d'un géographe exhumé , en quelque sorte ,
neuf siècles après sa mort.
Dicuil vivait au commencement du neuvième siècle ,
et c'est en 825 qu'il a publié son livre De Mensura
orbis terræ . Les vers suivans en sont la preuve .
Post octingentos vigenti quinque peractos
Summi annos Domini terræ , ethræ , carceris atri ,
Semine triticeo sub ruris pulvere tecto ,
Nocte bobus requies largiturfine laboris .
Cet écrivain qui était Irlandais , a composé une description
de sa patrie , dont le manuscrit est conservé à
la Bibliothèque d'Oxford. En tête de ce manuscrit on
lit cette phrase : Nomen hujus collectoris Dicul Hybernus
sive Scotus natione; mais cela ne doit pas faire croire
qu'il fût écossais , car Usserius et d'autres savans ont
prouvé que l'île appelée par les Romains Hibernia , avait
reçu , dans le moyen âge , le nom de Scotia qui est celui
de l'Ecosse . On ignore les circonstances de la vie de cet
ancien géographe ; le vénérable Bède en parle dans son
Histoire Ecclésiastique , mais c'est seulement pour dire
586 MERCURE DE FRANCE ,
qu'il vivait avec cinq ou six frères dans un monastère
appelé Bosanhamm ou Bosham .
L'ouvrage de Dicuil n'était pas entièrement inconnu
lorsque M. Walckenaer a publié son édition. Welser
en avait fait deux copies , l'une pour le cardinal Baronius
, et l'autre pour Paul Merula. Saumaise , qui a beaucoup
travaillé sur la géographie ancienne , cite souvent
Dicuil dans son commentaire sur Solin ; Hardouin en
fait aussi mention dans ses recherches sur Pline ; Ducange
en rapporte des fragmens dans sa Constantinopolis
Christiana ; enfin Tannerus dans la Bibliothèque Britannique
, Schæpflin dans une lettre à Scheybe , et M. Jacques
Morelli , bibliothécaire de Venise , parlent avec
assez d'étendue du géographe irlandais .
Le livre de la mesure de la terre est curieux et utile ,
en ce qu'il contient les résultats des opérations faites
par ordre de Théodose , pour déterminer la position
géographique des provinces de l'Empire romain. Le
reste de l'ouvrage renferme des extraits de Pline , de
Solin , de Servius , d'Orose , de Priscien et d'Isidore .
Dicuil est crédule , ainsi qu'on l'était de son tems ; il
croit à l'existence d'une foule de monstres , et décrit le
phenix comme si cet oiseau existait réellement . Il rapporte
tous les contes dont Pline et Solin ont rempli leurs
ouvrages , et il suffit qu'un fait soit extraordinaire , pour
qu'il lui donne la préférence sur ceux qui rentrentdans
lordre des faits naturels .
Cependant , si l'on considère que cet écrivain a vécu
dans un monastère situé dans un lieu presque sauvage ,
qu'il manquait de livres pour étudier , il sera plus excusable
que Pline , qui , dans un siècle poli et éclairé , a
montré ou une philosophie souvent audacieuse ou une
crédulité inconcevable .
Doit-on s'étonner qu'un homme , dont les travaux et
la vie solitaire ont nécessairement exalté l'imagination ,
ait adopté sans examen les récits merveilleux des auteurs
anciens ? Les vies des Anachorètes contiennent la description
d'une foule de monstres qui n'existèrent jamais ,
ou du moins qui n'existèrent que dans la tête de ceux
qui crurent les voir , et qui en donnèrent la description .
(
DECEMBRE 1812 . 587
1 Dicuil devait connaître les histoires de ces ermites des
premiers siècles du christianisme , où sans cesse il est
parlé d'égipans , de satires , de dryades , etc.; de semblables
récits , se trouvant dans Pline et dans Solin ,
paraissaient dignes de toute confiance à un moine du
neuvième siècle , qui devait avoir une foi robuste , et
croire à tous ces prodiges insensés ou à ces faits extraordinaires
.
M. Walckenaer a joint à son édition les vers des officiers
que Théodose chargea de mesurer les provinces
de l'Empire ; car ces géographes , qui , sans doute , aimaient
la poésie , dressèrent en vers le procès-verbal de
leurs opérations . Au reste , ce sont des vers techniques
qui valent bien ceux du Père Buffier. Il ne faut pas plus
y chercher la belle poésie de l'Enéide qu'on ne cherche
celle de Racine dans la Pratique de la mémoire artificielle
ou dans l'Histoire de France en rimes .
Les vers techniques ont l'avantage de se graver dans
la mémoire plus facilement que la prose , etVoltaire , qui
l'avait éprouvé , en a fait quelques-uns de ce genre ; ils
sont sans contredit les meilleurs que nous ayons en français
. On les trouve en tête des Annales de l'Empire ; il
faut les lire pour voir comment l'auteur de Brutus et de
Zaïre , après avoir lutté contre Racine , lutte encore
contre le Père Buffier .
Parmi les observations qui ont été fournies au savant
éditeur par MM. Visconti , Hase , Pittarelli , Boissonade
, etc. je joindrai les notes suivantes , qui n'auront
sans doute pas l'importance de celles que des littérateurs
célèbres ont bien voulu lui communiquer ; mais elles
prouveront à M. Walckenaer que j'ai lu le traité de
Dicuil avec la même attention et le même intérêt.
P. 35 , lin . 8. Ut nullæ unquam anchoræ ad profondi
illius fundamenta potuerunt pervenire. Il faut lire potuerint
comme dans le manuscrit. La conjonction ut, dans
la signification qu'elle a ici , gouverne toujours le subjonctif.
P. 37 , lin . ult . Indè aliud incredibile scripsit. Le manuscrit
porte idem aliud .
P. 40 , lin. penult. , parlant du phénix. Sic dictą ,
588 MERCURE DE FRANCE ,
quod sit in toto orbe singularem et unicam. Il me semble
qu'on n'aurait pas dû changer la leçon du manuscrit qui
porte , singularis et unica. Le verbe sum se construit
toujours avec le nominatif. Je pourrais considérablement
augmenter le nombre de mes remarques, si la longueur
de cet article ne m'imposait la loi de le terminer.
J'avais eu le dessein de parler une seconde fois
des Epistolæ Parisienses , ouvrage curieux , et qui souvent
devient un libelle , où plusieurs savans estimables
sont attaqués avec trop peu de modération ; mais l'auteur
, à qui sans injustice on ne peut contester une vaste
érudition , vient de terminer ses jours. Il ne m'appartient
pas de troubler sa cendre ; la postérité va commencer
pour lui , et j'ose croire qu'elle lui rendra la justice
qu'il mérite . Je n'imiterai point ces écrivains qui ,
après avoir prêché le respect dû aux tombeaux , donnent
eux-mêmes l'exemple de le violer .
J. B. B. ROQUEFORT.
GALERIE THEATRALE , ou Collection gravée et imprimée
en couleur , des portraits en pied des principaux acteurs
des trois premiers théâtres de la capitale , depuis leur
origine , c'est-à-dire vers la fin du seizième siècle , dans
les rôles les plus importans de leur emploi , avec une
notice sur la tradition successive de leur rôle (1) .
L'ART théâtral est un de ceux qui contribuent le plus
à nos plaisirs et à répandre les richesses de notre littérature
dramatique. C'est incontestablement chez nous
qu'il a été et qu'il est encore cultivé avec le plus de
(1) Cet Ouvrage , in-4º sur Nom-de-Jésus vélin , paraît par
livraisons , de mois en mois , à commencer du rer novembre 1812.
Chaque livraison est composée de trois figures imprimées en couleur
, avec notice formant une feuille et demie , imprimée sur Nomde-
Jésus vélin et par les soins de Gillé fils , imprimeur.
Le prix de chaque livraison est de ra francs , et 13 francs frane
deport pour les départemens. Onne paie rien en souserivant, mais
DECEMBRE 1812 . 589
succès . Les étrangers qui viennent à Paris , et qui sont
lemoins disposés à reconnaître la supériorité de notre
théâtre , conviennent sans difficulté de la supériorité de
nos acteurs . Nous avons vu récemment un de ces étrangers
, personnage assez ridicule , à la vérité , pour qui
Turbanité française et cette sorte de coquetterie nationale
qui nous distingue , avaient épuisé tous les moyens
de plaire , dont nous avons laissé représenter les drames
tudesques . à côté des sublimes compositions de Corneille
et de Moliere; nous l'avons vu , dis -je , à peine
retourné dans son pays , déchirer dans une plate satire
la ville hospitalière qui l'avait accueilli , médire sans
grâce de nos usages , fronder lourdement nos ridicules ,
mais juste seulement envers nos comédiens , leur accorder
le degré d'estime qu'ils méritent. Peut-être est-ce
une justice qu'il se rendait à lui-même : peut-être pensait-
il qu'il ne fallait pas moins que de pareils talens
pour faire réussir ses pièces , dont quelques-unes sont
sujètes , dans sa patrie , à des revers fâcheux. Un autre
homme de la même nation , mais qui joint à plus de
connaissances et d'érudition un plus noble caractère ,
part aussi de Paris pour l'Allemagne , ouvre un cours de
littérature , dans lequel il immole sans pitié à Shakespear
et à Calderon , Corneille , Molière et Racine ; mais sa
fureur dénigrante s'arrête et tombe devant Talma .
Comment l'art théâtral pourrait- il être chez nous sans
éclat ? C'est le plus encouragé. Y a-t-il une branche
d'industrie dont nous soyons plus fiers ? Les produits de
nos manufactures les plus renommées sont moins vantés
par nous , que le jeu de nos acteurs. Qu'on nous dis
les épreuves sont distribuées aux souscripteurs suivant la date de
leur inscription ; les lettres et l'argent doivent être affranchis .
On souscrit à Paris , chez l'éditeur , rue des Fossés-Montmartre ,
près la place des Victoires , nº 3 ; Roland . place des Victoires , nº 10 ;
Bance , rue Saint-Denis , nº 214 ; veuve Filhol , rue de l'Odéon ,
nº 35 ; Treuttel et Wurtz , libraires , rue de Lille , nº 17 ; Delaunay,
libraire , Palais-Royal , galerie de bois , nº 43 ; Bossangeet Masson ,
rue de Tournon , nº 6 ; Gillé fils , imprimeur , rue Saint-Jean-de-
Beauvais , nº 18 .
590 MERCURE DE FRANCE ,
pute quelque portion de gloire nationale , on ne nous
trouvera que trop disposés à ces concessions dont les
étrangers sont si habiles à se prévaloir. Nous nesommes
intraitables que sur l'art du comédien , dans lequel nous
prétendons exceller. De là cet enthousiasme pour les
artistes qui s'y distinguent , et qui leur donne quelquefois
à eux -mêmes une idée exagérée de leur art ; de là
cette admiration , quelquefois irréfléchie , pour les talens
supérieurs , admiration qu'on aurait de la peine à justifier
, quand même on nous accorderait , ce qui bien
souvent nous manque , et le sentiment le plus vif des
beautés en ce genre , et le goût le plus sûr pour les
discerner.
On trouve dans les notices , d'ailleurs très-ingénieuses ,
de la Galerie théâtrale , des traits de cette admiration
passionnée pour quelques-uns de nos acteurs vivans. Il
eût été bon peut- être d'en modérer davantage l'expression
, et de parler plus souvent le langage calme de la
raison et de la critique. Du reste , on ne peut qu'applaudir
au projet de cette entreprise. Les avantages qu'elle
présente nous paraissent très-bien développés dans un
Prospectus , dont nous extrairons les passages qui peuvent
donner une idée générale du plan et de l'esprit dans
lequel il est exécuté.
