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1812, 07-09, t. 52, n. 572-584 (4, 11, 18, 25 juillet, 1, 8, 15, 22, 29 août, 5, 12, 19, 26 septembre)
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Texte
MERCURE
DE
FRANCE ,
DEST
DE
LA
SEIN
JOURNAL LITTÉRAIRE ET POLITIQUE
2.
E
TOME
CINQUANTE- DEUXIÈME .
VIRES
ACQUIRIT
EUNDOR
A PARIS ,
CHEZ ARTHUS- BERTRAND , Libraire , rue Hautefeuille
, Nº 23 , acquéreur du fonds de M. Buisson
et de celui de Mme Ve Desaint.
1812 .
THE NEW YORK
PUBLIC LIBRARY
385106
ASTOR, LEPOX AND
TILDEN FOUND FO
1005
DE L'IMPRIMERIE DE D. COLAS , rue du Vieux-
Colombier , N° 26 , faubourg Saint-Germain .
MERCURE
DE FRANCE .
N° DLXXII .- Samedi 4 Juillet 1812 .
POÉSIE .
LE LIÈVRE ET LES AMIS .
FABLE .
Un lièvre avait de l'esprit comme quatre ,
Et c'est dire beaucoup : l'animal est futé.
Demandez aux chasseurs l'exacte vérité :
Et quand même à bon droit vous devriez rabattre
Les trois quarts de leurs longs discours
Il en résulterait toujours
Qu'un lièvre vétéran , en ruse est très - fertile ,
Et qu'il faut être infiniment habile
Pour deviner et déjouer ses tours .
Celut dont je vous parle en avait joué mille ,
Qu'il savait au mieux raconter.
,
On venait d'une lieue , au moins , pour l'écouter ,
Car, outre le plaisir qu'on avait à l'entendre ,
On apprenait encore à se défendre
Des embûches que l'homme à chaque pas dressait .
Pour ses frères , pour lui , sans cesse il épiat
2
4 MERCURE DE FRANCE ,
Les chasseurs et les chiens de toute la contrée.
Mes amis , disait- il , prenez garde à ceci ,
Il faut demain matin nous éloigner d'ici ;
Toi renard , ta perte est jurée ;
Lapin , de ton terrier on doit boucher l'entrée .
Enfin à tous il donnait des avis ,
Et l'on était heureux de les avoir suivis .
Chacun lui protestait vive reconnaissance :
Chacun paraissait souhaiter
Qu'un jour , heureuse circonstance
Présentát le moyen de pouvoir s'acquitter .
Ce moment arriva , car malgré sa prudence
Dans un piége il se trouva pris ;
Une pate y resta . Le malheureux se traine
Et tâche comme il peut de gagner son logis ;
Quand soudain d'une meute il reconnaît les crís
Elle était encor loin , mais sa perte est certaine
La trace de son sang le fera découvrir.
A ses yeux , d'un lapin le trou vient à s'offrir ;
Ce dernier lui devait la vie ,
Il va donc pour entrer chez son meilleur ami :
Arrêtez , dit Jeannot , avez -vous donc envie
De me faire égorger , et mes enfans aussi ?
Sí ce n'était que moi , mais hélas je suis père !
Ce devoir est sacré , c'est le premier de tous ;
Votre malheur me désespère ,
Croyez à mes regrets : adieu , je vais pour vous ,
A l'instant , me mettre en prière ;
Puissez-vous obtenir salut et guérison !
Cela dit , cet ingrat lui ferme sa maison.
Dans ce moment passait un renard jeune et leste ,
Notre lièvre l'appelle et lui dit son malheur.
Te voilà prévenu de ce piége funeste ,
Ajoute-t- il , de plus j'ai des droits sur ton coeur ;
Porte-moi sur ton dos dans la forêt prochaine ;
Les chasseurs aujourd'hui ne battent que la plaine ,
Et nous serons en sureté tous deux.
Je sais ce que je dois à vos soins généreux ,
Repartit le renard , une autre fois sans doute
De moi vous pourrez disposer ,
Mais je ne puis m'écarter de ma route ,
1
JUILLET 1812 . 5
Renardine m'attend et je yais l'épouser ;
L'amour sur toute chose exige préférence ,
Et vous avez trop connu sa puissance
Pour ne pasdaigner m'excuser.
Accompagnant cela d'une humble révérence ,
Le perfide s'échappe et vole comme un trait.
Un sanglier près de là se vautrait.
Dulièvre il entendit la plainte douloureuse ,
Et sortant du bourbier une tête fangeuse :
Est-ce toi , lui dit-il ? Ah ! dit l'infortuné , -
De vous encor serai-je abandonné ?
Non , mon ami , je suis né trop sensible ,
Non , je n'ai point comme eux oublié tes bienfaits ;
Je vole à ton secours , mais unmoment permets
Que je savoure un plaisir indicible.
L'autre criait en vain: vous le pourrez après .
Il se roule , il se plonge au fond de son marais ....
Cependant les chasseurs ont poursuivi leur proie ,
Tout-à-coup par les chiens le lièvre est évente
Ils accourent ; Miraut a signalé la voie ,
Lameute lui répond par mille cris de joie ,
Le sanglier lui-même en est épouvanté :
Mes efforts , se dit-il , seraient vains à cette heure :
Sauvons-nous , c'est la loi de la nécessité;
Le pauvre ami mérite qu'on le pleure ,
Et j'accuse le ciel de trop de cruauté .
,
AUGUSTE DE BELISLE.
L'ABSENCE. :
Romance mise en musique par BOUFFET , de la musique
particulière de Sa Majesté l'Empereur et Roi (*) .
CHAGRIN flétrit mon coeur
Loin de ma douce amie ;
Le printems dema vie
Se fane dans sa fleur.
(*) Cette nouvelle production de M. Bouffet se trouve chez Naderman
, éditeur.
MERCURE DE FRANCE ,
Une langueur secrette
Consume mes beaux jours ,
Et ma lyre muette
Ne dit plus les amours .
Déjà sombre aquilon
Aglacé la montagne ,
Depuis que ma compagne
Aquitté le vallon.
Une langueur secrette
Consume mes beaux jours ,
Et ma lyre muette
Ne dit plus les amours .
Laure me fit serment ,
Ala saison nouvelle ,
De revenir fidelle
Ason premier amant.
Près de ma bien-aimée
Renaîtront les beaux jours ,
Etma lyre charmée
Redira les amours.
Mais des lointains climats ,
Vers l'ami qui l'appelle
Revient jeune hirondelle....
Laure ne revient pas !
En vain mon coeur soupire
Après son doux retour ;
Plus d'espoir , et ma lyre
N'a plus de chants d'amour.

F. DE PUSST.
LA BOUTEILLE DE GRÉGOIRE.
FABLE.
BOUTEILLE , maudite bouteille ,
> Toi que ma femme abhorre à l'égal du poison ,
› Source de nos chagrins , fléau de ma maison ,
► Va , je ne boirai plus de ta liqueur vermeille....
→ Et toi , viens à mon aide , officieux bouchon ,
>Entreprofondément , tiens-moi lieu de raison ,
JUILLET 1812.
7
› Puisque sur elle en vainGrégoire se repose . >
Il dit , et de son mieux rebouchant le flacon ,
Amoitié plein encore à ses pieds le dépose.
Après ce généreux effort ,
De lui-même content le brave homme s'endort.
Mais bientôt la soif le réveille ;
Etpar un vieil instinct conduit ,
Il prend , quitte , reprend , lâche un peu , ressaisit
Le flacon enchanteur plein du jus de la treille.
Le liége a beau tenir , un tour de main suffit ,
Etle tire-bouchon décoiffe la bouteille.
Pour vaincre un dangereux penchant
L'homme promet en vain de faire des miracles :
Il ne lui présente d'obstacles
Queceux qu'il croit pouvoir écarter aisément.
ÉNIGME.
M. LE FILLEUL,
LEmodeste piéton ainsi que le chasseur
Qui sur les monts et dans la plaine
Marchent dès le matin , brûlés par la chaleur ,
Le soir vont me chercher au bord d'une fontaine
Où règnent l'ombre et la fraîcheur.
Unasile champêtre , une simple chaumière ,
Me plaisent plus que les palais ;
Même à la cour je les préfère.
Lepauvre vertueux me goûte à peu de frais ,
Etje fuis loin des coeurs qu'habitent les forfaits.
Cicéron me trouvait dans les bois de Tuscule ;
AvecPline son digne émule
Loin du forum à Tibur j'habitais ;
Les bois d'Auteuil m'offraient à l'Horace français.
Aux lieux où vingt pédans armés de la férule
Acent marmousets font la loi ,
Nous n'habitons jamais le silence ni moi.
Ame chanter parfois le poëte s'escrime ,
Il me perd tandis que , rêveur ,
En segrattant le front il court après la rime ,
Et je le fuis alors qu'il vante ma douceur.
RENÉ TREDOS.
1
8 MERCURE DE FRANCE , JUILLET 1812 .
LOGOGRIPHE.
FORMÉ tantôt par l'art , tantôt par la nature
1
Sur quatre pieds , je suis un lieu charmant ;
J'offre aux yeux enchantés et l'ombre et la verdure ,
Mais fréquenté , je suis craint de l'aınant.
Unpied de moins , je suis d'un grand usage ,
Par dessus tout , au robuste sauvage.
P. GENTY , étudiant en droit.
CHARADE .
HEUREUX qui touche à mon premier !
Malheureux qui se voit réduit à mon dernier
Pour tout mets ! Quant à mon entier ,
Jamais , s'il faut que je le dise ,
Onne le vitque hors du giron de l'église .
..........
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la GHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est Souci.
Celui du Logogriphe est Paris , dans lequel ontrouve: pair, Apis,
Celui de la Charade est Antichambre.
SCIENCES ET ARTS.
Sur quelques découvertes géologiques des savans français
, et sur la nouvelle introduction à la géologie de
M. SCIPION BREISLAK (1) .
C'EST un spectacle bien intéressant que de voir l'homme
occupé de l'étude du globe qu'il habite , essayant d'en
expliquer les phénomènes , passant d'erreur en erreur ,
jusques à la découverte de la vérité , et ramenant enfin sa
pensée sur les premiers jours de la création. Mais hélas !
c'estlàque son génie vient échouer. Ce que l'Eternel créa
d'un mot , des millions de volumes n'ont pu l'expliquer.
Les systèmes se succèdent , le monde reste le même , et
les plus profondes méditations n'ont servi qu'à dévoiler
notre faiblesse. Pour découvrir quelques vérités , la science
a donc dû changer de marche ; ce ne sont plus des systèmes
qu'elle demande , ce sont des expériences . Les découvertes
surprenantes de Lavoisier ont appris comment
on devait étudier la nature , et elles ont , pour ainsi dire
préparé les théories du célèbre Laplace et du savant
Patrin sur la formation du globe et sur la formation des
volcans. Ces théories que l'expérience confirme chaque
jour , ont été généralement adoptées , et plusieurs savans
étrangers n'ontpas craint même de se les approprier. Dans
le nombre de ces savans on distingue M. Breislak , et c'est
de lui seul que nous nous occuperons dans cet article.
Nous verrons comment il s'est cru l'auteur des théories de
MM. de Laplace et Patrin , et comment il a essayé de les
déguiser en y joignant les idées les plus romanesques .
Dans sa topographie physique , imprimée à Florence en
1798 , M. Breislak avait expliqué les embrâsemens du
Vésuve en supposant qu'il existait sous ce volcan un résersoir
immense de bitume. L'idée n'était pas nouvelle , aussi
(1) Un volume in-89 . Chez J. Klostermann fils , libraire , rue du
Jardinet , nº 13.
,
:
10 MERCURE DE FRANCE ,
M. Breislak n'en réclamait-il pas l'honneur. Cependant ;
en 1801 , un an après la publication de la théorie de
M. Patrin , M. Breislak , frappé des vérités qu'elle renfermait
, crut en être l'inventeur , détruisit le réservoir de
bitume et n'oublia rien pour mettre dans tout son jour la
justesse et la solidité de cette théorie ; il n'oublia rien ,
dis -je , sinon d'en indiquer le véritable auteur , et il poussa
ladistraction jusques à la donner comme de lui . Qu'arriva-
t-il ? les savans virent la vérité , adoptèrent la théorie
de M. Patrin , et se moquèrent de M. Breislak , qui retourna
en Italie écrire qu'il n'y avait dans la langue française
aucun bon ouvrage de géologie ; après quoi il se mit à en
composer un dont il puisa les principales idées dans les
livres français dont il niait l'existence , ce qui prouve que
M. Breislak n'est point aussi ignorant que son assertion
semblait l'annoncer. Mais que penser de la versatilité de ses
idées , lorsque dans le nouvel ouvrage qu'il publie on le
voit rétablir son réservoir de bitume et faire quelques
objections maladroites contre la théorie qu'il avait si vaillamment
soutenue , sans pouvoir se l'approprier ?N'est-ce
pas le cas de lui appliquer le mot de Montaigne sur la fortune
? Puisque nous ne la pouvons avoir , vengeons-nous
par en médire .
M. Breislak soutient , dans sa préface , comme je l'ai
déjà dit , qu'il ne connaît aucun ouvrage ni en français ,
ni en italien , qui puisse servir de guide dans l'étude de la
géologie. Quant aux livres allemands , ils ne renferment
que la doctrine de Werner, fort bonne , dit-il , pour la
partie minéralogique , mais dont les principes géologiques
vagues et incertains , et les assertions fondées sur la seule
antorité du maître , ne semblent propres qu'à dégoûter de
l'étude de la géologie quiconque aime à raisonner. Cette
doctrine , continue M. Breislak , qui a déjà été propagée
en Angleterre et en France par cent plumes bonnes ou
mauvaises , menace d'envahir encore l'Italie ; c'est pourquoi
M. Breislak exhorte ses compatriotes à se tenir en
garde contre elle , et en même tems il annonce qu'il va
leur offrir des principes tout-à-fait différens . Qui ne croirait
, d'après un tel début , que l'auteur va produire un
chef-d'oeuvre supérieur à tout ce qu'on a vu paraître jusqu'à
ce jour ? Il n'en est rien cependant , et l'analyse 03
nous allons en faire démontrera ce que nous avan
Pour être plus sûr de nos citations , nous nous servirons
JUILLET 1812 . 11
1
de l'ouvrage italien et non de la traduction française qu'on
vient de publier.
L'introduction à lagéologie est divisée en neuf chapitres .
Les trois premiers, qui remplissent 166 pages , sont consacrés
à discuter la question si la fluidité primitive du globe
était aqueuse ou ignée. L'auteur soutient cette dernière
opinion. Suivant lui, le globe terrestre a été formé par des
fluides aériformes émanés du soleil : ces fluides ont passé
àl'état solide par l'effet des attractions de leurs molécules
respectives . On voit que malgré sa promesse d'offrir des
principes tout-à-fait différens , il a au moins lu le beau
traité de M. de Laplace .
Les premières matières qui se consolidèrent furent le
granit, le gneiss , les schistes , les porphyres et le calcaire
primitif. Le noyau du globe conserva long-tems sa fluidité
ignée: l'auteur suppose , d'après le magnétisme de la terre ,
que ce noyau était d'aiman , idée qui appartient encore à
plusieurs géologues français .
Pourexpliquer comment les matières qui avaient d'abord
été consolidées se trouvèrent ensuite dans un état de fusion ,
l'auteur dit qu'à mesure que les gaz passaient à l'état solide ,
ils laissaient échapper leur calorique latent, lequel devenu
libre , réduisait sur-le-champ les matières consolidées à
l'étatdefusion ; et comme il s'échappait continuellement de
nouveaux gaz de l'intérieur brûlant de la terre , ces gaz
soulevèrent çà et là les matières qui formaient la croûte du
globe , et ce fut là l'origine des montagnes primitives .
Les gaz hydrogène et oxigène en se combinant formèrent
l'eau; l'oxigène et l'azote formèrent l'air , et comme
ces gaz en s'élevant dans l'atmosphère emportaient le calorique
, la terre se consolidait de plus en plus .
Dans le chapitre IV , l'auteur explique de quelle manière
se sont cristallisées les substances qui composent les
plus anciennes roches , par la diminution graduelle du
calorique. Si l'on suppose , dit-il , que là la quantité de
calorique fut 100 , et qu'on en retrancha I , le quartz cristallisait.
Si l'on en retranchait encore un , le mica cristallisait.
Si l'on en retranchait encore un , le feld-spath cristallisait
, et ainsi des autres .
Le chapitreVexplique la formation des roches de transition
, que l'auteur aime mieux appeler intermédiaires .
Suivant lui , ces roches ont été formées des matières qui
12 MERCURE DE FRANCE ,
restèrent après la cristallisation générale et des débris des
roches primitives . Voici ce qui donna lieu à ces débris.
Quand la chaleur du globe , dit-il , fut assez diminuée
pour que l'eau cessât d'être à l'état de vapeur, l'eau retomba
sur la terre et forma la mer. Or cette mer était fort différente
de la mer actuelle , elle avait une chaleur très-considérable
, et elle contenait les principes chimiques qui
avaient été enlevés avec les vapeurs et qui étaient retombés
avec l'eau . Elle était violemment agitée par les vents,par
le fluide électrique , etc. Ces mouvemens extraordinaires
brisaient , trituraient et transportaient çà et là les parties
les plus friables des roches primitives , et en les accumulant
formaient les montagnes intermédiaires .
Quant aux montagnes secondaires , l'auteur ne les considère
que comme de simples modifications des montagnes
intermédiaires . Les Allemands , dit-il , les appellent roches
stratifiées , comme si la stratification était leur caractère
essentiel et distinctif. Cependant , suivant M. Breislak ,
il n'y a point en effet de stratification ; ce qui en offre
l'apparence n'est qu'un effet de la décomposition , puisqu'on
voit , dit-il , quelques-unes de ces roches dont les
prétendues couches sont inclinées en divers sens .
Il faut néanmoins que l'auteur suppose qu'il y a eu
quelque formation proprement dite de ces roches secondaires
, car il dit que c'est dans le tems de cetteformation
que se sont faits les grands dépôts de sel gemme et de
matières combustibles . Ceux de sel marin fossile ont été
produits par des émanations du noyau brûlant de la terre ,
de la même manière que nous voyons se former les matières
salines des volcans .
La production du soufre et du gypse est due à l'hydrogène
sulfuré provenant de la décomposition des pyrites .
Quant à la formation de la houille , l'auteur l'explique
de la manière suivante . Aussitôt , dit-il , que quelques
parties de la surface du globe furent consolidées , la végétation
ne tarda pas à s'y développer , à la faveur de la
chaude température de la terre et de lamer; mais comme
la surface du globe était encore sujète à de fréquentes catastrophes
par l'écroulement des cavernes , et parles violentes
éruptions des fluides élastiques , souvent on voyait s'abîmer
dans la mer de grandes étendues de pays couvertes de
végétaux et d'animaux , lesquels étant pénétrés par la
grande chaleur des eaux , étaient réduits à un état pâteux;
JUILLET 1812 . 13
et c'est dans cet état que ces matières mêlées avec des
parties terreuses ,, ont formé des amas de couches et des
filons , et qu'elles se sont modifiées en substances bitumineuses.
Le chapitre VI traite de divers phénomènes qui accompagnèrent
la consolidation du globe terrestre : le
premier fut la formation des filons métalliques produite
par l'effet des affinités . Ici M. Breislak réfute le système de
Wernerpar les mêmes raisons qui ont été déjà employées
par d'autres auteurs. Le second phénomène fut la formation
des grandes cavernes qui résultèrent du refroidissement du
globe , de même que les vides des laves résultent de leur
refroidissement . La plupart de ces cavernes se sont ensuite
écroulées , ce qui aproduit plusieurs catastrophes ,
telles que la submersion de l'Atlantide de Platon . Le troisième
phénomène fut la formation des montagnes primitives
que les fluides élastiques qui se dégageaient de l'intérieur
du globe soulevèrent; et comme ces fluides suivaient
la direction de l'est à l'ouest , il en est résulté que les principales
chaînes de montagnes ont cette même direction .
C'est aussi par l'écroulement des cavernes que la mer a
successivement diminué d'élévation en allant s'engouffrer
dans ces vastes cavités : vieille idée qui n'en est pas moins
ridicule.
Dans le chapitre VII , l'anteur entre dans un grand détail
relativement aux corps organisés devenus fossiles ; et pour.
expliquer leur origine , il suppose que lorsque la mer s'est
ainsi précipitée dans ces antres souterrains , la secousse
donnée aux terrains voisins en a fait tomber dans la mer
des portions qui étaient couvertes de corps organisés terrestres
qui se sont mêlés avec les corps marins .
Le chapitre VIII a pour objet l'explication des phenomènes
volcaniques , lesquels , suivant le dernier avis de
l'auteur , sontdus principalement au pétrole. Ce bitume ,
dit-il , est extrait des houilles et des terrains bitumineux
par la chaleur des pyrites qui sont en décomposition ; ce
pétrole coule comme l'eau , par des canaux souterrains ;
et comme les liquides tendent toujours aux lieux les plus
bas, ces ruisseaux de pétrole vont se rendre au bord de
lamer; c'est ce qui fait que les volcans se trouvent dans .
son voisinage.
Enfin, dans le chapitre IX et dernier l'auteur traite du
14 MERCURE DE FRANCE ,
basalte , et il réfute le système des Néphénistes par les
argumens dont se serventles volcanistes .
D'après ce qu'on vient de lire , il n'est pas difficile de
voir que l'ouvrage de M. Breislak n'est point aussi neuf
qu'il l'annonce ; c'est tantôt une compilation d'idées prises
de tous côtés , et tantôt un jeu d'imagination aussi bizarre
que romanesque . Cet écroulement des cavernes , ces ruisseaux
souterrains de pétrole , cette formation de montagnes
, ne présentent rien de neufqu'un tissu de folies qui
prouvent , comme le disait Cicéron , qu'il n'y a rien
d'absurde qui ne soit sorti de la tête des philosophes .
Pour mieux convaincre nos lecteurs de la légèreté du
système de M. Breislak , nous examinerons seulement son
opinion sur la cause des phénomènes volcaniques , qui est
pourtant son objet favori . Toutes ses idées à cet égard se
réduisent aujourd'hui à imaginer un réservoir de pétrole
établi sous chaque volcan , comme si une supposition aussi
absurde pouvait répondre à aucune des questions qu'on
peut faire sur ces grands phénomènes .
On pourra juger de l'insuffisance d'un pareil système
en consultant les notes que M. Patrin s'est fait un plaisir
d'ajouter à mes Lettres à Sophie . La manière dont il répond
lui-même aux douze questions principales qu'on peut faire
sur les volcans ; savoir , 1°. quelle est la cause de leur inflammation
? 2°. Quelles sont les matières combustibles
qui servent d'aliment à leurs feux ? 3º. D'où proviennent
les matières qui formentla masse énorme de leurs éjections ?
4°. Pourquoi les volcans brûlans ne se trouvent- ils que
dans le voisinage de la mer? 5°. Quelle est la profondeur
de ce qu'on appelle leur foyer? 6°. Quelle est la puissance
qui élève les laves aux sommets des volcans ? 7°º. Pourquoi
l'on trouve toujours des couches de houilles dans le voisinage
des volcans éteints ? 8°. Pourquoi les paroxysmes des
volcans éprouvent des intermittences ? 9°. Qu'est-ce que
les volcans vaseux ? 10°. Quelle est l'origine du basalte ?
11 ° . Quelle est la cause des tremblemens de terre ? 12°. Pourquoi
les éruptions sont-elles accompagnées de pluies d'éclairs
et de tonnerres ?
Quand on aura lu les réponses que la théorie de M. Patrin
fournit à ces questions , on jugera si les réservoirs de
pétrole peuvent répondre d'une manière aussi satisfaisante .
C'est apparemment pour punir M. Patrin d'avoir donné
une théorie des volcans si supérieure à celle de M. Breislak ,
JUILLET 1812. 15
que celui-ci a imaginé de lui faire les inculpations les plus
mal fondées . M. Patrin a dit dans l'article Volcans du Dictionnaire
d'Histoire Naturelle ( article qui n'est qu'une répétition
de sa théorie publiée en 1800) , « que quoique les
» volcans qui ont brûlé à la même époque n'aient jamais
» été peut-être aussi nombreux qu'aujourd'hui , néanmoins
> le nombre des volcans éteints surpasse de beaucoup
> celui desvolcans en activité , par la raison que nous avons
> sous les yeux les restes de ceux qui ont brûlé, et qui
> se sont éteints à des époques fort éloignées les unes des
> autres . »
M. Breislak en tronquant et défigurant ce passage a
trouvé qu'ily a contradiction : cependantil n'y en a pas même
l'apparence, puisqu'il est bien reconnu , par M. Breislak
lui-même , que les anciens volcans ont brûlé à des époques
bien différentes , et que par conséquent ils pouvaient être
à chaque époque moins nombreux qu'aujourd'hui . S'il en
eût été autrement , comment M. Breislak pourrait-il expliquer
la déflagration simultanée des soixante volcans dont
ila vu les restes dans un seul canton de la Campanie ? le
réservoir de pétrole qui aurait dû fournir à la conservation
de ces soixante bouches à feu aurait été bientôt mis à sec ,
quand même l'alambic où M. Breislak fait la distillation
des houilles de l'Apennin , eût été plus grand que le globe
de la lune.
Voici une autre inculpation de M. Breislak tout aussi
bien fondée : M. Patrin a prouvé dans sa théorie que les
volcans tirent leur aliment de la mer; d'où il résulte qu'ils
s'éteignentà mesure que la mer s'éloigne d'eux , et, comme
ilditdans dans un autre endroit de cette théorie, que "l'étendue
> des côtes de l'Océan , allant toujours en augmentant à
> mesure que ces eaux diminuent , il est probable que le
nombre des volcans augmentera dans la même propor-
* tion . Sur quoi M. Breisłak se récrie qu'il y a là encore
une contradiction manifeste. Cependant il est bien évident
que, puisque les volcans ne ssaauraient être ailleurs que
sur les côtes de l'Océan qui leur fournit l'aliment , plus ces
côtes seront étendues , et plus il y aura de points sur la
terre où la nature pourra former des volcans. C'est-là une
vérité que M. Breislak n'a pu se dissimuler ; aussi , pour
trouver la contradiction qu'il cherchait , a-t-il fait une pcfite
falsification dans le texte en faisant dire à M. Pairin
que le nombre des volcans modernes augmente à mesure
1
16 MERCURE DE FRANCE , JUILLET 1812 .
que les eaux de l'Océan DIMINUENT ET S'ÉLOIGNENT DE SES
RIVAGES . Il numero dei volcani moderni va crescendo a
misura che le aque dell Oceano si diminuiscono e si ritirano
dalle spiagge. Ce qui serait en effet une contradiction
etune absurdité , d'après la théorie de M. Patrin ; mais on
vient de voir que ce qu'il a dit a un sens tout- à-fait différent
de ce qu'on a voulu lui faire dire.
Tel est le nouveau traité de géologie que M. Breislak
vient de donner à l'Italie . Je souhaite que ses cavernes et
ses ruisseaux de pétrole y fassent une grande fortune.
Quant à ce qu'il a dérobé aux savans français , je n'en dirai
plus rien. La science est une terre cultivée où l'on recueille
souvent la moisson de son voisin. C'est ce qu'a fait
M. Breislak ; malheureusement cette moisson n'a pas prospéré
dans ses mains .
LOUIS-AIMÉ MARTIN .
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS
SUR LE NOUVEAU POÈME DE M. DELILLE
( TROISIÈME ARTICLE . )
DE
LA SET
5.
CEN
JUSQU'A présent M. Delille s'est permis de rire avec nous
de quelques originaux, dont toutes nos sociétés sont d'ordinaire
suffisamment garnies . Cependant, quelques manies ,
quelques gaucheries d'amour-propre , quelques travers dans
l'esprit , quelques bizarreries dans l'humeur , quelques
manques d'éducation , quelqu'oubli de certaines convenances
, ne sont que des ridicules d'une espèce bénigne ,
n'empêchent point que qui s'en trouvent attaqués
puissent être les plus honnêtes gens du monde ;
y a d'autres ridicules qui tiennent à une plus mauvaise
racine , et qui , moins pardonnables , sans cesser quelquefois
d'être aussi risibles , méritent encore plus de figurer
sur le théâtre de M. Delille .
et
ne
ceux
L'orgueil en vain le dissimule ,
Les sots et les pervers se rapprochent entr'eux ;
Le vice est souvent ridicule ,
Le ridicule est souvent vicieux .
Dans la société l'un et l'autre circule ;
L'un vient du caractère , et l'autre de l'esprit.
mais il
Ces deuxprincipes étaient bons à distinguer : l'un est le
foyer de nos idées , l'autre est la pente commune de toutes
nos volontés; et dès- lors tout ce qui vient du caractère
acquiert une gravité qu'on aurait tort d'attribuer à ce qui ne
vient que del'esprit ; c'est le sentiment du poëte.
Aussi d'un ton plus gai jusqu'ici dans mes vers ,
Des censeurs ennuyeux j'ai décrit les travers ;
Mais dans la nouvelle carrière
Dontma muse à regret a franchi la barrière ,
Que deprétentions , de vices , de défauts
Vont attrister mon coeur et noircir mes tableaux !
Je vois d'ici la sombre défiance ,
La folle vanité , la froide insouciance , ete.
B
1
18 MERCURE DE FRANCE ,
La scène va s'ouvrir par l'égoïsme , ce père commun de
bien des défauts et de bien des vices ; trop heureux encore
l'égoïste , qu'on ne le prenne que par ses paroles , et que ,
sans porter la lumière au fond de sa pensée , on ne le montre
qu'avec les ridicules dont lui-même nous fait confidence!
Pour nous entretenir de soi ,
Heureux quand il trouve un prétexte :
C'est sonpremier besoin , c'est sa suprême loi ;
Chaque mot lui fournit un texte ,
Où son orgueil fait revenir le moi .
S'il entend louer qui que ce soit , sur quoi que ce soit , il
interrompt pour se mettre en parallèle avec celui dont on
parle , et se donner de manière ou d'autre quelqu'avantage.
Tous les sujets qui peuvent se présenter dans le cours
dela conversation , la bonne chère , le bon vin , les belles
maisons , les beaux jardins , l'astronomie , la chimie , la
musique , la bonne compagnie , les aventures , et jusqu'à
la morale , sont pour lui autant de chapitres de son éloge :
quidquid dixeris , argumentabor. Serait- il par hasard question
d'une grande naissance , d'une longue suite d'aïeux ?
D'aïeux ! eh n'a-t-il pas les siens ,
Tous plus nobles et plus anciens ?
Depuis la source de sa race ,
De branche en branche , il les suit à la trace ,
Et de tous ces grands noms , de lui-même enchanté ,
Il ajoute à son moi toute sa parenté .
Le moi chez lui tient plus d'une syllabe , etc.
Encore lui sait- on gré de ne s'occuper que de lui , et le
remercie-t- on de ne point prendre garde à vous .
Mais tel n'est point cet importun ,
Autre égoïste assez commun ,
Qui, courant en tous lieux offrir ses bons offices ,
Vous tourmente de ses services .
Ne vous y trompez pas , des soins qu'il prend d'autrui ,
Tout calculé , l'unique objet c'est lui .
Après l'égoïste officieux et fatigant , le poëte , habile à
faire valoir ses tableaux par leur opposition entr'eux , nous
amène l'égoïste indolent , et trop absorbé sans doute dans
la contemplation de lui-même , pour faire seulement le
semblant de s'apercevoir des autres . On en a beaucoup
JUILLET 1812 . ..
de
re
8,
1-
e!
3
5
=
19
rencontré de cette espèce , mais à la manière dont celui-ci
est peint , il semble les voir tous à-la-fois .
Vide devous et rempli de lui-même ,
Sonamour-propre extrême ,
i
Auplus touchant récit , au trait le plus saillant ,
Refuse de prêter une oreille attentive ,
Endormant vous écouté , et répond en bâillant.
Riend'étranger à lui ne flatte son oreille .
Voulez-vous l'arracher à sa
distraction ?
Avec dextérité touchez sa passion , ...
L'égoïsme en sursaut tout-à-coup se réveille ,
Et charmé de fixer
l'attention d'autrui
Revient à vous par amitié pour lui.
Mais cette paralysie presque totale de l'ame ne tardera
pas à faire place
A la vivacité
bruyante
De ce
babillard
turbulent ,
Qui , dans son air , son langage et son geste ,
Estmoins joyeux que fou , plus étourdi que leste.
:
Ici les vers eux-mêmes ont , suivant l'usage
presqu'inimitable
de M. Delille , une certaine
harmonie imitative ,
parfaitement d'accord avec le
bourdonnement
importun
de
ce fâcheux
personnage , et finissent par une leçon qu'on
ne doit cesser de répéter que quand elle sera généralement
suivie :
Le bon ton n'est jamais bruyant.
Encore peut-on laisser crier tout à son aise
qui ne s'adresse point à vous ; mais il n'en est pas ainsi un bavard
pour un maudit
questionneur qui vous force à luirépondre,
....... Un homme
insupportable ,
Plus attentif , mais non pas plus aimable ,
Qu'un invincible instinct de
curiosité
Rend
incommode à la société.
Celui -làs'informe
soigneusement de tout ce qui vous concerne,
comme s'il était chargé d'en dresser procès-verbal :
Oublient que ce ton léger
:
B2
1
20 MERCURE DE FRANCE ;
Dans un étranger est blamable ,
Et que l'amitié seule a droit d'interroger.
Arrêtons-nous maintenant entre le mystérieux et l'indiscret
, que le poëte a placés en regard l'un vis-à-vis de
l'autre . Je l'ai vu , dit-il en parlant du premier;
Je l'ai vu se craignant lui-même ,
Se baisser , et vous dire à l'oreille , tout bas ,
Talma jouera ce soir , mais ne me citez pas.
Tandis que si la fantaisie prenait de faire un cours bien
complet d'indiscrétion , on ne pourrait pas mieux faire que
de prendre dans le morceau suivant la table des chapitres .
Un indiscret est toujours curieux ;
Dans les faubourgs , à la ville , en tous lieux ,
Son inspection vagabonde
Tous les matins recommence sa ronde.
Le soir à l'opéra guettant les rendez-vous ,
Les oeillades , les billets doux ,
De sa lorgnette inexorable
Il poursuit un sexe adorable ;
Sur les maris , les rivaux , les jaloux ,
Braque de loin letube redoutable ;
C'est de lui qu'on apprend les secrets des ménages ,
Les divorces , les mariages .
Dansnoscercles galans a-t-il fini son tour?
Les notes dans sa poche , et la mémoire pleine ,
Il enregistre à son retour ,,
Nuit par nuit , jour par jour , semaine par semaine ,
Les revers de l'hymen , les exploits de l'amour ;
Et si de la milice il n'est le capitaine ,
11 en est du moins le tambour .
Ledéfiant , le contrariant , le flatteur et quelques autres
figurent ensuite , en attendant
Le médisant , qui semant le scandale ,
Distille le poison de sa langue infernale.
Son oreille attentive et ses yeux indiscrets ,
Pour les trahir , ont surpris nos secrets.
Apeine il vient d'ouvrir la bouche ,
Vingt réputations ont péri sous ses traits .
JUILLET 1812. 21
C'esttrop peu de ses ennemis ,
Iln'épargne pas ses amis.
Et à cette occasion avec quel intérêt touchant , avec
quelle tristesse attendrissante le poëte français nous rend
les paroles douces et déchirantes du poëte hébreu !
Ces mots d'un roi prophète et poëte lyrique.
Quemes persécuteurs s'acharnent contre moi ,
Que mes rivaux me déchirent. Mais toi ,
Toi que j'aimai comme mon frère ,
Qui partageais la table de mon père ,
Aqui j'ouvrismon coeur, dont je serrai la main ,
Comment de ton ami te fais-tu l'assassin ?
Il yaurait dans ce passage de quoi tirer les larmes des
yeux , même d'un méchant.
Quand on n'aurait à reprocher au médisant de profession
que de faire parade de la plus odieuse espèce de connaissances
, de révéler des torts ou des faiblesses qui sans
lui pourraient demeurer ignorés , et d'essayer d'en amuser
la malignité secrète qu'il suppose à tout ce qui l'écoute ,
la médisance serait toujours une cruauté ; mais que dironsnous
de ces esprits malveillans par nature , qui vont porfant
et rapportant entre les amis les plus intimes des
semences de haine ; empoisonnant par leurs interprétations
venimeuses lesdiscours ου les actions des amis absens , et
ne cessant d'attiser le feu de la discorde , comme les vestales
entretenaient le feu sacré ? M. Delille fait remonter
cette race de brouillons presque au-delà de la création du
globe .
Lorsque de l'Eternel la sagesse profonde
Dans les abimes du chaos
Sépara l'air , la flamme , et la terre et les flots ,
Un génie ennemi , perturbateur du monde ,
Pour retarder le chef-d'oeuvre de Dieu ,
De nouveau brouillait l'air , et la terre , et le feu.
Le brouillan , de ce monstre et le fils et l'image ,
Va par-tout répandant ses poisons odieux.
Dans son langage insidieux
Apeine le traître à l'oreille
Aditun mot , la paix n'existe plus ;
Même entre deux amis qu'on avait vu la veille ,
Sans autre conciliateur
22 MERCURE DE FRANCE ,
Qu'un flacon , de la paix heureux médiateur ,
Tous deux auprès de la même bouteille ,
En même table , assis en un festin ,
Le pardon sur la bouche Let le verre à la main ,
Se verser en riant le doux jus de la treille ...
A la voix du brouillon , infâme délateur ,
Le soupçon assoupi tout-à-coup se réveille ,
Etpeu s'en faut , etc.
Presque tout ce second chant porte , comme nous en
étions prévenus , sur des sujets trop graves pour admettre
les mêmes saillies de gaîté que le premier. Dans l'un ,
M. Delille a peint de simples travers dont le ridicule passe
le danger ; dans le second , ce sont des passions dont le
danger passe le ridicule. Il a donc fallu remplacer les
grâces par des beautés .
C'est vous , sur-tout , fougueuses passions,
Dont les folles émotions
Des plus chers entretiens nous gâtent les délices ;
Pour en savourer la douceur ,
Il faudrait y porter l'heureuse paix du coeur , etc.
Admirons ici comme la poésie a le don de rendre la
raison aimable . Au reste , la muse se dédommage d'un
moment de contrainte dans son portrait de l'avare , et surtout
dans la rencontre de ce pauvre riche avec un de ses
pareils . On y apprend que cette espèce abjecte qu'on aurait
droitde supposer si détachée de tout ce quitient à l'estime,
ne laisse pas que d'y avoir aussi des prétentions , mais
seulement entre gens de même robe .
Monsieur , mille pardons ,
Je vous ai , l'an dernier . fait passer de mes vignes
Quelques vins qui de vous n'étaient pas trop indignes :
Si vous pouvez renvoyer les poinçons ,
Et les flacons vidés , et même les bouchons ,
Je vous saurai gré du message.
C'est vous faire descendre à de bien petits soins ;
Mais vous vous occupez comme moi du ménage ,
Et sûrement si vous m'en aimez moins ,
Vous m'en estimez davantage .
Voici done enfin notre poëte à son aise; il a rempli la par
tie la plus difficile de sa tache : la satire , la critique même ,
JUILLET 1812 . 23
le fatigue. Dans la satire , il craint presque toujours de
trop punir et de ne point assez corriger; dans la critique ,
il est quelquefois assez bon pour se reprocher la gaîté dont
il l'assaisonne. Son troisième chant va le reposer en lui
présentant un travail plus agréable . Admirateur ingénieux
de l'auteur de l'Enéide , il a vu comment , après avoir
peint l'Enfer ,
Bientôt parmi les fleurs et la rosée ,
Loin de ces abimes brûlans ,
Dans ses vers consolans
Il ouvre aux morts heureux le riant Elysée .
Et de même , après nous avoir montré le mauvais côté
de la conversation , il entreprend de nous en peindre les
charmes :
Cher même aux rivaux qu'il efface ,
Le discoureur aimable est ce mortel charmant ,
Qui sans paresse et sans empressement ,
Répond avec justesse , interroge avec grâce ,
Nourrit l'attention , et jamais ne la lasse ,
Parle , s'arrête , et reprend à propos ,
D'inutiles détails ne charge point sa phrase ,
Et simple avec noblesse , et noble sans emphase ,
Al'estime du sage et le respect des sots .
M. Delille continue , toujours avec le même talent , un
portraitdont il ne se doutait pas que le modèle était devant
sa glace , et se rappelle ensuite qu'il a autrefois recommandé
dans son poëme des Jardins ,
.... Qu'au sortir du berceau ,
Chaque plante , chaque arbrisseau ,
Pût à son gré déployer son feuillage ,
Quebravant le croissant , l'échelle et le treillage ,
Chaque branche , en dépit des vieux décorateurs ,
Etdes ciseaux mutilateurs ,
Pût rendre un libre essor à son luxe sauvage ,
Suivre sa fantaisie , et dépasser ses soeurs ;
Qu'on affranchit les bois , la terre et l'onde.
Tel doit être un jardin , tel doit être le monde.
Le libre épanchement de l'esprit et du coeur ,
Voilà des entretiens la première douceur.
24 MERCURE DE FRANCE ,
Les conversations sont l'état populaire ,
Nul n'y veut être dominé ,
On y déplaît en cherchant trop à plaire ,
Et qui veut régner seul est bientôt détrôné .
Il revient encore à l'homme de bonne conversation , qui
s'accommode à tous les goûts , qui parle à chacun son langage
, et qui plaît au moins autant par les défauts qu'il n'a
point , que par les agrémens qu'il a :
Ainsi tous les esprits lui sont conciliés ;
Les amours-propres qu'il ménage
Autour du sien sont ralliés ;
Soumis sans être humiliés ,
Tous à l'envi déposent à ses pieds ,
De leur respect l'hommage volontaire ,
La haine même est réduite à se taire ,
Et de ses ennemis il fait des alliés .
Toute cette tirade , qui ne paraîtra sûrement jamais
assez longue aux lecteurs de M. Delille , tiendrait ici trop
de place. Je voudrais au moins en citer , par-ci , par- là ,
quelques vers que j'avais cru d'abord remarquer entre
tous , mais j'ai vu après que ceux d'à côté sont tout aussi
remarquables ; chacun asa grace et en prête à ses voisins.
Ecoutons notre aimable législateur prescrire à la gaîté des
limites que la sienne n'a jamais passées .
L'honnête homme plaisante , et ne raille jamais .
Le sage aux sots peut montrer leur image ,
Mais ne leur jette point le miroir au visage .
Lebon plaisant
Fait de son épée un fleuret ;
Retient , près de frapper , la pointe menaçante ,
Use en jouant de cette arme innocente ;
C'est un athlète et non un assassin
Il laisse respirer son trop faible adversaire ,
Prolonge sans blessure un combat sans colère , etc.
Ces bornes si justes que la bienveillance et la sagesse réunies
imposent à la plaisanterie , laissent à la gaîté tout l
champ dont elle a besoin pour s'amuser et pour amuser
Ce sont des roses qui conservent leur éclat et leur parfum
JUILLET 1812 . 25
et qui n'ont perdu que leurs épines. L'homme vraiment
aimable saura donc se refuser
Le sarcasme cruel , la mordante épigramme ,
Et l'ironie au ton moqueur ;
Letrait en s'échappant déchirerait son coeur.
Cedernier vers est à lui seul la confession générale de
M. Delille . Eh ! que la sensibilité dédommage heureusement
l'esprit de tous les traits qu'elle lui interdit !
Nous aimerions à nous rappeler en détail cette foule de
beautés qui se succèdent sans interruption dans tout ce
troisième chant , si nous n'étions pressés d'en venir à celles
qui le couronnent. On sera moins étonné de notre impatience
quand on verra ce brillant et touchant éloge d'une
personne enlevée , trop tôt , quoique bien au-delàdu terme
ordinaire de la vie , aux arts , aux lettres , aux vertus , au
malheur , à l'amitié .... M Geoffrin , mieux connue peutêtre
dans ces derniers tems que jamais , par l'honorable
témoignage que M. Morellet vient de lui rendre ; c'est elle
dont l'esprit juste , l'expérience consommée et le goût
sévère avaient souri aux premiers triomphes de Virgile
renaissant, et que le poëte veut à son tour associer à son
immortalité.
Cen'est pas sans quelque projet qu'il a tardé jusqu'ici à
payer aux femmes en général un juste tribut de reconnaissancepour
tout ce que la société n'a cessé de gagner à la
douceur de leur commerce ; il s'accuse auprès d'elles de
ses torts prétendus , et les répare. C'est aux femmes qu'il
fait honneur de cette finesse d'esprit , de ces manières
élégantes , de ce langage délicat , de ce goût épuré , de
cette galanterie décente qui , si nous en croyons nos flatteurs
, distinguent entre toutes les nations l'élite de la
nôtre. On partage le plaisir qu'il prend à les montrer dans
tout l'éclat de lajeunesse et de la beauté , et l'on sent que
le portrait est fait con amore. Au reste , M. Delille n'a fait
encelaque suivre et surpasser les autres poëtes qui n'ont
jamais eu assez d'encens pour les jeunes et jolies femmes ;
mais seal peut-être entre tous , il entreprend la consolation
des vieilles. Pour peu que ces bonnes dames sussent de
latin, elles pourraient lui dire eris mihi magnus Apollo ,
et au fait , elles ne lui diraient pas plus haut que son nom.
Même lorsque le tems vient sur votre visage
Graverles injures de l'âge ,. 1
26 MERCURE DE FRANCE ,
Et dépouiller de fleurs votre arrière-saison ;
Des sens désenchantés si vous perdez l'hommage ,
Des bons esprits vous aurez le suffrage
Et le sceptre de la raison.
Dans ses jeunes ans une belle ,
Connaissant peu le monde et les secrets du coeur ,
De son sexe adoré n'est encor que la fleur ,
Avec le tems elle en est le modèle .
Ceci amène tout naturellement Mm Geoffrin , et c'est
pour en venir là qu'il a pris son tournant d'une manière si
adroite.
Telle autrefois dans son brillant déclin
J'ai vu la célèbre Geoffrin ,
,
D'un choix de vieux amis aimable présidente ,
Et quelquefois utile confidente.
Son zèle généreux de leurs besoins discrets ,
Souvent à leur profit surprenait les secrets ;
Pour elle une bonne oeuvre était une conquête ,
Les pauvres des amis , leur bonheur une fète ,
Son luxe des bienfaits , la vertu son pouvoir ,
Son esprit le bon sens , la raison son savoir .
Malheur à la jeune femme qui ne donnerait pas de bon
coeur son joli visage pour des traits comme ceux-là ! le pinceau
de van Dik ou de Gérard ne les aurait pas mieux rendus
, mais la peinture est réduite à saisir une position
unique , au lieu qu'un portrait en vers , sur-tout de la main
de notre Apelle , les présente toutes à-la-fois , témoin
celui-ci:
Aú talentjeune encore elle ouvrait la barrière ,
Accueillait la vieillesse au bout de sa carrière .
Avec quel art sur-tout dans ses mains souveraines ,
Des conversations elle tenait les rêmes ;
Elle rendait l'essor à la timidité ,
En imposait à la témérité .
Avec l'âge avancé , l'âge mûr , et l'enfance ,
De son utile expérience
Gardait la vieille autorité .
...
JUILLET 1812 .
27
Exerçait sans rigueur sa douce surveillance ,
Par un accent de bienveillance
Tempérait la sévérité ,
Consolait la laideur , conseillait la beauté .
Rendait la modestie à l'orgueil effronté ,
Al'affectation l'aimable négligence ,
L'espoir à la faiblesse , au pouvoir l'indulgence ,
Louait par sentiment , et grondait par bonté.
On reconnaît dans ce dernier hémistiche jusqu'au défaut
dumodèle , mais une main amie en a su faire une grace .
On voit dans la belle apostrophe qui termine le poëme ,
que l'excellente Mme Geoffrin avait osé proposer au jeune
počte , moins favorisé des dons de la fortune que de ceux
du génie , quelques secours dont tout autre en pareil cas
aurait fait gloire de profiter; mais ceux que la muse a
marqués pour siens , ne ressemblent en rien au commun
des hommes.
Aux offres de ta bienfaisance
Ma fière pauvreté ne consentit jamais ,
Mais en refusant tes bienfaits
J'ai gardéma reconnaissance .
Sans doute il ne lui en était pas moins redevable , mais
convenons en même tems qu'il fallait être aussi riche que
M. Delille , pour s'acquitter aussi magnifiquement .
BOUFFLERS .
P.S. On m'accusera peut-être , après m'avoir lu , de
m'être livré avec trop d'abandon au plaisir de louer un
poëte qui n'a pas plus besoin d'éloge que le jour de lumière;
je répondrai que je n'ai pu m'en empêcher : mon
sentiment d'accord avec mon opinion me pressait de rendre
un témoignage public à un homme que je n'aurais pas
besoin d'aimer pour l'admirer , ni d'admirer pour l'aimer.
28 MERCURE DE FRANCE ,
ADRIANA , ou les Passions d'une Italienne ; par R. J.
DURDENT. Avec cette épigraphe :
.. Æstuat ingens
Imo in corde pudor , mixtoque insania luctu ,
Etfuriis agitatus amor , et conscia virtus .
VIRGIL .
Elle sent à-la-fois bouillonner dans son coeur
La douleur insensée et la haine et l'honneur;
Et l'amour furieux et sa jalouse rage
Egarent ses esprits.
DELILLE.
Trois vol. in- 12 . -A Paris , chez Pillet , rue Christine
, nº 5 .
VOICI un roman qui mérite d'être distingué dans la
foule de ceux qui se fabriquent pour l'amusement des
oisifs . Ce n'est point en effet un ouvrage de fabrique.
L'auteur n'y a point employé les grands moyens . Il n'a
mis en usage aucun genre de merveilleux ; il n'a ni
spectres , ni tours ténébreuses , ni prédictions , ni souterrains.
Il n'entasse point les événemens pour tenir la
curiosité de ses lecteurs en haleine ; ceux qu'il raconte
n'ont rien de bien extraordinaire , et s'il n'a pu se défendre
d'en admettre quelques -uns que l'on retrouverait
ailleurs avec d'autres circonstances , cela tient uniquement
à ce qu'il vient après tant d'autres romanciers qui
semblent avoir épuisé toutes les combinaisons de ce
genre. Un fonds qu'ils ont moins souvent exploité , c'est
Je jeu des passions , l'influence des caractères , et c'est
celui-là que M. Durdent s'est appliqué sur-tout à faire
valoir. Il est resté fidèle à l'épigraphe qu'il avait choisie
et que nous venons de rapporter , à cela près que
ce combat des passions que Virgile nous peint dans
Turnus , il l'a transporté dans le coeur d'une femme , car
c'est de Turnus que parle Virgile , et M. Durdent n'a pu
se servir de la traduction de M. Delille , qu'en altérant
légèrement le premier vers .
Au reste, enchangeant le sexedu personnage auquel
JUILLET 1812. 29
il prête ces passions, M. Durdent du moins ne les a point
dépaysées . Son Adriana est italienne comme Turnus
était italien . L'auteur a pensé sans doute que les pays
méridionaux sont ceux où l'amour , la jalousie et la vengeance
exercent leur plus puissant empire , et il a choisi
l'Italie et Rome , parce que là plus que par tout ailleurs
il avait à sa disposition le charme des sites et la magie
des souvenirs . Cette vue secrète qui ne peut appartenir
qu'à un homme de goût , se dévoile dès le début de son
ouvrage. C'est dans une humble chapelle près des murs
de Rome , que d'Amerville , jeune officier de la marine
française , rencontre pour la première fois cette Adriana
qui doit décider de son sort. Adriana est une veuve de
dix-huit ans , noble , riche , et aussi belle que les plus
belles héroïnes de roman . Un devoir pieux l'avait amenée
dans cette chapelle , et dans la manière dont elle le remplit
, on reconnaît cette dévotion exaltée qui distingue sa
nation. D'Amerville apprend toutes ces circonstances de
funde ces descendans du peuple-roi qui mendient aujourd'hui
la pitié et les secours des barbares. Le jeune
Français approche enfin d'Adriana et tous deux sont frappés
des traits de la sympathie: ils se sont vus ; ils/s'adorent
pour jamais. Cependant Adriana qui doit retourner
àRome, monte seule dans une calèche attelée de deux
chevaux blancs ; sa société , ses amis la suivent en voiture
ou à cheval . D'Amerville , resté d'abord immobile à
l'endroit où il l'avait vue , est rappelé à lui-même par son
valet ; il se met au galop pour atteindre labelle comtesse
et nel'atteintque pour la dérober au plus grand péril.
Toute préoccupée de sa passion naissante, elle avait laissé
prendre le mors aux dents à ses chevaux et ils allaient
l'entraîner dans un précipice , lorsque d'Amerville les
arrête et lui sauve la vie en exposant ses propres jours .
Onconnaît le pouvoir de la reconnaissance sur les ames
généreuses ; on sait ce qu'elle ajoute de charmes à l'amour .
Dès ce moment , Adriana est toute entière à d'Amerville
Ses amis la joignent ; et parmi eux Montalbano , son
amant malheureux et soumis. On l'engage en vain à passer
dans une autre voiture ; elle persiste à rester dans la
sienne , mais elle veut que d'Amerville en soit le con
1
30 MERCURE DE FRANCE ,
ducteur. Il y monte et s'asseoit près d'elle. Montalbano
est consterné ; Adriana , par un mouvement de pitié, le
reçoit en troisième dans la calèche ; on se met en route
et l'on rentre par la porte du Peuple dans l'ancienne capitale
du monde civilisé . « Triomphateur d'une espèce
nouvelle , dit M. Durdent , d'Amerville avait cependant
avec les héros de l'ancienne Rome ce point de ressemblance
, qu'il ne manquait à son triomphe ni le prix du
succès , ni la présence de l'adversaire sur lequel il venait
de remporter une victoire décisive . Il le sentait et s'aban
donnait à tout ce que sa situation présente lui offrait de
flatteur et de délicieux. >>>
Tel est le premier incident d'où naissent tous ceux
qui remplissent l'ouvrage , et sur lesquels nous sommes
loin de vouloir prévenir nos lecteurs . Ce serait anticiper
sur les droits de l'auteur , et tout ce que nous pouvons
faire , c'est d'esquisser rapidement les personnages qui
doivent y prendre part.. On a déjà reconnu dans Adriana
un coeur prompt à s'enflammer , une ame capable de
l'exaltation la plus noble , et quelquefois la plus funeste.
Parmi ses avantages , il faut encore distinguer une générosité
sans bornes , un penchant décidé pour la bienfaisance
; parmi ses défauts la jalousie la plus ombrageuse
, jointe à l'amour de la vengeance , et une dissi
mulation portée au degré le plus étonnant lorsqu'elle est
offensée , qui forme le contraste le plus singulier , sans
manquer à la vraisemblance , avec le naturel , l'abandon
même qu'elle porte ordinairement dans ses actions . Le
caractère de d'Amerville est moins romanesque , et je ne
sais si c'est un bien. L'amour qu'il a conçu pour Adriana
ne l'empêche pas d'écouter les convenances , ne lui ôte
rien de cette déférence qu'un homme sans passions té
moigne , dans le choix d'une épouse , pour un père ou
pour un tuteur. En un mot , quoique d'Amerville soit un
héros dans les contbats , il est un peu faible dans le
cours ordinaire de la vie , et c'est- là ce qui le livre aux
artifices de sa cousine Cécile qui vient tout exprès de
Normandie à Rome avec M. d'Amblimont , leur oncle
commun qu'elle gouverne , pour l'enlever à son Adriana.
Cécile a dans son genre un caractère aussi vigoureux
JUILLET 1812: 31
que celui de sa rivale. La vanité en est le trait dominant;
cette vanité la rend perfide et méchante ; et malgré sa
légèreté naturelle lui donne même la force de dissimuler ,
assez long-tems du moins pour arriver à son but. Je ne
dis rien de M. d'Amblimont son oncle ; son extrême
faiblesse , si elle n'a rien d'invraisemblable , ne perinetpas
de s'y intéresser . Montalbano, l'amant rebuté d'Adriana ,
semble d'abord presqu'aussi faible. Il supporte tout par
respect pour elle, jusqu'à son bonheur avec d'Amerville.
Cependant cette résignation l'honore en quelque manière ,
puisqu'elle a sa source dans l'excès même de son amour ;
mais c'est à regret qu'on le voit finir par un trait de
violence et de folie , qui porte à croire que toute sa
conduite n'a été qu'une longue dissimulation .
Deux personnages moins importans en eux-mêmes ,
mais qui ont une influence décisive sur le sort des per
sonnages principaux , sont le lord Glenmore et sa fille
Emmeline : tous deux brillent d'une vertu sans ombres ,
et ce n'est pas ce qui attache le plus dans un roman ;
mais en contemplant la sérénité mélancolique du lord et
les passions douces de sa fille , on aime quelquefois à
se reposer du tumulte que l'on avu régner dans le coeur
d'Adriana. Au reste , on doit savoir gré à M. Durdent
d'avoir su occuper et intéresser le lecteur pendant trois
volumes avec ce petit nombre de caractères. Son secret
est d'avoir su les mettre en opposition, D'abord c'est
l'abandon passionné d'Adriana qui contraste avec la coquetterie
rusée de Cécile ; ensuite la profonde dissimulation
de la comtesse frappe plus vivement encore , comparée
à l'impudente étourderie que sa rivale affiche après
être arrivée à son but ; mais un contraste plus savant
encore, et sur lequel se fondent le dénouement et ła
morale du roman , c'est celui de la fougueuse Adriana et
de la modeste Emmeline. Rien de plus touchant et de
plus moral , je le répète , que le parti que l'auteur en a
su tirer. En effet , Adriana a pu vaincre ses soupçons et
sa jalousie , elle a pu se repentir de sa vengeance et la
réparer ; mais le bonheur de d'Amerville avait été son
unique but depuis le premier moment de leur connaissance
, et son coeur se brise lorsqu'elle reconnaît enfin
32 MERCURE DE FRANCE ,
que la douce , la modeste , la sensible Emmeline aurait
pu mieux qu'elle rendre heureux l'époux qu'elle craint
de lui avoir ôté .
Le style de ce roman est remarquable , en général , par
sa correction et son élégance. Je n'y ai guère remarqué
qu'une phrase embarrassée (tome I , page 14) , dans le
portrait d'Adriana. Un mérite particulier de l'auteur que
jene dois pas passer sous silence , c'est de peindre fidèlement
les événemens maritimes dont il rend compte ,
un naufrage et un combat. Il n'est que trop commun à
nos romanciers de trahir leur profonde ignorance dans
cette partie. M. Durdent paraît la mieux connaître , et
il aime à rappeler aux marins français de bien glorieux
souvenirs ; les succès dans l'Inde de ce bailli de Suffren ,
l'un des hommes de merqui ont déployé le plus de génie;
Phumanité du chevalier de La Coudraye , officier aussi
généreux qu'éclairé. Je ne sais pourquoi à ces noms
réels M. Durdent a joint un autre nom réel pour en
revêtir un personnage imaginaire. Il y a eu aussi dans
la marine un chef d'escadre du nom de d'Amblimont.
Les journaux en ont parlé récemment encore en annonçant
la mort de sa veuve , et il n'eût rien coûté à
M. Durdent d'en donner un autre au faible tuteur de
d'Amerville .
Nous n'avons donné sans doute qu'une idée bien superficielle
de cet ouvrage , mais nous croirons avoir
rempli notre tache si nous avons inspiré aux amateurs
de romans le désir de le connaître en entier.
C. V.
FANTASMAGORIANA, ou Recueil d'histoires d'apparitions
de spectres , revenans , fantômes , etc .; traduit de l'allemand
par un amateur. Deux volumes in- 12 .
A Paris , chez Fr. Schoell , rue des Fossés-Montmartre
, nº 14.
-
Croyez-vous à la magie ? demande la bonne tante dans
l'opéra de Marmontel ; je n'y crois pas , dit un personnage;
et aussitôt les autres répètent : ni moi , ni moi, ni
JUILLET 1812 . 33
SEINE
moi, ni moi. Si je demande àmes lecteurs : croyez-vous
auxspectres , aux revenans , aux fantômes ? ils me donneront
sans doute la même réponse , et je ferai chorus
avec eux; mais ssii je leur adresse cette autre question
Aimez-vous les histoires de ces spectres , de ces revenans,
de ces fantômes auxquels vous ne croyez pas ? ou
je me trompe fort , ou la plupart changeront de langage.
Je suis bien sûr au moins que j'en changerai moi-même,
etje serais bien étonné d'être le seul de mon avis. L'ex5.
périence prouve en effet que l'on aime encore le mer
veilleux après avoir cessé d'y croire , et que l'on aime
encore davantage à se laisser émouvoir par une terreur
imaginaire qu'il ne tient qu'à nous de dissiper.
Ce n'est point ici le lieu d'examiner à quoi tient ce
singulier penchant de notre espèce : cette recherche plus
difficile et plus élevée que l'on ne pense nous menerait
beaucoup trop loin. Il nous suffit d'avoir remarqué le
fait pour en conclure que l'éditeur de la nouvelle Fantasmagorie
n'a pas fait une mauvaise spéculation , et
pour annoncer son livre avec quelque confiance à un
bon nombre de lecteurs . Je leur promets les apparitions
les plus bizarres et les plus terribles , les événemens les
plus extraordinaires et les plus inattendus. Je ne sais
trop même si à certains momens des portraits defamille ,
de l'heurefatale, de la tête de mort , les amateurs les plus
zélés ne sentiront pas un léger frisson courir le long de
lamoelle épinière , et Dieu sait quel plaisir c'est qu'un
pareil frisson, lorsqu'il suffit de poser le livre pour revenir
à la plus parfaite tranquillité !
Je ne m'étendrai point sur les détails de ces histoires
les plus terribles de tout le recueil; je veux laisser à mes
lecteurs tout le plaisir de la surprise lorsqu'ils verront
ces portraits de famille dont les regards font frémir les
descendans des originaux , lorsqu'ils entendront ces
neuf coups de l'horloge funèbre dont le dernier est toujours
mortel , lorsqu'à leurs yeux enfin s'agitera sur
pointe de l'épée d'un bateleur une tête de mort nouvellement
déterrée , lorsque sa voix sépulcrale ramenera
dans la bonne voie un fils ingrat trop long-tems égaré.
J'en ai déjà trop dit peut-être; en cherchant à réveiller la
C
34 MERCURE DE FRANCE ;
curiosité de mes lecteurs , je crains de leur avoir présenté
des images qui ne sont point à leur place dans un
article de journal. Pour réparer le mal autant qu'il est
possible , je leur parlerai maintenant d'histoires moins
effrayantes , et laissant à part la Morte fiancée , dont les
apparitions ne sont peut- être pas assez motivées , je leur
recommanderai l'histoire du Revenant , ainsi que les
deux anecdotes de la Chambre grise et de la Chambre
noire , tirées toutes les deux d'un journal de Berlin. Ce
n'est pas que les apparitions y soient épargnées . L'éditeur
n'a pas voulu sortir de son genre et il a fait trèssagement
, mais tout finit par s'expliquer d'une manière
très-naturelle , et les prétendus spectres ne sont plus au
dénouement que de fort honnêtes personnes dont les
corps très-palpables n'ont rien d'infernal ni d'aérien . Il
ya quelque chose de consolant dans ces histoiresplacées
à la fin du recueil . On se dit, après les avoir lues , que les
prodiges qui nous ont tant effrayés dans les autres s'expliqueraient
peut- être tout aussi naturellement , et l'on
peut ainsi se donner le plaisir de rire après avoir goûté
celui d'avoir peur .
Au reste , je ne puis dissimuler que ces explications ,
qui plairont à tant de personnes , pourraient bien ne pas
réussir auprès de celles qui regrettent une illusion perdue
, de quelque nature qu'en fût l'objet . Il est difficile
de contenter tout le monde ; mais quelle que soit cette
difficulté , je crois pouvoir assurer que dans le premier
conte qui ouvre le recueil ( l'Amour muet ) elle est complètement
vaincue . Le spectre qui y figure est de si
bonne amitié , les fonctions qu'il exerce sont si plaisantes
, le service qu'il implore par signes du héros de
l'aventure est d'un genre si comique et si singulier , que
tous les lecteurs s'en amuseront sans trop s'inquiéter de
la vraisemblance. Ce spectre-là est fait de manière à
dérider les fronts les plus graves , et lorsqu'on rit on est
désarmé , dit l'auteur de la Métromanie.
Mais de peur qu'on ne nous accuse nous-mêmes de
spectromanie , terminons ici cette annonce . Il est permis
d'indiquer à la curiosité des lecteurs un recueil de cette
nature , y mettre quelque importance serait abuser de la
JUILLET 1812. 35
+
permission. Je me bornerai donc à dire , en finissant ,
que l'amateur qui l'a fait passer dans notre langue n'est
pas un simple traducteur : qu'il a refondu la plupart de
ces histoires pour les accommoder à notre goût , assez
différent de celui de nos voisins , et que son style se distingue
aussi par cette heureuse liberté qui n'appartient
jamais aux traducteurs serviles . C. V.
VARIÉTÉS .
Onvient de mettre en vente , chez Buisson , libraire ,
rue Gilles -Coeur , nº10, un ouvrage intitulé : Correspondance
littéraire avec un Souverain du Nord , par le baron
de Grimm et Diderot (*) . Grimm était connu par la flexibilité
deson esprit et la variété de ses connaissances. Sa
correspondance est riche en anecdotes et en pièces diverses
qui n'avaient point été publiées jusqu'ici. Nous rendrons
compte incessammentde cet ouvrage. En attendant nous
croyons faire plaisir en remplaçant la Chronique qui aurait
dû paraître aujourd'hui , par une espèce de Chronique de
décembre 1770, que nous copions dans la Correspondance
deGrimm.
- Charles-Jean-François Hénault , président honoraire au parlement,
intendantde la maison de Mme laDauphine, l'un des quarante de
l'Académie française et de celle des inscriptions et belles-lettres , est
mort le 24 novembre dernier , dans la quatre-vingt-sixième année
de son age. Il ne faisait que végéter depuis long-tems. Sa nièce , la
comtesse de Jonsac , tenait sa maison , donnait à souper , recevait le
grand monde; le président radotait ou dormait dans son fauteuil , et
était content. Atout prendre , le président Hénault doit être compté
parmi les hommes les plus heureux de son tems. Son père , ancien
fermier-général , si je ne me trompe , lui avait laissé une grande
fortune. Né avec des qualités aimables , mais pas assez remarquables
pour exciter l'envie et la jalousie de personne , il jouissait du privilége
et du bonheur des gens médiocres , d'être aimé de tout le monde
Mans avoir un seul ennemi. Il était très-frivole ; il n'y avait en lui
(*) Cet ouvrage forme cinq volumes in-8º de 2300 pages . Prix ,
28 fr . , et 35 fr. frane de port. 4
C2
36 MERCURE DE FRANCE ,
que la superficie , mais cette superficie était agréable. Il faisait de
jolis vers de société ; il donnait d'excellens soupers ; il avait été à
lamode dans sa jeunesse , et avait conservé l'usage du grand monde
dans un âge plus mûr. Pour satisfaire sa petite ambition , car tout
était petit et joli en lui , il quitta de bonne heure le palais , et acheta
lacharge de surintendant de la maison de la feue reine , et ne laissa
pas d'avoir aussi sa petite existence dans ce petit cercle . Il composa
ensuite son Abrégé chronologique de l'Histoire de France , qui lui
procura les honneurs littéraires et le titre de double académicien .
Cet abrégé n'est pas , à beaucoup près , un ouvrage sans mérite ;
mais on ne peut se cacher que ce mérite a été infiniment exagéré ,
et que si un pauvre diable relégué dans un quatrième étage avait
publié ce livre , il n'aurait pas reçu la moitié des éloges qui ont été
prodigués au président Hénault. Personne n'a plus efficacement travaillé
à la réputation de cet ouvrage que M. de Voltaire. L'auteur
ymit bientôt toute sa gloire , toute son existence. Il ne s'occupa qu'à
en soigner et multiplier les éditions ; et quand il y en avait une de
finie , il en commençait une autre ; il en entendait ainsi parler tous
les jours de sa vie , et ce n'est pas ce qui contribua le moins à son
bonheur. L'abbé Boudot , employé à la bibliothèque du roi , aujourd'hui
paralytique à force d'avoir gagné des indigestions chez le président,
était spécialement chargé du département littéraire et historique .
Le bon président avait été dans sa jeunesse l'amant de la marquise
du Deffant , femme célèbre à Paris par son esprit et par sa méchanceté.
Elle a aujourd'hui plus de soixante-dix ans , et il y en a presque
vingt qu'elle est aveugle ; mais son esprit a conservé toute sa fleur ,
et saméchanceté , à force de s'exercer , est devenue , dit-on , beaucoup
plus habile. Elle se pique de haïr mortellement tout ce qui
s'appelle philosophe , et cela lui a conservé un grand crédit parmi les
gens de la cour et du monde , aux yeux desquels les philosophes sont
lacause immédiate de tout le mal qui arrive en France. Madame du
Deffant a cependant excepté de sa haine le patriarche de Ferney,
dont elle a trouvé sans doute la griffe trop redoutable . Elle avait été
T'amie intime de la marquise du Châtelet , et le lendemain de la mort
de cette femme célèbre , elle fit courir une satire sanglante sous le
titre et sous la forme de son portrait. Elle est restée liée avec le président
Hénault jusqu'à sa fin. Les deux ou trois derniers jours de sa
vie , Mme du Deffant était dans l'appartement du président avec plusieurs
de ses amis . Pour le tirer de son assoupissement , elle lui cria
àl'oreille s'il se rappelait Mme de Gastelmoron ? Ce nom réveilla.le
JUILLET 1812 . 37
président , qui répondit qu'il se la rappelait fort bien. Elle lui demanda
ensuite s'il l'avait plus aimée que Mme du Deffant? Quelle
différence ! s'écria le pauvre moribond imbécille. Et puis il se mit à
faire le panégyrique de Mme de Castelmoron et toujours en comparant
ses excellentes qualités aux vices de Mme du Deffant. Ce radotage
dura une demi-heure en présence de tout le monde , sans qu'il
fût possible à Mme du Deffant de faire taire son panégyriste ou de le
faire changer de conversation. Ce fut le chant du cygne ; il mouru
sans savoir à qui il avait adressé un parallèle si véridique. >
.
M. L. Castilhon qui réside , je crois , à Bouillon , et qui a un
frère résidant obscurément à Paris a publié , il y a déjà du tems ,
des Considérations sur les causes physiques et morales du génie, des
mours et du gouvernement des nations . Vous voyez que ces considérations
roulent sur de petites questions de rien. Quand on veut traiter
de tels sujets , il faut être un Montesquieu , un Galiani , un Diderot ,
va Buffon pour le moins ; et quand on n'est rien de tout cela , on
est un Castilhon , e'est- à-dire qu'on traite un sujet sans que personne
en sache rien. Cependant ily a un auteur tout aussi obsour que
Castilhon qui a fait un Esprit des nations , et qui a accusé l'autre de
plagiat. Je ne sais si ce grand procès sera jugé au greffe civil du
Mercure de France , ou au greffe criminel de l'Année littéraire ;
mais si après la compensation des dépens , ensemble les présens nécessaires
à la corruption des juges , il intervient arrêt qui donne aux
parties le gâteau de la gloire littéraire à partager également , je leur
promets à l'une et à l'autre que le tout se passera sans indigestion . >
- Sidneyet Volsan , anecdote anglaise, par M. D'Arnaud. D'Arnaud
est devenu un des plus grands prédicateurs de vertu par la voie
des romans à grands sentimens et à estampes; il abeaucoup de vogue
parmi les couturières et les marchandes de modes , et s'il peut mettre
les femmes de chambre dans son parti , je ne désespère pas de sa
fortune. >
- L'année qui va finir a été fatale aux Deux Amis ; ils se sont
montrés sur la scène comme deux financiers et deux commerçans de
Lyon , en contes comme deux Iroquois , en romans comme deux je
ne sais quoi ; et Dieu merci , ils ont été sifflés partout. Deux amis ,
affligés de voir de quelle manière on traitait en France leurs semblables
par la faute de nos faiseurs de drames , de nos faiseurs de
contes et de nos faiseurs de romans , s'en allèrent au mois d'août
dernier passer quinze jours aux bains de Bourbonne , près de Langres,
poury voir deux amies dont l'une , mère de l'autre , avait
tuené à ces bains sa fille jeune , fraîche , jolie et cependant malade ,
i
38 MERCURE DE FRANCE ,
dans l'espérance de lui rendre la santé altérée par les suites d'ane
première couche. Les deux amis , c'était Denis Diderot le philosophe
etmoi , trouvèrent les deux amies faisant des contes à leurs correspondans
de Paris , pour se désennuyer. Parmi ces correspondans il y
en avait un d'une crédulité rare ; il ajoutait foi à tous les fagots que
ces dames lui contaient , et la simplicité de ses réponses amusait
autant les deux amies que la folie des contes qu'elles lui faisaient.
Le philosophe voulut prendre part à cet amusement; il fit quelques
contes que la jeune amie malade inséra dans ses lettres à son ami
crédule qui les prit pour des faits avérés , et assura sa jeune amie
qu'elle écrivait comme un ange : ce qui était d'autant plus plaisant
qu'une de ses prétentions favorites est de reconnaître , entre mille ,
une ligne échappée à la plume de notre philosophe . Denis Diderot
essaya entr'autres de réhabiliter les deux amis , et il croira les avoir
vengés de toutes les injures que leurs historiens leur ont attirées
sette année , si le conte que vous allez lire , peut mériter votre
suffrage (*) . »
«Un poëte russe, auteur de plusieurs tragédies , appelé monsieur
Sumarokoff , se trouvant à Moscou , s'était brouillé avec la première
actrice du théâtre de cette capitale ; ces accidens arrivent à Moscou
comme à Paris. Un jour le gouverneur de Moscou ayant ordonné la
représentation d'une des pièces de monsieur Sumarokoff, le poëte s'y
opposa , parce que cette actrice devait y jouer le principal rôle. Cette
raison n'ayant pas paru suffisante au gouverneur pour changer d'avis ,
le poëte en perdit la tête au point que lorsqu'on leva la toile pour
commencer sa pièce , il sauta sur le théâtre , saisit la première actrice
qui avait paru avec tout l'appareil tragique , et la jeta dans les coulisses.
Après avoir ainsi troublé la tranquillité publique , il ne se crut
pas encore assez coupable , et dans sa frénésie poétique il écrivit avec
autant d'indiscrétion que de témérité à l'impératrice elle -même deux
lettres consécutives , remplies de griefs et d'invectives contre une
actrice. Je défie un poëte français de faire mieux.
1
Conteur Marmontel , que pensez-vous qu'il arriva de cette incartade
impardonnable ?-Mais cela est aisé à deviner. Les lettres impertinentes
du poëte Sumarokoff ne parvinrent pas à l'impératrice ;
le ministre chargé du département poétique les lut , et donna ses
ordres pour mettre monsieur le poëte dans un cul de basse fosse jusqu'à
nouvel ordre , et vraisemblablement il y est encore.
(*) Ce conte est imprimé dans les OEuvres complètes de Diderot.
(Note de l'Editeur. )
JUILLET 1812 . 3g
Au diable le conte et le conteur historiques ! c'est un menteur
plat et froid. De tels dénoûmens sont bons dans les pays vantés pour
ladouceur et la politesse des moeurs ; il s'en faut bien que la police
soit aussi perfectionnée en Russie. Sa majesté impériale reçut les
deux lettres du poëte , et après avoir donné ses ordres dans l'Archipel
, en Moldavie , en Crimée , en Géorgie et sur les bords de la mer
Noire , elle eut encore le tems de faire la réponse suivante.
•Monsieur Sumarokoff , j'ai été fort étonnée de votre lettre du 28
›janvier , et encore plus de celle du rer février. Toutes deux con-
> tiennent , à ce qu'il me semble , des plaintes contre la Belmontia
›qui pourtant n'a fait que suivre les ordres du comte Soltikoff. Le
> feld-maréchal a désiré de voir représenter votre tragédie ; cela
>vous fait honneur. Il était convenable de vous conformer au désir
> dela première personne en autorité à Moscou ; mais si elle ajugé à
> propos d'ordonner que cette pièce fût représentée , il fallait exécuter
> sa volonté sans contestation. Je crois que vous savez mieux que
personne combien de respect méritent des hommes qui ont servi
> avec gloire , et dont la tête est couverte de cheveux blancs ; c'est
> pourquoi je vous conseille d'éviter de pareilles disputes à l'avenir .
>Par ce moyen vous conserverez la tranquillité d'ame qui est néces-
>saire pour vos ouvrages , et il me sera toujours plus agréable de
> voir les passions représentées dans vos drames que de les lire dans
>vos lettres.
› Au surplus , je suis votre affectionnée . Signé , CATHERINE.
Je conseille à tout ministre chargé du département des lettres de
cachet , d'enregister ce formulaire à son greffe , et à tout hasard de
n'en jamais délivrer d'autres aux poëtes et à tout ce qui a droit d'être
du genre irritable , c'est-à-dire enfant et fou par état. Après cette
lettre qui mérite peut-être autant l'immortalité que les monumens de
la sagesse et de la gloire du règne actuel de la Russie , je meurs de
peur de m'affermir dans la pensée hérétique que l'esprit ne gâte
jamais rien , même sur le trône .>>
- Il est très -vrai que M. Sedaine a fait une tragédie en prose ,
qu'elle est reçue à la Comédie française , qu'elle sera peut- être jouée
avant Pâques . M. de Voltaire en est indigné ; il a peur que ce nouveau
genre , s'il réussit , ne fasse tort à la tragédie en vers Quant à
nous, si ce nouveau genre est bon , nous l'adopterons sans préjudice
d'aucun autre genre également bon. On remarque que , depuis
quelque tems , le patriarche parle avec humeur de son siècle. Ila
tort ; et je m'en tiens à un de nos anciens arrêts , c'est qu'à tout
prendre , ce siècle en vaut bien un autre. >
40 MERCURE DE FRANCE ,
- Le patriarche ades griefs plus sérieux contre le Système dela
Nature; il craint que ce système ne renverse le rituel de Ferney , et
que le patriarchat ne s'en aille au diable avec lui. C'est-là, je pense ,
le motif secret , mais véritable , de son humeur contre ce maudit
système. Il s'en est expliqué plus librement dans une lettre à madame
Necker, que je vais transcrire. Hippatie Necker passe sa vie avec
des systématiques , mais elle est dévote à sa manière. Elle voudrait
être sincèrement huguenote ou socinienne , ou déistique , ou plutôt ,
pour être quelque chose , elle prend le parti de ne se rendre compte
sur rien. Le patriarche connaît ces dispositions , et les met à profit.
Extrait d'une lettre à madame Necker .
Ferney , 26 septembre 1770.
c....Vous me parlez , Madame, du Système de la Nature , livre qui
> fait grand bruit parmi les ignorans , et qui indigne tous les gens
> sensés. Il est un peu honteux à notre nation ,que tant de gens aient
→ embrassé si vite une opinion si ridicule. Il faut être bien fou pour
> ne pas admettre une grande intelligence quand on en a une si petite;
>mais le comble de l'impertinence est d'avoir fondé un système tout
> entier sur une fausse expérience faite par un jésuite irlandais qu'on
> a pris pour un philosophe . Depuis l'aventure de ce Malorais de la
> Vigne , qui se donna pour une jolie fille faisant des vers , on n'avait
> point vu d'arlequinade pareille. Il était réservé à notre siècle d'éta-
> blir un ennuyeux système d'athéisme sur une méprise. Les Français
> ont eu grand tort d'abandonner les belles-lettres pour ces profondes
> fadaises , et on a tort de les prendre sérieusement .
>Atoutprendre, le siècle de Phèdre et du Misanthrope valaitmieux.
› Je vous renouvelle , Madame , mon respect , ma reconnaissance
➤etmon attachement. >
-François-Augustin Paradis de Moncrif , lecteur de feu la reine
et de madame la dauphine , l'un des quarante de l'Académie française
, s'est endormi du dernier sommeil le 12 novembre , âgé de
quatre-vingt-trois ans . Nous avons de lui plusieurs chansons et
romances dans le vieux langage naïf et tendre , d'un goût si délicat ,
si exquis , qu'on peut les regarder comme autant de chefs -d'oeuvre. Il
faut sans doute plus de génie pour faire l'Iliade que pour faire une
chanson excellente ; mais la perfection , en quelque genre que ce
soit , est sans prix , et je ne suis pas plus surpris de voir à un homme
de goût la tête tournée d'en couplet plein de sentiment , de délicatesse
et de naïveté , que de le voir dans l'enthousiasme de la prière
de Priam à Achille. Si Mencrif n'avait jamais fait que ses chansons
JUILLET 1812 .
et ses romances , il eût été le premier dans son genre , et c'est toujours
quelque chose que d'être le premier quelque part. Mais il a fait
plusieurs autres ouvrages qui ont nui à sa réputation. Nous avons de
lui beaucoup d'actes d'opéra français , dans ce genre galant et fade
qui n'est guère moins insipide à lire qu'en musique psalmodiante et
mêlée d'airs à petites cabrioles . Il a fait un Essai sur les moyens de
plaire qui est un mauvais essai, et dont les faiseurs de pointes disaient
qu'il n'avait pas les moyens. Il a fait dans sa jeunesse une Histoire
des Chats , que je n'ai pas vue , plaisanterie apparemment de société
fort insipide , qui lui attira mille brocards et beaucoup d'épigrammes.
Le poëte Roi en ayant fait une très -sanglante , Moncrif l'attendit au
sortir du Palais-Royal , et lui donna des coups de bâton. Roi , qui
était accoutumé à ces traitemens , et qui n'avait guère moins de souplesse
que de malignité , retourna la tête , et dit à Moncrif , en tendant
le dos au bâton : Patte de velours , Minon , patte de velours.
Moncrif , abstraction faite de son talent de chansonnier tendre et
galant , était un homme assez commun , mais il était souple et courtisan
, et il était parvenu à se donner une sorte de crédit à la cour ou
plutót dans le cercle de la feue reine. Il y faisait le dévot ; mais à
Paris , il était homme de plaisir ; et il a poussé la passion pour la
table et pour la créature , ou plutôt pour les créatures , jusqu'à l'extrême
vieillesse . Il n'y a pas bien long-tems qu'il traversait encore ,
après l'Opéra , l'aréopage des demoiselles de ce théâtre , en disant :
Si quelqu'une de oes demoiselles était tentée de souper avec un vieillard
bien propre , ily aurait quatre-vingt-cinq marches à monter, un
petit souper assez bon , et dix louis à gagner .
L'appartement qu'il occupait au château des Tuileries était effectivement
un peu élevé ; du reste il s'acquittait toujours parfaitement
bien , dans ces parties , du rôle qu'il s'était imposé. Moncrif jouissait
d'une fortune assez considérable par la réunion de plusieurs places
que lui avait obtenues la souplesse de son caractère . On dit qu'il était
noble et généreux dans sa dépense. Dans ses manières il était recherché
et minutieux, et , comme auteur , fort susceptible . Je me souviens
que Marmontel , désirant avec ardeur une place à l'Académie , prit
le parti de louer , dans sa Poétiquefrançaise , presque tous les acadé
miciens vivans dont il comptait se concilier la bienveillance et obtenir
la voix pour la première place vacante. Il se fit presque autant de
tracasseries qu'il avait fait d'éloges ; personne ne se trouva assez loué,
ni loué à songré. Il avait cité de Moncrif un couplet avec les plus
grands éloges ; Moncrif prétendit qu'il fallait citer et transcrire la
chanson toute entière , ou ne s'en point mêler. J'avoue que je ne pus
43 MERCURE DE FRANCE , JUILLET 1812 .
1
m'affliger de voir toute cette dépense d'éloges si peu sincères et prodigués
dans une vue d'intérêt personnel , non-seulement perdue ,
mais presque produire un effet contraire. Moncrif passa donc sa vie
à être saint homme et fort dévet dans l'anti-chambre et dans le cabinet
de la reine , et libertin à Paris . Une de ses plus jolies pièces de
poésie est le Rajeunissement inutile ou l'Histoire de Titon'et l'Aurore;
il la fit retrancher de tous les exemplaires de son Choir de chansons
qu'il donnait à la Cour. Sa vieillesse était devenue un sujet de plaisanterie
à la Cour. On le disait beaucoup plus vieux qu'il n'était ,
parce que M. le comte de Maurepas , ancien ministre d'état , aimait
àdire que Moncrif avait été prévôt de salle lorsque son père y faisait
des armes , ce qui par une supputation fort aisée , donnait à Moncrif
près de cent ans. Mais c'était une plaisanterie : Moncrif était né d'une
honnête famille de Paris , et même avec quelque bien. Il avait eu
dans sa jeunesse la passion des armes , il fréquentait beaucoup les
salles où l'on est en usage d'appeler les plus habiles les prévôts de
salle; mais il n'en a jamais fait les fonctions par état. Il avait été
l'ami et le courtisan du comte d'Argenson , ministre de la guerre. Le
roi , qui aime à s'entretenir d'âge , dit un jour à Moncrif, qu'on lui
donnait plus de quatre-vingt-dix ans. Je ne les prends pas , Sire ,
répondit Moncrif; et si l'on peut s'en rapporter au témoignage de ces
demoiselles , il n'en eut jamais les symptômes. »
« Si vous voulez vous amuser de l'imbécillité et de la fatuité
d'un barbouilleur de papier , il faut lire les Observations sur Boileau ,
sur Racine, sur Crébillon , sur M.de Voltaire , et sur la langue
française en général , par M. d'Açarq , des académies d'Arras et de
la Rochelle. Cela est vraiment précieux par l'extrême impertinence
du style et des prétentions de l'auteur . Ce d'Açarq est un ancien
maitre de pension , assez mauvais sujet , moitié bête et moitié fou . Il
se prétend sur-tout profond grammairien et élève de Dumarsais. Il
dit que le rapport mutuel et précis des mots fait les ressorts divins
d'une langue ; que M.de Voltaire sacrifie aux agrémens matériels
l'active précision qui est d'un ordre supérieur ; que le style grammatical
du quatrième acte de Mérope est assez pur , et qu'il y a des
beautés dans le style personnel ; que la verve spiritueuse de M. de
Voltaire est inépuisable en éclats sulphureux et retentissans ; que
Racine a l'allure tendre , Crébillon l'allure terrible , et que M. de
Voltaire va en tout sens , va toujours , et n'a point d'allure certaine ;
et moijedis que M. d'Açard a l'allure certaine des petites-maisons. »
POLITIQUE.
La diète de Hongrie a terminé ses séances . Le résultat
de ses délibérations a été , sauf de très-légères modifications
, conforme aux plans du cabinet , aux intentions du
gouvernement et aux intérêts généraux de la monarchie.
L'archiduc palatin parcourt en ce moment la Hongrie , et
visite les établissemens publics . Les archiducs Charles et
Jean sont revenus de Prague à Vienne . La cour n'a dû
quilter Prague que vers la fin de juin. L'Impératrice de
France a du se séparer de ses augustes parens le 27 , elle
se rendait à Carlsbad , et devait y rester deux jours , et se
remettre en route le 30 par Bayreuth pour se rendre à
Wurtzbourg , où elle prendra encore quelque repos . On
espère que le retour de S. M. à Saint-Cloud aura lieu avant
le 15 de ce mois .
EnHongrie , en Bohême , en Moravie les récoltes s'annoncentde
lamanière la plus favorable . Le prix des grains
baisse de toutes parts , l'abondance s'établit dans tous
les marchés , et personne ne peut plus songer à faire
des approvisionnemens ou des spéculations. Cette abondance
et cette circulation se communique de proche en
proche dans tous les états de la confédération .
Les lettres de New-Yorck , à la date du 19 mai , sont arrivées
enAngleterre le 24juin .Elles sont toutes à la guerre .
La chambre des représentans a pris une résolution par laquelle
tous les membres absens sont rappelés .On croit que
c'est pour que la question de la guerre soit décidée
présencednplus grand nombre de membres possible . Le
National intelligencer, reçu en même tems , s'exprime
ainsi :
en
Nous croyonsen conscience que nous sommes à la
veille d'avoir la guerre , et qu'il n'est pas un homme sage
qui ne doive se préparer à cet événement. Il faut combattre
avec résolution toute opposition à cette mesure , qu'elle
vienne de l'intérieur ou de l'extérieur .
Il faut regarder celui qui n'est pas pour nous , comme
s'il était contre nous, et il doit être traité en consé
quence.
44 MERCURE DE FRANCE ,
:
Cette guerre que les Américains préparent avec le noble (
sentiment de l'indépendance , l'Angleterre la voit avec surprise
et avec effroi : qui aurait pu faire comprendre à ses
conseils qu'elle aurait à redouter l'Amérique , qu'elle recevrait
un jour des notifications humiliantes pour son orgueil,
inquiétantes pour ses intérêts , son commerce et sa politique
? Sans doute, l'Angleterre ne redoute pas l'Amérique
et ses forces navales trop disproportionnées avec les siennes ;
mais elle a besoin de l'Amér que commerçante ; et si cette
Amérique lui ferme ses ports , si elle lui refuse ses secours,
si elle refuse d'exporter tout ce dont l'Angleterre a besoin
pour son intérieur , pour son commerce , et pour les expéditions
qu'elle a si imprudemment tentées , que d'entraves
nouvelles sont ajoutées à celles dans lesquelles l'obstination
de son ministère a mis la Grande-Bretagne !
La guerre avec l'Amérique , écriv it-on de Londres le
22 juin , ne menace pas seulement notre commerce ; elle
nous priverait encore des farines que les Etats-Unis fournissaient
à la péninsule : si ce malheur arrivait, nous serions
forcés de subvenir aux besoins de nos alliés , en subsistances
, et l'on sait combien notre pénurie nous mettrait
dans l'impossibilité de leur fournir ce genre de secours .
Ainsi , en d'autres termes , l'Amérique pent , quand ellele
voudra , nous forcer à retirer nos troupes du Portugal , et
mettre l'Espagne et ses peuples à la merci d'un ennemi
vigilant qui sait profiter de tous les avantages . Que l'Amérique
persiste dans sa résolution , et tant de trésors répandus,
tant de sang anglais versé , tous les malheurs enfin
où nos conseils et nos perfides secours ont précipité une
partie de la nation espagnole , auront pour résultat la plus
honteuse défection. Au reste , il faut l'avouer , telle est la
situation à laquelle nous ont amenés des guides trompeurs ,
que cette défection doit être encore désirée par toutAnglais
qui aime son pays et connaît l'imminence du danger. "
Les Anglais n'ont cessé de porter des regards attentifs
sur l'Amérique méridionale ; ils ont toujours espéré y trouver
un dédommagement et des débouchés; ils n'ont rien
négligé en souplesse ni sacrifices pour s'y faire recevoir.
Leur langage a été celui de médiateurs , de pacificateurs ;
Buenos -Ayreset Monte-Vidéo, quoique livrés encore à des
différens qui retardent leur complète indépendance , ont
également fermé l'oreille aux suggestions anglaises. Le
Brésil même a pris une attitude bien éloignée de satisfaire
les voeux des Anglais . Ce pays apprécie lanature des obliJUILLET
1812 . 45
1
gations qu'il peut avoir aux Anglais par l'étrange manière
dont ils ont traité lePortugal qu'ils défendent en le dévastant;
l'exemple de la Sicile ne pouvait être perdu , et le
Brésil a appris par ce qui s'est passé dans la péninsule et
à Palerme , quels secours il fallait attendre des Anglais , et
'ce qu'il fallait craindre d'eux au moment où on leur accorde
l'hospitalité. On a reconnu en Amérique comme en
Europe que par introduction , ils entendent établissement ,
par secours , contribution , et par protection , domination
et monopole. Dans les Caracas , au Mexique , le même
esprit règne , celui de l'indépendance américaine,, et non
celui de l'alliance anglaise toujours trop chèrement payée .
Quelques faibles renforts venus de la péninsule n'étaient
pas en état de soutenir le parti de l'ancien gouvernement;
ils n'ont été d'aucun secours . Miranda pousse son entreprise;
les insurgés voyent sans cesse augmenter leurs forces ,
et l'Angleterre ne voit aucun parti assez faible ou assez
imprudent pour acheter ses secours.
D'autres échecs les attendaient sur le territoire de Naples .
Ils ont levé le masque en Sicile ; un fantôme de régent y
exerce une autorité de nom , le général anglais est le viceroi
véritable . Suivant les nouvelles de Malte , la famille
royale sicilienne devait être transportée dans cette île , il ne
devait rester à Palerme qu'un des fils du prince héréditaire ;
à cette occasion , il n'a pas échappé aux Anglais de faire
une remarque en effet fort singulière: ils ont si bien secondé
leurs alliés , ils ont été des protecteurs si habiles et si
puissans , ils ont été des auxiliaires de si bonne foi , qu'ils
ont , par-tout où ils se sont montrés , réussi à faire descendreles
souverains de leur trône , et à ne donner à l'Empereur
de France que des régents pour adversaires. Au sein
de la Grande-Bretagne elle-même , l'état du roi ne donne
les rênes du gouvernement qu'à un régent. Cadix est aux
ordres d'une régence dont l'autorité précaire ne s'étend
guère au-delà de cette enceinte; le Portugal est sous l'autorité
nominative d'un régent , et c'est encore sous le nom
d'un régent que la Sicile est gouvernée. On dirait que les
Anglaisne respectent le pouvoir royal qu'au second degré ;
ils ne veulent pas être les alliés des souverains qui gouvernenteux-
mêmes leurs pays , mais ils consentent à admettre
l'existence de représentans des souverains ; graces à leur
faiblesse , ils usurpent impunément, et règnent en violant
toutes les conventions et tous les droits .
Leur occupation de la Sicile était peu ; ils ont voulu ten
46 MERCURE DE FRANCE;
ter de nouveau de semer des germes de discordes et d'insurrection
sur le territoire napolitain. Un bâtiment sicilien
monté par 40 hommes et armé s'est approché de la côte ,
il était chargé d'y débarquer une bande debrigands et d'assassins
. Après un léger combat, ce bâtiment a été forcé de
se rendre à une goëlette napolitaine. En vain ont-ilsjeté àla
mer une partie de leurs papiers , les Napolitains ont réussi
à saisir dans leurs mains les instructions qui leur avaient
été données . Ces instructions , voici qu'elles étaient : encourager
le brigandage , organiser la révolte , répandre
l'alarme , tenter les sujets fidèles , corrompre et obtenir
des rapports des états de situation , c'est ce que devait tenter
une horde de scélérats façonnés à ce genre de crimes .
Une commission militaire aura bientôt faitjustice de ces misérables
. Les pièces seront imprimées ; on y lira avec indignation
ces mots inconcevables : S'assurer si LES BRIGANDS
s'arment dans le royaume de Naples pour la bonne cause.
Assurément une telle alliance de mots ne pouvait se trouver
que dans des ordres signés pourl'exécution du pillage,
de l'incendie , et pour l'organisation de la guerre civile , On
pouvait prévoir qu'elle ne serait pas dédaignée par la politique
anglaise dont le cachet semble être perfas et nefas ,
mais on pouvait croire que leurs chefs auraient assez de
pudeur pour ne pas l'employer dans des ordres écrits dont
la publicité donnera à l'histoire le moyen de constater cet
outrage étrange à la morale et à toutes les lois humaines .
,
Les renseignemens que cette capture nous a procurés , dit
le Moniteur napolitain , prouvent que les Anglais n'ont
aucune idée de notre position , et qu'ils n'ont point d'intelligences
sûres dans le royaume. Ils ont demandé l'état des
forces qui défendent le royaume ; le Moniteur napolitain
s'empresse de le leur donner avec pleine satisfaction . Une
armée française est entière sur le territoire , sous le nom
d'Armée d'observation du Midi ; elle tend une main aux
troupes qui sont dans le ci-devant état romain et l'autre
aux troupes napolitaines. Outre ces deux armées liées par
l'union la plus intime , 50,000 légionaires pleins de zèle et
de fidélité sont prêts à se porter par-tout où il faudrait com
battre. Que nos ennemis , dit la feuille citée , cessent donc
de s'abuser; depuis que le continent leur est fermé , il a
tout-à-fait changé de face. Les Napolitains connaissent
les maux de la Sicile ; ceux qui avaient cru devoir passer
dans cette île sont rentrés et ont contribué à désabuser
leurs familles etleurs amis sur le sort d'une cour humiliéc
JUILLET 1812. 47
et oppriméepar ses prétendus protecteurs: iln'y aplusqu'un
parti dans l'état de Naples , celui d'un gouvernement réparateur,
juste et loyal, qui s'occupe avec une égale sollicitudedes
besoins et de la défense de son peuple .
Nous arrivons à la partie des nouvelles anglaises qui
prouve le plus évidemment l'inquiétude du ministère , ses
embarras , et le sentiment qu'il a de l'extrême difficulté de
sa position; on donnerait à deviner quel a été l'objetde la
dernière discussion parlementaire; cet objet , qui pourrait
le croire? est celui tant de fois agité , tant de fois repoussé
sous les mêmes prétextes , et par des considérations politiquesde
la même équité , cet acte que l'intérêt de l'Angleterre
devait , disait- on ,défendre à jamais d'adopter . On
voit que nous voulons parler de l'émancipation des catholiques.
M. Canning , les lords Wellesley , Guy Stan
hope ont élevé la voix en faveur des catholiques , et n'ont
pas dissimulé que , dans la position actuelle du royaume,
il fallait au moins se débarrasser d'une des causes d'inquiétudes
les plus graves , et donner la paix aux catholiques
d'Irlande pour l'avoir en Angleterre. Les nobles lords n'ont
plus paru redouter les maximes de l'Eglise gallicane , sa
dépendance , sa hiérarchie , ses usurpations jusqu'ici tant
redoutées , et une communauté de droits jusqu'à cette
époque réservée à la religion anglicane. Ils ont tiré , en
faveur de la cause qu'ils défendaient , une conséquence extrêmement
curieuse de l'état actuel du chef de l'église , et
de ce que ce chef n'est plus souverain temporel. Ils ont
conclu que les religionnaires qui le reconnaissent spirituel
lementn'étaient plus dangereux. L'histoire consacrera cette
déclaration, elle sera un des titres les plus éminens en
faveur de la politique éclairée et de la justice puissante
du gouvernement français . Il sera constaté aux yeux du
monde que les intérêts d'un nombre très-considérable de
catholiques ont été servis , leurs intérêts soutenus , leur
cause plaidée , leurs droits légitimés par les actes même
qu'un zèle mal éclairé a vainement tenté de signaler comme
contraires à la paix de l'église et à la prospérité de la religion.
Les gazettes espagnoles contiennent les détails de divers
engagemens en Catalogne , où les insurgés ne figurent que
par très-petites bandes dispersées à l'approche des corps
français , avec perte d'hommes , de munitions et de chevaux;
elles citent une lettre du maréchal duc d'Albuferra
au général Maurice Mathieu , datée du 14 juin. 1
P
48 MERCURE DE FRANCE , JUILLET 1812 .
Les bruits qu'on s'est plu à répandre sur l'Andalousie ,
y est-il dit, sont entièrement faux. Je communique toujours
avec la gauche de l'armée du Midi qui occupe Baza ,
où elle a battu le général Freyre , lui a pris 500 hommes et
250 chevaux . Les Anglais ont fait des pertes cruelles ; ils
en gémissent , et savent bien que c'est en pure perte .
L'Empereur , à la date du 20 , était à Gumbiben , ville
de Prusse sur la Pissa : il continuait de passer en revue
les différens corps de l'armée . Une diète extraordinaire
devait être réunie incessamment à Varsovie. S. M. jouit
de laplus parfaite santé .
ANNONCES .
S ....
Traité du Régimeforestier , ou Analyse méthodique et raisonnée
des arrêts , réglemens , décisions , instructions et circulaires , concernant
l'organisation des officiers et employés forestiers , et la partie
administrative de leurs fonctions ; suivie des modèles d'états , procèsverbaux
et autres actes . Ouvrage servant d'introduction au Traité
des Délits et des Peines et des Procédures en matière d'eaux et forêts,
et faisant le complément du Code général des Bois et Forêts , de la
Chasse et de la Pêche ; par M. Dralet , conservateur du treizième
arrondissement forestier. Deux vol. in-80 , avec 40 tableaux. Prix ,
10 fr . , et 12 fr. franc de port. Chez Arthus Bertrand , libraire , rue
Hautefeuille , nº 23.
En s'adressant directement à l'éditeur , les abonnés aux Annales
Forestières recevront cet ouvrage franco pour 10 fr.
Elémens de Géométrie; par Louis Bertrand , professeur émérite
dans l'académie de Genève , etc. Un vol. in-4°. Prix , 12 fr. , et
15 fr. franc de port. Chex J. J. Paschoud , libraire , rue Mazarine ,
n° 22.
LE MERCURE parait le Samedi de chaque semaine , par Cahier
de trois feuilles .- Le prix de la souscription est de 48 fr. pour
l'année ; de 24 fr. pour six mois ; et de 12 fr. pour trois mois ,
francde port dans toute l'étendue de l'empire français.-Les lettres
relatives à l'envoi du montantdes abonnemens, les livres , paquets ,
et tous objets dont l'annonce est demandée , doivent être adressés ,
francs de port , au DIRECTEUR GÉNÉRAL du Mercure de France ,
rue Hautefeuille , Nº 23.
MERCURE
DE FRANCE .
N° DLXXIII . - Samedi 11 Juillet 1812 .
C LA
SEIN
5.
cen
POÉSIE .
ODE
Sur les bienfaits qui ont signalé le passage de Sa Majesté
l'Empereur et Roi dans la ville de Montauban , en
1808 (1 ) .
St l'astre étincelant , ardent flambeau du monde ,
S'élançait tout- à- coup dans sa marche féconde
Vers les climats glacés , stériles et déserts ,
Où le Lapon gémit sous d'éternels hivers
La terre , recouvrant sa force toute entière ,
Entrouvrirait son sein à la fertilité ;
.
De ces mers de glaçons croulerait la barrière ,
Etsurces rocs naîtrait l'opulente cité.
(1) Cette Ode, dont le sujet fut proposé par la Société des Sciences
et Belles-Lettres de Montauban dans sa séance du 15 mai 1811 , et qui
futcouronnée dans celle du 16 mai 1812 , se trouve chez Delaunay ,
libraire , Palais -Royal , galeries de bois , nº 243 ; et chez Lenormand
, imprimeur-libraire , rue de Seine , nº 8.
D
50 MERCURE DE FRANCE ,
C'est ainsi qu'en nos murs , un Dieu par sa présence
Ressuscita les arts , ramena l'abondance .
Montauban , dépouillé de toute sa grandeur ,
Déplorait dès long-tems son antique splendeur (2) ;
Ces temples , ces palais qu'on habités nos princes (3) ,
Abandonnés , déserts , périssaient dans l'oubli ;
Et ces routes , jadis l'orgueil de nos provinces (4) ,
N'offraient aux voyageurs qu'un sol mal affermi .
De ses arts autrefois cent villes tributaires
Entretenaient le cours de ses destins prospères (5 ).
Tributaire à son tour de ces mêmes cités ,
Ses citoyens ont fui ses murs inhabités (6) .
Ses ateliers muets languissent solitaires .
Tout s'éteint , tout périt dans un morne repos ;
Et le Tarn , qui jadis enrichissait nos pères ,
Cherche en vain sur ses bords nos hardis matelots .
Montauban ! qui pourra changer ta destinée ?
Compterais- tu déjà ta dernière journée ?
Seul dois- tu succomber quand l'Etat triomphant
Echappe à sa ruine et brille plus puissant ?
Non , non , vers tes remparts ton Souverain s'avance .
Le sort des Nations repose dans ses mains :
Il commande à l'Europe , il a sauvé la France ;
Qu'il parle et d'un seul mot il fixe tes destins .
Nos voeux sont accomplis ! Napoléon prononce ,
Et c'est par des bienfaits que ce héros s'annonce .
(2) Montauban avait perdu , par suite de la révolution , l'intendance
, l'évêché , la cour des aides , etc.
(3) Louis XIII , les princes de sa suite , etc.
(4) Tout le monde connaît les belles routes du ci-devant Languedoc.
(5) Montauban faisait un commerce considérable en minots , draperie
, étoffes de soie , etc.
(6) La plupart des habitans de Montauban quittèrent cette ville
lorsque ses grandes autorités n'existèrent plus et que le commerce
baissait journellement.
JUILLET 1812. br
Ses regards satisfaits ont vu de toutes parts
Nos peuples accourir au sein de tes remparts ,
Se presser sur ses pas ; par mille cris de joie
Porterjusques au ciel sonnom victorieux ,
Et cédant à l'ivresse où leur ame se noie
Dans leur nouveau César se créer d'autres dieux.
A' ces nobles transports qui font couler ses larmes ,
Le héros réconnait ces guerriers dont les armes (7)
Ont subjugué l'Europe et soumis à nos lois
Vingt peuples qui jadis faisaient trembler nos rois .
Il revoit ces soldats , compagnons de sa gloire ,
Qu'il façonna lui-même au métier des combats ,
Etdont le bras naguère à son char de victoire
Enchainait les destins des plus fiers potentats .
Tant de droits aux bienfaits de son ame attendrie
Assurent , pour jamais , le sort de ma patrie :
« Sauvons , dit le héros , cette antique cité ;
> Rendons-lui son éclat et sa prospérité.
› Qu'ici , de mes décrets zélé dépositaire ,
> Lemagistrat commande à mes heureux sujets (8) .
> Qu'en ce palais, des lois jadis le sanctuaire ,
> Themis prononce encore et dicte ses arrêts (9) .
› Et toi , temple superbe , auguste basilique (10) ,
➤ Tes voûtes vont bientôt répéter le cantique
(7) Ce département a donné à la France des maréchaux de l'Empire
, des généraux et des officiers supérieurs de tout grade . Les
bataillons qu'il a fournis aux armées ont su s'y faire remarquer par
leurbonne tenue et leur courage.
(8) Montauban érigé en chef- lieu de préfecture. Etablissement du
préfet dans l'ancienne intendance. Décrets du 29 juillet 1808 , et
Sénatus-Consulte du 14 novembre suivant.
(9) Comme chef-lieu de département , Montauban devait avoir
une cour de justice criminelle : aujourd'hui c'est la cour d'assises qui
siége au palais de la ci-devant cour des aides .
(10) La cathédrale de Montauban est un des plus beaux édifices des
départemens méridionaux. La création d'un évéché , ordonnée par
l'article 2 du décret du 29 novembre 1808 , rend nécessairement la.
cathédrale au service du culte.
D2
52 MERCURE DE FRANCE ,
> Des chrétiens loin de toi si long-tems exilés :
• Rouvre ton sanctuaire à tes fils désolés.
> Qu'un prélat y préside aux pompes de tes fêtes :
• Qu'il y marche entouré de lévites nombreux :
› Et qu'au Dieu , qui soulève et calme les tempêtes .
» Il offre pour l'Etat notre encens et nos voeux.
» Plus loin , j'assemblerai , sous ces doctes portiques ,
› Les zélés partisans des dogmes helvétiques ( 11 ).
› Peuples , vous leur devez et Turenne et Sulli ;
> Leurs pères ont trente ans combattu pourHenri.
› Divisés par le culte , unis par la patrie ,
• Mettez , mettez unterme à vos sanglans débats :
> Rivaux d'exploits , d'amour , de gloire et de génie ,
> Nous sommes tous Français , nous sommes tous soldats.
> Mais des infortunés la voix faible et tremblante
> A porté jusqu'à moi leur prière touchante (12).
› L'orphelin délaissé par l'auteur de ses jours ,
> Sans appui , sans asile , implore mes secours.
› De l'indigent , à charge à la nature entière
› Apaisons les tourmens par de légers travaux.
> Qu'un air plus pur , plus sain , qu'une douce lumière
> Pénètrent jusqu'au fond des plus sombres cachots .
,
» A ma voix renaissez , arts , commerce , industrie ,
> Soutiens de mon Empire , espoir de la patrie.
› Que les dons de Cérès , que les trésors des champs
» Sur un sol plus égal circulent en tout tems (13).
> Que du fleuve indompté les ondes fugitives
> Ne soient plus désormais l'effroi des matelots (14) ,
(11) Création de la faculté de théologie du culte protestant dans le
ci-devant couvent des Carmélites de Montauban . Décret du 6 septembre
1808.
(12) Restauration des hôpitaux et des prisons ordonnée par les
décrets précités.
(13) Réparation des routes ordonnée par l'article premier du
décret du 29 juillet 1808.
(14) L'Aveyron rendu navigable ; article 5 du déeret du 29 juillet
1808.
JUILLET 1812 . 53
• Et qu'en arcs suspendus unissant ses deux rives
> Un nouveau pont s'élève et commande à ses flots (15) . »
Ainsi , Napoléon , par son vaste génie ,
Change tout , donne à tout une nouvelle vie.
Il commande et soudain ses ordres sont suivis .
Les destins à ses lois semblent être asservis .
On dirait que les dieux lui soumettent la terre :
Et l'Europe , admirant tant de hauts faits divers ,
Croit voir au haut des cieux le maître du tonnerre ,
Balançant à son gré le sort de l'Univers.
Fortunés habitans des bords où sa puissance
Par tant d'heureux travaux signala sa présence ,
Secondez par vos chants mes lyriques accords ;
Que la reconnaissance enflamme nos transports ;
D'une si belle époque éternisons l'histoire.
Si l'ingrat en tout tems fut un monstre odieux ,
L'homme qui des bienfaits sait garder la mémoire ,
Par ce beau sentiment peut s'égaler aux dieux.
ParB. B. MAISON .
LE BONHEUR D'UN HOMME DE QUATRE-VINGTS ANS .
AIR : Chantez , dansez , amusez-vous ; ou : Pour un déjeuner
degarçon.
Je me souviens qu'avant dix ans
J'eus des tourmens de toute espèce ;
Les grammaires et les pédans
Sont les fléaux de la jeunesse : ....
Le ciel daignant combler mes voeux ,
J'eus quinze ans , je me crus heureux.
Jusqu'à trente ce fut bien pis ,
J'éprouvai bien d'autres détresses ;
Trompé souvent par mes amis ,
Je fus trahi par mes maîtresses .
(15) Construction d'un pont sur l'Aveyron , et d'un autre sur le
Tarn àMoissac. Décret précité ,article 2 et suivans .
54 MERCURE DE FRANCE ,
La raison vint calmer mes sens ;
Mais j'avais alors cinquante ans .
A cet âge on peut aspirer
Atenir son coin dans le monde ;
Mais on a tort de l'espérer ,
Si la faveur ne nous seconde .
Timide , je me tenais coi
Sans qu'on daignât penser à moi.
Je crus tout fini , sans retour ;
Mais voilà que les destinées
M'ont conservé jusqu'à ce jour
Portant bien quatre- vingts années.
Les égards pour mes cheveux blancs
Me consolent de mes vieux ans .
Je plais aux maris , aux mamans ,
Et de la timide innocence
Je reçois des baisers charmans
Donnés et pris sans conséquence.
Et j'ai , par le plus doux lien
Femme aimable , qui m'aime bien.
J'ai la santé , la paix du coeur ,
Et ce calme que l'âge donne ;
C'est un bien d'autant plus flatteur
Qu'il ne fait envie à personne.
Et c'est au gré de bien des gens
Que j'ai plus de quatre- vingts ans.
Par M.... , membre de l'Institut , né en 1730.
ÉNIGME .
LE vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable ;
Ce que je vais raconter en fait foi.
Pour former cet adage on eut recours à moi ,
moi sans qui jamais rien ne fut véritable.
J'ai pour le vice et la vertu
Une si grande indifférence ,
JUILLET 1812 . 55
1
Qu'àl'un et l'autre on me voit résolu
De prêter , en tout tems , une égale assistance.
Indistinctement je réside
Ala ville , au village , et par-tout je préside
Aux volontés. Sans moi l'on peut dire : je peux ;
Mais le plus fier tyrann'ose dire : je veux.
En vain , sans mon secours , dirigé par la gloire ,
Lehéros prétendrait exercer sa valeur ;
Il ne pourrait , sans moi , voler à la victoire ;
Nul ne pourrait , sans moi , le proclamer vainqueur.
Si je n'existais pas , on ne verrait jamais
L'homme faire éclater de l'affreuse vengeance
Contre son ennemi les terribles effets ,
Ni sur eux exercer la moindre violence .
Non seulement je suis en vie ,
Je suis encor sans cesse en mouvement :
Aux yeux de tous je fais e vie ,
Et l'on ne peut sans moi voir , ni vivre un moment .
S'il est question de voler ,
Je dirai plus , de violer ,
Enfin de présenter aux partisans du crime ,
Aux scélérats une victime ,
Je suis en tête , et c'est par mon secours
Qu'aux sales voluptés l'on se livre toujours.
S ........
LOGOGRIPHE .
Dans leurs vastes contours embrassant les deux mondes ,
J'environne à-la-fois et la terre et les ondes ,
Le Grec de son encens prodiguant les faveurs
D'un culte révéré m'adressa les honncurs .
Est-il un seul endroit qui n'offre ma présence ?
Qui n'a pas éprouvé l'effet de ma puissance ?
Par-tout en même tems elle se fait sentir ;
Jusqu'au fond des volcans elle va retentir.
Léger , souple , inconstant , d'un naturel mobile ,
Lorsqu'on veut me fixer , la chose est peu facile,
56 MERCURE DE FRANCE,
A- la-fois je résiste et cède au moindre effort ;
Je procure la vie et peux causer la mort.
Bref , de chaque élément mon être se compose ,
Et de divers effets on trouve en moi la cause .
A ces traits , si déjà tu ne m'as découvert ,
A ton esprit , lecteur , un champ vaste est ouvert.
Vois d'abord enmon sein un personnage illustre ,
De soi seul empruntant son éclat et son lustre ;
Un poëte naïf, un auteur estimé ,
Des plus riches couleurs un espace animé ;
Ce que brave aux combats une audace intrépide ;
Plusieurs vastes cités ; cette vapeur fluide
Qui , le printems venu , féconde nos guérets ;
Deux arbres de futaie ornement des forêts .
Vois de plus un tissu , un mets , un personnage
A l'air présomptueux , au futile langage ,
Enmer un abri sûr , un des points cardinaux ;
Jadis du fier Romain l'un des peuples rivaux ;
Le terrible élément Le dompta le Batave ;
Puis un dieu qu'adorait le vaillant Scandinave.
Je t'offre encore un nombre , une époque , un pays ,
Un prêtre révéré des antiques Parsis ;
Un amphibie énorme , un petit quadrupède ;
Plus , deux termes au jeu qu'inventa Palamède ;
De Cybèle un surnom ; ce globe radieux
Qu'un bras puissant dirige et suspend dans les cieux ;
Ensuite une saison , une feuille , une plante ,
L'une des doctes soeurs ; la substance odorante
Qu'avec art le chimiste extrait des végétaux ;
Un fléau qui moissonne et cités et hameaux.
On trouve encore ici la riante vallée
Où l'on voit serpenter les ondes du Pénée ;
La plus belle des fleurs ; ce sage qui jadis
Fut le soutien des arts , le conseil d'Osiris ;
A l'art de cultiver un instrument utile ;
Un sel , un mois , un gaz vapeur subtile ;
Ce qui sert au nocher à parcourir les mers ;
Une interjection ; l'asile où des hivers
Tu braves la rigueur ; puis ce qu'un prince sage
Et zélé pour la gloire , aime , honore , encourage.
F.....
JUILLET 1812. 57
CHARADE .
PLACÉ surmonpremier , un jeune téméraire ,
Oubliant de Phébus la leçon salutaire ,
Trouva dans l'Eridan son funeste trépas .
Un coeur né mon dernier , ajoute aux doux appas
De ce sexe charmant qui fut formé pour plaire.
Pour attester des siens la vaillance guerrière ,
Devant son ennemi un valeureux Romain
Surmontout sans pâlir osa fixer la main.
Par lemême.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Lemotde l'Enigme est Repos .
Celui du Logogriphe est Paro, dans lequel on trouve: arc.
Celui de la Charade est Portail.
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS .
THEATRE DE L'OPÉRA- COMIQUE , ou Recueil des Pièces
restées à ce théâtre ; pour faire suite aux Théâtres des
Auteurs du premier et du second ordre , avec des
Notices sur chaque auteur , la liste de leurs pièces ,
la date de leurs premières représentations , et une
Notice sur l'origine de l'Opéra-Comique .- Sept vol .
in- 18 . ( Les quatre premiers paraissent. ) -Prix,
12 fr. 50 c.- A Paris , chez Nicolle , libraire , rue de
Seine , nº 12.
Les Italiens qui sont véritablement fous de leur musique
, regardent un poëme d'opéra comme un canevas
créé pour la seule gloire du compositeur ; et , en effet ,
leurs pièces ne sont , en général , que de très-mauvais
canevas dont le public ignore même l'auteur. Il n'en est
pas de même chez nous ; nous sommes beaucoup plus
exigeans que les ultramontains , et quelque belle que
soit une composition musicale , si le poëme pour lequel
elle est faite n'a pas un certaine mérite , l'ouvrage tombe,
et il n'y a plus que les amateurs qui jouissent de quelques
fragmens conservés dans leurs porte-feuilles ; tel a
été le sort du jeune Henri , dont on admire l'ouverture ;
de la Romance , dont on entend toujours avec plaisir un
très-joli duo , et de cent autres pièces dont lénumération
serait beaucoup trop longue .
Malgré le mérite qu'on exige dans un opéra- comique ,
ce genre a parmi nous un très-grand nombre de détracteurs
; on a fait sur ce sujet mille dissertations , parmi
lesquelles il s'en trouve quelques- unes de raisonnables
et beaucoup d'extravagantes . Nous croyons inutile de
nous en occuper dans cet article , parce que nous pensons
qu'il est juste d'assigner un rang honorable àl'opéracomique
, sans cependant le placer trop haut .
L'éditeur de ce répertoire fait remonter l'origine de ee
MERCURE DE FRANCE , JUILLET 1812. 59
genre de composition à l'origine des jeux forains , qui
n'étaient autre chose que des vaudevilles , la plupart
d'un genre bas , pleins de trivialités , sur des airs de
ruelles . Il s'appuie pour cela sur le titre d'opéra-comique,
que prirent une ou deux troupes foraines. Mais comme
il doit être question ici du genre d'ouvrage et non pas
de l'enseigne ou titre d'une salle de spectacle , et que
nous sommes convenus aujourd'hui de n'appeler opéracomique
qu'une petite comédie mêlée de couplets et autres
morceaux de chant pour lesquels on a fait une compositionmusicale
, on ne doit faire remonter l'origine de
ce genre d'ouvrage qu'au 30 juillet 1753 , époque de la
première représentation des troqueurs , paroles de Vadé
etmusique de d'Auvergne , qui fut réellement le premier
opéra-comique français joué en France.
Depuis l'an 1753 , on a joué avec succès plus de mille
pièces de ce genre ( sans compter celles qui n'ont fait
que passer ) ; il en reste encore environ six cents qu'on
joue sur tous les théâtres de France , et le répertoire
actuel de Feydeau est de plus de deux cents pièces .
Si ce genre d'ouvrages ne plaisait pas autant , on n'en
aurait pas composé une si grande quantité , et l'on ne
verrait pas tous les jours l'affluence se porter au Théâtre-
Feydeau.
J'avouerai même que mon goût particulier m'entraîne
plus souvent à ce spectacle qu'au grand opéra ; je trouve
à ce dernier des récitatifs assommans et une musique
toujours grave qui me fatigue au lieu de me délasser ;
tandis qu'à l'Opéra-Comique je trouve une très -grande
variété , de l'excellente musique , que je goûte d'autant
mieux qu'elle est entrecoupée par un dialogue simple
qui n'a rien de fatigant et qui me plaît presque toujours .
J'ai peut -être tort , mais je ne donne ici que mon opinion
, qui peut n'être pas la meilleure , quoique je l'aie
vue partager par beaucoup de monde .
Je ne prétends cependant pas placer , comme le fait
l'éditeur de cette collection, les auteurs d'opéra comique
parmi ceux du troisième ordre ; ce serait exagérer beaucoup
trop leur mérite , car les meilleures pièces de ce
genre peuvent , tout au plus , être rangées en sixième
60 MERCURE DE FRANCE ,
ligne , et un très-grand nombre d'autres , qu'on voit avec
plaisir , resteraient plongées dans le plus profond oubli
sans la divine musique des Monsigny , des Grétry et de
ceux de leurs successeurs et de leurs contemporains qui
en ont quelquefois approché.
Si je trouve ces pièces très-agréables à la représentation
, il me semble qu'il n'y a rien de plus insipide que
leur lecture ; en effet , qui peut lire des opéras comiques
? S'il existe un homme qui ait ce goût singulier ,
il faut qu'il ait aussi beaucoup de tems à perdre. Cependant
une collection des meilleures de ces pièces était
désirable , non pas pour la lire de suite , mais pour
l'avoir et la consulter quelquefois ; et parce qu'il est
beaucoup trop dispendieux d'acheter les oeuvres de tous
ceux qui ont fait des opéras-comiques , afin d'en avoir
peut-être une soixantaine qui méritent d'être conservés.
Nous croyons donc l'idée de l'éditeur assez bonne , il
ne nous reste plus qu'à examiner comment il l'a exécutée.
On trouve en tête de son premier volume un Avis au
Lecteur qui commence par cette singulière phrase :
L'Opéra-comique , de même que la Comédiefrançaise ,
a eu ses tems de barbarie son enfance , ses jours de
gloire ; et peut- être serait- onfondé à dire que sa décadence
a déjà commencé.
,
Voilà l'Opéra- comique mis en parallèle avec la Comédie
française , c'est bien ( géométriquement parlant ) ,
comparer aux infiniment grands les infiniment petits ! ..
Et l'on conviendra qu'il faut avoir la rage de crier à la
décadence pour dire que la décadence de ce genre d'ouvrage
est déjà commencée.... Quelles sont les pièces
anciennes qui sont préférables à Maison à vendre , à
Adolphe et Clara , et à plusieurs autres petits opéras
de nos contemporains ? ...
J'ai déjà eu l'occasion de signaler quelques écrivains
qui , à force de crier à la décadence, pourraient bien
Ja faire venir, et qui entretiennent par leur morosité les
gens du monde peu observateurs , en général , dans l'opinion
que tout dégénère en littérature ; je n'ai rien dit
des éditeurs , et puisque l'occasion se présente si belle ,
je ne dois pas la laisser échapper.
JUILLET 1812 . 6
Quelle est cette malheureuse manie qui porte les compilateurs
les plus inhabiles à crier à la décadence ? .....
Ne serait-ce pas ignorance , défaut d'observation ? .....
Comment se fait-il que des gens qui , par spéculation ,
réunissent des ouvrages de divers auteurs , ne sachent
pas , que sur cent pièces qu'on représente dans l'espace
de plusieurs années , à peine y en a-t-il cinq ou
six qui réussissent ? Que dans la nouveauté d'un genre
il y a beaucoup moins de difficultés à vaincre ? Que le
public devient infiniment plus exigeant lorsqu'il possède
ungrand nombre de bons ouvrages de ce même genre ?
Que c'est alors que
Le raisonner tristement s'accrédite ?
Que ce public , devenu récalcitrant , établit sans cesse
des points de comparaison plus ou moins désavantageux
pour les contemporains ? Comme si ces pauvres contemporains
n'étaient pas assez malheureux de n'avoir plus
qu'à glaner dans un champ où ils auraient peut-être
mieux moissonné que leurs devanciers ! ..... Voilà ce
qu'on peut trouver aisément avec un peu de gros bon
sens et de réflexion ; mais il semble que la plupart de
nos éditeurs compilent en dépit du bon sens , et ne réfléchissent
jamais ; ils perdraient sans doute un tems
qui leur est très-précieux pour inonder le monde littéraire
des volumineux ouvrages qu'ils font aux ciseaux ,
et sans se donner même la peine de choisir ce qu'il y
aurait de mieux à tailler de la sorte : ils ne peuvent plus
rien publier sans le louer beaucoup aux dépens des pauvres
contemporains , qui , quoi qu'ils fassent , sont toujours
des sots aux yeux de ces habiles gens .
Quelques personnes pourraient peut- être penser ,
d'après cette partie de mon article , que j'ai composé des
opéras-comiques ; elles se tromperaient fort , et je ne
crois pas que l'envie m'en prenne jamais ; je ne me sens
point assez de talent pour y réussir , et si je me croyais
capable de faire un aussi joli ouvrage que Maison à
Vendre , ou quelques autres pièces de ce genre , j'aimerais
mieux remplacer les morceaux de chant par un supplément
de dialogue , et faire jouer ma pièce aux Fran62
MERCURE DE FRANCE ,
çais , si je le pouvais ; là au moins ce serait un titre littéraire
, et la moitié de ma gloire ne serait pas pour un
musicien . Mais revenons à notre collection.
La Notice historique sur l'opéra-comique , qui suit
immédiatement l'avis de l'éditeur , est un espèce de
procès-verbal des diverses vicissitudes de tous genres
que l'opéra-comique et le vaudeville ont souffertes depuis
les jeux forains jusqu'en 1807. Cette notice est plutôt
un plan , un canevas , un squelette de notice qu'une
notice historique , et il y a une note qui m'a fort surpris
, et que je rapporterai textuellement.
On croit généralement que la cause de leur expulsion
(des Italiens en 1697 ) fut l'annonce qu'ils avaientfaite
de la FAUSSE PRUDE , comédie dans laquelle on reconnut
par avance MADAME DE MAINTENON .
Voilà le procès de Madame de Maintenon parfaitement
fait , et déclarée fausse prude dans une note sur l'Opéra
comique ..... Peut-on rien voir de plus inconvenant ?....
D'autres auraient peut-être dit que la police trouva que
la Fausse Prude était une satire contre Madame de
Maintenon; mais M. l'Editeur ne se donne pas la peine
de réfléchir sur la valeur des mots .
Avant d'aller plus loin , je ferai une petite remarque
sur le titre de cette collection : Théâtre de l'Opéra- Comique
, ou Recueil des pièces restées à ce théâtre , en sept
volumes.
Dans les quatre volumes que j'annonce , il y a dixneuf
pièces , je suppose que dans les trois autres il y en
ait quinze , cela nous donnera un total de trente-quatre
opéra-comiques . Or , comme il y a au moins deux cents
pièces au répertoire actuel , sans compter celles des
contemporains , il est clair que l'Editeur s'est trompé ou
qu'il veut tromper le public. C'est donc un choix de sa
façon qu'il nous donne , et point du tout le Recueil des
pièces restées à ce théâtre . Nous allons examiner comment
ce choix est fait .
LA SERVANTE MAÎTRESSE Ouvre la marche : cette pièce
eut un prodigieux succès , graces à la délicieuse musique
du divin PERGOLÈSE ; car le poëme n'est autre chose
qu'une très-misérable traduction d'un très-mauvais ca
JUILLET 1812 . 63
nevas italien intitulé la Serva Padrona. Il y avait sans
doute beaucoup de difficultés à vaincre pour traduire
une pièce italienne , et faire ensorte que les paroles
françaises pussent s'adapter à la musique qui avait été
composée pour le canevas italien ; mais cela ne peut
point faire approuver de pareils débris de lignes de
prose , déchiquetés , et rimant à-peu-près les uns sous
les autres :
Mais que t'en semble à toi ?
Dois-je en crever , moi ?
Non , par ma foi.
Qu'en penses-tu ? N'est-il pas vrai ?
Hai ?
Dis , toi !
Quoi ?
Oui , oui , sur ma foi , etc.
Et un dialogue aussi bas que celui-ci , entre Pandolphe
etsa servante :
ZERBINE , à part.
II en tient , je le vois .
(àPandolphe.)
Rien n'efface
Ma grace ;
Regardez-moi.
PANDOLPHE , àpart.
Pour cela
,
Je pense que j'en tiens , là ,
La , ralla ,
La , ralla , ra , la , ralla.
ZERBINE .
Il faut se rendre .
PANDOLPHE.
Ah ! laisse-moi .
ZERBINE .
Il faut me prendre.
PANDOLPHE .
Tu rêves . je croi.
ZERBINE .
Reçois mon coeur et ma foi.
64 MERCURE DE FRANCE ,
PANDOLPHE .
Non, je ne veux pas de toi.
ZERBINE.
Tu seras donc à moi.
PANDOLPHE.
Je ne veux pas de toi .
ZERBINE .
Si , si , tu seras à moi.
PANDOLPHE .
Ah! je suis tout hors de moi.
Pour cela ,
Je pense que j'en tiens , là .
ZERBINE .
Je suis jolie ,
Mais très -jolie ,
Auplus jolie.
PANDOLPHE .
La , ralla , la , ralla , etc.
Quelque délicieuse que fût la musique d'un opéra
nouveau , s'il paraissait avec des paroles de cette espèce ,
la chute serait complète ; en 1754 on était beaucoup
moins difficile à contenter , car cette pièce eut cent quarante-
une représentations en neuf mois de tems ; mais ce
succès ne pouvait autoriser l'éditeur du Théâtre de
l'Opéra-Comique à comprendre dans son choix une
pareille rapsodie .
LA CHERCHEUSE D'ESPRIT serait un très-joli opéracomique
( quoique d'une naïveté beaucoup trop leste
aujourd'hui ) , si l'on avait composé de la musique pour
cette pièce ; mais comme les morceaux de chants sont
sur des airs connus, elle rentre dans la classe des vaudevilles
, et ne devait point faire partie de cette collection
.
ANNETTE ET LUBIN de Favart fut d'abord en vaudeville
, mais long-tems après l'auteur y fit de nombreux
changemens , et Martini composa pour cette pièce une
musique délicieuse , dont plusieurs morceaux sont justement
placés parmi ce que les grands maîtres ont produit
de plus beau ; l'éditeur a donc très-bien fait de comprendre
cette pièce dans son recueil; mais néanmoins
JUILLET 1812 :0
ELAS
SEINE
sujet: il savai
j'ai un reproche très-que Martini avait cogmrpaovseéàllauimufasiirequàecede cet ouvrage
(probablement par oui-dire ) ; et cependant , au heu de
nous donner cette pièce telle qu'elle fut arrangée par
son auteur pour être mise en musique , il nous la donne
d'après la première édition , c'est-à- dire en vvaaudeville ,
de sorte qu'après avoir lu surle titre Musique deAlarlingw
on voit un couplet sur l'air : Quand la Bergère vient des
Champs , et presque tous les autres morceaux sur d'autres
airs connus . Il y a plusieurs changemens heureux
dans la dernière édition , et des morceaux qui ne se
trouvent pas dans les autres ; la partition de Martini
est précédée d'un avertissement qui ne sera point déplacé
ici .
« M. Favart , dit- il , le créateur de l'opéra-comique ,
>> s'est plu , à l'âge de 78 ans , à rajeunir son Annette
>> et Lubin , en y faisant quelques changemens . L'inten-
» tion de l'auteur de la musique , en le donnant au jour ,
>> n'est pas de vouloir détruire l'opinion favorable que
>>le public peut encore avoir pour l'ancienne musique
d'Annette et Lubin; mais il croit restituer aux ama-
>> teurs et aux vrais connaisseurs un poëme plein de
>> caractères et de situations très -favorables pour la mu-
> sique , que de vieux vaudevilles et des airs parodiés ,
>> il y a vingt-sept ans , ont presque déjà mis dans l'oubli ,
>> vu les grands progrès que l'art de la musique a faits
> en France depuis ce tems . >>>
Ce que je regrette le plus d'Annette et Lubin , c'est
ce joli duo (qui ne se trouve pas dans la collection que
j'examine) , et que je copie de la partition de Martini .
Voici comme il commence :
LUBIN.
Ah ! chère Annette !
ANNETTE .
Ah ! ah! Lubin !
ENSEMBLE .
Il fallait nous voir ce matin !
Il finit ainsi :
ANNETTE
Nepleure pas!
66
MERCURE DE FRANCE ,
LUBIN.
Tu pleures bien !
ANNETTE.
Ai-je un coeur différent du tien ?
Ce duo qui est un modèle de simplicité a inspiré à
Martini la plus délicieuse musique qu'il soit possible
d'entendre , le chant pleure avec Annette et Lubin , et
arrache des larmes à l'auditeur le moins sensible ; je ne
sais si c'est le souvenir de cette musique qui m'attendrit ,
mais je ne puis lire ce joli duo sans éprouver une vive
émotion. Ceuxqui déchiffrent assez bien la musique pour
la chanter des yeux , si je puis m'exprimer ainsi , comme
on lit ordinairement des yeux , doivent éprouver bien du
plaisir à parcourir une aussi belle composition .
Qu'on dise , si on l'ose , après avoir lu ces chants sublimes
, que la musique n'est pas une langue qui émeut
plus puissamment notre ame que les phrases les plus
éloquentes ! .... Sans doute , la musique n'est point une
langue pour les choses vulgaires; mais elle en est une
plus expressive que toutes les autres lorsqu'il s'agit de
peindre les passions; les amans ne trouvent point de
mots pour dire combien ils aiment et tout ce qu'ils
éprouvent , la musique seule parvient à le dire et à exprimer
harmonieusement à l'ame les plus fortes nuances
de leurs plaisirs et de leurs chagrins ( 1) .
Cette digression sur la musique n'est point étrangère
à mon sujet , parce que je crois qu'elle réfute victorieusement
l'opinion des barbares qui blâment l'heureuse
(1) « La musique , a dit un compositeur dans une note pleine de
sens et de justesse , ne nomme aucun des objets sensibles de la
nature , mais elle exprime ce que leur présence ou leur absence
>nous fait éprouver de doux ou de cruel ; elle ne nomme pas la
> rose, mais elle exprime la mollesse , la douceur , que son parfum
> excite en nous ; elle ne prononce pas Eurydice , mais elle exprime
> les regrets , la douleur , le désespoir d'Orphée. La musique , comme
> la langue des muets , n'a point de mots , mais des définitions imita-
> tives ; elle ne dit point cheval , mais elle imite le galop qui le
> rappelle; elle ne dit pas colombe , mais elle gémit tendrement ; elle
• ne dit pas victoire , mais elle éclate en bruyante et belliqueuse joie .
JUILLET 1812. 67
:
union de la musique et des vers (2) ; mais il est tems de
revenir à notre collection de l'Opéra- Comique .
Les autres pièces de Favart que l'éditeur a jugé à propos
d'admettre dans son choix , sont : Ninette à la Cour,
la Fée Urgèle, Isabelle et Gertrude , les Moissonneurs ,
l'Amitié à l'Epreuve , la Belle Arsène.
Il a pris , d'Anseaume , les Deux Chasseurs et la Laitière
, le Tableau Parlant ;
De Poinsinet , le Sorcier;
De Sedaine , le Roi et le Fermier , Roseet Colas , le
Déserteur, les Femmes Vengées , Félix , On ne s'avise
jamais de tout , Aucassin et Nicolette.
J'aurais bien quelques observations à faire sur ce
choix , mais j'attendrai pour cela que les trois derniers
volumes aient été publiés ; alors je pourrai en toute connaissance
de cause parler de l'entière composition de ce
recueil.
Il n'en sera pas de même pour les Notices sur les auteurs
, je dois parler de celles que je tiens entre mes
mains .
Ces notices sont dépourvues de tout ce qui pourrait
les rendre agréables , elles sont plus courtes que celles
qu'on trouve dans les Dictionnaires historiques les moins
(2) Il ne faut pas qu'il y ait trop de poésie dans les vers qu'on veut
mettre en musique , car il serait impossible de rendre tout ce qu'une
langue articulée est susceptible d'exprimer en peu de mots ; il ne faut
qu'une simple pensée de joie ou de douleur , rendue et délayée simplement
dans un couplet , afin que le compositeur puisse développer
les ressources de son art ingénieux . On n'a jamais composé de la
musique sublime sur les très-beaux vers , parce que les tableaux qui
se succèdent rapidement dans la divine poésie , mettent le compositeur
dans l'impossibilité de les peindre à sa manière ; voilà pourquoi
les belles cantates du grand Rousseau n'ont jamais eu de musique
digne d'elles , quoique plusieurs compositeurs aient essayé d'en faire ;
an lieu que les paroles les plus simples ont inspiré des chants sublimes
; il ne faut , nous le répétons , qu'une idée de situation , délayée
et exprimée vaguement , pour que le compositeur réussisse à
déployer toutes les merveilles de son art , et c'est par cette raison
que le joli duo que je viens de citer produit autant d'effet.
E
68 MERCURE DE FRANCE ,
complets ; l'éditeur était impatient de finir , il se fait
une espèce de gloire de ne rapporter aucune anecdote ,
de peur sans doute d'être trop amusant ; et quelque
courtes que soient ces prétendues notices , bien des lecteurs
pourront encore les trouver trop longues . Puisque
l'éditeur était si pressé , il aurait pu abréger encore ces
notices en se bornant à donner le nom des auteurs , les
dates et les lieux de leur naissance et de leur mort ; le
tout suivi , comme il l'a fait , du titre des ouvrages qu'ils
ont composés.
Cette crainte des longueurs me rappelle une anecdote
de Sedaine qui peut s'appliquer ici , et qui n'est pas fort
connue.
A la première répétitionde Rose et Colas , les acteurs
qui faisaient les rôles de Mathurin et de Pierre Leroux
s'étaient fort dépêchés de jouer la huitième scène , qu'ils
trouvaient beaucoup trop longue ; après la répétition ,
ces deux acteurs vinrent dire à Sedaine qu'ils craignaient
que cette scène ne parût d'une longueur insupportable ,
et qu'ils seraient d'avis de la diminuer; Sedaine, qui avait
souffert beaucoup de leur voir aussi mal représenter son
ouvrage , leur répondit avec humeur : Hé ! Messieurs ,
dites cette longue scène beaucoup plus lentement , et
alors elle paraîtra infiniment plus courte. Ne pourraiton
pas dire à l'éditeur : Hé ! Monsieur , employez plus
de tems et de soin pour faire vos notices , augmentezles
de tous les ornemens dont elles sont susceptibles ,
et alors soyez certain qu'elles ne paraîtront pas trop
longues , quand elles auraient vingt pages au lieu de
quatre ou six . M.
Extrait du rapport sur les travaux de la classe d'histoire
et de littérature ancienne de l'Institut , fait par
M. GINGUENĖ , l'un de ses membres , dans sa séance
publique , le vendredi 3 juillet 1812 .
LORSQU'EN rendant compte des travaux de la classe de
littérature ancienne , on doit prononcer le nom d'Homère ,
et lors même qu'Homère n'a pas été l'objet d'un graud
JUILLET 1812. 69
travail mais de simples notes , c'est par lui qu'il convient
de commencer. Ab Jove principium; Homère est le Jupiter
de cet Olympe dont les grands poëtes sont les Dieux.
-
Après tant d'observations faites sur ses poëmes , il en
est une qui a semblé à M. Toulongeon avoir été , ou omise ,
on inaperçue , et qui , dans un poëte que l'on ne peut pas
soupçonner d'inadvertance , lui paraît supposer une profonde
et affligeante connaissance du coeur humain. Pourquoi
Homère s'est-il plu , malgré sa partialité en faveur
des héros grecs , à mettre parmi eux tous les vices du coeur
et tous les défauts du caractère , tandis qu'il met toutes les
vertus réelles , toutes les qualités sociales et aimables dans
la ville ennemie , et dans le coeur de ces mêmes guerriers
destinés à être vaincus par les Grecs ? Lies enfans qui
lisent pour la première fois l'Iliade s'intéressent pour les
Troyens , mais se passionnent pour les Grecs , aiment et
estiment Hector , mais admirent Ajax et sur-tout Achille.
Homère savait peut-être déjà que les peuples sont tous
eufans; que c'est sur-tout par de telles fables que l'on plaît
aux hommes , puisque les hommes sont toujours enfans
par l'imagination. Le désordre moral que présentent les
succès des vices contreles vertus futpeut-être pour Homère
un moyen de plus de réussir. Tous les poëtes épiques l'ont
imité , hors en ce seul point; et ils lui sont restés inférieurs
. L'épopée a besoin de passions pour se soutenir à
toute sa hauteur , et les vices ont beaucoup plus de passions
que les vertus.
Deux observations ont ensuite pour objet; l'une , l'art
qu'Homère a eu seul de faire son poëme avec un épisodede
l'action principale , au lieu de surcharger l'action
principale d'épisodes , comme l'ont fait la plupart des
poëtes épiques; l'autre , le partage qu'il a fait des perfections
entre ses héros , tandis que les autres poëtes ont voulu
faire leur principal héros parfait.
Notre confrère se demande , ou dit qu'on pourrait se
demander pourquoi Homère s'est plu à ranger Jupiter , le
maître des Dieux , du côté du partí vaincu. Tous les poëtes
venus après lui ont encore pris la marche opposée . Chez
lui seul , le maître des Dieux a , au-dessus de sa volonté ,
la volonté d'un être qu'on appelle le Destin. Quel était
donc ce Destin , cefatum plus fort que Jupiter , lequel
était pourtant lui-même plus fort que tous les autres Dieux
ensemble ? Peut-être est ici cachée une de ces opinions qui
Maient , dans l'antiquité païenne , le partage du petit nom70
MERCURE DE FRANCE ,
bre, et qui faisaient partie des secrets que l'on communi
quait aux adeptes dans les initiations d'Egypte , dans les
mystères d'Eleusis . Le Destin , dans cette opinion , était
un être éternel , immatériel , incorporel , supérieur à tous
les D'eux de l'Olympe . On ne peut guère douter , dit
M. Toulongeon , qu'Homère n'ait eu la connaissance de
cette opinion des sages , et qu'il n'en ait voilé la inanifestation
sous une dénomination abstraite , après avoir personnifié
et même humanisé tous ses Dieux. Cette suprématie
qu'il attribue à l'être indéfini , au Destin , motive
cette espèce d'impiété envers les autres Dieux , dont il se
jouedans ses fictions et auxquels il attribue des défauts ,
des passions et même des vices .
Mais cette suprématie que le prince des poëtes , et les
autres poëtes après lui , attribuent au Destin , et l'idéo
qu'elle donne de cet être , suprême dispensateur des succès
et des revers , des biens et des maux, les philosophes la
lui attribuaient-ils de même ? C'est une autre question que
M. Daunou s'est proposé de résoudre dans un Mémoire
où il examine si les anciens philosophes ont considéré le
Destin comme uneforce aveugle ou comme une puissance
intelligente. D'autres , en recueillant leurs opinions sur le
Destin, ontvoulu exposer les divers systèmes qu'ils avaient
imaginés pour le concilier avec la liberté de l'homme ; ici
l'auteur recherche seulement ce qu'ils ont pensé du Destin
lui-même , s'ils l'ont fait bon ou mauvais , injuste ou équitable
, aveugle ou éclairé. Ce n'est pas le fond même de
ces questions qu'il discute ; il se borne à tracer l'histoire
des opinions qui tendaient à les résoudre.
Il distingue d'abord les opinions des poëtes de celles des
philosophes sur ce sujet , et fait voir en quoi elles se rapprochent
et en quoi elles diffèrent. Se renfermant ensuite
dans l'exposition des opinions des philosophes , il les parcourt
, chez les Grecs , depuis Thales , Pythagore , et Héraclite
, jusqu'à Platon etAristote. Il s'attache particulièrement
à développer la doctrine des stoïciens , et à réfuter
les accusations intentées contre eux. Ilprouve qu'ilsn'ont
ni méconnu la liberté de l'homme , ni professé l'atleisme ,
comme , en différens tems , leurs antagonistes le leur ont
reproché. Quant au Destin dit mathématique , astrologique
ou chaldéen , M. Daunou observe que l'astrologie ellemême
n'attribuait point aux corps célestes une efficacité
qui vînt de leur propre fonds ; Dieu , selon eux, y avait
seulement écrit en caractères mystérieux le livre de toutes
JUILLET 1812. 71
les destinées humaines , et ils se vantaient d'y savoir lire.
Notre confrère ne s'arrête point à cette doctrine insensée,
pas même pour en admirer la rapide et vaste propagation ,
attestée par Cicéron et par Tacite. C'est un succès qui
appartient de droit aux doctrines superstitieuses , et la
philosophie ne saurait avoir le crédit ni le débit de la divi
nation.
Après avoir ainsi parcouru les opinions sur le Destin ,
en suivant l'ordre chronologique des sectes , l'auteur du
Mémoire expose les diverses classifications systématiques
deces mêmes opinions , présentées par Pic de la Mirandole,
par Gassendi , par Cudworth et par Beausobre ; mais
il conclut que les anciens philosophes , au nombre desquels
il ne compte pas les astrologues , ont presque tou entendu
par le mot Destin , ou Dieu même , ou l'une de ses perfections
, ou l'ordre éternel de ses décrets , et par conséquent
une puissance intelligente .
M. Louis Petit-Radel poursuivant ses recherches sur les
homonymies géographiques qui ont été l'objet d'un de ses
précédens Mémoires , a présenté à la Classe un tableau
comparé de ces homonymies communes à la Celtibérie ,
l'Aquitaine , la Galatie et l'Ibérie asiatiques . Son but dans
cenouveau travail est de montrer que les Ibériens d'Asie ,
c'est-à-dire le peuple qui du tems des Romains occupait la
Géorgie actuelle , doit avoir été dans l'origine une colonie
de Celtibériens , venus des pays gaulois que nous avons
nommés le Béarn , le Bazadois et l'Agenois , c'est-à-dire de
l'Aquitaine ; et que cette colonie ibérienne a dû se détacherdes
établissemens que les Gaulois avaient formés dans
la Galatie d'Asie , à la suite de l'expédition de Brennus .
Enfin, il se croit fondé , par une série de conséquences , à
rapporter à la Celtibérie l'origine immédiate des colonies
de l'Aquitaine , à l'Aquitaine celle de la Galatie d'Asie ,
et à la Galatie d'Asie celle de l'Ibérie asiatique . Divers
rapports qu'il développe dans son Mémoire entre les usages ,
les costumes , et plus encore entre les noms des peuples
et des villes , dans la Celtibérie et l'Aquitaine d'un côté ,
laGalatie et l'Ibérie asiatiques de l'autre , lui paraissent autoriser
suffisamment l'opinion de cette origine.
Notre même confrère a fait sur les quinze premières
sections du premierlivre des antiquités de Denys d'Halicarnasse
, des notes dans lesquelles il s'est proposé de
montrercombien l'examen de la chorographie de l'Ombrie
et des rivages de l'Etrurie , confirme l'opinion qu'on doit
72 MERCURE DE FRANCE ,
avoir de la véracité de Denys d'Halicarnasse , dans le récit
qu'il fait des progrès des colonies Pélasgiques sur ces deux
régions.
L'étude approfondie des historiens grecs a fait sentir à
M. Gail la nécessité de considérer sous un nouveau point
de vue la géographie ancienne , et particulièrement celle
de laGrèce . Le nom ou l'étendue de plusieurs pays a varié
dans différens tems , etd'après différentes causes ; la même
ville et ses environs , quelquefois la même contrée , sont
diversement désignés par les historiens à des époques diverses;
c'est donc en considérant par époques la géographie
de la Grèce que M. Gail a cru nécessaire d'y jeter un
nouveau coup-d'oeil . Nous avons déjà fait connaître , dans
notre dernier rapport , quelques parties de ce travail. L'auteury
a consacré , depuis , cinq Mémoires , et les a lus dans
nos séances . Le premier a pour objet de proposer une
division , sinon géographique , du moins politique , de la
Thrace , en Thrace proprement dite et en Epithrace , ou
villes Epithraces . Le second roule sur le siège et la géographie
de Pylos ; le troisième sur le siège d'Amphipolis
parle Lacédémonien Brasidas , avec le plan de cette ville
et des environs ; le quatrième sur le siège et le plan de
Potidée; le cinquième enfin sur la géographie de Colones ,
célèbre dème de l'Attique , tel qu'il était du tems de
Sophocle.
M. Gail paraît attacher beaucoup d'intérêt an premier
de ces mémoires ; il pense que la nouvelle division qu'il
y présente jetterait un grand jour sur plusieurs passages
des auteurs grecs , et mettrait dans leurs descriptions
et leurs récits relatifs à la Thrace une précision quiy a
manqué jusqu'ici. Il établit dans sa première partie , par
des preuves philologiques et critiques , que la Thrace , considérée
du tems de Thucydide , de Xénophon et de Démosthènes
, doit être divisée comme il le propose ; dans la
seconde , il se fonde sur de nombreux témoignages historiques
pour montrer que les Grecs firent de constans efforts
pour s'emparer des frontières de la Thrace du côté de la
mer, et qu'ils y parvinrent à une époque indiquée par
Strabon dans une phrase remarquable , qui appuie la division
, sinon géographique , du moins politique , que propose
notre confrère. Enfin, après avoir rassemblé ,discuté
et expliqué un grand nombre de passages à l'appari de son
opinion , il conclut pour cette distinction entre la Thrace
proproment dite , (celle qui était habitée par les Barbares )
JUILLET 1812 . 73
et l'Epithrace , dénomination qui indiquerait les colonies
grecques établies sur la mer Egée , depuis la Pallène , originairement
comprise dans la Thrace , jusqu'à Bysance .
Après avoir en quelque sorte ajouté une région à la
Grèce , M. Gail a restitué à la chronologie et à l'histoire
tani de fois écrite de ce pays , une bataille importante , dont
aucun des modernes qui , chez nous , ont écrit sur l'histoire
ancienne, n'a parlé. Tous ont décrit la bataille de Mantinée
entre les Lacédémoniens etles Thébains , où Epaminondas ,
chef des Thébains , périt au sein de la victoire , et_celle
quePhilopæmen gagna deux cents ans après sur les Lacédémoniens
; mais ils n'ont pas même prononcé le nom
d'une autre bataille de Mantinée entre les Lacédémoniens
et les Argiens , livrée et gagnée par Agis roi de Sparte ,
près d'un demi-siècle avant la première. L'importance des
nations qui concoururent à cette bataille , les résultats
qu'elle eut pour Lacédémone , son influence sur les destinées
de la Grèce , enfin les nombreuses difficultés dont le
texte de Thucydide est hérissé dans la description qu'il en
a faite , ont engagé M. Gail à ramener l'attention sur cet
objet. Il en a fait le sujet d'un Mémoire où rien n'est
oublié, ni de ce qui peut servir à la connaissance des forces ,
de la composition et des manoeuvres des deux armées , ni
de ce qui est nécessaire pour la parfaite intelligence du
texte, et pour la solution des difficultés qu'il présente en
cet endroit. Le résultat de ce travail est qu'au lieu de deux
batailles de Mantinée , il en faudra désormais placer trois
dans les époques de l'histoire .
Dans un septième et dernier Mémoire , M. Gail a expliqué
de même la seconde bataille de Mantinée , telle
qu'elle est décrite dans Xénophon. Le chevalier Folard ,
savant tacticien , qui savait très-bien la guerre , mais qui
ne savait point le grec , a commis des omissions et des
erreurs graves , au sujet de cette bataille , dans son traité
de la Colonne. Il s'est trompé sur-tout dans l'exposition
des mouvemens qu'Epaminondas fit exécuter à son armée ,
et nécessairement ensuite dans les observations qu'il joint
à cette exposition . Notre confrère prend soin de tout rectifier.
Il rétablit toutes les circonstances de cette journée
célèbre , où Epaminondas s'était assuré la victoire par
les plus savantes manoeuvres , quand il reçut le coup de la
mort.
Un ouvrage ancien et intéressant , portant un nom célèbre,
cité à différentes époques et pendant plus de douze
74 MERCURE DE FRANCE;
siècles , par les auteurs qui se sont occupés de l'objetdont
il traite , oublié tout-à-coup et regardé pendant plus de
deux siècles comme perdu , retrouvé enfin depuis quelques
années , est un phénomène littéraire dont les circonstances
ont paru à M. Caussin dignes d'être recherchées
avec exactitude et développées avec quelque étendue. Cet
ouvrage est l'Optique de Ptolémée. Cité chez les anciens
parHéliodore de Larisse et Simplicius , chez les modernes ,
par Vitellon , Roger Bacon , Regio-Montanus , enfin par
plusieurs savans dans le XVI siècle , et même au commencement
du XVII par un professeur au Collège de
France , bientôt après , cet ouvrage nou imprimé fut regardé
comme perdu et proclamé tel par les Bibliographes .
Montucla , Bailly , Lalande adoptèrent et propagèrent cette
erreur. La perte de l'Optique de Ptolémée passait pour
certaine , lorsque M. Caussin, compulsant avec plus d'attention
qu'on ne l'avait fait le Catalogue des manuscrits
latins de laBibliothèque impériale , y trouva le titre d'une
traduction latine de ce traité sous le n° 7310. En ayant
vérifié l'existence , il s'empressa de l'annoncer à plusieurs
savans , entr'autres à M. de Lalande , et il forma le projet
d'en donner une édition . D'autres occupations avaient interrompu
ce travail ; mais M. le chevalier Delambre
ayant lu à la Classe des sciences physiques et mathématiques
un Mémoire dont ce manuscrit est l'objet , et ayant
bien voulu annoncer le projet d'une édition formé par
notre confrère , et témoigner le désir de la voir paraître ,
M. Caussin s'est remis à ce travail, qui ne consiste point à
donner une traduction française du traité , mais à publier
le texte de la traduction latine qui nous reste avec les notes
nécessaires pour l'éclaircir. Il a commencé par exposer ,
dans un Mémoire lu à la Classe , le contenu du traité
même , ensuite tout ce qui regarde la traduction latine et
sonauteur, enfin l'édition dont ils'occupe , et qui rendra
au monde savant un traité important, sinon pour les progrès
, du moins pour l'histoire de la science , et que l'on
croyait perdu depuis deux siècles .
Parmi les copies de quelques inscriptions grecques trouvées
, en 1810 , à Athènes , par notre actif et zélé correspondant
M. Fauvel , et communiquées à la Classe par
M. Barbié du Boccage , M. le chevalier Visconti en a
trouvé deux qui lui ont paru dignes d'une attention particulière.
Quoiqu'elles fussent extrêmement défigurées , il
est parvenu à les restituer et à les expliquer. Lapremière ,
JUILLET 1812 : 75
i
3
31
trouvée parmi des tombeaux , à quinze pieds sous terre ,
estgravée sur un cippe de marbre. Elle nous apprend que
ce tombeau était celui de Python deMégare ,dont le nom
même ne nous a été transmis par aucun auteur ancien , ni
par aucun autre monument; et conserve la mémoire d'un
bean fait d'armes , où il combla son père de gloire , en
tuant de sa main sept ennemis , en sauvant les guerriers
de trois tribus athéniennes , et les reconduisant de Pegès
à Athènes à travers les Boeotiens . La seconde , encore
plus remarquable et plus singulière , trouvée aussi dans un
tombeau , est tracée sur une feuille de plomb fort mince ,
pliée d'une façon particulière. Elle dévoue à Mercure
souterrain , à la Terre , à Proserpine , et à toutes les
divinités infernales , Ctésias , ses parens et tous ceux qui
lui appartenaient , sans doute ennemis et oppresseurs de
celui dont les cendres étaient placées dans ce tombeau.
Cette indication certaine de ces sortes de dévouemens
est d'autant plus précieuse que M. Visconti , dont on sait
jusqu'on s'étendent les connaissances en ce genre , avoue
n'avoir jamais trouvé dans les recueils palæographiques
rien qui y ressemble. La Classe n'a pu voir sans une
satisfaction que concevront tous les amis de l'antiquité ,
deux inscriptions , découvertes par un de ses correspondans,
et expliquées par un de ses membres , et dont l'une
fournit à l'histoire d'Athènes un fait et un nom glorieux ,
ignorés jusqu'à ce jour , et l'autre offre le seul exempla
matériel qui existe d'une formule d'imprécation magique ,
qu'on ne pouvait que conjecturer auparavant.
Enterminant son savant Essai sur l'histoire des premiers
tems de la Grèce , M. Clavier avait annoncé qu'il s'arrêterait
à la fin du règne des Pisistratides , les siècles suivans
lui paraissant offrir peu de difficultés. De nouveaux travaux
l'ont obligé à de nouvelles recherches , et parmi plusieurs
points qui méritent encore une discussion plus approfondie,
il a reconnu sur-tout ce qui regarde une famille
d'Athènes célèbre par son origine , ses richesses et le rôle
qu'elle a joué pendant les deux siècles les plus brillans de
laRépublique ; c'est celle dont les chefs portèrent alternativement
les noms de Callias et d'Hipponicus , qui était
ane branche de celle des Eumolpides , et qui pendant
long -tems fut en possession de la dignité de Dadonque , la
seconde parmi les prêtres d'Eleusis. L'origine des biens de
cette famille , selon une conjecture très-vraisemblable de
notre confrère , n'était rien moins qu'honorable. Solon
76 MERCURE DE FRANCE ,
ayant confié à ses amis le projet qu'il avait d'abolir les
dettes , quelques-uns d'eux empruntèrent des sommes
considérables et achetèrent des biens-fonds . Hipponicus
était du nombre . Callias épousa sa fille et hérita de ce bien
si mal acquis . Ce fut sans doute par reconnaissance pour
son beau-père qu'il en donna le nom à son fils , quoique
l'usage fût à Athènes que le petit- fils portât le nom de son
aïeul paternel , et quoique le nom de Phoenippus père de
Callias ne fût point sans illustration. Depuis ce teins, c'està-
dire , depuis environ 550 ans avant l'ère vulgaire
M. Clavier suit l'histoire de cette famille , de Callias en
Hipponicus et d'Hipponicus en Callias , observant et corrigeant
sur chacun d'eux les erreurs des écrivains qui en
ont parlé et qui les ont souvent confondus. Il termine par
Callias , surnommé le riche et le prodigue , dont la maison
devint le rendez-vous des sophistes , des parasites , des
désoeuvrés et des courtisanes , et qui dissipa ainsi , dans
le cours d'une longue vie , la plus grande partie de son
immense patrimoine. Ce Callias suscita contre l'orateur
Andocide une affaire grave , au sujet des mystères d'Eleusis
. Le plaidoyer d'Andocide , qui a été conservé, contient,
sur ces mystères et sur le culte d'Eleusis , des particularités
que M. Clavier a saisi cette occasion d'éclaircir.
,
Les anciens avaient écrit des traités et des poëmes sur la
chasse. Dans aucun de ceux qui sont parvenus jusqu'à nous
on ne lit , sur la chasse aux petits quadrupèdes , c'est-à-dire
au lièvre et au lapin , tout ce qui pourrait nous donner à
ce sujet des connaissances précises. Quelques passages
seulement y font allusion. M. Mongez les a rassemblés
pour expliquer une pierre gravée antique sur laquelle on
voit la chasse au lièvre exprimée avec élégance. Elle représente
un cavalier poussant son cheval au galop , tenant un
bâton courbé , renflé à l'extrémité , comme une petite
massue , et le lançant à un lièvre qui court à ses côtés . On
y reconnaît le λαγωβόλον des Grecs , le pedum des Latins ,
le garrot des vieux écrivains français . Notre confrère , après
avoir réuni sur la chasse au lièvre , qui se faisait , soit avec
des filets , soit avec des chiens courans , soit enfin avec ce
bâton renflé et recourbé , tous les passages qui en rendent
sensibles les divers procédés , rapporte le fait singulier de
deux des îles Cyclades dont l'une vit se multiplier si excessivement
les perdrix , l'autre les lièvres , que les habitans
furent presque réduits à les abandonner toutes deux . Il
revient ensuite à la chasse et à l'instrument gravé en creux
JUILLET 1812 .
77
sur la pierre antique. Cet instrument était aussi la houlette
desbergers , des pâtres , des chevriers . Les habitans de la
campagne enportaient habituellement un à-peu-près semblable.
Les acteurs qui les représentaient sur le théâtre se
faisaient reconnaître par ce bâton ; on le plaçait aussi trèssouvent
dans la main des divinités champêtres. « Ce n'est
donc point des augures , conclut M. Mongez , mais des
bergers que les évêques romains ont pris le bâton courbé
qui annonce leurs fonctions pastorales . "
( Lafin au prochain Numéro . )
VARIÉTÉS .
SPECTACLES . Théâtre de l'Odéon . - Célestine et Faldoni
, drame en trois actes et en prose .
Tout Paris s'occupe depuis quelque tems d'un drame
représenté à l'Odéon , et qui , si la vogue se soutient , promet
d'avoir autant de succès que Misanthropie et Repentir;
ce drame a été joué primitivement à Lyon ; une aventure
tragique arrivée en cette ville en a fourni l'idée . On pourra
peut-être blâmer l'auteur d'avoir choisi un pareil sujet ,
mais la foule se porte à chaque nouvelle représentation , et
c'est toujours un succès très-flatteur que celui de l'affluence .
La scène se passe, au premier acte, à Lyon ; au secondet
au troisième dans un château près de cette ville .M. d'Arancour
, colonel retiré du service , habite la ville de Lyon ;
Célestine , sa fille unique , aime depuis long-tems Faldoni ,
jeune commis marchand; les disproportions de naissance
et de fortune , rien n'a pu combattre sa passion. Faut-il
s'en étonner ? l'amour est aveugle , et il ne calcule pas, puisque
c'est un enfant . M. d'Arancour a disposé de la main
de sa fille , il la destine à M. de Florville , jeune officier
qu'il a amené avec lui de Paris : c'est Faldoni qui doit luimême
présenter à Célestine des étoffes en présens de nôces ;
il oublie sa commission , et il est surpris aux genoux de
Célestine par M. et Mme d'Arancour; cette catastrophe
termine le premier acte.
Au second acte , la scène se passe au château de
M. d'Arancour où Faldoni a suivi Célestine ; le spectateur
apprend que Faldoni est atteint d'une maladie mortelle
contre laquelle tous les secours de l'art sont impuissans ,
78 MERCURE DE FRANCE ,
d'un anévrisme enfin. Célestine forme le projet de ne pas
survivre à son amant ; au troisième acte , elle parvient à
s'emparer des pistolets de son père , va trouver Faldoni ,
et lui propose de mourir ensemble ; il rejette celte proposition
avec horreur; Célestine lui représente que son
père est inflexible , qu'il a obtenu du gouverneur un ordre
qui le bannit lui Faldoni de la province, et que la mort seule
peut l'empêcher de tomber dans les bras d'un rival odieux ;
déjà elle entraîne son amant vers l'endroit où elle a déposé
les armes fatales , mais celui-ci rappelle son courage , et
parses cris il attire les parens de Célestine ; bientôt épuisé
des efforts qu'il a faits , il expire dans leurs bras . Célestine
s'évanouit ; meurt-elle ou survit-elle à son amant ? C'est la
question que font les spectateurs , l'auteur a eu tort de les
laisser dans cette incertitude , qu'il lui était si facile de faire
cesser .
Ona tout dit sur le drame ; est-ce un genre avoué par le
bongoût , et doit-il rester à la scène ? Jamais question n'a
été plus débattue , jamais procès n'a été plus minutieusement
examiné : qu'est-il résulté de toutes ces querelles ?
c'est que chacun , comme à l'ordinaire , est resté fidèle à son
opinion ou à son goût, car c'est la fin ordinaire des disputes
; on discute non pour s'éclairer ou pour se laisser
convaincre, mais pour convertir les autres à son avis . Le
drame de Célestine et Faldoni ne me paraît pas propre à
concilier les esprits; les choses resteront au point où elles
en sont ; les personnes d'un goût sévère continueront à
penser qu'il faut bannir le drame de la scène ; celles qui
aiment & s'attendrir , et c'est le plus grand nombre , iront
en foułe verser des larmes sur les malheurs imaginaires
de personnages supposés , sans songer que si elles examinaient
attentivement leur propre situation , elles réserveraient
pour elles-mêmes , et pourdes infortunestropvraies,
la pitié qu'elles prodiguent à des jeux d'esprit .
Nous ne devons pas oublier de dire que les acteurs ont
puissamment contribué au succès de l'ouvrage. Clozel
représente bien Faldoni ; Melle Délia , jeune débutante ,
fait preuve dans celui de Célestine d'un talent d'autantplus
précieux que l'art ne s'y laisse jamais apercevoir.
B.
JUILLET 1812.
79
LE second volume du Dictionnaire des Sciences Médicales
, etc. vient d'être mis en vente (*) . Ce volume , orné
de quatre gravures , est de plus de 600 pages. Parmi les
- articles on pourra remarquer ceux intitulés : Analyse ,
Anomalie , Artémie , Atarie , Autocratie , par le professeur
Pinel ; l'article Archée , par M. Pariset ; les articles
Animal et Azygos , par M. Cuvier; l'article Anévrisme ,
par M. Richerand; l'article Armée , par M. Fournier ;
Particle Avortement , par M. Marc ; l'article Angine, par
M. Renauldin ; l'article Bain , par M. le professeur Hallé
et parMM. Guilbert et Nysten.
Nous rendrons compte incessamment de cet important
et utile ouvrage .
La famille de Salomon Gessner s'est déterminée à mettre en vente
ou en loterie toute la petite collection restée entre ses mains des
gouaches et des dessins de ce peintre aimable de la nature et de l'innocence.
On ne saurait se dissimuler qu'isolés les différens morceaux dont
cette collection est composée , n'auraient plus le même prix , que
réunis encore dans quelque autre galerie que ce puisse être , ils
obtiendraient difficilement le degré d'intérêt qu'ils inspireront toujours
sous le ciel qui les a vu naître , entourés des beaux sites qui en
ont donné l'idée , qui en ont animé les douces et riantes conceptions .
Il semble donc que les étrangers , vrais amis des arts
ressés eux-mêmes à désirer que ces gouaches et ces dessins , dont la
conservation d'ailleurs exige beaucoup de précautions et de soins , ne
soient point déplacés , et qu'on leur assure , pour ainsi dire , un asile ,
un sanctuaire qui en éternise , qui du moins en prolonge autant que
possible ladurée.
sont inté-
Déterminés par toutes ces considérations , quelques amis de Gessner
out proposé le projet suivant , et se flattent que ces mêmes considé-
(*) Paris , chez Panckoucke , rue et hôtel Serpente , nº 16 ; Crapart,
rue du Jardinet , nº 10.
La souscription reste toujours ouverte jusqu'à la fin de l'ouvrage .
Les nouveaux souscripteurs auront à payer les volumes mis au jour
apant leur souscription , 9 fr . , et les volumes suivans 6 fr . Ainsi plus
ils se hâteront de souscrire , moins ils auront de volumes à payer au
prix de 9francs .
80 MERCURE DE FRANCE , JUILLET 1812 .
rations le feront accueillir favorablement et ne tarderont pas d'en
faciliter l'exécution.
Pour compléter la somme à laquelle est porté le prix de la collection
dont il s'agit , on créera cent-douze actions de douze louis chacune
, c'est-à - dire 288 livres de France .
Cette collection restera entre les mains de la veuve de Gessner ,
tant qu'elle vivra , mais après elle un comité de la Société des arts de
Zurich sera chargé de veiller à sa conservation , et de la montrer
aux étrangers curieux de la voir.
La souscription ne sera pas plutôt remplie , que chaque actionnaire
recevra, contre la quittance de son action , un exemplaire des gravures
de Gessner par Kolbe , estiné cinq louis , et le billet d'une loterie où
seront douze numéros , portant chacun un exemplaire de l'oeuvre
complet des gravures de Gessner , estimé quinze louis .
Cette loterie sera tirée , suivant l'usage , sous la surveillance d'un
commissaire de l'autorité publique.
Ainsi , pour prendre part à une bonne action , pour rendre un
digne hommage à la mémoire d'un de nos plus aimables poëtes , pour
contribuer à l'établissement d'un monument intéressant , il n'en coûtera
réellement que sept louis , et pour rendre ce léger sacrifice
encore plus facile , on aura de plus la chance favorable d'un contre
dix , de recouvrer même au-delà de la valeur de sa mise.
Si , contre toute attente , le nombre des actions ne se trouvait pas
rempli d'ici à la fin de cette année , la somme avancée par chaque
souscripteur lui sera fidèlement rendue.
Messieurs les souscripteurs sont priés de vouloir bien faire parvenir
et leur nom , et leur adresse exacte , avec le montant de leur
souscription en argent ou en lettres de change , à la librairie de
Gessner , à Zurich , ou à Paris , chez Ant. Aug. Renouard , libraire ,
rue Saint-André-des-Arcs , nº 55 , chez lequel on trouve les OEuvres
de Gessner , en allemand , 2 vol. in-8° , belle édition , publiée par sa
famille , et les mêmes en français , 4 vol. in-8 ° , avec 51 belles gravures
de Moreau le jeune.
POLITIQUE.
DE
2
LA
SEID
Le génie britannique l'a emporté , il a voulu la guerre ,
et ill'a obtenue : il a entraîné de nouveau sur le champ de
bataille un souverain qui a trop tôt oublié ses premières
fantes , ses revers et ses engagemens . 5.
L'Empereur russe , dont les yeux avaient été cruellement
dessillés à Austerlitz et à Friedland , sur les avantages de
l'alliance anglaise , qui à Tilsitt abjurait hautement colle
alliance , et serrait de concert avec son généreux vainqueur
un lien dans lequel l'Angleterre devait se trouver comprimée
, a rompu ce noeud salutaire , et ce Niémen auquel
l'histoire aurait tant aimé à conserver le nom de fleuve de
la paix , vient d'être de nouveau franchi par la grande - armée
guidée par son invincible chef.
L'Autriche et la Prusse ont lié leurs intérêts à la cause
de l'Empereur par des traités ; leurs forces sont en mouvement
sur la droite et sur la gauche de ses opérations , et il
faut ajouter à la confédération du Rhin celle du Danube ,
de la Vistule et de l'Oder .
L'Empereur a été fidèle à son noble usage de faire connaître,
en commençant la guerre , tout ce qu'il avait fait
pour conserver la paix. Ces généreux efforts , les sacrifices
mêmes qui paraissaient ne lui rien coûter pour atteindre à
cebut , tout est public , et l'Europe va juger entre le cabinet
de Saint-Cloud et ceux de Pétersbourg et de Londres ;
elleva voir, du côté de la France victorieuse, le respect des
traités etde la foijurée ; de la part des vaincus des prétentions
que l'habitude des succès ne rendrait même pas légitimes ,
de la part de l'Angleterre des réticences et une sorte d'artifice
qui dévoile bien son odieuse politique , puisqu'on peut
l'expliquer en ce sens : Je répondrai lorsqu'encore une fois
le souverain qui s'entraîne à sa perte , se sera sacrifié pour
moi ; tant que je trouverai une victime qui consente à se
dévouer à ma cause , je n'ai pas besoin de la plaider.
La première pièce publiée est une note adressée par
M. le ministre des relations extérieures , duc de Bassano ,
à M. le comte de Romanzow , chancelier de Russie , datée
de Paris , le 25 avril. Cette pièce renferme l'historique
F
82 MERCURE DE FRANCE ,
completde la contestation; dans cette simple note diplomatique
, l'historien trouvera un véritable manifeste. On
ne doit ici en retrancher aucun mot. La voici :
«Monsieur le comte , S. M. l'Empereur de Russie avait reconnu
à Tilsitt que la génération présente ne serait rendue au bonheur
qu'autant que toutes les nations , jouissant de la plénitude de leurs
droits , pourraient se livrer en toute liberté à leur industrie; qu'autant
que l'indépendance de leur pavillon serait inviolable ; que l'indépendance
de leur pavillon était un droit de chacune d'elles et un
devoir réciproque des unes envers les autres ; qu'elles n'étaient pas
moins solidaires de l'inviolabilité de leur pavillon que de celle de leur
territoire ; que si une puissance ne peut , sans cesser d'être neutre ,
laisser enlever sur son territoire , par une des puissances belligérantes
, les propriétés de l'autre , elle cesse également d'être neutre
en laissant enlever sous son pavillon , par une des puissances belli-
- gérantes , les propriétés que l'autre y a placées; que toutes les puissances
ont en conséquence le droit d'exiger que les nations qui prétendent
à la neutralité fassent respecter leur pavillon , de la même
manière qu'elles doivent faire respecter leur territoire ; que tant que
l'Angleterre , persistant dans son système de guerre , ne reconnait
l'indépendance d'aucun pavillon sur les mers , aucune puissance qui
a des côtes ne peut être neutre envers l'Angleterre .
» Avec cette pénétration et cette élévation de sentimens qui le
distinguent , l'Empereur Alexandre comprit ainsi qu'il ne pourrait y
avoir de prospérité pour les Etats du continent que dans le rétablissement
de leurs droits , que par la paix maritime . Ce grand intérêt
de la paix maritime domina dans le traité de Tilsitt ; tout le reste en
fut la conséquence immédiate.
› L'Empereur Alexandre offrit sa médiation au gouvernement anglais
, et s'engagea , « si ce gouvernement ne consentait à conclure la
> paix , en reconnaissant que les pavillons de toutes les puissances
> doivent jouir d'une égale et parfaite indépendance sur les mers ,
> faire cause commune avec la France , à sommer , de concert avec
> elle , les trois cours de Copenhague , de Stockholm et de Lisbonne ,.
→ de fermer leurs ports aux Anglais , et de déclarer la guerre à l'An-
> gleterre ; et à insister avec force auprès des puissances , pour qu'elles
> adoptent les mêmes principes . »
> L'Empereur Napoléon accepta la médiation de la Russie ; mais
l'Angleterre n'y répondit que par une violation du droit des gens ,
jusqu'alors sans exemple dans l'histoire. Elle vint , en pleine paix ,
et sans déclaration préalable de guerre , attaquer le Danemarck,
JUILLET 1812. 83
surprendre sa capitale , brûler ses arsenaux , et s'emparer de sa flotte
qui était désarmée et en sécurité dans ses ports. La Russie , se conformant
aux stipulations et aux principes du traité de Tilsitt , déclara
laguerre à l'Angleterre; proclama de nouveau les principes de la
> neutralité armée , et s'engagea à ne déroger jamais à ce système . »
Ce fut alors que le cabinet britannique jeta le masque , en publiant ,
au mois denovembre 1807 , ces arrêts du conseil par lesquels l'Angleterre
levait un octroi de 4 à 500 millions sur le continent , et elle
soumettait tous les pavillons aux tarifs et aux dispositions de sa législation.
Ainsi , d'un côté elle se mettait en état de guerre contre
toute l'Europe; de l'autre , elle s'assurait les moyens d'en perpétuer
indéfiniment la durée , en fondant ses finances sur les tributs qu'elle
prétendait imposer à tous les peuples .
›Déjà en 1806 , et pendant que la France était en guerre contre
laPrusse et la Russie , elle avait proclamé un blocus qui mettait en
interdit toutes les côtes d'un Empire. Lorsque S. M. fut entrée à
Berliu , elle répondit à cette prétention monstrueuse par le décret du
blocus des îles britanniques . Máis pour repousser les arrêts du conseil
de 1807 , il fallait des mesures plus directes , plus précises , et S. M.
par le décret de Milan , du 17 décembre de la même année , déclara
dénationalisés tous les pavillons qui laisseraient violer leur neutralité,
en se soumettant à ces arrêts .
> L'attentat de Copenhague avait été soudain et public . L'Angleterre
préparait en Espagne des attentats nouveaux ourdis avee méditation
etdans les ténèbres.
>N'ayant pu ébranler la fermeté du roi Charles IV, elle forma un
parti contre ce prince , qui ne voulait pas sacrifier à l'Angleterre
les intérêts de son royaume ; elle se servit du nom du prince des
Asturies , et le père fut chassé de son trône au nom du fils ; les
ennemis de la France et les partisans de l'Angleterre s'emparèrent du
pouvoir.
› S. M., appelée par le roi Charles IV , fit entrer ses troupes en
Espagne, et la guerre de la péninsule fut allumée.
›Par une des stipulations de Tilsitt , la Russie devait évacuer la
Valachie et la Moldavie. Cette évacuation fut différée . De nouvelles
révolutions survenues à Constantinople , avaient plusieurs fois ensanglanté
le sérail.
** Ainsi , un an s'était à peine écoulé depuis la paix de Tilsitt , les
affaires de Copenhague, d'Espagne , de Constantinople , et les arrêts
publiés en 1807 par le conseilbritannique , avaient déjà placé l'Europe.
dans une situation tellement inattendue , que les deux souverains
F2
84 MERCURE DE FRANCE ,
jugèrent convenable de se concerter et de s'entendre : l'entrevue
d'Erfurt eut lieu .
> Unis d'intention et animés de l'esprit de Tilsitt , ils se mirent
d'accord sur ce qu'exigeaient d'eux de si grands changemens : l'Empereur
consentit à faire évacuer la Prusse par ses troupes , enmême
tems qu'il consentait que la Russie non-seulement n'évacuât point la
Valachie et la Moldavie , mais réunit ces provinces à son Empire .
> Les deux souverains pénétrés du même désir du rétablissement
de la paix maritime , et alors aussi fermement attachés qu'à Tilsitt .
à la défense des principes pour lesquels ils s'étaient unis , résolurent
de faire en commun une démarche solennelle auprès de l'Angleterre.
Vous vintes , M. le comte , en suivre les effets à Paris , et vous échangeâtes
alors plusieurs notes avec le gouvernement britannique. Mais
le cabinet de Londres , qui entrevoyait qu'une guerre allait se rallumer
sur le continent , repoussa toute négociation.
» La Suède s'était refusée à fermer ses ports à l'Angleterre. La
Russie , conformément aux stipulations de Tilsitt , lui avait déclaré
la guerre. Il en résulta pour elle la perte de la Finlande , que la
Russie réunit à son Empire. En même tems , les armées russes occupèrent
les places fortes du Danube , et firent une guerre avantageuse
contre la Turquie.
> Cependant , M. le comte , le système de l'Angleterre triomphait :
ses arrêts du conseil menaçaient d'obtenir les plus immenses résultats ,
et l'octroi , qui devait fournir les moyens d'entretenir la guerre perpétuelle
qu'elle avait proclamée , se percevait sur les mers. La Hollande
et les villes anséatiques continuant de commercer avec elle ,
leur connivence rendait illusoires les dispositions salutaires et décisives
des décrets de Berlin et de Milan , qui pouvaient seules com.
battre victorieusement les principes et les arrêts du conseil britannique.
L'exécution de ces dispositions ne pouvait être assurée que
par l'action journalière d'une administration ferme , vigilante , et à
l'abri de toute influence ennemie ; la Hollande et les villes anséatiques
durent être réunies . Mais , tandis que les sentimens les plus chers
cédaient dans le coeur de S. M. aux intérêts de ses peuples et à ceux
du continent , de grands changemens s'opéraient ; la Russie abandonnait
les principes pour lesquels elle s'était engagée à Tilsitt à
faire cause commune avec la France , qu'elle avait proclamés dans sa
déclaration de guerre à l'Angleterre , et qui avaient dicté les décrets
de Berlin et de Milan . Ils furent éludés par l'ukase sur le commerce
qui ouvrit les ports de la Russie à tout bâtiment anglais , chargé de
marchandises coloniales , propriétés anglaises , pourvu qu'il prit le
JUILLET 1812 . 85
masque d'un pavillon étranger. Ce coup inattendu annula le traité de
Tilsitt , et ces transactions fondamentales qui avaient fini la lutte
des deux plus grands Empires du monde , et qui avaient promis à
l'Europe le grand bienfait de la paix maritime. On pressentit dès
•lors des bouleversemens prochains et des guerres sanglantes .
› La conduite de la Russie depuis cette époque fut constamment
dirigée vers ces funestes résultats . La réunion du duché d'Oldenbourg
, enclavé de toutes parts dans les contrées nouvellement soumises
au même régime que la France , était une suite nécessaire de
la réuniondes villes anséatiques . Une indemnité fut offerte . Cet objet
était facile à régler selon les convenances réciproques ; mais votre
cabinet en fit une affaire d'Etat , et l'on vit pour la première fois paraitre
une protestation d'un allié contre un allié . La réception des
vaisseaux anglais dans les ports russes et les dispositions de l'ukase
de 1810 , avaient fait connaître que les traités n'existaient plus ; la
protestation montra que non seulement les liens qui avaient uni les
deux puissances étaient rompus , mais que la Russie jetait publiquement
le gant à la France pour une difficulté qui lui était étrangère ,
et qui ne pouvait se résoudre que par le moyen que S. M. avait offert .
On ne se dissimula point que le refus de cette offre décelait le projet
déjà formé d'une rupture. La Russie s'y préparait en effet. Au moment
de dicter les conditions de la paix à la Turquie , elle avait rappelé
tout-à-coup cinq divisions de l'armée de Moldavie , et dès le
mgis de février 1811 , on apprit à Paris que l'armée de Varsovie avait
été obligée de repasser la Vistule pour se mettre à portée d'être secourue
par la Confédération tant les armées russes sur la frontière
étaient déjà nombreuses et menaçantes .
,
› Lorsque la Russie s'était déterminée à des mesures contraires aux
intérêts de la guerre active qu'elle avait à soutenir , lorsqu'elle avaie
donné à ses armemens un développement onéreux à ses finances et
sans objet dans la situation où se trouvaient toutes les puissances du
continent , toutes les troupes françaises étaient en-deçà du Rhin à
l'exception d'un corps de 40,000 hommes rassemblés à Hambourg
pour la défense des côtes de la mer du Nord , et pour le maintiende
la tranquillité dans les pays nouvellement réunis ; les places réservées
en Prusse n'étaient occupées que par les troupes alliées ; il n'était
resté à Dantzick qu'une garnison de 4.000 hommes , et les troupes
du duché de Varsovie étaient sur le pied de paix ; une partie même
était enEspagne.
•Les préparatifs de la Russie se trouvaient donc sans objet , à
moins qu'elle n'eût l'espérance d'en imposer à la France par un grand
1
86' MERCURE DE FRANCE ,
appareil de forces , et de la porter à mettre fin aux discussions d'Oldenbourg
, en sacrifiant l'existence du duché de Varsovie ; peut-être
aussi ne pouvant se dissimuler qu'elle avait violé le traité de Tilsitt ,
laRussie n'avait-elle recours à la force que pour chercher à justifier
des violations qui ne pouvaient pas l'être.
» Cependant S. M. resta impassible. Elle persista dans le désir d'un
arrangement ; elle pensait qu'il était toujours tems d'en venir aux
armes ; elle demanda que des pouvoirs fussent envoyés au prince
Kourakin , et qu'une négociation fût ouverte sur des différens qui
pouvaient se terminer facilement , et qui n'étaient assurément pas
de nature à exiger l'effusion du sang. Ils se réduisirent aux quatre
points suivans :
> 10. L'existence du duché de Varsovie , qui avait été une condition
de la paix de Tilsitt , et qui , dès la fin de 1809 , donna lieu à la Russie
de manifester des défiances auxquelles S. M. répondit par une condescendance
portée aussi loin que l'amitié la plus exigeante pouvait
le désirer , et que l'honneur pouvait le permettre.
> 2º. La réunion du duché d'Oldenbourg , que la guerre contre
l'Angleterre avait nécessitéo , et qui était dans l'esprit de Tilsitt.
» 3º. La législation sur le commerce des marchandises anglaises et
les bâtimens dénationalisés , qui devait être réglée par l'esprit et les
termes du traité de Tilsitt .
> 4°. Enfin les dispositions de l'ukase de décembre 1810 , qui , en
détruisant toutes les relations commerciales de la France avec la
Russie , et en ouvrant les ports aux pavillons simulés chargés de propriétés
anglaises , étaient contraires à la lettre du traité de Tilsitt.
> Tels devaient être les objets de la négociation .
› Quant à ce qui regardait le duché de Varsovie , S. M. s'empressait
d'adopter une convention par laquelle elle s'engageait à ne favoriser
aucune entreprise qui tendrait directement ou indirectement au
rétablissement de la Pologne .
> Quant à l'Oldenbourg , elle acceptait l'intervention de la Russie ,
qui cependant n'avait aucun droit de s'immiscer dans ce qui concernait
un prince de la Confédération du Rhin , et elle consentait à
donner à ce prince une indemnité .
> Quant au commerce des marchandises anglaises et aux bâtimens
dénationalisés . S. M. demandait à s'entendre pour concilier les besoins
de la Russie avec les principes du système continental et l'esprit
du traité de Tilsitt .
> Enfin , quant à l'ukase , S. M. consentait à conclure un traité de
commerce , qui , en assurant les relations commerciales de la France
JUILLET 1812 : 87
garanties par le traité de Tilsitt , ménagerait tous les intérêts de la
Russie.
› L'Empereur se flattait que des dispositions dictées par un esprit
de conciliation aussi manifeste amèneraient enfin un arrangement :
mais il fut impossible d'obtenir de la Russie qu'elle donnât des pouvoirs
pour ouvrir une négociation. Elle répondit constamment aux
nouvelles ouvertures qui lui étaient faites par de nouveaux armemens
, et l'on fut forcé de comprendre enfin qu'elle refusait de s'expliquer,
parce qu'elle n'avait à proposer que des choses qu'elle n'osait
point énoncer , et qui ne pouvaient pas être accordées ; que ce n'étaient
pas des stipulations qui , en identifiant davantage le duché de
Varsovie à la Saxe , en le mettant à l'abri des mouvemens qui pouvaient
inquiéter la Russie sur la tranquillité de ses provinces , qu'elle
désirait d'obtenir , mais le duché même qu'elle voulait réunir ; que ce
n'était pas son commerce , mais celui des Anglais qu'elle voulait
favoriser pour soustraire l'Angleterre à la catastrophe qui la menaçait;
que ce n'était pas pour les intérêts du due d'Oldenbourg que la
Russie voulait intervenir dans l'affaire de la réunion , mais que c'était
une querelle ouverte contre la France qu'elle voulait tenir en réserve
pour le moment de la rupture qu'elle préparait.
› L'Empereur reconnut alors qu'il n'y avait pas un moment à
perdre. Il eut aussi recours aux armes. Il se mit en mesure d'opposer
des armées à des armées pour garantir un Etat du second ordre
si souvent menacé et qui faisait reposer toute sa confiance sur sa
protection et sur sa foi .
,
→ Cependant , M. le comte , S. M. saisit encore toutes les occasions
pour manifester ses sentimens. Elle déclara publiquement , le 15
août dernier , la nécessité d'arrêter la marche si dangereuse que
prenaient les affaires , et le voeu d'y parvenir par des arrangemens
pour lesquels elle ne cessait point de demander à entrer en négociation.
A la fin du mois de novembre suivant , S. M. drut pouvoir espérer
que ce voeu allait être enfin partagé par votre cabinet. Vous annonçâtes
, M. le comte , à l'ambassadeur de S. M. que M. de Nesselrode
était désigné pour se rendre à Paris avec des instructions .
Quatre mois s'étaient écoulés lorsque S. M. apprit que cette mission
n'aurait pas lieu. Elle fit aussitôt appeler M. le colonel Czernichew
, et lui donna pour l'Empereur Alexandre une lettre qui
tendait de nouveau à ouvrir des négociations . M. de Czernichew
est arrivé le 10 mars à Saint-Pétersbourg , et cette lettre est encore
saus réponse.
88 MERCURE DE FRANCE ,
1
> Comment se dissimuler plus long-tems que la Russie élude tout
rapprochement ? Depuis dix- huit mois , elle a eu pour règle constante
de porter la main sur son glaive toutes les fois que des propositions
d'arrangement lui ont été faites .
> Se voyant ainsi forcée de renoncer à toute espérance du côté de
la Russie , S. M. , avant de commencer cette lutte qui fera couler
tant de sang , a pensé qu'il était de son devoir de s'adresser au gouvernement
anglais . La gêne qu'éprouve l'Angleterre , les agitations
auxquelles elle est en proie , et les changemens qui ont eu lieu dans
son gouvernement , ont décidé S. M. Un sincère désir de la paix a
dicté la démarche dont j'ai reçu l'ordre de vous donner connaissance .
Aucun agent n'a été envoyé à Londres , et il n'y a eu aucune autre
cominunicatión entre les deux gouvernemens . La lettre dontV. Exc .
trouvera la copie ci-jointe , et que j'ai adressée au secrétaire-d'état
pour les affaires étrangères de S. M. B. , a été remise en mer au commandant
de la station de Douvres .
» La démarche que je fais auprès de vous . M. le comte , est une
conséquence des dispositions du traité de Tilsitt , auquel S. M. a la
volonté de se conformer jusqu'au dernier moment. Si les ouvertures
faites à l'Angleterre ont quelque résultat , je m'empresserai de vous
en prévenir. S. M. l'Empereur Alexandre y prendra part , ou en
conséquence du traité de Tilsitt , ou comme allié de l'Angleterre , si
déjà ses relations avec l'Angleterre sont formées .
Il m'est formellement prescrit , M. le comte , d'exprimer , en
terminant cette dépêche , le voeu déjà manifesté par S. M. à M. le
colonel Czernichew , de voir des négociations qu'elle n'a cessé de
provoquer depuis dix-huitmois , prévenir enfin des événemens dont
l'humanité aurait tant à gémir.
» Quelle que soit la situation des choses lorsque cette lettre parviendra
à V. Exc. , la paix dépendra encore des résolutions de votre
cabinet.
> J'ai l'honneur , M. le comte , de vous offrir l'assurance de ma
plus haute considération . Signé , le duc DE BASSANO . »
La seconde pièce est adressée par le même ministre au
secrétaire-d'état de S. M. britannique pour les affaires étrangères
. Elle est datée de Paris , le 17 avril. Le ministre de
S. M. rappelle tous les événemens qui ont eu lieu depuis la
rupture de la paix d'Amiens , en leur donnant pour cause
incontestable cette même rupture : ces événemens ne peuvent
pas ne pas avoir eu lien ; l'Angleterre ne peut les
imputer qu'à elle-même ; mais dans l'état actuel des choses,
JUILLET 1812 . 89
il est encore possible de s'entendre , de se rapprocher , de
faire cesser l'état forcé dans lequel se trouve l'Europe , de
lui rendre la paix , la sécurité , le commerce , la liberté des
communications. Les affaires de la péninsule et des Deux-
Siciles paraissant les plus difficiles à régler, le ministre est
autorisé à proposer un arrangement sur les bases suivantes :
L'intégrité de l'Espagne serait garantie , la France renoncerait
à toute extension du côté des Pyrénées ; la dynastie
actuelle serait déclarée indépendante , et l'Espagne régie
parune constitution nationale des Cortès .
L'indépendance et l'intégrité du Portugal seraient également
garanties , et la maison deBragance règnerait .
Le royaume de Naples resterait au roi de Naples ; le
royaume de Sicile serait garanti à la maison actuelle de
Sicile.
Par suite de ces stipulations , l'Espagne , le Portugal , la
Sicile seraient évacués par les troupes françaises et anglaises
deterre etde mer.
Quant aux autres objets de discussion , ils peuvent être
négociés sur cette base , que chaque puissance gardera ce
quel'autre ne peut pas lui ôter par la guerre .
S. M. , dit le ministre en terminant , ne calcule , dans
celle démarche , ni lesavantages ni les pertes que la guerre ,
si elle est plus 'long-tems prolongée , pent présager à son
Empire; elle se détermine par la seule considération des
intérêts de l'humanité et du repos des peuples; et si cette
quatrième tentative doit être sans succès , comme celles qui
l'ont précédée , la France aura du moins la consolation de
peuser que le sang qui pourrait couler encore retombera
tout entier sur l'Angleterre.
Nous nous hâtons de faire connaître la réponse du ministère
anglais , elle est conçue en peu de mots : mais
pourra-t-on le croire ? Lord Castelreagh ne trouve pas clairement
énoncées les propositions de la France , et jouant
dans une si grave discussion sur le sens d'un mot de la
note française , il ne craint pas de demander si par ce mot
dynastie actuelle , on entend celle du frère du chef du
gouvernement français , ou si on entend celle à laquelle
appartenait Ferdinand VII ; en d'autres termes , le ministre
anglais demande si par dynastie actuelle on entend
celle qui n'est plus, celle dont le chef a solennellement
abdiqué après que son propre fils eutméconnu tous ses
droits comme père , et comme souverain. Il est inutile
d'ajouter que dans la correspondance , aucune réplique n'a
90 MERCURE DE FRANCE;
dû suivre une telle réponse : le lecteur en a déjà jugé l'in
tention et le but; les Anglais négocieront quand le sang
aura coulé , ils ne trouveront les expressions de la France
claires que lorsqu'ils l'auront forcée à vaincre encore.
La réponse de M. de Romanzow au ministre français est
ainsi conçue :
Wilna , le 7 ( 19 ) mai 1812.
•Monsieur le duc , M. le comte de Narbonne m'a remis la dépêche
que V. Exc. lui a confiée. Je n'ai pas tardé un instant à la mettre
sous les yeux de l'Empereur. S. M. toujours fidelle à la ligne de
conduite qu'elle s'est invariablement tracée , toujours persévérant
dans son système purement de défense , toujours enfin plus modérée à
mesure que le développement dé ses forces la met davantage à même
de repousser les prétentions que l'on pourrait élever contre les intérêts
de son Empire et la dignité de sa couronne , se borne à ne s'attacher
qu'au voeu par lequel vous voulez bien , Monsieur le duc , terminer .
l'intéressante communication de votre cour. Aimant à prouver constamment
combien elle a à coeur d'éviter tout ce qui pourrait apporter
dans ses relations avec la France un caractère d'animosité et d'aigreur
nuisible à leur conservation , elle m'ordonne de ne point réfuter encore
les griefs que vous avez allégués , et de ne pas relever des assertions
qui reposent , pour la plupart , sur des faits souvent entièrement
dénaturés ou sur des suppositions entièrement gratuites. Les
dépêches adressées au prince Kourakin par le baron de Serdobin ont ,
en partie , répondu d'avance à toutes les accusations ; elles ont
représenté sous son vrai jour la conduite loyale que l'Empereur a
suivie dans tous ses rapports avec la France ; elles ont donné sur le
but de nos armemens des explications confirmées à un point qui
semble même avoir dépassé les espérances de l'Empereur Napoléon ,
puisque , malgré les mouvemens menaçans de ses armées au-delà
d'une ligne où , pour la sécurité de nos frontières , elles auraient dû
s'arrêter , tout chez nous se trouve encore dans le même état qu'au
départ du dernier courier ; en effet , pas un homme n'est entré en
Prusse ni sur le territoire du duché de Varsovie , et aucun nouvel
obstaclen'entrave de notre part le maintien de la paix.
›Au contraire , les dernières instructions que le prince de Kourakin
a reçues , lui fournissent tous les moyens de terminer nos différens,
et d'entamer cette négociation que votre cour a désirée .
• Nous avons appris avec plaisir l'accueil que l'Empereur Napoléona
fait à nos propositions ; la réponse officielle que V. Exc. y
fera , et que le prince Kourakin nous annonce , résoudra définitiveJUILLET
1812 . gr
ment l'importante questionde la paix on de la guerre. La modération
qui caractérise celle que j'ai l'honneur de vous adresser aujourd'hui ,
vous offre , M. le duc , un sûr garant que l'on ne manquera pas de
saisir chez nous toutes les nuances qu'elle pourra présenter en faveur
de la paix. S. M. en a trouvé une bien agréable dans la démarche
faite auprès du gouvernement britannique. Elle est sensible à l'attention
que l'Empereur Napoléon a eue de l'en informer ; elle appréciera
toujours les sacrifices que ce souverain fera pour la conclusion de la
paix générale; à ses yeux , il n'y en a pas qui soient assez considérables
pour obtenir un aussi grand et beau résultat.
›J'ai l'honneur d'offrir à V. Exc. , etc.
Signé,le comte DE ROMANZOw.
Après la lecture de cette dépêche , le lecteur va se trouver
étrangement surpris . Le ministre russe vient de parler
denégociations et d'arrangement , mais l'ambassadeur va
tenir un bien autre langage ; il va dicter des conditions , et
prononcerun si ne quâ non.
En effet , les diverses lettres de M. de Kourakin au ministre
français se réduisent à dire qu'il est autorisé à entrer
en négociation sur les difficultés qui se sont élevées , et
qui ontoccasionnéle dangereux rapprochement des troupes
françaises sur l'extrémité des frontières des deux empires;
mais il m'est ordonné de déclarer , dit-il , que la conservation
de la Prusse et son indépendance de tout lien politique
dirigé contre la Russie est indispensable aux intérêts
de S. M.I.; que pour arriver à un véritable état de paix avec
la France , ilfaut nécessairement qu'il y ait entre elle et la
Russie un pays neutre qui ne soit occupé par les troupes
d'aucune des deux puissances ; que , comme toute la politique
de S. M. l'Empereur mon maître ne tend qu'à établir
des rapports solides et stables avec la France , et que ceux- ci
ne sauraient subsister tant que les armées étrangères continueraient
à séjourner dans une telle proximité de frontières
de la Russie , la première base de toute négociation ne peut
être que l'engagement formel de l'entière évacuation des
Etatsprussiens et de toutes les placesfortes de la Prusse ,
quels qu'aient été l'époque et lefondement de leur occupation
par les troupesfrançaises ou alliées , d'une diminution
de la garnison de Dantzick , de l'évacuation de la Poméranie
suédoise , et d'un arrangement avec le roi de Suède ,
propre à satisfaire réciproquement les deux couronnes de
France et de Suède .
92 MERCURE DE FRANCE ,
» Je dois déclarer que , quand les demandes ci-dessus
énoncées seront accordées de la part de la France comme
base de l'arrangement à conclure , il me sera permis de
promettre que cet arrangement pourra contenir aussi , de
la part de S. M. l'Empereur mon maître , les engagemens
suivans :
» Sans dévier des principes adoptés par l'Empereur de
toutes les Russies , pour le commerce de ses Etats et pour
l'admission des neutres , principes auxquels S. M. ne saurait
jamais renoncer , elle s'oblige , par un effet de son attachement
pour l'alliance formée à Tilsitt , à n'adopter aucun
changement aux mesures prohibitives établies en Russie ,
et sévèrement observées jusqu'à présent contre le commerce
direct avec l'Angleterre ; S. M. est prête , de plus , à convenir
avec S. M. l'Empereur des Français et Roi d'Italie ,
d'un système de licences à introduire en Russie , à l'exemple
de la France , bien entendu qu'il ne pourra être admis
qu'après qu'il aura été reconnu ne pouvoir augmenter par
ses effets le préjudice qu'éprouve déjà le commerce de la
Russie.n
Au refus d'admettre ces principes préalables , l'ambassadeur
russe demande ses passeports . Le ministre français
répond aussitôt pour demander à M. de Kourakin s'il a
des pleins pouvoirs pour arrêter , conclure et signer un
arrangement sur les différens qui se sont élevés entre les
deux cours , et dans ce cas d'en donner communication
selon l'usage : M. de Kourakin réplique qu'il est étonné
d'une telle demande , qu'il n'a pas de pouvoirs particuliers
et spéciaux , et qu'il ne peut traiter que sub spe rati.
Ici la correspondance change de lieu et de direction ;
l'Empereur est à Dresde et son ministre l'a suivi . Ce dernier
donne ordre à M. le comte Lauriston de demander de
la manière la plus pressante les passeports nécessaires pour
se rendre de Pétersbourg auprès de l'Empereur Alexandre
à Wilna , ou auprès du ministre Romanzow.
M. de Lauriston écrit et sollicite cette faculté de la manière
la plus pressante , en en faisant sentir l'extrême urgence
dans les circonstances où l'on se trouve ; la réponse
de M. de Romanzow ne permet qu'une communication
par écrit ; le cabinet français est instruit de ce refus , ses dernières
espérances sont trompées ; M. de Lauriston reçoit
Fordre de demander ses passeports pour repasser la frontière
; ceux nécessaires à M. de Kourakin pour rentrer en
Russie lui sont expédiés , et l'Empereur monte à cheval.
JUILLET 1812. 93
IT BULLETIN DE LA GRANDE-ARMÉE .
Gumbinnen , le 20 juin 1812.
Ala finde 1810 , laRussie changea de système politique ; l'esprit
anglais reprit son influence ; l'ukase sur le commerce en fut le premier
acte.
En février 1811 , cinq divisions de l'armée russe quittèrent à marches
forcées le Danube , et se portèrent en Pologne. Par ce mouvement
, la Russie sacrifia la Valachie et la Moldavie.
Les armées russes réunies et formées , on vit paraître une protestation
contre la France , qui fut envoyée à tous les cabinets. La
Russie annonça par là qu'elle ne voulait pas même garder les apparences.
Tous les moyens de conciliation furent employés de la part
de la France : tout fut inutile.
Ala fin de 1811 , six mois après , on vit en France que tout ceci
ne pouvait finir que par la guerre ; on s'y prépara. La garnison de
Dantzick fut portée à 20,000 hommes . Des approvisionnemens de
toute espèce , canons , fusils , poudre , munitions , équipage de pont ,
furent dirigés sur cette place ; des sommes considérables furent
mises à la dispositiondu génie pour en accroître les fortifications .
L'armée fut mise sur le pied de guerre. La cavalerie , le train
d'artillerie et les équipages militaires furent complétés.
En mars 1812 , un traité d'alliance fut conclu avec l'Autriche : le
mois précédent , un traité avait été conclu avec la Prusse .
En avril , le rer corps de la grande armée se porta sur l'Oder.
Le 2ª corps se porta sur. l'Elbe.
Le 3º corps , sur le Bas -Oder .
Le4e corps partitde Véronne , traversa le Tyrol , et se rendit ex
Silésie. La Garde partit de Paris .
Le 22 avril , l'Empereur de Russie prit le commandement de son
armée , quitta Pétersbourg , et porta son quartiergénéral à Wilna.
Au commencement de mai, le rescorps arriva sur la Vistule ,
Elbing et à Marienbourg ;
Lese corps , à Marienwerder ;
Le 3è corps , à Thorn ;
Le4º et le 6º corps , à Plock.
Le 5e corps se réunit à Varsovie ;
Le 8e corps , sur la droite de Varsovie ;
Le7e corps , à Pulawy.
L'Empereur partit de Saint-Cloud le 9 mai , passa le Rhin le 13 ,
l'Elbele 29, et laVistule le 6 juin .
94 MERCURE DE FRANCE ,
2º BULLETIN DE LA GRANDE-ARMÉE.
Wilkowisky , le 22 juin 1812 .
Tout moyende s'entendre , entre les deux Empires , devenait impossible,
l'esprit qui dominait le cabinet russe le précipita à la guerre.
Le général Narbonne , aide-de-camp de l'Empereur , fut envoyé à
Wilna et ne put y séjourner que peu de jours . On acquérait la preuve
que la sommation arrogante et tout-à-fait extraordinaire qu'avait
présentée le prince Kourakin , où il déclara ne vouloir entrer dans
aucune explication que la France n'eût évacué le territoire de ses
propres alliés , pour les livrer à la discrétion de la Russie , était le
sinequâ non de ce cabinet , et il s'en vantait auprès des puissances
étrangères.
Le ser corps se porta sur la Pregel. Le prince d'Eckmulh eut son
quartier-général le II juin à Koenigsberg .
Le maréchal
Le maréchal duc de Reggio , commandant le 2e corps , eut son
quartier-général à Vehlau ; le maréchal due d'Elchingen , comman
dant le 3e corps , à Soldapp ; le prince vice-roi, à Rastembourg;le
roi de Westphalie , àVarsovie ; le prince Poniatowski , à Pultusk,
L'Empereur porta son quartier-général le 12 sur la Pregel à Koenigsberg,
le 17 à Justerburg, le 19à Gumbinnen.
Un léger espoir de s'entendre existait encore. L'Empereur avait
donné au comte de Lauriston l'instruction de se rendre auprès de
l'Empereur Alexandre , ou de son ministre des affaires étrangères , et
de voir s'il n'y aurait pas moyen de revenir sur la sommation du
prince Kourakin , et de concilier l'honneur de la France et l'intérêt
de ses alliés avec l'ouverture des négociations.
Le même esprit qui régnait dans le cabinet russe empêcha , sous
différens prétextes , le comte de Lauriston de remplir sa mission ; et
l'on vit , pour la première fois , un ambassadeur ne pouvoir approcher
ni le souverain , ni sen ministre , dans des circonstances aussi importantes.
Le secrétaire de légation Prevost apporta ces nouvelles à
Gumbinnen ; et l'Empereur donna l'ordre de marcher pour passer le
Niemen : « Les vaincus , dit-il, prennent le ton des vainqueurs;
> fatalité les entraîne , que les destins s'accomplissent. S. M. fit
mettre à l'ordre de l'armée la proclamation suivante :
la
Soldats , La seconde guerre de Pologne est commencée. La pre-
>mière s'est terminée à Friedland et à Tilsitt : à Tilsitt , la Russie a
→juré éternelle alliance à la France et guerre à l'Angleterre. Elle
viole aujourd'hui ses sermens . Elle ne veut donner aucune explica-
> tion de son étrange conduite que les aigles françaises n'aient repassé
→ le Rhin , laissant par là nos alliés à sa discrétion. La Russie est en-
> traînée par la fatalité ! ses destins doivent s'accomplir. Nous croirait-
> elle donc dégénérés ? Ne serions-nous done plus les soldats d'Aus-
> terlitz ? Elle nous place entre le déshonneur et la guerre. Le choix
> ne saurait être douteux , marchons donc en avant ! passons le Nié-
> men! portons la guerre sur son territoire. La seconde guerre de
> Pologne sera glorieuse aux armes françaises , comme la première ;
mais lapaix que nous conclurons portera avec elle sagarantie et
>mettra un terme à cette orgueilleuse influence que laRussie
⚫ cée depuis cinquante ans sur les affaires de l'Europe . »
a exer-
Ennotre quartier- général de Wilkowisky, le 22 juin 1812.1.
JUILLET 1812 . 95
son
3 BULLETIN DE LA GRANDE-ARMÉE .
Kowno , 26 juin 1812.
Le23juin, le roi de Naples , qui commande la cavalerie , porta
quartier-général à deux lieues du Niemen sur la rive gauche.
Ceprince asous ses ordres immédiats les corps de cavalerie commandés
par les généraux comtes Nansouty et Montbrun; l'un composé
des divisions aux ordres des généraux comtes Bruyères , Saint-
Germain et Valence; l'autre composé des divisions aux ordres da
général baron Vattier , et des généraux comtes Sébastiani et Defrance.
Le maréchal prince d'Eekmulh , commandant le rer corps , porta
son quatier-géral au débouché de la grande forêt de Pilwiski.
Le 2e corps et la garde suivirent le mouvement du res corps.
Le 3e corps se dirigea par Marienpol. Le vice- roi , avec les 4º et
be corps restés en arrière , se porta sur Kalwarry.
Le roi de Westphalie se porta à Novogrod avec les 5 , 7e et 8e
corps.
Le ser corps d'Autriche , commandé par le prince de Schwarzemberg,
quitta Lemberg le .... , fit un mouvement sur sa gauche et s'approchade
Lublin.
L'équipage de ponts , sous les ordres du général Eblé , arriva le 23
àdeux lieues du Niémen .
Le 23 , à deux heures du matin , l'Empereur arriva aux avantpostes
près de Kowno , prit une capote et un bonnet polonais d'un
des chevau-légers , et visita les rives du Niémen , accompagné seulementdu
généraldu génie Haxo .
Ahuitheures du soir , l'armée se mit en mouvement. Adixheures,
legénéralde division comte Morand fit passer trois compagnies de
voltigeurs , et au même moment trois ponts furentjetés sur le Niémen.
Aonze heures , trois colonnes débouchèrent sur les trois ponts .
Auneheure unquart, le jour comunençait déjà à paraitre. A midi ,
legénéral baronPajol chassa devant lui une nuée de cosaques , et fit
occuper Kowno par un bataillon.
Le 24 , l'Empereur se porta à Kowno.
Le maréchal prince d'Éckmulh porta son quartier-général à Roumchicki;
Et le roi deNaples , à Eketanoni .
Pendanttoute la journée du 24 et celle du 25 , l'armée défila sur les
trois ponts . Le 24 au soir, l'Empereur fit jeter un nouveau pont sur
laVilia, vis-à-vis de Kowno , et fit passer le maréchal duc de Reggio
avec le 2e corps Les chevau-légers polonais de la garde passèrent à
la nage. Deux hommes se noyaient , lorsqu'ils furent sauvés par des
nageurs du 26e léger. Le colonel Guéhéneuc s'étant imprudemment
exposé pour les secourir , périssait lui-même; un nageurde son régimentlesauva.
Le25 , le duc d'Elchingen se porta à Kormelou : le roi de Naples
se porta à Jijmoroni. Les troupes légères de l'ennemi furent chassées
de tous côtés.
Le26, le maréchal duc de Reggio arriva à Janow : le maréchal
duc d'Elchingen arriva à Skorouli. Les divisions légères de cavaleric
couvrirent toute la plaine jusqu'à diz lieues de Wilna .
96 MERCURE DE FRANCE , JUILLET 1812 .
Le 24 , le maréchal duc de Tarente , commandant le 10 corps ,
dont les Prussiens font partie , a passé le Niémen à Tilsitt , et marche
sur Rossiéna , afin de balayer la rive droite du fleuve et de protéger
lanavigation.
Le maréchal duc de Bellune , commandant le 9e corps , ayant sous
ses ordres les divisions Heudelet . Lagrange , Durutte , Partonneaux,
occupe le pays entre l'Elbe et l'Oder.
Le général de division comte Rapp , gouverneur de Dantzick , a
sous ses ordres la division Daendels .
Le général de division comte Hogendorp est gouverneur de
Kænigsberg.
L'Empereur de Russie est à Wilna avec sa garde et une partie de
son armée , occupant Ronikoutoui et Newtroki.
Le général russe Bagawout , commandant le 2º corps et une partie
de l'armée russe coupée de Wilna , n'ont trouvé leur salut qu'en se
dirigeant sur la Dwina .
Le Niémen est navigable pour des bateaux de 2 à 300 tonneaux
jusqu'à Kowno. Ainsi les communications par eau sont assurées jusqu'à
Dantzick , et avec la Vistule , l'Oder et l'Elbe. Un immerse approvisionnement
en eau-de- vie , en farine , en biscuit, file de Dantzick
et de Kænigsberg sur Kowno. La Vilia , qui passe à Wilua.est
navigable pour de plus petits bateaux , depuis Kowno jusqu'à Wilna.
Wilna , capitale de la Lithuanie , l'est de toute la Pologne russe .
L'Empereur de Russie est depuis plusieurs mois dans cette ville , avec
une partie de sa cour. L'occupation de cette place par l'armée française
sera le premier fruit de la victoire. Plusieurs officiers de cosaques
et des officiers porteurs de dépêches ont été arrêtés par la cavalerie
légère .
On reçoit à l'instant l'agréable nouvelle que le Grand-
Seigneur a refusé de ratifier une convention qui avait été
signée à Bucharest entre ses plénipotentiaires etles Russes :
l'influence anglaise n'a rien pu sur le vieux système politique
qui consacre l'union de l'Empire ottoman à laFrance.
jour l'Impératrice à St-Cloud
où tout est préparé pour la recevoir. Le Roi de Rome
continue à jouir de la meilleure santé .
-
-
On attend de jour en
La baisse de toutes les sortes de grains s'établit déjà
aux environs de Paris d'une manière sensible ..
-
S....
LE MERCURE parait le Samedi de chaque semaine , par Cahier
de trois feuilles . Le prix de la souscription est de 48 fr. pour
l'année ; de 24 fr. pour six mois; et de 12 fr. pour trois mois ,
frane de port dans toute l'étendue de l'empire français.-Les lettres
relatives à l'envoi du montant des abonnemens , les livres , paquets ,
et tous objets dont l'annonce est demandée , doivent être adressés,
francs de port , au DIRECTEUR GÉNÉRAL du Mercure de France ,
rue Hautefeuille , Nº 23 .
DABLE
M
SEINE
MERCURE
DE FRANCE.
DEN
DE
LA
5.
N° DLXXIV. - Samedi 18 Juillet 1812 .
POÉSIE.
LE BANQUET DES FÉES .
Fragment du premier chant d'un poème sur LA BELLE
AUX BOIS DORMANT.
Dans une salle où brillaient cent trophées ,
On éleva le banquet solennel ;
Ace banquet , des plus puissantes fées
Fut appelé le cortége immortel.
Pour composer leur superbe parure ,
L'art épuisa sa magique imposture :
Sur leurs habits et parmi leurs cheveux ,
Du diamant étincellent les feux ;
Un fin tissu , dont la couleur efface
1
Cet arc changeant qui luit au front des cieux ,
De chaque fée en replis onduleux ,
Presse la taille , et retombe avec grace .
Unsceptre d'or rayonne dans leur main :
Sceptre puissant , dont le charme divin
Fixe à son gré les flèches du tonnerre ,
:
G
98 MERCURE DE FRANCE ,
Trouble les cieux , les enfers et la terre ,
Etdes mortels commande le destin.
Pour les servir la foule obéissante
Aleurs côtés a déployé ses rangs .
Et des varlets la troupe leur présente
Des mets exquis , des parfums enivrans ,
De nos vergers la dépouille odorante ,
Et de nos bois les légers habitans ,
Tandis qu'au sein d'une coupe brillante
Coule un nectar que parfuma le tems .
Parés des fleurs que le printems colore ,
Vingt ménestrels , animant sous leurs doigts
Et la cithare et la harpe sonore ,
Aleurs accords vont mariant encore
Les doux accens d'une touchante voix :
<Ah ! que le ciel veille sur ton enfance (*) ,
> Fleur de beauté , de grâce et d'innocence !
> Vois les plaisirs , le trône , les honneurs
> De tes beaux jours éclatans apanages ;