1
<<Maintenant , dit ce Prospectus , que la justesse des
>> costumes , ce point trop long-tems négligé de l'art ,
>> est parvenue à une perfection à laquelle on ne peut
>>plus rien ajouter , quoi de plus curieux que de faire
>> voir , en opposant leur simplicité sévère à la singula-
>> rité fastueuse de ceux qui ont d'abord paru sur la
>> scène , par quelle progression de lumières et par quels
>> efforts successifs on est arrivé à cette réforme com-
>> mandée indtilement par le goût et par la vérité ?
>> De quels secours l'imitation exactement tracée des
>> costumes actuels ne sera-t-elle pas désormais et pour
>>l'artiste qui doitles employer , et pour l'artiste qui veut
>> les peindre ? Elle sera encore d'une ressource heu-
>> reuse ppoour les théâtres des départemens , ainsi que
>>pour les personnes qui cherchent , dans l'étude de cet
art , une amusante distraction ? >>>
DECEMBRE 1812 . 591
Les deux livraisons de la Galerie théâtrale qui ont déjà
paru , contiennent , savoir :
me
La première , Talma , rôle de Titus ( dans Brutus ) ;
Mlle Mars , rôle de Betty ( Jeunesse de Henri V) ; Mne
Gonthier , rôle de Perrette (Fanfan et Colas ) .
La seconde , Grandménil , rôle d'Harpagon ( l'Avare) ;
Mlle Duchesnois , rôle d'Alzire ; Derivis , rôle de Zethas
( opéra des Amazones ).
Čes différens portraits joignent au mérite de la ressemblance
, celui de l'expression particulière au rôle
dans lequel chacun des acteurs est représenté . Talma
est bien tel que nous l'avons vu dans cette pièce de
Brutus , où , secondé du grand acteur tragique dont nous
avons eu depuis à regretter la perte , il produisait de si
beaux effets . On est cependant étonné que les auteurs de
la Galerie théâtrale n'aient pas choisi de préférence ,
pour le peindre , un de ces rôles où il a fait admirer
encore plus de profondeur et de talent ; mais il faut observer
d'abord qu'il entre dans leur plan de représenter
chacun de nos acteurs célèbres dans plus d'un rôle .
Quant à celui de Titus , ce qui a déterminé leur choix
en cette occasion , c'est que la pièce de Brutus est la
première dans laquelle Talma ait osé paraître sur la scène
française avec un habit vraiment romain , et mérité , à
meilleur titre que Le Kain , d'être appelé ,
Du costume oublié zélé réformateur ,
comme on le voit dans un quatrain médiocre , au bas du
portrait de cet acteur.
Il était difficile de choisir pour Mlle Mars un rôle plus
analogue à ses moyens , et dans lequel elle eût obtenu
plus de succès , que celui de Betty dans la charmante
comédie de la Jeunesse de Henri V. « Heureux , dit la
>>notice , l'auteur qui sait créer de pareilles situations ,
>> et qui peut trouver de pareils acteurs pour les rendre! »
Sans entrer dans un plus grand détail sur le mérite
particulier de chacune de ces notices , nous dirons qu'on
trouve dans toutes des vues fines sur l'art en général , et
sur le jeu des acteurs , avec une appréciation très-juste
de leurs talens . La notice sur Mime Gonthier renferme
592 MERCURE DE FRANCE ,
de plus un badinage ingénieux et qu'on lira avec plaisir .
C'est une lettre de Monvel , en style paysan , et par laquelle
il la félicite du succès qu'elle a obtenu dans le
rôle d'Alix , des Trois Fermiers . 1
Nous pensons que c'en est assez pour recommander
aux amis de l'art théâtral cette intéressante collection ,
la première qui paraisse être entreprise dans des vues
vraiment utiles , et exécutée d'une manière digne de
l'objet qu'elle se propose. L***.
-
CONTES DE WIELAND ET DU BARON DE RAMDOHR , traduits
de l'allemand par M*** ; suivis de deux contes russes
et d'une anecdote historique .-Deux vol . in- 12 .
Prix , 4 fr . 50 c . , et 5 fr. 40 c. franc de port.-A
Paris , chez F. Schoell, libraire , rue des Fossés-
Montmartre , nº 14 .
IL en est des bons conteurs comme des bons plaisans,
ils sont rares et même très-rares . Pour être un bon conteur
, il faut avoir un caractère à soi et mettre dans ses
récits tout le naturel , toute la franchise des sentimens
quel'on veut faire éprouver. Un conte est un petittableau
dont toute affectation doit être bannie. Il ne faut pas y
mettre l'esprit à la place de la gaité , mais il faut qu'il y
vienne tout seul , comme l'interprète d'un caractère aimable
qui s'amuse lui-même de ce qu'il raconte , rit avec
nous des leçons qu il nous donne , nous amuse de ce qui
l'amuse lui-même , et nous instruit quelquefois sans avoir
l'air de s'en douter .
Ces réflexions m'ont été inspirées par le recueil que
j'annonce au public. Trois contes de Wieland , quatre
du baron de Ramdohr , une anecdote historique , deux
contes russes et un petit poëme intitulé : le Premier
Printems , par le comte de Stolberg . composent ces deux
petits volumes . Sur les trois contes du célèbre Wieland,
un seul est de son invention ; les deux autres sont d'anciens
fabliaux qu'il s'est appropriés pour en faire deux
petits poëmes racontés avec autant de grace que de facilité.
Pervonte , un des plus jolis contes que je connaisse,
DECEMBRE 1812 .
593
est tiré d'un ancien recueil napolitain. Rien de plus comique
et de plus original que le caractère de ce personnage
qui , du dernier degré de l'abjection , de la misère ,
de la laideur et de la stupidité , arrive à être lepou
d'une belle princesse , le possesseur d'un palais maNILA
SEIN
fique, à réunir la force d'Hercule à la beauté d'Antinous,
et ce qui n'est pas moins étrange , à être un homme de
beaucoup d'esprit. Ce conte , en passant par les mains
de Wieland , n'a rien perdu de son originalité primitive;
l'auteur allemand , sans en atténuer la couleur générale,
a su en élaguer avec goût des plaisanteries plus bouflonnes
que piquantes , et cet ouvrage , fait d'abord pour amuser
le peuple et les petits enfans de Naples , est aujourd'hui
raconté de manière à amuser les petits enfans et la bonne
compagnie de toute l'Europe.
La Mule sans frein est un fabliau que Wieland a tiré
du recueil publié par Legrand d'Aussy. Les détails en
sont très- intéressans ; le caractère du sénéchal est trèscomique.
Les exploits du brave Gauvain qui part pour
chercher, la bride merveilleuse de la mule , le sang froid
avec lequel il triomphe de toutes les séductions employées
pour lui faire abandonner son entreprise , tout est peint
dans ce petit conte avec une gaîté vive et piquante. Ce
sont des extravagances , il est vrai , mais des extravagances
dans le genre d'Hamilton .
Le seul de ces contes qui soit de l'invention de Wieland
est une satyre un peu forte et sûrement fort injuste
contre l'ambition des femmes .
« Il y avait à Samarcande un jeune tailleur nommé
Hann , qui s'était approprié , pour son usage , une jeune
et belle personne nommé Gulpenhé ; il en avait fait sa
femme et l'aimait comme ses yeux. Ceux de Gulpenhé
étaient noirs et bien fendus , sa taille svelte et légère ; ses
cheveux doux comme de la soie , ses bras et son sein
étaient sans défauts ; elle avait à peine vingt ans , et
l'honnête Hann concluait de là que sa femme était un
ange .>>>
La conclusion était fort naturelle. Un soir à souper ,
les deux époux se jurent un amour éternel et font serment
de nepoint se survivre l'un à l'autre. Apeine ce serment
Pp
594 MERCURE DE FRANCE ,
est- il achevé que la belle Gulpenhé avale un petitos, elle
suffoque , elle meurt et on l'enterre .
Un homme touché des larmes du pauvre tailleur , la
rappelle à la vie. Ce n'était pas un médecin , mais un
saint homme , le prophète Aïssa ; car dans ce tems-là les
médecins ne ressuscitaient personne .
Au moment où elle sortait de sa tombe, le jeune prince
de Samarcande l'aperçoit , sans autre parure que celle
de ses charmes ; il en devient éperdûment amoureux et
l'emmène dans son sérail , ne sachant pas qu'elle est la
femme du pauvre Hann , secret qu'elle a grand soin de
1
garder.
Cependant le pauvre Hann qui sait bien que sa femme
est ressuscitée , et qui l'a quittée pour aller lui chercher
des vêtemens , revient en grande hâte et ne la trouve
plus .
Il apprend qu'elle est renfermée dans le sérail du prince,
dont elle est l'esclave favorite ; il la revendique comme
sa propriété , et le prince consent à la lui rendre si elle
veut le reconnaître comme son époux ; mais la belle Gulpenhé
, bien loin d'avouer que Hann est son mari , le
dénonce comme un brigand qui l'a volée , dépouillée de
ses vêtemens et abandonnée à son malheureux sort.
Hann est consterné ; il n'a pas la force de se défendre,
et convaincu par son silence , il est sur le point d'être
empalé, lorsque le prophète Aïssa , qui avait ressuscité la
coupable , vient sauver l'innocent. L'ingrate Gulpenhé
est punie comme elle le mérite , et meurt cette fois tout
de bon .
Telle est l'analyse très-imparfaite de ce conte. On voit
bien que la satire qu'il renferme est d'une injustice
criante ; est-ce qu'il y a des femmes ambitieuses ? mais
une gaîté aimable en émousse la pointe et la fait pardonner.
De tous les genres , le conte est celui qui varie le plus
souvent ses couleurs et ses formes , suivant le caractère
du conteur. Les poëtes épiques , les poëtes tragiques ,
les historiens , etc. , semblent avoir tous le même caractère
et sont obligés de se soumettre à l'influence du genre
qu'ils ont adopté. Le conteur ne suit que l'impulsion,
DECEMBRE 1812 . 595-
des sentimens dont il est affecté ; il peut être tour-à-tour
sérieux et plaisant, peindre des ridicules , jouer avec les
grelots de la Folie et déployer avec éloquence de grandes
vérités morales . Rien ne ressemble moins aux contes
choisis par Wieland que ceux inventés par le baron de
Ramdohr . Si ces derniers ne brillent pas par des évènemens
romanesques et des aventures extraordinaires ,
⚫offrent un esprit d'observation très-rare et une connaissance
approfondie du coeur humain. On y trouve une
originalité piquante et une grâce toute française .
ils
La plus étendue de ces charmantes productions est
intitulée : L'Auteur à Pyrmont. C'est une excellente critique
du genre de vie que les Allemands mènent aux
eaux. La petite intrigue , autour de laquelle tournent
tous les originaux qui entrent dans la composition de ce
tableau , est simple , naturelle et très-comique. Ce conte
est une galerie de portraits d'après nature et de main de
maître . On est transporté sur le lieu de la scène , on vit
au milieu de toutes ces petites prétentions que le baron
de Ramdohr peint quelquefois avec le pinceau de
La Bruyère , et toujours avec autant de grâce que de
gaîté.
Dans le Mari Sigisbé, l'auteur développe une rare
connaissance du coeur humain. Un jeune homme doué
d'une imagination vive , d'un coeur sensible et vertueux ,
épouse une jeune personne qu'il aime depuis son enfance
, dont il est tendrement aimé , et qui réunit tous
les agrémens et toutes les vertus de son sexe. Cependant
ils ne peuvent vivre long-tems ensemble . Leur
union , qui n'est troublée que par des nuages très-légers
en apparence , leur devient par degrés insupportable .
Pour chercher le bonheur , ils sont obligés de se séparer,
quoiqu'il leur soit impossible de vivre heureux l'un sans
l'autre. Quelques années après cette séparation , le
hasard les réunit ; leur tendresse ne s'est point démentie ;
mais ils sentent que pour conserver leur bonheur , ils
doivent conserver leur mutuelle indépendance. Le mari
et la femme ont chacun leur maison , ne se voient que
dans des momens dérobés , et sont forcés d'avoir l'un
pour l'autre les égards que se doivent deux êtres qui
Pp 2
596 MERCURE DE FRANCE,
ne sont enchaînés que par leur propre volonté , et qui
conservent le pouvoir de se séparer encore quand ils
cesseront d'être heureux ensemble .
Cette idée peut paraître bizarre ; heureusement elle
n'entré pas dans la tête de toutes les femmes et de tous
les maris ; mais il faut voir dans ce petit roman , par
quels degrés les deux époux sont entraînés à cette résolution;
il faut suivre avec le baron de Ramdohr tous les
mouvemens de leurs coeurs , toutes les nuances délicates
de leurs sentimens , toutes les inconséquences de leurs
passions , pour regarder cette mesure , non-seulement
comme vraisemblable , mais comme absolument nécessaire
à leur repos. Le caractère du mari et celui de la
femme sont peints avec une telle habileté que l'on a peine
à se figurer que ce conte ne soit qu'un conte. On invente
bien des événemens , des situations , mais on n'invente
pas des sentimens , qui , pour n'être pas ceux de
tout le monde , n'en sont pas moins dans la nature. En
unmot, on croirait que l'auteur a vu quelque part ce
qu'il nous met si bien sous les yeux.
La Signora Avveduta est un conte dont le fond est
trop léger pour être susceptible d'analyse . L'idée en est
ingénieuse et piquante , et le style réunit tous les agrémens
du genre .
Usbek est une allégorie dont la morale est d'un ordre
plus relevé . Le jeune Usbek était fort ignorant. Une fée
bienfaisantę prend pitié de lui , et le conduit dans un
jardin où se trouvent rassemblées une multitude de fleurs
qui représentent toutes les sciences . « Cueille ces fleurs ,
Juidit la fée , et lorsquetu voudras posséder une science ,
suce la fleur qui en porte le nom , et tu l'apprendras sans
peine. >> Usbek cueillit toutes ces fleurs , et n'oublia que
Thumble violette qu'il n'avait point aperçue .
Bientôt il devient l'homme le plus instruit de l'Asie ,
mais il sait trop bien qu'il sait tant de choses . Son orgueil
le rend insupportable à tout le monde; il se fait
plus d'ennemis que d'admirateurs , et son savoir prodigieux
le rend le plus malheureux de tous les hommes.
Enfin , après une suite d'aventures où son caractère
se développe avec beaucoup d'art et d'intérêt , il retrouve
597 : . 1812 DECEMBRE
dans une femme , dont il est vivement épris , cette même
fée à qui il doit tant de connaissances . La majesté régnait
sur son front, le souris de la bonté se jouait sur
ses lèvres ; des grâces naissaient de tous ses mouvemens ;
elle tenait à la main une violette .
<<Prends cette fleur , dit-elle , que tu laissas autrefois
dans mon parterre ; elle est le symbole du plus précieux
des arts , de la première des sciences , de l'art de savoir,
sans prétendre à briller...... La véritable gloire , mais
non une vaine renommée , est l'aiguillon naturel des
talens supérieurs et leur plus belle récompense. Que
cette violette soit en même tems lemblême de notre
union . Elle dit , et Usbek se précipita dans ses bras .>>>
Les deux contes russes ne sont , à proprement parler ,
que d'anciennes ballades . Ils ont le mérite de l'antiquité.
Ce sont de vieilles médailles dont chaque jour augmente
le prix; mais le morceau qui termine ce recueil sera
apprécié de tout le monde. Rien de plus frais et de plus
gracieux que ce tableau du premier printems par le
comte de Stolberg. Aux charmes de la poésie descriptive
, il joint tout l'intérêt de la poésie dramatique , deux
genres qui , je crois , ne devraient jamais marcher l'un
sans l'autre . L'auteur nous présente Adam et Eve éprouvant
, pourla première fois , toutes les rigueurs de l'hiver ,
et voyant renaître par degrés la verdure et les fleurs .
Les sentimens les plus purs règnent dans ce petit morceau
, dont je ne puis m'empêcher de citer le début .
<<Allons , mes enfans ! fermez bien les volets ; mettez
du bois dans le poêle : n'entendez-vous pas mugir le
vent du nord- ouest et la neige glacée battre les fenêtres ?
La bougie pétille , et le serin s'agite dans son sommeil
inquiet. Pauvre petit ! si nous habitions ta patrie , nous
te rendrions la liberté , et ton ramage nous réjouirait
sous les arbres toujours verds qui y fleurissent. Contente-
toi de l'indigente hospitalité de cet appartement et
des branches soufreteuses de cet oranger. Il est étranger
ici comme toi. Prends patience , petit oiseau ! Et nous
aussi , nous sommes étrangers sur ce globe. Les ailes
de Psyché sont liées ; elle ne peut prendre l'essor .
Chante-lui le retour du printems. Entretiens-la d'espé598
MERCURE DE FRANCE ,
rances ; entends-tu bien ? d'espérances ; car tu n'as point
de souvenirs de ton pays natal. Des hommes dégénérés
ont transplanté dans celui-ci ta race moins dégénérée .
Dors en paix, petit oiseau , et que ton réveil soit
agréable ......
>> Eh bien ! êtes-vous tous rassemblés ? êtes-vous tous
là , garçons et filles , et la mère et la tante ? n'avez-vous
rien oublié ? rien n'interrompra-t- il votre ouvrage et ne
troublera- t- il mon récit ? Vous souriez ? allons ! je commence
...... ))
Il ne me reste plus à parler que du littérateur estimable
qui , au milieu des travaux littéraires les plus importans
et des recherches les plus laborieuses , a bien
voulu consacrer quelques- uns de ses loisirs à faire passer
dans notre langue ces aimables productions . S'il m'était
permis de le nommer , tous mes lecteurs l'accuseraient
d'avoir embelli ses modèles . A. S.
BEAUX - ARTS .
SALON DE 1812 .
M. GÉRARD .
a
PLUS j'avance dans cet examen , plus je vois qu'il est
bien difficile à un critique de dire la vérité sans se faire un
grand nombre d'ennemis . Avec quelqu'impartialité qu'il
rende compte d'un ouvrage , quelques ménagemens qu'il
emploie pour énoncer son opinion , quelqu'énergie qu'il
mette dans ses éloges , l'auteur le trouve toujours trop
sévère quand il blâme , et trop réservé quand il approuve.
Al'entendre pourtant ce n'est qu'envers lui seulqu'on
exercé une censure aussi injuste; tous les autres ont été
traités avec indulgence , ou loués outre mesure . Avec quelle
sagacité il découvre leurs moindres fautes ! Avec quelle
adresse il les exagère et les amplifie ! Avec quel art il sait
diminuer le prix des beautés dont il ne peut nier l'existence
! Par combien de bons mots , de railleries piquantes ,
de sarcasmes amers , il se venge sur ses confrères innocens
des injustices dont il prétend avoir été l'objet ! Ce serait
un recueil vraiment curieux et récréatif que celui où l'on
trouverait réunis tous les jugemens que les auteurs portent
DECEMBRE 1812 . 599
mutuellement de leurs productions . Si un tel recueil existait
, les critiques n'inspireraient plus une si grande terreur
; loin de les accabler d'injures , comme on le fait aujourd'hui
, on vanterait par-tout leur douceur , leur tolérance
, leur aménité ; et l'on serait forcé de convenir que ce
sont les meilleures gens du monde. Au fait , on les peint
beaucoup plus méchans qu'ils ne le sont rarement ils
emploient toutes leurs forces pour frapper leur ennemi ;
ils ne lui portent que des coups affaiblis à dessein ; souvent
même ils appliquent un baume salutaire sur les blessures
légères qu'ils ont faites . On ne se doute pas des précautions
qu'ils sont obligés de prendre ; on ne se forme pas
une idée des positions embarrassantes où ils se trouvent
quelquefois . Je citerai pour exemple celle où je me trouve
moi-même en ce moment. M. Gérard jouit depuis douze à
quinze ans de la réputation la plus brillante , et sous plusieurs
rapports la plus méritée ; son talent fait l'admiration
du public , et toute l'Europe retentit de ses louanges . Comment
oserai-je mêler quelques observations à ce concert
unanime auquel son oreille est depuis si long-tems accoutumée
? Par quel moyen lui persuaderai-je que l'intérêt
des arts et son propre intérêt m'ont engagé à rompre le
silence ? Je le sens bien , ce serait tenter une chose impossible
: quelque raison que je puisse lui donner , il ne manquera
pas d'attribuer ma démarche à la méchanceté , à
l'envie de nuire , peut-être même à un parti dont il me
supposera l'agent; n'importe : j'aurai dit la vérité , j'aurai
pour moi l'opinion de ceux qui me connaissent et la
mienne ; il ne m'en faut pas davantage.
Leportrait de Mile Brognard est le premier tableau que
M. Gérard ait exposé aux regards du public. On voyait à
la même exposition un portrait de famille par M. David ,
et cette concurrence si difficile à soutenir ne tourna pas au
désavantage de l'élève . On trouva dans son ouvrage une
grâce , une simplicité , une pureté de goût, une finesse
d'exécution qu'aucun peintre n'avait portées aussi loin
depuis Léonard de Vinci et Raphaël ; et si l'on en excepte
quelques personnes qui tenaient encore à l'ancienne école ,
tout le monde fut enchanté , ravi. L'enthousiasme redoubla
, quand , vers les derniers jours de l'exposition , l'on vit
tout- à- coup paraître le Bélisaire. Ce tableau n'était pas
remarquable par la grandeur du style ni par la noblesse
des formes ; mais le sujet était bien conçu , il était intéressant
et pathétique; on fut frappé de la vérité du dessin ,
1
600 MERCURE DE FRANCE ,
de la justesse des expressions , de la beauté de l'effet , de
la force du coloris , et de l'harmonie admirable qui régnait
dans toutes les parties ; on n'eut qu'un seul regret , ce fut
d'en être sitôt privé. Enfin l'école française put se glorifier
de posséder un grand peintre de plus .
Un succès si peu contesté devait faire rechercher cet
ouvrage ; cependant l'auteur fut forcé de l'abandonner
pour un prix extrêmement modique. Loin de se rebuter ,
il tenta de nouveaux efforts , et c'est à cette persévérance
que nous devons le tableau charmant de Psyché et l'Amour.