> Vois tes attraits , qu'entourent nos hommages ,
> Sous ton empire enchaînant tous les coeurs.
• Ah ! que le ciel , etc. , etc.
> Un doux sourire ,un regard de tes yeux ,
> Dans les tournois fixera la victoire ;
» A ton aspect , et d'amour et de gloire
> Palpiteront les nobles fils des preux .
> Ah ! que le ciel , etc. , etc.
> Heureux celui qui , fier de tes couleurs ,
> Fier de ton choix , par de grands coups de lance
> Dans les combats signalant sa vaillance ,
› Viendra t'offrir la palme des vainqueurs!.
› Ah ! que le ciel , etc. , etc.
> Mais plus heureux , ô toi , servant d'amour ,
> Dont ses faveurs couronneront la flamme ;
(*) Ce chant des ménestrels s'adresse à la princesse qui vient de
naître.
JUILLET 1812 .
> Homeur à toi , qui de si noble dame
• Verras sortir tant de héros unjour !
> Ah! que le ciel , etc. , etc.
Des ménestrels telle fut la chanson' ;
Mais du soleil , qui par degrés s'abaisse ,
Lecharmoins vifpenchait vers l'horizon ,
Quand chaque fée à la jeune princesse
De son amour voulut laisser un don :
Elle reçut les grâces en partage ,
Don précieux , et charmes du bel âge ;
Ce doux regard , ce sourire enchanteur ,
Qui , captivant et l'esprit et le coeur ,
Dans tous nos sens allume un feu rapide .
A cet enfant que le ciel protecteur
Semblait couvrir d'une immortelle égide ,
L'une donna cette aimable rougeur ,
Cet embarras de la pudeur timide ;
L'autre cet art brillant et séducteur ,
Cet art soumis aux lois de la cadence ,
Et qui , du corps déployant l'élégance ,
A la beauté prête un attrait vainqueur ,
Propre à dompter même l'indifférence .
Art de Linus , dont le charme autrefois
Sut entraîner les rochers et les bois ,
Elle eut aussi ta magique puissance....
:
CH. M. FÉ , professeur au collége de Tours.
99
A CYNTHIE .
Traduction de Properce , Livre I , Elégie 2 .
A quoi bon , ô Cynthie , étaler à nos yeux
De tes cheveux dorés l'édifice orgueilleux ?
Pourquoi les inonder des parfums de Syrie ?
Ouvrages fastueux de l'avide industrie ,
Que servent ces tissus flottans à plis légers ??
Faut-il ainsi te vendre à des biens étrangers ?
Ah ! pourquoi , déguisant les dons de la nature ,
Payer d'un luxe vain la coupable imposture ?
Ga
1
100
MERCURE DE FRANCE ;
Va , crois-moi , ta beauté n'apas besoin de fard.
Amour qui va tout nu hait les ruses de l'art.
Vois comme en liberté , sur le sein de la terre ,
Se balancent les fleurs et serpente le lierre.
L'arbousier croit plus beau dans les antres profonds ;
L'onde , à travers nos prés , court en flots vagabonds ;
Des cailloux qu'il produit , l'Océan peint ses rives .
Et le chant des oiseaux a des beautés naïves
Que n'offriront jamais les plus savans accords.
Ce n'est point par l'éclat de somptueux dehors
Que Phébé sur Castor mérita son empire ;
L'art , aux yeux de Pollux , n'ornait point Télaïre.
Pour des attraits menteurs follement prévenus ,
Vit-on lutter , jadis , aux regards d'Evénus ,
Les rivaux dont sa fille alluma la querelle ?
Prête à fuir sans retour la rive paternelle
Sur le rapide char d'un époux phrygien ,
La tendre Hippodamie à l'art n'emprunta rien ;
Mais de son jeune front la candeur naturelle
Pouvait le disputer aux chefs -d'oeuvre d'Apelle .
Ces beautés triomphaient sans un faste imposteur ,
Et n'avaient pour charmer que la simple pudeur.
Tu n'as pas moins d'attraits , o maîtresse adorée !
Plaire à son seul amant , c'est être assez parée.
Apollon de ses vers t'ouvre l'heureux trésor ;
Calliope en tes mains remet sa lyre d'or ;
Les Grâces t'ont donné leur séduisant langage ;
Et Minerve et Vénus t'accordent leur suffrage.
Oui , tu dois assurer le charme de mes jours ;
Mais rejète bien loind'inutiles atours .
J. P. CH. DE SAINT-AMAND .
ROMANCE.
LUNE, prête-moi ta lumière
Et ton rayon le plus brillant :
De Cloris frappe la paupière ,
Trouble son repos un instant.
Quedel'amant le plus fidèle
Laperfideentende la voix !
JUILLET 1812.
101-
Mon coeur avec transport l'appelle ,
Mais c'est pour la dernière fois .
Demain de roses couronnée ,
Fière de tes riches atours ,
Devant l'autel de l'hyménée ,
Tu vas abjurer nos amours !
Cet hymen pourrait-il te plaire?
Ne sais-tu pas que son flambeau
Devient la torche funéraire
Qui brûlera sur mon tombeau ?
Cloris , tu crois , dans l'opulence ,
Couler des jours purs et sereins.
Hélas ! souvent dans le silence ,
Tu dévoreras tes chagrins !
Sur ta couche où de l'Arabie ,
Vont brûler les douces odeurs ,
Tu diras : Sans amour la vie
N'est qu'un abime de douleurs.
Tu songeras àce bocage ,
Qui fut témoinde nos sermens .
C'estalors que ton coeur volage
Souffrira d'horribles tourmens !
Tu maudiras de la richesse
L'éclat , hélas ! trop séducteur.
En renonçant à la tendresse ,
Cloris , on renonce au bonheur.
: Mme LE G* DE M**.
r
ÉNIGME .
De mes soeurs je suis la plus belle ,
Flore m'aime et je l'embellis.
Je donne au teint semé de lis
Une grâce toujours nouvelle.
Ma douce odeur flatte les sens ,
Ma forme est agréable et ronde.
Alanaissance du printems ,
Je fais les délices du monde.
•Entre deux globes ravissans
102 MERCURE DE FRANCE ,
Ma couleur plaît , séduit , enchante ;
Que de désirs et de tourmens
La place que j'occupe enfante !
Mon éclat invite au larcin ;
Mais j'ai l'humeur un peu farouche :
Le téméraire qui me touche
Dans mon épine a son destin.
BONNARD , ancien militaire.
LOGOGRIPHE .
CINQ pieds me suffisent , lecteur ,
Pour qu'à tes yeux je fasse horreur.
Veux- tu me reformer ? enlève-moi la tête ;
Je suis le doux objet des rêves d'un poëte .
S........
CHARADE .
QUAND on semultiplie , on en vaut davantage .
Tel se divise en deux , tel autre en trois .
Pourunmoment changeons l'usage.
Libre , sans doute , dans mon choix ,
Je veux qu'en cinq on me partage.
Le nombre impair , dit-on", passe pour le plus sage.
Sachez d'abord que chaque fois
Que l'on fait en latin le signe de la croix ,
Par mon premier toujours on le commence ;
C'est la régle , rienn'en dispense .
A ce premier pourtant donnez un son français.
Déjà par deux des miens à vos yeux je parais .
Pour ce trait de ma complaisance ,
Vous me devez de la reconnaissance ;
Un bon coeur n'y manque jamais :
Car en faveur de votre intelligence ,
C'est , il me semble , une assez bonne avance.
Sachez aussi qu'à l'école , au palais , c .
Point de dispute ou grave ou ridicule
Sans mon second. Puis , dans votre pendule
JUILLET 1812.
Reparaît mon troisième , et nul n'en est surpris.
Vous savez bien encor , peut-être par vous-même ,
Sur quoi , le plus souvent , les bienfaits sont écrits :
Ehbien !
précisément , c'est là mon quatrième .
Ne vous donnez jamais le tort qu'a mon
cinquième.
Ilsedit de celui qui , par mauvaise foi ,
Trompe chacun et se trompe soi-même.
Pourcomposer mon tout , votre esprit en émoi
Voudrait dans un seul mot trouver un stratagême.
Vousdésirez sur-tout le tenir de moi-même ;
Autrement vous craignez d'aller en désarroi.
J'y consens , pour finir votre embarras extrême.
Après cela du moins , lecteur , devinez moi ;
Vous n'y manquerez pas , c'est mon espoir suprême ;
Indispensablement je vous en fais la loi.
103
JOUYNEAU-DESLOGES ( Poitiers ) .
Mots de l'ENIGME , du
LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Lemot de l'Enigme estla lettre V.
Celui du Logogriphe est Atmosphère , dans lequel on trouve:
héros , Marot , Erasme , pré , mort , Rome , Parime , rosée , hêtre ,
orme , reps , pâté , sot , port , Est , Parthes , mer , Thor , sept , ère ,
Purse , Hom , morse , rat , pat , mat , Ops , astre , Eté , the , phare ,
Erato , arôme , peste , Tempé, rose , Hermès , hers , epsom, mars
ither , rame , ah , âtre et arts .
Celui de la Charade est Charbon.
:
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS.
ELOGES DE MADAME GEOFFRIN , CONTEMPORAINE DE MADAME
DU DEFFAND ; par MM. MORELLET , THOMAS et D'ALEMBERT
; suivis de lettres de Mme GEOFFRIN et àMme
GEOFFRIN , et d'un Essai sur la Conversation , etc.;
par M. MORELLET. - A Paris , chez H. Nicolle , lib .,
rue de Seine .
TROIS écrivains distingués , Thomas , d'Alembert et
M. Morellet , tous trois amis de Mme Geoffrin , ont
rendu un hommage public à sa mémoire , et cherché ,
par là , à payer la dette de leur coeur. Quoique le même
sentiment les ait inspirés , celui d'une amitié tendre et
d'une vive reconnaissance , on peut cependant remarquer
des différences dans la manière dont chacun d'eux
l'a exprimé . L'Eloge de Mme Geoffrin , par Thomas ,
est empreint , quoique plus légèrement que ses autres
ouvrages , de cette exaltation qui semble avoir été l'im
des principaux traits de son caractère , et la source des
beautés ainsi que des défauts qu'on a remarqués dans ses
écrits . La noblesse d'ame de Thomas ne permet pas de
douter qu'il n'ait été sincérement affecté de la perte d'une
bienfaitrice et d'une amie , que son affliction n'ait été
profonde et vraie. Cette justice que chacun est prêt à
lui, rendre , d'après le témoignage constant des contemporains
, on serait presque tenté de la lui refuser ,
après avoir lu son Eloge de Mme Geoffrin ; tant sa douleur
paraît étudiée ! tant l'orateur se montre où l'on s'attendait
à ne trouver que l'ami ! Peut- être n'a- t-il pas cherché à
y mettre tant d'art ; mais l'art s'y est mis , en quelque
sorte , malgré lui ; comme on voit quelquefois , dans le
monde , des gens qui se sont fait une habitude du langage
élevé et soutenu , ne pouvoir plus dire simplement
les choses simples, et par cet apprêt qu'ils mettent à tout
MERCURE DE FRANCE , JUILLET 1813. 105
ce qu'ils disent , priver leurs discours du charme de la
franchise et du naturel.
Thomas , avec quelque fidélité qu'il ait recueilli les
traits les plus caractéristiques de Mme Geoffrin , a plutôt
fait un tableau qu'un portrait. Il y a plus d'idéal dans sa
peinture : il y a plus de ressemblance dans les deux
autres , parce que les peintres ont légèrement indiqué
quelques imperfections du modèle , et que ces imperfections
constituent quelquefois la ressemblance . Cet
éloge de Thomas devait trouver et a trouvé en effet des
critiques plus sévères que nous , et sur-tout moins disposés
à rendre justice aux nobles intentions du panégyriste
; c'est à eux qu'il s'adresse en terminant :
« Si quelqu'un de ceux que toute louange importune
> et qui ont le triste et malheureux talent d'exercer une
> censure froide et cruelle , voulait blâmer ce juste hom-
> mage , ah ! que du moins il pardonne à l'amitié : qu'il
>>pardonne à la reconnaissance , et qu'il soit encore
>>permis de verser une larme sur la tombe de ceux dont
>>on a respecté et chéri les vertus ! >>>
Nous croyons nous être mis suffisamment à couvert
d'un pareil reproche .
L'éloge de Mme Geoffrin par d'Alembert se compose
de deux lettres à Condorcet , lettres dans lesquelles il
semble avoir plutôt cherché à épancher sa douleur qu'à
peindre l'amie qu'il pleurait déjà depuis deux ans . Elles
ontuncaractère de mélancolie et de sensibilité fait pour
étonner ceux qui ne connaissent d'Alembert et n'ont
appris à le juger que sur le rapport de quelques écrivains
de nos jours . Ils pourront être surpris qu'un homme
qu'on leur apeint comme un sec et froid bel esprit , assez
bon géomètre d'ailleurs , ait écrit le morceau que nous
allons citer . Il faut se rappeler qu'avant la perte de Mme
Geoffrin il en avait fait une autre non moins douloureuse
, dans la personne de Mlle de l'Espinasse .
<<Hélas ! dit- il , j'ai vu périr dans l'espace d'une année
> les deux personnes qui m'étaient les plus chères ; et
> j'étais assez heureux pour que ces deux personnes
» s'aimassent tendrement.
....
.... Que me
reste-t-il dans la solitude où mon coeur se trouve , que
106 MERCURE DE FRANCE ,
>> de penser à elles et de les pleurer ? La nature qui nous
>> a fait naître pour la douleur et pour les larmes , nous
> a fait dans notre malheur deux fristes présens dont la
>>plupart des hommes ne se doutent guères : la mort ,
>> pour voir finir les maux qui nous tourmentent , et la
>> mélancolie , pour nous aider à supporter la vie dans
>> les maux qui nous flétrissent. Le coeur encore tout
>>plein de la première perte que je venais de faire , j'allais
>>voir tous les jours Mme Geoffrin et m'affliger auprès
>>d'elle et avec elle. Son amitié m'écoutait et me soula-
>> geait ; ce bien qui m'était si nécessaire et si cher , m'a
» été enlevé peu de tems après ; et , au milieu de ces
>> sociétés qui ne sont que le remplissage de la vie , je
>> ne puis plus parler à personne qui m'entende. Je pas-
>>sais toutes les soirées chez l'amie que j'avais perdue ,
>> et toutes mes matinées avec celle qui me restait en-
>>core. Je ne l'ai plus : et il n'y a plus pour moi ni soir,
>>> ni matin . »
Les deux lettres sont presque entièrement écrites avec
cet abandon et cet accent de la douleur. Au regret d'avoir
perdu une bienfaitrice et une amie , se joignait celui de
n'avoir pu assister à ses derniers momens . On sait que
Mme de La Ferté-Imbault , fille de Mme Geoffrin , par un
excès de zèle religieux , ne voulut pas que d'Alembert
approchât de sa mère, quand elle eut reçu les sacremens ;
comme s'il eût dû blâmer Mme Geoffrin d'avoir appelé
auprès d'elle les secours de la religion ! comme s'il n'eût
cherché , au chevet du lit d'une femme mourante , qu'à
la tourmenter par les doutes de l'incrédulité ! On ne lui
envia pas du moins la triste consolation d'accompagner
son cercueil et de lui rendre les derniers devoirs . Il
s'étonne , au surplus et avec raison , d'avoir été presque
seul , avec MM. Thomas et Morellet , au convoi d'une
femme qui avait eu tant d'amis . On dut croire que quelques-
uns d'entre eux avaient pris trop à la lettre ce
qu'elle disait en faveur des ingrats .
Des trois éloges de Mme Geoffrin , le meilleur sans
contredit est celui qu'a fait M. Morellet. « Je la pein-
>> drai , dit- il en commençant , avec simplicité , pour la
>>peindre à sa manière ; et avec vérité , parce que je la
JUILLET 1812 .
107
>> peindrai d'après elle-même ; c'est-à-dire , d'après ses
>> conversations , d'après ses lettres et sur-tout d'après
>>ses actions . >> On voit assez qu'il ne s'agit pas ici d'une
de ces brillantes esquísses , appelées improprement du
nom de portraits' , et qui furent long- tems à la mode sous
le siècle de Louis XIV, et même dans le dernier siècle ;
esquisses où l'on ne s'attachait guères qu'à saisir un ou
deux traits saillans d'un caractère , et dont on aurait cru
que le principal objet était de plaire au modèle , si elles
n'en avaient eu un autre au moins aussi apparent , celui
de faire briller le talent du peintre . Ce n'est pas là ce
que s'est proposé M. Morellet ; il a voulu faire un portrait
dont la ressemblance fût attestée par les contemporains
ét qui passâť à la postérité avec cette garantie . On
retrouve dans l'exécution les qualités qui distinguent ses
autres ouvrages , la fermeté , la franchise et une élégante
simplicité . On le croît sans peine lorsqu'il dit : « Qu'il
» s'est défendu plus d'une fois d'exprimer les mouvemens
>> de sensibilité que réveillait dans son ame le souvenir
>> des vertus de Mme Geoffrin et de ses bontés pour lui ;
>> qu'il a craint de se laisser aller à l'exagération , ou sim-
> plement de paraître exagéré. »
Les raisons qui ont décidé M. Morellet à donner cette
nonvelle édition des Eloges de Madame Geoffrin , ne
sont pas inutiles à faire connaître. La principale est la
publication récente des Lettres de Madame du Deffand ,
contemporaine de Mme Geoffrin , et non moins célèbre ,
dans le dernier siècle , par son esprit et ses relations
avec les hommes les plus distingués . M. Morellet , dans
unavertissement en tête du recueil , fait voir comment :
« Ces deux femmes , entrées dans le monde à la même
>> époque , y ont couru une carrière à-peu-près sembla-
>>ble , poursuivi le même but , la considération et une
» sorte de célébrité , et employé les meines moyens pour
>>y parvenir , le commerce avec les gens du monde et
>> les hommes de lettres , une bonne maison et les agré
>> mens de la conversation . »
On pourra trouver singulier de voir une bonne maison
mise au nombre des moyens de parvenir à la considération
et à la célébrité : il faut bien croire que cela était
108 MERCURE DE FRANCE ,
vrai alors. On sait que l'épître de Voltaire au président
Hénault, qui commence maintenant par
Vous qui de la chronologie
Avez réformé les erreurs ,
commençait autrefois par ces deux vers :
Hénault fameux par vos soupers
Etpar votre chronologie.
Une femme de beaucoup d'esprit et d'un beaucoup
plus grand nom queMmes Geoffrin et du Deffand, n'a pas
joui d'une aussi grande célébrité , sans doute parce qu'on
disait de sa maison : qu'on y mourait de froid , de faim
etde rire .
M. Morellet , après avoir établi les ressemblances qu'ont
eues entre elles Mmes Geoffrin et du Deffand , montre en
quoi elles ont différé , et termine ainsi ce parallèle :
« La première a laissé une mémoire chérie et res
>> pectée , une réputation bien établie de bonté et de bien-
>> faisance; elle a été regrettée de tous ceux qui l'ont
>> connue , et pleurée de ceux qui ont eu avec elle une
>> plus étroite liaison.
>> La seconde a été regardée de son vivant , sinon
>>comme méchante , qualification peut-être trop dure ,
»au moins comme dominée par un esprit de dénigre-
>> ment et de malignité , que la publication de ses Lettres,
>>après sa mort , a confirmé parfaitement. >>>
Il n'est personne qui ne souscrive à ce jugement.
M. Morellet prend occasion des Lettres de Mme du Deffand
, pour examiner quelques-uns de ses jugemens sur
les hommes qui ont le plus illustré le siècle dernier , en
faire voir l'inconséquence , l'injustice et quelquefois l'absurdité
. On reconnaît à cette vigoureuse défense l'homme
qui s'est tenu si constamment sur la brèche , dans les
assauts livrés , depuis quelques années , à ce malheureux
dix-huitième siècle , l'écrivain dont les efforts n'ont pas
peu contribué à repousser l'ennemi , et qui pourra dire
un jour comme Mithridate ,
Etmes derniers regards ont vu fair lesRomains.
JUILLET 1812 .
109
Les éloges de Mme Geoffrin sont suivis de deux morceaux;
l'un , jusqu'à présent inédit , sur la conversation ;
l'autre , sur l'esprit de contradiction ; tous deux de M. Morellet.
Le premier a déjà fourni des notes piquantes au
poëme de M. Delille sur la conversation, et le poëme de
M. Delille donne à son tour un intérêt particulier au
petit traité de M. Morellet. On ne compare pas sans
plaisir, et en même tems sans utilité , l'ouvrage d'un écrivain
philosophe et celui d'un grand poëte sur le même
sujet. Les yeux un peu éblouis des couleurs brillantes du
poëme, se reposent agréablement sur un morceau de
prose , production d'un éclat moins vif , et dont une
raison ornée fait le principal mérite. Tous deux seront
utiles , en nous apprenant à connaître ce qui distingue
les bonnes conversations des mauvaises , et leveront la
difficulté que Pascal, toujours un peu désespérant , trouvait
à ce genre d'amusement. « On se forme , avait- il dit ,
>>l'esprit et le sentiment par les conversations. Ainsi les
>>bonnes ou les mauvaises le forment ou le gâtent . Il
> importe donc de bien savoir choisir pour se le former
> et ne point le gâter ; et on ne saurait faire ce choix , si
>>on ne l'a déjà formé et point gâté. Ainsi, cela fait un
> cercle d'où bien heureux sont ceux qui sortent. >> Grace
auxdeux ouvrages que nous venons de citer et à celui
deMme de Vannoz , qu'il serait injuste de ne pas rappeler
ici , nous avons une théorie complète de la conversation ;
et ceux qui choisiront mal , ne pourront s'en prendre
qu'à eux-mêmes .
Un écrit de Swift sur le même sujet a fourni à M. Morellet
quelques idées ; il a complété le plan que l'auteur
anglais n'avait qu'ébauché. Nous ne le suivrons pas dans
le détail des onze vices principaux qui , suivant lui ,
gâtent la conversation. Il sera plus agréable à nos lecfeurs
de connaître ce que dit l'auteur de la conversation
générale , c'est-à-dire , de celle à laquelle chacun peut
contribuer de son esprit et de ses lumières .
<<Elle a , dit- il , cet avantage , qu'en éveillant et sou-
>>tenant l'attention de tous les assistans , elle tire de cha-
>> cun d'eux une contribution à la dépense et aux jouis-
>> sances communes. Elle aide, faciliteetrend plus fécond
μτό MERCURE DE FRANCE ,
1
>>le travail de celui qui fait les premiers frais. Souvent
>>celui qui parle , n'a qu'une idée incomplète dont il n'a
>>pas suivi le développement , un principe dont il n'a pas
tiré toutes les conséquences . S'il l'énonce en société ,
>>quelqu'un des assistans en sera frappé ; il en apercevra
>>la liaison avec quelqu'une de ses idées ; il les rappro-
>> chera . Ce rapprochement excite à son tour le premier
>> inventeur qui voit qu'on peut ajouter à ses premières
a vues ; et chacun contribuant à accroître ce premier
>> fonds , il deviendra bientôt riche de la commune con-
>> tribution..
>> La conversation est un genre d'entreprise dans la-
>>quelle le capital d'un seul particulier est souvent trop
> faible pour exploiter utilement le fonds . Dans la con-
>> versation générale , le capital est plus considérable en
>> raison du plus grand nombre d'actionnaires .>>>
Au choix de cette comparaison àlaquelle l'auteur paraît
se complaire , et qui rend d'ailleurs son idée avec autant
de finesse que d'exactitude , on devinerait, si la chose
n'était pas déjà si connue , que M. Morellet a fait de
l'économie politique , et de la science du commerce, une
des principales études de sa vie. On regrette toutefois ,
qu'après avoir fait valoir tous les avantages de la conversation
générale , il n'ait rien trouvé à dire en faveur de
la conversation particulière ou de la causerie. Un compatriote
de Swift , l'un des auteurs du Spectateur, préfère
de beaucoup celle-ci à l'autre . « Combien , dit- il , la
>> conversation est plus instructive et plus franche entre
>> deux amis , qui n'ont rien de caché l'un pour l'autre !
>> Alors un homme donne l'essor à tout ce qui lui vient
>>>dans l'esprit ; il découvre ses pensées les plus secrètes
>> à l'égard des personnes ou des choses , et soumet , pour
>> ainsi dire , son coeur à l'examen de son ami . >>>
On pourrait, à quelques passages de l'Essai sur la conversation
, assigner à-peu-près l'époque où l'auteur l'écrivait
; époque déjà assez éloignée de nous . Telle est cette
phrase dans laquelle il parle des Dames « qui sont si
» savantes aujourd'hui sur la distinction des formes de
>> gouvernement , le droit de représentation , etc. etc. >>>
Onpeut assurer , sans craindre d'être démenti , que
JUILLET 1812 . fri
nos femmes savantes en ce genre mettent maintenant aulant
d'adresse à cacher leur érudition, qu'elles ont pú
mettre d'empressement à la montrer dans le tems dont
parle M. Morellet. Quant à celles qui n'ont jamais étudié
ces graves matières , il est encore plus certain qu'elles
chérissent leur ignorance et ne cherchent point à en
sortir.
Nous ferons une autre observation sur ce que dit, une
page plus loin, M. Morellet, concernant la prétentionde
savoir ce qu'on n'a pas appris , défaut plus commun à
notre nation qu'à aucune autre , et qui lui semble encore
empiré depuis l'époque de la révolution. Il se plaint à ce
sujet de l'esprit de liberté qu'on a voulu nous donner',
et auquel il attribue cette assurance , cette audace , ce
mépris des bienséances établies , cet oubli des égards dûs
à l'âge et au savoir , enfin cette disposition à dominer dans
là conversation , dont quelques jeunes gens donnent en
effet le fâcheux spectacle. Mais ces défauts qu'on leur
reproche , n'ont- ils pas toujours été ceux de la jeunesse ?
Ne doit-on pas se tenir en garde contre ces éternelles
critiques du tems présent? Et M. Morellet ne se montre-til
pas censeur un peu trop sévère des jeunes gens ?
Censor castigatorque minorum .
Quant à l'esprit de liberté , le mal , s'il existe , vient de
plus haut ; et les jeunes gens pourraient en accuser leurs
pères. Pour en trouver la source , il faudrait peut-être
remonter jusquà l'époque de ce mouvement général des
esprits qui a marqué le dix-huitième siècle , époque dont
M. Morellet a faitune fort belle peinture dans son éloge
de Marmontel . Mais ce qui vaudrait peut-être mieux ,
ce serait d'assigner à cette excessive présomption de notre
jeunesse sa véritable cause; savoir , le défaut absolu
d'éducation pendant plusieurs années , ou les institutions
vicieuses par lesquelles on a cru y suppléer .
Le petittraité sur l'esprit de contradiction , qui termine
le recueil , est , en quelque sorte , une émanation du
traité précédent , puisqu'au nombre des vices qui gâtent
la conversation et que signale M. Morellet , il place la
contradiction. 1
112 MERCURE DE FRANCE ,
Ily a un esprit de contradiction qui pourrait passer
pour un vice d'organisation . Le contradicteur par nature
est celui que définissait M. Dautrep : un homme qui aime
mieux la pluie que le beau tems ; et qui , entendant chanter
le rossignol , dit : ah! la vilaine bête ! Mais une plaisanterie
n'est pas une définition. L'esprit de contradiction ,
suivant M. Morellet , « est , dans l'homme , une su te
>> nécessaire de son activité et de son amour pour la
>> liberté. >>>
La jolie comédie de Dufresny intitulée : l'Esprit de
Contradiction , offre plusieurs traits dont la justesse était
déjà sentie , mais sera encore mieux apprécié après la
lecture de l'ouvrage de M. Morellet. « Pour ne parler
« que des femmes , dit celui- ci , leur faiblesse naturelle
» et celle où les lois les réduisent , les exposent davantage
>>à être subjuguées , et elles s'en défendent avec plus de
>> soin.>> Ne reconnaît-on pas la vérité de cette observation
dans la pièce de Dufresny , lorsque Mme Oronte
soupçonnant que le mariage d'Angélique et de M. Thibaudois
est concerté avec son mari , s'écrie , furieuse :
<<Vouloir me trahir ! m'exposer à faire la volonté d'un
>>> mari ! >>>
« Proposez , dit encore M. Morellet , proposez à une
» femme à vapeurs le choix de deux promenades , de
deux lectures , de deux parures , vous la verrez suspen-
>> due , indécise , des heures entières . Voulez-vous la
>>> décider promptement et sûrement , parlez en faveur de
>> l'un des deux partis: elle prendra l'autre aussitôt et y
>>>> tiendra avec obstination . >>>
N'est- ce pas encore là le système du jardinier Lucas ,
dans la comédie de Dufresny?
« Je dis don , moi , que la volonté de vot fame est
>>comme une giroite qui voudrait toujours se tourner à
>> l'encontre du vent. Faut don faire semblant que le vent
>> vient d'aval , pour qu'a tourne d'amon. Oh! l'y a deux
>>>vents qui soufflont su Mlle Angélique , monsieur d'un
>> côté , et ce Valère de l'autre . G'na don qu'à dire à vote
>> fame , que c'est Valère que nous voulons et a nous
>>baillera stiçi par opposite: via ma sentence. »
L'Essai sur l'esprit de contradiction a donné lieu à
JUILLET 1812 . LA
SEINE
Brience
DE
des observations critiques de M. le cardinal de
qui sont imprimées à la suite de l'Essai , et commencent
par ces mots : « Un homme d'esprit , grand parisan de
> la liberté, et qui ne hait pas la dispute, prétend etc.
C'est ce que nous y avons trouvé de plus juste.
زا
5.
cen
ETAT ACTUEL DE LA TURQUIE , ou Description de la constitution
politique , civile et religieuse , du gouvernement
et des lois de l'Empire ottoman , des finances , des établissemens
militaires de terre et de mer , des sciences ,
des arts libéraux et mécaniques , des moeurs , des usages
et de l'économie domestique des Turcs , et autres sujets
du Grand- Seigneur , auquel on a ajouté l'état géographique
, civil et politique des principautés de la Moldavie
et de la Valachie , etc.; par TH. THORNTON ,
traduit de l'anglais sur la seconde édition . - Deux
vol . in-8°. Prix , 12 fr. , et 15 fr. 50 c . franc de
port. -A Paris , chez J. G. Dentu , impr.- libraire ,
rue du Pont-de-Lodi , nº3 , et au Palais -Royal ,
galeries de bois , nº 265 et 266 .
-
« IL serait injuste d'exiger d'un homme livré tout
> entier à ses occupations et écrivant à la hate , cette
>> élégance de style que je ne pourrais acquérir quand
>> bien même j'en aurais le loisir; mais je me console
> dans l'idée que ma conscience ne me reproche aucun
>>mensonge , et c'est ce qu'on doit chercher dans une
>> narration telle que celle-ci .>> Ainsi s'exprimait Busbec
en commençant la première de ces lettres si justement
estimées , où , dans un très-petit espace , il a su nous offrir
et ce que les moeurs , les habitudes , la religion des Turcs
ont de plus singulier , et ce qu'il est le plus utile de connaître
touchant le système de politique adopté par cette
nation. Ainsi s'exprime aussi M. Thornton qui apris pour
epigraphe ce passage de ce célèbre diplomate . L'amour
de la vérité, le désir de rectifier une foule d'erreurs consacrées
par le tems et semées dans les écrits d'auteurs
honorablement connus , de faire jouir le public d'obser
H
114 MERCURE DE FRANCE ,
vations faites pendant un séjour de quinze ans sur les
lieux dont il nous entretient , l'ont porté à mettre au
jour ce nouvel Etat de la Turquie. Si l'on était obligé
de prendre à la lettre les expressions des auteurs , son
ouvrage serait parfait , et dans le cas où il s'y serait
glissé quelques fautes , on devrait l'excuser , car il aurait
pris tous les moyens possibles pour les éviter. Laissonsle
parler lui-même. « Unerésidence de quatorze ans dans
>> la factorerie anglaise de Constantinople , et d'environ
>> quinze mois à Odessa sur les côtes de la merNoire ; des
>> excursions faites dans les provinces de l'Asie mineure
>> et les îles de l'Archipel ; une liaison étroite avec les
>> ministres étrangers les plus respectables , et leurs in-
>> terprêtes ; un loisir long et toujours employé ; enfin ,
>> une connaissance des langues du pays , suffisante pour
>> fournir aux conversations ordinaires , m'ont procuré
>>> les occasions de faire des observations nouvelles , et
>> m'ont mis en état de distinguer avec plus d'exactitude
>>que le lecteur sans expérience , ce qui est réel de ce
>>>qui est imaginaire dans les relations des auteurs qui
>> m'ont précédé .
» J'ai lu les ouvrages des voyageurs précé-
>> dens qui , en m'indiquant les objets dignes d'une plus
>> grande attention , ont abrégé mon travail . J'ai choisi
>> dans leurs écrits les remarques que j'ai trouvées en
>> rapport parfait avec le modèle original , et après en
>> avoir ainsi vérifié l'exactitude , je les ai thésaurisées dans
>> mon esprit , et je les ai considérées comme un bien
>> légitime, ajouté au fonds de mes propres connaissances .
>>Ne tenant à aucun système , n'ayant à défendre aucune
>> hypothèse , et n'étant influence ni par l'affection , ni
>>par l'animosité , je me suis contenté d'accumuler des
>> observations et d'amasser des idées . » Certes , il est peu
d'auteurs qui puissent s'exprimer ainsi avec vérité , et
offrir des titres aussi imposans à la confiance du public ,
et dès que nous avons la certitude que M. Thornton n'a
rien avancé qui ne soit exact , nous ne saurions donner
trop d'attention à son ouvrage ; car , il faut l'avouer , le
caractère des Turcs est un problême qui ne peut se résoudre
qu'avec le tems et au moyen de la réflexion , et
JUILLET 1812 . 115
c'est ce qui amanqué à la plupart de ceux qui ont essayé
de nous le tracer .
L'Etat actuel de la Turquie se divise en une introduc
tion , neuf chapitres et un appendice . L'introduction
présente le tableau historique de la dynastie ottomane .
Le premier chapitre nous donne un aperçu général des
moeurs , des arts et du gouvernement des Turcs ; le
second fait connaître la constitution de l'Empire ottoman ;
le troisième traite de l'administration , des lois civiles et
criminelles ; le quatrième , des forces militaires des Ottomans
; le cinquième est consacré aux finances de l'Empire
; le sixième , qu'on peut regarder comme le complément
de la partie politique de ce nouvel Etat d'un Empire
jadis si formidable , donne des vues très-justes sur les
causes de sa grandeur et de sa décadence. Dans les deux
chapitres suivans , M. Thornton nous fait connaître les
moeurs , les coutumes , les usages , la religion de cette
nation , et nous instruit de l'économie domestique et de
tout ce qui concerne les femmes . Peut-être on pourrait
lui faire un reproche de n'avoir pas réuni dans un même
chapitre ce qui a rapport aux moeurs et aux femmes ;
maislà , leur sort differe tellement de celui dont elles jouissent
parmi nous , qu'il fallait absolument séparer ici ce
qui par-tout ailleurs devrait être réuni. Le neuvième chapitre
traite de la Moldavie et de la Valachie. Quant à
l'appendice , il serait assez difficile d'en déterminer le
contenu , et de préciser ce que l'auteur a voulu nous y
apprendre. Nous croyons cependant que son intention
a été de rectifier les erreurs qu'il prétend trouver dans
les savans qui ont voulu déterminer les limites de l'ancienne
Byzance ; mais comme quelquefois ses expressions
sont emphatiques , il est permis de douter du but
qu'il s'est proposé .
Tel est en abrégé le contenu de ce nouvel Etat de la
Turquie. On a déjà appris de M. Thornton qu'il a résidé
quinze ans dans cet Empire. Nous ajouterons qu'il a
puisé dans les meilleures sources. Ainsi il a mis à contribution
, pour l'histoire , Knolles , Rycault et Mignot ;
pourla politique et le caractère des Turcs , Busbec; pour
la religion , M. Mouradgea d'Ohsson ; pour les forces
H2
116 MERCURE DE FRANCE ,
1
militaires , le comte de Marsigli; pour la Moldavie et la
Valachie , un ouvrage publié en italien à Naples , et peu
connu en France , les observations de Baür et l'histoire
de Carra', etc. M. Thornton , à la vérité , critique ceux
qu'il cite le plus fréquemment , et oppose ses propres
observations aux leurs . A-t-il toujours raison ? C'est ce
que le tems seul peut nous apprendre. Gardons-nous de
prévenir le jugement de ce tribunal sévère , mais juste ,
et bornons-nous à remarquer que ses observations ont
obtenu le suffrage des hommes éclairés , et ont été fréquemment
employées par le savant éditeur de la Géographie
de Pinkerton et le rédacteur du Précis de la Géographie
universelle.
Après nous être occupé de M. Thornton , nous devons
entretenir aussi nos lecteurs de son traducteur . Une
préface de l'éditeur nous apprend que c'est un officier
français qui a cru ne pouvoir mieux employer ses loisirs
qu'à faire passer dans notre langue un ouvrage justement
estimé , qui a eu deux éditions consécutives en Angleterre
et a été traduit en allemand . Nous devons lui savoir
gré de son intention , et lui accorder sous ce rapport
lindulgence dont il a besoin pour son style qui présente.
quelques anglicismes . Si c'est un reproche à lui faire
comme écrivain , c'est en même tems une espèce de
garant de la fidélité qu'il a mise dans sa traduction. Or ,
l'exactitude est le premier mérite d'un traducteur.
N'oublions pas de dire que cette traduction a été revue
avec soin par un orientaliste , dont le nom ne nous est
pas connu , qui a vérifié la plupart des citations , et cor
rigé les noms turcs , arabes et persans qu'on rencontre
dans le texte . Sous ce point de vue , cette traduction
l'emporte de beaucoup sur l'original même et sur la traduction
allemande , et est un véritable service rendu aux
Français ainsi qu'aux étrangers . 0.
JUILLET 1812 .
117 i
Extrait du rapport sur les travaux de la classe d'histoire
et de littérature ancienne de l'Institut , fait par
M. GINGUENĖ , l'un de ses membres , dans sa séance
publique , le vendredi 3juillet 1812 .
(SUITE. - Voyez le dernier N°. )
M. le comte Lanjuinais continue le grand travail qu'il a
commencé sur la langue sanskrit. Il s'est proposé , dans
un nouveau mémoire , d'examiner les alphabets et les écritures
indous de cette langue , d'expliquer tout ce qui
regarde ces alphabets et ces écritures , de comparer ces
alphabets aux alphabets de l'Asie et de l'Europe , et enfin
de recueillir sur les écritures tant du nord que du midi de
l'Inde , toutes les notions historiques et critiques qui peuvent
en donner une idée juste et en faciliter l'étude.
Un voyageur célèbre , associé étranger de la Classe des
sciences mathématiques et physiques , mais que l'étendue
et la variété de ses connaissances mettent en rapport avec
toutes les Classes de l'Institut , M. le baron de Humboldt
a lu , dans deux de nos séances , un mémoire sur un relief
en basalte représentant le Calendrier mexicain. Cemémoire
est un des morceaux les plus intéressans du graud et bel
ouvrage dont l'auteur semble s'être dit , en commençant
ses voyages : Je m'arrêterai dans le pays où les sciences ,
la philosophie et les lettres seront le plus en honneur ;
j'écrirai chez le peuple parmi lequel je trouverai le plus
d'hommes avec qui je puisse établir un utile échange de
lumières ; j'emploierai la langue du peuple dont l'idiome
m'assurera le mieux que je serai entendu de tout le monde.
Il serait impossible de donner ici une idée de cet important
mémoire. Ni l'étendue de l'ouvrage , ni la difficulté
de la matière ne le permettent. Ce qu'il contient peut-être
de plus curieux est un rapprochement aussi frappant que
juste entre le zodiaque mexicain et les différens zodiaques
de l'Inde , de la Tartarie et du Thibet. Si l'on observe quelques
différences dans le nombre des signes et dans l'ordre
de leur succession , l'auteur allègue plusieurs raisons qui
peuvent avoir occasionné ces variations peu considérables .
D'ailleurs , ajoute-t-il , elles pourraient n'être qu'apparentes.
Il se pourrait qu'elles nous parussent réelles , parce
que nous ne pouvons comparer le Calendrier mexicain
1
118 MERCURE DE FRANCE ,
qu'aux cycles que nous trouvons maintenant chez les
Tartares et les Thibétains , et que ces cycles peuvent avoir
éprouvé eux-mêmes des changemens. Peut- être en parcourant
le plateau de l'Asie centrale , en examinant plus
attentivement les restes de civilisation conservés parmi les
peuples qui l'habitent , les voyageurs découvriront-ils un
jour cette même série de signes que renferme le zodiaque
des Mexicains . Après tout ce que M. de Humboldt a déjà
fait par amour pour les sciences , les amis des lumières ,
en le voyant dans toute la force de l'âge et dans toute l'ardeur
de son courage et de son zèle , ne peuvent-ils pas se
flatter de voir ici , pour un avenir prochain , l'annonce
d'une mission nouvelle dont il viendra rapporter et publier
au milieu de nous les savans résultats , comme il fait aujourd'hui
ceux de la première ?
Un de nos poëtes a dit aux astronomes :
Qu'allez-vous faire dans les cieux ?
Les malheureux sont sur la terre .
M. le comte Grégoire semble avoir ces deux vers présens
à l'esprit dans toutes ses recherches. Après en avoir fait
précédemment sur différentes classes d'hommes maltraitées
, dans nos sociétés civiles , par l'opinion et par les lois ,
il a pris pour sujet , dans des Recherches sur la Domesticité,
une classe qui ne doit que trop souvent ses malheurs
à ses vices . Il a cherché et indiqué les remèdes qu'il croit
que l'on pourrait apporter à cet effet et à cette cause,également
déplorables.
Son travail est divisé en chapitres . Il en annonce neufet
ne nous en a encore communiqué que quatre . Dans le premier
, il traite de l'origine de la domesticité , et de la différence
qui existe entre l'état des esclaves chez les anciens ,
des serfs dans le moyen âge , et des domestiques dans les
tems modernes . Le second a pour objet l'état actuel de la
domesticité dans divers pays ; le troisième contient une
notice de quelques ouvrages utiles sur la domesticité ; et le
quatrième une notice d'ouvrages d'un autre genre , les uns
sérieux , les autres facétienx , où est dévoilée la conduite
des mauvais domestiques , et qui peuvent aussi avoir leur
utilité. Le reste de l'ouvrage doit traiter de la dépravation
de la domesticité , de ses causes , et des remèdes qui peuvent
encore être employés à la guérir.
De ces objets qui rappellent à la Classe que les sciences
morales et politiques auxquelles elle était autrefois entiéJUILLET
1812 .
19
rement consacrée , font toujours une partie de ses attributions
, revenons à ceux qui sont plus particulièrement
du domaine de l'histoire .
Nos historiens parlent d'un différent survenu en 1141
entre le roi Louis-le-Jeune et le pape Innocent II ; mais
ils l'ont fait avec peu d'exactitude , parce qu'ils n'ont point
trouvé dans les auteurs contemporains les lumières qui
auraient pu les guider. M. Brial s'est proposé d'éclaircir
ce point de notre ancienne histoire , en soumettant à un
examen critique les premiers écrivains qui en ont parlé.
Deux choses donnèrent lieu à ce différent qui dura pendant
quatre ans ; l'ordination de l'archevêque de Bourges ,
faite par le pape sans le consentement ou contre le gré du
roi , et l'excommunication lancée contre Raoul comte de
Vermandois , sénéchal de France , qui avait épousé une
soeur de la reine , après avoir répudié sa première femme .
Les auteurs contemporains , l'abbé Suger , l'auteur anonyme
de la Chronique de Morigni , Herimanne , abbé de
Saint-Martin de Tournai , et la tourbe des chroniqueurs ,
dans la crainte de blesser ou le roi ou le pape , se taisent ,
ou parlent du fait sans en désigner ni rechercher les
causes. Les lettres de Saint-Bernard , l'une des parties intéressées
dans cette affaire , sont les seuls monumens que
l'on puisse consulter avec fruit. M. Brial joint aux faits
qu'il y puise ceux que lui fournit une profonde connaissance
de l'histoire de ce tems. Il en résulte que Saint-Bernard
, qui s'était chargé de l'acconimodement entre le pape
et le roi , n'employa pas toujours dans cette négociation les
moyens les plus propres àla faire réussir , qu'il se permit
en écrivant et en parlant au roi des duretés et même des
hauteurs également déplacées ; qu'enfin l'accommodement
paraissait moins avancé que jamais quand la mort du pape
Innocent ouvrit de nouvelles voies auprès de son successeur,
et que la paix ne tarda pas à être conclue.
Le même M. Brial a trouvé dans une relation du meurtre
de Charles -le-Bon comte de Flandres , assassiné en
1127, un passage qui lui a donné l'idée de rassembler des
détails sur les modes et sur les formes d'habillemens des
Français au XII° siècle. Dans cette relation , où Charles-le-
Bon est représenté comme un prince fort charitable, on cite,
outre ses autres aumônes , l'habillement complet qu'il donnait
à un pauvre chaque jour du Carême , et l'on rapporte
toutes les pièces qui composaient cet habillement ; ce qui
indique en quoi consistait alors l'habit ordinaire des Fla
120 MERCURE DE FRANCE ,
mands , lequel était probablement le même dans le reste
de la France. La chaussure , la coiffure des hommes et des
femmes , les formes de leurs habits , qui dans les hommes
effeminés ressemblaient beaucoup aux habits des femmes ,
et dans les femmes à la mode , approchaient beaucoup de
ceux des hommes ; toutes ces variations , au fond assez peu
importantes , l'étaient beaucoup alors aux yeux des moralistes
sévères , ou plutôt des ministres d'une religion qui
doit les mépriser à-peu-près toutes également. M. Brial
cite sur ce sujet plusieurs morceaux des orateurs du tems ,
qui n'ont pas tous autant de gravité que de véhémence , et
qui servent à nous faire connaître les formes de leur élo-.
quence , en même tems que les formes des habits français .
"C'est , dit notre confrère , en consultant les auteurs ecclésiastiques
qu'on peut connaître les vices dominans chez
les peuples modernes , parce que les ministres de la religion
étaient les censeurs des moeurs publiques . Ajoutons cependant
qu'ils prenaient souvent des ridicules pour des
vices , et des formes d'habits assez indifférentes pour des
parties constitutives des moeurs .
Un ouvrage récent a fourni des résultats d'un autre
genre à M. le chevalier Sylvestre de Sacy . On trouve dans
'Histoire générale et raisonnée de la diplomatie française ,
par M. de Flassan , une courte notice d'une correspondance
qui eut lieu en 1408, entre Timour que nous nommons
communément Tamerlan , et le roi de France Charles
VI. M. de Flassan avertit que les originaux existaient
au trésor des chartes . Ce riche trésor , confié à l'un de nos
confrères , est toujours ouvert aux besoins de la science
comme à ceux de l'Etat. La curiosité de M. de Sacy , excitée
par cette simple notice , a facilement obtenu de M. Daunou
les communications qui pouvaient la satisfaire. Les pièces
originales dont il s'agit sont au nombre de trois : 1º Lettre
de Tamerlan écrite en langue persane ; 2º deux lettres ,
l'une de Tamerlan , l'autre de Mirza-Miranschah , l'un de
ses fils , toutes deux écrites en latin ; 3º copie de la lettre
envoyée par Charles VI. Après une description matérielle
des trois pièces , M. Sylvestre de Sacy les transcrit en
entier. Iljoint au texte persan de la première une traduction
latine etune traduction française de ce texte. Lorsqu'il
transcrit ensuite la lettre latine de la seconde pièce , qui
estdonnée pour la traduction de celle de Tamerlan , et qui
fut remise pour telle au roi par un certain frère Jean Dominicain
, archevêque de Sultanieh , on reconnaît entre les
JUILLET 1812 . 121
deux versions des différences aussi nombreuses qu'importantes.
M. de Sacy fait observer toutes ces différences . Il
entre ensuite dans des discussions approfondies sur les
divers points d'histoire , de chronologie et de philologie
orientales que présente la lettre de Tamerlan , et qui contribuent
à démontrer l'infidélité du prétendu traducteur ,
qui n'est autre que cet archevêque frère Jean .
Les principales conclusions que notre confrère tire de
tous les détails où il est entré , sont 1º que la lettre persane
adressée par Tamerlan au roi de France Charles VI , déposée
aux archives de l'Empire , est authentique , mais que
vraisemblablement elle fut moins écrite du propre mouvement
de ce prince mogol, et dans des vues politiques ,
qu'à la sollicitation des missionnaires , et particulièrement
de Jean , archevêque de Sultaních ; 2º que cette lettre ,
quoique datée de quelques jours après la bataille d'Ancyre ,
paraît avoir été réellement écrite avant cette bataille , ou
dumoins en vertu d'un ordre donné par Tamerlan avant
qu'il quittât Sébaste ; 3° que Tamerlan mettait fort peu
d'importance à cette mission , et ne considérait sans doute
le roi de France que comme une puissance d'un ordre
très-inférieur ; 4° que la lettre latine , qui est censée n'être
que la traduction de l'original persan , a été rédigée d'una
manière très-infidèle , selon toutes les apparences , par
Farchevêque Jean lui-même , qui y a mis tout ce qui ponvait
flatter le roi, lui assurer à lui-même plus de considération
, et relever l'importance de la mission dont il était
chargé ; qu'enfin , sans rapporter ici quelques autres conséquences
également justes , on ne doit point mettre une
grande importance à cette correspondance , ni la regarder
comme une véritable négociation politique de la part de
Tamerlan .
Le dixième volume des Ordonnances des Rois de
France de la troisième race , que M. le comte Pastoret fit
paraître l'année dernière ( 1 ) , a pour préface un discours
sur le domaine et les droits domaniaux , précédemment lu
dans nos séances (2) ; il forme la première partie d'un
Traité général des revenus publics depuis le commencement
de cette troisième race jusqu'au règne de Louis XI ,
sujet important que notre confrère s'est proposé d'embras-
(1) Voyez le rapport de l'an 1811 .
(a) Rapport de l'an 1809.
122 MERCURE DE FRANCE ,
serdans toute son étendue. La seconde partie doit traiter
des diverses sortes d'impôts à la même époque , de leur
assiette et de leur perception , des exemptions accordées ,
des lois politiques , fiscales et même pénales que toutes ces
contributions firent naître. M. Pastoret a communiqué à la
Classe le commencement de ce second mémoire. Nous
attendrons , pour en rendre un compte plus détaillé , qu'il
ait achevé ce grand travail , destiné à servir de préface au
seizième volume des Ordonnances qu'il compte publier
incessamment.
Enfin , une époque plus récente a offert à notre nouveau
confrère M. Bernardi , non dans les dépôts de la diplomatie,
mais dans les anciens registres du parlement de Paris ,
une pièce relative aux derniers tems de la Ligue. Elle intéresse
d'ailleurs l'histoire des lettres , et particulièrement
l'histoire littéraire de l'Italie , puisqu'elle concerne un des
plus grands poëtes que cette terre , qu'on pourrait appeler
poétique , ait produit , le célèbre et malheureux Torquato
Tasso.
Onsait assez généralement que le Tasse eut , dans ses
dernières années , la faiblesse de céder aux critiques que
l'on avait faites de sa Jérusalem délivrée, de refondre ce
poëme, et de le publier avec des changemens considérables
, sous le nouveau titre de Jérusalem conquise. On sait
beaucoup moins que le XX chant de ce second poëme
contient un passage relatif aux troubles qui régnaient alors
en France , et qu'un libraire français ayant imprimé à
Paris la Jérusalem conquise , son édition fut supprimée
parun arrêt du parlement. M. Bernardi a communiqué à
la Classe des éclaircissemens sur les raisons qui avaient
engagé le Tasse à insérer ce passage dans son poëme , et le
parlement de Paris à en supprimer l'édition .
Ce rapport est terminé , comme à l'ordinaire , par une
notice des ouvrages publiés pendant l'année par les membres
de la Classe , et des travaux de ses correspondans .
LA LEÇON.
ANECDOTE .
J'AI la religion de la parole ; je ne donne jamais la
mienne qu'après de mûres réflexions , même alors qu'on
me la demande dans une occasion de peu d'importance;
JUILLET 1812 . 133
! et je me défends toujours de céder aux premiers mouvemens
de mon coeur me disait un jour Mt d'Antremont ,
Bourdic , Viot , également célèbre sous ces trois noms , et
par les vers aimables que lui adressa Voltaire , et par des
poésies pleines de grâce et d'une douce philosophie . Je
dois , ajouta-t-elle , cette utile retenue, qui contraste singulièrement
avec l'apparente étourderie de mon caractère et
lavivacité de mon imagination , à une leçon terrible et plaisante
que je reçus à l'âge de quatorze ans .
Curieuse de connaître cette particularité de sa vie , dont
elle paraissait conserver un souvenir profond , je l'interrogeai
; elle reprit :
Mes parens qui ne pouvaient me donner qu'une trèsfaible
dot , désirant de m'assurer un sort , me marièrent à
l'âge de douze ans à M. le marquis d'Antremont , qui en
avait quarante-cinq. La fortune et la santé du marquis
étaient fortdérangées; mais il sortait d'une bonne maison ,
et mon union avec lui me donnait l'espérance d'occuper
par la suite une place honorable auprès d'une grande princesse
de la cour d'Allemagne .
Le lendemain même de mon mariage on me conduisit
dans un couvent où je devais achever mon éducation .
Les affaires et la santé du marquis devenant plus mauvaises
dejour en jour , il me retira bientôt du couvent , et
j'allai habiter avec lui le château d'Antremont .
Ce château très-vaste , très-gothique , tombant de tous
côtés en ruines , et presque en entier dégarni de meubles ,
ressemblait parfaitement à ces effrayans châteaux dont il
se trouve de si longues descriptions dans les romans anglais
. Jugez de l'effroi qui dut me saisir , lorsque je me vis
rélégnée , à peine sortie de l'enfance , dans une de ces
tristeshabitations , dont la seule peinture suffit pour éveiller
lacrainte.
Toute la société intime du marquis se réduisait à une
femme de charge d'environ cinquante ans , que l'habitude
de gouverner son maître avait rendue très-impérieuse . II
lui laissa un pouvoir despotique sur moi; elle était d'autant
plus disposée à en abuser qu'elle avait vu avec chagrin
un mariage qui renversait ses espérances secrètes . Sa
-mauvaisehumeur me faisait un crime d'un simple enfantillage.
La moindre distraction dans mes études , la plus
légère infraction aux devoirs qu'elle m'imposait , étaient
sévèrement punies. Il m'arrivait souvent de me voir renfermée
des heures entières dans une chambre immense et
124 MERCURE DE FRANCE ,
sombre , située à un bout inhabité du château . Lorsque la
nuit me trouvait dans ce lieu , je devenais bientôt la proie
demille terreurs paniques. Le sifflement du vent à travers
de hautes croisées mal jointes , le cri lugubre de la chouette,
le craquement d'une cloison , tout jusqu'aux personnages
gigantesques que représentait une antique tapisserie , ne
couvrant qu'à moitié de vieux murs , tout enfin m'offrait
un danger qui faisait péniblement battre mon coeur ; je ne
respirais qu'en tremblant.
: Le récit de mes souffrances imaginaires n'excitait que le
rire de M. d'Antremont , qui m'en raillait avec esprit. Cependant
, l'impression qu'elles m'ont faite fut si forte , que
moi qui parais et si vive et si gaie , je n'ai jamais pu demeurer
seule une heure sans tomber dans une sombre
rêverie , sans que des pleurs involontaires s'échappassent
de mes yeux de là m'est venu ce besoin d'une existence
active et le goût des grands cercles ; tout ce qui ressemble
la solitude me tue .
Il y avait à-peu-près un an que je vivais auprès du
marquis qui n'était mon époux que de nom , quand je fus
réveillée un matin par des huissiers ; ils venaient s'emparer
du château. On me signifia qu'il fallait , sur-lechamp
, en sortir. Une voiture m'attendait pour me reconduire
au couvent. Jamais une nouvelle aussi triste ne fut
reçue avec autant de plaisir. Je m'habillai à la hâte ; je
chantais , je sautais , je me livrais à une extrême joie ;
j'aurais volontiers embrassé ceux qui nous bannissaient de
notre noble domaine. Je les trouvais les plus aimables
gens du monde. La femme de charge me faisait en vain
de justes remontrances en me parlant du malheur de mon
mari ; je ne voyais , je ne sentais que le bonheur d'échapper
àma prison .
Le couvent me parut un lieu enchanteur , je revis mas
jeunes compagnes avec délices ; l'étude et l'amitié vinrent
charmer mes jours . La musique et la poésie occupaient
mes loisirs. Comme j'étais très-laide , mes talens n'inspiraient
aucune jalousie. On me louait , on me caressait ,
on pronait mes vers et ma musique. Je jouissais du présent
sans songer à l'avenir , etle triste souvenir du château
était presque effusé de ma mémoire , lorsqu'une circonstance
douloureuse vint m'arracher à ma douce incurie...
Dans sa jeunesse , M. d'Antremont avait eu avec un de
ses camarades une dispute , à la suite de laquelle tous deux
s'étaient battus en duel. Tous deux avaientjuré de cesser
JUILLET 1812 . 125
!
le combat à la première blessure , mais dele recommencer
chaque année , le même jour , dans le même lieu , et à la
même heure , jusqu'à la mort de l'un d'eux . Ce duel venait
d'avoir lieu pour la vingtième fois. Le marquis avait reçu
une blessure que les médecins déclarèrent incurable. Ilme
rappela près de lui .
M. d'Antremont n'avait jamais senti pour moi le plus
léger amour; il ne pouvait non plus me chérir d'amitié.
Nos âges , nos goûts , nos caractères n'avaient aucun rapport;
mais certain de sa mort prochaine , une tendre pitié
lui parla en faveur de celle qu'il allait laisser veuve à quatorze
ans , sans que son triste hymen lui eut procuré le
moindre avantage. Ma sécurité redoublait ses inquiétudes.
Ilme regardait souvent avec intérêt , se montrait touché de
mes soins , applaudissait à mes saillies , et ce qui inspire
encore plus la reconnaissance à l'âge que j'avais alors , il
me laissait , en dépit de sa femme de charge , quelqu'autorité
dans la maison .
Ses égards et sa confiance gagnèrent aisément mon coeur.
Dans l'adolescence , on aime tant à aimer ! Je pris pour
M. d'Antremont une affection vraiment filiale , il prit pour
moi une affection paternelle . L'intimité s'établissant entre
nous , il me raconta les principaux événemens de sa vie ,
accusa les erreurs où il s'était livré , erreurs dont les suites
funestes, après l'avoir dépouillé du patrimoine de ses pères ,
l'entraînaient prématurément dans la tombe ; il chercha à
meprémunir par son exemple contrel'ivresse des passions.
Je ne prêtais qu'une oreille distraite à sa morale , mais
mon ame était pénétrée de ses regrets etdes sourds gémissemens
que , malgré son courage , de cruelles souffrances
lui arrachaient quelquefois. Un matin qu'il cédait à des
maux aigus , je me saisis de sa main , la portai à mes
levres , et la mouillai de pleurs. " Pourquoi pleurer?dit-il,
j'ai mérité mon sort. Vous ne pouviez attendre aucun bonheur
de moi ; je ne vous laisse que mon nom, mais vous
allez du moins recouvrer votre liberté . Ma vie n'aurait pu
vous êtreutile ; peut-être ma mort vous le deviendra-t-elle.w
-Ne me parlez point de votre mort, vous ne mourrez
point. Je ne veux pas que vous mouriez , répondis-je en
poussant des sanglots .-Je mourrai pourtant , et bientôt ,
je le sens. Demain ! ....-Que dites-vous ? 6 ciel ! que
doit-il arriver demain ?-Demain je n'y serai plus .-Eh
bien ! si cela arrive , je mourrai aussi , je veux mourir
avec vous. -Bon , quelle folie! Non , Monsieur, co
4
126 MERCURE DE FRANCE , 1
-
-
n'est point une folie , je ne vous survivrai pas , je le jure
par ce qu'il y a de plus sacré.-Prenez garde à ce que vous
dites , craignez de faire un faux serment . Oh ! je le
tiendrai , soyez-en certain .-Etes-vous réellement décidée
à le tenir ? Ce doute est une injure . Sije vous mettais
à l'épreuve , peut-être vous trouverais-je en défaut.-
Eprouvez-moi.-Chère Henriette , votre coeur est parfait ,
mais votre tête est un peu légère , et ce dévouement
héroïque .....- Ne me coûtera rien .-Vous voulez mourir
avec moi !- Oui , Monsieur , demain , cette nuit , tout-àl'heure
même si vous le voulez .-Que cela soit donc ainsi.
M. d'Antremont sonna la femme de charge , et lui commanda
d'apprêter une tasse de chocolat. Lorsqu'elle fut
apportée , il enjoignit qu'on nous laissât seuls. Ensuite il
me remit la clé de son secrétaire , et me dit de lui donner
un paquet cacheté qui était dans un des tiroirs . J'obéis .
Alors d'une voix grave il me demanda s'il était bien vrai
que je consentisse à mourir avec lui . Sur ma réponse affirmative
, il décacheta le paquet mystérieux , jeta ce qu'il
renfermait dans le chocolat , et me dit en me baisant tendrement
la main : Chère Henriette , vos voeux seront accomplis
, buvez ce chocolat. Aces mots tout mon héroïsme
pensa m'abandonner. Je portai plusieurs fois un regard
incertain sur la tasse qui m'était offerte . Un sourire malin
parut sur les lèvres de M. d'Antremont. L'amour propre
l'emporta sur l'amour de la vie . J'avalai le chocolat. Le
marquis me prodigua les plus grands éloges , mais ils ne
pouvaient me flatter ; une seule idée me restait , celle de
ma mort prochaine . J'accusais intérieurement M. d'Antremont
de barbarie , et l'expression de son attachement
me révoltait. O pouvoir de l'imagination ! persuadée que
j'étais empoisonnée ,j'éprouvai bientôt des douleurs horribles
d'entrailles , un feu dévorant brûla mon sein , je me
crus près de périr , je ne pus retenir un cri. Ma mère
arrive , je me jette à son cou , ô ma mère ! ma mère ! et
ma voix expire. - Madame , dit M. d'Antremont , votre
fille a voulu mourir avec moi , elle en a fait le serment,
mes représentations n'ont pu lui ôter ce sublime désir ;
j'ai dû la satisfaire , je l'ai empoisonnée.-Il est donc
vrai ! grands dieux ! oh ! de grâce, du lait , M. le marquis !
ma mère , ordonnez qu'on me donne du lait , et qu'on aille
chercher un médecin . M. d'Antremont partit d'un grand
éclat de rire. Je montrai de l'indignation .-Calmez-vous ,
me dit froidement le marquis , il n'est pas besoin du mé
JUILLET 1812 :
127
decin : le poison que je vous ai fait prendre n'est autre
chose que du sucre candi. Demain , comme je vous en al
prévenu, je mourrai. J'ai fait prier madame votre mère
de venir ici afin de vous dérober l'aspectde mon trépas . La
mobilité de votre tête , la vivacité de votre imagination , la
bonté de votre coeur , me font trembler sur votre avenir.
Vous ne recueillerez aucun avantage de votre union avec
moi , profitez au moins de cette leçon reçue à mon lit de
mort. Défiez-vous de vos premiers mouvemens ; ne donnez
jamais une parole qu'après vous être convaincue que vous
pouvez et devez la tenir. N'oubliez pas que la perte des
moeurs entraîne celle de la fortune et de la vie. Adieu ,
chère Henriette , laissez-moi , je n'ai plus que le tems de
mettre en règle quelques affaires importantes. Adieu .
J'étais suffoquée par mes sanglots. J'étais partagée entre
la honte et la pitié. Je ne promis plus à M. d'Antremont
de ne pas lui survivre , mais je lui prodiguai mille expressions
d'une tendresse sentie. Je ne voulais pas le quitter .
Ilme donna un baiser sur le front , et pria ma mère de
m'emmener. Je ne consentis à la suivre que d'après un
ordre solennel . Il mourut le lendemain , ainsi qu'il l'avait
prévu. Je le pleurai sincèrement , et je n'ai jamais oublié
sadernière leçon , ni son dernier adieu .
ParMe DUFRENOY.
VARIÉTÉS .
SPECTACLES .-Théâtre Français .-Le samedi 11 juillet ,
on a donné à ce théâtre la première représentation de la
reprise de l'Officieux importun , comédie en trois actes et
en prose , de M. de la Salle . Cet ouvrage , représenté il y a
environ trente ans avec succès à la Comédie italienne ,
remis depuis au théâtre de Louvois , a réussi , à cette derpière
reprise , autant que dans sa nouveauté. Rien n'est en
effet si comique que la situationdu jeune colonel Florival ,
qui, pendant le peu de tems qu'il emploie à courir chez le
ministre, pour le remercier du régiment qu'il vient d'obtenir
, se trouve , à son insu , presque marié par son oncle
officieux à une vieille plaideuse , et débarrassé de son hôtel
que cemême oncle, qui se mêle , malgré lui , de ses affaires ,
•vendu à un commandeur de Malte assez entêté pour
/ vouloir que le marché tienne. La scène la plus plaisante de
128 MERCURE DE FRANCE ,
cette comédie est celle où l'officieux , qui entend son ne
veu Florival donner un rendez-vous d'affaires à un de
ses amis , pour cinq heures , s'imagine qu'il s'agit d'un
duel , leur fait donner à tous deux un garde , avec injonction
de se rendre au tribunal des maréchaux de France , et se
cramponne à son neveu pour l'empêcher d'aller se battre .
Le rôle de cet officieux visionnaire est parfaitement joué
par Devigny. Mlle Thénard mérite aussi des éloges par la
manière dont elle remplit le rôle de la vieille plaideuse , et
le mélange de minauderie enfantine dont elle l'assaisonne.
Baptiste cadet est extrêmement original dans un domestique
niais qu'il joue à ravir; et Baudrier a fait preuve de
talent dans le rôle du commandeur dont il rend très-bien
la brusquerie et le bavardage.
Cette comédie est écrite d'un style sain et bien dialoguée
: elle offre aux comédiens français un moyen de plus
de varier agréablement leur répertoire .
Théâtre du Vaudeville. - Première représentation de
Galantine et l'Endormi , parodie de Célestine et Faldoni ;
par M. Henri Simon .
Pour compléter le succès du drame de Célestine et Fal
doni , il ne lui manquait que d'obtenir les honneurs de la
parodie . M. Henri Simon s'est chargé de lui rendre ce
service ; la manière dont il s'en est acquitté doit lui attirer
les remerciemens de l'auteur du drame , car la parodie est
faible et innocentè avec les intentions les plus mordantes .
Le plus grand défaut de Galantine et l'Endormi est de ne
pas offrir la parodie de Célestine et Faldoni ; l'auteur s'est
contenté de parodier les noms; Célestine s'appelle Galantine
, Faldoni l'Endormi , et le rôle du père est joué par
Cassandre .
« Rare et sublime effort d'une imaginative
› Qui ne le cède en rien à personne qui vive ! »
Quant à l'action , elle n'est pas parodiée , et cependant il
y avait bien de quoi amuser le public en faisant sentir le
ridicule du tragique bourgeois de Célestine et Faldoni , des
scènes non préparées , des sorties non motivées , des phrases
interminables et d'un style prétentieux ; comment donc
se fait-il que la parodie d'un ouvrage aussi défectueux que
Célestine et Faldoni soit aussi peu comique ? on pardonne
àun parodiste de manquer de mesure , de passer quelquefois
le but et de frapper trop fort; mais il ne lui est pas
JUILLET 1812 .
SEINE
.
129
permis demanquer d'esprit et de gaîté , eten conscienceme
n'ai trouvé ni Fun ni l'autre dans Galantine et l'Endarmi A
M. Henri Simon fait tout ce qu'il pent pony être trèsspirituel
, mais le plus souvent il me rappelle les gens qui
ont des envies d'éternuer qui n'aboutissent jamais . L'auteur
de la parodie paraît très - courroncé contre l'Odeom : ce ne
sont pas des plaisanteries qu'il décoche contre ce théâtre ,
ce sont des mots bien crus , bien gros ; on diran, tant est ,
grande sa colère , que l'administration de l'Odéon a orndemment
refusé de recevoir quelque comédie de M. Hemi
Simon.
Tant de fiel entre-t- il dans l'ame d'un auteur !
Non, ce n'est pas le ressentiment qui a conduit la plume
de M. Henri Simon , c'est le seul désir de venger le bon
goût offensé par le succès d'un drame ; il est seulement
malheureux qu'en prenant la defense du goût , l'auteur pe
se soit pas pénétré de son sujet , et qu'an contraire il s'en
soit écarté au point de mettre dans le dialogue certaines
expressions que nous ne pouvons rapporter ici par respect
pournos abonnés , etqui ne sont pas d'usagedans la bonne
compagnie.
Rela
Silejury de l'Opéra a fait preuve de sévérité en refusant
l'ouvrage de M. Belloni , il faut convenir que le comité du
Vaudeville a fait preuve , au contraire , d'une excessive indulgence
en facilitant à cette parodie les honneurs de la
représentation. B.
SOCIÉTÉS SAVANTES ET LITTÉRAIRES .
Société des Sciences , Agriculture et Belles-Lettres du
département de Tarn et Garonne, séante à Montauban .
Séance publique du 15 mai 1812 , à l'hôtel de la Mairie.-La
Classe des Belles- Lettres avait proposé un prix , pour 1812 , destiné à
l'auteur du meilleur poëme ou de la meilleure ode sur le sujet suivant :
Passage de Sa Majesté l'Empereur et Roi dans la ville de Montauban.
Là Classe a couronné l'ouvrage portant pour épigraphe :
Deus nobis hæc otiafecit.
En conséquence , la médaille sera délivrée à M. B.-B. Maison
Kainé , de Montech , département de Tarn et Garonne , dont le nom
était écrit dans le billet cacheté , joint à l'ode , qui a été ouvert après
lejugement.
I
130 MERCURE DE FRANCE ,
1
Prix proposés pour l'an 1813.
La Société des Sciences , Agriculture et Belles-Lettres du dépar
tement de Tarn et Garonne , séante à Montauban , tiendra une séance
publique le 15 mai 1813. Elle y distribuera trois prix .
Le premier , proposé par la Classe des Sciences , est destiné au
meilleur ouvrage sur la question suivante :
Donner l'histoire détaillée des Insectes qui gâtent les arbres propres
àfournir les bois de construction ; et indiquer , s'il est possible , des
moyens simples d'éviter leurs dégats .
La Classe n'a reçu encore qu'un Mémoire sur cette question , déjà
proposée pour 1811 , et remise au concours pour 1812 .
L'auteur est très- instruit en entomologie , mais il ne paraît pas
qu'il ait beaucoup observé par lui-même les insectes qui font le sujet
dela question.
La Classe avait demandé une histoire détaillée de ceux qui font le
plus de dégats. L'auteur n'en fait presque qu'un dénombrement , ou
ne donne qu'un aperçu de leur histoire. Il croit que le mal est sans
remède , ou que le remède est pire que le mal. Mais , s'il ne connaît
pasbiensonennemi , est-il étonnant qu'il ne puisse pas le combattre
avec avantage ? Est-il certain que l'arbre sur lequel quelqu'un de ces
insectes a déposé des oeufs , ou celui sur lequel ces oeufs sont éclos
depuis peu de tems , ne présente absolument aucune apparence extérieure
qui puisse le faire connaitre ? Ne pourrait-on surprendre les
femelles au moment où elles pondent ? Ne pourrait-on pas surprendre
les insectes au moment où ils sortent , ou même les détruire
lorsqu'ils ontpris l'essor , par quelque procédé particulier , ou quelque
mesure générale , etc. ?
L'objet est assez important pour que la Classe ne désespère pas
encorede la solution de sa question. Elle se décide donc à la remettre
au concours pour 1813 , mais pour la dernière fois .
,
Le second prix , proposé par la même Classe sera accordé au
meilleur Mémoire sur le sujet suivant :
Déterminer la situation et l'étendue des diverses espèces de terrains
qui composent le sol du département de Tarn et Garonne , et la
proportion des substances communément appelées terres qui entrent
dans leur composition , telles que la silice , le quartz , l'argile , le
carbonate de chaux , le talc , le mica , etc. etc., abstractionfaite de
-tout ce qui appartient directement au règne organisé , dont on indiquera
, simplement et en bloc , la proportion , sans en faire
Panalyse.
1
JUILLET 1812 . 131
LaClasse désire qu'on s'attache à distinguer les qualités physiques,
oumême mécaniques , des terres . Entrent-elles dans la composition
des terrains en grandes ou en petites masses , dures ou friables , informes
ou cristallisées , etc. etc. ?
LaClasse s'attend bien qu'il ne sera pas possible d'entrer , sur la
situation et l'étendue de ces divers terrains , dans des détails minutieux;
mais , à mérite égal , on donnera la préférence au Mémoire le
plus détaillé.
Le troisième prix , proposé par la Classe d'Agriculture , est destiné
au meilleur ouvrage sur la question suivante :
Quel estl'assolement le plus convenable aus diverses qualités de terres
dudépartement de Tarn et Garonne ?
Prix proposé pour l'an 1814.
Ce prix , proposé par la Classe des Belles- Lettres , est destiné au
meilleur discours sur cette question :
Les Prosateurs du dix-septième siècle sont-ils supérieurs aux Prosateurs
du siècle suivant ?
Les Mémoires sur la première question pourront être écrits en
français ou en latin ; mais les ouvrages qui devront concourir pour
les autres prix , seront écrits en français . Ils seront adressés , francs
de port, à M. Saint-Cyr Poncet-Delpech le fils , secrétaire perpétuel ,
avant le 15 mars de l'année où les prix devront être délivrés .
Les auteurs écriront leur nom dans un billet cacheté , qu'ils joindront
au manuscrit ; ils mettront en tête de leur ouvrage une épigraphe
ou une sentence , qui sera répétée à l'extérieur de ce billet.
On n'ouvrira que le billet attaché au manuscrit jugé digne du prix .
Chaque prix sera , suivant l'usage , une médaille d'or portant d'un
côté le type de la Société , et de l'autre le nom de l'auteur couronné .
Académie ionienne , à Corfou . - L'Académie ionienne , désirant
avoir quelques renseignemens sur l'état de la civilisation et des conbaissances
dans la Grèce , depuis la chute de l'Empire d'Orient jusqu'à
nos jours , propose les questions suivantes.C'est aux voyageurs ,
aux érudits , et sur-tout aux savans grecs de nos jours , et à MM. les
commissaires des relations commerciales et diplomatiques , qu'elle
s'adresse pour obtenir des notes satisfaisantes . Elle se flatte que tous
ces Messieurs voudront bien coopérer par leur zèle et leurs connaissances
aux travaux de la Société. On les prévient d'avance que
l'Académie désire la plus scrupuleuse exactitude et les détails les plus
I2
132 MERCURE DE FRANCE , JUILLET 1812.
minutieux , toutes les fois qu'il sera question de faits historiques.
Outre les réponses aux questions , elle recevra avec beaucoup de
plaisir et reconnaissance toutes les observations qui lui seront communiquées
à ce sujet.
Les paquets , ainsi que tout ce qui est relatif aux demandes ou aux
observations , devront être adressés aux consulats généraux de France
à Janina et à Patras , ou à M. le chargé d'affaires de l'Empire Français
, à Constantinople , avec une seconde adresse au secrétaire de
l'Académie ionienne .
Questions . - 1 ° . Quelles sont les écoles , les bibliothèques et
autres établissemens d'instruction publique , fondés dans les différentes
provinces de la Grèce , depuis la chûte de l'Empire d'Orient
( 1453 ) jusqu'à nos jours ?
2º. Quels sont les établissemens d'instruction publique fondés par
les Grecs hors de la Grèce , pour l'éducation de leurs nationaux ?
3° . Les typographies de Moscopolis , de Iassi et Bucharest , sontelles
les seules qui existent dans la Grèce ? Est- il vrai qu'ily enavait
une dans le fanal de Constantinople ? Quelle fut la durée de celle
quí existait dans le patriarchat de Constantinople à l'époque de la
guerre entre la France et la Turquie ?
4°. La notice de la vie et des ouvrages des savans grecs qui ont
fleuridepuis la chûte de l'Empire d'Orientjusqu'à nos jours.
A
POLITIQUE.
LE 4º Bulletin de la grande armée est ainsi conçu :
Wilna , le 30 juin 1812 .
Le 27 , l'Empereur arriva aux avant-postes à deux heures après
midi , et mit en mouvement l'armée pour s'approcher de Wilna et
attaquer le 28 , à la pointe dujour, l'armée russe , si elle voulait défendre
Wilna ou en retarder la prise pour sauver les immenses magasins
qu'elle y avait. Une division russe occupait Troki , et une
autre division était sur les hauteurs de Waka .
Ala pointe du jour , le 28 , le roi de Naples se mit en mouvement
avec l'avant-garde et la cavalerie légère du général comte Bruyères.
Lemaréchal prince d'Eckmülh l'appuya avec son corps . Les Russes
se reployèrent par-tout. Après avoir échangé quelques coups de
canon, ils repassèrent en toute hâte la Vilia , brûlèrent le pont de
bois deWilna et incendièrent d'immenses magasins évalués à plusieurs
millions de roubles : plus de 150 mille quintaux de farine , un
immense approvisionnement de fourrages et d'avoine , une masse
considérable d'effets d'habillement furent brûlés . Un grande quantité
d'armes , dont en général la Russie manque , et de munitions de
guerre, furent détruites et jetées dans la Vilia .
Amidi , l'Empereur entra dans Wilna. A trois heures , le pont
sur la Vilia fut rétabli : tous les charpentiers de la ville s'y étaient
portés avec empressement , et construisaient un pont en même tems
que les pontonniers en construisaient un autre .
Ladivision Bruyères suivit l'ennemi sur la rive gauche . Dans une
légère affaire d'arrière-garde , une cinquantaine de voitures furent
enlevées aux Russes . Il y eut quelques hommes tués et blessés
parmi ces derniers est le capitaine des hussards Ségur. Les chevaulégers
polonais de la garde firent une charge sur la droite de la Vilia ,
mireat en déroute , poursuivirent et firent prisonniers bon nombre de
cosaques.
Le 25, le duc de Reggio avait passé la Vilia sur un pont jeté près
de Kowno. Le 26 , il se dirigea sur Janow , et le 27 sur Chatour.
Cemouvement obligea le prince de Vittgenstein , commandant le ter
corps de l'armée russe , à évacuer toute la Samogitie et le pays situé
134 MERCURE DE FRANCE ,
entre Kowno et la mer , et à se porter sur Wilkomir en se faisant
renforcer par deux régimens de la garde.
Le 28 , la rencontre eut lieu. Le maréchal duc de Reggio trouva
Fennemi en bataille vis -à- vis Develtovo . La canonnade s'engagea ;
l'ennemi fut chassé de position en position , et repassa avec tant de
précipitation le pont , qu'il ne put pas le brûler. Il aperdu 300 prisonniers
, parmi lesquels plusieurs officiers , et une centaine d'homines
tués ou blessés . Notre perte se monte àune cinquantaine d'hommes.
Le duc de Reggio se loue de la brigade de cavalerie légère que
commande le général baron Castex , et du Ire régiment d'infanterie
légère , composé en entier de Français des départemens au-delà des
Alpes . Les jeunes conscrits romains ont montré beaucoup d'intrépidité.
L'ennemi a mis le feu à son grand magasin de Wilkomir. Au
dernier moment , les habitans avaient pillé quelque tonneaux de
farine ; on est parvenu à en recouvrer une partie .
Le 29 , le duc d'Elchingen a jeté un pont vis-à-vis Souderva pouг
passer la Vilia . Des colonnes ont été dirigées sur les chemins de
Grodno et de la Wolhynie, pour marcher à la rencontre de différens
corps russes , coupés et éparpillés .
Wilna est une ville de 25 à 30 mille ames , ayant un grand nombre
de couvens , de beaux établissemens et des habitans pleins de patriotisme
. Quatre ou cinq cents jeunes gens de l'Université ayant plus de
18 ans , et appartenant aux meilleures familles , ont demandé à former
un régiment.
L'ennemi se retire sur la Dwina. Un grand nombre d'officiers
d'état-major et d'estafettes tombent à chaque instant dans nos mains .
Nous acquérons la preuve de l'exagération de tout ce que la Russie a
publié sur l'immensité de ses moyens . Deux bataillons seulement
parrégiment sont à l'armée ; les troisièmes bataillons , dont beaucoup
d'états de situation ont été interceptés dans la correspondance
des officiers des dépôts avec les régimens , ne se montent pour la
plupart qu'à 120 ou 200 hommes .
La cour est partie de Wilna vingt-quatre heures après avoir appris
notre passage à Kowno. La Samogitie , la Lithuanie, sont presqu'enmèrement
délivrées. La centralisation de Bagration vers le nord , a
fort affaibli les troupes qui devaient défendre la Wolhynie.
Le roi de Westphalie , avec le corps du prince Poniatowski , le 7º
et le 8e corps , doit être entré le 29 à Grodno .
Différentes colonnes sontparties pour tomber sur les flanes du corps
de Bagration , qui , le 20 , a reçu l'ordre de se rendre à marche forcée
JUILLET 1812 . 135
de Proujanoni sur Wilna , et dont la tête était déjà arrivée à quatre
journées de marche de cette dernière ville , mais que les événemens
ont forcée de rétrograder , et que l'on poursuit.
Jusqu'à cette heure , la campagne n'a pas été sanglante ; il n'y a eu
que des manoeuvres ; nous avons fait en tout 1000 prisonniers . Mais
l'ennemi a déjà perdu la capitale et la plus grande partie des provinces
polonaises , qui s'insurgent. Tous les magasins de première ,
de deuxième et de troisième lignes , résultat de deux années de soin ,
et évalués plus de 20 millions de roubles , sont consumés par les
flammes ou tombés en notre pouvoir. Enfin , le quartier-général de
l'armée française est dans le lieu où était la cour depuis six semaines .
Parmi le grand nombre de lettres interceptées , on remarque les
deux suivantes , l'une de l'intendant de l'armée russe , qui fait connaître
que déjà la Russie ayant perdu tous ses magasins de première ,
de deuxième et de troisième lignes , est réduite à en former en toute
hâte de nouveaux; l'autre , du duc Alex. de Wurtemberg , faisant
voir qu'après peu de jours de campagne , les provinces du centre
sontdéjà déclarées en état de guerre .
Dans la situation présente des choses , si l'armée russe croyait
avoir quelque chance de victoire , la défense de Wilna valait une
bataille , et dans tous les pays , mais sur-tout dans celui où nous nous
trouvons , la conservation d'une triple ligne de magasins aurait dû
décider un général à en risquer les chances.
Des manoeuvres ont donc seules mis au pouvoir de l'armée française
un bonne partie des provinces polonaises , la capitale et trois lignes
de magasins . Le feu a été mis aux magasins de Wilna avec tant de
précipitation , qu'on a pu sauver beaucoup de choses .
Rapportde l'intendant général Laba au ministre de laguerre , à Wilna .
J'ai eu l'honneur de recevoir à l'instant même la lettre de V. E.
sous le n° 279 , datée du 12 (24) de ce mois , par laquelle elle me fait
connaitre la volonté de S. M. I. pour le prompt établissement de magasins
à Vitepsk , Ostrow , Weliki Louki et Pskoff. J'ai déjà expédié
pour Vitepsk le courrier Stephanoff qui m'a apporté cet ordre. Je
vais prendre , pour son entière exécution , toutes les mesures néces
saires , et j'aurai l'honneur de vous rendre compte de ce que j'aurai
fait pour obéir à la volonté de S. M. I. relative à l'établissement de
ces magasins.
Signé , l'intendant général , LABA.
No 727.-Drissa , le 14 (26) juin 1812 , à une heure après minuit.
136 MERCURE DE FRANCE ,
i
Rapport du gouverneur militaire de la Russie-Blanche à S. M. V'Empereur
, à Wilna .
J'ai eu le bonheur de recevoir aujourd'hui l'oukase de V. M. I. ,
daté du 12 (24) de ce mois , par lequel il lui plait de déclarer en état
de guerre les gouvernemens de Russie-Blanche , de Witepsk et de
Mohiloff.
Je me suis occupé de suite de l'exécution de cet ordre .
Nº 2197.
Le gouverneur de la Russie- Blanche ,
Signé , le duc ALEXANDRE WURTEMBERG .
Witepsk , le 15 (27) juin 1812 .
Aces détails officiels on peut ajouter avec confiance
ceux qui suivent :
Ala date du 5 juillet , l'Empereur se trouvait encore à
Wilna . Le 30 juin , le roi de Westphalie était entré à
Grodno à la tête de toute la cavalerie légère de l'aile droite ,
et d'une division d'infanterie . Après quelques légères
charges de cavalerie , les Russes se sont retirés en brûlant
le pontdu Niemen. L'avant-garde du roi de Westphalie
a passé sur quelques bateaux ; les ponts ont été jetés de
suite pour le passage de l'armée, qui s'est mise aussitôt en
mouvement pour suivre les Russes dans leur retraite .
L'armée autrichienne est en marche , son général lui a
adressé une proclamation le 29 juin. Sur la gauche , le
maréchal duc de Tarente est campé au-delà de Memel ,
ayant sous ses ordres le corps prussien commandé par le
général Grawert . Le maréchal duc de Tarente a devant
lui le corps russe comniandé par le prince de Wittgenstein ;
quelques escarmouches seulement ont eu lieu ; les Prussiens
ont enlevé des détachemens de cosaques . L'armée
est en pleine marche vers la Dwina , où les Russes paraissent
se retrancher.
Les opérations sont à peine entamées , et déjà de
grands résultats s'annoncent ; un nouveau jour luit sur
les fertiles provinces que la France vient d'enlever à la
Russie . Une nouvelle et mémorable époque commence
pour la Pologne , et ce pays animé par le plus noble des
sentimens , celui de l'indépendance du territoire et de
l'amour de la patrie ,, pour premier fruit de la protection
de la France et de la marche de nos légions a déjà recouvré
un nom que tant de faits mémorables et tant de désastres
éclatans ont à jamais illustré .
,
En vertu de l'autorisation donnée par S. M. le roi de
Saxo , une diète générale s'est réunie à Varsovie.
JUILLET 1812 . 137
Cotte diète , présidée par le prince Adam Czartoriski ,
s'est constituée , at mileu des transports de l'allégresse générale
et des témoignages les plus éclatans de la reconnaissance
de la nation pour l'Empereur Napoléon , en confédérationgénérale
de la Pologne ; elle a déclaré le royaume de
Pologne et le corps de la nation polonaise rétablis . Toutes
les diétines sont convoquées et adhéreront à la confédération
générale . Tous les Polonais se confédéreront collectivement
et individuellement ; toutes les parties du territoire
entreront dans la confédération. Tous les Polonais au service
de la Russie sont rappelés , et sommés de rentrer dans
leur patrie. La confédération délègue tous les pouvoirs dont
elle est investie à un conseil-général, choisi dans son sein ,
résidant à Varsovie , et composé de onze membres . Une
députation sera envoyée à S. M. le roi de Saxe duc de
Varsovie, pour lui demander d'accéder à la confédération
générale de la Pologne.Une députation sera aussi envoyée
à S. M. l'Empereur Napoléon roi d'Italie , pour lui présenter
les actes de la confédération , et lui demander de
couvrir de sa puissante protection le berceau de la Pologne
renaissante .
La confédération prend à la face du ciel et de la terre , au
nom de tous les Polonais , l'engagement solennel de poursuivre
jusqu'à la fin , et par tous les moyens dont elle pourra
disposer , l'accomplissement du grand ouvrage qu'elle commence
aujourd'hui.
Aumoment où cet acte a été proclamé au sein de la diète,
la salle a retenti d'acclamations et des cris mille fois répétés
: Vive Napoléon ! La cocarde nationale bleue et rouge
a été aussitôt arborée ; les dames s'empressaient de les distribuer.
Le canon de la place du gouvernement s'est aussitôt
fait entendre; les anciennes bannières de la Pologne , les
aigles blanches et les armes de la Lithuanie , représentant
un chevalier armé de pied en cap , ont été arboréeess:; le soir
toute la ville a été illuminée . Sur un arc de triomphe s'élevait
un transparent présentant les armes de la Pologne et
de la Lithuanie ; au-dessous on lisait des vers dont le
sens est : Par la puissance du héros , nous voyons reparaître
l'aigle blanche , et son compagnon le chevalier de Lithuanie
. Sur d'autres transparens , on lisait les noms d'Eylau ,
de Friedland , d'Austerlitz . Ainsi les voeux reconnaissans
de la nation se joignaient aux transports de son enthousiasme
.
Au même instant , quel étrange contraste présentaient
138 MERCURE DE FRANCE ,
!
les délibérations du conseil de l'empereur Alexandre ? La
Pologne s'arme , se lève , et ressaisit son territoire et son
nom . Les armées russes rétrogradent et cherchent à couvrir
leurs propres possessions , et le gouvernement atteste
à l'Europe , par un ukase , qu'il a voulu la guerre , qu'il l'a
provoquée dans un moment où ses finances étaient dans
un état d'affaiblissement dont les progrès ne pouvaient plus
dès long-tems se dissimuler. Cet ukase détermine la valeur
du rouble , et précisé les cas dans lesquels cette valeur fictive
, cette monnaie de papier sera reçue par le gouvernement
, ou donnée par lui à son taux légal , à sa valeur
assignée , et dans quel cas deux ou trois roubles pour un
seront exigibles . Le considérant de cet ukase , qui peut
être considéré comme un signal de détresse financière , est
curieux. On y lit : « Les rapports qui nous sont parvenus
sur les difficultés que les circonstances ont fait naître dans
quelques gouvernemens de notre empire , par rapport à la
circulation de l'argent dans les affaires tant publiques que
particulières , prouvent de plus en plus l'impossibilité d'introduire
par-tout un cours uniforme des assignations de la
banque de l'Empire .>>>
Les ministres russes près les cours de Berlin et de Dresde
se sont retirés et sont rentrés en Russie ; la nouvelle du
refus deratification fait par la Porte au traité conclu à Bucharest
, a déjà eu les résultats qu'on en devait attendre ;
déjà des corps qui étaient en marche pour se rendre sur la
Vistule , ont reçu l'ordre de retourner sur le Danube , et.
d'y reprendre leur position défensive . La Porte continue
ses préparatifs , tout annonce qu'elle va attaquer. Ses dispositions
maritimes pour la flotte destinée à agir dans la
Mer-Noire sont aussi poussées avec une très -grande activité.
Le général Andréossi , ambassadeur extraordinaire de
France à Constantinople , était attendu dans cette ville vers
le 20 juin.
La détresse industrielle et commerciale qui afflige de plus
enplus l'Angleterre , la disette d'objets de première nécessité,
les troubles croissans dans tous les com és , la destruction
des métiers , le cri universel qui s'est fait entendre ,
et les innombrables pétitions dont le bureau de la chambre
des communes a été couvert , ont enfin forcé le
parlement anglais à s'occuper des ordres du conseil. Dans
la séance du 17 juin , M. Brougham a pressé avec toute
l'instance possible l'examen de la question de savoir si ces
⚫rdres seront rapportés , suspendus ou maintenus . Il a dé
JUILLET 1812. 139 "
montré , sans peine , que ces ordres avaient eu un résultat
tout contraire à celui qu'on en attendait. Le mal est à son
comble , a-t-il dit; les contrées les plus florissantes offrent
aujourd'hui le tableau de la misère et de la famine; le vagabondage
et le pillage sont la seule ressource des milliers d'ouvriers
qui languissent sans moyen d'existence ; il faut qu'on
les nourrisse , ou qu'ils volent , ou qu'ils périssent . L'Amérique
, en cessant ses transports , a mis le comble à la détresse,
etenAngleterre etdansla péninsule;; de sorte que
maintenir les ordres du conseil , et perpétuer la guerre en
Portugal, est une double calamité dont les suites sont incalculables
. Que serait-ce si la guerre avec l'Amérique ôtait
tout espoir de ce côté ! Nous avons assez fait , s'écrie l'orarateur
, pour une cause que nous ne pouvons plus soutenir.
Songeons à la paix , songeons à l'Amérique , songeons à
nous. L'orateur a été accueilli avec les témoignages de la
plus éclatante faveur. Il a terminé en votant une adresse au
prince régent , pour lui exprimer le voeu de la chambre , et
le supplier de vouloir bien suspendre ou rapporter les ordres
du conseil , et adopter des mesures qui , sans compromettre
les droits et la dignité de la couronne de S. M. , conciliassent
les intérêts de l'Angleterre et ceux des neutres .
M. Roseet M. Castelreagh se sont opposés à une décision
précipitée sur une question de cette nature; ils ont demandé
que le système ne fût pas révoqué , mais suspendu
provisoirement. M. Whitbread a vivement rejetté toute
idée d'ajournement et de suspension. Les galeries ont été
aussitôt vidées pour aller aux voix ; on a appris qu'il n'y
avait pas eu de division , la chambre ayant reçu l'avis que
les ordres du conseil seraient annullés . Ainsi , l'excès du
mal attiré sur l'Angleterre a produit ce qu'une politique
plus éclairée , une fureur moins aveugle , une haine moins
opiniâtre auraient ordonné depuis long-tems . L'Angleterre
n'y a gagné que les maux et les dévastations auxquels elle
est en proie depuis quatre ans , et qui ont reporté sur elle
les sévères maisjustes représailles du gouvernement français.
Ainsi l'Angleterre avoue elle-même l'effet terrible des
décrets de Berlin et de Milan ; ainsi sa détresse et la révo
cation de ses mesures opressives attestent également et la
justice de ces décrets et leur inappréciable résultat .
La note suivante donnera au surplus une idée de la nature
du secours que l'Angleterre donne à cette péninsule
où elle entretient la guerre au prix de tant de sacrifices
140 MERCURE DE FRANCE ,
inutiles , où elle se ruine , elle et le pays qu'elle prétend
défendre.
Cadix , 20 mai 1812 .
«Mon ami , au milieu du désordre qui nous environne , je ne sais
trop quel parti adopter . Je suis continuellement en courses , non par
crainte des armes françaises , mais pour me rapprocher de mes
analheureux compatriotes et chercher à les désabuser. Je n'ai jamais
fait unplus long séjour que dans cette ville où l'on voit tant d'évè
nemens contradictoires qu'on se croit plutôt dans un chaos que dans
une société. L'anarchie la plus complète , les vexations les plus
inouïes , voilà le spectacle déchirant qui se présente sans cesse à nos
regards . Les hommes qui nous gouvernent sont payés par l'Angleterre
: que pouvons-nous espérer de leur part ? ..... Tous leurs projets,
toutes leurs actions tendent à ensevelir leurs concitoyens sous les
ruines de la mère-patrie. Qu'a été de tout tems l'Angleterre ? ......
le fléau de l'Espagne . Si nous jetons les yeux sur le passé , nous
verrons avec indignation les atrocités commises par cette nation de
pirates ; nous la verrons s'emparer de nos flottes en Amérique sans
aucune déclaration de guerre . O combien de fois le trésor de notre
cour a- t-il été épuisé par leurs rapines ! ...... Ils surprenaient les produits
de notre territoire , et après les avoir utilisés dans leurs ateliers ,
ils nous les revendaient à des prix extraordinaires . Ce commerce
soutirait à-la - fois notre argent et nos denrées . Comment se fait- il
que tout Espagnol ne revienne point de son erreur et ne voie pas qu'il
ne doit rien attendre de cette nation ! Les Anglais nous ont donné des
armes , sans doute ; mais pourquoi ? pour notre ruine. Elles nous
coûtentbien cher ! ... Ils se sont rendus maitres de la place de Ceuta ,
la elefdu détroit ; les iles Baléares sont sous leur domination ; peuà-
peu ils voudraient gouverner les villes de la péninsule , s'emparer
des ports de la Méditerranée et de l'Océan. Ils envoient quelques
troupes pour observer de loin les sacrifices horribles qu'ils font de
nos frères , etc. , etc. »
S. M. l'Impératrice , objet constant des hommages des
peuples et des souverains dans les lieux qu'elles traverse
pour revenir en France , accompagnée par S. A. I. le
grand duc de Wurtzbourg , était le 6 à Bayreuth , le 7 à
Bamberg , le 8 à Wurtzbourg : elle y était encore le 10 , et
a eu cercle le soir au palais. Le départ de S. M. était fixé
au 14. Le grand duc doit l'accompagner à Paris .
-Le Moniteur du 16 a publié la note suivante : LePape est
JUILLET 1812 . 141
arrivé à Fontainebleau le 20 juin dernier , accompagné de
l'évêque d'Edessa et de plusieurs officiers de sa maison .
M. le duc de Cadore , intendant de la couronne , et S. Ex.
le ministre des cultes , l'archevêque de Tours , les évêques
de Nantes et de Trèves Font reçu à son entrée au palais .
L'évêque d'Evreux est arrivé le lendemain. Les cardinaux
présents à Paris y ont été quelques jours après . S. S. y
occupe le même appartement qu'il y a sept ans . Elle a
très-bien supporté le voyage .
-M. le Directeur général du Musée Napoléon , a donné
avis qu'il y aurait , le 15 octobre de cette année , l'exposition
publique des productions des peintres , sculpteurs ,
architectes et graveurs . S....
ANNONCES .
MonthlyRepertory of english litterature . Arts , Sciences , etc., eto.
Le Nº 60 de cet intéressant recueil , commencé en 1807 , et qui continue
avec le plus grand succès , vient de paraître; il contient les
articles suivans : 10. Analyse du discours de M. Leach , sur les différentes
régences qui ont eu lieu en Angleterre . 20. OEuvres dramatiques
de Ford ( deuxième et dernier article ). 3º. Traité sur le goût ,
par Tlison ( dernier extrait ) . 4°. Nouvelle édition des OEuvres de
Milton , par Cowper. 5º. Revue de différens pamphlets qui ont paru
sur le prix excessif de Beldon , avec une table des prix de toutes les
marchandises importées et exportées pendant les douze dernières
années . 6º. Dernier article sur l'ambassade à Cabul. 7° . Moyens
employés par les Anglais pour anéantir les manufactures du Continent.
8°. Extraits curieux d'un ouvrage très-rare , sans date et sans
nom d'auteur. 9º. Articles du Bill de la régence actuelle . 10º . Refu
de lordKing de prendre des billets de la banque en paiement , etc.
II . Cas singulier d'une accusation criminelle . 12º . Progrès de la
vaccine dans les Indes-Orientales . 13 ° . Formation d'un nouveau lac
dans les Indes- Occidentales . 14º. Extraits du Portefeuille d'un homme
de lettres . 150. Mémoires biographiques de plusieurs personnes
illustres récemment décédées . 16°. Procédés de Sociétés savantes .
17° . Notices littéraires et philosophiques . 180. Morceaux de poésie , etc.
Le prix de la souscription , pour ce journal , dont il paraît chaqué
mois un cahier gr. in-8º de plus de huit feuilles , très - correctement
imprimé , est de 35 fr. par an y compris le port dans tout l'Empire
142 MERCURE DE FRANCE ,
+
français; et 40 fr. pour l'étranger; pour six mois 20 fr. , et 22fr.
50 c. franode port pour l'étranger.
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Les lettres et l'argent doivent être affranchis et adressés à M. Galiguani
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forestière de Dijon , membre de la Société académique des
sciences de Paris . Un vol. in-12 . Prix , I fr . 75c. , et 2 fr . 25 c.
franc de port. Chez Arthus-Bertrand , lib ., rue Hautefeuille , nº 23.
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des Voyages de lord Valentia . Deux vol . in-8° , avec figures . Prix ,
9 fr. , et 12 fr. franc de port. A Paris , chez J. J. Paschoud , libr.
rue Mazarine , nº 22 ; et chez Arthus-Bertrand , libraire . rue Hautefeuille
, nº 23. A Genève , chez J. J. Paschoud , impr.- libraire .
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et la Patrie , la Société et soi-même , à l'usage des jeunes gens élevés
dans une monarchie et plus particulièrement des jeunes Français .
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12 fr. 50 c. frane de port.
Le même , format in-4° , 2vol.: prix , 18 fr. brochés , et 23 fr.
franc de port.
Chez Brunot-Labbe , libraire de l'Université impériale , quai des
Augustins , nº 33 .
ERRATA pour le dernier No.
Dans l'Enigme , vers 19me , au lieu de : son ennemi , lisez : ses
ennemis .
LE MERCURE paraît le Samedi de chaque semaine , par Cahier
de trois feuilles . Le prix de la souscription est de 48 fr. pour
l'année ; de 24 fr. pour six mois ; et de 12 fr. pour trois mois ,
franc de port dans toute l'étendue de l'empire français . -Les lettres
relatives à l'envoi du montant des abonnemens , les livres , paquets .
et tous objets dont l'annonce est demandée, doivent être adressés
francs de port , au DIRECTEUR GÉNÉRAL du Mercure de France ,
rue Hautefeuille , N° 23.
DEPT
DLA
MERCURE
DE FRANCE .
N° DLXXV . Samedi 25 Juillet 1812 . -
POÉSIE .
LE ROSSIGNOL ET LES OISEAUX.
FABLE .
NAGUÈRE dans un cercle on parlait de musique ;
Quedis-je , l'on parlait ? ony disputait fort.
S'occuper d'un plaisir et n'être pas d'accord ! ........
Enfinla chose était. On s'échauffe , on se pique.
Pour paraître profond , l'un vante avec transport
Les accens un peu durs des Amphions du nord.
Des Français défendant la gloire ,
Un autre , avec raison prenant part aux débats ,
Cite plus d'un grand homme et le Conservatoire.
Enfin un habitant de ces heureux climats
Des beaux arts , il est vrai , la première patrie ,
S'agitait sur sa chaise et ne concevait pas
Qu'il fût d'autres talens que ceux de l'Italie.
Cen'est que là , dit-il , qu'on sait adroitement
Dénaturer un chant sans craindre l'anathème ,
Detrils et de fredons enjoliver un thème ,
Du plus grave à l'aigu s'élancer brusquement , 7
K
46 MERCURE DE FRANCE ,
:
Tendrement roucouler sur une seule note ,
Et sut-tout cadencer à se rompre laglotte.
Sachez nous imiter ; voilà sans contredit
Le vrai , le seul moyen de briller et de plaire .
Acet homme de goût , mais tant soit peu sévère ,
J'offre pour ma réponse un modeste récit
Dont plus d'un amateur peu faire son profit .
,
J'ai lu dans un auteur ( son nom n'importe guère )
Qu'un jour les oiseaux dans leurs chants
Voulurent opérer une réforme entière .
Un rossignol connu par ses talens
A cet effet convoque l'assemblée
Sous l'ombrage secret d'une immense feuillée ,
Etdit: Il est honteux que nous du genre humain
> Les premiers maîtres de musique ,
> Nous ayons dans cet art fait si peu de chemin .
› Croyez-moi ; renoncez à votre genre antique ;
> Pour être bon il est trop vieux .
> Tout fraichement arrivant d'Italie
» Je vous en apporte un vraiment délicieux ;
» Et qui va , par sa mélodie
➤ Rompre de vos gothiques airs
> L'ennuyeuse monotonie.
»D'ailleurs , chez les oiseaux pourquoi ces chants divers ?
L'un fredonne en fausset sa roulade commune ;
► Celui-ci de deux sons , répétés coup sur coup ,
• Compose sans pitié sa chanson importune.
• Celui-là s'égosille en alongeant le cou
Et fatigue l'écho d'un éternel glou glou.
• Cet autre , nuit et jour ouvrant un bec énorme ,
» Fait retentir au loin son quanquan nasillard.
» Il est bien tems que chacun se réforme ,
> Et qu'apprenant les finesses de l'art ,
►Vous chantiez tous enfin de la même manière ;
• Je serai votre maitre , et j'en fais mon affaire..
Il a raison , dit un canard ,
Je chante mal , mais ma voix est jolie ;
Je veux pour la former chanter incessamment
A la manière d'Italie.
Le rossignol , d'un plein consentement ,
Fat chargé d'opérer cette réforme utile.
JUILLET 1812 .
147
Le voilà donc travaillant jour et nuit
Acorriger le chant de la gent volatile.
De tantde soins voulant cueillir le fruit ,
Unbeau matin notre docteur habile
Rassemble dans un bois tous ses musiciens ,
,
Les range suivant leurs moyens ,
Dità chacun ce qu'il doit faire
Commande le silence etdonne le signal .
Les voila grimaçant de plus d'une manière ,
Et redisant tant bien que mal
La leçon qu'ils viennent d'apprendre.
Pour dominer sur tous et mieux se faire entendre ,
Tous les becs sont ouverts. Mais qui fut bien surpris ?
Ce fut le professeur trompé dans son attente.
Unmélange confus de sons mal assortis
Vient frapper tout-à-coup son oreille savante.
Ses nerfs sont attaqués par ce bruit infernal.
Il frémit et se sauve honteux de l'aventure.
Un modeste pigeon , ne raisonnant pas mal ,
Lui dit: Vous étiez fou ; change-t-on la nature ?
Pour qui s'éloigne d'elle il n'est point de succès.
Chaque oiseau dans ses chants suit une loi secrète ,
Et le bouvreuil plaintifn'imitera jamais
Le chant joyeux de la fauvette.
GABRIEL MOYRLA.
A AZÉLIE .
LE SENTIMENT OU LES DOUX SOUVENIRS .
ILS ne sont plus ces jours de bonheur sans nuage !
Ces jours dont je ne puis me retracer l'image
Sans éprouver encore un doux tressaillement !
Hélas ! que je les plains ceux que le sentiment
Ne pénétra jamais de sa divine flamme !
Ce feu pur et sacré brûle au fond de mon ame
Etsans cesse y nourrit des plaisirs dont jamais
Les coeurs indifférens n'ont connu les attraits .
C'est toi que j'en atteste , ô charme de ma vie !
Toi par quije deviens un digne objet d'envie .
Ka
1
148
MERCURE DE FRANCE ,
1
Naguère , près de toi , j'oubliais l'univers ;
Mon bonheur ....... le pourrais-je exprimer dans mes vers?
Loin de tout importun , dans le sein du mystère ,
Savourant la douceur et d'aimer et de plaire ,
Comme un rapide éclair nous avons vu s'enfuir
Ces jours que sur son aile emportait le plaisir.
Quel charme , quand ta bouche où le désir repose
Pour sourire entr'ouvrait ses deux lèvres de rose !
Quel charme , quand tes yeux animés tour-à-tour
Et des feux du génie et des feux de l'amour ,
Dans leurs regards brûlans offraient de ta tendresse
A mes yeux enivrés la preuve enchanteresse !
Dans ton riant séjour que j'étais transporté !
Je respirais en paix la pure volupté
Dans l'air où s'exhalait ton haleine chérie ;
Là je trouvais l'oubli des peines de la vie.
Nos coeurs à l'unisson sentaient mêmes desirs ;
Je soupirais , soudainj'entendais tes soupirs.
Mon front rayonnait-il d'une vive alégresse ?
Al'instant dans tes yeux éclatait même ivresse.
Tendres épanchemens ! voluptueux transports !
Quandtes doigts , produisant de célestes accords ,
Caressent avec grâce ou la harpe ou la lyre ,
Ou tracent sur l'ivoire un portrait qui respire ,
Ou , des doigts de Pallas industrieux rivaux ,
Fixent légèrement des fleurs et des rameaux
Sur le tulle léger , sur la toile de l'Inde ;
Je me crois transporté chez les filles du Pinde ,
Et ton boudoir devient le temple des beaux arts :
Le flambeau d'Apollon brille dans tes regards ;
Il pénètre mon ame , il m'échauffe et m'inspire .
Près de toi , qu'ils sont doux les vers que je soupire !
Près de toi , que mon luth rend des sons gracieux !
Par ta voix répétés qu'ils sont mélodieux !
Pâlissez , fiers rivaux et d'amour et de gloire !
Les baisers d'Azélie ont marqué ma victoire
Le myrte de Cypris et le laurier sacré
Couronnent le poëte et l'amant adoré.
Tels sont les souvenirs dont ma mélancolie
Loin de toi se nourrit , ô ma belle Azélie !
De l'absence par eux je trompe les ennuis ;
1
JUILLET 1812. 149
Absente , tu remplis et mes jours et mes nuits ;
Je chante mes regrets sur ma lyre plaintive
Et crois voir à mes chants la nature attentive.
Seul , au fond des forêts , j'erre au déclin du jour ;
Je charme ma douleur par l'espoir du retour.
De prières , de voeux , si je les importune ,
Jene demande aux Dieux ni grandeurs , ni fortune :
Vivre près d'Azélie est tout ce que je veux ;
Voilà le bien suprême où tendent tous mes voeux ;
J'ai pour trésors sa voix , ses regards , son sourire ,
Etpour le mien , son coeur vaut bien mieux qu'un empire.
Par M. RENÉ TRIDOS.
DIALOGUE.
Mamère attend ; la nuit vient : je te quitte.
-Non.- Laisse-moi !-Non : c'est partir trop vite.
-J'aurai déjà grand'-peine à m'excuser :
Laisse-moi donc , Hylas !- Eh bien ! Mélite ,
Pour ta rançon donne au moins un baiser :
Non de ceux-là que l'on donne à sa mère ;
Mais ce baiser qui chérit le mystère ,
D'un feu plus vifqui fait soudain brûler ,
Où l'ame entière est près de s'exhaler !
Donne-le-moi , donne vite , ma chère ....
-Oui .... mais après , voudrai-je m'en aller ?
EUSÈBE SALVERTE.
ÉNIGME.
Onprétend que je suis pour vivre nécessaire ;
Pourmoi qui ne suis pas docteur en telle affaire ,
Je pense qu'il est bien des gens
Qui sans moi vivent fort long-tems.
Je suis grand chez un militaire ,
Petit chez la jeune bergère ,
Excellent chez un protecteur ,
Dépravé chez un malfaiteur :
150 MERCURE DE FRANCE , JUILLET 1812.
-
Gai quand le destin est prospère ,
Et triste quand il est contraire :
Dur chez l'avare occupé d'amasser ,
Pour en son coffre-fort sous sur sous entasser :
Chez la coquette toujours tendre ,
Et chez tous les humains difficile à comprendre.
LOGOGRIPHE .
S ........
AVEC ma tête je suis femme ,
Oui femme , je dis femme en corps ainsi qu'en ame.
Ma tête à bas je ne suis plus ,
Et la femme et le corps sont déjà disparus ;
Et de ce qui dans moi constituait la femme ,
Ilneme reste plus que l'ame.
S ........
CHARADE .
SImonpremierdit oui , mon dernier , au contraire ,
Te dira toujours non. Voici bien autre affaire :
Je ne sais pourquoi ni comment
Mon entier veut dire autrement .
GARDAREINS , électeur du département du Lot .
Mots de PENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est Rose.
Celui du Logogriphe est Crime , dans lequel on trouve : rime .
Celui de la Charade est Indispensablement .
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS.
ELOGE HISTORIQUE de C. S. SONNINI-DE - MANONCOURT ,
célèbre naturaliste et voyageur ; par ARSENNE THIEBAUTDE-
BERNEAUD , de plusieurs Académies . Avec cette
épigraphe :
۱ La familiarité que j'eus avec LUI et l'assistance
qu'il fit à ma jeunesse, m'obligent à épouser
son honneur.
MONTAIGNE , Essais , liv. II , chap . 33 .
Par quelle inconcevable contradiction accueillonsnous
avec tant d'empressement des étrangers , dont quelques-
uns n'ont d'autre mérite que d'être d'habiles jongleurs
( et ce sont les mieux reçus de nous)? pourquoi
les comblons-nous de faveurs et de biens , tandis que
ceux de nos compatriotes qui ont plus de droits à nos
hommages , oubliés ou dédaignés pendant leur vie , meurent
au milieu de nous comme s'ils avaient été jetés sur
une plage étrangère ? Cette question n'est pas nouvelle;
une bonne solution le serait peut-être faudrait- il la
chercher dans nos goûts , dans nos moeurs , dans notre
caractère , dans les qualités mêmes qui nous distinguent
et que nous avons raison d'apprécier , parce qu'elles contribuent
à notre bonheur comme à celui des autres . Mais
ces recherches demanderaient du tems , de l'espace , intéresseraient
fort peu de monde , ne corrigeraient personne,
ne changeraient rien à l'usage et n'empêcheraient
pas de se jeter à la tête du premier inconnu qui viendrait
au milieu de nous pour écrire contre nous . Passons
donc brusquement à celui qui a fait naître ces réflexions .
Il s'agit d'un écrivain français qui consacra sa vie entière
à l'étude des connaissances utiles , et , pour reculer
les bornes dans lesquelles elles étaient renfermées ,
fit de longs et pénibles voyages , courut mille dangers ,
dépensa sa fortune , altéra sa santé ; d'un Français dont
les ouvrages eurent un succes mérité; qui fut l'ami , le
152
MERCURE DE FRANCE ,
continuateur de Buffon , souvent l'heureux imitateur de
ce modèle ; mais qui , au lieu de mourir comme lui dans
l'abondance et comblé d'honneurs , est mort dans un
état voisin du désespoir et de l'indigence , puisque , sans des amis indignés de la cruelle bizarrerie du sort , on chercherait en vain ses cendres confondues avec celles
de la multitude .
Telle a été la destinée de Charles-Nicolas- Sigisbert
Sonnini , ancien officier et ingénieur de la marine française
, membre de plusieurs sociétés savantes et littéraires
. Né , le 1er février 1751 , à Lunéville ; il étudia
d'abord le droit , fut ensuite placé , comme cadet noble, dans le régiment d'Esterhazy , et bientôt dégoûté de la
monotonie du séjour des garnisons , entra au service de
Ja marine plus analogue à son goût pour l'étude de l'histoire
naturelle et les voyages. Envoyé sur le continent
de la Guiane , il le parcourut avec intrépidité , malgré
les obstacles que présentaient un peuple sauvage , un sol
inconnu , un climat insalubre et des animaux malfaisans .
Les administrateurs de la colonie résolurent de profiter
de son dévouement pour connaître toutes les ressources
que pouvaient offrir la Guiane et l'île de Cayenne . On
commença par le charger d'une expédition périlleuse ; c'était de découvrir , d'attaquer et de détruire les établissemens
des nègres fugitifs cachés dans l'intérieur de ce
pays immense où les Français n'avaient point encore
pénétré. Sonnini se met en route , le 19 octobre 1773 , escorté de huit volontaires et de six Indiens .
<<Profitant de la bonne volonté de ses compagnons , nous dit son historien , l'infatigable voyageur entreprit
une excursion topographique dans toute la largeur de la
Guiane. C'était le premiervoyage tenté dans ces contrées
inconnues . Cinq mois furent employés à cette expédition
, pendant laquelle le jeune Sonnini fit plus de 150 myriamètres (400 lieues) à pied , dans d'épaisses forêts , sans chemin , ni trace , obligé de se frayer un passage à travers les lianes dont ces forêts sont embarrassées ; sans
autre provision que le produit journalier de la chasse et de la pêche; sans abri contre les torrens de pluie qui
noyent quelquefois d'une manière si effrayante les con-
1
JUILLET 1812 . 153
1
trées voisines de l'équateur , enfin sans autre guide que
la boussole et les observations . L'habitude de faire usage
de l'une et de suivre exactement les autres , lui servit si
bien qu'il ne dévia pas un instant de la route projetée,
malgré les sauts ou cataractes qui interrompent sans
cesse le cours des nombreuses rivières qu'il devait traverser.
Dans ce grand voyage , quoiqu'il eût eu beaucoup
à souffrir ; quoiqu'il eût passé trois jours entiers
sans prendre de nourriture , non- seulement il n'égara pas
son détachement , mais il ne perdit pas un seul homme.
De retour à Cayenne , en avril 1774 , il apprit que les
administrateurs de la colonie désiraient vivement quel'on
parvînt à découvrir une route par eau , pour se rendre à
la montagne la Gabrielte , remarquable par sa fertilité ,
mais séparée de Cayenne par d'immenses plaines basses
et marécageuses . Depuis l'établissement de la colonie
française , en 1664, on avait tenté plusieurs fois , mais
toujours en vain , de tracer un chemin à travers ces
masses croupissantes . Sonnini se dévoue et s'embarque
sur un frèle canot avec dix Indiens . Il est difficile de se
faire une idée des peines qu'il éprouva pour obtenir le
succès qu'il s'était promis et qu'il avait promis aux autres .
Pendant douze jours , il affronta courageusement les horreurs
de la soif et de la faim , tous les obstacles que multipliaient
autour de lui les eaux stagnantes qui l'infestaient
, les pluies qui l'inondaient , les insectes dont il
était dévoré , la fièvre qui l'affaiblissait , les murmures
de ses compagnons que son exemple et sa présence pouvaient
seuls contenir. Enfin, il réussit : le voilà sur cette
montagne si désirée ; son équipage reçoit des secours ;
il prend lui-même des rafraîchissemens dont le besoin
était si pressant : il est heureux . A son retour , les administrateurs
l'accueillent avec intérêt et donnent son nom
au canal qu'ils ont fait creuser sur sa route . >>»
Sonnini avait alors 23 ans . L'importance de ce service
fixa les regards du gouvernement français , et le jeune
voyageur fut promu au grade de lieutenant avec l'expectative
d'une place d'ingénieur qu'il obtint en effet peu de
tems après .
Il rapporta dans sa patrie une belle collection d'oi
154 MERCURE DE FRANCE ,
seaux rares dont il enrichit le Cabinet d'histoire naturelle
. Louis XVI lui donna un brevet de correspondant de
son cabinet avec une pension. En se rendant à Cayenne
(en 1775 ) il visita la côte occidentale de l'Afrique ,
depuis le cap Blanc , jusqu'à Portudal . II passa deux
ans dans la colonie occupé à des voyages dont le résultat
fut la découverte de plusieurs animaux. Une maladie le
força de quitter ce pays pour revenir en France . Appelé
par Buffon il se rendit à Montbard. C'est là qu'il passa
le rigoureux hiver de 1776 , tout entier au grand peintre
de la nature qui le chargea de la rédaction de tous les
articles d'ornithologie étrangère , depuis les gallinacées
jusqu'aux oiseaux d'eau .
« C'est là , dit M. Thiébaut-de-Berneaud , qu'il puisa
ce goût solide , ce tact délicat qu'aucune circonstance
particulière , qu'aucune considération politique ne purent
altérer ; c'est là qu'il acquit le beau talent d'écrire et
devint un écrivain élégant et facile . >>>
Le baron de Tott venait d'être nommé inspecteur des
Echelles du Levant et de Barbarie. Cette expédition sourit
à Sonnini : il demande , il obtient des passe-ports , il
s'embarque et trouve , à son arrivée à Alexandrie , des
ordres particuliers de Louis XVI pour voyager en
Egypte.
Avant son départ il avait reçu les tendres embrassemens
et les souhaits de Buffon. Il appelait ces souhaits
la bénédiction du génie. Nous croyons devoir ici nous
arrêter sur une circonstance particulière , c'est sur les
instructions que Buffon donna à Sonnini .
On a cru que Buffon a plus d'une fois sacrifié la vérité
à son imagination brillante et féconde , et qu'il écouta
moins la première que la seconde. Rien n'est plus propre
à montrer combien cette conjecture est hasardée , que
les instructions suivantes . Il n'est qu'un observateur
attentif , scrupuleux et profond qui puisse provoquer de
pareilles recherches .
« M. le comte de Buffon prie M. Sonnini-de-Manoncourt
de lui donner , dans le cours de son voyage , des observations
sur les objets suivans :
" A Malte , prendre des échantillons des prétendus mar
JUILLET 1812 . 155
bres trouvés dans cette île , dont feu M. le Grand-Maître a
fait faire de beaux ouvrages; et aussi des échantillons du
prétendu marbre de Gozzo , afin de pouvoir les comparer
ensemble . Savoir de plus si les rochers de l'île de Malte
sont vitrescibles ou calcaires , ou s'il n'y a point du tout de
pierres calcaires dans cette île , et s'il n'y a pas des indices
qu'elle ait été autrefois un volcan ..
>>Dans l'île de Sicile et dans les îles de l'Archipel observer
jusqu'à quelle distance environ on rencontre les
matières rejetées par les volcans ; s'informer particulièrement
à quelle distance de l'Etna l'on trouve des carrières
des beaux marbres de Sicile .
Dans la Grèce , savoir si l'ancienne carrière de marbre
de Paros , qui est d'un blanc transparent , subsiste encore .
Dans la Méditerranée , tâcher de savoir s'il existe en
effet un golfe vis-à-vis le golfe Adriatique , ou s'il ne se
trouve pas un cap , une espèce de promontoire dans les
terres d'Afrique qui regardent le golfe Adriatique .
> Faire mention de la hauteur des côtes de l'Afrique dans
tous les endroits où l'on pourra les voir. On assure qu'en
général elles sont beaucoup plus basses que celles de l'Europe
le long de la même mer.
> Faire aussi mention des sondes et de la profondeur de
cette mer qui doit être moins grande du côté de l'Afrique
que du côté de l'Europe , et ne pas oublier les courans ,
s'il y en a de remarquables .
> S'informer des différens endroits de cette mer où se
fait la pêche du corail , comme au détroit de Bonifacio
entre l'ile de Corse et celle de Sardaigne , et aussi autour
de ces îles et le long des côtes d'Afrique , etc.
Recueillir quelques morceaux de corail dans leurs différens
états d'accroissement et de dépérissement , ainsi que
quelques beaux madrépores , le tout dans la Méditerranée ,
et en faire une caisse pour le Cabinet du Roi.
Faire pêcher à l'extrémité de la Méditerranée , près de
l'isthme de Suez , des coquillages et en remplir un panier
pour le Cabinet; il faudra les mettre auparavant dans l'eau
chaude pour en séparer l'animal , afin d'éviter la corruption .
Tâcher d'avoir , s'il est possible , le niveau entre la
Mer-Rouge et la Mer-Méditerranée .
» Remarquer de quelle nature sont les rochers qui se
trouvent dans l'isthme entre ces deux mers , et faire mention
de la hauteur de ces montagnes .
> Faire pêcher dans la Mer-Rouge , auprès de l'isthme ,
156 MERCURE DE FRANCE ,
des coquilles et en remplir un panier ; y faire pêcher aussi
quelques coraux et quelques beaux madrépores pour en
faire une caisse ; y faire pêcher encore de beaux lithophytes
ét des éponges pour en faire une autre caisse , et s'il se
trouve des lithophytes dans la Méditerranée, près del'isthme ,
en faire une autre caisse pour pouvoir les comparer .
» Dans le détroit , depuis les Dardanelles jusqu'au Bosphore
, observer la hauteur des côtes et la nature des rochers
des deux côtés du détroit ; remarquer si les lits de pierre se
correspondent , et s'il y a des angles saillans opposés aux
angles rentrans ; examiner aussi les différens effets que
l'action des gelées et des eaux pluviales ont faites sur ces
deux côtes du détroit , et savoir laquelle des deux est la
plus rapide.
» Si l'on monte au-dessus de ces côtes du détroit , on
remarquera s'il n'y a point de laves ou d'autres matières de
volcans.
Faire mention de la vitesse et de la profondeur des
eaux depuis le Bosphore jusqu'aux Dardanelles .
Faire pêcher un panier de coquilles dans la mer de
Marmora et un autre panier dans la Mer-Noire à quelque
distance du Bosphore , et ne les pas mêler; il faut prendre
garde aussi de ne pas mêler celles de la Méditerranée à
celles de la Mer-Rouge.
" Au Caire , tâcher de faire le voyage des Pyramides , et
comparer la description donnée par de Maillet , dans le
livre intitulé : Description de l'Egypte, publié par M. l'abbé
Le Mascrier , in-4° ( Paris , 1735 ) . M. Sonnini-de-Manoncourt
pourra trouver ce livre à Marseille , ou en faire un
extrait.
Tâcher de voir aussi les fameuses carrières voisines de
la Thébaïde , qui sont toutes composées de porphyre , de
jaspe et de granit; mais je crois cette entreprise difficile .
29 En Barbarie , tâcher de voir un jumart qu'a décrit le
docteur Shaw .
>>Recueillir partout les animaux quadrupèdes et les oiseaux
que M. Sonnini-de-Manoncourt jugera nouveaux
pour nous ; les faire préparer et nous les envoyer pour le
Cabinet.
» Comparer aussi les poissons qui se trouvent dans la
Méditerranée , près de l'isthme , avec ceux de la Mer-Rouge
près du même isthme.
» Si l'on voit en mer quelques trombes , ne pas manquer
d'en faire la description.
> Si l'on peut fire jeter la sonde entre la Sicile et Malte ,
JUILLET 1812. 157
s'assurer de la profondeur qui ne doit pas être grande ; on
sait que la profondeur du détroit de Bonifacio est fort
petite entre l'île de Sardaigne et celle de Corse , et que
c'est là où l'on trouverait beaucoup de corail dans les années
dernières .
>>A Montbard , ce 5 mars 1777-
Signé, le comte DE BUFFON .
On nous pardonnera cette citation un peu longue ,
puisqu'elle sert à justifier Buffon. On ne recherche point
la vérité avec tant de soin pour la dissimuler .
Sonnini s'embarqua le 26 avril 1777 ; pendant son
séjour à Malte , il se lia intimement avec le savant Dolomieu.
Le 20 juin il arrive à Alexandrie. Parcourir les
plaines de l'Egypte , visiter les fameuses pyramides , les
ruines du temple de Denderah , traverser l'immense désert
de la Lybie , étudier toujours et par-tout la nature et
les hommes , telles sont les occupations constantes de
l'infatigable voyageur. Il fit même le projet gigantesque
de parcourir toute la longueur de l'Afrique , depuis le
golfe de la Sidre jusqu'au cap de Bonne-Espérance : mais
il n'eut pas l'approbation du gouvernement.
Sonnini a donné le premier une parfaite connaissance
du pays situé entre Damanhour et les lacs de Natron.
L'exactitude de ses descriptions lui a mérité l'honneur de
voir deux de ses routes tracées avec cette inscription :
route du voyageur Sonnini , sur la grande et magnifique
carte de l'Egypte dressée en 24 feuilles , par les ordres
de S. M. l'Empereur et Roi .
De l'Egypte , Sonnini se rendit dans la Grèce et dans
laTurquie. Dans les relations qu'il a publiées sur ces
pays , il s'attache aux observations d'histoire naturelle , à
tout ce qui peut intéresser sous le rapport des moeurs ,
des antiquités , du commerce , aux époques les plus so- (
lennelles de la vie des peuples modernes de la Grèce .
A la suite de ce voyage, Sonnini s'embarqua sur la
frégate française la Mignone, commandée par son ami
d'Entrecasteaux , et qu'il contribua à sauver par la promptitude
avec laquelle il établit une batterie dans la rade
où le convoi fut attaqué par deux cutters anglais de la
flotte de l'amiral Keppel .
Ason retour en France Sonnini trouva son patrimoine
158 MERCURE DE FRANCE ,
envahi par un parent avide qui avait spéculé sur son
éloignement. Les détails qu'offre à ce sujet M. Thiébautde-
Berneaud sont pleins d'intérêt , mais nous ne devons
nous arrêter que sur les circonstances d'une utilité
générale .
Ayant enfin arraché une portion de son héritage au
spoliateur qui voulait en jouir , Sonnini se livre à l'agriculture
, fait des essais en grand , naturalise des végétaux
exotiques , et nous lui devons plusieurs plantes qui n'ont
pas médiocrement contribué à l'amélioration de notre
agriculture (1 ) . Bien loin de ressembler à ce charlatan
agricole qui , pour avoir , au sein d'une grande ville , un
pied de vigne au bas d'un mur , un fraisier sur sa fenêtre ,
et deux arbrisseaux dans une caisse , se donnait comme
un cultivateur-propriétaire , ayant des plantations , des
pépinières , et publiant les résultats de son expérience ,
Sonnini fit des essais en grand , ne se contenta pas de
cultiver chez lui et pour lui ; il améliora la culture dans
les départemens de la Meurthe , des Vosges , de l'Aisne ,
et répandit d'utiles instructions .
Des malheurs privèrent Sonnini de sa fortune. Il vint
habiter Paris et publia dans cette capitale un grand nombre
d'ouvrages précieux. On lui doit la magnifique édition
de l'Histoire naturelle en 127 vol. in-8°. Cette édition
offre d'abord toutes les additions publiées par Buffon
à diverses époques ; les découvertes de son élève et
toutes les observations éparses dans une multitude de
mémoires isolés depuis la mort de l'illustre auteur de
l'Histoire naturelle .
Nous ne donnerons pas la liste des nombreuses productions
de Sonnini , parce qu'étant connues , offrant la
réunion si rare de l'instruction et du plaisir , leur utilité
n'est plus mise en doute. On la trouvera d'ailleurs
dans l'éloge intéressant où nous puisons ces détails .
Le sort acharné à la poursuite de notre voyageur lui
fit connaître un boyard moldave qui se fesait passer pour
(1) Le rutabaga ou chou- navet de Laponie ; la lentille du Canada ,
ou grande vesce qui donne trois coupes d'un fourrage abondant et
sain; le fenu grec qui fournit un beau rouge , un fourrage , un
légume agréable; la julienne dont il montra la propriété oléagineuss .
JUILLET 1812 . 159
1
unprince et n'était qu'un aventurier. Séduit par les offres
les plus avantageuses , Sonnini part avec sa famille . A
peine arrivé à Yassi , le prétendu prince y est arrêté et
déporté. Sonnini qui s'était expatrié pour élever le fils
de ce moldave , se trouve sans ressource , loin de sa patrie.
Son goût pour l'observation ne rendit pas ce voyage
inutile : il trouve les moyens de parcourir avec fruit la
Moldavie et la Valachie , provinces sur lesquelles on n'a
que des renseignemens inexacts qui doivent être bientôt
remplacés par ceux que Sonnini a recueillis .
De retour à Paris , cet infortuné voyageur consumé
par les fatigues et par le chagrin de ne pouvoir faire
usage de ses connaissances et de ses talens , parce que le
plus utile de tous lui manquait , celui de sefaire valoir;
Sonnini mourut à Paris le 9 mai 1812 , dans une détresse
d'autant plus douloureuse , qu'il laissait une compagne ,
un enfant sans aucune fortune. Quelques amis suivirent
sa dépouille mortelle. Elle allait être jetée dans la tombe
commune , lorsque l'un d'eux proposa d'en élever à Sonnini
une à leurs frais . Cette proposition est acceptée et
Sonnini repose dans le cimetière de l'est , vulgairement
appelé la maison du Père la Chaise . Un saule pleureur
ombrage son tombeau environné des végétaux qu'il
aimait ou qu'il cultiva .
Ala suite de ses noms , de la date de sa naissance ,
de celle de sa mort , se lit cette inscription :
SES DÉCOUVERTES EN HISTOIRE NATURELLE
LE RENDIRENT L'AMI , LE COLLABORATEUR ET LE CONTINUATEUR
DE BUFFON.
VOYAGEUR INTREPIDE , IL VISITA L'AMÉRIQUE MÉRIDIONALE,
L'EGYPTE , LA GRÈCE , LA MOLDAVIE ET LA VALACHIE .
IL SIGNALA SON SÉJOUR A CAYENNE PAR L'OUVERTURE
D'UN GRAND CANAL QUI PORTE SON NOM.
IL INTRODUISIT EN FRANCE
LA CULTURE DE PLUSIEURS VÉGÉTAUX UTILES.
NÉ RICHE ,
IL FUT CONSTAMMENT HOMME DE BIEN ,
TOUJOURS UTILE AUX LETTRES ET AUX SCIENCES ,
BON AMI , BON ÉPOUX , BON PÈRE ,
ET MOURUT PAUVRE .
160 MERCURE DE FRANCE ,
: L'Eloge historique de Sonnini fait connaître et conséquemment
aimer cet homme célèbre . L'auteur a su prendre
, et toujours avec succès , le style convenable aux
tableaux des différentes positions dans lesquelles s'est
trouvé ce voyageur dont il fut l'élève et l'ami . Sans le
mot assombrir sur le sort duquel nous sommes inquiets ,
la critique ne trouverait point à s'exercer ; mais, comme
on voit , M. Thiebaut lui a fait la plus petite part possible.
V-T.
HISTOIRE DE LA DÉCADENCE ET DE LA CHUTE DE L'EMPIRE
ROMAIN , traduite de l'anglais d'EDOUARD GIBBON.
Nouvelle édition , entièrement revue et corrigée , précédée
d'une Notice sur la vie et le caractère de GIBBON ,
et accompagnée de notes critiques et historiques ,
relatives , pour la plupart , à l'histoire de la propagation
du christianisme ; par M. F. GUIZOT. - Tomes I,
II et III , in-8° . - Prix , 21 fr . A Paris , chez
Maradan , libraire , rue des Grands -Augustins , nº 9 .
-
0
Un bon ouvrage à réimprimer , une traduction défectueuse
à revoir , des omissions et des erreurs importantes
à rectifier , tel a été le but de M. Guizot dans la
publication qui nous occupe. On n'en saurait contester
l'utilité : ce but est louable dans toutes ses parties .
L'Histoire de la décadence et de la chute de l'Empire
Romain , par Gibbon , est vraiment un excellent ouvrage .
La traduction qu'on nous en avait donnée avait le plus
grand besoin d'une révision ; l'original , malgré son
mérite , n'était pas exempt d'erreurs , et ces erreurs , dit
fort bien M. Guizot , étaient d'autant plus importantes à
rectifier dans une histoire de cette étendue , que perdues
, en quelque sorte , dans un nombre immense de
faits , elles sont éminemment propres à tromper les lecteurs
superficiels qui croient tout ce qu'ils ont lu , et
même les lecteurs attentifs qui ne sauraient étudier tout
ce qu'ils lisent.
On n'exigera pas , sans doute , que nous nous mettions
en frais pour démontrer notre première assertion
TDE
LA
SEJ
JUILLET 1812. 161
sur la bonté de l'ouvrage. L'Europe entière l'a reconnue.
On l'a réimprimé souvent , même hors de l'Angleterre ,.
et les nouvelles éditions d'une histoire en douze gros
volumes, témoignent plus puissamment en sa faveur que
celles d'un poëme ou d'un roman. Ajoutons que celle-ci
obtint à sa première apparition les suffrages de Robertson
et de Hume ; qu'une foule de critiques attesta mieux
encore la grandeur de son succès ; que M. Guizot ,
enfin , qui , bien qu'éditeur de Gibbon, n'est rien moins
que son panégyriste , lui rend , après l'examen le plus
sévère et à une troisième lecture , ce témoignage bien
important : que son livre , malgré ses défauts , sera tou
jours un bel ouvrage , et qu'on peut relever ses erreurs
et combattre ses préventions sans cesser de dire que peu
d'hommes ont réuni , sinon à un aussi haut degré , du
moins d'une manière aussi complète et aussi bien ordon
née , les qualités nécessaires à l'historien .
Il nous sera aussi facile de faire sentir combien la
traduction de ce grand ouvrage avait besoin d'être revue .
Quoique M. Guizot n'en parle qu'avec cette réserve polie
qui sied si bien dans sa position , il ne peut s'empêcher
de convenir que dans les premiers volumes on ne trouve
qu'une bien faible image du style plein et nerveux de
l'auteur anglais , et que les derniers ont été traduits avec
une négligence et une précipitation si grandes que des
contre-sens même s'y sont glissés . A ces observations
modestement énoncées par l'éditeur , il nous sera permis
d'en joindre une plus décisive. Nous connaissons des
lecteurs qui ont été plus d'une fois obligés de recourir
au texte anglais pour comprendre la traduction française
ou pour s'éclaircir sur les absurdités qu'elle prêtait à
l'auteur original. On peut juger maintenant si la révision
d'un pareil travail était nécessaire ; et si l'on nous demande
comment elle a réussi , nous répondrons aussi
positivement qu'elle laissera peu de chose à désirer aux
lecteurs les plus difficiles. La comparaison que nous
avons faite de l'ancienne et de la nouvelle édition nous
met en état de prononcer que le premier travail a été
entièrement refondu de la manière la plus heureuse.
Nous ne disons rien en cela que tout lemonde ne soit
L
162 MERCURE DE FRANCE ,

en état de vérifier , et il ne nous reste plus à cet égard
qu'à exprimer notre étonnement de ce que la personne
capable d'exécuter un travail aussi ingrat , ail eu la résignation
de s'y soumettre , plutôt que de refaire la traduction
d'un bout à l'autre tache plus longue , mais
moins pénible , et qui lui eût permis dy attacher son
nom.
Au reste , ce n'est point à nous à lui chercher querelle
sur cet article. Si l'ouvrage est bien fait , qu'importe au
lecteur la manière dont il a été fait ? En général , on s'en
inquiète peu et l'on a raison , du moins dans ce qui a
rapport au style ; mais il n'en est pas ainsi des notes
critiques qui accompagnent cette nouvelle édition.
M. Guizot, en critiquant un auteur tel que Gibbon , qui
a employé la plus grande partie de șa vie aux recherches
sur lesquelles il a fondé ses opinions , devait nous rendre
compte des autorités dont il s'appuie pour le combattre ,
et c'est ce qu'il a fait dans sa préface avec une franchise
et une exactitude dont nous devons le féliciter. Les
recherches du critique sont en proportion de celles de
l'auteur. Nous remplirions plus d'une page de la simple
liste des ouvrages modernes qu'il a consultés , et de plus
il a constamment remonté aux sources où Gibbon avait
puisé lui-même. Ces notes jetées modestement au bas des
pages de l'ouvrage d'un autre , annoncent une érudition
plus étendue et plus solide que celle qu'on a souvent
étalée avec une orgueilleuse affectation .
Ane parcourir que le premier volume , nous trouvons
déjà Gibbon rectifié sur la manière dont les Romains
sous les Empereurs parvenaient aux grades militaires
(pag. 28); sur la fertilité de la Palestine (pag.48); sur
la prétendue égalité des citoyens Romains sous la république
( page 137 ); sur l'antiquité des apothéoses
(pag. 145 ). Indépendamment de ces erreurs de fait , et
que l'on pourrait nommer matérielles , M. Guizot, dans
ce premier volume , en relève d'autres que l'on pourrait
appeler morales , et dont l'influence pourrait être plus
dangereuse encore. Ainsi , dans une note qui commence
à la page 82 , il blame avec raison l'indifférence avec
laquelle son auteur parle des cruautés que les Romains
JUILLET 1812 . 163
i
exerçaient envers leurs esclaves. Plus loin (pag. 282),
it oppose à la froide observation de Gibbon sur la vertu
inutile et déplacée d'Helvidius et de Thraséa , l'enthousiasme
généreux que cette même vertu inspirait à Juste-
Lipse, et l'on remarque avec plaisir que notre éditeur
est encore plus choqué d'un sentiment qui manque de
noblesse que d'un fait omis ou altéré .
Mais c'est sur-tout dans le troisième volume , c'est en
commentant les chapitres XV et XVI où Gibbon raconte
les progrès du christianisme , que M. Guizot a suivi son
auteur de plus près , qu'il lui a disputé pied à pied le ter
rain qu'il l'accuse d'avoir envahi. Gibbon , nous ne pou
vons le dissimuler , laisse percer dans ces chapitres , et
même dans tout son ouvrage, un esprit qui nous porterait
à croire qu'un de ses principaux motifs , en l'écrivant,
était de coopérer aux vues des philosophes du
dernier siècle . M. Guizot, sans le dissimuler , cherche à
ruiner toutes ses attaques , et à représenter l'établissement
du christianisme tel que le concevaient les prédécesseurs
de Gibbon. C'est dans ce dessein qu'il a lu tous
les écrits des historiens ecclésiastiques et toutes les critiques
de Gibbon qu'il a pu se procurer. Notre intention
n'estpas de nous engager dans cette controverse. Nous
jouissons des bienfaitsdu christianisme. On ne peutnier
que son établissement n'entrat dans les vues de la providence
: qu'elle y ait manifesté son intervention d'une
manière plus ou moins immédiate , c'est ce qu'il ne nous
appartient pas d'examiner. Nous laisserons aux lecteurs
'attentifs à décider si M. Guizot a toujours réfuté victorieusement
les opinions de son adversaire. Il nous suffit
de dire qu'il l'a toujours combattu avec autant d'érudition
que de bonne foi. Il est plus de notre compétence
d'examiner si c'est avec raison que M. Guizot a douté
de cette dernière qualité dans son antagoniste. Nous
disons qu'il en a douté , et peut-être M. Guizot trouveratil
cette expression trop sévère. Il dit cependant ( préface,
pag. xiij ) qu'après la seconde lecture et l'examen
réfléchi de l'ouvrage, il soupçonna la bonne foi de l'auteur;
mais un peu plus loin ( pag. xix) il observe que
Gibbon, en répondant à ses critiques avec amertume,
La
1
164 MERCURE DE FRANCE ,
montra qu'il ne se sentait pas tout-à-fait irréprochable ,
mais qu'il ne changea rien à ses opinions dans le reste
de l'ouvrage , ce qui prouve du moins sa bonne foi. Ces
deuxpassages se contre-balancent; aussi ce n'est ni dans
l'un ni dans l'autre que nous croyons trouver la véritable
opinion de l'auteur. C'est dans la manière dont il relève
dans ses notes le silence de Gibbon sur les Actes des
Apôtres , l'interprétation injurieuse que donne l'historien
anglais de la conduite de saint Cyprien , sapartialité
pour les païens persécuteurs , les assertions gratuites
qu'il se permet à leur avantage , et sur-tout la mutilation
de certains passages par laquelle il s'attache à diminuer
le nombre des martyrs . Il paraît que de tous les argumens
employés par les défenseurs du christianisme ,
c'est celui- là qui embarrassait le plus Gibbon ; c'est dans
les efforts qu'il fait pour l'atténuer que son éditeur le
combat avec le plus d'avantage , et nous avouerons franchement
que sa bonne foi y devient aussi suspecte pour
nous que pour M. Guizot . Il nous semble cependantque
la préface de cet estimable écrivain , et la notice biographique
dont elle est suivie , fournissent les moyens de
justifier Gibbon sur ce point, ou du moins de prouver
qu'il n'a pas été de plus mauvaise foi que beaucoup d'auteurs
très-respectables . M. Guizot observe très-bien que
les circonstances où Gibbon conçut l'idée de son ouvrage
, assis au milieu des ruines du capitole , tandis que
des moines déchaussés chantaient vêpres dans le temple
de Jupiter, décida peut-être de l'esprit qui devait présider
à l'exécution. L'éditeur rapporte aussi très- à-propos
une lettre où l'auteur donne son attachement aux anciennes
institutions , et par conséquent au polytheisme,
pour cause du ton un peu familier avec lequel il a traité
l'église primitive qu'il regardait comme une innovation ;
mais M. Guizot n'a peut-être point assez insisté sur un
autre passage des Mémoires de son auteur . Gibbon s'y
montre effrayé du scandale que produit son ouvrage en
Angleterre dans tout le parti religieux plus nombreux
et plus respecté qu'il ne croyait. « Si j'avais pensé , dit-il,
que la majorité des lecteurs anglais fût si tendrement
attachée au nom et à l'ombre du christianisme ; si j'avais
JUILLET 1812. 165
prévu la vivacité des sentimens qu'ont éprouvés ou feint
d'éprouver en cette occasion les personnes pieuses , ou
timides , ou prudentes , j'aurais peut- être adouci ces deux
chapitres , objet de tant de scandales qui ont élevé contre
moi beaucoup d'adversaires , en ne me conciliant que
bien peu de partisans . Il me semble que ces lignes répondent
àtout ce qu'on peut alléguer contre la bonne
foi de l'auteur.Gibbon, devenu presqu'étranger à l'Angleterre,
croyait que l'incrédulité y dominait comme autour
de lui. Il était lui-même inébranlable dans ses opinions
anti-chrétiennes , il ne croyait pas que personne pût
encore penser autrement. En défendant une cause dont
la bonté lui était démontrée , en attaquant un système
qu'il croyait généralement abandonné , il crut pouvoir
se dispenser d'une exactitude sévère , dissimuler quelques-
uns des moyens d'un adversaire , que ces moyens ,
selon lui , n'auraient pu sauver. Ily eut sans doute beaucoup
de légèreté dans cette conduite ; on peut croire
même qu'en la suivant , il consulta plutôt sa commodité
que sondevoir; il est clair enfin , et M. Guizot l'a remarqué
, qu'il était en écrivant tout préoccupé de ses idées ,
mais est-il en celaplus coupable que tant d'autres qu'on
a loués long-tems d'avoir fortifié la vérité , non par de
simples omissions , mais par des inventions bien intentionnées
?
* Quels que soient , au reste , les torts de Gibbon , deux
choses doivent l'excuser auprès de tous les amis de la
justice : il fut dominé par l'esprit de son siècle , et il fut
undes premiers à en reconnaître les illusions. <« L<'effet
de la révolution , dit M. Guizot , avait été pour lui ce
qu'il a été pourbeaucoup d'hommes , éclairés sans doute,
mais qui avaient écrit d'après leurs réflexions plutôt que
d'après une expérience qu'ils ne pouvaient avoir ; elle le
fit revenir avec exagération sur des opinions qu'il avait
long-tems soutenues.>> A l'appui de cette observation ,
M. Guizot cite le témoignage de Gibbon lui-même qui
s'exprime ainsi dans ses Mémoires. « J'ai pensé quelquefois
à écrire un dialogue des morts , dans lequel Voltaire,
Erasme et Lucien se seraient mutuellement avoué combien
il est dangereux d'exposer une ancienne supersti
166 MERCURE DE FRANCE ,
tion au mépris d'une multitude aveugle et fanatique. »
Cet aveu prouve de nouveau que Gibbon était de bonne
foi dans ses préjugés contre le christianisme , et qu'il
reconnut trop tard le danger de les mettre au jour ; on
peut en conclure que s'il n'eût tenu qu'à lui de refondre
son ouvrage , il eût réellement adouci , comme il le dit
ailleurs , les passages les plus scandaleux , et sous ce
point de vue , on peut dire que M. Guizot , en les recti
fiant , en les combattant , a rempli , en quelque manière,
les intentions de l'auteur lui-même. Ce qu'on ne peut nier,
en tout cas , c'est qu'il a rendu par-là un très-grand service
aux lecteurs de cette histoire ; il y a placé les réponses
à côté des objections ; il y a rétabli la vérité dans
tous ses droits autant de fois qu'il l'a crue altérée , et
désormais les personnes les plus religieuses et les plus
timorées pourront sans danger lire un ouvrage qui ,
selon l'expression de M. Guizot , n'était point fait avant
Gibbon , et qui , après lui , malgré ses imperfections , ne
reste plus à faire.
:
C'est par cet éloge de son auteur que M. Guizot termine
la notice très intéressante qu'il nous a donnée sur
son esprit et son caractère. Outre les Mémoires et les
Lettres imprimées de Gibbon , l'éditeur a eu pour matériaux
de cette notice des renseignemens et des notes assez
nombreuses qui lui ont été fournies par un de nos litté
rateurs les plus respectables , M. Suard . M. Guizot en a
tiré un très-bon parti. Il commence sa notice par nous
faire observer que la curiosité que nous avons de connaître
jusque dans les moindres détails la vie et le caractère
des grands écrivains , n'est rien moins que vaine et
puérile. Il montre qu'elle est sur-tout juste et raisonnable
lorsqu'il s'agit d'un historien pour qui la véracité
et la probité sont des qualités indispensables , puisque
de là dépend la croyance que nous donnons à ses récits.
Après ces réflexions préliminaires , M. Guizot développe
avec beaucoup de sagacité comment les événemens de
la vie de Gibbon et les qualités , ainsi que les défauts de
son caractère , se sont mutuellement modifiés , et comment
les uns et les autres ont influé sur son talent et sur
ses opinions. Il yajusqu'à nous expliquer avec beaucoup
JUILLET 1812. 169
de goût le secret de son style , et parmi les particularités
qu il rapporte , on remarque avec plaisir que l'historien
anglais a principalement étudié la manière de deux écrivains
français, l'illustre Montesquieu et l'immortel auteur
des Provinciales . Cette remarque surprendra sans doute
ceux qui ont lu dernièrement dans un journal très-accrédité
que Gibbon , dominé sans doute par les préjugés
de ses compatriotes contre nous , n'avait cité les Considérations
sur les causes de la grandeur et de la décadence
des Romains , ni dans son livre , ni dans ses préfaces .
La vérité est que Gibbon , par ses opinions , par ses habitudes
, par sa langue même , était au moins aussi français
qu'anglais , et qu'il cite souvent l'Esprit des Lois
dans son ouvrage.
Nous terminerons cette annonce en souhaitant qu'elle
ait donné à nos lecteurs une juste idée , non du mérite
deGibbon qui est généralement reconnu , mais de celui
de la nouvelle édition de son histoire. Il nous semble
qu'elle doit trouver sa place dans la bibliothèque de tout
homme instruit , et que même en Angleterre , les notes
dont elle est enrichie , lui en procureront une à côté de
l'ouvrage original . C. V.
OEUVRES DE PONCE DENIS ( ECOUCHARD ) LE BRUN ,
membre de l'Institut de France et de la Légion-d'Honneur
, mises en ordre et publiées par P. L. GINGUENÉ ,
membre de l'Institut; et précédées d'une Notice sur sa
vie et ses ouvrages , rédigée par l'Editeur.- Quatre
vol. in-8° , imprimés par Crapelet.-A Paris , chez
Gabriel Warée , libraire , quai Voltaire , nº 21 .
L'ART de la critique a des difficultés dont ne paraissent
pas se douter la plupart de ceux qui le professent ,
mais que le petit nombre d'hommes capables de l'exercer
sent fortbien. Ces difficultés augmentent à mesure que
le genre de composition sur lequel on doit prononcer
s'élève ; ainsi la haute éloquence et la poésie doivent
avoir moins de juges compétens que les autres sortes
d'ouvrages , et parmi les divers genres de poésies , le
genre lyrique doit en avoir le moins de tous.
168 MERCURE DE FRANCE ,
Il peut encore se joindre à la difficulté générale qui
tient aux productions quelque difficulté particulière qui
tienne à l'auteur qu'il s'agit de juger ; il peut y avoir eu
dans son génie et dans son style quelque chose d'extraordinaire
, et dans l'époque où il a écrit , des circonstances
dont le souvenir réveille l'esprit de parti , et laisse peu
d'empire à la justice ; alors les critiques passionnés et
violens n'en parleront que plus promptement , plus haut
et d'une manière plus tranchante ; ceux qui y mettent
de la conscience et cet esprit de bienveillance générale
toujours disposé à louer pour son plaisir et à ne blâmer
jamais que pour l'intérêt des lettres , y regarderont de
près , se consulteront long-tems et finiront par se récuser
dans une cause où ils sentiront la difficulté d'être justes
sans irriter des passions , que l'on peut ne pas craindre ,
mais qu'il est toujours imprudent de provoquer.
C'est pour cela sans doute que depuis plus d'un an -
que les OEuvres de M. Le Brun ont été publiées , il n'en
a point encore paru d'extrait dans le Mercure de France,
habitué à rendre compte avec un soin particulier de tout
ce qui mérite d'intéresser et d'occuper les amis des
lettres . Plusieurs des hommes de talent qui coopèrent à
ce journal étaient cependant très-capables de remplir
cette tâche , difficile peut-être , mais qui n'était pas sans
honneur ; quel qu'ait été leur motif , ils ne l'ont pas fait ;
il faut cependant que les souscripteurs du Mercure reçoivent
cet article qu'ils sont en droit d'exiger ; et celui
de tous à qui il convenait le moins de parler dans cette
cause , puisqu'il semble y avoir un intérêt particulier ,
est enfin comme forcé de passer par-dessus toutes les
considérations personnelles , et de faire ce que d'autres
eussent fait plus convenablement.
Editeur des OEuvres de Le Brun , j'entreprends , si
non de les juger , du moins d'en faire au public un rapport
exact et fidèle , d'après lequel il puisse lui-même
prononcer un jugement. Je me sens assez sûr de moi
pour avertir nos lecteurs de s'en défier , et de m'en croire
sur parole moins qu'en toute autre affaire et moins que
tout autre rapporteur. Je poserai des principes , qu'ils ne
les admettent qu'après en avair reconnu la bonté; je tireJUILLET
1812 . 169
1
rai des conséquences , qu'ils en examinent bien la justesse
; je citerai des exemples , qu'ils décident eux-mêmes
si le recueil d'où ils seront tirés est ou n'est pas une augmentation
de richesses pour notre poésie et pour notre
langue; enfin , si je me trompe , qu'ils prennent contre
moi toutes leurs précautions pour n'être pas trompés .
Après cette déclaration franche que je leur devais et
que je me devais à moi-même , j'entre en matière comme
si les poésies de Le Brun venaient de paraître , comme
si je n'avais eu aucune part à la publication , et sur-tout
comme si personne n'en avait parlé avant moi.
Le Brun n'est pas seulement un poëte lyrique ; il s'est
exercé avec succès en d'autres genres ; on a de lui des
épitres , des élégies , des épigrammes et d'autres poésies ,
dontlemérite n'est pas inférieur à celui de ses odes ; mais
c'estsur-tout dans ses odes qu'il nous importe d'examiner
à quel point il a réussi . Riches à d'autres égards , nous le
sommes moins dans ce genre qui demande plus que tout
autre certaines qualités peu familières à notre langue ,
peut-être même à notre génie . Deux poëtes lyriques ,
Malherbe et Rousseau , font jusqu'à présent tout notre
bien. Onne lit plus le premier , on a tort ; on croit qu'il
a vieilli , et il a vieilli moins qu'on ne croit ; mais enfin ,
à l'exception du peu de versificateurs qui étudient encore
l'art des vers , le fait est qu'on ne le lit plus .
On lit J. B. Rousseau ; on le lira tant que la langue
restera la même , tant que le bon goût et le sentiment
de l'harmonie poétique ne seront pas éteints en France .
Il n'est nullement question , comme quelques gens out
affecté de le dire , de mettre Le Brun au-dessus de Rousseau
, ou d'ôter à Rousseau la place d'honneur qu'il
occupe sur notre Parnasse pour la donner à Le Brun ,
mais seulement de savoir si Le Brun n'y doit pas avoir
aussi la sienne , enfin si la France a deux grands lyriques ,
ou si elle continuera de jouir du privilége , apparemment
très-honorable et très-avantageux pour elle , de
n'en avoir qu'un .
Pour bien juger la poésie lyrique , il faut s'en retracer
exactement le caractère particulier , auquel on fait trop
peud'attention. Dans l'épopée , le poëte raconte et décrit ;
!
170 MERCURE DE FRANCE ,
il a vu agir les personnages , il les a entendu parler, on il
a acquis la connaissance de ce qu'ils ont fait , de ce qu'ils
ont dit; il le rapporte fidèlement à ses lecteurs , mais
avec toute la force et toutes les couleurs de style qui
peuvent les persuader ; il ne se montre que comme témoindes
choses , et les raconte comme vraies lors même
qu'elles ne sontque vraisemblables , en donnant à ce mot
toute la latitude que l'art bien entendu lui accorde. Dans
le drame , soit tragique , soit comique , les personnages
eux-mêmes sont mis sous nos yeux; nous les voyons ,
nous les entendons , ou du moins nous croyons les voir
et les entendre; le poëte qui les fait agir et parler ne se
montre pas; c'est trop peu dire ; son art consiste à disparaître
: il ne brille d'un véritable éclat que par letalent
qu'il a de se cacher . Il se montre seul au contraire dans
lapoésie lyrique ; c'est en son nom qu'il yparle ; s'il peint
des objets , s'il raconte des actions , s'il rapporte des discours
, ce n'est que pour nous dire les impressions qu'il
en a reçues ; son art est de nous en paraître encore ému ,
et son talent de l'être en effet pour que nous le soyons
nous-mêmes . Enfin , si l'on voulait caractériser par un
seul mot le but que le poëte se propose dans chacune de
ces trois branches de l'art , on pourrait dire que dans la
première c'est la persuasion , dans la seconde l'illusion ,
et les impressions ou les émotions dans la troisième .
Il n'ya donc à exiger d'un poëte lyrique ni ordre méthodique
dans les idées , ni unité stricte dans les objets , ni
déduction régulière dans les raisonnemens : traiter un
sujet est pour ce genre libre et essentiellement désor
donné , un mot entièrement vide de sens. L'imagination.
du poëte est frappée; les objets , les idées,les maximes,
les sentimens s'y précipitent ; un fil sans doute les unit,
mais il doit être invisible : il faut qu'à chaque instant le
poëte semble éprouver une impression nouvelle ; qu'un
mot qui paraît dit au hasard ouvre pour lui une nouvelle.
source d'idées , ou plutôt d'images ; et qu'entraîné luimême
, il nous entraîne à sa suite , sans nous laisser le
tems de lui demander où il nous conduit. Une agitation
sixviolente , une telle succession de secousses et de mou
vemens rapides , n'est point un état naturel ; le génie
1
JUILLET 1812 .
171
!
seul l'éprouve dans ses momens d'inspiration ;l'inspiration,
l'enthousiasme, ou quelque nom qu'on veuille lui
donner, cet essor et cette effervescence du génie qui
l'élève au-dessus de lui-même et l'emporte au-delà des
bornes ordinairement assignées à l'esprit de l'homme ,
est donc de l'essence de la poésie lyrique plus que de
toutes les autres ; et c'est dire assez que ni pour l'exacte
régularité des idées , ni pour la symétrie ou la scrupuleuse
acceptiondes mots , elle ne peut être astreinte à
des règles aussi précises et aussi sévères .
De règles proprement dites , il n'y en a point , il ne
peuty en avoir pour l'ode ; elle n'en reconnaît que dans
l'exemple et l'autorité des grands maîtres . Ce qu'ont fait,
ce qu'ont osé Pindare chez les Grecs , Horace chez les
Latins , Chiabrera chez les Italiens , etc. (1) , était ce
que Malherbe et Rousseau devaient faire et oser en
France , autant que le leur permettait la différence du
génie des langues ; et s'il arrivait que la réserve ou la
timidité de leur propre génie les eût fait se tenir en deçà
I des limites où la langue leur permettait de s'étendre , et
qu'un poëte plus audacieux entreprît davantage et osat
faire quelques pas de plus , il faudrait , avant de le condamner
, y regarder de près et bien examiner si ses tentatives
sont véritablement aussi contraires au génie de la
langue qu'elles peuvent le paraître d'abord , et si , en
effet, son audace l'a emporté trop loin ; ou si l'on ne
blame point ce qu'il a dit , uniquement parce que personne
ne l'avait dit avant lui , et si l'on n'oppose point à
cequ'on nomme ses témérités les mêmes contradictions
et les mêmes dégoûts qu'éprouvèrent à leur naissance
toutes les hardiesses heureuses dont notre langue poétique
s'est enrichie.
Ces hardiesses ne sont pas seulement dans l'expres
sion , dans le style; elles sont aussi dans la marche et
dans le plan. Vous voyez tous les grands lyriques , dans
(1) Il faudrait ajouter le Guidi ,le Filicaja , et tant d'autres poëtes
italiens ; Cowley , Dryden et Gray, parmi les Anglais ; Haller ,
Klopstock, etc. , chez les Allemands ; mais un exemple moderne
suffit, le reste conduirait trop loin.
172 MERCURE DE FRANCE ,
quelque langue qu'ils aient écrit , et quelque sujet qu'ils
traitent , s'affranchir de toute régularité apparente dans
la marche de leur génie et dans le plan de leurs ouvrages.
Il ne nous est resté de toutes les Odes de Pindare que
la moindre partie de celles qu'il consacrait aux vainqueurs
dans les jeux de la Grèce. Les routes qu'il se traçait
dans des sujets devenus peu intéressans pour nous , mais
qui étaient d'un haut intérêt pour les Grecs , peuvent
nous donner une idée de celles qu'il savait s'ouvrir dans
les autres sujets . Les dieux ou les héros instituteurs de
ces jeux , les traditions historiques ou fabuleuses , relatives
, soit aux vainqueurs , soit aux villes honorées de
leur avoir donné naissance , les écarts les plus inattendus
amenés par une image , par une idée , par un mot , les
récits épisodiques tirés de la fable ou de l'histoire , les
retours les plus brusques et les plus rapides , se succèdent
et se lient dans ses odes , sans que l'on aperçoive , pour
ainsi dire , le rapport qui les unit ; heureux , comme
tous les poëtes grecs , de chanter pour un peuple dont
les institutions et les plaisirs mêmes avaient de la noblesse
et de la grandeur ; dont l'histoire était toute mêlée de
fables , et qu'on était sûr de flatter et d'intéresser en les
lui racontant ; pour un peuple sensible à qui les impressions
du poëte se communiquaient rapidement , et qui
lui pardonnait tout , jusqu'à la conscience qu'il avait do
son génie .
1
Horace n'eut pas tout-à-faitle même bonheur. ARome,
les institutions formaient un ensemble moins imposant ;
l'histoire était moins poétique , les fables moins indigènes
, les imaginations moins mobiles et moins faciles
à frapper . Cependant les Romains avaient assez d'anti
quités fabuleuses et d'antiquités historiques pour qu'un
poëte pût , dans de grands sujets , s'écarter , revenir, s'arrêter
, marcher à-peu-près aussi librement que Pindare.
Telle est aussi dans ses grandes odes héroïques , dans
ses odes philosophiques et morales , dans celles où respire
une galanterie ingénieuse , enfin dans toutes ses
odes , la marche libre , soudaine , spontanée , de ce
grand poëte. Il effleure tout , ne s'appesantit sur rien ,
JUILLET 1812 . 173
:
et ne traite que fugitivement et comme à la dérobée les
sujets mêmes qui lui ont fait prendre sa lyre , et les principaux
objets de ses chants .
Lepremier des lyriques modernes , Pétrarque , ne
régla sa marche ni sur Pindare , ni sur Horace : il avait
sous les yeux les chansons encore en vogue des poëtes
provençaux. Il fit à leur exemple de longues strophes ,
souvent enchaînées l'une à l'autre par le sens autant que
par les rimes ; il sema de grandes beautés de style dans
cette forme d'odes qui s'éloignait de la forme antique ,
mais il mit de la lenteur dans la marche de ses idées , se
permit peu d'écarts , encore moins d'épisodes , et donna .
trop souvent l'exemple de traiter les sujets au lieu de les
effleurer. Pendant plus de deux siècles , en Italie , on
marcha , et à quelques exceptions près , on pourrait
même dire qu'on se traîna sur ses traces .
Mais dans la dernière moitié du seizième siècle , il
s'éleva un génie original , fécond et hardi qui entreprit
de donner à la lyre italienne l'audace , la pompe et la
libre irrégularité de la lyre de Pindare. Chiabrera paraît
s'être identifié avec le poëte thébain. Il croit comme lui
tenir sa lyre , il s'adresse à cette amie du chant , à cette
amante de la danse ; il descend des sommets du Parnasse
aux rives de l'Arno , pour chanter la souveraine de Florence
; il apostrophe la Dora qu'il nomme la perle des
fleuves , et qui baigne à Turin les murs du palais des
rois; comme une flèche rapide , il accourt au son de ses
ondes de cristal ; il apporte une immortelle couronne
d'or , qu'il a choisie sur l'Hélicon , et dont il veut orner
le frontdu jeune prince de Savoie (2) . Veut-il louer un
autre jeune guerrier (3) , c'est à la jeunesse même , à ce
trésor de notre vie mortelle , qu'il adresse ses chants ;
quelle honte pour elle si elle se consume dans les plaisirs
de la mollesse ! Mais combien le héros qu'il célèbre est
loin de ce sentier honteux ! Alors il déploie pour lui les
richesses de son génie ; et s'il le chante une seconde fois ,
son arc , dit-il , n'est pas assez faible pour qu'un premier
(2) Emanuel Philibert .
(3) Virginio Ursino , duc de Bracciano.
174 MERCURE DE FRANCE ,
)
trait lancé puisse le détendre , les seconds accens qui
sortent de sa poitrine vont déployer de plus fortes ailes
que les premiers pour atteindre jusqu'à la gloire de son
jeune héros . S'il s'élève de ces éloges particuliers à des
sujets d'un intérêt plus général et plus grand , si dans la
guerre maritime contre les Tures , les galères de Toscane
se distinguent tantôt seules, tantôt dans la flotte
combinée des princes chrétiens , c'est alors qu'à l'audace ,
à la gravité , à la nouveauté de ses chants entremêlés de
maximes morales , de traits mythologiques ou historiques
, et de riches comparaisons , on croit véritablement
reconnaître Pindare; il reprend quatorze fois sa lyre, et
ces quatorze odes forment un faisceau lyrique qui suffirait
pour immortaliser un poëte.
Il ne réussit pas moins dans les sujets légers et gracieux;
il s'y montre le rival d'Anacreon et d'Horace ;
dans cegenrecomme dans le genre héroïque , sa marche
est vive et libre; il ne paraît suivre de lois que celles de
safantaisie, qui vole sur les objets et qui réveille à chaque
instant, par des images et des idées imprévues et
nouvelles , l'imagination du lecteur.
Son style n'est pas moins hardi que sa marche , ni
moins neuf que ses idées. Le lierre et le laurier entrelacés
qui couronnent son front , sont l'agréable délassement
deses nobles sueurs; son carquois est chargé de
traits aigus , qui frappent d'admiration et de surprise; il
veut arroser de poésie et de gloire les blessures qu'un
guerrier a reçues dans les combats . Pour louer un autre
héros , voguons loin de la terre , dit-il à sa muse, traver
sons , parcourons avec audace le profond océan de ses
louanges . Ildit ailleurs : «Je vogue vers le Pinde. J'en
reviens sur des vaisseaux chargés de palmes et d'immortels
lauriers , etma main, quoique pauvre , en enrichit
les coeurs amis de l'honneur et de la verfu. Sa lyre ne
se marie pas seulement comme nous le disons en français
, elle est l'épouse de vers pleins de douceur : Enfin,
il anime tout , il personnifie tout , il se fait dans sa langue
, quoiqu'elle fût déjà fixée , une langue poétique à
lui , pour exprimer ce que n'avaient point encore dit
d'autres poëtes .
1
JUILLET 1812.
175
C'est ainsi que dans l'idiôme de Pindare , la danse ou
la marche qui ouvre les fètes écoute la lyre , que cette
danse est le chef ou la reine de la joie , que les hymnes
conduisent le choeur , qu'une pierre est sans pudeur , que
le tonnerre marche et qu'il a des pieds infatigables ; c'est
là sa langue , quoique ce n'eût point été jusqu'à lui celle
des Grecs. C'est ainsi que dans la langue d Horace les
chènes , non-seulement écoutent , mais ont des oreilles;
le mat d'un vaisseau est blessé par le vent d'Afrique ; ce
vaisseau est le noble fils de la forêt ; une armée insolente
imprime sur des murs la charrue ennemie ; la lèvre d'une
belle porte la marque d'un doux combat , elle ne le rappelle
pas seulement , elle s'en souvient , elle en garde la
mémoire ; l'opulente abondance des honneurs de la campagne
(4) , coule d'une corne remplie et libérale ; le peuple
des ombres , se pressant autour d'Alcée , boit d'une
oreille avide les combats et les tyrans abattus. Toutes
choses qu'aucun Romain n'avait encore dites, qu'aucun
n'a redites depuis , et rendues par des expressions qui ne
sont latines que parce qu'il s'en est servi .
:
C'est en effet à quoi l'on ne réfléchit pas assez que ce
langage poétique , qui n'appartient proprement à aucune
langue, et qui appartient àtoutes, oudu moins à toutes
celles que parlent ou qu'écrivent des peuples sensibles
aux beautéset aux hardiesses de la poésie. Le génie d'une
langue repousse des tours , des mots , des compositions
demots , analogues au génie d'une autre langue ; mais
les figures , les alliances de mots et d'images , les propriétés
morales données à la matière inanimée , les expressions
bardies , neuves , inattendues , qui ne blessent
ni la syntaxe , ni le vocabulaire , ni l'analogie , ne sont
repoussées que par des esprits à qui la nature a refusé
lesentimentde la poésie , ou qui n'ont pas reçu une édu-
(4) C'est-à-dire , des biens , des trésors qui l'ornent , qui ladécorent;
expression que Boileau a imitée dans ce vers :
Abat l'honneur naissant des rameaux fructueux ;
versque par parenthèse je me rappellen'avoir jamais pu fairecomprendre
à une femme de beaucoup d'esprit , mais à qui la langue
poétique était étrangère.
176 MERCURE DE FRANCE ,
cation propre à développer en eux ce sentiment. Or , il
peut arriver que tout un peuple soit dans l'un ou dans
l'autre de ces cas , sur-tout dans le dernier , et que l'on
impute à sa langue ce qui n'est quelquefois que le résultat
, je ne dirai pas de son génie , mais des habitudes
de son esprit. GINGUENÉ .
( La suite à un prochain numéro. )
ESSAIS SUR L'ART DU COMÉDIEN CHANTEUR ; par M. F. Bors-
QUET , de la Société des Sciences et des Arts de Nantes.
- Un vol. in-8 ° . -Prix , 3 fr . -Chez Longchamps ,
libraire , rue Croix-des -Petits-Champs , nº35 ; et chez
l'Auteur , rue Cadet , nº 18 .
Nos artistes de l'Opéra-Comique , courant la province ,
et qui , après avoir fait le voyage de Paris , s'engagent
pour jouer les Martin et les Elleviou (car ces noms sont
devenus , dit-on , des qualifications d'emploi ) , ces artistes ,
dis-je , seraient bien étonnés si le livre de M. Boisquet
leur tombait entre les mains. Ils verraient que ce n'est
pas assez d'imiter , tant bien que mal , les roulades du
premier et les grâces légères du second ; qu'il faut faire
encore une étude particulière de l'histoire , de la morale,
de la théorie des gouvernemens , des grands modèles
en poésie , peinture , sculpture , etc. , etc. Quelquesuns
reculeraient peut-être devant de si grandes difficultés
et retourneraient à des occupations moins brillantes ,
mais pour lesquelles ils ont plus d'aptitude : et voilà
comme les Essais sur l'art du Comédien chanteur pourraient
un jour devenir utiles .
L'ouvrage de M. Boisquet est précédé d'un discours
préliminaire , et le discours préliminaire d'une préface.
On voit que l'auteur est dans le secret de ce qui constitue
un livre nouveau et qu'il s'est mis en règle. Dès la préface
, il s'élève aux plus hautes considérations de la
morale. On y remarque , en fait de vérités neuves et
piquantes , que « la naissance ne se donne pas , que la
>> richesse se conserve par la bonne conduite , s'acquiert
>> par un travail assidu et une économie journalière. »
JUILLET 1812 .
SEINE
197
Voilà des axiômes que personne ne sera tenté de contester.
En général , la doctrine de M. Boisquet est de
cette solidité de principes , et la probité de sa prose est
inattaquable. Il examine ensuite , après bien d'autres
si le théâtre est en effet , comme on a voulu le face LA
croire , une école de morale. Il conclut à n'y voir quan
excellent moyen de police.
En fait de critique littéraire , les opinions de M. Boisquet
ne sont pas aussi neuves. Il vient bien tard ,Sen
effet , pour nous apprendre que le théâtre de Volfuive
ne vautrien . Il y a déjà dix à douze ans que nous savons
cela. Les plus belles tragédies du siècle dernier n'offrent
àM. Boisquet que « des squelettes composés de mem-
>>bres disparates , des caractères composés en deux ou
>> trois caractères ; des jeunes femmes et des sauvages
>>qui font de la philosophie , des sultans qui renversent
>> les lois de leurs empires pour plaire à de jeunes escla-
>> ves ; enfin le triomphe de
l'emphatique et du mauvais
>>goût.>> Si , dans cette attaque contre le vieux lion de
Ferney , M. Boisquet , comme certain personnage de la
fable , vient le dernier , il s'en va , comme lui , après
avoir asséné un terrible coup.
Critique et moraliste tour- à-tour , l'auteur revient à
des
considérations générales sur les moeurs , et démontre
l'influence du théâtre sur la révolution française. Il ne
peut manquer de faire plaisir à ceux qui avaient déjà
recherché les causes de cette
révolution , et qui n'en
avaient pas trouvé d'autres que la publication de l'Encyclopédie
, le déficit et la suppression de l'étiquette.
Cependant M. Boisquet qui ne perd pas de vue l'objet
de son livre , c'est- à- dire l'Art du Comédien chanteur ,
a grand soin de mettre la musique hors de cause dans ce
grand procès fait à la littérature. « La musique , dit-il ,
>>qui n'a jamais dicté de lois aux empires, ne peut jamais
> causer les mêmes désordres.>> Ignore-t-il donc ou
feint-il d'ignorer que nos querelles sur la musique ont
eu une très-grande influence sur nos troubles politiques ,
etqu'en écrivant contre la musique française et la constitution
de l'opéra , Rousseau préludait au Contrat-
M
178 MERCURE DE FRANCE ,
:
Social ? Faut-il lui rappeler que plusieurs chefs du parti
philosophique s'étaient rangés sous les drapeaux de la
musique italienne , musique légère , brillante , mais qui
fut pour nous ce que fut pour les Grecs la musique
ionienne , une cause de décadence et de corruption
contre laquelle lutta en vain l'apre et sévère musique
française?
Suit une poétique de l'opéra , que l'auteur appelle le
:divin de l'épopée mis en action et exposé à nos yeux.
>
Une phrase de M. Boisquet me paraît offrir quelque
obscurité : « Les arts , dit-il , ont rarement des tems de
prospérité ; en revanche , ils en ont souvent de déca-
>> dence. » Il semble que les tems de décadence doivent
suivre les tems de prospérité ; qu'il ne peut pas y avoir
moins de ceux-ci que de ceux- là , puisqu'on ne déchoit
que parce qu'on s'est élevé Je soumets cette observation
àM. Boisquet . Il ne s'était montré dans sa préface que
philosophe , moraliste et littérateur. Il ne se montre pas
métaphysicien moins habile dans le discours préliminaire.
Il y examine si la musique est une langue ou un
art , quels sont les moyens à l'aide desquels on apprend
àconnaître , à sentir , à penser et à exprimer , etc. , etc.
Aussi n'est-on pas étonné de lui voir dire fièrement :
« Celui qui croit qu'après avoir lu quelques livres et
>>broyé quelques notes on devient musicien, se trompe :
» qu'il laisse là ce livre. » Et plus bas : « Celui qui ne
» voit dans les arts que des couleurs agréablement dis-
- > tribuées , que des sons harmonieux et flatteurs , n'a
>>pas besoin d'ouvrir ce livre. La routine ordinaire n'est
» que trop bonne pour lui . »
L'ouvrage est divisé en cinq livres qui traitent de la
voix , des caractères , de la pantomime , de lajonction
•de la voix à ces matériaux et aux rôles , de quelques autres
parties de l'art du chant.
En commençant le livre des Caractères , l'auteur est
effrayé de la carrière qui s'ouvre devant lui. <<Quels
>> guides prendrons-nous , dit-il , pour ne pas nous égarer
>> dans ce labyrinthe ? >> Après avoir hésité quelque tems
1
A
JUILLET 1812. 179
sur le choix des guides , il se décide à prendre le génie,
P'expérience et le bon sens. Après tout , ces guides en
valent bien d'autres ; mais je crains que M. Boisquet ne
les ait quelquefois laissés en route. Il nous avertit des
sources où il a puisé, et nous fait connaître les auteurs
qu'il a mis à contribution. C'est Charron , La Bruyère ,
Boileau , l'abbé Gérard (lisez Girard), Montesquieu , et
quelques autres. Il nous confesse « qu'il lui a fallu un
>>grand travail pour rapprocher son style de celui de ces
>>grands écrivains . » Mais enfin puisqu'il y est parvenu ,
il faut qu'il permette qu'on lui en sache gré , et il ne lui
convient plus de se rabaisser lui-même, comme il le fait ,
en disant qu'après tout, ce n'est pas son style qui est nécessaire
à son ouvrage. Le style de La Bruyère et de
Montesquieu ne peut jamais rien gâter .
C
La première division du livre des Caractères a pour
titre: Des Caractères nationaux. Et immédiatement :
« Les caractères nationaux sont ceux qui distinguent les
> nations>. >>
Oronte ne dit pas mieux dans le Misanthrope : Sonnet.
C'estunsonnet.
On trouvera quelques détails minutieux dans la définition
des caractères de certains peuples. Par exemple ,
en parlant des Suisses : « Les femmes sont laborieuses
> et leurs ménages sont tenus dans une excessive pro-
>>preté.>>>
Un chapitre du même livre traite de quelques états
anciens et idéaux. On ne voit pas trop ce que l'auteur a
voulu dire par états idéaux. Je crains que M. Boisquet
ne se soit engagé ici sans aucun de ses trois guides . Il
est question, au surplus , des Grecs , des Romains,dela
chevalerie et de la magie. Si quelqu'un comprend mieux
après cela , ce que c'est que des états idéaux , je l'en
felicite.
... Qui pourra mordre , y morde. (
L'auteur passe ensuite en revue tous les états de la
société. Il était Montesquieu dans le chapitre des répu-
Ma
180 MERCURE DE FRANCE ,
bliques , du despotisme et de l'aristocratie : le voilà maintenant
La Bruyère. Financiers , hommes de robe, négocians
, bourgeois , gentilshommes , tous sont considérés
dans leurs habitudes et leurs inclinations , etpris , comme
dit l'auteur , du bon et du mauvais côté. Il y en a cependant
qui ne sont pris que d'un côté. Voici comme il
définit lesfaiseurs d'affaires : « Ce sont des faiseurs d'af-
>>faires; ils sont avares , durs , fourbes , etc. » Je tourne
la page, et je ne vois pas à ceux- là de bon côté.
M. Boisquet , qui partout se montre religieux , s'est
démenti une fois dans le caractère de la vieille fille qui ,
« lorsque les hommes l'abandonnent , se fait dévote . Ce
» dernier rôle , ajoute M. Boisquet , accommode aussi
>>bien la vanité qu'un autre. » Ah ! M. Boisquet , comment
voulez-vous qu'on reconnaisse à ce ton léger et
irreligieux , celui qui a dit que : «la religion était fondée
>> sur la conviction intime et forcée de l'existence et du
>> pouvoir de Dieu ? »
Nous sommes obligés de passer rapidement dans cette
galerie de portraits . Nous remarquerons cependant la
femme qui donne dans le travers . M. Boisquet a quelquefois
de ces expressions d'une familiarité piquante.
C'est chez lui un artifice de style. C'est ainsi que , dans
son chapitre du tragique, à propos des caractères dévoués
da haine, il dit qu'ils ne doivent pas être traités en
petits compagnons.
Lelivre de la Pantomime offre des chapitres nonmoins
intéressans , dels sont ceux qui traitent des moyens de se
rendre beau et de se rendrejoli.
Mais un chapitre où M. Boisquet me semble supétrieur,
c'est celui du mouvement des passions . Nous,y
apprenons à connaître à la marche , la différence des
caractères . Le caractère fier et dur marchera d'un pas
>> sec et ferme; celui dont l'esprit est hardi , entrepre-
>> nant , aura des mouvemens impétueux ; le moins hardi
>>marchera plus mollement ; dans le lache , les jambes
>> entraîneront le corps . » C'est là qu'on voit que le goutteux
marche à trois tems , le boiteux de même , et que
l'infirme se traîne.
JUILLET 1812. 181
Des principes , M. Boisquet passe à l'application. Il
choisit un air d'Alceste de Gluck , et voici comme il en
indique l'expression. Je figure ici le couplet , comme il
est figuré dans l'ouvrage .
Jen'aijamais chéri la vie.
Quepour teprouver mon amour.
Ah!
Pourtoconserver lajour.
Qu'elleme soit.
Centfois.
Centfuis ravie.
Pour la deuxièmefois.
Douleur , tendresse.
Un degré de voix de plus.
Soupirdouloureux.
Tendresse.
Effortdouloureux,
Plus de force de voix.
Tendresse extrême.
Tendresse plus expressive , dou
leurmoins marqués.
En lisant ce couplet comme l'indique ici M. Boisquet
, on est d'abord tenté de croire que l'excès de la
tendresse a tant soit peu troublé la tête d'Alceste ; et
quoique l'on sache ce qu'il faut accorder à la passion ,
on a de la peine à concevoir que cette princesse puisse
demander que la vie lui soit cent fois ravie , pour la
deuxièmefois . Ce rôle d'Alceste , soit dans la tragédie
grecque , soit dans l'opéra français , est destiné, comme
lon voit , aux interprétations les plus saugrenues. Des
critiques mal avisés avaient déjà prêté à Admète un discours
qu'Euripide fait tenir àAlceste : ce qui rendait le
roi deThessalie passablement ridicule. Aujourd'hui c'est
la reine qui demande à mourir cent fois pourla deuxième
fois. Mais le texte de l'opéra sera plus facile à rétablir .
Hsuffira de dire que ces mots : Pour la deuxième fois ,
signifient tout simplement que l'actrice recommence et
chante pour la seconde fois : Je n'ai jamais chéri la
vie , etc. etc. Nous nous flattons que cette explication
épargnera à ceux qui liront dans quelques siècles d'ici
louvrage de M. Boisquet , la petite contention d'esprit
que ce passage a exigée de nous ; mais nous en conclurons,
avecM. Boisquetlui-même , qu'en voulant rendre
raison de tout, on embrouille tellement un ouvrage ,
qu'on n'y entend plus rien, »
POLITIQUE.
La politique de l'Europe est toute entière renfermée
aujourd'hui dans les bulletins de la grande armée. L'impatience
avec laquelle ils sont attendus , l'avidité de leurs
lecteurs dans toutes les classes et dans tous les lieux publics,
égalent l'intérêt que présentent les événemens qu'ils retracent.
Le Moniteur a publié les Nº 5 et 6 de ces relations
animées , de ces tableaux vivans , où tout Français
suit avec une vive sollicitude , avec le sentiment d'une
gloire qu'il partage , d'un honneur qui est le sien , la
marche d'un fils , d'un père ou d'un époux .
5 BULLETIN DE LA GRANDE-ARMÉE .
Wilna , le 6 juillet 1812 .
L'armée russe était placée et organisée de la manière suivante au
commencement des hostilités .
:
1
Le ter corps , commandé par le prince Wittgenstein , composé.
des 5 et 14ª divisions d'infanterie , et d'une division de cavalerie ,
forinant en tout 18.000 hommes . artillerie et sapeurs compris . avait
été long-tems à Chawli. Il avait depuis occupé Rosiena et était le 24
juin à Keydanoui.
Le 2e corps . commandé par le général Baggawout . composé des
4º et 17e divisions d'infanterie et d'une division de cavalerie présentant
la même force , occupait Kowno .
*Le 3e corps . commandé par le général Schomoaloff, composé de
la tre division de grenadiers , d'une division d'infanterie et d'une
divisionde cavalerie . formant 24.000 hommes , occupait Nov-Troki.
Le4º corps . commandé par le général Tutschkoff . composé des
11 et 23 divisions d'infanterie etd'une division de cavalerie, formant
18 000 hommes , était placé depuis Nov-Troki jusqu'à Lida.
La garde impériale était à Wilna.
Le 6e corps . commandé par le général Doctorow , composé de
deux divisions d'infanterie et d'une division de cavalerie , formant
18.000 hommes . avait fait partie de l'armée du prince Bagration.
Au milieu dejuin . il arriva à Lida , venant de la Wolhynie . pour
renforcer la première armée. Ce corps était à la fin de juin entre Lida
etGrodno.
Le 5º corps . composé de la 2ª division de grenadiers . des 12 ,
18e et 26 divisions d'infanterie et dedeux divisions de cavalerie ,
était le 30 à Wolkowisk. Le prince Bagration commandait ce corps ,
qui pouvait être de 40,000 hommes.
MERCURE DE FRANCE , JUILLET 1812. 183
Enfin, les ge et 15e divisions d'infanterie , et une division de cavalerie,
commandées par le général Markow , se trouvaient dans le
fond de la Wolhynie. :
Le passage de la Vilia qui eut lieu le 25 juin , et la marche du due
deReggio sur Janow et sur Chatoui , obligèrent le corps de Wittgensteinà
se porter sur Wilkomir et sur la gauche , et le corps de
Baggavout à gagner Dunabourg par Mouchnickiet Gedroitse. Ces
deux corps se trouvaient ainsi coupés de Wilna.
Le 3e et le 4e corps et la garde impériale russe se portèrent de
Wilna sur Nementschin . Swentzianouiet Vidzoui. Le roi de Naples ,
lespoussa vivement sur les deux rives de la Vilia. Le toe régiment .
dehussards polonais , tenant la tête de la colonne de la division du
comte Sébastiani , rencontra près de Lébowo un régiment de cosaquesdelagarde
qui protégeait la retraite de l'arrière-garde , et le
chargea tête baissée , lui tua neuf hommes et fit une douzaine de
prisonniers. Les troupes polonaises qui jusqu'à cette heure ont chargé.
ontmontré une rare détermination. Elles sont animées par l'enthousiasme
et la passion .
Le 3 juillet , le roi de Naples s'est porté sur Swentziani et y a
atteint l'arrière-garde du baron de Tolly. Il donna ordre au général
Montbrunde la faire charger ,mais les Russes ne l'ont point attendu ,
et se sont retirés avec une telle précipitation , qu'un escadron de
hulans qui revenait d'une reconnaissance du côté de Mikaïlitki tomba
dansnos postes. Il fat chargé par le 12º de chasseurs et entièrement
pris ou té : 60hommes ont été pris avec leurs chevaux. Les Polonais
qui se trouvaient parmi ces prisonniers ont demandé à servir , et
ontpris rang, tout montés , dans les troupes polonaises.
Le 4. à la pointe du jour , le roi de Naples est entré à Swentziani :
lemaréchalduc d'Elchingen est entré à Maliatoui , et le maréchal due
deReggio à Avanta .
Le30juin, le maréchal duc de Tarente est arrivé à Rosiena ; il
s'est porté de là sur Ponevieji , Chawli et Tesch .
Les immenses magasins que les Russes avaient dans la Samogitie
ont été brûlés par eux , perte énorme non-seulement pour leurs
finances , mais encore pour la subsistance des peuples .
Cependant le corps de Doctorow , c'est-à-dire le 6e corps , était
encore le 27 juin sans ordres et n'avait fait aucun mouvement. Le
28, il se réunit et se mit en marche pour se porter sur la Dwina par
unemarche de flanc . Le 30 , son avant-garde entra à Soleinicki. Elle
fut chargée par la cavalerie légère du général baron Borde-Soult et
chasséede la ville. Doctorow . se voyantprévenu , prit à droite et se
porta sur Ochmiana. Le général baron Pajol y arriva avec sa brigade
de cavalerie légère , au moment où l'avant-garde de Doctorow
y entrait. Le général Pajol le fit charger. L'ennemi fut sabré et culbuté
dans la ville. Il a perdu 60 hommes tués et 18 prisonniers. Le
général Pajol a eu 5 hommes tués et quelques blessés . Cette charge
a été faite par le ge régiment de lanciers polonais .
Legénéral Doctorow , voyant le chemin coupé , rétrograda sur
Olchanoni. Le maréchal prince d'Eckmulh , avec une division d'infanterie
, les cuirassiers de la division du comte Valence et le 2e régi
184 MERCURE DE FRANCE ,
mentde chevau-légers de la garde , se porta sur Ochmiana pour soul
tenir le général Pajol .
Le corps de Doctorow , ainsi coupé et rejeté dans le midi , eontinua
de longer àdroite , à marches forcées , en faisant le sacrifice
de ses bagages , sur Smoroghoui , Danowcheffet Kobouïluicki , d'ou
il s'est porté sur la Dwina. Ce mouvement avait été prévu. Le gê
néral comte Nansouty , avec une division de cuirassiers , la division
de cavalerie légère du général comte Bruyères et la division d'infanterie
du comte Morand , s'était porté à Mikaïlitchki , pour couper ce
corps. Il arriva le 3 à Swir , lorsqu'il débouchait . etlepoussa vivenient
, lui prit bon nombre de trainards et l'obligea à abandonner
quelques centaines de voitures de bagages .
L'incertitude , les angoisses , les marches et les contremarches
qu'ont faites ces troupes , les fatigues qu'elles ont essuyées , ont dừ
les faire beaucoup souffrir .
Des torrens depluie ont tombé pendant trente-six heures sans interruption.
D'une extrême chaleur le tems a passé tout-à-coup à un froid trèsvif.
Plusieurs milliers de chevaux ont péri par l'effet de cette transition
subite. Des convois d'artillerie ont été arrêtés dans les boues.
Cet épouvantable orage , qui a fatigué les hommes et les chevaux,
anécessairement retardé notre marche , et le corps de Doctorow .
qui adonné successivement dans les colonnes du général Borde-
Soult , du général Pajol et du général Nansouty , a été près de sa
destruction.
Le prince Bagration , avec le 5e corps , placé plus en arrière .
marche sur la Dwina. Il est parti le 30juin de Wolkowisk pour se
rendre sur Minsk.
Le roi de Westphalie est entré le même jour à Grodno. La divisionDembrouski
a passé la première. L'hetmann Platow se trouvait
encore à Grodno avec ses cosaques. Chargés par la cavalerie légère
du prince Poniatowsky , les cosaques ont été éparpillés ; on leur a
tué 20 hommes et fait 60 prisonniers . On a trouvé à Grodno une
manutention propre à cuire 100,000 rations de pain , et quelques
restes de magasin .
Il avait été prévu que Bagration se porterait sur la Dwina , en se
rapprochant le plus possible de Dunabourg; et le général de division
conte Grouchy a été envoyé à Bogdanow. Il était le 3 à Traboni.
Le maréchal prince d'Eckmulh , renforcé de deux divisions , était le
4 à Wichnew. Si le prince Poniatowsky a poussé vivement l'arrièregardedu
corps de Bagration , ce corps se trouvera compromis.
Tous les corps ennemis sont dans la plus grande incertitude.
L'hetmany Platow ignorait , le 30 juin , que depuis denx jours Wilna
fût occupé par les Français . Il se dirigea sur cette ville jusqu'à Lida ,
où il changea de route et se porta sur le Midi .
Le soleil , dans la journée du 4 , a rétabli les chemins. Tout s'orga
pise à Wilna . Les faubourgs ont souffert par la grande quantité dổ
monde qui s'y est précipitée pendant la duréede l'orage. Ily avait
unemanutention russe pour 60,000 rations . On en a établi une autre
pourune égale quantité de rations. On forme des magasins . La tête
JUILLET 1812 . 185:
des convois arrive à Kowno par le Niemen. Vingt mille quintaux de
farineet un million de rations de biscuit viennent d'y arriver de
Dantziek.
6. BULLETIN DE LA GRANDE-ARMÉE.
Wilna , le 11 juillet 1812.
Le roi de Naples a continué à suivre l'arrière-garde ennemie.
Le5. il a rencontré la cavalerie ennemie en position sur la Dziana ;
ill'a fait charger par la brigade de cavalerie légère , que commande
le général baron Subervic. Les régimens prussiens , wurtembergeois
et polonais qui font partie de cette brigade, ont chargé avec la plus
cha
grande intrépidité. Ils ont culbuté une ligne de dragons et de hussards
Tusses,etont fait 200 prisonniers hussards et dragons montés. Arrivé
au-delà de la Dziana , l'ennemi coupa les ponts et voulut défendre
le passage. Le général comte Montbrun fit alors avancer ses cinq
batteries d'artillerie légère , qui ,pendant plusieurs heures , portèrent
le ravagedans les rangs ennemis. La perte des Russes a été considérable.
Legénéral comté Sébastiani est arrivé le même jour àVidzoni ,
d'où l'Empereur de Russie était parti la veille.
Notre avant-garde est sur la Dwina.
Le général comte Nansouty était le 5 juillet à Postavoui. Il se
porta,pour passer la Dziana , à six lieues de là , sur la droite du roi
deNaples . Le général de brigade Roussel , avec le ge régiment de
chevau-légers polonais et le 2ª régiment de hussards prussiens , passa
la rivière , culbuta six escadrons russes , en sabra un bon nombre et
fit 45 prisonniers avec plusieurs officiers . Le général Nansouty se
louede la conduite du général Roussel , et cite avec éloge le lieutenant
Borke , du ze régiment de hussards prussiens , le sous-officier
Kranse et le hussard Lutze, S. M. a accordé la décoration de la
Légion-d'honneur au général Roussel , aux officiers et au sous-officier
i-dessus nommés .
Le général Nansouty a fait prisonniers 130 hussards et dragons
russes , moutés .
Le3juillet, la communication a été ouverte entre Grodno et Wilna
par Lida. L'hetmann Platoff , avec 6000 cosaques , ebassé de Grodno ,
se présenta sur Lida et y trouva les avant-postes français. Ildeseendit
sur Ivié le 5 .
Le général comte Grouchy occupait Witchnew , Traboui et Soubotnicki.
Le général baron Pajol était à Perchaï ; le général baron
Borde-Soult était à Blakchtoui ; le maréchal prince d'Eckmuli était
en avant de Bobrowitski , poussant des têtes de colonnes par-tout.
Platoffse retiraprécipitamment , le 6 , sur Nikolaew.
Le prince Bagration , parti dans les premiers joursdejuillet de
Wolkowisk, pour se diriger sur Wilna , a été intercepté dans sa
route. Il est retourné sur ses pas pour gagner Minsk ; prévenu par le
prince d'Eckmulh , il a changé de direction, a renoncé à se porter
sur la Dwina et se porte sur le Borysthène , parBobriusk , en tra
versant les marais de la Beresina .
Lemaréchal prince d'Eckmulli est entre le 8 à Minsk. Ilya trouvé
186 MERCURE DE FRANCE ,
des magasins considérables en farine , en avoines , en effets d'habillement
, etc. Bagration était déjà arrivé à Novoi-Sworgiew ; se
voyant prévenu , il envoya l'ordre de brûler les magasins ; mais le
prince d'Eckmulh ne lui en a pas donné le teins .
Le roi de Westphalie était le y à Nowogrodek; le général Regnier,
à Slonim ; des magasins , des voitures de bagages , des pharmacies ,
des hommes isolés ou coupés tombentà chaque moment dans nos
mains . Les divisions russes errent dans ces contrées , sans directions
prévenues , poursuivies par-tout , perdant leurs bagages , brûlant
leurs magasins détruisant leur artillerie et laissant leurs places sans
défense .
Le général baron de Colbert a pris à Vileika un magasin de 3000 円
quintaux de farine , de cent mille rations de biscuit , etc. Il a trouvé
aussi , à Vileika , une caisse de 20.000 fr . en monnaie de cuivre.
Tous ces avantages ne coûtent presqué aucun homme à l'armée
française : depuis que la campagne est ouverte . on compte à peine
dans tous les corps réunis . 30 hommes tués , une centaine de blessés
et 10 prisonniers , tandis que nous avons déjà 2000 à 2500 prisonniers
russes .
Le prince de Schwartzenberg a passé le Bug à Droghitschin , a
poursuivi l'ennemi dans ses différentes directions , et s'est emparé de
plusieurs voitures de bagages . Le prince de Schwartzenberg se lous
de l'accueil qu'il reçoit des habitans et de l'esprit de patriotisme qui
anime ces contrées .
Ainsi, dixjours après l'ouverture de la campagne, nos avant-postes
sont sur la Dwina. Presque toute la Lithuanie , ayant 4 millions
d'hommes de population , est conquise. Les mouvemens de guerro
out commencé au passage de la Vistule. Les projets de l'Empereur
étaient dès-lors démasqués , et il n'y avait pas de tems à perdre pour
leur exécution. Aussi l'armée a-t-elle fait de fortes marches depuis
le passage de ce fleuve , pour se porter par des manoeuvres sur la
Dwina ; car il y a plus loin de la Vistule à la Dwina , que de la
Dwina à Moscou et à Pétersbourg.
Les Russes paraissent se concentrer sur Dunabourg ; ils annoncent
le projet de nous attendre et de nous livrer bataille avant de rentrer
dans leurs anciennes provinces , après avoir abandonné sans combat
la Pologne . comme s'ils étaient pressés par la justice , et qu'ils voulussent
restituer un pays mal acquis , puisqu'il ne l'a été ni par les
traités , ni par le droit de conquête.
La chaleur continue à être très- forte .
Le peuple de Pologne s'émeut de tous côtés . L'aigle blanche est
arborée par-tout. Prêtres , nobles , paysans , femmes , tous demandent
l'indépendance de leur nation. Les paysans sont extrêmement
jalouxdu bonheur des paysans du grand-duché. qui sont libres ; car,
quoi qu'ondise , la liberté est regardée par les Lithuaniens comme le
premierdes biens. Les paysans s'expriment avec une vivacité d'élocution
qui ne semble pas devoir appartenir aux climats du nord , et
tous embrassent avec transport l'espérance que la fin de la lutte sera
le rétablissement de leur liberté. Les paysans du grand-duché ont
gagné à la liberté , non qu'ils soient plus riches , mais que les propriétaires
sont obligés d'être modérés , justes et humains , parse
JUILLET 1813... 187
qu'autrement les paysans quitteront leurs terres pour chercher de
meilleurs propriétaires. Ainsi le noble ne perd rien ; il est seulement
obligé d'ètre juste , et le paysan gagne beaucoup. Ça dut être une
douce jouissance pour le coeur de l'Empereur , que d'être témoin , en
traversant le grand-duché , des transports de joie et de reconnaissance
qu'excite le bienfait de la liberté accordé à quatre millions d'hommes .
Six régimens d'infanterie de nouvelle levée viennent d'être décrétés
en Lithuaniee, tquatre régimens de cavalerie viennent d'être offerts
par la noblesse.
La Lithuanie s'organisé déjà sous les lois de son auguste
libérateur. Plusieurs ordres du jour et décrets publiés à
Wilna établissent dans cette ville un gouvernement provisoire
, une garde nationale , une gendarmerie ; septmembres
composent le gouvernement provisoire de la Lithuanie ;
M.le baron Bignon estnommé commissaire impérial près
cette commission , avec quatre auditeurs sous ses ordres.
Ces auditeurs sont MM. de Nicolaï, de Chassenon , Saulnier
et Cochelet , intendans des gouvernemens de Wilna , de
Grodno, de Minsk et de Byalistock. Chacun de ces gouvernemens
a une commission d'administration spéciale ; des
sous-préfets sont établis dans les districts ; la municipalité
deWilua est organisée . Un 3ª régiment de chevan-légers
lanciers de la garde sera formé parmi les Lithuaniens propriétaires
ou fils de propriétaires , qui s'armeront ou s'équi
peront à leurs frais . Ce régiment sera en tout assimilé aux
deux premiers de cette arme attachés à la garde impériale.
Par un autre décret du 10 juillet , M. de Ruolz , auditeur
est destitué .
-4
Lelecteur, en suivant avec attention les mouvemens indiqués
dans les bulletins , aura sans doute remarqué l'ensemble
etla rraapiditéde resmouvemens, cetteavant-garde portée en
quelquesjours sur le pointde rétraite qu'une partie de l'ar>-
mée russe a choisi pour point de défense , quand ses chefs.
jugeront à propos de combattre , ces marches hardies à travers
les colonnes russes qu'elles isolent , qu'elles tournent ,
qu'elles rejettent loin du centre , cette fuite de Platoff , et
celle retraite deBagration à travers un pays difficile versle
Dniepper, marche étrange que lui ordonne le mouvement
heurenx du prince d'Ekmuth , et qui laisse à deviner si le
prince Bagration vient secourir son empereur sur la Dwina,
ou s'il va combattre les Turcs sur le Danube. Le lecteur
aura reconnu et apprécié ces diverses positions , mais il
est dans le dernier bulletin des passages caractéristiques
qui se rattachent à un autre genre de gloire , dont le sentimenty
est bien noblement exprimé; cette gloire est d'avoir
188: MERCURE DE FRANCE ,
1
reconstitue une nation , d'avoir rendu la liberté à quatre
millions d'hommes , de leur avoir dit avec cet ascendant
du pouvoir qui a quelque chose de sur--humain: Relevéz
vous , voilà votre nom, voilà votre patrie , vous êtes encore.
Polonais...... Cinquante ans ont été successivement employés
à enlever à la Pologne , soit par la force , soit par
l'artifice , une portion d'elle-même, un membre de cegrand
corps qui séparait l'Europe des pays barbares , et lui
servait d'un utile rempart ; une marche de Napoléon a
suffi , et les membres de ce corps vont se rattacher à lui;
ce corps va reprendre avec la vie ses belles proportions ,
une force , une énergie nouvelles , et le sentiment impérissable
qui a fait sa gloire ; sentiment qui n'avait pu le,
sauver et le garantir avant que le bras d'un protecteur si
puissant s'étendît sur lui .
Ilne manquait à ce concours d'hommages rendus à Napoléon,
libérateur , que le suffrage même de ses aveugles
ennemis, et cet hommage vient de lui être rendu ; on apprécieàLondres
, et la sagesse de ses plans, et la vigueur
de leur exécution , et la prudence qui en garantit le succès.
Tous les esprits à Londres ne sont pas frappés de ce mal
ministériel , de cette incurable céçité qui ne perinet aux
bommes qui dirigent le timon des affaires, de rien voir de
ce qui existe , de rien juger de ce qui est. Lespapiers ministériels
ont donné de fausses espérances au peupleanglais;
ils ont voulu lui donner le change dans la détresse qu'il
éprouve , et le distraire du sentiment de ses maux, par un
de ces tableaux fantastiques onils savent si bien prédire la
destruction des armées françaises , et l'anéantissement de
la suprématie du grand Empire. Le Statesman commente
cruellement ces tableaux , ou plutôt il les déchire d'un
mainhardie à la face de l'Angleterre.
Ce Statesman , fort digne de son nom, est laCassandre
de l'Ilion britannique , il en a la triste prévoyance et n'est
pas plus écouté qu'elle ; mais ses paroles prophétiques res
tentgravées dans beaucoup d'esprits et seront retrouvées
au jour de leur accomplissement. On aimera à le voir tenir
à ses concitoyens le langage de la raison , de la vérité et
de l'expérience , leur indiquer la marche du vainqueur, et
leur rappeler qu'il n'a jamais fait un pas sans avoir ses
moyens assurés pour le soutenir , et des ressources prépa
rées pour en faire un second.
Noussommes ppeerrssnnaaddééss,, dit leStatesman du 17juillet,
que le sort de la Russie ne tardera pas être décidé.
JUILLET 1812. 189
Déjà, par un de ces mouvemens aussi judicieux que rapides,
qui l'ont rendu si célèbre , et ont tantde fois fixé la
victoire sous ses drapeaux, Napoléon a fait passer le Niémen
àla totalité de ses nombreuses légions , et a offert le combat
à l'empereur de Russie; déjà les troupes d'Alexandre
ont fui devant les soldats qui les ont si souvent vaincues ;
et Wilna , où se trouve actuellement le quartier-général de
l'Empereur des Français , est le premier fruit de celle manoeuvre
. Au moment où nous mettons ces événemens sous
les yeux de nos lecteurs , ilest plus que probable que Napoléon
poursuit sa carrière victorieuse vers Saint-Pétersbourg,
qui n'est pas à 400 milles de Wilna; car il paraît
actuellement que l'Empereur de Russie n'a pas de forces
suffisantes pour résister à ce torrent qui menace de l'engloutir.