J'étais élève quand M. Gérard le termina , etj'eus le bonheur
de le voir de près dans son atelier. Je ne saurais
rendre l'impression délicieuse qu'il fit sur moi. Je ne pouvais
me lasser de le voir et d'en parler ; je craignaistoujours
que les autres n'eussent pas aperçu les beautés que
j'y avais aperçues moi-même ; je faisais remarquer à tous
ceux que je connaissais l'aspect séduisant de l'ensemble ,
et la perfection avec laquelle les détails étaient exprimés ;
je leur vantais la modestie que le peintre avait donnée à
l'expression de l'Amour , qui semblait craindre de flétrir
l'innocence de cette jeune vierge en la touchant , et qui
osait à peine déposer un baiser sur son front; je louais
l'expression non moins naïve de Psyché dont le coeur ingénu
s'ouvrait au premier sentiment; je louais cettedraperie
transparente ajustée avec tant de délicatesse , ces jolis
pieds posés si élégamment sur un gazon émaillé de fleurs ,
ce paysage mystérieux , ce ciel pur et serein , si bien en
rapport avec le sujet; enfin ce je ne sais quoi dont parle
Montesquien dans ses Essais sur le goût , qualité qu'on ne
pent définir , mais qui ajoute tant de charme aux plus
belles productions . Ce tableau , malgré son mérite , ne
jonit pas d'abord de toute l'estime qu'il méritait. On prétendit
que c'était un pastiche des anciens maîtres d'Italie ;
comme on a prétendu ensuite que le tableau des Sabines
était une imitation servile des statues antiques , et leMarcus
Sextus une copie d'une gravure anglaise représentant
le comte Ugolin . Il essuya encore un grand nombre de
critiques dont quelques-unes seulement étaient justes , et
je me rappelle avoir rompu plus d'une lance en son honneur.
J'ai eu occasion de le revoir depuis , et je le regarde
comme le chef-d'oeuvre de son auteur.
Les portraits que M. Gérard exposa vers la même époque,
obtinrent une approbation unanime . Ceux de madame la
comtesseRegnault (de Saint-Jean-d'Angely) et de madame
DECEMBRE 1812 . 601
Fulchiron lui acquirent une telle réputation dans ce
genre , qu'une personne riche ne voulut plus se faire
peindre que de sa main. Cette quantité de portraits qu'il
eut à exécuter fut plus utile à sa fortune qu'à son talent. Il
abandonna peu à peu la manière pure et étudiée qu'on
avait admirée dans ses premiers ouvrages , pour une manière
plus lâche et plus expéditive . Le public, qui juge
moins sur le mérite que sur la réputation , ne s'aperçut pas
de ce changement ; mais les artistes le remarquerent avec
peine. Le tableau des Trois âges vint encore augmenter
leurs regrets : ils n'y reconnurent plus du tout l'auteur de
Bélisaire et de Psyché , et cette production leur parut
réunir, à quelques-unes des qualités de l'école moderne ,
une partie des voces de l'ancienne école . Ils furent d'autant
plus affligés de la fausse direction que prenait le talent
de M. Gérard , què ses défauts étaient extrêmement séduisans
, et que les élèves semblaient assez disposés à s'écarter
de la route que M. David leur avait ouverte.
L'opinion des artistes commençait déjà à circuler dans le
monde lorsque la Bataille d'Austerlitz parut . Je n'ai pas
besoin de rappeler le succès prodigieux qu'obtint cet ouvrage,
et les éloges sans nombre qu'il valut à l'auteur . Il
me suffira de dire qu'il fut préféré par beaucoup de personnes
autableau de la Distribution des Aigles de M.David.
Quant à moi , je ne puis approuver cette préférence , et je
ne conçois pas qu'on ait pu seulement établir une comparaison.
La Bataille d'Austerlitz offrait peut-être moins de
fautes saillantes , mais elle offrait aussi de moins grandes
beautés ; la scène était bien disposée , l'espace convenablement
rempli; on ne remarquait rien de gauche mi dans l'ordonnance
, ni dans le dessin , ni dans l'effet , ni dans la couleur
; mais , si l'on excepte la figure du général Rapp , qui
avail an assez beau mouvement, onn'y trouvait point cette
noblesse dans les attitudes , cette élégance de formes , cette
fermeté d'exécution , cette élévation de style et cet aspect
héroïque si admirables dans le tableau de M. David. En un
mot, si l'on avait pu réduire tout-à-coup les deux ouvrages
à une petite dimension , le premier n'aurait paru qu'un beau
tablean de genre, et le second serait toujours resté un beau
tableau d'histoire. L'eau forte que M. Godefroy a gravée et
et qui est exposée dans la galerie d'Apollon , nous donne
cette réduction de la Bataille d'Austerlitz : on pent aller la
consulter , et pour peu qu'on ne manque pas entièrement
de goût , on sera forcé de convenir que la phus grande par
602 MERCURE DE FRANCE ,
tie des figures , sur-tout celles qui sont étendues à terre an
milieu de la composition , et les prisonniers qui occupent
la droite , sont du caractère le plus commun. Que conclure
de ces réflexions ? Que M. Gérard a entièrement perdu son
talent ? Non , sans doute . M. Gérard est toujours un des
plus grands peintres de notre école ; il a toujours un talent
supérieur : mais, je le répète, son talent a pris une fausse
direction , il n'est plus ce qu'il était autrefois .
Avant de passer à l'examen des deux portraits qu'il a exposés
cette année , je crois devoir prier mes lecteurs , afin
que je puisse m'exprimer avec plus de liberté , d'oublierun
moment qu'ils représentent des personnes augustes dont
l'image elle-même doit nous inspirer les plus profonds respects
, et de ne les considérer que sous le rapport de l'art.
N° 414. Portrait de S. M. le Roi de Rome.
L'attitude de cet enfant est agréable et naturelle; les
chairs et les draperies sont exécutées d'un pinceau facile
et moelleux , et l'aspect général est très - flatteur ; mais
ce tableau ne gagne pas à être analysé. Je trouve d'abord
que l'oeil droit n'est pas parfaitement d'ensemble avec l'oeil
gauche ; sa direction semblerait indiquer que la tête est
dans une position moins verticale ; le contour des bras est
mou, celui des mains incorrect et heurté ; le coloris est fade
et trop égal; le trait sèchement prononcé des yeux et de la
bouche choque d'autant plus que tout le reste est modelé
d'une manière vague et incertaine ; on voit que les tons largement
placés sur la toile ont été fondus par le travail du
pinceau et non par le moyen de tons intermédiaires ; la
forme est exprimée en masse , et l'on cherche en vain ces
finesses de détails et ces plans presque insensibles que l'on
observe dans les têtes de femmes et dans celles des enfans .
Certainement M. Gérard pouvait approcher plus près de
la perfection : il n'avait besoin d'imiter personne pour
cela, il suffisait qu'il ressemblût à lui-même.
N° 413. Portrait en pied de S. M. l'Impératrice et Reine.
Ce tableau est trop éloigné de l'oeil pour que l'on puisse
découvrir les défauts avec autant de facilité que dans le
précédent ; cependant ils n'échappent pas tous à la vue. Il
en est un qui frappe tout le monde , c'est la longueur exagérée
de la figure entière , qui paraît plus longue encore
qu'elle ne l'est véritablement à cause du coussin de velours
sur lequel elle est élevée ; le cou manque de souplesse et la
poitrine est un peu étroite; la manche qui couvre l'épaule
gauche a trop d'ampleur comparativement à celle de l'autre
DECEMBRE 1812. 603
côté , et nuit à la grâce de l'ensemble: le bras droit est faiblement
dessiné et modelé plus faiblement encore ; les
plans n'en sont pas accusés avec assez de précision ; les
mains et principalement la main gauche sont maigres de
forme; les pieds n'ont pas l'épaisseur qu'ils devraient avoir;
la couleur des chairs est grise et peu variée ; et la robe
pourrait être ajustée avec plus d'art . Voilà ce qui m'a paru
défectueux ; je dirai avec la même franchise ce qui m'a
paru digne d'être loué. La pose est élégante et naturelle ,
elle a une certaine majesté qui commande le respect; la
tête est noble et gracieuse à-la-fois; l'effet ne pouvait être
mieux calculé ; la lumière placée sur le haut de la figure se
dégrade d'une manière admirable ; le manteau impérial et
tous les accessoires sont disposés avec un goût , avec une
adresse qui n'appartiennent qu'à M. Gérard; ils sont peints
avec une vigueur de ton et une vérité que l'on peut regarder
comme le dernier degré où l'art puisse atteindre ; le
rideau vert sur-tout qui sert de fond au tableau est une des
choses les plus extraordinaires que l'on aitjamais exécutées
dans ce genre ; enfin l'harmonie générale répand sur l'ensemble
un charme auquel il est difficile de ne pas céder , et
comme ouvrage de l'art ce serait sans aucune comparaison
leplus beau portrait de celte exposition , si celui de Mla
comtesse de la Salle ne s'y trouvait pas. C'est beaucoup
sans doute ; mais ce n'est pas assez pour M. Gérard : avec
un talent comme le sien on ne doit prétendre qu'au premier
rang.
S. DELPECH .
AVIS D'UN PÈRE PROSCRIT A SA FILLE (*) .
MON enfant , si mes caresses , si mes soins ont pu ,
dans ta première enfance ,te consoler quelquefois , si ton
coeur en a gardé le souvenir , puissent ces conseils , dictés
(*) Ce morceau du célèbre et infortuné Condorcet , fut adressé à
sa fille , alors âgée de cinq ans. Il n'est connu que de sa famille et de
quelques amis . M. Fayolle , dont le zèle littéraire est digne d'éloge ,
a publié cette année deux discours inédits de Condorcet , l'un sur l'astronomie
et le calcul des probabilités , l'autre sur les sciences mathématiques
. ( Voyez le Magasin Encyclopédique de 1812 , août et
octobre.)
604 MERCURE DE FRANCE ,
par ma tendresse , être reçus de la tienne avec une douce
confiance , et contribuer à ton bonheur '
I. Dans quelque situation que tu sois quand tu lirasces
lignes , que je trace loin de toi , indifférent àma destinée ,
mais occupé de la tienne et de celle de ta mère , songe que
rien ne t'en garantit la durée .
Prends l'habitude du travail , non-seulement pour te
suffire à toi-même sans un service étranger , mais pour
que ce travail puisse pourvoir à tes besoins , et que tu
puisses être réduite à la pauvreté sans l'être à la dépendance.
Quand cette même ressource ne te deviendrait jamais
nécessaire , elle te servira du moins à te préserver dela
crainte , à soutenir ton courage , à te faire envisager d'un
oeil plus ferme les revers de fortune qui pourront te menacer.
Tu sentiras que tu peux absolument te passer de richesses
, tu les estimeras moins : tu seras plus à l'abri des
malheurs auxquels on s'expose pour en acquérir ou par la
peur de les perdre.
Choisis un genre de travail où la main ne soit pas occupée
seule , où l'esprit s'exerce sans trop de fatigue; un
travail qui dédommage de ce qu'il coûte, par le plaisir qu'il
procure : sans cela , le dégoût qu'il te causerait , sijamais
il devenait nécessaire , te le rendrait presque aussi insupportable
que la dépendance : il ne t'en affranchirait que
pour te livrer à l'ennui. Peut- être n'aurais-tu pas le courage
d'embrasser une ressource qui t'offrirait le malheur
pour prix de l'indépendance .
II. Pour les personnes dont un travail nécessaire ne
remplit pas tous les momens , dont l'esprit a quelque
activité ,le besoin d'être réveillées par des sensations ou
des idées nouvelles devient un des plus impérieux. Si tu
ne peux exister seule, si tu as besoin des autres pour échapper
à l'ennui , tu te trouveras nécessairement soumise à
leurs goûts , à leurs volontés , au hasard , qui peut éloigner
de toi ces moyens de remplir le vide de ton tems , puisqu'ils
ne dépendent pas de toi-même.
Ils s'épuisent aisément , semblables aux joujoux de ton
enfance , qui perdaient au bout de quelques jours le pouvoir
de t'amuser.
Bientôt à force d'en changer , et par l'habitude seule de
les voir se succéder , on n'en trouve plus qui aient le
i
1
DECEMBRE 1812 . 1
605
2
charme de la nouveauté , et cette nouveauté même cesse
d'être unplaisir.
Rien n'est donc plus nécessaire à ton bonheur que de.
t'assurer des moyens dépendans de toi seule pour remplir
le vide du tems , écarter l'ennui , calmer les inquiétudes ,
te distraire d'un sentiment pénible .
Ces moyens , l'exercice des arts , le travail de l'esprit ,
peuvent seuls te les donner. Songe de bonne heure à en
acquérir l'habitude.
Si tu n'as point porté les arts à un certain degré de perfection
, si ton esprit ne s'est point formé , étendu , fortifiés
par des études méthodiques , tu compterais en vain sur
ces ressources ; la fatigue , le dégoût de ta propre médiocrité
, l'emporteraient bientôt sur le plaisir.
Emploie donc une partie de ta jeunesse à t'assurer pour
ta vie entière ce trésor précieux. La tendresse de ta mère ,
sa raison supérieure , sauront t'en rendre l'acquisition plus
facile. Aie le courage de surmonter les difficultés , les
dégoûts momentanés , les petites répugnances qu'elle ne
pourra t'éviter..
Le bonheur est un bien que nous vend la nature ,
Il n'est point ici bas de moisson sans culture.
Ne crois pas que le talent , que la facilité, ces dons de
la nature , qui tiennent plus peut- être à notre organisation
première qu'à notre éducation ou aux efforts de notre
volonté , soient nécessaires pour arriver à ce moyen de
bonheur.,
Si ces dons te sont refusés , cherche dans les occupations
moins brillantes un but d'utilité qui les relève à tes
yeux , dont le charme t'en dérobe l'insipidité .
Si ta main ne peut reproduire sur la toile ni la beauté ,
-ni les passions , tu pourras du moins rendre des insectes
ou des fleurs avec l'exactitude rigoureuse d'un naturaliste .
Vers quelque objet que ton goût t'ait portée , s'il ta
trompée sur ton talent , tu trouveras une semblable ressource
.
Mais que la nature t'ait maltraitée ou qu'elle t'ait favorisée
, n'oublie point que tu dois avoir pour but ce plaisir de
l'occupation, qui se renouvelle tous les jours , dont l'indépendance
est le fruit , qui préserve de l'ennui , qui prévient
ce dégoût vague de l'existence , cette humeur sans objet ,
cesmatheeuurrss dd''uune vie paisible et fortunée. Jenetedirai
pointd'éviter que l'amour-propre vienne y mêler ses plaisirs
1
606 MERCURE DE FRANCE ,
et ses chagrins : mais qu'il n'y domine point , que ses
jouissances ne soient pas à tes yeux le prix de tes efforts ,
que ses peines ne te dégoûtent point de les répéter , que les
unes et les autres soyent à tes yeux un tribut inévitable
que la sagesse même doit payer à la faiblesse humaine.
III . L'habitude des actions de bonté , celle des affections
tendres est la source de bonheur la plus pure , la
plus inépuisable .
,
Elle produit un sentiment de paix , une sorte de volupté
douce , qui répand du charme sur toutes les occupations ,
et même sur la simple existence .
Prends de bonne heure l'habitude de la bienfaisance ,
mais d'une bienfaisance éclairée par la raison , dirigée par
lajustice.
Ne donne point pour te délivrer du spectacle de la misère
ou de la douleur , mais pour te consoler par le plaisir
de les avoir soulagées .
Ne te borne pas à donner de l'argent ; sache aussi
donner tes soins , ton tems , tes lumières , et ces affections
consolatrices souvent plus précieuses que des secours .
Alors ta bienfaisance ne sera plus bornée comme ta fortune
: elle en deviendra indépendante ; elle sera pour toi
une occupation comme une jouissance .
Apprends sur-tout à l'exercer avec cette délicatesse ,
avec ce respect pour le malheur , qui double le bienfait et
ennoblit le bienfaiteur à ses propres yeux. N'oubliejamais
que celui qui reçoit est par la nature l'égal de celui qui
donne ; que tout secours qui entraîne de la dépendance
n'est plus un don , mais un marché , et-que , s'il humilie ,
il devient une offense .
Jouis des sentimens des personnes que tu aimeras : mais
sur-tout jouis des tiens . Occupe-toi de leur bonheur, et le
tien en sera la récompense. Cette espèce d'oubli de soimême
dans toutes les affections tendres en augmente la
douceur et diminue les peines de la sensibilité. Si l'on y
mêle de la personnalité , on est trop souvent mécontent
des autres . L'ame se dessèche , se flétrit , s'aigrit même.
On perd le plaisir d'aimer ; celui d'être aimé est corrompu
par l'inquiétude , par les douleurs secrètes , que trop de
facilité à se blesser reproduit sans cesse .
Ne te borne point à ces sentimens profonds qui pourront
t'attacher à un petit nombre d'individus; laisse germer
dans ton coeur de douces affections pour les personnes que
1
DECEMBRE 1812 . 607
t
les évènemens , les habitudes de la vie , tes goûts , tes
occupations , rapprocheront de toi .
, Que celles qui t'auront engagé leurs services ou que tu
emploieras , aient part à ces sentimens de préférence qui'
tiennent le milieu entre l'amitié et cette simple bienveillance
par laquelle la nature nous a liés à tous les êtres de
notre espèce.
Ces sentimens délassent et calment l'ame , que des affections
trop vives fatiguent et troublent quelquefois . En
défendant d'affections trop exclusives , ils préservent des
fautes et des maux où leur excès pourrait exposer. Le sort
peut nous ravir nos amis , nos parens , ce que nous avons
de plus cher; nous pouvons être condamnés à leur survivre
, à gémir de leur indifférence ou de leur injustice ;
nous ne pouvons les remplacer par d'autres objets ; notre
ame même s'y refuse : alors ces sentimens , en quelque
sorte secondaires , n'en remplissent pas le vide , mais
empêchent d'en sentir toute l'horreur. Ils ne dédommagent
pas , ils ne consolent même pas ; mais ils émoussent
la pointe de la douleur , ils adoucissent les regrets ,
ils aident le tems à les changer en cette tristesse habituelle
et paisible qui devient presque un plaisir pour les ames
devenues inaccessibles à ceux des sentimens plus heureux.
Cette douce sensibilité , qui peut être une source de
bonheur , a pour origine première ce sentiment naturel
qui nous fait partager la douleur de tout être sensible .
Conserve donc ce sentiment dans toute sa pureté , dans
toute sa force : qu'il ne se borne point aux souffrances des
hommes , que ton humanité s'étende même sur les animaux.
Ne rends point malheureux ceux qui l'appartiendront
; ne dédaigne point de t'occuper de leur bien-être ;
ne sois pas insensible à leur naïve et sincère reconnaissance
; ne cause à aucun des douleurs inutiles : c'est une
véritable injustice , c'est un outrage à la nature , dont elle
nous punit par la dureté de coeur que l'habitude de cette
cruauté ne peut manquer de produire. Le défaut de prévoyance
des animaux est la seule excuse de cette loi barbare
qui les condamne à se servir mutuellement de nourriture.
Interprêtes fidèles de la nature n'allons pas audelà
de ce que cette excuse peut nous permettre .
,
Je ne te donnerai point l'inutile précepte d'éviter les
passions , de te défier d'une sensibilité trop vive ; mais je
te dirai d'être sincère avec toi-même , de ne point t'exai
608 MERCURE DE FRANCE ,
gérer ta sensibilité , soit par vanité , soit pour flatter ton
imagination ( soit pour allumer celle d'un autre ) .
Crains le faux enthousiasme des passions : celui-là ne
dédommage jamais ni de leurs dangers ni de leurs malheurs.
On peut n'être pas maître de ne pas écouter son
coeur , mais on l'est toujours de ne pas l'exciter ; et c'est le
seul conseil utile et praticable que la raison puisse donner
à la sensibilité .
IV. Mon enfant , un des plus sûrs moyens de bonheur
estd'avoir su conserver l'estime de soi-même , de pouvoir
regarder sa vie entière sans honte et sans remords , sans y
voir une action vile , ni un tort ou un mal fait à autrui , et
qu'on n'ait pas réparé .
Rappelle-toi les impressions pénibles que des torts légers
, que de petites fautes t'ont fait éprouver; et juge parlà
des sentimens douloureux qui suivent des torts plus
graves , des fautes vraiment honteuses .
Conserve soigneusement cette estime précieuse, sans laquelle
tu ne saurais entendre raconter les mauvaises actions
sans rougir , les actions vertueuses sans te sentir humiliée .
Alors un sentiment doux et pur s'étend sur toute l'existence
; il répand un charme consolateur sur ces momens
où l'ame , qu'aucune impression vive ne remplit , qu'aucune
idée n'occupe , s'abandonne à une molle rêverie , et
laisse les souvenirs du passé errer paisiblement devant
elle.
Qu'alors , au milieu de tes peines , tu les sentes s'adoucir
par la mémoire d'une action généreuse , par l'image d'un
malheur dont tu auras essuvé les larmes .
Mais ne laisse point souiller ce sentiment par l'orgueil .
Jouis de ta vie sans la comparer à celle d'autrui : sens que
tu es bonne , sans examiner si les autres le sont autant
que toi.
Tu acheterais trop cher ces tristes plaisirs de lavanité :
ils flétriraient ces plaisirs plus purs dont la nature a fait la
récompense des bonnes actions .
Si tu n'as point de reproches à te faire , tu pourras être
sincère avec les autres comme avec toi-même . N'ayant
rien à cacher , tu ne craindras point d'être forcée , tantôt
d'employer la ressource humiliante du mensonge , tantôt
d'affecter dans d'hypocrites discours des sentimens et des
principes qui condamnent la propre conduite.
Tu ne connaîtras point cette impression habituelle d'une
crainte honteuse , supplice des coeurs corrompus. Tujouiras
1
DECEMBRE 1812 . 609
de cette noble sécurité , de ce sentiment de sa propre diguité
, partage des ames qui peuvent avouer tous leurs
mouvemens comme toutes leurs actions .
SEINE
Mais si tu n'as pas pu éviter les reproches de la cons
cience , ne t'abandonne pas au découragemmeonntt, : songe
aux moyens de réparer ou d'expier
souvenir ne puisse s'en présenter à toi quavec celui des 3
actions qui les compensent , et qui en ont obtenu lepardge
au jugement sévère de ta conscience .
Ne prends point l'habitude de la dissimulatio
plutôt le courage d'avouer tes torts . Le sentime
courage te soutiendra au milieu de fes regrets on de fes
remords. Tu n'y ajouteras point le sentiment si pénible
de ta propre faiblesse , et l'humiliation qui poursuit le
mensonge.
Les mauvaises actions sont moins fatales par elles -mêmes
au bonheur et à la vertu , que par les vices dont elles font
contracter l'habitude aux ames faibles et corrompues . Les
remords , dans une ame forte , franche et sensible , inspirent
les bonnes actions , les habitudes vertueuses , qui
doivent en adoucir l'amertume . Alors ils ne se réveillent
qu'entourés des consolations qui en émoussent la pointe ,
et l'on jouit de son repentir comme de ses vertus .
Sans doute les plaisirs d'une ame régénérée sont moins
purs , sont moins doux que ceux de l'innocence ; mais
c'est alors le seul bonheur que nous puissions encore
trouver dans notre conscience , et presque le seul auquel la
faiblesse de notre nature et surtout les vices de nos institutions
nous permettent d'atteindre .
Hélas ! tous les humains ont besoin de clémence !
V. Si tu veux que la société répande sur ton ame plus
de plaisirs ou de consolations que de chagrins ou d'amertumes
, sois indulgente , et préserve-toi de la personnanalité
comme d'un poison qui en corrompt toutes les
douceurs .