La conduite d'Alexandre, dans tous ses arrangemens ,
offre l'empreinte d'un étrange aveuglement. Quoiqu'il fût
certain , en effet, qu'il avait conclu la paix avec la Turquie,
Dily avait de la folie à rompre , comme il l'a fait, les négociations
entamées avecNapoléon; ildevaitau moins attendre
pour cela que son armée du Danube fût arrivée pour le
secourirdans cette lutte terrible. Il ne pouvait ignorer que
les Français s'approchaient en forces de ses frontières ; il
aurait done dû calculer les suites d'une détermination précipitée.
Au lieu de cela , ila fermé les yeux sur sa véritable
situation , et a provoqué toute l'indignation de son puissant
rival et précédent vainqueur. Prenant le même ton dictatorial,
les ministres actuelsn'ontcessé d'exciterle malheureux
monarque , jusqu'à ce qu'en lui promettant des secours qui
arriveront trop tard , eten le flattant de l'espoir de succès
qu'il n'obtiendra jamais , ils aient réussi à le précipiter de
nouveau dans une lutte de laquelle il sera trop heureux de
sortir avec la perte de la moitié de son empire. Les feuilles
àla soldedu ministère représentent les mesures prises par
Alexandre comme offrant une perspective consolante ......
Etquelles sontces mesures ? Pourquoi cette dévastationde
la Russie par les Russes eux-mêmes? Qui cette mesure
peut-elle consoler ? Ce ne peut être certainement l'Empereur
deRussie , qui , comme père de ses sujets, doit , pour
peu-qu'il soit sensible , être douloureusement affecté en
contemplant cette scène de désolation organisée par luimême.
Ce n'est donc qu'à l'ennemi qu'elle pourreît être
agréable , à l'ennemi dont cette déclaration tacite de la
taiblesse des moyens de son adversaire ne peut qu'exciter
1
190 MERCURE DE FRANCE ,
le courage. On prétend que la dévastation du territoire
russe opposera de grands obstacles aux progrès de Napoléon
, et arrêtera peut-être la marche de ses troupes ;
mais les immenses convois d'ean-de-vie , de farine et de
biscuit qui se dirigent de Dantzick et de Kænigsberg
sur Kowno , réfutent suffi aminent cette assertion . Le
Niémen est navigable jusqu'à cette dernière ville pour des
bateaux d'un moindre port. Ayant donc établi sur ce point
un dépôt de vivres , il éprouvera aussi peu de difticultés
à faire arriver des vivres à son armée , à mesure
qu'elle s'avancera , qu'il a en de facilité à la faire subsister
dans les vastes contrées qu'ont déjà traversé ses immenses
légions . D'ailleurs , la rapidité qui accompagne toujours ses
mouvemens lorsqu'il a une fois commencé les hostilités ,
dost diminuer , sinon faire entièrement disparaître , des
obstacles que quelques personnes affectent de regarder
comme presque insurmontables . On ne peut supposer en
effet que Napoléon, qui a déjà exécuté de si graudes
choses et conduit des armées formidables dans des pays si
éloignés , aurait agi comme il l'a fait dans les circonstances
actuelles , sans avoir prévu les obstacles que l'on
aurait pu lui opposer , et sans avoir préparé des moyens
suffisans pour les surmonter: nous sommes persuadés que
-s'il n'a pas à combattre d'ennemi plus redoutable que la
famine , il accomplira les desseins qu'il a formés contre la
Russie. Le Français est le plus sobre de tous les soldats ;
-et , d'après l'usage universellement adopté dans l'armée
française , de faire porter à chaque homme des vivres
pour plusieurs jours , il n'est guère possible que lemanque
de vivres arrête ses progrès . :
Voilà des raisonnemens et des rapprochemens qu'appuye
victorieusementle princedEkmulhen s'emparant deMusk,
en y prévénant Bagration , et en s'emparant de ses magasins
; les Russes , qui jusqu'ici n'ont pu rien sauver ou défendre,
ne peuvent même brûler tout ; les Anglais l'espèrent
envain, et il est possible que si quelque chose est complètement
brûlé en Russie , ce seront les productions de l'industrie
anglaise si imprudemment admises contre la fin des
traités . Napoléon a derrière lui les fleaves, Ibres qulila traversés
, et sur lesquels la assis ses immenses arrièr -gardes ;
l'Elbe , l'Oder , laVistute , le Niemen vont lui apporter les
riches tributs des moissous du Nord , et ses legions victo-
Tieuses pourront être fidelles à leur noble habitude de ne
1regarder que devant elles..
JUILLET 1812 .
191
1
Les lieux qu'une seconde fois l'Empereur revient remplir
de sa gloire , et dont il a d'un mot changé la face ,
fixentseuls tous les regards . Partout où il se trouve, il porte
la lumière , la chaleur et la vie ; à mesure qu'on s'éloigne
de lui , on voit sur la sphère politique les teintes devenir
moins vives , et les objets y semblent diminuer de proportion.
Il serait cependant déplacé de ne pas faire remarquer
au lecteur quelques parties même très -éloignées de lascène
principale qui l'attache et l'occupe tout entier.
Les Turcs vont reparaître sur les bords du Danube ; ils
n'ont pas envain refusé de ratifier un traité trop peu honorable
pour eux . Les Russes vont être de nouveau pressés
en Moldavie; les Serviens défendront malune cause que
lesRusses ont trop faiblement soutenue , et dans laquelle
ces mêmes Serviens ont peut- être appris que les Russes
n'agissaient que pour eux-mêmes , et non pour la nation .
Les Anglais vont perdre l'espoir de dominer sur les mers
de la Grèce , et les fertiles moissons aujourd'hui recueillies
leur ôtent tout moyen d'affamer Constantinople. De
Sicile , dit-on , ils préparent quelques expéditions ; les côtes
de l'Italie ont déjà repoussé de petites tentatives , et surla
*côte orientale de l'Espagne, comme sur celle du midi de la
France , tout est disposé pour les recevoir ; ils n'ont même
pu réussir à empêcher l'entrée de nos convois à Gênes , à
Toulon , à Marseille , à Barcelone; dans les eaux de la
Corse , nos bâtimens légers ont fait essuyer à leur commerce
des pertes notables. En Espagne, le maréchal Soult,
réuni au général Dronet dans l'Andalousie , paraît prêt à
*se mesurer contre le génér 1 Hill, auquel il a déjà fait faire
un mouvement rétrograde , tandis que du côté de Salamanque
on croit aussi à un engagement prochain entre
lord Wellington et le maréchal duc de Raguse. Les Français
sont toujours en force devant Cadix , et dans la même
position à Valence, dans la Catalogne, enAragon, et dans
toutes les provinces en-deçà de l'Ebre.
Une seule chose pouvait , sans l'affaiblir et sans le diviser,
partager l'intérêt que Paris donne tout entier aux
nouvelles du quartier-général de l'Empereur ; nous voulons
parler du retour de l'impératrice. S. M. est descendne , le
18 de ce mois, au Palais de Saint-Cloud , où le roi de Rome
a été ramené de Meudon. Dimanche dernier , l'Imperatrice
s'est promenée en calèche dans le parc, la foule était
immense , les acclamations les plus vives l'ont accompagnée
sur son passage ; on ne peut-exprimer avec quel sen193
MERCURE DE FRANCE , JUILLET 1812.
timent tous les yeux se fixaient sur ces deux augustes
objets , dont l'un est l'amour de la patrie , commel'autre
⚫en est l'espoir. S....
:
ANNONCES .
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relatives à l'envoi du montant des abonnemens, les livres , paquets ,
et tous objets dont l'annonce est demandée , doivent être adressés ,
-franos de port , au DIRECTEUN GÉNÉRAL du Merours de France ,
- rue Hautefeuille , N° 23 . P
2
SEINE
DE
MERCURE
DE FRANCE.
N° DLXXVI . - Samedi 1 Août 1812 .
POÉSIE.
LA PARESSE. - EPITRE . T
)
«L'homme qui nefait rien , ne peut nuire à personne.s
Vers50.
FILLE de l'Opulence et soeur de la Mollesse ,
Toi qui charmes mes jours , bienfaisante Paresse ,
Mon luth silencieux se réveille pour toi !
J'ai pu, de mon réduit t'exilant malgré moi ,
Me livrer un moment aux ennuis de l'étude ,
Et vouloir d'être oisif perdre enfin l'habitude ;
Mais un pareil effort me semble plus qu'humain ;
Laplume avec lenteur obéit à ma main ;
Sur la toile eucor vierge et qu'il effleure à peine ,
Mon crayon nonchalant à regret se promène ;
Du plus léger travail l'image me déplaît :
S'il faut pour ma maitresse aiguiser un couplet ,
Mon esprit indolent , qu'en vain l'amour anime ,
Pour elle à la raison ne peut unir la rime ;
Et lorsque je veux lire un ouvrage nouveau ,
Dès le triste début du lourd in -octaya,
N
194 MERCURE DE FRANCE ,
Sans me donner le tems de voir la page entière ,
Un obligeant sommeil me ferme la paupière.
Ainsi pour m'occuper mes efforts imparfaits
Enfantent chaque jour de stériles projets .
Ledessein en est pris : je renonce à l'étude.
Eh ! pourquoi se chargeant de soins , d'inquiétude ,
Pâlir avec dégoût sur des auteurs poudreux ?
Après tant de tourmens en est-on plus heureux ?
Et vous , de la Paresse ennemis redoutables ,
Mortels entreprenans , actifs , infatigables ,
Que nous voyons sans cesse à courir disposés ,
Visiter en un jour dix quartiers opposés ,
Répondez : le bonheur est - il dans la fatigue ?
Non : pour jouirfuyons les soucis de l'intrigue ,
-Sachons nous réveiller et dormir à propos ,
Certains que le bonheur n'est que dans le repos :
Heureux , heureux celui qui n'ayant point affaire
Sur la plume à midi s'occupe à ne rien faire !
Sa paisible existence est un tissu de fleurs
Dont l'amour et les jeux nuancent les couleurs ;
Deplaisirs en plaisirs il passe avec ivresse ,
Et des bras du sommeil dans ceux de la paresse.
On lui parle ; il abrége avec art l'entretien.
Moncher, que dis-tu ?-Rien.- Que désires-tu ?-Rien.
--As-tu des projets ?- Non . -Que fais- tu ?-Rien, te dis-je.
Undiscours moins concis le fatigue et l'afflige ;
Pourtant son coeur est bon , on le voit obliger
Lorsqu'il peut toutefois le faire sans bouger !
Enfin toujours fèté , chéri , libre d'envie ,
Sans en savoir le compte il dépense sa vie ,
Et cherche à propager ce principe certain
Que l'active industrie attaquerait en vain :
«Au vice en travaillant souvent on s'abandonne ,
« L'homme qui nefait rien ne peut nuire à personne. »
De ce portrait qu'ici je trace bien ou mal ,
Dèsmes plus jeunes ans je fus l'original ;
Espiègle et polisson , sur les bancs du collége
J'eus d'être paresseux le constant privilége :
Souvent , loin d'achever les devoirs attendus ,
Je lisais à l'écart les livres défendus ,
AOUT 1812 . 195
Ou bien tournant le dos à Newton et Descartes ,
Je dormais dans un coin ou je brouillais des cartes .
Depuis que sans l'aimer je connais la raison
Et qu'un duvet moins doux m'ombrage lementon ,
Passant dans le repos mon oisive jeunesse ,
Je suis plus que jamais fidèle à la Paresse ,
Et je prouve , en dépit du censeur rigoureux ,
Que l'homme qui s'occupe est le plus malheureux !
L'avocat au travail livrant son existence ,
Compte faire au barreau triomper l'innocence;
Il estdu vrai mérite un exemple éclatant ,
Savant , incorruptible , équitable , et pourtant
Du malheur qui l'opprime en vain cherchant les causes ,
Il vieillit oublié sans espoir et sans causes .
L'astronome profond dans un sublime essor
A-t-il de l'univers deviné le ressort ?
Heureux de tout flétrir , un vil folliculaire
Le traite d'imposteur et de visionnaire .
Déjà sûr d'obtenir un succès mérité ,
L'auteur croit travailler pour la postérité :
L'infortuné ! sa pièce achevée avec peine
Pour jamais en un jour disparaît de la scène !
Par son activité son bonheur est troublé ;
S'il n'eût point fait d'ouvrage , eût-il été sifflé ?
Jaloux d'être immortel le brave La Peyrouse ,
Insensible aux regrets , aux larmes d'une épouse ,
Fuit ladouce patrie , et sous des cieux nouveaux
Brûle de s'illustrer par de hardis travaux.
Otrop funeste effet de son courage extrême !
Pour nous son existence est encore un problême ;
Si son coeur magnanime eût aimé le repos ,
Jamais la France en deuil n'eût pleuré ce héros.
Je prends soin d'éviter le danger et l'ouvrage ;
Aux talens , aux exploits , je rends pourtant hommage ,
Etmon ame , que rien ne saurait inspirer,
Aquelquefois encor la force d'admirer .
Parle-t-on de beaux vers , d'un chef-d'oeuvre comique ,
D'un auteur qu'on élève au trône académique ,
D'ennemis terrassés , de gloire , de combats ,
Moi je crie au miracle , en me croisant les bras .
Na
:
!
196 MERCURE DE FRANCE ,
Lemoindre effort m'assomme , et pour me satisfaire ,
Je veux même en amour ne trouver rien à faire .
Oh! que je promets biende ne jamais aimer
Une beauté novice et qu'il faudrait former !
Pour lui donner la vie on se lasse , on se tue ;
Elle est un corps sans ame , une belle statue ,
Et grace àma froideur, àmon inaction ,
Je ne pourrais près d'elle étre Pygmalion.
Que si , changeant de goûts , un jourje me marie ,
Je prétends faire choix d'une veuve aguerrie
Qui de vingt soupirans a vu grossir sa cour
Etconnaît comme moi les secrets de l'amour :
Mais pour mieux suppléer à mon humeur oisive
Je la veux diligente , industrieuse , active ,
Dumatin jusqu'au soir s'occupant avec fruit
Etne prenant chez moi de repos que la nuit .
C'est ainsi que l'on peut charmer son esclavage.
Combien j'aime les moeurs de ce peuple sauvage
Qui , d'unheureux loisir connaissant tout le prix ,
Laisse aux femmes les soins , le plaisir aux maris !
Sur ces bords , le jour même où l'épouse féconde
D'un nouveau citoyen vient d'enrichir le monde , i
Aux travaux du ménage elle se livre encor ,
Tandis que son époux , par un commun accord ,
Mollement reposé redit sa plainte amère
Et reçoit les secours destinés à la mère !
C'est ainsi qu'à son joug environné de fleurs
L'immobile Paresse attache tous les coeurs ;
Moi- même , qui toujours ai chauté sa puissance ,
J'éprouve en écrivant sa magique influence ,
La force m'abandonne , et mon vers négligé
Ira chez l'imprimeur sans être corrigé.
RICHARD DE LUCY.
ÉNIGME- LOGOGRIPHE.
AuDieu qui te forma , rends un sincère hommage :
Il voulut bien , lecteur, te faire à son image ;
Et moi , pauvre avorton , ouvrage des humains ,
Aveo mes quatrepieds qu'accompagnent vingt mains ,
AOUT 1812.
197
Je suis manchotte hélas ! et ma structure ingrate ,
Ennaissant me condamne à vivre en cul-de-jatte.
Malgrémon triste état et cette infirmité ,
Tuvas être surpris de ma fécondité :
Cinqcents individus composent ma famille ,
Ils prennent leur essor lorsqu'on me déshabille.
Omère infortunée ! ô regrets superflus!
Quand le premier paraît , je ne suis déjà plus .
.
V. B. ( d'Agen..)
LOGOGRIPHE.
JE vis dans les jardins , je ne sais où je vis ;
Jene puis me mouvoir , je me connais mobile ;
Je crois avec des soins , sans aide je grandis ;
J'ai la taille d'un nain , j'ai celle d'un reptile;
Le verd est ma couleur , je suis d'un sombre gris ;
Mon odeur douce plaît , et mon souffle empoisonne;
Ma forme flatte l'oeil , mon aspect fait mourir ;
J'embellis un corset , je ne pare personne;
Jeparfume un sachet , je ne fais rien sentir ;
Le plaisir de détruire est mon art de jouir .
Malheur à qui s'offre mavue !
Demon seul regard je le tue ,
Etje suis sourd au repentir.
J'ai sept pieds , lecteur , à t'offrir ;
Ajuste ou fonds mon existence ,
Cherche , fouille dans tous mes traits ,
Tu pourras y trouver l'assemblée où l'on danse ;
La qualité du pain que mangent les valets;
Unpetit oignon sec ; deux notes de musique ;
Denx adverbes de lieu ; un pronom possessif,
Qu'on met toujours avant le substantif;
Cette charmante fleur image symbolique
De l'innocenceet de la pureté ;
Ce qu'au piquet il faut payer , et sans réplique ;
Dans la grammaire un mot fort usité ;
La pierre de Saint-Cloud ; les poils de la paupière ;
Et des chevaux , chez nous , la couleur ordinaire ;
Lesurnom que l'on donne à tout moine servant;
198 MERCURE DE FRANCE , AOUT 1812 .
1
Pour faire unbon plancher , ce qu'on ajuste ensemble ;
Unesorte de poche à serrer de l'argent ;
Ce qui mieux à la mer ressemble ;
Un terme peu noble et rampant ;
Cette fameuse courtisane
Qui charmait tous les coeurs dans la Grèce prophane ,
Et ne put arracher Diogène à son tonneau ;
Enfin , lecteur , tout près de ton hameau ,
Un bateau large et plat qui sert à passer l'eau .
BONNARD , ancien militaire.
CHARADE .
LORSQU'Eole des mers bouleverse les eaux ,
Mon premier , cher lecteur , sert d'asile aux vaisseaux.
Dans les bois mon dernier , par son triste feuillage ,
D'un amant malheureux te retrace l'image.
Mon tout est espagnol , italien , anglais ,
Hébreu , grec , allemand , latin , même français .
V. B. ( d'Agen. )
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est Coeur ( le ) .
Celui du Logogriphe est Dame , dans lequel on trouve : ame.
Celui de la Charade est Si-non .
:
1
SCIENCES ET ARTS .
DES DISPOSITIONS INNÉES DE L'AME ET DE L'ESPRIT , Ou
du Matérialisme , du Fatalisme , avec des réflexions
sur l'éducation et sur la législation criminelle ; par F.
T. GALLet G. SPURZHEIM . - A Paris , chez Schoell,
libraire , rue des Fossés-Saint-Germain , nº 29 .
( DEUXIÈME ARTICLE . )
Le sort des savans est presque toujours d'être jugés
par les ignorans ; et comme on peut dire des ignorans
ce que le plus sage des rois a dit des sots : Stultorum
infinitus numerus , il s'ensuit qu'il est fort difficile d'établir
la science parmi les hommes .
On a défini l'homme un animal raisonnable ; c'estbeaucoup
d'honneur qu'on lui fait. Il me semble que ce serait
le traiter encore fort généreusement que de le définir un
animal susceptible de raison ; car , dites-moi , où est la
raison parmi les hommes? Je vois partout les peuples débuter
par l'ignorance et la barbarie , et ce n'est qu'après
un grand nombre de siècles qu'on parvient à faire briller
parmi eux quelques lueurs de bon sens . Remontez à l'origine
de nos connaissances , vous les verrez toutes commencer
par des erreurs ; la déraison règne long-tems
avant que la raison s'établisse .
Quand M. le docteur Gall vint en France , il nous
croyait beaucoup plus avancés. Il s'attendait à parler
à un peuple éclairé et philosophe. Notre philosophie a
été si long-tems célèbre ! Mais c'est justement parce
qu'elle a eu tant de célébrité , qu'on s'en est dégoûté
aujourd'hui . Les pompons des dames , la forme de leurs
robes et de leurs chapeaux , les gillets , les pantalons et
lesbottines des petits-maîtres ne sont pas les seuls objets
sur lesquels s'exerce l'empire de la mode. Son sceptre
léger s'étend sur tout. Aujourd'hui il est du bon ton ,
200 MERCURE DE FRANCE ,
dans les nobles quartiers de la capitale , d'affecter la
dévotion ; on a des boudoirs et des prie-dieu , une loge à
l'opéra et un banc à sa paroisse. Je connais tel illustre
qui a décoré sa petite maison d'un oratoire .
La dévotion mène à beaucoup de choses . Vous allez
au prône , à vepres et au salut ; que certain personnage
influent vous aperçoive , votre avancement est sûr; vous
aurez sa protection et la place que vous sollicitez . Quels
progrès la dévotion n'a-t-elle pas faits aujourd'hui parmi
nous ? Elle est répandue dans tous les rangs , dans toutes
les conditions , et cette profession de médecin , autrefois
si suspecte , si décriée même , offre maintenant , pour
l'exemple des bons et la consolation des fidèles , une
foule de sujets d'une piété exemplaire , d'une conduite
édifiante . Je lisais , il y a quelques jours , dans un journal
de médecine , que la magie était de foi , et qu'il fallait
être bien réprouvé pour ne pas croire aux sorciers et aux
revenans .
Voilà ce que M. le docteur Gall ne savait pas lorsqu'il
est venu en France . S'il eût été mieux informé , il eût
ménagé plus habilement ses intérêts . Il se serait rappelé
cette maxime , si utilement mise en pratique par tant de
personnes : Conformez-vous au teins , et au lieu de s'adresser
étourdiment aux savans , il aurait adroitement
fait sa cour aux sages maîtres de la salubre faculté qui se
distinguent par la sainteté de leur doctrine .
Mais , soit que le docteur Gall ne soit pas doué de la
protubérance de la finesse , soit que notre ancienne réputation
ait mis en défaut chez lui la bosse de la prévoyance
, il s'est présenté avec une confiance ingénue ,
la tète haute , le front découvert , sans précautions , sans
ménagemens , et nous a produit ses bosses dans toute leur
nudité ; qu'est-il arrivé de là ? On a crié au matérialisme ! au
fatalisme! à l'athéisme ! Les journaux qui savent se conformer
au tems se sont chargés de diatribes contre lui;
et tel critique dont les années se sont perdus en dissipations
, et dans les exercices d'une vie profane et mondaine,
s'est exalté avec plus de véhémence que les autres,
et dans la sainte chaleur de son zèle , a proclamé la doctrine
du docteur Gall , une doctrine pernicieuse , hor
AOUT 1812. 201
rible , abominable ; les échos d'alentour ont répété ces
anathêmes , et l'école du docteur Gall est devenue aux
yeux des fidèles un lieu de ténèbres , un séjour d'horreur
et de perdition .
C'est pour venger l'honneur de sa doctrine et se réhabiliter
dans l'estime des saints que le docteur Gall a publié
sa brochure. On a vu dans un premier article que
les dispositions de l'ame et de l'esprit étaient innées , et
que la manifestation de nos idées dépendait de conditions
matérielles ; nous allons voir maintenant M. le docteur
Gall prouver que sa doctrine n'a rien de commun
avec le matérialisme .
Il divise d'abord les matérialistes en deux classes . Les
uns prétendent qu'il n'y a d'autre existence que celle de
lamatière , et que tous les phénomènes du monde s'accomplissent
par des lois aveugles et purement mécaniques.
Cette sorte de matérialisme ne diffère en rien de
l'athéisme ; c'est une proscription générale contre tout
ce qui est esprit , et qui comprend jusqu'à Dieu même.
Or, la doctrine de M. le docteur Gall n'a rien de commun
avec ce genre de matérialisme. Loin de nier l'existence
de l'ordre immatériel , chaque jour il s'occupe en
grand de l'étude de la nature , et chaque jour il rencontre
des phénomènes qu'il est impossible d'expliquer par,
aucune des lois connues du monde matériel. Il ne voit
rien d'isolé dans l'univers , rien qui ne soit en corrélation
avec les autres parties de l'univers ; la nature morte s'allie
avec la nature vivante , et tous les êtres vivans les uns
avec les autres ; or , cet ordre admirable et ces combinaisons
supérieures démontrent évidemment une intelligence
suprême , dont la puissance et la volonté règlent
tout; et jamais personne n'a accusé M. Gall de nier cette
intelligence.
Mais il est un autre genre de matérialisme plus restreint
dans ses dogmes , plus circonspect , moins alarmant
,mais non moins dangereux. Il consiste à ne voir
l'homme que comme une machine construite avec un art
admirable, mais n'agissant qu'en vertu de ressorts matériels
, sans l'intervention d'aucun agent simple , d'aucune
substance indépendante de la matière. Dans cette doc202
MERCURE DE FRANCE ,
1
trinel'homme n'a plus d'ame , la mort l'atteint tout entier.
Mais M. le docteur Gall est bien loin d'admettre une
semblable opinion. Par-tout il a proclamé l'existence
de l'ame , sa spiritualité , son immortalité. Son système
se réduit à une idée simple , c'est que les facultés de l'ame
ne sauraient se manifester qu'au moyen de quelques conditions
matérielles .
Or, cette doctrine n'est point nouvelle . MM. Gall et
Speurzheim font voir qu'elle a été professée dans tous les
tems , dans tous les lieux , par des savans recommandables
qu'on n'a jamais accusés d'athéisme et de matérialisme
. Pythagore , Hippocrate , Boerhaave , Wanswiéten
l'ont enseignée sans contradiction , et aujourd'hui
encore les médecins les plus habiles , les physiologistes
les plus célèbres n'hésitent point à imputer aux organes
de lavie automatique les opérations de l'entendement, les
penchans , les goûts , les caractères . Ainsi les uns attribuent
à l'organisation du cerveau , les autres à l'action
du système nerveux , d'autres aux mélanges des tempéramens
, ces diversités d'esprit , d'imagination , de génie,
d'affection qui répandent sur le genre humain une si
merveilleuse variété .
Et ce ne sont pas seulement des philosophes , des médecins
qui pensent ainsi ; les plus augustes personnages
de la religion , les SS. Pères , les théologiens , les ministres
les plus savans et les plus orthodoxes ont publiquement
professé les mêmes principes . Qu'opposer à l'autorité
de saint Thomas , cet ange de l'école qui couvrait
de ses ailes les vérités de la théologie ? Or , saint Thomas
écrit positivement :
<<Quoique l'esprit ne soit pas une faculté corporelle ,
>>les fonctions de l'esprit , telles que la mémoire , la
> pensée , l'imagination, ne sauraient avoir lieu sans l'aide
>>d'organes corporels . C'est pourquoi , lorsque les or-
>> ganes , par un dérangement quelconque , ne peuvent
>> pas exercer leur activité , les fonctions de l'esprit sont
>> aussi dérangées , et c'est ce qui arrive dans la frénésie,
>> l'asphyxie , etc .; et c'est encore la raison pour laquelle
>> une organisation heureuse produit toujours des facul-
>> tés intellectuelles d'un ordre supérieur.>>>
AOUT 1812 . 203
Que dire encore de saint Grégoire de Nysse , qui huit
siècles auparavant écrivait et pensait comme St Thomas ?
Ce grand docteur de l'église n'hésite pas à comparer la
nature humaine à un violon : « Il arrive , dit- il , à plusieurs
>>>musiciens très-distingués de ne pouvoir donner des
>>preuves de leur talent , parce que leur instrument est
» en mauvais état ; c'est ainsi que les fonctions de l'ame
> ne peuvent s'exercer convenablement que lorsque les
> organes de ces fonctions sont conformes à l'ordre de
>>la nature. Car une chose propre à l'esprit , c'est de ne
>> pouvoir exercer convenablement sesfacultés que par des
>> organes sains . »
Voulez-vous des autorités plus nombreuses ? MM. Gall
etSpurzheim vous citeront Salomon , S. Paul , S. Cyprien ,
S. Augustin , S. Ambroise , Eusèbe , S. Chrysostôme ,
l'abbé Pluquet et mille autres docteurs irréfragables qui
ont admis les organes matériels comme des conditions
nécessaires pour l'exercice des facultés intellectuelles .
Et l'on oserait reprocher à M. Gall de marcher sur les
traces de ces grands hommes , et l'on ne craindrait pas
de l'accuser de matérialisme , et de le vouer ainsi aux
peines éternelles , quand les docteurs qui ont enseigné la
même doctrine que lui , sont l'objet de la vénération publique
, et jouissent sans reproches des titres les plus augustes
et les plus saints !
Mais M. Gall ne se dissimule pas que ceux qui s'élèvent
contre ses principes , qui en font un sujet de scandale
et d'accusation , sont moins des gens timides et scrupuleux
, que des calculateurs habiles qui savent profiter
des circonstances et se servir eux-mêmes , en feignant de
servir la morale et la religion. « Il y a , dit-il , suivant
> S. Bernard , deux genres de scandale , le scandale des
> simples et le scandale des pharisiens . Les premiers
>>se scandalisent par ignorance , et les seconds par ma-
> lice; les uns parce qu'ils ne connaissent pas la vérité ,
> les autres parce qu'ils la haïssent.
>> Ce ne sont pas , dit Mallebranche , les personnes
> d'une véritable et solide piété qui condamnent ordi-
» nairement ce qu'elles n'entendent pas ; ce sont plutôt
» les superstitieux et les hypocrites . Les superstitieux ,
204 MERCURE DE FRANCE ,
>>par une crainte servile , s'effarouchent dès qu'ils voyent
» quelque esprit vif et pénétrant . Il n'y a , par exemple ,
» qu'à leur donner des raisons naturelles du tonnerre et
>> de ses effets , pour être un athée à leurs yeux. Mais
>>les hypocrites se servent des apparences des vérités
>>saintes et révérées de tout le monde , pour s'opposer ,
>>par des intérêts particuliers , aux vérités nouvelles . Ils
» combattent la vérité par l'image de la vérité , et se
>>moquent quelquefois , dans leur coeur, de ce que tout
>>le monde respecte ; ils s'établissent dans l'esprit des
>>hommes une réputation d'autant plus solide et d'autant
>>plus à craindre que la chose dont ils ont abusé est plus
>>sainte . Ces personnes sont donc les plus forts , les plus
>> puissans et les plus redoutables ennemis de la vérité. »
Il résulte de cette discussion que l'imputation de matérialisme
ne saurait être faite à MM. les docteurs Gallet
Spurzheim ; et que si jamais l'on a porté contre eux
cette accusation , c'est l'effet de l'irréflexion , de l'ignorance
, ou de la mauvaise foi.
Mais en est- il de même du fatalisme ? Si la nature m'a
donné des organes qui me portent au mal , si ces organes
sont constitués avec une énergie supérieure à celle des
organes qui leur sont opposés , n'est- il pas évident que
l'homme est entraîné malgré lui vers le vice , que ses
torts sont ceux de la nature plutôtque les siens propres ;
que la loi qui le punit est injuste , puisqu'il ne fait
qu'obéir à l'action d'une puissance supérieure et invincible
, et qu'un scélérat traduit devant les tribunaux peut
toujours , montrant sa tête et découvrant ses protubérances
, dire à ses juges : Messieurs , voyez ces bosses
>> du meurtre et du vol qui s'élèvent malgré mọi sur mon
>> crâne ; considérez avec quelle fatale supériorité elles
>> dominent sur toutes les autres bosses ; examinez s'il
>>m'a été possible de vaincre leur cruelle influence , et
>> prenez pitié d'une victime infortunée à qui la nature a
>> donné tout pouvoir pour faire le mal et aucun pour
>>faire le bien. Le destinée vous a placés sur le banc des
» juges , moi sur celui des coupables ; mais songez qu'un
> exhaussement de quelques lignes sur l'un de vos os
>> frontaux, suffisait peut-être pour déranger cet ordre de
1
AOUT 1812 .
205
* choses et établir entre vous et moi un cruel échange
>> de conditions . >>>
Voilà ce que l'on dit à M. le docteur Gall , et cet
argument semble , en effet , une des conséquences les
plus terribles de son système. Mais M. Gall répond
d'abord que pour juger un principe il faut l'examiner en
lui-même et non pas dans ses conséquences ; quela vérité
est une ; que ce qui est , est ; et que l'on ne compose
point avec ce principe .
Vous supposez que si le cerveau est partagé en divers
organes , tous doués d'une fonction particulière , l'ame
deviendra leur esclave et obéira servilement à leur influence.
M. Gall vous représente que ce raisonnement ,
loin d'être concluant, est au contraire en opposition avec
la marche de la nature ; qu'il ne s'ensuit point , parce
qu'on a un oeil pour voir , qu'on soit forcé de voir toujours;
que nous avons deux pieds pour marcher , deux
mains pour agir , des dents pour manger , des organe
pour nous multiplier , et que cependant nous ne sommes
pas toujours occupés à marcher , agir , manger et nous
multiplier ; qu'il ne faut point confondre la faculté de
s'exercer avec l'exercice lui-même ; que l'homme est
éminemment doué d'intelligence et de volonté , qu'il se
détermine par des motifs , et que tous les objets qui
l'entourent lui fournissent sans cesse des moyens nouveaux
de
détermination .
« Iln'est point , dit-il , au pouvoir de l'homme d'anéan-
> tir ses penchans ni de se donner à son gré des incli-
>> nations ; mais au milieu des désirs les plus vifs , si
>>plusieurs facultés d'un ordre supérieur agissent en lui
» et se joignent aux motifs extérieurs que lui fournissent
> l'éducation , les lois , la religion , ces désirs se trouvent
> vaincus. La volonté que l'homme manifeste alors n'est
plus l'action d'un organe unique , c'est l'ouvrage de
> l'homme raisonnable , en un mot , l'ouvrage de l'ame. »
Onvoit maintenant comment l'action des organes et la
volonté peuvent être en opposition. «Un homme , dit
>>M. Gall , se sent provoqué à la vengeance , ses sens
s'échauffent ;
il est près de succomber ; mais sa vengeance
ne peut s'exécuter que par une action basse ; S
206 MERCURE DE FRANCE ,
>> ses facultés intellectuelles l'avertissent qu'une action
>> basse le déshonorera , qu'il sera regardé plutôt comme
>> l'esclave de ses passions que comme maître de lui-
>>> même. Il s'abstient . :
>> Dans une autre circonstance , il est tenté de se jeter
>> dans les bras de la volupté ; mais l'image effrayante de
» sa santé détruite , de sa félicité domestique renversée,
> vient s'offrir à ses yeux ; les convenances sociales , les
>> suites fâcheuses de son amour pour l'objet aimé , tous
>> ces motifs agissent sur son esprit , et soit par leur
>> énergie ou par leur nombre , ils finissent par l'em-
>> porter , et c'est de cette manière que l'homme parvient
>> à vouloir une chose absolument contraire à celle à
>>laquelle un penchant très-violent l'avait excité . >>>
Ces idées paraissent aussi simples que raisonnables .
On a souvent mis en question si l'homme était libre.
Sans doute , il est libre sous certains rapports; mais il
est esclave sous beaucoup d'autres . Il ne dépend de lui
ni de naître , ni de ne pas naître ; d'être le fils d'un grand
seigneur ou celui d'un mendiant ; de recevoir de l'éducation
ou d'être abandonné à la simple nature ; d'être
gouverné par de bonnes lois ou par des réglemens absurdes
; de périr ou de se sauver dans une tempête. Le
cercle de sa liberté est fort étroit ; mille objets qui l'entourent
agissent sur lui ; mais au milieu de ce cercle et
dans cette agitation inévitable , la faculté de se déterminer
lui reste toujours , et c'est en cela que consiste la
liberté . Or , les protubérances du docteur Gall ne nuisent
nullement à son' exercice . L'homme est , dans ce cas ,
placé comme Hercule entre le vice et la vertu . La protubérance
de l'énergie générative me sollicite de céder le
soir aux agaceries de cette jolie fille ; mais la protubérance
de la sagesse et de la prévoyance me presse de
m'en éloigner , et au milieu de ces deux solliciteuses je
conserve la faculté de me déterminer .
Il est vrai qu'ily a des protubérances très-impérieuses ,
et dont il est fort difficile de réprimer l'ascendant ;
mais cette objection n'est pas propre au seul système du
docteur Gall; elle attaque également tous les systèmes
des physiologistes et des médecins; carsi vous prétendez
AOUT 1812 .
207
que mes inclinations dépendent de la combinaison de
mes humeurs ; s'il est vrai qu'une bile noire , acre et
mordicante me porte à la colère , aux affections sombres
et malveillantes ; si l'abondance des humeurs lymphatiques
fait de moi un homme doux , timide et méticuleux ;
si le sang roulant librement dans mes veines me donne
un caractère franc et jovial , n'est-il pas vrai que ma
liberté se trouve aussi compromise , que si le même effet
résultait d'une petite protubérance à mon cerveau ?
Je ne prétends point plaider la cause des protubérances;
il faudra beaucoup de tems , d'expériences et d'études ,
pour vérifier le système de M. le docteur Gall ; j'avoue
mème que j'ai quelque peine à reconnaître la protubérance
du vol , parce que j'ai toujours regardé la propriété
comme une institution sociale ; mais je suis loin
de vouloir imiter le zèle de ces docteurs intolérans , toujours
prêts à lancer des anathèmes et à condamner ce
qu'ils ne connaissent pas .
Lelivre deMM.Gall et Spurzheim estune espèce d'appel
au public . C'est un Mémoire très-bien fait , où la raison
domine plus que l'éloquence , où la conviction résulte de
laliaison des principes avec les conséquences , où l'auteur
ne cesse jamais de parler le langage de la raison ,
où l'humeur et la passion ne se montrent point , où
l'auteur paraît évidemment avoir conservé toute sa libertě ,
indépendamment de toutes protubérances contraires.
Quand on a été attaqué sans ménagement et sans égards ,
il est honorable de savoir se défendre sans aigreur et
sans rancune. SALGUES.
:
:
LITTÉRATURE ET BEAUX- ARTS.
ESSAI D'INSTRUCTION MORALE , ou les Devoirs envers Dieu ,
le Prince et la Patrie , la Société et soi-même , à l'usage
des jeunes gens élevés dans une monarchie , et plus
particulièrement des jeunes Français , avec cette épigraphe
:
a
Gratum est , quòd patriæ civem populoque dedisti ,
Si facis ut patrio sit idoneus , utilis agris ,
Utilis et bellorum et paris rebus agendis .
Plurimùm enim intererit , quibus artibus et quibus hunc te
Moribus instituas .
JUVENAL .
Deux vol . in-8° , ornés du portrait de l'Empereur. Prix,
10 fr. , et 12 fr. 50 cent. franc de port . - A Paris ,
chez Brunot-Labbe , libraire de l'Université impériale ,
quai des Augustins , nº 33 .
Il est peu de matières sur lesquelles on ait tant écrit
que sur l'éducation. Les philosophes et les législateurs
de l'antiquité en ont fait l'objet de leurs premières méditalons
, et la base de tous leurs systèmes . Platon , dans
le plan de sa République imaginaire , fait entrer en première
ligne l'éducation de la jeunesse , et c'est de là qu'il
fait dépendre la destinée des Empires . Aristote , quoique
souvent en opposition avec les principes du fondateur de
l'Académie , ne paraît pas moins convaincu de l'importance
de l'éducation , et l'influence qu'elle exerce sur les
moeurs et sur le sort des nations se trouve développée
presqu'à chaque page de ses écrits politiques . Je pourrais
citer encore une foule d'écrivains , philosophes ,
poëtes , historiens , orateurs , qui nous ont laissé sur
cette matière ou des traités complets , ou des digressions
intéressantes ; ce sage et vertueux Xénophon , le Fénélon
d'Athènes , qui a consacré une partie considérable du
premier livre de sa Cyropédie au tableau de l'éducation
1
MERCURE DE FRANCE , AOUT 1812 .
connus donties DE LA
SEIN
209
chez les Perses , et son ouvrage entier au développement
d'un système qui , au lieu d'une histoire de Cyrus , n'a
produit qu'un roman d'éducation politique et militaire ;
enfin, ces législateurs si vantés autrefois , etsipeu de nos jours , Lycurgue , Zaleucus , Carondas ,
institutions expliquées par Plutarque , et conservées dans
leprécieux recueil de Stobée , sont encore des monumens
vivans , qui attestent l'importance que les anciens
attachaient à l'éducation , et le soin qu'ils prenaient de
5.
cen
ladiriger.
Mais sur ce point la fécondité des modernes ne le cède
en rien à celle des anciens , et , sans parler de quelques
écrits plus récens , les Duguet , les Fénélon, les Rollin ,
éclairés du double flambeau de la raison et de l'expérience
, semblent avoir épuisé une matière si riche et si
intéressante. C'était d'après les principes de ces grands
hommes , et sous la direction des savans laborieux instruits
à leur école , que s'était formé l'enseignementpublic
en France; c'était à leurs lumières , propagées par de
nombreux disciples , que Paris fut redevable de cette
savante Université , modèle de toutes les institutions publiques
de ce genre , et qui fut , pendant un si grand
nombre d'années , le berceau de tous les grands hommes
dont s'honore notre nation.
Aune époque où toutes les anciennes institutions se
voyaient en butte aux attaques d'une philosophie audacieuse
, l'éducation ressentit aussi ses atteintes . Et commentaurait-
il pu se faire autrement? L'ambition de former
une société nouvelle ne conduisait-elle pas naturellement
à saper les fondemens de l'ancienne , et par conséquent
à changer le mode d'éducation reçu ? Aussi viton
éclore sur ce sujet une foule de nouveaux systèmes ,
leplus souvent opposés entr'eux , mais qui tous proclamant
avec emphase des opinions et des idées que leurs
auteurs nommaient libérales , conspiraient également pour
la ruine de la saine doctrine. La manie de disserter sur
l'éducation était devenue générale à cette époque : l'auteur
du livre de l'Esprit , égaré par de premières erreurs ,
en consacra de nouvelles dans son ouvrage surl'Homme,
et le peintre de Julie , de la même main dont il avait
:
0
210 MERCURE DE FRANCE ,
écrit le Contrat Social , osa tracer un plan d'éducation ,
où , parmi quelques vérités utiles , se trouvèrent mêlées
en foule des erreurs grossières et des opinions dangereuses
.
Je ne m'arrêterai point sur une époque désastreuse
que tout doitnous faire oublier. Le torrent , qui entraîna
la chute de nos institutions politiques , avait détruit l'édifice
de l'Université ; les premiers soins des nouveaux
législateurs furent consacrés à le réparer ; mais si l'on
dut applaudir à leur zèle , on ne put également approuver
le nouveau plan sur lequel ils tentèrent del'élever (*) . Des
épreuves malheureuses ne servirent qu'à faire regretter
davantage la méthode simple et uniforme , d'après laquelle
était dirigée l'ancienne instruction ; détrompée
par tant d'essais infructueux , la saine partie de la nation
soupirait après le rétablissement des anciennes écoles ,
et le décret qui organisa l'université impériale , satisfit
d'abord tous les voeux , et bientôt après réalisa toutes les
espérances .
Cette époque , si voisine dans l'ordre des tems de celle
où nous écrivons , mais qui , par le progrès des améliorations
qui l'ont suivie , semble en être séparée par l'intervalle
d'un demi- siècle , n'a pas été moins féconde que
celles qui l'avaient précédée , en ouvrages sur l'éducation .
On a vu se ranimer le zèle et l'émulation de tous ceux
que leurs talens et leurs études appelaient à s'y consacrer
, et bientôt les diverses branches qui la composent ,
depuis les premiers élémens des langues jusqu'aux plus
hautes spéculations de la philosophie , ont été traitées et
approfondies avec succès . Les sciences et les lettres
comptèrent dès-lors des ouvrages où toutes les classes
des connaissances humaines , où les préceptes de l'éloquence
et du goût , furent exposés dans un ordre à-la-
(*) Je ne compare ici l'enseignement donné dans les écoles centrales
avec celui de l'Université , que sous le rapport des humanités ,
etde nombreux succès ont prononcé en faveur de cette dernière . Du
reste , je suis bien loin de nier ou de méconnaître les avantages qui
auraient pu résulter de l'institution des écoles centrales , si elle eût eu
le tems de s'affermir sur des bases plus solides .
AOUT 1812 .
211
Tois profond et lumineux. Quelques méthodes élémentaires
plus simples et plus faciles furent substituées aux
anciennes ; mais en donnant à l'instruction publique plus
d'extension qu'elle n'en avait eue autrefois , le Traité des
Etudes du respectable et savant Rollin demeura toujours
la base de l'éducation , et le modèle des ouvrages destinés
à
l'enseignement des générations nouvelles .
Cependant , parmi tant de richesses , il manquait encore
un livre
spécialement consacré à la
connaissance
des devoirs , cette partie si essentielle , et qu'on doit regarder
comme le fondement de toute éducation ; il manquait
un livre , qui , dégagé de tout esprit de système ,
de toute opinion particulière , présentat un ensemble
complet d'instruction morale , et qui pût remplacer pour
des Français l'excellent ouvrage de l'orateur romain ,
de Officiis . C'est ce qu'a osé
entreprendre l'auteur du
livre que nous annonçons . Le plan et la division même
de tout son ouvrage , se trouvent renfermés dans son
titre. Il nous enseigne les devoirs que nous avons à remplir
envers Dieu, le Prince etla Patrie , la Société et nousmêmes
. De chacune de ces divisions principales , auxquelles
correspondent les quatre livres qui
composent
l'ouvrage, naissent, selon la nature et l'étendue du sujet ,
d'autres
subdivisions qui toutes se dirigent vers le même
objet. Pour remplir un plan si vaste , l'auteur n'a point
eu recours à ses seules lumières ; il aurait craint que des
opinions
particulières , de quelque sanction respectable
qu'elles fussent revêtues ,
n'imprimassent pas assez de
confiance dans les esprits , et que l'autorité d'un seul
écrivain ne pût suffire à
recommander un ouvrage destiné
à devenir un code de morale pour les écoles françaises .
Il a donc recueilli dans les écrits des anciens et des modernes
les préceptes de la plus pure et de la plus saine
morale, les exemples les plus sublimes de la piété envers
les Dieux , du
dévouement au prince et à la patrie , de
toutes les vertus sociales et
domestiques . Indiquer les
sources où il a puisé , suffirait seul pour faire l'éloge de
son livre, et les noms des Platon , des
Plutarque ,
Pascal , des Bossuet , des Fénélon , des
d'Aguesseau , se
passeront aisément de notre faible
recommandation .
Ог
des
212 MERCURE DE FRANCE ,
Mais , si le fonds n'appartient pas à l'auteur , il a su du
moins s'approprier une si riche matière par l'ordre dans
lequel il l'a distribuée . Le choix des morceaux fait d'ailleurs
honneur à son goût et à son discernement. Illui a
fallu compulser et lire une infinité de volumes , pour y
trouver , à la suite de longues et pénibles recherches ,
des passages qui convinssent à l'objet de son livre , et à
l'esprit dans lequel il a été composé , et le choix est fait
avec tant d'habileté et de bonheur , qu'on s'aperçoit à
peine, en lisant cet ouvrage , qu'il estle fruitdes réflexions
d'hommes différens de génie , de siècle et de nation ; de là
découle une conséquence bien naturelle , c'est que si le
style et le génie de chaque écrivain varient suivant l'âge
et le lieu qui l'ont vu naître , la raison et la morale , in
dépendantes de ces causes accidentelles , sont toujours
les mêmes dans tous les tems et chez tous les peuples .
Un autre mérite de ce livre , c'est l'extrême variété que
son auteur a su y répandre ; sur un fonds en apparence
ingrat et stérile , il a fait naître des fleurs qui en cachent
l'aridité . Ce qui rend la lecture des livres de morale pénible
et fatigante pour le grand nombre des lecteurs , et
sur-tout pour la classe àlaquelle celui-ci est destiné,
c'est la continuité et la sécheresse des préceptes dont
rien ne tempère l'austérité , ni n'interrompt le développement;
pour éviter cet écueil , l'auteur a su prendre
tous les tons , et réunir tous les genres . Les préceptes y
sont entremêlés de récits ; des maximes exprimées en
beaux vers succèdent à des morceaux oratoires ; le modeste
apologue brille à côté d'une narration historique ,
et la réunion de tant d'agrémens divers , faite par une
main habile , ne nuit point à l'unité du plan et du dessin,
première qualité d'un ouvrage de ce genre . Nous aurions
seulement désiré que l'auteur fût moins prodigue de
citations d'écrivains obscurs ou peu connus. Riche de
tant de trésors que notre littérature et celle des autres
nations mettaient à sa disposition , avait- il besoin de
recourir aux vers des P. P. Barbe et Brumoy , pour y
trouver des moralités exprimées avec élégance , des
maximes dignes d'être gravées dans la mémoire et dans
le coeur des jeunes élèves ? Nous pensons qu'à cet égard
AOUT 1812 . 213
trop d'abondance ressemble à de la stérilité , et nous engageons
l'auteur , dans la seconde édition de son livre , à
remplacer ces morceaux, heureusement en petit nombre ,
par de nouveaux exemples , dignes d'être présentés à la
fois comme des modèles de pensée et de style.
Je me hate de terminer l'article des critiques , et j'oserai
faire encore à l'auteur un léger reproche : c'est d'avoir
négligé , dans la partie de son ouvrage qui traite des
devoirs domestiques , la peinture des vertus conjugales .
Sans doute il a craint de présenter , dans un traité de
morale , des idées et des images qu'un sage instituteur
doit soigneusement écarter de l'avide imagination de ses
élèves : mais quoique je rende justice à la pureté de ses
intentions , je ne crois pas ses scrupules bien fondés .
Une plume chaste et réservée ne peut-elle , sans laisser
d'impression dangereuse , peindre les douceurs et retracer
les devoirs d'une chaîne aussi fortunée , d'un sentiment
aussi pur ? Ne peut-elle imprimer dans l'ame des jeunes
gens le respect pour un lien sacré , auquel ils devront un
jour leur bonheur ? La peinture des chastes amours d'Hector
et d'Andromaque a-t-elle jamais effarouché les yeux
de la jeunesse pudique , et faut-il retrancher de Virgile
lespages éloquentes où ce poëte divin a embelli le tableau
d'une passion moins légitime , de toute la chaleur du
sentiment , et de tous les charmes de la poésie ? Mais ces
légères imperfections n'empêcheront point que ce livre
ne soit un des traités de morale les mieux faits et les plus
complets , qui aient encore été offerts à l'enseignement ,
et je me plais à affirmer que , sous ce double rapport de
l'agrément et de l'utilité , il atteint le but proposé par le
législateur du Parnasse latin :
Omne tulit punctum, qui miscuit utile dulci ,
Lectorem delectando , pariterque monendo.
L'auteur n'a point oublié qu'écrivant pour des écoles
françaises , c'était sur-tout des vertus françaises qu'il
devait leur proposer pour modèles ; qu'il devait chercher
à leur inspirer l'amour de la constitution à qui elles
doivent leur existence ; du souverain qui les créa , et de
la patrie qui les nourrit. Tel est le noble but qu'il s'est
214 MERCURE DE FRANCE ,
proposé ; tel est l'esprit qui l'a constamment dirigé. Heureux
de trouver dans l'auguste Prince qui nous gouverne
des exemples de toutes les vertus politiques, guerrières
et sociales , et dans le chef illustre de l'Université un
panégyriste digne de les célébrer , il a puisé à ces deux
sources fécondes , et les grandes actions du monarque
éloquemment décrites dans les discours de l'orateurremplissent
la partie la plus considérable et la plus intéressante
du 4º livre de cet ouvrage .
On devinera sans peine qu'un travail de cette importance
n'a pu être entrepris que dans le sein même de
l'Université. Aussi est-ce à un des membres les plus
distingués de cet illustre corps que nous en sommes
redevables . La modestie dont il se couvre m'oblige à respecter
son secret ; mais j'ose croire qu'il sera mal gardé
et qu'il se trahira lui-même. Plusieurs morceaux en vers,
traduits de Juvénal , décéleront sans doute la plume élégante
et facile qui disputa une palme à l'Académie contre
le Quintilien français , et à laquelle nous devons une des
meilleures traductions en vers des Bucoliques de Virgile .
Cependant quelque recommandation que les titres littéraires
de son auteur aient pu procurer à cet ouvrage ,
l'adoption qu'en a faite l'Université était sans doute le
moyen le plus sûr de lui acquérir la confiance des instituteurs
, et l'accueil distingué qu'il a reçu dans les écoles
auxquelles il est destiné , justifie à-la- fois et le choix de
l'Université , et les éloges que nous nous sommes plus à
lui accorder.
P. S. J'apprends , en terminant cet article , qu'un de
nos plus habiles professeurs , M. Maugras , en a adopté
l'usage pour son cours de philosophie au lycée impérial ,
et l'empressement des élèves a secondé le choix judicieux
du maître .
RAOUL-ROCHETTE .
AOUT 1812 . 215
LES CHEVALIERS DE LA TABLE RONDE , poëme en vingt
chants , tirés des vieux romanciers ; par M. CREUZÉ
DE LESSER. Avec cette épigraphe :
.... Sans doute , ici , les belles
S'instruiraient mal dans l'art d'être fidèles ;
Mais on verra qu'hormis une , sans plus ,
J'ai dans mes vers peint toutes leurs vertus.
Souvent aussi j'ai peint les saintes flammes
Qui des héros vont embraser les
Dans mes portraits , j'ai souvent allié
L'honneur sublime et la sainte amitié .
CHANT XX.
ames :
Un vol . in- 12 . - Prix , 3 fr . , et 3 fr. 50 c . franc de
port . -A Paris , chez Delaunay , libraire , Palais-
Royal , galeries de bois , nº 243 .
C'EST une vérité malheureusement trop reconnue dans
la littérature française , que beaucoup de vers alexandrins
sur le même sujet , lus de suite , ne causent pas
d'un bout à l'autre le même plaisir , que fût-ce de beaux
vers , beaux comme ceux de la Henriade , ils finissent
presque toujours par faire un effet tout différent de celui
que le poëte osait espérer , et que souvent , avant d'avoir
achevé le premier mille.... on ne m'entend que trop !
A qui faut-il s'en prendre ? est-ce au poëte ? est-ce au
lecteur ? est- ce à l'auditoire ? A personne , mais à la chose
même ; à l'uniformité , cette bête d'aversion de notre
nation toujours jeune et toujours légère ; à la gravité , à
la majesté , à la pompe éternelle de ces vers soi- disant
héroïques , et qui ne conviennent guère mieux à tous les
récits de guerres ou d'amours , que de longs et lourds
habits de cérémonie ne conviendraient aux héros en
pareille circonstance . On s'ennuie de ces longues bandes
de lignes égales , que pour surcroît de monotonie l'inévitable
hémistiche doit fendre par la moitié. On est fatigué
de ce retour à point nommé des rimes féminines
après les masculines , et puis des masculines après les
Léminines , marchant processionnellement , et se prome316
MERCURE DE FRANCE ,
nant avec solennité , comme des cavaliers avec leurs
dames , à l'ouverture d'un bal polonais. Ajoutez à cela le
langage poétique , espèce d'idiome à part , que tout le
monde entend , si vous voulez , mais que bien peu d'entre
nous parlent bien couramment , et qui nous fait l'effet
d'une langue étrangère , et vous aurez une première idée
des pièges dont la carrière épiqué est semée pour nos
malheureux poëtes français . On vous dit à cela que le
soin et le travail triomphent de tout , et qu'au milieu de
ces entraves un vrai talent sait conserver les grâces de la
liberté. C'est comme on vous dit que le sage est libre
dans les fers : mais pourquoi donner des entraves au
talent ? pourquoi donner des fers au sage ?
Les auteurs dramatiques ne courent pas tout-à-fait les
mêmes dangers , ou du moins ce n'est pas la poésie française
qu'ils peuvent en accuser; parce qu'à la comédie
on est occupé d'autre chose que de la versification , et
que dans la suite même des vers , il y a plus de coupureş ,
plus de repos , plus de relais pour l'attention ; ce sont
des personnages différens , des intérêts différens , des sons
de voix différens ; et l'on serait tenté de croire que cela y
fait quelque chose : c'est tantôt celui- ci qui parle , tantôt
celui-là , et l'un repose de l'autre ; au lieu que dans le
poëme épique , c'est toujours le même homme qui parle ,
et toujours sur le même ton , et toujours avec la même
emphase , comme il a commencé il finira sans quitter
un moment cette éternelle trompette qui finit par vous
étourdir.
2
Voltaire paraît l'avoir senti lui-même , quoiqu'il se soit
bien gardé d'en faire la confidence ; aussi a-t-il eu recours
aux vers de dix syllabes , et aux rimes croisées
qui , en faisant disparaître l'imposante monotonie des
grands vers alexandrins et des rimes accouplées , ont
donné plus de liberté à son talent , plus de souplesse à
son style , plus de vitesse à son récit. Qu'en est-il arrivé?
c'est que tout en continuant à rendre à la Henriade les
mêmes honneurs qui lui ont été si justement décernés ,
on se contente aujourd'hui de l'avoir lue , et qu'on se
délasse en quelque façon du cérémonial de la haute
poésie , en lisant et relisant cette autre production qui
AOUT 1812 .
217
prouve si bien tout l'avantage du vers de dix syllabes sur
le vers alexandrin , et du familier sur le grandiose. Il
serait plus qu'inutile de le nommer ici ce poëme , où trop
affranchi peut-être de tous les genres de contrainte , en
ycomprenantmême la décence , le poëte se livre sans
inquiétude à tout l'essor , à tous les écarts , disons le mot ,
à toute la débauche de son imagination , et où , s'il n'est
pas sans reproche , il est du moins sans peur.
M. Creuzé s'y est pris de même , au moins quant à la
versification. Il fallait aussi à sa muse agile un costume
qui favorisât la prestesse et la desinvoltura de ses mouvemens;
elle s'est mise à son aise autant que de mémoire
demuse , on ait jamais pu s'y mettre, elle a ri et fait rire ;
c'en doit être assez pour n'avoir rien à craindre de la
critique. Mon oncle a ri, dit M. del'Empyrée , mon oncle
est désarmé. Et dans quel pays oserait-on disputer à la
gaîté ses franchises ?
Quoi qu'il en soit , nous voici tous invités à la table
ronde; ce sera , si l'on veut , un réchauffé d'un bout à
l'autre; mais en pareil cas l'assaisonnement fait tout ;
puisqu'au bout de vingt services , l'appétit , toujours plus
aiguisé , reprocherait , s'il osait , au maître de desservir
trop tôt.
Moins le poëme laisse dormir , plus il fait rêver. Cette
multitude d'aventures , cette armée d'aventuriers , cette
diversité de caractères , et les nobles inconséquences de
tant de preux , et leur divertissante ignorance , et leurs
courages indomptés , et leurs amitiés exemplaires , et
leurs amours cavaliers , et ces entreprises impossibles , et
ces situations bizarres ; tant de génies , tantde magisiens ,
tant de fées , tantôt si méchantes , et tantôt si bonnes , et
tant de belles plus fées que les fées même.... Quelle
réunion de moyens et d'obstacles ! Aussi ne tarde-t-on
pas à s'apercevoir que tout cet accord de discordances ,
comme dit Ovide , rerum discordia concors , laisse dans
limagination je ne sais quel gai tumulte qui dure longtems
après qu'on a fermé le livre : on fait le projet de le
reprendre au premier instant de loisir ; l'esprit demeure
en suspens entre l'envie de continuer et la crainte de
218 MERCURE DE FRANCE,
finir ; et à cette hésitation succède , après la lecture achevée
, le besoin de la recommencer .
Je n'ajouterai rien à tout ce que l'auteur dit à la tête
de son livre , dans une prose aussi agréable que ses vers ,
sur le parti que la poésie peut tirer des longues et par
fois ennuyeuses histoires de l'antique chevalerie ; c'est
pour nos braves Français une espèce de religion secondaire
, où pour leur plus grande commodité Thonneur
tient lieu de dévotion . Elle a ses rites , ses cérémonies ,
ses mystères , sa superstition ... dont notre esprit , notre
humeur , nos qualités , nos défauts même s'accommodent
mieux que du paganisme , et avec qui on peut en user
plus librement qu'avec tout ce qui tient à la vraie religion
. L'Europe entière est à-peu-près là-dessus comme
la France ; sans compter l'Espagne et l'Italie , nous
voyons l'Angleterre , l'Allemagne , la Pologne , la Suède ,
et jusqu'à la Moscovie , pleines de ces vieilles chroniques
, tant en vers qu'en prose , qui célèbrent à l'envi
les hauts faits de leurs braves ; car de mémoire d'homme
on a menti , sur-tout pour se grandir , et sur ce point
les peuples sont encore plus hardis menteurs que les
hommes .
Au reste , ces sortes de fictions ne présentent rien de
précis , ni de clair , et c'est auprès du poëte un mérite de
plus. Il peut les regarder comme autant de nuages flottans
dans le vague , où il est permis à l'imagination de
s'attacher pour les façonner , les modeler en quelque
sorte à son plaisir ; tableaux changeans , qui lui offrent
tantôt des combats , tantôt des fètes ; ou bien des palais ,
des villes , des tours , des obélisques , des rochers , des
cavernes ; ou bien des chars , des éléphans , des monstres,
des nymphes , des guerriers , des dames , qui vivent le
tems de les voir , prompts à se revêtir de nouvelles formes
qui continuent à changer elles -mêmes , comme tout ce
qui est ici-bas , au pouvoir des vents , et sur-tout de la
fantaisie. On est donc maître de disposer à son gré de
tout ce que l'on peut découvrir dans ces tems d'ignorance
, de délire et de noble barbarie , dont nos vieux
romanciers nous ont laissé des souvenirs si bizarres , si
obscurs ; mais qui , par leur bizarrerie même , indiquent
1
AOUT 1812 . 219
l'esprit dominant des hommes d'alors , et l'espèce de beau
idéal qui naissait , dans leurs esprits incultes , de la grandeur
même de leurs ames . L'on pourra du moins dans
cette confusion de tant de traits fantasques , démêler
une vérité constante , c'est que la morale a partout devancé
la réflexion. Puisse-t-elle toujours la suivre et se
graver de plus en plus dans les ames par le travail de
l'esprit ! On n'avait pas , à beaucoup près , des idées bien
nettes sur la justice et la vertu ; mais on s'y essayait . On
ne savait pas lire , mais on savait tenir sa parole ; la
loyauté, la générosité , l'honneur étaient aussi nécessaires
aux chevaliers que leurs épées et leur cottes de mailles ,
et les ames devaient être entretenues sans tache aussi
bien que les armures . La défense du faible , le redressement
des torts , la pacification de la société , ont été le
premier but des institutions chevaleresques ; les plus
puissans , les plus forts , les plus hardis se sont liés entre
eux pour la répression des méchans , comme ils l'avaient
fait dans les tems héroïques pourla destruction des monstres.
On sait trop que ce brillant prospectus de la police
dumonde a eu quelquefois ses inconvéniens ; mais quand
est-ce que l'exécution a pleinement répondu au projet ?
où sont les choses qui , aux yeux d'un politique ou d'un
philosophe , n'ont pas un mauvais côté ? et n'est- ce pas
assez pour un poëte qu'il y en ait un bon ? Laissons donc
les esprits , amis de la nouveauté , la chercher dans les
choses oubliées ; car peut-être n'y en a-t-il plus que là .
Et remercions M. Creuzet qui nous en a tant découvert ,
et si près de nous : félicitons-le du moins de les avoir si
ingénieusement assorties , et d'avoir en quelque sorte
construit un riant palais avec les débris de tant de vieilles
masures.
Le Saint-Gréal renouvelé non des Grecs , mais des
Hébreux ( on appelait ainsi la coupe dans laquelle le
Sauveur avait , disait- on , bu à la Cène au milieu des
apôtres ) , le Saint-Gréal , dis -je , est le point central
vers lequel tous les fils de ce tissu si compliqué sont
censés se diriger ; et s'il n'est pas à proprement parler le
sujet du poëme , il en devient le prétexte. Les choses
saintes , dans ces tems de bonhomie , se mêlaient volon
220 MERCURE DE FRANCE ,
tiers aux choses profanes , mais le tout sans malice , et
sans qu'il en résultat ni sanctification pour les uns , ni
purification pour les autres .
On ne voit pas trop distinctement la raison de cette
espèce de croisade (c'est un malheur constamment attaché
à ce genre d'expéditions ) ; mais on voit clairement que
dans les diètes chevaleresques la raison était bannie , si
non de toutes les têtes , au moins de toutes les tables ,
sans en excepter la table ronde ; la soif et l'ivresse de la
gloire leur montraient le merveilleux sous de bien plus
belles couleurs que l'utile , et dans leurs délibérations ,
sur-tout dans leurs banquets , les grands coeurs de nos
paladins ne battaient vraiment pour une entreprise , que
lorsqu'ils la jugeaient à-peu -près impossible .
Notre poëte aurait mérité une place à cette table-là ,
tant il aime à défier les difficultés , et tant sa muse vive
et leste a bonne grace à les franchir ! Dès le début du
poëme elle a montré ce qu'elle est , et une vingtaine
de vers a suffi pour nous mettre au courant : voilà que
nous savons l'institution de la table ronde , les premières
conditions qu'elle exige , les devoirs qu'elle impose , la
surveillance que l'enchanteur Merlin son fondateur ,
quoique disparu depuis long-tems , ne cesse d'y exercer
, et sur-tout la punition trop assurée au téméraire qui
oserait y prendre place comme à une table d'hôte . On
en aun exemple récent . Bruissant , chevalier Bas-Breton ,
arrivé avec Lancelot , mais un peu moins courtois que
lui , a remarqué un fauteuil vide; il s'en est emparé d'emblée
. A peine y était-il assis , qu'on a vu le fauteuil
s'abîmer avec lui dans un gouffre de flammes , et revenir
aussitôt vide comme auparavant .
Or, il fallait que dans ce tems on ne laissât point que
d'être accoutumé à ces sortes d'accidens , car on reprend
tout de suite la conversation comme si de rien n'était.
Elle roule sur une foule de sujets moitié sacrés , moitié
profanes , qu'on entremêlait alors avec moins de scrupule
que de nos jours ; bientôt le roi Artus prend
Lancelot à part et lui conte mille et mille choses qui
pour des gens un peu blásés comme nous , pourraient
paraître tout aussi bonnes à ignorer qu'à savoir , mais
AOUT 1812 . 221
qu'un chevalier aussi modeste , aussi poli , aussi religieux
que Lancelot , devait écouter avec une respectueuse attention.
Pourquoi donc cet air distrait que le poëte même
lui reproche? Observez encore que c'est un roi qui veut
bien parlerà un jeune aspirant , et qui , de peur d'être interrompu
, le fait passer dans un cabinet où il n'y a personne
que la reine. Pourquoi donc encore une fois Lancelot
n'écoutait-il pas ? Le poëte va tácher de nous l'expliquer
.
Ah ! Lancelot , quelle atteinte soudaine
De votre teint efface la couleur ?
Dans le palais Lancelot voit la reine ,
Et reconnaît la dame de son coeur.
Je conviendrai qu'il ne l'a jamais vue
Deprès , de loin .... Mais quoi! sans tout cela
Celle qu'on aime est d'abord reconnue ,
Et par avance amour nous la montra.
Le beau Français qui pâlit , qui rougit ,
En la voyant fut long-tems ensilence ;
Parlant enfin , il ne sut ce qu'il dit ,
Mais ses regards avaient leur éloquence.
De son côté , Genièvre aux doux appas ,
Ne voyait point sans un peu d'embarras
Ce preux célèbre en amour comme en joute .
Et cependantplein d'un tout autre esprit ,
Le bon Artus commençait son récit ....
Ecoutons-le , pour que quelqu'un l'écoute .
Plus on avance dans cette amusante lecture , plus on
s'étonne de ce qu'on y voit , et si on la recommence, on
s'étonne encore de ce qu'on n'y avait pas vu. Qu'on ne
s'attende donc pas ici à une analyse en règle; elle serait
plus longue que le poëme , et assurément elle ne le vaudrait
pas ; cependant , puisque nous avons en cemoment
le premier chant sous les yeux , nous ne saurions nous
refuser au plaisir d'en transcrire ici la fin. Le bon Artus ,
appelé par quelqu'autre affaire , a laissé Lancelot seul
avec Genièvre , après l'avoir accepté au nombre de ses
preuxdans une expédition qu'il méditait ; mais dans ce
tems-là même , le très- modeste chevalier en méditait une
222 MERCURE DE FRANCE ,
autre. Il est , comme nous l'avons dit , resté seul avee
Genièvre :
Tremblant , il craint d'exciter son courroux ;
Baissant les yeux et ployant les genoux ,
Il fait enfin ouïr ces mots : Madame ,
Tout chevalier est celui d'une dame ;
Puis-je m'offrir ? Genièvre ne dit rien
Quelques instans ..... et dit: je le veuxbien,
Merci , dit-il , et le silence achève :
Il sent alors qu'une main le relève ,
(Toute autre belle eût pris le même soin).
On prit sa main , on ne la serra point ;
Et toutefois ce moment que j'envie ,
Jusqu'à ce jour , remarquez bien ce point ,
Fut le moment le plus douxde sa vie .
Ne demandez pas si soin et point , si dame et madame
sont des rimes bien cathégoriques ; regardez le tableau
et vous oublierez le reste . Que ceci soit dit une fois pour
toutes , car on aurait cent occasions pour une de faire la
même objection , et nous serions toujours aussi bien
fondés à faire la même réponse .
Comme il y a beaucoup d'honnêtes gens qui ne se
contentent pas de s'amuser , et qui veulent encore savoir
de quoi ils s'amusent, afin de ne point s'y tromper , et de
ne pas s'exposer à faire à l'auteur plus d'honneur qu'il
n'en mérite ; ceux-là demanderont , peut-être , si cet
ouvrage est une composition , ou , comme tant d'autres ,
une compilation. A cela je réponds , que s'il n'y avait
jamais de compilations plus ennuyeuses que celle- ci , on
ne voudrait point d'autres lectures . Sans doute , l'aimable
compilateur des volumineuses folies de nos vieux romanciers
a pu , jusqu'à un certain point , y trouver une partie
de ce qui nous plaît dans son poëme ; oui , mais
comme Praxitèle a trouvé sa Vénus dans le marbré ,
comme Wanspandong et une certaine rivale dont il serait
jaloux s'il n'en était pas glorieux , savent trouver les plus
belles fleurs du printems , les plus beaux fruits de l'automne
sur leur palette : mais ici , combien il a fallu de
peine et de bonheur pour tirer tant de richesses de tant
AOUT 1812 . 223
de pauvretés ! combien d'eau trouble à filtrer pour la
rendre potable ! car ce n'est ni une imitation , ni un
abrégé , mais plutôt une distillation qui a rassemblé les
esprits des substances qui lui étaient soumises , et qui ,
aidée de la science du chimiste , a converti une liqueur
insipide en un breuvage dont on pourrait fort bien s'enivrer.
Comme dit une vieille chanson ,
Tout consiste dans la manière
Et le goût ,
Et c'est la façon de le faire
Qui fait tout.
Comptera-t-on pour rien cet art si désirable ( et qui
dans tant d'occasions serait si bien payé ) , de changer
levieux en neuf; ce coup-d'oeil fin qui démêle dans ce
qui ne paraît et même qui n'est qu'ennuyeux , ce qui
avec une légère façon pourrait devenir amusant ; ce
talent , ce goût qui sait amalgamer et fondre ensemble les
choses les plus incohérentes , et cette magie poétique qui
prête un charme inattendu à ce qui , jusque-là , n'avait été
que bizarre ? Enfin , n'est-ce pas même pour M. Creuzé
unvrai mérite auprès de ses lecteurs , d'avoir pris pour lui
toute lapeine , afin qu'il ne restât pour eux que du plaisir?
Certes , ce ne sont ni les chroniqueurs , ni les romanciers
de ces tems si peu , si mal connus , ce n'est ni un
Robert Borron, ni un Hélis Borron, ni un Gautier Mapp ,
niunChrétien de Troies , etc. etc. dontilpouvait apprendre
àdire tant de choses en si peu de mots , eux qui , d'ordinaire
, ont besoin de tant de pages pour dire si peu de
chose. Est-ce chez eux qu'il a puisé ce talent de faire
naître à volonté incidens sur incidens , qui cachent la
pauvreté du fond des vieux récits qu'il a conservés ,
comme de nouveaux rameaux , de nouvelles branches et
de nouvelles feuilles cachent la nudité et le dépérissement
de l'arbre ? Est-ce à ces pauvres moines qu'il doit cette
vivacité toujours productive , toujours diverse , ces
plaisanteries toujours renaissantes et jamais les mêmes ,
dont l'ouvrage fourmille du premier vers jusqu'au
dernier ; et ces traits malins qui semblent toujours sif-
Der à vos oreilles ; et particulièrement ces réflexions
224 MERCURE DE FRANCE ,
toujours agréables quoique souvent profondes , qui coulent
sans cesse avec la même abondance sans laisser la
moindre inquiétude que la veine qui les fournit puisse
jamais s'appauvrir ? Nous ne prétendons point y puiser
de quoi désaltérer nos lecteurs , mais seulement de quoi
allumer de plus en plus leur soif, et leur donner le désir
ou plutôt le besoin de s'approcher de la source , et nous
choisissons dans ce dessein , ou plutôt le hasard choisit
pour nous , le début du sixième chant qui se présente
justement à l'ouverture du livre .
Quand par hasard je repose mes yeux
Sur ces puissans ennuyés , ennuyeux ,
Emu pour eux d'une pitié sincère ,
Jedis tout bas : Quelque petit malheur
Leur ferait bien , leur serait nécessaire
Pour délasser de l'ennui du bonheur.
Et puis poussé vers un désir contraire,
Je vois souvent que ces heureux , bientôt ,
Ont du malheur plus qu'il ne leur en faut .
Car c'est , hélas ! le sort de cette vie ,
De biens , de maux , incessamment remplie ;
Le mal l'emporte ; ainsi que nos beaux jours ,
Nos doux plaisirs précipitent leur cours;
Et le chagrin , démon qui nous épie ,
Est toujours là , prompt à nous assaillir.
Ogens heureux ! quelle est votre folie !
Jouissez donc , le malheur va venir.
Sans doute les détails sont charmans , diront les aristarques
les plus sévères , c'est quelque chose , mais il
faut un ensemble , une marche , une ordonnance ; en
un mot , un plan. Et que nous direz-vous du plan ? qu'il
y en a juste ce qu'il en faut. Un plan est une première
pensée qui disparaît dès qu'elle est remplie comme le
cannevas dès qu'il est brodé . Il suffit que tous les détails
tiennent de près ou de loin au sujet : et quand d'ailleurs ils
se conviennent, ils s'arrangent entr'eux , de manière qu'il
en résulte un tout qui plaît , le lecteur n'a rien de plus à
demander ; peut-être même qu'après cela si vous lui
montriez le plan à nu , il y trouverait assez peu d'intérêt.
Unguerrier a sauvé ses pénates d'une ville embrasée : il
AOUT 1812 .
'sait , par une révélation céleste , qu'il doit les trans
porter dans une autre contrée , et y fonder une colonie
qui deviendra un grand empire : il obéit à sa destinée
une divinité le protége , une autre le parsécute ; ede ur
suscitera une tempêta, un amour, une guerre...Le
héros sortira glorieux de toutes les épreuves , et les des
tins s'accompliront. Tout cela était assez facile à imaginer
, et cependant l'Eneide n'était pas facile à faire .
LA
SEIN
Un plan heureusement conçu , sagement raisonné ,
fidèlement suivi , est de la première importance dans un
poëme dramatique où la durée de la représentation vous
sert de mesure en tout , sans vous perinettre de détourner
un moment votre attention de l'objet principal ; et où la
première des règles , c'est de server le noeud et de presser
le dénouement ; mais dans une épopée où le poëte est
maître de prendre à- peu - près tout le champ qui lui convient
, il s'écarte sans scrupule , bien sûr qu'il pourra
toujours se retrouver. Dans le poëme héroï- comique , surtout
, le sujet pourrait fort bien n'être qu'un prétexte ; la
conduite , une promenade ; le plan, un labyrinte ; et la
règle alors , au lieu de marcher vers le dénouement , serait
plutôt de le retarder ; ce n'est point à proprement parler
tune épopée , mais une parodie élégante et amusante des
choses qui dans l'épopée ne pourraient ou du moins ne
devraient être que sublimes et sérieuses. La poésie héroïcomique
està côté de la vraie poésie héroïque , une jeune et
jolie petite espiègle qui s'amuse à contrefaire sa mère ; elle
apris quelquefois son noble costume , sa parure , sa coiffure
, toutes ses marques distinctives ; elle imite sa contenance
, sa démarche , son langage , ses manières .... Elle
lui ressembleun moment , mais bientôt la gentillesse , la
vivacité , la malice , l'enjouement , l'extravagance reparaissent
de plus belle ; sa légèreté , ses courses , ses danses ,
j'ai presque dit ses gambades , nous la montrent comme
ici nous la voyons , doublement heureuse de plaire , sous
le masque et démasquée .
A propos des détails d'un poëme héroï-comique , on
en reviendra peut- être encore à la versification de celui-
"ci ; car pour peu que la critique trouve à mordre , sur--
tout dans un aussi bon morceau , elle ne lâche pas sitôt
P
236 MERCURE DE FRANCE ,
:
:
prise. Eh bien , oui ! nous sommes déjà convenus en ce
point de quelques négligences , que M. Creuzé avait
sûrement vues avant nous . Pourquoi donc les y'a-t-il
laissées ? Il avait sans doute quelque raison pour le moment
, ne fût-ce que celle de ne pas perdre son tems à
ratisser son chemin , et l'envie de nous conduire plus vite
à de nouvelles scènes qui nous font tant de plaisir , tandis
qu'un petit cahot à peine sensible nous fait si peu de
mal . Malheur aux tristes juges devant qui la grace ne
trouve point grace !
Nous voudrions bien ne pas quitter sitôt la table ronde ,
et nous espérons qu'on nous permettra de ne pas nous
entenir à ce premier article . BOUFFLERS .
VARIÉTÉS .
SPECTACLES . - Théâtre impérialdel'Opéra-Comique.-
Première représention de l'Emprunt secret , ou le Prêteur
sans le vouloir , opéra comique en un acte , paroles de
M. Planard, musique de M. Louis Prad'her.
L'idée principale de cette comédie est assez plaisante .
M. Dubuisson , procureur de village , est avare et amoureux;
il a sur sa terrasse de l'argent caché sous une caisse de
fleurs , et sa belle est logée près de lui , mais elle ne l'aime
pas , et il craint qu'on ne lui dérobe son double trésor ; aussi
chante-t-il :
On peut me ravir ma future ,
J'ai pour mon or même frayeur ;
Je crois voir dans chaque figure
Un rival ou bien un voleur .
Cependant son mariage paraît certain; M. Durivage , père
de celle qu'il aime , lui a souscrit une obligation de dix
mille francs payables dans six mois , à un jour fixe et à inidi
très-précis ; faute de payement, il reconnaîtDubuisson pour
songendre. Armand , rival préféré du procureur , voudrait
bienrembourser les dix mille francs pour M. Durivage ; à
cet effet il a mis une maison en vente , et chaque jour il envoie
à Brest , ville voisine , Victor , son fidèle valet , pour
guetter l'arrivée d'un vaisseau qui doit ramener des colo
AOUT 1812 . 227
nies un oncle riche qui depuis trois mois annonce son
retour , et qui lui a promis la moitié de son bien. Cependant
c'est ce même jour qu'expire le délai fatal et que les
dix mille francs doivent être remboursés; les deux amans
sont malheureux et se querellent, ce qui est assez d'usage .
Enfin le valet revient de Brest pour annoncerque le vaisseau
tant désiré entre dans le port , et l'on court chez le notaire
pour essayer de retarder la signature du contrat de mariage
de la jeune personne avec le procureur , car la difficulté est
de savoir si l'oncle ou l'argent arriveront avant l'heure fixe
de midi. Le zélé Victor, épuisé de lassitude, s'assied sur un
banc près de la porte de la terrasse du vieux Harpagon :
celui-ci paraît sur sa terrasse , et se félicite d'avoir à joindre
à son trésor quelques fonds qui viennent de lui rentrer.
Dans ce moment, sa gouvernante lui remet une lettre par
laquelle on le charge d'acheter de suite la maison d'Armand,
et on lui fait en même tems passer quinze mille francs en
bons billets pour cette acquisition ; mais le procureur se
garderait bien de remplir cette commission avantle lendemain
, carArmand pourrait lui rembourser les dix mille
francs , et lui Dubuisson resterait garçon; il rentre chez lui
pour répondre à cette lettre. Victor qui a tout entendu est
justement courroucé contre la ruse de M. Dubuisson ; il se
demande si l'on ne peut pas emprunter dix mille franes au
coffre-fortdu rivalde son maître ,tandis que ce même rival
retient quinze mille francs quiappartiennent à Armand. La
gouvernante de Dubuisson paraît sur la terrasse ; elle est
fort en colère de ce que son maître se marie ; Victor , en
la flattant , parvient à se faire introduire ; il trouve un
moyen ingénieux pour l'éloigner , et sé saisit du portefeuille
qui contient le trésor. Bientôt après , tous les personnages
sont réunis ; le procureur , aatttteenuddu qu'il est midi moins six
minutes et demie et qu'il n'est pas payé , réclame la main
de Julie; le valet lui présente alors une somme de dix mille
francs et le paye avec ses propres deniers ; idée comique
et qui a été généralement applaudie. Les fonds annoncés
par l'oncle arrivent en même tems ; Victor joint aussitôt
dix mille francs à ce qui est resté dans le portefeuille , et
le restitue complet au procureur ; grande colère de celui-ci,
qui sort raillé à son tour par ceux qu'il avait voulu tromper.
Ily a de l'invention et de la gaîté dans ce petit ouvrage ;
la querelle des deux amans , terminée tout-à-coup par l'arrivée
du vieux jaloux , a fourni à l'auteur une véritable
scène de comédie; celle où le valet profite de la surdité de
P2
228 MERCURE DE FRANCE ,
la gouvernante pour s'introduire sur la terrasse est trèsgaie
et a excité des applaudissemens réitérés. Des moralistes
demanderont si l'emprunt fait à la caisse de Dubuisson,
n'est pas un véritable vol; si l'on doit mettre de pa
reilles actions sous les yeux des spectateurs .... Je crois que
l'auteur serait fort embarrassé pour leur répondre.
L'auteur est M. Planard qui , dès ses premiers essais , a
fait voir son attachement pour les bons modèles ; le dialogue
et la versification de ce nouvel opéra sont naturels et
faciles : ce dernier ouvrage prouve qu'il se range du parti
des auteurs qui veulent conserver la comédie à l'Opéra-
Comique , en dépit de ceux qui voudraient transformer ce
théâtre en Opéra Buffa. On doit donc le féliciter de son
succès . Il a été secondé par M. Prad'her , qui a saisi avec
esprit les intentions de l'auteur , et a coupé ses morceaux
en homme qui a la connaissance de son art . L'ouvrage est
bien joué , sur-tout par Gavaudan qui , dans le rôle du
valet , a su prouver que le vrai talent sait se plierà plusieurs
emplois.
Théâtre de l'Impératrice.-Première représentation de
laMouche du Coche , comédie en un acte et en prose.
M. Dermond , homme d'un caractère pacifique , vit retiré
dans une belle terre en Touraine ; il a promis la main
de sa fille à Francheville , ancien militaire et son ami ; le
neveu de Francheville aime la fille de Dermond et en est
aimé . M. Faitout , natif des bords de la Garonne , s'est
établi chez Dermond son cousin ; véritable Mouche du
Coche , il ordonne , se mêle de tout , et ne fait rien. Dermond
et Francheville n'ont pas de peine à sentir qu'un
jeune officier , comme le neveu de Francheville , convient
mieux à une jeune personne qu'un vieux célibataire , et les
jeunes gens , graces aux soins que se donne M. Faitout ,
sont heureux.... un peu plus tard qu'ils ne l'eussent été ,
s'il ne se fût pas mêlé de cette négociation , d'autant plus
délicate que les parens , avant de l'entendre , avaient résolu
cemariage.
Cette pièce n'est point une comédie d'intrigue , puisque
M. Faitout , personnage principal ,y agit presque toujours
seul , et sans autres obstacles que ceux que se crée sa manie ;
ce n'est point un gascon qui vit aux dépens d'autrui , qui
-tracasse , qui brouille , qui raccommode , et le tout dans
son intérêt; c'est véritablement l'homme de Phèdre , multum
agendo nihil agens ; c'est un homme possédé du
AOUT 1812 .
229
démondesbons offices , etbien convaincu lui-même d'avoir
été utile , nécessaire même , et cela dans les circonstances
les plus indifférentes . Talon , acteur connu par des succès
au théâtre de la Porte-Saint-Martin , a parfaitement saisi
ce caractère , et a puissamment contribué à la réussite de
l'ouvrage , qui a été fort applaudi .
Il ne peut qu'être très-flatteur pour l'auteur ou pour les
auteurs qui paraissent décidés à garder l'anonyme , qu'on
ait attribué cette petite comédie à un homme du talent de
M. Picard; une pareille méprise en fait assez l'éloge .
B.
INSTITUT IMPÉRIAL DE FRANCE . - Classe d'Histoire et
de Littérature ancienne. — Prix proposés au concours
pour les années 1813 et 1814. - Séance publique du 3juillet
1812.- La Classe d'Histoire et de Littérature ancienne
avait proposé pour sujet du prix qu'elle devait adjuger dans
cette séance : Quel fut l'état de la poésie française dans les
XII et XIIIe siècles ? Quels genres de poésie furent le
plus cultivés ?
Les concurrens étaient invités à s'occuper spécialement
des ouvrages des poëtes français proprement dits , ou
Trouvères , beaucoup moins connus que les Troubadours ,
ce qui ne devait pas empêcher qu'ils ne pussent parler incidemment
de ceux-ci , à raison des points de contact qui les
rapprochent des Trouvères .
Aucun des Mémoires envoyés au concours n'a paru à la
Classe réunir toutes les conditions nécessaires pour mériter
le prix : elle a cependant jugé digne d'une distinction honorable
le Mémoire qui porte pour épigraphe :
Sainz Pox li mestres de la gent
Nos dit en son enseignement ,
Que quanqui est en livre escrit
Yest tot por nostre prafit ;
Que nus escriz n'est tant frarins ,
Ne de vices as Sarrazins
Dont l'on ne puisse exemple traire ,
De mal laisser et de bien faire .
(Romande Partonopex de Blois . MSS. de la Bibl. Imp . nº1830. S. G.)
Ce Mémoire , rempli de recherches , lui a paru réunir
tous les matériaux et les documens nécessaires pour bien
230 MERCURE DE FRANCE , AOUT 1812 .
4
traiter le sujet proposé; mais le plan et la marche de l'ouvrage
ne répondent pas au mérite des récherches ; les résultats
sont difficiles à saisir , et le style est trop peu soigné.
La Classe espère que l'auteur , qui se plaint de n'avoir pas
eu le tems de faire mieux , pourra faire disparaître ces défauts
, et qu'il profitera du délai pour travailler de nouveau
son ouvrage .
Elle a pensé que la même raison avait empêché l'auteur
duMémoire qui a pour épigraphe : Ardua res est vestutati
novitatem dare (Plin. Hist. Nat.), de terminer son travail,
et que le délai accordé lui en donnera le tems .
La Classe propose de nouveau le même sujet pour l'anpée
1813 .
Le prix sera une médaille d'or , de la valeur de 1500 fr.
Les ouvrages envoyés au concours devront être écrits en
français ou en latin , et ne seront reçus que jusqu'au premier
avril 1813. Ce terme est de rigueur.
La Classe d'Histoire et de Littérature ancienne propose
pour sujet d'un autre prix qu'elle adjugera dans sa séance
publique du premier vendredi de juillet 1814 , de Rechercher
quelsfurent les changemens opérés dans toutes les parties
de l'administration de l'Empire romain sous le règne de
DIOCLETIEN , et les regnes de ses successeursjusqu'à l'avénement
de JULIEN au trône .
Le prix sera une médaille d'or de la valeur de 1500 fr .
Les ouvrages envoyés au concours devront être écrits en
français ou en latin , et ne seront reçus que jusqu'au premier
avril 1814. Ce terme est de rigueur.
Ils devront être adressés , franc de port , au Secrétariat
de l'Institut , avant le terme prescrit ; et porter chacun une
épigraphe on devise qui sera répétée dans un billet cacheté
joint au mémoire , et contenant le nom de l'auteur.
Les concurrens sont prévenus que l'Institut ne rendra
aucun des ouvrages qui auront été envoyés au concours ,
mais les auteurs auront la liberté d'en faire prendre des
copies , s'ils en ont besoin.
POLITIQUE.
Le septième Bulletin de la Grande-Armée , daté de
Wilna , le 16 juillet , est ainsi conçu :
Sa Majesté fait élever sur la rive droite de la Vilia un camp retranché
fermé par des redoutes , et fait construire une citadelle sur la
montagne où était l'ancien palais des Jagellons. On travaille à établirdeux
ponts de pilotis sur la Vilia. Trois ponts de radeaux existent
déjà sur cette rivière .
Le 8 , l'Empereur a passé la revue d'une partie de sa garde , composée
des divisions Laborde et Roguet que commande le maréchal
duc de Trévise , et de la vieille garde que commande le maréchal due
de Dantzick , sur l'emplacement du camp retranché. La belle tenue
de ces troupes a excité l'admiration générale.
Le4. le maréchal duc de Tarente fit partir de son quartier-général
de Rossiena , capitale de la Samogitie , l'une des plus belles et des
plus fertiles provinces de la Pologne , le général de brigade baron
Ricard, avec une partie de la 7e division , pour se porter sur Poniewiez
: le général prussien Kleist , avec une brigade prussienne , a
été envoyé sur Chawli , et le brigadier prussien de Jeannerel , avee
une autre brigade prussienne , sur Telch. Ces trois commandans sont
arrivés à leur destination . Le général Kleist n'a pu atteindre qu'un
hussard russe , l'ennemi ayant évacué en toute hâte Chawli , après
avoir incendié les magasins .
Le général Ricard est arrivé , le 6, de grand matin à Poniewiez . II
a eu le bonheur de sauver les magasins qui s'y trouvaient , et qui contenaient
30 mille quintaux de farine. Il a fait 160 prisonniers , parmi
lesquels sont quatre officiers . Cette petite expédition fait le plus grand
honneur au détachement de bussards de la Mort prussien, qui en a été
chargé . S. M. a accordé la décoration de la Légion d'honneur au
commandant , au lieutenant de Raven , aux sous- officiers Werner et
Pommereit , et au brigadier Grabouski , qui se sont distingués dans
cetteaffaire.
Les habitans de la province de Samogitie se distinguent par leur
patriotisme. Ils ont un griefde plus que les autres Polonais : ils étaient
bres; leurpays est riche; il l'était davantage; mais leurs destinées
232 MERCURE DE FRANCE ,
ont changé avee la chute de la Pologne: Les plus belles terres ayant
été données par Catherine aux Soubow, les paysans , de libres qu'ils
étaient , ont dû devenir esclaves . Le mouvement de flanc qu'a fait
l'armée sur Wilna , ayant tourné cette belle province , elle se trouve
intacte , et sera de la plus grande utilité à l'armée. Deux mille chevaux
sont en route pour venir réparer les pertes de l'artillerie . Des
magasins considérables ont été conservés . La marche de l'armée de
Kowno sur Wilna et de Wilna sur Dunabourg et sur Minsk a obligé
l'ennemi à abandonner les rives du Niemen , et a rendu libre cette
rivière , par laquelle de nombreux convois arrivent à Kowno. Nous
avons dans ce moment plus de 150 mille quintaux de farine , 2 millious
de rations de biscuit, 6 mille quintaux de riz , une grande quantité
d'eau-de- vie , 600 mille boisseaux d'avoine , etc. ete. Les convois se
succèdent avec rapidité ; le Niemen est couvert de bateaux.
Le passage du Niemen a eu lieu le 24 , et l'Empereur est entré à
Wilna le 28. La première armée de l'Ouest , commandée par l'Empereur
Alexandre , est composée de 9 divisions d'infanterie et de 4
divisions de cavalerie . Poussée de poste en poste , elle occupe aujourd'hui
le camp retranché de Drissa , où le roi de Naples , avec les
corps des maréchaux dues d'Elchingen et de Reggio , plusieurs divisions
du premier corps et les corps de cavalerie des comtes Nansouty
et Montbrun , la contient. La seconde armée , commandée par le
prince Bagration , était encore , le rer juillet, à Kobrin où elle se réu- .
nissait . Les ge et 15e divisions étaient plus loin sous les ordres du
général Tormazow . A la première nouvelle du passage du Niemen ,
Bagration se mit en mouvement pour se porter sur Wilna ; il fit sa
jonction avec les Cosaques de Platoff qui étaient vis-à-vis Grodno .
Arrivé à la hauteur d'Ivić , il apprit que le chemin de Wilna lui était
fermé . Il reconnut que l'exécution des ordres qu'il avait serait téméraire
et entrainerait sa perte , Soubotnicki , Traboui , Witchnew ,
Volojink étant occupés par les corps du général comte Grouchy , du
général baron Pajol et du maréchal prince d'Eckmulh. Il rétrograda
afors et prit la direction de Minsk ; mais arrivé à demi- chemin de
cette ville , il apprit que le prince d'Eckmulh y était entré. Il rétrograda
encore une fois ; de Newij il marcha sur Slousk ; et de là , il se
porta sur Bobriusk d'où il n'aura d'autre ressource que de passer le
Borysthène. Ainsi les deux armées sont entièrement coupées et séparées
entre elles par un espace de cent lieues .
Le prince d'Eckmulh s'est emparé de la place forte de Borisow sur
la Beresina. Soixante milliers de poudre , seize pièces de canon de
siége . des hôpitaux , sont tombés en son pouvoir. Des magasins con
sidérables ont été incendiés , une partie cependant a été sauvée.
AOUT 1812. 233
1
Le 10 ,le général Latour-Maubourg a envoyé la division de cavalerie
légère , commandée par le général Rozniecki , sur Mir. Elle /
rencontra l'arrière-garde ennemie à peu de distance de cette ville. Un
engagement très-vif eut lieu. Malgré l'infériorité du nombre de la
division polonaise , le champ lui est resté. Le général de Cosaques
Gregoriew a été tué , et 1500 Russes ont été tués ou blessés . Notre
perte a été de 500 hommes au plus. La cavalerie légère polonaise
s'est battue avec la plus grande intrépidité , et son courage a suppléé
au nombre. Nous sommes entrés le même jour à Mir.
Le 13 , le roi de Westphalie avait son quartier-général à Nesvy.
Le vice- roi arrive à Dockchitsoni .
Les Bavarois , commandés par le général comte Gouvion-Saint-
Cyr , ont passé la revue de l'Empereur , le 14, à Wilna . La division
Deroy et la division,Wrede étaient très-belles . Ces troupes se sont
mises en marche pour Sloubokoe .
La diète de Varsovie s'étant constituée en confédération générale -
de Pologne , a nommé le prince Adam Czartorinski son président.
Ce prince âgé de 80 ans , a été , il y a 50 ans , maréchal d'une diète
de Pologne. Le premier acte de la confédération a été de déclarer le
royaume de Pologne rétabli.
Une députation de la confédération a été présentée à l'Empereur à
Wilna , et a soumis à son approbation et à sa protection l'acte de
confédération.
Voici le texte de la réponse de S. M , réponse que l'histoire
consignera parmi les monumens les plus remarquables
de ce règne .
•MM. les députés de la Confédération de Pologne ,
> J'ai entendu avec intérêt ce que vous venez de me dire .
• Polonais , je penserais et j'agirais comme vous : j'aurais voté
Comme vous dans l'assemblée de Varsovie. L'amour de la patrie est
la première vertu de l'homme civilisé .
› Dans ma position , j'ai bien des intérêts à concilier , et bien des
devoirs à remplir. Si j'eusse régné lors du premier , du second ou du
troisième partage de la Pologne , j'aurais armé tout mon peuple pour
vous soutenir. Aussitôt que la victoire m'a permis de restituer vos
anciennes lois à votre capitale , et à une partie de vos provinces , je
l'ai fait avec empressement , sans toutefois prolonger une guerre qui
eût fait couler encore le sang de mes sujets .
>J'aime votre nation. Depuis seize ans j'ai vu vos soldats à mes
côtés, sur les champs d'Italie , comme sur ceux d'Espagne .
1
234 MERCURE DE FRANCE ,
> J'applaudis àtout ce que vous avez fait; j'autorise les efforts que
vous voulez faire ; tout ce qui dépendra de noi pour seconder vos
résolutions , je le ferai .
> Si vos efforts sont unanimes , vous pouvez concevoir l'espoir de
réduire vos ennemis à reconnaitre vos droits ; mais dans ces contrées
si éloignées et si étendues , c'est sur-tout sur l'unanimité des efforts
de la population qui les couvre , que vous devez fonder vos espérances
de succès .
› Je vous ai tenu le même langage lors de ma première apparition
en Pologne ; je dois ajouter ici que j'ai garanti à l'Empereur d'Autriche
l'intégrité de ses Etats , et que je ne saurais autoriser aucune
manoeuvre , ni aucun mouvement qui tendrait à la troubler dans la
paisible possession de ce qui lui reste des provinces polonaises. Que
la Lithuanie , la Samogitie , Witespsk , Polotzk , Mohilow , la
Wolhynie , l'Ukraine , la Podolie , soient animées du même esprit
que j'ai vu dans la grande Pologne , et la Providence couronnera par
le succès la sainteté de votre cause ; elle récompensera ce dévouement
à votre patrie , qui vous a rendus si intéressans , et vous a acquis
tant de droits à mon estime , et à ma protection , sur laquelle vous
devez compter dans toutes les circonstances . »
Pendant que l'Empereur règle ainsi les destinées du
Nord , que conciliant les droits des peuples et ceux des souverains
, il trace de sa main puissanteles limites d'un Etat
détruit en cinquante années qu'il relève en quelques jours ,
l'Angleterre pressée par la force des circonstances , et par
Ja plus impérieuse des lois , la nécessité , l'Angleterre épuisée
au dehors par des efforts sans proportion avec ses
moyens du dedans , épuisée au dedans par l'opiniâtreté
cruelle de son ministère dans un système insensé et destructeur
, cédant à la voix du besoin , au cri de la famine ,
aux douloureuses plaintes qui s'élèvent des ruines des ateliers
, et des débris des manufactures , l'Angleterre vient de
déclarer hautement , d'avouer en face de l'Europe qu'elle a
suivi une politique déraisonnable , qu'elle a élevé des prétentions
exagérées , que les effets désastreux de sa politique
sont retombés sur elle ; pour éviter la guerre avec l'Amérique
, et probablement sans parvenir à l'éviter , elle a revoqué
à l'égard de l'Amérique ses ordres du conseil de 1807 et
de 1809. Le rappel de ses actes d'agression justifie assez
ceux de représailles , et l'Angleterre , en revenant sur ses
ordres de 1807 et de 1809, sanctionne , à la face du monde
entier, la justice et la stricte équité des décrets de Berlin et
AOUT 1812 . 235
de Milan. Cependant , pour conjurer l'orage qui se forme
enAmérique , pour obtenir que le continent lui soit encore
ouvert, pour calmer les ressentimens des neutres qu'elle a
dépouillés , les alliés qu'elle compromet , et l'ennemi auquel
elle a voué une haine si invétérée , a-t-elle fait assez , et ne
peut-on pas , en développant le tableau de sa politique , et
en reprenant les événemens de plus hant , ne peut-on pas
lui demander encore davantage , et être en droit de
l'exiger ?
Le Moniteur, par une note publiée le 1er août , répond
à cette question :
<Voilà bien les ordres du conseil de 1807 et de 1809 révoqués , à
dater du res juillet ; mais vous ne révoquez pas les ordres de 1806 ,
c'est-à-dire , ce nouveau droit de blocus sur le papier , où vous déclarez
en état de blocus une place , non parce qu'elle est bloquée et
en prévention d'être prise , mais parce qu'elle fait un commerce nuisible
à vos manufactures. Or , tant que vous ne rapporterez pas les
ordres de 1806 , vous n'aurez rien fait , et le Continent vous sera
interdit. Les bâtimens venant directement en France avec des cargaisons
neutres seront reçus . Les bâtimens venant de Londres avec
des cargaisons anglaises seront confisqués . Nous n'admettons de blocus,
que celui qu'a défini le traité d'Utrecht , c'est-à-dire le blocus d'une
place dans la situation où se trouvaient Flessingue et les Bouches -del'Escaut
, pendant l'expédition de 1809. et qui cernée par terre et par
mer,serait en danger d'être prise ; mais l'application du blocus sur le
papier à tout autre point des côtes de l'Empire, pour nuire à son commerce,
entraine le blocus sur le papier des iles britanniques . En effet .
sans la reconnaissance du droit de blocus tel qu'il est établi par le
traité d'Utrecht , et la révocation des ordres de 1806 , que serait la
révocation des ordes de 1807 et de 1809 ? Nous verrions demain ou
après . l'Angleterre déclarer en état de bloeus les côtes de l'Empire
français , et permettre seulement aux neutres la communication avec
un point quelconque des côtes de la Méditerranée , ou avec un port
de la Baltique. Non , cela ne peut pas être. Rapportez les ordres du
conseil de 1806 , et revenez pour le droit de blocus aux droits consaerés
par les siècles , à ce que tous les traités ont établi , à ce qui existait
en 1785 , ou vous n'avez rien fait. Les tems sont changés . L'injustice
et la violence des mesures que vous avez prises ont autorisé
linjustice et la violence des mesures que la France a pu prendre .
C'est la nécessité produite par votre injustice qui a créé leGrand-
Empire. Désormais le tems où vous vous permettiez tout contre le
Continent , et où le Continent ne se permettait rien contre vous , est
passé ; ce tems ne reviendra pas plus que le règne des rois fainéans .
A chaque déclaration de guerre , vos voyageurs et vos marchands
seront arrêtés sur le Continent , si vous arrêtez sur mer les matelots ,
les passagers et les négocians qui voyagent sur des bâtimens marchands.
Si vous bloquez par une spéculation commerciale . si vous
appliquez à une partie de l'Empire le principe que vous avez adopté
de blocus sur le papier, et non un véritable blocus , tel qu'il a été
236 MERCURE DE FRANCE ,
reconnu aux conférences d'Utrecht , les îles britanniques et vos pos
sessions seront bloquées sur le papier. Si vous prenez des mesures
fortes on en prendra de plus fortes. On opposera la force des armes
à la force des armes , la rigueur de la législation à la rigueur de la législation
. C'est le seul moyen de n'être pas dupes , c'est le seul moyen
de vous vaincre , ou du moins de vous forcer d'être justes .
• Vous avez plus besoin du commerce du Continent que le Continent
n'a besoin de votre commerce. Vous avez plus besoin de l'Amérique
que l'Amérique n'a besoin de vous , par la raison que le inarchand
a plus besoin du consommateur que le consommateur n'a besoin
du marchand. Sije ne puis m'habiller de velours , je m'habillerai de
drap ; si je ne puis porter des bas de coton , je porterai des bas de fil.
Voilà l'histoire du consominateur. Mais le marchand qui a fondé le
train et le bien- être de sa maison sur les besoins du consommateur , a
besoin de vendre . Si vous cessez de vendre , où prendrez-vous vos
deux milliards de contribution et vos 600 millions d'emprunt ? Toutefois
le commerce est nécessaire au Continent. Il serait digne d'un
siècle barbare et non du siècle où nous vivons , celui qui viendrait
mettre obstacle au juste développement de l'industrie des peuples .
Les divers climats ont diverses productions . Les échanges font la
fortune et la commodité réciproques . Que le commerce soit done
rétabli , mais qu'il le soit sur des bases justes et égales . Que les peu-,
ples luttent entre eux d'économie et d'industrie , mais n'appuient pas
par la force une industrie arbitraire . Lord Chatam disait : « Si nous.
étions justes envers la France , notre prospérité n'existerait pas vingtquatre
heures. Lord Chatam pouvait avoir raison au tems où il
parlait; mais il changerait de langage aujourd'hui. La force des circonstances
était alors pour vous ; vous étiez maitres des mers comine
aujourd'hui , mais la France était sans influence sur le Continent. Eu
faisant peser sur la France une injuste législation , vous enrichissiez
la Hollande . Hambourg , Venise. La nature des choses est contre
vous aujourd'hui. Au lieu de vouloir méconnaitre la voix de la justice,
vous êtes dans une position où c'est à vous à la réclamer. Le traité
d'Utrecht , contre lequel vous avez tant lutté , est désormais votre
sauve-garde.
> Vous faites enfin un pas rétrograde : vous revenez sur les arrêts
de 1807 et de 1809. Mais les hommes profonds qui , chez vous plus ,
que dans toute autre nation , tiennent le burin de l'histoire , remarqueront
que les ordres du conseil ont changé la face du Monde , qu'il
eût mieux valu pour vous perdre un grand nombre de batailles et une
grande partie de vos colonies que d'avoir publié les ordres du conseil,
qui ont été la cause de la réunion de la Hollande et des villes anséatiques
, des grands changemens survenus en Europe et du système
continental. Les ordres du conseil à la main , l'Empereur osait et
pouvait tout , soit en France , soit en Europe. Sans vos ordres du
conseil , il n'eût pas eu la pensée, etn'eût pas eu le pouvoir de réunir
la Hollande et Hambourg , en établissant le système continental.
Cependant vous revenez sur les ordres du conseil : ils n'existent plus
dans votre législation . et le système continental est immuable. Dans
liguorance où vous êtes de la situation des affaires du Continent ..
vous vous êtes trompés d'époque; les ordres du conseil eussent été
AOUT 1812 . 237
hons en1785 , ils eussent produit d'immenses avantages pour vous ,
sans de grands inconvéniens . Vous pouviez tenir impunément le langagedu
loup de la fable . Mais dans l'époque actuelle , le seul langage
quivous convienne est le langage de lajustice : et en suivant les principes
qui conviennent aux intérêts du plus fort , vous ne faites qu'accélérer
votre ruine , en fondant la prospérité de vos ennemis . La
justice veutque vous reveniez aux principes qui régissaient les nentres
par rapport aux puissances belligérantes à la fin du siècle dernier
et au commencement de la présente guerre. Votre intérêt vous le
commande . Le tems où les mesures injustes et arbitraires vous étaient
profitables , est passé sans retour . »
Voilàune déclaration positive ; voilà des termes clairs et
précis; le continent sera entièrement libre ou entièrement
fermé ; la mer sera le domaine de toutes les nations , ou
ellene sera même pas celui de l'Angleterre ; tous les ports
seront ouverts , ou ils seront tous armés contre les vaisseaux
de l'Angleterre ; toutes les industries seront rivales et en
concurrence , ou celle de l'Angleterre sera proscrite et
anéantie ; tous les pavillons auront leurs droits , ou celui
de Londres perdra le sien. Au nom du roi son père , le
prince régent gouvernera une nation libre , commerçante ,
agricole , industrieuse , s'élevant par le génie qui lui est
propre à la plus haute prospérité , ou il régnera sur des
matelots oisifs , sur des cités affamées , sur un territoire
ensanglanté par les luddistes , et désolé par l'insurrection .
La déclaration énergique des Etats - Unis ne mettra pas un
poids médiocre dans la balance des délibérations ministérielles.
Les Etats-Unis ont déclaré la guerre à l'Angleterre,
le sénat a confirmé à une forte majorité la résolution de la
chambre. des représentans , et comme on l'a dit au sein de
celte chambre, l'épée de Washington est tirée. Déjà même,
dit-on, un engagement sérieux a été la suitede cette décla
ration , et cette même frégrate le Président, insultée en
pleine paix, et l'objet d'une hostilité caractérisée , a vengé
T'honneur de son pavillon , en prenant une frégate anglaise.
La guerre avec l'Amérique ne menace pas seulement le
commerce anglais d'une ruine totale , et le territoire britannique
d'une disette affreuse ; les possessions anglaises
sont elles-mêmes menacées : en vain l'Angleterre arme au
Canada ; los Canadiens sont plus que jamais disposés à
faire cause commune avec les Américains soutenus par la
France, tandis que dans l'Amérique méridionale , une
nouvelle confédération également indépendante , se réunit
sousun chefarmé pour la cause commune à l'Amérique
238 MERCURE DE FRANCE ,
entière , et stipulera pour première condition la franchise
de son pavillon , la liberté de son commerce , l'inviolabilité
du territoire qu'elle arrache moins encore à la domination
de l'Europe qu'au monopole anglais .
Que si , dans cette situation , l'Angleterre fondait encore
quelques espérances , non sur les succès de l'allié qui
dans le Nord a cédé à ses suggestions dangereuses , mais
sur les produits de son commerce dans la Baltique et les
débouchés qu'elle y maintient encore , voici des résultats
qui peuvent être opposés à ses spéculateurs déjà éclairés
par une expérience fatale ; ces résultats ont été appréciés
dans une ville où les notions commerciales sont un des élémens
de l'instruction , et publiés dans une autre ville où l'on
sait compter.
“Les Anglais , dit le Journal de l'Elbe , citant une lettre
de Leipsick , les Anglais ont expédié cette année , pour le
Nord, le même nombre de navires de commerce que dans
les années précédentes . Partie s'est dirigée vers la Battique
, partie a eu pour destination Archangel , route
polaire fréquentée depuis les décrets de Berlin et de Milan ,
et par laquelle des cafés font sur terre un trajet de 7 à800
lieues avant d'arriver au point où ils seront furtivement
consommés .
» Les expéditions de 1808 , 9 , 10 , ont été présentées à
l'Europe comme ouvrant un débouché à 15 ou 20millions
sterlings et plus , de valeurs en denrées coloniales et objets
de fabrique .
Les expéditions de 1811 ont présenté une diminution
telle qu'on n'a point cru devoir entretenir le public de l'état
florissant des flottes du Nord. Bien peu d'articles encore
ont pu en être vendus.
» Les expositions de 1812 sont aussi brillantes , numériquement
parlant : mais elles n'ont à bord que pour
250,000 liv . sterlings ( environ 6,000,000 de fr. ) de valeurs
. Tel navire dont le chargement était de 5 à 600,000 fr.
dans la campagne de 1810 , n'apporte cette année à ses
consignataires que 60 à 80,000 fr. de denrées , plutôt dans
la vue d'entretenir des relations prêtes à s'éteindre , que
dans l'espoird'un bénéfice ; car il est notoire que les envois
dans le Nord , donneront 25 pour cent de perte aux armateurs,
» Les frais de cette expédition ne seront pourtant point
entièrement perdus . La masse des objets invendus sur les
anciens envois est suffisante pour charger en retour un
AOUT 1812 . 239
grand nombrede navires : et ce sera du moins une consolationpourle
négociant de Londres de revoir des marchandises
qu'il croyait perdues etdont il avaitdéjà fait le sacrifice
; à moins cependant que la difficulté de trouver en
Angleterre des magasins , et le haut prix des loyers , ne le
déterminent à préférer l'entrepôt d'Anholt , d'Héligoland
ou de Malte . >>>
Dimanche dernier S. M. l'Impératrice a reçu , au palais
de Saint-Cloud , les grands dignitaires , les ministres , le
corps diplomatique et les membres des premiers corps de
l'Etat , qui s'y étaient rendus pour lui présenter leur hommage.
Le soir elle s'est promenée en calèche dans le pare
avec le roi de Rome , où sa présence a excité les acclamations
accoutumées . S....
ANNONCES .
L'Hymen et la Naissance , ou Poésies en l'honneur de LL. Mм.
II. etRR. Un vol . in-8° . Prix , 5 fr. , et 6 fr. 50 c. franc de port.
Chez Firmin Didot , imprimeur de l'Institut et graveur de l'umprimerie
impériale , rue Jacob , nº 24 ; et chez Arthus-Bertrand , lib . ,
rue Hautefeuille , nº 23 .
,
Ontrouve aux-mêmes adresses : Couronne poétique de Napoléonle-
Grand, ou Poésies composées en son honneur. Un vol. in-8° ,
avec un beau portrait . Prix , 6 fr . , et 7 fr . 50 c. frane de port .
Des recueils de ce genre ne sont point faits pour rester dans l'oubli
; parce qu'ils reproduisent l'expression libre , authentique , solennelle
de l'admiration et de la reconnaissance publiques : ce qui doit
les faire considérer comme un des plus beaux hommages qu'on puisse
offrir à l'héroïsme et à la grandeur.
LeMissionnaire , histoire indienne; par Miss Owenson ; traduite
de l'anglais par l'éditeur de la Femme , ou Ida l'Athénienne , roman
du même auteur . Trois vol. in-12. Prix , 7 fr . 50 c. , et 9 fr. franc
de port. Chez H. Nicolle , libraire , rue de Seine , nº 12 ; et Arthus-
Bertrand , libraire , rue Hautefeuille , nº 23.
Le Portrait, Nouvelle traduite de l'allemand d'Auguste Lafontaine
; par le même. Un vol . in-12 . Prix , 1 fr . 50 c. , et 1 fr. 75 e,
franc de port. Chez les mêmes .
Calendrier du Jardinier , ou Journal de son travail , distribué faz
240 MERCURE DE FRANCE , AOUT 1812.
chaque mois de l'année ; ouvrage utile à toutes les personnes qui
veulent cultiver elles-mêmes leurs jardins , ou curieuses de pouvoir
suivre , et même diriger avec fruit les opérations de leurs jardiniers
, etc. etc ; publié par J. F. Bastien , auteur de la Nouvelle
Maison rustique , 3 vol. in-40. Troisième édition , entichie de toutes
les nouvelles découvertes faites jusqu'à ce jour. Un vol. in-12 de plus
de 700 pages , imprimé sur petit caractère . Prix , 4 fr. 50 c ., et 6 fr .
franc de port. Chez Arthus -Bertrand , libraire , rue Hautefeuille ,
n° 23 .
Le compte favorable qui a été rendu de cet ouvrage , lorsque la
première édition parut , lui a mérité un grand succès . Son utilité a
été reconnue par toutes les personnes instruites dans les matières qui
-y sont traitées .
Dégagé entièrement de toute la partie scientifique qui n'appartient
qu'à la botanique proprement dite , cet ouvrage , par ses détails ,
convient à toutes les personnes curieuses d'acquérir des connaissances
utiles et agréables , pour les mettre en pratique ; à celles qui veulent
se perfectionner dans celles qu'elles pourraient déjà avoir sur la culture
et le jardinage.
Ouvrages qui se trouvent chez Arthus -Bertrand , libraire,
à Paris , rue Hautefeuille , nº 23 .
Histoire de Catherine II , impératrice de Russie , suivie de l'état
actuel du commerce , des richesses , des forces et des productions de
la Russie ; par M. Castera. Trois vol. in- 80, avec 13 portraits , la
earte de la Russie , et celle de la Pologne . Prix , 18 fr. , et 22 fr.
franc de port.
Le même ouvrage ; 4 vol . in- ra , avec les mêmes figures et cartes .
Prix , 12 fr . , et 16 fr. franc de port .
Histoire de la Russie , réduite aux seuls faits importans; par Sylvain
Maréchal , avec la carte de la Russie. In-8° . Prix , 5 fr . , et 6 fr .
50 cent. franc de port.
Anecdotes intéressantes et secrètes , tirées des archives de la Russie,
avec des traits caractéristiques particuliers aux différens peuples de
*cet Empire , 6 vol. in-12. Prix, 12 fr. , et 16 fr . franc de port .
Histoire de la prétendue révolution de Pologne . In-80 . Prix , 5 fr. ,
et 6 fr . 50 c. franc de port.
Caractères etAnecdotes de la cour de Suède. In-80 . Prix , 3 fr . , et
-4ft. franc de port.
Voyage en Norwège . en Danemarck et en Russie ; par Swinton.
Deux vol. in-8°. Prix ,8 fr. , et 10 fr. frane de port.
EPT
DE
LA
SEINE
MERCURE
DE FRANCE.
N° DLXXVII . Samedi 8 Août 1812 . -
POÉSIE .
LE VIEILLARD POLONAIS.
QUELLE ombre tout-à-coup sort de la nuit profonde ,
Et paraît méditer sur les destins du Monde ?
Est-ce toi , Sobieski ? Parle , que me veux- tu ?
Depuis dix ans entiers , chaque nuit ton fantôme ,
Quittant le noir royaume ,
Avenger la Pologne excite ma vertu .
Dans ce noble desseinj'ai traversé nos villes ,
Pleurant sur les malheurs des discordes civiles ;
J'en atteste le Ciel qui m'a vu tant de fois ,
Enveloppé de deuil , le front dans la poussière ,
Détestant la lumière ,
Prier pourmon pays , d'une mourante voix.
•Jusques à quand , disais -je , ô peuples sans courage ,
› Du joug le plus honteux souffrirez-vous l'outrage ?
› Le Russe , consommant ses infâmes traités ,
> De ses regards jaloux couve sa riche proie ,
› Et vous compte avec joie ,
• Comme de vils troupeaux, d'un peu d'or achetés.
A
9
1-
242
MERCURE DE FRANCE ,
› Voulez- vous que , parmi ses soldats intrépides ,
> Le Vengeur cherche en vain vos légions timides ;
> Et qu'imposant silence au clairon belliqueux ,
» Il sorte de sa tente , et qu'il dise à ses braves :
> Laissez ces vils esclaves ;
> Ils ne méritent pas que vous mouriez pour eux?
> Peut-être attendez-vous que le feu du tonnerre
→ S'attache aux ravisseurs d'une si belle terre ,
> Et de leurs corps fumans dévore les lambeaux ;
> Ou que de vos aïeux les cendres consumées ,
> Tout-à-coup ranimées ,
>>Une lance à la main , sortent de leurs tombeaux ?
» Le flambeau de leur gloire éclaire votre honte ;
→ Vous détournez les yeux , et la peur vous surmontee
Allez , indignes fils , baissez vos fronts tremblans ;
» Cachez ces boucliers , ces terribles épées
» Du sang russe trempées ,
>> Que leur bras suspendit à vos foyers brûlans .
› Voilà donc ces héros qui , passant le Bosphore ,
> Devaient assujétir les peuples de l'aurore !
>Vaincus , chargés de fers , ils se traînent mourans.
» Et qui n'a su défendre un pouvoir légitime ,
Débonnaire victime ,
>Obéit sans murmure à de cruels tyrans !
> Malheur au citoyen esclave volontaire !
> Il se cache dans l'ombre , il marche solitaire :
> Il est l'horreur des morts , l'opprobre des vivans ;
Nul ami ne soutient sa vieillesse affaiblie :
> Il expire , on l'oublie ;
→ Et ses os rejetés sont le jouet des vents.
› Mais celui qui combat , qui meurt pour sa patrie ,
Ne craint pas de laisser sa mémoire flétrie .
› Si le fer ennemi respecte sa valeur ,
› Sa mère est triomphante , et la vierge attendrie ,
› A son Dieu qu'elle prie ,
i
> Pour époux , en secret , demande le vainqueur...
AOUT 1812 . 243
Je perdais mes discours , et , vingt fois rallumée ,
Mon indignation sans fruit s'est consumée. :
Faible vieillard , que puis-je , avec mes cheveux blancs ?
On étouffe ma voix dans un lache silence ;
Onméprise la lance
D'unsoldat accablé sous le fardeau des ans !
Irai - je , ô Sobieski , cherchant un libre asile ,
Embarquer sur les mers ma vieillesse fragile ;
Et trainant , exilé sous des soleils lointains ,
Le reste languissant d'une vie épuisée ,
Dans la douleur usée ,
Demes cris éternels fatiguer les Destins ?
:
Eh! de quel front dirais-je aux mânes de mes pères :
Je vous quitte , et je fuis aux rives étrangères ?
Moi , fuir ! moi , me couvrir d'un opprobre éternel !
Non , non , plutôt venger ma liberté ravie ;
Et , vendant cher ma vie ,
Arroser de mon sang le foyer paternel !
1
Heureux , pour mon pays s'il faut que je succombe !
Un jour peut-être , un jour , à l'aspectde matombe ,
Le soldat polonais se sentira touché
1
Invoquera mon nom , et , déposant ses armes ,
De ses pieuses larmes
Mouillera l'humble pierre oùje serai couché !
Par M. DE CORMENIN , auditeur au Conseil-d'Etat .
STANCES A FLORIAN (1).
ORPHÉE enchanteur de la France ,
O toi la fleur des troubadours
Qui chantas l'aimable innocence
Et le jeune essaim des amours ;
Toi dont la lyre tendre et pure
Jadis a charmé les côteaux
4
(1) Cette pièce a déjà paru dans le Bulletinde la Société philomathique
de Bordeaux ; l'auteur y a fait de grands changemens , et elle
paraît ici telle qu'il l'avoue.
Q2
244
MERCURE DE FRANCE ,
Du doux pays où la nature
Etale ses riches tableaux (2) ;
Florian , reçois les hommages
D'unemuse dans son printems ,
Et du haut dés sacrés bocages
Souris à ses faibles accents .
Alorsque ton ame sensible
S'épanche en de tendres écrits ,
Avecquel charme irrésistible
Te suivent nos coeurs attendris !
Quenous chérissons ton Estelle ,
Almanzor (3) et son concurrent !
Etdans sa carrière immortelle
Que ton Numa nous paraît grand !
Lorsqu'en son aveugle furie (4) ,
Toute hideuse de forfaits ,
On vit ta coupable patrie
Se souiller du sang des Français ;
Toi qui ne chantas sur talyre
Que les moeurs pures des hameaux ;
Toi dont le fiel de la satire
Ne souilla jamais les pinceaux ;
Dans leséjour impur du crime
Traîné soudain par nos tyrans ,
Faible agneau tu deviens victime
De loups cruels et dévorans !
Là, tavoix plantive et touchante ,
Attristait l'écho de ces murs :
•Quoil dans une mort flétrissante
• Vont s'éteindre mes jours obscurs !
(2) On sait que Florian est né dans les délicieuses contrées de
'Occitanie : il a lui-même chanté sonpays natal dans Estelle.
(3) Gonzalvede Cordoue , héros du poëme de Grenade Conquise.
(4) Personne n'ignore que Florian fut victime de la révolution , et
quels furent les détails touchans de sa détention et de sa findéplorable.
AOUT 1812 .
345
► Le prix de mes chants fortunés ?
›Voilà done , ingrate patrie ,
> Les derniers instans de ma vie
> De honte sont empoisonnés !
› Fuyez , beaux rêves de la gloire ,
• Poétiques illusions !
› Fuyez de ma triste mémoire :
› La mort éclipse vos rayons ! .......
Mais trop tard de ton esclavage
Se brisa le joug odieux :
Tu péris au printems de l'âge ,
Pleurépar nos derniers neveux.
Tel aumatin , quand Philomele ,
Sous le verd feuillage des bois ,
Annonce la saison nouvelle ,
Par les sons touchans de sa voix ,
Insensible à sa mélodie ,
Le vautour fond du haut des airs ,
Et la pressant d'un ongle impie
Nous ravit ses tendres concerts !
Par M. FRÉDERIC BATRÉ ,
Jeune élève d'humanités au Lycéede Bordeaux.
ÉNIGME.
J'EUS pour mère en tout tems la curiosité ,
Et sur-tout de nos jours elle me multiplie.
Je suis vieux , mes amis , sous Louvois jepris vie ;
Rienne me plait pourtant comme lanouveauté.
Je traverse les mers ,mon domaine est lemonde ;
Laguerre et ses dangers sont mes plus grands soutiens.
Des peuples disperséspour serrer les liens
Je promène par-tout ma course vagabonde;
Do la terre et des cioux j'extrais mes alimens.
Qui pourrait calculer ma nombreuse famille ?
De frères et de soeurs notre maison fourmille ...
Mais c'est assez , lecteur , tu me tiens , je le sens
AUG . CH...... J.... G ( Charente-Inférieure ) .
240
MERCURE DE FRANCE , AOUT 1812.
LOGOGRIPHE .
SOUVENT je nais du luxe et de l'extravagance :
Je suis d'humeur légère , et chéris l'inconstance.
Aussi chez le Français j'établis mon pouvoir ;
C'est à Paris , sur-tout , c'est là qu'il me faut voir.
A la cour , au théâtre au bal , aux Tuileries ,
Je promène avec bruit mes superbes folies .
Mainte femme , maint sot , dépourvus d'agrémens ,
N'empruntent d'autre éclat que de mes ornemens.
Le caprice ou le goût règlent madestinée ;
Je vis , meurs et renais , vingt fois dans une année.
Qu'on retranche mon chef , par un destin nouveau ,
J'immortalise alors , et Pindare et Rousseau .
FÉLIX MERCIER ( de Rougemont ).
CHARADE .
Mon premier , quoi qu'on fasse , est toujours devant vous .
D'autres individus ne l'ont que par dessous .
Je puis , je crois , par un nouveau système ,
De suite , en peu de mots , passer à mon troisième.
Le blanc avec le noir , voilà son élément.
Mon second est toujours un titre vénérable.
Quiveut lemériter , ne pent qu'être louable.
Autrefois plus commun qu'il ne l'est maintenant ,
On ne le conférait qu'à Rome.
Mon tout , quoiqu'en lui-même , absurde , insignifiant ,
Fut ( tout Français lesait et le cite souvent )
Lemot de gaité qu'un grand homme
Prononçait avec grâce et presque à tout moment .
JOUYNEAU - DESLOGES ( Poitiers ).
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme-logogriphe est Rame (de papier ) .
Celui du Logogriphe est Basilic, dans lequel on trouve : bal,
bis , ail , si , la ; ći , ici, sa , lis
lac ,bas , Laïs et bac.

,as,
Cehui de la Charade est Calepin.
cas , liais , eils , bai , lai , s
1
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS.
HISTOIRE DE FRANCE PENDANT LE DIX- HUITIÈME SIÈCLE ; par
CHARLES LACRETELLE , membre de l'Institut , professeur
d'histoire à l'Académie de Paris . VI VOLUME .
AParis , chez Fr. Buisson, libraire-éditeur , rue Gilles-
Coeur , nº 10 .
-
-
APRÈS avoir parcouru cette longue suite d'événemens
qui s'est écoulée depuis le siècle de Louis XIV jusqu'aux
premières années du règne de Louis XVI , et dont l'honneur
n'a été sauvé que par les triomphes de l'esprit et du
génie , M. Lacretelle arrive à cette époque qui devait
enfanter l'une des plus étonnantes révolutions dont les
peuples puissent garder le souvenir.
Que ceux qui ont attribué cette terrible catastrophe
aux progrès de l'esprit philosophique et aux vaines déclamations
de quelques enfans perdus de l'Encyclopédie ,
que ceux dont la vue bornée ne saurait embrasser toutes
les causes d'un grand événement , lisent l'ouvrage de
M. Lacretelle et s'y instruisent : ils verront tous les élémens
de la discorde se préparer de loin , s'amasser lentement
, s'échauffer par la fermentation des partis , des
intérêts et des ambitions , et produire enfin cette redoutable
explosion qui a ébranlé nos institutions jusque dans
leurs fondemens .
Supposez qu'à l'approche de tant d'orages , au milieu
de tant de dangers , le chef de l'Etat , au lieu de cet esprit
chancelant , de cette conscience timide et scrupuleuse
qui l'arrêtait sans cesse , eût eu cette fermeté d'ame
cette noble résolution qu'inspire la philosophie , pensezvous
qu'il eût abandonné aux vents et aux tempêtes le
vaisseau confié à ses soins ? Frédéric ou Catherine II ,
sur le trône de France , eussent-ils redouté les progrès
de l'esprit philosophique ? Il me semble que ce qui donne
un grand prix à l'ouvrage de M. Lacretelle , c'est l'art
248 MERCURE DE FRANCE ,
avec lequel il sait remonter à la source des événemens ,
lier les faits entre eux , en suivre tous les mouvemens ,
enmontrer les conséquences et les ramener tous vers un
butunique et nécessaire. Car dans l'ordre moral , comme
dans l'ordre physique , la nature suit des lois communes.
L'histoire n'est pas un assemblage fortuit de faits partiels
et isolés , c'est la réunion d'une infinité de phénomènes
divers , agissant ensemble , et dont les combinaisons produisent
un résultat fixe et déterminé .
Dès le commencement du dix - huitième siècle on
aperçoit les germes de la révolution . M. Lacretelle nous
en a déjà montré le développement sous la régence de
Philippe d'Orléans , le long règne de Louis XV , et les
premières années de celui de Louis XVI , dans une période
de soixante-huit années . Pour arriver à l'époque de
la révolution , il ne lui restait plus qu'un espace de six
années à parcourir. C'est l'histoire de ces six années qu'il
nous offre aujourd'hui dans son dernier volume .
La guerre d'Amérique venait de finir , et la France par
une paix glorieuse avait effacé l'affront qu'elle avait essuyé
vingt ans auparavant. Tout semblait ne respirer que la
paix et le bonheur. Les esprits se portaient vers le culte
des arts , et semblaient n'être animés que des sentimens
de la plus douce bienveillance. Jamais on n'avait tant
parlé d'humanité , jamais on n'avait semblé la servir avec
plus de zèle ; mais sous une apparence de calme et de
sérénité se formait la plus redoutable des tempêtes , et
ce fut un ministre actif, laborieux et spirituel qui la provoqua
le premier .
Ici M. Lacretelle décrit les suites de la retraite de
M. Necker , l'entrée de M. de Calonne au ministère , les
impressions défavorables que répandit cette nomination
dans les parlemens et les divers ordres de l'Etat , la sécurité
du prince , la satisfaction des courtisans , et l'adresse
du ministre à dissimuler les plaies de l'Etat. Ce tableau
est fait avec beaucoup de discernement et de vérité.
<<Tout fut aimable , dit-il , dans les formes extérieures
>> de son administration ; avant Calonne ce qu'on craignait
>> le plus au milieu des fêtes de la cour , c'était l'aspect
>> d'un contrôleur général . Calonne y répandait la sécu-
*
AOUT 1812 . 249
» rité en paraissant tout approuver de son inaltérable
▸ sourire. Il augmentait les charmes de ces fêtes par les
» grâces de sa conversation et sur-tout par la facilité de
» ses promesses. Le comte d'Artois pouvait confier gaî-
> ment au ministre son protégé les pertes qu'il avait faites
> au jeu . Tout était si promptement réparé que le roi
>> était tenté de croire que son frère s'était modéré dans
> ses dépenses . La reine avait-elle à réclamer de nou-
» veaux dons pour les parens de son amie la duchesse
>>de Polignac ? Le contrôleur général paraissait avoir
> tenu en réserve une place commode , un domaine par-
> faitement à leur convenance . L'intéressait-elle pour
> un militaire sans fortune ou pour un artiste malheu-
> reux ? Calonne accordait des secours à tous les objets
» d'une pitié généréuse . A quelque heure de la journée
» qu'on l'abordât , on le trouvait dans la situation d'un
>>homme qui a fini son travail, et qui confiant et serein ,
» écoute vos voeux avec intérêt et suit vos pensées en les
■ développant. Il causait bien etdiscourait encore mieux .
> Tous les différens systèmes d'économie politique lui
> étaient également connus. Il raillait en public les
> économistes , mais il leur fesait entendre en secret qu'il
» était un adepte de leur école et que s'il agissait aujour-
> d'hui en Colbert , il saurait bientôt se conduire en Sully .
> Son style avait moins de solemnité , mais une élégance
>>plus naturelle que celui de Necker. Il savait que les
>>Français , dans toutes les discussions difficiles , se lais-
>sent aisément persuader par celui qui fatigue le moins
leur attention . >>>
,
M. de Calonne était donc le ministre qui convenait le
mieux à la cour : mais était-il celui qui convenait le
mieux à la situation des affaires? On sait combien son
apparente sécurité dura peu , avec quelle célérité toutes
ses ressources s'épuisèrent. Néanmoins au moment
même de la plus grande détresse il affectaitla plus grande
confiance , et lorsqu'il se vit réduit à provoquer l'assemblée
des notables pour leur avouer les besoins de l'Etat ,
il se présenta avec la même assurance que s'il eût été
question d'annoncer la restauration des finances .
M. Lacretelle décrit ces circonstances avec autant
!
250 MERCURE DE FRANCE ,
de clarté que d'intérêt , mais avant d'arriver aux derniers
résultats , il suspend sa narration pour nous montrer à
cette époque l'état de la France dans toutes les parties qui
pouvaient contribuer à sa prospérité et à sa gloire . Ce
tableau est riche en détails et répond victorieusement à
ces sourcilleux détracteurs qui ne veulent de gloire que
pour le siècle de Louis XIV, et se font une secrète joie
de rabaisser celle du siècle suivant. Dans la peinture ,
on voit l'école française , affranchie des règles arbitraires
de Wanloo , des caprices et de la licence de Boucher ,
revenir à un goût pur , simple et noble sous la direction
des Vien , des Barbier , des Ménageot , des Vincent ,
des Regnault , des David .
Julien , Houdon , Dejouy , Matté , Chaudet , guidés
par le sentiment de l'antique , opèrent la même réforme
dans la sculpture. Al'aspect de la baigneuse de Julien,
du Léonard de Vinci , de Ménageot , du Socrate , du
Bélisaire , du Serment des Horaces de David , de la Cananéenne
de Drouais , le faux goût vaincu s'éloigne des
rives de la Seine , et l'école française devient la rivale
des premières écoles d'Italie .
Dès le milieu du dix-huitième siècle le génie de
Soufflot avait rendu à l'architecture son antique simplicité
; les monumens élevés à Paris quoiqu'en petitnombre,
attestent la restauration du goût ; l'école de droit et l'école
de chirurgie seront toujours des titres de gloire pour les
artistes qui les ont exécutées .
Quelle révolution dans les arts fit plus de bruit , excita
plus d'intérêt, que celle de la musique? La France n'avait
eu jusqu'à Rameau que de tristes psalmodistes . Rameau
lui-même n'avait opéré qu'une réforme imparfaite. Le
charmant intermède de J. J. Rousseau avertit les Français
qu'ils pouvaient aussi briller dans la musique comme ils
brillaient dans les arts , les sciences et les lettres . Grétry
et Monsigny créèrent une musique nationale , et les cé
lèbres débats entre les partisans de Gluck et de Piccini
enrichirent l'opéra de chefs-d'oeuvrejusqu'alors inconnus .
Voltaire , Diderot , d'Alembert avaient fondé la philosophie
, la doctrine de Locke était devenue classique , les
tourbillons de Descartes s'étaient dissipés devant la
AOUT 1812. 251
théorie simple et sublime de Newton , le savant et infortuné
Bailly traçait en traits éloquens l'histoire de l'astronomie
; des savans s'étaient distribués sur les divers points
du globe pour observer les grands phénomènes de la
marche des astres .
M. Lacretelle rend compte des expéditions de nos
astronomes français pour observer en 1769 le passage
de Vénús sur le soleil. Ce morceau est écrit avec chaleur
et intérêt ; mais je dois prévenir l'auteur qu'il s'y est glissé
une faute grave de typographie , qu'il est important de
corriger; car elle est encore répétée dans la table. On y
lit : le passage de Vénus sous le disque du soleil , au lieu
de : sur le disque du soleil.
Mais un morceau plus riche , plus étendu , plus éloquent
, est celui de la littérature. A cette époque brillaient
de tout l'éclat du talent Thomas , Laharpe , Marmontel ,
Champfort , Raynal , Condorcet , l'abbé Delille , Ducis ,
Bernardin de Saint-Pierre , et ce Beaumarchais lui-même ,
qui sans études et sans lettres fit retentir toute la France
du bruit de son nom. M. Lacretelle analyse rapidement
les ouvrages de ces écrivains , discute leur mérite avec
discernement et impartialité , montre les espérances que
nous pouvions encore concevoir , et finit ce tableau
par cette observation , que si cet état des lettres n'offrait
pas l'éclat prodigieux du siècle de Louis XIV , ni de
cette époque où Voltaire, Montesquieu , J. J. Rousseau
et Buffon se montrèrent dans la toute-puissance de leur
génie , il était encore honorable et satisfaisant.
C'était le tems des heureuses illusions . On voyait l'esprit
humain se perfectionner tous les jours ; tous lescoeurs
semblaient animés d'un mouvement général de bienfaisance.
Loin d'appeler les tempêtes , on ne demandait que
des jouissances; et si le timon de l'Etat eût été tenu par
une main plus ferme , si les finances eussent été réglées
avec plus de capacité , si l'on eût su faire fléchir sous la
majesté du sceptre l'ambition des parlemens , si des passions
étrangères aux intérêts de la nation n'eussent pas
allumé le flambeau de la discorde dans les divers ordres
de l'Etat , jamais la philosophie , ni les lettres n'eussent
provoqué de révolution .
252 MERCURE DE FRANCE ,
:
Mais les fautes du prince se multipliaient tous les
jours. Il était sans force au sein de son palais , comme
au milieu de la nation; ses mesures timides , chancelantes
, incertaines , révélaient à chaque instant sa faiblesse
, et les moindres ambitions purent alors se flatter
du succès .
Un procès célèbre servit encore à enlever à la majesté
royale la considération qu'elle perdait tous les jours.
«Un seul jour , une seule faute , un seul conseil dan-
>>gereux , dit M. Lacretelle , rompit tous les freins que
>> l'opinion respectait encore , excita la licence à cher-
>> cher près du lit du monarque des scandales imagi-
>> naires , souilla tout-à-la-fois la mître et le diadême ,
> enfin mit sur la même sellette des hommes qui tous les
>>jours bravent l'infamie , et des êtres qui semblaientn'en
>>pouvoir jamais être atteints . Il était dit que tous les
>>premiers traits lancés contre le trône partiraient du
>>trône même. »
Ici commencent les détails scandaleux du procès du
collier . M. Lacretelle en raconte toutes les circonstances ,
et les entremêle souvent de réflexions judicieuses . « Qu'ap-
>>prend le public , dit-il , dans un long conflit de procé-
>> dures , de mémoires , de rumeurs de toute espèce ? Pas
* un fait qui ne blesse la vraisemblance . Il faut croire
» que le grand-aumônier du Roi , dans l'espoir de ren-
>>trer en grace auprès de la reine , s'est servi de la com-
>> tesse de Valois, qui n'a jamais eu le moindre accès
>> auprès de cette princesse ; que, pendant deux ans, cette
>>femme lui a persuadé qu'elle conduisait avec succès
>>une négociation dont l'issue serait de le faire nommer
>>premier ministre ; qu'elle lui a présenté comme l'uni-
» que prix de ce comble d'honneur et de puissance ,
>>l'achat d'un collier de diamant estimé 16,000,000 liv. ,
>> dont le Roi a refusé l'emplète , et qui , ne pouvant être
>>porté publiquement par la reine , sera pour elle la su-
>>perfluité la plus incommode .
» Convaincu , ajoute-t-il , que l'histoire n'a pas encore
>> les moyens de résoudre toutes les difficultésde ce procès
énigmatique , j'en évite les scandaleux détails ; c'est du
>>public quej'ai à m'occuper particulièrement... Eh bien!
AOUT 1812 . 253
> lepublic s'attacha , durant ce procès , aux seuls soup-
» çons qu'il était impossible d'admettre. L'animosité con-
» tre la reine fit naître une sorte d'intérêt pour le car-
>>dinal ; et cet intérêt il le partagea , avec qui ? avec
>>Cagliostro . >>>
Cagliostro alaissé des souvenirs trop récens et un nom
trop fameux dans l'histoire des folies humaines , pour
que M. Lacretelle ait dû l'oublier. Il trace en peu de
mots l'histoire de ce célèbre aventurier , et tire ce qu'il
dit de lui d'un Mémoire publié par Cagliostro lui-même ,
mais attribué à M. d'Eprémesnil.
Tout le monde sait quelle fut l'issue du procès du
collier. Ces débats honteux furent le prélude de débats
d'un autre genre et bien plus importans . Là commence
tout cequi tient aux événemens qui devancèrent la révolutionet
et en accélérèrent les terribles explosions ,
La mort du comte de Vergennes, la disgrâce de M. de
Calonne , les premières résistances du parlement , son
exil et son rappel , les changemens opérés dans le ministère
, l'exil du duc d'Orléans , les nouveaux débats
entre le trône et la magistrature , l'arrestation de M. d'Eprémesnil
, les troubles de la Bretagne , les réclamations
duDauphiné , les représentations de la conduite imprudente
du clergé , la retraite de l'archevêque de Sens , la
rentrée de M. Necker , la seconde convocation des notables,
les préparatifs des Etats généraux , l'élection des
députés et les demandes du peuple. Tels sont les nombreux
événemens qui se pressent et s'accumulent à cette
époquemémorable.
Le récit en est tracé avec beaucoup d'ordre et de
méthode. Le style de l'auteur n'a pas toujours de l'éclat,
il est toujours clair , exact et facile. Ses jugemens
annoncent un écrivain étranger à toute espèce
d'intérêt et d'esprit de parti. C'est un sage qui se place
au-dessus des événemens , les contemple avec calme
et les décrit tels qu'ils s'offrent à ses regards. Il a pu
se tromper ; mais on est sûr qu'il ne l'a jamais voulu .
On lira avec intérêt tout ce qu'il a écrit sur la reine ,
cette illustre et touchante victime de la calomnie et
des fureurs révolutionnaires. Mais je réclamerai au
254 MERCURE DE FRANCE ,
près de lui pour l'honneur et la mémoire d'une autre
victime qu'il me semble avoir traitée avec une rigueur
excessive. Je parle de cet archevêque de Toulouse dont
le nom n'est prononcé qu'avec la plus vive reconnaissance
dans les deux diocèses qu'il a administrés . Avant
M. Lacretelle , Marmontel avait accusé ce prélat d'une
basse avarice , et M. Lacretelle semble avoir adopté
cette opinion. Il l'accuse de s'être emparé de l'archevêché
de Sens , parce que c'était un bénéfice plus considérable
que ll''a archevêché de Toulouse ; il lui reproche
d'avoir envahi les meilleurs bénéfices . La vérité est que
l'archevêché de Sens valait cinquante mille écus de moins
que l'archevêché de Toulouse , que M. de Brienne nele
désira que pour se rapprocher de son frère , et que le
roi , en lui donnant l'archevêché de Sens , joignit à cette
faveur l'abbaye de Corbie , que possédait le cardinal de
Luynes .
D'ailleurs , qui jamais fit un plus noble usage des
richesses que le cardinal de Lomenie ? L'auteur de cet
article a été témoin de ses inépuisables libéralités ; et
quand la révolution l'eut dépouillé de ces ressources précieuses
qu'il employait si généreusement , il trouva encore
le moyen de répandre des bienfaits sur les nombreux
indigens de son vaste diocèse . L'esprit de parti a
cherché à verser la diffamation sur sa mémoire , l'esprit
dejustice la transmettra avec quelque honneur à la postérité.
Je me permettrai d'adresser encore une observation à
l'habile auteur de l'Histoire du dix-huitième siècle. Partout
où il rappelle le souvenir des hommes qui ont occupé
l'attention du public dans les dernières années du dixhuitième
siècle , je le vois avec peine s'affranchir de ces
formules de politesse qui semblent essentielles au carac-
*tère de la langue française ; dois-je rappeler ici un passage
de Voltaire ?
:
<<J'ai toujours trouvé peu conforme à la politesse fran-
>> çaise et au respect que les hommes se doivent les uns
> aux autres , de dire : Fontenelle, Chaulieu , Crébillon ,
>> la Motte , Rousseau. J'ose dire que j'ai corrigé quel-
>>ques personnes de ces manières de parler, qui seraient
AOUT 1812 . 255
>>insultantes pour les vivans , et dont on ne doit se servir
>> envers les morts que quand ils commencent à devenir
>>anciens pour nous . >>>
L'ouvrage de M. Lacretelle a été accueilli du public
avec une telle faveur , que la seconde édition est devenue
nécessaire quelques semaines après la première . S'il
en est encore tems , j'invite l'auteur à faire disparaître
ces fautes légères. SALGUES.
VOYAGE PITTORESQUE DU NORD DE L'ITALIE , par T. C.
• BRUUN- NEERGAARD , gentilhomme de la chambre du
roi de Danemarck , membre de diverses sociétés
savantes ; les dessins par NAUDET ; les gravures par
DEBUCOURT , agrégé de la ci-devant Académie royale
de Peinture . Première et seconde livraisons ( *) .
-
1
NOTRE premier article a fait connaître le plan de ce
bel ouvrage , et la manière dont il est exécuté ; dans
celui-ci nous allons suivre la marche des voyageurs ,
indiquer les objets qui ont fixé leur attention , et qu'ils
ont trouvé à propos de rappeler à la curiosite, soit dans
letexte explicatif , soit dans les charmantes gravures qui
l'accompagnent.
Après avoir traversé la vallée de Chamonix , les deux
voyageurs montèrent sur le grand Saint-Bernard , le 6
juillet 1806. Ils s'arrêtèrent chez ces respectables religieux
qui passent leur vie entière à soulager l'infortuné
voyageur , qui souvent sans eux expirerait , et arrivèrent
le soir à Martigny. La première visite de l'auteur fut chez
le prieur Murith , célèbre par ses connaissances en nu-
(*) Cet ouvrage contiendra seize à dix-sept livraisons ; il en paraît
uneparmois , composée de six planches et d'un texte explicatif. Chaque
livraison est du prix de 26 fr. , papier vélin grand- aigle satiné
avant la lettre; 20 fr. , papier vélin; et 9 fr. , papier ordinaire . Les
personnes qui n'auront pas souscrit avant que la troisième livraison
paraisse, paieront 12 fr. pour le papier ordinaire , et 26 fr . papier vélin .
On souscrit chez l'Auteur , quai Voltaire , nº 17 , et ohez les principaux
libraires et marchands d'estampes .
256 MERCURE DE FRANCE,
mismatique , et par le don qu'il a fait de son médailler
au couvent de Saint-Bernard. Il renferme plus de quatre-
vingt médailles trouvées tant sur la montagne que
dans le Valais . La ville de Sion offrit à leurs regards
plusieurs de ces malheureux connus sous le nom de
Crétins , dont le nombre a considérablement diminué ,
graces à l'influence du gouvernement français. Ce qui a
le plus contribué à cet heureux résultat , c'est le soinque
l'on a pris pour l'éducation de la première enfance. La
ville de Síon n'est remarquable que par un château-fort
d'où l'on découvre une vue charmante , et par quelques
soeurs d'un ordre nommé la Retraite chrétienne. Cessoeurs
s'occupent de l'éducation des enfans , et paraissent suivre
la règle des Trapistes : il ne leur est permis de parler ,
même entr'elles , qu'à de certaines heures de la journée.
Après neuf heures de marche , les voyageurs arrivèrent
au Simplon , qu'ils quittèrent pour se rendre d'abord
à Domo d'Ossola , puis à Gondo , enfin à Feriolo , petit
village agréablement situé sur les bords du lac Majeur.
Les premiers rayons du soleil brillaient à peine que
les deux voyageurs se disposaient à visiter les îles Borromées.
Ils s'embarquent et parcourent successivement
l'IsolaBella, l'Isola Madre, l'Isola del Pescatore. M.Bruun-
Neergaard en fait la description , et donne des détails
curieux sur la première de ces îles . Il fait aussi connaître
la distribution des jardins , des bâtimens , et les plus
beaux tableaux qui ornent les appartemens. On y distingue
une Vénus qui corrige l'amour, par Bianchi; le
fond de Tempesta; un petit saint François , par Fiamingo
; une Cléopâtre à genoux , par le même ; une
Vierge tenant un lis, par le Guide ; quatre Zucharelli ,
dont deux ont été gravés par Bartolozzi ; quatre grands
et superbes Lucas Jordans , etc. etc.
Le philosophe de Genève fut enchanté de cette habitation
; il dit même dans ses Confessions qu'il l'aurait
choisie pour la demeure de Julie , s'il n'y avait pas trouvé
trop d'art et de richesses. Le célèbre Saussure en a fait
ladescription dans son Voyage des Alpes , ainsi que le
professeur Hirschfeld , savant danois .
Après avoir décrit tout ce qui lui a paru devoir inté
AOUT 1812.
257
resser , M. Bruun-Neergard arrive à Sesto-Calende et
en part pour se rendre à Milan. Il visite la cathedrale
appelée communément IlDuomo . Ce monument , qui
n'est pas encore achevé , a été construit en 1385 , sous
Jean Galeas Visconti. Sa masse imposante semble réunir
le style des architectures grecque et gothique , et paraît
même quelquefois approcher de celui des Arabes, La
façade fut commencée en 1580 sur les dessins de Pelle
grini, dont le nom est aussi connu comme peintre. La
cathédrale de Milan est plus large et plus élevée que
l'église de Saint-Paul de Londres , mais elle est moins
longue ; l'auteur en fait justement la remarque, parce
qu'on a souvent répété que 11Duomo était le plus grand
corps d'église après celui de Saint- Pierre de Rome .
Au surplus , la cathédrale de Milan est remplie de
tableaux et de statues. On y remarque le corps de saint
Charles qui est conservé dans une caisse de cristal de
roche. « On voit de belles peintures sur les croisées au
>>>bout de l'église; on admire de grandes colonnes de
>>>granit de Baveno , que les Italiens appellent Migliarole :
>>l'Egypte même en aurait difficilement fourni de plus
>>grandes ou de plus belles. En montant sur IlDuomo ,
> on jouit d'une vue magnifique , et on peut bien dire ,
>> avec plusieurs voyageurs , qu'on croit marcher sur une
>>montagne de marbre . >>
La célèbre peinture de la Cène de Léonard de Vinci
qui se trouve dans le réfectoire de l'église de S. Maria
delleGrazie, ancien couvent de Dominicains , est presqu'entièrement
effacée. Plusieurs causes ont contribué
à la perte de cette composition admirable. D'abord les
procédés que Léonard avait suivis dans l'exécution de
cet ouvrage, la longue insouciance et la coupable indifférence
des anciens propriétaires qui, sentant peu le prix
du trésor qu'ils possédaient , laissèrent estropier les
figures du Christ et de plusieurs Apôtres en faisant élever
la porte du réfectoire , ensuite les mains profanes qui
l'ont plutôt repeint que restauré , les malheurs de la
guerre , toutes ces causes réunies ont contribué à détruire
un objet d'art qui, entout tems , devait faire l'admiration
des artistes .
R
SEINE
!
258 MERCURE DE FRANCE ,
T
Heureusement qu'il se trouve un grand nombre de
copies de la Cène , tant à l'huile qu'à la fresque . Plu- sieurs faites avant la restauration deviennent extrêmement
précieuses , et donnent la plus grande idée de l'original.
La plus estimable de ces copies est celle que possédaient
les Chartreux de Pavie. Quelques personnes
l'ont attribuée à Leonardo lui-même ; mais elle paraît être
de son élève Marc d'Ogionno . L'Empereur Joseph II
ayant supprimé le couvent en 1793 , cette copie fut
vendue; elle appartient aujourd'hui à un particulier de
Milan. Une autre copie fort estimée se voit à la Bibliothèque
Ambroisienne; elle a été peinte par J. B. Bianchi.
M. Bruun-Neergaard nous fait connaître les noms
des artistes qui ont peint , dessiné et gravé cette production
admirable. Ses recherches ne peuvent manquer
d'intéresser tous les amateurs ; ses réflexions font apercevoir
en lui un ami des arts , un homme éclairé et profond
qui réunit à un jugement sain , un goût pur , des
connaissances très-étendues en histoire naturelle.
J. B. B. ROQUEFORT .
AGATHOCLES , ou Lettres écrites de Rome et de Grèce
au commencement du quatrième siècle , traduites de
l'allemand de Mme PICHLER , par Mine ISABELLE DI
MONTOLIEU. - A Paris , chez Blanchard et Eymery ,
rue Mazarine , n° 30 ; et Palais-Royal , galeries de
bois , n ° 249 , au Sage Franklin .
C'ÉTAIT une belle époque à peindre , que celle où
l'Empire romain , qui subsistait depuis trois siècles ,
malgré la cruauté et l'impéritie de la plupart des monstres
qui avaient hérité de la pourpre , qui en avaient été
revêtus par élection , ou qui l'avaient usurpée ; que
cette époque , dis -je , où ce colosse gigantesque ,
attaqué de tous les côtés par les barbares du Nord , par
les Perses successeurs des Parthes , joignant la décrépitude
politique à la décrépitulé religieuse du polythéisme,
avait besoin , pour se soutenir encore avec quelque
éclat , qu'un prince , brave et ambitieux réunit sur sa
AOUT 1812 .
250
tête la couronne impériale dont plusieurs Augustes et
plusieurs Césars se disputaient les fleurons , lui donnật
pour nouvelle capitale une ville d'où ses flottes dirigées
à-la-fois sur trois mers différentes , pussent porter des
troupes et des secours à toutes les parties de l'Empire ,
et rajeunît son culte et sa morale par une religion nouvelle
qui opérât dans les cieux une révolution non
moins complette que la grande révolution politique qui
changeait alors la face de la terre .
Un pareil tableau semblait demander la touche d'un
homme plutôt que celle d'une femme , ordinairement
peu versée dans les connaissances historiques , peu
accoutumée à démêler les causes des événemens , et à
tirer de grands résultats , de principes quelquefois obscurs
et souvent incertains . Et pourtant cet ouvrage de
Mme Pichler , traduit de l'allemand par Mme de Montolieu
, prouve qu'elle était à la hauteur du sujet qu'elle
avait choisi , et le mérite de la traduction associe M
deMontolieu à la gloire de l'auteur.
Ily adans cette production deux parties très-distinctes ,
la partie romanesque et la partie historique. Dans l'une
et l'autre , Mme Pichler nous paraît avoir déployé une
grande supériorité de talent. Commençons par la partie
romanesque . Agathoclès , ami de Tiridate , prince , et
ensuite roi d'Arménie , séparé de Larissa , jeune grecque ,
la compagne de son enfance , et qui , de l'aveu de sa
mère, devait bientôt être son épouse , est tout près d'être
séduit à Rome , où il fait un assez long séjour , par les
charmes , l'esprit et les talens de Calpurnie, et ne peut
même se défendre de l'aimer , quoiqu'il parvienne à lui
cacher la violence de sa passion. Dévoué aux intérêts
de Tiridate , que la politique de Dioclétien veut faire roi
de l'Arménie , pour l'opposer aux Perses qui s'étaient
emparés de ce royaume , il va combattre sous les ordres
du général Démétrius , qui le nomme son légat , c'est-àdire,
son aide-de-camp , et qui bientôtlui est redevable de
lavie. L'épouse de ce Démétrius est précisément cette
même Larissa dont il n'avait plus reçu de nouvelles .
C'est alors que sa situation devient singulièrement intéressante
, mais aussi très-pénible. Démétrius , vieux
R2
260 MERCURE DE FRANCE ,
,
guerrier , dont la gloire offusque un courtisan du César
Galérius , nommé Marsius Alpinus , est privé du commandement
de son armée au moment même où il
vient de remporter une victoire , et peut-être pour
l'avoir remportée. Il se retire dans une campagne
solitaire avec Larissa son épouse. Il y est surpris par
les Goths , et meurt en voulant les repousser. Larissa
devient leur captive : mais grâce à la générosité du
chef dont elle est le partage , elle redevient libre .
Instruite qu'Agathoclès a été sensible aux charmes de
Calpurnie , et croyant même qu'il va l'épouser , elle
quitte le nom de Larissa pour prendre celui de Théophanie
, et par le conseil d'un prêtre chrétien qui dirige sa
conscience , elle se fait recevoir à Nicomédie parmi les
diaconesses et se dévoue au service des malades et des
blessés . Agathoclès , que ses grandes actions ont fait
distinguer du César Galérius , nommé Auguste après
labdication de Dioclétien , est élevé par lui au rang de
tribun des Joviens . C'est alors que l'amitié l'unit à Constantin
, qui lui découvre le projet qu'il a conça , de se
faire seul et unique empereur , de changer la religion de
l'Etat , et d'en transférer le siège à Byzance. Agathoclès ,
déjà chrétien très-zélé , et dépositaire des secrets de
Constantin , voyage dans toutes les contrées de l'Empire
pour lui faire des partisans , et lui donner les moyens de
tromper la haine de Galérius , qui soupçonne les projets
de son ambition , et veut le perdre à quelque prix que
ce soit. Revenu à Nicomédie , Agathocles , voulant défendreune
femme chrétienne contre la fureur d'un prêtre
de Cérès qui prétendait immoler son fils à cette idole ,
estblessé par le peuple armé pour ses dieux , et est conduit
, pour être pansé , dans un de ces hospices secrets ,
où Théophanie , c'est-à-dire Larissa , remplissait les
fonctions de diaconesse. C'est là qu'elle le reconnaît et
est reconnue de lui. Ce moment est du plus grand intérêt
. La joie de Larissa est pourtant altérée par la présence
de Calpurnie , qui vient visiter Agathoclès sous
l'habit d'un jeune esclave : mais cette belle Romaine ayant
accepté la main de Tiridate , roi d'Arménie , et Agathoclès
ayant donné à Larissa des preuves irréfragables
AOUT 1812. 261
de sa fidélité , cette dernière consent à lui donner sa
main. Deux enfans sont le fruit de cette heureuse union ;
mais un incident fait tomber les deux épouxdu faîte du
bonheur dans un abîme de maux. Constantin , l'objet
de la haine de Galérius , et qui sait que ce dernier veut
le faire périr , parvient , par les soins d'Agathoclès , à
s'échapper , mais il est repris dans le moment même qu'il
s'embarquait pour aller se mettre à la tète des armées
qui lui sont dévouées . On le renferme dans une étroite
prison . Agathoclès , à force d'argent , obtient d'un
garde qu'il l'y introduise déguisé , et là , inspiré par
l'amitié et par une certitude prophétique que le destin
de son ami doit le porter sur le trône du monde , et quo
cet empereur est de tout tems réservé à accomplir à cet
égard les décrets de la Providence , presse Constantin de
changer avec lui de vêtement et de sortir de sa prison
où il tiendra sa place. Constantin résiste d'abord , mais
enfin vaincu par les argumens irrésistibles d'Agathoclès ,
il remplit le voeu de son ami et s'échappe. Galérius ,
instruit de sa fuite , et furieux qu'Agathoclès lui ait
ainsi dérobé sa victime , le condamne à la mort et ordonne
l'apprêt de son supplice , malgré les prières et les
supplications de Larissa , de Tiridate et de Calpurnie :
tout ce qu'ils peuvent obtenir , c'est qu'avant de marcher
à la mort , Agathocles ait du moins la consolation de
faire ses derniers adieux à sa femme et à ses enfans .
C'est dans cet entretien , dont on ne peut lire les détails
sans verser des larmes , tant Mme Pichler et Mme de
Montolieu y ont déployé de pathétique , c'est dans cet
entretien, dis-je , que Larissa , qui a fait communier son
époux et qui a communié avec lui , espérant qu'après sa
mort , l'ame d'Agathoclès qui lui a fait jurer de lui survivre
, ne l'abandonnera pas , et planera autour d'elle ,
obtient de lui la promesse de se manifester à son épouse
après sa mort , par quelque signe évident . Agathoclès
meurt avec le courage et la constance d'un martyr , et ,
fidèle à sa parole , il apparaît à Larissa , qui du moins
croit le voir et l'entendre. Malgré la singularité de cette
promesse et de l'apparition , qui en est le résultat , on se
sent entraîné par l'éloquence du sentiment et de la reli
262 MERCURE DE FRANCE ,
gion , dans le dernier volume de ce roman qui nous
paraît d'un ordre très-distingué. Il y a aussi de trèsbelles
choses dans les trois premiers volumes , et de
brillans épisodes qui , cependant , ne nuisent pas à l'intérêt
de l'action principale. Les caractères de Larissa ,
d'Agathoclès et de Calpurnie , sont supérieurement dessinés
et coloriés . Rien n'est sur-tout si aimable que cette
Calpurnie , qui malgré l'orgueil que lui inspire sa beauté,
malgré sa coquetterie et ses intrigues qui sont loin d'être
irréprochables , à-la-fois amante passionnée , et maîtresse
plus que légère , est cependant amie à toute
épreuve. Quant à Larissa , il est difficile d'être plus
intéressante , plus passionnée et plus religieuse. C'est
dans le roman même qu'il faut lire nombre de morceaux
du plus grand intérêt qu'un extrait ne peut qu'indiquer ,
parce que l'abondance des citations excéderait les bornes
qui nous sont imposées .
La partie historique n'a pas un mérite inférieur à la
partie romanesque . Mme Pichler et Mme de Montolieu ,
qui lui a prêté les couleurs brillantes de son style , ont
peint avec beaucoup de vérité cette époque singulière ,
où le polytheisme étalait toute la décrépitude de sa longue
vieillesse , où le christianisme , avec toute la ferveur et
la vigueur de sa première institution , attaquait ce vieux
colosse , encore assez redoutable à ses derniers momens
pour écraser ses vainqueurs sous les débris de ses ruines.
La sombre fureur de Galérius , qui nous paraît avoir
beaucoup d'analogie avec celle de Tibère , et qui , quoiqu'il
ne fût ni aimé , ni estimé de Dioclétien , usurpa sur
cet empereur le même pouvoir que Tibère avait eu sur
Auguste , le noble courage des chrétiens , le zèle éclairé
de leurs prêtres , de leurs évêques , qui , seuls alors ,
dans un siècle barbare , conservaient intact le dépôt des
sciences et des arts , et l'emportaient sur les prêtres
païens , autant par leur savoir et par leur éloquence ,
que par la sainteté de leur morale et l'ardeur de leur charité
, tous ces traits , toutes ces circonstances , qui appartiennent
à l'histoire , sont fondus avec beaucoup d'adresse
dans ce roman , genre de production dans lequel on n'a
pas droit d'exiger la sévérité des couleurs locales . Ce
AOUT 1812 . 263
n'est pas qu'on ne puisse envisager sous un point de vue
fort différent , plusieurs objets que Mme Pichler a peints
sans doute comme elle s'en est fait une idée. On pourrait
d'abordlui contester que ce fût par faiblessequeDioclétien
ait abdiqué l'empire , et remis les rênes du gouvernement
àGalérius . Il nous aparu , d'après tous les renseignemens
que nous donne l'histoire , et sur-tout d'après les faits ,
qu'on ne peut guères révoquer en doute , que Dioclétien
avait à-la-fois du courage et de la sagesse , et avec ces
deux qualités , qu'on ne lui conteste pas , ordinairement
onn'est pas faible : je soupçonnerais , au contraire , que
quelque sentiment d'orgueil et de vanité lui suggéra
cette abdication , par la raison qu'elle fut combinée avec
celle de Maximien sur l'esprit duquel il avait un si grand
ascendant. Il voulut donner à l'univers le même spectacle
que Sylla lui avait donné quatre siècles auparavant.
Peut- être aussi le désir du repos , et la lassitude de lutter
sans cesse sur le trône contre les passions humaines ,
l'entrainèrent- ils à cette démarche célèbre . Peut-être
était-il convaincu de ce que M. de Voltaire a sibien
exprimé dans sa tragédie d'Alzire :
Croyez-moi , les humains , que j'ai trop su connaître ,
Méritent peu , mon fils , qu'on veuille être leur maitre .
Si Dioclétien laissa l'empire à Galérius , c'est qu'il ne
pouvait faire autrement , puisqu'il l'avait déclaré César
depuis plusieurs années . Il crut d'ailleurs et devait croire,
en effet , que Constance-Chlore , prince brave et vertueux,
qu'il lui avait associé à l'empire , serait un frein pour ses
vices et son ambition qu'il connaissaitbien. Lesévénemens
contrarièrent ses sages dispositions ; Constance mourut,
et Galérius lui survécut assez pour que l'univers fût
malheureux sous ses lois : mais l'infortune des peuples
que Dioclétien ne gouvernait plus , ne doit ni ne peut lui
ètre imputée . Ce grand empereur vécut ensuite huit ans
simple particulier à Salone , sans regretter l'Empire. On
sait qu'il refusa de reprendre la pourpre , et la mort de
sa femme Prisca et de sa fille Valérie , assassinées par
les ordres de Licinius , furent les seuls revers qui troublèrent
la paix de sa solitude .
264 MERCURE DE FRANCE ,
Nous croyons aussi que Mme Pichler a beaucoup trop
embelli le caractère de Constantin. En effet , cet ambitieux
, qui avait de la vaillance et de la politique , mais
que les circonstances ont encore mieux servi que ses
qualités ( car il n'eut pas de vertus ) , ce barbare , enfin ,
qui sur d'assez faibles indices , condamna sa femme et
son fils à une mort cruelle , et les fit périr presque sous
ses yeux , méritait-il qu'Agathoclès concût pour lui une
amitié si tendre et si courageuse , et s'exposât à subir
une mort certaine pour le sauver ? En vérité , Constantin
n'est pas un de ces héros pour lesquels leur peintre , leur
historien , ou même leur panégyriste , doive se passionner.
Une dernière observation que nous croyons devoir
faire à Mme Pichler (car ce n'est pas à son élégant traducteur
que nous devons la soumettre : aucune des
erreurs de l'auteur ne peut lui être imputée) , c'est qu'elle
rappelle des noms célèbres dans les plus beaux tems de
la république romaine , à une époque où ces noms
n'existaient pas plus que ceux qui les avaient portés .
Personne alors , à Rome , pas même parmi les sénateurs,
ne s'appelait Sulpitius , Sorranus , Calpurnius, Piso .
Apeine ces pères conscrits de nouvelle date conservaient-
ils dans leurs noms ou leurs prénoms l'apparence
d'une origine romaine. Les empereurs , dans leurs
diverses proscriptions , s'étaient plu à faire couler le sang
des plus illustres familles , et c'était dans ce sang à longs
flots répandu qu'ils les avaient éteintes. Les noms des
nouveaux patriciens , même de ceux qui avaient été créés
par Auguste et par ses premiers successeurs , n'existaient
déjà plus . Il y avait long-tems que les fastes consulaires ,
souillés par les noms barbares de Goths , de Huns , de
Gépides , revêtus , sans pudeur , de la première magistrature
de la république, n'offraient plus ceux des nobles
de la première , ni même de la seconde création : un
Publius Cornelius Scipio , et un Fabius Maximus , sont
les derniers de ces deux grandes maisons qui soient inscrits
dans ces fastes , et depuis le commencement du
troisième siècle de l'ère chrétienne , on n'en trouve plus
de traces.
AOUT 1812. 265
Tous les vrais littérateurs doivent savoir gré à M
de Montolieu d'avoir prêté à Mme Pichler les charmes de
son style qui nous rendent cette très-estimable production
plus précieuse. Nous l'invitons pourtant à corriger,
dans la prochaine édition de cet ouvrage , les deux
phrases suivantes , que cette dame n'a sans doute laissé
subsister que pour se piquer d'être fidelle à son original
.
« Convaincue à présent que tel était l'être qui agitait
> mon coeur , je suis rentrée sans peine dans l'ornière de
» tranquillité et d'insouciance dont sa présence et son
>>départ m'avaient fait sortir. >>
« Il y a des positions dans la vie qui paraissent de loin
> aussi brillantes que les ailes d'un papillon . »
Jamais la tranquillité et l'insouciance n'ont pu être
comparées à une ornière; et il n'y a point de positions
dans la vie que Constantin ( car ces mots se trouvent
dans une de ses lettres ) , que ce farouche Breton , devenu
depuis l'assassin de sa femme et de son fils , ait
pu trouver semblables aux ailes d'un papillon. Constantin
ne doratisait pas . Ces fautes légères sont presque
les seules qu'on remarque dans cet excellent roman :
mais il est essentiel de les faire disparaître . Α. Μ.
SATIRE DES VEUX DE JUVENAL ; traduite en vers français
par A. DE LA CH*** . - A Paris , chez Firmin Didot ,
imprimeur de l'Institut , rue Jacob , n° 24.
IL est impossible de ne pas s'intéresser à l'auteur de
Cette traduction après avoir lu sa préface. Il y parle
avec réserve de ses prédécesseurs , il y établit les principes
les plus judicieux de l'art de traduire . et il réclame
en quelque sorte les observations des critiques sur la
manière dont il a su les appliquer. Nous croyons , en
ffet , qu'il les mérite . Lorsqu'on a des vues aussi saines,
jointes à tant de modestie et de bonne-foi , on n'a plus
besoin sans doute que d'être éclairé sur les défauts de
son ouvrage pour les corriger et pour éviter d'y retomber
l'avenir.
1
266 MERCURE DE FRANCE ,
M. de la Ch*** regarde , avec raison , la fidélité comme
le premier devoir de tout traducteur et même de celui
qui traduit en vers un poëte. Cette fidélité consiste ,
dit-il , non à s'attacher scrupuleusement à la lettre , mais
à se tenir aussi près de l'original que le permet le génie
de notre langue , à conserver l'ordre des idées et des
choses , à faire dire à l'auteur tout ce qu'il dit de la manière
dont il le dit , et à ne rien ajouter à son texte .
M. de la Ch*** prouve très-bien , par des citations , combien
il est dangereux de s'écarter de ces préceptes , et il
en ajoute un autre sur le soin que doit avoir le traducteur
d'observer le costume , de conserver la couleur
locale , sans lequel , en effet , il n'y a point de salut en
traduction . La clarté , la pureté , sont les deux autres
qualités qu'il recommande , et l'on sent bien qu'il n'a
pas eu besoin de preuves pour en établir la nécessité. Il
demande ensuite qu'on le juge d'après ses principes , et
c'est aussi d'après ses principes que nous prétendons le
juger. Qu'il ne s'en prenne qu'à lui si nous rendons un
arrêt sévère . C'est avec l'auteur qui sait si bien comment
il faut faire , que la critique a le droit de déployer sa
sévérité.
Dès la première page de la traduction , je trouve
M. de la Ch*** infidèle à l'exactitude qu'il s'est prescrite .
Juvénal nous dit :
Nocituratoga , nocitura petuntur
Militia...
« Sous la toge et dans les camps on demande aux dieux
ce qui nous peut nuire. >> M. de la Ch*** traduit :
L'homme veut son malheur dans la guerre et la paix.
Cela n'est ni exact , ni vrai , ni poétique. L'homme ne
veut pas son malheur , mais il est assez aveugle pour demander
aux dieux des choses qui lui nuisent ; et que
devient dans la traduction l'image de la toge ? que devient
l'énergique répétition de nocitura ?
Quelques vers plus bas on lit dans Juvénal :
Viribus ille
Confisus periit , admirandisque lacertis .
:
AOUT 1812 .
267
« Celui-là périt pour s'être confié dans sa vigueur ,
dans ses bras dont on admirait la force. » Il est clair que
le satirique entend par-là les hommes qui ont trouvé la
mort dans l'abus de leurs forces corporelles. Cela est- il
aussi clair dans ce vers du traducteur :
L'un se fie à sa force et voit trancher ses jours.
Je ne le crois pas : en négligeant l'admirandis lacertis ,
il a rendu le passage obscur et s'est privé d'une image
sensible. Je tourne le feuillet et je lis ces vers :
Les souhaits qu'à former le peuple est toujours prompt ,
Les voici : Fais , o ciel ! que mes biens s'agrandissent ,
Que ma richesse augmente et qu'aucun citoyen
N'ait au Forum un coffre aussi grand que le mien !
Mais nul poison n'est bu dans un vase de terre.
Tremblez en saisissant un précieux cratère ,
Tremblez quand le Sétine étincelle dans l'or.
Lederniervers est heureux : il rend bien et lato setinum
ardebit in auro . Mais en passant au traducteur l'emploi
du mot cratère , quoique spécialement affecté à la bouche
des volcans , pourrait- on se contenter du vers qui précède,
pour expliquer ce que dit Juvénal :
Fictilibus?
Sed nulla aconita bibuntur
La traduction est pourtant très-fidèle en apparence ,
mais elle devient infidèle et obscure par un seul mot
supprimé dans le vers suivant :
Tunc illa time cùm pocula sumes , etc.
«Onne boit pas l'aconit dans les vases de terre , crainsle
quand tu prendras une coupe brillante , etc. >> Dans ce
passage et dans beaucoup d'autres , Juvenal est si concis
et ses transitions sont si brusques , qu'on risque tout à lui
retrancher un seul mot , et qu'il doit être permis de suppléer
à son silence. Continuons cette même page :
L'Abdéritain moqueur jadis riait sans cesse ,
Et jamais cependant il ne vit dans la Grèce
268 MERCURE DE FRANCE ,
Ni prétexte , ni char , ni juge , ni licteur .
Qu'eût- il fait s'il eût vu le superbe préteur ,
Dans le cirque au milieu d'une épaisse poussière ,
Pompeusement assis sur sa haute litière?
J'observerai en passant que rendre prætexta par prétexte
, c'est se livrer à cette fidélité perfide dont tout traducteur
doit se défier. Beaucoup de lecteurs ne connaissent
point la prétexte ; tous savent fort bien ce que
c'est qu'un prétexte , et je conseillerai du moins à M. de
la Ch*** de ne jamais employer ce mot au féminin sans
l'article , ou sans un adjectif qui en détermine le genre
et le sens . Mais ce tort n'est rien auprès de tout le mal
que produit dans le passage le simple échange de deux
mots . Juvénal nous dit que Démocrite ne vit point en
Grèce de litière ; il nous peint un préteur monté sur son
char, et tout cela est conforme à la vérité . M. de la
Ch*** lui fait dire qu'il n'y avait point de char en
Grèce ; il place son préteur dans une litière , et il commet
en cela une double erreur. La première saute aux yeux
de tout le monde , car qui ne sait que dès la plus haute
antiquité les Grecs se servirent de chars ? La seconde a
besoin d'être développée . La litière était, comme son nom
l'indique , une sorte de litporté par des hommes comme
le palanquin des Orientaux ; et le préteur de Juvénal s'en
servait sans doute dans le cours ordinaire de la vie , mais
tout prouve que dans la cérémonie publique dont parle
le poëte , il était monté sur un char. En effet , il est
question , quelques vers plus bas , des chevaux qui le
traînent, et les litières n'avaient point de chevaux ; le préteur
est représenté debout et dominant la foule :
Exstantem et medio sublimem in pulvere circi .
Et dans une litière couverte , portée par des hommes ,
on ne pouvait se tenir debout .
Je continuerais cet examen scrupuleux , si je ne
craignais deux choses ; d'abord d'ennuyer mes lecteurs ,
ensuite de fatiguer inutilement l'auteur lui-même. A hon
entendeur salut. Qu'il revoye son ouvrage avec l'attention
que je viens d'y mettre , et il se convaincra aisément
que toutes ses pages , à l'exception de deux ou trois , me
AOUT 1812 . 269
fourniraient autant ou plus d'observations que les deux
premières. Cela posé , je me bornerai à lui indiquer encoredeux
passages où l'infidélité l'a conduit à des contresens.
Dans le premier, page 31 , M. de la Ch*** rend
aveugle le père de Démosthène , de sa propre et privée
autorité :
Sous un astre contraire ,
Il naquit , lui qu'un jour son père déjà vieux
Etdont unfer ardent avait éteint les yeux....
Cela nous rappelle ce pauvre Blondel dont les méchans
Sarrasins avaient brûlé les yeux avec une lame d'acier
flamboyante. Mais Juvénal n'est pas si pathétique , il se
contente de nous dire que les vapeurs embrâsées de sa
forge l'avaient rendu chassieux :
Quempater ardentis massæfuligine lippus .
Pour rendre un passage plus touchant il n'est pas permis
d'altérer l'histoire . L'autre contre-sens , page 40 ,
regarde les moeurs . M. de la Ch*** y peint
Polyxène et sa soeur déchirant leur tunique.
Quelque fondée que fût leur douleur , il la fait aller
trop loin. Dans Juvénal Polyxène et Cassandre déchirent
l'espèce de schall ou de manteau (palla) qui couvrait
leurtunique ; mais elles n'ont garde de toucher à la
tunique elle-même. Les femmes de ce tems-là respectaient
ce dernier vêtement jusqu'à leur dernière heure ,
et savaient le ranger encore avec modestie au moment
de tomber sous le glaive d'un bourreau .
Notre traducteur conclura sans doute de tout ceci
qu'il lui reste encore beaucoup à faire pour arriver à
cette fidélité qu'il s'est proposée. Il a pu voir également
que son style n'est pas toujours aussi clair qu'il le voudrait
, et nous pourrions lui en apporter d'autres preuves .
Quant à la pureté du style qui entre aussi dans ses projets,
nous ne lui en dirons rien aujourd'hui . Il est vrai
qu'il la conserve souvent , mais souvent aussi ilmanque
d'élégance. Sa préface même ne dit rien de cette qualité
si importante , et il est un autre talent indispensable au
poëte , qu'il n'a peut-être pas assez cultivé : celui de faire
270 MERCURE DE FRANCE,
des vers harmonieux. Les siens, cependant , offrent peu
decacophonies , mais trop souvent ils sont lourds et secs,
et nous avons cru remarquer que ce défaut tient , en
grande partie , à ce qu'il n'entre-mêle point autant qu'il
le faudrait les syllabes féminines et les masculines; artifice
qui n'est pas moins nécessaire dans le corps des vers
qu'à la fin. Nous n'en citerons point d'exemples. Cette
indication suffira au traducteur s'il a de l'oreille; si par
malheur il n'en a pas , nos citations lui seraient inutiles.
Il vaut mieux le dédommager de nos critiques en rapportant
ici deux morceaux de sa traduction qui donnent
de son talent une idée plus favorable. Le premier (p. 28)
est relatif aux dangers de l'éloquence , à la folie des
élèves qui souhaitent ce don brillant et périlleux.
Le marmot qu'un rhéteur instruit pour une obole ,
Et qu'un esclave enfant, chaque jour , à l'école
Suit, fidèle gardien de son léger carton ,
Déjà d'un Démosthène ou bien d'un Cicéron ,
Durant tous les cinqjours consacrés à Minerve ,
Demande avec instance et la gloire et la verve :
Mais leur divin talent les a perdus tous deux ;
L'éloquence épandue àflots impétueux ,
Fit abattre et la tête et la main d'un grand homme !
Certes , en aucun tems , la tribune , dans Rome
Ne fut teinte du sang d'un vulgaire avocat.
•O Romains fortunés , nés sous mon consulat ! >
S'il n'eût jamais rien dit avec plus d'éloquence ,
Cicéron eût d'Antoine évité la vengeance.
Le second morceau est la description du mariage
adultère que Messaline obligea Silius de contracter, et
qui coûta la vie à ce malheureux jeune homme.
L'épouse de César a fait choix d'un époux ;
Acet infortuné quel conseil donnez -vous ?
Silius , beau , pudique , et de noble origine ,
Est entraîné soudain aux pieds de Messaline ;
Il va bientôtpérir : assise en un bosquet ,
Ellefaitpréparer, sans le moindre secret,
Et la couche de pourpre et le voile mystique;
Le million est prêt, selon l'usage antique ,
AOUT 1812 .
271
L'augure et les témoins doivent bientôt venir.
Acacher cét hymentu croyais parvenir ,
Silius !mais en vain: onle veut légitime :
Quel parti vas-tu prendre ? en t'opposant au crime ,
:
Avant la fin du jour tu vois finir ton sort ;
Enne résistant pas , tu diffères ta mort
Jusqu'à l'heure où la chose en tous lieux répandue
A l'oreille du prince enfin sera venue.
Il saura le dernier l'affront que tu lui fais :
r
"
Si donc ce peu d'instans a pour toi tant d'attraits ,
Obéis ... Mais qu'importe ? à la hache cruelle
Il te faudra livrer cette tête si belle .
1
H:
0.
Ces vers , sans doute , ne sont pas irréprochables ,
mais l'originaly est assez fidèlement rendu :ils donnent
au moins des espérances , et ces espérances justifient
l'examen sévère que nous avons fait de l'ouvrage entier .
Ilne servirait à rien d'examiner et de critiquer celui d'un
auteur que l'absence totale du talent condamnerait à ne
rien produire de supportable. C. V.
POÉSIES NATIONALES ; par M. L. DAMIN , ancien avocat ,
sous-chef au Ministère de l'intérieur , et membre de
plusieurs Sociétés littéraires . Un vol. in-8° .
T
DEPUIS quelques années il a paru un assez grand
nombre de poésies nationales ; il fallait des événemens
aussi remarquables que ceux dont nous avons été les
témoins pour donner un essor poétique aux esprits
timides , et qui se défient de leur force. Aucun genre ,
autant que celui de l'ode , n'est propre à peindre de
vastes tableaux , à exprimer des pensées fortes ; mais
pour atteindre au plus haut vol de l'ode , il faut avoir les
ailes de Pindare ou d'Horace , qui dit lui-même , en parlant
du fameux lyrique grec ,
Pindarum quisquis studet æmulari,
Jule, ceratis ope dedalea
Nititurpennis, Vitreo daturus
Nomina ponto.
:
273 MERCURE DE FRANCE ,
Parmi les odes publiées à l'occasion du mariage de
LL. MM . II . et de la naissance du roi de Rome , on a
distingué celles de MM. d'Avrigny , Barjaud et Damin .
Ce dernier s'est souvent élevé à toute la hauteur de son
sujet : il destine spécialement sa lyre à célébrer les époques
marquantes de son siècle , et n'en a laissé passer
aucune sans payer son tribut d'hommages . Nous avons
de lui une ode à la paix , dans laquelle on remarque
de la chaleur et de la correction ; il a publié ensuite une
ode à l'occasion du mariage de LL. MM. , une pièce de
vers adressée , le 1er janvier 1811 , à Sa Majesté l'Impératrice
, et dans laquelle on peut dire qu'il s'est rendu
l'interprète des coeurs français; enfin une idylle sur la
naissance du roi de Rome , qui a obtenu le seizième prix
au concours de MM. Lucet et Eckard en 1811. Toutes
ces productions annoncent du talent ; mais les citations
suivantes le prouveront mieux encore que nos réflexions .
Dans l'ode à la paix on remarque les deux strophes
suivantes: dans la première , l'auteur peint l'action d'une
bataille; dans la seconde , il termine en rendant un juste
hommage au génie et aux vertus du plus grand des
monarques :
Unnuage épaisde fumée
Apporte la mort dans ses flancs ;
De débris la terre est semée ,
La mort roule dans tous les rangs.
Ici mille voix gémissantes ,
Là nos légions triomphantes
Frappent les airs de cris confus ;
On voit confondus dans la poudre
Les vainqueurs atteints par la foudre ,
Mourans sur les corps des vaincus.
Les héros fameux que l'histoire
Seplaisait à nous retracer ,
Devant ce colosse de gloire ,
Verront leur gloire s'abaisser;
L'aigle a le regard moins rapide.
Quel guerrier fut plus intrépide?
Quel Roi compta plus de vertus ?
AOUT 1812 .
DE LA
SLIN
Ceprince aussi vaillant que sage ,
Egale Alexandre en courage ,
Enclémence égale Titus.
DER
5.
Nous n'avons à reprendre dans ces strophes que durch
ou trois vers un peu prosaïques.
Dans les strophes où l'auteur chante les bienfaits de
la paix, il rappelle nos guerriers vainqueurs dans la capitale
et décrit ainsi les embellissemens de Paris.
Dans son enceinte florissante
Où règnent à l'envi les arts ,
Fier de sa pompe renaissante
Paris demande vos regards .
Là sur cent monumens durables ,
La gloire en traits ineffaçables
Consacre vos faits éclatans ;
Un temple à la valeur s'élève ,
Le Louvre rajeuni s'achève
Vainqueurdes outrages du tems.
Dans l'ode sur le mariage de LL. MM. l'auteur s'exprime
ainsi en parlant de Sa Majesté l'Impératrice :
D'un brillant cortège entourée ,
Le front ceint du bandeau royal ,
Je l'ai vue , épouse adorée ,
Marcher à l'autel nuptial;
Assiseau char de la victoire ,
D'un héros éclatant de gloire
Elle rehaussait la grandeur ;
Les peuples l'entourant sans audace et sans crainte
Sur l'auguste bonté dans ses regards empreinte ,
Fondaient l'espoir de leur bonheur.
Nous avons aussi distingué dans la même ode cette
autre strophe :
Mortels dont la main diligente
Seplait aux rustiques travaux ,
Astrée a rempli votre attente;
Bacchus sourit sur vos coteaux ,
Vos chants ne seront plus stériles.
Vous verrez vos guerets fertiles
S
274 MERCURE DE FRANCE , AOUT 1812 .
Se couvrir de riches moissons ;
Et forgé désormais pour le bonheur du monde ,
Le fer , en fatiguant une terre féconde ,
De Cérès triplera les dons .
M. Damin , dans une pastorale , chante la naissance du
fils de l'Empereur : deux jeunes bergers , Edme et Félix,
assis à l'ombre d'un chêne , se disputent le prixdu chant
devant Palémon leurjuge.
Cependant le bronze a tonné ,
Par cent coups répétés il annonce à la France
Que le ciel d'un héros a comblé l'espérance ,
Et que le roi de Rome est né.
Du seinde son onde limpide
La Nymphe de la Seine apparait à leurs yeux ,
Le rire sur la bouche et le front radieux .
«Qu'une plus noble ardeur vous anime et vous guide ,
> Vous qui chantez , dit-elle , et les prés et les bois ,
> Bergers , rendez vos chants dignes du fils des rois . >
EDME.
> Est-ce à nous de toucher la lyre de Pindare
> Et de prendre un sublime essor ?
» Qui s'élève trop haut , du malheureux Icare
• Doit craindre le funeste sort.
LA NYMPHE DE LA SEINE .
> Berger, il est permis de chanter ceux qu'on aime
> Quand l'amour la conduit, la plus humble des voix ,
> Loin d'offenser la majesté suprême
Charme le coeur et l'oreille des rois .
> Chantex César , l'espoir de la patrie ,
> L'orgueil de Rome et l'amour de Marie.
➤ Chantez Napoléon , sa gloire et ses exploits ,
» Je promets au vainqueur une palme immortelle. >
Dans cette idylle , l'auteur , sur un fonds naturellement
simple , a su représenter un tableau intéressant.
Le style ne sort point de cette noble simplicité qui fait
le charme de l'idylle. On y désirerait quelquefois plus
de vigueur et de nerf ; mais il est en général pur et cor
rect. B.
POLITIQUE.
Les événemens pressent l'Angleterre au-dehors comme
au dedans ; au dehors ses possessions sont menacées , au
dedans sa constitution est tompromise par les actes mêmes
destinées à la garantir de la sédition , du pillage et de l'incendie.
La maladie du roi a donné de nouvelles et vives
inquiétudes. Le parlement a été prorogé jusqu'au 2 octobre
prochain , sans que le prince régent ait encore pu parvenir
à organiser complètement le ministère . L'Amérique a déclaré
la guerre , les hostilités sont commencées sur les
frontières du Canada et sur l'Océan ; les Anglais ont en
pure perte subi la honte de rapporter en face de l'Europe
ces fameuxordres du conseil qui étaient devenus leur palladium
maritime ; la France leur demande davantage ; elle
leurdemande la révocation du principe même de ses ordres,
la révocationdu principe de blocus établi en 1806 ; l'Amérique
de son côté reclame hautement la liberté de ce qu'elle
nomme fort énergiquement le grand chemin des nations ;
elle veut que ses vaisseaux fidèles à leur neutralité entrent
dans ses ports , en sortent , entrent dans ceux du continent,
et en sortent de même , sans souffrir d'outrages ,
sans encourir de dangers , sans voir ses matelots pressés
dans lavaine recherche de sujets britanniques ; elle a mieux
aimé l'état de guerre qu'une paix où l'Angleterre reste
armée et sur-tout spoliatrice .
L'acte de déclaration de guerre a été publié à Washington
le 18 juin : il a été sur-le-champ répondu à la station
d'Halifax , à la date du 1erjuillet : les forces maritimes des
deux nations dans ces parages ont reçu l'ordre de se préparer
à combattre ; un beau mouvement a éclaté sur la
flotte du commodore américain Rogers . " Marins , a-t-il dit,
la patrie réclame vos services ; mais s'il est quelqu'un
parmi vous qui refuse de me suivre , qu'il parle , qu'il se
retire ; je ne veux que des hommes dévoués . L'équipage
a répondu par une acclamation unanime qu'il voulait vivre
et mourir pour l'honneur de son pavillon.
Déjà les Anglais surpris d'une démarche aussi vigoureuse
ont jeté un regard d'inquiétude sur leurs possessions
Sa
256 MERCURE DE FRANCE , P
au continent américain , ils énumèrent les forces qu'ils y
entretiennent et les trouvent de beaucoup insuffisantes , si
lesAméricains attaquent avec célérité et profitent des dispositions
intérieures ; aussi déjà des régimens ont-ils été
embarqués à Portsmouth pour le Canada , et une flotte
est-elle préparée pour aller croiser sur les côtes d'Amérique .
Ainsi tout le monde reconnaît en Angleterre que le gant
estjeté , et que la révocation des ordres du conseil ne désarmera
pas l'Amérique ; on a lien même de croire qu'en
déclarant la guerre elle avait connaissance , si non de la
Tévocation de ces ordres , du moins de l'intention de les
rapporter à son égard. Mais , a dit un membre du parlement
, l'Amérique qui craint la France , lui est toute favorable;
elle craint aussi l'Angleterre , mais elle a contre
nous une haine , une jalousie , wa ressentiment indomptable,
et nous ne pouvons rien espérer d'elle .
Lorsque ce membre lira le message de M. Maddisson
au sénat , il reconnaîtra peut-être que cette haine , ce ressentiment
des Américains contre les Anglais , ne sont pas
sansmotifs : ce message est un développement, appuyéde
faits authentiques , de tous les actes illégaux , de toutes les
prétentions arbitraires élevées par l'Angleterre contrel'indé
pendance et la sûreté des neutres. C'est l'analyse du code
despoliationquel'Angleterrenommeson codede commerce.
Le gouvernement américain n'a cessé de se plaindre , de
réclamerdans les formes convenables , qu'est - il arrivé ? Le
gouvernement anglais a répondu en comblant d'honneurs et
de dignités précisement les officiers qui avaient commis le
plus d'exactions. L'Angleterre relativementau blocus a prétendu
que cette mesure était une représaille ; contre qui?
contre la France sans doute : mais l'Amérique devait-elle
être victime de la querelle entre la France et l'Angleterre ?
Ne pouvantasservir la France fallait- ilspolierles Etats-Unis?
Les Etats -Unis étaient-ils responsables dans cette querelle,
et dans des notes diplomatiques n'a-t-il pas été avoné , reconnu
qu'en effet les Américains ne pouvaient être considérés
comme responsables dans la lutte entre la France
et l'Angleterre , lutte à laquelle ils voulaient et devaient
rester étrangers?
Ily eut unmoment ott quelqu'espoir de rapprochement
et de paix fut permis , et l'Amérique se livrait à cet espoir
qui fut bientôt déçu , l'Angleterre ayant rejeté toutės
les ouvertures qui lui étaient fartes; mais voici qui caractérise
le génie de son cabinet, et ce qu'on appelle depuis trop
AOUT 1812 .
277
:
long-tems la foi britannique. Dans le moment même où
l'on négociait à Londres et qu'un ministre public y tenait
le langage de l'amitié , un agent secret du gouvernement
anglais avait la hontense mission de travailler par des intrigues
à la subversion du gouvernement américain et à un
demembrement de l'union. On se rappelle la mission du
capitaine Henri , on se rappelle aussi les incursions des
sauvages , la nouvelle attitude qu'ils ont prise depuis les
relations que les Anglais ont établie avec eux , leurs démonstrations
hostiles , leur prophéte , sa mission révolutionnaire
, sa fin tragique. Les Américains ont déjoué
ces trames , mais enfin elles étaient ourdies par les Anglais
dans le nord de l'Amérique , tandis qu'on parlait à Londres
de paix et d'union.
Nous voyons , di M. Maddisson, nos citoyens naviguant
sur les mers être victimes de la violence qui s'exerce sur le
grand chemin des nations , nos vaisseaux confisqués par
des consuls d'amirante qui ne sont plus les organes de la
loi publique , mais les instrumens d'édits arbitraires , et
leurs équipages dispersés on embauchés dans les ports anglais
, forcés de combattre quelque tems après contre leurs
propres frères .
Les Etats-Unis ne peuvent plus souffrir cette honteuse
oppression; la guerre vaut mieux qu'un tel état de paix et
d'asservissement;le président la propose , et le sénat la vote.
Voilà , puisqu'il faut le rappeleràl'orateur du parlement ,
les motifs de cette haine , de ce ressentiment de l'Amérique;
cortes , cette haine n'est point aveugle , ce ressentimentn'est
point injuste , à moins qu'il n'entre dans les
ordres du conseil cette clause , que les neutres dépouillés
devront couronner de fleurs le gouvernail des pirates anglais
, et que les captifs enchaînés sur les pontous devront
entonner l'hymne de la reconnaissance.
Le prince régent a fait la clôture de la session britanni
que le 30 juillet. Le Statesman commente avec soin le
discours adressé aux deux chambres au nom et de la part
de Sa Majesté . Nous le suivrons dans cette discussion
intéressante.
S. A. R. , dit le Statesman , exprime d'abord ses vifs
regrets au sujet de l'indisposition du roi ; ces sentimens
fouthonneur au prince , et nous croyons sincèrement que
leur expression n'est pas chez lui un simple jargon du coeur .
S. A. déplore ensuite la mort de M. Perceval sous un
point de vue moral et politique. Sous le rapport moral ,
278 MERCURE DE FRANCE ,
personne au monde ne déplore plus vivementqquueenousla
mort de M. Perceval; nous avons toujours considéré l'assassinat
avec l'horreur qu'inspire l'atrocité d'un tel acte , et
nous avons été honorés des invectives pitoyables et des
injures grossières des apôtres de l'assassinat ; mais en considérant
la mort de M. Perceval sous un point de vue politique
, nous ne sommes pas disposés à mêler nos lamentations
à celles du prince ; n'est-il pas évident , en effet ,
que M. Perceval fut le créateur et le soutien de ces ordres
du conseil si funestes , qui ont jeté la pomme de discorde
entre l'Amérique et nous ?
> Passons ensuite à la satisfaction que témoignele prince
aux deux chambres du parlement pour le zèle et l'assiduité.
qu'elles ont montrés pendant cette session orageuse , où
elles ont rempli leur devoir..... en ajoutant au poids énorme
de nos taxes , en proclamant au moins dans l'une des deux
chambres l'incapacité des ministres , et en leur accordant
ensuite une confiance sans bornes , et mettant les habitans
de plusieurs districts dans une situation telle que c'est un
crime aux yeux de la loi que de garder chez soi les armes
qu'on a achetées pour sa sûreté , pour celle de ses propriétés
, et que de les conserver contre la demande d'un
magistrat capricieux , ainsi que ses maisons contre des visites
domiciliaires : elles ont rempli leur devoir en s'opposant
à une enquête sur l'état de la nation , lorsque la nécessité
d'une telle enquête était évidente ; si leur devoir consistaitdansde
telles mesures , elles l'ont rempli. Mais Dieu
veuille qu'elles n'en remplissent plus de semblables !
» S. A. R. nous assure ensuite qu'elle approuve les éloges
justement donnés à lord Wellington et à son armée; nous
partageons à cet égard les sentimens du prince , mais nous
désirons que S. A. montre la même sollicitude pour la
liberté des Polonais que pour celle des Espagnols : on nous
parle cependant d'engagemens à soutenir , ce ne peut être
que pour empêcher les Polonais de rompre leurs chaînes.
Onnous demande de nouvelles sommes d'argent , c'est-àdire
qu'on demande au père d'une famille prèsqu'affamée
le peu de subsistance qui lui reste , afin de mettre un chef
de bande en état d'exercer ses cruautés sur des hommes
qu'il peut avoir auparavant soumis quoique partiellement .
Tel seraitdans ce cas le portrait d'un Anglais avili , donnant
son dernier schelling pour mettre la Russie à même d'anéantir
le dernier effort des Polonais . Certes , ce n'est pas
ainsi que nos aïeux se seraient conduits.
AOUT 1812 . 279
✓ En parlant de l'état alarmant de nos relatious avec
l'Amérique , S. A. R. exprime l'espoir que les relations de
paix et d'amitié avec ce pays peuvent encore être rétablies,
et paraît craindre cependant que les prétentions insoutenables
de l'Amérique ne s'opposent à un arrangement entre
les deux pays. Les ministres du régent auraient pu nous
apprendre en quoi consistent ces prétentions insoutenables,
nous aurions pu alors nous former une opinion plus exacte
du résultat probable de cette querelle , s'il reste encore des
doutes à cet égard. Quelles sont donc ces prétentions insoutenables
? Serait-ce que nous cessions de presser les
matelots américains ? Mais sans doute , nous n'avons jamais
prétendu prouver que cette presse fût fondée sur la loi des
nations belligérantes , et sur les droits maritimes de l'Angleterre.
Serait-ce le refus fait par les Américains de reconnaître
la justice de nos ordres du conseil ? Mais nous avons
cédé sur ce point , et les prétentions n'étaient donc pas
insoutenables. Quel sens peuvent donc avoir les mots, prétentions
insoutenables des Américains ? On ne peuty voir
qu'une expression banale plus propre à décevoir qu'à
éclairer.
>> En s'adressant à la chambre des communes , S. A. R.
exprime sa satisfaction aux membres de ce qu'ils ont si
généreusement voté les sommes nécessaires , et elle observe
qu'une telle conduite de leur part offre la perspective de
voir se terminer heureusement et d'une manière honorable
la lutte dans laquelle nous sommes engagés.Tel a été, pendant
nombre d'années , le langage dicté par Pitt au monarque
dont les souffrances nous engagent à oublier les
erreurs ; on nous a toujours dit que le moyen le plus sûr de
terminer nos guerres d'une manière honorable était de
donner notre argent , et d'augmenter les impôts et la dette.
Voilà ce que l'on nous disait déjà lorsque nos taxes annuelles
s'élevaient à seize millions sterling , lorsque notre
dette nationale étaitde 270 millions sterling , et voilà ce
qu'on nous dit encore lorsque les taxes s'élèvent au-delà
de 60 millions sterling et notre dette à plus de 800. S. A. R.
nous console cependant en disant qu'elle déplore d'être
dans l'obligation d'ajouter à notre fardean : le roi son père
endisait autant , mais cela ne l'empêchait pas de continuer
à mettre de nouvelles taxes ; et c'est , à ce qu'il paraît , ce
que fera le prince ,jusqu'à ce que la nécessité l'oblige enfia
à faire cette paix pour laquelle jusqu'à présent toutes les
ouvertures de la France ont constamment été repoussées :
1
260 MERCURE DE FRANCE ,
la paix ! ce mot si doux ne doit-il jamais retentir à notre
oreille ? Le discours de S. A. R. ne nous en donne pas
la perspective , et l'on sait comment lord Castelreagh a
récemment répondu aux propositions qui pouvaient tendre
àl'amener. Il fautquel'idée de paix soit à l'intérieur comme
à l'extérieur bannie de l'esprit de la cour ; dans le discours
duprince-régent , il n'est pas même question des catholiques
et de leur cause , et de leurs si pressantes réclamations ; or
les feuilles de Dublin arrivés ce matin nous donnent de
nouvelles preuves des efforts que font ces mêmes catholiques
. Les comtés de Limerick et de Tiperari viennent de
tenir des assemblées séparées , où on a vu régner la plus
grande unanimité et la plus ferme résolution .
» S. A. R. termine en exprimant son approbation des
mesures prises pour étouffer les troubles qui ont eu lien
dans differens districts . Nous sommes , ainsi qu'elles , bien
aises d'apprendre qu'ils vont être terminés , mais nous
regrettons qu'on n'ait pas employé pour cela les moyens
légaux qu'offrait la constitution , avantde porter une atteinte
aussi forte à ce monument vénérable . »
On voit que le prince régent congédie les membres du
parlement en leur donnant le soin de présenter à leurs
concitoyens des comtés un heureux tableau de la ssiituation
de leur patrie. Il aurait pu tenir un bien autre langage.
Rapportez à vos commettans ce que vous avez vo , aurait
dû dire le prince : dites-leur que le roi est en danger de
nouveau, et que la régence n'a eu jusqu'à ce jour qu'une
marche incertaine et timide; que le régent a demandé des
ministres et n'a pu en trouver dans les parties extrêmes et
dans le parti modéré. Dites-leur que des ouvertures de
paix ont été faites par la France , et que nous avons feint
de ne pas comprendre une note diplomatique , afin de ne
pas y répondre. Dites-leur que depuis 1806 nous avons été
conduits de malheurs en malheurs avec une progression
effrayante par les actes mêmes qui aux yeux de nos ministres
devaient amener l'Europe et particulièrement la
France à nos pieds ; que l'Europe n'a pas voulu se rendre
honteusement tributaire , et qu'elle a appris à se passer de
nous ; qu'alors nous avons rapporté nos ordres tyranniques ,
inais que nous avons eu la satisfaction d'apprendre qu'il
était trop tard , que notre révocation était insuffisante , incomplette;
que l'Amérique lasse d'être spoliée a fermé ses
ports ; qu'elle nous ruine , nous affame , et répond à nos
cris d'alarmes par une déclaration de guerre. Dites-leur
AOUT 1812 . 281
que la guerre s'est rallumée dans le Nord par l'effet des
soins constans que nous dicte l'amour de l'humanité ; que
nous avons encore séduit un souverain par le vain appât
des secours qui ont déjà coûté si cher à ceux qui les ont
reçus; que nous armons pour enchaîner les Polonais ces
mêmes bras que nous avons armés pour l'indépendance
des Espagnols. Dites-leur que par l'effet de nos dispositions
en faveur des Russes la Lithuanie est déjà délivrée de leur
présence , que les deux barrières de leur empire ont été
franchies sans que le passage en ait été disputé , et que
notre ambassadeur extraordinaire en Russie trouvera l'EmpereurAlexandre
repoussé dans le centre de son empire
regardant alternativement Pétersbourg et Moscou , et incertain
sur le choix de celle de ces capitales qu'il doit défendre.
Dites-leur que nous avions l'espoir d'un arrangement
entre les Turcs et les Russes , mais que l'énergie
ollomane a égalé sa persévérance , que le traité n'a pas été
ratifié, que les Russes sont retenus sur le Danube et vont
être coupés de leurs communications. Dites-leur enfin quo
depuis un an les élémens de notre prospérité manufactu-
Tière et industrielle ont été la proie d'hommes égarés qui
les ont vonés à la destruction , que la famine et la misère
sont le cri de ralliement de ces troupes organisées pour le
brigandage et le meurtre , et que dans l'espoir de les rés
primer les deux branches ont consenti un bell éversif des
principes de la constitution, de la liberté et de la sûreté
individuelle ; allez , et revenez au 2 octobre rapporter au
ministère et à la régence les tributs nouveaux que les besoins
de l'Etat exigent , et les hommages de l'Angleterre
reconnaissante.
,
Avant de clore la session il s'est élevé , dans la chambre
des communes une discussion sur laquelle nous devons
revenir. Quelques orateurs ont parlé de l'évasion d'un
certainnombre de prisonniers français , le lord Castelreagh
les a accusés d'avoir manqué à l'honneur. Voici , à cet
egard , une note du Moniteur, du plus haut intérrêett ; elle
est à-la- fois une explication franche , et me déclaration si
positive , que cette fois le gouvernement anglais ne pourra
pas faire semblant de ne pas l'entendre .
Ce sont les Anglais , y est-il dit , qui , les premiers
ont violé leur parole; des plaintes en ont été portées au
transport-office ; mais les officiers anglais qui avaient man
qué à leur parole ont été bien accueillis par leur gouverne
Quent. Le nombre de ceux qui se trouvaient alors dans ce
7
282 MERCURE DE FRANCE ,
cas se montait à 779 , dont plusieurs généraux. Le transport-
office s'était plaint , par une lettre du 12 août 1811 ,
de l'évasion de quelques prisonniers français . Dans la réponse
qui lui fut faite le 14septembre suivant , avec l'autorisation
du ministre de la marine , après avoir rappelé que
c'étaient des prisonniers anglais qui avaient donné l'exemple
, et avoir trouvé que le nombre des Anglais évadés de
France dépassait de plusieurs centaines le nombre des prisonniers
français échappés d'Angleterre , on proposa de
prendre , de part et d'autre , des mesures pour empêcher
ce scandale . Les commissaires du transport-office accusèrent
réception de cette réponse , mais affectèrent de garder
le silence le plus absolu sur la proposition qui leur était
faite.
११ Plusieurs généraux français se sont soustraits à la captivité
qu'ils éprouvaient en Angleterre , et ils en avaient le
droit , puisque leur détention était arbitraire et injuste. Ils
avaient capitulé à Baylen , sous la condition d'être reconduits
en France , et même de conserver leurs armes ; l'An
gleterre n'avait pas le droit de retenir 6000 hommes qui ,
ayant capitulé à ces conditions , n'étaient pas même prisonniers
; on ne pouvait exiger d'eux aucune parole , puisque
la capitulation ne donnait aucun droit sur eux. Il n'y a
point d'exemple qu'une pareille convention n'ait pas été
respectée.
" Un nombre considérable de prisonniers espagnols ,
officiers , colonels et généraux , s'étaient échappés en
violant leur parole ; des officiers français pris dans la guerre
d'Espagne , se sont cru le droit de faire ce que faisaient les
Espagnols , partie principale dans cette guerre , où l'Angleterre
n'est qu'auxiliaire .
» Dans les anciennes guerres , des cartels d'échange
étaient établis dès le commencement des hostilités . Ce n'est
que dans la guerre actuelle que les faux raisonnemens , la
petitesse et la mauvaise foi ont résisté à tous les cartels qui
ont été proposés . Les bases en étaient simples , justes et
conformes aux usages de l'Europe. L'échange devait se
faire homme par homme , grade par grade , et simultanément
entre les deux masses belligérantes. Mais lesAnglais
voulaient établir une distinction entr'eux et leurs alliés
les Espagnols et les Portugais. Ils paraissaient adopter les
principes de l'échange général et simultané ; mais ils voulaient
pouvoir s'en écarter dans l'exécution. Ainsi il y avait
15,000 Anglais prisonniers en France ; les Anglais enten
AOUT 1812. 283
daient les échanger d'abord contre 15,000 Français ; de
sorte que , s'il plaisait ensuite à l'Angleterre de rompre le
cartel quand tous les Anglais auraient été libérés , elle pût
laisser en France tous ses alliés , et garder tous les Français
qui resteraient encore à échanger. Le piége est trop grossier.
On proposa d'exécuter l'échange en comprenant dans
chaque convoi une partie aliquote des diverses sortes de
prisonniers des deux masses belligérantes , de façon que
tous les Anglais et tous les Français se trouvassent libérés
en même tems. Ainsi , en supposant le nombre des prisonniers
français triple des celui desAnglais , et en comprenant
dans chaque convoipour 3000 Français , 1000 Anglais
et 2000 Portugais ou Espagnols , alliés de l'Angleterre
, le dernier prisonnier français serait rentré en France
en même tems que le dernier prisonnier anglais serait
rentré en Angleterre. L'échange aurait ensuite continué
entre les alliés respectifs ; et la France , qui a entre les
mains un plus grand nombre de prisonniers que l'Angleterre
, consentait même à remettre sans rançon ceux qui
lui resteraient après l'échange consommé . Ce système était
d'accord avec les principes consacrés dans tous les cartels
d'échange conclus depuis plus d'un siècle .
> Une proposition si juste fut rejetée avec une mauvaise
foi qui indigna , même en Angleterre, tous les gens qui
lisent et qui pensent. Il fut évident que le gouvernement
britannique voulait retirer la totalité des Anglais qui sont
ennotre pouvoir contre une partie seulement des Français
qui sont en Angleterre , abandonner ses alliés , et retenir
le plus grand nombre des prisonniers français sans garantie
età sa merci .
En résumé , beaucoup de prisonniers avaient déjà quitté
la France , en violant leur parole , lorsque le gouvernement
se vit obligé de rendre le décret du4 août 1811. Un certain
nombre de Français prisonniers en Angleterre les ont ensuite
imités , et le gouvernement n'a pas pu les punir , lorsqu'il
a vu que le gouvernement britannique ne punissait
pas les Anglais. Des prisonniers de la capitulation de
Baylen , que les Anglais retenaient sans aucun droit , n'avaient
fait qu'échapper à une détention contraire à toutes
les lois de la guerre ; ceux qui avaient été pris en Espagne
faisaient comme un nombre bien plus considérable d'Espagnols
prisonniers des Français .
" Ily aurait une manière simple de mettre un terme à
ces discussions pénibles; ce serait de faire l'échange ,
284 MERCURE DE FRANCE ,
۱
homme par homme , des prisonniers qui se sont échappés
de part et d'autre. Lorsque cet échange sera consommé, la
France aura encore de son côté beaucoup de prisonniers
anglais à réclamer. C'est ce qquuee lord Castelreagh feint
d'ignorer ; et le gouvernement anglais , parce qu'il ne veut
pas en convenir , n'acceptera pas un moyen si facile de
réparer ce scandale . C'est par une raison pareille qu'il ne
répondit point à la proposition qui lui fut faite de prendre
de concert des mesures pour l'arrêter ou le prévenir. II
pensa bien qu'on voudrait distinguer parmi les prisonniers
qui se sont échappés , ceux de la capitulation de Baylen
qui avaient le droit de se soustraire à une détention arbitraire.
* Mais pourquoi ne pas trancher toutes ces questions ,
en revenant enfin , etde bonne foi , à un échange général ,
simultané , grade par grade , homme par homme , dans la
proportion des deux masses belligérantes , et de sorte que
tous les Français et tous les Anglais se trouvent rendus à
la liberté au même moment ? Si l'Angleterre veut réellement
l'échange des prisonniers , qu'elle consente à un cartel
sur ces bases , qu'un membre des communes le signe pour
la France , il sera ratifié ; on qu'un ministre déclare au parlement
qu'il en adopte le principe , et aussitôt un commissaire
français se rendra à
etaussi uncomm
Tous les journaux de la capitale ont saisi cette occasion
de repousser un reproche odieux fait à l'honneur français :
ils ont rappelé on fait connaître tous les traits de l'inhumanité
et de la déloyauté anglaise envers nos prisonniers ,
leur détention sur des pontons infects , leur exil sur des
terres désertes , les mauvais traitemens , les persécutions
qu'ils ont éprouvés en refusant de servir coptre leur patrie.
L'orateur anglais nous a rendu le bon office que tous ces
fails viennent d'être rappelés avec beaucoup de véhémence,
et que l'indignation qu'ils inspirent est à son comble.
Un autre orateur , M. Burdett , en parlant des secours
que l'Angleterre va donner aux Russes , n'a point dissi
mulél'idée qu'il se forme de cette guerre , et de son inévi
table résultat . En voyant , dit-il , les deux nobles lords
Castelreaghet Palmerston diriger nos expéditions ,j'ai aussi
peu d'espoir de leur voir obtenir des succès contre Napoléon,
que j'en aurais en voyant un enfant jouer une partie
d'échecs avec le fameux Philidor.
M. Burdett a raison : le jeu d'échecs est sous nos yeux;
c'est la carte du théâtre de la guerre : le ministère anglais
AOUT 1812 . 285
nousy paraît assez bien caractérisé par le fou : déjà beaucoup
de pions de l'adversaire sont pris : son cavalier est
en danger , sa tour est mal posée , et il y a échec au roi .
Voici plus positivement où en est la partie.
8 BULLETIN DE LA GRANDE-ARMÉE.
Gloubokoé , le 22 juillet 1812.
Lecorpsdu prince Bagration est composé de quatre divisions d'infanterie
fortes de 22 à 24.000 hommes , des cosaques de Platow formant
6000 chevaux , et de 4 ou 5000 hommes de cavalerie. Deux
divisions de son corps (lage et la IIC) voulaient le rejoindre pat
Pinsk;elles ont été interceptées et obligées de rentrer en Wolhynie.
Le 14, le général Latour-Maubourg , qui suivait l'arrière-garde
de Bagration , était à Romanow. Le 16 , le prince Poniatowski y avait
son quartier-général.
Dans l'affaire du ro , qui a eu lieu à Romanow , le général Rozniecki
, commandant la cavalerie légère du 4e corps de cavalerie , a
perdu 600 hommes tués ou blessés , ou faits prisonniers. On n'a à
regretter aucun officier supérieur. Le général Rozniecki assure
que l'on a reconnu sur le champ de bataille les corps du général de
division russe comte Pahlen , des colonels russes Adrianowet Jesor
wayski.
Leprince de Schwarzemberg avait, le 13 , son quartier-général à
Prazana. Il avait fait occuper le 11 et le 12 la position importante de
Pinsk parun détachement qui a pris quelques hommes et des magasins
assez considérables. Douze houlans autrichiens ont chargé quarante-
six cosaques . les ont poursuivis pendant plusieurs lieues , et en
ontpris six. Leprince de Schwarzemberg marche sur Minsk.
Le général Regnier est revenu , le 19 , à Slonim , pour garantir le
dachéde Varsovie d'une incursion , et observer les deux divisions
ennemies rentrées en Wolhynie .
Le 12 , le général baron Pajol étant à Jghoumen , a envoyé le capitaine
Vaudois avec 50 chevaux à Khaloui. Ce détachement a pris
là un pare de 200 voitures du corps de Bagration , a fait prisonniers
6 officiers, 200canonniers , 300 hommes du train, et a pris 800 beaux
chevaux d'artillerie. Le capitaine Vaudois se trouvant éloigné de 15
lieues de l'armée , n'a pas jugé pouvoir amener de convoi et l'a brûlé ;
ila amené les chevaux harnachés et les hommes .
Le prince d'Eckmulh était le 15 à Jghoumen; le général Pajol était
àJachiitsié , ayantdes postes sur Swisloch; ce qu'apprenant . Bagration
a renoncé à se porter surBobrunsk , et s'est jeté quinze lieues
plus bas du côté de Mozier .
Le17 , le princed'Eckmulh était à Golognino.
Le 15 , le général Grouchy était à Borisow. Un parti qu'il a envoyé
sur Star- Lepel , y a pris des magasins considérables et deux compagnies
de mineurs de 8 officiers et de 200 homines.
Le to . ce général était à Kohkanow .
Le meine jour, à deux heures du matin , le général baron Colbert
est entré à Orcha , où il s'est emparé d'immenses magasins de farior ,
286 MERCURE DE FRANCE ,
d'avoine, d'effets d'habillement. Il a passé de suite le Borysthène et
s'est mis à la poursuite d'un convoi d'artillerie.
Smolensk est en alarine . Tout s'évacue sur Moscou. Un officier ,
envoyé par l'Empereur pour faire évacuer les magasins d'Orcia , a
étéfort étonnéde trouver la place au pouvoir des Français ; cet officier
a été pris avec ses dépêches.
Pendant que Bagration était vivement poursuivi dans sa retraite ,
prévenu dans ses projets , séparé et éloigné de la grande armée , la
grande armée commandée par l'Empereur Alexandre , se retirait sur
la Dwina. Le 14 , le général Sébastiani suivant l'arrière-garde ennemie
, culbuta 500 cosaques et arriva à Drouia.
Le 13 , le duc de Reggio se porta sur Dunabourg , brûla d'assez
belles barraques que l'ennemi avait fait construire , fit lever le plan
des ouvrages , brûla des magasins et fit 150 prisonniers. Après cette
diversion sur la droite , il marcha sur Drouia.
Le 15 , l'ennemi, qui était réuni dans son camp retranché de Drissa ,
au nombre de 100 à 120 mille hommes , instruit que notre cavalerie
légère se gardait mal , fit jeter un pont , fit passer 5000 hommes d'infanterie
et 5000 hommes de cavalerie , attaqua le général Sébastiani
à l'improviste , le repoussa d'une lieue et lui fit éprouver une perte
d'une centained'homines tués , blessés et prisonniers , parmi lesquels.
se trouvent un capitaine et un sous -lieutenant du Ire de chasseurs. Le
général de brigade baron Saint-Geniès , blessé mortellement , est
resté au pouvoir de l'ennemi .
Le 16, le maréchal duc de Trévise , avec une partie de la garde à
pàiGeldoeutbdoekloaég.aLredeviàcec-hreoivaalrr,ivetaàla cavalerie légère bavaroise , arriva
Dockchitsié le 17.
Le 18 , l'Empereur porta son quartier-général à Gloubokoé.
Le 20 , les maréchaux ducs d'Istrie et de Trévise étaient à Ouchatsch ;
le vice-roi à Kamen , le roi de Naples à Disna.
Le 18 , l'armée russe évacua son camp retranché de Drissa , consistant
en une douzaine de redoutes palissadées , réunies par un chemin
couvertet de trois mille toises de développement dans l'enfoncement
de la rivière . Ces ouvrages ont coûté une année de travail; nous les
avons rasés .
Les immenses magasins qu'ils renfermaient ont été brûlés ou jetés
dans l'eau .
Le 19 , l'Empereur Alexandre était à Witepsk .
Le même jour , le général comte Nansouty était vis-à-vis Polotsk.
Le 20 , le roi de Naples passa la Dwina et fit inonder la rive droite
parsa cavalerie.
Tous les préparatifs que l'ennemi avait faits pour défendre le passage
de la Dwina ont été inutiles. Les nragasins qu'il formait à grands
frais depuis trois ans ont été détruits. Il est tels de ses ouvrages qui ,
au dire des gens du pays , ont coûté dans une année 6000 hommes
auxRusses. On ne sait sur quel espoir ils s'étaient flattés qu'on irait
les attaquer dans les camps qu'ils avaient retranchés .
Le général comte Grouchy a des reconnaissances sur Babinovitch
et sur Sienno. De tous côtés on marche sur la Oula. Cette rivière es:
réunie par un canal à la Bérésina , qui se jette dans le Borysthène :
AOUT 1812 .
!
287
ainsi nous sommes maîtres de la communication de la Baltique à la
Mer-Noire.
Dans sesmouvemens , l'ennemi est obligé de détruire ses bagages ,
de jeter dans les rivières son artillerie
polonais profite de ces retraites précipitées pour déserter et rester ses armes . Tout ce qui est
dans les bois jusqu'à l'arrivée des Français . On peut évaluer à 20,000
les déserteurs polonais qu'a eus l'armée russe .
Le maréchal duc de Bellune . avec le ge corps , arrive sur la Vistule.
Le maréchal duc de Castiglione se rend à Berlin pour prendre le
commandement du IIe corps .
Le pays entre l'Oula et la Dwina est très-beau et couvert de superbes
récoltes. On trouve souvent de beaux châteaux et de grands
couvens. Dans le seul bourg de Gloubokoé , il y a deux couvens qui
peuvent contenir chacun 1200 malades .
9º BULLETIN DE LA GRANDE-ARMÉE .
Bechenkoviski , le 25 juillet 1812 .
L'Empereur a porté son quartier-général le 23 à Kamen , en passant
par Ouchatsch.
Le vice-roi a occupé , le
cheiskovo. Une reconnaissance de 200 chevaux envoyée sur Bechen-
22 , avec son avant-garde le pont de Botskoviski
a rencontré deux escadrons de housards russes et deux de
cosaques , les a chargés et leur a pris ou tué une douzaine d'hommes
dontun officier . Le chef d'escadron Lorenzi , qui commandait la reconnaissance
, se loue des capitaines Rossi et Ferreri.
Le 23 , à six heures du matin , le vice-roi est arrivé à Bechenkoviski.
Adixheures , il apassé la rivière et a jeté un pont sur la Dwina.
L'ennemi a voulu disputer le passage; son artillerie a été démontée .
Lecolonel Lacroix , aide-de-camp du vice-roi , a eu la cuisse cassée
parune balle.
L'Empereur est arrivé à
Bechenkoviski le 24 , à deux heures après
midi. La division de cavalerie du général comte Bruyères , et la divisiondu
général comte Saint-Germain ont été envoyées sur la route
deWitepsk; elles ont couché à mi-chemin .
Le20,o, le prince
d'Eckmulh
s'est porté sur Mohilow. Deux mille
hommes qui formaient la garnison de cette ville ont eu la témérité de
vouloir se défendre; ils ont été écharpés par la cavalerie
légère. Le21 ,
3000 cosaques ont attaqué les avant-postes du prince
d'Eckmulh ;
c'était l'avant-gardedu prince
Bagration , venue de Bobrunsk. Un
bataillondu85. a arrêté cette nuée de
cavalerie
légère et l'a
repoussée
au loin . Bagration paraît avoir profité du peu d'activité avec laquelle
il étaitpoursuivi pour se porter sur Bobrunsk , et de là il est revenu
sur
Mohilow .
Nous occupons Mohilow , Orcha , Disna , Polotsk. Nous marchons
sur Witepsk , où il parait que l'armée russe s'est réunie.
C'est dans cette position que M. Barclay de Tolli , ministre
de la guerre , général russe ,
de prétendues
proclamations , c'est-à-dire , des provocan'a
pas craint de signer
tions aux soldats français et allemands. Il les engage à dé288
MERCURE DE FRANCE , AOUT 1812 .
serter leurs drapeaux , à passer au camp russe; il leur
promet la liberté, des grades., et des terres dans la Russie
méridionale . L'espace nous manque pour reproduire ici
les réponses vigoureuses qui ont été renvoyées aux postes
russes par les grenadiers français et allemands.
Le 9º Bulletin dit assez qu'au moment où nous écrivons ,
des réponses d'une autre nature auront été portées jusqu'à
Witepsk , aux hommes libres d'Alexandre par les serfs de
Napoléon . S ....
:
ANNONCES .
Lettres de la marquise du Deffand à Horace Walpole , depuis
comte d'Orford , écrites dans les années 1766 à 1780 ; auxquelles
sont jointes des lettres de Mme du Deffand à Voltaire , écrites dans
les années 1759 à 1775 ; publiées d'après, les originaux déposés à
Strawberry-Hill. Nouvelle édition , corrigée. Quatre vol. in-8°. Prix ,
24 fr. , et 30 fr . franc de port; papier vélin , 48 fr. , et 54 fr. frane
de port. Chez Treuttel et Würtz , libraires , rue de Lille , nº 17 .
Des Vers à soie et de leur Education , selon la pratique de Cévennes;
suivi d'un Précis sur les divers produits de la soie , et sur la manière
de tirer les fantaisies et les filoselles , avec des Notions sur la fabrique
des bas de Ganges ; par M. Reynaud , fabricant à Saint- Jean du Gard,
avec des notes par P. F. F. J. Giraud. Un vol . in-12. Prix . 3 fr . , et
3fr. 75 c. franc de port. Chez Ant. Bailleul , imprimeur-libraire du
Commerce , rue Helvétius , nº 71 ; et chez Arthus-Bertrand, libraire,
rue Hautefeuille , nº 23.
Choix d'Éloges couronnés par l'Académiefrançaise ; composé des
Eloges de Marc-Aurtle , d'Aguesseau , Duguay-Trouinet Descartes.
par Thomas ; de La Fontaine et Molière , par Chamfort ; de Fénélon ,
Racine et Catinat , par Laharpe ; de Suger. Fontenelle et Montansier.
par M. Garat , et de Louis XII , par M. Noel : précédé de l'Essai sur
lesÉloges , par Thomas . Deux gros volumes in-80. Prix , 15 fr ., et
20 fr. franc de port. Chez Chaumerot , libraire , Palais -Royal.
galeries de bois nº 188. et place Saint-André-des -Arcs , nº 11 ; et
chez Arthus- Bertrand , libraire , rue Hautefeuille , n° 23 , proprietaire
des OEuvres complètes de Thomas .
Histoire des Générauxfrançais; par A. Châteauneuf. XXIV PAR
TIE. ( De l'imprimerie de Pierre Didot.) Prix de ce volume , en pap.
vélin . 5 fr. Le prix des 24 numéros de cet ouvrage est de 29 fr., et
35 fr . franc de port. Chez l'Auteur , rue des Bons-Enfans , nº 34-
Ce nouveau volume contient l'histoire des maréchaux Lannes , duc
deMontebello ; et Oudinot , duc de Reggio ; des généraux Desfournaux,
l'Espinasse , Laharpe , etdes traits de bravoure des officiers et
des soldats.
DEPA
MERCURE
DE FRANCE.
5 .
N° DLXXVIII . Samedi 15 Août 1812 . -
POÉSIE .
LE SIÈGE DE PALMYRE , OU ZÉNOBIE.
FRAGMENT DU CHANT PREMIER .
Situation de l'Empire romain à l'époque où l'armée appelle Aurélion
sur le trône. Exposition du sujet.
JE chante la valeur d'une illustre guerrière ,
Dont le glaive honora les fils de la lumière ,
Qui foulant à ses pieds l'amour et les plaisirs ,
Aux exploits des héros borna tous ses désirs ,
Favorisa les arts , protégea l'innocence
Et du Nil à l'Euphrate étendit sa puissance .
Ala voix des Césars , son trône ensanglanté
S'écroula , mais bravant le destin irrité ,
Elle sut mépriser les erreurs de la vie ,
Et jusque dans les fers ne fut point asservie .
Soleil , foyer du jour , roi suprême des cieux ,
Qui viens à tes rayons r'ouvrir mes faibles yeux ,
O toi qui des mortels réglant la destinée ,
Sèmes de quelques fleurs leur vie infortunée ,
T
/
:
290
MERCURE DE FRANCE,
Fécondes l'air , la terre , et l'abyme des mers ,
Prescris leur route immense à ces astres divers
Au sein de l'infini suspendus à ton trône ,
Fais jaillir sur mes vers l'éclat qui t'environne ,
Des fiers enfans des arts prête-moi les pinceaux ,
Et du feu de la vie enflamme mes tableaux .
Je viens sous tes regards contempler la nature ,
Jouir seul avec toi de la volupté pure ,
Chercher loin de la foule un asile écarté ,
Célébrer la vertu , l'amour , la vérité.
Triste décret du sort ! le bonheur est un songe ,
La justice un fantôme et la gloire un mensonge .
Rome de ses lauriers voit les temples couverts ,
Et de ses propres fils elle a reçu des fers .
Le peuple roi n'est plus qu'un vil troupeau d'esclaves .
Seul arbitre du monde et grand aux yeux des braves ,
Content d'avoir par-tout vaincu ses ennemis ,
Et de parler en maître à l'univers soumis ,
Il laisse à des tyrans l'Europe assujétie ,
Et reçoit à genoux leur foudre appesantie.
Marius et Sylla , les premiers des Césars ,
Des Romains tour- à -tour aiguisent les poignards ,
A l'oeil des assassins indiquent leurs victimes ,
Etd'une main féroce ouvrent la lice aux crimes .
Ici les nations pleurent Germanicus ;
Là Séjan foule en paix la cendre des Brutus .
Plus loin Néron sourit teint du sang d'une mère ,
Des sages , des héros , d'une épouse et d'un frère ,
Embrâse de ses mains l'immortelle cité ,
Et triomphe de voir l'incendie irrité.
De proscrits et de morts Rome entière est couverte ,
Et le Sénat s'assied sur sa tombe entr'ouverte.
Le peuple humilié , les empires détruits ,
De huit siècles d'exploits tels sont les tristes fruits !
Dans les pleurs des vaincus si le vainqueur se noie ,
La tyrannie est là pour engloutir sa proie ;
L'un par l'autre abattus , vains fantômes d'un jour ,
Les tyrans immolés succombent tour-à-tour.
Le glaive règne seul sur la terre alarmée ,
Etle trône est offert et ravi par l'armée.
AOUT 1812 .
Lapourpredes Césars et leur triste- bandeau
Ne servent qu'à parer les bords de leur tombeau.
Comme un torrent sorti des mers hyperborées ,
Des barbares du Nord les hordes conjurées
Viennent faire gronder le tonnerre d'Odin
Du fond de la Baltique aux rives de l'Euxin ,
Dans son cours au Midi suivent le Borysthène
Menacent le Danube , asservissent l'Ukraine ,
Des villes de la Thrace occupent les remparts ,
De Déce triomphant bravent les étendards ,
Etdes Romains vainqueurs l'armée enorgueillie
Dans un marais profond expire ensevelie.
Les autres du Bosphore ont inondé les bords ,
Des palais , des autels , enlèvent les trésors ,
Des murs sacrés d'Ephèse enflamment l'édifice ,
Soumettent sans effort la Grèce à leur caprice ,
Mettent Athène en cendre , et chassés vers l'Hémus ,
Laissent
Thessalonique et fondent sur Naissus.
Claude seul les arrête , et le fier Scandinave
Tombe devant son char , fuit ou devient esclave.
Une autre colonie et les
nombreux essaims
D'un peuple de guerriers ,nobles fils des Germains ,
D'un nouvel incendie allument la tempête ,
De la Gaule effrayée espèrent la conquête ,
Ravagent l'Ibérie , et sur ses bords tremblans
L'Afrique voit la mer jeter ses conquérans .
Les enfans de l'Ister , libres , heureux , sans maîtres ,
Des Suèves issus et fiers de leurs ancêtres ,
De l'Eridan surpris font trembler les vallons ,
Et viennent insulter Rome aux pieds des sept monts .
La terre devant eux s'ébranle , et la famine
Avec tous les malheurs sur l'Empire domine ;
De tombeaux entourée , elle immole au hasard
L'époux , la femme en deuil , l'enfant et le vieillard.
Unmal contagieux et plus terrible encore ,
Implacable vautour des homines qu'il dévore ,
Lapeste les saisit , ronge et laisse leurs os ,
Change en poison leur sang , en dessèche les flots ,
De l'orphelin , du riche assiége la demeure ,
Frappe , quinze ans entiers , chaque jour , à toute heure ,
Ta
291