L'indulgence n'est pas cette facilité qui , née de l'indifférence
ou de l'étourderie , ne pardonne tout que parce
qu'elle n'aperçoit ou ne sent rien. J'entends cette indulgence
fondée sur la justice , sur la raison , sur la connaissance
de sa propre faiblesse , sur cette disposition heureuse
qui porte à plaindre les hommes plutôt qu'à les
condamner.
Par-là tu sauras faire servir à ton bonheur cette foule
610 MERCURE DE FRANCE ,
d'êtres bons , mais faibles , sans défauts rebutans , mais
saps qualités brillantes , qui peuvent distraire s'ils ne peuvent
occuper , qu'on rencontre avec plaisir et qu'on quilte
sans peine , que l'on ne compte point dans l'ensemble de
sa vie, mais qui peuvent en remplir quelques vides , en
abréger quelques momens .
Par-là tu verras encore ces êtres supérieurs par leurs
talens ou par leur ame , se rapprocher de toi avec plus de
confiance.
Plus ils sont en droit de croire qu'ils peuvent se passer
d'indulgence , plus ils en éprouvent le besoin. Accoutumés
se juger avec sévérité , la douceur d'autrui les attire; et
ils pardonnent d'autant moins le défaut d'indulgence ,
qu'indulgens eux-mêmes , ils sont portés à voir dans le
caractère opposé plus d'orgueil que de délicatesse , plus de
prétention que de supériorité réelle , plus de dureté que
de véritable vertu . 1
Tes devoirs , tes intérêts les plus importans , tes sentimens
les plus chers , ne te permettront pas toujours de
n'avoir pour société habituelle que ceux avec qui tu aurais
choisi de vivre. Alors ce qui ne t'aurait rien coûté , si,
plus raisonnable et plus juste , tu avais pris l'heureuse habitude
de l'indulgence , exigera de toi des sacrifices journaliers
et pénibles : ce qui avec cette habitude n'eût été
qu'une légère contrainte , deviendrait sans elle un véritable
malheur.
Enfin, elle est également utile et quand les autres out
besoin de nous et quand nous-mêmes avons besoin deux:
elle rend plus facile et plus doux le bien que nous pouvons
leur faire : elle rend moins difficile à obtenir etmoins pénible
à recevoir celui que nous pouvons en attendre. Mais
veux-tu prendre l'habitude de l'indulgence ?Avantdejuger
un autre avec sévérité , avant de t'irriter contre ses défauts,
de te révolter contre ce qu'il vient de dire ou de faire ,
consulte la justice : ne crains point de faire un retour sur
tes propres fautes; interroge ta raison; écoute sur-tout la
bonté naturelle , que tu trouveras sans doute au fond de
ton coeur : car , si tu ne l'y trouvais pas , tous ces conseils
seraient inutiles ; mon expérience et ma tendresse ne pourraient
rien pour ton bonheur.
La personnalité dont je voudrais te préserver n'est pas
cettedisposition constante à nous occuper sans distraction ,
sans relâche , de nos intérêts personnels , à leur sacrifier
les intérêts , les droits , le bonheur des autres; cet égoïsme
DECEMBRE 1812. 611
est incompatible avec toute espèce de vertu et même de
sentiment honnête ; je serais trop malheureux , si je pouvais
croire avoir besoin de t'en préserver.
Je parle de cette personnalité qui , dans les détails de la
vie , nous fait tout rapporter aux intérêts de notre santé ,
de notre commodité , de nos goûts , de notre bien-être ,
qui nous tient en quelque sorte toujours en présence de
nous-mêmes ; qui se nourrit de petits sacrifices qu'elle impose
aux autres, sans en sentir l'injustice et presque sans
le savoir; qui trouve naturel et juste tout ce qui lui convient
, injuste et bizarre tout ce qui la blesse ; qui crie au
caprice et à la tyrannie , si un autre , en la ménageant ,
s'occupe un peu de lui-même.
Ce défaut éloigne la bienveillance , affligeet refroidit
l'amitié . On est mécontentdes autres, dontjamais l'abnégation
d'eux-mêmes ne peut être assez complète. On est
mécontent de soi , parce qu'une humeur vague et sans
objetdevient un sentiment constant et pénible dont on n'a
plus la forcede se délivrer.
Si tu veux éviter ce malheur , fais que le sentiment de
l'égalité et celui de la justice deviennent une habitude de
ton ame. N'attends , n'exige jamais des autres qu'un peu
au-dessous de ce que tu ferais pour eux. Si tu leur fais des
sacrifices , apprécie-les d'après ce qu'ils te coûtent réellement,
et non d'après l'idée que ce sont des sacrifices :
cherches-en le dédommagement dans ta raison , qui t'en
assure la réciprocité , dans ton coeur , qui te dira que même
tu n'en aurais pas besoin.
Tu trouveras alors que dans ces détails de la société , il
est plus doux , plus commode , si j'ose le dire , de vivre
pour autrui , etque c'est alors seulement que véritablement.
onvitpour soi.
Qqa
1
POLITIQUE.
L'ÉVÈNEMENT le plus inattendu et le plus heureux vient
de répandre la joie la plus vive dans toutes les classes d'habitans
de cette capitale . La nouvelle s'est répandue de
bouche en bouche avec la rapidité de l'éclair; de toutes
parts on n'entendait prononcer que ces mots : l'Empereur
est arrivé. Il est en effet descendu au palais des Tuileries
le 18 de ce mois , à onze heures du soir.
Le 5 décembre , il avait réuni au quartier-général de
Smorgony , le roi de Naples , le vice-roi,le prince de Nenchâtel
, et les maréchaux ducs d'Elchingen , de Dantzick ,
de Trévise , le prince d'Ekcmuil et le duc d'Istrie. Il leur
fit connaître qu'il avait nommé le roi de Naples son lieutenant-
général pour commander l'armée pendant la rigoureuse
saison .
S. M. passant à Wilna , accorda un travail de plusieurs
heures à M. le duc de Bassano .
S. M. voyagea incognito , dans un seul traîneau , avec et
sous le nom du duc de Vicence. Elle visita les fortifications
de Praga , parcourut Varsovie , et y passa plusieurs heures
inconnue . Deux heures avant son départ , elle fit chercher
le comte Potocki et le ministre des finances du grand-duché,
qu'elle entretint long-tems .
S. M. arriva le 14 , à une heure après minuit, à Dresde,
et descendit chez le comte Serra , son ministre ; elle s'entretint
long-tems avec le roi de Saxe , et repartit immédiatement
, prenant la route de Leipsick et de Mayence.
Aussitôt après son arrivée au palais des Tuileries ,
S. M. a reçu les princes grands dignitaires , les ministres
et les grands officiers .
S. Exc. M. le duc de Cadore a été présenté par S. A. S.
le prince archichancelier de l'Empire , au serment qu'il a
prété entre les mains de S. M. , en qualité de ministre secré
taire-d'état par interim , à la place de M. le comte Daru ,
qui reste jusqu'à nouvel ordre à l'armée , faisant les fonctions
d'intendant général.
S. M. a chargé l'évêque de Nantes , un de ses aumôniers,
MERCURE DE FRANCE , DECEMBRE 1812. 613
de l'administration de sa chapelle en l'absence du grand
aumônier .
Dans la matinée dn dimanche, une foule immense s'était
portée sur la terrasse du palais , épiant le moment où elle
pourrait apercevoir l'Empereur à la fenêtre de son cabinet..
S. M. en effet a paru à cette fenêtre , et la foule a fait retentir
l'air des acclamations réitérées de vive l'Empereur!
A l'issue de la messe , à midi , l'Empereur étant sur son
trône , entouré des princes grands - dignitaires , des cardinaux
, des ministres , des grands-officiers , des grandsaigles
de la Légion d'honneur et des officiers de service
près S. M. , a reçu le Sénat qui a été conduit à cette audience
par un maître etun aide des cérémonies , introduit
par S. Ex . le grand-maître , et présenté par S. A. S. le
prince vice-grand-électeur : S. Ex. M. le comte de Lacépède
, président , a porté la parole en ces termes :
SIRE , le Sénat s'empresse de présenter au pied du trône de
V. M. I. et R. , l'hommage de ses félicitations sur l'heureuse arrivée
de V. M. au milieu de ses peuples .
> L'absence de V. M. , Sire , est toujours une calamité nationale ;
sa présence est un bienfait qui remplit de joie et de confiance tout le
peuple français .
» V. M. I. et R. a posé toutes les bases de l'organisation de son
vaste Empire ; mais il lui reste encore bien des objets à consolider ou
à terminer , et le moindre retard dans le complément de nos institutions
est un malheur national .
> Pendant que V. M. , Sire , était à 800 lieues de sa capitale , à la
tête de ses armées victorieuses , des hommes échappés des prisons où
votre clémence impériale les avait soustraits à la mort , méritée par
leurs crimes passés , ont voulu troubler l'ordre public dans cette
grande cité . Ils ont porté la peine de leurs nouveaux attentats .
■ Heureuse la France , Sire , que sa constitution monarchique met
à l'abri des effets funestes des discordes civiles , des haines sanglantes
que les partis enfantent , et des désordres horribles que les révolutions
entrainent !
> Le Sénat , premier conseil de l'Empereur , et dont l'autorité
n'existe que lorsque le monarque la réclame et la met en mouvement,
est établi pour la conservation de cette monarchie , et de l'hérédité
de votre trône dans notre quatrième dynastie .
> La France et la postérité le trouveront dans toutes les circonstances
fidèle à ce devoir sacré , et tous ses membres seront toujours
1
614 MERCURE DE FRANCE ,
prêts à périr pour la défense de ce palladium de la sûreté etdela
prospérité nationales.
› Dans les commencemens de nos anciennes dynasties , Sire , on
vit plus d'une fois le monarque ordonner qu'un serment solennel liat
d'avance les Français de tous les rangs à l'héritier du trône ; et quelquefois
, lorsque l'âge du jeune prince le permit , une couronne fut
placée sur sa tête , comme le gage de son autorité future et le symbole
de la perpétuité du Gouvernement .
- > L'affection que toute la nation a pour le roi de Rome , prouve,
Sire , et l'attachement des Français pour le sang de V. M. , et ee
sentiment intérieur qui rassure chaque citoyen , et qui luimontre
dans cet auguste enfant la sûreté des siens , la sauvegardede sa fortune
, et un obstacle invincible à ces divisions intestines , ces agitations
civiles et ces bouleversemens politiques , les plus grands des
fléaux qui puissent affliger les peuples .
» Sire , V. M. a arboré les Aigles françaises sur les tours de
Moscou. L'ennemi n'a pu arrêter ses succès et contrarier ses projets ,
qu'en ayant recours aux affreuses ressources des gouvernemens despotiques
, en créant des déserts sur toutes ses frontières , en portant
l'incendie dans ses provinces , en livrant aux flammes sa capitale, le
çentre de ses richesses et le produit de tant de siècles..
> Ils connaissaient mal le coeur de V. M. , Sire , ceux qui ont
renouvelé cette tactique barbare de leurs sauvages ancêtres . Elle eût
volontiers renoncé à des trophées qui devaient coûter tant de sang et
de maux à l'humanité.
> L'empressement avec lequel on voit arriver de tous les départemens
de l'Empire , sous les drapeaux de V. M. , les nombreux
soldats appelés par le sénatus- consulte de septembre dernier , estun
exemple detout ce que V. M. doit attendre du zèle , du patriotisme
et de l'ardeur belliqueuse des Français , pour arracher à l'influence
denos ennemis les diverses portions du Continent , et pour conquéric
une paix honorable et solide .
› Que V. M. I. et R. , Sire, agrée le tribut de la reconnaissance ,
de l'amour et de l'inviolable fidélité du Sénat et du Peuple français..
S. M. a répondu en ces termes :
«Sénateurs , ce que vous me dites m'est fort agréable. J'ai à coeur
> la gloire et la puissance de la France; mais mes premières pensées
> sont pour tout ce qui peut perpétuer la tranquillité intérieure , et
> mettre à jamais mes peuples à l'abri des déchiremens des factions
» et des horreurs de l'anarchie. C'est sur ces ennemies du bonheur
(
DECEMBRE 1812 . 615
>des peuples que j'ai fondé , avec la volonté et l'amour des Français ,
⚫ ce trône auquel sont attachés désormais les destinées de la patrie.
>Des soldats timides et lâches perdent l'indépendance des nations ,
>mais des magistrats pusillanimes détruisent l'empire des lois , leś
> droits du trône et l'ordre social lui-même.
» Laplus belle mort serait celle d'un soldat qui périt au champ
› d'honneur , si la mort d'un magistrat périssant en défendant le sou-
> verain , le trône et les lois n'était plus glorieuse encore.
> Lorsquej'ai entrepris la régénération de la France , j'ai demandé
▸ à la Providence un nombre d'années déterminé. On détruit dans
> un moment , mais on ne peut réédifier sans le secours du tems . Le
> plus grand besoin de l'Etat est celui de magistrats courageux.
> Nos pères avaient pour cri de ralliement : Le roi est mort , vive
➤ le roi ! Ce peu de mots contient les principaux avantages de la
> monarchie. Je crois avoir bien étudié l'esprit que mes peuples
>ont montré dans les différens siècles ; j'ai réfléchi à ce qui a été
> fait aux différentes époques de notre histoire ; j'y penserai encore.
› La guerre que je soutiens contre laRussie est une guerre poli-
⚫tique. Je l'ai faite sans animosité ; j'eussé voulu lui épargner les
maux qu'elle-même s'est faits . J'aurais pu armer la plus grande
> partie de sa population contre elle-même , en proclamant la liberté
*des esclaves ; un grand nombre de villages me l'ont demandé ,
> mais lorsque j'ai connu l'abrutissement de cette classe nombreuse
→du peuple russe ,je me suis refusé à cette mesure qui aurait voué ă
> la mort et aux plus horribles supplices bien des familles. Mon
> armée a essuyé des pertes , mais c'est par la rigueur prématurée de
› la saison.
J'agrée les sentimens que vous m'exprimez. s
Après cette audience , le Conseil -d'Etat , conduit et infroduit
dans les mêmes formes , a été présenté à S. M. par
S. A. S. le prince archichancelier de l'Empire .
S. Exc. M. le comte Defermon , ministre-d'état , président
de la section des finances , a parlé en ces termes :
• SIRE , le premier besoin qu'éprouventavec tous vos fidèles sujets
les membres de votre Conseil-d'Etat , est d'apporter aux pieds du
trône de V. M. leurs félicitations sur son heureux retour , et de lui
exprimer les sentimens de reconnaissance dont ils ont été pénétrés en
apprenant que V. M. venait combler par sa présence les voeux et les
espérances de ses peuples.
> Tandis que , pendant l'absence de V. M. , nous nous occupions
1
616 MERCURE DE FRANCE ,
1
des travaux qu'elle a daigné nous confer , et que tous nos instans
étaient consacrés à l'exécution de ses ordres pour le bonheur et la
prospérité de l'Empire , nous étions loin de penser qu'aucun Français
pût méconnaitre les principes sacrés et conservateurs qui nous ont
tirés de l'anarchie et doivent à jamais nous en garantir.
Sire , nous avons vu avec la plus profonde douleur l'attentat commis
par un homme en délire , qui par un premier crime constaté , avait
déjà mérité une peine que V. M. avait eu la générosité de lui remettre
; mais sa tentative n'a servi qu'à prouver à nos anciens ennemis
l'inutilité de pareils complots , et à mettre dans un nouveaujour le
sincère attachement de tous les fonctionnaires de l'Empire pour la
constitution que V. M. lui a donnée. Toutes les parties de l'Empire
ont donné la preuve de leur attachement , et tous vos sujets ont rivalisé
avec les fonctionnaires publics , de respect pour les principes , et
d'attachement à votre personne sacrée et à son auguste dynastie .
> Dieu qui protége la France , la préservera long-tems du plus
grand des malheurs ; mais dans cette circonstance , tous les coeurs se
rallieraient autour du prince qui est l'objet de nos voeux et de nos
espérances , et chaque Français renouvellerait à ses pieds ses serinens
de fidélité et d'amour pour l'Empereur que la constitution appelle à
succéder.
► Nous avons été sensibles aux récits que renferme le dernier Bulletinde
la Grande-Armée : quelle admiration ne doit pas inspirer le
développement du plus auguste caractère pendant ce mois de périls et
de gloire , où les peines du coeur n'ont rien pu òter à la force de
J'esprit?
Quel sentiment ne doit pas faire naitre chez une nation vraiment
généreuse le tableau fidèle de ses pertes imprévues , en voyantque le
génie tutélaire de la France a su en prévenir les effets et en faire l'oecasion
d'une gloire nouvelle? V. M. parut-elle jamais mieux à la
hauteur de ses destinées que dans ces momens où la fortune semblait
essayer , en armant les élémens , de rappeler qu'elle peut être inconstante?
• Que nos ennemis s'applaudissent , s'ils le veulent , des pertes
matérielles que nous ont occasionnées la rigueur de la saison et l'apreté
du climat; mais qu'ils calculent nos forces , qu'ils sachent qu'il n'est
point d'efforts et de sacrifices dont , à l'exemple de V. M., la nation
française ne soit capable pour réaliser ses glorieux projets .
> Nous ne pouvons , Sire , offrir à V. M. , comine tout votre Empire
, en reconnaissance de ses travaux et de ses soins paternels , que
P'expression de nos sentimens de respect , d'admiration et d'amour
1
1
DECEMBRE 1812 . 617
Nous osons espérer que V. M. daignera accueillir cet hommage avec
la même bonté dont elle n'a cessé d'honorer la fidélité et le dévoûment
de son Conseil-d'Etat . >
S. M. a répondu en ces termes :
•Conseillers-d'Etat , toutes les fois que j'entre en France , mon
> coeur éprouve une bien vive satisfaction. Si le peuple montre tant
>> d'amour pour mon fils , c'est qu'il est convaincu par sentiment des
→ bienfaits de la monarchie .
> C'est à l'idéologie , à cette ténébreuse métaphysique qui , en
> recherchant avec subtilité les causes premières , veut sur ses bases
> fonder la législation des peuples , au lieu d'approprier les lois à la
>> connaissance du coeur humain et aux leçons de l'histoire , qu'il faut
> attribuer tous les malheurs qu'a éprouvés notre belle France. Ces
> erreurs devaient et ont effectivement amené le régime des hommes
> de sang. En effet , qui a proclamé le principe d'insurrection comme
> un devoir ? qui a adulé le peuple en le proclamant à une souverai-
> neté qu'il était incapable d'exercer? qui a détruit la sainteté et le
> respect des lois , en les faisant dépendre , non des principes sacrés
> de la justice , de la nature des choses et de la justice civile , mais
> seulementde la volonté d'une assemblée composée d'hommes étran-
> gers à la connaissance des lois civiles , criminelles , administratives,
> politiques et militaires ? Lorsqu'on est appelé à régénérer un Etat ,
>> ce sont des principes constamment opposés qu'il faut suivre. L'his-
> toire peint le coeur humain ; c'est dans l'histoire qu'il faut chercher
> les avantages et les inconvéniens des différentes législations. Voilà
> les principes que le Conseil-d'Etat d'un grand Empire ne doitjamais
> perdre de vue : il doit y joindre un courage à toute épreuve , et à
> l'exemple des présidens Harlay et Molé , être prêt à périr en défen-
> dant le souverain , le trône et les lois .
J'apprécie les preuves d'attachement que le Conseil-d'Etat m'a
*donnés dans toutes les circonstances . J'agrée ses sentimens . »
S. M. a tenu le 21 décembre , de midi à six heures du
soir , un conseil pour des recours en grâce , et un conseil
d'administration intérieure; le 22, conseil d'administration
des finances , et le 23 conseil des ministres .
Le 23 , S. M. a rendu deux décrets , dont l'un destitue
M. le comte Frochot de ses fonctions de conseiller-d'état et
préfet du département de la Seine , et l'autre nomme à la
place de préfet de ce département M. Chabrol , préfet du
département de Montenotte.
618 MERCURE DE FRANCE ,
Le Moniteur , qui vient de publier ces déerets , les a fait
précéderde toutes lespièces etdéclarations relatives àl'affaire
de M. le comte Frochot et à la conduite de ce magistrat
dans la matinée du 23 octobre. Ces pièces occupent deux
feuilles du Moniteur, nous ne pouvons que les indiquer ici.
Elles offrent : 1º la déclaration de M. Frochot sur ce qui
lui est personnellement relatif dans les évènemens du 23 ;
2º la déclaration du commandant Soulier relativement à ce
qui s'est passé à l'Hôtel-de-Ville;3º les interrogatoires subis
par ce dernier devant M. Desmarets et M. Delon, rapporteurs
de la commission militaire ; 4º la déclaration de
MM. Saulnier , secrétaire généraldu ministre de la police,
et Cluis , secrétaire particulier du ministre; 5º la déclara
tion de l'inspecteur médecin des prisons d'Etat ; 6º la décla
rationde M. Bouhin, chef de division au département de la
Seine ; 7º la lettre du prétendu général Mallet au commandant
Soulier ; 8ºla lettre de M. le comte Frochot au ministre
de la police générale , lettre contenant les développemens
et éclaircissemens sur sa déclaration première .
La section de législation qui , d'après l'ordre de S. M. ,
apris connaissance des informations et pièces relatives à
la sédition du 23 octobre dernier , ainsi que de la déclara
tionetde la lettre du comte Frochot, préfet de la Seine,
des 23 et 30 octobre dernier ;
Et qui a délibéré sur la conduite dudit comte Frochot ,
et le parti qu'il convient de prendre à son égard;
Est d'avis , à l'unanimité , qu'il est évident que le comte
Frochot n'a pas été complice de ladite sédition; mais qu'il
n'a pas montré la présence d'esprit , le courage etle dévoue
ment que la circonstance exigeait de sa part, et qu'ayant
totalement oublié les obligations que les constitutions de
l'Empire , ses fonctions et son sermentlui imposaient envers
le prince impérial , l'intérêt public exige qu'il ne conserve
pas la place de préfet du département de la Seine.
Suivent les avis de toutes les sections du Conseil-d'Etat
qui , réunis par ordre de S. M. , ont délibéré séparément
sur cette affaire , et voté unanimement pour la destitution
de M. le comte Frochot , en spécifiant bien qu'il nepeut
être accusé de complicité avec les conspirateurs , mais qu'il
a manqué de résolution etd'énergie dans cette circonstance,
et méconnu les devoirs que ses fonctions lui imposaient
envers le prince impérial, et ses sermens à la constitution
de la monarchie héréditaire .
DECEMBRE 1812. 619
Lemêmejour S. M. anomméle général Belliard , colonelgénéraldes
cuirassiers , à la place du général Gouvion-St.-
Cyr , nommé maréchal de l'Empire . S....
ANNONCES.