292 MERCURE DE FRANCE ,
Des plus belles cités fait un tas d'ossemens ,
Et comble de la mort les sombres monumens .
Ce fléau va cesser et le monde respire.
Le brave Aurélien rend la vie à l'Empire.
Né près de Sirmium , d'un pauvre laboureur ,
(Client d'Aurelius illustre sénateur , )
D'une simple prêtresse , obscure et retirée
Dans un temple modeste , au soleil consacrée ,
Soldat , centurion , après d'heureux exploits ,
Parvenu tour-à-tour aux différens emplois ,
Il obtient les faisceaux , s'unit à la famille
D'Ulpius qui lui donne et ses biens et sa fille ,
De ce nom révéré devient seul héritier ,
S'élève au second rang et s'assied au premier.
Claude avant de mourir , l'appelle au diadême ,
Etce choixpour l'armée est un ordre suprême.
Il vole pour cueillir des lauriers toujours prêts ,
Et les Germains tremblans rentrent dans leurs forêts.
La cité du désert n'est point encor réduite ;
Il croit n'avoir rien fait et sa valeur s'irrite .
,
Un jour au Capitole , où d'antiques débris
S'offraient dans le lointain à ses regards surpris ,
Où d'un oeil calme et fier il planait sur l'espace ,
Les ruines du tems , les peuples qu'il efface ,
Le songe du passé , la nuit de l'avenir ,
Et les lieux qu'à son sceptre il voudrait réunir ,
Vers les restes pompeux d'une tour abattue ,
Un fantôme a surpris et reposé sa vue .
C'était Rome. Au milieu de sa prospérité ,
Elle avait du malheur la tranquille fierté.
Ses traits de la puissance offraient encor l'image ;
Mais des chagrins amers sillonnaient son visage ,
Et d'un air dédaigneux , elle foulait aux pieds
Des chars , des ossemens , des trônes foudroyés .
Mon fils , s'écria-t-elle , au nom de la patrie ,
Rome vieut déplorer sa majesté flétrie .
Qui , du fond du cercueil Rome se montre à toi ,
Rome dont le nom seul long-tems sema l'effroi ,
Rome à peine conserve un éclat inutile ;
Son empire écroulé git au loin immobile.
AOUT 1812 .
293
L'aigle des légions triomphe , diras-tu ,
Jusque dans ses forêts le barbare est vaincu.
Qu'est-ce après tout pour moi que le deuil du barbare ,
Sidans les flanes du Nord l'orage se prépare .
Sid'autres ennemis montrent leurs étendards ,
Et le tonnerre en main renversent nos remparts ;
Si l'ombre de Crassus demande encor vengeance ;
Si le cruel Sapor affermit sa puissance ,
Foule d'unpied superbe un empereur romain ,
Et sur sa tête auguste impose un joug d'airain ?
Valérien n'est plus , le Persan vit encore !
Il respire et tu veux que le peuple t'honore !
Ah ! si tu veux monter au rang des immortels,
Vole , armé de la foudre , obtenir des autels ,
Du malheur de Crassus venger l'ignominie .
Et soumettre la Perse au désert réunie.
Une femme avant tout appelle tes exploits.
Fière de ses succès et rivale des rois ,
N'a- t-elle pas osé s'asseoir au rang suprême ,
Des pleurs de l'Occident orner son diadême ,
De l'aigle dans les fers mépriser les décrets ,
Etd'un heureux tyran servir les intérêts ?
Sur le Nil et l'Euphrate elle étend son empire.
Mon fils , viens foudroyer Zénobie et Palmyre ,
Palmyre, du soleil orgueilleuse cité ,
Qui croit de Rome même éclipser la fierté.
Elledit. A la voix qu'il révère et qu'il aime ,
César est embrâsé d'une fureur extrême .
Tel le lionqui dort au fond d'un antre obscur ,
Où jamais n'a brillé l'éclat d'un soleil pur ,
Aux accens imprévus d'une meute guerrière ,
S'éveille , et hérissant son horrible crinière
Entouré d'ennemis , prêt à les déchirer ,
Il les voit , il s'élance , il va tout dévorer.
Rome , s'écria-t- il , ombre auguste et sanglante ,
Dont l'image à mon coeur sera toujours présente,
Toi dont l'orgueil flétri , les lauriers éclipsés ,
Le regard presqu'éteint et les traits effacés ,
Inspirent àCésar une force nouvelle ,
Je vole , je le dois , c'estRome qui m'appelle ,
294
MERCURE DE FRANCE ,
Rome qui de l'envie étouffe les complots ,
Et ne veut à ses fils laisser aucun répos .
Mais quel éclat sacré m'attire et m'environne !
Ici tout m'éblouit , tout m'arrête et m'étonne ;
Ici , Rome du monde a pesé les destins ,
Et vu ses fiers enfans comblés d'honneurs divins.
Ici les Scipions . Marius et Pompée ,
Jules dont la valeur ne fut jamais trompée ,
De vingt rois conjurés ont foulé les débris ,
Lapompe de leur gloire habite ces parvis .
Héros , vaillans guerriers que la terre contemple ,
Je le jure , je vais imiter votre exemple.
L'aigle vers l'Orient dirigeant son essor
Va punir à ma voix l'attentat de Sapor ,
Dépouiller d'un vain titre une reine infidelle ,
Et voir s'évanouir son empire avee elle.
L'Arabe va trembler et recevoir ma loi ,
Illustres morts , venez et planez devant moi.
Il avait dit. Bientôt dans cette île enchantée
Où s'embrâse le coeur de l'amante agitée ,
Où l'amour, sur un char guidé par les plaisirs ,
Se plaît à rallumer les éclairs des désirs ,
Et portant dans ses mains le flambeau de la vie ,
Voit même à ses décrets Gythérée asservie ,
Reçoit un pur encens , l'encens de la beauté ,
Et par-tout devant lui sème la volupté.
César près de Paphos réunit son arméé ,
Prêt à couvrir de morts l'Arabie alarmée ,
Avenger sur Palmyre , et le fils des déserts ,
Les outrages sanglans que Rome avait soufferts (*) .
SABATIER.
(*) Ce Poëme , divisé envingt chants , touche à sa fin. Il paraitra
incessamment .
1
AOUT 1812 .
295
ÉNIGME.
JE sais que la sincérité
Est l'une des vertus du sage ,
Et que dans la société
Ondoit enparler le langage ;
Mais en disant la vérité
Parfois la circonstance engage
A l'envelopper du nuage
D'une prudente obscurité.
Je puis me citer pour exemple.
Onne doitpas toujours nommer un chatun chat.
Ordonc que chacun me contemple :
En paraissant je redoute l'éclat :
L'ingénuité , la franchise ,
Enmoi ne sont pas des vertus ;
Si j'use de détours , et si je me déguise ,
Onne m'en estime que plus .
Tout au contraire , si je me donne à connaître ,
On ne s'occupe plus de moi ;
L'on se rit de ma bonne-foi ;
Je perds mon nom , je cesse d'être .
S........
:
LOGOGRIPHE .
DE mon tout , nemo contentus ,
Adit certain poëte en us .
Mes trois-quarts , puisqu'il faut le dire ,
Composent un bien triste sire ;
Ma brillante moitié sait faire des heureux ;
Avec elle un butor se croit égal aux dieux .
Nécessaire à Saint-Cloud, et dans Saint-lldephonse ,
Mon quart , ami lecteur , ne pèse pas une once .
V. B. (d'Agen. )
296 MERCURE DE FRANCE , AOUT 1812 .
CHARADE .
Sorr le dessus dessous , soit le devant derrière ,
Qu'importe quelquefois ce désordre apparent ?
D'une méthode routinière
On peut s'écarter un moment ;
Dût cette nouveauté passer pour singulière !
Sans doute on n'y voit rien qui soit inconvenant ,
Dès que la chose reste entière .
Or , cette chose entière est propre à Parmement
D'unhuissier , d'un portier , même d'un militaire .
Son dernier , tranche de cochon ,
Peut aussi réclamer le nom
D'un ancien prêtre et d'une ancienne armure.
Acertains jours , sur-tout s'il fait beau tems ,
Filous , oisifs , curieux et marchands ,
Oupour affaire ou cherchant aventure ,
Viennent sous son premier passer quelques instans.
1
JOUYNEAU-DESLOGES ( Poitiers ).
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme est Papier- nouvelle.
Celui du Logogriphe est Mode, dans lequel on trouve: ode.
Celui de la Charade est Ventre-saint-gris.
SCIENCES ET ARTS .
DE L'OPÉRATION DE LA CATARACTE. Thèse soutenue publiquement
dans l'amphithéâtre de la faculté de médecine
de Paris le 24janvier 1812. Troisième épreuve du
concours pour la chaire de médecine opératoire ,
vacante par la mort de M. SABATHIER. Par A. L.
TARTRA , docteur en chirurgie , chirurgien du premier
dispensaire , l'un des quatre concurrens . -Un
vol. in-8° .
C'EST un bel art que la chirurgie ! que de prodiges
elle opère ! dans combien de circonstances elle arrache ,'
en effet , l'homme à une mort sans elle inévitable !
comme sa marche est certaine ! comme ses opérations
sont hardies ! Le chirurgien ne craint pas de pénétrer
jusque dans le crâne , dans la poitrine , dans le basventre
ou dans la vessie , pour remédier à des maux
qui entraîneraient infailliblement la perte des malades .
Cependant , dans tous les cas , le chirurgien est toujours
armé de fer ; mais l'usage qu'il en fait est tellement
salutaire , ses succès sont si évidens , qu'on ne
peut que célébrer son intelligence , son adresse et les
merveilles de son art : aussi la chirurgie n'a-t-elle jamais
été en butte aux sarcasmes lancés si souvent contre la
médecine. Qu'on n'imagine pas cependant que nous
voulions mettre l'une des deux branches de guérir audessus
de l'autre ; si les succès de la chirurgie sont plus
frappans , ceux de la médecine interne ne méritent pas
moins notre reconnaissance , n'exigent pas moins de
savoir ni moins de justesse dans l'application des règles
de la science .
Les opérations de la chirurgie sont , en général , trèsbrillantes
; mais il n'en est peut- être aucune qui soit
fondée sur des notions plus positives , qui exige dans
l'opérateur une plus grande habileté et dont les suites
:
298 MERCURE DE FRANCE ,
,
soient plus consolantes que celle qui a pour objet de
rendre la lumière à l'homme qui en est privé. En considérant
la délicatesse de l'organe de la vue , la diversité
des parties qui entrent dans sa conformation , les conditions
nécessaires à l'exercice de cette précieuse fonction
on verra combien de tems il a fallu pour parvenir
à bien connaître le mécanisme de la vision , pour déterminer
les causes capables de l'altérer et pour trouver les
moyens d'y remédier . L'homme privé de la vue ne jouit
pas de la plénitude de son être , il a perdu celui de ses
sens le plus nécessaire à l'exercice de cette vie que les
physiologistes ont eu raison d'appeler vie extérieure de
relation ou animale. Déjà la locomotion éprouve des
entraves , il se rapproche du végétal , et comme lui il
n'a presque plus que la vie nutritive : qui peut le consoler
de ne plus contempler le spectacle si beau et si
varié de la nature , la magnificence du firmament , le
grand astre qui éclaire et qui vivifie tout ? Il resterait
ainsi plongé dans les ténèbres et dans un état assez semblable
à la mort même (car vivre c'est jouir de la lumière,
comme naître c'est voir le jour) , si un génie réparateur
ne venait renverser la barrière qui le sépare du monde
animé. C'est ici le triomphe de la chirurgie ; le premier
qui a réussi à rendre la vue à un aveugle a dû passer
pour un être divin ; un tel miracle ferait élever des autels
chez les nations sauvages à celui qui en serait l'auteur
; cette merveille n'en est plus une pour nous ; la
civilisation nous rendrait-elle moins sensibles aux progrès
des arts et aux prodiges qu'ils ont enfantés ?
Il serait peut-être un peu long d'analyser avec détail
l'ouvrage intéressant dont il est question , il suffira d'en
exposer le plan et d'en indiquer les idées principales .
M. Tartra divise son sujet en deux parties ; la pre
mière est essentiellement historique et pathologique ;
elle embrasse tout ce qui tient aux notions théoriques de
la maladie , aux différences qu'elle peut présenter , et
aux signes qui la caractérisent. Cette partie qui comprend
déjà tant de choses indispensables à connaître ,
peut , en quelque sorte , être considérée comme une introduction
aux vues pratiques et curatives exposées dans
AOUT 1812.
290
la seconde. Celle-ci , qui a spécialement pour objet de
guérir la cataracte , est beaucoup plus développée ; elle
contient tout ce qui a pu être publié sur cette matière et
les idées particulières que l'auteur de l'ouvrage s'est formées
. Il a partagé cette partie de son traité en trois divisions
; dans la première il s'occupe de l'opération de la
cataracte proprement dite , et comme il a distingué deux
méthodes opératoires , il consacre la deuxième division
à l'exposé de chacune de ces méthodes : cette deuxième
division se subdivise encore en deux sections dont chaeune
comprend tous les détails particuliers à la méthode
du déplacement et à celle de l'extraction.
C'est dans la troisième division que M. Tartra établit
un parallèle entre les deux méthodes , et les motifs de la
préférence à accorder à l'une d'elles ; il fournit à l'appui
de ses raisonnemens un tableau comparatif de divers
résultats de l'opération de la cataracte par l'une ou l'autre
méthode sur un certain nombre de sujets . Cette troisième
division peut être considérée comme la conclusion ou le
résumé de l'ouvrage.
Tel est le plán de ce traité ex professo sur l'opération
de la cataracte ; l'auteur s'est donné un grand cadre, mais
il a su le remplir ; on ne connaît rien de plus étendu ,
de plus détaillé et de plus complet sur cette matière.
Cependant ce travail qui a exigè tant de recherches et
une discussion si approfondie de tantd'opinions diverses ,
a dû être terminé dans l'espace de douze jours ; mais il
sera facilé à l'auteur d'y développér , par la suite , les
points qu'il n'a pu qu'annoncer sommairement. Il faut
lire dans l'ouvrage même les considérations d'après lesquelles
il paraît incontestablement démontré que la méthode
du déplacement l'emporte dans presque tous les
cas sur celle par extraction . Nous ne devons pas omettre
de faire remarquer qu'il ne faut pas confondre la méthode
dontM. Tartra cite les avantages , avec le procédé
opératoire par simple abaissement ; c'est à celui-ci que
peuvent se rapporter les accidens pour lesquels il l'avait
abandonné , et qui lui avait fait préférer la méthode par
extraction. En disant déplacement , l'auteur indique une
opération que pratiquent maintenant , il est vrai , lesplus
300 MERCURE DE FRANCE , AOUT 1812.
۱
/ grands chirurgiens , mais qui est encore nouvelle en ce
sens , qu'elle avait besoin d'être décrite pour être plus
généralement connue. Tel est l'effet et le précepte à déduire
de cette question , qu'il s'agit moins d'abaisser le
cristallin que de l'éloigner de l'axe visuel , soit qu'on le
porte en dedans ou en dehors , ou en haut. Cette opération
est donc bien mieux caractérisée par le mot général
de déplacement que par celui d'abaissement , dont le
sens est trop restreint et imposerait à l'opérateur des
limites qu'il doit savoir franchir pour s'assurer le succès
et la guérison des malades . Nous regrettons de n'avoir
pu suivre toutes les idées de l'auteur dans un travail
d'autant plus intéressant que la maladie qui en est l'objet
devient de plus en plus commune .
Le traitement de la cataracte , et en général celui des
maladies des yeux , est aujourd'hui mal à propos abandonné
à un petit nombre de praticiens qui , sous le nom
d'oculistes , se sont emparés presque exclusivement de
cette partie de la chirurgie qui n'aurait jamais dû en être
séparée . C'est sous ce titre qui lui-même suppose des
connaissances très-bornées , qu'on voit les hommes les
plus médiocres parcourir les départemens de l'Empire
et trop souvent en imposer à la crédulité publique. De là
résulte peut-être le fâcheux inconvénient qui empêche
les chirurgiens vraiment instruits de se livrer au traitement
des maladies qui affectent l'important organe de la
vue. Le grand Ambroise Paré , l'Hippocrate de la chirurgie
française , est un des premiers que l'on sache
avoir fait l'opération de la cataracte avec de grands
succès .
L'ouvrage de M. Tartra , que nous annonçons , n'est
pas moins recommandable par les idées saines qu'il renferme
, que par le style clair et précis dans lequel elles
sont exposées.
B.
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS.
ETUDES SUR LAFONTAINE , ou Notes , recherches et excursions
littéraires sur ses fables ; précédées de son éloge
inédit , par feu M. GAILLARD , de l'Académie française.
Un fort vol . in-8º de plus de 500 pages. Prix ,
6 fr. , et 8 fr . franc de port.-A Paris , chez Grabit ,
rue du Coq-Saint-Honoré , nº 8 .
- -
LAFONTAINE a été moins heureux en commentateurs
qu'en panégyristes . Son éloge , proposé par l'Académie
de Marseille , a donné lieu à deux ouvrages dont la littérature
du dix-huitième siècle shonore ; et l'on ne connaissait
encore qu'un commentaire assez médiocre de
Coste sur les douze livres de fables , lorsque parut , en
1796 , celui de Chamfort , auteur de l'éloge couronné.
Cecommentaire ou plutôt ces remarques philosophiques
et littéraires , imprimées deux ans après la mort de l'auteur
, furent regardées comme une partie des matériaux
qu'il avait amassés pour son éloge de Lafontaine , et qu'il
ne mit pas alors en oeuvre. On répéta ce qu'on se souvenait
de lui avoir entendu dire à lui-même , que c'étaient
ses rognures . L'estimable éditeur du recueil que nous
annonçons aujourd'hui , ne paraît pas partager cette opinion.
Il donne pour preuve du contraire , que ces notes
de Chamfort sont de beaucoup postérieures à son éloge
de Lafontaine , et qu'il ne les rédigea que long-tems
après celui-ci , à la prière de Mme de Polignac pour
laquelle il les transcrivit de sa main. Il nous semble que
ce n'était pas là ce qu'il fallait prouver pour nous convaincre
que les notes de Chamfort sont un ouvrage ex
professo; mais plutôt qu'elles sont antérieures à l'éloge ,
etmieux encore , à l'époque où le sujet du prix fut proposé.
Autrement, rien n'empêche de croire que Chamfort,
travaillant sur ce sujet et riche de beaucoup d'observations
sur Lafontaine , n'en ait jeté plusieurs sur le
302 MERCURE DE FRANCE ,
papier, et ne les ait ensuite réunies en forme de commentaire.
Ce qui viendrait à l'appui de cette opinion ,
c'est qu'on trouve quelques-unes de ces notes fondues
dans l'éloge même , et d'autres qui semblent avoir donné
à l'auteur l'idée du parallèle de Lafontaine et deMolière,
considérés comme peintres de moeurs , parallèle aussi
ingénieux que piquant et qui a fait en grande partie la
fortune du discours académique . En résultat , il importe
assez peu de savoir ce qui a donné lieu aux notes de
Chamfort. C'est une idée heureuse que celle de les reproduire
accompagnées d'autres observations qui quelquefois
complètent le commentaire dans les parties où il
laisse à désirer, quelquefois aussi rectifient certainsjugemens
du commentateur. Parmi les écrivains mis à contribution
pour ce travail , tous ne sont pas de la même
doctrine , et l'on pourra s'étonner de voir confondus Marmontel
et Clément , Laharpe et M. Geoffroy : mais l'éditeur
a fait comme certains maîtres de maison qui s'amusent
quelquefois à réunir des gens qui ne se voient pas .
L'esprit de Chamfort était plus naturellement porté
aux spéculations de la morale et de la philosophie qu'à
la critique littéraire , ses notes sur Lafontaine en sont la
preuve. Les observations qui tiennent à l'art sont la partie
la moins recommandable de son travail. Sa critique
n'est pas toujours saine ; les qualités particulières de son
esprit étaient la finesse et le trait , et il lui arrive trop
souvent de les prendre pour règles de ses jugemens sur
Lafontaine. Donnons-en un exemple. Dans la belle fable
de l'Homme et la Couleuvre , Lafontaine dit :
Aces mots l'animal pervers ,
(C'est le serpent que je veux dire ,
Etnonl'homme ; on pourrait aisément s'y tromper. )
« Le troisième vers paraît froid après le second,
dit son commentateur. En effet , c'est dans le second
vers qu'est toute la force du coup : le troisième ne fait
que l'amortir ; et si Chamfort eût fait les deux premiers,
il se fût bien gardé d'y ajouter une réflexion qui ôtait à
la pensée de sa finesse , ne laissait rien à la subtilité , et
ne faisait qu'émousser une épigramme des mieux acérées
AOUT 1812 .
303
contre le genre humain; mais cette épigramme n'eûtplus
été celle de Lafontaine , et au lieu de la gaîté doucement
maligne de l'auteur des fables , on n'aurait plus trouvé
que la satyremordante de l'auteur du MarchanddeSmyrne .
Rendons toutefois justice au commentateur . Il reconnaît
et dit lui-même que : « Lafontaine ajoute à dessein ce
>> troisième vers pour rentrer un peu dans son caractère
>> de bonhomie , dont il vient de sortir par un vers si
>> satirique.>>>
Il y a deux opinions sur Lafontaine qui ont long-tems
prévalu, et qui, examinées depuis plus attentivement, ont
paru susceptibles de modifications ; la première fondée
sur son caractère de bonhomie , et qui empêchait de
croire qu'il eût senti lui-même la force de plusieurs traits
malins répandus dans ses écrits ; la seconde , qu'il avait
enfanté sans travail et presque à son insu , par le seul
effet de la plus heureuse organisation , cette foule de
beautés qui nous ravissent. On se plut à imaginer un
homme à qui la gloire littéraire avait donné ce qu'elle
vend aux autres. Delà le mot de Mme de la Sablière , qui
l'appela lefablier , et le vers de Marmontel :
A Lafontaine à lui seul inconnu ;
et plus récemment encore celui de Collin-d'Harleville :
Il ne les faisait pas , ses vers , il les trouvait.
Ce qui pourrait bien ne signifier autre chose , sinon que
Lafontaine était particulièrement doué de cette facilité,
l'un des plus précieux dons du génie , mais qui n'exclut
pas toujours le travail et l'étude .
Chamfort naturellement caustique , et qui s'était ,
comme il le dit lui-même, constitué en état permanent
d'épigramme contre le genre humain, ne pouvait être
dupe de l'autre espèce de préjugé sur la bonhomie de
Lafontaine. En plusieurs endroits , il s'attache à représenter
le bonhomme comme très-malin , et sur-tout
comme malin à bon escient. Lui-même alors il enchérit
sur le poëte qu'il commente ; il renforce de ses réflexions
particulières les traits d'humeur chagrine contre la société
et la civilisation; et ses notes sur Lafontaine sont en
304 MERCURE DE FRANCE ,
quelques endroits moins un commentaire qu'un supplé
ment à la partie de ses oeuvres qui a pour titre : pensées
et caractères . Lafontaine énonce cette moralité :
Selon que vous serez puissant ou misérable ,
Les jugemens de cour vous rendront blanc ou noir.
:
« Non seulement les jugemens de cour , ajoute son com-
>> mentateur , mais les jugemens de ville , et , je crois ,
» ceux de village. Presque partout l'opinion publique
>> est aussi partiale que les lois ; partout on peut dire
>> comme Sosie , dans l'Amphitryon de Molière,
Suivant ce que l'on peut être ,
Les choses changent de nom.
Comment Chamfort , si habile à saisir les rapports
qui s'offrent entre Molière et Lafontaine , ne s'est-il pas
rappelé , à propos de ces deux vers , ceux-ci de la fable
du Fermier, le Chien et le Renard ?
Ce chien parlait très-à-propos ;
Son raisonnement pouvait être
Fort bon dans la bouche d'un maître ;
Mais n'étant que d'un simple chien ,
On trouva qu'il ne valait rien.
Dans la fable du Berger et le Roi, Lafontaine dit , en
parlant de l'ambition ,
Car même elle entre dans l'amour ,
Je le ferais bien voir .
« L'auteur , dit Chamfort , n'aurait pas eu grand peine
» à l'époque où il vivait . L'amour , dans des moeurs sim-
> ples , n'est composé que de lui-même , ne peut être
>>payé que par lui, s'offense de ce qui n'est pas lui ; mais
➤ dans des moeurs raffinées , c'est-à-dire corrompues , ce
» sentiment laisse entrer dans sa composition une foule
>> d'accessoires qui lui sont étrangers ; rapports de posi-
>> tion , convenances de société , calcul d'amour-propre ,
» intérêt de vanité , et nombre d'autres combinaisons qui
> vont même jusqu'à le rendre ridicule . En France , c'est
>> pour l'ordinaire un amusement , un jeu de commerce
» qui ne ruine et n'enrichit personne. »
AOUT 1812 ..
305. 4
SEINE
L'humeur caustique de Chamfort a remué l'humeur
noire d'unAnglais. Lafontaine , dans
anglais, qu'il adresse
à propos d'esprit :
la fable du
Renard E
LA
bienfaitrice,dit
à Mme Harvey sa
Est- il quelqu'un qui nie
Que tout Anglais n'en ait bonne provision ?
* Quoi , dit Chamfort , tous les Anglais ontde de
>>prit ! Il n'y a pas de sots chez eux ! A
songeait-il en écrivant cela ?
15.0
quoi Lafontane
>>Oui certainement , M. Chamfort , répond un Anglais
>>que l'éditeur ne nomme pas : il y avait au tems de
>>>Lafontaine , comme de nos jours , plus de bètes que
» n'en désireraient les gens d'esprit, et bien des coquins
> pour leur tenir compagnie . Ces deux classes abondent.
>> Sans compter les Bedlams , les Newgates , et tant d'au-
» tres maisons du même genre , asiles de tant d'individus
>>marqués du sceau de la réprobation publique , l'An-
> gleterre peut se vanter d'avoir sa part du rebut de la
>>terre ; à cet égard , elle ne le cède à aucune nation
>> civilisée du monde . >>>
L'ambitieux , ou , si l'on veut , l'avare ,
dit encore Lafontaine . «Vers admirable , ajoute Cham-
>>fort. En effet l'ambition , dans nos Etats modernes ,
>> n'est guère que de l'avarice. Cela est si vrai , qu'on
>> demande, sur les places les plus honorables : Combien
>> cela vaut- il ? Quel en est le revenu ? »
Quelques citations de cette nature ( et il nous serait
facile d'en remplir des pages ) , donnent une physionomie
toute particulière aux notes de Chamfort , et nous
ne croyons pas nous être trop avancés en disant , qu'elles
sont moins un commentaire qu'un supplément à son
recueil de pensées et d'anecdotes , espèce d'arsenal dans
lequel il a déposé les traits qu'il avait recueillis ou forgés
lui-même contre les institutions ridicules , les grands
seigneurs et les abus . On a voulu comparer les notes de
Chamfort sur Lafontaine aux analyses du Cours de Littérature,
et l'on en a conclu que le goût de Chamfort
était fort inférieur à celui de Laharpe . Peut-être fallait-il
seulement en conclure que leurs esprits étaient de nature
,
V
306 MERCURE DE FRANCE ,
très-différente , et que cette différence en avait occasionné
une non moins sensible dans leurs pinions et
leurs jugemens littéraires . Il est facile de voir , effet ,
que Chamfort a presque toujours affecté autantde aldain
pour la guerre de mots et la critique purement littérane ,
que Laharpe y a mis d'importance. Aussi peut-on dire
que ce que celui-ci gagne en superficie , l'autre le gagne
en profondeur. En d'autres termes , Laharpe est plus littérateur
, et Chamfort plus philosophe , plus penseur.
Nous citerons à l'appui de notre opinion ce passage des
notes sur Lafontaine , et ce sera le dernier. Il s'agit de
la fable première du livre onzième , intitulée : Le Lion .
<<<C'est certainement une idée très-ingénieuse d'avoir
>> trouvé et saisi , dans le naturel et les habitudes des
> animaux , des rapports avec nos moeurs , pour en faire
>> ou la peinture , ou la satire; mais cette idée heureuse
>> n'est pas exempte d'inconvéniens , comme je l'ai déjà
>>insinué . Cela vient de ce que le rapport de l'animal à
>> l'homme est trop incomplet; et cette ressemblance im-
>> parfaite peut introduire de grandes erreurs dans la
>> morale. Dans cette fable , par exemple , il est clair que
>> le renard a raison , et est un très-bon ministre ; il est
>> clair que sultan léopard devait étrangler le lionceau ,
>>non-seulement comme léopard d'apologue , c'est-à-
>> dire , qui raisonne; mais il le devait même comme
>> sultan , vu que sa majesté léoparde se devait toute en-
>>tière au bonheur de ses peuples ; c'est ce qui fut dé-
> montré peu de tems après . Que conclure de là ? S'en-
>> suit-il que parmi les hommes , un monarque orphelin ,
>> héritier d'un grand empire , doive être étranglé par un
>> roi voisin , sous prétexte que cet orphelin , devenu
>> majeur , sera peut-être un conquérant redoutable ?
>>Machiavel dirait que oui , la politique vulgaire balan-
>> cerait peut- être , mais la morale affirmerait que non.
>>D'où vient cette différence entre sa majesté léoparde
>> et cette autre majesté ? C'est que la première se trouve
>> dans une nécessité physique , instante , évidente et in-
> contestable , d'étrangler l'orphelin pour l'intérêt de sa
>>propre sûreté , nécessité qui ne saurait avoir lieu pour
>>l'autre monarque , etc. » ..
AOUT 1812 .
307
On regrette, en lisant les notes de Chamfort, qu'il n'ait
pas employé un peu de cet esprit solide et brillant à
réfater quelques-uns des jugemens de Voltaire sur Lafontaine
, qui peuvent paraître au moins
inconsidérés .
Dans le
Dictionnaire
philosophique , au mot Flatterie ,
nous lisons :
Lafontaine a dit , et prétend avoir dit après Esope: "
On ne peut trop louer trois sortes de
personnes ,
Les dieux , sa
maîtresse et son toi.
Esope le disait; j'y souscris quant à moi.
Ce sont
maxiines toujours bonnes.
« Esope n'a rien dit de cela , et on ne voit pas qu'il ait
>>flatté aucun roi ni aucune
concubine .>>
Voltaire se fie
apparemment ici à sa mémoire ou à
quelque édition fautive des fables; et il en prend occasion
d'accuser
Lafontaine de n'avoir pas lu ou d'avoir
mal lu Esope. Le fait est que
Lafontaine ne parle pas
d'Esope , mais de
Malherbe.
Dans le même ouvrage , au mot Fable , Voltaire n'est
pas moins léger dans ses jugemens sur
Lafontaine : il est
sur-tout plus injuste. Je ne parle pas des douze ou quinze
fables qu'il analyse en deux lignes etqu'il condamne sur
unmot. L'injustice de ses
jugemens sur
Lafontaine , n'est
pas tant dans ce qu'il lui reproche que dans ce qu'il lui
refuse. Il aurait pu trouver encore autant de fables ou
faibles et médiocres , ou d'une moralité
équivoque , et
cependant se montrer plus juste envers le recueil entier.
Dans les douze livres de fables , n'y en a-t-il en effet
que « quatre-vingt qui soient des chefs -d'oeuvre de naï-
>> veté , de grace , de finesse ,
quelquefois même de
>>poésie. »
Remarquez ces mots ,
quelquefois même de
poésie , comme si la
les fables de
Lafontaine , que beaucoup , même de ses
lapoésie était un mérite sisı rare dans
meilleures , en soient privées. Est-il vrai encore qu'il
n'avait qu'un style , celui dont il parlait de Janot lapin et
de
Rominagrobis. Lafontaine n'avoir eu qu'un style ! De
quoi vaut-il mieux accuser Voltaire , d'avoir été injuste ,
ou de n'avoir pas senti le mérite et le charme des fables ?
Après un pareil exemple , qui pourra répondre de la
V2
308 MERCURE DE FRANCE ,
solidité de ses principes et de la pureté de son goût en
matière littéraire ?
Chamfort , dans sa lettre à Voltaire , par laquelle lui
envoie son éloge de Lafontaine , l'attaque bien sur qudques-
uns de ces points ; c'est dans son commentaire qu'în
aurait dû particulièrement lui répondre ; mais Voltaire
avait flatté sa vanité. Il lui écrivait : « Quand M. de
>> Laharpe m'envoya son bel éloge de Lafontaine , qui
» n'a pas eu le prix , je lui mandai qu'il fallait que celui
>>qui l'a emporté fût le discours le plus parfait qu'on eût
>> vu dans toutes les académies de ce monde. Votre ou-
>> vrage m'a prouvé que je ne me suis pas trompé.>>
L'éloge de Lafontaine , par M. Gaillard , n'a qu'un
avantage sur ceux de Chamfort et de Laharpe ; c'est de
n'être pas connu et d'être jusqu'à présent resté inédit . Il
commence, comme les deux autres, par un mot de compliment
à M. Necker qui avait doublé la valeur du prix ,
et fait des voeux pour que le génie de Lafontaine luifût
transmis . Ce voeu de l'innocence et de la candeur n'a
pas été tout-à-fait exaucé , et ce n'est pas le génie de
Lafontaine qui brille dans le style pompeux et emphatique
des opinions religieuses , et de quelques autres écrits
du ministre , contrôleur des finances .
Plus loin , M. Gaillard entreprend, trop sérieusement
sans doute , de disculper Lafontaine du reproche de
stupidité. On dirait qu'il a pris à la lettre le mot, de Fontenelle
: c'est par bêtise qu'il préfère les fables de Phèdre
aux siennes . On aime ,dit M. Gaillard, à donner du
> ridicule à un homme supérieur ; c'est la vengeance de
>> la médiocrité. » Il n'y a rien de vrai dans tout cela ,
sur-tout par rapport à Lafontaine , dont le sort fut d'être
aimé de tous ceux qui le connurent , et à qui sa gloire
ne fit pas un envieux .
Même absence de raison , fausse chaleur dans la tirade
suivante :
«Il avait des distractions . Monde frivole! Vous ne les
>>pardonnez pas ; vous voulez qu'on se remplisse pro-
>> fondément des bagatelles qui vous agitent aujourd'hui ,
» et dont vous ne vous souviendrez pas demain ; qu'on
>>se pénètre de vos petits intérêts , de vos petites pasAOUT
1812 . 309
>> sions, de vos querelles politiques , de vos querelles
>> littéraires ; qu'on écoute les arrêts que vous croyez
>>porter sur les arts que vous ne connaissez pas , sur les
>>fruits du génie que vous ne savez pas même respecter ,
>>>Lafontaine , en vous entendant , se taisait et rêvait . Ses
>>distractions vous faisaient justice et peut- être grace . >>>
En voilà assez pour prévenir le lecteur que ce n'est
pas là qu'il faut chercher l'historien de Charlemagne, et
l'auteur de la Rivalité de la France et de l'Angleterre . Il
a paru avec plus d'avantage dans d'autres concours académiques
, oùil n'eut pas d'aussi redoutables rivaux que
Laharpe et Chamfort.
Nous dirons , en terminant , que les Etudes sur Lafontaine
sont un livre utile , et un service rendu aux
lettres . Les notes de Chamfort n'offraient qu'un commentaire
incomplet et sur-tout trop peu littéraire de
notre fabuliste . Plusieurs de ses jugemens demandaient
à être révisés . Trop homme d'esprit pour tomber dans
le ridicule de certains commentateurs qui sont sans cesse
à genoux devant les beautés et les imperfections de leur
auteur , Chamfort n'avait pas toujours évité l'excès
contraire . La rigueur de sa censure a faitdire qu'il n'avait
pas toujours été sensible aux grâces de l'original , il a
fallu défendre contre lui plusieurs traits de naturel. C'est
ce qu'a fait l'éditeur en s'aidant tantôt de ses propres
lumières , et plus souvent des réflexions de quelques
critiques qui l'ont précédé. Son recueil, tel qu'il est ,
mis entre les mains des jeunes gens dont le goût commence
à se former , doit éclairer leur intelligence et
suppléer avantageusement les analyses verbales d'unprofesseur
. Boileau a dit de la lecture d'Homère :
C'est avoir profité que de savoir s'y plaire .
Nous en dirions presque autant des fables de Lafontaine .
En apprécier te mérite et le charme est un des premiers
fruits des bonnes études . L'ouvrage que nous annonçons
peut concourir non moins utilement à ce but. C'est en
faire assez l'éloge.
310 MERCURE DE FRANCE ,
CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , PHILOSOPHIQUE ET CRITIQUE ,
ADRESSEE A UN SOUVERAIN D'ALLEMAGNE , depuis 1770
jusqu'en 1782 ; par le baron DE GRIMM et par DIDEROT.
Cinq vol . in-8° . Prix , 28 fr.; et 35 fr. franc de port.
-A Paris , chez Fr. Buisson , libraire , rue Gilles-
Coeur, nº 10 . (1)
IL était de mode au siècle dernier , parmi les souverains
de l'Allemagne , d'avoir à Paris un correspondant
qui leur faisait passer les nouvelles littéraires , et quelquefois
même la chronique scandaleuse de cette grande
capitale. Quelques personnes ont paru croire que cette
espèced'hommage rendu par des princes étrangers , sinon
à la supériorité , du moins à l'importance de notre littérature,
avait un but plus réel , quoique moins reconnu ,
et que leurs correspondans leur rendaient , sans s'en
douter , des services politiques . J'ai peine à le croire , et
ce qui me prouverait le contraire , c'est que le grand
Frédéric qui , sans doute , ne négligeait rien en politique
, ne se soucia point d'une nouvelle correspondance
littéraire après la mort de Thiriot. Quoi qu'il en soit , on
nous avait déjà donné celle de Laharpe avec le grand-duc
deRussie ; on a publié depuis d'autres correspondances
oud'autres Mémoires ; et l'on nous fait aujourd'hui confidence
des feuilles que le baron de Grimm expédiait au
duc de Saxe-Gotha. Tous ces ouvrages ont été lus avec
une avidité bien naturelle ; mais , en s'en amusant , on
n'a pas moins discuté la bienséance , la légitimité de leur
publication. On a blamé Laharpe sous le premier rapport
, et d'autres éditeurs sous le second. Notre intention
n'est point d'entrer dans la querelle. Iln'est pas bien sûr
que l'avantage de ces sortes de livres en contrebalance
les inconvéniens , ni que leurs inconvéniens l'emportent
sur leurs avantages . Ce qu'il y a de certain , c'est qu'il se
trouvera toujours des libraires pour les imprimer , des
lecteurs pour les acheter , et que les parties intéressées
doivent s'estimer heureuses que des mains plus sages se
chargent alors d'élaguer ce qu'il peut y avoir de plus
AOUT 1812 . 3rf
scandaleux dans ces ouvrages , à supposer même que le
spéculateur ne soit pas disposé àtous les sacrifices que
labienséance exigerait.
Dans la correspondance qui nous occupe , il reste
sans doute encore bien des traits capablesdeblesser des
personnes vivantes , ou les amis , les héritiers de plus
d'un mort; mais on n'en doit pas moins louer la discré
tion des éditeurs qui se sont réduits à tirer cinq volumes
d'une correspondance qui pouvait en fournir quinze. On
voit qu'ils en ont supprimé deux bons tiers , et l'on peut
supposer avec raison que la plus grande partie de ces
retranchemens a porté sur la chronique scandaleuse .
Une chose qui nous confirme dans cette opinion , c'est
lebon esprit qui règne dans la notice sur le baron de
Grimm qu'ils ont placée à la tête de l'ouvrage. On n'y
dissimule ni les faibles de ce philosophe , ni les accusations
de ses ennemis : on ne prononce pas entr'eux.
On laisse au public à juger si Grimm fut un hypocrite
de sensibilité , comme Jean-Jacques l'a prétendu ; mais
on a soin d'avertir qu'il est bon de se défier des préventions
de Jean-Jacques. On parle des chutes de Grimm
enAllemagne , comme de ses succès à Paris , de la recherche
presqu'efféminée de sa toilette et de la tournure
sérieuse de son esprit , et l'on a soin de prévenir les lecteurs
qu'ils ne doivent plus compter sur l'impartialité
de ses critiques , lorsqu'il s'agit des ouvrages de ses
ennemis .
Cette notice fort courte , mais intéressante , était une
introduction nécessaire à la correspondance qu'on nous
met sous les yeux , et qui se distingue de toutes les correspondances
et Mémoires du même tems , par une circonstance
importante sur laquelle il me semble que les
critiques n'ontpoint assez insisté . Jusqu'ici nous avions
eu des tableaux de la littérature française à cette épодне
peints par des Français. Grimm était Allemand , et par
conséquent il avu et il a peint sous des couleurs trèsdifférentes.
La patrie de Grimm peut seule expliquer certains ju--
gemens qu'il porte dans ses feuilles , et qui paraîtraient
inconcevables de la part d'un Français , d'un homme
312 MERCURE DE FRANCE ,
qui vivait à Paris . Je ne parle pas de l'étonnement qu'il
témoigne lorsqu'il voit nos soldats s'indigner contre l'ordonnance
par laquelle M. de Saint-Germain les assujettit
aux coups de bâton : je ne parle pas de ses exclamations
fréquentes sur notre frivolité ; mais , en nous bornant à
sesjugemens littéraires , c'est encore en qualité d'allemand
que M. de Grimm trouve nos tragédies si faibles qu'il
semble douter un moment s'il ne faut pas les jeter au feu,
etne leur fait grâce qu'à cause de la poésie de Racine
et de Voltaire. C'est par la même raison qu'il embrasse
une opinionque ses compatriotes ont depuis abandonnée,
et pense qu'il faut écrire pour le théâtre en humble prose.
et non en vers . Nous ne citons ces paradoxes ni pour les
approuver , ni pour en rendre le défenseur ridicule. Ils
nelui étaient pas propres ; il les soutient avec esprit , et
nous croyons même qu'ils donnent à sa correspondance
plus de piquant qu'elle n'en aurait reçu des opinions orthodoxes
que professaient alors le plus grand nombre de
nos littérateurs .
Grimm , d'après le goût et les préjugés de son pays ,
s'étant rangé sous les drapeaux de la prose et du drame,
on trouvera maintenant tout simple qu'il ait accordé une
admiration particulière et constante à l'auteur du Père
de Famille et à celui du Philosophe sans le savoir.
L'amitié d'ailleurs l'unissait àDiderot.etDiderot admirait
le génie de Sedaine. On excusera donc notre philosophe
allemand d'avoir trouvé du génie jusque dans le Magnifique
, pièce qui n'a pu se soutenir au théâtre même avec
la musique de Grétry .
Une autre amitié qui eut aussi beaucoup d'influence
sur les jugemens de Grimm , ce fut celle de l'abbé Galiani
, de cet homme si éminemment spirituel, dont l'esprit
même avait des éclairs qui ressemblaient au génie ,
mais trop léger , trop paresseux pour avoir donné des
fondemens bien solides à sa brillante réputation. Il est
aussi l'un des oracles de notre correspondant , et nous
ne reprocherons point à M. de Grimm l'exagération des
éloges qu'il lui prodigue : nous aurions voulu seulement
qu'il eût moins maltraité les ennemis de son ami. Que
l'abbé Galiani ait été en guerre avec les économistes , ce
AOUT 1812 . 313
n'était pas, même pour Grimm, une raison de les traiter
avec le dernier mépris . Qui ne sait aujourd'hui qu'Adam
Smith leur a donné les plus grands éloges et n'a peut-être
pas avoué tout ce qu'il leur avait d'obligation ?
On pourra trouver également injuste la manière dont
M. de Grimm déprécie le président Hénaut et sonAbrégé
chronologique de l'Histoire de France, si généralement
estimé ; mais on lui pardonnera plus volontiers ses plaisanteries
sur Laharpe : cet écrivain n'avait point encore
assuré sa réputation par son Cours de Littérature , et
quel que fût son mérite littéraire il était dans une telle
disproportion avec son amour-propre qu'on ne peut
guères se fächer de voir cet amour-propre humilié .
Grimm d'ailleurs rapporte le bien comme le mal dans
tout ce qui concerne Laharpe ; s'il relève son ingratitude
envers Voltaire au moment où cet homme illustre mourut
, il raconte aussi l'adresse et la générosité de l'auteur
de Warwick lorsqu'il retira des mains d'un moine les
matériaux d'un ouvrage contre son ancien ennemi Dorat.
Il ne paraît même pas que l'esprit de parti ait animé
notre auteur contre Laharpe. Quelques sentimens qu'il
ait manifestés depuis , Laharpe était alors rangé sous les
drapeaux ou du moins sous laprotectiondes philosophes ,
et lorsque la querelle de la musique les divisa, il futun
picciniste zélé. i
Grimm était picciniste aussi , quoiqu'en qualité d'Allemand
il eût dû adopter le parti contraire. Mais il me
semble qu'on peut aisément expliquer pourquoi il ne
rendit pas justice à Gluck. Dans l'ancienne querelle des
Bouffons et de l'Opéra , Grimm avait été l'un des plus
zélés champions de la musique italienne; il avait dû sa
réputation en France au petit prophête de BoemischBroda;
lorsque Gluck parut , Grimm ne trouva pas sa musique
assez italienne, et lorsque Piccini vint partager les succès
de Gluck, Grimm ne reconnut plus qu'en lui seul les
doux accens de l'Ausonie . Il ne vit dans l'auteur dAlceste
qu'un continuateur de Rameau .
Mais ilt tems d'en venir à cette partie des opinions
de Grimm qui paraîtra la plus propre à jeter de la défaveur
sur ses Mémoires, sur-tout dans l'esprit des gens
314 MERCURE DE FRANCE ,
1
qui nereviennent pas d'une première prévention. Grimin
appartenait à une secte dont plusieurs membres ont été
justement accusés de saper les fondemens des croyances
les plus salutaires , de l'immortalité de l'ame et de l'existence
de Dicu. On s'aperçoit sur-tout dans les premiers
volumes de sa correspondance qu'il partageait en effet
les opinions de Diderot et du baron d'Holbach; et l'on
seramoins prompt à s'en étonner si l'on réfléchit qu'il
vivait sous leur influence ; et quel ascendant ne devaient
pas avoir sur un étranger nouvellement arrivé dans la
capitale des hommes assez persuadés de la supériorité de
leurs lumières pour compâtir à la faiblesse de Voltaire ,
qui tenait ferme pour le théisme et refusait le brevet
d'athée dont ils voulaient l'honorer! Grimm cependant ,
dont la tête était moins nourrie d'abstractions que celle
de ces Messieurs , et qui avait une connaissance réelle
des hommes et des choses , se dégage peu-à-peu dans
sa correspondance de son aveugle admiration pour eux .
Après avoir plaisanté comme eux sur le théisme deVoltaire
, il conçoit quelques vagues inquiétudes sur l'effet
de la publication de leurs principes , et se rassure en affirmant
que les opinions et les livres sont sans influence
sur le bonheur des nations. Bientôt après il convient
avec Bayle , mais , dit- il , par d'autres raisons que Bayle,
qu'une société d'athées ne saurait subsister. Dans son
troisième volume ( pag. 150 et suiv. , 344 et suiv. ) il
reconnaît que la philosophie moderne a pu nuire aux.
lettres , aux moeurs , à la religion. Un nouvel académicien
avait très-bien observé dans son discours de réception
que le siècle de la philosophie avait dû succéder à
celui de l'imagination et de la poésie , que nous étions plus
philosophes que nos pères seulementpour être venus après
eux. « Tout cela , dit M. de Grimm; ne nous persuade
point encore que ce soit une chose si douce et si désirable
que d'être d'un siècle philosophe. S'il est vrai que
le monde ne devient sage qu'en vieillissant , comment
nous applaudir de notre profonde sagesse , sans regretter
un peu les douces erreurs du bel âge , sans craindre surtout
d'approcher bientôt du terme où l'on ne fait que
radoter ? » M. de Grimm entre ensuite dans quelques
AOUT 18123 315
détails sur le tort que la philosophie a pu faire aux
lettres, il atténue son influence sur la politesse desmoeurs;
puis il continue : « Le même tort que la philosophie a
pu faire aux arts , elle l'a fait sans doute aussi à la religion.
En la rendant plus sage , plus raisonnable , elle l'a
rendue plus froide... et la dévotion s'est bientôt ralentie....
Pour la défendre avec avantage , il a fallu se contenter
de la réduire à ce qu'elle a d'essentiel . Les premiers.
principes trop simples , tropabstraits, ne pouvantjamais
être à la portée du plus grand nombre , on a ôté à la
religion tout ce qu'elle avait de populaire... Le nombre
des fanatiques a beaucoup diminué sans doute , mais
celui des croyans a diminué dans la même proportion .
Dans son quatrième volume enfin ( page 40) , il blâme
la publication du Système de la Nature , il convient du
mal que ce livre a fait , et il ne craint pas de comparer
cette imprudence de la philosophie à celle d'un charlatan
qui dit son secret. Nous renvoyons nos lecteurs à ces
endroits de la correspondance , que nous n'avons pu en
quelque sorte qu'indiquer. Nous leur conseillons aussi
de consulter (tome IV, page 217 ) , le passage où Grimm
se moque des philosophes qui font des miracles. Ils ver
ront alors que le correspondant du duc de Saxe-Gotha
s'est éclairé peu-à-peu sur les abus et les effets des systèmes
modernes , et qu'il en a prévu les dangers avant la
fatale expérience qui seule a désabusé peut- être les gens
les plus prompts à s'élever à présent contre lui.
En voilà sans doute assez pour donner à nos lecteurs
une idée de l'esprit qui règne dans cette correspondance.
Ils verront que nous nous sommes sur-tout attachés à
leur faire connaître les préjugés , les préventions de l'auteur,
moyen le plus sûr de rendre leur couleur naturelle
aux objets qui ont pu prendre celle de ses opinions; et
maintenant nous pourrons leur recommander hardiment
cet ouvrage comme un recueil de faits curieux , d'anecdotes
piquantes , de jugemens toujours spirituels et le
plus souvent très-sains sur les hommes et les productions
d'une époque dont le souvenir vivra long-tems
dans notre histoire. Si les bornes de cette feuille nous
permettaient d'appuyer ces éloges par des citations , nous
316 MERCURE DE FRANCE ,
n'aurions que l'embarras du choix . Réduits à indiquer ,
nous dirons que le premier volume offre dans le plus
grand détail l'histoire de la statue décernée à Voltaire
par les encyclopédistes , et le voyage de Pigal à Ferney ;
qu'on y trouvera un article très-piquant sur le chimiste
Rouelle , et le grand secret de l'imperfection des dix
derniers volumes de l'Encyclopédie , mutilés par un
libraire à l'insu de l'auteur. La poétique de la tragédie ,
par un curé bas-normand , qui se trouve dans le même
volume , est une de ces anecdotes qui semblent n'attendre
qu'une versification agréable pour fournir un conte
épigrammatique des plus plaisans. Le morceau sur la
mort de la Condamine dans le tome troisième est un de
ceux que nous aurions transcrit avec le plus de plaisir.
Ony voit l'ame toute entière de ce savant intrépide ,
dont nous croyons que le mérite n'est pas encore assez
connu . Letome quatrième est d'un bout à l'autre du plus
grand intérêt . On y trouve l'histoire du dernier séjour
de Voltaire à Paris ; un voyage de Barthe à Ferney , bien
plus comique que la comédie qu'ildevait y lire , et dont
les deux premiers actes procurèrent à Voltaire autant
d'évanouissemens. Un dialogue de Pont de Veyle avec
Mme du Deffant fournirait encore une excellente épigramme
, et l'on ne peut guère faire en prose un récit
plus vif et plus animé que celui de l'histoire d'un jeune
poëte , dont Gluck voulait faire un comédien. L'abbé
Raynal et la persécution qu'essuya son Histoire philosophique
, occupent une grande place dans le cinquième
volume ; l'auteur et l'ouvrage sont sévèrement mais justement
appréciés .
On sent bien que cette courte énumération ne contient
qu'une partie extrêmement petite des choses intéressantes
qui sont renfermées dans les cinq volumes que
nous annonçons . Beaucoup peut-être ne paraîtront pas
nouvelles aux personnes qui vivent à Paris dans certaines
sociétés , à celles qui ont lu le journal de Collé ,
la correspondance de Laharpe , les lettres de Mme du
Deffant , etc.; elles sont au moins placées sous unjour
nouveau , racontées d'une manière nouvelle; ce mérite
doit suffire aux yeux des gens qui lisent tout, et celui
AOUT 1812. 317
de la nouveauté leur restera presqu'entier auprès des
lecteurs ordinaires .
Cette annonce serait incomplète , si nous ne disions
que Grimm a fait entrer dans sa correspondance plusieurs
morceaux inédits de l'abbé Galiani et de Diderot.
Les premiers se distinguent au moins par leur tournure
originale , les derniers par la verve avec laquelle ils sont
écrits. Grimm lui-même ne manque pas de cette qualité
si précieuse et si rare , et nous dirons de plus qu'à son
style on ne reconnaîtrait point un étranger. Ce n'est pas
dans ses phrases , mais dans ses opinions qu'il faut chercher
des germanismes , et ces germanismes , comme
nous l'avons déjà observé , sont défendus avec beaucoup
d'esprit.
On a déjà remarqué , et avec raison , que la partie
typographique de cet ouvrage n'était pas assez soignée.
On ne peut l'attribuer sans doute qu'à l'empressement
qu'avait l'éditeur de nous faire jouir de cette publication.
Nous sommes persuadés qu'il ſera mieux dans
la seconde édition qu'aura certainement sa Correspondance.
C. V.
1
VARIÉTÉS .
DE L'AMOUR ET DE L'AMITIÉ.
Si tant d'écrivains se sont occupés de l'Amour et de
l'Amitié , il ne faut pas s'en étonner ; c'est que , de leur
côté , ces deux divinités elles-mêmes occupent la vie de
tous les hommes , et que , placées à la tête de toutes nos
affections , elles décident le plus souvent et presque exclusivement
de notre bonheur, ou de notre malheur , selon
qu'elles nous accompagnent constainment , ou qu'elles
nous délaissent tout-à-coup. En leur consacrant quelques
lignes , je suis bien certain de ne pas traiter un sujet usé ,
quoique si souvent rebattu ; on ne se lasse jamais ni de
parler , ni d'entendre parler de ce qui intéresse toujours :
le point essentiel est de ne pas trop s'appesantir sur les
lieux les plus communs ; c'est aussi ce que je tâcherai de
faire.
318 MERCURE DE FRANCE ,
L'Amitié , dans les ames ardentes ,a plus de traits communs
avec l'Amour que ne le pensent ces hommes qui
n'ont quedes connaissances et point d'amis,dessens fougueux
et un coeur muet. L'histoire (je ne parle pas , pour
cause , de l'histoire ancienne (*) ) nous offre des exemples
de grandeur d'ame et de dévoûment sublime , qui justifient
assez cette assertion ; mais , à la place d'un des amis
qu'elle met sous nos yeux , supposez J.-J. Rousseau, avec
ce coeur de feu , cette sensibilité portée au dernier degré
d'exaltation , caractère éminent de cet éloquent philosophe
; et lorsque vous aurez déterminé , s'il se peut , la
mesure de l'affection que J.-J. eût portée à son ami , vous
serez convaincu qu'il est impossible à l'Amour d'aller plus
loin. Toutefois il ne faut pas croire que les rapports,
quelque nombreux qu'ils soient , entre l'Amour et l'Amitié
, suffisent pour faire confondre l'un avec l'autre. Au
physique comme au moral , et réciproquement , des traits
communs àdeux physionomies n'établissent pas davantage
une ressemblance parfaite, qquueedesnuancesplus oumoins
sensibles ne constituent une différence absolue : non omnibus
facies und , nec diversa tamen. Pour juger sainementdes
objets , il faut les considérer sous toutes les faces,
et, après avoir examiné les points de contact qui existent
entr'eux , étudier les rapports sous lesquels ils diffèrent.
Dans le sujet qui nous occupé , nous avons indiqué les
uns; nous entrerons dans plus de détails sur les autres.
Oui , l'Amour et l'Amitié sont également un besoin
pour les coeurs honnêtes ; oui , tous deux rendent capables
des plus grands sacrifices ceux qu'ils remplissent de leurs
flammes ; oui , tous deux portent un flambeau dont l'effet
est inévitable ; mais quelle différence entre le flambeau du
frère et le flambeau de la soeur ! Celui-ci échauffe et né
brûle pas ; celui-làbrûle et ne s'éteint que lorsque sa flamme
ne trouve plus d'aliment. Voilà déjà une différence assez
marquée , et sans prétendre les indiquer toutes , je ne suis
pas encore au bout . L'absence seule me fournira matière
plusieurs observations. Procédons par ordre. On sait
que Thomas Morus et le savant Erasme étaient unis de la
plus étroite amitié , sans s'être jamais trouvés ensemble .
Ils s'étaientmutuellement connus dans leurs ouvrages : là ,
ils avaient conversé longuement l'un avec l'autre. Pour des
: (*) Je pense cependant qu'on pourraitciter Eudamidas et ses deux
amis , sans crainte des plaisans.
AOUT 1812 .
319
sages, se parler, c'est se voir; et une correspondance
plus directe ne tarda pas à changer en liaison intime cette
connaissance déjà si avancée. Il ne pourrait pas en aller
ainsi en amour. En vain citerait-on l'exemple de Geoffroy
Rudel , qui devint amoureux de la comtesse de Tripoli au
seul récit des charmes de cette belle ; je rétorquerais l'ar
gument par une simple observation : c'est que Rudel
n'était et ne pouvait être qu'amoureux de la comtesse qu'il
ne connaissait pas sous tant d'autres rapports essentiels , et
qu'un amoureux n'est pas plus un amantqu'une amourette
n'est de l'amour. Si donc l'Amour n'a pas , comme l'Amitié
, ses Morus ét ses Erasme , ce n'est point , ainsi que
pourraient le croire les amoureux, parce que l'Amour est
peu favorable aux pédans, titre dont ils ne manqueront pas
de gratifier les illustres amis que je cite ; mais bien par une
conséquence qui dérive de la nature même de ces deux
affections . En effet , l'amitié, fondée sur l'estime , cimentée
par une longue étude des rapports d'esprit et de caractère
qui peuvent exister entre les hommes qui cherchent à
se rapprocher , est le fruit de la réflexion; or la réflexion
peut agir à grandes distances : elle a mille moyens présens
des'assurer de ce qui se passe loin du siége où elle agit ;
c'est par cette raison qu'aujourd'hui même nous aimons
des écrivains morts depuis long-tems , que nous les aimons
non seulement pour leurs écrits , mais encore pour euxmêmes
, et que nous regrettons de n'avoir pas été leurs
contemporains , ou denepas les voir renaître de nos jours,
pour en faire nos meilleurs amis. Je connais beaucoup
Lafontaine , je l'ai vu souvent , je l'aime ; que ne puis-je le
lui dire ? L'amour qui , pour prendre naissance , ne connaîtpas,
comme dit la chanson , la distance des rangs , est
bien empêché par la distance des tems et des lieux; je sais
que l'estime entre pour beaucoup dans l'Amour véritable ,
etje ne parle que de celui-là ; mais le plaisir des sens ne
faitpas moins la majeure partie de son essence; de là la
présence des qualités extérieures qu'il recherche est nécessaire
à sa détermination. Ala vérité , un caprice lui suffit
pour décider de leur mérite ; mais encore faut-il qu'il prononce
en connaissance de cause .
Si l'absence est un obstacle à la naissance de l'Amour
elle lui est plus fatale encore dans l'éclat de son triomphe.
Absens ont fort , dit le proverbe ; et ce proverbe a été
fait pour les amans . Cela n'est pas difficile à concevoir.
Vif et impétueux , l'Amour a besoin de jouissances : le
320 MERCURE DE FRANCE ,
jeûne opère sur lui l'effet d'un poison lent qui le tue sans
miséricorde ; s'il renonce à l'abstinence , il change tout-àfait
, et il cesse d'être le véritable Amour. Que peut , au
contraire , l'absence sur l'Amitié ? Rien . Voyez un ami ,
absent depuis trente années , rentrer dans ses foyers : ses
pas se dirigent vers la demeure de son ami; c'est son ami
qu'appellent ses embrassemens . L'amant , après trente ans ,
cherchera-t-il son amante ? Elle avait vingt ans lorsqu'il
est parti.... Vingt et trente .... Oh ! comme elle doit être
vieille!Au long-tems qu'il n'y pense plus.
Aussi il
ya
Il existe une autre différence entre l'Amitié et l'Amour ;
mais cette différence est toute à l'avantage de celui-ci.
Deux amans , rélégués dans un désert , loin de leur patrie ,
n'ont rien perdu , tandis qu'à leur place deux amis auraient
encore d'autres amis à regretter. Pourquoi ? c'est que
l'Amour , tant qu'il subsiste , se concentre exclusivement
surun objet , et qu'un véritable amant ne saurait , par con
séquent , avoir plusieurs amantes , comme un ami a plusieurs
amis. Par malheur ce système d'exclusion , si cher à
l'Amour , a les suites les plus funestes , lorsqu'un des êtres
aimans et aimés tour-à-tour se voit enlever l'autre luimême....
Il reste seul sur la terre .... Quelle destinée horrible
! Mais n'y a-t -il que les amans qui y soient exposés ?
N'a-t-on pas un meilleur ami ? Celui que nous aimons
parce que c'est lui , parce que c'est nous ....
J'ai dit que l'Amitié naissait de la réflexion , et l'Amour
du caprice; c'est pour cela que l'Amitié est un sentiment ,
et l'Amour une passion ; mais cette passion a des charmes,
des charmes irrésistibles ; nous ne devons pas même chercher
à en triompher : le seul parti que nous laisse la prudence
, consiste à allier le sentiment à la passion , ou au
moins à remplacer l'une par l'autre , lorsque la première
nous a quittés , ce qui arrive toujours trop tôt.
Ainsi que je l'avais annoncé , je ne me suis occupé dans
tout ceci que de l'Amitié et du véritable Amour. J'aurais pu
toucher, en passant, quelque chose de l'Amour platonique;
mais, toute réflexion faite , je m'en suis abstenu. Cet être
chimérique n'offre pas une physionomie assez prononcée;
à la pureté de l'Amitié , il unit le délire de l'Amour , sans
avoir ni les rians attraits de celui-ci , ni la mâle et constante
beauté de celle-là : ce n'est pas l'aimable Amour , ce n'est
pas la sainteAmitié ; et je suis de l'avis de Rivarolqui n'aimait
que les sexes prononcés .
J. P. CH. DE SAINT-AMAND .
AOUT 1812.
EPT
DE
LA
SEINE
SPECTACLES . -Théâtre Français.-Le mercredi , 12
coût, on a donné à ce théâtre la première representation de
la reprise des Bourgeoises à la mode, comedie en cinq
actes et en prose de Dancourt. Cette pièce , qui est loin de
valoir le Chevalier à la mode , les Bourgeoises de qualité ,
les Trois Cousines , et le Mari retrouvé ( cesont les quatre
meilleurs ouvrages de cet auteur dramatique ), offre pourtant
quelques vestiges de son talent pour le dialogue , et
deson style à- la-fois naïf et spirituel; mais cette comédie,
qui était anecdotique dans sa nouveauté, (elle fut jonée
pour la première fois en 1696 ) , a eu le désavantage , à
cettedernière reprise , de ne retracer aux spectateurs que
des moeurs vieillies , et dont il n'y a plus de modèle. Où
trouver aujourd'hui deux femmes qui , comme les épouses
du notaire et du commissaire des Bourgeoises à la mode ,
consentent à devenir les maîtresses de ces deux maris aussi
avares qu'infidèles , et à mettre la bourse de ces messieurs
contribution , pour en partager entr'elles les dépouilles ?
Où rencontrer un aigrefin , qui , comme le Janct de la
même pièce , prenne le titre de chevalier , et , lorsque sa
fourberie est démasquée , parvienne encore à obtenir la
main de la jeune personne qu'il trompait si indignement ,
parce que sa mère , espèce de marchande de modes , lui
assure trente mille écus ? M. Simon , notaire , qui est assez
riche pour faire à la femme du commissaire , dont il est
amoureux , un cadeau de trente millefrancs , doit-il tant
s'emporter contre sa propre femme , lorsqu'elle lui propose
de prendre un portier ? Nous avons connu , ily a vingtcinq
ans à Paris , tel notaire , qui , si on l'avait laissé faire ,
aurait été en état de mettre même un suisse à sa porte.
Les acteurs , sur-tout Baptiste cadet , et Me Bourgoin ,
ont fait preuve dans cette pièce dun talent déjà en possession
de plaire au public ; mais , en bonne foi , dans une
saison aussi peu avantageuse pour les spectacles , et lorsque
la scène trançaise se trouve privée , pour quelque tems
encore , de ses plus fermes appuis , est-ce par la remise
de pièces aussi surannées , et aussi peu intéressantes , que
les Comédiens français croient ramener chez eux l'affluence?
Et lorsqu'ils pouvaient choisir , pour remettre à leur théâtre,
entre leFlatteur de Rousseau , le Jaloux désabusé de Campistron
, le Complaisant de Pont de Veyle , le Méchant
de Gresset , et beaucoup d'autres bonnes comédies que
X
322 MERCURE DE FRANCE ,
nous pourrions citer, est-ce sur les Bourgeoises à la mode ,
comédie pour le moins insignifiante , et d'assez mauvaises
moeurs , que leur choix devait se fixer?
1
Théâtre du Vaudeville.-Arlequin Lucifer , vaudeville
enun acte.-Amour et Loyauté, vaudeville en un acte.
:
Chaque peuple à son tour a régné sur laterre..
Chaque jeune auteur à son tour veut régner sur la scène
du vandeville. M. R. de L. s'est imaginé sans doute que ,
pour lui , les tems sont arrivés . Je ne sais si le règne sera
longet brillant , mais les commencemens ne sont pas heureux.
C'est au débutant que nous sommes redevables d'Arlequin
Lucifer et d'Amour et Loyauté; lorsque je dis que
nous sommes redevables à ce jeune auteur de ces deux
nouveautés bien fugitives , je ne prétends pas qu'il ait droit
à des remercîmens. Arlequin Lucifer a ééttéé assez heureux
pour paraître cinq ou six fois devant un parterre très-indulgent;
Amour et Loyauté est mort subitement un peu
avant la fin de la première représentation : or, la reconnaissance
du public ne saurait être bien grande ; mais un
service véritable qu'a rendu M. R. de L. , c'est de montrer
qu'un bon vaudeville est plus difficile à faire qu'on ne le
pense. MM. Barré , Radet , Desfontaines , Bouilly , et quelques
autres , lui doivent des actions de graces , puisqu'il
fait mieux apprécier encore leurs charmans ouvrages .
-'Il n'était pas nécessaire d'annoncer qu'Arlequin Lucifer
était le coup d'essai d'un jeune débutant; le parterre në
's'en est que trop aperçu : il a manifesté son opinion d'une
manière tellement positive , qu'elle ne laisse pas la moindre
ressource à l'amour-propre de l'auteur; chaque spectateur
a largementusé du droit qu'on achète à la porte;
pourquoi faut-il que nous seuls nous ne puissions dire
notre avis sans être taxés de partialité ? En voici la raison
lejeune auteur a lancé contre notre journal in petit trait
bien émoussé. Mais comment avoir le courage de se fâcher
pour une plaisanterie plus qu'innocente? nous prétendons ,
au contraire , profitant de la morale d'un mélodrame nonveau
qui fait courir tout Paris , rendre le bien pour le mal.
L'auteur est encore assez jeune pour écouter nos avis pa
ternels; nous lui dirons done: pour réussir au théâtre , il
fantde l'imagination etdustyle; vous n'avez pas fait preuve
d'imagination lorsque vous avez choisi dans le théâtre des
boulevards les scènes les plus connues , et que vous y avez
AOUT 1812 .
323
. placé tant bien que mal des couplets qui ne prouvaient
que de la mémoire; quant au style d'Arlequin Lucifer , si
nous avions la malice d'appuyer notre opinion par quel
ques citations ..... Mais non , nos lecteurs nous croiront sur
parole, et ils feront bien.
Le jeune auteur a été encore plus
malencontreux à son
second début : Amour et Loyautéa été sifflé avec un accord
bien rare ; pas la moindre opposition dans toute la salle;
mais aussi quelle conception fausse que celle de deux amis
rivaux , et qui ne s'en aiment que mieux , qui tour-a-tour
emploient leur éloquence à persuader à leur maîtresse que
sonrival est seul digne d'elle ! Certains amis le sont jusqu'à
la bourse ; mais ceux-ci mettent absolument tout en
commun; et lorsqu'enfin la jeune personne a fait connaître
son choix , celui qui n'est pas préféré se console en disant
que,puisque son ami épouse celle qu'il aimait , c'est comme
s'il l'épousait lui-même. A ces mots , l'orage qui grondait
de toutes parts , a éclaté avec une violence extrême , et le
B public n'a pas voulu en entendre davantage.
UNIVERSITÉ
IMPÉRIALE.
La distribution des prix du concours général des Lycées
de Paris s'est faite avec la solennité
accoutumée ,
salle des séances publiques de l'Institut . Plusieurs membres dans la
des premiers corps de l'Etat et des principales autorites judiciaires
ont assisté à la
cérémonie.
Lediscours latin qui précède
par M. Villemain , professeur de rhétorique au Lycée
la distribution a été prononcé
Charlemagne. L'orateur a retracé les avantages de l'étude
des langues anciennes ; il a montré que les auteurs classiques
devaient leur supériorité à l'imitation des écrivains de
la Grèce et de Rome. C'est en louant Racine , Fénelon et
Bossuet qu'il a célébré Virgile , Homère et
Démosthènes .
Il a caractérisé ces différens auteurs avec une
abondance
d'expressions heureuses et pittoresques , qui dissimulait la
contrainte d'une langue étrangère . La satisfaction a été générale
, et toutes les voix ont décerné la palme de l'éloquence
latine au jeune orateur qui , dans cette même enceinte ,
avait remporté , quelques mois auparavant , la palme de
l'éloquence française.
Les
applaudissemens ont couvert la péroraison. Le ton
de l'orateur a paru s'élever avec son sujet , quand il a re-
X2
324 MERCURE DE FRANCE ,
présentéNAPOLEON ranimant les bonnes études , l'Univer
sité entretenant de sa gloire les générations qu'il lui confie ,
et les préparant à servir un jour l'enfant auguste qui est
l'espoir de la France et du Monde.
S. Exc. le grand-maître a parlé à-peu-près en ces termes :
<<S'il reste encore des préventions contre la discipline et
l'enseignement des écoles actuelles , il est tems que ces
préventions disparaissent. Le retour de ces solennités atteste,
d'année en année , le progrès des bonnes études. Nous
avons eu sous les yeux plusieurs des compositions que
l'ancienne Université distingua le plus dans ses concours
généraux, nous avons pu comparer et ceux qui triomphèrent
autrefois et ceux qui triomphent aujourd'hui; nous ne craignons
pas d'être démentis en assurant que ce parallèle ,
faitsans passion , ne serait point au désavantage desjeunes
vainqueurs dont on va proclamer le nom .
» Les langues anciennes n'ont point perdu leurs premiers
honneurs. Ce pays latin si vanté chez nos studieux ancêtres
mérite toujours så vieille renommée. Les Hersant, les
Porée, les Jouvency, les Rollin y trouveraient des disciples
et des successeurs dignes d'eux.
» Cependant l'étude de la Grèce et de Rome ne faitpoint
négliger la culture de la langue maternelle. Racine est
auprès de Virgile , Tacite auprès de Montesquieu , et Démosthènes
auprès de Bossuet. Nous ne parlerons point ici
des sciences physiques et mathématiques , car les esprits
chagrins qui réservent exclusivement leur admiration pour
le passé , n'osent, au moins sous ce rapport , contester la
prééminence de l'instruction moderne .
L'Université , nous ne l'ignorons pas , est en butte à deux accusations contradictoires . Tandis que des zélateurs
superstitieux de toutce qui fut ancien déplorent , sansmotif
et sans examen , l'affaiblissement de ces études classiques
où nos pères mettaient tant de gloire el tant de prix , d'autres
détracteurs dénoncent notre prédilection pour ces
mêmes études , et feignent de croire qu'on ne veut inspirer
à la jeunesse que des sentimens grecs et romains .
» Aux premiers , nous avons déjà répondu par des exemples
. Qu'ils viennent dans nos écoles et qu'ils jugent !
» Le plus jeune et l'un de nos plus habiles professeurs
a réfuté les seconds dans le discours éloquent que vous
avez entendu. Il vous a dit que depuis la renaissance des
AOUT 1812 . 325
lettres , les plus heureux génies s'étaient formés sur les
premiers modèles , qu'on ne devient original et nouveau
qu'en se couvrant avec art des dépouilles de l'antiquité ,
et que les littératures , même les plus riches , ont besoin
de se renouveler dans ces sources inépuisables du vrai et
du beau.
» En un mot, quand on veut ranimer la religion des
peuples , on montre la statue des dieux; et les dieux en
éloquence et en poésie sont toujours ceux d'Athènes et de
Rome. Qu'on ne craigne point de voir reparaître la barbarie
scolastique au milieu de la civilisation perfectionnée ;
mais qu'on nous permette d'associer le siècle d'Auguste et
le siècle d'Alexandre à celui de Napoléon. De si grands
souvenirs ne peuvent déplaire au souverain qui lui-même
en laisserade si grands .
» Notre enthousiasme pour la gloire passée , ouvre mieux
nos coeurs au sentiment de la gloire présente. Si un auguste
hymen apporte la paix à deux Empires , si la naissanced'un
enfant royal promet la perpétuité de la dynastie
d'un héros , si nous voyons de jour en jour le monde français
succéder au monde romain , alors tous les jeunes talens
que nous instruisons s'échauffent à ces admirables récits ;
et nous abandonnons les antiques merveilles pour des prodiges
plus récens . Nous inscrivons à la porte de toutes nos
écoles trois mots sacrés qui sont la règle de nos devoirs :
Dieu, le Prince et la Patrie . C'est là que se rattachent et
le bonheur des familles et la gloire de l'Etat qui nous confient
leurs enfans . »
Le prix d'honneur a été remporté par le jeune Matouchwitz
, élève du Lycée impérial , né à Varsovie en 1795 .
Le Lycée impérial a obtenu dix-neufprix , cinquante-six
accessits; le Lycée Napoléon quinze prix, trente-sept accessits;
leLycée Charlemagne neufprix,vingt-septaccessits; le
Lycée Bonaparte trois prix,dix-huit accessits. Le Lycée impérial
a en vingt-deux nominations en rhétorique,professeur
MM. Burnouf et Dubos , et seize en seconde classe
d'humanités , M. Mollevaut professeur. M. Laya , professeur
de rhétorique au Lycée Napoléon, aobtenu dans sa
classe, pour la partie d'éloquence française , deux prix et
trois: accessits.
326 MERCURE DE FRANCE ,
SOCIÉTÉS SAVANTES ET LITTÉRAIRES.
Académie impériale des Sciences , Littérature et Beaux-
ArtsdeTurin.
Programme de la Séance publique du 11 juillet 1812 .
RAPPORT sur les travaux de la Classe des Sciences Physiques et
Mathématiques , par M. Hyacinthe Carena , secrétaire-adjoint .
Relazione dei lavori della Classe di Letteratura e Belle Arti , del
Sig Cesare Saluzzo , segretario perpetuo.
Levice-président en fonctions , M. Valperga-de-Caluso , annonce
les nouvelles nominations faites à l'Académie , et proclame l'ouvrage
quiaremporté le prix du concours de 1812.
Relazione del Sigt Vernazza di Freney , uno degli Accademici
deputati all'esame dell' opéra concorsa al premio proposto dalla Classe
di Letteratura e Belle Arti .
Description anatomique et physiologique d'un Phoque à ventre
blanc , par M. Brugnone.
La navigazione dell' Estro. Anacreontica della Signora Diodata
Saluzzo-Roero-Revello .
Abrégé d'expériences galvaniques sur différentes plantes , par
M. François Rossi .
Description de deux Galatées , l'une de Raphaël , l'autre d'Annibal
Carrache , par M. Laurent Pécheux .
2
Description d'une nouvelle espèce de Marte , par M. Bonelli.
Compendio di una Memoria intorno all' invenzione degli specchi ,
edelle invetriate , del Sigt Gianfrancesco Galeani-Napione .
Résultat d'expériences et d'observations concernant l'action de
l'indigo sur les animaux , par M. Buniva.
Problème littéraire sur l'atticisme , par M. Dépéret.
Nouvelle théorie des tourbillons de sable qui ont lieu enAmé
rique, par M. Vassalli-Eandi , secrétaire perpétuel.
Caietanæ inscriptionis emendatio , del Sigt Vernazza di Freney.
Essai sur la réduction de quelques oxides alkalins , terreux et mé
talliques par l'hydrogène , par M. Victor Michelotti.
Versione di un Ode di Orazio , del Sigr Bava di San Paolo.
AOUT 1812. 327
SUJETS DES PRIX PROPOSÉS .
Classedes Sciences physiques et mathématiques.
PRIX DE PHYSIQUE.- Depuis que les Aérolithes ont fxé plus
particulièrement l'attention des physiciens , on a imaginé plusieurs
hypothèses pour les expliquer. Le nombre de ces hypothèses fait
assez voir qu'il n'y en a point encore qui soit solidement établie , et
prouveque cette matière peutêtre mieux et plus profondément discutée
qu'on ne l'a fait jusqu'à présent. Afin de répandre plus de jour
sur l'origine de ce phénomène , et pour fixer les idées sur celle qui
doit être censée la plus admissible dans l'état actuel de nos connaissances
, l'Académie demande une explication de l'origine , de l'apparition
ou de laformation et de la chûte des Aérolithes , ou nouvelle ,
ou prise parmi celles qui sont connues , mais qui soitfondée sur des
principes rigoureusement admissibles, sur des raisonnemens et desfaite
propres à la rendre préférable à toutes les autres , et qui s'accorde par
conséquent avec les différentes circonstances atmosphériques qui précèdent
, qui accompagnent et qui suivent ce phénomène .
Le prix est de six cents francs.
Les Mémoires seront remis , francs de port , au secrétariat de
l'Académie avant le 1er mai 1813. Ce terme est de rigueur.
LeMémoire couronné sera proclamé dans la Séance publique du
mois de juin 181.3.
PRIX D'ASTRONOMIE . - Déterminer l'époque du retour au périhéliede
la Comète de l'année 1759, connue sous le nom de Comètede
Halley , en ayant égard aux perturbations .
L'Académie exige la réduction en nombres des formules analytiques.
Leprix est desix cents francs .
Les Mémoires seront remis , francs de port , au secrétariat de
l'Académie avant le 1er février 1815. Ce terme est de rigueur.
Le Mémoire couronné sera proclamé dans la Séance publique du
moins de juin 1815 .
Classe de littérature et beaux- arts .
PRIX DE BEAUX-ARTS. - Un Dessin d'invention relatifà la protection
que S. M. l'Empereur accorde aux Scienceset aux Arts .
Lesujet pourra être traité soit d'une manière allégorique , soit par
la représentation d'un ſait historique tiré de la vie de S. M.
Les auteurs ont la liberté d'exécuter leur composition soit au
crayon noir ou de couleur , sur papier colore ou non , soit à la plume.
328 MERCURE DE FRANCE , AOUT 1812 .
Les dimensions du dessin sont fixées à cinq décimètres de largeur
sur quatre de hauteur.,
Le prix et de six cents francs.
Les ouvrages devront être remis francs de port au secrétariat de
l'Académie avant le 1er avril 1814. Ce terme est de rigueur.
LeDessin couronné sera proclamé dans la Séance publique du mois
dejuin 1814.
Lesdessins qui n'auront pas été couronnés seront rendus au porteur
du récépissé qui aura été délivré par le secrétaire de l'Académie lors
de laprésentation de l'ouvrage.
Conditionsgénérales du concours.
Les Mémoires envoyés au concours des prix de physique et d'astronomie
seront écrits lisiblement en français , en latin , ou en italien,
Cette condition est applicable aux explications par écrit qui pourzaient
accompagner les compositions de dessin qui auront concouru
au prixde Beaux-Arts . i
Aucun ouvrage envoyé au concours ne portera ouvertement le
nom de l'auteur , mais seulement une épigraphe ou une devise : on
yattachera un billet cacheté et séparé qui renfermera , outre l'épi
graphe ou la devise , le nom et l'adresse de l'auteur .
Cebillet ne sera ouvert par l'Académie que pour l'ouvrage qui
aura remporté le prix.
Les auteurs de tous les pays , les Membres résidans de l'Académie
exceptés , sont admis à concourir.
POLITIQUE.
L'AMBASSADEUR de France à Constantinople, M. le comte
Andréossi , est arrivé dans cette capitale au moment où
nous écrivons; il y opposera avec succès à la corruption
anglaise et aux insinuations de l'envoyé britannique les
principes sur lesquels s'est de tout tems reposée la politique
ottomane , les principes de l'union de cet empire à la
France; il s'appuiera sur les nobles stipulations du dernier
traité , par lequel la France et l'Autriche se sont accordées
à garantir l'inviolabilité du territoire ottoman , et il n'est
pas douteux que son intervention ne donne de nouvelles
forces au parti qui ne veut entendre aucune proposition
des Russes tant qu'ils conserveront une prétention sur les
provinces occupées , une attitude hostile en Servie , et en
un mot un pied sur le territoire turc. Pendant ce tems les
troupes de renforts ne cessent de se rendre au corps du
grand-visir : les dernières lettres d'Hermenstadt font regarder
comme imminente la reprise des hostilités .
,
Varsovie a reçu la nouvelle que le roi de Saxe , son duc
bien aimé , a accédé à l'acte de la confédération générale ;
le conseil , pénétré de joie et de reconnaissance , a proclamé
de suite cette heureuse nouvelle ; une grande solennité
aura lieu aussitôt le retour des députés . Tandis que les lois
qui doivent régir la Pologne sont méditées en silence ,
l'enthousiasme guerrier s'est emparé de toutes les classes
et la Pologne est debout pour défendre le nom glorieux
qui lui est rendu , l'aigle blanc qu'elle a reconquis ; l'armée
est magnifique , pleine d'ardeur , les régimens se forment
àl'envi, et dans tous les engagemens qui ont eu lieu dans
la retraite des Russes , les Polonais ent toujours déployé
cette énergie qui caractérise des opprimés qui ont un effort
à faire pour assurer leur délivrance ; dans ces engagemens
le général russe Phalen a été tué , et le lieutenant des Cosaques
Platowblessé . Sur la gauche, aux environs de Riga,
lesPrussiens ont eu avec les Russes une affaire brillante ;
les Russes se sont jetés dans Riga , dont leur sûreté leur a
commandé de brûler les faubourgs .
Les différends entre l'Angleterre et l'Amérique ont déjà
1
330 MERCURE DE FRANCE ,
pris un caractère trop sérieux pour qu'il soit possible de
croire au rapprochement que desire l'Angleterre , et pour
lequel elle a déjà fait des sacrifices qui ont dû coûter si
cher à son orgueil: c'est peu d'avoir rapporté ses ordres du
conseil pour ne pas avoir la guerre avec l'Amérique; la
déclaration de cetle guerre arrivée , l'Angleterre prend des
mesures de garantie , saisit les navires américains , donne
àses bâtimens ordre de courir sus , mais en même tems
elle dépêche aux Etats-Unis une frégate qui y porte un
agent et des explications. Cet agent trouvera les bâtimens
anglais saisis dans les ports de la Confédération , dans ses
rivières , sur ses lacs ; il trouvera l'armée américaine aux
prises avec les défenseurs de Québec et d'Halifax; il trouvera
l'épée hors du fourreau , et le fourreau jeté loin de
l'Américain , non pas insurgent cette fois, mais combattant
pour son existence , son indépendance , son honneur.
Qu'est devenu dans cetteposition cet orgueil britannique ,
cet esprit dominateur qui naguères aurait pris volontiers
une représentation pour une désobéissance , et un exposé
de griefs pour un outrage ? La situation est donc bien
changée , et l'Angleterre est done forcée elle-même de le
reconnaître , et d'en consiguer l'aveu dans ses proprés
actes!.
Les nouvelles d'Espagne , transmises par les papiers anglais
, nous représentent les Français resserrant le blocus
de Cadix , réussissant à y lancer des brûlots dont la ville
souffre beaucoup ; le maréchal duc de Dalmatie observant
les mouvemens du général Hill , et marchant contre Ballasteros
pour lui fermer le retour de Malaga à Gibraltar ;
le maréchal duc de Raguse , à la date du 20 juillet , fortifiant
ses lignes sur la rive droite du Douro.
Mais en Catalogne et dans le royaume de Valence , des
événemens importans ont eu lieu. Voici une note du 23
juillet publiée par le Moniteur du 13 août.
Depuis long-tems ,yest- il dit , un projet d'attaque com
binée contre l'armée d'Arragon et une descente sur les
côtes de Catalogne ou de Valence se préparaient à Mayor
que etàAlicante. Le 10, le maréchal duc d'Albufera eut
une conférence à Reuss avec le général en chef Decaen.
La réunion de leurs colonnes sur la côte rejeta Lascy an
loin et déconcerta l'expédition de Mayorque. Une partie
de la flotte se sépara. De retour à Valence, le 12 , le maréchal
trouva Villacampa aux portes de Liria avec 4000
hommes , tandis que Bassecourt , avec 1500 , attaquait CoAOUT
1812. 331
frentes etRéguéna , elqu'unpetit corps menaçait Ouda et
Ségorbe. S. Exc . fit marcher le 121°, et le général Lafosse
avec le 8º napolitain et quelques cuirassiers , qui chasserent,
vivement l'ennemi . Pendant ce tems , l'armée de
Murcie , réunie et renforcée , paraissait se disposer à une
attaque en avant de Xucar. En effet , le 21 , une flotte
anglaise de dix-huit voiles , dont 4 vaisseaux et 4 frégates ,
etlereste bricks et transports , se montra en vue de Valence,
et poussée par un vent favorable , se porta rapidement de
Dénia à Cullera , entre l'embouchure du Xucar et l'Albufera,
paraissant prête à débarquer et canonnant les forts ,
qui ripostaient. Le maréchal duc d'Albufera fit aussitôt ses
dispositions pour repousser l'ennemi ; il rappela de Réguéna
le général Lafosse , et de Ségorbe le 121° ; le 14° se
rendit en toute hâte d'Alcira à Cullera , et le 4º de hussards
, l'artillerie et une partie du 1er léger et du 114° se
portèrent rapidement dans la nuit sur le point menacé.
Vers le soir , par une circonstance aussi heureuse qu'im
prévue , le vent avait changé tout-à-coup et soufflait de
L'est avec tant de violence , que la flotte , après avoir passé
la nuit à lutter sans succès, fut obligée , le 22, de s'éloigner
en louvoyant , cherchant à gagner le large. Pendant
ce soir , le général en chef observa tout par lui-même ,
parcourut les côtes et plaça les troupes.
" Dans le même tems , le général Harispe , à la tête de
la2ª division , était en avant d'Alcoy enprésence de l'armée
deMurcie; la 1º brigade , composée du7º de ligne et du
24°de dragons , à Custalta , aux ordres du général Delort ,
et la 2º à Ibi , composée du 44° , et des cuirassiers sous les
ordres du colonel Mesclop . Prévoyant l'attaque , le général
Harispe avait choisi une position intermédiaire on devaient
se réunir les trompes pour recevoir la bataille . Dès la veille ,
le mouvement de l'ennemi fut connu et les dispositions
furent prises . Le 21. , à la pointe du jour, le général en
chef, Joseph Odonnel , à la tête de quatre colonnes , attaqua
le général Delort , qui , suivant ses instructions , sé
retira en échelons et rappela à lui sur le point indiqué ses
camps de Biar et Ouill. Aux premiers coups de fusil , le
colonel Meselop , dont les troupes étaient prêtes et sous les
armes , se mit en mouvement pour rejoindre le général
Delort , lorsqu'il fut attaqué lui-même par un corps de
6000 hommes , en deux colonnes , que commandait le gépéral
anglais Rotch , venu par Xixona . A l'aide de deux
pièces de canon placées, dans le petit fort d'Ibi , avec les
332 MERCURE DE FRANCE ,
e
voltigeurs du 44º et un peloton de cuirassiers , il arrête
l'ennemi au passage d'un ravin et le rejette au-delà ; mais
fidèle exécuteur de ses ordres , il laisse quelques compagnies
en observation avec la garnison du fort et se rend
promptement sur le champ de bataille , pendant que le
gênéral Harispe faisait accourir d'Alcoy la réserve d'artillerie
et de cuirassiers , et les compagnies d'élite du 116°.
>>Le général Odonnel avait attaqué avec vivacité. Le général
Delfort , en position , faisait de son artillerie , placée
avantageusement , un feu soutenu et meurtrier. Le 24° de
dragons, arrivant par la droite , se trouvait menacer le flanc
gauche de l'ennemi , qui s'en inquiéta , et dirigea deux
pièces contre cette troupe en marche. En même tems , le
colonel Mesclop arrivait par la gauche. Le général Delort
ne crut pas devoir attendre davantage. Les soldats attendaient
ce moment avec confiance , et aussi bouillans qu'ils
avaient été tranquilles , au signal donné , ils se précipitent
sur l'ennemi de tous les côtés à-la-fois , la cavalerie et
l'artillerie au trot et l'infanterie au pas de charge. Le colonel
Dubessi conduit les dragons droit sur la batterie qui les
mitraillait ; elle est enlevée à l'instant. Les canonniers sont
sabrés ; une brigade d'infanterie qui appuyait les pièces
est abordée du même élan , enfoncée et prise. L'infanterie
et les cuirassiers pénètrent au même instant dans Castalla ,
renversant tout ; ils achèvent de mettre en désordre la ligne
entière de l'ennemi qui fuit de toutes parts. Les rues de
Castalla sont jonchées de morts , et le chef de bataillon
Heremberger fait poser les armes à 400hommes qui avaient
cherché un abri dans le château .
» Après ce brillant succès , le colonel Mesclop se hâte
de revenir à Ibi avec sa colonne . L'ennemi était dans le
village; il l'attaque , le culbute , le chasse , et le voit fuir
au-delà du ravin , laissant un grand nombre de morts et
de prisonniers ; alors réunissant ses forces , il le poursuit
de position en position , le renverse à travers les rochers ,
lorsque les réserves du 116º, qui paraissent sur les montagnes
derrière l'ennemi , achèvent sa déroute .
" La perte de l'ennemi , dans cette affaire , peut s'évaluer
à 3600 hommes tués , blessés ou prisonniers . Le brigadiergénéral
Labare , et plusieurs officiers supérieurs , sont
parmi les morts. Dans le nombre des prisonniers , se trouvent
4 colonels , 5 lieutenans-colonels , et 125 officiers .
Nous n'avons perdu que 233 hommes , tués on blessés .
Le colonel Mesolop , qui s'est conduit d'une manière bril
AOUT 1812 . 333
lantedans cette affaire , a eu son cheval tué sous lui . Généraux
, officiers et soldats , tous ont bien fait leur devoir,
etont contribué au succès de cette glorieuse journée.
» Le duc d'Albufera a, dans ce moment , son quartiergénéral
à Cullera . »
Une autre affaire a eu lieu près de Barcelone ; le Mont-
Serrat , que les ennemis occupaient, a été emporté d'assaut
par les troupes aux ordres des générauxLamarque, deVaux
et Clément. Toutes les difficultés que présentait le terrain
ont été surmontées; les troupes ont gravi sous un feu
meurtrier des lieux réputés inacessibles , elles y ontporté
de l'artillerie . Le fort a capitulé , la garuison est prisonnière
de guerre et conduite à Barcelone. Les journées du29
et du 30 ont été employées à faire sauter les ouvrages de
l'ennemi , et une partie du couvent où il s'était fortement
retranché ; ainsi , dit la relation datée de Barcelone le
1 août , les insurgés qui ont profané un des plus beaux
édifices religieux de la chrétienté , en le métamorphosant
en une forteresse , et en faisant un arsenal , un dépôt de
tous les objets propres à la guerre , ont seuls occasionné
ladestructionde ce monument célèbre , antique objet de
la vénération des peuples.
Le colonel anglais Green, un lieutenant-colonel , 15 officiers
, 260 sous-officiers et soldats anglo-catalans , formés
, soldés et commandés par des Anglais , ont été conduits
prisonniers à Barcelone . Ces hommes étaient le noyau
du corps sur lequel les meneurs de l'insurrection catalane
fondaient leur plus grandes espérances .
Le 10º Bulletin n'a point encore paru , mais on a des
nouvelles de l'Empereur en date du 30 ; il était au-delà de
cette position de Witepsk que les ennemis n'ont pas plus
défendue que les autres ; il était en marche sur Smolensk ,
et jouissait de la plus parfaite santé.
L'Impératrice continue à honorer de sa présence les
lieux où d'intéressans spectacles , où les plaisirs de la
saison appellent , aux jours de repos , la plus grande partie
dela population de cette capitale. Vendredi , S. M. a été
à l'Opéra , où sa présence , devant une assemblée nombreuse
et très-brillante , a excité le plus vif enthousiasmel
Dimanche , S. M. a reçu , après la messe. L'après-midi ,
elle a été à Versailles ; on attendait sa présence pour
donner le signal du jeu des eaux ; celui du grand bassin ,
dit du Dragon , a particulièrement fixé les regards de
334 MERCURE DE FRANCE ,
S. M. La foule était immense , et les acclamations ont par
tout suivi S. M. sur son passage. :
Le jeudi 13 , il y a eu spectacle à la cour dans les petits
appartemens ; on a donné l'Ami de la maison. Samedi il
doit y avoir spectacle sur le théâtre de la cour à Paris,
L'opéra italien représentera l'opéra de Paër , intitulé Numa.
Tout se prépare pour célébrer la fête de l'anniversaire
de S. M. avec une pompe digne de son objet. Tous les
lieux publics consacrés à cette fête sont animés par les
travaux préparatoires. La veille , tous les spectacles donnerout
gratis . Le ministre de l'intérieur posera , le matin
dujour de la fête , à 9 heures , la première pierre du palais
des archives impériales , et celle des établissemens réunis
de l'université et des beaux-arts . Le corps municipal de
Paris se réunira aux autorités du département pour assister
au Te Deum qui sera chanté à l'église métropolitaine .Les
Champs-Elysées et la place de la Concorde sont de théâtre
des jeux publics , d'une illumination brillante , et d'un
beau feu d'artifice . :
Chaque année les voeux reconnaissans du peuple français
s'élèvent à cette époque vers le prince qui met toute sa
gloire à fonder la prospérité de la nation sur des bases impérissables
; chaque année nous l'avons salué d'un nom
nouveau qui exprimait un nouveau bienfait politique, ou
une nouvelle action militaire digne de celles qui lui avaient
déjà donné un nom immortel. Nous avons salué successivement
le législateur , le conquérant , le distributeur des
couronnes ; nos hommages l'ont suivi tour- à-tour dans
toutes les capitales ennemies qu'il a rassurées par sa présence
, après les avoir fait tomber devant la force de ses
armes . Au-delà de quelles barrières , au-delà de quels
fleuves , dans quelle ville moscovite nos voeux iront-ils
cette année pour se faire entendre à son oreille et se mêler
aux chants de victoire de ses soldats , au cri de terreur de
-ses ennemis , aux accens de reconnaissance des Polonais ?
Cette année , ce n'est plus seulement des bords de la Seine
et duTibre , de l'Ebre et de l'Elbe , que ces accens se feront
entendre . L'Oder , la Vistule , le Niemen , la Dwina les
*répètent , et jusqu'à la Néva même , le bruit en sera porté
par le Russe plus fatigué de se retirer sans combat , que le
Français de le défier et de le poursuivre.
: S....
:
AOUT 1812
1
1.
ANNONCES
.
335
Voyageà Genève et dans la vallée de Chamouni, en Sandie; ayant pourobjet les sciences , les arts , l'histoire,le commerce , l'industrie, les moeursdeshabitans , etc. etc .; par P. X. Leschevin , membre des Académies de Dijon , Turin et Besançon; des Sociétés des sciences
naturelles de Vétéravie; de physique et d'histoire naturelle de Genève; d'histoire naturelle etde minéralogie d'léna ; etarts deGrenoble , Lille et Trève , et des Sociétés d'agriculture et de pharmacie de Paris. Un vol. in-8°. AParis, chez A. A. Renouard , rue Saint-André-des-Aros ; et à Genève , chez Guers , rue de la
Fusterie.
des sciences
Cet ouvrage , pouvant servir d'itinéraire , la moitié de l'édition a ététiréedu format in- 12 , comme plus portatif en voyage. Leportrait de M. Desaussure a été tiré à part, pour les personnes
qui désireraient le placer en tête de ses ouvrages .
revue ,
Ephémérides politiques , littéraires et religieuses , présentant pour thacun des jours de l'année un tableau des événemens remarquables qui datent de ce même jour dans l'histoire de tous les siècles et dé
tous les pays jusqu'au 1er janvier 1812. Troisième édition , corrigée et augmentée. Prix de la souscription pour l'ouvrage com- plet,12 vol. in-8° , 48 fr . , et 60 fr. franc de port. Chez Lenormant,
impr. -libraire , rue de Seine , nº 8 .
Nota. Il parait huit volumes. * 49
Histoire littéraire d'Italie; par P. L. Ginguené , de PInstitut impérial
de France , membre non-résidant de l'Académie impériale de
Turin, associé correspondant de celle de la Crusca , etc. TOMES IV
et V, in-8º de 600 pages , sur papier carré fin d'Auvergne , formant la seconde livraison. Prix, 12 fr. , et 16 fr . franc de port. Chez
Michaud frères , impr.- libraires , rue des Bons-Enfans , nº 34.
Histoire Romaine de Tite-Live ; traduction nouvelle par Dureau
de la Malle , de l'Académie française , traducteur de Tacite et de
Salluste, etc.; par M. Noël , conseiller ordinaire, inspecteur-général del'Université , etc. Suivie d'une Table méthode analytique , par
M. Gallais. Cinquième décade , formant la quatrième et dernière
livraison. Deux vol. in-89. Prix , papier fin d'Auvergne . 12 fe et
16 fr . franc de port ; papier vélin ,brochés en carton,24 fr. Leprix de l'ouvrage complet, composé de 15 vol . in-8° , avec letexte latin
en regard et une carte de l'Empire romain , est de 90 fr. , 120 fr .
francde port . et 180 fr. sur papier vélin. Chez Michaud frères ruedes Bons-Enfans , nº 34 ; et chez Arthus-Bertrand , libraire , rue
Hautefeuille , nº 23 .
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, libraire , ruedu Coq Saint-Honoré , nº 6 ; et chez tous les
marchands de nouveautés.
336 MERCURE DE FRANCE , AOUT 1812.
Prospectus des OEuvres complètes de BUFFON et des Parties
supplémentaires , proposées par souscription . Ches
Arthus -Bertrand , libraire , rue Hautefeuille , nº 23.
AParis .
Cours completd'Histoire naturelle , ou Histoire naturelle , générale
et particulière , contenant : 1º toutes les OEuvres de Leclerc deBuffon
, dans lesquelles les supplémens ont été insérés à la place indiquée
par l'auteur lui-même ; 2º les notes et additions nécessaires
pour que l'ouvrage de Buffon fût au niveau des connaissances acquises
depuis sa publication ; 3º enfin , l'Histoire naturelle des Poissons
, par MM. Lacépède et Sonhini ; des Reptiles , par M. Daudin ;
des Insectes , par M. Latreille ; des Molusques , par M. Denis Montfort
; des Vers et Coquillages , par M. Roissy ; et des Plantes , par
M. Brisseau de Mirbel , que Buffon n'a pu traiter.
Rédigé par M. Sonnini , membres de plusieurs Académies et Sociétés
savantes et littéraires de l'Europe , l'un des collaborateurs de
Buffon pour la partie ornithologique.
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127 vol. in-8º, ycompris 3 vol. de table de matières , indispensables
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sans débourser de trop fortes sommes , on délivrera les 127 vol.in-8°,
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de chaque mois , une livraison de quatre volumes à-la-fois.
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Paris ,et de 26 fr. par la poste ; avec les figures en couleur, 40 fr. ,
et 46 fr . par la poste ; en papier vélin ,avec les figures en couleur et
noires , 80 fr. , et 86 fr . par la poste.
Les personnes qui s'engageront à prendre les 127 volumes en deux
ou trois livraisons , pendant l'année courante de leur souscription, ne
paieront que 4 fr. 50 c. le volume , ou 571 fr . 50 c. les 127 volumes .
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Les doutes qui auraient pu s'élever sur l'achèvement d'un Ouvrage
qui présente autant d'étendue et de difficultés que celui-ci , ne peuvent
avoir aucun fondement , puisque la totalité de l'Ouvrage est
imprimé , et que le libraire peut livrer des exemplaires complets .
Les lettres de demandes et les envois d'argent doivent être affranchis
et adressés à M. Arthus-Bertrand , libraire , rue Hantefeuille ,
1. 23 , à Paris .
A
SEINE
k
MERCURE
DE FRANCE.
N° DLXXIX . - Samedi 22 Août 1812 .
POÉSIE.
SECONDE ODE (*) .
L'OMBRE DE SOBIESKI.
OMBRE DE SOBIESKI , d'où vient qu'à la lumière
Ta voix a rappelé ma mourante paupière ?
Dans l'éternelle nuit j'entendais nos guerriers ,
Je voyais s'avancer leurs ombres immortelles ,
Je me penchais sur elles ,
Etmes bras étendus touchaient à leurs lauriers .
Mais trois fois dans les airs resplendit ton épée ;
Trois fois d'un bruit guerrier mon oreille est frappée ;
Une terreur profonde enchaine tous mes sens :
Tes yeux roulent la flamme , et , pareille au tonnerre ,
Ta voix remplit la terre
Qui s'éveille , attentive à ces mâles accens :
گ
:

(*) CetteOde est laseconde d'une épode héroïque sur le rétablissement
de laPologne.
1
338 MERCURE DE FRANCE ,
Ecoutez Polonais ! Le Destin se déclare ;
> Sur ses vieux fondemens le trône se répare ;
> Rompez , rompez vos fers , ou , par un beau trépas ,
> Sous les yeux de l'Europe effaçant l'infamie
> D'une chaîne ennemie
>Montrez que vos grands coeurs ne la méritaient pas.
> Imitez vos aïeux : ces héros magnanimes
> Opposant aux dangers leurs courages sublimes ,
> Dans les rangs ennemis savaient jeter l'effroi :
> Leur brillante valeur ne cherchait que la gloire ,
»Et , sûrs de la victoire ,
> Ils méprisaient le nombre en combattant sous mei.
» Où sont ces Ottomans qui , partis du Bosphore
> Dès les premiers rayons de la naissante aurore ,
>Denos champs dévastés inondaient les sillons (*) ?
> Je vois encor leur chef dont la mollesse étale
> Sa pompe orientale ,
> Et l'or étincelant de ses fiers pavillons !
> Que sont-ils devenus ? leurs corps , sans sépulture ,
• Aux corbeaux dévorans servirent de pâture ,
: > Avant que le soleil eût achevé son tour :
> Cependant que leur veuve , assise sur la rive ,
➤Inquiète et plaintive ,
> L'oeil fixé sur les mers , implorait leur retour !
> J'appelai mes guerfiers à défendre leur vie ,
› A protéger leurs lois , à venger leur patrie ,
> Et tous sont accourus près d'un chef adoré .
> O dignes Polonais ! 6 gloire des vieux âges !
» O vertueux courages !
> Le sangde ces héros est-il dégénéré ?
► Non , non , le même sang coule encor dans vos veines ,
> J'en jure , Albuéra , par tes fameuses plaines :
(*) Bataille de Choczim.
AOUT 1812. 339
Pourvous la Renommée éleva ses cent voix ,
>Etdans la sombre nuitdu triste mausolée ,
> Mon ombre consolée .
> Tressaillit d'espérance au bruit de vos exploits. »
Aces mots , Sobieski , que la tombe rappelle ,
Rentre , au feu des éclairs , dans la nuit éternelle.
Guerriers ! vous entendez son généreux courroux ,
Odignes héritiers de vos glorieux pères ,
Seul espoir de vos frères
Vainqueurs d'Albuéra ! que ne paraissez-vous ?
Desmonts Pyrénéens repassant les frontières ,
Emportez vers le Nord vos illustres bannières I
Le Czar tremble et s'enfuit , son tonnerre à la main.
Du carnage espagnol encor toute trempée ,
Que votre noble épée
۱۰
Au coeur de ses états s'ouvre un large chemin 1
Refoulez ces torrens jusqu'aux bornes du Monde.
Si jamais , ramenant leur fureur vagabonde ,
Ils assiégeaient le mur qu'on va leur opposer ,
Qued'éternels remparts de légions guerrières
Soient les fortes barrières
Où leurs flots impuissans reviennent se briser !
Marchez , précipitez votre foule grossie ,
Comme on voit dans les champs de la froide Russie
S'amasser , en tombant , la neige des hivers ;
Ou comme le Niémen qui , faible vers sa source ,.
S'agrandit dans sa course
Du tribut écumant de vingt fleuves divers !
!
Allez, braves guerriers , qui n'avez plus de maîtres ,
!
Marchez en invoquant le nom de vos ancêtres !
Etvous qui gémissez sous des fers inhumains ,
Vieillards , femmes , enfans , troupe pleine d'alarmes ,
Offrez à Dieu vos larmes ,
Levez , levez vers lui vos suppliantes mains.
Asa voix vous verrez vos tyrans disparaître ,
La victoire accourir , la liberté renaître :
Ya
340
MERCURE DE FRANCE ,
Quelsbiens pourront alors manquer à vos souhaits ?
Aquels peuples choisis , sur quelle plage heureuse
Sa bonté généreuse
A-t-elle prodigué de plus riches bienfaits ?
L'or des blondes moissons embellit vos rivages ;
Dans lamolle épaisseur de vos gras pâturages ,
Les troupeaux mugissans se cachent à vos yeux ;
Sur vos coteaux fleuris la diligente abeille ,
Ala rose vermeille ,
Dérobe les trésors d'un miel délicieux.
Les plus nobles vertus se disputent votre ame ;
Vous aimez les combats , vous respirez leur flamme,
Vous ouvrez au malheur vos toits hospitaliers ;
Enlongs cercles assise , une mâle jeunesse ,
Appuide la vieillesse ,
Dans les sombres hivers couronne vos foyers.
Pour combler tant de biens , si la Discorde expire ;
Si quelque Roi chéri , sous son heureux empire ,
De l'Etat partagé réunit les lambeaux ;
Sous de communes lois s'il rassemble vos villes ;
Si des haines civiles
Ses généreuses mains éteignent les flambeaux ;
Alors , nobles guerriers , vengeurs de la Patris ,
Vous qui la défendez après l'avoir nourrie ,
Vous rouvrirez le sein de vos guérets féconds ;
Vos glaives dormiront , et vos lances rouillées ,
Ne seront plus souillées
Dans le sang ennemi des Scythes vagabonds.
Alors , chargés des biens que le ciel vous envoie ,
Vos fronts triomphateurs blanchiront dans la joie,
Au milieu des enfans , soutiens de vos travaux :
Tel , ceint de rejetons , un vieux pinde Norwége
Au front couvert de neige ,
Voit les siècles passer sous ses vastes rameaux.
Par M. DE CORMENIN , auditeur au Conseil-d'Etat.
AOUT 1812 .
341
L'HOMME ET LA BELETTE.
FABLE IMITÉE DE PHEDRE .
QUE penser d'un Bouleau qui se dirait tout bas ,
Puis tout haut : J'atteindrai la hauteur de ce Cèdre .
Il est fou , dirait- on. Combien de fous , hélas !
Pour se mesurer avec Phèdre
La vanité ne suffit pas .
Mieux vaudrait humblement dire son embarras ;
Aussi j'en fais l'aveu : mais il me prend envie
De lutter contre un de ces fous
Si souvent contens d'eux , si rarement de nous ,
Tant la présomption tient leur ame ravié !
On le peut bien , je crois , sans passer pour jaloux ,
Et sans manquer de modestie,
Essayons. Après moi quelqu'autre fera mieux ;
Je l'espère , je le désire ,
Sachant qu'un zèle ambitieux
Tourne au profit de l'art , satisfait qu'on aspire
Abien entendre, à bien traduire
Les chefs-d'oeuvre de nos aïeux.
Mais qui peut se flatter du succès de sa peine ?
Imitateurs nombreux qu'un doux espoir entraîne ,
Nous entendrons toujours dire au lecteur chagrin :
Quel dommage que Lafontaine
Apersonne, en mourant , n'ait laissé son burin !
Unhomme prit une Belette :
Ah ! méchante , dit-il , je te tiens donc enfin !
(Du sang d'une jeune poulette
Elle était teinte encore , et , prévoyant sa fin
S'allongeait pour s'enfuir. ) L'autre a vu son dessein.
Rien ne te sert d'être fluette ,
Reprend-il , tu mourras . La dame s'inquiette ;
Son coeur bat , elle tremble ,elle est là sous la main ,
Comme un voleur de grand chemin
Dont le trépas est une dette .
Comment faire ? tromper , parler , trouvermoyen
De ne pas laisser prise aux arrêts du Destin ;
C'est ce que tout larron projette.
342 MERCURE DE FRANCE ,
Grâce , dit- elle ; hola ! seigneur , soyez humain :
Vous ne prétendez pas que l'on vous serve en vain ?
Depiéges , tous les jours , vos voisins font emplette
Et vous non : pensez-y. Je suis de bonne guette .
Cette ferme avec moi peut se passer de chats ;
Cequ'ils consommeraient, je l'épargne. Les rats ,
Les souris, les mulots , importune vermine ,
Atoute heure de nuit et de jour ne vont pas
Insolemment à la cuisine
Salir vos mets en prenant leur repas .
Laissez-moi vivre , moi pauvrette ,
Plus sage quele boeuf qui dit et qui répète
Que les hommes sont des ingrats .
Ainsí se disculpait la bête famélique.
Oh, oh! dit celui-ci , la bonne rhétorique !
C'est sans doute pour m'obliger
Que tu vas te glissant dans mon garde-manger?
Tes méfaits sont tous là , gravés dans ma mémoire.
Tu vis à mes dépens faute d'autre moyen.
Cave , grenier , salon , tout est ton réfectoire ;
Et tu voudrais me faire accroire
Que tu travailles pourmon bien!
Oh ! ce n'est pas là ton histoire :
Je te la dirai , moi : tous les menus débris
De pain , de poire et de fromage ,
Etmon grain , qui là-haut tous les jours déménage ,
Tu les gruges , friponne ! et n'en fais tes profits
Que pour les ôter aux souris :
Et puis de ce gibier Dieu sait qui se régale ;
Et (quand tout est exterminé )
Quiplante là son hôte , et l'oublie et détale !
Meurs , on ne dira pas que je t'ai pardonné :
Meurs , et sers de leçon à ces voleurs insignes ,
Serviteurs prétendus qui , d'eux seuls occupés ,
Finiront... Mais que dis-je , avec tes lois bénignes
Thémis ! n'entends-tu pas nombre de gens dupés
Gémir loindes fripons à ton glaive échappés ?
FÉLIX NOGARET.
AOUT 1812. 343
INVITATION A SOUPER.
IMITATION DE MARTIAL.
Coenabis bellè, etc. (MART. Lib. XI , Ep .53.)
AMI , chez moi soupe aujourd'hui ,
Si tu n'as rien de mieux à faire;
Tu ne feras pas bonne chère ,
Mais tu ne craindras point l'ennui.
Lafraise odorante et vermeille ,
Des légumes tout frais cueillis ,
L'acide et piquante groseille ,
La cerise au vifcoloris ,
De Palès l'onctueux laitage ,
Les oeufs durs et les oeufs mollets ,
Avec le modeste fromage,
Composeront nos premiers mets.
Faut-il mentir pour que tu viennes ?
Au second service , unjambon ;
L'huître des mers loniennes ;
Près de la truite et du saumon ,
Le rouget vêtu d'écarlate ,
Et la cercelle délicate ;
La gelinotte et le chapon
Engraissés par la ménagère ;
Une carpe prise en rivière ;
Des tourterelles , des perdrix ,
Et tout ce qu'aux tables splendides
Denos gastronomes avides
Onsertde friand et d'exquis.
Je te promets bien davantage :
Après nos joyeux entretiens ,
Tu reliras ton bel ouvrage ....
Je ne te lirai point les miens.
ÉNIGME.
J'ÉTAIS jadis du genre féminin ,
Odestinée étrange ,
Le tems par qui tout change
Me fit naguère masculin.
DE KÉRIVALANT.
344 MERCURE DE FRANCE , AOUT 1812 .
En éprouvant cette métamorphose,
,
Qu'ai-je gagne ? bien peu de chose : I
Car'àprésent , comme autrefois
Je suis toujours au fond des bois.
Certes, me trouver là ne serait pas facile :
Je t'engage , lecteur , à me chercher en ville,
Tu me verras alors dans Astracan ,
Dans Kænisberg , dans Orléans ,
Dans Pétersbourg , dans Ratisbonne ,
Dans Samarcande , dans Lisbonne ,
AConstantinople , à Tunis ,
ASarragosse et dans Paris.
V. B. ( d'Agen. )
LOGOGRIPHE .
SURmes cinq pieds je suis brillant ;
Avec quatre parfois brûlant ;
Réduit à trois , pauvre et rongeant ;
Acertain jeu , sur deux , marquant ,
Et sur un seul toujours béant.
CHARADE .
ANIMAL doux de sa nature
Est mon premier ,
Il fait volontiers sa pâture
De mon dernier ;
Les enfans aiment la lecture
De mon entier.
Par le même.
Par le même.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est Enigme.
Celui du Logogriphe est Sort , dans lequel on trouve : sot , arete.
Celui de la Charade est Hallebarde .
LITTÉRATURE ET BEAUX- ARTS .
CHOIX D'ELOGES COURONNÉS PAR L'ACADÉMIE FRANÇAISE ,
composé des Eloges de Marc-Aurèle , d'Aguesseau ,
Dugay-Trouïn et Descartes , par Thomas ; de La Fon- .
taine et Molière , par Chamfort ; de Fénélon , Racine
et Catinat , par Laharpe ; de Suger , Fontenelle et
Montausier , par M. Garat ; et de Louis XII par
M. Noël ; précédé de l'Essai sur les Eloges , par
Thomas . -Deux forts vol. in-8° . -Prix , 15 fr . , et
20 fr. franc de port.- A Paris , chez J.-H. Chaumerot
, libr . , Palais-Royal , galeries de bois , nº 188 ,
etplace Saint-André-des -Arcs , nº 11 .
CHOIX D'ÉLOGES FRANÇAIS LES PLUS ESTIMÉS , contenant :
Essai sur les Eloges , par Thomas ; Eloges de Marc-
Aurèle , de Descartes , de Duguay-Trouin , par le
même auteur ; de Molière et de La Fontaine , par
Chamfort ; du roi de Prusse , par Guibert ; de Newton,
de Tournefort , de Vauban , de Leibnitz , de d'Argenson
et du Czar Pierre I , par Fontenelle ; de Franklin
, par Condorcet ; de Buffon , par Vicq-d'Azir .-
Sept vol . in- 18 .- Prix , papier fin , 13 fr .; papier
ordinaire , IJ fr.-A Paris , chez d'Hautel , libraire ,
rue de la Harpe , nº 80 , près le Collége de Justice .
Nous parlerons d'abord du premier de ces Recueils .
Comme entreprise de librairie , c'était une idée assez
heureuse que celle de réunir les différens éloges couronnés
par l'Académie française , depuis l'époque ой се
corps littéraire , si justement célèbre , prit le parti , pour
relever le concours de ses prix d'éloquence , un peu
tombé dans l'opinion , de proposer l'éloge des grands
hommes aux orateurs qui ambitionnaient la palme académique.
Avant d'entrer dans quelques détails sur ces
éloges et leurs auteurs , nous allons transcrire l'avis
préliminaire de l'éditeur , et y joindre nos réflexions .
1
346 MERCURE DE FRANCE ,
<<On a cru devoir préférer à une dissertation nouvelle
>> sur les éloges , l'excellent ouvrage de Thomas qui
>>>semble être la préface naturelle d'un choix de cette
>>espèce.
>>Quoique les Eloges de La Fontaine et de Molière ,
>>>par Chamfort t , ne fassent point partie, des Eloges
>> couronnés par l'ancienne Académie française , et
>>quoique le bel Eloge de Marc-Aurèle , par Thomas ,
» n'aitjamais concouru , on n'a point hésité à les placer
>>dans une collection qui , sans eux , ne serait pas com-
>>plète. Leur mérite justifie cette adoption.
>> Pour ne pas rendre ce recueil trop volumineux , on
>> y a seulement admis les pièces qui ont obtenu la palme
>> académique , et on ne s'est pas permis de juger celles
» qui , moins heureuses , sont cependant aussi très-
>> recommandables . Déjà il était assez difficile de borner
>> son choix entre les divers ouvrages d'auteurs plusieurs
>> fois couronnés . » :
Il est malheureux que ces trois petits paragraphes ,
dont se compose cet avis préliminaire , et qui sont ,
avec le titre , tout ce que l'éditeur a inséré de lui dans
ces deux gros volumes , il est malheureux , dis -je , qu'ils
soient si inexacts pour les faits , et si mal écrits. L'édi
teur prétend que l'éloge de Molière , par Chamfort , ne
fait point partie des Eloges couronnés par l'ancienne
Académie française. Il se trompe ; l'auteur de cet article
se souvient très-bien d'avoir , dans sa première jeunesse ,
assisté à la séance publique de l'Académie française dans
laquelle cet éloge fut couronné , et obtint les applaudissemens
universels . L'éditeur ajoute que le bel éloge de
Marc-Aurèle , par Thomas , n'ajamais concouru ; cela
n'est point encore assez exact. Il était assez difficile que
l'éloge de Marc-Aurèle pût concourir, puisque l'Académie
n'a jamais proposé pour sujet du prix d'éloquence
l'éloge de cet empereur , et c'est là ce qu'il fallait dire .
Puisque l'éditeur , en faveur de l'éloge de Marc-Aurèle ,
s'est mis au-dessus de la loi qu'il s'était imposée à luimême
, pourquoi n'a-t-il pas fait la même grâce à l'éloge
de Voltaire par Laharpe , ouvrage certainement bien
digne de figurer à côté des éloges de Fénélon , de Racine
:
AOUT 1812 . 347
et de Catinat , et qui d'ailleurs n'avait pas plus concouru
pour le prix d'éloquence de l'Académie française que
Téloge de Marc- Aurèle ? L'éditeur dit que l'Essai sur les
éloges de Thomas semble être la préface naturelle d'un
choix de ce genre. Il croit que cette phrase est l'équivalent
de ces mots , semble être naturellement lapréface;
et il se trompe encore. Toutes ces fautes prouvent que
les libraires devraient mieux choisir les interprètes de
leur pensée , lorsqu'ils ont quelque avis à mettre à la tête
des compilations qu'ils publient.
Le public , qui s'ennuie beaucoup plus aisément qu'il
ne s'amuse , se trouvait fatigué des sujets de prix que -
l'Académie française proposait aux orateurs depuis plus
de soixante ans . C'étaient ou des sujets de la morale la
plus commune , et par conséquent la plus insignifiante ,
ou des canevas de flatterie pour Louis XIV et pour
Louis XV, que les concurrens n'avaient plus qu'à remplir
; et celui qui avait flatté , non pas le mieux , mais le
plus , était indubitablement couronné. L'Académie française,
qui rougissait elle-même du rôle qu'ellejouait dans
ces concours d'adulations , crut devoir changer de plan ,
etne plus proposer aux orateurs dont elle voulait encourager
l'éloquence que l'éloge des grands hommes avoués
par la nation , et sur-tout par la postérité qu'on ne
trompe jamais . Elle ne pouvait pas ouvrir ce nouvel
ordre de choses par un sujet de prix plus intéressant à
tous égards que par l'éloge de Sully. Alors s'élevait laborieusement
dans la poudre des classes de l'Université de
Paris , où il occupait une chaire de quatrième , unhomme
dont le talent avait peu de souplesse et de facilité , mais
qui suppléait à ce que la nature lui avait refusé par beaucoup
d'application et de travail ; un homme qui savait
réfléchir et penser , et même assez instruit des sciences
exactes , pour en transporter dans l'éloquence les mots
techniques et les locutions , espèce d'abus et de défaut
dont il ne se corrigea que fort tard , et qui donne souvent
à son style de la roideur , de la sécheresse et de
l'obscurité. Cet homme était Thomas . Nous ne savons
pas trop pourquoi l'éditeur n'a pas inséré dans son recueil
l'éloge de Sully, par lequel Thomas ouvrit sa carrière ,
/
348 MERCURE DE FRANCE ,
qui fut très-justement couronné par l'Académie dans un
concours brillant et nombreux , et qui , s'il offre les défauts
qu'on a depuis tant reprochés à son auteur , n'en
est pas moins remarquable par les beautés qui sont le
caractère distinctif de son talent , j'oserai même dire de
son génie , car Thomas en avait. Acet éloge succédèrent
ceux du chancelier d'Agnesseau et de Dugay-Trouin, qui
ne sont pas inférieurs à l'éloge de Sully. Enfin son talent
se déploya dans toute sa force lorsqu'il composa l'éloge
de Descartes . Il fut pourtant obligé de partager , du
moins au jugement de l'Académie, la palme avec M. Gaillard
: mais dans la séance publique où le discours de
son rival fut lu tout entier, et le sien par fragmens, Thomas
obtint une victoire complette. Son discours futcouvert
d'applaudissemens , et celui de Gaillard peu goûté.
Les défauts même ordinaires à Thomas , qui sont l'exagération
et l'enflure , les comparaisons tirées des procédés
des sciences et des arts , et l'abus de leurs mots techniques
, parurent moins déplacés que par-tout ailleurs ,
dans l'éloge d'un philosophe qui avait inventé une physique
erronée , il est vrai , mais hardie et nouvelle , et
qui , par la haine que Woëtius lui avait vouée , et les
persécutions qu'il lui suscita , semblait autoriser son
panégyriste à animer les formes de l'éloquence démonstrative
des mouvemens que Cicéron s'est permis dans ses
Catilinaires et ses Philippiques , et que Démosthènes a
déployésdans toutes ses harangues, sans qu'on l'ait accusé
de fausse chaleur et d'enflure. Au reste , ces défauts ne
se firent plus remarquer , et disparurent même tous dans
l'excellent éloge de Marc-Aurèle , auquel Thomas a
donné une forme dramatique qui semble rendre présent
à l'oeil , comme à la mémoire et à la pensée , ce beau
règne de Marc-Aurèle qui pour le bonheur des nations
fit asseoir la philosophie sur le trône de l'univers. Tout
le monde admira cette péroraison , dont nous nous contenterons
de citer la dernière partie et le récit qui la termine.
Il ne faut pas envier au lecteur le plaisir de chercher
et de trouver , dans le discours même , les autres
beautés du premier ordre dont il est rempli. On doit se
souvenir que c'est le philosophe Apollonius qui parle.
AOUT 1819. 349
:
C
L
1 *Ofils de Marc-Aurèle , pardonne ; je parle au nom
>> des Dieux , au nom de l'univers qui t'est confié ; je
>>parle pour le bonheur des hommes et pour le tien.
>>>Non , tu ne seras point insensible à une gloire si pure :
>>je touche au terme de ma vie ; bientôt j'irai rejoindre
>>ton père. Si tu dois être juste , puissé-je vivre encore
> assez pour contemplertes vertus ! Si tu devaisunjour...
>>Tout-à-coup Commode, qui était en habit de guerrier ,
> agita sa lance d'une manière terrible. Tous les Romains
» pâlirent ; Apollonius fut frappé des malheurs qui me-
* naçaient Rome; il ne put achever : ce vénérable vieil-
>>lard se cacha le visage. La pompe funèbre , qui avait
» été suspendue , reprit sa marche. Le peuple suivit
>>consterné et dans unprofond silence : il venait d'ap
* prendre que Marc-Aurèle était tout entier dans le tom
>>beau.>>>>
La trempe du talent et de l'esprit de Chamfort était
tout-à- fait différente de celle de Thomas. Ce dernier
cherchait à frapper le public par de grandes masses ,
Chamfort tâchait de le surprendre par des aperçus fins et
délicats. Ce que l'un creusait , approfondissait , l'autre
l'étendait en superficie. La lumière que Thomas épanchait
à grands flots , et dont il inondait pour ainsi dire
l'ame du lecteur , Chamfort semblait la disséminer ,
et la faisait briller par parcelles , comme elle étincelle
dans un diamant taillé à facettes . Une chose assez extraordinaire
à remarquer , c'est que le moins bonhomme
des gens de lettres après Laharpe , et le poëte
comique dont les comédies aient le moins fait rire
soit celui qui ait le mieux célébré La Fontaine et Molière
: car on ne peut nier que dans ces deux éloges
il n'ait vaincu ce même Laharpe qu'il eut pour concurrent,
et qui était un rude antagoniste. La raison de cette
singularité ne serait-elle pas que l'on est en général peu
frappé dans les autres des qualités qu'on possède soimême
, et qu'au contraire on saisit par un mouvement
de l'esprit aussi juste que spontané celle dont on sent
que l'on est dépourvu? Quoi qu'il en soit , nous allons
citer unmorceau de l'éloge de Molière par Chamfort qui
peutdonner un exemple de la tournure que l'esprit de
,
:
350 MERCURE DE FRANCE ,
cet auteur faisait prendre à ses idées , et sur-tout du
degré de finesse qu'il s'avait donner au trait satirique ,
lorsqu'il voulait le décocher de manière que celui qui le
recevait ne pût ou n'osât pas se plaindre de la blessure.
« C'est ce sentiment des convenances , cette sûreté de
>> discernement qui a guidé Molière , lorsque mettant
>> sur la scène des vices odieux , comme ceux du Tartuffe
>> et d'Harpagon , c'est un homme et non pas une femme
>>qu'il offre à l'indignation publique. Serait-ce que les
> grands vices ainsi que les grandes passions , fussent
›› réservés à notre sexe , ou que la nécessité de haïr une
>> femme fût un sentiment trop pénible , et dût paraître
>> contre nature ? S'il est ainsi , pourquoi malgré le pen-
>> chant naturel des deux sexes , cette indulgence n'est-
>> elle pas réciproque? C'est que les femmes font cause
>> commune; c'est qu'elles sont liées par un esprit de
>> corps , par une espèce de confédération tacite, qui ,
>> comme les ligues secrètes dans un état, prouve peut-
>> être la faiblesse du parti qui se croit obligé d'y avoir
>>> recours . »
Je doute que les femmes , tout en ne s'en plaignant
pas pourtant , aient su beaucoup de gré à Chamfort du
motifqu'il prête à Molière , pour n'avoir pas pris parmi
elles le modèle du Tartuffe et de l'Avare. N'eût-il pas été
plus naturel et plus vrai de penser et de dire que si les'
poëtes comiques cherchent et trouvent plutôt les héros
des vices , qu'ils livrent à la risée publique , chez les
hommes que chez les femmes , c'est parce que les hoinmes
, même dans la société intérieure, ont une existence
politique que ne peuvent jamais avoir les femmes , que
l'influence des défauts de ces dernières est par conséquent
moins dangereuse , et que quelques législateurs
ont été si persuadés de cette vérité , que , dans leur code
pénal , les femmes , à crime égal , sont moins sévérement
punies que les hommes ?
Le talent de Laharpe , dans les éloges oratoires , est
tout aussi différent de celui de Chamfort que de celui de
Thomas. Il n'a ni autant de profondeur que Thomas, ni
autant d'esprit , proprement dit , que Chamfort ; mais il
aplus de littérature que l'un et l'autre, et il est sur-tout
1
AOUT 1812 . 351
bienplus nourri de la substance des anciens. Le premier
de ses éloges , couronnés par l'Académie française ,
(l'éloge de Charles V) est faible , et l'éditeur a bien fait
de ne pas l'insérer dans ce recueil ; mais les trois éloges
de Fénélon , de Catinat , et de Racine , sont des ouvrages
excellens , et le dernier sur-tout est le chef- d'oeuvre de
prose d'un homme qui n'en a guère fait que de trèsbonne.
Il parut , en louant Fénélon , avoir hérité de ce
style enchanteur qui caractérise les ouvrages de l'auteur
du Télémaque. On fut étonné , lorsque l'on entendit
l'éloge de Catinat , qu'un orateur naturellement étranger
aux manoeuvres de la guerre et à la tactique de cet art
meurtrier , mais nécessaire , eût tracé avec tant de supériorité
les plans de campagne du maréchal de Catinat ,
et décrit d'une manière si exacte et si animée ses batailles
à jamais mémorables . Au reste , Fléchier avait déployé
avant lui le même talent dans son Oraison funèbre de
Turenne : le génie de l'orateur , quoiqu'il ne soit rien
moins que guerrier , doit , lorsque le sujet l'échauffe ,
s'identifier avec le génie de son héros . Laharpe était bien
mieux dans son élément , lorsqu'en composant son éloge
de Racine , il préluda avec tant de succès aux savantes
théories de l'art tragique , qu'il développa ensuite , avec
non moins de supériorité et plus d'étendue , dans son
Cours de littérature du Lycée , ouvrage qui , pour devenir,
modèle , n'a besoin que d'un abréviateur sage , et d'un
continuateur qui achève le cercle qu'il a tracé , mais
qu'il n'a pu finir. La manière de Laharpe , dans ses discours
oratoires , n'est ni celle de Cicéron , ni celle de
Démosthènes : il n'a ni l'abondance fleurie de l'un , ni
l'entraînement irrésistible de l'autre , mais il est sage ,
nombreux , élégant et périodique , comme Isocrate , qui
donna dans Athènes des leçons d'éloquence , de même
que Laharpe en donnait à Paris , lorsqu'il professait au
Lycée. On en peut juger par ce début de l'éloge de
Racine :
« Quand Sophocle produisait sur la scène ces chefs-
»d'oeuvre qui ont survécu aux empires et résisté aux
>>siècles , la Grèce entière , assemblée dans Athènes ,
applaudissait à sa gloire . La voix d'un héraut le pro352
MERCURE DE FRANCE ,
>> clamait vainqueur dans un immense amphithéâtre qui
>> retentissait d'acclamations ; sa tête était couronnée de
>>lauriers à la vue de cette innombrable multitude ; son
>>nom et son triomphe , déposés dans les annales , se
>> perpétuaient avec les destinées de l'Etat , et les Phidias
>> et les Praxitele reproduisaient ses traits sur l'airain et
>> le marbre , de la même main dont ils élevaient des
>> statues aux Dieux.
>>Quand cette même Athènes voulait témoigner sa
>> reconnaissance à Forateur qui avait servi l'Etat et
>> charmé ses concitoyens , elle décernait à Démosthènes
iune couronne d'or ; et si quelque rival ou quelque
>> ennemi , usant du privilége de la liberté , réclamait
>> contre cet honneur , les nations accouraient de toutes
>> les contrées de la Grèce , pour assister à ce combat des
>>talens contre l'envie , et proclamer la victoire d'un
>> grand homme . >>>
Ne croyez-vous pas entendre Isocrate prononçant le
panégyrique du roi de Salamine , ou celui d'Artémise ?
M. Garat a pris une route toute différente de celle de ses
trois prédécesseurs . Ses éloges ont une forme moins oratoire
. Il s'y permet beaucoup plus de digressions ; il y disserte
même quelquefois ;mais cequ'ily perd en ornement ,
il le regagne en force. Il pense beaucoup , et fait beaucoup
penser son lecteur : ce qui est toujours un mérite
rare . Deux morceaux se font sur-tout remarquer dans
l'éloge de Suger , c'est le portrait de saint Bernard qui est
fait de main de maître , et le tableau des amours d'Héloïse
et d'Abélard , où l'auteur , malgré l'austérité de son
sujet et de son talent , a su , non pas sans contraste ,
mais au moins sans disparate , employer des couleurs
suaves , et des teintes douces et délicates. Nous regrettons
que les bornes qui nous sont imposées , nous empêchent
de citer ces deux morceaux , ainsi que plusieurs
autres aussi marquans de son éloge de Fontenelle. Nous
préférons d'en transcrire un de son éloge de Montausier ,
assez court pour ne pas outre-passer nos limites , et qui
se distingue sur-tout par ce caractère de pensée qui
n'abandonne jamais l'auteur. Il s'agit dans ce morceau
--
AOUT 1812.
DEPT
DE
LA
de la place de gouverneur du Dauphin , à laquelle tous
les courtisans croyaient avoir des droits .
SEINE
<< Toute la cour est en mouvement pour obtenir , par
>>la faveur et par l'intrigue , une fonction qu'un souve-
>>rain ne peut confier sans crime qu'à celui de ses sujets
> auquel il a reconnu le plus de lumières et de vertus .
>> On dirait qu'il n'y a pas un courtisan qui ne soit capa-
>>ble de former un roi. Louis , frappé profondément de
> l'importance du choix qu'il va faire , sent que peut-être
>> il va décider en ce moment de la destinée des généra-
» tions mêmes qui ne vivront pas sous son empire. Il se
> dit qu'une de ses erreurs peut rendre la postérité mal-
> heureuse par les crimes de son fils . Mais , tandis quë
>> l'intrigue s'agite encore autour de lui , le choix est fait
>>dans son coeur , et il garde long-tems ce secret , dont
>>sa conscience semble jouir comme d'une bonne action
>> qu'on ignore . Il a vu près de son trône un homme qui
»y a toujours fait entendre la vérité , dont le caractère
>>sévère et inflexible donne à la vertu tout l'empire
> qu'elle doit exercer ; un homme que ses moeurs etl'envie
>>ont également convaincu d'être l'ennemi de la cour .
> C'est cet homme que le monarque juge le plus propre
» à former un roi , c'est lui qu'il donne pour gouverneur
>>à son fils , c'est Montausier : les courtisans sont con-
>> fondus , et la nation applaudit. » Il ne faudrait , pour
rendre ce morceau parfait, qu'y corriger un hiatus que
la chaleur de la composition aura sans doute caché à
l'oreille délicate et sensible de M. Garat .
"
Il serait injuste de décider quel rang M. Noël doit
obtenir , comme orateur , parmi les lauréats de l'Académie
française, puisque ce recueil ne nous offre de lui
qu'un discours qui fut son début dans la carrière de
l'éloquence ( l'éloge de Louis XII ) , et que peu de tems
après , cette lice honorable fut fermée pour tout le monde ,
et ne s'est rouverte que lorsque d'autres occupations
empêchaient M. Noël de s'y signaler par d'autres triomphes.
Il nous paraît que les caractères distinctifs du
talent de cet orateur sont une élégance facile , de la
clarté et de la méthode. On y remarque un mouvement
très-heureux dans un morceau assez difficile à traiter ,
Z
351 MERCURE DE FRANCE ,
moins par les choses que l'auteur avait à dire , que par
celles qu'il devait taire , et dans lequel il s'excuse de ne
point suivre son héros dans ses conquêtes infructueuses ,
et de ne point lejustifier de les avoir entreprises . « Et
>> vous ( poursuit l'orateur ), généreux Français , fleur
>>de la chevalerie , noms célèbres et chers à la nation ,
>>>LaPalisse , Gaston, d'Aubigny, La Trémouille , Bayard,
>> pardonnez si je ne m'arrète pas un instant pour jeter
>> quelques fleurs sur la tombe des héros . Que ne puis-je
>> marcher sur vos pas à Gênes , à Milan , à Ravenne ,
>>dans les champs d'Aignadel , et vous voir remplir de
>>votre gloire et marquer de votre sang ce théâtre
brillant de nos triomphes et de nos revers ! Mais
>> Thistoire vous a payé depuis long-tems le tribut d'élo-
>> ges qui vous est dû : le ciseau de nos artistes nous a
>> déjà reproduit quelques-uns de vos nobles rivaux ,
>> et les hommages de la France vous attendent tous
>> dans le temple des talens et des vertus nationales .>>
Ce morceau , dont l'éloquence est vive et animée , et
que ne déparent ni l'exagération , ni l'emphase d'une
fausse chaleur , fait regretter que M. Noël ne nous ait
pas donné dans ce recueil plus d'occasions de rendre
justice à son estimable talent. En général , cette édition
est soignée , et ony remarque peu de ces fautes typographiques
qui défigurent tant d'autres recueils .
Le recueil que nous venons de faire connaître avait
été précédé par un autre ouvrage du même genre , qui.
avait paru peude mois auparavant chez d'Hautel, libraire.
Celui-ci n'est qu'un in- 18 , mais il est composé de sept
volumes ; et dans deux de ees volumes on trouve , comme
dans l'autre recueil , l'Essai sur les Eloges, par Thomas .
Dans le recueil en sept volumes l'éditeur n'a point eu
la prétention de ne donner que les éloges couronnés : il
y a joint aussi des éloges d'auteurs anciens , tels sont
ceux de Newton , de Tournefort , de Leibnitz , etc. , par
Fontenelle ; et des éloges dont les auteurs n'ont cherche
à concourir à aucun autre prix que celui de l'estime publique
, tels sont les éloges de Franklin , par Condorcet ,
deBuffon , par Vicq-d'Azir.
AOUT 1812. 355
Ce choix nous à paru fait avec goût. Ce ne sont pas
les élogés éðuronnés qu'on lit quelquefois avec le plus de
plaisir. Les auteurs y ont trop songé à arrondir leurs
phrases , à trouver de ces idées brillantes , de cés antithèses
qui appellent les applaudissemens des auditeurs
dans les séances académiques . Il est d'autres éloges plus
simplement écrits , qui contiennent plus de faits , plus
d'idées justes et utiles. Ceux- ci ne sont bien jugés que
dans le silence du cabinet.
Si le premier recueil d'éloges est imprimé avec plus
deluxe , l'autre est plus complet , et c'est un grand avan
tagé. Lequel des deux libraires aura un plus promptdébit
de son édition? c'est ce que nous ne saurions décider ;
mais l'une et l'autre collections méritent de trouver place
dans les bonnes bibliothèques .
LE DENTISTE DES DAMES ; par JOSEPH LE MAIRE , chirurgien-
dentiste , reçu à la faculté de médecine de Paris .
- Un vol . in- 18 , avec deux gravures .-Prix, i fr.
50 c. , et 2 fr. franc de port . -- A Paris , chez Foucault
, rue du Cloître-Saint-Benoît , nº 7 ; l'Auteur ,
quai de la Monnaie , nº3 ; Bechez , quai des Augustins
; Janet et Cotelle , rue Neuve-des-Petits-Champs ,
n° 17 .
0
St la nature nous eût tous traités comme le célèbre
Abasside Abdal-Samad , dont les deux mâchoires n'é
taient chacune composée que d'une seule pièce, l'art da
dentiste se réduirait à fort peu de chose.
Mais la nature n'accorde pas ses faveurs à tout le
monde , et il faut être au moins de la famille des Abassides
pour n'avoir que deux dents. Je ne sais si Hérodote
aprétendu s'amuser à nos dépens , mais il m'assure que
les Gorgones étaient traitées d'une manière encore plus
économique ; elles n'avaient pour elles toutés qu'une
dent , qu'elles se prêtaient successivement quand la fantaisie
de manger leur venait .
Nous sommes , pour notre malheur , beaucoup plus
riches que les Gorgones ; et nous avons, dans les trente-
Za
356 MERCURE DE FRANCE,
deux dents qui ornent notre bouche , trente-deux sources
différentes de douleur ! Que de larmes n'avons-nous pas
à verser dans notre enfance , quand nos alvéoles s'ouvrent
pour donner passage à ces trente-deux ossemens
si importuns et si nécessaires ! Que de pleurs et de gémissemens
, quand ils tombent pour faire places à d'autres
! A quel prix n'achetons -nous pas ces dents qu'on
a décorées du beau nom de sagesse ! Et quels cris ne
faisons-nous pas entendre , quand une maladie ou un
accident imprévu nous forcent de recourir à la lime ou
au fer du dentiste !
Au seul nom d'arracheur de dents , l'enfance , la jeunesse
, tous les âges tremblent d'effroi. Le guerrier luimême,
dont l'audace a bravé le feu de cent pièces d'artillerie
, ne voit pas sans une sorte d'émotion le successeur
de Garengeot armé de sa clef redoutable . C'est ainsi que
la nature nous vend chèrement ses faveurs. Cependant
tous nos maux ne sont pas son ouvrage. Nous travaillons
tous les jours , nous-mêmes , à en augmenter le nombre;
et si la boîte de Pandore fût descendue vide parmi nous ,
nos préjugés , nos passions et notre ignorance se seraient
hâtés de la remplir .
Avant de publier le Dentiste des Dames , M. Joseph
Le Maire s'était pénétré de ces profondes considérations;
car M. Le Maire n'est point un de ces opérateurs durs et
impitoyables qui rient de nos douleurs ; il est également
éclairé , sensible et poli. Deux beaux yeux en larmes
sont un spectacle contre lequel la bonté de son coeur ne
saurait tenir ; et c'est pour les essuyer ou les prévenir
qu'il a quitté le davier pour prendre la plume.
Le beau sexe avait jusqu'à ce jour droit d'accuser
l'indifférence des dentistes . Tous les arts lui avaient
adressé leurs hommages . On avait l'Astronomie des
Dames , le Voyageur des Dames , le Médecin des Dames ,
le Prédicateur des Dames , la Rhétorique des Demoiselles
, etc. , mais le Dentiste des Dames manquait absolument
; il était réservé à M. Le Maire de réparer ce tort;
et quel chevalier l'aurait fait avec autant de galanterie!
M. Le Maire n'a rien épargné pour rendre son tribut
digne du sexe charmant auquel il est adressé. Format
AOUT 1812 . 357
agréable et délié , papier fin et choisi , caractères élégans
, style paré de toutes les fleurs de la rhétorique ,
gravure , poésie , tout s'est réuni pour embellir ce joli
recueil . A la tête de l'ouvrage , on voit une déesse ( c'est
la Volupté ) , la main appuyée sur un livre ( c'est le
Dentiste des Dames ) ; l'Amour lui présente un miroir
où ses charmes se répètent ; un autre Amour à genoux
porte sur sa tête un plateau chargé de petits pots d'opiat ,
et invite la Volupté à en faire usage.Ala suite de cette
estampe , on lit les vers suivans :
Jetez les yeux sur ce miroir
Quevous présente un Dieu dont vous portez les armes :
Si vous craiguez de vous y voir ,
Belles , rassurez -vous en consultant vos charmes ,
Plus loin voyez ce Dieu malin ;
Dans une plus humble posture ,
Il vous offre encor le moyen
De suivre les avis semés dans la brochure
Mise à propos sous votre main.
Il vous parle , écoutez , sur-tout daignez l'en croire :
Il ne faut à la Volupté
Que des lèvres de rose et qu'un trône d'ivoire ;
Ce n'est qu'à la fraicheur et qu'à la propreté ,
Femmes , que vous devez l'éclat de votre gloire.
Ah! du moindre dégoût craignez les accidens ,
Vous qui charmez par un sourire :
L'homme veut quelquefois qu'on lui montre les dents ,
Mais ce n'est que pour le séduire,
C'est à la muse de M. de Bury que nous devons ces
vers . M. Le Maire paraît s'en tenir aux honneurs de la
prose ; mais pour relever par quelque mérite particulier
la simplicité de son hommage , il a cru devoir yjoindre
son portrait gravé au physionotrace. Ainsi , du côté des
qualités extérieures , il ne manque rien au Dentiste des
Dames pour faire une fortune brillante dans le monde .
Voyons s'il soutient ces avantages par les qualités intérieures.
Je trouve , en ouvrant le volume , un Avant-
Propos dont la première phrase a besoin de correction;
il s'agit d'une apostrophe au beau sexe :
* Mesdames , en ne vous dédiant pas un de ces ou
1
358 MERCURE DE FRANCE ,
>>vrages frivoles qui font pendant deux jours l'ornement
>> des boudoirs , puis-je espérer de fixer un instant votre
>> attention , et de captiver vos suffrages ? >>
Il me semble que l'auteur n'a point dit ce qu'il voulait
dire ; car il est évident qu'il veut dédier son ouvrage aux
Dames , et que par conséquent toute négation est icidę
trop . Il fallait donc dire : « En vous dédiant un ouvrage
>> qui n'a rien de commun avec ces livres frivoles , etc.
Mais on doit faire attention que M. Le Maire est dentiste
et non point grammairien ; que son art ne s'exerce
que sur la pureté de la bouche et non sur la pureté de la
langue . C'est donc une faute légère et très-excusable ,
qui ne saurait nuire au mérite de son ouvrage. C'est ici
le cas de rappeler l'axiôme de l'école : Non agitur de
verbis , sed de rebus : Il ne s'agit point des mots , mais des
choses . Or les choses me paraissent très-bien traitées .
L'auteur observe d'abord qu'on n'attache pas assez
d'importance à la conservation des dents , qu'il appelle
le moulin de la vie. On a soin d'un bijou , on craint de
déranger les rouages d'une montre , et l'on a pour des
choses aussi précieuses que les dents une insouciance
impardonnable. On se fait un honneur ridicule de les
compromettre tous les jours dans des jeux puérils et
dangereux. On les emploie à broyer les corps les plus
durs , à casser des noyaux de pêche. M. Le Maire a
connu un jeune homme de vingt ans qui avait les plus
belles dents , et qui se cassa toutes celles de devant dans
un pari insensé. Il s'était engagé à prendre une chaise
entre ses dents et à la jeter par-dessus sa tête .
Un autre fit le pari de monter à une fenêtre en se faisant
élever au moyen d'un drap qu'il tiendrait dans ses
dents . Qu'arriva-t-il ? Non-seulement il perdit les quatre
incisives , mais il tomba de la hauteur de la fenêtre et se
cassa les deux os de la jambe. Que dire de ceux qui
s'amusent à broyer des verres entre leurs dents ? M. Le
Maire ne saurait penser à ces expériences sans un sentiment
de colère : O servum pecus ! s'écrie-t-il avec une
noble indignation.
Il est vrai que ces observations regardent peu le beau
sexe. On ne connaît guère de Dames qui cassent des
AOUT 1812 . 359
noyaux de pêche avec leurs dents , ou qui se fassent
monter en l'air suspendues à un drap ; mais il est d'autres
torts qui , sans être aussi apparens , n'en sont pas moins
préjudiciables . Un auteur espagnol a dit : Mas vale un
diente qu'un diamente : Mieux vaut une dent qu'un diamant.
Or, les Dames ont-elles pour leurs dents le même
soin que pour leurs diamans ? Les jeunes personnes suivent-
elles les préceptes d'Ovide dans son Art d'aimer?
<<Que votre bouche soit toujours fraîche , que vos dents
>>soient blanches et pures ; dois-je vous recommander
> d'entretenir l'éclat de leur émail ? >>>
Apeine la nature développe-t-elle chez nous sa première
énergie , que nous devenons les tristes victimes
del'ignorance, de la paresse ou des préjugés . Au moment
de la dentition, des mères imprudentes , au lieu de consulter
les hommes de l'art , se livrent à mille pratiques
ridicules et chimériques , emploient mille remèdes de
bonnes-femmes qui attaquent la substance osseuse jusques
dans ses racines .
Dans les pensions rien n'est souvent plus négligé que
le traitement des dents . Les parens se laissent séduire
par le charlatanisme des prospectus , les charmes d'une
belle localité , la déception des promesses , et leurs enfans
tombent entre les mains d'institutrices inhabiles ou
mercenaires , de calculatrices avares , plus envieuses de
profits sordides que d'actions honnêtes. Aussi voit- on
tous les jours chez elles de jeunes personnes de quatorze
ou seize ans qui dans une bouche céleste renfermentdes
dents hideuses .
Telle n'est point Mme de Chaban , institutrice , rue
Sainte-Geneviève, près de l'Estrapade. M. Le Maire nous
raconte avec un touchant intérêt les soins maternels
qu'elle prodigue à ses jeunes élèves .
« Avec quelle tendre complaisance , avec quel zèle ,
> avec quel courage , cette femme respectable ne se
> montre-t-elle pas dévouée au soulagement des jeunes
>>personnes qui sont sous sa bienfaisante direction !
> Lorsqu'il s'agit de quelque opération de la part du den-
>> tiste , c'est elle-même qui les détermine avec une bonté
360 MERCURE DE FRANCE ,
>> rare, les encourage , leur tient la tête. Non , la plus
>> tendre des mères , etc. »
Mais les soins des institutrices ne suffisent point; il
faut encore qu'elles sachent discerner le dentiste habile
du charlatan adroit , qui s'en arroge le titre. « Qui le croi-
>> rait ! dit M. LeMaire , on a vu des chirurgiens pédicures
>> s'ériger en chirurgiens dentistes , traiter les gens de la
» tête aux pieds , et du même instrument couper un
>> durillon à votre orteil et dégager une dent de votre
>> bouche . » O étrange renversement de toutes choses !
quand on est témoin de ces désordres , quand on voit
réunis sur le même tableau les noms de pédicure et de
dentiste , ne se sent-on pas frappé de cet indigne contraste
, et n'aimerait-on pas autant , dit M. Le Maire ,
lire sur une enseigne commune ? un tel parfumeur et
vidangeur.
Il est vrai qu'autrefois d'orgueilleux préjugés avaient
tenu dans l'abaissement l'honorable profession de dentiste
; mais aujourd'hui la saine philosophie a replacé cet
art utile au rang qu'il devait occuper , et maintenant on
voit des docteurs en médecine et en chirurgie ne pas dédaigner
de suspendre au-dessus de leur porte une enseigne
chargée de ces mots fraternels : un tel , docteur en
médecine et chirurgien-dentiste .
Je ne saurais suivre M. Le Maire dans tout ce qu'il
enseigne d'utile pour la conservation des dents , leur entretien
, leur remplacement ; c'est dans l'ouvrage même
qu'il faut lire ces utiles considérations . Mais on ne saurait
trop méditer les chapitres sur les dents artificielles , les
cosmétiques , les poudres dentifrices, les boissons froides
ou chaudes, les coiffures à la Titus, et sur-tout la légèreté
des vêtemens .
Par-tout on aperçoit un artiste zélé , un amateur enthousiaste
du beau sexe , qui gémit sur les torts de cette
aimable portion de l'humanité , et cherche à les prévenir
ou à les réparer. Un but si noble ne mérite-t-il pas d'être
encouragé ? SALGUES
AOUT 1812 . 361
-
LOISIRS CHAMPÊTRES , ou Recueil de poésies fugitives ;
parMme DE MANDEIOT, née SAINTE-CROIX . Un vol .
in-8° .-A Lyon , chez Rolland , imprimeur-libraire ,
rue du Pérat , nº 21 .
Mme DE MANDELOT vivant dans la douce solitude des
champs que le Rhône et la Saone arrosent de leurs eaux
vivifiantes , dans la paix de ces rians paysages , de ces
sites enchanteurs qui varient à chaque pas aux environs
de Lyon ; pleine d'enthousiasme pour les beautés de la
nature , et douée d'un coeur profondément sensible , a
composé des idylles gracieuses , des élégies non passionnées
, mais sentimentales , ce qui est beaucoup plus
convenant pour une femme bien née , et diverses pièces
fugitives qui font honneur à son coeur ainsi qu'à son
esprit. Elle a réuni ces divers opuscules en un volume
qu'elle donne au public , avec la timidité qui sied si bien
au talent et à son sexe. Un recueil de ce genre ne peut
s'analyser : il suffit de donner une idée des pièces qui le
composent.
On trouve peu de grands vers dans ce recueil : un
Hommage à la nature , une Epitre à M. de Châteaubriant
, un morceau sur l'Emploi du tems , un autre sur
leBonheur de l'homme des champs , un Hymne au soleil ,
et quelques petites pièces , voilà tout ce qu'il y a en vers
alexandrins et en style soutenu .
Un très-grand nombre d'idylles et de fugitives adressées
à des parens et à des amis de l'auteur , à M. de Florian
et àquelques autres poëtes , des élégies sur la mort
de l'époux et du père de Mme de Mandelot, remplissent le
reste du volume.
Pour faire connaître la manière d'écrire de l'auteur ,
nous choisirons cette petite pièce .
ÉLÉGIE.
J'ai perdu tout espoir de paix et de bonheur;
L'époux que j'adorais ne voit plus la lumière
Et du séjour des morts la ténébreuse horreur,
Autour de moi , s'étend sur la nature entière
362 MERCURE DE FRANCE ,
J'entends , je vois par-tout l'ami que j'ai perdu :
Il erre tristement à l'ombre de ces hêtres ;
Son nom m'est répété par les échos champêtres ,
Et nourrit la douleur dans mon coeur éperdu.
Lorsque l'heureux berger , sur sá flûte légère ,
Annonce le retour de Flore et du printems ,
Il me rappelle , hélas ! qu'une voix bien plus chère
Se plut à célébrer les doux loisirs des champs !
Des Muses autrefois il emprunta la lyre
Pour chanter la nature et ses douces faveurs ;
Il aimait les plaisirs que goûtent les pasteurs
Et ce calme enchanteur que la retraite inspire ....
Mais je soupire en vain d'inutiles regrets !
En vain de tendres pleurs inondent ma paupière!
Et la mort insensible à ma triste prière
Aux voeux de l'amitié ne le rendra jamais .
Je pourrais reprocher à l'auteur plusieurs négligences
et plusieurs répétitions ; mais je n'en ai pas le courage ,
et je craindrais de manquer aux convenances en traitant
avec une excessive sévérité les vers d'une femme qui les
a si bien observées . Je crois qu'un livre est estimable
lorsqu'il peut être lu avec plaisir malgré quelques négligences
de style , que l'auteur peut aisément faire disparaître
dans une nouvelle édition .
LA RENONCIATION ,
M.
OU LA PLUS BELLE PERSONNE DE BERLIN.
NOUVELLE .
PRÈS de vingt mille écus , Charles , disait le riche
d'Ahler à son fils , c'est cependant une belle somme, et je
t'avoue que j'ai peine à me décider à renoncer à cet héritage.
Nous sommes déjà assez riches , me dis-tu , et cet
accroissement de fortune n'ajouterait rien à notre bonheur;
je conviens de ces deux vérités , mais cela vaut au moins
la peine d'y réfléchir , et de ne pas s'exposer à un repentir
tardif en rejetant ainsi le bien que Dien nous envoie.
Penses-y bien , mon fils .
Non , mon père , répondit vivement lejeune homme, je
AOUT 1812 . 363
suis bien sûr de n'éprouver jamais aucun regret là-dessus ,
Grâces à vos bontés , j'ai plus d'argent que je ne puis en
dépenser , et....
Oui , oui , je le sais bien , lui dit son père ; tu n'as pas
le goût de la dépense , je suis plutôt obligé de t'exciter làdessus
que de te retenir ; j'aimerais que tu te fisses hons
neur de notre richesse , plutôt que d'employer ton argent
secrètement , en bonnes oeuvres , il est vrai , mais qui le
sait ? Tu ressembles à feue ma mère ; elle était dans sa
maison un modèle d'ordre , d'économie , n'aimait point
le luxe , ne s'accordait aucune fantaisie, et son seul plaisir
était de donner à ceux qui en avaient besoin ; sa bourse
élait ouverte à tous ses amis et à tous les malheureux .
Mais pour ce plaisir même l'abondance de bien ne nuit
pas , et plus on a , mon fils....
Et moins on donne , ajouta Charles en souriant . N'avezvous
pas remarqué souvent , mon père , que l'excès des
richesses endurcit le coeur ? on est alors si loin du pauvre
qu'on ne pense plus à ses besoins , et l'on s'en trouve dont
on ne se doutait pas ; voilà sur-tout le risque que je ne
veux pas courir : si , en effet , comme vous le dites , j'ai le
bonheur de ressembler à ma bonne grand -mère , je ne
veux pas être plus riche qu'elle , de peur d'altérer cette
ressemblance .
Tu l'es déjà beaucoup plus , répondit M. d'Ahler avec
un air de satisfaction. Mon grand père commença notre
fortune , mon père la doubla , moi je l'ai triplée ; tu es
mon seul enfant , et si tu continues à vivre comme tu le
fais , tu ne dépenseras pas la moitié de nos revenus : ainsi,
fais comme tu voudras pour cet héritage , je te l'abandonne;
sopge cependant que tu ne serais peut-être pas si
indifférent sur le chapitre de la fortune și tes dispositions
venaient à changer sur un autre article , comme tu sais
que je l'ai souvent désiré. Sur quel article , mon père ,
demanda le jeune homme avec embarras ?
Eh vraiment! cela pe s'entend- il pas de soi-même , sur
celui du mariage ; tu sais combien tu me ferais plaisir d'y
penser : mais tu parais avoir pris ton parti de vivre et de
mourir célibataire.
Je vous assure , mon père , répondit Charles en soupirant
, que, quelle qu'ait été ma conduite à cet égard, je n'ai
pris aucune résolution définitive .- Tu aurais eu grand
tort , mon fils . Une femme vaine et peu sensible t'avait
séduit par sa beauté , elle t'a abandonné pour un rival qui
:
364 MERCURE DE FRANCE ,
(
1
lui promettait une existence plus brillante. Quatre années
se sont écoulées dès-lors ; est-ce un motif suffisant pour
renoncer à un autre établissement? Songe que tu approches
de ta trentième année , et que moi-même.... Mais je
ne te presse plus sur ce sujet , et fais ce que tu voudras de
ces vingt mille écus ; je ne te demande qu'une seule chose.
Il y a long-tems que tu as envie de voir Berlin , vas-y
passer quelques mois; tu te mettras au fait de ce qui concerne
cet héritage , tu t'informeras si les autres parens méritent
ce que nous voulons faire pour eux : je ne les connais
pas du tout , peine même de nom ; d'après ce que
tu en apprendras sur les lieux , tu prendras le parti que
tu voudras ; c'est à toi que cet héritage devait revenir , je
te laisse le maître d'en disposer dès-à-présent ; mais je veux
qu'il soit bien placé .
à
Le jeune d'Ahler était bien décidé à céder cet héritage à
ces parens inconnus , qu'ils le méritassent ou non , si d'ailleurs
ils en avaient besoin , et il avait parfaitement raison.
Le cousin éloigné dont il venait d'hériter , était comme la
plupart des riches qui ne reconnaissent pour leurs parens
que ceux qui peuvent leur faire honneur , ou par leur fortune
, ou par la considération dont ils jouissent , et laissent
de côté ceux qui sont pauvres et dont on ne parle pas ,
Retiré des affaires depuis plusieurs années , aimant peu le
monde et la société , il avait passé les derniers tems de sa
vie dans une terre éloignée de Berlin , allait rarementdans
cette ville et sans y voirpersonne ; il avait absolument perdu
de vue quelques parens quivivaientignorés dans cettegrande
ville , qui ne le connaissaient pas et n'avaient pas osé se
rapprocher de lui. La pauvreté est presque toujours timide
et craint d'être importune ; mmaais il se rappelait fort bien
d'avoir rencontré dans sa jeunesse un cousin qu'on appelait
déjà alors le riche d'Ahler ; il n'avait conservé aucune relation
avec ce parent , qui vivait à trente milles de Berlin ,
mais il savait qu'il avait un fils. Il faut , pensa-t-il , que
ce jeune homme soit aussi appelé comme son père, le riche
d'Ahler , et que ma fortune reste intacte entre ses mains ,
et ne se divise pas entre tous ceux qui pourraient y avoir
droit et qui seraient alors à leur aise , et rien de plus ; au
lieu que si je fais héritier ce jeune homme , et que sa fortunè
paternelle et la mienne se réunissent , il pourra tenir
un rang de prince , et cela fera honneur à ma mémoire.
En conséquence, il nomma MM. d'Ahler , père et fils , ses
légataires universels .
AOUT 1812 . 365
Quelquefois les parens d'un homme riche ne se décou
vrent qu'après sa mort ,et c'est ce qui arriva cette fois.
A peine le vieux M. d'Ahler eut fermé les yeux que ses
parens de Berlin se présentèrent pour recueillir sa succession;
ils tenaient à lui du côté maternel , aucun ne portait
le même nom ; ils auraient hérité par la loi s'il n'y avait
pas eu de testament , mais il s'en trouva un en faveur du
riche cousin d'Ahler qui les frustrait de toute espérance. Ils
firent éclater leur plaintes, etl'héritier reçut à-la-fois la nouvelle
de cette succession et celle des murmures des neveux
déshérités . Le jeune et généreux d'Ahler témoigna toutde
suite à son père son désir qu'une fortune sur laquelle il
n'avaitjamais compté, et qui leur arrivait accompagnée des
soupirs et des larmes de gens qui en avaient plus besoin
qu'eux , ne fût pas réunie à celle qu'ils possédaient déjà, et
suivît sa destination naturelle . Le père alléguait l'intention
du testateur , et le respect pour les dernières volontés d'un
homme bienlibre de disposer de ce qu'il avait acquis ; le
jeune homme répondait que si son vieux parent avait pu
savoir le peu de cas que son héritier faisaitde cette richesse ,
il se seraaiitt bien gardé de la lui laisser. Le père résista; le
fils insista : ils résolurent enfin de s'en rapporter à l'avis
d'un ami qui avait la plus grande influence sur l'esprit de
M. d'Ahler. C'était un homme plein de sens , de droiture
et d'esprit ; complétement de l'avis du fils , il employa
pour persuader le père l'arme toute puissante de la vanité ,
qu'il savait l'emporter chez lui sur l'avarice ; il lui parla
du prodigieux effet que cette renonciation ferait dans le
monde ; il lui dit qu'on le distinguerait désormais sous le
titre du généreux d'Ahler , et sut ainsi adroitement tirer
parti d'un défaut pour faire une bonne action. Et qu'on
dise encore que l'esprit n'est bon à rien ; la vanité obtint
ce qui avait été refusé à la justice et même à la faiblesse
paternelle. Le jeune Charles d'Ahler partit done pour
Berlin , et ce voyage qu'il désirait de faire depuis longtems
l'occupa plus qu'un héritage dont il faisait le sacrifice
avec plaisir. Il avait dans cette ville deux amis de collége ,
qui tous les deux étaient devenus des hommes intéressans ;
ils étaient mariés et vivaient heureux et considérés au sein
de leur famille . Il soupira d'abord en se rappelant que
sans l'inconstance de la seule femme qu'il eût aimée il
jouirait du même bonheur ; mais il était si bien guéri de
son amour , que sa seconde pensée fut de se féliciter d'être
libre encore et de pouvoir jouir à son aise des plaisirs de
1
366 MERCURE DE FRANCE ,
cette brillante capitale. Ses deux amis l'introduisirent chez
les personnes de leur connaissance. L'hospitalité et la sociabilité
reconnues des Berlinois , les objets intéressans qu'on
lui faisait voir tous les jours , relatifs aux arts et aux sciences
, tout donnait à son activité un mouvement dont elle
avait perdu l'habitude , et ranimait ses facultés engourdies
par la vie monotone qu'il avait menée depuis plusieurs
années ; il retrouva cette chaleur , cette vivacité de l'âge
de vingt ans qu'il avait souvent regrettée.
Il en fit l'épreuve un jour qu'il se promenait avec ses
deux amis sur le Wilhelmsplate ; il remarqua de loin une
jeune personne , mise modestement , qui venait de leut
côté , et qui lui parut d'une figure charmante; elle s'approchait
, et son port , et sa démarche , et ses traits enchanfèrent
Charles ; chaque mouvement développait une grâce
de plus , son émotion allait en croissant. Elle passa à côté
d'eux; on se salua ; les yeux de la belle personne renconfrèrent
ceuxdu jeune homme ; l'expression qu'elle y remarqua
lui fit baisser les siens , et une douce rougeur l'embellit
encore . Qui est-elle ? comment se homme la plus
Belle personne de Berlin ? demanda-t-il vivement à un de
ses amis. C'est beaucoup dire , lui répondit celui-ci , la
plusbelle personne de Berlin! ..elle est très-belle cependant,
et je suis étonné de ne l'avoir pas encore rencontrée : il
faut que ce soit une étrangère . D'Ahler la suivit des yeux
aussi long-tems qu'il put la voir. Ses amis le plaisantaient
souvent sur la plus belle personne de Berlin. Quand les
sentimens ont encore quelque chose de vague , ils prennent
sisément la teinte de ce qui les entoure ; il répondait
galment aux plaisanteries qu'on lui faisait sur la belle inconnue
, mais dès qu'il était seul , ses dispositions deve
naient différentes ; c'était avec une espèce de serrement dé
coeur qu'il se rappelait cette délicieuse figure , traversant le
Wilhelmsplate comme une apparition céleste. Il la voyait
toujours s'approcher , passer à côté de lui , baisser les
yeux en rougissant, puis s'éloigner et disparaître . Il passait
des heures entières à la fenêtre de son auberge ; son coeur
battait dès qu'il voyait de loin une femme qui pouvait
avoir quelque rapport avec celle qui l'occupait , et il et
détournait les yeux tristement lorsqu'en la voyant de plus
près il distinguait une autre figure que celle qu'il appelait
intérieurement , non seulement la plus belle personne de
Berlin , mais du monde entier. Chacun se forme une idée
de perfection ou de bonheur auquel il desire d'atteindre
AOUT 1812 . 367
sans la moindre espérance d'y parvenir; c'est là ce qué
Charles éprouvait: cette pensée , je ne la reverrai plus ,
revenait sans cesse ; mille sensations tristes et vagues s'emparaientde
son imagination; il se formaitdans sa tête un
nouveau monde dans lequel il devait rencontrer celle dont
l'image l'avait si vivement frappé qu'il ne pouvait l'oublier
, et que tous ses plaisirs en étaient troublés.
Dès la seconde semaine de son séjour àBerlin, il eut terminé
ce qui regardait l'héritage : aucune des personnes
qu'il consulta à ce sujet ne connaissait particulièrement
les quatre familles que cette succession intéressait au même
degré; mais d'après les renseignemens qu'il obtint, il put
cependant s'assurer qu'elles étaient toutes très-pauvres ,
mais honnêtes et laborieuses , et que cette fortune partagée
entr'elles les mettrait dans un état d'aisance etde bonheur.
Deuxde ces parens étaient de petits marchands en détail ,
qui pourraient étendre leur commerce. L'autre , une veuve
de pasteur, dont le fils plein d'espérance , s'entretenait
avec peine à l'université en donnant des leçons ; sa mère
lui envoyaitde tems en tems quelques faibles secours , produits
de son travail et de celui de sa fille. Le quatrième était
maître d'école dans un village avec six écus par mois d'honoraires
, et avait huit enfans à nourrir. Les trois pères de
famille et la venve se présentèrent au premier mot d'avis
chez le jeune d'Ahler , avec le désir etla modeste espérance
d'en obtenir quelques faibles secours; il fut vivement touché
de l'expression d'honnêteté et de vérité avec laquelle
ils lui exposèrent leur situation ; mais lorsqu'il leur annonça
que son intention était de leur rendre en entier l'héritage
de leur parent, ils se regardèrent les uns les autres d'un
air étonné , et comme croyant avoir mal compris . Un des
marchands eut même des doutes sur l'état de la tête et de
la raisonde Charles; l'autre crut qu'il voulait se moquer
d'eux et de leurs inutiles prétentions , tant les héritiers de
ce genre sont rares : mais lorsque Charles avec un air de
dignité calme et réfléchie leur eut développé ses motifs et
dissipé leurs dontes, il en résulta une scène de sentiment
et de reconnaissance qui fit couler ses larmes ; il était honteux
alors de n'avoir fait que suivre les lois de lajustice et
de sa conscience , et d'y avoir aussi peu de mérite. Des
sanglots , des lèvres tremblantes , des mains jointes , dės
yeux élevés au ciel , des mots entrecoupés , des paroles sans
suite , des bénédictions mille et mille fois répétées furent
pour le jeune homme le spectacle le plus touchant.- La
368 MERCURE DE FRANCE ,
veuve était tombée à genoux , non pas devant d'Ahler ;
elle oubliait tout ce qui l'entourait , et les mains jointes
élevées au ciel , elle adressait des actions de grace à celui
✓ qui a soin des veuves et des orphelins ; le maître d'école
tout en larmes récitait des psaumes et des passages de la
Bible.
Dès le lendemain le jeune et généreux héritier confirma
la renonciation devant la justice; il ne conserva que quelques
livres de la bibliothèque du défunt , et laissa les heureux
parens partager entr'eux tout l'héritage.
La situation d'ame où se trouvait Charles après avoir
terminé cette affaire , s'accordait fort bien avec sa pensée
habituelle, l'inconnue de Wilhelmsplate ; il s'en occupait au
milieu des sociétés les plus brillantes , et lorsque ses amis
le raillaient sur la plus belle personne de Berlin, il les assurait
très -sérieusement qu'il pensait encore de même ; et en
dépit de la galanterie , il le dit même devant leurs femmes ,
qui auraient pu avoir quelque prétention à ce titre . On
conçoit que le nom d'Ahler était en vénération chez les
heureux héritiers , il était leur ange tutélaire . Un des né
gocians lui demanda de mettre le comble à ses bontés , en
acceptant une collation chez lui. M. d'Ahler qui avait pris
véritablement de l'affection pour ces bonnes gens , accepta
de bien bon coeur cette invitation , où il trouva une réunion
de famille. Rien ne fut épargné pour lui prouver leur reconnaissance
; ils paraissaient en avoir autant de la faveur
qu'il leur accordait par sa compagnie que de ses bienfaits ;
ils en étaient flattés , honorés ; le respect fut le premier
sentiment qu'on lui témoigna. Quel que soit le sentiment
qu'on éprouve pour un bienfaiteur , et lors même que les
coeurs volent au-devant de lui , il y a cependant toujours
une espèce de réserve , de crainte , qu'un homme si indifférent
pour les biens qu'on estime , ne le soit aussi pour
les sentimens qu'il inspire , et pour tous les objets qui nous
occupent et nous intéressent. Les ames les plus nobles ne
sont pas toujours celles qu'on comprend le mieux, et il est
aisé aux ames ordinaires de se tromper sur les motifs qui
les font agir.
Les hôtes de Charles d'Ahler virent bientôt que leur
bienfaiteur était aussi leur ami; son ton simple et sans
prétention , l'intérêt , la chaleur avec laquelle il s'occupait
de tout ce qui les concernait , dissipèrent bientôt la réserve
et la cérémonie ; il ne perdit rien de leur vénération , mais
il s'y joignit un sentimentplus doux; on suivait ses regards ,
AOUT 1812:
369
onchercheft
ce qui les
-
Verres
DE LA
SEINE
interesen
on était attentif à lamoindre de ses paroles ;
à prévenir ses désirs , à les deviner. Il demanda un
d'eau à l'aîné des enfans de son hôte ; l'enfant fut transporté
de plaisir de lui rendre ce léger service , et s'en vantaità
ses frères . D'Ahler s'entretint amicalement avec tout
ce qui composait cette réunion de tout
sait; il les écoutait avec attention , et leur demandait des
éclaircissemens sur le degré de parenté qu'il y avait entre
eux , et parut apprendre avec joie qu'ils étaient plus rapprochés
qu'il ne l'avait cru. Il leur fit des questions sur
leurs projets , leur donna d'excellens conseils , et leur dit
qu'il espérait qu'à l'avenir ils ne lui seraient plus étrangers .
Ils regrettèrent de n'avoir pas osé amener tous leurs enfans ,
même les plus jeunes , pour les lui présenter : le maître
d'école lui dit que , s'il avait pu imaginer qu'il aimât les
enfans autant qu'il le paraissait , il lui aurait amené trois
petits garcons qui déclinaient à merveille , et trois filles
qui savaient une quantité de fables .
réparer , dit le frère de l'hôte qui régalait , et si M. d'Ahler Mais cela peut se
veut nous faire l'honneur et le plaisir de dîner demain chez
moi , il connaîtra tous les individus grands et petits d'une
famille qui lui est à jamais dévouée . Au moment où Charles
acceptait cette invitation , la porte de la chambre s'ouvre ;
une jeune personne entre avec précipitation , un grand
chapeau de paille la cachait à demi : elle salue d'une inclination
de tête toute la compagnie , puis s'avance vers
d'Ahler d'un air à-la-fois animé etmodeste. C'est ma fille ,
c'est ma Sophie , disait la veuve ; c'est ma nièce , disait
l'hôte . Charles n'entendait rien , il était au ciel , c'était la
plus belle personne de Berlin , son inconnue de
Wilhelmsplate.
Elle avait pris les mains du jeune homme , et les serrait
doucement dans les siennes . Oh ! Monsieur , lui disaitelle
avec l'expression la plus touchante , vous avez séché
bien des larmes , vous avez fait bien des heureux; le ciel
vous bénira ! et moi.... toute ma vie .... Mon frère , mon
bon Frédérich .... grace à vous , il vivra près de nous ... que
nevous dois-je pas ! .... Ses larmes alors coulèrent en abondance
et arrêtèrent sa voix. Elle essuya ses yeux , ils se
fixèrent sur d'Ahler , elle eut l'air alors de retrouver dans
samémoire les traces d'un souvenir , de se rappeler des
traits qui ne lui étaient pas inconnus. Mais qui peindra
lestransports du jeune homme ? Dans l'excès de sa surprise
et de son émotion il ne pouvait articuler un seul mot;
C'était elle , il ne pouvait s'y méprendre , et son trouble
Aa
370
MERCURE DE FRANCE ,
augmentait à chaque instant. Il put enfin recouvrer la pa- role et lui dire combien il était heureux d'avoir pu obliger
une personne qui lui avait fait une impression ineffaçable;
il lui rappela leur rencontre à Wilhelmsplate. Ah ! oui ,
dit-elle en rougissant , c'est donc là ; je savais bien queje
vous avais déjà vu quelque part , et j'eus , je crois , le pressentiment
de tout le bonheur que vous avez répandu sur
nous . Le lendemain je partis pour passer quelque tems
auprès d'une amie qui m'est bien chère , et que vous avez aussi rendue bien heureuse . Ma mère nous écrivit son
bonheur , et que son Frédérich ne s'éloignerait pas; il devait
aller remplir une place d'instituteur , qui le séparait
'de nous pendant bien des années ; à présent il restera, et mon amie deviendra ma soeur; jugez , Monsieur , de ma
joie. Je voulus revenir d'abord partager aussi celle de
mamau ; je viens d'arriver ; j'ai su qu'elle était ici avec
notre bienfaiteur , je suis accourue , et ... et... Je vous ai
bientôt reconnu pour celui que j'avais rencontré et à qui
j'avais trouvé l'air si bon , si sensible , et mon bonheur en
aaugmenté. Celui de Charles était à son comble ; cette aimable franchise
, cette naïveté ajoutait mille charmes à la plus belle
personne de Berlin. L'effet qu'elle produisitsur lui n'échappa
à aucun des spectateurs ; ce bon jeune homme n'avait
jamais su cacherce qui se passait dans son coeur , pas même
à celle qui y était la plus intéressée , et qui en éprouvait
autant de son côté. Le tems s'écoulait sans que personne
s'en aperçût ; il était minuit lorsqu'on se sépara , avec la
promesse de se revoir le lendemain. Sophie dormit peu cette nuit-là , une douce inquiétude chassa le sommeil de
ses paupières . Ce n'était pas ainsi qu'elle s'était représenté
l'excellent parent qui leur faisait un tel sacrifice ; en apprenant
qu'elle n'était plus pauvre , elle n'avait pu s'empêcher
de penser au charniant étranger qu'elle avaitrencontré , et de se dire que si elle devait un jour se marier , elle voudrait
que son époux eût cette tournure et cette physionomie
: elle le pensait encore , mais elle ajoutait à présent,
et aussi qu'il eût le coeur et l'esprit de mon cousin.
Apeine fut-iljour le lendemain que d'Ahler courut chez ses deux amis pour leur faire part de sa découverte , et à
peine était-il midi qu'il vola chez le négociant qui l'avait
invité : ily trouva ses autres parens avec tous leurs enfans;
le maître d'école tout fier de lui en présenter huit, et la
veuve sa belle Sophie , embellie encore par le sentiment
AOUT 1812 . 371
qui l'animait. Les heures s'écoulèrent avec la même rapidité
que la veille. Il en est de l'amour comme d'un beau
printems , il est difficile de déterminer le moment précis
où il commence et de le suivre dans tous ses progrès ;
chaque printems a un caractère etdes nuances qui lui sont
particulières ; leur développement ne se fait pas sentir pendant
qu'il s'opère ; mais lorsqu'il est terminé , un bouton
fermé le matin est ouvert à midi , et cependant l'oeil ne saisit
jamais l'instant précis où le bouton s'ouvre. L'admiration ,
l'amitié , l'intérêt deviennent de l'amour sans qu'on puisse
indiquer l'instant où ce changement a lieu : celui de Charles
s'avançait , croissait sans qu'il sût lui-même comment. La
même chose se passait dans le coeur de Sophie ; ils surent
l'un et l'autre qu'ils s'aimaient passionnément , sans s'être
aperçu du moment où ils l'avaient senti .
Les amis de d'Ahler approuvèrent son choix lorsqu'ils
connurent l'aimable personne qui en était l'objet , et un
mois n'était pas écoulé depuis son départ de la maison de
son père , lorsqu'il lui demanda son consentement pour la
plus douce des unions. Le printems et l'amour passent rarement
sans orages ; le vieux d'Ahler désirait beaucoup
que son fils se mariât ; cependant il eut bien des objections
àfaire , et sur la fortune et sur le rang...... Il fallut le té
moignage des amis de Charles ; l'un d'eux était neveu du
premier ministre , et par conséquent il avait une grande
influence sur l'esprit du vieillard , dont le faible etait la
vanité. Enfin , il donna son consentement , parce qu'on lui
assura qu'il serait très-flatteur pour lui d'être le beau-père
de la plus belle personne de Berlin .
Les deux mois fixés pour le séjour de Charles dans cette
ville n'étaient pas finis , lorsqu'il amena dans la maison
paternelle sa belle et jeune épouse et sa bonne mère. Le
vieux d'Ahler vint quelques milles au-devant d'eux ; la vue
de Sophie dissipa au premier moment tout ce qui pouvait
lui rester de scrupules , et pen de jours après , il dit à son
fils en lui serrant la main : L'héritage auquel nous avons
renoncé nous a valu un trésor.
C'était en effet un trésor ! si les années lui ont fait perdre
de son éclat , il a toujours conservé son prix. Le père
témoin du bonheur de ses enfans rajeunissait tous les jours ;
il regardait fièrement autour de lui lorsqu'il donnait le bras
à sa belle-fille , et il semblait dire à tous ceux qu'il rencontrait
: voilà la plus belle femme de Berlin , et elle est
ma fille .
Aa 2
372 MERCURE DE FRANCE ;
Le frère de Sophie épousa son amie , et vint s'établir
dans la même ville que d'Ahler , pour ne pas se séparer
de samère et de sa soeur. Il n'existe pas deux couples et
deux grand-pères et grand-mères plus heureux , et c'est
aux vertus désintéressées de Charles d'Ahler qu'ils durent
leur bonheur .
Imitée de STARKE par ISABELLE DE MONTOLIEU.
VARIÉTÉS .
SPECTACLES . - Théâtre Français .-Le mardi 18 août ,
le sieur Desmousseaux a débuté à ce théâtre par le rôle de
Tancrède , dans la tragédie de ce nom. Ce jeune homme,
qui , sans avoir une belle figure , a beaucoup de jeu et d'expressiondans
la physionomie , nous paraît posséder toutes
lesdispositions nécessaires pour devenir un jour un grand
acteur. Son organe est aussi sensible que sonore , et se développerait
même avec plus d'avantage , si quelquefois il
ne précipitait pas un peu trop sa diction. Ce quifait voir
qu'ilne copie personne , c'est que ce n'est pas toujours dans
les beaux vers les plus connus du rôle de Tancrède , et qui
sont attendus des spectateurs , qu'il a produit le plus d'effet.
Sans doute il a très-bien dit :
Il s'en présentera , gardez -vous d'en douter.
Mais il a fait valoir les détails qui suivent , avec une grande
intelligence et beaucoup de sensibilité , et les larmes ont
couléde tous les yeux lorsqu'il a ajouté :
Non pas pour votre fille ,
Elle est loin d'y prétendre et de le mériter ,
Mais pour l'honneur sacré de sa noble famille.....
Il n'a point déclamé avec jactance ces vers , qui , bien loin
d'être l'expression de l'orgueil , sont le cri de la douleur
etdudésespoir:
Pour mon nom , je le tais , et tel est mon dessein ,
Mais je te l'apprendrai les armes à la main.
Etdans son entrevue avec Aménaïde , au quatrième acte ,
la manière dont il a dit ,
Vivezheureuse , et moi je vais chercher la mort ,
AOUT 1812 . 373
fesait pressentir d'avance que Tancrède ne survivrait pas
à l'affreuse certitude qu'il croit avoir acquise de l'infidélité
de sa maîtresse . Malgré les justes éloges que nous donnons
au talent de cet acteur , nous l'invitons à ne pas se croire
parfait. Cet amour-propre , que sans doute il n'a point , est
un écueil dangereux , ou plus d'un talent s'est brisé. L'inexpérience
du théâtre , et la timidité naturelle à un jeune
homme qui monte pour la première fois sur la scène , lui
ont ôté l'à-plomb qui est nécessaire , sur-tout dans le rôle
de Tancrède , et qu'à force de jouer la tragédie M. Desmousseaux
acquerra sans doute. Il n'est jamais gauche ,
mais il est quelquefois embarrassé. Il faut que ces trèslégers
défauts disparaissent , et que sur-tout il n'oublie
jamais les leçons de la très-bonne école d'où il sort , et à
laquelle il fait déjà beaucoup d'honneur .
Au Théâtre de l'Impératrice , dit de l'Odéon , on doit
représenter bientôt un drame historique en trois actes et
en vers , intitulé : Héloïse et Abelard. On dit que , dans
cet ouvrage , l'auteur a évité avec beaucoup de bonheur
les écueils du sujet. Le rôle d'Héloïse sera sans doute trèsfavorable
au développement du beau talent de Me Delia.
POLITIQUE.
DEPUIS l'époque où nous avons annoncé que le traité de
paix avec la Russie n'avait pas été ratifié par Sa Hautesse ,
il ne s'est élevé aucun doute sur cet objet important. L'ambassadeur
anglais , M. Liston , n'a pas obtenu la faculté de
résider à Pera , et le bâtiment qui le portait n'a pas étéadmis
passer le détroit des Dardanelles. Cet envové habite une
maison de campagne voisine de Constantinople . Le grandseigneur
a défendu à ses ministres d'avoir avec lui , ainsi
qu'avec M. d'Italinski , aucune communication diplomatique.
M. le général Andréossi , ambassadeur de France ,
adû arriver le 23 juillet à Constantinople.
On a reçu des nouvelles de l'Amérique méridionale jusqu'au
21 mai . La guerre continuait entre Monte-Videoet
Buenos-Ayres ; le Pérou paraissait déterminé à embrasser
la cause de l'indépendance ; une junte était prête à se réumir
à Lima , où une insurrection avait éclaté ; l'armée du
Brésil était toujours sur le territoire de Monte-Video comme
alliée ; mais le prince régent avait quitté Rio-Janeiro , où il
paraît qu'une conspiration avait menacé ses jours .
L'Amérique a déclaré la guerre à l'Angleterre ; les actes
d'hostilités ont commencé , mais déjà l'Angleterre reconnaissant
ce qu'elle a à perdre dans un tel différent , prend
des mesures tendantes à éviter le plus possible les effets
de la cessation de toute relation avec l'Amérique .
L'Alfred annonce qu'on accordera des licences aux vaisseaux
neutres chargés de provisions et venant des Etats-
Unis pour entrer dans les ports de Cadix et de Lisbonne ,
soit que la cargaison appartienne à unAméricain ou àun
autre.
Cette mesure du gouvernement , ajoute ce journal , a fait
une vive sensation ; elle a paru un aveu de l'imminence de
nos besoins et de notre défaut de ressourcceess ;; ony voit
clairement dans quel embarras jette le minis ère la déclaration
de guerre si imprévue rendue contre nous par
les Américains ; mais nos ennemis en tireront une bien
autre conséquence et y surprendront un aveu non moins
important , celui de ce principe que nous sommes désor
MERCURE DE FRANCE , AOUT 1812 . 375
mais forcés à ne pas distinguer l'armateur de la marchandise
, à ne pas saisir celle-ci parce qu'elle appartient à tel
ou tel armateur; et qu'enfin la force des choses nous conduità
reconnaître que le pavillon couvre la marchandise
principe que nous avons nié avec obstination tant que cela
nous a été possible , et dont la reconnaissance est l'objet
essentiel et fondamental des demandes de la France .
"En conséquence de la déclaration de guerre de la part
des Etats-Unis , dit le Statesman , et de la réunion de
forces militaires considérables sur les principaux points de
la rivière d'Hudson , évidemment destinées pour l'invasion
du Canada , Sir Georges Prévost avait mis en mouvement
les forces régulières sous ses ordres , et avait ordonné que
tous les hommes non mariés , depuis 18 jusqu'à 30 ans ,
appartenant anx différens bataillons de milice , fussent dirigés
sur le quartier-général à la Pointe aux Trembles. Les
volontaires qui s'étaient enrôlés à la première apparence
des hostilités avec l'Amérique , avaient également reçu l'ordre
de marcher. Les voltigeurs canadiens , commandés par
le capitaine Perrault , s'étaient embarqués pour Longueil ,
se rendant au fort Chambly .
> Outre les ports par eux établis sur la ligne du Canada
lesAméricains avaient rassemblé une armée à Albani ;
M. Madisson a dû la passer en revue au commencement
de juillet . On croit qu'immédiatement après cette revue ,
les Américains se porteront en avant pour commencer les
opérations offensives . Les habitans de la frontière se retirent
en toute hâte ; on croit les Indiens du nord disposés
favorablement pour les Anglais , mais il n'en est rien , et
nous redoutons aujourd'hui leurs hostilités .
1.
On dit que M. Forster , en apprenant la déclaration de
guerre des Etats-Unis , notifia officiellement à M. Monroë
que la nécessité seule pourrait engager la Grande-Bretagne
à agir offensivement , et que , dans l'espoir que les points
en litige entre les deux gouvernemens pourraient encore
s'arranger , les commandans anglais s'abstiendraient de
toute hostilité à moins qu'ils ne fussent attaqués . Sans
doute la guerre avec l'Amérique serait un grand mal ; mais
depuis quand l'Angleterre répond-elle donc à des déclarations
de guerre par de tels ménagemens ? En les portant
aussi loin , ne donnons-nous pas à notre ennemi le secret
de notre faiblesse , et ne l'autorisons-nous pas à répéter
ainsi qu'il le fait sans cesse , que notre position a changé et
que le tems de notre suprématie maritime n'est plus ?
376 MERCURE DE FRANCE ,
Mais une lettre de Liverpool , en date du 6 de ce mois,
donne une nouvelle qui rend inutiles les ménagemens
de M. Forster. Cette lettre porte que les hostilités sont
commencées sur les frontières du Canada, et qu'en conséquence
de l'approche de 7000 Américains toutes les
troupes régulières avaient reçu l'ordre de se porter en avant.
Les Américains s'occupaient à construire des fourneaux , à
rougir des boulets sur tous les points de la côte . »
Quoi qu'il en soit, on ne pent tarder à connaître l'issue
de cette importante contestation ; en effet , dit encore l'Alfred,
le navire qui portait les dépêches relativement à la
révocation des ordres du conseil , a été rencontré par le45°
degré de latitude , et le 44º de longitude , le 12 du mois
passé. Il pouvait en conséquence arriver sur la côte d'Amérique
le 17 , et nous saurons vers le 25 de ce mois quel
effet la révocation aura produit sur le gouvernement américain.
Il y a des personnes qui pensent que le président des
Etats-Unis n'a pas encore délivré de lettres de marque
contre nous , et l'on a appuyé cette opinion sur ce que les
nouvelles de l'Amérique- Septentrionale ne disent pas un
mot à ce sujet; comme il est de la nature de tels ordres
d'être tenus secrets , nous tirons de ce silence une conséquence
toute opposée .
Les papiers anglais donnent aussi sur la situation des
affaires dans l'Espagne méridionale des détails peu satisfaisans
pour leur cause .
On ne peut s'empêcher de remarquer , disent-ils , avec
quelle énergie les Français se maintiennent sur les divers
points de la péninsule qu'ils occupent : leur résistance ne
s'accorde guères avec l'attente excitée par les prétendus
succès publiés par les gazettes espagnoles et portugaises.
Suchet est resté constamment tranquille possesseurde Valence
; par suite de la manoeuvre habile de Leval , Ballasteros
se trouve dans la situation la plus critique , et Cadix ,
qui recèle dans ses murs une armée peut-être supérieure
ennombreà celle des assiégeans , éprouve tous les jours
les horreurs d'un bombardement. Parmi le grand nombre
d'objets attribués à l'expédition de Sicile , est le dégagement
de Cadix , mais ce but sera encore manqué par le défaut
de célérité et d'ensemble. Ls situation passive dans laquelle
on retient les forces nombreuses enfermées dans cette
place , ne font honneur ni à la prévoyance ni à la vigueur
du gouvernement. »
AOUT 1812 .
377
!
Voici l'extrait d'une lettre de Teheran ( Perse ) , datée
du 1er mars 1812 .
Nous venons de recevoir en ce moment la nouvelle
d'une victoire remportée par les Persans sur les Russes.
L'armée persane était cominandée pardes officiers anglais .
Le roi , son visir , et toute sa cour sont presque fous de
joie. Une telle victoire serait en Europe considérée comme
une bagatelle ; mais ici rien de pareiln'ayant eu lieu jusqu'à
présent , on regarde cet événement comme très-remarquable
. Les Russes ont eu 350 hommes tués , et 500 faits
prisonniers.
> Cette glorieuse victoire a été remportée par environ
9000 Persans , dontune centaine a mordu la poussière . »
Nos officiers , dit le Journal anglais qui cite cette lettre ,
ajoutent qu'ils sonttrès-bien traités , bien bourrés de pillau,
de confitures , de melons ; qu'un d'eux , Gore Ousely , a
été créé par le roi chevalier de l'Ordre du Soleil. Les Russes
seront un peu surpris de nous trouver en Perse , dirigeant
leurs ennemis , tandis qu'en Europe nous les excitons à
combattre pournos intérêts . Les distances expliquent tout ,
et c'est de très-bonne foi que nos officiers , loin de prévoir
le changement qui a eu lieu dans
dirigent contre nos alliés les forces de l'Empire persan ; nos relations politiques ,
pour peu qu'ils continuent , ils serviront beaucoup mieux
Napoléon que la politique actuelle de l'Angleterre .
Nous avons dit , dans le dernier Nº , que le maréchal duc
deRaguse était campé sur le Duero , en face de l'armée
anglaise , et que tout annonçait un prochain engagement ;
leMoniteur vient de publier une note sur cet événement
qui a eu lieu le 22. Voici cette note :
« L'armée de Portugal , commandée par S. Exc . M. le
maréchal duc de Raguse , se trouvait , à l'époque du 14
juillet, campée sur le Duero , en présence de l'armée anglaise
; le duc de Raguse passa ce fleuve le 16 , à Tordesillas
, en présence de l'ennemi ; et après plusieurs combats ,
dans lesquels les Français eurent toujours un avantage
marqué , l'ennemi fut
successivement replié jusqu'auprès
de Salamanque , où les deux armées se trouvèrent en présence
le 22. La canonnade était engagée de part et d'autre ,
et le maréchal duc de Raguse , décidé à livrer bataille ,
était occupé à faire ses dernières dispositions , lorsqu'il fut
atteint par un boulet creux qui lui fracassa le bras droit et
luifit deux blessures au côté droit. Cet accident Pobligea
378 MERCURE DE FRANCE ,
t
de quitter le champ de bataille . On est sans inquiétude sur
ses jours .
>>Le général de division Clauzel prit le commandement
au moment où le combat s'engageait ; il continua pendant
plusieurs heures avec le plus grand acharnement. Il s'est
fait des prodiges de valeur et plusieurs actions dignes du
nom français . Toutefois l'accident arrivé au maréchal duc
de Raguse avait dès l'abord déterminé le général Clauzel
à se retirer sur la droite de la Tormes . Après des succès
balancés , il repassa cette rivière à Alba et laissa une de ses
divisions pour en couvrirle pont jusqu'au lendemainà midi .
La retraite eut lieu sans être inquiétée par l'ennemi , dont
la perte a été très - considérable . L'armée française continua
sa marche le 23 juillet par Penaranda; elley fut suivie par
la cavalerie anglaise. Notre arrière-garde la combattit avec
avantage , la força de se retirer à toute bride , et lui fit perdre
beaucoupdemonde . L'armée poursuivit sa marche sans que
'ennemi ait fait d'autre tentative , et elle est venue reprendre
son ancienne position à Tordesillas et derrière le
Duero. »
Ces nouvelles ont été apportées au ministère de la guerre
par M. Fabvier, aide-de-camp de M. le duc de Raguse ,
qui a été envoyé par S. Exc. le ministre de la guerre au
quartier-général de l'Empereur.
En attendant des détails officiels plus étendus sur celle
affaire , où la fortune a été contraire au maréchal duc de
Raguse , au moment où toutes ses dispositions et les premières
actions assuraient d'une manière si brillante lagloire
de ses armes , des lettres particulières de l'armée peuvent
être citées. Elles s'accordent à dire que l'armée anglaise
paraissait certaine de sa défaite , lorsqu'un hasard funeste
a privé la nôtre de son chef, et n'a pas permis de suivre
Jes opérations qu'il avait combinées , avec l'ensemble ,
l'unité et la précision nécessaires . Nous n'avons pas profité
de nos premiers avantages , nous avons repris la position
que nous avions quittée pour attaquer. Les Anglais n'ont
éu que l'avantage d'une défense qu'ils doivent à un malheur
que les hasards de la guerre réserventtrop souvent au
plus brave comme au plus habile. Les pertes de l'armée
anglaise ont été considérables . Parmi ses morts on compte
le général Cotton , qui commandait la cavalerie , le général
Cowle , le général Attari ; le maréchal Beresford , l'un des
généraux anglais les plus estimés , a été emporté mourant du
champ de bataille. Depuis l'arrivée de l'armée sur le Duero,
AOUT 1812 . 379
où elle a repris sa position sans avoir perdu d'artillerie ,
elle a reçu du Nord et de Madrid des renforts considérables
, qui s'élèvent à un nombre d'hommes de beaucoup
supérieur à celui qu'elle comptait à la journée du 22 .
Voici la suite des Bulletins de la Grande-Armée .
10 BULLETIN DE LA GRANDE-ARMÉE.
Witepsk , le 31 juillet 1812.
L'Empereur de Russie et le grand-duc Constantin ont quitté l'armée
et se sont rendus dans la capitale. Le 17 , l'arinée russe a quitté le
camp retranché de Drissa, et s'est portée sur Polotsk et Witepsk.
L'armée russe qui était à Drissa consistait en cinq corps d'armée
chacun de deux divisions et de quatre divisions de cavalerie. Un
corps d'armée , celui du prince Vittgenstein , est resté pour couvrir
Pétersbourg; les quatre autres corps , arrivés le 24 à Witepsk , ont
passé sur la rive gauche de la Duina. Le corps d'Ostermann , avec
une partie de la cavalerie de la garde , s'est mis en marche le 25 à la
pointedu jour , et s'est porté sur Ostrovno.
COMBAT D'OSTROVNO.
Le 25 juillet , le général Nansouty avec les divisions Bruyère et
Saint-Germain , et le 8e régiment d'infanterie légère , se rencontra
avec l'ennemi à deux lieues en avant d'Ostrovno . Le combat s'engagea.
Diverses charges de cavalerie eurent lieu. Toutes fureut favorables
aux Français. La cavalerie légère se couvrit de gloire. Le roi
de Naples cite , comme s'étant fait remarquer , la brigade Piré
composée du 8e de hussards et du 16e de chasseurs. La cavalerie
russe,dont partie appartenait à la garde . fut culbutée. Les batteries
que l'ennemi dressa contre notre cavalerie furent enlevées. L'infanterie
russe , qui s'avança pour soutenir son artillerie , fut rompue et
sabréeparnotre cavalerie légère.
Le26 , le vice-roi marchant en tête des colonnes avec la division
Delzon.
un combat opiniatre d'avant-garde de 15 à 20.000 hommes
s'engagea à une lieue au-delà d'Ostrovno. Les Russes furent chassés
deposition en position . Les bois furent enlevés à la baïonnette.
Le roi deNaples et le vice-roi citent avec éloges les généraux
baronDelzon . Huard et Roussel; le 8e d'infanterie légère , les 84
et 92e régimens de ligne , et le rér régiment croates se sont fait
remarquer.
Le général Roussel , brave soldat , après s'être trouvé toute la
journée à la tête des bataillons , le soir à dix heures visitant les avantpostes
, un éclaireur le prit pour ennemi ,
fit feu et la balle lui fracassa
P
lecrane. Il avait améritéde mourir trois heures plus tôt sur le
champ de bataille de la main de l'ennemi.
Le27. à la pointe du jour , le vice-roi fit déboucher en tête la
divisionBroussier. Le 18e régiment d'infanterie légère et la brigade
de cavalerie légère du baron de Piré , tournèrent par la droite. La
divisionBroussier passa par le grand chemin et fit réparer un petit
pont que l'ennemi avait détruit. Au soleil levant , on aperçut l'ar380
MERCURE DE FRANCE ,
rière-garde ennemie , forte de 10,000 hommes de cavalerie échelonnée
dans la plaine ; la droite appuyée à la Duina , et la gauche à
un bois garni d'iufanterie et d'artillerie. Le général comte Broussier
pritposition sur une éminence avec le 53e régiment , en attendant
que toute sa division eût passé le défilé. Deux compagnies de voltigeurs
avaientpris les devans , seules; elles longèrent la rivedufleuve,
marchant sur cette énorme masse de cavalerie qui fit un mouvement
en avant et enveloppa ces 200 hommes que l'on crut perdus et qui
devaient l'être . Il en fut autrement , ils se réunirent avec le plus
grand sang-troid , et restèrent pendant une heure entière investis de
tous côtés ; ayant jeté par terre plus de 300 cavaliers ennemis , ces
deux compagnies donnèrent à la cavalerie française le tems de
déboucher.
La division Delzon fila sur ladroite . Le roi deNaples dirigea l'attaque
du bois et des batteries ennemies ; en moins d'une heure toutes
les positions de l'ennemi furent emportées et il fut rejeté dans la
plaine , au-delà d'une petite rivière qui se jete dans la Duina sous
Vitepsk. L'armée prit position sur les bords de cette rivière , à une
lieue de la ville .
L'ennemi montra dans la plaine 15000 homines de cavalerie et
60.000 hommes d'infanterie. On espérait une bataille pour le lende
main. Les Russes se vantaient de vouloir la livrer. L'Empereur passa
le reste du jour à reconnaitre le champ de bataille et à faire ses dispositions
pour le lendemain ; mais à la pointe du jour l'armée russe
avaít batiu en retraite dans toutes les directions , se rendant sur
Smolensk.
L'Empereur était sur une hauteur , tout près des 200 voltigeurs ,
qui , seuls en plaine , avaient attaqué la droite de la cavalerie ennemie.
Frappé de leur belle contenance , il envoya demander de
quelcorps ils étaient . Ils répondirent : Du ge et les trois quarts enfans
deParis!-Dites-leur , dit l'Empereur , que se sont de braves gens.
Ils méritent tous la croix !
Les résultats des trois combats d'Ostrovno sont : ro pièces de
canon russes attelées , prises , les canonniers sabrés ; 20 caissons de
munitions ; 1.500 prisonniers ; 5 ou 6.000 Russes tués ou blessés.
Notre perte se monte à 200 hommes tués , 900 blessés et une cinquantaine
deprisonniers .
Le roi de Naples fait un éloge particulier des généraux Bruyère ,
Piré et Ornano , du colonel Radziwill , commandant le ge de lanciers
polonais , officier d'une rare intrépidité.
Leshussards rouges de la garde russe ont été écrasés ; ils ontperdu
400hommes dont beaucoup de prisonniers. Les Russes ont eu trois
généraux tués ou blessés , bon nombre de colonels et d'officiers supé
rieurs de leur armée sont restés sur le champ de bataille.
Le 28 , à la pointe du jour , nous sommes entrés dans Witepsk,
ville de 30,000 habitans . Il y a vingt couvens. Nous y avons trouve
quelques magasins , entr'autres un magasin de sel évalué 15,000,000.
Pendantque l'armée marchait sur Witepsk , le prince d'Eckmubl
était attaqué à Mohilow.
Bagrationpassa la Berezina à Bobrunski , et marcha sur Noroi-
Bickow. LLee 2233 ,, à lapointe dujour , 3000 cosaques attaquèrent le30
AOUT 1812 . 381
dechasseurs et lui prirent 100 hommes , au nombre desquels se trouvent
le colonel et 4 officiers tous blessés. La générale battit : on en
vint aux mains. Legénéral russe Sicverse , avec deux divisions d'élite,
commença l'attaque : depuis 8 heures du matin jusqu'à 5 heures du
soir, le feu fut engagé sur la lisière du bois et au pont que les Russes
voulaient forcer. A 5 heures , le prince d'Eckmuhl fit avancer trois
bataillons d'élite , se mit à leur tête , culbuta les Russes , leur enleva
leurs positions et les poursuivit pendant une lieue. La perte des Russes
est évaluée à 3000 hommes tués et blessés età 1100 prisonniers . Nous
avons perdu 700 hommes tués ou blessés . Bagration , repoussé , se
rejeta sur Bickow , où il passa le Borysthène pour se porter sur
Smolensk.
Les combats de Mohilow et d'Ostrovno ont été brillans et honorablespour
nos armes ; nous n'avons eu d'engagé que la moitié des
forces que l'ennemi a présentées , leterrain ne comportant pas d'autres
développemens .
11
BULLETIN DE LA GRANDE-ARMÉE .
Witepsk , le 4 août 1812.
Les lettres interceptées du camp de Bagration parlent des pertes
qu'a faites ce corps dans le combat de Mohilow, et de l'énorme désertion
qu'ila éprouvée en route. Tout ce qui était Polonais est resté
dans lepays ; de sorte que ce corps qui, en y comprenant les cosaques
de Platow , était de 50,000 hommes , n'estpas actuellement fort
de30,000 hommes. Il se réunira , vers le 7 ou le 8 août , à Smolensk,
àlagrandearmée.
La positionde l'armée , au 4 août , est la suivante :
Le quartier-général à Witepsk , avec quatre ponts sur la Duina;
Le4e corps àSouraj , occupant Velij , Porietché et Ousviath ;
Leroi deNaples à Roudina , avec les trois premiers corps de cavalerie;
Lerer corps, quecommande le maréchal prince d'Eckmuhl , est à
l'embouchure de laBeresina , dans le Borysthène .
sur cedernier fleuve et un pont sur la Beresina , et des doubles têtes avec deux ponts
depont;
Le 3e corps, commandé par le maréchal due d'Elchingen , est à
Liozna;
Le 8ecorps,que commande le duc d'Abrantes , est à Orcha , avec
- deuxponts et des têtes de pont sur le Borysthène ;
Le 5e corps , commandé par le prince Poniatowsky, està Mohilow,
avecdeux ponts et des têtes de pont sur le Borysthène;
Le2e corps , commandé par le maréchal duc de Reggio , est sur la
Drissa',enavantdePolotsk , sur la route de Sebej ;
Le prince de
Schwartzemberg est avec son corps à Slonim ;
Lege Bo corpsest surRozana ;
Le 4ºcorps decavalerie , avec une division d'infanterie, commandépar
legénéralcomte Latour-Maubourg, est devant Bobrunsk
et
Mozier;
Letoe corps,
bourg etRiga;
commandé par le duc de Tarente , est devant Duna382
MERCURE DE FRANCE ,
Le ge corps , commandé par le due de Bellune , se réunit à Tilsitt ;
Le II corps , commandé par le duc de Castiglione , est à Stettin.
S. M. a mis l'armée en quartier de rafraichissement. La chaleur
estexcessive, et plus forte qu'en Italie. Le thermomètre est à 26 et
27 degrés : les nuits mêmes sont chaudes.
Le général Kamenski , avee deux divisions du corps de Bagration,
ayant été coupé de ce corps , et n'ayant pu le rejoindre,est rentré en
Wolhinie , s'est réuni à des divisions de recrues commandées par le
général Tormazow , et a marché sur le 7 corps. Il a surpris et cerné
le général de brigade Kleugel , saxon , ayant sous ses ordres une
avant-garde de deux bataillons et de deux escadrons du régiment du
prince Clément. Après six heures de résistance , la plus grande partiede
cetteavant-garde a été tuée ou prise : le général comte Reynier
n'a pu venir que deux heures après à son secours. Leprince
Sehwarzemberg s'est mis le 30 juillet en marche pour rejoindre le
général Reynier , et pousser vivement la guerre contre les divisions
ennemies .
Le 19 , le général prussien Grawert a attaqué les Russes à Ekau en
Courlande , les a culbutés , leur a fait 200 prisonniers et leur a tué
bon nombre d'hommes . Le général Grawert se loue du major Stiern
qui ,avec le ter régiment de dragons prussiens , a eu une grande part
à l'affaire. Réuni au général Kleist , le général Grawert a poussé
vivement l'ennemi sur le chemin de Riga et a investi la tête depost.
Le 30, le vice-roi a envoyé à Welij une brigade de cavalerie
Jégère italienne. Deux cents hommes ont chargé quatre bataillons de
dépôt qui se rendaient à Twer , les ont rompus , ont fait 400 prisonniers
et pris 100 voitures chargées de munitions de guerre.
Le31 , l'aide-de-camp Triaire , envoyé avec le régiment de dragons
de la Reine de la Garde royale italienne , est arrivé à Ousviath,
a fait prisonniers un capitaine et40 hommes , et s'est emparéde 200
voitures chargées de farine .
Le 30 , le maréchal duc de Reggio a marché de Polotsk sur Sebej.
Il s'est rencontré avec le général Wittgenstein , dont le corps avait
été renforcé de celui du prince Repnin. Un combat s'est engagé près
du château de Jacoubovo. Le 26e régiment d'infanterie légère s'est
couvert de gloire. La division Legrand a soutenu glorieusement le
feu de tout le corps ennemi.
Le 31 , l'ennemi s'est porté sur la Drissa pour attaquer le duc de
Reggio par son flane pendant sa marche. Le maréchal a pris position
derrière la Drissa .
Le 1er août . l'ennemi a fait la sottise de passer la Drissa et dese
placer en bataille devant le 2e corps . Le duc de Reggio a laissé passer
la rivière à la moitié du corps ennemi , et quand il a vn environ
15.000hommes et 14 pièces de canon engagés au-delà de larivière .
il a démasqué une batterie de 40 pièces de canon qui ont tiré pendant
une demi-heure à portée de mitraille. En même tems , les divisioos
Legrand et Verdier ont marché au pas de charge la baïonpette en
avant , et ont jeté les 15.000 Russes dans la rivière. Tous les canons
et caissons pris , 3,000 prisonniers , parmi lesquels beaucoup d'ofi
ciers , et un aide-de-camp du général Wittgenstein, et3,500 homme
tués ou noyés sont le résultat de cette affaire .
AOUT 1812 . 383
: Ce combat de Drissa , ceux d'Ostrovno et de Mohilow , dans d'autres
guerres , pourraient s'appeler trois batailles. Le duc de Reggio
fait le plus grand éloge du général comte Legrand, dont le sangfroid
est remarquable sur le champ de bataille. Il se loue beaucoup
de la conduite du 26e régiment d'infanterie légère et du 56e de ligne.
L'Empereur de Russie a ordonné des levées d'hommes dans les
deux gouvernemens de Witepsk et de Mohilow : mais avant que ses
ukases y fussent arrivés , nous étions maîtres de ces provinces. Ces
mesures n'ont done rien produit.
Nous avons trouvé à Witepsk des proclamations du prince Alex.
de Wurtemberg , et nous avons appris qu'on s'amusait en Russie à
chanter des Te Deum à l'occasion des victoires obtenues par les
Russes. Cette pièce curieuse mérite d'être connue.
12 BULLETIN DE LA GRANDE-ARMÉE .
Witepsk , le 7 août 1812.
Au combat de la Drissa , le général russe Koulniew , officier de
troupes légères très-distingué , a été tué. Dix autres généraux ont été
blessés; quatre colonels ont été tués .
à fortifier depuis cinqans ,
Le général Ricard est entré avec sa brigade dans Dunabourg le
reraoût. Il y a trouvé 8 pièces de canon , tout le reste avait été
évacué. Le duc de Tarente a dû s'y porter le 2. Ainsi Dunabourg
que l'ennemi travaillait
plusieurs millions , qui a coûté la vie à plus de 20,000 hommesde
où il a dépensé
troupes russes pendant la durée des travaux , a été abandonné sans
tirer un coup de fusil , et est en notre pouvoir, comme les autres ouvrages
de l'ennemi , et comme le camp retranché qu'il avait fait à
Drissa.
Enconséquence de la prise de Dunabourg , S. M. a ordonné qu'un
équipage de 100 bouches à feu qu'il avait fait former à Magdebourg ,
et qu'il avait fait avancer sur le Niemen , rétrogradát sur Dantzick et
fût mis en dépôt dans cette place. Au
commencement de la campagne
on avait préparé deux équipages de
l'autre contre Riga .
siége , l'un contre Dunabourget
; les hôpitaux s'orga-
Les magasins de Witepsk
s'approvisionnent
nisent; les manutentions
s'élèvent. Ces dix jours de repos sont extrêmement
utiles à l'armée . La chaleur est d'ailleurs
excessive . Nous
'avons ici plus chaud que nous ne l'avons eu en Italie. Les moissons
sont superbes ; il parait que cela s'étend à toute la Russie. L'année
dernière avait été mauvaise par-tout. On ne commencera à couper
les seigles que dans huit ou dix jours .
S. M.a fait faire une grande place devant le palais qu'elle occupe
Witepsk. Ce palais est situé sur le bord de la rive gauche de la
Duina. Tous les matins à 6 heures il y a grande parade , où se trouvent
tous les officiers de la Garde."Une des brigades de la Garde en
grande tenue défile
alternativement .
A la suite du bulletin n° 12 , le Moniteur publie des
lettres interceptées qui donnent à connaître quelle différence
on trouve à Moscow et à Pétersbourg entre les pro-
{
384 MERCURE DE FRANCE , AOUT 1812 .
messes faites par l'Empereur Alexandre et les résultats des
premiers événemens ; on y trouve les proclamations d'Alexandre
alarmantes et décourageantes pour les troupes.
Suivent les rapports particuliers du prince vice-roi , du roi
deNaples , du duc de Tarente et du maréchal duc deReggio
sur les combats mentionnés dans les derniers bulletins.
Ces détails sont très - considérables , ils signalent une foule
de noms qui ont ajouté beaucoup de gloire à leur illustration
acquise. Nous regrettons vivement de ne pouvoir
les consigner tous ici.
Le jour anniversaire de S. M. a été célébré avec la
pompe accoutumée. Les réjouissances populaires ont été
très-animées . Les Champs-Elysées ont présenté dans toute
la journée du 15 l'aspect d'un immense banquet où 200 mille
personnes avaient pris place . La présence de S. M. l'Impératrice
et du Roi de Rome au balcon des Tuileries , a excité
le plus vifenthousiasme. Le concert a été très-beau , l'illumination
et le feu d'artifice magnifiques . $....
ANNONCES .
Petit Traité sur les parties les plus importantes de l'agriculture ;
par M. de Barbançois . Un vol. in-8º. Prix , 3 fr. 50 c. , et 4 fr. 30 c.
franc de port. Chez Grégoire , libraire , quai des Augustins , nº 37 .
Carte de la Russie d'Europe , donnant l'indication exacte de toutes
les routes de poste , des distances respectives de tous les relais , avec
ladivision actuelle en gouvernemens; fidèlement copiée sur la carte
rédigée et gravée au dépôt impérial de la guerre à Saint-Pétersbourg
en 1809. Douze feuilles demi-Jésus , devant être assemblées pour
n'en former qu'une de 3 pieds 8 pouces de haut sur 3 pieds 6pouces
de large. Prix , en feuilles et enluminée , 12 fr.; assemblée , 13 fr .;
collée sur toile et pliée dans un étui , 21 fr. Il faut ajouter I fr. pour
le franc de port par la poste . AParis , à la librairie géographique de
Hyacinthe Langlois , éditeur , rue de Seine , faubourg Saint-Germain
, nº 12 .
Onpeutsuivre facilement sur cette carte toutes les opérations de la
guerre actuelle. On y trouve toutes les villes , places fortes , bourgs ,
villages. Pour donner une idée de l'exactitude et de l'excellence de
cettecarte, il suffit de dire que le dépôt de la guerre , de Paris , s'en
est servi pour publier celle qui dirige la marche de nos armées.
ERRATA pour le dernier No.
Page 291 , vers 37 , au lieu de laisse , lisez : brise.
DEPT
BE
LA
MERCURE
DE
FRANCE .
N° DLXXX. - Samedi 29 Août 1812 .
POÉSIE .
LE
POLONAIS AU
TOMBEAU DE SES PÈRES.
ODE .
VOYEZ-VOUS le Sarmate , appuyé sur ses armes ,
S'asseoir près de la tombe où dorment ses aïeux ?
Il soupire , il regarde et baigne de ses larmes
Le monument pieux.
Jadis chéri du Pinde il chanta la victoire ;
Mais sa lyre aujourd'hui partage sa douleur ,
Et triste , sous ses doigts , muette pour la gloire ,
Né répond qu'au malheur .
« Guerriers , dont la patrie admira le courage ,
> Quand pourrai-je goûter votre éternel repos ?
> La tombe est un asile où libres d'esclavage
> Revivent les héros .
> La servitude pèse , et dans l'ame avilie
> Répand un noir poison et de sombres terreurs.
> Amante des guerriers , ô Liberté chérie !
Tu
réchauffais nos coeurs .
Bb
386
MERCURE DE FRANCE ,
> Une femme , long-tems célèbre par le crime ,
› Ajeté dans les fers le Polonais trahi !
>>Roi , sujets , trône , autels , dans un affreux abyme
> Tout s'est anéanti.
> Tel , sur le sein des mers où règne le silence ,
› Vogue , exempt de périls , un rapide vaisseau :
>>La foudre éclate , et l'oeil sur un désert immense
> N'aperçoit qu'un tombeau.
> Hélas ! je vois encor fuir nos vierges timides :
› Les bourreaux par leurs pleurs n'étaient point attendris ;
> Et la mort , déployant ses vêtemens livides ,
> Planait sur nos débris .
> Tout pleurait , tout périt : dans une horrible fête ,
› Telle ont voit la victime , aux marches de l'autel ,
› Se débattre , se plaindre et détourner la tête
> Loin du couteau mortel.
› O lyre , redis-moi cette plainte funèbre
» Qu'exhala dans les pleurs un prophète divin ,
> Quand tomba tout-à-coup cette ville célèbre ,
> Ornement du Jourdain.
› Jérusalem n'est plus ! ... sa céleste lumière
» Comme un songe léger a passé devant nous.
> Jadis , à son aspect , les rois dans la poussière
> Fléchissaient les genoux.
» L'Orient a gémi , lorsqu'il a vu descendre
› L'éternelle cité du faîte des grandeurs.
> Déplorable Sion ! sur ta royale cendre
» Je viens verser des pleurs ,
> Quand le lion cruel te porta les alarmes ,
Ta voix se fit entendre au fond de nos déserts ;
› Tes amis généreux de leurs pieuses larmes
› Ont arrosé tes fers .
» O crime ! ô désespoir ! Jérusalem succombe ! ....
Ses flanes sont déchirés ; Babylone a vaincu
> Un peuple est tout entier descendu dans la tombe :
> Israël a vécu .
:
AOUT 1812.

» Jérusalem ! jadis , comme un cèdre superbe ,
• Ton vaste diadême ombrageait l'univers .
>
Désormais ton cadavre enseveli sous l'herbe
> Est rongé par les vers.
> Uninsolent
vainqueur ,dans son cruel délire ,
> Oubliant qu'à tes pieds , sous le sceptre , il trembla ,
› Rit , assis sur ta tombe ,et se plait à redire :
>
Jérusalem est là.
→Dieu
d'Abraham ! grand Dieu que le Jourdain révère,
→Viens de tes
ennemis châtier les forfaits.
→Viens ,
descends ; et sur eux de ta sainte colère
> Epuise tous les traits.
> Arme-toi , prends cet are que le trépas devance ;
• L'impie à son aspect sera saisi d'effroi.
> Parais , Dieu des combats : la mort et la vengeance
>
Marcheront devant toi . »
Ses chants avaient cessé dans le sein de la terre ,
Une voix a troublé le séjour du trépas.
Le bronze au loin résonne , et , rival du
tonnerre ,
Appelle les combats.
Peuple, réveille-toi ; sors de ton
esclavage.
Le héros de la France a connu tes revers .
Ressaisis tes vertus , ton antique héritage :
Il vient briser tes fers.
:
Vois
marcher devant lui l'étoile
étincelante
Qui toujours l'a guidé dans le champ de l'honneur.
Mortels ,
reconnaissez à sa clarté brillante
Le signe dubonheur.
Dieu sur lui fit
descendre une flamme
immortelle.
Soldat , il sut du trône
atteindre les hauteurs ;
Roi , son front
couronné d'une palme éternelle
La baigna de sueurs.
LeNil l'a vu naguère étonner le rivage
Que soumit
Alexandre , où
triompha César :
Les lauriers de la Sprée et les lauriers du Tage
Environnent son char.
4
387
Bb a
:
388
MERCURE DE FRANCE ,
Entouré de héros , pour orner sa victoire ,
Sonorgueil après lui ne traîne pas les rois ;
Mais ses drapeaux vieillis , mutilés par la gloire ,
Proclament ses exploits .
De l'Hercule français la valeur intrépide
Aux bords du Niémen arrêta ses travaux ;
C'est là qu'il a vaincu ; là ,que son ame avide
Veut des lauriers nouveaux.
Unpeuple entier le suit. Sur la fatale rive
Debout , le glaive en main , il frémit du repos.
Rois , nations , prêtez une oreille attentive
A la voix du héros .
« Le voilà donc , guerriers , le voilà ce rivage
» Où le Czar effrayé reçut de nous la paix.
> C'est du sang qu'il lui faut : votre immortel courage
> Va punir des forfaits .
> Les fiers enfans du Nord , trahis par la fortune ,
> On porté trop long-tems le joug de leur vainqueur.
> La voix de l'Eternel , que le crime importune ,
> M'a nommé leur vengeur.
> Il a mis dans mes mains le glaive de la guerre .
> Les tems sont arrivés : le ciel guide mes pas .
> Le sang du Moscovite inondera la terre :
• Je jure son trépas .
• Polonais , levez-vous ; repoussez le barbare
> Dont le bras forcené vous imposa des lois .
> Marchons , brisons les fers que l'orgueil du tartare
> Crut forger pour les rois .
► Nos mains éléveront l'invincible barrière
> Qui doit à leur fureur fermer tout l'univers ;
» Et là , de ces lions la rage meurtrière
→ Rugira dans les fers .
> Rive du Mincio ! rive heureuse et fertile!
> Un nouvel Attila , chef d'un peuple brigand ,
> N'ira plus insulter au berceau de Virgile ,
> Et l'inonder de sang. (*)
(*) Campagne des Russes en Italie.
AOUT 1812 .
389
Le Czar va satisfaire à l'honneur de mes armes.
> En vain il vole au trône où régna Constantin.
> Tremble ! je vois le sceptre humide de tes larmes
> S'échapper de ta main . »
Ildit : impatient dans le fleuve il s'élance.
Un favorable augure arrête tous les yeux ;
L'aigle de la Pologne et l'aigle de la France
Planent au haut des cieux.
Le Sarmate étonné sent son ame attendris .
Incliné sur la tombe , il bénit le mortel
Qui lui rend à-la-fois sa gloire , sa patrie ,
Et le trône , et l'autel.
J. M. BERNARD.
LES ADIEUX SOUS LE SAULE PLEUREUR.
ROMANCE .
POUR faire de tendres adieux
Quel est l'asile favorable ?
Choisit-on de sauvages lieux ?
Unbocage est-il préférable ?
Est-ce dans un boudoir galant
Que l'amourpeut verser des larmes ?
Saule pleureur , pour un amant
Tonombrage seul a des charmes .
C'est toujours au bord d'un ruisseau
Que se plaît ta douce verdure ;
Ton feuillage , ainsi que son eau ,
Du coeur imite le murmure ;
Si dans tes rameaux balancés
On voit l'image de la vie ,
Quede tourmens sont annoncés
A l'amant loin de son amie !
Chère Adèle , entends mes soupirs ,
C'est ici que l'amour t'appelle ;
Cesse de craindre mes désirs ,
Je n'en ai qu'un , sois-moi fidelle.
890 MERCURE DE FRANCE ,
Mes yeux troublés par la douleur ,
N'auront qu'une triste éloquence.
Viens , l'ombre d'un saule pleureur
Est propice à ton innocence.
Je ne veux que presser ton coeur
Dema main timide et tremblante :
S'il palpite ! .... du vrai bonheur
J'aurai donc la preuve touchante !
Le saule alors doit s'agiter ,
Je pourrais craindre mon ivresse ......
Hélas ! il faudra te quitter
Pour mieux te prouver ma tendresse.
Mais avant de nous séparer
Accorde un prix à la sagesse ;
Promets de venir soupirer
Où tu vis ma délicatesse ;
Dis-toi que le saule pleureur
Qui sutgarantir ma bergère ,
Eût été pour l'amant trompeur
L'ombrage qui rend téméraire.
Par Mme DE MONTANCLOS.
ÉNIGME- LOGOGRIPHE.
MA structure n'a rien qui brille,
J'ai moins de pieds qu'aucun de ma famille ;
Pourtant je ne suis pas un être sans vigueur ;
Souventmême on se plaint de ma trop vive ardeur.
Mon corps est plus tenu que ma queue et ma tête ,
Qui l'une et l'autre sont d'identité parfaite.
$........
LOGOGRIPHE .
SIX pieds composent ma structure .
On trouve en moi , sans user son cerveau ,
Une céleste créature ;
AOUT 1812 .
391
Cequi tientun enfant plié dans son berceau ;
L'animal dont le nom contientpresque une injure ;
Ce que ramène le verseau ;
Et d'Archimède une figure.
V. B. ( d'Agen. )
CHARADE .
Le tout et le second furent jadis en France
Des mesures de contenance .
On peut construire le dernier
Demétal ou de bois , cela n'importe guère ;
Mais ce fut toujours le premier
Qui du tout donna la matière.
Mejuges-tu , lecteur,par trop mystérieux ?
Essayons une autre manière
De me dévoiler à tes yeux ;
Après quoi , sûrement , tu devineras mieux.
M'en croirez -vous , jeune fillette ?
Sans votre mère n'allez pas ,
Au premier, cueillir la noisette.
C'est là qu'un dieu malin vous guette
Pour triompher de vos appas .
Un auteur dont s'honore à bon droit l'Italie ,
Sur un sujet grotesque exerçant son génie ,
Se fit un nom célèbre en chantant le dernier.
Avez-vous des talens ? sachez les employer .
Aux hommes rendez -vous utile .
Il ne faut point , dit l'Evangile ,
Cacher la lampe sous l'entier .
B.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Lemot de l'Enigme est la lettre S.
Celui du Logogriphe est Astre , dans lequel en trouve : âtre, rat ,
aset a.
Celui de la Charade est Robinson.
SCIENCES ET ARTS.
MÉMOIRE SUR CETTE QUESTION : Est-il vrai que le médecin
puisse rester étranger à toutes les sciences et à tous les
arts qui n'ont pas pour but d'éclairer sa pratique ? par
MAR. AND. JOS . BOUVIER , docteur en médecine , médecin
ordinaire de S. A. I. et R. MADAME , l'un des
présidens de la Société de Médecine de Paris , correspondant
, associé et membre de plusieurs Sociétés
savantes et littéraires ; correspondant du gouvernement
pour l'agriculture et les arts , ancien médecin du gardemeuble
de la couronne ; avec cette épigraphe :
Qui enim medicinæ scientiam sibi vere et apte comparare
volet , is horum omnium compos esse debet , ut naturam
nactus sit , doctrinam , locum studius aptum , institutionem
a puero , industriam et tempus .
LEX HIPPOCRATIS .
IL est hors de doute que l'application exclusive d'un
ouvrier à un genre ou à une partie de travail qui ne demande
que l'habitude de la main est très-utile au perfectionnement
de ce travail; mais ce principe n'est vrai
que pour les arts mécaniques . Il n'en est pas de même
des arts libéraux qui tiennent à l'activité et au développement
des facultés intellectuelles , aux combinaisons
du talent et du génie . Plus le champ est vaste pour ces
combinaisons , plus l'art auquel elles s'appliquent se perfectionne
.
Toutes les sciences ont entr'elles une espèce d'alliance,
elles se prêtent un appui mutuel ; habent quoddam vinculum
, et quasi cognatione quadam inter se continentur (1).
Aussi ce que M. Bouvier dit sur les avantages qu'un
médecin peut tirer des connaissances étrangères à son
art , s'applique-t-il au poëte qui trouve dans l'étendue et
la profondeur de ces connaissances une nouvelle sphère
pour les idées poétiques , à l'orateur auquel elles pré-
(1) Cicéron,
MERCURE DE FRANCE , AOUT 1812 . 393
sentent de nombreux alimens pour le foyer de son éloquence
, à l'artiste qu'elles enrichissent d'idées nouvelles ,
dont elles échauffent le génie et auquel elles font enfanter
des chefs-d'oeuvre ; cela est également vrai pour le
magistrat , pour l'administrateur , pour le négociant
même dont les spéculations doivent acquérir par- là plus
de justesse et d'étendue. L'opinion contraire est un préjugé
et un préjugé nuisible ; M. Bouvier en a vu les funestes
effets lorsqu'il était à la tête des consultations gratuites
de la Société de médecine de Paris , et lorsqu'il
remplissait les fonctions de membre du bureau central
d'admission aux hospices . Il aime son art , il n'a pu lire
sans indignation cette foule de certificats , de mémoires
consultatifs plus ridicules encore par la diction que par
les fautes grossières d'orthographe qui y défigurent
chaque mot. Ces inconcevables écrits sortent cependant
d'une classe d'hommes auxquels , par leur état même, on
doit supposer quelques lumières et quelqu'éducation.
Onnepourra pas croire qu'une semblable collection ait
pu être faite dans la capitale de l'Empire français à la fin
du dix-neuvième siècle ; et assurément, si quelque chose
pouvait convaincre la mauvaise foi , cette collection
serait bien suffisante pour guérir certains écrivains de la
manie de publier par-tout que les malheurs et les crimes
de la révolution sont dus aux lumières et à la littérature ,
qui ont été trop généralement répandues dans ces derniers
tems . M. Bouvier , en combattant ce préjugé honteux
et déshonorant pour son art , a présenté sur l'importante
question qui fait l'objet de son mémoire quelques
aperçus rapides et extrêmement utiles. Il n'a pu donner,
dans les vingt-six pages qu'il lui a consacrées , tous les
développemens dont elle est susceptible. Cette question
tient aux vues les plus profondes de la métaphysique ; si
on la considérait sous tous ses rapports , si on la traitait
dans tous ses développemens , elle exigerait des volumes
entiers et tout l'emploi du tems de leur auteur. M. Bouvier
sert bien mieux l'humanité , il soigne et guérit ses
malades ; il ne craint pas le reproche qu'on pourrait
adresser à quelques-uns de ses confrères qui oublient
leur état et leurs devoirs pour s'occuper d'une vaine glo
394 MERCURE DE FRANCE ,
riole , ou , sil'onveut , du soin unique de se faire une réputation;
c'est dans cette partie sur-tout que l'art funeste
des réputations a été porté à un haut point de perfection .
Il faut le dire , les grandes réputations à Paris sont souvent
des piéges véritables ; l'art de se faire un nom est
une science particulière , entièrement étrangère à la
science réelle qu'exige l'état dans lequel on veut briller.
Dans cette ville immense on ne vous connaît pas et on
ne peut pas vous connaître par vos succès . La maladie
difficile dont un médecin habile et modeste vient faire la
cure est souvent ignorée du plus proche voisin; mais il
est des moyens sûrs de faire passer pour habile l'homme
le plus ignorant. Parmi ces moyens les docteurs dans la
science des réputations ne négligent pas la mise au jour
de quelques volumineuses compilations bien indigestes ;
ils connaissent sur-tout l'art de les produire , de les vanter
, de les faire valoir , d'en saisir les cent bouches de la
renommée ; l'art de l'intrigue enfin est cultivé par eux
avec une effrayante habileté; on croit sur parole , on se
laisse imposer par un grand nom. Hélas ! quel tableau
ne pourrais-je pas présenter de ces funestes erreurs et de
leurs affreux résultats ! Mais quittons d'aussi tristes vérités
et revenons au modeste écrit de M. Bouvier .
Un jourual a traité cette estimable production avec
une extrême légèreté , je pourrais même dire , avec
mauvaise foi . Ces défauts si communs aujourd'hui , et
qui ont fait d'une profession utile un métier méprisé , ne
sont cependantpas ordinaires aux rédacteurs de cejournal.
Il a d'abord blamé le style de M. Bouvier. En fait
de goût rien ne se prouve , mais si les bornes de cet article
me le permettaient, je mettrais sous les yeuxdes lecteurs
quelques passages de ce mémoire , et je crois qu'ils
ne partageraient pas l'opinion du censeur. J'avouerai
cependant que M. Bouvier a dans beaucoup de passages
cette espèce d'obscurité (si on peut l'appeler de ce nom)
qui semble , en général , appartenir à tous les écrivains
obligés de traiter dans un cadre étroit des matières profondes
. L'extrême concision dans laquelle ils se ren
ferment, exige la suppression d'une infinité d'idées intermédiaires
qu'ils laissent suppléer au lecteur; et elle tes
1
AOUT 1812 . 395
force à faire le rapprochement subit de celles qui paraissent
à un grand intervalle les unes des autres : aussi j'ai
toujours pensé qu'il était difficile d'être très-clair et trèsconcis
, dans des objets de pure métaphysique dont les
abstractions échappent souvent à l'attention des lecteurs
lors même qu'on leur donne les plus grands développemens.
Mais ce qui est inexcusable de la part du rédacteur
du journal que j'indique sans le citer , c'est sa mauvaise
foi. Il prête à M. Bouvier des idées ridicules ; il lui fait
dire qu'il faut tout savoir pour savoir guérir ; qu'un médecin
savant dans les arts mérite plus de confiance qu'unmédecin
fort habile en médecine , etc., etc. Assurément de
pareilles idées ne peuvent pas appartenir à un hommede
sens . Si M. Bouvier pouvait avancer de pareils sophismes ,
il entendrait bien peu ses intérêts ; car son véritable titre
estson habileté enmédecine. Il n'a jamais considéré ses
autres connaissances que comme des soutiens , des auxiliaires
de sa science médicale. Aussi la seule chose qu'il
ait prouvée dans son mémoire , c'est que le médecin, en
même tems qu'il cultive les connaissances nécessaires à
son art , ne doit pas rester étranger au moins à un grand
nombre de celles qui n'ont aucun rapport direct avec sa
pratique , et que ces connaissances même contribueront
à son instruction particulière et aux progrès de l'art en
général.
Le journal au quel je réponds , ne traite pas avec plus
de ménagement la logique de M. Bouvier que son style .
Quoique la logique présente moins à l'arbitraire , cependantonnepeut
pas plus convaincre ou persuader celui qui
se refuse àla force et à l'évidence des preuves , que celui
qui ne goûte pas le talent d'un écrivain ; mais le rédacteur
ne devait pas passer sous silence les faits et les raisonnemens
les plus concluans , et chercher à tourner
l'auteur en ridicule en présentant une simple comparaison
comme la seule preuve qu'il ait donnée de son
opinion. Ce n'est pas en comparant avec le travail de
l'abeille la marche que le médecin doit suivre pour son
instruction que M. Bouvier a prétendu prouver l'opinion
qu'il soutient ; il l'a fait par une série de raisonnemens
aussi justes que bien coordonnés. Il établit que toutes
396 MERCURE DE FRANCE ,
les seiences ne doivent leur origine qu'à des faits isolés ;
que le corps de doctrine dans chaque science ne s'est
formé que lorsque les faits ont été assez multipliés , pour
que les idées pussent être généralisées ; qu'aucune science,
excepté les mathématiques et la métaphysique qui ne se
composent que d'abstractions , ne peut connaître de
bornes dans la collection des faits que présente la nature;
que les détails ne furent jamais à côté l'un de l'autre ;
qu'il faut donc les surprendre partout où ils se trouvent ,
et que pour les bien saisir , il faut avoir long-tems
observé . D'après l'auteur , l'isolement d'une science est
toujours mortel pour le talent ; il rétrécit l'esprit , gêne
son activité , empêche son développement ; le génie
même , contraint de se resserrer dans un certain nombre
d'objets , dont les liaisons existent ailleurs , s'agite et
se tourmente sans cesse pour ramener ces objets à quelque
point de vue particulier ; il se consume inutilement
ou s'épuise dans une fausse direction. Cet isolement est
fatal à la science; il la retient éternellement dans l'enfance
; il la frappe d'une langueur mortelle ; ceux qui s'y
livrent ne peuvent apprendre que ce qu'on a su . Mais
qu'un savant qui se sera familiarisé avec toutes les connaissances
nécessaires à son art fasse une excursion sur
les sciences qui lui sont étrangères , de ce moment les
impressions nouvelles donneront aux anciennes un caractère
qu'elles n'avaient point eu encore ; l'imagination
se réveille , une partie des anciennes idées s'étend , les
autres se rectifient . Dans cette multitude de connaissances
étrangères , il s'en trouve un très-grand nombre
qui s'appliquent à la science qu'on cultive. N'y en eût-il
qu'une seule , cette science sera riche d'une vérité de
plus. C'est toujours beaucoup , dit M. Bouvier , qu'une
vérité de plus pour une science , quand cette vérité est
de nature à se combiner avec celles qui y sont déjà connues
. A cette occasion l'auteur cite les grands résultats
qu'a eus pour l'astronomie une seule vérité physique .
Dès-lors , ajoute-t-il , notre savant devient capable de
rompre les entraves qui s'opposent aux progrès de la
science , et il en recule les limites .
A ces preuves de raisonnement , l'auteur joint des
AOUT 1812 . 397.
preuves de fait . Il démontre que la médecine repousse
les simples ouvriers , même dans les plus petits détails .
Que serait-ce , dit-il , qu'un dentiste , qu'un oculiste qui
n'aurait que la main ? Où en serait l'art des accouchemens
si tous les accoucheurs n'avaient été que des sagesfemmes
? Il recommande l'étude des élémens du calcul,
de la géométrie , et des sections coniques qui conviennent
à toutes les sciences , ou parce qu'elles leur sont
directement utiles , ou parce qu'elles forment le jugement
, cet instrument qui doit lier les procédés de toutes
les sciences . Il présente comme devant amener à d'heureuses
applications en médecine , une certaine latitude
de connaissances dans l'optique , l'acoustique , les deux
statiques , et les deux dynamiques ; mais il faudrait
qu'elles fussent enseignées par de véritables physiologistes
. Des professeurs vraiment médecins sauraient se
garantir de l'erreur de ceux qui ont voulu transplanter
ces sciences dans la médecine , et qui ont retardé plutôt
qu'aidé sa marche en ne tenant pas compte des qualités
physiques qui doivent nécessairement déranger la rigueur
des calculs .
Après avoir parcouru les diverses sciences utiles à la
médecine , telles que l'histoire de l'homme et de ses passions
, l'histoire naturelle , la physique , etc. l'auteur
s'arrête à celle qui est connue sous la dénomination de
science des fluides élastiques . Il remercie , au nom de
son art , M. Fourcroy d'avoir créé , pour ainsi dire , cette
science , qui doit procurer à la médecine les avantages
qu'en ont déjà retirés la physique et la chimie.
L'auteur prouve ensuite que la vérité qu'il soutient a
été sentie dans tous les tems. Nos ancêtres exigeaient de
ceux qui se destinaient à la carrière médicale , des connaissances
tant sur la marche de l'esprit humain , que
sur les phénomènes et les lois de la nature; et après nos
troubles , la nécessité d'une instruction fondée sur ce
principe , est la première qui se soit fait sentir à un gouvernement
réparateur.
Une preuve sans réplique , c'est l'opinion d'Hippocrate.
On sent qu'elle n'est pas échappée à M. Bouvier ;
c'est sur-tout en lisant ce qu'il en a dit que les lecteurs
يف
398 MERCURE DE FRANCE,
regretteront que l'auteur n'en ait pas dit davantage, et
qu'il n'ait pu donner à cette partie de son sujet de plus
grands développemens. Il n'appartient peut- être qu'au
médecin philosophe de faire bien connaître cet homme
extraordinaire qui avait pénétré dans le sanctuaire des
sciences aussi avant qu'aucun homme de son tems , et
qui , suivant sa propre expression, a fait entrer la philosophie
dans la médecine , et la médecine dans la philosophie.
Il faut peut-être joindre à toutes les connaissances
médicales la culture des autres sciences , pour
faire connaître les liens secrets par lesquels Hippocrate
asu unir tantde matériaux épars , et en former le monument
majestueux de l'art de la médecine. Je ne peux
apprécier Hippocrate comme médecin ; mais le témoignage
de tous les siècles et de tous les peuples lui a
déféré le titre glorieux de créateur et de législateur unique
de la médecine. En même tems qu'il en a posé les
bases , il semble en avoir fixé les limites. Il conçut surtout
une de ces grandes et importantes idées qui servent
d'époque à l'histoire du génie , ce fut d'éclairer l'expérience
par le raisonnement , et de rectifier la théorie par
la pratique . Mais , dira-t-on , comment a-t-il pu réunir
tant de sciences diverses , les approfondir , et créer
encore un art particulier ? Ce phénomène s'explique par
l'opinion de M. Bouvier , et offre la preuve la plus convaincante
de la vérité qu'il soutient ; les récréations d'un
génie laborieux ne sont que des changemens d'études ,
et il tire de la multiplicité de ses matériaux la facilité de
les combiner ; cette science même devient l'auxiliaire
de ses progrès dans son art , et excite les créations qu'il
doit à son génie. Aussi ce même Hippocrate , dont les
médecins les plus habiles de tous les tems ont regardé la
doctrine comme la parole d'un Dieu, suivant l'expression
de Galien , est-il digne de toute notre admiration sous
les rapports les plus étrangers à son art. Il a rendu à la
philosophie le même service qu'à la médecine ; il est le
père des méthodes expérimentales; il est celui de tous
les anciens qui les a le mieux connues , le mieux développées
et le mieux appliquées . Cet illustre disciple
d'Héraclite distingua dans les doctrines obscures et sou
AOUT 1812 . 399
vent mystiques de son maître , le premier germe de la
philosophie de l'expérience. Dans cette partie la plus
utile de lamétaphysique , qui a pour objet l'analyse des
facultés de l'esprit humain et l'origine de nos connaissances
, il a les vues profondes et le langage de Bacon;
il ajetté sur la nature un regard véritablement philoso
phique ; il en a étudié l'histoire; il a observé les faits . Il
ne voulut pas savoir , dit Aristote , comment les choses
se sont faites avant de savoir comment elles sont. Toutes
les sciences naturelles ressentirent l'influence de son
génie ; il cultiva avec éclat les sciences morales; il étudia
le coeur humain et la marche des passions ; il porta sur
les questions politiques des jugemens aussi sains qu'in
dépendans . Lorsqu'on le niédite avec attention , il devient
souvent pour le lecteur un guide sûr dans l'explication
des points controversés de l'histoire ; son bon
sens l'accompagne par-tout , et des faits rendus incroyables
par l'ignorance et les préventions des historiens ,
s'expliquent par les causes naturelles que sait leur assigner
Hippocrate. Il cultiva l'éloquence , dont il reçut les
premières leçons de Gorgias le Léontin, le plus célèbre
rhéteur de ce tems- là . En mathématiques sur-tout ilsavait
tout ce qui était connu de son tems ; il avait pour cette
science une vénération particulière ; il la conseillait à
son fils Thessalus comme devant rendre son esprit plus
intelligent et plus propre même aux objets dépendans de
lamédecine. Aristote nous apprend qu'il s'appliqua à la
physique générale , tellement qu'il tint un rang honorable
parmi ceux qui s'y étaient le plus distingués ; il
perfectionna tant de talens par de fréquens voyages . Il
avait reçu une excellente éducation : « Son père Héra-
>>clide et son grand-père Hippocrate Ier , dit M. Dacier ,
>> ne se contentèrent pas de lui enseigner la médecine ,
>> dont l'étude est ordinairement stérile quand elle est seule;
>>>ils l'initièrent dans les sciences qui se tiennent toutes
>> par la main , et dont aucune ne saurait être parfaite
>>sans ses compagnes; ils lui apprirent la logique , la
>>physique , la géométrie , l'astronomie , car le médecin
>>ne peut être parfait sans ce cercle de connaissances .>>>
Ce grand homme consacra ses jours au soulagement des
:
400 MERCURE DE FRANCE , AOUT 1812 .
malheureux ; il refusa , dit- on , tant de richesses , tant
d'espérances offertes par le plus puissant monarque de
l'Asie ; il sut résister à tout pour consacrer sa vie aux
malheureux Athéniens désolés par la peste. Son désintéressement
, sa constance courageuse , l'amour du nom
Grec , c'est-à-dire l'amour de la patrie , le font placer
au-dessus des plus illustres bienfaiteurs d'Athènes. Ils
ont pour lui la même vénération qu'ils auraient eue
pour Apollon ou pour Esculape. Ils l'initient aux mystères
sacrés ; ils lui décernent une couronne d'or , il
jouira de tous les privilèges attachés au titre de citoyen
d'Athènes . Toutes ses dépenses , pendant sa vie ,
seront acquittées par le trésor public. La reconnaissance
de la postérité a garanti la durée des hommages que lui
rend la reconnaissance libre d'Athènes , et ce même
homme dépose dans des écrits immortels les principes
d'une science dont il fut le créateur ; et ce même homme
dans les autres sciences étrangères à son art déploie une
profondeur de génie et une étendue de connaissances
qu'on a peine à concevoir dans un seul individu ; et co
même homme , d'un pinceau également vigoureux et plein
de vérité , fait le tableau des médecins qui déshonorent
leur profession par leur avidité , leur ignorance et leurs
vices , qui dégradent le plus noble des arts en trafiquant
de la vie et de la mort des hommes : imposteurs d'autant
plus dangereux , ajoute Hippocrate , que les lois ne sauraient
les atteindre et que l'ignominie ne peut les humilier.
Aussi combien ses écrits n'appellent-ils pas le respect
sur sa personne même ! on y voit la candeur et
l'honnêteté de son caractère. Avec quelle touchante franchise
il rend compte de ses malheurs et de ses fautes !
Avec quel charme il trace le tableau du véritable médecin
! L'auteur du voyage du jeune Anacharsis en a rassemblé
les principaux traits , et le talent de cet illustre
moderne a su leur donner une physionomie et un intérêt
nouveau . Je ne peux mieux terminer cet article qu'en
rappelant auxjeunes médecins ce morceau qu'ils devraient
avoir toujours présent à la mémoire , et que l'auteur de
l'écrit que j'examine semble avoir pris pour règle de sa
conduite.
ROLLE.