Nouveaux appareils pour la direction des aérostats , ou Essai sur
cette direction ; par M. Luzarche. Brochure in-8° , avec figures .
Prix , I fr. 50 c. , et 1 fr. 65 c. franc de port. Chez Delaunay , lib . ,
Palais -Royal , nº 243 ; Béchet , libraire , quai des Augustins , n°63;
Ferra aîné , libraire , rue des Grands-Augustins , nº II ; et cheż
Lamy , libraire , quai des Augustins , nº 21 .
Du Théâtre de la Porte Saint- Martin , de pièces d'un nouveau
genre, et de la pantomime; par M. Lablée , ancien avocat , de l'Académie
de Lyon , etc. Brochure in-8°. Prix , 75 cent.. et 1 fr. franc
de port. Chez P. Blanchard , libraire , Palais-Royal, galerie de bois ,
nº 249; Vente , libraire , boulevard des Italiens , nº7 , près la rue
Favart; Gardy , libraire, boulevard du Temple , nº3 , vis-à-vis le
théâtre de la Gaité; et chez Arthus-Bertrand , libraire , rue Hautefeuille
, nº 23.
Tableau méthodique des Espèces minérales , seconde partie contenant
: la Distribution méthodique des espèces minérales , extraite du
tableau cristallographique publié par M. Haüy , leurs synonymies
française , allemande , italienne , espagnole et anglaise , avec l'indication
de leurs gisemens ; auxquelles on a joint la description abrégée
de la collection des minéraux du Muséum d'histoire naturelle et celle
des espèces et des variétés observées depuis 1806 jusqu'en 1812. Par
J. A. H. Lucas , adjoint à son père , garde des galeries du Muséum
d'histoire naturelle et agent de l'Institut impérial de France ; membre
de plusieurs Sociétés savantes . Imprimé avec l'approbation de l'assemblée
administrative des professeurs du Muséum d'histoire naturelle.
Un gros vol. in-8°. Prix, 8 fr . , et 10 fr. franc de port. Chez d'Hautel,
libraire , rue de la Harpe , nº 80 , près le Collége de Justice.
L'ouvrage complet , avol. in-8° , 15 fr . , et 18 fr. 50c. frane de
port.
Les Repaires du Crime , ou Histoires des Brigands fameux en
Espagne , en Italie , enAngleterre , et dans les principales contrées
620 MERCURE DE FRANCE , DECEMBRE 1812 .
de l'Europe. Ouvrage contenant d'intéressans détails sur leur manière
de vivre , leurs ruses , leurs forfaits , leurs victimes , la découverte
des cavernes , des souterrains et des châteaux-forts qui leur
servaient de retraite , etc. etc. etc.; imitation libre de l'anglais et
de l'allemand , par le rédacteur du Petit Conteur de poche. Un vol.
in- 18 , orné d'une jolie gravure . Prix , I fr. , et 1 fr . 25 c. franc de
port. Chez Longchamps , libraire , rue du Cimetière-Saint-Andrédes-
Arcs , nº3 ; et Ledendu , libr. , passage Feydeau .
Les Chevaliers de la Table Ronde , poëme ; par M. Creuzé de
Lesser. Seconde édition. Un fort vol. in-18 . Chez Delaunay,libr. ,
Palais-Royal , galeries de bois , nº 243.
Nous avons parlé de cette aimable production à laquelle l'auteur a
fait de nombreuses corrections et des changemens considérables.
Cette réimpression n'aura pas moins de succès , elle se distingue par
un grand nombre de vers heureux et faciles . Nous en rendrons
compte incessamment .
Jean Second , traduction libre en vers des Odes , des Baisers , du
Ier livre des Elégies et des trois Elégies solennelles , avec le texte
latin en regard , et orné du portrait de Jean Second ; par Michel
Loraux , inspecteur de la librairie. Prix , 6 fr. et 7 fr. 50 c. franc de
port. Chez Michaud frères , libraires , rue des Bons-Enfans , nº 34.
,
Le Nouveau Bouquet de Famille , on Recueil de complimens à
offrir dans différentes circonstances , telles que fètes , premier jour
de l'an , mariages etc.; suivi de quelques pièces fugitives ; par
L. C. Grégoire. Un vol. in- 12 , orné d'une gravure. Prix , I fr. 80c. ,
et 2 fr. 25 c. franc de port. Chez Laurens aîné , imprim.-libraire ,
quai des Augustins , nº 19 .
MUSIQUE. - Dix-sept variations pour le piano , sur une danse
cosaque , favorite ; par Gelinek. Prix , 3fr. Chez Carli , éditeur ,
marchand de musique , cordes de Naples et librairie italienne , péristyle
du Théâtre- Favart , côté de la rue Marivaux .
Les
LE MERCURE paraît le Samedi de chaque semaine , par Cahier
de trois feuilles . Le prix de la souscription est de 48 fr. pour
l'année ; de 24 fr. pour six mois; et de 12 fr. poouurr trois mois,
franc de port dans tonte l'étendue de l'empire français .
Lettres relatives à l'envoi du montant des abonnemens , les livres ,
paquets , et tous objets dont l'annonce est demandée , doivent être
adressés , francs de port , au DIRECTEUR GÉNÉRAL du Mercure de
France , rue Hautefeuille , N° 23 .
J
TABLE
DU TOME CINQUANTE - TROISIÈME.
ELOGE de Goffin ,
POÉSIE .
ou les Mines de Beaujonc; par M. Mollegault.
Page3
La duchesse de la Vallière . Cantate ; par M. Davrigny. 49
Elégie à M. l'abbé Charraing ; par M. L. J. H. 97
Epitre à un Professeur aimable ; par feu Mme de Montanclos . 100
Romance ; par M. Eusèbe Salverte. 102
L'Amour fugitif. Imitation du Tasse ; par Mlle Sophie de C.... 145
Le Clair de Lune ; par M. Bourgeat. 148
Le Jeu du Diable ; par Mme Gorré. 149
AM. Delille , par M. de Valori. 193
Combat de Tancrède et d'Argant ; par M. Fornier de Saint-Lary. 241
Elégies de Properce ; par M. Denne-Baron. 246
Epître à mon ami ; par M. F. V. 289
Ode contre les ennemis de Le Brun ; par M. J. M. Bernard. 292
A Julie. Elégie ; par M. Talairat .
Triolets . Impromptu.
AEglé; par M. Eusèbe Salverte.
A M. Fourier ; par M. Dalban .
Le Siége de Palmyre. Fragment ; par M. Sabatier.
Sur la mort de Joséphine H ... ; par M. J. M. Bernard.
Ode sur l'embrasement de Moscou ; par M. Lalanne .
Aux mânes de Le Gouvé ; par M. Boingilliers.
Epitre à M. Lafond ; par M. Pelissier du Bugue.
Traduction d'un sonnet du Tasse; par M. Fayolle.
295
337 1
343
385
388
433
-435
436
48r
484
622 TABLE DES MATIÈRES.
Les adieux d'un troubadour ; par M. de Valori.
Episode d'Ugolin ; par M. Terrasson .
Epithalames pour le mariage de Mme Chantal Fabre de l'Aude
avec M. Jean Gallini ; par M. Mathieu Peloso.
Stances ; par M. L. Ghiara .
485
529
579
580
L'Homme universel. Imitation de Martial ; par M. deKérigalant. 581
Enigmes , 8,51 , 103 , 150 , 195 , 248 , 296 , 343 , 389 , 436 , 486 ,
533 , 581.
Logogriphes , 8,51 , 103 , 151 , 196 , 249, 296 , 344,390,436 ,
486 , 533 , 582.
Charades , 9,52 , 104 , 151 , 199 , 249,297,344, 390 , 437,487 ,
533 , 582.
SCIENCES ET ARTS .
Dictionnaire des seiences médicales ; tom. I et II . ( Extrait. )
Mémoire historique et physique sur les chutes de pierres , etc.;
par M. Bigot de Morogues. (Extrait. )
LITTÉRATURE ET BEAUX -ARTS.
1
152
200
Voyage dans l'Amérique méridionale ; par M. Helms. ( Extr.) 10
OEuvres de Le Brun . ( Suite. )
14,58
Amélie et Joséphine. Nouvelle; par Mme de Montolicu.
25,79
Essai sur le Journalisme. ( Extrait. )
70
Tableau de la mer Baltique ; par J. P. Catteau- Calleville.
(Extrait.)
106
Correspondance littéraire ; par le baron de Grimm. 2e édit.
(Extrait. ) 113 , 2м
Maximes et Réflexions ; par M. de Lépis. (Extrait. )
119,161
Mémoires du comte de Grammont. ( Extrait. )
127
Traduction de quelques odes de Pindare; par M. Catteau-Calleville
.
169
Observations sur les spectacles ; par M. Martine. 173
Annales de l'éducation ; par F. Guizot. (Extrait. ) 205
:
Beaux-Arts.- Salon de 1812 ; par M. Delpech. 222 , 269 , 310 ,
447,554,598
Voyage à Genève , etc.; par M. Lescherin . ( Extrait. ) 250
TABLE DES MATIÈRES. 623
Cours d'études ; par M. Pfluguer. ( Extrait. )
Réflexions sur la comédie et les causes de sa décadence ; par
256
M. D. M. 258
OEuvres du comte Hamilton. ( Extrait. ) 299
Le Missionnaire ; par miss Owenson. ( Extrait. ) 305
Une scène du déluge , d'après Le Poussin ; par Mme Antoinette
LeGroing.
316
Pieces of Irish History , etc. ( Extrait. ) 345
Falkemberg , ou l'Oncle ; par Mme de Mantolicu. ( Extrait. ) 349
Chansons et poésies diverses ; par M. Desaugiers . ( Extrait. )
352
Le Baron d'Adelstan. Nouvelle; par Mme Isabelle de Montolieu . 363 ,
415 , 454 , 502
Leçons sur la poésie sacrée des Hébreux ; par M. Lowth.
(Extrait. ) 391
La Mort d'Abel ; par M. Boucharlat . ( Extrait . ) 397
De la poésie chez les diverses nations . Fragment; par M. Jondot. 403
Histoire littéraire de l'Italie ; par M. P. L. Ginguené. (Extrait .)
438, 488
!
Almanach des Dames. ( Extrait. ) 499
Précis de la Géographie universelle ; par M. Malte-Brun .
(Extrait. ) 535
Les Nuits Romaines . ( Extrait . ) 539
Les Enfans . Contes ; par Mme Pauline Guizot , née Meulan .
( Extrait . ) 546
Dicuili liber de Mensura orbis terræ , ex duobus Codd. Mss.
Bibliothecæ imperialis , nunc primùm in lucem editus à Car.
Athan . Walckenaer. ( Extrait. ) 583
Galerie théâtrale ; par M. L*** . (Extrait . ) 588
Contes de Wieland et du baron de Ramdohr ; par M. A. S.
(Extrait. ) 592
Avis d'un père proscrit à sa fille ; par Condorcet. 603
VARIÉTÉS.
Spectacles. 36 , 132 , 226 , 321 , 468 , 563
Institut impérial de France. 134, 181
Sociétés savantes et littéraires . 181 , 324 , 565
Nécrologie. 134
Revue littéraire et critique. 273,513
Aux Rédacteurs .
323
624 TABLE DES MATIÈRES.
POLITIQUE.
Evénemens historiques . 38 , 96 , 136, 183 , 229 , 280, 325 , 374, 427,
47° , 518 , 567 , 612.
ANNONCES .
Livres nouveaux, 47 , 190 , 288 , 332 , 383 , 479 , 526, 575, 619.
Fin de la Table du tome cinquante-troisième.
Qualité de la reconnaissance optique de caractères