5.
cen
LITTÉRATURE ET BEAUX - ARTS .
TABLEAU DES PEUPLES QUI HABITENT L'EUROPE , CLASSÉS
D'APRÈS LES LANGUES QU'ILS PARLENT , ET TABLEAU DES
RELIGIONS QU'ILS PROFESSENT ; par FRÉDÉRIC SCHOELL .
Seconde édition , entiérement refondue et considérablement
augmentée . - Un vol . in-8° , avec une carte
géographique. — A Paris , chez F. Schoell , rue des
Fossés-Montmartre , nº 14 , passage du Vigan .
Il y a deux ans que M. Schoell nous donna la première
édition ou plutôt l'esquisse de l'ouvrage que nous
annonçons . Les deux parties dont il est composé ne
formaient alors qu'une centaine de pages in- 18 . Elles
forment aujourd'hui un volume in-8º de 350 pages ;
l'auteur , cependant , n'y a rien ajouté d'inutile , mais
on peut dire qu'il en a fait un ouvrage entièrement neuf,
en donnant très-souvent les preuves de certains faits
qu'il s'était d'abord contenté d'énoncer , et en développant
dans quelques appendices très -curieux des opinions
qu'il avait simplement émises .
Les deux Tableaux que cet ouvrage présente sont
dignes de l'attention de tous les lecteurs éclairés. Ils
nous offrent la division de l'Europe sous les deux rapports
les plus intéressans peut- être aux yeux de l'observateur
philosophe : celui des langues et celui des religions
. M. Schoell démontre fort bien l'importance du
premier dans l'introduction qui ouvre ce volume . Le
mot de nation , dit-il , peut être pris dans trois accер-
tions différentes . Tantôt il désigne tous les habitans d'un
même pays compris dans des limites naturelles , sans
avoir égard à leur origine ni à leur langage ; tantôt on
appelle nation l'ensemble des peuples qui forment la
même association politique , qui sont régis par les mêmes
lois ; on peut enfin rapporter ce mot uniquement à l'origine
des peuples , sans considérer ni le pays qu'ils habitent
, ni le gouvernement auquel ils sont soumis . Sous
Cc
402 MERCURE DE FRANCE ; :
,
les deux premiers rapports , observe notre auteur , les
nations ont éprouvé de grandes et fréquentes révolutions.
Des peuples entiers ont changé plusieurs fois de
domicile ; des peuples entiers ont fait successivement
partie d'Etats différens . Ainsi les Goths qui , dans le
quatrième siècle de notre ère , habitaient vers les bouches
du Danube se retrouvent au cinquième en Italie et en
Espagne , et c'est en Suède qu'on doit les chercher aujourd'hui
; ainsi les Livoniens ont successivement obéi
aux gouvernemens polonais , suédois et russe. Cependant
, quelque fréquentes qu'ayent été sous ces deux
rapports les vicissitudes de la fortune des peuples , une
connaissance superficielle de la géographie et de l'histoire
suffit pour en établir la classification ; mais il n'en
est pas ainsi de leur troisième caractère : l'origine des
nations ne peut changer comme leur existence politique
ou leur domicile ; ei bien que les effets de cette origine
s'altèrent et par la succession des tems et par toutes les
révolutions politiques , il en reste un trait distinctif qui
ne peut s'effacer entièrement. Ce trait c'est la langue
que ces peuples parlent , et qui , malgré toutes les modifications
qu'elle éprouve , dure autant qu'eux et quelquefois
leur survit. Il s'ensuit de là que l'étude des langues
est un des plus sûrs flambeaux de l'histoire ; qu'elle
seule peut souvent mettre l'historien sur les traces d'un
peuple qui se montre pour la première fois , ou qui
reparaît après s'être retiré de la scène du monde ; que
dans les langues doit se trouver le secret des origines
communes ou diverses , des parentés des peuples et de
leurs migrations , et souvent même de la différence de
leurs génies . Homère distinguait les hommes , en géné
ral , par l'attribut de la parole ( vocales homines). Buffon
disait le style est l'homme. On pourrait ajouter avec
autant de justesse : la langue est la nation .
Mais , dit M. Schoell , si l'étude des origines par les
langues est un objet de la plus haute importance pour
l'historien , on n'arrive à la vérité dans cette étude que
par un chemin semé d'écueils . La comparaison d'une
langue avec une autre est souvent une entreprise délicate
où l'on ne saurait trop se défier des rêveries de l'éty-
1
AOUT 1812. 403
-
mologie et des prestiges de l'imagination. Il faut , avant
de s'y engager , bien déterminer quels sont les mots dont
lavessemblanceou l'identité, d'une langue àl'autre, prouve
qu'elles ont une mème source ; quelles règles il faut
suivre pour reconnaitre un mème mot , malgré les altérations
qu'il a subies , et quelles sont les formes grammaticales
qui , n'étant pas communes à toutes les langues ,
prouvent la parenté de celles qui en sont en possession .
M. Schoell expose quelques-unes de ces règles , puis se
référant aux auteurs qu'il a consultés , savoir : MM . Gatterer
et Schloezer , et sur-tout MM. Adelung et Vater ,
-il aborde le corps de son ouvrage . Ildistingue en Europe
trente-quatre peuples différens , qu'il réduit à douze
classes principales , ce qui annonce que nous avons en
Europe douze langues mères ; nous ne les nommerons
pas toutes; mais quelque brillant que soit ce titre de
langues mères , nous observerons en passant que plusieurs
d'entr'elles y font peu dhonneur. Le français ,
l'italien , lespagnol ne sont que des rejettons de la langue
latine ; les langues basque , celtique , cimbrique , lettone
et finnoise sont originales ; mais les filles du latin
ne leur envieront point leur maternité.
C'est par l'occident et le nord que M. Schoell commence
sa revue des langues européennes ; il la termine
par l'orient et le midi. Il parle d'abord des Basques qu'il
regarde avec tous les savans comme des restes des Celtibériens
ou des Cantabres . Ses opinions sur les Celtes et
les Cimbres paraîtront plus nouvelles aux savans français
. M. Schoell ne voit de Celtes qu'en Irlande et en
Ecosse . Les habitans du pays de Galles et nos Bas-Bretons
, qui se croient les Celtes par excellence , ne sont ,
selon lui , qu'un mélange de Cimbres ou Belges et de
Gaulois : leur langue n'a pas seulement des mots celtiques
et cimbriques. Le séjour des Romains dans la
Grande-Bretagne y a mělé aussi des mots latins ; et les
mêmes faits qui servaient aux enthousiastes du bas-bre
ton à en prouver l'antiquité et la presqu'universalité dans
l'ancienne Europe , il s'en prévaut pour attaquer jusqu'à
son originalité.
M. Schoell traite beaucoup mieux les peuples germa-
CC 2 :
404 MERCURE DE FRANCE ,
1
niques ; divisés en deux grandes familles , les Teutonset
les Scandinaves , ils couvrent une grande partie de l'Europe
, et leur langue très -cultivée dans le dialecte nommé
lehaut allemand est la plus riche des langues modernes,
M. Schoell en expose très-bien les avantages , tels que
la faculté de composer des mots , l'usage fécond des
prépositions pour leur donner des significations nouvelles
, l'emploi de l'accent tonique qui , dans un mot
composé , dirige l'attention sur telle ou telle de ses parties
et les différens ordres de construction. Peut-être n'a-t-il
pas exposé aussi complétement les désavantages de la
langue allemande ; la pauvreté et l'embarras de ses conjugaisons
, le retour fréquent de certaines désinences
désagréables , l'inconvénient des particules séparables
des verbes , et celui de la construction transpositive ;
mais nous devons dire à sa décharge qu'il était plus
utile de montrer aux Français les avantages que les
défauts d'une langue qui est aujourd'hui si riche en ouvrages
excellens .
Les langues dérivées du latin ont fourni à l'auteur
l'occasion de parler des deux langues latines anciennes ,
dont l'une était parlée par le peuple , et l'autre par les
gens bien élevés. Ce fut la première qui fut portée dans
les provinces , circonstance qui n'a pas servi à la perfection
des idiômes modernes qui en sont nés . Le français
est celui dont M. Schoell s'occupe davantage. Illui
a même consacré son troisième appendix , tiré d'une
dissertation de M. Beck publiée à Léipsick. Des différentes
sections qui le composent , nous recommandons
principalement celle qui contient une liste de mots français
pris de l'allemand. Elle est beaucoup plus nombreuse
qu'on ne pourrait croire , sans être à beaucoup
près complète , et elle prouvera aux plus incrédules qu'il
est impossible de travailler aux étymologies de notre
langue sans bien connaître les deux principaux dialectes
de l'allemand.
Nous ne suivrons pas M. Schoell dans son tableau des
peuples Slaves , dans celui des Lettons , des Finnois , des
Hongrois , des Albanais et des Turcs. Nous passerons
méme celui des Grecs , quoiqu'il contienne des détails
AOUT 1812 . 405
très-instructifs sur les différens dialectes du grec moderne
et sur les quatre styles qu'emploient les écrivains
Grecs d'aujourd'hui . Un morceau encore plus intéressant
nous appelle : c'est le premier appendix , tiré d'un ouvrage
de M. Frédéric Schlegel , sur l'analogie de la langue
indienne ou samscrite avec le grec , le latin , le persan
ou l'allemand. Ce rapprochement paraîtra sans doute
fort extraordinaire; mais il n'en a pas moins été fait
d'après toutes les règles développées parM. Schoell dans
son introduction. On a comparé les mots dont l'usage
est le plus commun , beaucoup de racines principales et
les formes grammaticales essentielles. Après avoir lu
ce morceau avec attention , on ne peut guères s'empêcher
de reconnaître et l'analogie sur laquelle l'auteur insiste
, etl'antériorité du samscrit aux quatre langues qu'on
vient de lui comparer. Nous oserions même assurer que
pour celles de ces langues que nous connaissons , l'auteur
n'a pas usé de toutes ses ressources. Peut-être un
jour cette opinion sera-t-elle démontrée jusqu'à l'évidence
, et ce sera un vaste champ ouvert aux conjectures
de ceux qui tenteront de l'expliquer .
L'appendix nº V, où il est question de lalangue turque,
offrira encore un morceau très-curieux. C'est une pièce
de la chancellerie ottomane traduite en français , et dans
laquelle on a eu soin d'imprimer en italique tous les mots
persans et arabes dont l'écrivain turc s'est servi. Ils en
forment plus des sept huitièmes . Quelque étonnante que
la chose puisse paraître, elle lesera moins pourquiconque
voudra faire la même opération sur quelque prosateur
anglais , en mettant en italique tous les mots empruntés
aux langues latine et française .
Nous terminerons l'annonce de ce tableau des peuples
européens classés d'après leurs langues en disant que
M. Schoell y a joint une carte où les pays qu'ils habitent
sont désignés par différentes couleurs. Il est assez pquant
d'y voir les Grisons et les Valaques coloriés
comme les Français et les Espagnols .
Ce qui distingue le tableau des religions , c'est l'excellent
ordre dans lequel M. Schoell a classé sous ce rapport
les peuples européens et même la plupart de ceux
4c6 MERCURE DE FRANCE ,
de l'ancienmonde . Il commence par établir deux grandes
divisions : la première , des systèmes religieux quiméconnaissent
le vrai Dieu : la seconde , des systèmes religieux
qui reconnaissent un seul Dieu . Dans la première classe
se rangent d'abord le culte des Fétiches et celui des astres ,
ensuite l'anthropolatrie ou le culte des hommes, qui comprend
l'ancienne religion grecque et romaine, le lamisme
et la religion de Foe . On y voit avec plaisir que l'auteur
ne range point les Grecs ni les Romains parmi les ido-
Jâtres , et qu'il explique la religion de Zoroastre de manière
que le manichéisme ne peut pas s'en appuyer. Arimane
y est bien représenté comme l'antagoniste d'Oromaze
, mais au -dessus de tous deux se place un premier
principe sous le nom de Zerune- Akerone .
On voit aussi avec plaisir que la seconde division ,
celle des adorateurs d'un seul Dieu , comprend beaucoup
plus de peuples que la première. EnAsie , outre les disciples
de Zoroastre dont nous venons de parler , elle
compte à la Chine les sectateurs de Confucius , et dans
l'Inde ceux du Bramisme. En Europe , il n'est aucun
peuple qu'on n'y doive ranger. M. Schoell les partage
en deux classes , les déistes qui n'admettent point de
révélation , et les adorateurs de Jehovah qui forment
trois nouvelles divisions , selon qu'ils admettent une seule
révélation ou qu'ils en reçoivent encore une seconde et
une troisième . On voit que les uns sont les Juifs , les
autres les Chrétiens, et les derniers les Musulmans . Les
premiers et les derniers ont été les plus faciles à subdiviser
: ceux-là en Talmudistes et Caraïtes , selon
qu'ils admettent ou rejettent le Talmud; les autres en
disciples d'Omar ou d'Ali , en Sunnites et Schiites selon
qu'ils adoptent ou réprouvent la Sunna. La classification
des Chrétiens était beaucoup moins aisée , M. Schoell
en fait d'abord deux familles : celle des Chrétiens qui
outre la Bible reconnaissent une autre autorité en
matière de foi , et celle des Chrétiens qui ne reconnaissent,
en matière de foi , d'autre autorité que la Bible.
Ce serait sortir des bornes de cet article que de suivre
l'auteur dans les nouvelles ramifications de ces deux
branches principales. Elle sont trop nombreuses et tienAOUT
1812 . 407
11
nent à des opinions théologiques dont le simple exposé
serait même déplacé dans ce journal. Contentons- nous
d'observer qu'aucune des subdivisions de notre auteur
n'est arbitraire , et qu'il règne dans toute cette partie
de son ouvrage une grande clarté . On y trouvé, même
des choses très-intéressantes et généralement peu connues.
De ce nombre sont les véritables opinions de l'ancienne
église grecque sur la transsubstantiation et le purgatoire
, opinions assez peu différentes des sentimens de
Luther pour que ses disciples eussent pu concevoir , au
seizième siècle , quelque espérance de se réunir aux
chrétiens grecs . De ce nombre encore est une courte
histoire de l'église catholique et janséniste d'Utrecht ,
qui a subsisté cent ans séparée à-la-fois des protestans et
de l'église romaine , proscrite par le chef des catholiques
et soutenue par un gouvernement protestant , et qui n'a
été enfin rétablie dans la communion du pape que par la
réunion de la Hollande à l'Empire français. Citons enfin
l'appendix nº III de cette partie , sur les Sabéens , Galiléens
ou chrétiens de Saint-Jean. Ce peuple singulier
qui habite dans les environs de Bassora , et dans quelques
parties de l'Inde , de l'Arabie , de la Syrie et de la
Perse , ne suit point , comme on pourrait le croire , les
préceptes de l'évangéliste saint Jean , mais il prétend
tenir sa religion de saint Jean-Baptiste. On jugera avec
quel fondement , en apprenant que bien qu'entée sur le
judaïsme , elle est mêlée d'opinions chaldéennes , de
quelques préceptes de l'évangile et de pratiques qui leur
sont communes avec les chrétiens . Ils vivent d'ailleurs
entr'eux dans une concorde exemplaire et pratiquent
l'hospitalité. Les détails que nous donne M. Schoell sur
leurs livres sacrés , leurs cultes et leurs prières , sont extrêmement
curieux .
Je ne sais si l'on trouvera que j'ai donné trop d'étendue
à l'annonce d'un volume dont la grosseur est assez médiocre
; j'ai cependant cherché à être court , mais il est
difficile de l'être en analysant un ouvrage aussi plein de
choses que celui-ci . L'auteur a très-bien rempli le but
qu'il s'était proposé en le composant ; etje n'en connais
point, du moins en français , que l'on puisse consulter
:
408 MERCURE DE FRANCE ;
plus commodément et avec plus de fruit pour connaître
les peuples de notre Europe sous le double rapport de
leurs langues et de leurs religions . C. V.
OEUVRES DE PONCE DENIS ( ECOUCHARD ) LE BRUN ,
membre de l'Institut de France et de la Légion -d'Honneur
, mises en ordre et publiées par P. L. GINGUENĖ ,
membre de l'Institut; et précédées d'une Notice sur sa
vie et ses ouvrages , rédigée par l'Editeur . - Quatre
vol. in-8 ° , imprimés par Crapelet.- A Paris , chez
Gabriel Warée , libraire , quai Voltaire , nº 21 .
( DEUXIÈME ARTICLE. )
IL n'est pas sûr que notre langue fût d'abord aussi
étrangère qu'elle paraît l'être aujourd'hui , aux expressions
et aux tours poétiques les plus hardis ; je ne dis
pas à sa première origine et dans le misérable état de
bégaiement où elle resta pendant sa longue enfance ,
qui dura près de quatre siècles ; mais lorsque , dans le
seizième , elle se dégagea enfinde ses langes , et que sous
la plume de quelques grands écrivains , elle commença
à prendre de la régularité , de la force et de la noblesse.
Pour ne parler que des poëtes , celui qui eut alors le
plus de réputation fut Ronsard. C'est lui qui l'a le plus
complétement perdue : les autres sont oubliés ; lui , on
le cite souvent comme un modèle de ridicule et de mauvais
goût . Ces vers de Boileau :
Réglant tout , brouilla tout , fit un art à sa mode ,
Et toutefois long-tems eut un heureux destin.
Mais sa muse , en français parlant grec et latin ,
Vit dans l'âge suivant , par un retour grotesque ,
Tomber de ses grands mots le faste pédantesque ,
sont souvent répétés , et l'on ne voit dans Ronsard que
ce brouillon , ce versificateur grec et latin en langue
française , ce poëte qui n'écrivit qu'avec pédanterie et
avec le faste des grands mots . Il y a sans doute de tout
cela dans son style; et quand il donne à un enfant mort
dans ses premières années les titres d'Ocymore , Oligo-
1
AOUT 1812 . 409
;
chronien , et quand il adresse à Apollon cette strophe
entière:
O Père , ô Phoebus Cynthien ,
Osainct Apollon Pythien ,
Seigneur de Déle , isle divine ,
Cyrenéan Pataréan
Par qui le trepié thymbréan
Les choses futures devine ;
il est bien permis à un Français de trouver cela beaucoup
trop grec ; mais dans ce début d'une de ses odes ,
quoique le mot grec Dircéan s'y trouve encore :
Errant dans les champs de la Grace
Qui teint mes vers de ses couleurs ,
Sur les bords Dircéans j'amasse
L'élite des plus belles fleurs ;
mais dans ceux où il dit en parlant d'une rose à une
belle :
Les plis de sa robe pourprée ,
Et son teint , au vôtre pareil ;
lorsqu'il s'écrie :
O vraiment marâtre nature ,
Puisqu'une telle fleur ne dure
Quedu matinjusques au soir!
lorsqu'il donne à cette rivale de la rose les conseils intéressés
d'un amant :
Tandis que votre âge fleuronne
En sa plus verte nouveauté ,
Cueillez , cueillez votre jeunesse ;
Comme à cette fleur la vieillesse
Fera ternir votre beauté ;
il n'y a là certainement ni grands mots ni pédanterie.
Ce poëte donna le premier une forme harmonieuse à
nos vers et à nos strophes. Il essaya aussi le premier
d'emprunter de Pindare et d'Horace cet art des digressions
épisodiques qui agrandit les sujets , les varie et les
ennoblit; et dans plusieurs de ses odes , il y réussit parfaitement.
La dixième du premier livre est celle où il y
410 MERCURE DE FRANCE ,
réussit le mieux. Elle fut regardée avec raison comme
la plus belle ; il y chante les louanges du chancelier de
l'Hôpital , qu'il loue sur-tout d'avoir ramené des cieux
les filles de Mémoire ; c'est l'éloge de la poésie autant
que de ce grand homme . Hésiode a fourni au poëte la
fable de la naissance des Muses , toutes sorties d'un seul
enfantement du sein de Mnemosyne , rendue mère par
Jupiter . La déesse les conduit devant leur père , dans
un festin que l'Océan donnait aux Dieux. Elles chantent
plusieurs traits de la mythologie , et enfin la révolte des
Titans contre les Dieux , et la victoire de Jupiter. Il est
enchanté de leur voix , de leur poésie , et leur accorde
pour récompense tout ce charme et tout ce pouvoir
qu'elles exercent sur la race humaine par l'organe des
grands poëtes , dociles à leur inspiration , et fidèles aux
lois de l'honneur et de la vertu . Revenues sur la terre ,
elles inspirèrent d'abord les sibylles , les oracles , les
prophètes , qui s'exprimèrent tous en vers ; ensuite les
poëtes antiques , jusqu'au moment où la barbarie couvrit
la terre ; alors le bruit continuel des armes effraya les
filles de Jupiter , et elles retournèrent dans les cieux.
Elles y restèrent long-tems . Lorsqu'elles veulent revenir
sur la terre , le Dieu va trouver les Parques , occupées
à filer la destinée des mortels . Clotho terminait alors la
fusée de la plus belle vie qu'oncques retordirent ses doigts .
Elle la remetaux mains de Jupiter , qui crée tout exprès ,
en la présence des Dieux , unnouvelhomme à son image et
lui donne toutes les perfections et toutes les vertus. C'est
lui qui ramène ici-bas les Muses , par ordre du maître
des Dieux , et qui leur sert de guide et d'appui. L'éloge
mérité des vertus , des grands talens de l'Hôpital , de son
amour pour les Muses et de la protection qu'il leur accorde,
termine cette longue fable , longue sans doute ,
car dans cette ode qui a soixante-douze strophes elle en
occupe soixante , mais qui dans un tems où toute la
France regardait comme de très-bon français la langue
dans laquelle elle est écrite , dut exciter une admiration
générale.
Dans une autre ode , adressée au roi Henri II , c'est
la fable de Francus échappé à l'incendie de Troie , et
AOUT 1812. 411
:
tige prétendue des Francs . Dans une autre , au Dauphin
** qui fut depuis le roi François II , c'est une fable de l'invention
du poëte . Catherine de Médicis , jeune nymphe
: n'aimait , comme Diane , que la chasse et les forêts .
* Accablée de fatigue et de chaleur , elle dormait sur les
- bords de l'Arno ; Jupiter la vit, en fut épris , et voulut
en jouir : le Dieu du fleuve l'arrête en lui prédişant
que le fils qui naîtra de cette nymphe sera plus grand
que son père. Elle est destinée à un prince français ; et
c'est de leur hymen que doit naître un rejetton à qui les
parques ont prédit le comble de la grandeur et de la
gloire . Le Dieu réprima son amour; l'hymen fut célébré ;
dix ans se sont écoulés ; le prince vient enfin de naître ;
et le poëte lui prédit qu'il vaincra , qu'il soumettra un
jour les souverains de l'Europe entière ; qu'ayant étendu
- de toutes parts ses conquêtes , il rentrera en triomphe
dans la capitale de son empire ; il décrit ce triomphe et
chante l'hymne de victoire , qu'il termine par des voeux
pour la paix.
Des sujets moins élevés amènent d'autres fables ; par
exemple , l'éloge du navigateur Bélon , alors célèbre , ne
manque pas de rappeler au poëte l'expédition des Argonautes
et la conquêté qui en fut l'objet. Des digressions
moins étendues , des allusions continuelles aux fables
anciennes , et ce qui valait mieux , ce qui le rendait plus
national , des noms français d'hommes et de lieux
souvent employés , des éloges du Vendomois son pays ,
de la forêt de Gastine , de la rivière du Loir , de la fontaine
Bellerie , et de courtes descriptions de ces agréables
paysages , animent et vivifient un grand nombre de
ses odes .
Son style , comme nous l'avons déjà vu , n'est pas
par-tout aussi mauvais qu'on le croit. En imitant les
Grecs et les Latins , il est loin d'oublier toujours le génie
naissant de notre langue . On reconnaît en même tems
le disciple des poëtes anciens et le poëte créateur d'expressions
françaises qui n'ont rien d'étrange ni de barbare
dans cette comparaison de la paix avec les pluies
du ciel après la sécheresse :
412 MERCURE DE FRANCE ,
Ainsi que les champs tapissez
De pampre ( 1 ) , ou d'épicz herissez ,
Après les chaleurs survenues ,
Desirent les filles des nues (2) ,
Ainsi la France t'attendait ,
Douce nourricière des hommes ,
Douce rosée qui consommes
La chaleur qui trop nous ardait (3 ) .
On le reconnaît de même quand il dit : Qu'il verse la
rosée de la louange sur la race des Valois ,
Comme un qui prend une coupe ,
Seul honneur de son thrésor ,
Et, de rang , verse à la troupe
Du vin qui rit dedans l'or.
Quand il ajoute que l'oreille du roi boira la douce
merveille qu'il y veut répandre ; quand il emploie le
verbe chatouiller , presque aussi poétiquement que le
grand Racine a depuis osé le faire ,
Le coeur de cette jeune bande (4)
Chatouillé d'un noble desir ;
quand il appelle le fond de la mer le sein des plaines
salées , et sa surface les campagnes vertes , ou les plaines
humides ; quand il place dans ces profonds royaumes
de l'océan ,
Les semences de toutes choses ,
Eternelles filles des eaux , etc.
tout cela est neuf et hardi ; mais aucune de ces expressions
n'est repoussée par le génie de la langue .
Les inversions dont il use fréquemment , sont quelquefois
très-dures ; quelquefois aussi elles ont de la
(1 ) Enjambement qui n'était point alors regardé comme une faute.
(2) Les pluies.
(3) Nous brûlait. Ardre était alors aussi français que brûler l'est
maintenant.
(4)De la jeune troupe des Muses dont il chante la naissance .
1
AOUT 1812: 413
mollesse et de la grâce , comme dans le dernier de ces
quatre vers :
Celui qui ne nous honere
Comme prophètes des dieux ,
Pleind'un orgueil odieux ,
Les dieux ilméprise encore.
Ses comparaisons ont souvent quelque chose de bizarre ,
mais il les exprime avec une force singulière , et toujours
poétiquement. Telle est celle-ci qu'il met dans la bouche
de Jupiter parlant aux Muses ses filles , qui viennent de
chanter pour la première fois devant lui. Comme l'aimant
, dit- il , inspire sa force au fer qui le touche , puis
ce fer attire à son tour un autre fer qui en tire d'autres
après lui ;
Ainsidu bon fils de Latone
Je ravirai l'esprit à moi :
Lui , du pouvoir que je lui donne
Ravira les vostres à soi ;
Vous par la force Apollinée (5)
Ravirez les poëtes saints ;
Eux, de votre puissance atteints ,
Raviront la tourbe étonnée,
On aura beau dire ; il n'y a rien de méprisable , ou
plutôt , si l'on se reporte à cette enfance de notre poésie
et de notre langue, il n'y a rien que de louable dans de
pareilles images , rendues en de pareils vers .
Depuis environ la moitié de ce siècle jusque vers la
fin, Ronsard continua de régner sur notre Parnasse ;
mais dans les douze ou quinze dernières années un astre
naissant fit pâlir le sien , et l'éclipsa bientôt après entièrement
. Malherbe vint ; il sentit mieux le caractère
de la langue , qui était plus avancée ; il fut doué d'un
sentiment exquis de l'harmonie ; il perfectionna le
rhythme , et donna aux strophes une coupe mélodieuse
et savante, à laquelle on n'a presque rien ajouté depuis .
Enunmot, il mérita , dans tous les points , l'éloge qu'en
a fait le législateur de notre Parnasse.
(5) Epithète composée à sa manière , pour dire la force d'Apollon.
(
414 MERCURE DE FRANCE ,
Son génie est moins hardi , moins fécond , moins inventifque
celui de Ronsard. Ses plans sont moins vastes ;
il trace moins grandement ses dessins ; il rattache moins
d'accessoires à ses sujets principaux . Sa première grande
ode , à la reine Marie de Médicis , pour sa bien-venue en
France , sur vingt-trois strophes n'en a que deux épisodiques
, où le poëte feintque , tandis qu'elle voguait sur la
mer , Neptune épris de sa beauté , voulut la retenir. Tout
le reste est en éloges , en voeux et en prédictions glorieuses
. L'ode sur l'assassinat de Henri-le-Grand , à la
fin de 1605 , a plus de mouvement et plus d'invention.
L'invocation au Soleil et l'autre invocation plus étendue,
adressée au génie qui préside à l'Empire français , et la
fiction du dieu de la Seine qui voyant commettre ce parricide
se replonge dans ses eaux avec ses nymphes
effrayées , et cette belle apostrophe que le poëte leur
adresse quand le péril est passé :
Revenez , belles fugitives ;
De quoi versez-vous tant de pleurs?
Assurez vos ames craintives ;
Remettez vos chapeaux de fleurs ,
sont d'une riche et brillante poésie. Dans la seconde à
Henri -le- Grand , dans celle au duc de Bellegarde , dans
la première et la seconde ode à Marie de Médicis sur sa
régence , il y a de grandes beautés , mais presque toutes
nécessairement dictées par le sujet et qui font admirer
l'ordre des idées , la clarté , la noblesse du génie de
l'auteur , plus que son imagination . La seule peutêtre
où il paraisse animé de l'esprit de l'ode antique est
l'ouvrage de sa vieillesse , c'est celle au roi Louis XIII
marchant pour aller punir les Rochellois. L'apparition
de la Victoire aux bords de la Charente en son habit de
gloire, et la fable des Titans subitement et naturellement
amenée , sont tout-à-fait dans le genre de Pindare.
Malherbe y dit : Je suis vaincu du tems; et cette ode
seule assurerait son immortalité.
Il est d'autant plus important de se rappeler les services
qu'il rendit à notre langue , que cette langue estencore
entre ses mains pleine de nouveauté, de hardiesse ,
AOUT 1812 . 415
1
et même d'audace , si on la compare à presque tous les
poëtes qui l'ont suivi. On peut dire que , quant au style ,
nos plus grands poëtes de l'âge suivant ont été quelquefois
ce qu'il est presque toujours .
Boileau nous dit :
Marchez donc sur ses pas ; aimez sa pureté ,
Etde son tour heureux imitez la clarté.
Relisez maintenant ses plus belles odes en vous rappelant
ces deux vers ; il n'y en a que huit ou dix , et je les
ai presque toutes citées ; vous verrez , dès la première à
Henri-le-Grand , un coup de foudre ;
Qui montre aux ambitieux
Que les fureurs de la terre
Ne sont que paille et que verre
A la colère des cieux.
Vous entendrez le poëte demander aux peuples quelles
victimes ils offriront ;
Etquel indique séjour
Une perle fera naître
D'assez de lustre , pour être
Lamarque d'un si beau jour ?
Vous verrez que Cazaux , l'appui des mutins, est tombé ,
et qu'un Alcide , fils d'Alcide ,
Aqui la France a prêté
Son invincible génie ,
Acoupé sa tyrannie
D'un glaive de liberté ;
hardiesses qui sont toutes placées à la fin de trois strophes
consécutives . Dans les fragmens de la seconde ode au
même roi , qui font regreter qu'elle n'ait pas été finie , il
lui dit : Jamais journée ne fut plus heureuse pour toi ;
Non celle (6) où tu rencontras
Sur la Dordogne en désordre
L'orgueil à qui tu fis mordre
La poussière de Coutras .
(6) Ellipse , pour non pas même celle.
416 MERCURE DE FRANCE ,
Il ajoute : Cazaux, ce Titan qui se moquait des cieux , a
vu son audace arrêtée par le trépas ;
Et sa rage infidèle , aux étoiles montée ,
Du plaisir de sa chûte a fait rire mes yeux.
Dans l'ode sur la bien-venue de la reine , il appelle lo
roi notre grand Alcide , ce qui lui dicte sur-le-champ
cette expression hardie et singulière :
Et cette valeur indomptée
:
Dequi l'honneur est l'Euristhée,
:
qui pourrait bien ne pas paraître claire à ceux qui ne se
souviendraient pas tout de suite que c'étaient les ordres
d'Euristhée qui précipitaient l'autre Alcide dans ses périlleuses
entreprises. Il ne compare point la chute d'un
rebelle à celle des Titans qui voulurent escalader les
cieux, mais à leur rébellionmême qu'il personnifie;
Comme la rébellion
Dont la fameuse folie
Fitvoir à la Thessalie
Olympe sur Pelion .
Il ose dire au roi à qui il promet l'immortalité :
Talouange dans mes vers ,
D'Amarante couronnée ,
N'aura sa fin terminée
Qu'en celle de l'univers.
Au lieu de dire à la reine : les destinées de la France'la
protégent tellement contre les vents séditieux, que, etc.;
il lui dit ;
Etla France a les destinées
Pour elle tellement tournées
Contre les vents séditieux ,
Qu'au lieu de craindre la tempête ,
Il semble que jamais sa tête
Ne fut plus voisine des cieux.
Il dit de nos guerriers :
Tout a fléchi sous leur menace.
AOUT 1812 :
Ildit àla même reine :
SEINE
DEPT
DE
LA
5.
Que saurait enseigner aux princes
Le grand démon (7) qui les instruit ,
cen Dont ta sagesse en nos provinces
Chaque jour n'épanche le fruit ?
Il lui dit ailleurs , en poëte fier de son talent et rempli
d'indignation contre les envieux qui le harcèlent :
Si quelque avorton de l'Envie
Ose encore lever les yeux ,
Je veux bander contre sa vie
L'ire de la terre et des cieux (8) ,
Etdans les savantes oreilles
Verser de si douces merveilles , etc.
Il ne dit point : ainsi quand les Grecs partis des bords
du fleuve Anaure traversèrent la mer de Scythie ; il dit
admirablement :
Ainsi quand la Grèce partie
D'où le mol Anaure coulait
Traversa les mers de Scythie
En la navire (9) qui parlait.
Pour exprimer les agitations qui signalèrent le commencement
de la régence de la reine , il ne dit point : dans
quel nouvel orage son courage ne fut-il pas éprouvé ?
mais :
En quelle nouveauté d'orage
7
Ne fut éprouvé son courage ?
et il poursuit :
Et quelles malices des flots
Par des murmures effroyables
Ades voeux , à peine payables ,
N'obligèrent les matelots ?
(7) Le grand génie .
:
(8) Cette expression énergique représente la colère de la terre et
des cieux comme un arc qu'il tient dans sa main .
(9) Navire était alors du genre féminin.
Dd
:
:
418 MERCURE DE FRANCE ,
Il ne dit point : le repos dont nous jouissons nous fera
oublier même l'usage du fer , si les Euménides ne viennent
point nous exciter à de nouveaux parricides , mais
ildit:
Et si les pâles Eumenides
Pour réveiller nos parricides
Toutes trois ne sortent d'enfer , etc.
Pour marquer le comble de la félicité publique, il se
garde bien de dire : on verra les moissons jaunir dans
nos plaines ou même jaunir nos plaines sans l'usage des
charrues , il dit :
Etsansl'usage des charrues
Nos plaines jaunir de moissons .
Enfin on parcourrait toutes les odes de ce sage écrivain,
par qui la langue fut réparée , sans en trouver une seule ,
et sans trouver presque une seule strophe où il n'y ait ,
soit dans le tour , soit dans l'expression , quelque hardiesse
pareille .
Dans les citations que j'ai choisies et même dans celles
que j'ai tirées de Ronsard , on peut remarquer trois
choses . 1º. Ces expressions , à l'exception de quelques
mots qui ne les constituent pas , et qui ne contribuent en
rien à la hardiesse des figures , n'ont point vieilli , et
sont encore tout aussi françaises qu'elles l'étaient dans
leur nouveauté. 2°. Dans ce tems-là même elles étaient
hardies , extraordinaires , et étrangères non-seulement à
la langue parlée , mais au style de la prose . 3º. Quoiqu'elles
soient encore françaises , unpoëte français n'oserait
, pour la plupart , les employer aujourd'hui on en
employer de semblables ; on les lui disputerait, on les
discuterait l'une après l'autre ; au lieu de le louer , on le
blâmerait de ces heureuses inventions . Il est naturel d'en
conclure qu'il n'est pas vrai que notre langue soit essentiellement
privée de ces caractères qui constituent une
langue poétique , et que les étrangers s'accordent à lui
refuser ; que ce n'est point ce qui dans nos premiers
bons poëtes faisait l'essence de cette langue poétique qui
a vieilli , mais que ce sont nos esprits qui se sont en
quelque sorte dépoétisés ; qu'en un mot, comme je l'ai
AOUT 1812 . 419
dit plús haut , notre nation entière a reçu , depuis une
certaine époque , une mauvaise éducation poétique , qui
lui fait méconnaître , dans sa propre langue , cette langue
de la poésie qui cependant y est toujours .
Elle n'était point encore méconnue quand J. B. Rousseau
parut. Sans compter le grand Corneille , qui l'avait
souvent parlée avec beaucoup d'audace , Boileau , Racine
et Lafontaine ne s'étaient pas montrés moins hardis,
et quoique l'on vante sur-tout l'exactitude du premier ,
l'élégance du second , et le naturel du troisième , ils ont
tous trois dans leurs différens styles une qualité commune
, qui est l'audace et le génie d'invention .
Si j'écrivais sur le style poétique en général , et non
pas uniquement sur celui qui convient à l'ode , j'en accumulerais
facilementdes exemples , tirés de ces trois grands
poëtes ; et cependant l'un n'ayant guère traité que des
sujets du genre tempéré , l'autre ayant eu toujours à
faire parler des personnages , au lieu de parler lui-même
en son nom , et l'autre enfin s'étant rarement élevé audessus
du ton familier de l'apologue , aucun d'eux n'a
pu oser tout ce que comporte la langue , et tout ce qui
est permis à un poëte lyrique. Rousseau , élève de Despréaux
, pouvait donc, sinon être plus hardi que ne l'ont
été quelquefois ces trois grands maîtres , du moins l'être
plus continûment qu'eux , dans un genre qui exige ce
que les genres où ils se sont illustrés leur ont seulement
permis . Il pouvait modeler le tissu de son style sur les
hardiesseş du leur, et sur celles dont Malherbe lui donnait
habituellement l'exemple ; mais la nature , en le
douant de plusieurs des qualités qui constituent le poëte,
l'avait moins libéralement traité à cet égard . Une noblesse
et une élégance soutenues , une clarté parfaite ,
une abondance d'images suffisante pour animer le style
et l'empêcher de languir , un sentiment exquis de l'harmonie
, et le talent de plier sa pensée à toutes les formes
de la période poétique , distinguent éminemment Rousseau.
Il est plus vaste et plus fécond dans ses plans que
Malherbe , mais il est moins inventif et moins hardi dans
son style ; il ose beaucoup moins que lui .
Il est cependant loin de manquer de ce mérite ; et l'on
Dda
420 MERCURE DE FRANCE ,
trouve dans ses belles odes un assez grand nombre de
ces expressions créées , qui furent signalées comme des
fautes par les critiques de son tems . La première de ses
grandes odes où le poëte libre dans sa marche a semé de
ces ornemens épisodiques , qui sont si fréquens dans
Pindare et dans Horace , et dont Malherbe usa trop
rarement , est l'ode sur la mort du prince de Conti .
Après un juste tribut de regrets et après des pensées
philosophiques naturellement amenées par ce triste
sujet , le poëte remonte au berceau des sociétés , à
l'origine des lois et des rois , à qui fut commis le soin
de les faire observer. Mais ces rois ont laissé approcher
d'eux la flatterie qui a corrompu en eux les sources
du pouvoir. Némésis vengera la vérité et l'équité outragées
. Tout- à-coup c'est elle-même qui parle et qui
menace du courroux des Dieux les princes que les
flatteurs ont séduits ; mais celui à qui cette ode est
consacrée n'a rien de pareil à craindre ; il écarta de lui
les flatteurs , et sa renommée passera sans tache à la
dernière postérité. Ce plan si bien tracé est exécuté dans
le style le plus noble et le plus harmonieux. On y rencontre
aussi des hardiesses , dont on ne peut reprocher
àRousseau que d'avoir été trop avare. C'est là qu'on
trouve cette belle métaphore sur la flatterie :
Serpent contagieux , qui des sources publiques ,
Empoisonne les eaux.
Et celle-ci qui est dans le discours menaçant que Némésis
adresse aux rois :
D'un encens usurpé Jupiter est jaloux ;
Vos flatteurs dans ses mains allument le tonnerre
Qui s'élève sur vous .
Et celle-ci enfin , qui montre le démon de l'orgueil creusant
un cercueil pour les grandeurs , et se servant des
mains mêmes de ceux qui en sont revêtus :
Je livrerai vos jours au démon de l'orgueil ,
Qui , par vos propres mains , de vos grandeurs funestes
Creusera le cercueil.
Laharpe a très-bien fait sentir dans son Cours de litté
AOUT 1812 . 421
rature (10) l'artifice et la beauté du plan de quatre autres
des plus belles odes de Rousseau , celles au comte
du Luc , au prince Eugène de Savoie , au duc de Vendôme
, à Malherbe , et sur-tout de la première. Il l'a citée
presque d'un bout à l'autre , quoiqu'elle soit fort longue ,
et n'y a repris que cette seule métaphore qu'il trouve
de mauvais goût :
Et je verrais enfin de mes froides alarmes
Fondre tous les glaçons .
Je m'étonne qu'il n'ait rien dit de la construction hardie
de la 4º strophe , si hardie en effet qu'il est impossible
de la réduire en prose à une construction régulière :
Mais sitôt que cédant à la fureur divine ,
Il (mon esprit ) reconnaît enfin du Dieu qui le domine
Les souveraines lois ,
Alors tout pénétré de sa vertu suprême ,
Ce n'estplus un mortel , c'est Apollon lui-même
Qui parle par ma voix .
e
Autre hardiesse , non moins remarquable dans un genre
différent , et qu'il n'eût pas été moins propos de faire
observer ; le poëte , dans la 7º strophe de cette ode qui
commence par la fable de Protée , dit qu'un prophète
fidèle ,
S'élançait dans les airs comme un aigle intrépide ,
Etjusque chez les Dieux allait d'un vol rapide
Interroger le Sort .
Les dieux et le sort que l'on interroge ne sont pas de
la même mythologie que le prophète , mais elles sont
toutes également à la disposition du poëte , et chez les
dieux pour dire le séjour céleste, et le sort pour signifier
la volonté divine qui règle ce qu'on appelle la destinée
ou lesoct, sont des expressions poétiques très-légitimes .
Le critique aurait pu encore indiquer, dans le début
d'une autre strophe , une figure très-hardie. Le poëte dit
aux Parques , en tachant de les fléchir :
Ainsi daigne le ciel toujours pur et tranquille
(10) T. VI , p. 114 et suiv .
422 MERCURE DE FRANCE ,
Verser sur tous les jours que votre main nous file
Un regard amoureux .
Il aurait peut-être trouvé mauvais que le ciel , auquel
on attribue ici un regard et qui par conséquent est
pris figurément pour les habitans , où si l'on veut pour
le maître du ciel , fût confondu avec le ciel proprement
dit , avec le ciel physique , à qui seul peuvent convenir
les épithètes pur et tranquille , et que le ciel , au lieu de
jeter ou d'abaisser un regard favorable sur nous à chacun
des jours que la Parque nous file , versat sur ces
jours mêmes un regard amoureux. Tout cela est d'un
langage auquel les critiques de profession font rarement
grâce , et que Laharpe , quand il en trouvait l'occasion ,
ne pardonnait pas plus que les autres .
Dans l'ode au prince Eugène , il a cependant rendu
uné justice éclatante à l'admirable expression du Tems :
cette image mobile
De l'immobile éternité ;
mais il a moins justement chicané d'autres expressions
qui sans être aussi belles n'ont rien de repréhensible, si
l'on accorde au langage poétique les licences qu'il doit
avoir ; il a repris aussi trop sévérement l'une de ces
hyperboles que les poëtes louangeurs se sont toujours
permises , et que ceux à qui ils les adressent ne leur
reprochent jamais. Il n'en est pas moins vrai , comme
le dit Laharpe , que dans cette seconde partie de l'ode ,
le poëte ne soutient pas le vol qu'il avait pris dans la
première. Il l'est encore que même dans ses plus belles
strophes , on admire la noblesse et la vérité des images ,
l'élégance du style et l'harmonie des vers , sans y trouver
, si l'on en excepte cette magnifique expression , qui
est une beauté du premier ordre , aucune des créations
ou des hardiesses heureuses que nous avons remarquées
dans l'ode précédente .
En citant les quatre premières strophes de l'ode au due
de Vendôme , notre critique n'y remarque que des
rimes en épithètes , qui sont trop faciles dans une de ces
strophes , et dont le choix est admirable dans l'autre. Il
1
AOUT 1812 . 423
eût peut-être été plus utile de relever , dans la première ,
ces mots :
Jusqu'à la dernière Hespérie ,
pour dire jusqu'aux extrémités de l'Hespérie , et ceux-ci
que Neptune adresse aux Néréïdes :
Soutenez son vaisseau fragile
Quand il roulera sur mes flots .
où l'on voitque par le seul mot roulera, au lieu de vogucra
qui se présentait naturellement , le poëte donne l'idée de
comparer ce vaisseau voguant sur la mer avec un char
roulant dans la carrière .
Dans l'ode à Malherbe , comment Laharpe qui loue
avec tant de raison le poëte d'avoir appelé l'homme
nouvellement formé
Le naissant ouvrage
Des mains de Deucalion ,
n'a-t-il pas désigné à l'admiration cette expression audacieuse
qui donne à Homère d'immenses rameaux comme
à un vieux chêne , et dont l'extrême audace consiste surtout
en ce que les rameaux sont d'abord donnés à Homère
et qu'il n'est question du chêne que dans le vers suivant :
Ala source d'Hippocrène
Homère ouvrant ses rameaux ,
S'élève comme un vieux chêne
Entre de jeunes ormeaux .
1
Ce sont des créations de cette espèce qui rendent une
langue poétique , quels que soient d'ailleurs ses élémens ,
ses constructions , son génie , si les poëtes qui la parlent
en créent avec abondance, si les critiques les approuvent
et apprennent au public à les admirer. Ce sont ces locutions
neuves et hardies qui forment ce que les anciens
nommaient la langue des dieux , parce qu'en effet elle
n'est point celle du commun des hommes , et qu'il n'a
été donné qu'à quelques êtres privilégiés de la parler .
En s'en servant ils savent bien qu'ils n'écrivent ou ne
parlent que pour le petit nombre , et l'axiôme cancre
paucis ne doit pas être absent de leur mémoire ;mais ce
:
424 MERCURE DE FRANCE ,
petit nombre s'accroît à mesure qu'une nation s'éclaire ;
quand son éducation littéraire est bien dirigée ; quand
ses poëtes sont vraiment poëtes , c'est-à-dire inventeurs,
et quand leurs inventions , quand les expressions neuves
et créées dont ils enrichissent leur langue ne sont pas
épiloguées et repoussées au lieu d'être applaudies .
J'ai dû avouer que Rousseau , sans manquer de cetle
faculté créatrice , l'eut à un moindre degré ou l'exerça
moins habituellement que les autres qualités qui font
le poëte , et que Malherbe ne l'avait eue avantlui. Depuis
Rousseau elle a presqu'entièrement disparu dans
ce qu'on nous a donné pour des odes . Celles de Lamothe
sont presque une dérision ; et l'on croit rêver quand on
voit ce titre d'Odes en tête des stances dures , froides et
prosaïques auxquelles il osa le donner .
Les règles que cet hérésiarque littéraire voulut établir
pour autoriser l'absence totale de poésie qui règne constamment
dans ses vers , ne semblent pas avoir fait fortune
, et cependant il est resté de ces fausses théories et
de sa détestable pratique , et de quelques autres causes
qu'il serait trop long d'indiquer, je ne sais quoi d'impoétique
qui s'est emparé de la langue et des esprits , et qui a
fait qu'au lieu de s'enrichir et de s'enhardir par la culture,
la langue a toujours été perdant de sa richesse , et les
esprits se dépoétisant de plus en plus. Ecrire avec élégance
, avec noblesse , donner aux stances de la rondeur
et des chutes heureuses , ont paru le nec plus ultrà
de la perfection du style lyrique , et personne n'a plus
senti en soi ce don de création dans le style qui distingue
nos grands poëtes depuis Malherbe jusqu'à Rousseau
, ou n'a plus osé en faire usage .
Cette langue poétique qu'ils s'étaient faite existait cependant
toujours , quoiqu'elle parût tombée dans une
sorte de désuétude , quand Le Brun formé à l'école des
anciens , commença sa carrière poétique. Il sentit de
bonne heure à quoi tenait parmi nous cet affoiblissement
du langage. Il remonta aux sources , et guidé , àses
premiers pas , par le fils du grand Racine , on peut dire
qu'il devint ensuite élève de Racine lui-même , de Mal
herbe et de Boileau , parce qu'il apprit à les étudier , à
AOUT 1812 . 425
distinguer dans leur style ce qui est simplement élégance
, pureté , harmonie , et ce qui est dû au génie
d'invention dont ils furent éminemment doués . Il se
sentit porté à les imiter sous tous ces rapports ; ils ne
quittèrent plus ses mains , et quoiqu'il professât pour
Rousseau une admiration dont il a laissé des témoignages
publics , il se convainquit que le véritable modèle
de notre style lyrique était dans Malherbe , dans celui
de ces trois poëtes dont l'autre nous avait dit du ton
d'autorité qui sied à un législateur : Marchez donc sur
ses pas .
La question est maintenant de savoir si un homme de
beaucoup d'esprit et né poëte , qui a reçu cette première
éducation , qui s'en est ensuite donné à lui-même une si
bonne , qui a toute sa vie concentré ses études dans un
petit nombre d'excellens modèles , qui n'a jamais laissé
approcher de lui aucun fatras , qui a eu en horreur toutes
les hérésies littéraires élevées de son tems et tous les poisons
étrangers que l'on a voulu importer dans notre langue
, si cet homme , dis -je , l'a constamment blessée et
défigurée dans ses vers , ou si , à quelques fautes près , où
l'ont entraîné l'audace naturelle de son génie et le désir
de redonner à notre style poétique celle qu'il avait perdue,
il n'a pas travaillé avec fruit à rendre à cette langue la
force , la richesse , et le caractère inventif qui lui appartient
autant qu'à aucune autre langue moderne.
GINGUENÉ .
( La suite à un numéro prochain . )
SPECTACLES. -
VARIÉTÉS .
Théâtre Feydeau .- Débuts de Mma
Boullanger et de MM. Ponchard et Coeuriot.
Le théâtre Feydeau est privé de ses plus chers soutiens .
Elleviou est encore absent; il est allé faire sa récolte annuelle
d'argent et de lauriers . Mme Duret est malade , et
Martin est à peine de retour de son dernier voyage. En l'absence
de ces talens aimés du public , deux débuts fixent tous
426 MERCURE DE FRANCE ,
les yeux, et donnent déjà plus que des espérances : le premier
est celui de Mm Boullanger , qu'une maladie longue
et douloureuse avait long-tems tenue éloignée de la scène.
Beaucoup d'actrices , après un long exercice théâtral , désireraient
posséder un talent de comédienne aussi distingué
que cette débutante ; sa voix est pure , fraîche et étendue; à
son excellente méthode on reconnaît qu'elle est élève du
Conservatoire , de cet établissement qui ne répond aux
calomnies qu'on colporte contre lui , qu'en peuplant nos
théâtres lyriques de sujets précieux. Jeremarqueraieennpassant
que c'est du Conservatoire que sont sortisDDéérriivviiss,
Rolland , Nourrit , Elqy, Ponchard , Mumes Branchu , Himm
et Boullanger ; et n'en déplaise à ceux qui prétendent que
c'est en chantant au lutrin qu'on peut seulement se former
pour le théâtre , je ne sais dans quelle cathédrale on aurait
trouvé de pareils sujets .
La continuation des débuts de Mme Boullanger attire la
foule , elle triomphe même des ardeurs de la canicule: le
caissier voudrait que l'on prolongeât ses débuts ; maisje
pense que l'intérêt mieux entendu du théâtre doit faire
promptement admettre cette jeune actrice au nombre des
Sociétaires ; jo ne pense pas que son nom sur l'affiche
fasse alors moins d'effet , et la certitude de la revoir ajoutera
encore au plaisir de l'entendre .
Les débuts du jeune Ponchard sont moins brillans , mais
ne donnent pas des espérances moins fondées. Il s'est
essayé dans les rôles les plus difficiles de l'emploi ; on l'a vu
dans l'Ami de la Maison , Zémire etAzor, Félix , et il ajoué
Blondel dans Richard Coeur- de- Lion . Dans tous il a fait
preuve d'intelligence. Sa taille est peu élevée ; sa diction est
bonne; ilest toujours en scène ; son organeestun peu voilé,
mais flatteur ; sa voix comme chanteur est faible dans les
cordes basses , mais douce et flexible dans le médium , et surtout
dans les cordes élevées . Il est encore élève de ce Conservatoire
qui , si l'on n'y prend garde , ramènera à l'opéra
cette mauvaise habitude de chanter que certains artistes
avaient presque fait perdre : graces à deux acteurs que je
ne nommerai pas , mais dont l'un représentait les grands
prêtres et les tyrans, et l'autre les jeunes premiers , à soixante
ans , il était généralement convenu qu'on ne devait plus
chanter la musique de Gluck , Piccini et Sacchini , mais
qu'il fallait la parler; ces Messieurs jouaient donc la tragédie,
ils ne chantaient plus l'opéra , et j'avoue que moimêmej'étais
assez content de cette innovation lorsquej'étais
AOUT 1812 . 427
forcéde les entendre. Mais voilà qu'ils ont été remplacés
par deux jeunes gens , Dérivis et Nourrit , élèves de ce
Conservatoire maudit ; ces hardis novateurs ont la témérité
de chanter et jouer tout à-la-fois leurs rôles; ils trouvent
même le moyen de se faire applaudir , l'un sans ronfler
sur la scène comme un tuyau d'orgue , et l'autre sans se
démener sur le théâtre comme un convulsionnaire de
Saint-Médard . Nos lecteurs voient bien que le bon tems
est passé , et que le goût se perd tous les jours .
Théâtre du Vaudeville.-Première représentation du
Piége , vaudeville en un acte de M. Théaulon .
Une première représentation est un piége auquel le publicse
laisse toujours prendre : en vain l'expérience lui apprend-
elle qu'il devrait attendre la seconde épreuve, l'attrait
de la nouveauté, si puissant sur-tout pour les Français , l'y
altire sans cesse ; somme totale,les spectateurs ne pourront
se plaindre de s'être laissé prendre à celui-ci .
Un major de hussards , âgé de cinquante ans et nommé
Dermond, a épousé une jeune femme de vingt ans; il croit
toujours être jeune et aimable comme au printems de son
âge, erreur trop commune. Bien persuadé que Mme Dermond
ne peut tromper un homme comme lui, il part pour
Mayence où se trouve son régiment, et la laisse sur parole
à Paris : Mme Dermond , piquée peut-être de la trop grande
confiance de son mari , et sachant sur-tout quel ascendant
une femme peut prendre sur son époux lorsqu'elle a su le
mettre dans son tort , abandonne la capitale et se rend secrètement
près de Mayence dans un château qui appartient
àune de ses amies; elle fait tomber entre les mains du
major une lettre de rendez-vous adressée par la baronne de
Schlossberg au capitaine Dermond , neveu du major et qui
sert dans le même régiment ; celui-ci ravi de souffler une
bonne fortune à son neveu se rend à sa place au château ;
mais quel est son désappointement ! la baronne de Schlossberg
paraît âgée au moins de soixante ans , et comme c'est
jour de jeûne , on ne sert à déjeûner que des noisettes , des
biscuits et de l'eau . Pour achever de le désespérer , il apprend
par une fausse confidence que le baron de Schlossberg
est l'amant et l'amant aimé de MmeDermond , auprès
de laquelle ilse trouve en ce moment à Paris ; la prétendue
vieille baronne , qui n'est autre que Mme Dermond , lui
présente pour preuve son portrait qu'elle dit avoir trouvé
dans une des poches du baron ; le major furieuxveut à l'ins
428 MERCURE DE FRANCE , AOUT 1812 .
tant partir pour aller punir l'infidelle , mais les portes du
château sont fermées , et le major n'obtient sa liberté de
sortir de la place qu'en signant une capitulation que la
baronne dicte elle-même. Peu de tems après elle reparaît
dans tout l'éclat d'une parure recherchée et qui convient
mieux à son âge que son premier déguisement , seulement
elle est voilée ; elle présente au major les clefs de la forteresse
, mais il n'est plus pressé d'en sortir ; l'élégance de la
dame voilée promet qu'elle doit être jolie ; Dermond curieux
de la connaître devient plus pressant , le voile tombe et le
major reconnaît sa femme .
Depuis la retraite de Mme Belmont , on a cessé de représenter
un fort joli vaudeville appelé Hortense, dans lequel
M. Théaulon me paraît avoir pris l'idée principale de sa
pièce : on retrouve bien aussi dans cette nouvelle production
quelques réminiscences de Défiance etMalice, et une
scène toute entière du Mariage de Figaro ; mais si le fonds
peut être contesté à l'auteur , la broderie lui appartient en
toute propriété ; les couplets qui font cette broderie et qui
couvrent le fond de l'étoffe , sont toujours spirituels , gais
quelquefois, mais jamais libres .
Mile Desmares a puissamment contribué au succès de
l'ouvrage ; elle joue avec un véritable talent le rôle difficile
deMme Dermond : elle est bien secondée par Saint-Léger
qui représente le major, et par Laporte qui joue avec ori
ginalité le rôle d'un valet goguenard . B.
POLITIQUE.
LES mouvemens des Russes sur le Danube annonçaient
le projet d'entrer en Servie . Toutes les dispositions paraissaient
prises pour porter sur ce point le théâtre des opérations
, et déjà les corps autrichiens stationnés dans la
partie la plus voisine , étaient dirigés sur leur extrême
frontière , lorsque tout-à-coup les nouvelles fâcheuses du
Nord ont déterminé d'autres dispositions ; l'ordre est
arrivé à tous les corps russes de quitter les bords du Danube
, et de remonter en toute hâte le cours du Dnieper.
Tous les camps ont été levés , et par le fait , les provinces
qui étaient l'objet de la contestation entre les Russes et les
Turcs vont se trouver évacuées . La situation de ces pays
est fort étrange . Les Russes y donnent au plus offrant le
reste des contributions qu'ils y avaient imposées . Les emplois
du pays sont en quelque sorte à l'encan , c'est à qui
s'en démettra . L'irrésolution et l'anxiété sont l'état de la
Servie.
L'Atalante , de 20 canons , est arrivée à Yarmouth le
18 août, d'Halifax, d'où elle est partie le 23 du mois passé ,
ayant à bord M. Forster , le général Barclay , consul général
, et leur suite. M. Hamilton , secrétaire de M. Forster,
a débarqué et est parti immédiatement pour Londres .
Le Gleaner était arrivé à Halifax , se rendant aux Etats-
Unis ; M. Forster s'était retiré à Halifax avant l'arrivée du
Gleaner dans ce port , y a reçu ses dépêches , dans lesquelles
il n'a rien trouvé qui pût le porter à attendre de
nouvelles instructions ou à retourner aux Etats -Unis ,
attendu que les mesures adoptées par le gouvernement
américain , ne lui ont laissé aucun doute sur sa détermination
de faire la guerre à l'Angleterre . Plusieurs bâtimens
américains ont déjà été conduits à Halifax . L'amiral Sawger
a détaché cinq frégates pour observer l'escadre américaine
à New-Yorck . Le Gleaner était parti pour New-Yorck avec
les dépêches pour le gouvernement américain .
Le retourde M. Forster à Londres a produit la plus triste
sensation : on a vu que la guerre était inévitable : les fonds
ontbaissé.
:
430 MERCURE DE FRANCE1,0
Les premières idées qui se présentent , a dit le Statesman,
sont la guerre, la famine , la mort. Aces idées , on
joint celle du nom du dernier chancelier de l'échiquier ,
de M. Stephens , de M. Rydes , de M. Castelreag , et
enfin de tous les conseillers des mesures désastreuses dont
nous ressentons si vivement les effets .
On écrit en effet de Baltimore des détails qui doivent
donner de bien vives inquiétudes au commerce anglais :
« Il est probable , y est-il dit , que nous allons recevoir des
nouvelles de notre expédition navale ; il y a tout lieu de
croire que notre Commodore est dans le chemin droit de
la Jamaïque , et quoiqu'il se soit trouvé à deux ou trois
jours de chemin de lui , la manière lente dont ce convoi
marche , ajoutée à la marche supérieure de l'escadre américaine
, donne à croire que dans ce moment une prise de
la plus haute importance a été consommée .
On peut évaluer cette flotte de la Jamaïque à dix ou
douze millions sterlings ; qu'elle soit prise ou détruite par
l'escadre américaine , cet événement doit produire à Londres
et à Liverpool une sensation dont il est impossible de
prévoir et de calculer les suites . »
Les Anglais n'ont fait aucun mouvement contre l'armée
française en Espagne depuis l'affaire du 22 juillet. Cette
armée occupe sa position sur le Douro ; des renforts lui
sont arrivés de toutes parts , et tout annonce qu'elle est sur
le point de reprendre cette offensive dans laquelle elle
avait , suivant tous les rapports particuliers , un avantage
si marqué lorsque son chef a été mis hors de combat. De
son côté , le maréchal duc de Dalmatie presse le corps du
général Hill du côté de Zafra , et paraît vouloir le forcer à
un engagement sérieux , tandis que Ballasteros , rejeté sur
la côte de Malaga, est coupé de ses lignes de Gibraltar par
les généraux Leval et Rey.
Au surplus , nos ennemis eux-mêmes font souvent sur
⚫ les affaires d'Espagne des aveux qu'il importe de recueillir.
C'est ainsi qu'ils conviennent , dans leurs lettres , de l'état
de désorganisation et du défaut d'ensemble qui règne dans
les mesures concertées entre le gouvernement anglais et
la régence de Cadix.
Sous le rapport de la situation intérieure de l'Angleterre,
les journaux anglais continuent à présenter des détails sur
les troubles qui l'agitent. Récemment ceux de Scheffield
ont été très-sérieux; un incendie a dévoré d'immenses magasins
à Manchester. A l'égard des finances , il est impos
AOUT 1812 . 43г
sible , dit le Star , de lire les débats sur les propositiona
qui ont été faites au sujet des finances le 23 du mois passé,
sans faire les réflexions les plus sérieuses. Pendant tout le
débat , il régnait une sorte de stupeur. La discussion ressemblait
parfaitement au tableau cité par M. Whitbread;
c'était la dernière et triste consolation entre les officiers
d'un vaisseau qui doit coulerà chaque moment. Les mesures
les plus désespérées ont été proposées de sang-froid parles
principaux orateurs. An commencement du débat , on a
présenté le tableau des dépenses des neufdernières années ,
eniusinuant que 100,000,000 liv . sterl . doivent être levés
enAngleterre , et ceci doit aller en augmentant jusqu'à ce
qu'on puisse recourir à un autre moyen. Le chancelier de
l'échiquier a pensé que notre patience n'était pas encore
épuisée ; il s'est montré convaincu que , quelque grands
qu'aient été nos efforts , ils doivent être bien plus grands ,
si la guerre doit être continuée sur le pied actuel. Dans
une autre partie de son discours , il a rendu ce si inutile ,
car il a déclaré qu'il ne voyait point de perspective à la
paix; et quant à l'économie autant qu'il pouvait le
savoir , il pensait , a-t-il dit , que l'on ne devait pas en
attendre beaucoup de chose ; mais il croyait qu'une taxe
sur les capitaux était une mesure préférable . >>>
,
Les nouvelles particulières de la Grande-Armée font
partir l'Empereurde Witepsk le 13 , pour se porter en avant.
S. M. se porte à merveille , elle se repose des fatigues de la
campagnepar les travaux du cabinet. La saison est belle ,
les chaleurs excessives , les moissons seront superbes , et
tous les pays couverts et garantis par l'armée française , lui
assurent les fruits les plus abondans. Les petits équipages
de l'armée , espèce de voitures comtoises destinées à porter
les vivres d'un bataillon pendant un certain nombre de
jours , sont arrivés et sont d'un très-utile secours . Le général
Friant a été reçu à la parade en qualité de colonel des
grenadiers de la garde , en remplacement du comte Dorsenne.
C'est une belle et digne récompense des longs services
de cet officier , un des vétérans les plus distingués de
l'armée , qui depuis vingt ans constamment en activité ,
s'est toujours trouvé au poste d'honneur sur le Rhin , en
Italie , en Egypte , en Allemagne et aujourd'hui en Russie.
Le maréchal duc de Bellune est arrivé sur la Vistule . Le
maréchal duc de Castiglione inspecte les côtes de la Poméranie
et de Mecklenbourg , etles couvre avec 60,000 hom .
S....
432 MERCURE DE FRANCE , AOUT 1812 .
ANNONCES .
Tableau de l'Amour conjugal , ou Histoire complète de la génération
de l'homme. Entièrement refondu et mis à la hauteur des con
naissances modernes en physiologie et en médecine ; augmenté de
tous les systèmes sur la génération de l'homme , de tous les moyens
qui peuvent concourir à sa perfectibilité physique et morale , tels
que l'art de faire de beaux enfans , celui de faire des enfans d'esprit ,
celui d'avoir des enfans sans passions , etc. terminé par l'histoire des
monstruosités humaines ; par J. R. J. D.... , médecin. Quatre vol.
in-18 , ornés de 19 figures en taille-douce, très-bien gravées . Prix ,
4fr. 25 c. , et 5 fr. 25 c. franc de port ; figures coloriées , 6 fr. 50 c. ,
et 7 fr . 50 c . , franc de port. Chez L. Duprat Duverger , rue des
Grands-Augustins , nº 21 .
Del'Aménagement et de l'Exploitation desforêts qui appartiennent
aux particuliers ; par M. Noirot , arpenteur vérificateur. Un volume
in-12. Prix , I fr . 50 c. , et 1 fr. 80 c. franc de port. Chez Arthus-
Bertrand , libraire , rue Hautefeuille , nº 23 .
Réponse de M. Cagniard aux critiques qui ont paru sur le livre intitulé
: Discours àAriste . Un vol. in-8°. Prix , 2 fr. , et 2 fr. 50 c. franc
de port. Chez Lenormand , imprimeur- libraire , rue de Seine , nº 8.
Epitomehistorie sacræ , auctore Lhomond ; nouvelle édition , augmentée
de notes françaises , des signes prosodiques et de l'interprétation
des mots en regard , pour remplacer le Vocabulaire et faciliter
l'étude du latin ; par C. B. de Brughat. Un vol. in-18. Prix, I ft.
Chez Beaucé , au Bureau commercial de Typographie , rue J.-J.
Rousseau , nº 14.
Le Retour d'Apollon , poëme satirique ; par M. Viollet Le Duc.
Brochure in-12. Prix , I fr . 20 cent.; papier vélin , 1 fr. 80 c. Chez
Janet et Cotelle , libraires , rue Neuve-des-Petits -Champs , nº 17 ;
Delaunay , libraire , Palais-Royal , galerie de bois ; Brunot-Labbe ,
libraire , quai des Augustins , nº 33 ; et chez Martinet , libraire , rue
du Coq-Saint-Honoré , nº 15 .
Le Nouvel Art poétique , poëme en un chant , du même auteur.
Troisième édition . Brochure in-12. Prix , 1 fr. 50 c. Chez les mêmes
libraires.
1
A
SEINE
MERCURE
DE FRANCE.
N° DLXXXI . - Samedi 5 Septembre 1812 .
POÉSIE .
ODE SUR LE RÉTABLISSEMENT DE LA POLOGNE.
• QU'EST devenu će tems si cherà ma mémoire ,
» Où le Sarmate altier , guidé par la victoire ,
> Portait mon nom fameux au bout de l'univers ,
› Et de ses premiers rois arborant la bannière ,
→ Chassait de ma frontière
› Ces Tartares errans vomis par les déserts ?
› O douleur ! des guerriers qui surent me défendre
> Un peuple de brigands a pu fouler la cendre !
> Mes champs sont envahis , mes fils dégénérés :
> Que dis -je ? les cruels ! ils m'osent méconnaître
> Et sous le joug d'un maître
» Courbent indignement leurs fronts déshonorés !
• Héros libérateur qui régnes sur la France ,
> Je me fie à ton bras du soin de ma vengeance ;
> Relève les débris de la Pologne en deuil :
> Et que les bataillons des rives de la Seine ,
» Aux flots du Borysthène ,
> D'un perfide oppresseur viennent punir l'orgueil .
}
E.
434 MERCURE DE FRANCE ,
> C'est Dicu qui t'a choisi pour venger ma querelle .
> Marche , nouveau Cyrus , où la gloire t'appelle :
> Défendre le malheur est digne d'un guerrier.
> Puisse de la patrie heureuse et renaissante
> La main reconnaissante
› A ta noble couronne ajouter un laurier ! »
Ace touchant langage , à cette humble prière ,
Dieu ! qui reconnaîtrait cette reine si fière
Qui vint offrir son sceptre au dernier des Valois ,
Dans ce tems malheureux de vengeance et de crimes ,
Où le sang des victimes
Inondait , chaque jour , le palais de nos rois?
Ociel ! quel changement ! proscrite et rejetée ,
Parmi les nations elle n'est plus comptée :
Les rides du malheur ont sillonné son front ;
Sa couronne est brisée : et , pour comble d'outrage ,
Les fers de l'esclavage
Impriment à ses mains un immortel affront.
Ah! ne te livre plus à de vaines alarmes :
Le Grand Napoléon , pour essuyer tes larmes ,
De sa noble présence a privé ses Etats .
Console-toi . Tes cris rallumant son courage ,
Dans les champs du carnage
La trompette guerrière appelle ses soldats .
Les braves d'Austerlitz partent pour la victoire.
Que de peuples divers , au signal de la gloire ,
Veulent suivre au combat un prince aimé des cieux!
Grossie à chaque pas et d'ardeur enflammée ,
Sa formidable armée
S'élance , avec l'espoir de vaincre sous ses yeux.
Telun fleuve échappé d'une source profonde ,
Enrichi des tributs apportés à son onde ,
Dans les champs effrayés se promène en grondant ,
Et géant indomptable , au bout de sa carrière ,
Semble , dans sa colère ,
Vouloir au Dieu des flots arracher le trident .
Ondit que l'oppresseur de ces belles contrées ,
Des bords du Tanaïs , des monts hyperborées ,
SEPTEMBRE 1812 .
435
Versle fleuve de paix porte ses pavillons.
C'est peu : le téméraire .ivre de sa puissance ,
Dans sa folle espérance .
Déjà du sang français inonde ses sillons.
Ont-ils donc oublié la fameuse journée ,
Où dérobant au fer sa tête couronnée ,
Leur maitre , dans la foule , évitait les dangers ,
Lorsque ses combattans privés de funérailles
Livrèrent leurs entrailles
Ala cruelle faimdes voutours étrangers ?
Voyons si dans ces champs qu'ils sont prêts à défendre ,
Ces esclaves si fiers oseront nous attendre !
Déjà par le héros leurs murs sont menacés ,
Il parait. Où sont-ils ? quoi ! le vent de sa foudre
Brise et réduit en poudre
L'édifice insolent de leurs voeux insensés .
Que dis-je ? à son aspect , du sein de la poussière ,
La nouvelle Sion levant sa tête altière ,
Retrouve sa splendeur , sa fortune , ses dieux ,
Et ses tribus naguère en proie à l'esclavage ,
Selon l'antique usage ,
Promènent , en chantant , l'aigle de leurs aïeux .
Les accents qu'en ces murs fait naître la victoire ,
Ces cris de Liberté, de Patrie et de Gloire ,
Réveillent des guerriers les mânes belliqueux
Qui , debout sur la tombe et secouant leur lance ,
Admirent en silence
Les exploits immortels d'un héros plus grand qu'eux .
Poursuis , Napoléon , ces hordes vagabondes ,
Dont les barbares mains , en ruines fécondes ,
Sur leurs pas destructeurs sèment encor l'effroi :
Chasse-les d'un climat que leur fureur embrase
Et qu'aux pieds du Caucase
Ces tyrans repoussés fléchissent sous la loi .
7
M. LALANNE .
Ee 2
436 MERCURE DE FRANCE ,
LA BATAILLE D'EYLAU.
Poëme , mentionné honorablement , en 1808 , par l'Académie
des Jeux Floraux.
Justumet tenacem propositi virum .
La nuit régnait encore , et le dieu du repos
Aux lauriers des Français mêlait quelques pavots .
Napoléon veillait. Dans un profond silence
Il médite la paix , la paix qui de la France
Doit à jamais fixer les destins glorieux.
Un farouche guerrier se présente à ses yeux ;
Il semble provoquer le trouble et les alarmes ,
Et d'un air menaçant il agite ses armes .
•Quel est l'audacieux qui porte ici ses pas ?
- Je suis Odin , le dieu de ces sombres climats ;
» Mon bras vient arrêter ta marche triomphante ,
➤ Sauver et raffermir la Prusse chancelante .
> Si le Tibre , le Nil , le Danube et le Rhin
» Sur leurs flots effrayés t'ouvrirent un chemin ,
> La Vistule sera le terme de ta gloire .
> Ne crains- tu pas enfin de lasser la victoire ?
> Les champs d'Eylau couverts de mes braves guerriers
> N'offrent point aux Français de faciles lauriers .
» Tu conduis , il est vrai , de vaillantes milices ;
> Mais du sort inconstant redoute les caprices .
› Quel exploit désormais peut illustrer ton nom?
> Charlemagne envîrait le grand Napoléon.
> La France a vu par toi les haines étouffées ,
> Et le temple de Mars est plein de tes trophées .
> Que manque-t-il encore à tes vastes projets ?
› Dans nos climats enfin que cherches-tu ? - Lapaix.
>>Assez et trop long-tems tes hordes inhumaines ,
> Torrens dévastateurs , désolèrent nos plaines ;
Anos faibles aïeux les barbares du nord
> N'apportèrent jamais que des fers ou la mort.
» A la voix d'Albion Alexandre s'avance ;
> Aux Tartares-Calmoulks il veut livrer la France ;
SEPTEMBRE 1812 . 437
■ Mais de nos légions le choc impétueux
→ Saura les refouler dans leurs climats affreux .
> Pour rendre le repos à l'Europe , à l'Asie ,
› Le Français belliqueux domptera la Russie
» Tu verras , par nos mains , ton autel renversé ,
> Et l'olivier croîtra sous ton pôle glacé. »
Tel un taureau vaincu par une main puissante
Fait retentir les airs de sa voix mugissante .
Tel et plus furieux le Dieu du nord frémit ,
Frappe son bouclier , gronde , menace , fuit.
L'aurore cependant chasse la nuit obscure ,
Et déjà dans les camps s'élève un long murmure .
A la voix de Bellone , impétueux Français ,
Armez vos bras ; volez à de nouveaux succès .
L'intrépide Augereau , le brave Saint -Hilaire ,
Le front ceint de lauriers entrent dans la carrière .
Par le bronze tonnant l'ennemi foudroyé
De ce torrent de feux est d'abord effrayé ;
Mais le terrible Odin , avide de carnage ,
Prend du vieux Souvarow la forme et l'air sauvage ;
Presse , menace , court , vole de rang en rang ,
Et se baigne avec joie en un fleuve de sang.
Illustres compagnons , dit le Scythe implacable ,
Revoyez Souvarow votre chef indomptable ;
Vainqueur du Musulman , fléau du Polonais ,
Il vient exterminer ces odieux Français .
Suivez mes pas ! Il dit ; l'on se heurte ; on se mêle ,
Dans les yeux du soldat la fureur étincelle;
La mort précède et suit la foudre et les éclairs ,
Et les globes d'airain se heurtent dans les airs .
Parmi les combattans Murat se précipite ,
Je vois déjà pálir l'orgueilleux Moscovite.
Mais quels sont ces Français , ces généreux soldats
Restés sans mouvement au milieu des combats ?
L'airain gronde à l'entour , la mort les environne ,
Le sang de ces guerriers dans leurs veines bouillone ,
,
Un regard du héros enchaîne leur valeur.
Tel un rocher frappé par la mer en fureur ,
Elevant jusqu'aux cieux son orgueilleuse tête ,
Bravele dieu des flots , la foudre et la tempête..
: MERCURE DE FRANCE ,
438
دهش
J'entends déjà les cris des Français triomphans ;
Odin . le fier Odin , tremble pour ses enfans ;
Il rentre furieux au séjour des nuages :
« Accourez à ma voix , impétueux orages .
› Ouragans destructeurs , rapides aquilons ,
› Neige . grêle, frimas ; et vous noirs tourbillons,
› Accablez les Gaulois sous vos traits redoutables ,
> Ou du moins arrêtez leurs troupes indomptables.
>>>Le tems presse, accourez ...... Les vents séditieux
Bouleversent les mers , et la terre et les cieux.
Le jour a disparu ; la nuit, la nuit profonde
Ad'un voile lugubre enveloppé le monde ,
Et la grêle bruyante . et les apres frimas
Frappent à coups pressés le front de nos soldats.
La Discorde triomphe , et sa bouche livide
Souffle de tous côtés une flamme homicide .
Par l'aveugle fureur les rangs sont confondus ,
Et le vainqueur expire au milieu des vaincus.
Le sang coule à grands flots . Mais que vois -je ! ô disgrâce!
Victime de ton zèle et de ta noble andace ,
O généreux d'Haupoult , l'impitoyable mort
Te ravit à nos yeux ! mais en dépit du sort ,
Des foudres arrachés à l'armée ennemie
Le bronze encor fumant te rappelle à la vie.
Nous reverrons tes traits , et nos derniers neveux
Inclineront vers toi leurs fronts respectueux.
Que ne puis -je nommer cette foule innombrable
De héros qu'illustra ce combat mémorable !
La France avec transport répéterait mes vers ,
Et mes chants dureraient autant que l'univers.
Magnanimes guerriers , un temple magnifique
Reçoit vos noms sacrés sous son vaste portique ;
Du Tems qui détruit tout la redoutable main ,
En faveur de vos noms respectera l'airain.
L'orage cependant dévaste les campagnes ,
Entraine les forêts , ébranle les montagnes.
Vous à qui Mars remit son foudre destructeur ,
Bravez d'un dieu jaloux l'implacable fureur.
Inutiles efforts ! .... la foudre menaçante
Vous échappe et s'éteint dans la neige sanglante.
SEPTEMBRE 1812 . 439
Napoléon les voit un moment hésiter :
« La victoire est à nous , pouvez -vous en douter ?
› Ces fiers enfans du nord , colosses impassibles ,
> Ont appris à fléchir sous vos bras invincibles ;
> Ces essaims de guerriers trop redoutés jadis ,
> Se souviennent encor des plaines d'Austerlitz .
› N'appartenez -vous plus à cette grande armée
> Dont la gloire ... ? A ces mots leur ardeur rallumée
Parde nouveaux exploits seconde le héros .
Ney , Davoust , accourez ; fixez sous nos drapeaux
La victoire ! elle fut trop long-tems disputée ,
Déjà par trop de sang nous l'avons achetée .
Je vois fuir devant vous , ô guerriers valeureux ,
Du Cosaque indompté les flots tumultueux.
Dans la Prégel enfin la peur les précipite.
Le Dieu du nord , réduit à protéger leur fuite ,
Change l'onde mobile en voute de cristal.
L'ennemi qui touchait à son terme fatal
A franchi la Prégel. La glace crie et l'onde
Reprend enmugissant sa course vagabonde.
Qu'aujourd'hui la Prégel vous serve de remparts ,
Russes , vous reverrez flotter nos étendards ,
Quand les tièdes zéphyrs souriront à la terre ;
Sitoujours écoutant la perfide Angleterre .
Vous dédaignez la paix qu'Alexandre improuva ,
Nous vous la dicterons aux bords de la Néva.
AUGUSTE RIGAUD .
ÉNIGME .
Dans l'histoire sacrée ainsi que dans la fable ,
On m'attribue un rôle déplorable;
Dans l'une objet de malédiction ,
Dans l'autre de dissention :
Pour moi , dans l'une , on fut ingrat , on fut rebelle;
Dans l'autre j'excitai jalousie et querelle.
Onme rencontre en tous pays ,
Dans la terre , dans l'air et jusqu'en paradis.
440 MERCURE DE FRANCE, SEPTEMBRE 1812 .
Dès la création du monde
Je plus à l'oeil , au goût , soit par ma forme ronde ,
Par ma saveur , soit autrement.
Aussi voit- on qu'en toute circonstance ,
Quand il s'agit de récompense ,
On m'adjuge au plus méritant.
S .......
LOGOGRIPHE .
MALHEUREUX qui versez des pleurs ,
Je puis par mes pavots suspendre vos douleurs;
Mais s'il arrive un jour que je perde la tête ,
Consolez-vous de ma défaite ;
Un autre me succédera
Qui , par les accords de sa lyre ,
Au même instant vous jettera
Dans les doux accès d'un délire
Qui plus puissans que mes pavots ,
Auront l'art de charmer vos maux ;
Et n'eussiez -vous de lui que sa moitié première ,
Elle vous suffirait pour bannir la misère .
CHARADE .
S ........
De mon premier couvre ta peau ;
Mon dernier est convert de peau ;
Et mon entier est tout de peau .
Par M. GARDAREINS , électeur
du département du Lot.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme-logogriphe est Été ( estas ).
Celui du Logogriphe est Langue, dans lequel on trouve : ange
lange , âne , an et angle.
Celui de la Charade est Boisseau
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS.
DESCRIPTION DE L'ÉGYPTE , ou Recueil des observations
et des recherches qui ont étéfaites en Egypte pendant
P'expédition de l'arméefrançaise, publié par les ordres
de Sa Majesté l'Empereur NAPOLEON-LE-GRAND .
Première livraison .
riale.
-
-
A Paris , de l'Imprimerie impé-
Préface historique par M. le baron FOURNIER.
(PREMIER ARTICLE . )
Au centre de l'ancien continent, entre l'Afrique et
l'Asie , se trouve une contrée célèbre dont l'histoire a
conservé de grands souvenirs. Le Nil y promène ses
eaux à travers ces bosquets silencieux , où jadis la fable
inventa ses illusions , ses charmes et ses horreurs ; à
l'aspect seul de ces lieux mémorables l'observateur reconnaît
bientôt que ce pays fut aussi la patrie des sciences
et des arts . Des monumens immortels dont l'histoire
ignore l'origine , des temples et des palais magnifiques y
subsistent encore et semblent dire au voyageur étonné :
«C'est ici qu'Homère , Lycurgue , Solon , Pythagore et
>>Platon avaient étudié les sciences , la religion et les
>>lois . Cette ville opulente fondée par Alexandre vit de-
>> vant ses murs Pompée, Auguste, César et Marc-An-
>> toine décider entre eux du sort du monde . C'est ici le
>>>berceau et l'école de toutes les nations civilisées . >>>
Il ne s'est formé , dans l'Occident ou dans l'Asie , aucune
puissance considérable qui n'ait porté ses vues sur
ce foyer des sciences , des arts et des lumières , qui
n'ait regardé en quelque sorte l'Egypte comme son apanage
naturel. Tous les grands événemens qui ont influe
sur les moeurs , le commerce et la politique des empires
ont ramené la guerre sur les bords du Nil .
L'Egypte a joui , pendant une longue suite de siècles ,
d'un gouvernement éclairé et puissant les lois , les
:
442 MERCURE DE FRANCE ,
coutumes publiques , les habitudes domestiques , concouraient
à un même but : elles étaient fondées sur la
connaissance des moeurs de l'homme et sur des principes
d'ordre et de justice.
Cependant cette contrée qui a transmis ses connaissances
à tant de nations est aujourd'hui plongée dans la
barbarie. Défendue autrefois par des milices nombreuses
formées de ses propres guerriers , elle était alors redoutable
aux états voisins ; mais elle a perdu depuis longtems
, avec ses institutions , son indépendance , ses lumières
et même jusqu'au souvenir de sa première grandeur.
« Elle obéissait sous ses premiers rois , dit M. le
>> baron de Fournier , à des maximes invariables : une
>> sagesse persévérante veillait au maintien des lois , des
>> coutumes et des moeurs ; elle gémit aujourd hui sous
>>l'autorité la plus arbitraire et la plus imprévoyante.
>> Elle a civilisé l'ancienne Colchide , et ce même climat
>> lui envoie aujourd'hui des princes farouches dépour-
>> vus de prudence et de lumières .>>>
Le sort de ce peuple serait plus tolérable , si l'autorité
de ses chefs devenait fixe et héréditaire , car au milien
des troubles anarchiques de l'Egypte l'autorité du souverain
est toujours méconnue ; elle ne peut ni protéger
les peuples , ni garantir l'exécution des traités faits
avec les puissances alliées . C'est cette dernière circonstance
qui détermina en partie l'expédition mémorable
des Français . Mais lehéros qui la dirigea ne bornait point
ses vues à punir les oppresseurs du commerce du monde;
il donna à ce projet une élévation et une grandeur nouvelles
et lui imprima le caractère de son génie. En appréciant
l'influence que cet événement devait avoir sur les relations
de l'Europe avec l'Orient et l'intérieur de l'Afrique ,
sur la navigation de la Méditerranée et le sort de l'Asie,
le chef illustre de cette expédition s'était proposé de rappeler
l'ancienne gloire de Thèbes et de Memphis , et le
séjour des muses grecques dans la capitale des successeurs
d'Alexandre , d'offrir à l'Orient l'exemple de l'industrie
européenne , de rendre la condition de ses habitans
plus douce et de leur procurer enfin tous les avantages
d'une civilisation perfectionnée .
SEPTEMBRE 1812 . 443
M L'intérêt des beaux-arts et de la littérature exigeait
encore une description fidèle et complète des monumens
qui ornent depuis tant de siècles les rivages du
Nil et font de ce pays le plus riche musée de l'univers .
On amesuré toutes les parties de ces édifices avec une
précision rigoureuse , et on a joint aux plans d'architecture
les plans topographiques des lieux où les villes anciennes
étaient situées ; on a représenté dans des dessins
particuliers les sculptures religieuses , astronomiques ou
historiques qui décorent ces monumens. Indépendamment
des mémoires et des dessins propres à faire connaître
l'ancien état de l'Egypte , on a rassemblé ceux qui
doivent offrir le tableau de son état actuel . On a levé un
grand nombre de cartes topographiques , la situation
des côtes et des ports , celle des villes actuelles , des villes
anciennes , des villages , des hameaux ou des autres points
remarquables , et le cours du Nil depuis la Cataracte de
Syène jusqu'à la Méditerranée. Enfin on s'est appliqué à
l'examen de toutes les productions naturelles .
Les résultats de ces différentes recherches sur l'histoire
naturelle et la géographie de l'Egypte , sur son antiquité
et son état moderne , ont été réunis dans un seul
ouvrage . Cette collection dont la munificence d'un grand
prince va faire jouir l'Europe , est sans contredit louvrage
le plus important qui depuis plusieurs siècles ait
contribué à fixer le domaine de l'histoire et de la géographie
.
Dans la préface historique placée à la tête de ce grand
ouvrage , M. le baron Fournier retrace rapidement l'histoire
de cette contrée célèbre , depuis les tems les plus
reculés jusqu'à nos jours; il indique à grands traits les
caractères des divers gouvernemens qui l'ont successivement
régie , il montre l'heureuse influence que l'introduction
d'un gouvernement européen avait eue sur ce
pays , il expose les avantages qui avaient déjà commencé
à en résulter , il raconte enfin les travaux divers des
membres de l'expédition et il en indique les principaux
résultats . « L'état de l'Europe , dit ce savant administra-
>> teur , n'a point permis que l'Egypte reçût les dons qui
» lui étaient offerts , mais le souvenir de l'expéditionfran
444 MERCURE DE FRANCE ,
>>
» çaise ne sera point sans fruit. Le gouvernement de
>> Constantinople connaîtra tous les avantages qu'il pour-
>>>rait retirer en donnant à cette province une meilleure
administration. Iljugerafacilement quelles étaient les
vues de celle des puissances européennes qui s'est attachée
à rétablir le pouvoir des Mamelouks. Il ne pouvait
» y avoir de moyen plus assuré de priver l'Egypte des
avantages qui lui sont propres que de la livrer à ses
>>premiers oppresseurs égalementennemis du bien public
>> et de l'autorité légitime . Enfin la courottomane puisera
>> des conseils utiles dans la collection que l'on publie
>> aujourd'hui . Elle pourra recourir aux arts de l'Occi-
>> dent , obtenir d'elle-même une grande partie des résul-
>> tats que lui assurait le concours de nos armées , et
>> réaliser ainsi les voeux que la France avait formés pour
>> le bien des peuples. >>>
Le corps littéraire qui s'était formé dans la capitale de
l'Egypte sous la protection des armes françaises avait ,
dès le premier abord, senti qu'une description physique
et historique était un élément nécessaire et un de ceux
qu'il importait le plus de transmettre à l'Europe, et la collection
que l'on publie aujourd'hui renferme lesrésultats
des principales recherches qui ont été entreprises à ce
sujet pendant la durée de l'expédition française.
Cet ouvrage est composé du texte et du recueil des
planches. Le texte contient les mémoires et les descriptions
. L'atlas contient , 1º les dessins des antiquités;
2º les dessins relatifs à l'Egypte moderne ; 3º les planches
de zoologie , de botanique etde minéralogie ; 4º les cartes
géographiques .
La carte géographique est composée de cinquante
cartes particulières qui offrent tous les détails que l'on
peut désirer. Il n'y a aucune des régions de l'Europe que
l'on ait décrite d'une manière aussi complète. Ce grand
travail fondé en partie sur des observations astronomiques
comprend tout le pays situé entre la Cataracte de
Syène et la mer , et depuis les dernières constructions à
POccident d'Alexandrie jusqu'aux ruines de l'ancienne
Tyr. On y a joint les plans particuliers des villes et des
ports , des cartes et des mémoires relatifs à la géogra
SEPTEMBRE 1812 . 445
phie ancienne , des remarques sur la population , la
culture , l'étendue des terres fertiles , la navigation ,
l'industrie , et sur les vestiges des anciennes villes .
Ainsi les sciences , après un long exil , revoient leur
patrie et se préparent à l'embellir. La géographie étend
ses recherches sur les ports , les lacs et les côtes ; elle
fixe la position de tous les lieux remarquables , et fonde
ses mesures sur l'observation du ciel. La physique étudie
les propriétés du climat , le cours du fleuve , le système
des irrigations , la nature du sol , celle des animaux
, des minéraux et des plantes. Les beaux-arts
retrouvent leurs antiques modèles , et se préparent à
transmettre fidèlement à l'Europe ces vestiges immortels
du génie de l'Egypte. Un grand homme répand sur tous
ces objets l'éclat de sa gloire personnelle ; il encourage
par sa présence toutes les découvertes , ou plutôt il les
suggère , et son esprit vaste s'applique en même tems
avec une incroyable facilité à la guerre , à la politique ,
aux lois et aux sciences . ROSENSTEIN .
CHARLEMAGNE , poëme héroïque en dix chants ; par
CHARLES MILLEVOYE .-Prix , 3 fr. 50 c . , èt 4 fr . franc
de port .- A Paris , chez Firmin Didot , imprimeurlibraire
, rue Jacob , nº 24 .
TANDIS que nous nous occupions d'un ouvrage de
M. Millevoye , qui a paru assez récemment , la voix
publique annonçait un nouveau triomphe de ce jeune
poëte dans la lice où il compte déjà tant de succès .
L'Académie française vient de couronner , dit-on , sa
pièce de vers en l'honneur de ce héros de l'humanité ,
qui a donné , il y a quelques mois , à la ville de Liège ,
unsi bel exemple de courage et de dévouement . C'est
dire assez que M. Millevoye , l'un de nos poëtes les plus
distingués , est aussi l'un des plus laborieux et de ceux
qui se laissent le moins séduire aux douceurs d'un repos
trop souvent funeste au talent.
La cour de Charlemagne lui avait déjà fourni le sujet
de son poëme d'Eginard et Emma , morceau plein de
446 MERCURE DE FRANCE ,
grace et de sentiment , et qui n'est pas le moindre relief
de son recueil d'élégies publié au commencement de
cette année .
Le poëme de Charlemagne est un ouvrage de plus
longue haleine . Le sujet est la prise de Pavie et la défaite
des Lombards . Si ce n'est pas une de ces grandes
compositions dans lesquelles se développent toutes les
richesses de l'épopée , c'est du moins un joli tableau de
chevalet , remarquable par le fini des détails , la fraîcheur
du coloris , et la vérité du costume. Deux ou trois
autres de nos poëtes se sont déjà emparés de ce règne
de Charlemagne si fécond en grandes choses , et paraissent
s'être tracé un plus vaste plan que celui de M. Millevoye
; ils vengeront sans doute ce monarque de l'affront
que lui fit éprouver , dans le dix-septième siècle , un
chantre maladroit et ridicule dont l'ouvrage n'est plus
guère connu aujourd'hui que par ces vers de Boileau ,
dans le Lutrin :
Au plus fort du combat , le chapelain Garagne ,
Vers le sommet du front , atteint d'un Charlemagne ,
(Des vers de ce poëme effet prodigieux ! )
Tout prêt à s'endormir , bâille et ferme les yeux.
L'auteur de cette misérable production , dans une
préface digne de l'ouvrage , nous dit avec une amusante
naïveté , « qu'il a toujours fait une singulière estime du
>> poëme épique , et qu'il n'en a jamais regardé l'entre-
>> prise qu'avec une sorte de terreur. » Puis il ajoute,
au sujet des qualités qu'exige , selon lui , ce genre de
composition : « Il faut avoir du feu et du flegme, être
>>politique et galant , courtisanet philosophe , entendre
>> la guerre et le monde ; enfin , il faut avoir un heureux
>> naturel avec un grand savoir , et joindre à tant d'ima-
>> gination , d'invention et d'élégance , un jugement si
>> exact et si ferme , pour ne pas sortir hors des règles
>> et pour retenir les trop grandes saillies de l'esprit, que
)) la seule pensée en fait peur ..... >> Il avait commencé
par donner les six premiers chants de son poëme , afin
d'essayer le goût du public , et puis aussi « parce que
>>> la poésie est une espèce de musique, et que les meil
SEPTEMBRE 1812 . 447
>>>leurs concerts lassent ou assoupissent s'ils durent trop
>>long-tems . »
Voici quelques exemples , entre mille , de la musique
de M. Louis Le Laboureur .
Soudain il tombe entre eux un orage de coups ,
Et l'on voyait voler mailles , lames et clous .
:
Unglobe en sa main droite , et dans l'autre trois pommes ,
Dont le bel or tentait l'avare faim des hommes .
Semblable au sanglier qui , frappé d'un noir plomb ,
S'en prend aux bois prochains qu'il renverse et qu'il rompt ,
Ce démon forcené , de ses griffes aiguës ,
Pirouettant en l'air , mit en pièces les nues .
On voit qu'il ne lui a manqué , pour être aussi célèbre
que Chapelain , et attirer plus particulièrement l'attention
de Boileau , que
D'être le mieux renté de tous les beaux esprits .
Il faut pourtant lui attribuer le joli madrigal :
Que fais-tu dans ces bois , plaintive tourterelle ?
si l'on en peut croire les auteurs , très-sujets à se tromper,
du Dictionnaire historique de Lyon .
Nous demandons grace à nos lecteurs de les avoir
aussi long-tems entretenus d'un ouvrage frappé , depuis
cent cinquante ans , de ridicule , et passons au poëme
de M. Millevoye , qui n'a de commun avec celui de
Le Laboureur que le titre .
Charlemagne , vainqueur des Saxons , a établi à Aix
le siége de son empire , dans lequel il s'occupe à faire
fleurir les arts et les sciences. Ulda , sa soeur et l'ornement
de sa cour , aime un jeune chevalier , qui , de son
côté , brûle sans espoir pour Ulda. Le secret des deux
amans n'a pu échapper à Charlemagne qui , voulant récompenser
dans Angilbert la vaillance et la loyauté , lui
donne sa soeur en mariage . Cependant Didier , roi des
Lombards , faisait demander pour son fils Adalgise la
main d'Ulda . La réponse de Charles est un refus . Adalgise
, qu'irrite ce refus , force son père à en demander
448 MERCURE DE FRANCE ,
vengeance . Charlemagne passe les Alpes , défait les
Lombards , assiége leur roi dans sa capitale , et s'en
empare.
Voilà le sujet du poëme , dépouillé des épisodes et du
merveilleux dont l'auteur a embelli sa fable. Quant au
choix du merveilleux , il n'était pas douteux , ou , pour
mieux dire , il était commandé par le sujet même . Les
tems de la chevalerie sont l'époque brillante de la féerie,
Des bons démons , des esprits familiers ,
Des farfadets aux mortels secourables .
• On écoutait tous ces faits admirables
Dans son château , près d'un large foyer.
Le père et l'oncle , et la mère et la fille ,
Et les voisins et toute la famille ,
Ouvraient l'oreille à monsieur l'aumônier
Qui leur faisait des contes de sorcier .
;
M. Millevoye a donc choisi pour agent principal du
merveilleux de son poëme , la fée Morgane , soeur d'Alcine.
On connaît ses amours avec Ogier le Danois ;
Le brave Ogier . .
Qui s'indignant d'une légère offense
Ades Français déserté l'étendard ,
et est allé prêter à Didier ses services et son bras . Le
chevalier a répondu long-tems à l'amour de Morgane ;
mais un autre objet remplit son coeur . Quelquefois encore
, Morgane ,
Enveloppant d'un nuage embaumé
Son char brillant de saphir et d'opale ,
Vient enlever le héros bien-aimé ,
Et le retient sur son sein enflammé ,
En attendant l'étoile matinale.
Mais l'infidèle effleure avec ennui
Des voluptés la coupe enchanteresse ,
Et , dans les bras de sa belle maîtresse ,
Son bonheur même est un tourment pour lui .
Cependant la fée a découvert la cause du refroidissement
d'Ogier ; elle jure de s'en venger. Sa rivale sera sa
première victime; c'est la fille de Didier , l'intéressante
SEPTEMBRE 1812 .
449
LA
SEINE
Ophélie. Un songe envoyé par Morgane va verser dans
cette ame innocente et pure le poison de l'amour ,
montrer Charlemagne dans l'éclat de sa glone , et enflammer
pour lui
Le coeur naïf de celle qui peut-être ,
Cédant un jour au doux besoin d'aimer ,
Eût partagé l'ardeur qu'elle fit naître .
5.
Cen
D'autres charmes plus puissans encore sont employes
pour séduire Charlemagne . Parvenu au sommet des
Alpes , à l'heure
Où la nuit solitaire
Vient de ces monts obscurcit la pâleur ,
Et confondant et les cieux et la terre ,
Ote aux objets la forme et la eouleur,
il allait se livrer au repos , quand la fée lui apparaît , et
lui offrant un asile , l'engage à la suivre .
Une porte d'airain
Que par trois fois touche sa main légère ,
S'ouvre , et voilà qu'un jardin merveilleux ,
Riant séjour sorti du sein de l'ombre ,
Sur le plateau de ces monts sourcilleux
Adéployé ses prestiges sans nombre.
Près du héros qu'elle aspire à charmer ,
S'empresse alors chaque aimable sylphide ,
Et la plus jeune en souriant le guide
Vers les rameaux dont l'arbre fait aimer .
Elle triomphe .... Espérance trompée !
Charles soudain fait luire son épée ,
Frappe le prisme , et le prisme en éclats
Se brise , vole et tombe avec fracas .
Les blancs lutins , les brillantes sylphides ,
Les beaux palmiers et les ruisseaux limpides ,
Toutdisparaît.
Cette fiction , brillante de poésie , ne nous paraît pas
à l'abri d'un reproche. Elle offre quelque chose de vague
que l'esprit conçoit mal , et qui nuit à l'effet de l'ensemble.
On se demande , par exemple , quel est ce prisme
Ff
450 MERCURE DE FRANCE ,
auquel est attaché l'enchantement de ces lieux , et que
Charlemagne fait voler en éclats . On a besoin de se rappeler
ces vers du second chant , dans lesquels le poëte a
fait la description de l'arbre d'amour :
Un charmepur de sa tige s'exhale ;
Un prisme éclate au milieu de ses fleurs ,
Et mollement labrise orientale
En fait mouvoir les changeantes couleurs .
Voilà qui explique les effets du prisme ; mais l'esprit
n'est pas encore satisfait : ce prisme, dont la brise orientale
fait mouvoir les changeantes couleurs , est apparemment
suspendu. Il fallait nous faire voir à quoi et comment
. C'est à de pareils détails que tient quelquefois tout
l'effet d'une peinture. Il suffit d'une circonstance omise
ou négligée , et qui ne se retracera pas d'une manière
vive et nette à l'imagination , pour jeter du louche sur
tout le reste .
M. Millevoye , dans son poëme , fait un grand usage
Des blancs lutins , des brillantes sylphides .
Veut-il peindre Morgane escortée de sa cour et se mettant
en voyage :
Quatre lutins à l'aile diaprée
Sont les coursiers de son char nébuleux.
Ailleurs , c'est le peuple lutin
Qui vient , aux sons d'un luth-vague et sonore
Sous les rameaux du jeune sycomore ,
Danser en rond jusqu'aux feux du matin.
On ne peut comparer au luth vague des lutins , que la
table mystique autour de laquelle est assise la Trinité ,
dans un poëme éclatant d'ailleurs de grandes beautés .
M. Millevoie fait peut-être abus de ces tons vaporeux ,
de ce trait mal arrêté , dans certaines peintures de son
poëme. En convenant que la féerie et ses enchantemens
étaient le moyen de merveilleux le mieux assorti au sujet
qu'il traitait , nous n'avons entendu parler toutefois que
de ce merveilleux qui a une vérité relative , et qui est
en poésie une espèce de donnée sur laquelle tout le
SEPTEMBRE 1812. : 45
monde est d'accord. Nous n'oserions ranger dans cette
classe de merveilleux ces génies élémentaires , enfans
de la cabale , êtres fantastiques , impalpables , dont la
couleur ni les proportions n'ont jamais été déterminées ,
dont les formes aériennes échappent même à l'imagination,
ici formant un peuple et habitans de la sylphirie ,
là renfermés dans la coupe d'un lis .
,
Nous avouerons , pour notre compte , et tout en rendant
justice au talent poétique qui brille dans ces descriptions
, que nous préférons celles dans lesquelles
M. Millevoye peint une nature et des effets connus.
Dans la foule des morceaux de ce genre qui se présentent
à notre mémoire , nous citerons , au risque de
répéter ceux qui nous ont précédés dans le compte rendu
de cet ouvrage , le combat de Charlemagne et d'Adalgise.
Alors commence une attaque nouvelle.
De leurs coursiers tous deux sont descendus :
Le cimeterre en leurs mains étincelle ;
Les coups fréquens , ensemble confondus ,
Tout à- la- fois sont portés et rendus.
L'acier tranchant des lames aiguisées
Frappe à grand bruit les visières brisées.
L'éclair jaillit des mailles , des plastrons :
Aux champs d'Etna , tel et moins prompt encore
L'ardent marteau des nerveux forgerons ,
Acoup pressés , bat l'enclume sonore.
Du chevalier le fer vole en éclats ,
Mais le poignard préparé pour son bras
Aremplacé le large cimeterre.
Le front royal vient d'en être effleuré.
Ce poignard est celui dont Morgane arma le bras
d'Adalgise. Son atteinte est mortelle. Aussi Charlemagne
en a à peine été frappé ,
Au front brûlant où siége le poison ,
La fièvre monte , et le sang qui fermente
Amenacé de rompre sa prison.
Tandis que les jours du héros sont menacés et que
Talarme est dans le palais , un jeune pélerin vient offrir
Ffa
452 MERCURE DE FRANCE ,
ses secours au monarque. Il ne demande que jusqu'au
lendemain pour répondre de sa vie. Il est agréé. Le lendemain
.. &bonheur ! ô merveille !
Le roi chéri , doucement se réveille .
Il croit sortir d'un songe plein d'attraits .
Un calme heureux respire dans ses traits .
Du pélerin ee bienfait est l'ouvrage .
On l'environne , on le presse de se faire connaître .
Ogier sur-tout , Ogier impatient de voir celui à qui il
doit les jours de son roi ,
S'approche et le supplie
De contenter leur avide regard.
Ah ! malheureux ! peux-tu savoir trop tard ? ....
Tu l'as voulu , reconnais Ophélie !
Bientôt hélas ! finiront ses destins .
Déjà la mort sür ses lèvres muettes ,
Change la rose en pâles violettes .
Son front est morne et ses yeux sont éteints .
Elle périt , volontaire victime !
Et les poisons par sa bouche aspirés
Jusqu'à son coeur arrivent par degrés .
Le poëme de M. Millevoye se fait remarquer, comme
toutes ses autres productions , par une versification
brillante et pure , et par un intérêt de style qui ne couvre
peut-être pas toujours assez le défaut d'intérêt de la
fable . Une critique vétilleuse trouverait quelques taches
légères , telles que le retour assez fréquent de cette formule
de phrase :
Elle périt , la vierge magnanime !
Elle se tait , la jeune prisonnière !
Nous ne croyons pas non plus que le mot nomade
s'emploie sans celui de peuplade ou de peuple , et qu'on
puisse dire :
Tel en sursaut s'éveille le Nomade.
SEPTEMBRE 1812 . 453
Il y a une antithèse plus brillante que juste dans ces
vers :
C'était ainsi que le héros pieux
Se recueillait au sein du sanctuaire ;
C'était ainsi que le roi de la terre
Se préparait le royaume des cieux.
Chrétiennement parlant, on ne peut assimiler , comme
le fait ici M. Millevoye , le royaume de la terre et le
royaume des cieux. On sait assez que rien ne se ressemble
moins : le dernier est à tous , aux faibles comme
aux puissans , aux pauvres comme aux riches , mais à
personne pour y être roi , comme on pourrait l'induire
des deux derniers vers .
Passant du style aux caractères , on pourrait désirer
que quelques- uns eussent plus d'expression et de physionomie
. Celui de Didier est unmélange de faiblesse et
de lâcheté cruelle. Morgane est plus souvent conduite
par un délire aveugle que par l'intérêt de sa vengeance.
Il semblerait qu'à l'instar des divinités épiques , elle dût
poursuivre de sa haine les peuples seuls dansleparti desquels
se trouvent les objets de son ressentiment ; et l'on
conçoit mal la cause de son animosité contre Charlemagne.
Tout lui paraît bon , pourvu qu'elle nuise :
Tros Rutulusve fuat.
Le caractère de Charlemagne lui-même n'est peut-être
pas assez épique. Le poëte qui avait sous les yeux le beau
portrait de ce prince fait par Montesquieu , et qui aurait
pu s'en servir comme les peintres font des camées antiques
, quand ils ont à représenter un de ces héros ou
grands hommes dont la tête est consacrée ; le poëte ,
disons nous , a pris seulement les traits les plus marquans
, substituant dans le reste l'idéal à la ressemblance .
Ainsi Montesquieu dit entre autres choses , en parlant de
Charlemagne : « Il fut peut-être trop sensible au plaisir
>> des femmes ..... » M. Millevoye peignant ce prince au
milieu des pièges de la volupté , lui fait garder un front
sévère et dire ,
Contre l'Amour mon coeur s'est affermi.
454 MERCURE DE FRANCE ,
Cela fait un prince plus parfait , mais un personnage
peut-être moins épique .
Ce poëme , au surplus , qu'on peut regarder comme
une étude et une préparation à un ouvrage du même
genre, mais plus vaste, donne la mesure de cequ'on peut
espérer de M. Millevoye quand il appliquera son beau
talent à un sujet heureux, àun plan mûri dans le silence
et la réflexion .
DE L'EFFET GÉNÉRAL DES LUMIÈRES.
LES observations insérées , il y a quelque tems , dans le
Mercure au sujet de la perfectibilité indéfinie de l'espèce
humaine , appartiennent à cette question générale : l'accroissement
des lumières est-il nuisible on utile au genre
humain (1 ) ? Ce ne serait pas ici le lieu de l'examiner
entièrement ; mais ce qu'elle a de plus essentiel paraît susceptible
d'être réuni dans un petit nombre de considérations
.
La fausse science dénature les effets du système social:
tous les désordres proviennent soit des hypothèses téméraires
, des principes hasardés , de l'erreur enfin qu'elle
(1) Une question analogue à celle-ci, mais plus circonscrite , fut
proposée il y a soixante ans. L'on sait comment J. J. y répondit. En
reconnaissant le prix de la science , en rendant justice aux vrais
savans , il condamna la science vulgaire et trop répandue , la culture
trop universelle des lettres. Plusieurs de ses antagonistes ont affecté
de croire qu'il blåmait les lumières en général ; mais cette interprétation
est visiblement fausse , quoique divers endroits du discours
aient pu y donner lien . Au reste , l'autorité de J. J. ne serait pas ici
dans toute sa force ; c'est son premier écrit , il a plus d'éclat que
profondeur ; et ce morceau académique couronné diffère er cela d'un
autre discours qui plus tard n'eut pas le prix , ainsi que des principaux
ouvrages de ce grand écrivain .
de
Dans cet aperçu rapide , on ne discutera ni l'opinion de J. J. , ni
celle d'aucun autre. L'on s'y interdira également , mais avec regret .
de faire usage de celles d'entre les réflexions de M. de Boufflers qui
auraient le plus de rapport avec ce sujet peu différent du sien ; itne
parait pas naturel que sans nécessité le Mercure, oite le Mercure.
SEPTEMBRE 1812 . 455
perpétue , soit du mépris qu'elle inspire pour la véritable
simplicité des moeurs. Cependant la vérité est l'aliment de
l'intelligence , et la science doit être pour l'homme un bien
réel. Commentle vrai deviendra-t-il propre à nous tromper ,
et quelle étrange nature serait la nôtre si une clarté sans
voile pouvait nous égarer ? La science réelle est bonne ;
mais la science apparente ou fausse est tellement nuisible
que des connaissances insuffisantes ou imparfaites , quoi
que fondées sur la vérité , sont très - souvent dangereuses ,
parce qu'elles ne la font pas entièrement connaître. Jusqu'ici
presque tous les hommes sont d'accord ; aussi n'estce
pas précisément en cela que consiste la question ; mais
il fallait d'abord reconnaître ces principes pour en déduire
des conséquences relatives à l'état présent des choses
humaines .
Quelque grands que puissent être , direz - vous , les
avantages des véritables lumières , nos ancêtres , nous et
nos neveux nous aurons consumé de longs siècles dans des
efforts qui peut-être n'y conduisent pas. L'ignorance.ou
plutôt l'inscience , la paix de l'esprit , la sécurité du coeur ,
et la liberté de l'instinct n'eussent-elles pas été préférables ?
Pourquoi tant de sacrifices pour un tems qui ne nous appartiendra
point? pourquoi tant d'études et tant de règles
dans une vie d'un jour ?
Saps examiner si l'objet de ces recherches serait susceptible
d'une démonstration positive , je répondrai que du
moins il n'est pas indispensable d'en savoir le résultat , et
que c'est du point où les peuples sont parvenus qu'il convient
de considérer la route qu'on suivra désormais . Il ne
dépend pas d'un peuple , il ne dépendrait pas même du
genre humain de rétrograder vers cet état d'ignorance et de
simplicité sauvage. Le cours des choses ne peut l'y ramener
dans un même âge du globe. Des penchans nécessaires
l'entraînaient hors de ces lieux qu'il croyait quitter volontairement.
L'absence de la douleur en faisait peut-être un
Eden, mais tout regret serait inutile ; onn'y rentre pas ,
un génie invincible en garde la porte. Le genre humain
naissant n'aurait pu s'y maintenir que d'après une résolution
unanime : or le raisonnement que cette résolution
suppose eût exigé beaucoup de lumières ou beaucoup d'expérience
. Il était impossible que cette résolution fût prise
alors, et il suffisait qu'elle ne le fût pas pour que le prodige
...équivoque de notre industrie résultat tôt ou tard du développementde
nos facultés. Les éirconstances qui s'y oppo
456 MERCURE DE FRANCE ,
sent quelquefois ne peuvent avoir que des effets particu
liers etmomentanés . Il en est de ceci comme de la guerre.
Dès-lors qu'il n'existe pas une convention universelle , la
guerre fût-elle universellement détestée , se fera toujours.
Si dans un seul pays on la fait ou l'on a l'intention de la
faire , il faut qu'ailleurs on se mette en état de repousser
ou de prévenir les attaques . C'est assez même qu'il existe
partout des armées : quand les choses et les hommes sont
préparés , on veut agir , et l'attente des combats suffit pour
en susciter les occasions .
En prenant pour données les conséquences directes des
lois physiques du globe , et les facultés indéfinies qui sont
le partage de l'esprit humain , il paraît impossible que les
lumières ne naissent point , ou qu'ayant paru elles s'éteignent
jamais . Il reste donc à savoir s'il est bon d'en suspendre
le cours , pour ainsi dire , et de perpétuer autant
qu'il serait en notre pouvoir l'état présent du monde , ou
s'il convient de hâter les progrès des lumières , et de tra
vailler à ce que l'on est déjà convenu d'appeler le perfec
tionnement de notre espèce .
Le mouvement de la nature est double en toute chose.
Une impulsion perpétuelle contrebalancée par une perpétuelle
réaction produit l'univers organisé. Deux principes
opposés , mais égaux , s'y combinent simultanément dans
des proportions toujours analogues et toujours diverses .
Cette loi des deux moteurs se retrouve dans l'homme , et
s'il est libre , son choix déterminera la prépondérance de
l'un ou de l'autre , de l'instinct ou de la raison , du motif
particulier ou du motif général. A l'instinct , dans l'accep
tion que ce mot reçoit ici , appartiennent les mouvemens
passionnés les goûts irréfléchis et les premiers penchans.
La raison réunit au présent , l'avenir et le passé, elle subordonne
l'intérêt actuel à l'intérêt permanent , et elle soumet
le désir même aux convenances de la vie .
Dans les premiers tems l'instinct conduisait les hommes.
Entraînés vivement , mais d'une seule manière , ils s'abans
donnaient, comme l'on s'endort sur une eau rapide dont
rieu n'embarrasse le cours . On ne connaissait alors d'autre
mal que le mal présent; c'est à-peu-près n'en pas connaître,
Quand la raison aura pris un véritable ascendant,
tout sera réglé , convenable et disposé avec harmonie ;
l'on ne sentira d'autre gêne que celle, d'un jong dont les
avantages seront visibles , et dans l'étroite limite des biens
naturels on saura constamment jouir de la vie,
SEPTEMBRE 1812 . 457
Il en est ainsi chez les individus ; pour leur repos il faut
qu'ils soient soumis particulièrement à l'une ou à l'autre de
ces deux lois . Sous celle de l'instinct , leurs penchans restent
dans l'indépendance , l'inquiétude et les regrets leur
sont inconnus . S'ils n'obéissent qu'à la raison , ils se trouvent
circonscrits dans les limites d'une médiocrité qui n'a
rien de pénible lorsqu'elle est volontaire , leurs penchans
redeviennent libres et leur vie est paisible .
Lorsqu'on est sorti de la situation déterminée , de l'état
fixe qui résultait de l'instinct , l'on devient le jouet des
passions mobiles ou des difficultés d'une morale irrégulière
, et cette fatigue dure jusqu'à ce qu'enfin l'on sache
se placer dans une autre situation également fixe , plus
tranquille , même , et sur-tout plus durable , celle que la
raison procure. Tant que les deux puissances se disputent
l'empire , c'est un état de guerre et de détresse (2). Pourquoi
, dira-t- on , la nature livre-t-elle à cette misère tant
de millions d'hommes ? pourquoi tant de siècles s'écoulent-
ils dans cette lutte malheureuse ? Parce que ce n'est
pas l'intention expresse de la nature que l'homme soit
content : rien du moins ne l'annonce ; mais elle veut qu'il
soit actif sur le globe , qu'il en dispose et qu'il en façonne
à son gré la surface. Quand il aura préparé sa demeure ,
il y vivra tranquille. Si par des raisons que l'on ne peut
connaître , la nature veut que cette tâche soit remplie ,
faites-la promptement afin d'arriver au repos que vous ne
pourriez obtenir avant qu'elle fût achevée.
Des deux états où l'ame ne souffre point , le second seul
est vraiment bon , puisqu'il paraît impossible que l'on ne
sorte pas du premier. Fût-il même plus facile de rétrograder,
on ne devrait pas l'entreprendre ; cette marche ne
pourrait être suivie jusqu'au terme. S'il était en notre pou-
(2) Nous sommes agités , inquiets et péniblement opposés à nousmêmes
quand ces deux forces sont à-peu-près égales , du que da
moins la plus faible peut encore résister à l'autre ; c'est la tempéte
excitée par le choc des vents. L'homme ainsi tourmenté peut deve
nir , je l'avoue , un instrument plus actifdes desseins secrets de la
nature ; mais cette impétuosité l'éloigne du bonheur , et il se trouve
immolé pour des fins inconnues , ou peut- être pour des résultats fortuits,
comme le coursier trop ardent s'épuise et tombe en procurant
unevictoire dont il ne sait rien , et qui souvent n'est qu'un jeu pour
selui même qui le sacrifie .
458 MERCURE DE FRANCE ,
voir de rester où nous sommes , cela ne serait pas plus
convenable ; c'est le manque de lumières suffisantes qui
fait l'inconvénient du peu de lumières que l'on possède ,
comme une lueur n'éblouit que dans l'obscurité . Le désordre
dont les commencemens de la sagesse peuvent être
l'occasion , ne vient que de la résistance du principe contraire.
C'est à la raison à réprimer les excès de l'esprit et
de l'industrie . Les lumières utiles peuvent seules nous délivrer
des lumières vaines dont les suites , toujours funestes ,
consument sans fruit nos facultés ou notre tems , et propagent
impunément l'erreur au milieu de la confusion . Si
l'ordre social a pour base les combinaisons de la pensée ,
il deviendra moins défectueux lorsqu'on obtiendra des
notions plus parfaites . Sans les vérités morales on verrait
subsister encore la politique des premiers siècles , le charlatanisme
des brigands .
Voyez l'ensemble de la destinée du genre humain dans
le cours de la vie d'un homme parvenu à la sagesse. Son
enfance , animée par le désir aveugle , fut une saison de
joie. Plus tard il y eut chez lui un mélange fatigant de
réflexions et d'instinct ; plusieurs années se passèrent dans
le trouble , dans l'incertitude des principes , dans les chagrins
du coeur. Enfin la raison seule le gouverne ; sa conduite
est plus conséquente , ses plaisirs sont plus purs ,
son ame est satisfaite .
Mais souvent l'individu n'arrive que fort tard à ce but
qu'on devrait se proposer toujours , et qu'on méconnaît si
long-tems ; alors le corps est débile , et le bonheur même
de la sagesse ne peut avoir lieu dans sa plénitude. Il en est
tout autrement du genre humain ; si la raison parvient à
s'en faire seule écouter , il pourra jouir d'un ordre durable ,
car le genre humain , se renouvellant sans cesse , n'a guères
à craindre d'autre décadence que celle des forces qui maintiennent
sur le globe le mouvement et la vie .
La raison doit réaliser enfin cette félicité qui toujours
cherchée , toujours promise , n'a jamais été entrevue que
dans l'avenir. L'extrême population de tant de contrées y
apporte de puissans obstacles ; mais si l'on considère enfin
qu'on ne peut rétrograder réellement , qu'il y aurait de la
folie à rester dans le tumulte , et que si l'on peut arriver
au terme on y doit trouver un sort incomparablement
meilleur , on ne balancera plus à favoriser les progrès des
véritables lumières et à s'efforcer de soumettre en toutes
choses les passions à la justice,
SEPTEMBRE 1812. 459
On retarde ces progrès nécessaires , on recule cette
époque si long-tems attendue , quand on se laisse tromper
par ceux qui choisissant des opinions lucratives et voulant
plaire avant tout , ne prennent aucun souci des conséquences.
L'artifice de leurs paroles déguise au public son
immoralité même , fournit une excuse à ses penchans les
plus aveugles , et flatte ses dégoûts indolens. La multitude
entièrement séduite , ne sait plus même qu'on l'abuse avec
des phrases , et elle s'habitue à méconnaître la sévère
loyauté de la sagesse et du vrai génie. Cependant suivez le
cours de ces frivolités : le nouveau peuple aux aigles victorieuses
sera bientôt réduit à n'être que le singe de ces
Romains fatigués qui n'avaient plus de sentiment que pour
des pantomimes.
En bannissant toute justesse de raisonnement on perd
toute bonne règle de conduite. Si l'on s'abandonne à cette
légèreté que la pétulance du sang européen a produite ,
telles en seront les suites inévitables . Le pédantisme estun
travers réel , l'on s'en garantit avec beaucoup de soin ; mais
sidans le dessein de l'éviter on devient puéril , ce sera pis
encore. Cette disposition des esprits à peser les mots bien
plus que les choses , et à ne rien voir de sérieux au-delà des
calculs de l'intérêt présent , est celle qu'il importera le plus
de changer quand on aura quelque intention de diminuer
le désordre caché sous la règle apparente , et de prévenir
les ravages secrets d'une morale corrompue .
Après avoir conclu de tout ceci que le progrès des lumières
est désirable , et que l'on ne saurait faire des pas
trop rapides dans ce qui reste à parcourir de cette longue
carrière , il faudrait dire comment on ydoit marcher : mais
cette question rentre en quelque sorte dans la première , et
le perfectionnement même de l'économie sociale indiquera
des moyens plus prompts et plus sûrs de la perfectionner
encore. Peut- être ne sommes-nous pas maintenant assez
avancés pour entrevoir ces moyens , et dans la supposition
même où quelqu'un les apercevrait , peut- être ne voudraiton
pas l'entendre . C'est néanmoins une sorte de devoir de
proposer ses doutes sur un objet de cette importance , et
moi-même qui en finissant ne m'engagerai point dans ces
longues discussions , je vais hasarder quelques mots pour
ceux qui ne seraient pas éloignés de s'en occuper .
Les diverses parties de la science peuvent être bonnes
sans exception , comme tenant au principe universel de
toute rectitude , ou comme moyens indirects ; mais toute
460 MERCURE DE FRANCE ,
science n'est pas bonne pour tous , et la vérité morale est
la seule dont les développemens conviennent indistinctement.
Les sciences seraient donc confiées à un nombre
d'hommes très-limité, mais le grand art, celui de vivre bien
pour tous et de vivre bien pour soi , la science première
seraitincomparablement plus répandue qu'elle ne l'est parmi
nous ; ce qui suppose dans la politique du globe une trèsgraude
réforme , que l'égale civilisation des divers peuples
et l'évidence des choses peuventrendre facile dansplusieurs
milliers d'années .
Alors on ne fera plus des ouvrages inutiles , et l'on ne
consumera plus en vain les produits de la culture et de
l'industrie . Chaque entreprise aura son effet , chaque mouvement
son motif, et le peuple même obtiendra naturellement
et l'aisance et le loisir nécessaires pour ne plus former
une populace stupide et brute .
Pourquoi les choses ne seraient-elles pas ainsi dans les
tems futurs de la maturité? pourquoi ne cesserions-nous
pasun jour d'employer inutilement nos forces , comme le
font les enfans ? (3) Considérez que l'art de conduire les
peuples n'est pas au fond un art si difficile.Ala vérité , il
l'est devenu dès long-tems ; mais on a substitué les artifices
de l'esprit aux naturelles opérations de la raison, et
par un abus qui peut cesser , les manoeuvres d'une injustice
déguisée , la ruse toujours ombrageuse , les petitesses
del'orgueil ou les tâtonnemens de la perfidie, àcette marche
franche que donnent les intentions droites , et qui eût pu
tout simplifier. Quand il s'élève un homme de génie qui
méprise les petits calculs de cette pompeuse rubrique ,
voyez comme infailliblement il en déjoue les savans complots.
L'effet d'une longue communication des idées est de
rendre les opinions semblables; il ne faut que du tems
pour en effacer les différences. C'est ainsi que la durée du
(3) Ce que les tems ont introduit parmi nous reste soumis à la
mobilité des tems . Tout change. Quoi ! divers peuples chrétiens
renoncent à la traite des nègres , et l'on veut croire encore à la continuité
des habitudes , à l'invariabilité des penchans ! L'incertitude
est grande dans ce qu'on appelle le monde , et son incpustance est
visible. Quelque agréable qu'elle soit aux passions , la morale qu'on
professe aujourd'hui subira la loi commune ; tous nos usages peuvent
tomber dans l'oubli , et la gastromanie elle-même doit avoir un terme
✓ SEPTEMBRE 1812. 461
commerce établit quelque uniformité entre les goûts et les
moeurs des diverses contrées. Quand toutes les opinions
fausses seront détruites, quand les opinions générales.seront
généralement admises , les hommes ayant une même
manière de voir , auront les mêmes désirs ou les mêmes
besoins, tous les princes gouverneront à-peu-près selon
les mêmes principes , et les grandes dissentions politiques
manqueront de prétextes et d'objet. L'ordre amène lerepos,
etle repos rend l'ordre facile dans une progression accélérée
qui parvenue à un certain terme ne trouverait plus d'obstacles
, puisqu'on ne pourrait plus en méconnaître ou en
contester les bienfaits .
-
Mais les épreuves difficiles , les calamités et les vices
sont peut-être une conséquence absolue des lois qui régissent
l'univers ? Alors une révolution nouvelle ramènera
des tems semblables aux premiers tems de notre histoire ;
un nouveau cataclysme bouleversera les deux hémisphères ,
les pôles changeront de lieu , l'on verra une nouvelle multiplication
de la race aveugle et souffrante , et cent siècles
d'erreurs formeront un nouvel âge du monde .
DE SEN** ..
L'HÉROÏSME DE LA PIÉTÉ FILIALE ( 1) .
BLANCHI dans la carrière des armes , le comte de Montréal
croyait pouvoir aspirer à un repos honorable ; mais
quel spectacle pour sa vieillesse ! Le trône venaitde s'écrouler:
la terreur régnait sur la France. Issu d'un sang qui
avait donné des héros à l'Etat , illustré lui-même par d'éclatans
services , plus révéré encore pour ses vertus personnelles
, chéri du soldat et du peuple , que de crimes rassemblait
le comte aux yeux des tyrans ! Sa famille sentit
qu'ils ne pouvaient s'immoler une plus noble victime : elle
s'empressa de la leur soustraire , à l'instant même où son
nom était porté sur les listes de proscription. Le vieux
guerrier ent attendu la hache des bourreaux du même
front dont il avait bravé cent fois le fer de l'ennemi : pour
(1) Le sujet de cette nouvelle a été donné à l'auteur par une dame
(Mme Sophie A. ) qui en a recueilli les détails à la source même. Ce
n'est pas pour les personnes qui ont eu le plaisir d'en entendre le
récit de sa propre bouche , qu'il a essayé de l'écrire .
462 MERCURE DE FRANCE,
sauver ses enfans , il consentit à fuir. Octavé et Ermelíne
faisaient son orgueil et sa félicité : il alla s'ensevelir avec
euxdans une modeste habitation , située à peu de distance
d'une ville voisine du Rhin. Là , sous un nom emprunté ,
il espérait attendre paisiblement la fin de la tourmente , ou
trouver sans peine un refuge au-delà du fleuve , si elle
s'étendait jusqu'à son humble séjour.
Le comte de Montréal n'eut bientôt que trop de sujets
de reconnaître la sagesse du nouveau plan de vie qu'il avait
adopté . Ilne lui parvenaitpas une lettre,, un journal , qui
ne lui apprît la fin déplorable d'un parent ou d'un ami. Il
frémissait pour ses enfans , tandis que leur coeur n'éprou
vait d'inquiétude que pour lui. Convaincus que le nom
seul de ce vieillard vénérable ne pourrait être prononcé
sans devenir à l'instant son arrêt de mort , leur tendresse
s'étudiait sans cesse à épaissir l'obscurité qui enveloppait
sa retraite.
Mais en veillant sur leur père , Octave et Ermeline s'occupaient-
ils assez de leurpropre sûreté ? Ils se promenaient
souvent dans le petit bois qui environnait la maison : c'était
dans cesmomens de liberté qu'ils se livraient aux réflexions,
aux épanchemens , dont ils s'abstenaient avec soin en présence
de l'auteur de leurs jours , dans la crainte d'aigrir
les peines que lui-même prenait soin de leur cacher. Un
soir , assis au pied d'un arbre , sur la lisière du bois , ils
portaient leurs regards sur le cours du Rhin , éclairé des
derniers rayons du soleil. « Vois -tu , disait Ermeline à son
>> frère , vois-tu sur la rive opposée ces coteaux couverts de
» vignes ? Il me semble entendre arriver jusqu'à nous les
> chants joyeux qui s'en élèvent. De ce côté-ci , quel morne
>>silence ! Se peut-il que la seule largeur de ce fleuve mette
une différence aussi cruelle dans la destinée des hommes
» qui habitent ses bords ? Quand je songe qu'un seul ins-
>>tant suffirait pour franchir cette faible barrière , et que
» réunis au-delà tous les trois ! ...... Mon père , je le sais ,
» prétend qu'il est de son devoir de rester sur cette rive
" pour nous conserver ses biens; mais qu'importent for-
» tune , richesses, si nous ne sommes pas libres d'agir , de
» penser , de sentir , s'il faut enfin nous cacher pournous
aimer? Non moins ému que sa soeur à ces douces
images de liberté et de bonheur , Octave lui promit que,
dès le lendemain matin , il s'unirait à elle pour obtenir de
leur père qu'il ne s'opposât point plus long-tems à les
"
réaliser.
SEPTEMBRE 1812 . 463
Au moment où ils se levaient pour regagner leur habitation,
Ermeline saisit brusquement le bras de son frère ,
et lui fait observer un détachement årmé qui traversait la
plaine , et semblait se diriger vers le bois. Octave , sans
laisser paraître sa crainte , rentre dans l'allée qui conduisait
à la maison; mais il n'a pas fait vingt pas , que de
droite et de gauche du taillis s'élancent des soldats qui lui
présentent la baïonnette. On lui demande ses papiers : il
n'en avait pas . On le saisit , on l'entraîne. Aux grossières
plaisanteries de cette soldatesque , il s'aperçoit qu'on est
loin de penser qu'Ermeline soit sa soeur , et il n'a garde de
faire connaître la vérité . Mais , quoique désarmé , sa contenance
imposante lui suffit pour forcer ses gardiens à respecterla
jeune personne quii,, pâle et tremblante , cachait
son visage dans le sein de son frère. Octave ne tarde pas å
reconnaître qu'on le prend pour un des bandits qui , à cette
époque , désolaient la province ; il apprend enfin qu'on va
le conduire dans les prisons de la ville. Heureux , au milieu
de son infortune , de cette double méprise qui le rassure
, du moins , sur le sort de son père , un regard , un
serrement de main que lui rend Ermeline leur font sentir
qu'ils se sont compris mutuellement . Ils arrivent à la ville :
le peuple accourt sur leurs pas ; la jeunesse , la beauté ,
l'air de candeur d'Ermeline excitaient un intérêt général .
Au détour d'une rue étroite , l'escorte est obligée d'ouvrir
ses rangs ; Octave le remarque ; plus occupé de sa soeur
que de lui-même , il la lance avec force au milieu d'un
groupe de femmes qui s'entr'ouvre et se referme aussitôt .
En un clin-d'oeil le chapeau qui couvrait sa tête est arraché ,
et remplacé par une de ces larges mantes noires en usage
danslepays. L'obscurité achève de favoriser sa fuite: guidée
par une de ses libératrices , et déguisée en simple villageoise
, elle s'échappe de la ville et revole auprès de son
père.
Peut-on se figurer tout ce qu'avait éprouvé ce tendre
père depuis l'heure où il avait coutume de voir rentrer ses
enfans ? Se jetant dans ses bras avec une joie affectée ,
Ermeline lui raconta qu'une singulière méprise avait fait
arrêter son frère comme un capitaine de voleurs : « Mais
> lorsqu'ils verront qu'ils se sont trompés , ajouta-t-elle
» en s'efforçant de sourire , ils nous le rendront , sans difficulté
, n'en doutez pas . Octave lui-même m'a bien recommandé
de vous le dire . Le comte de Montréal
feignit de partager la confiance d'Ermeline; et c'est ainsi
464 MERCURE DE FRANCE ,
que, guidés par leur tendresse mutuelle, le père et la fille
cherchaient à se tromper réciproquement. N'écoutant que
la voix de l'amour paternel , le malheureux vieillard fut
sur le point de quitter sa retraite pour aller réclamer son
fils. Ermeline employa le pouvoir de ses caressés et de ses
larmes pour réprimer ce mouvement irréfléchi : elle déclara
, avec une force au-dessus de son âge et de son sexe ,
que ce serait elle qui irait s'informer du sort d'Octave. En
effet , sans se donner le tems de prendre quelque repos , à
l'aide de son habit et desa coiffure de paysanne , ellepénètre
dans la ville , et s'informe adroitementdu cheminde
la prison . Arrivée devant la terrible porte , à l'aspect des
barreaux de fer , des sentinelles , le coeur lui bat , elle peut
à peine se soutenir , elle ne se sent plus la force d'articuler
une parole. La femme du geolier paraît tout-à-coup : sa
physionomie ouverte rend quelque confiance à la pauvre
enfant : elle s'approche avec timidité ; une petite révérence,
son air craintif, l'offre du panier de fruits qu'elle porte à
son bras , préviennent favorablement la geolière. « Que
demandez-vous , la jeune fille ? lui dit-elle . -Hélas!je
» voudrais bien savoir des nouvelles d'un ..... Monsieur ,
» que l'on a dû amener ici hier au soir .-D'un Monsieur!
» ah ! oui , d'un de ces brigands qui saccagent tout le pays .
Oh ! celui-là , je vous assure , est un bien honnête
> homme : c'est.... mon cousin. La geolière ne put s'empêcher
de sourire. « Tenez , ma pauvre enfant , luidit-elle ,
pendant que mon mari est absent, je vais vous faire voir
> votre cousin ; mais dépêchez-vous . Ermeline fut tentée
d'embrasser la bonne femme : elle la suit , et dès qu'elle
aperçoit Octave , court se jeter dans ses bras. La geolière
sourit encore : elle les laissa seuls . « Ma chère Ermeline ,
> dit Octave , je n'ai qu'un instant pour concerter avec toi
n
-
les mesures qui peuvent sauver les jours de mon père ;
» ainsi , prête-moi toute ton attention. Amon arrivée dans
> ce triste séjour , j'ai vu que j'y avais été précédé par le
> bruit que l'on venait d'arrêter le chef d'une nombreuse
ת bande de voleurs, dont les principaux membres étaient
» déjà saisis. Entouré , attentivement examiné par ces bringands
, tous me saluent à haute voix comme leur capi-
> taine. J'ouvrais la bouche pour me récrier contre leur
> erreur : des signes multipliés m'avertissent que je dois
> me taire. Tu sais si j'avais d'autres motifs pour m'y dé
» terminer. Dès que je peux demander des explications sur
- l'étrange honneur que l'on veut me faire , j'apprends que
1
SEPTEMBRE 1812 .
CPT
485LA
LA
SEINE
monsilence , pris pour un aveu , en donnant le change
>> la justice , doit sauver ce chef que l'on poursuit ; Pon
> m'assure enfinque , pour prix d'un service aussi signalé ,
" je serai le premier délivré par les efforts réunis de toute
» la bande. Retourne donc auprès de notre bon père , et
calme sa douleur jusqu'à ce que je reparaisse au milieu
» de vous . " La geolière vient avertir Ermeline qu'il est
tems de se retirer :lajeune personne s'éloigne moins affligée ,
en songeant que le lendemain encore elle pourra revoir son
frère chéri.

Mais quel coup de foudre pour elle , lorsque le jour suivant
elle apprend de la bouche même de sa protectrice ,
que les prisonniers sont tous au secret, et leur chef plus
strictement qu'aucun autre ! A peine a- t-elle la force de
regagner la demenre de son père . Il faut cependant qu'elle
trouve l'affreux courage de lui déguiser la vérité , de remplir
son coeur d'un doux espoir , quand le sien est en proie
aux plus cruelles angoisses . Plusieurs courses à la ville , des
questions multipliées jusqu'à l'imprudence , ne servent qu'à
la convaincre que de nouvelles tentatives causeraient infailliblement
la perte des deux êtres dont le salut est son
unique pensée.
Cependant le procès des voleurs s'instruit . Interrogé dans
les formes, le généreux Octave persiste dans sa magnanime
imposture. Le tribunal déploie toute la rigueur des lois
contre les criminels ; mais leur prétendu chef ne peut être
convaincu d'aucun meurtre : il ne périra point sur l'échafaud.
Les fers et la flétrissure sont la peine prononcée contre
lui .Acette épouvantable image , Octave sentit toutes ses
forces l'abandonner : il allait se faire connaître .... une
réflexion soudaine lui rappela que le nom de son père ne
pouvait sortir de sa bouche sans devenir à l'instant son
arrêt de mort. Noble et malheureux jeune homme , c'eût
donc été trop peu pour toi de donner ton sang pour l'auteur
de tes jours ! L'horrible exécution s'accomplit .
,
Peu de jours après , les condamnés sont mis en marche
vers la forteresse où ils devaient être employés aux travaux
publics . En traversant une forêt , l'escorte est attaquée et
mise en fuite : les forçats sont délivrés . Octave réparaît
tout-à-coup aux yeux de son père . En se sentant pressé
contre son sein vénérable , en se retraçant l'ignominie du
sort qu'il venait de subir pour lui , le héros de la piété
filiale se demandait s'il était digne encore de l'auteur de ses
jours .
A
Gg
466 MERCURE DE FRANCE ,
L'excès de son infortune n'était connu que de lui seul.
Dans l'isolement absolu auquel Ermeline et le vieux comte
avaient dû se vouer plus rigoureusement que jamais , depuis
l'instant fatal qui les avait séparés d'Octave , à peine
avaient-ils pu recueillir quelques rumeurs incertaines sur
la destinée des misérables auxquels la bizarrerie de saposition
l'avait associé . Ils se livrèrent done sans réserve à la
joie de le revoir. Celle d'Ermeline redoubla , quand elle
P'entendit conjurer son père de passer sans délai sur l'autre
rive du Rhin . Au désir d'assurer l'existence de tout ce qui
lui était cher , se joignait dans l'ame de l'infortuné jeune
homme un motif qu'il était loin d'avouer . Une voix intérieure
lui criait sans cesse que le fils du comte de Montréal,
marqué du sceau de l'opprobre , quelque non-mérité que
fût son sort , ne pouvait plus se permettre de vivre. La
guerre lui offrait des moyens d'accomplir une résolution
que nulle affection humaine n'avait le pouvoir d'ébranler.
Quelques jours lui suffirent pour déposer son père dans
une ville d'Allemagne . Il le confia aux soins d'Ermeline ,
et courut s'enrôler dans un corps de volontaires . Sa brillante
valeur , dans une foule d'actions , le fit bientôt distinguer
de ses chefs . Echappant malgré lui à tous les périls , survivant
à tous ses camaradęs , dès la fin de la seconde campagne
il fut nommé colonel et honoré de la décoration des
braves . Le quartier-général fut établi dans la ville même
qu'habitaient le comte et Ermeline : il vola dans leurs bras.
Leur tendresse était toujours un besoin pour son ame ; mais
rien ne pouvait le rattacher à la vie .
Livré , au milieu du plus grand monde , à une mélancolie
habituelle , il ne goûtait quelque distraction à ses peines
que dans la société intime de sa soeur. Une parfaite conformité
de caractère l'avait étroitement liée avec une jeune
personne de son âge. Ida de Selnitz , par égard pour sa
bonne amie , se crut d'abord obligée d'aimer Octave comme
un frère : bientôt elle l'aima comme elle se figurait qu'on
devait aimer un mari , quand il est beau , spirituel et sensible
. Octave n'était pas devenu misanthrope , au point de
ne pas s'apercevoir qu'Ida était aussi bien élevée quejolie :
mais n'était-ce pas une profanation à ses propres yeux, que
d'arrêter sa pensée un seul instant sur l'union dontl'excluait
àjamais la terrible sentence qu'il avait portée contre luimême
? Ida , maîtresse d'écouter sans effroi les inspirations
de son ame ingénue , faisait de son côté un calcul tout
différent de celui d'Octave. Elle ne se fit nul scrupule
SEPTEMBRE 1812.
1 467
d'avouer à sa jeune amie qu'elle serait au comble de ses
voeux, si elle pouvait former avec elle des liens plus étroits .
Ermeline se hâte de faire part à son frère d'un bonheur dont
elle partage l'ivresse. Quelle est sa surprise ! il pâlit , il
frissonne , il détourne son visage que sillonnent des pleurs
brûlans . Effrayée , tremblante , Ermeline mêle ses larmes
aux siennes ; elle le presse , le conjure de lui ouvrir son
coeur. L'excès du désespoir triomphe de l'opiniâtreté de
l'infortuné jeune homme : son fatal secret lui échappe
enfin.
Il croyait que son récit allait accabler sa soeur de confusion
et de douleur : il la voit pénétrée du plus vif enthousiasme
. L'exaltation de son ame se communique à son
langage : en peu de mots , elle démontre à Octave que ce
qu'il regarde comme un signe d'opprobre doit être à ses
propres yeux le premier titre de sa gloire . Ne t'a-t-il pas
> fallu , s'écriait-elle , cent fois plus de courage pour sauver
> ton père à ce prix , que pour affronter une mort glo-
" rieuse sur le champ de bataille ? » Elle le contraignit de
lui avouer ( ce qu'il ne s'était pas avoué à lui-même ) qu'il
adorait Ida , que sa main lui rendrait le repos et le bonheur
, mais qu'il n'aurait jamais la force de lui révéler
l'affreux mystère qui empoisonnait son existence. Ermeline
s'efforça de lui prouver que son honneur n'était pas intéressé
à le découvrir ; elle lui fit même jurer qu'il resterait
éternellement enseveli entr'elle et lui : l'amour acheva
promptement de le lui persuader.
Douée de cette candeur qui fait un des principaux charmes
des demoiselles allemandes , ce fut la jeune Ida ellemême
qui dévoila à son père l'état secret de son coeur. Le
sang dont sortait le jeune comte de Montréal , son rang
actuel , sa gloire militaire , parurent au baron de Selnitz
une compensation suffisante à la fortune qu'il avait perdue
: il donna son consentement à l'union désirée .
Apeine Octave commençait-ilà en goûter les douceurs ,
que les hostilités reprennent tout-à-coup avec une fureur
nouvelle . L'ennemi n'était plus qu'à une marche du quartier-
général. Une bataille meurtrière se livre : Octave y
déploie sa valeur accoutumée ; mais il reçoit une blessure
profonde ; on le rapporte dans la ville. Ida ne souffrit pas
qu'il eût d'autre garde qu'elle . Un matin , après une nuit
passée dans de vives douleurs , Octave s'était assoupi ,
mais son sommeil était encore très-agité . Ida l'observait
avec des yeux inquiets : il fait un mouvement violent ,
Gg 2
468 MERCURE DE FRANCE ,
une de ses épaules se découvre .... Qu'aperçoit-elle ? grand
Dieu ! Elle recule , se rapproche , ne peut démentir le
témoignage de ses yeux , et tombe à genoux et sans force
auprès du lit d'Octave . Il se réveille : plusieurs fois il avait
surpris Ida dans cette attitude , priant pour sa guérison. Il
lui tend la main avec un doux sourire : elle se précipite
dans ses bras , et baigne son sein de ses larmes .
Depuis cette fatale découverte , la mort semblait empreinte
dans tous les traits de la malheureuse Ida. Morne
et taciturne , elle passait les jours entiers auprès d'Octave .
S'il lui adressait une question sur l'état de dépérissement
où il la voyait , il n'en obtenait que des mots entrecoupés ;
quelquefois même sa seule réponse était des soupirs et des
sanglots . Vivement alarmée , Ermeline joignit ses efforts
à ceux de son frère. Ses instances , ses caresses , vainquirent
enfin la résistance d'Ida : la terrible vérité échappe
de ses lèvres. Ermeline recueille ses forces pour lui faire
le récit fidèle de tous les détails de cet épouvantable évènement
: Moi seule suis coupable , s'écriait-elle , c'est moi
» qui avais exigé de mon malheureux frère qu'il gardât un
> éternel silence ; pardonne-moi , j'ai douté de ton coeur. "
Ida ne la laissa pas achever : rayonnante de joie , elle
l'entraîne au lit de son époux : " Cher et généreux Octave !
> lui dit-elle en prenant ses mains dans les siennes , jus-
» qu'à ce jour je t'avais chéri comme le premier homme
» qu'avait distingué mon coeur : c'est de l'admiration , c'est
>> du respect que je dois désormais au plus noble , au plus
> magnanime des mortels ! " -« C'est donc d'aujourd'hui,
» répondit Octave , que je serai parfaitement heureux ,
puisque je n'aurai plus de secret pour toi ! Il ne me reste
» qu'une grâce à te demander : que mon père ignore tou-
> jours ce que j'ai souffert pour lui ! "
L. DE SEVELINGES.
VARIÉTÉS.
DEPUIS quelque tems les journaux se donnent la peine
de raconter les espiégleries de divers ventriloques , entre
autres celles d'un M. Comte qui parcourt les provinces.
En voici une assez amusante que nous lisons dans le Journal
du département de l'Ain , et qui nous paraît mériter
d'être conservée.
SEPTEMBRE 1812 . 469
u Bourg , 29 août. -M. Comte , physicien et ventriloque
, a donné lieu ,jeudi dernier, à une scène fort singulière
dans l'église de Brou. Il s'y trouvait sur les 10 heures
dumatin, pour visiter les monumeus chefs -d'oeuvre de l'art
que renferme cette basilique élevée par les soins de Marguerite
d'Autriche. Le concierge détaillait aux nombreux
assistans les beautés des mansolées de Philibert-le-Beau et
de Marguerite, lorsque la voixde la princesse se fait distinctement
entendre et demande des prières en réparation des
outrages que le vandalisme a commis dans cette église .
L'expression douloureuse de sa voix, la légitimité de ses
plaintes ne laissent aucun doute; c'est elle-même , s'écrie
le cicerone . Il s'agenouille avec les assistans , et tous récitent
des Pater avec ferveur . La princesse satisfaite , les
couronne d'un Amen sépulcral qui retentit et se prolonge
sous les voûtes souterraines de l'édifice. Quel prodige !
Tout le inonde reste pénétré d'un saint respect. On commente
, on raisonne. Il ne s'agissait de rien moins que de
faire bénir l'église . M. Comte alors déclare qu'il est la prineesse
, il répète la scène et ajoute : c'est ainsi que des imposteurs
ont abusé de la crédulité , c'est ainsi que l'oracle
de Delphes et que les arbres de la forêt de Dodone par,
laient...... Tout le monde s'est retiré ne croyant plus au
miracle , mais bien convaincu du rare talent de M. Comte,
qui doit donner ses exercices de physique et de ventriloquisme
dans cette ville .
► M. Comte a cu , maintes fois , des aventures extraordinaires
et dangereuses , témoin le four où il faillit être jeté
en Suisse ; mais des voleurs dans les caves , dans les greniers
, des animaux qui parlent en pleine foire , des diligences
qui se sont cru arrêtées , et mille autres faits que
nous lisons dans les journaux , ne valent paass ,, à notre avis,
cette dernière scène . »
NÉCROLOGIES.- M. Le Gouvé , membre de l'Institut ,
auteur de la Mort d'Abel, d'Epicharis et Néron , de la
Mort de Henri IV, tragédies jouées avec un grand succès
et qui sont restées au théâtre , vient de mourir , à l'âge de
48 ans , après une longue et triste maladie qui , depuis plus
d'une année , le condamnait à vivre loin de la société.
Outre ses tragédies , M. Le Gouvé avait publié quelques
petits poëmes qui furent très-favorablement accueillis : Le
Mérite des Femmes , les Souvenirs , les Sépultures , etc.
470 MERCURE DE FRANCE ,
Son ami , M. Le Mercier , membre de l'Institut , a prononcé
sur sa tombe un discours fort touchant , et que
nous regrettons de ne pouvoir insérer dans notre Feuille;
mais notre intention est de donner une notice plus détaillée
sur M. Le Gouvé que nous regrettons comme auteur distingué,
comme notre ami depuis bien des années , et comme
un de nos collaborateurs au Mercure .
-Mme de Montanclos , femme de lettres très-aimable et
très - distinguée , vient de mourir , presque subitement ,
dans la 75º année de son âge . Rien n'annonçait en elle une
fin prochaine à peine paraissait-elle âgée de 50 ans , et
l'on voyait encore qu'elle avait été belle. Quelques jours
avant sa mort elle adressa au rédacteur du Mercure plusieurs
pièces de vers , dont une ( le Saule pleureur ) a paru
dans le dernier N° , et dont les autres seront successivement
publiées. (1)
Mede Montanclos est auteur d'un très-grand nombre de
poésies fugitives , de quelques opéras comiques, parmi lesquels
Robert-le-Bossu, qui a été fort bien accueilli du
public , et de plusieurs autres pièces de théâtre . Elle donna
en1790 ses OEuvres diverses , en 2 vol. in-12; mais on
ne trouve dans ce recueil ni ses opéras , ni ses comédies ,
ni une foule d'autres pièces très-ingénieuses en vers et en
prose , qui n'ont été composées que depuis cette époque .
SOCIÉTÉS SAVANTES ET LITTÉRAIRES.
Académie des Sciences , Arts et Belles-Lettresde la ville
de Caen .-Séance publique du vendredi 17juillet 1812
présidée par M. BELLENGER .
La séance a été ouverte par un rapport de M. Delarivière , secrétaire
, sur les travaux de l'académie , contenant une mention plus ou
moins étendue des mémoires et autres ouvrages , soit en prose , soit
en vers , qui ont été présentés dans les séances particulières , depuis
α
(1) Voici ce qu'elle écrivait , le 24 août , au rédacteur du Mercure :
« Je vous envoie , mon obligeant ami , plusieurs pièces de vers.
> Placez-les , je vous prie , dans quelque coin du Mercure, où cepen-
› dant elles puissent être vues à leurs risques et périls .... Veuillez
›protéger ces enfans d'une vieille Muse dont l'esprit doit sans doute
> s'affaiblir , mais le coeur , jamais ; et ce coeur vous est biensincère-
> ment attaché.... Trois jours après , elle n'était plus .
SEPTEMBRE 1812 .
471
le mois de juillet 1811. Le rapporteur a principalement fait connaître
:
1º . Un Essai pour servir à l'analyse méthodique des sels , dans lequel
on considère en particulier les combinaisons des acides minéraux
non métalliques avec les bases alcalines et terreuses , par
M. Thierry fils .
2º. Un Tableau synoptique des opérations faites sur les météores
et les maladies pendant le dernier trimestre de 1811 , et un semblable
pour le mois de janvier 1812. par M. Godefroy.
3º. Un Rapport fait par M. Raisin , associé , à M. le baron Méchin
, préfet du Calvados , sur la maladie épidémique qui adésolé la
commune de Bernières- sur- Mer , pendant l'été et l'automne de 1811 .
4º. Un Essai sur les thalassiophytes non articulées par M. Lamouroux
, aussi associé .
50. Une Dissertation sur le livre de Job , par M. Cailly .
6°. Des Observations sur le même livre , par M. Bellenger .
7°. Un Mémoire intitulé Du Madrigal , par M. Debaudre .
Il a ensuite rendu compte des jugemens portés par l'académie sur
une pièce de vers , envoyée au concours . ayant pour titre : Ode à
l'occasion du passage de leurs Majestés Impériales dans la ville de
Caen , avec cette épigraphe Quem si non tenuit, magnis tamen
excidit ausis ( Ov. Métam. liv. 2. fab . 8 ) , et sur un mémoire intitulé
: Essai sur la formation des charbons de terre , avec cette épigraphe
. L'amour du vrai est la disposition la plus favorable de le
trouver (Helvétius , de l'Homme ). L'ode , malgré beaucoup de
strophes qui se font remarquer par la noblesse des pensées , la
richesse de l'expression et le mouvement lyrique , et qui indiquent
un talent poétique digne d'être encouragé , offre plusieurs termes
impropres ou mal appliqués , quelques constructions incorrectes ou
obscures , et de nombreuses négligences : on ne trouve point d'ailleurs
dans cette composition , trop vague , les principaux traits propres
à caractériser l'évènement qu'il s'agissait de peindre. Il a été
arrêté que le prix ne serait point décerné à l'auteur , et que le sujet
serait proposé de nouveau. Quant au mémoire sur le charbon de
terre , quoiqu'il ait été reconnu qu'il ne répondait point directement
à la question proposée , néanmoins , à cause des connaissances précieuses
qu'il suppose sur la matière dont il s'agit , et d'une suite d'observations
très-importantes , dont l'application peut beaucoup servir
à une solution positive , il a été décerné , par forme d'encouragement
, une médaille d'argent à M. Gabriel-Aimé Noël , ingénieur
démissionnaire des ponts et chaussées , des académies de Caen etde
Cherbourg , auteur de ce mémoire , avec invitation de suivre son
travail de manière à donner une réponse plus satisfaisante .
Après le rapport du secrétaire , M. Lange a lu une notice biographique
sur M. Henri-François-Anne de Roussel , ancien professeur
royal de médecine de l'université de Caen , professeur d'histoire
naturelle , de l'Académie des sciences , arts et belles- lettres , de la
Société de médecine , et de celle d'agriculture et de commerce de la
même ville , associé correspondant de plusieurs Sociétés étrangères ,
mort le 17 février 1812 .
473 MERCURE DE FRANCE , SEPTEMBRE 1812 .
L'assemblée a ensuite entendu :
:
Une pièce de vers intitulée : Tableau d'un orage . imité de Thompson,
saison de l'été, suivi du touchant épisode de Céladon et d'Amélie ;
par M. le Prêtre ;
Un conte intitulé : Le Petit panier d'oeufs frais ; par M. de Baudre ;
Un mémoire intitulé : Observations sur la Jalousie des Enfans ;
par M. Trouvé ;
Une épitre en vers d'un grenadier de la garnison d'Ercinbresthein
au congrès de Rastadt; par M. Moisson , associé ;
Des vers sur l'arrivée et le séjour de LL. MM. II. et RR. dans les
murs de Caen , et des stances sur l'amour de la gloire; par M. Letertre,
aussi associé ;
Un extrait d'un voyage de Paris à Calais . contenant la description
des jardins de M. Dumont de Courset ; par M. Lair ;
Une ode sur la comète de 1811. et une épitre en vers ; par M. Chanvalon
, maire de Carentan , associé- correspondant.
La séance a été terminée par la lecture du programme suivant:
L'Académie propose de nouveau pour sujet d'un prix de 150 fr. ,
qui sera distribué dans la séance publique du mois de juillet 1813 ,
une pièce de vers sur le voyage de LL. MM. II. et RR. dans le départementdu
Calvados , au mois de mai 1811 , et leur séjour dans la
ville de Caen .
La question relative à la culture du pastel est retirée du concours.
L'Académie décernera des médailles d'argent aux auteurs de tous
les mémoires qui contiendront des réponses satisfaisantes sur quelqu'une
de ces questions.
Ire Question. Quelles sont les maladies les plus fréquentes dans la
ville de Caen, et quelles en sont les principales causes ?
II. Quel a été l'état des arts dans la province de Normandie depuis
Pinpasion desNormands ? On joindra à la réponse une note indicative
des artistes originaires de Normandie .
III. Quel a été l'état des sciences dans cette province depuis l'ingasion
des Normands ? On joindra à la réponse une note indicative des
savans originaires de Normandie.
IV. Quel a été l'état des belles-lettres dans cette province depuis
P'invasion des Normands ? On joindra à la réponse une note indicative
des littérateurs originaires de Normandie .
V. Déterminer l'influence de la mer sur les terres qu'elle avoisine,
par rapport aux phénomènes météorologiques et à la végétation.
VI. Quelles sont les manufactures chimiques que l'on pourraitétablir
avec avantage dans le département du Calvados , en considération de
la position physique , géographique et politique de ce département , et
des ressources que présente le sol ?
VII. Quels sont les points du département , outre le territoire de
Littry , qui réunissent au plus haut degré les caractères géologiques
propres à indiquer l'existence du charbon de terre?
Les mémoires et les pièces de vers devront parvenir franes de port
au sccrétaire de l'Académie avant le 15 mai 1813 , avec un billet
cacheté , contenant le nom de l'auteur et la devise qu'il aura mise en
ête de son ouvrage.
POLITIQUE.
* M. CANNING , ministre anglais à Constantinople , a cédé
la place à M. Liston , nouvel ambassadeur de S. M. Britannique.
L'ambassadeur français , M. le comte Andréossi ,
était attendu à chaque instant au départ des dernières
nouvelles .
Les journaux américains font connaître avec quel ensemble
de dispositions le gouvernement est résolu à pousser
la guerre avec l'Angleterre . L'escadre américaine a mis en
mer , et poursuit vivement la flotte marchande de la Jamaïque;
on espère qu'elle l'atteindra . La mer est couverte de
corsaires , et les forces américaines se sont portées sur le
Canada ; on attend la nouvelle du premier engagement .
La milice que les Anglais veulent armer au Canada , se
révolte et passe du côté des Américains ; un fort parti
attend ces derniers. Québec est la seule place en état de
faire quelque résistance. Beaucoup de familles canadienbes,
suspectes aux Anglais , ont reçu l'ordre de quitter le
Canada.
Les papiers anglais du 25 donnent des détails confirmatifs
de ceux publiés précédemment sur les affaires
d'Espagne.
«Nous croyons de notre devoir , dit le Morning- Chronicle,
d'avertir nos lecteurs de ne pas se livrer à des espérances
vagues sur les résultats de l'affaire qui a eu lieu près
de Salamanque , mais d'examiner de sang-froid l'état réel
et la véritable situation de l'armée anglaise dans la péninsule;
nous allons offrir à cet égard quelques observations
que nous savons être fondées sur des avis authentiques
reçus des pays occupés par notre armée .
> On paraît croire que notre armée , après l'affaire dont
il s'agit , n'éprouvera plus que de faibles obstacles , mais
on ne peutméconnaître qu'en s'avançant en Espagne , lord
Wellington comptait sur une diversion puissante en sa
faveur, opérée par l'expédition de Sicile sur les côtes de la
Catalogue , et qu'il espéraittenir en échec par cette diversion
l'armée du maréchal Suchet : mais lord Wellington
a été , comme on le sait , complétement désappointé à cet
474 MERCURE DE FRANCE ,
égard , et le départ de l'expédition de Sicile a été différé
au-delà du tems convenu ; il a été suspendu par l'incertitude
et la mésintelligence , et on a laissé échapper le moment
favorable ; d'autres ordres ne peuvent arriver que
trop tard ; Suchet est prévenu et il a fait ses dispositions .
Si nous comparons la force effective de ces armées
dans la péninsule , avec celle que les Français y entretien .
nent sur divers points d'où ils peuvent se concerter et se
réunir contre lord Wellington , s'il s'avançait témérairement
, nous verrons que l'armée française reçoit à chaque
instant et de tous côtés des renforts dans la position qu'elle
a conservée , et qu'au total les forces de l'ennemi en Espagne
sont plus que doubles de celles réunies aux ordres des
généraux Wellington et Hill .
» Si donc on ne réussit à faire aucune diversion en faveur
du général Wellington , soit sur les côtes du nord , soit
sur celles de Catalogne , il est impossible qu'avec la prudence
et la circonspection qui le caractérisent , il fasse un
pas de plus avec une armée qui est loin d'être suffisamment
pourvue , dont la paye est arriérée de quatre mois , et qui
a en outre à éprouver des privations et à surmonter des
obstacles dont nous ne pouvons avoir ici la moindre idée.
Lord Wellington commande notre armée , qui a le plus
grand besoin de repos; Hill est tenu en échec parle maréchal
Soult , et ne peut porter secours au général Wellington
, et le soutenir d'une manière effective . Dans de telles
circonstances , nous pensons qu'il serait sage de la part des
écrivains périodiques de modérer l'espoir de succès ultérieurs
, et de se préparer à l'idée toute naturelle de voir l'armée
alliée , par llaa force même des choses , se repliersur le
Portugal , comme cela est déjà plus d'une fois arrivé , au
lieu de s'attendre à la voir pénétrer plus avant enEspagne.n
1
Nous ajouterons d'après des renseignemens certains que
Ballasteros est toujours renfermé à Malaga , coupé de ses
positions , et ayant en tête les généraux Rey et Leval.
Quinze mille Français ont paru devant Alicante ; en Catalogne
, le quartier-général de l'armée est établi à Barcelone.
Les principales forces du général Decaen sont sous
Hostalrich. Depuis l'entrevue avec le maréchal dnc d'Albufera
, les deux armées réunies ont obtenu des résultats
très-avantageux . La flotte anglaise a paru , mais voyant
toutes les positions gardées , elle a viré de bord; au 12 août,
ily avait huit jours qu'elle était perdue de vue. On croit
SEPTEMBRE 1812 . 475
qu'ily a eu quelque mésintelligence entre lesAnglais etles
Espagnols.
Les nouvelles de la Grande-Armée annoncent la chute
de Smolensk : cette place a été prise le 18 par l'armée française
, à laquelle cette conquête ouvre le chemin de l'une
des capitales de l'empire russe , capitale que , suivant les
nouvelles du nord , l'Empereur Alexandre a quittée pour se
rendre à Pétersbourg , dans l'intention d'y accélérer les
levées d'hommes qu'il a ordonnées .
Voici le 13º Bulletin.
Smolensk , le 21 août 1812.
Il paraît qu'au combat de Mohilow gagné par le prince d'Eckmul
sur le prince Bagration , le 23 juillet , la perte de l'ennemi a été
considérable. On joint ici le rapport du prince d'Eckmuhl sur cette
affaire.
Le duc de Tarente a trouvé 20 pièces de canon à Dunabourg au
lieu de 8 qui avaient été annoncées. Il a fait retirer de l'eau plusieurs
bâtimens chargés de plus de 40.000 bombes et autres projectiles .
Une immense quantité de munitions de guerre a été détruite par
l'ennemi. L'ignorance des Russes en fait de fortifications se fait voir
dans les ouvrages de Dunabourg et de Drissa.
S. M. a donné le commandement de sa droite au prince Schwarzenberg
en mettant sous ses ordres le 7e corps . Ce prince a marché
contre le général Tormazow , l'a rencontré le 12 , et l'a battu. Il
fait le plus grand éloge des troupes autrichiennes et saxonnes. Le
prince Schwarzenberg a montré dans cette circonstance autant d'activité
que de talent . L'Empereur a fait demander des avancemens
et des récompenses pour les officiers de son corps d'arınée qui se
sontdistingués.
Le8, laGrande-Armée était placée de la manière suivante :
Leprince vice-roi était à Souraj avec le 4e corps , occupant par des
avant-gardes Velij , Ousviath et Porietch.
Le roi de Naples était à Nikoulino , avec la cavalerie occupant
Inkovo.
Le maréchal duc d'Elchingen , commandant le 3e corps , était à
Liozna.
Lemaréchal prince d'Eckmuhl , commandant le rer corps , était
àDoubrowna .
commandé par le prince Poniatowski , était à Le 5e corps ,
Mohilow.
Le quartier-général était à Witepsk.
Le2ecorps , commandépar le maréchal duc de Reggio , était sur
JaDrissa.
Le 10e corps , cominandé par le duc de Tarente , était sur Dunabourg
et Riga.
Le 8 , 12,000 hommes de cavalerie ennemie se portèrent sur
Inkovo et attaquèrent la division du général comte Sébastiani , qui
fat obligé de battre en retraite l'espace d'une demi-lieue pendant
toute la journée , en éprouvant et faisant épreuver à l'ennemi des
MERCURE DE FRANCE ,
pertes à-peu-près égales. Une compagnie de voltigeurs du 24º régiment
d'infanterie légère , faisant partie d'un bataillon de ce régiment
qui avait été confié à la cavalerie pour tenir position dans le bois
été prise. Nous avons eu 200 hommes environ tués et blessés ; l'ennemi
peut avoir perdu le même nombre d'hommes .
a
Le 12 , l'armée ennemie partit de Smolensk et marcha par différentes
directions avec autant de lenteur que d'hésitation sur Porietch
etNadra .
Le 10 , l'Empereur résolut de marcher à l'ennemi et de s'emparer
de Smolensk en s'y portant par l'autre rive du Borysthène. Le roi
de Naples et le maréchal duc d'Elchingen partirent deLiozna et se
rendirent sur le Borysthène près de l'embouchure de la Berezina ,
vis -à- vis Khomino , où , dans la nuit du 13 au 14 , ils jetèrent deux
ponts sur le Borysthène.
Levice-roi partit de Souraj et se rendit par Janovitski et Liouvavistchi
à Rasasna , où il arriva le 14 .
Le prince d'Eckmuhl réunit tout son corps à Doubrowna le 13.
Le général comte Grouchy réunit le 3e corps de cavalerie à Rasasna
le 12.
Le général comte Eblé fit jeter trois ponts à Rasasna le 13.
Le quartier-général partit de Witepsk , et arriva à Rasasna le 13 .
Le prince Poniatowski partit de Mohilow et arriva le 13 à Romanow.
Le 14 , à la pointe du jour , le général Grouchy marcha sur Liadié;
il en chassa deux régimens de cosaques , et s'y réunit avec le corps
de cavalerie du général comte Nansouty.
Le même jour , le roi de Naples, appuyé par le maréchal due d'Elchingen
, arriva à Krasnoi. La 27e division ennemie , forte de 5000
hommes d'infanterie , et soutenue par 2000 chevaux et 12 pièces de
canon , était en position devant cette ville. Elle fut attaquée et dé
postée en un moment par le duc d'Elchingen. Le 24º régiment d'infanterie
légère attaqua la petite ville de Krasnoi à la baïonnette avec
intrépidité. La cavalerie exécuta des charges admirables. Le général
debrigade baron Bordesoult et le 3e régiment de chasseurs se distinguèrent.
La prise de 8 pièces d'artillerie , dont 5 de douze et deux
licornes , et de 14 caissons atelés , 1500 prisonniers , un champ de
bataille jonché de plus de mille cadavres russes ; tels furent les avantages
du combat de Krasnoi , où la division russe , qui était de 5000
1
hommes , perdit la moitié de son monde.
Sa Majesté avait , le 15 , son quartier-général à la poste de Kovonitnia.
Le 16 au matin , les hauteurs de Smolensk furent couronnées ; la
ville présenta à nos yeux une enceinte de murailles de quatre mille
toises de tour . épaisses de dix pieds et hautes de vingt-cing , entremêlées
de tours , dont plusieurs étaient armées de canons de gros
calibre .
Sur la droite du Borysthène , on apercevait et l'on savait que les
corps ennemis tournés revenaient en grande hâte sur leurs pas pour
défendre Smolensk. On savait que les généraux ennemis avaient des
ordres réitérés de leur maitre de livrer bataille et de sauver Smolensk
. L'Empereur reconnut la ville , et plaça son armée , qui fut en
SEPTEMBRE 1812 . 477
AT
positiondans la journée du 16. Le maréchal duc d'Elchingen eut la
gauche appuyant au Borysthène , le maréchal prince d'Eckmuhl le
centre, le prince Poniatowski la droite ; la garde fut mise en réserve
au centre , le vice-roi en réserve à la droite , et la cavalerie sous les
ordres du roi de Naples à l'extrême droite : le duc d'Abrantes , aveo
le8 corps , s'était égaré et avait fait un faux mouvement.
Le 16 , et pendant la moitié de la journée du 17 , on resta en observation.
La fusillade se soutint sur la ligne . L'ennemi occupait
Smolensk avee 30,000 hommes , et le reste de son armée se forinait
sur les belles positions de la rive droite du fleuve , vis- à-vis la ville
communiquant par trois ponts. Smolensk est considéré par les Russes
comme ville forte et comme le boulevard de Moscou .
Le 17 , à deux heures après midi , voyant que l'ennemi n'avait pas
débouché , qu'il se fortifiait dans Smolensk , et qu'il refusait la bataille
; que malgré les ordres qu'il avait et la belle position qu'il pouvait
prendre , sa droite à Smolensk , et sa gauche au cours de Borystène
, le général ennemi manquait de résolution , l'Empereur se porta
sur la droite , et ordonna au prince Poniatowski de faire un change
ment de front , la droite en avant , et de placer sa droite au Borystène
, en occupant un des faubourgs par des postes et des batteries
pour détruire le pont et intercepter la communication de la ville avec
la rive droite . Pendant ce tems , lemaréchal prince d'Eckmuhl eut
ordre de faire attaquer deux faubourgs que l'ennemi avait retranchés
à 200 toises de la place , et qui étaient défendus chacun par 7 ou 8000
hommes d'infanterie et par du gros canon. Le général comte Friant
eut ordre d'achever l'investissement , en appuyant sa droite au corps
du prince Poniatowski , et sa gauche à la droite de l'attaque que faisait
le prince d'Eckmuhl.
,
ос-
A deux heures après midi , la division de cavalerie du comte
Bruyères , ayant chassé les cosaques et la cavalerie ennemie
cupa le plateau qui se rapproche le plus du pont en amont. Une batterie
de 60 pièces d'artillerie fut établie sur ce plateau , ettira à mitraille
sur lapartie de l'armée ennemie restée sur la rive droite de la
rivière, ce qui obligea bientôt les masses d'infanterie russe à évacuer
cetteposition.
L'ennemi plaça alors deux batteries de vingt pièces de canon à un
couvent pour inquiéter la batterie qui le foudroyait et celles qui
tiraient sur le pont. Le prince d'Eckmuhl confia l'attaque du faubourg
de droite au général comte Morand , et celle du faubourg de
gauche au général comte Gudin. A 3 heures , la canonnade s'engagea;
à 4 heures et demie commença une vive fusillade , et à 5 heures
lesdivisions Morand et Gudin enlevèrent les faubourgs retranchés de
l'ennemi avec une froide et rare intrépidité, et le poursuivirent jusque
sur le chemin couvert qui fut jonché de cadavres russes .
Sur notre gauche , le duc d'Elchingen attaqua la position que l'ennemi
avaithors de la ville, s'empara de cette position , et poursuivit
l'ennemi jusque sur le glacis .
Acinqheures, la communication de la ville avec la rive droite devintdifficile
, et ne se fit plus que par des hommes isolés .
Trois batteries de pièces de 12 , de brèche , furent placées contre
les murailles , à six heures du soir, l'une par la division Friant , et
478 MERCURE DE FRANCE ,
lesdeux autres par les divisions Morand etGudia. On déposta l'ennemi
des tours qu'il occupait , par des obus qui y mirent le feu. Le
général d'artillerie comte Sorbier rendit impraticable à l'ennemi
l'occupation de ses chemins couverts , par des batteries d'enfilades .
Cependant , dès deux heures après midi , le général ennemi .aussitôt
qu'il s'aperçut qu'on avait des projets sérieux sur la ville, fit passer
deuxdivisions et deux régimens d'infanterie de la garde pour renforcer
les 4 divisions qui étaient dans la ville. Ces forces réunies composaient
la moitié de l'armée russe . Le combat continua toute la nuit ;
les trois batteries de brèche tirèrent avec la plus grande activité.
Deux compagnies de mineurs furent attachées aux remparts .
Cependant la ville était en feu . Au milieu d'une belle nuit d'août ,
Smolensk offrait aux Français le spectacle qu'offre aux habitans de
Naples une éruption du Vésuve.
Aune heure après minuit , l'ennemi abandonna la ville et repassa
la rivière. A deux heures les premiers grenadiers qui montèrent à
l'assaut ne trouvèrent plus de résistance ; la place était évacuée ,
200 pièces de canon et mortiers de gros calibre , et une des plus belles
villes de la Russie étaient en notre pouvoir , et cela à la vue de toute
l'armée ennemie .
Le combat de Smolensk , qu'on peut à juste titre appeler bataille ,
puisque cent mille hommes ont été engagés de partet d'autre , coûte
aux Russes la perte de 4700 hommes restés sur le champ de bataille . (
de2000 prisonniers la plupart blessés , et de 7 à 8000 blessés . Parmi
les morts se trouvent cinq généraux russes . Notre perte se monte à
700 morts et à 3100 ou 3200 blessés . Le général de brigade Grabouski
a été tué ; les généraux de brigade Grandeau et Dalton ont été
blessés. Toutes les troupes ont rivalisé d'intrépidité. Le champ de
bataille a offert aux yeux de 200,000 personnes qui peuvent l'attester,
le spectacle d'un cadavre français sur sept ou huit cadavres russes.
Cependant les Russes ont été pendant une partie des journées du 16
et du 17 retranchés et protégés par la fusillade de leurs créneaux .
Le 18 , on a rétabli les ponts sur le Borysthène que l'ennemi avait
brûlés : on n'est parvenu àmaîtriser le feu , qui consumait la ville ,
que dans la journée du 18 , les sapeurs français ayant travailié avec
activité. Les maisons de la ville sont remplies de Russes inorts et
mourans .
Sur douze divisions qui composaient la grande-armée russe , deux
divisions ont été entamées et défaites aux combats d'Ostrowno , deux
l'ont été au combat de Mohilow , et six au combat de Smolensk, II
n'y a que deux divisions et la garde qui soient restées entières .
Les traits de courage qui honorent l'armée et qui ont distingué tant
desoldats au combat de Smolensk , seront l'objet d'un rapport particulier.
Jamais l'armée française n'a montré plus d'intrépidité que
dans cette campagne .
Le Moniteurpublie ensuite un rapport détaillé du prince
d'Eckmull sur l'affaire connue de Mohilow ; la perte des ennemis
y a été beaucoup plus considérable que l'on ne l'avait
dit d'abord ; le général Frédérichs et les 85°, 118° et 111°
régimens se sont couverts de gloire. On lit ensuite les rapSEPTEMBRE
1812. 4:9
1
ports de l'état major autrichien et du général Reynier sur
l'engagement qui a eu lieu entre le7º corps , les Autrichiens
et les Saxons , contre l'armée du général Tormazow à Kobrin.
Les Russes ont perdu 4,000 hommes , et ont été
rejetés dans des marais impraticables . Le régiment autrichien
Jérôme Colloredo s'est distingué par un fait d'armes
très-brillant.
On sait que depuis la prise de Smolensk un autre engagement
a eu lieu sur la route de Moscou , et que la victoire
s'est encore déclarée pour l'armée française, qui alors n'était
plus qu'à soixante lieues de cette ville immense , à la possession
de laquelle des publicistes et des militaires éclairés
ont attaché les destinées de l'Empire .
Aumoment où nous terminons cette notice, on annonce
que le prince d'Essling , nommé au commandement de
l'armée de Portugal en remplacement du duc de Raguse ,
dont l'étatne laisse plus d'inquiétudes , est arrivé à Baïonne,
et est entré en Espagne avec dix mille hommes et untrain
d'artillerie considérable . S....
ANNONCES .
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moyens d'y remédier ; par J. B. Selves , ex-législateur , ancien magistrat.
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cour de cassation et au conseil des prises. In-8°. Prix , 3 fr. , et3 fr .
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royale de Médecine , etc. etc. Quatre vol. in-80 , carte et figures ,
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L'ouvrage , qui est sous presse , sera composé de quatre volumes
in-80; les deux premiers contiendront le Voyage aux Antilles et à
l'Amérique méridionale ; les deux autres , celui de la Guiane française
, accompagné d'une carte géographo- géologique , dressée sur
les relevés de l'auteur , où seront marqués les sondages des côtes , le
véritable cours des rivières , le gisement et la hauteur des principales
chaînes de montagnes , les différentes qualités du sol et les lieux où
les substances minérales ont été prises , et d'un catalogue raisonné des
collections faites dans les trois règnes de la nature. Ily aura aumoins
quatre gravures en taille-douce par chaque volume .
Le prix de l'ouvrage sera de 25 fr. pour les personnes qui auront
souscrit avant le premier janvier 1813 , et de 30 fr. pour les nonsouscripteurs
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de trois feuilles.- Le prix de la souscription est de 48 fr. pour
l'année; de 24 fr. pour six mois; et de ia fr. pour trois mois,
franc de port dans toute l'étendue de l'empire français . -Les
lettres relatives à l'envoi du montant des abonnemens , les livres ,
paquets , et tous objets dont l'annonce est demandée , doivent être
adressés , francs de port , au DIRECTEUA GÉNÉRAL du Mercure de
France , rue Hautefeuille , N° 23 ..
DENT
DE
LA
SE
心得
MERCURE
DE FRANCE.
N° DLXXXII . - Samedi 12 Septembre 1812 .
POÉSIE.
LA NÉCESSITÉ D'UN ÉTAT.
Discours en vers auxElèves de Sorèze avant la distribution
des Prix , l'an 1812.
VENEZ , jeunes amis ! que vos coeurs agités
S'animent à l'éclat de nos solennités !
Venez ! de votre maître aidez la voix débile ;
Du charme de ces lieux j'embellirai mon style.
Atant d'apprêts touchans mes préceptes liés
Jamais d'aucun de vous ne seront oubliés .
Ainsi de LA RAISON (1) je ſis aimer l'empire ,
Ainsi L'ADOLESCENCE (I ) , avec un doux sourire ,
Embrassa mes conseils , sous ces dômes pompeux ,
Et LA PUBLIQUE ESTIME (1) attira tous ses voeux.
Aujourd'hui , devant vous , éclairant avec crainte
Du monde où vous entrez l'effrayant labyrinthe ,
Je veux vous y conduire au poste de l'honneur ;
Il est dans le travail ainsi que le bonheur.
(1) Trois sujets de discours publiés par l'auteur les années précé
dentes.
Hh
482 MERCURE DE FRANCE ,
Quand l'homme a de l'enfance écarté les barrières (2) ,
Qu'à la force de l'âge il a joint les lumières ,
La patrie , empressée à captiver sa foi ,
Lui dit , en l'embrassant , que feras-tu pour moi ?
L'ennemi , répond l'un , tombera sous mes armes ;
L'autre , je défendrai l'orphelin dans les larmes.
Tel se voue à Thémis , ou s'attache aux autels ,
FONTANE au noble soin d'éclairer les nortels
Tandis que mille voix du sein des vastes plaines ,
De l'atelier des arts , des ombres souterraines ,.
Répondent , nous t'offrons nos sueurs et nos bras.
Ainsi nait leur bonheur et celui des Etats .
Du fardeau des devoirs qu'impose la patrie ,
Il faut que tout mortel accepte une partie ,
Qu'il tâche d'affermir , d'étendre les liens ,
Dont les noeuds fortunés joignent les citoyens .
Nous naissons , nous vivons dépendans l'un de l'autre ;
Vous cherchez mon secours , je demande le vôtre .
C'est peu que Turcaret le donne tout en or :
Si chacun , pour sa part , n'offrait qu'un vain trésor ,
Tous du roi phrygien auraient le sort étrange;
De services plus vrais favorisons l'échange .
Le monde est un concert , où de mille instrumens
Se forment un ensemble et des accords charmans :
Un seul , en jouant faux , en détruit l'harmonie .
Signalons nos talens au concert de la vie.
Celui qui se dérobe à des tributs si doux ,
Ennemi de lui-même , est injuste envers tous ,
Parasite odieux qui supporte sans honte
Qu'on daigne le servir et payer pour son compte.
Payez toujours pour vous , et redoutez l'ennui
De ce mortel oiseux , qui , pesant sur autrui ,
Mesure avec effroi , lorsque le jour commence ,
Jusqu'à l'heure du soir , un intervalle immense
Dont rien ne peut combler le vide et le néant.
En vain , de cercle en cercle , aimable fainéant ,
Il cherche à raccourcir l'éternelle soirée ;
Si l'attrait des devoirs n'en charme la durée ,
(2) Ce début est imité d'un passage de Thomas dans un discours
académique.
1
SEPTEMBRE 1812. 483
Le vice la remplit de son poison mortel :
Unhomme sans état est déjà criminel.
Des enfans d'Osiris j'aime l'usage antique :
Ils flétrissaient , dit-on , par décret authentique ,
Celui qui sur un artlégitime et connu
N'avait pas devant eux fondé son revenu.
Qued'oisifs parmi nous , de bipèdes stériles ,
Soit que , lassant nos yeux , sur le pavé des villes ,
Ils ne déguisent plus leur ennui vagabond ,
Soit que leur nullité , sans craindre aucun affront ,
Usurpe nos respects à la faveur des titres ,
Se verraient condamnés par ces sages arbitres !
De l'arbre social ils seraient retranchés ,
Comme rameaux sans fruit par le vent desséchés ,
Tous ces littérateurs , dévolus à la presse
Parce que la charrue effraya leur paresse ;
Et ces légistes faux dont le nombre importun
Suppose cet emploi pour n'en avoir aucun ;
Etces docteurs munis d'un brevet funéraire
Qu'un trop heureux mépris condamne àne rien faire ;
Etces flatteurs gagés que l'Erèbe a vomis ,
Et ce débordeinent de stupides commis ,
D'espions décorés , d'entrepreneurs voraces ,
Ennemis du travail et fort amis des places ;
Tous paraphant leur seingde longs titres chargé ,
Mais qui devraient plutôt , si j'en ai bien jugé ,
Au lieu des noms pompeux étalés à la file,
Signer homme pervers , ou sujet inutile.
Voilà les vrais fléaux de la société ;
Vils enfans de l'orgueil et de l'oisiveté ,
Ils forment dans Paris ces nombreuses cohues
D'ardens solliciteurs qui fatiguent les rues.
Voyez-les s'élancer de leurs cabriolets ,
Devant l'hôtel des ducs , aux portes des palais ,
Où bravant , quinze jours , les rigueurs de décembre ,
Ils sont enfin admis chez les valets de chambre .
C'est faire du chemin! Les valets ont leur cour ,
Par eux jusqu'à madame on peut se faire jour :
Il faut tout employer ; la peur d'une bassesse
Peut rendre ridicule aux regards d'une altesse.
Hh 2
484 MERCURE DE FRANCE ,
Blak n'eut jamais ce tort , quel poste obtiendra-t-il?
Offrez -lui le plus noble , offrez - lui le plus vil ,
Dût-il même abjurer ses vieux titres , n'importe ,
Le sien sera fort beau si la place rapporte ,
Et n'exige sur-tout ni lumières , ni soin.
L'or chez les intrigans est l'unique besoin.
Parlez-leur d'un emploi qu'ils trouvaient bas , indigne ;
S'ils peuvent y monter , l'honneur en est insigne.
Mesurant l'avantage , ou sondant le danger ,
De livrée et d'enseigne ils sont prêts à changer ;
Qu'on les place , c'est tout ; pour peu que l'on differe ,
La faim presse , tremblons , Dieu sait ce qu'ils vont faire !
Emile qui les voit , du fond d'un atelier ,
Bénit , l'équerre en main , son tranquille métier ,
Où son ambition , à son devoir bornée ,
Trouve la paix , l'honneur , le pain de lajournée ;
Heureux , sans aspirer à tant d'emplois nouveaux ,
D'élever ses enfans , qu'il forme à ses travaux ,
Leur léguant , pour tout bien , son art , sa vertu franche ,
Etses refrains si gais aux banquets du dimanche.
-Eh quoi ! me dit Damis , en pinçant ses cheveux ,
Quand , au sein du beau monde , où tout rit à mes voeux ,
Heureux de mes amours , heureux de ma calêche ,
Je fais briller par-tout mon or que je dépêche ,
Venez-vous de Rousseau , bizarre partisan ,
Mettre aux mains d'un baron l'outil d'un artisan ?
J'aime à citer Rousseau ; mieux encor Lafontaine .
De quatre naufragés dans une île lointaine ,
Il nous peint l'abandon ; c'est un prince , un berger ,
Uncommerçant , un duc. En ce pressant danger ,
Quefaire sans le sou ? le pâtre , avec courage ,
Pour leur gagner du pain se met vite à l'ouvrage ,
Il les sauve ; et l'auteur en conclut que nos bras
Sont le plus sûr moyen pour sortir d'embarras .
Ecoutez à présent l'orateur philosophe :
Riches , grands , disait- il dans sa vive apostrophe ,
Vous comptez sur votre or , il peut vous échapper ,
La foudre , à ce haut rang , peut aussi vous frapper.
Déjà gronde l'orage. Au fort de la tempête
Ayez tous en vous-même une ressource prête.
1
SEPTEMBRE 1812 . 485
Embrassez le travail nourricier des humains ,
Notre premier bonheur c'est l'oeuvre de nos mains .
Tel il prophétisait; mais les dieux de la terre ,
Sans comprendre sa voix , défiaient le tonnerre ,
Des révolutions quand les noirs ouragans .
Déchaînés tout-à-coup sur ces dieux arrogans ,
Les ont déjà ravis à notre idolâtrie.
Ils perdent leurs autels , leurs trésors, leur patrie ;
De tout ce qu'ils aimaient abandonnés , trahis
Par quel art suppléer à leurs biens envahis ?
Ah ! qu'ils voudraient alors , honteux de leur mollesse ,
Avoir aux durs travaux abaissé leur noblesse !
Plus ils furent puissans , plus triste est leur exil .
Réduits à mendier l'office le plus vil ,
Ils déplorent l'orgueil de leurs grandeurs inertes ,
Tandis que leurs égaux , frappés des mêmes pertes ,
Par un noble salaire arrêtent ce déclin
L'un s'applique au bel art dont s'honora Franklin ,
De l'encre des bureaux l'autre a sa main noircie ,
D'Olban tient le rabot , Egmon pousse la scie ,
Tous libres , tous heureux ; offrant même à souper
Al'indigent marquis , trop vain pour s'occuper.
-Eh bien ! soit; nous irons ,loin du bruit scolastique ,
Suivre , bas apprentis , nos leçons en boutique ...
Non ; des conseils du sage il faut prendre l'esprit ;
De l'arbre du savoir dont vous cueillez le fruit ,
Contre les coups du sort faites-vous un asile.
Tout est vice et malheur sans un travail utile ,
C'est ma thèse en deux mots. Quels sont , de toutes parts ,
Leshommes diffamés qui choquent vos regards ?
Quels sont les malheureux perdus dans ces abymes
Où les coups du hasard frappent tant de victimes ?
Quels vont incessamment respirer les poisons
Dont le vice a souillé ses hideuses maisons ?
Quels sont ceux dont les moeurs irritent la police ,
Ou qui , bravant le glaive aux mains de la justice ,
Vont répandre l'effroi sous le toit protecteur ?
Quels tous ces êtres vils qu'un père avec horreur-
Présente à ses enfans comme un objet funeste ,
Où se sont amassés tous les maux qu'on déteste ?
Quels sont-ils , dites-vous? tous ceux qui sans état
486 MERCURE DE FRANCE ,
Veulent , en plein repos , l'opulence et l'éclat.
Les soins industrieux fatiguent leur mollesse ,
Le travail lentement arrive à la richesse ,
Au lieu que sans tracer un pénible détour ,
Le crime impatienty parvient en un jour.
,
Aussi , quand la révolte effrayant les couronnes ,
Des empires vieillis veut briser les colonnes ,
Vers les vastes remparts l'affreuse Déïté
Dirigeant dans la nuit son vol précipité ,
De tous ces malheureux qu'elle assemble autour d'elle
Forme , excite à son gré la ligue criminelle ;
Des cavernes de Foy , de l'antre de Gemblin ,
Du gouffre où l'on s'immole , un cornet à la main ,
Des abimes infects où la débauche pâle
Abreuve ses amans des poisons qu'elle exhale
Ils courent ; les complots , la fureur des débats ,
La trahison , la mort , les plus noirs attentats ,
S'élancent avec eux. La déesse enflammée
Grossit dans les faubourgs l'épouvantable armée ,
Et promettant le vol , le ravage , le sang ,
Contre le souverain , assuré par son rang ,
Elle pousse , à grands cris , ses hideux satellites ;
En vain , à son aspect , les moeurs , les lois proscrites
Cherchent l'abri du trône et l'appui des héros ,
L'anarchie a sur eux fait rouler tous ses flots ;
Hors du crime il n'est plus d'asile et d'espérance ,
Le crime règne seul dans sa toute-puissance ,
Et contre le torrent de la destruction ,
Il faut qu'un Dieu paraisse , ou toi , NAPOLÉON !
Amis , tels sont les maux que la mollesse entraîne.
Ah ! vos jeunes efforts , dans cette docte arêne ,
D'une autre destinée annoncent la splendeur.
Allez ! rien n'éteindra votre première ardeur.
Dans les rangs élevés où le sort vous appelle ,
Non , jamais votre coeur à mes avis rebelle ,
De l'austère devoir ne fuira le sentier ;
Au prince , à la patrie il sera tout entier ,
Et par-tout du travail la puissance féconde
Fera votre bonheur , comme celui du monde.
R. D. FERLUS.
SEPTEMBRE 1812 . 487
LA ROSE ET LA VIOLETTE.
Fable demandée par mademoiselle A** .
Sous cette herbe , à mes pieds , j'aperçois quelque chose ;
C'est une fleur , je crois , disait la belle rose ,
De l'humble violette insultant les appas
Et la traitant du haut en bas .
L'autre lui répondit : Hélas !
Sur ce bâton piquant où votre éclat se perche ,
On vous aperçoit de très -loin ;
Chacun , sans vous chercher , vous trouve sous sa main ,
Et moi pour me trouver je prétends qu'on me cherche.
Par M. T***.
ÉNIGME .
JADIS dans un discours public ,
Soit plaidoyer , soit sermon , soit harangue ,
Tout orateur français était atteint du tic
De paraitre , à la fois , savoir plus d'une langue .
Par-tout on affectait de l'érudition .
,
Point de phrase , de période
Qui , de l'exorde à la péroraison ,
Le plus souvent sans rapport ni méthode
N'offrit et du latin et du grec à foison .
C'était de nos aïeux l'esprit , le goût , la mode.
On n'était éloquent que de cette façon .
Cette bizarre et pénible éloquence
Qui des lettres , pourtant , prédit la renaissance ,
Et de qui le latin , pour sa part , fit les frais
Avec plus ou moins d'abondance ,
Pendant deux siècles à peu près ,
Dut plaire infiniment aux écrivains français :
Et c'est de là que , presque sans étude
Parmi les gens les moins instruits ,
Auditeurs et lecteurs ont pris ,
Insensiblement l'habitude
Dans leurs entretiens journaliers ,
Même en traitant des sujets familiers
1
488 MERCURE DE FRANCE ,
D'emprunter , d'adopter , de la langue latine ,
Avecplus ou moins d'à-propos ,
Des tours , des figures , des mots
Qu'ils ont cru bonnement de française origine ,
En voyant des Français s'en servir fréquemment ,
Par ton , par art , ou par amusement.
C'est ainsi qu'à la fin s'établit la routine .
Eh ! qu'importe ? on s'entend. L'usage fait la loi.
Or , apprenez qu'un de ces mots c'est moi.
Des deux langues les dictionnaires
M'ont fait le même nom et la même valeur .
Je suis donc doublement un mot générateur.
Dans les écrits de maint auteur ,
Dans les récits de maint conteur ,
Dans les alinea de maint calculateur ,
J'ai des fonctions nécessaires .
Tout juge , expert , huissier , notaire ou procureur ,
Dans ses procès-verbaux et dans ses inventaires ,
M'accorde une place d'honneur ;
Et ce sont là sur-tout mes chances ordinaires .
Ensemble indicateur et multiplicateur ,
Certain d'avoir toujours d'autres mots à ma suite ,
( Car par - tout où je suis on me fait précurseur )
Nul met autant que moi ne permet la redite.
C'en est assez , je crois ,lecteur ;
Je n'ai rien de plus à vous dire ,
Si ce n'est qu'en français , pour vous faire sourire ,
(Pardonnez-moi cette fadeur )
Trois fois au moins j'ai voulu me traduire :
Mais à quoi bon ? vous le saviez déjà ,
Et vous m'eussiez très-bien deviné sans cela .
JOUYNEAU-DESLOGES (Poitiers ).
LOGOGRIPНБ.
Je suis l'emblême heureux de la fidélité ,
Je défends la brebis , je plais à la beauté.
Biendes amans sont jaloux des caresses
Que je reçois de leurs maîtresses .
Pans mai , lecteur , tu peux trouver mon logement
Ou ce qu'un étourdi te faità tout moment.
SEPTEMBRE 1812 . 489
CHARADE .
DANS le boudoir d'une coquette
Mon premier , cher lecteur , s'emploie à la toilette' ;
Par lui l'on cherche à s'embellir ,
Ilest untalisman qui sert à rajeunir
Et qui produit bien des métamorphoses.
De lui souvent se composent les roses
Que font briller nos modernes Laïs
Sur des appas que le tems a flétris .
Pour mon second qu'en hiver on redoute ,
En été l'on y cherche une douce fraîcheur ,
Mais dans toute saison il fait fuir un buveur.
Mon tout , lecteur , tu l'as trouvé sans doute
Ou tu le trouveras dans un fade entretien ,
Dans la trop grande renommée ,
Dansl'absence ou l'excès des faveurs et du bien ,
Et sous le joug de l'hyménée.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernierNuméro .
Le mot de l'Enigme est Pomme.
Celui du Logogriphe est Morphée , dans lequel on trouve : Orphée
etor.
Celui de la Charade est Basane,
LITTÉRATURE ET BEAUX- ARTS.
DESCRIPTION DE L'ÉGYPTE , ou Recueil des observations
et des recherches qui ont étéfaites en Egypte pendant
P'expédition de l'arméefrançaise, publié par les ordres
de Sa Majesté l'Empereur NAPOLEON-LE-GRAND .
Première livraison .-A Paris , de l'Imprimerie impériale.
(SECOND ARTICLE. )
-
Le recueil dont nous allons essayer d'indiquer sommairement
le contenu , offre un vaste champ aux méditations
des savans de tous les pays et de tous les états .
A la lueur de tant de résultats précieux , puisés dans le
sanctuaire même de l'Egypte , l'histoire découvrira peutêtre
un jour ce que la fable mystérieuse avait enveloppé
jusqu'ici dans les ténèbres des préjugés ; je veux dire
l'origine de tous les arts . Envisagée sous ce point de
vue , cette collection est un des monumens les plus remarquables
élevé à l'histoire et aux arts , et le héros dont
la protection auguste en a favorisé les progrès lui prétera
l'immortalité de son nom. « Ce grand ouvrage , dit
>> M. le baron de Fournier , intéresse la gloire de notre
>>patrie ; on le doit aux efforts de nos guerriers ; il tire
>> son origine de l'union des sciences et des armes , du
>> génie et de la fortune; il est le témoignage et le fruit
>> de leur alliance. Il rappellera le séjour des Français
>> dans une des contrées les plus célèbres de l'univers ,
>> et tout ce qu'ils ont fait pour honorer leurs victoires
>>par la justice et la clémence ; il ramènera souvent sur
>> ce pays les pensées et les voeux des amis des beaux-
>> arts , et de tous ceux qui portent un intérêt sincère à
>> l'avancement des connaissances utiles . >>>
L'Egypte , qui aspirait à rendre ses établissemens immortels
, opposera long-tems la gravité sévère des plus
anciens modèles à la mobilité et à l'inconstance natu-
F
117
A
k
ARIN
lees
MERCURE DE FRANCE , SEPTEMBRE 1812. 401
relles de l'esprit humain ; car le peuple le plus jaloux de
produire des ouvrages durables habitait le pays de la
terre le plus propre à les conserver . Ces monumens ont
été construits plusieurs siècles avant que les villes de la
Grèce fussent fondées . Ils ont vu naître et s'évanouir la
grandeur de Tyr , de Carthage et d'Athènes . Ils portaient
déjà le nom d'antiquités égyptiennes au tems de Platon ;
et nos successeurs les admireront encore à l'époque où
dans tous les autres lieux du globe il ne restera plus de
vestiges des édifices qui subsistent aujourd'hui .
Des considérations aussi puissantes que celles que
nous venons d'apercevoir , et plusieurs autres encore
que les limites de l'ouvrage périodique dans lequel nous
écrivons ne nous permettent point d'exposer , mais
qu'une étude suivie de ce grand ouvrage doit naturellement
suggérer , toutes ces considérations , disons-nous ,
doivent vivement exciter le louable désir des savans et
des véritables amis des arts et des lettres d'enrichir l'ensemble
de leurs connaissances des nombreux et nouveaux
résultats consignés dans ce recueil précieux. Nous
nous empressons de satisfaire , du moins en partie , à
l'attente du monde savant , en mettant d'abord sous ses
yeux un exposé succinct des principaux travaux de la
commission d'Egypte . Nous donnerons par la suite une
analyse détaillée de ceux des mémoires qui étant d'un
intérêt général seraient de nature à captiver l'attention
de tous les hommes instruits .
L'état géologique de la vallée du Nil et les rochers qui
lui servent de limites , ont été observés avec un soin scrupuleux.
Les recherches minéralogiques comprennent
aussi l'examen des carrières que les anciens Egyptiens
ont exploitées . On a entrepris des voyages multipliés
pour recueillir dans les déserts voisins de l'Egypte les
plantes propres à ce pays et celles que l'industrie y a
naturalisées . On a donné à l'étude des animaux les soins
les plus assidus en s'appliquant à vérifier les résultats
déjà connus , à rectifier les descriptions imparfaites , et
à suppléer aux observations que les naturalistes n'avaient
point faites dans les voyages précédens . L'examen des
substances naturelles de l'Egypte offrait d'autant plus
492 MERCURE DE FRANCE ,
d'intérêt qu'il a long-tems occupé les premiers législateurs
de ce pays , et les connaissances qui en résultent
répandent une nouvelle lumière sur des points obscurs
de leur ancienne doctrine . Les planches qui représentent
ces objets sont très-remarquables par la fidélité de l'imitation
; elles indiquent suffisamment combien l'art du
dessin a réussi par de nouveaux progrès et d'heureux
efforts à suppléer à la présence de la nature .
A l'égard de monumens qui ont immortalisé l'Egypte,
on n'en avait eu qu'une connaissance défectueuse avant
l'expédition française , ou plutôt ils étaient entièrement
ignorés . Cet ouvrage en offrira la description exacte. On
a reconnu la position géographique de chaque monument
; on a multiplié les vues pittoresques de ces ruines
magnifiques ; on a mesuré avec le soin le plus attentif
les dimensions des édifices et celles des parties dont ils
se composent. Tous ces monumens sont représentés par
des plans , des élévations et des vues perspectives .
Ce travail ne se borne point à quelques ruines
isolées , mais il comprend les monumens principaux
de l'Egypte . « On n'observe point dans l'Egypte
>> méridionale , dit M. le baron de Fournier , ces causes
> multipliées qui , dans les autres climats , tendent con-
>> tinuellement à détruire les édifices et en effacent le
>> plus souvent jusqu'aux derniers vestiges ; et ces mêmes
>> ouvrages se défendent aussi , par leur propre masse ,
>> contre les efforts des hommes . On a donc pu former
>> aujourd'hui le tableau de l'architecture des Egyptiens
>> avec la certitude d'y avoir compris leurs plus beaux
» édifices . » Il est manifeste , continue ce savant , que
>> ceux qui existent encore à Thèbes , à Apollinopolis , à
Abydus , à Latopolis , sont ces mêmes monumens qui
>> avaient été décrits par Hécatée , Diodore et Strabon ,
>> et il ne peut y avoir rien de plus important pour l'his-
>> toire des arts que la connaissance des grands modèles
>> qui ont excité l'admiration des Grecs et développé leur
>> génie . »
On s'est appliqué à l'imitation exacte des sculptures
innombrables qui décorent ces édifices . Les dessins des
bas -reliefs représentent les objets les plus variés; ils se
SEPTEMBRE 1812 . 493
rapportent aux usages de la guerre , aux cérémonies religieuses
, aux faits astronomiques , aux gouvernemens ,
aux coutumes publiques , aux moeurs domestiques , à
l'agriculture , à la navigation et à tous les arts civils ; on
s'est attaché dans ces dessins à transcrire exactement les
caractères . On a imité avec soin les couleurs qui ornent
encore plusieurs monumens et qui semblent n'avoir rien
perdu de leur premier éclat.
,
Aux plans topographiques , aux vues pittoresques ,
aux planches d'architecture , aux dessins des bas-reliefs
on a joint des descriptions étendues . Ces descriptions
contiennent les résultats d'un examen approfondi ; elles
ont pour but de faire connaître l'état actuel des monumens
et les dégradations que le tems a causées , l'espèce
des matières que l'on a employées et plusieurs autres
circonstances .
C'est avec le même soin et les mêmes attentions infatigables
que l'on a décrit les sépultures magnifiques des
anciens rois de Thèbes , les grottes funéraires où la piété
domestique s'efforçait de perpétuer le souvenir et les dépouilles
mortelles des ancêtres , et les autres hypogées
qui semblent avoir été destinées à des cérémonies ou à
des études mystérieuses . Les fameuses pyramides de
Memphis , qui avaient donné lieu à tant d'observations
incertaines ,ontété soumises aux recherches les plus attentives
; on a déterminé avec précision leur situation géographique
, la direction des côtés par rapport à la ligne
méridienne et les dimensions extérieures; les obélisques,
les sphinx , les statues colossales , les sarcophages et
divers autres monolithes sont représentés dans des dessins
particuliers .
On a examiné avec attention une quantité prodigieuse
des momies d'hommes , de quadrupèdes , de reptiles et
d'oiseaux. Dans les caisses qui renferment ces corps
desséchés , on a trouvé des étoffes d'un tissu précieux ,
des dorures , des colliers , des amulettes , des anneaux et
une multitude de fragmens remarquables : les dessins de
ces monumens se trouvent insérés dans la collection
générale.
Les planches relatives à l'Egypte moderne repré
494 MERCURE DE FRANCE ,
sentent , 1º les mosquées , les palais , les portes des
villes , les places , les tribunaux , les aquéducs, les sépultures
, les enceintes et hôtels destinés au commerce , les
inscriptions et médailles ; 2º les jardins , les bains , les
écoles , les instrumens des arts , les armes , les tombeaux
des familles , les édifices destinés aux fabriques , les ma
chines , les ateliers , les instrumens des diverses professions
; 3º les cérémonies annuelles , les caravanes , les
réunions publiques, les assemblées et fêtes domestiques ,
les exercices militaires , les usages relatifs aux obsèques,
aux mariages et aux naissances ; 4º enfin les individus
remarquables dans les diverses classes d'habitans ou dans
les races étrangères, et les vêtemens et les armes qui les
distinguent .
Dans les mémoires qui font partie de la collection ,
on s'est proposé de compléter la description de l'Egypte
et d'en approfondir l'étude par la comparaison et la discussion
des faits . Les auteurs de ces mémoires ont porté
leurs recherches , 1º sur les institutions , les moeurs , la
littérature , les sciences , les arts , le système des mesures
et l'industrie des anciens Egyptiens ; 2º sur la géographie
ancienne et moderne , l'histoire de l'Egypte , le gouver
nement actuel de ce pays , la religion , les moeurs, les
usages publics ou particuliers , l'état des arts , de la littérature
et des sciences , l'agriculture , l'industrie , les
revenus publics , la navigation et le commerce ; 3º sur la
nature et l'état physique du sol, de l'air et des eaux , sur
la zoologie , la botanique , la minéralogie et la géologie
de l'Egypte . Chacun de ces écrits est un ouvrage séparé ,
et dans la partie de cette collection qui renferme lesmémoires
on a observé les mêmes règles que dans les collections
académiques .
L'énumération précédente fait connaître le plan que
l'on a suivi dans la description de l'Egypte. Les auteurs
se sont attachés à remarquer tous les ouvrages de la
nature ou de l'homme dont l'examen peut servir àl'étude
de ce pays .
Ainsi cet ouvrage donnera une connaissance précise
de l'état physique de l'Egypte , de l'industrie actuelle de
SEPTEMBRE 1812 . 495
1
ses habitans , et des monumens que leurs ancêtres ont
élevés .
Quoique les sciences aient vu s'évanouir une partie de
l'espoir qu'elles avaient alors conçu , elles auront néanmoins
retiré des avantages considérables de l'expédition
française . La capitale des Napoléons réunira désormais
aux chefs -d'oeuvre qui ont illustré la Grèce et l'Italie , le
tableau fidèle des monumens égyptiens , et l'on aura sous
les yeux tout ce que le génie des arts a produit de plus
grand et de plus parfait. En comparant ces modèles on
se souviendra qu'ils sont le prix de la victoire ; que la
France a reçu ces monumens immortels de la main d'un
héros qui compose ses trophées des plus sublimes ouvrages
de l'antiquité , et qui attache ainsi le mémoire de
ses triomphes à toutes les époques de la gloire des beauxarts
.
L'ouvrage de la commission d'Egypte doit paraître en
trois livraisons . La première , qui est entre nos mains ,
comprend cent soixante-dix planches , savoir , 1º le premier
volumed'antiquités composé de quatre vingt-dix-sept
planches , qui représentent les monumens de Philæ , de
Syène , d'Elephantine , d'Ombos , d'Elethyia, d'Edfou ,
d'Esné , d'Erment , et toutes les ruines situées depuis l'île
de Philæ jusqu'à Thèbes , avec cinq autres planches formant
la collection des monumens astronomiques ;
2º. Un demi-volume d'Etat moderne , composé de
trente-septplanches , sujets choisis dans la Haute et Basse-
Egypte , et dans la ville du Caire ou dans les collections
d'arts et métiers , de costumes et d'inscriptions arabes ;
3 °. Un quart de volume d'histoire naturelle, composé
de trente-une planches ; oiseaux d'Egypte , poissons du
Nil, botanique et minéralogie . Cette livraison renferme
dix-neufplanches au-dessus du format ordinaire, et seize
planches en couleur .
Le texte de la première livraison se compose des parties
suivantes :
Préface historique par M. le baron Fournier , préfet
du département de l'Isère .
496 MERCURE DE FRANCE ,
Mémoires relatifs à l'état moderne .
Recueil d'observations astronomiques , etc. par Ma
Nouet.
Mémoire sur la communication de la mer des Indes à
la Méditerranée par la Mer-Rouge et l'Isthme de Suez ,
suivi d'un appendice , par J. M. Lepère .
Mémoire sur les anciennes limites de la Mer-Rouge ,
par M. Du-Bois-Aymé.
Mémoire sur la ville de Qoceyr et ses environs , et sur
les peuples nomades qui habitent cette partie de l'ancienne
Trogloditique , par le même.
Mémoire sur l'art de faire éclore les poulets en Egypte,
par MM. Rozière et Rouyer.
Notice sur les médicamens usuels des Egyptiens , par
M. Rouyer .
Mémoire sur le système d'imposition territoriale et sur
l'administration des provinces de l'Egypte dans les dernières
années du gouvernement des Mamelouks , par feu
Michel-Ange Lancret .
Mémoire sur le lac Menzaleh , par M. le général An
dréossy.
Mémoire sur la vallée des lacs de Natroun et du fleuve
sans eau , par M. le général Andréossy.
Mémoire sur les finances de l'Egypte , depuis la conquête
du sultan Selim Ier jusqu'à celle du général en chef
Bonaparte , par M. le comte Estève .
Mémoire sur la Nubie et les Barabras , par M. Costaz .
Observations sur la fontaine de Moïse , par M. Monge.
Description de l'art de fabriquer le sel ammoniac, par
M. Collet-Descotils .
Mémoires et observations sur plusieurs maladies qui
ont affecté les troupes de l'armée française pendant l'expédition
d'Egypte , par M. le baron Larrey.
Mémoire sur les inscriptions koufiques recueillies en
Egypte , et sur les caractères employés dans les monumens
arabes , par M. Marcel.
Descriptions des arts et métiers .
Nous ne donnerons pas l'énumération des courtes
DE LA SEIN
497
SEPTEMBRE 1812 .
notices dont se compose cette partie ; elles sont toutes
relatives aux planches qui les accompagnent.
Mémoires d'histoire naturelle .
Histoire des poissons , par M. Geoffroi-Saint-Hilaire .
Histoire des oiseaux , par M. Savigny .
Recherches de botanique , par MM. Delilleet Coquebert.
Description des monumens .
Description de l'île de Philæ , par feu Michel-Ange
Lancret .
Description de Syène et des Cataractes , par E. Jomard.
Description de l'île d'Elephantine , par E. Jomard.
Description d'Ombos et de ses environs ; sect. 1 , par
MM. Chabrol et E. Jomard; sect. II , par M. Rozière ,
ingénieur en chef des mines .
Description des antiquités d'Edfou , parE. Jomard.
Description des ruines d'El-Kab ou Eleithyia , par
M. J. Genis .
Description d'Esné et de ses environs , par MM. Jollois
et Devilliers .
Description d'Erment ou Hermonthis , par E. Jomard.
Note sur les restes de l'ancienne ville de Tuphium ,
parM. Costaz .
Mémoires d'antiquités relatifs à des questions particulières
.
Mémoire sur le nilomètre de l'île d'Elephantine et les
mesures égyptiennes , par M. Girard.
Mémoire sur l'agriculture , sur plusieurs arts et sur
plusieurs usages civils et religieux des anciens Egyptiens ,
par M. Costaz .
Mémoire sur le lac Mæris comparé au lac deFayoum,
par E. Jomard.
Mémoire sur les vases nurrhins qu'on apportait jadis
enEgypte, et sur ceux qui s'y fabriquent, par M. Rozière .
De la géographie comparée et de l'ancien état des côtes
de la Mer-Rouge , considérée par rapport au commerce
des Egyptiens dans les différens âges , par M. Rozière.
Ii
498 MERCURE DE FRANCE ,
Mémoire sur le zodiaque nominal et primitif des anciens
Egyptiens , par M. Remis Raige .
Dissertation sur diverses espèces d'instrumens de musique
que l'on remarque parmi les sculptures qui décorent
les antiques monumens de l'Egypte , etc. , par
M. Villoteau .
Avant de terminer cette analyse, nous ajouterons seulement
qu'un commissaire spécial est chargé de régler
immédiatement les détails de l'exécution , de maintenir
l'économie et l'uniformité dans toutes les parties de ce
grand travail , de disposer les matériaux suivant l'ordre
adopté , enfin de diriger les divers travaux de la gravure
et de l'impression des planches . Le ministre avait nommé
pour remplir cette fonction M. Comté , dont la mort a
causé de si justes regrets . M. Michel-Ange Lancret , ingénieur
des ponts et chaussés , qui depuis long-tems
s'était faitremarquer par des connaissances très-rares dans
la haute géométrie et dans toutes les branches de la philosophie
naturelle , lui avait succédé . Il a succombé à
une maladie douloureuse vers la fin de 1807. Il a été
remplacé par M. Jomard, ancien ingénieur du dépôt de
la guerre , qui dans ce moment consacre à ce travail les
soins les plus assidus . La commission chargée de diriger
l'édition a choisi parmi ses membres un secrétaire chargé
de la correspondance générale, qui surveille immédiatement
l'impression des mémoires , et concourt avec le
commissaire à la composition et à la correction des planches
. Cette fonction est aujourd'hui remplie par M. Jollois
, ingénieur des ponts et chaussées , géomètre aussi
instruit qu'habile dessinateur , dont le zèle et l'activité
contribuent depuis plusieurs années à rendre les dessins
de cet ouvrage dignes du texte qu'ils accompagnent.
ROSENSTEIN.
SEPTEMBRE 1812 . 499
HISTOIRE DE LA CHUTE ET DE LA DÉCADENCE DE L'EMPIRE
ROMAIN , traduite de l'anglais d'EDOUARD GIBBON .
Nouvelle édition , entièrement revue et corrigée , précédée
d'une Notice sur la vie et le caractère de Gibbon ,
et accompagnée de notes critiques et historiques , etc.
par M. F. GUIZOT. TOMES IV, V ET VI . -Prix de
chaque volume , 7 fr . , et 8 fr. 50 c. franc de port.
-A Paris , chez Maradan , libraire rue des Grands
Augustins , nº 9 .
-
,
La célérité de l'éditeur de ce grand ouvrage à en publier
la seconde livraison , nous fait un devoir de n'en
pas différer l'annonce. Il est rare de voir les grandes entreprises
de ce genre exécutées avec cette rapidité que
promettent souvent leurs Prospectus . Il paraît que
M. Maradan n'avait rien exagéré dans le sien. Sa seconde
livraison paraît précisément à l'époque où il l'avait promise
: nous sommes , je crois , en droit d'en conclure
que les deux autres se suivront aussi régulièrement , que
l'ouvrage sera complet au mois de février prochain , et
nous en félicitons également le public et le libraire .
Dans notre annonce des trois premiers volumes , nous
parlâmes du succès que l'ouvrage de Gibbon obtint , à
son apparition , en Angleterre et en Europe. Plus on
avance dans la lecture de ce livre , et plus on est convaincu
que ce succès était mérité. Le ton de son histoire
n'est pas , il est vrai , celui des grands écrivains qui ont
eu à traiter les époques les plus glorieuses pour l'humanité.
Il n'a point d'enthousiasme , il est rarement éloquent
; mais lorsque l'on réfléchit sur les tems et sur les
hommes dont il avait à nous parler , on se demande
bientôt si des tableaux pareils auraient supporté des couleurs
plus brillantes , et l'on est bien tenté de croire que
celle que l'historien anglais a choisie était la seule qui
leur convenait. Si l'on veut se bien pénétrer de l'ingratitude
de sa tâche , on n'a qu'à se rappeler le dégoût
qu'inspiraient ces tristes époques à notre illustre Montesquieu
, le mépris avec lequel il en traite les maximes
et les moeurs et ces mots qui sont presque les derniers
Ii 2
1
500 MERCURE DE FRANCE ,
de son esquisse immortelle : « Je n'ai pas le courage de
>> parler des misères qui suivirent ! >>> Il n'y avait sans
doute qu'un moyen de rendre cette histoire intéressante ;
il fallait y suivre d'un oeil philosophique l'avilissement
du caractère , la dégradation de l'esprit humain , et pour
qu'un pareil sujet ne devînt pas fatigant et même désolant
, il n'y avait guères d'autres ressources que celle des
traits malins et du sel épigrammatique.
On a reproché à Gibbon d'avoir dirigé de préférence
ces épigrammes et ces traits contre une religion qui a
fait depuis le bonheur du monde. L'accusation est fondée
jusqu'à un certain point. Les récollets au Capitole
lui avaient fait , comme nous l'avons dit en annonçant
les trois premiers volumes , une impression fâcheuse qui
ne s'effaça jamais ; mais l'erreur de Gibbon peut facilement
être excusée . Occupé pendant vingt ans des recherches
nécessaires à la composition de son ouvrage , il
vécut alors beaucoup moins avec ses contemporains que
dans les tems dont il écrivait l'histoire. Il était parti de
l'époque de Trajan , où il laissait Rome et son empire
dans un état de splendeur sous le paganisme ; il voyait
la décadence de cet empire marcher d'un pas égal avec
les progrès de la nouvelle religion : que l'on fasse un
moment abstraction des biens qu'elle a faits depuis à
l'Europe moderne , et qu'on juge de la conséquence
qu'un pareil rapprochement devait lui fournir. Les
maux affreux qui ont résulté récemment de l'oubli ,
je dirais volontiers de l'absence du christianisme , ont ,
il est vrai , dessillé les yeux des philosophes sur ses bienfaits
long-tems méconnus ; mais Gibbon n'avait point été
éclairé par cette funeste expérience . Son histoire même
(et nous devons le répéter , il ne vivait que dans son
histoire ) ne l'avait pas conduit à l'époque du christianisme
héroïque et éclairé . Moins absorbé par ses laborieuses
recherches , il eût sans doute reconnu que si la
religion chrétienne n'avait pu régénérer les Grecs et les
Romains avilis , ces peuples avaient été trop heureux de
se réfugier au sein de l'église , lorsque leurs temples
s'écroulaient de tous côtés ; que le christianisme seul
avait pu adoucir les moeurs des barbares, et que nous
1
SEPTEMBRE 1812 . 501
1
lui devons la civilisation moderne , supérieure , sous tant
de rapports , à celle que nous admirons dans les anciens .
Au reste , quelles que fussent les opinions générales
de Gibbon sur cette matière , la droiture de son coeur ,
la rectitude de son esprit l'ont rendu presque toujours
juste dans ses jugemens particuliers . Un certain dépit ,
une certaine amertume contre le culte nouveau qui supplantait
le culte ancien , perce quelquefois dans son récit
, et plus souvent dans ses notes ; mais il discute les
faits , les allégations des deux partis avec exactitude , il
juge leurs partisans avec impartialité. Le premier volume
de cette livraison (le tome IV de l'ouvrage ) offre
deux exemples très-frappans de cette justice que nous
lui attribuons. Il y apprécie le mérite et la religion des
deux princes qui ont été le plus loués et le plus déchirés
par les historiens et les orateurs de cette époque ,
Constantin le Grand et Julien l'Apostat. Il serait curieux
de rapprocher ce qu'ont dit Voltaire et Gibbon de l'un
et de l'autre . Le philosophe de Ferney ne pardonnait
rien au protecteur du christianisme . Il l'a peint
comme un monstre qui n'avait point embrassé la nouvelle
religion par conviction , mais par politique. Il n'est
pas éloigné d'adopter les calomnies de Zozime , qui voulait
que cet empereur ne se fût livré aux pontifes chrétiens
que parce qu'ils lui promirent des expiations que
lui refusaient les prêtres du paganisme. L'historien anglais
, retiré à Lausanne , peut rire , comme Voltaire ,
des miracles du labarum ; il peut livrer à l'incrédulité
philosophique la vision de Constantin , rapportée par le
seul Eusèbe ; mais il ne fait pas plus de grace aux fables
de Zozime qu'à celles d'Eusèbe , et il ne révoque
point en doute la conversion sincère de Constantin. It
en retrace l'origine et les progrès avec autant de sagacité
que de bonne foi , et montre fort bien comment
ce prince , après avoir été fort dévot à l'Apollon de la
Fable , après avoir couvert ses autels d'offrandes votives
, put devenir le premier appui de la religion de la
croix . Son intérêt s'y trouvait sans doute , puisque cette
religion reconnaissait son pouvoir comme délégué immé
diatement par la divinité; puisque les chrétiens , moins
۱
502 MERCURE DE FRANCE ,
nombreux que les païens , mais enflammés du zèle qui
distingue les sectes naissantes , lui offraient un secours
bien plus puissant que la foule indolente des sectateurs
d'un culte décrié. Mais la part quelconque que son intérêt
putavoir à sa conversion , ne doit pas nous empêcher
de la croire sincère : est - il rien qui nous persuade
mieux que notre intérêt ? Et qu'y a-t-il d'étonnant , demande
fort bien Gibbon , qu'un empereur guerrier ait
adopté sincèrement , au quatrième siècle , une opinion
fondée sur des preuves qui ont satisfait ou subjugué , au
dix-septième , la raison d'un Grotius ou d'un Pascal ?
Le contraste entre la partialité de Voltaire et la justice
de Gibbon est plus sensible encore dans leurs jugemens
sur Julien l'Apostat. On connaît l'admiration du patriarchede
Ferney pour ce prince qu'il comparait à Frédéricle-
Grand , et qu'il décora du titre le plus glorieux , selon
lui , en le surnommant le philosophe; mais Gibbon nous
donne une idée plus exacte de sa philosophie lorsqu'il
nous le montre occupé , à presque toutes les heures du
jour et de la nuit , à brûler de l'encens en l'honneur de
ses dieux , à leur offrir des sacrifices ; lorsqu'il nous
rappelle qu'il dépensait en victimes une bonne partie des
revenus de l'Etat , et qu'on craignit que sa dévotion
n'éteignît la race des bêtes à corne s'il revenait vainqueur
de son expédition contre les Persans . Ailleurs il nous
peint ce héros singulier , humiliant sa dignité de souverain
pontife jusqu'à remplir dans les temples les plus
ignobles fonctions des ministres sacrés , portant le bois ,
allumant le feu , égorgeant la victime , et lisant dans ses
entrailles avec la crédulité d'un aruspice et le sang-froid
brutal d'un boucher. Nos lecteurs trouveront sans doute
qu'un idolâtre aussi zélé faisait un étrange philosophe ;
cependant , sans lui en donner le surnom , Gibbon expose
avec beaucoup de clarté comment Julien le méritait à
certains égards par les vues philosophiques qu'il cherchait
à porter dans sa religion , dont il aurait bien voulu
expliquer les intentions par des allégories . Gibbon enfin
fixe avec beaucoup d'équité les droits de Julien à notre
estime dans le portrait qu'il trace de ce prince , et dont
nous allons transcrire la dernière moitié. « Quand on
SEPTEMBRE 1812 . 503
examine (dit- il) le portrait de Julien avec une attention
minutieuse ou peut-être malveillante , quelque chose
semble manquer à la grace et à la perfection de la figure.
Son génie était moins vaste et moins sublime que celui
de César , et il n'égalait point Auguste en prudence.
Les vertus de Trajan paraissent plus sûres et plus naturelles
; la philosophie de Marc-Aurèle est plus simple et
plus suivie . Cependant Julien a soutenu courageusement
l'adversité , et il a joui de sa fortune avec modération .
Après un intervalle de cent vingt ans depuis la mort
d'Alexandre Sévère , les Romains virent paraître un Empereur
qui ne connaissait point d'autres plaisirs que ses
devoirs , qui travaillait à soulager les malheureux et à
ranimer le courage de ses sujets , qui tâchait de joindre
toujours le mérite à l'autorité , et de donner le bonheur
à la vertu . L'esprit de parti lui-même , et , pour dire encore
plus , l'esprit de parti religieux , a été forcé de rendre
hommage à la supériorité de son génie dans la paix et
dans la guerre , et d'avouer , en soupirant , que Julien
l'Apostat aimaitsonpays et méritait l'empire de l'univers . >>>
Ce morceau , quoique d'une étendue médiocre , donnera
quelque idée , non-seulement de la manière de
Gibbon qui est déjà connue , mais de la fidélité et de
l'élégance de la nouvelle traduction ; elle esten effet réellement
nouvelle , comme nous l'avons déjà observé , par
les innombrables corrections que l'ancienne a subies
dans cette édition .
Si cet ouvrage était moins connu des lecteurs instruits ,
nous nous plairions à indiquer ici , pour réveiller la curiosité
, quelques anecdotes piquantes sur Synesius descendant
d'Hercule , évêque ardent dans son églisé , philosophe
sceptique dans son cabinet; sur Georges de
Cappadoce , patriarche intrus d'Alexandrie , hérétique et
concussionnaire pendant sa vie , saint et patron de l'Angleterre
après sa mort. Nous dirions aussi quelques mots
de l'histoire et de la légende de saint Siméon Stylite ,
personnage aussi réel qu'il peut sembler fabuleux. Mais
il sera plus utile de réserver le reste de cet article aux
notes de M. Guizot. Moins nombreuses que dans les
trois premiers volumes , elles ne sont nimoins précieuses ,
504 MERCURE DE FRANCE ,
ni moins savantes . La première qui s'offre à nous dans
le tome IV , tend à affaiblir l'idée que veut nous donner
Gibbondes immunités ecclésiastiques sous Constantin et
ses successeurs. M. Guizot fait voir comment ce prince
les restreignit , et comment sous Valentinien 1er un édit
obligea les ecclésiastiques qui voulaient s'exempter des
charges auxquelles leur qualité de propriétaires les soumettait
, à renoncer à leurs biens en faveur de leurs familles
. D'autres notes du même volume ( pages 176 ,
180 , 184 ) sont encore plus curieuses . Il y est question
du sens qu'attachèrent au mot logos d'abord Platon et ses
premiers disciples , ensuite les philosophes de l'école
Alexandrine qui se parèrent de son nom , et enfin le plus
sublime des évangélistes . M. Guizot ne croit point à
cette trinité de Platon , objet de tant de controverse; il
explique très -bien comment les idées trinitaires venues
probablement de l'Orient entrèrent dans la philosophie
des Juifs que Philon allia à celle d'Alexandrie, et il pense
que saint Jean l'évangéliste ne s'est point servi du mot
logos dans un autre sens que les Juifs ses contemporains.
On trouvera sans doute ces idées nouvelles ; on se rappellera
sur- tout que saint Augustin avait trouvé dans les
livres de Platon tout le sublime exorde de saint Jean , à
Texception de l'incarnation du Verbe . Cette matière est
trop délicate pour être traitée dans un journal. Ce que
nous pouvons assurer , c'est que M. Guizot , dans la discussion
ou plutôt dans l'exposition très-courte et trèsclaire
qu'il en donne , marche toujours escorté des citations
les plus précises et des plus respectables autorités.
Qu'on nous permette de citer encore une note de ce
tome IV. Il s'agit des vains efforts de Julien pour rebâtir
le temple des Juifs à Jérusalem, et de ces globes de feu
qui forcèrent les ouvriers d'abandonner leur entreprise,
La plupart des écrivains s'étaient divisés en deux partis
sur cet événement célèbre ; les uns le niaient , les autres
le regardaient comme un miracle assez important pour
établir à lui seul la vérité de la religion chrétienne.
M. Guizot rapporte l'explication très -naturelle que les
progrès de la physique en ont donnée. Le fait restera
donc , les historiens contemporains seront justifiés . Les
SEPTEMBRE 1812 . 505
incrédules seront délivrés de l'embarras de réfuter leur
témoignage , leurs adversaires de le soutenir , et comme
la véritable religion ne souffrira pas plus de cette explication
que de tant d'autres , tout le monde y aura gagné .
Tel est l'effet des véritables lumières répandues dans un
bon esprit.
Quelques fautes d'impression se font remarquer dans
ces volumes ; quelques anglicismes sont restés , non dans
le texte , mais dans les sommaires , tels que restauration
de saint Athanase , au lieu de rétablissement. Un léger
degré d'attention de plus suffira pour faire disparaître à
l'avenir ces taches insignifiantes .
-
C. V.
VOYAGE DE KANG-HI , ou Nouvelles Lettres Chinoises ;
par M. DE LEVIS . Seconde édition , augmentée de
plusieurs lettres . -Deux vol . in- 12 .-Prix , 5 fr . ,
et 6 fr . 50 c. franc de port.-A Paris , chez Ant.
Aug. Renouard , libraire , rue Saint-André-des-Arcs ,
n° 55.
IL ne laisse pas que d'y avoir des gens ( très-honnêtes
gens d'ailleurs ) qui semblent mettre leur plaisir à n'en
trouver à rien. Vous diriez , en fait de lecture sur-tout,
qu'ils ont fait voeu d'improbation , et choisi pour devise :
Quidquid dixeris , argumentabor. Tout ce que ces Messieurs
connaissent leur déplaît , par la seule raison qu'ils
le connaissent ; et tout ce qu'ils ne connaissent pas
encore , ne tardera pas à leur déplaire , dès qu'ils croiront
y entrevoir le moindre rapport avec ce qu'ils auraient
déjà connu . D'une part , ils ne veulent que du
neuf; et de l'autre , ils vous répètent , pour la désolation
des écrivains , qu'il n'y a rien de neuf sous le soleil : leur
empressement de condamner ne leur permet pas toujours
de lire ; c'est quelquefois assez du titre d'un livre pour
allumer leur bile , et en attendant mieux ils frappent sur
le dos . Annoncez à ces hommes , si intraitables sur la
virginité des pensées , de nouvelles Lettres chinoises ;
dites-leur qu'ils y remarqueront une vérité , une originalité
, une élégance , un fonds de connaissances et de
.1
506 MERCURE DE FRANCE ,
morale qu'ils n'auront trouvé nulle part ailleurs ; ils ne
feront aucune attention à tout ce que vous en direz , et
ne seront frappés que de ces deux mots : Lettres. Chinoises
. Eh quoi ! diront- ils , toujours de ces lettres qu'on
n'écrit à personne , toujours de ces voyages sans sortir
de sa chambre , toujours de ces correspondances entre
soi-même et soi-même. Toutes ces inventions- là sont
autant de viéilleries dont les auteurs devraient être aussi
honteux que les lecteurs en sont rassasiés : à cause qu'ilya
eu des Lettres persannes qui ont fait du bruit , et si vous
voulez des Lettres péruviennes qui ont fait plaisir, faut-il
que le monde soit inondé de ce genre de productions
qu'on espère sans doute faire passer à la faveur de l'annonce
, comme un aventurier croit se recommander en
prenant un nom connu ? Oubliez un moment la forme,
leur dirions-nous , pour ne juger que du fond , peutêtre
ferez - vous grace au titre en faveur du livre ; et au
fait , si c'est de la malvoisie qu'on vous sert , que vous
importe le vase ?
Il serait donc aussi déplacé de faire là-dessus des
observations à M. de Levis , que sur la couleur du papier
qui recouvre ses brochures ; d'autant plus qu'en le lisant
on ne tardera pas à se convaincre que cette forme commune
entre son livre et tant d'autres , est à-peu -près la
seule chose commune qu'on aura pu y remarquer.
Lebut de notre auteur n'était pas absolument de nous
faire voir la différence des Français aux Chinois ; les
lettres édifiantes , les relations des voyageurs , le journal
de Macartnay , et jusqu'aux papiers de la Chine , lui en
épargneraient le soin. Il ne se borne pas même à nous
montrer avec autant de vérité que d'élégance combien ,
sous tous les rapports , chacune des deux nations doit
étonner l'autre : il n'y aurait dans un tel projet point assez
de nouveauté pour les gens à qui elle est si nécessaire .
M. de Levis va plus loin , et pour être plus neuf , s'il est
possible , que la nouveauté même , il se plaît à nous représenter
la France ( hommes et choses ) comme elle
n'est pas encore , mais comme il juge qu'elle pourrait
être dans une centaine d'années . Un homme de beaucoup
d'esprit de nos jours a fait autrefois avec autant de
SEPTEMBRE 1812 . 507
succès que de talent le tableau de l'an deux mille quatré
cent quarante. Deux mille quatre cent quarante ! Une
telle distance effraye la pensée , et l'esprit humain n'a
point de télescope qui porte jusque là ; mais en même
tems ce terme si reculé donnait à l'active imagination de
l'écrivain tout le champ qu'il lui fallait pour des métamorphoses
complètes , et il lui appartenait plus qu'à personne
d'en profiter pour l'amusement , l'instruction , j'ai
presque dit l'édification de ses contemporains .
M. de Levis se donne à lui-même une carrière moins
vaste et en même tems plus difficile . Ce ne sont pas des
changemens du tout au tout qu'il veut nous présenter ,
ce sont des différences tantôt plus , tantôt moins frappantes
, des nuances plus ou moins sensibles , telles que,
pendant le court espace de la vie humaine , le tems les
montre souvent à nos yeux surpris de n'avoir pu le suivre
dans son travail. Le premier de ces deux ouvrages offrait
à son auteur toute la liberté que laisse un tableau de
fantaisie , tandis que le second lui impose la gène d'un
portrait ; portrait singulier où la parfaite ressemblance
ne suffirait pas , mais où le peintre doit essayer de l'altérer
convenablement par des changemens vraisemblables
, et où il est à-la-fois obligé de voir et de prévoir
son modèle. Apelle et Gérard eux-mêmes y seraient embarrassés
; et c'était à M. de Levis à nous prouver qué
la chose n'est pas absolument impossible .
On se doute bien que les changemens dont M. de
Levis nous offrira le tableau , ne peuvent être que des
améliorations ; car il espère mieux de l'humanité que ce
qu'il en voit , et son projet n'est sûrement pas de donner
l'avantage au présent sur l'avenir. Nous ne savons pas
précisément jusqu'à quel degré l'espace d'un siècle aura
pu influer sur les différentes parties de la civilisation ;
mais il faut croire au moins à des progrès bien sensibles
dans l'enseignement des langues , ainsi que dans l'art d'écrire
, puisqu'un mandarin qui a passé , comme il le dit
lui-même , quelques mois dans une factorerie de Kangton
, pour apprendre les premiers élémens de notre
langue , et qui est arrivé en France en moins de tems
qu'on ne l'avait encore fait, est en état, au moment où il
1
508 MERCURE DE FRANCE ,
débarque , de figurer dans les conversations les plus savantes
et les plus légères : nous dirons plus , c'est qu'une
fois à Paris , on ne sait pas s'il y paraîtrait un des bons
écrivains de son tems , mais il est clair du moins qu'il
serait un des meilleurs du nôtre .
Kang-Hi date sa première lettre de Marseille ; il apprend
à son ami Wampo et à nous qu'il est venu en deux
jours de Suez à Alexandrie par un canal où personne
encore n'a passé , faute d'avoir attendu jusqu'au vingtième
siècle , mais qui dès mille neuf cent dix paraît en
pleine exploitation. Ce doit être une grande commodité
pour le globe entier , encore que ce canal ne doive pas
faire un égal plaisir à certaines nations plus cominerçantes
que commerçables . Le projet de ce nouvel établissement
est ancien , mais la gloire des grandes pensées
restées sans effet attend ceux qui les réaliseront.
De Marseille Kang-Hi se dirigera sur Lyon, où il arrivera
sans peine et sans danger , encore par un canal
tranquille qu'il trouvera creusé le long du Rhône , ce
fleuve redoutable qui jusque là se débarrassait trop souvent
de ceux qui le descendaient , et qui ne permettait

point qu'on le remontât.
Le canal de Suez et celui de Lyon ne sont pas les
seuls grands travaux de ce genre exécutés entre l'époque
où nous vivons et le voyage du disciple de Confucius ;
un troisième canal attend Kang-Hi aux bords de la Seine,
et en effet elle avait un vrai besoin d'un pareil compagnon
, ne fût-ce que pour l'aider à faire en tout tems le
service de Paris dont elle s'est jusqu'à présent si mal
acquitté.
On dira sans doute de ces premiers perfectionnemens
ce qu'on s'est toujours plu et ce qu'on se plaira long-tems
à dire de tous les beaux projets , qu'ils sont aisés à former
, et que pour les canaux entre autres la plume est
de tous les outils le plus expéditif. Il n'en est pas moins
vrai que si nos bons aïeux avaient bien voulu ne pas
rester tant de siècles les bras croisés , ils nous auraient
laissé leur terre bien autrement en valeur que nous ne
l'avons reçue.
L'architecture , cet art plus grand que l'homme , qui
SEPTEMBRE 1812 . 50g
par ses proportions exagérées etses constructions solides
essaye de nous cacher notre petitesse et notre brièveté ,
ces nobles monumens qui semblent appeler les regards
des peuples et des siècles lointains ne pouvaient pas être
indifférens à un voyageur aussi instruit. Kang-Hi ne
tarde pas à se dégager de sa prévention en faveur des
kiosques et des pagodes qui ont enchanté ses premiers
regards , pour admirer les vraies beautés de cet art qui ne
le cède qu'à la création, et qui en est devenu l'ornement.
Mais presque toujours plus frappé chez nous de ce que
nous ne voyons pas encore que du reste , il observe avec
un intérêt particulier les ouvrages récens dont les Tuileries
et le Louvre lui ont paru entourés; et il remarque
avec un plaisir mêléd'orgueil, que pour sauver la discordance
de ces deux monumens voisins on a eu recours à
ces jardins irréguliers dont la Chine a produit les premiers
modèles . Il se complaît sur-tout à décrire les
superbes constructions de différens genres qui l'ont
étonné en approchant de Saint-Germain, devenu la résidence
de l'Empire : mais nous cherchons , en admirant
comme lui la magnificence de nos petits neveux , comment
le court espace d'un siècle aura pu suffire à tant de
prodiges .
L'agriculture , les manufactures, les objets de sciences
et d'arts , la politique même passent en revue dans les
lettres de Kang-Hi à son ami Wampo; et si tous les
jugemensne nous sont pas également favorables , la justesse
ordinaire de la critique doit inspirer d'autant
plus de confiance dans l'approbation. Mais laissons
notre observateur aux prisesavec les savans et les experts
en tout genre , seuls endroit de le juger sur des matières
où il faudrait avoir ses connaissances pour oser risquer
un avis , et suivons-le dans un ordre de choses où chacun
de nous est à-la-fois juge et justiciable de tout le
monde. C'est le monde. Nos Français futurs , héritiers
du caractère hospitalier des anciens Français , et nos
Françaises que tous les siècles verront à jamais fidèles à
la nouveauté , lui en ont facilité les accès . Les bons
Parisiens sont cent fois plus curieux de lui qu'il ne l'est
d'eux. Le voilà devenu tout-à-coup l'objet de toutes les
510 MERCURE DE FRANCE ,
attentions , le point central de tous les cercles , l'oracle
et le confident de toutes les sociétés ... Enfin , pour que
rien ne manque à son instruction , il trouvera ( chose
bien rare ) jusqu'à une maîtresse qui sur tout ce qui tient
à nos principes ( si principes y a ) , à nos moeurs ( si
moeurs ya ) , lui en apprendra plus que tous les livres
et tous les cicerone du monde.
Un des chapitres qui occupe le plus l'attention de
Kang-Hi , c'est le sort des femmes européennes comparé
avec celui des dames de son pays . Plus il aparu se franciser
sur tous les autres points , plus il est resté Chinois
sur celui-là. La part même qu'il s'est permis de prendre,
quand on abien voulu le lui permettre , à nos libertés gallicanes
, ne l'a point fait changer d'avis . On voit clairement
qu'il penche pour la surveillance , pour la réclusion,
pour toutes les mesures hostiles envers ce sexe si amical .
Il sait tout ce qu'elles y perdent , il sait même tout ce
qu'il y perd : mais, tout bien calculé , il se fie plus aux
verroux qu'aux promesses , et il les aime mieux captives,
que prisonnières sur leur parole .
Au reste, cette austérité de Kang-Hi , que nous soupçonnons
d'être plutôt dans ses discours que dans son
caractère , n'empêche pas qu'il ne jouisse aussi bien
qu'aucun Français des douceurs du commerce des
femmes , et du charme de leur conversation. Il a trop
d'esprit pour ne pas leur en trouver au moins autant
qu'auxhommes, mais il ose leur refuser le génie. Quoique
nous soyons là-dessus aussi loin de son avis que de la
Chine , nous laissons à celles de ces dames qui pourraient
se trouver lésées dans un pareil jugement , le soin de
plaider une cause digne d'elle ; elles pourraient être
offensées s'il s'offrait un défenseur , et jamais les amazones
n'ont eu besoin de chevaliers .
Quoi qu'on en puisse dire , la question est difficile à
décider ; il faudrait commencer par bien s'entendre sur
le vrai sens du mot génie , et ce sens n'a jamais été déterminé
de manière à n'y point revenir. On serait tenté
de s'en rapporter là-dessus à Kang-Hi ; mais il y a telle
femme qui deviendrait contre lui un argument invinSEPTEMBRE
1812 , 511
2
TA
K
1
13
1
1
cible. Sans nous engager ici dans des discussions interminables
au sujet de la définition de ce mot , nous ne
croyons choquer aucune opinion en regardant le génie
comme une exception à toutes les règles ; c'est plus que
l'esprit , plus que le talent , plus que l'imagination , plus
que la raison , plus que l'homme en un mot. Et pourquoi
les femmes n'aspireraient-elles pas aussi à quelque
heureux hasard qui éleverait quelques-unes d'entr'elles
au-dessus de l'humanité ? Ne peut-il pas y avoir des
géantes aussi bien que des géans? Dira-t-on que la nature
ne les y a point appelées ? Mais au fait , la nature
n'appelle personne aux travaux du génie : si elle a des
tiné la femme à faire des enfans , à les nourrir , à les
élever , à soigner l'intérieur du ménage, ... n'a-t-elle
pas destiné l'homme à tous les travaux dont la femme
est incapable , le labourage, les bâtimens , la chasse ? etc.
Il est vrai , comme l'expérience le prouve , qu'il est
plus facile à un sexe qu'à l'autre de fausser sa vocation
, car un autre homme peut labourer pour tel ou
tel homme , et une autre femme ne peut pas accoucher
pour telle ou telle femme; et c'est , n'en doutons
point , cette première cause , à laquelle tant de causes
secondaires viennent se rattacher , qui a produit une si
grande disproportion de nombre entre ceux et celles
qui écrivent. Nous voyons avec peine que le censeur
chinois ne se paie pas absolument des raisons tirées de
ladifférence des éducations ; mais il peut les combattre
et nonpas les anéantir. Cette faiblesse que nous objectons
aux femmes est notre ouvrage; nous permettons
qu'elles aient des connaissances , mais nous voulons que
ces connaissances-là soient superficielles ; nous les dressons
, pour ainsi parler , à la frivolité ; nous les formons
pour être ce que nous désirons qu'elles soient , non ce
qu'elles peuvent être. Nous cherchons à les distraire de
tout ce qui les distrairait de nous , nous leur persuadons
que la dissipation leur sied mieux que le travail , et nous
chargeons les grâces mêmes de les arrêter dans leur élan ;
enfin , à force d'hommages apparens , à force de flatteries
de convention , nous endormons leur mérite et nous
cultivons leurs défauts . Ne dirait-on pas une nation
512 MERCURE DE FRANCE ;
vaincue à qui nous ôterions tous les moyens de devenir
une nation rivale ?
Mais encore une fois , laissons-les répondre ellesmême
à ces blasphemes chinois , qui trouveront sans
doute grace devant leur tribunal , à cause de la politesse
et de l'élégance dont ils sont enveloppés ; car on verra
toujours les femmes disposées à pardonner tout le mal
qu'on dira d'elles , pourvu qu'il soit bien dit ; et pour les
adoucir encore plus en faveur de notre cher mandarin ,
nous terminerons cet article par une citation , où elles
verront que sur beaucoup de points , son admiration est
au moins aussi fine , aussi éclairée , aussi flatteuse que
sur d'autres articles sa sévérité pourra leur paraître injuste.
« Quelle différence lorsqu'au lieu d'écrire pour le
>> public une femme spirituelle et sensible épanche dans
>>>le sein de l'amitié ses sentimens secrets ! Débarrassée
>>>de toute contrainte , sa plume court, rapide et légère;
>>les objets se présentent en foule à son imagination
>> brillante , miroir fidèle qui les réfléchit à l'instant.
>>Celui qui par un heureux hasard se trouve initié à ces
>> mystères , s'étonne de ces tournures vives et hardies
>> qui peignent d'un trait , rare récompense d'un travail
>> pénible et assidu ; il admire ces observations fines , ces
>>portraits à nuances délicates , ce bonheur d'expression
>> que l'art ne donne pas , cette élégante naïveté . Il lui
>> semble qu'il apris les graces sur le fait. Si quelques
>> incorrections éveillent la critique , le style atant de
>>prestiges , qu'elles paraissent plutôt la faute de la langue
>> que celle de l'écrivain. Aussi ces productions légères ,
>>pour conserver toute leur fraîcheur , veulent à peine
>> être relues . L'art ne saurait les embellir , car elles nais-
>> sent comme les fleurs parées de leurs couleurs bril-
>>lantes , ou comme ces coquilles vermeilles que l'Océan
>> indien dépose sur ses bords . Il n'en est pas ainsi des
>> ouvrages plus solides , des hommes que le tems mûrit ,
> que le travail perfectionne , et qui demandent à être
>>sans cesse retouchés ; mais la lime qui polit l'or , bri-
>> serait l'émail de la perle . >>>
Mesdames , êtes-vous contentes ? ( Note du Rédacteur. )
BOUFFLERS.
i
1
SEINE
SEPTEMBRE 18123
VARIÉTÉS .
A
CHRONIQUE DE PARIS .
DEPT
DE
LA
513
5 .
cen
QUELQUES-UNS de nos lecteurs ont bien voulu s'apercevoir,
et même se plaindre, que depuis quelque tems l'article
Chronique manquait dans leMercure. Notre justification
est facile . La saison qui appelle nos brillans citadins à la
campagne , ôte à la capitale ce mouvement , cette activité ,
ralentit ce choc des intérêts et des passions qui offre un
spectacle toujours nouveau à l'esprit de l'observateur. Les
bords de la Seine et de la Marne se sont peuplés aux dépens
des boulevards tumultueux , de la riche et bruyante
Chaussée-d'Antin. Tout a fui , tout est dispersé : les bureaux
d'esprit , les femmes qui les président , celles qui
donnent le ton aux sociétés , les plaisans de profession , les
mystificateurs , les conteurs en crédit , etc. Tout languit
dans la ville , jusqu'à la mode même , cettte active et mo
bile souveraine.Aucun changement remarquablen'a signalé
son règne dans l'espace de plusieurs mois.
Voyez si tout ne se ressent pas de cette inertie dontl'été
frappe la première ville du monde ? A quel théâtre avezvousvu
des pièces nouvelles, si ce n'est pourtant à l'Odéon ?
Où étaient vos principaux acteurs ? Quelques débuts plus
ou moins malheureux , voilà ce que les grands théâtres ont
offert à leurs habitués pour les tenir en haleine , pour lutter
contre l'horreur du vide .
Depuis la
correspondance de Grimm , qu'a-t-il paru en
ouvrages littéraires qui mérite quelque intérêt? Rien ; et
les journaux eux-mêmes, cette partie si essentielle de notre
littérature , qu'ont- ils imaginé de neuf et de piquant? ils
n'ont pas même été méchans. Quoi ! parmi ceux de ces
régulateurs de l'opinion publique , qui annoncent le plus
de prétentions à l'esprit et à la malice , on en voit qui sont
réduits à la triste ressource des Ephémérides .
-Il s'est établi à Paris , et même dans les provinces , plusieurs
manufactures de vers et d'hémistiches à l'usage des
poëtes descriptifs . Il y en a dont le fonds se compose déja
de plusieurs millions d'articles. Tous sont classés de la
manière la plus ingénieuse et la plus commode; ils sont
dans des cases étiquetées; chacune de ces cases contient
Kk

514 MERCURE DE FRANCE ,
tous les vers ou hémistiches faits ou à faire surle sujet indiqué
par l'étiquette. Le prix n'en est pas cher. Ainsi pour
faire un poëme , fût- il en quarante ou cinquante chants , il
ne faut plus d'imagination ni de talent poétique . Vous
n'avez qu'à choisir un sujet de poëme , et vous trouverez
vos vers tout faits. Il faudra seulement avoir l'attention de
les lier avec des mots qu'on appelle chevilles , comme
cependant, mais alors , c'est en vain , tel que , plus ,
moins , etc. Au reste , il y a dans chaque manufacture une
instruction imprimée qui indique la manière de placer les
chevilles .
-Les longs ouvrages faisaient peur au bonhomme Lafontaine;
il n'ont jamais fait peur aux Allemands . On publie
à Leipsick un ouvrage en langue allemande , intitulé :
Biographie des personnages les plus célèbres de toutes les
nations et de tous les âges . Il a paru cinq volumes de cet
ouvrage , et on n'a encore que les vies d'Arminius , de
Périclès et de Trajan. Pour peu que les auteurs veuillent
bien reconnaître quelques milliers de personnages aussi
célèbres qu'Arminius , dans toutes les nations et dans tous
les âges , l'ouvrage sera de longue haleine .
S'il existe en Allemagne un écrivain mécontent de cette
Biographie , qui se soit engagé à faire une brochure sur
chaque volume de cet ouvrage ( on sait que nous avons
en France un auteur qui a pris le même engagement pour
laBiographie des frères Michaud ) , il faudra qu'il soitdoué
d'un grand courage et d'une grande force , ou qu'il lègue
sa tâche à ses héritiers .
-
Il a paru un vol . in-8º sous ce titre : Questions de
littérature légale , du plagiat , de la supposition d'auteurs
, des supercheries qui ont rapport aux livres , etc.
C'est , dit- on , l'ouvrage d'un homme de beaucoup
d'esprit . Dieu veuille qu'il nous ait mis à portée de classer
enfin les grands et les petits voleurs en littérature ! Si la
distinction en est clairement établie , on n'aura plus le désagrément
de voir traîner devant les tribunaux , comme
contrefacteurs , des écrivains qui n'auront été tout simplement
que plagiaires ou serviles copistes , ce qui est trèsdifférent
, à en juger par un arrêt qui vient d'être rendu
récemment. Il en résulte que le titre de plagiaire et deservile
copiste ne tire point à conséquence. Qu'un auteur
vole , ou plutôt emprunte àd'autres les idées , et même
les expressions et les phrases qui sont à sa convenance , il
SEPTEMBRE 1812 . 515
n'envendra pas moins paisiblement son livre , et il pourra
aller tête levée partout. On voit qu'il est bon de s'entendre .
Sans cela un honnête plagiaire serait tous les jours en butte
à tous les désagrémens des poursuites judiciaires .
-Un écrivain anglais s'occupe d'un ouvrage surles calamités
des auteurs .
Il pourra faire un très-grand volume sur cette matière.
Sans doute il n'oubliera pas, parmi les calamités auxquelles
lesauteurs sont en proie, les critiques mordantes , injustes
et injurieuses de quelques journaux. Ily a des auteurs qui
regardent cette calamité comme plus affreuse que la pauvreté
même , après l'obscurité pourtant .
Tandis que les auteurs se plaignent des misères qui
les assaillent , il se trouve une multitude de bonnes gens
qui , loin d'y être sensibles , ne seraient pas fachés qu'ils
en éprouvassent encore davantage. La littérature leur paraftune
calamité ; et s'ils pouvaient s'abaisser à faire des
livres , ils feraient des infolio sur les malheurs qu'ont causés
les livres. Ily en a qui plaignent , de bonne foi , les personnes
qui ont des bibliothèques et qui se croient obligées
de s'en servir. Je ne sais si ces gens-là permettraient
qu'on conservât même l'histoire sainte et la vie des saints .
Ils pensent comme les anciens prêtres des Gaulois , qui
avaient jugé prudent de proscrire l'écriture . On ne transmettait
que par la tradition, chez ces peuples, les lois et les
préceptes de la religion .
- Un nombre considérable d'ouvriers est employé
maintenant sur le Mont-Valérien , à la construction d'une
des maisons impériales destinées aux jeunes orphelines
légion d'honneur. On ne pouvait choisir
, pour cet établissement , une situation plus heureuse .
Rappelons à nos lecteurs ce qu'était cette montagne ,
située à deux lieues ouest de Paris , plus connue sous le
nom de Calvaire . Il n'était , dans l'origine , habité que par
quelques ermites. Peu-à-peu on y a vu se former un des
plus beaux couvens de la France. C'était un lieu de grande
dévotion . Il s'y faisait , pendant la semaine sainte, des pélerinages
nocturnes qui n'avaient pas toujours un motif de
piété. Beaucoup de pélerins et de pélerines , chargés de
croix , se livraient , à la faveur de la nuit et des bois , à
un culte que la police trouva trop profane , car ces excursions
nocturnes furent prohibées quelques années avant la
révolution .
Kk 2
516 MERCURE DE FRANCE ,
Depuis quelque tems les pélerinages au Calvaire avaient
recommencé. Ils avaient l'avantage de faire consommer
sur les lieux le bon vin de Surenne : il est à craindre maintenant
qu'il n'y ait encombrement dans les vins de cette
côte.
Tout le monde ne sait pas que le Mont-Valérien a souffert
un siége. Voici ce que rapportent nos chroniques .
En 1661 , le supérieur des prêtres établis sur cette montague
, vendit aux Jacobins de Paris la maison et les
biens de sa communauté. Lorsque les religieux se présentèrent
pour en prendre possession , les prêtres s'y opposèrent
avec violence . On vit alors se former deux armées .
Les gens de Nanterre vinrent au secours des anciens possesseurs
; les Jacobins étaient secondés par les habitans
du village de Gonesse : on se battit long-tems. IIllyy eut
des personnes tuées , d'autres blessées ; enfin , la victoire
se déclara pour les Jacobins qui restèrent maîtres de la
place.
Ce combat fut célébré dans plusieurs écrits , et sur - tout
dans un poëme de deux mille vers , composé par Jean Duval
, théologien .
INSTITUT DE FRANCE . - La séance extraordinaire du
jeudi 10 septembre , avait pour objet de décerner le prix
proposé par la Classe de la langue et de la littérature française
pour le meilleur ouvrage de poésie sur le généreux
dévoûment d'Hubert Goffin et de son fils .
La séance a commencé par la lecture des observations
de M. le secrétaire perpétuel sur les ouvrages envoyés au
concours . Il en résulte que sur soixante-neuf pièces , quatre
seulement ont été distinguées ; que l'on a décerné le prix
à l'une de ces quatre pièces , et l'accessit à une autre ; mais
cependant qu'aucune n'a parfaitement répondu à l'espoir
de l'Académie .
La pièce couronnée est de M. Millevoye. M. le comte
Regnaud de Saint-Jean-d'Angely en a fait lecture , ainsi
que de la pièce qui a obtenu l'accessit. La première ,
écrite avec sagesse et pureté , offre de très-beaux vers . Peutêtre
dans l'autre y a-t-il plus d'élan , plus de sensibilité :
aussi a-t-elle été plus souvent applaudie par le public ;
mais le style en est inégal , et quelquefois trop familier.
M. Lacretelle lejeune a terminé la séance par l'éloge de
M. de Florian. Ce morceau est très-remarquable : les
SEPTEMBRE 1812 . 517
pensées ont toutes une teinte douce et pourtant brillante .
C'était ainsi qu'il fallait peindre l'auteur de Galatée , d'Estelle
, etc. , etc.
SPECTACLES.- Le Théâtre Français , pendant une bonne
partie de l'été , s'est trouvé privé de ses premiers sujets ;
Talma , Fleury , Batiste aîné , mademoiselle Mars , étaient
absens , et mademoiselle Duchesnois était malade . Fleury
et mademoiselle Mars sont revenus . Ils ont été accueillis
comme ils méritaient de l'être . Fleury est le dernier sociétaire
de cette belle ancienne comédie française. Seul ,
il possède ce bon ton qui distinguait les acteurs de la
troupe du faubourg Saint - Germain. Nos jeunes acteurs
cherchent à copier ses manières , c'est pour eux un modèle
unique ; car le costume dans le monde ayant changé , ce
n'est plus qu'en étudiant Fleury qu'ils pourront représenter
les personnages d'autrefois. Puisse la santé de ce favori
de Thalie lui permettre de nous faire jouir longtems
encored'un talent d'autant plus précieux , que Fleury
est pour la comédie française le dernier des Romains !
Mademoiselle Mars a reparu dans les rôles d'ingénuité
etde grandes coquettes ; on ne sait plus aujourd'hui dans
lequelde ces deux emploiselle est supérieure; cette actrice
aété nommée l'enfantgâté du parterre , et le public ne seraitpas
enpeine de justifier cetteprédilection.
Mademoiselle Duchesnois est malade , etle sceptre de la
tragédie est échu à mademoiselle Maillard . Cettejeune actrice
n'est pas assez forte pour en supporter le poids ; elle
n'a pas ,jusqu'à présent, réalisé l'espoir que ses amis faisaient
concevoirde ses débuts; la fauteen estpeut-être aux
éloges indiscrets qu'on lui a d'abord prodigués . Je suis
bienconvaincu que rien n'est plus propre à étouffer les
germes d'un vrai talent : une critique sage et motivée est
plus profitable à un débutant. J'ai rendu compte des débuts
de Valmore et Desmousseaux ; j'en ai parlé sans exagération
, ainsi que doit le faire touthomme qui respecte
le public pour lequel il écrit. Je n'ai pas dit à mes lecteurs
que bientôt il remplacerait Lekain : dire qu'un débutant
(homme ou femme) , dès son entrée dans la carrière
fait déjà oublier un chef d'emploi qui , pendant long-tems ,
a fait les plaisirs du public , n'est-ce pas affirmer que son
talent est parfait ? et faut-il s'étonner si , en vertu d'un pareil
jugement, il ne cherche plus à acquérir ? Qu'en résul
,
518 MERCURE DE FRANCE ,
te-t-il ? C'est que tel sujet qui , au moyen d'un travail opiniâtre
, aurait pu acquérir un véritable talent,restera médiocre
toute sa vie .
Le 9 septembre , mademoiselle Régnier , qui jouait avec
succès les soubrettes au théâtre de l'Odéon , a débuté au
théâtre Français , dans le rôle d'Hermione de la tragédie
d'Adromaque . Le public a remarqué que cette jeune actrice
, dont la diction est pure , et qui paraît sortir d'une
bonne école, n'offrait,dans la manière de déclamer, aucune
trace du genre comique dans lequel elle s'était exercée jusqu'à
ce moment. Elle s'est modérée dans le second et le
troisième actes , et a fort adroitement ménagé ses moyens
pour les deuxderniers . Elle a été fort applaudie . Si la critique
avait quelques reproches à lui faire , ce serait peutêtre
d'avoir , dans ces deux actes , montré plus de force
que de passion, et donné àson organe plus d'étendue que
de flexibilité . Ce défaut peut être corrigé par le travail ,
et mademoiselle Regnier nous paraît mériter les encouragemens
qu'elle a reçus .
Théâtre du Vaudeville. -Première représentation du
Mariage extravagant , vaudeville en un acte.
Edouard Blinval , fils d'un négociant de Genève , a été
élevé , dans sa plus tendre enfance , avec la fille du docteur
Varner , mais depuis l'âge de cinq ans elle en est
séparée ; le docteur , cependant , la lui destine pour époux .
M. Varner est directeur d'un hôpital de fous , et c'est
chez lui que la scène se passe , ce qui ne laisse pas d'être
très-recréatif , car on voit sur la scène une loge garnie de
gros barreaux de fer. On amène chez le docteur un jeune
homme qui a perdu la raison ; son vêtement est en désordre
, ses yeux animés , il parle sans cesse d'une certaine
Betzy qu'il aime et que cependant il ne connaît pas ; à tous
ces signes qui ne le croirait fou ? pourtant il n'en est rien ;
ce n'est qu'une gentillesse de sa part une ruse d'amour
pour se rapprocher de celle qu'il aime , et qu'il sait seulement
être la fille de M. Varner. Le docteur est prévenu
qu'Edouard (c'est le nom du jeune homme) veut , à toute
force , épouser sa Betzy. Pour flatter sa manie , et séduit
d'ailleurs par l'appât d'une grosse récompense en cas de
guérison , il feint de lui donner sa propre fille en mariage ,
persuadé , dit-il fort sensément , que le fou ne s'apercevra
pas de cette petite substitution ; il endosse un habit de
notaire ; ses amis prennent des costumes propres à repré-
,
SEPTEMBRE 1812 . 519
senter les oncles , tantes et autres parens de la jeune personne
; le faux notaire donne un faux contrat à signer ,
mais Edouard signe son vrai nom de Blinval , et M. Varner
reconnaît que le hasard l'a merveilleusement servi , puisque
c'est à ce jeune homme qu'il destinait la main de sa fille :
en ce moment on annonce l'arrivée prochaine du fou véritable
dont Edouard avait pris la place , et ce mariage extravagant
devient une union raisonnable .
Telle est l'intrigue de ce vaudeville. Il existe une assez
mauvaise pièce allemande qui a pour titre : l'Amour à la
maison des Fous; il y a quelques années , M. Claparède
en donna une espèce de traduction au théâtre de la Cité ,
sous le nom de Momus à la maison des fous : le Mariage
extravagant n'en est qu'une imitation .
On nous l'avait bien dit que le succès de l'anévrisme de
Faldoni mettrait les maladies à la mode, et que nous les
verrions paraître successivement sur la scène ; nous avions
déjà deux fous a l'Opéra - Comique , et je pense que c'était
trop ; mais tel n'est pas l'avis des auteurs de l'ouvrage nouveau
. Pour enchérir sur leurs devanciers , ils ont mis sur la
scène un hôpital ; il n'y a rien de gai dans le spectacle d'une
maison d'insensés ; rien au contraire ne me paraît plus propre
à porter à des réflexions tristes et affligeantes que la représentation
de cette affreuse maladie qui attaque l'homme
dans ses plus nobles prérogatives, et dont personne ne peut
répondre de n'être pas un jour atteint. On est la ligne qui
sépare la raison de la folie ? Hélas ! pauvres mortels que
nous sommes , ce qui nous paraît raisonnable passe souvent
aux yeux des autres pour une action insensée.
Les auteurs , MM. Désaugiers et Valory , ont cependant
réussi avec de pareils moyens ; mais ce qui doit justifier le
parterre de ce succès , c'est que les auteurs ont prodigué ,
sur un sujet aussi singulier , les mots les plus comiques ,
des couplets d'une gaietéfolle . Pourquoi M. Désaugiers ,
connu par tant de succès , et qui a souvent fait preuve d'un
talent franc et comique , s'est-il laissé entraîner à prodiguer
son esprit sur un fonds dont le choix n'est pas
heureux? B.
POLITIQUE.
En rendant compte dans le dernier numéro de la prise de
Smolensk dans la nuit du 17 au 18 , nous annoncions que
des nouvelles ultérieures étaient très-incessamment attendues;
le quatorzième bulletin, publié le 4septembre , nous
les a trapsmises .
14º BULLETIN DE LA GRANDE-ARMÉE.
Smolensk , le 23 août 1812.
Smolensk peut être considérée comme une des belles villes de la
Russie. Sans les circonstances de la guerre qui y ont mis le feu , ce
qui a consumé d'immenses magasins de marchandises coloniales et de
denrées de toute espèce , cette ville eût été d'une grande ressource
pour l'armée . Même dans l'état où elle se trouve , elle sera de la
plusgrande utilité sous le pointde vue militaire . Il reste de grandes
maisons qui offrent de beaux emplacemens pour les hôpitaux. La
province de Smolensk est très-fertile et très-belle , et fournira de
grandes ressources pour les subsistances et les fourrages .
Les Russes ont voulu , depuis les événemens de la guerre , lever
une milice d'esclaves-paysans , qu'ils ont armés de mauvaises piques.
Il y en avait déjà 5000 réunis ici ; c'était un objet de dérision et de
raillerie pour l'armée russe elle-même. On avait fait mettre à l'ordre
dujour que Smolensk devait être le tombeau des Français , et que si
l'on avait jugé convenable d'évacuer la Pologne , c'était à Smolensk
qu'ondevait se battre pour ne pas laisser tomber ce boulevard de la
Russie entre nos mains .
La cathédrale de Smolensk est une des plus célèbres églises greoques
de la Russie. Le palais épiscopal forme une espèce de ville
part.
Lachaleur est excessive : le thermomètre s'élève jusqu'à 26 degrés:
il faitplus chaud qu'en Italie .
Combat de Polotsk.
Après le combatde Drissa , le duc de Reggio , sachant que le gépéral
ennemi Wittgenstein s'était renforcé de 12 troisièmes batail-
Jons de la garnison de Dunabourg , et voulant l'attirer à un combat
en-deçà du défilé sous Polotsk vint ranger les ze et be corps en bataille
sous Polotsk. Le général Wittgenstein le suivit , l'attaqua le
16 et le 17 , et fut vigoureusement repoussé . La division bavaroise
de Wrede , du 6e corps , s'est distinguée. Au moment où le duc da
Reggio faisait ses dispositions pour profiter de la victoire et acculer
l'ennemi sur le défilé , il a été frappé à l'épaule par un bisqayen. Sa
:
MERCURE DE FRANCE , SEPTEMBRE 1812. 521
blessure , qui est grave , l'a obligé à se faire transporter à Wilna ;
mais il ne paraît pas qu'elle doive être inquiétante pour les suites.
Legénéral comte Gouvion-Saint-Cyr a pris le commandementdes
2º etbe corps . Le 17 au soir , l'ennemi s'était retiré au-delà du défilé.
Le général Verdier a été blessé. Le général Maison a été reconnu
général de division , et l'a remplacé dans le commandement de sa
division. Notre perte est évaluée à 1000 hommes tués et blessés. La
perte des Russes est triple; on leur a fait 500 prisonniers.
bre,nou
Le 18 , à quatre heures après-midi , le général Gouvion-Saint-Cyr,
commandant les 2e et 6e corps , a débouché sur l'ennemi , en faisant
attaquer sa droite par la division bavaroise du comte de Wrede. Le
combat s'est engagé sur toute la ligne ; Vennemi a été mis dans une
déroute complète et poursuivi pendant deux lieues , autant que le
jour l'a permis . Vingt pièces de canon et mille prisonniers sont restés
au pouvoir de l'armée française. Le général bavarois Deroy a été
blessé.
Combat de Valontina .
Le 19 , à la pointe du jour , le pont étant achevé , le maréchal duc
d'Elchingen déboucha sur la rive droite du Borysthène , et suivit
l'ennemi. A une lieue de la ville , il rencontra le dernier échelon de
l'arrière-garde ennemie. C'était une division de 5 à 6000 hommes
placés sur de belles hauteurs. Il les fit attaquer à la baïonnette par le
4º régiment d'infanterie de ligne et par le 72e de ligne. La position
fut enlevée et nos baïonnettes couvrirent le champ de bataille de
morts . Trois à quatre cents prisonniers tombèrent en notre pouvoir.
Les fuyards ennemis se retirèrent sur lesecond échelonqquuii était
placé sur les hauteurs de Valontina . La rre position fut enlevée par
le 18e de ligne , et sur les quatre heures après midi , la fusillade
s'engagea avec toute l'arrière - gardede l'ennemi qui présentait environ
15,000 hommes. Le duc d'Abrantès avaitpassé le Borysthène à deux
lieues sur la droite de Smolensk ; il se trouvait déboucher sur les
derrières de l'ennemi ; il pouvait , en marchant avec décision , intereepter
la grande route de Moscou et rendre difficile la retraite de
cette arrière-garde. Cependant les autres échelons de l'armée ennemie
qui étaient à portée , instruits du succès et de la rapidité de
cette première attaque , revinrent sur leurs pas. Quatre divisions
s'avancèrent ainsi pour soutenir leur arrière-garde , entr'autres les
divisions de grenadiers qui jusqu'à présent n'avaient pas donné ; 5 à
6000hommes de cavalerie formaient leur droite , tandis que leur
gauche était couverte par des bois garnis de tirailleurs . L'ennemi
avait le plus grand intérêt à conserver cette position le plus long-tems
possible , elle était très-belle et paraissait inexpugnable. Nous n'attachions
pas moins d'importance à la lui enlever , afin d'accélérer sa
retraite et de faire tomber dans nos mains tous les chariots de blessés
et autres attirails dont l'arrière-garde protégeait l'évacuation . C'est
ce qui a donné lieu au combatde Valontina , l'un des plus beaux
faits d'armes de notre histoire militaire .
Asixheures du soir , la division Gudin qui avait été envoyée pour
soutenir le 3e corps , dès l'instant qu'on s'était aperçu du grand secours
que l'ennemi avait envoyé à son arrière-garde , déboucha en
colonne sur le centre de la position ennemie , fut soutenue par la
ت م
522 MERCURE DE FRANCE ,
division du général Ledru , et après une heure de combat , enleva la
position. Le général comte Gudin , arrivant avec sa division , a été ,
dès le commencement de l'action , atteint par un boulet qui lui a
emporté la cuisse ; il est mort glorieusement. Cette perte est sensible.
Le général Gudin était un des officiers les plus distingués de l'armée;
ilétait recommandable par ses qualités morales , autant que par sa
bravoure et son intrépidité. Le général Gérard apris le commandement
de sa division. On compte que les ennemis ont eu huit généraux
tués ou blessés ; un général a été fait prisonnier.
Le lendemain , à trois heures du matin , Il'Empereur distribua sur
le champ de bataille des récompenses à tous les régimens quis'étaient
distingués ; et comme le 127º , qui est un nouveau régiment , s'était
bien comporté , S. M. lui a accordé le droit d'avoir un aigle , droit
que ce régiment n'avait point encore , ne s'étant trouvé jusqu'à présent
à aucune bataille. Ces récompenses données sur le champ de
bataille , au milieu des morts , des mourans , des débris et des trophées
de la victoire , offraient un spectacle vraiment militaire et
imposant.
L'ennemi , après ce combat , a tellement précipité sa retraite ,
que, dans la journée du 20, nos troupes ont fait huit lieues sans
pouvoir trouver de cosaques , et ramassant par-tout des blessés et
des traînards .
Notre perte au combat de Valontina a été de 600 morts et de 2600
blessés . Celle de l'ennemi , comme l'atteste le champ de bataille , est
triple. Nous avons fait un millier de prisonniers , la plupart blessés .
Ainsi , les deux seules divisions russes qui n'eussent pas été entamées
aux combats précédens de Mohilow , d'Ostrovno , de Krasnoi et
de Smolensk , l'ont été au combat de Valontina .
Tous les renseignemens confirment que l'ennemi court en toute
hâte sur Moscou , que son armée a beaucoup souffert dans les précédens
combats , et qu'elle éprouve en outre une grande désertion.
Les Polonais désertent en disant : Vous nous avez abandonnés sans
combattre ; quel droit avez -vous maintenant d'exiger que nous restions
sous vos drapeaux? Les soldats russes des provinces deMohilow
et de Smolensk profitent également de la proximité de leurs villages
pourdéserter et aller se reposer dans leur pays .
La division Gudin a attaqué avec une telle intrépidité que l'ennemi
s'était persuadé que c'était la Garde impériale. C'est d'un mot faire
leplus bel éloge du 7e régiment d'infanterie légère , 120 , 21e et 1278
de ligne qui composent cette division.
Lecombat de Valontina pourrait aussi s'appeler une bataille , puisque
plus de 80,000 hommes s'y sont trouvés engagés . C'est du moins
une affaire d'avant-garde du premier ordre.
Le général Grouchy , envoyé avec son corps sur la route de Dou
kovtchina , a trouvé tous les villages remplis de morts et de blessés ,
et a pris trois ambulances contenant 900 blessés .
Les Cosaques ont surpris à Liozna un hôpital de 200 malades
wurtembergeois , que , par négligence , on n'avait pas évacués sur
Witepsk.
Du reste , au milieu de tous ces désastres , les Russes ne cessent de
chanter des TeDeum; ils convertissent tout en victoire ; mais malgré
SEPTEMBRE 1812 .
1 523
5
l'ignorance et l'abrutissement de ces peuples , cela commence à leur
paraître ridicule et par trop grossier.
15 BULLETIN DE LA GRANDE-ARMÉE .
Slawkovo , le 27 août 1812.
Le général de division Zayoncheick , commandant une division
polonaise au combat de Smolensk , a été blessé. La conduite du corps
polonais à Smolensk , a étonné les Russes , accoutumés à les mépriser;
ils ont été frappés de leur constance etde la supériorité qu'ils
ont déployée sur eux dans cette circonstance .
Au combat de Smolensk , et à celui de Valontina , l'ennemi a perdu
20 généraux tués , blessés ou prisonniers , et une très -grande quantité
d'officiers . Le nombre des hommes tués , pris ou blessés dans ces
différentes affaires , peut se monter à 25 ou 30,000 hommes .
Le lendemain du combat de Valontina , Sa Majesté a distribué aux
12º et 21º régimens d'infanterie de ligne .
régiment d'infanterie
giment
légère , un certain nombre de décorations de la Légion-d'honneur
pour des capitaines , pour des lieutenans et sous-lieutenans , et pour
des sous-officiers et soldats . Les choix ont été faits sur-le-champ , au
cercle devant l'Empereur , et confirmés avec acclamation par les
troupes.
et 7e
L'armée ennemie , en s'en allant , brûle les ponts , dévaste les
routes , pour retarder autant qu'elle peut la marche de l'armée française.
Le a1 , elle avait repassé le Borysthène à Slob-Pniwa, toujours
suivie vivement par notre avant-garde.
Les établissemens de commerce de Smolensk étaient tout entiers
sur le Borysthène , dans un beau faubourg ; les Russes ont mis le fen
à ce faubourg , pour obtenir le simple résultat de retarder notre
marche d'une heure. On n'a jamais fait la guerre avec tant d'inhumanité.
Les Russes traitent leur pays comme ils traiteraient un pays
ennemi . Le pays est beau et abondamment fourni de tout. Les routes
sontsuperbes.
Le maréchal duc de Tarente continue à détruire la place de Dunabourg
; des bois de construction , des palissades , des débris de
Blockhauss , qui étaient immenses , ont servi à faire des feux de joie
en l'honneur du 15 août.
Le prince Schwartzenberg mande d'Ossiati , le 17 , que son avantgarde
a poursuivi l'ennemi sur la route de Divin , qu'il lui a fait quelques
centaines de prisonniers et l'a obligé à brûler ses bagages. Cependant
le général Bianchi , cominandant l'avant-garde , est parvenu
à saisir 800 charriots de bagages que l'ennemi n'a pu ni emmener
ni brûler. L'armée russe de Tormasowa perdu presque tous ses
bagages.
L'équipage de siége de Riga a commencé son mouvement de Tilsitt
pour se porter sur la Dwina.
Le général Saint-Cyr a pris position sur la Drissa. La déroute de
l'ennemi a été complète au combat de Polotsk du 18. Le brave général
bavaroisDeroy a étébblleesssséé sur le champ d'honneur , âgé de 72 ans ,
et ayant près de 60 ans de service : S M. l'a nommé comte de l'Empire
, avec une dotation de 30,000 fr . de revenu . Le corps bavarois
524 MERCURE DE FRANCE ,
s'étant comporté avec beaucoup de bravoure , S. M. a accordé des
récompenses et des décorations à ce corps d'armée.
L'ennemi disait vouloir tenir à Doroghobouj. Il avait à son ordinaire
remué de la terre et construit des batteries ; l'armée s'étant
montrée en bataille , l'Empereur s'y est porté ; mais le général ennemi
s'est ravisé , a battu en retraite et a abandonné la ville de Doroghobouj
, forte de 10,000 ames ; ily a huit clochers . Le quartier-général
était le 26dans cette ville. Le 27 , il était à Slawkovo. L'avant-garde
est sur Viasma .
Le vice-roi manoeuvre sur la gauche , à deux lieues de la grande
route ; le prince d'Eckmulh sur la grande route; le prince Poniatowski
sur la rive gauche de l'Osma .
Laprise de Smolensk paraît avoir fait un fâcheux effet sur l'esprit
des Russes . C'est Smolensk- le- Saint , Smolensk- la-Forte , la clefde
Moscou , et mille autres dictons populaires : Qui a Smolensk , a
Moscou , disent les paysans .
La chaleur est excessive : il n'a pas plu depuis un mois.
Le duc de Bellune , avec le ge corps fort de 30,000 hommes , est
parti de Tilsitt pour Wilna , devant former la réserve .
On voit par le bulletin que l'armée s'est porté en avant
sur la route de Moscou , et que les obstacles naturels ne
s'opposent point à sa marche . Le corps de droite desRusses,
occupé à défendre la Courlande et la Livonie , est tenu
en échec par le siége de Riga , et par le corps du duc de
Reggio , aujourd'hui commandé par le colonel général
des cuirassiers , comte Gouvion-Saint-Cyr : il ne peut lier
ses opérations à celles de la première armée. Le corps de
Tormazow , rejeté dans la Volhynie par le prince de Schwarzenberg
, ne peut appuyer davantage le flanc gauche de
l'armée russe ; aussi les corps russes qui étaient sur le Danube
et en Servie , sentant le danger d'une telle position ,
abandonnent-ils les provinces turques , par les ordres du
quartier - général impérial. Ils sont, suivant les feuilles de
Hongrie , en grande marche vers le théâtre de la guerre actuelle;
mais les distances qu'ils ont à parcourir onttelles
qu'ils n'y arriveront que pour être témoins de la défaite del'ar
mée russe , etdelaprise de la capitale de l'antiqueMoscovie.
Pendant ce tems , l'Allemagne s'étonne de voir encore des
corps entiers , des renforts considérables la traverser en
tout sens , venant de France , d'Epagne ou de Naples. Ces
corps se dirigent la plupart sur les côtes de la Baltique , on
ils sont sous les ordres du duc de Castiglione ; d'autres , et
spécialement les corps polonais qui se sont couverts degloire
en Espagne , se rendent à Wilna. Fuyant l'esclavage et une
patrie dans les fers ces braves avaient été chercher sous
les aigles françaises d'honorables dangers et un glorieux
,
SEPTEMBRE 1812 . 52
asyle; sous les mêmes aigles , ils rentrent dans leur patrie
délivrée , dans leurs foyers reconquis ; ils ont remis le pied
sur cette terre de Pologne dont le nom peut désormais retentir
à leurs oreilles , et dont l'indépendance et le rétablissement
sont garantis par l'honneur et la victoire.
L'EmpereurAlexandrea quitté, comme on sait, son quartier-
général pour se rendre à Moscou : il y a trouvé la
consternation et la terreur. Bien plus , il paraît qu'il a
trouvé dans cette capitale l'opinion très -opposée à son plan
de campagne ; qu'on lui a reproché de l'hésitation , de l'incertitude
, et un système qui, en coûtant beaucoup de sang
aux Russes dans des combats particuliers , n'empêche pas
le mouvement rétrograde général, qui livre aux Français
des fleuves importans, des villes intéressantes et de fertiles
provinces De Moscou l'Empereur a été à Pétersbourg; il y
a trouvé le même esprit. Les capitales sont toujours contraires
à un systême de défense qui laisse approcher l'ennemi
de leurs murs; fussent-elles délivrées par un heureux
coup du sort , elles ne pardonnent pas au gouvernement
les alarmes qu'elles ont conçues. On annonce que l'Empereur
Alexandre , ne trouvant pas dans ces deux villes des
dispositions aussi favorables , que l'effroi qui y règne est
général , a repris la route de l'armée .
L'Angleterre est toujours livrée aux inquiétudes que lui
donnentla guerre d'Amérique , celle de la péninsule, et audedans
le défaut de subsistances et de travail. Deux partis
ladivisent aujourd'hui : les uns reprochent à lord Wellington
de n'avoir pas profité avec assez de rapidité des avantages
de l'affaire du 22 ; les autres l'accusent de quitter
imprudemment la frontière du Portugal , et de s'avancer
enEspagne , en s'exposant à un revers qui paraît inévitable ,
et qui alors ne pourrait manquer d'être complet. Les Anglais
connaissent trop bien la carte pour que les déclamateurs
des journaux ministériels puissent leur en supposer ;
ils voyent l'armée du prince d'Essling faisant un nouveau
mouvement sur la frontière nord du Portugal , l'armée du
maréchal duc d'Albufera réunie à celle du général Decaen,
forte contre tout débarquement , et celle nombreuse , intacte,
magnifique du duc de Dalmatie, maîtresse tranquille
de la fertile Andalousie; et au centre des mouvemens que
peuvent coordonner ces trois corps , ils voient leur général
Wellington compromis , s'il ne se hâte de rentrer derrière
les lignes du Portugal , où le défaut seul de subsistances a
constamment empêché l'armée française de l'attaqueretdele
526 MERCURE DE FRANCE ,
forcer. Dans de telles circonstances , c'est avec une extrême
inquiétude que les Anglais portent leurs regards , d'un côté
vers l'Amérique , de l'autre vers la péninsule , tandis que
des corporations entières se réunissent et votent au gouvernement
des adresses pour qu'il prenne enfin les mesures
qui pourraient conduire au but si désiré de toutes les nations
, le rétablissement de la paix .
ANNONCES.
S....
Antiquités d'Athènes , mesurées et dessinées par J. Stuart et N.
Revett , peintres et architectes. Ouvrage traduit de l'anglais , par L.
F. F. , et publié par C. P. Landon , peintre , pensionnaire de l'Académie
de France à Rome , etc.
Trois volumes in-folio avec 150 planches , publiés en 8 livraisons .
Le prix de chaque livraison est de 20 fr. , et 25 fr. avec épreuves sur
papier Hollande , et 40 fr . papier vélin. On ajoute deux francs pour
le port dans les départemens .
La cinquième livraison , qui a paru depuis peu , complète ce second
volume. L'éditeur de ce livre , depuis long-tems désiré des savans ,
des amateurs , et essentiellement utile aux personnes qui étudient
l'architecture , n'a rien négligé pour le rendre digne de remplacer
l'original , dont le prix très -élevé et la difficulté de la lecture le mettent
à la portée d'un très-petit nombre de personnes .
L'éditeur pour faire réussir cette traduction en a confié l'exécution
à des mains habiles . La traduction du texte a obtenu les suffrages des
hommes de lettres et des savans les plus distingués , et ne laisse rien à
désirer pour la fidélité comme pour l'élégante simplicité du style
Plusieurs erreurs de l'auteur anglais ont été relevées , et le traducteur
, dans des notes qui lui sont propres , a éclairci quelques passages
de l'original . MM. Visconti , Dufourny , et Barbie Duboccage se
sont fait un plaisir de transmettre au traducteur les indications qui
pouvaient lui être de quelqu'utilité .
La réduction et la révision des dessins et des planches a été confiét
M. Clémence , architecte , ancien pensionnaire de l'Académie de
France à Rome . Cet artiste a apporté dans cette entreprise, un zèle.
une constance et une habileté rares. C'est àlui qu'est due la formation
des échelles , tant de mesures anciennes et nouvelles , quede modules;
car il n'en existe point dans l'ouvrage original .
Le texte est imprimé chez M. Firmin Didot. On sait qu'il n'y a pas
de plus beaux caractères que ceux qui sont gravés et fondus par ce
SEPTEMBRE 1812 . 527

Ra
célèbre artiste , de plus belle impression que celle qui sort de ses
presses .
Cette cinquième livraison contient les chapitres IV etVdu second
volume. Le premier de ces deux chapitres offre la description du
monument Choragique de Thrasillus .
Au-dessous de l'endroit où l'on suppose que l'Odéum de Péricles
avait été bâti , on trouve dans le rocher de l'Acropole une grotte dont
l'entrée est entièrement formée par ce monument. La grotte a été
convertie en une église chrétienne nommée Panagia spiliotissa ,
Notre-Dame de la grotte. La façade du monument Choragique présente
trois inscriptions destinées à perpétuer le souvenir des victoires
remportées soit à l'Odéum , soit au théâtre .
Quatre planches accompagnent ce chapitre . La première donne
la vue pittoresque du monument dans son état actuel , le plan de sa
façade et de la grotte : la seconde , l'élévation et le dessin en grand
de la statue placée au haut du monument. Les deux dernières représentent
des détails très- précieux d'architecture mesurés et cotés avec
un soin particulier .
Le chapitre V contient la description des propylées qui servaient
d'entrée à la citadelle d'Athènes. Neuf planches sont annexées à ce
chapitre , et offrentla vue des ruines du monument , les plans , façades
et coupes , les détails de l'architecture et quelques morceaux de sculpture
dont il était orné .
Théâtre de l'Opéra - Comique , ou Recueil des pièces restées à ce
théâtre , avec des notices sur chaque auteur , la liste de leurs pièces
et la date des premières représentations ; précédé d'une notice historique
sur l'origine de l'Opéra- Comique : pour faire suite aux théâtres
des auteurs du premier ordre et du second ordre. Huit vol. in-18 , br.
Prix , 15 fr .; et 19 fr. franc de port .
-Les tomes VII et VIII , qui complètent cette collection, viennent
de paraitre.
Le tome VII contient les Deux Avares , de Fenouillot de Falbaire ;
l'Amoureux de Quinze ans , de Laujon; les Fausses Apparences ,
par d'Hèle ; le Jugement de Midas , du même ; les Evénemens Imprévus
, du même .
Le tome VIII , à la fin duquel se trouve la table générale , contient
laRosière de Salency, de Pezay; la Mélomanie, de Grénier ; les Dettes,
de Forgeot ; Lodoïska , par de Saure ; Montano et Stéphanie, du même.
Nous rendrons compte des tomes VII et VIII qui complètent ce
recueil , composé de productions charmantes qui vivront aussi long
528 MERCURE DE FRANCE , SEPTEMBRE 1812.
tems que le genre de spectacle qu'elles ont créé , et qui en seront éter
nellement les modèles .
Prix des deux volumes br. , 4 fr.; et 5 fr. franc de port. Ches
H. Nicolle , rue de Seine , nº 12.
Avis auxjeunes gens des deux sexes , où l'on trouve réunies les
observations les plus curieuses et les plus intéressantes de M. Tissot
dans son Onanisme , et de M. Bienville dans son Traité de Nymphomanie;
celles de plusieurs savans tant nationaux qu'étrangers , rapportées
par le premiers de ces médecins célèbres , avec quelques autres
non moins utiles , sur des faits arrivés récemment, par M. P. Dusoulier
le jeune. Un vol. in-12. Prix , I fr . 50 c. , et 1 fr . 80 c. frane
de port. A Paris , chez Arthus-Bertrand , libraire , rue Hautefeuille,
nº 23 ; et à Angers , chez Fourier-Mame.
Prolegomènes de l'arithmétique de la vie humaine , contenant la
classification des différens talens , l'échelle des âges de l'homme, et
une formule d'évaluation de toutes les situations géographiques ,
d'après un même système ; par Wilhelm Butte , docteur en philosophie
, conseiller de S. M. le roi de Bavière , et professeur de statistique
et d'économie politique à l'université de Landshut. Un vol.
in-8° , orné d'une planche enluminée , servant à l'intelligence du
texte de l'ouvrage et représentant l'échelle des âges de la vie humaine
tant générique que sexuelle ,ainsi que lasurface du globe divisée
conformément à l'harmonie qui existe entre les tems de l'homme
et les espaces de la terre, Cette planche est suivie de deux tableaux ,
dont l'un donne la classification générale des talens , et l'autre la formule
d'évaluation, Prix , 4 fr . 75 c. , et 5 fr. 50 c. franc de port. A
Paris , chez Lenormant , imprimeur-libraire , dépositaire de cet ouvrage
, rue de Seine , nº 8 ; et chez tous les libraires de la capitale ;
et à Manheim , chez Fontaine , libraire .
Maximes et Réflexions sur différens sujets de morale et de politique
; par M. de Levis. Quatrième édition . Deux vol. in-18. Prix,
4fr. , et 5 fr. franc de port . Chez Ant. Ang. Renouard , libraire,
rue Saint-André-des -Arts , nº 55 .
-
Les
LE MERCURE paraît le Samedi de chaque semaine , par Cahier
de trois feuilles . Le prix de la souscription est de 48 fr. pour
l'année ; de 24 fr. pour six mois ; et de 12 fr. pour trois mois,
franc de port dans toute l'étendue de l'empire français.-
lettres relatives à l'envoi du montant des abonnemens , les livres ,
paquets , et tous objets dont l'annonce est demandée, doivent être
adressés ,francs de port , au DIRECTEUR GÉNÉRAL du Mercure de
France , rue Hautefeuille , N° 23.
LA
SEINE
:
F
15
2
3
MERCURE
DE FRANCE.
N° DLXXXIII . - Samedi 19 Septembre 1812 .
POÉSIE .
GOFFIN , OU LE HÉROS LIÉGEOIS ,
PAR M. MILLEVOYE ;
Piece qui a remporté, au jugement de la Classe de la
Langue et de la Littérature Française de l'Institut Impérial
, le Prix extraordinaire , proposé pour le meilleur
ouvrage de poésie , sur le généreux dévouement d'Hubert
GOFFIN et de sonfils .
-
.... Celebrare domesticafacta .
HOR. de Arte Poet.
Un voyageur pensif , aux plages solitaires
Errait , s'abandonnant à ses chagrins austères ,
Et d'un coeur né sensible autant que généreux
Déplorait chaque jour le présent douloureux.
Il avait vu par-tout le barbare égoïsme ,
Par-tout la vanité sous le nom d'héroïsme ,
Par-tout la haine ardente et la froide amitié ,
Et l'hypocrite orgueil affectant la pitié ;
LI
530 MERCURE DE FRANCE ,
Et déjà succédaient aux fleurs de sa jeunesse
Les fruits souvent amers de la triste sagesse.
Unjour que loin du monde égarant son ennui
Il fuyait , fatigué des hommes et de lui ,
Près des murs que la Meuse embellit et partage ,
Il s'arrêta . Debout sur un tertre sauvage ,
Il mesurait de l'oeil le ténébreux séjour
Où l'homme , s'exilant de la clarté du jour ,
Va puiser ces charbons dont l'utile bitume
En des forges sans nombre incessamment s'allume ,
Et par qui l'industrie obtient d'un fer grossier
Le glaive protecteur et le soc nourricier.
Alors passe un vieillard : sur son front se déploie
Je ne sais quel mélange et de trouble et de joie ;
Il regarde le ciel , et son oeil satisfait
Semble bénir le ciel de quelque grand bienfait .
L'étranger l'interroge ; et de la sombre voûte
Le vieillard en silence avec lui prend la route.
Il commence en ces mots le fidèle récit :
< Voyez -vous cet abîme où l'ombre s'épaissit?
Là des rocs sulphureux l'onde perçant la veine
Inonda par degrés l'enceinte souterraine
Et le trépas bientôt de toutes ses horreurs
Enveloppa dans l'ombre un peuple de mineurs .
Tout pâlit , tout s'empresse ; et la foule éperdue
Aux cables surchargés s'attache suspendue..
Son fils entre ses bras , le généreux Goffin
Du gouffre épouvantable allait sortir enfin ;
Mais ses amis ! ... Hélas , ils ne pourront me suivre ;
> Je veux les sauver tous , ou ne pas leur survivre. >
Il dit , cède sa place , et court avec son fils
Frapper du fer aigu les rochers endurcis .
■ Cependant au dehors la cloche des alarmes
Rassemblait les vieillards et les femmes en larmes .
L'habile ingénieur , par de sages travaux ,
Opposait une digue aux menaces des eaux ,
Tandis que par pitié les magistrats sévères
Ecartaient de ces bords le désespoir des mères .
Les ouvriers nombreux , dont ils règlent l'ardeur ,
Des mines d'alentour creusent la profondeur :
SEPTEMBRE 1812. 53
,
Děvoument sans espoir ! leur main découragée ,
Par l'utile boussole à peine dirigée
Ne creuse le rocher qu'avec un lent effort.
Ils appellent .... Tout garde un silence de mort.
Le salpêtre deux fois s'allume , éclate et gronde ,
Son bruit détone au loin sous la terre profonde ;
C'est envain : le bruit meurt , et l'espoir avec lui.
Déjà du second jour la dernière heure a fui ;
Lanuit s'achève , et l'ombre a fait place à l'aurore :
Ons'arrête , on écoute , on n'entend rien encore .
> Hélas ! les malheureux dans l'abime plongés
Perdent aussi leur plainte et leurs cris prolongés :
Bientôt l'air que leur bouche avidement respire ,
Aleurs poumons brûlans ne pourra plus suffire.
Suffoqués des vapeurs de l'étroit souterrain ,
Par la soifconsumés , dévorés par la faim ,
L'un cherche sous la voûte , aux bords de l'onde impure ,
D'un cadavre récent l'effroyable pâture :
Du pic laborieux l'autre ronge le fer ,
Ou du flanc des rochers aspire un sel amer :
D'autres , aux profondeurs de ce gouffre homicide ,.
Enhurlant vontpuiser une boisson fétide :
D'autres , muets , l'oeil fixe , et les traits sans couleur ,
Du flambeau qui décroît observent la pâleur ;
Etchacun , abjurant des travaux inutiles ,
Disait : Sil faut mourir, mourons du moins tranquilles . >
Tous , à ces derniers mots , tombent anéantis ;
Il allaient périr tous ! .... L'un d'eux était mon fils .
> Ensevelis vivans dans l'ombre sépulcrale ,
Il leur semblait encor revoir par intervalle
Le toit qu'ils délaissaient au retour éclatant
De l'astre qui pour eux ne brillait qu'un instant ,
Les bois accoutumés , le fleuve , la montagne ,
Et le vallon paisible où souvent leur compagne ,
Le soir , en répétant quelque refrain joyeux ,
Son enfant sur son sein , venait au devant d'eux.
> Mais Goffin vit encore ; et sa persévérance
Atant d'infortunés tiendra lieu d'espérance.
Prodigue de secours et de soins consolans ,
Il cherche à ranimer ses compagnons tremblans.
Ll 2
532 MERCURE DE FRANCE ,
Implore tour- à-tour le frère pour le frère ,
Le père pour son fils , et le fils pour son père ,
Promet de les ravir à l'abîme profond....
Aucund'eux ne se lève , aucun d'eux ne répond..
<Eh bien! s'écria-t-il , lâches ! je vous pardonne.
> Viens , mon fils , travaillons pour qui nous abandonne
> Ils sont tous des enfans ; sois homme pour eux tous . »
Il s'arme , et les rochers ont mugi de ses coups .
Du fer qui les meurtrit ses mains sentent l'outrage ;
Sonfils baise ses mains , en lui disant : courage !
Quand un bruit plus sonore , éclatant sous le fer ,
Annonce tout-à-coup les approches de l'air :
Acé bruit imprévu la troupe se ranime ;
Tous les bras à-la-fois veulent percer l'abîme ;
Il s'ouvre .... ô désespoir ! c'est le jour qu'on attend ,
C'est la mort que l'on voit , la mort que l'on entend.
L'air embrasé frémit , se précipite et tonne ;
Du phosphore azuré la flamme tourbillonne :
Tous reculent d'horreur ; et leur dernier flambeau
Les plonge , en s'éteignant , dans la nuit du tombeau.
«Amis, disait Goffin , à ce péril funeste
> Essayons d'opposer la force qui nous reste.
Si nul effort humain ne nous peut secourir .
> Nous reviendrons ici nous étendre et mourir. >
Il disait , mais sa voix n'était pas écoutée :
« Retire-toi , criait la foule épouvantée ;
>Ne nous impose pas des tourmens superflus.
> Sans toi depuis long-tems nous ne souffririons plus .
Ils osent , les ingrats ! dans leur aveugle rage ,
Prodiguer à Goffin la menace et l'outrage !
Que dis-je ? sur sa tête ils sont prêts à lever
L'instrument de labeur qui les pourrait sauver.
Lui , sans trouble , et touché de leur seule infortune :
«Viens , mon fils , viens finir une vie importune.
> Ils l'exigent? eh bien ! livrons-les à leur sort ;
>En les privant de nous , précipitons leur mort. >
Alors vous eussiez vu redoubler les alarmes ,
Lamenace expirer et se changer en larmes ,
Et les séditieux , se traînant àgenoux ,
Crier , les bras tendus : Goffin! protégez-nous.>
Quelques-uns , dans l'accès de leur morne délire ,
1
SEPTEMBRE 1812. 533
Prolongeaienttristement un effroyable rire ;
Quelques-uns promettaient à la Vierge des cieux
Et la sainte neuvaine et les dons précieux ;
D'autres avec ferveur juraient par ses images
D'accomplir , les pieds nus , de longs pélerinages;
Les orphelins entre eux se répétaient toujours :
<Nos mères sont au ciel , etveillent sur nos jours. >
Les enfans recevaient , avant l'heure dernière ,
Les bénédictions et l'adieu de leur père.
De leur père ! ... et mon fils mourait loinde mesbras ,
Sans que du moins mabouche eûtbéni son trépas .
> Mais le jeune Goffin lève un front intrépide ;
Son coeur n'est point ému , son oeiln'estpointhumide.
De leur abattement il les fait tous rougir:
• Est-ce à nous de pleurer quand nous pouvons agir?
> Frappons ; voici la route. Et sa voix consolante
Semble ressusciter leur force chancelante.
On le suit; plus d'effroi , plus d'oisive langueur ;
L'espoir aux bras lassés rend toute leur vigueur.
Un bruit vague , ô transports ! a frémi sous la roche;
Demoment en moment il s'augmente , il s'approche ;
L'oreille peut du fer compter les coups pressés ;
La voix répond aux cris des deux parts élancés ;
Etle dernier effort va briser la barrière
Qui de l'affreuse nuit séparait la lumière.
Les sombres flancs du roc s'entrouvrent , et le jour
Parle bruit de la foudre atteste son retour.
•Ils sont sauvés ! » s'écrie une foule enivrée ;
•Sauvés ! sauvés ! » répond la troupe délivrée.
Tous au-devant du jour s'élancent.... Malheureux!
Songent-ils que la mortplane toujours sur eux ?
Ils peuvent , au cercucil restituant sa proie ,
Echappés aux douleurs , succomber à la joie ;
L'air en poison subtil peut encor se changer ;
Etle danger redouble au terme du danger.
Les soins sontprodigués ; l'art , prévoyant et sage ,
Du trépas à la vie adoucit le passage.
Plus d'un père avec moi , plus d'une épouse en pleurs
De l'ordre salutaire accusait les lenteurs .
Comment peindre en effet cette longue souffrance ,
Cemélange cruel de terreur , d'espérance ,
534 MERCURE DE FRANCE ,
1
Tant de coeurs suspendus , condamnés par le sort
Acette chance horrible et de vie et de mort !
Quelques-uns ne sont plus ..... Mais le sauveur des autres
Ajuré par son fils de nous rendre les nôtres ;
Et son destin s'attache à leurs communs destins.
Il songe à ses enfans naguères orphelins ;
Il embrasse en espoir son épouse fidèle :
Mais à ses compagnons il doit encor son zèle;
Et sorti le dernier du gouffre ténébreux ,
Son oeil se lève au ciel , et retombe sur eux. >
Aees récits , la bouche et l'oreille captives ,
L'étranger oubliait les heures fugitives ;
Et déjà pâlissaient les feux mourans du jour.
Restez , dit le vieillard. Non loin de ce séjour ,
> Un banquet , signalant la fin de nos misères ,
> De nos fils délivrés doit rassembler les pères .
> Là vos yeux à loisir contempleront Goffin.
> L'étoile de l'honneur pare déjà son sein ;
→ La palme et les lauriers vont décorer sa tête. >>
Il dit; et l'étranger , qui s'assied à la fête ,
Admire dans Goffin d'honneurs environné
L'héroïsme ingénu , de sa gloire étonné.
Il entend célébrer celui dont la puissance
Voit tout , préside à tout dans son Empire immense ,
Et qui , de cette main terrible aux potentats ,
Sait dispenser la gloire et donner les Etats :
Son coeur alors palpite , et semble enfin renaître ;
Il est homme et français , il se sent fier de l'être ;
La joie épanouitson frontmoins abattu ,
Et pour croire au bonheur , il croit à la vertu.
LE RETOUR DU BIEN - AIMÉ ,
OU LES AMOURS DU BON VIEUX TEMS.
ROMANCE .
QUINZE printems ont fait naître des fleurs ,
Qui , chaque fois , offraient beauté nouvelle ;
Quinze printems ont vu couler mes pleurs
Loin de l'objet de mon amour fidele .
:
SEPTEMBRE 1812 . 535
Prés émaillés n'étaient rien à mes yeux ;
Chant des oiseaux me semblait bruit pénible ;
Sans celui-là pour qui faisais des voeux
Me serais crue à jamais insensible.
Par une nuit , fis un songe bien doux !
Vis arriver cet absent que j'adore :
Demon sommeil le chagrin fut jaloux ,
Me réveilla pour m'attrister encore .
Allais mourir , quand le sort plus humain
Voyantmon coeur repousser l'espérance
Et la donleur vouloir háter ma fin ,
Du bien-aimé me rendit la présence .
Si grand bonheur m'ôta jusqu'à la voix.....
Mes regards seuls pouvaient servir mon ame.
Félix , tremblant , de sa main prit mes doigts;..
Flambeau du ciel ! moins brûlante est ta flamme !
O doux ami ! nos tendres sentimens
Se disaient tout dans ce muet langage ;
Oui , nous avons bien chéri nos sermens ,
Amour bien vrai ne peut être volage.
Roses et lis ne parent plus mes traits ,
Le tems les a moins flétris que mes larmes ;
Peut-être aussi des yeux moins satisfaits
Te trouveraient plus d'amour que de charmes ;
Maisdans nos coeurs si vivement épris ,
Point n'adviendra le triste effet de l'âge ;
Et l'on dira : La mort les a surpris
Vieuxpar les ans , et s'aimant davantage.
ParMme DE MONTANCLOS.
ÉNIGME.
BIEN ne se fait sans moi : pourtant ma destinée
Est de n'être employé que deux fois dans l'année .
S.......
536 MERCURE DE FRANCE , SEPTEMBRE 1818.
LOGOGRIPHE .
RENFERMÉ dans un souterrain ,
Mille corps enflammés bouillonnent dans mon sein ;
Avec fracas , loin de moi ,je les lance ;
Arrive enfin l'instant
Où je m'éteins , et cependant
Je finis à-pou-près ainsi que je commence.
:
CHARADE .
S........
VAINEMENT Albion règne sur mon premier ,
Bientôt Napoléon conduit par la victoire
Ira la dépouiller de son injuste gloire.
Pour t'habiller , lecteur , on file mondernier.
Dans les enchantemens , dans l'art de lamagie
Montout passa toujours pour un puissantgénie,
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est Item.
Celui du Logogriphe est Chien , dans lequel on trouve: nishe.
Celui de la Charade est Fardeau .
!
SCIENCES ET ARTS.
DICTIONNAIRE DES SCIENCES MÉDICALES , par une société
de médecins et de chirurgiens . MM. Alard , Alibert ,
Barbier , Bayle , Biett , Boyer , Cadet de Gassicourt ,
Cayol , Chaumeton , Chaussier , Cullerier , Cuvier ,
Delpech , Dubois , Flamant , Fournier , Gall , Garnier
, Geoffroy , Guersent , Guilbert , Hallé , Heurteloup
, Husson , Isard , Jourdan , Keraudren ,
Laennec , Landré-Beauvais , Larrey , Lerminier ,
Lullier-Winslow , Marc , Marjolin , Monton , Murac
, Nacquart , Nisten , Pariset , Petit , Pinel , Renauldin
, Richerand , Roux , Royer-Collard , Savary ,
Tollard , Virey. - TOME I ET II. A Paris , chez
Panckoucke , éditeur , rue Serpente , nº 16.
-
L'HOMME est de tous les animaux le seul qui ait des
médecins ; il est aussi le seul qui aitdes savans et des
ignorans . Dans tous les autres ordres de la création ,
la science est également répartie entre tous les individus.
Que le dogue de forte race , le grand danois
et le grand lévrier aient besoin d'être purgés , ils
n'invoqueront pas le secours du barbet ou du bichon ;
ils sauront , aussi bien que tous les docteurs fourrés de
leur espèce , trouver le chien-dent , ou se condamner à
la diète. Je ne sais s'il est vrai que nous devions au
cheval marin et à la cigogne la connaissance de la saignée
et des lavemens , mais s'ils sont réellement les premiers
précepteurs de nos chirurgiens et de nos apothicaires
, je suis persuadé que la cigogne blanche en sait
autant que la cicogne noire , le cheval marin du Nil autant
que l'hippopotame de la Gambie ou du Niger. C'est
parce que les animaux sont restreints àunpetit nombrede
fonctions que la science est chez eux si commune et si
simple. Il n'en est pas demême de l'homme : la nature,
538 MERCURE DE FRANCE ,
en lui donnant , en apparence , les mêmes organes , en
le soumettant aux mêmes besoins , semble n'avoir point
mis de bornes à son intelligence ; l'exercice de la pen
sée en recule tous les jours les limites ; et si la raison
humaine ne trouvait aucun obstacle dans ses développemens
, si nulle catastrophe n'arrêtait sa marche , on
ignore jusqu'à quel point de perfection elle pourrait
s'élever. Il est nécessaire qu'il y ait parmi les hommes
des savans et des ignorans , parce que les dons de l'esprit
et du génie ne sont pas également distribués , et qu'il
y a des gens qui pensent et des gens qui ne pensent pas ,
ou qui pensent fort peu . Or , quand on a pensé longtems
, le domaine des connaissances s'accroît , les erreurs
se dissipent et se rectifient , le règne de la vérité arrive ;
mais cet heureux avénement n'a lieu qu'après beaucoup
d'incertitudes , de contrariétés et d'égaremens. Il n'est
point encore démontré que le règne de la vérité soit
arrivé pour la médecine ; on convient généralement que
nul art n'est plus douteux , nulle science plus exposée
aux disputes et aux contradictions . Depuis Hippocrate ,
on a proposé mille méthodes pour sauver la triste humanité
des maux qui l'affligent. Inutiles efforts ! la somme
de nos maux est restée constamment la même ; qui sait
même si elle ne s'est pas accrue ?
Mais il ne faut pas pour cela désespérer du genre
humain; il s'est fait depuis quelque tems une heureuse
révolution dans les sciences ; la philosophie s'est introduite
jusque dans la médecine ; on s'occupe aujourd'hui,
comme du tems d'Hippocrate , à recueillir des faits . Des
découvertes précieuses ont éclairé nos théories , et si la
physique et la chimie continuent de nous révéler leurs
secrets , il est difficile de dire jusqu'à quel degré de certitude
et de puissance l'art du médecin peut parvenir. Si
lamédecine a langui si long-tems dans l'enfance , si elle a
été le jouet de tant de vicissitudes et de révolutions , c'est
que nulle autre science n'exige une aussi grande réunion
de connaissances. C'est qu'en toutes choses l'homme
commence par des erreurs . La médecine avait d'ailleurs
des ennemis particuliers à vaincre . Combien de combats
SEPTEMBRE 1812 . 539
de an
ande
n'a-t-elle pas rendus contre l'empirisme , la superstition ,
les préjugés religieux , les subtilités scholastiques ! Hippocrate
a exprimé dans un seul aphorisme toutes les
causes de l'imperfection de nos connaissances : Vita
brevis , ars longa , occasio præceps , experimentum periculosum
, judicium difficile . « La vie est courte , l'art se
>> forme lentement , l'occasion est rare , l'expérience trom-
>> peuse , le jugement incertain.>> Ce n'est qu'après une
longue suite d'années , d'observations et d'expériences,
qu'on peutse flatter d'obtenir quelques vérités . Ilfaut pour
letriomphe des sciences un siècle mûri par les fautes des
âges précédens et l'étude de la philosophie . C'est l'époque
où nous nous trouvons aujourd'hui ; et si la médecine est
destinée à devenir un art réel et positif , jamais occasion
n'a été plus favorable. Quel que soit le jugement qu'on
puisse porter du Dictionnaire Encyclopédique , on ne
saurait nier que la publication de ce grand ouvrage n'ait
ouvert une route nouvelle aux connaissances humaines .
Elle a appris aux savans à recueillir les parties isolées
de la science , à les rassembler dans un même esprit , à
les réunir en corps de doctrine. Si les traités méthodiques
sont plus favorables à l'étude , s'ils se prêtent plus
facilement au développement et à la liaison des idées
au rapprochement des parties analogues , ils ont aussi
le désavantage de ne présenter les objets que séparés ,
de désunir souvent les parties de la science par des différences
de vues , d'intérêt et d'opinion. Un Dictionnaire
embrasse tout à-la-fois , et quand il est le produit
d'une réunion de savans , unis par les mêmes vues , qu'il
a le rare mérite de présenter par-tout cette unité de
principes , cette conformité de doctrine , sans lesquelles
il n'y a qu'incertitude dans nos connaissances , on peut
leregarder commeundes ouvrages les plus importans pour
l'avancement de l'esprit humain . C'est sur ce plan qu'a été
conçu le Dictionnaire des Sciences médicales dont nous
nous occupons . Ce n'est point une compilation formée
de morceaux disparates opposés entre eux par la différence
des tems , des lieux , des opinions ; c'est l'ouvrage
d'un grand nombre de savans , tous contemporains , tous
,
۱
540 MERCURE DE FRANCE ,
:
recommandables par l'étendue et la solidité de leurs
connaissances , la plupart célèbres par des ouvrages du
premier mérite. Le prospectus est de M. le docteur Pariset
, connu par ses cours de physiologie à l'Athénée et
parun grand nombre d'articles distingués insérés dans
nos journaux. L'introduction est de M. Renauldin; c'est
presque un ouvrage complet , car elle est composée de
près de 200 pages. L'auteur s'y propose de tracer une
esquisse rapide des destinées de cet art, d'exposer les
services importans des hommes qui l'ont illustré en reculant
ses bornes , de dévoiler les erreurs qui ont retardé
sa marche , de passer en revue les différens systèmes
qui ont jeté plus ou moins d'incertitude et de variations
dans ses méthodes , de montrer l'influence des grandes
découvertes sur les idées communes , de parcourir la
série des maladies nouvelles , d'indiquer les remèdes
exotiques qui ont aggrandi le domaine de l'art et multiplié
ses ressources , de rappeler enfin les secours nombreux
que lui ont portés les sciences voisines , telles que
la physique , la chimie , la mécanique. Ce plan est vaste
et suppose une grande variété de connaissances , mais il
me semble que M. Renauldin l'a rempli avec beaucoup
de succès. Sa narration est simple et facile , ses idées
justes , ses observations judicieuses , son style souvent
élégant. Il commence par tracer l'origine de la médecine.
« La médecine , dit-il , est aussi ancienne que le
>> monde. L'homme , par la nature même de son organi-
>> sation , a dû être exposé de bonne heure à des acci-
>> dens multipliés . Jeté sur le globe dans un état de nu-
>> dité , sans défense contre les attaques des animaux
>> malfaisans , sans abri contre les intempéries des sai-
>> sons , il a connu dès sa naissance la douleur. Les iné-
>> vitables accidens qu'entraînent le cours ordinaire de la
» vie, la gestation , l'accouchement et ses suites , l'action
>> continuelle des causes extérieures , si difficile à maî-
>> triser , l'influence nuisible du climat et de la tempéra-
>> ture , les imprudences dont les plus sages mêmes ne se
>>garantissent pas toujours , la difficulté de pourvoir aux
>>premiers besoins , voilà sans contredit des ressources
SEPTEMBRE 1812 . 541
de
Hut
2
ا و ب
1

1
>> ſécondes de maladies de toute espèce, pour la guérison
>> ou le soulagement desquelles l'homme a dû nécessai-
>> rement chercher des secours dans les productions
>> nombreuses et variées que lui offrait libéralement une
>>nature vigoureuse. Servi par des hasards heureux ou
>> guidé par une sorte d'instinct , par l'expérience ou
>> l'exemple même des animaux , il parvint sans doute à
>> découvrir quelques moyens thérapeutiques appropriés
» à ses maux , et dont l'efficacité reconnue fut probable-
>>ment communiquée de famille à famille et recomman-
>> dée dans des cas semblables , en sorte qu'on peut dire
>>que le premier malade fut aussi le premier médecin .
>> Peu-à-peu de nouvelles observations ajoutées aux pre-
>>mières grossirent les trésors de la science naissante ;
>> la médecine devint une propriété commune , et trans-
>>mise de génération en génération , elle n'offrit long-
> tems qu'un grossier empirisme , jusqu'à ce que les
>>progrès de la civilisation la tirèrent de cet état d'en-
>>>fance .>>>
Ici commencel'histoire réelle de la médecine. Les premiers
qui la cultivèrent furent les Egyptiens , mais la
science était chez eux mystérieuse etsecrète; c'était dans
l'intérieur des temples qu'elle était renfermée, et les prêtres
seuls avaient droit d'en donner des leçons . La superstition
y mêla ses pratiques , on ne put être médecin
sans être initié ; et pour faire un docteur il fallut plus
d'épreuves et de cérémonies qu'il n'en faut aujourd'hui
pour faire un franc-maçon. Ilétait impossible que cultivé
de cette manière l'art de guérir pût jeter un grand éclat.
Aussi resta-t- il très-borné , et M. Renauldin nous apprendque
ces nouveaux docteurs étaient si étrangers aux .
opérations les plus vulgaires de la chirurgie , qu'ils ne
purent venir à bout de guérir une entorse que s'était
donnée à la chasse Darius , fils d'Hystaspe . Il fallut recourir
aux lumières de Démocède de Crotone , célèbre
medecin grec de ce tems .
Les pharmaciens étaientbeaucoup plus habiles ; jamais
personne ne connut mieux qu'eux l'art d'embaumer , et
542 MERCURE DE FRANCE ,
-les momies égyptiennes peuvent être considérées comme
le chef-d'oeuvre de la parfumerie.
Les Hébreux voisins des Egyptiens essayèrent comme
eux de cultiver l'art médical . M. Renauldin observe que
Moïse était très -habile en hygiène , et que ses réglemens
sur la santé , le traitement de la lèpre et autres objets
supposentun docteur fort éclairé ; mais chez lesHébreux,
comme chez les Egyptiens , la science resta encore dans
les temples , et quand on avait besoin d'une médecine ,
c'était aux lévites qu'il fallait s'adresser. Il était réservé
aux Grecs de la tirer de cet état de cléricature. Cette
heureuse révolution eut lieu à l'époque où la philosophie
établit des écoles et substitua l'expérience et le raisonnement
aux pratiques mystérieuses de l'ignorance et
de la superstition. On étudia les maladies, on observa la
différence des lieux , des tems , des saisons , on les compara
avec le tempérament , les humeurs et tous lesphénomènes
de la vie , et la médecine prit rang parmi les
sciences positives .
Il fallait , pour opérer et soutenir cette heureuse révolution
, un de ces hommes degénie que la nature crée de
tems en tems pour la gloire et le salut du genre humain.
Hippocrate naquit à Cos 460 ans avantnotre ère vulgaire.
Il était de la famille des Asclepiades , qui se vantait de
descendre d'Esculape lui-même , et cultivait depuis longtems
toutes les branches de l'art de guérir. Il suça done
en naissant les principes de la science , et l'on suppose
avec raison qu'il puisa une vaste somme de connais
sances dans ce recueil de faits pratiques et de tables
votives déposé dans le temple dé son céleste aïeul.
«Doué par la nature d'un génie tout à-la-fois obser
>> vateur et étendu , hardi et sage , il sentit , dit M. Re-
>> nauldin , que pour faire des progrès dans notre art ,
>> comme dans la physique , il fallait non-seulement pren-
>> dre l'expérience pour guide , mais encore yjoindrele
>> raisonnement ; et c'est ainsi qu'il devint le fondateur
>> de la médecine dogmatique , et donna à son école cette
>>prééminence qu'elle n'a cessé de conserver . »
Ici l'auteur décrit tous les services qu'Hippocrate a
SEPTEMBRE 1812 . 543
:
--rendus àla science; mais ils sontsi nombreux etsi connus
qu'il serait inutile de les rappeler. Qui ne croirait que
depuis ce tems l'humanité n'ait dû se trouver délivrée
d'une partie des maux qui l'accablaient ? Vain espoir ! il
semble que l'homme ne puisse se tenir dans les routes
de la sagesse et de la vérité. Des médecins ambitieux
prétendirent surpasser le divin Hippocrate. On créa des
méthodes , des systèmes , des théories , on cessa d'interroger
la nature , et loin d'obéir à ses lois , on prétendit
l'asservir elle-même à nos caprices. Ainsi le sort du
genre humain devint de nouveau le jouet de l'ignorance
'et de la vanité ; et tandis que les médecins se disputaient
entr'eux pour l'honneur de leurs théories , les malades
gémissaient dans les douleurs , et mouraient en attendant
qu'ils fussent d'accord . Ces désordres durèrent jusqu'à
l'époque où le dieu d'Epidaure daigna susciter son serviteur
Gallien et le remplir de son esprit. On avait vu
régner successivement la doctrine des nombres , celle
des atomes , le strictum et laxum , le pneuта , et la
métasyncrise ou règle cyclique ( 1) .
(1) Le système des atomes consistait à regarder comine le principe
unique de la santé la juste proportion des pores avec les corpuscules
auxquels ils devaient livrer passage. Les pores étaient-ils nombreux ,
souples , ouverts et dociles ? Le sujet se portait à merveille. Etaientils
rares , étroits , difficilement perméables ? Le sujet avait des migraines
, des fièvres , des rhumatismes , la goutte , l'asthme , l'hydropisie,
la paralysie , l'épilepsie , etc. La doctrine des nombres consistait
à observer certaines périodes , à régler les maladies , tantôt sur les
nombres pairs , tantôt sur les nombres impairs , mais particulièrement
sur le nombre sept. Le strictum et laxum faisait dépendre toutes les
maladies du resserrement ou du relâchement. Le resserrement enfantait
toutes les maladies aiguës , les phlegmasies , les pleurésies , les
pneumonies , péripneumonies , etc. Le relâchement produisait toutes
les maladies asthéniques , telles que l'hydropisie , l'atonie , l'apathie ,
et la lienterie. Le pneuma était un être intermédiaire entre l'ame et
le corps , un principe spirituel que l'on considérait comme un cinquième
élément , et sur les proportions duquel on faisait consister
l'état de santé ou de maladie. Enfin la métasyncrise avait pour objet
544 MERCURE DE FRANCE ,
Gallien renversa tous ces systèmes , ressuscita la doc
trine d'Hippocrate , et les malades purent encore espérer
quelque répit . Mais qui oserait se flatter de quelque stabilité
dans les choses de ce monde ? La vanité , l'ambition,
l'amour de la nouveauté précipitèrent de nouveau les
médecins dans mille égaremens. L'invasiondes Barbareset
ledémembrement de l'Empire couvrirent la terre d'ignorance.
La ville seule d'Alexandrie conservait quelques
étincelles du feu sacré de la science , lorsque le farouche
Omar incendia sa bibliothèque ; à peine six cents manuscrits
échappèrent-ils à ce désastre .
Cependant , ces fanatiques zélateurs de Mahomet se
familiarisent avec les arts , et sentent qu'il y a quelque
chose de mieux au monde que la lecture de l'alcoran et
l'esprit de dévastation. Ils étudient les ouvrages des anciens
, ils les traduisent dans leur langue. Le calife Al
manzor fonde un collége de médecins à Bagdad ; son
successeur Aroun - Al - Raschid protège les sciences et
appelle à sa cour ceux qui les cultivent. Cordoue voit se
former dans son sein une illustre académie; 200 mille
volumes sont rassemblés dans sa bibliothèque. Séville ,
Murcie , Tolède ont des écoles célèbres ; la langue des
Arabes devient celle des savans . On voit briller successivement
dans l'ordre des médecins Rhasez , Avicenne ,
Albucasis , Averrhoès , dont les noms sont encore cités
avec honneur. Cependant M. Renauldin observe qu'ils
rendirent peu de services à l'art , que les préjugés religieux
les éloignèrent de l'étude de l'anatomie , et que les
seules branches qu'ils cultivèrent avec succès , furent la
pharmacie et la chimie. On leur doit plusieurs compositions
médicales dont la réputation n'a rien perdu de nos
jours.
d'essayer successivement tous les remèdes connus jusqu'à ce qu'on en
trouvật un bon , ou que le malade mourût. On connait cette fameuse
consultation de Molière où M. Purgon veut qu'on saigne d'abord le
malade , pour s'assurer si la maladie est dans le sang ; et qu'on le
purge ensuite , pour reconnaître si elle est dans les humeurs ; c'est
l'image exacte et fidelle de la métazynerise.
SEPTEMBRE 1812 . 5/

L

L
SEINE
ELA Tandis que la science florissait sous l'influence du
Croissant, elle était encore plongée dans la barbarie au
sein des peuples chrétiens. Charlemagne avait fait , de
l'exercice de la médecine , un des priviléges du clergé
Les ministres d'Hippocrate étaient des Augustins et des .
Bénédictins; et pour être saigné et purgé , il fallait
s'adresser au père gardien du couvent. L'empereur Fré
déric II régularisa l'ouvrage de Charlemagne , réforma
l'instruction dans l'école de Salerne , et l'éleva au plus
haut degré de célébrité. Les croisades donnèrent bientôt
aux Européens des idées plus étendues ; on apporta en
France , en Allemagne , en Angleterre , les connaissances
des Sarrazins , mais on les mêla à toutes les subtilités
de l'école. La médecine fut infectée des visions
astrologiques , et l'on n'osa plus prendre un apożème ou
un opiat sans consulter le cours des astres et les phases
de la lune. Raimond Lulle et Arnaud de Villeneuve y
ajoutèrent toutes les rêveries de l'alchimie , et l'on s'occupa
sérieusement de la panacée universelle et du breuvage
de l'immortalité. Les préparations d'or et de pierres
précieuses , les amulettes , l'huile de scorpion , les sachets
de plantes odoriférantes portées sur le coeur ,
eurent alors une vogue prodigieuse ; que dis-je? on descendit
jusque dans l'enfer pour découvrir les causes
des maladies . Astaroth etBeelzebut furentdéclarés atteints
et convaincus d'être les auteurs ou complices de la mélancolie
, de l'épilepsie , de la cardialgie , de la nyctalopie
, etc. On crul aux possessions , aux ligatures de
Paiguillette , aux sorts , aux loups-garous , et plusieurs
doctes médecins ne virent de remède à ces tristes infirmités
, que l'eau bénite et les exorcismes . Paracelse y
ajouta les mystères de l'art cabalistique ; il établit une
Archée, espèce de démon qui fait dans l'estomac les
fonctions de chimiste , en séparant la matière vénéheuse
contenue dans les alimens , de celle qui sert à la
nutrition . Il substitua à la casse et au séné les arcanes ,
les caractères et les paroles magiques , et propagea plus
que jamais l'usage des talismans .
Pendant long-tems l'Allemagne et les empires du nord
Mm
546 MERCURE DE FRANCE , SEPTEMBRE 1812.
!
se montrèrent idolâtres de la doctrine de Paracelse . Enfin
, Bacon et Descartes vinrent : dès ce moment les
connaissances humaines prennent une autre direction ;
le combat s'engage entre la raison et l'ignorance ; la
philosophie lutte contre la superstition ; Vésale , Eustache
, Fallope , Riolan , Harvey , font faire à l'anatomie
des progrès immenses ; la circulation du sang est
découverte ; les physiciens et les médecins se réunissent
pour étudier la nature ; on compare les faits , on se
livre à l'analyse , on cesse de jurer in verba magistri ,
et la médecine acquiert cet esprit d'observation , de justesse
et de liberté qui , depuis près d'un siècle , l'a conduite
au degré de gloire et de certitude où nous la
voyons aujourd'hui . Qui sait jusqu'où ses lumières s'étendent
? Quels progrès n'a-t- on pas droit d'attendre des
importantes découvertes de l'électricité , du galvanisme,
de la théorie des gaz et de tant d'autres découvertes
dont le secret nous a été révélé depuis un petit nombre
d'années ? Quelle distance des premiers ouvrages d'anatomie
, de physiologie , de thérapeutique , de pathologie
, à ceux qui ont été publiés de nos jours ! Combien
de maladies , réputées incurables , ne sont plus qu'un
jeu pour nos docteurs modernes ! Quels progrès , surfout,
n'a pas faits la chirurgie ! Toutes ces considérations
sont développées avec beaucoup de pénétration ,
d'ordre et de justesse par M. Renauldin. Ce discours
préliminaire fait beaucoup d'honneur à ses connaissances
et à son caractère . Il est écrit avec une rare sagesse
, sans esprit de parti , sans affection particulière ,
sans préjugé national , sans étalage et sans prétention.
C'est l'ouvrage d'un homme de beaucoup de mérite.
Nous nous occuperons , dans un autre article , des
matières contenues dans les deux premiers volumes du
dtetionnaire dont il a si bien préparé le succès .
SALGUES.
:
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS.
ESSAY SUR LE JOURNALISME , DEPUIS 1735 JUSQU'A L'AN
1800. Avec cette épigraphe :
Dat veniam corvis , vexat censura columbas.
Juv. sat. II.
Un vol. in-8°. Prix, 4 fr. 50 c., et 5 fr. 5o c. franc
de port. A Paris , chez D. Colas , imprimeurlibraire
, rue du Vieux-Colombier , nº 26.
Essai surle Journalisme ! Ce titre éveillera la curiosité
des lecteurs ; ils s'attendront à trouver , dans cette
brochure , une satire contre les journaux et leurs rédac
teurs. L'édition sera peut-être épuisée avant que les
journalistes aient eu le tems de déchirer l'ouvrage sobi,
déchirer , car c'est là le sort qui attend l'Essai sur le
Journalisme.
C'est un sujet assez piquant , et qui méritait d'oc
cuper un homme de lettres distingué , que l'histoire
de cette espèce de puissance qui s'est tout-à-coup montrée
dans l'Europe littéraire , qui a dit aux auteurs de
toutes les classes , de tous les pays : «En achetant le privilége
de publier un écrit périodique , j'ai acquis le droit
de juger vos ouvrages , de les critiquer sans mesure et
sans raison , d'attaquer même quelquefois votre personne
, vos moeurs , vos habitudes , de vous couvrir de
ridicules , et , si l'envie m'en prend , d'injurier jusqu'à
vos amis . Vous ne serez connu , vous ne serez célèbre
que sous mon bon plaisir. Je présenterai vos idées
comme il conviendra à mes intérêts , à mes caprices ; je
mutilerai , je disséquerai vos phrases : si vous me déplaisez
, je vous accuserai d'absurdités qui déshonoreront
votre esprit et vous donneront la réputation d'un
insensé ; si vous n'êtes pas du parti qui me caresse ou
me soudoie , je vous calomnierai , je vous dénoncerai à
Mm a
548 MERCURE DE FRANCE,
l'univers comme un auteur sans foi , sans talent , sans
honneur.... »
Lecteurs , n'est-ce pas ainsi que parlaient , ou du
moins pensaient les Desfontaines , les Fréron , les Linguet
, et même trop souvent Laharpe , lorsqu'ils tenaient
le sceptre dujournalisme ? Et de nos jours , que
d'autres noms je pourrais citer ! .... Mais je me rappelle
que j'écris dans un journal où les personnalités sont
défendues , et où l'on s'est fait une loi de la décence .
Je n'ai pas tout-à-fait trouvé , dans cet Essai , l'histoire
du journalisme , telle que j'en concevais le plan.
L'auteur s'arrête bien un peu sur cette époque où à la
critique saine et décente du Journal des Savans, succéda
la critique aigre et partiale des auteurs du Nouvelliste du
Parnasse , de l'Année littéraire , etc. Il faut attribuer ce
changement dans le ton des journaux , à la corruption
des moeurs , à la satiété , à cet esprit de liberté qui s'introduisait
alors dans toutes les classes de la société. Les
journaux ne présentèrent plus de ces analyses savantes
et lumineuses , où l'on discutait avec sagesse , où l'on ne
jugeait qu'avec défiance ; il semblait , pour me servir
d'une figure connue , qu'on les avait écrits avec du fiel ,
àla lueur de la torche des furies . ;
« Ces gazettes , dit Voltaire , parurent vers l'an 1723
à Paris , sous plusieurs noms différens : Nouvellistes du
Parnasse , Observations sur les écrits modernes , etc. La
plupart furent faites pour gagner de l'argent ; et comme
onn'en gagne point à louer des auteurs , la satire fit
d'ordinaire le fond de ces écrits . On y mêla souvent des
personnalités odieuses , la malignité en procura le débit;
mais la raison et le bon goût , qui prévalent toujours à la
longue, les firent tomber dans lemépris et dans l'oubli .
(Dict. phil.'art. Gazette. )
Voltaire ne se trompait-ilpointendisant que la raison
et le bon goût prévalent toujours à la longue ? L'estimable
Journal des Savans a péri; en vain on a voulu quelquefois
le rappeler à la vie. De nombreux journaux l'ont remplacé:
Longuette en est la triste litanie.
SEPTEMBRE 1812. 549
00
les Lis
Mais ont-ils hérité de son esprit de justice , de son
urbanité?...
Et , sur-tout depuis la révolution, est-ce bien pour faire
connaître un livre que l'on en donne un extrait dans certains
journaux (je n'en citerai aucun ) ? est-ce pour faire
apprécier la manière , letalentdes auteurs ? Non; ilestdes
rédacteurs qui redoutent les bons ouvrages , qui refusent
d'en rendre compte. Mon article serait trop sérieux ,
objectent-ils . Mais quelle joie pour eux quand ils peuvent
trouver quelque mauvais poëme ou roman , bien
niais , bien ridicule ; quelque ouvrage où, dans la simplicité
de son ame , un auteur obscur présente un système
bien fou , bien déraisonnable ! Il est même de ces journalistes
qui ne se contentent pas du nombre trop grand
des mauvais ouvrages que les auteurs ou les imprimeurs
leur envoyent; ils recherchent ceux qui n'étaient point
destinés au public , dont les auteurs ont fait tirer seulement
quelques exemplaires pour eux et leurs amis .
C'est-là, il en faut convenir, un oubli coupable de toutes
les règles de la bienséance; c'est comme si on livrait
au public un écrit dont on ne serait pas propriétaire ;
enfin , c'est un véritable délit que ne saurait mème excuser
aucune disposition du Code du Journalisme , quelque
peu sévère qu'il soit. 1
Pourquoi cette envie de nuire, ce besoin de déchirer ?
Voltaire répondra pour moi : « Lajalousie et la pauvreté
>> en sont les sources inépuisables .... Il se trouve des
>> hommes assez perdus d'honneur pour faire un métier
>> public de ces scandales : semblables à ces assassins à
>>gages ou à ces monstres du siècle passé qui gagnaient
>> leur vie à vendre des poisons ... >>
Et puis Voltaire cite cette réponse si connue d'un folliculaire
à qui un magistrat reprochait l'audace et l'injustice
de ses critiques : Monseigneur, ilfaut queje vive...
Mais si Voltaire existait encore , ce ne serait pas seulement
la jalousie et la misère qu'il regarderait comme
les sources de ces poisons que l'on vend au public dans
quelques journaux. En voici , par exemple , une autre
que j'ai cru apercevoir..
Il n'y a que les journaux dont la réputation est faite ,
550 MERCURE DE FRANCE ,
qui peuvent choisir leurs rédacteurs parmi les hommes
les plus distingués dans les sciences et dans les lettres ;
les autres sont obligés d'agréer pour collaborateurs
à-peu-près quiconque se présente; et ilne se présente
ordinairement que des jeunes gens à peine échappés du
collége. Ainsi ce sont de jeunes écrivains imberbes qui
font aujourd'hui le difficile métier des Jean Leclerc et des
Bayle. La férule de la critique est tombée de la main des
professeurs dans celle des écoliers .
La jeunesse est sans pitié; les jeunes magistrats étaient
autrefois ceux qui , dans les affaires criminelles , opinaient
le plus souvent à la mort. Parmi les journalistes ,
ce sont de nouveaux-venus , des inconnus , qui torturent
le plus cruellement les pauvres auteurs .
Ce qu'il y a d'étrange , c'est qu'on voit des hommes
qui se donnent pour les protecteurs des lettres , encourager
ces combats littéraires où l'avantage est tout d'un
côté , puisque ceux qui attaquent n'ont rien à perdre.
-Plaisans protecteurs des lettres , dirait encoreVoltaire,
que le duc Zoïle, le comte Bavius , le baron Mevius !...
Cet usage où l'on est d'écrire dans les journaux quand
onne s'est encore exercé dans aucun genre de littérature ,
me paraîtune des principales causes de la décadence des
lettres . Pour peu que les sarcasmes des jeunes journalistes
aientdu succès , et que leur métier de rédacteurs de pamphlets
leur procure seulement de quoi ne pas mourir de
faim, ils s'habituent à cette vie guerroyante etparviennent,
sans avoir rien publié d'utile , à l'âge où l'hommeest plus
indulgent sur les faiblesses des autres , parce qu'il a
mieux senti sa propre faiblesse ; ils arrivent à cet âge ,
n'ayant que des connaissances superficielles , parce qu'ils
n'ont eu le tems de rien approfondir. Autour d'eux , ils
ne voient que les ennemis qu'ils se sont donnés .... C'est
alors que pour continuer de vivre , ils publient quelque
triste compilation , ouvrage qui sera infailliblement dechiré
sans pitié par leurs malins successeurs. Ils sentiront
à leur tour le mal que fait une amère critique. !
Ah ! qu'il avait bien raison ce Voltaire que je neme
lasse point de citer , lorsqu'il disait :
J'estime plus ees honnêtes enfans
Qui de Savoie arrivent tous les ans ,
SEPTEMBRE 1812 . 551
leba
prese
тагро-
1
Et dont la main légèrement essuie
Ces longs canaux engorgés par la suie ;
J'estime plus celle qui dans un coin ,
Tricote en paix les bas dont j'ai besoin ,
Le cordonnier qui vient de ma chaussure
Prendre à genoux la forme et la mesure ,
Que le métier de ces obscurs Frérons.... etc .
( Le Pauvre Diable . )
Mais , diront les Frérons de nos jours , nous n'attaquons
que les écrits , nous respectons les personnes. Je
réponds : cela n'est pas exact. J'ai lu dans un de nos
• journaux , il y a peu de jours encore , des reproches à
un vieil auteur sur sa malpropreté et la puanteur de son
haleine ; ailleurs on fait connaître la misère d'un autre ,
ses opinions , sa conduite même dans la crise révolutionnaire
, etc. , etc. Mais , d'ailleurs , n'est-ce pas attaquer
la personne , lui faire un tort réel , que de l'accuser d'écrire
sans soin, avec négligence , du moins si le reproche
n'est pas mérité ; et , s'il est mérité , de relever ses fautes ,
en versant sur lui le ridicule à pleines mains ? Et que
d'exemples je pourrais citer d'une pareille injustice (1) !
« Il serait bien étrange , dit encore Voltaire , que ,
dans la nation la plus polie de l'Europe , il fût permis
d'écrire , d'imprimer , de publier d'un homme , à la face
(1) Il y a à-peu-près un mois que dans un journal ( à qui , il faut
l'avouer , on a peu de reproches de ce genre à faire ) on inséra un
article dans lequel oncitait plusieurs phrases de l'un de nos écrivains
lesplus corrects , M. Ginguené ; et ces phrases , leplus ígnare écolier
n'aurait pu les écrire. C'était une suite de métaphores incohérentes
de néologismes , etc. Je ne sais s'il se sera trouvé des lecteurs qui
aient pu croire que cesphrases étaient réellement échappées à M. Ginguené;
mais très-certainement peu d'entr'eux auront pris la peine
de recourir à l'article même du Mercure d'où ces phrases étaient
extraites. Ils y auraient vu qu'elles sont une traduction d'un počte
italien (Chiabrera ), et que M. Ginguené les cite comme une preuve
de la hardiesse du style poétique de nos voisins .... Voilà un exemple
de l'honnêteté des critiques modernes !
553 MERCURE DE FRANCE ,
de tout le monde , ce qu'on n'oserait jamais lui dire à
lui-même , ni en présence d'un tiers , ni en particulier.
» Il n'est permis de critiquer sans doute que de la
même façon dont il est permis de contredire dans la
conversation, Il faut prendre le parti de la vérité ; mais
faut-il blesser pour cela l'humanité? Faut-il renoncer à
savoir vivre , parce qu'on se flatte de savoir écrire ? »
(Mémoires sur la satire.)
Il est aujourd'hui des critiques impudens , qui , en re
nonçant à savoir vivre , ne peuvent même se flatter de
savoir écrire : et cependant ils s'érigent en professeurs
de grammaire ! mais c'est dans le style des halles qu'ils
donnent leurs leçons .
Les Frérons d'aujourd'hui ne se contentent plus de
déchirer les auteurs ; ils s'attaquent aussi , se combattent
les uns les autres. Il faut voir de quel ton , avec
quelle hauteur tel journal en gourmande tel autre et le
traite en ennemi , par cela seul qu'il a plus d'abonnés.
On croit voir des insectes qui , lorsqu'ils ont dévoré
toutes les feuilles d'un arbre , finissent par se dévorer
entre eux .
Je ne sais si je m'abuse , mais les journaux qui
fondent leurs succès sur la malignité publique , qui osent
promettre , même sur leur affiche , qu'ils seront calomhiateurs
et méchans ; ces journaux , dis-je , pourraient
bien se tromper dans leurs calculs. Les formes de la
satire sont usées; on ne peut que répéter les phrases ou
ironiques ou franchement injurieuses en usage dans tous
les pamphlets anciens et modernes . Tout lasse , même la
méchanceté. Le public commence à demander à présent
aux rédacteurs de journaux , des articles solides , bien
pensés. Si la censure des ridicules fait encore sourire,
c'est lorsqu'elle est présentée sous des formes douces ,
agréables , et qu'à l'exemple d'un certain Hermite de la
Chaussée-d'Antin , le censeur parle des vices en ména,
geant les personnes .
Ce changement, dans les goûts du public , est si sensible
, que l'un de nos journaux , qui sait le mieux l'art
de lui plaire et d'attirer sans cesse son attention , apres
SEPTEMBRE 1812 . 553
e
10

avoir long-tems mis beaucoup d'âpreté dans ses critiques
, semble renoncer le plus souvent à un genre que
désavouait le bon goût. Chaque jour on y trouve de ces
articles que revendiqueraient volontiers les journaux
littéraires les mieux rédigés , des articles qui sont des
modèles d'analyse et de critique. Les lettres A. P. T.
Y. , a , etc,, n'inspirent plus l'effroi; et l'on est presque
toujours sûr de puiser , dans les articles souscrits de ces
lettres , instruction et plaisir .
J'ai dit ce que les journaux ont été , ce que plusieurs
sont encore . Peut-être youdra- t- on savoir ce que tous ils
devraient être . Voltaire répondra encore à ma place.
<<Vous me demandez , dit - il à un journaliste , comment
il faut s'y prendre pour qu'un journal plaise à
notre siècle et à la postérité , je vous répondrai : soyez
impartial ! Vous avez la science et le goût ; si , avec cela,
vous êtes juste , je vous prédis un succès durable ....
>> Faites-vous toujours un mérite de venger les bons
écrivains des zoïtes obscurs qui les attaquent ; démêlez
les artifices de l'envie ... , etc. »
( Conseils à un journaliste. )
Mais il est tems de revenir à l'ouvrage qui doit être
l'objet de cet article. A. Ζ.
( La suite à un prochain numéro . )
LEPORTRAIT. Nouvelle traduite de l'allemand , d'AUGUSTE
LA FONTAINE ; par l'éditeur d'Yda et du Missionnaire.
A Paris , chez Nicolle , rue de Seine , nº 12 .
Qui n'y aurait été trompé , comme le jeune comte
de La Claude ? On lui envoie le portrait de sa future
qu'il ne connaît pas ; il en devient subitement amoureux
, comme cela se pratique ; mais on le prévient en
même tems que Julie est tant soit peu romanesque ,
qu'elle veutl'éprouver et savoir si elle est aiméepour ellemème
; qu'il ait , en conséquence , à se tenir sur ses
gardes , « çar elle lui apparaîtra en sylphide ou en bergère.
>> Comme il ne veut pas être en reste de malice
654 MERCURE DE FRANCE ,
avec elle , il prend le nom de son intendant, et sous ce
déguisement il arrive à sa terre , voisine de celle de
Martenay , son futur beau-père. Le premier objet qui
frappe sa vue , est un groupe de paysans qui dansaient ;
et au milieu d'eux , l'original du portrait dont il est
amoureux; mais sous les habits d'une jolie paysanne
« dont les beaux cheveux noirs , entremêlés de fleurs ,
>> flottaient en boucles sur ses épaules d'albâtre; dont up
>> corset de soie blanc pinçait lafine taille; dont unemain,
>> posée sur l'épaule de son danseur , étalait des doigts
>> de rose. » Pouvait- il douter que ce ne fût Julie qui
avait choisi ce travestissement, et qui se faisait passer
pour la fille d'un fermier des environs? Il me semble
pourtant qu'à la place du comte , j'aurais eu quelques
doutes , quand , à la seconde ou troisième visite chez
Manon (car c'est le nom de la paysanne) , je lui aurais
vu faire sans façon sa toilette devant moi. « Il est vrai
> qu'elle s'était retirée un peu à l'écart vis-à-vis un petit
>> miroir , et avait tourné le dos en changeant de corset ;
>> mais la conversation allait son train , et tout en se la-
>> çant , dans un moment où l'entretien était plus vif, elle
>> s'était retournée tout- à- fait pour dire au comte : Vous
>> ne comprenez pas cela ?>>>
Ces façons d'agir , et quelques autres plus expressives
encore , achèvent d'enflammer celui-ci. Il trouve seulement
que la fille de Martenay entre un peu trop vivement
dans l'esprit de son rôle. Du reste , il croit bien
fermement s'engager à elle en engageant sa foi à Manon.
Il faut que Martenay vienne lui-même hâter le dénoument
, en présentant le comte à la véritable Julie, et en
lui expliquant que Manon est une jeune paysanne qu'il
avait fait peindre à raison de sa jolie figure , et dont il
lui a , par mégarde , envoyé le portrait pour celui de sa
fille.
On sent assez , sans qu'il soit besoin de le dire, ce
que le sujet de cette nouvelle offre de faux et d'invraisemblable
. Le mérite particulier de ces petites compositions
est une extrême simplicité d'action , une
grande fidélité de inoeurs , et une vraisemblance , pour
ainsi dire , inattaquable. Peut-on rien de plus opposé à
SEPTEMBRE 1812. 555
L
:
:
ces idées , que l'existence impossible d'une paysanne
douée de toutes les grâces de l'esprit et de la figure , et
que la rare simplicité d'un homme du monde , qui prend
des manières plus que cavalières pour les jeux d'une fille
de condition sortie depuis un an du couvent? Ajoutez ,
pour plus de vérité dans la peinture , un général français
que la victoire suit par-tout , en Italie et en Allemagne
, et dont le père , émigré et réduit à la misère
dans un village d'Allemagne , n'a jamais entendu parler.
L'éditeur du Portrait, qui a fait preuve d'esprit et detalent
dans les deux traductions de romans anglais qu'il vient
de donner au public , croit devoir faire observer que
cette petite production est du bon tems d'Auguste La
Fontaine. Je crains qu'il ne faille en conclure que c'est
une mauvaise production de son bon tems. On y chercherait
en vain cette vérité de pinceau qui a fait la fortune
des Tableaux de famille et de quelques autres ouvrages
du même auteur. Pour lui trouver en ce genre
des rivaux d'une supériorité accablante , nous n'aurions
même pas recours aux littératures italienne et espagnole;
nous nous contenterions de citer plusieurs écrivains
français , un , entr'autres , que nos lecteurs ont déjà
nommé , l'auteur de Caroline de Lichtfield , dont le Mercure
est en possession de recueillir les petits ouvrages de
cette espèce.
Nous ne croyons pas avoir émis une opinion trop sévère
sur cette nouvelle de M. Auguste La Fantaine ;
nousprétendons encore moins juger par elle de toutes
celles qu'il a faites ou doit faire; car , avec sa prodigieuse
fécondité , il doit surpasser , au moins pour le
nombre , la pauvre madame de Gomer , qui a fait aussi
des nouvelles , mais qui ne compte que par cent.
EMBELLISSEMENS DE PARIS.
PARMI les cités qui doivent aux arts régénérateurs leur
existence florissante , leur pompe et leur magnificence ,
celle de Paris s'élève orgueilleuse de rassembler dans son
sein les plus rares productions du génie de l'homme .
Que dirait un des pêcheurs , habitans de cette antique
:
556 MERCURE DE FRANCE ,
Lutèce , dont parle à peine le guerrier fameux qui soumit
les Gaules , si , rendu à l'existence , il pouvait aujourd'hui
contempler du haut d'une des tours de Notre-Dame, érigée
dans l'île modeste où il reçut le jour , ce vaste amas d'edifices
dont l'oeil peut à peine embrasser le nombre et l'étendue
? Voudrait-il croire que , du pointqui l'a vai naître,
soient parties tant d'étonnantes merveilles? Il se dirait:
voilà donc l'ouvrage de dix-huit siècles ! et , calculant l'immense
succession de travaux qui les a graduellement produites
, renversées , reproduites , perfectionnées , accumulées
, il applaudirait aux efforts de vingt générations
encouragées , guidées , instruites les unes par les autres.
Mais que dirait celui qui , absent de Paris depuis vingt
ans , verrait tout ce qui s'y est fait pour l'embellir et en
faire vraiment la capitale du premier Empire du monde ?
Ne croirait-il pas que les fées ont favorisé la volonté forte
et le génie actif de celui à la voix duquel les pierres semblent
s'émouvoir , et se ranger comme au son de la lyre
d'Amphyon , pour former des temples , des palais , des
théâtres , des arcs-de-triomphe , des obélisques, des colonnes
, des ponts , des quais , des rues , des fontaines,des
aqueducs , des canaux , des marchés , des bassins , des
ports, des halles et des jardins ?
Paris est un grand atelier où des milliers de bras sont
continuellement occupés à faire insensiblement disparaître
les vieilles formes qui le déparent , pour le rendre plus
digne de sa haute destination. La cité fameuse où le goût
réside , où les arts rivalisent , égalent et surpassent si souvent
la nature , où l'homme secondé par l'homme s'élève ,
plus qu'ailleurs , au-dessus de son être , et se rapproche de
la divinité par la grandeur de ses idées et de ses conceptions
, par la perfection de ses oeuvres , devait , plus qu'aucune
autre , être régénérée , embellie , agrandie par les soins
du grand homme dont l'existence doit être l'époque d'une
régénération universelle. Le séjour des talens et des sciences
ne devait plus ressembler à celui des stupides enfans de
l'ignorance.
Bientôt elle n'aura plus de rivales , la ville qui renferme
tant de trophées de gloire ; la ville qui possède tout ce que
la Grèce enfanta de plus parfait , tout ce que l'Italie produisit
de chefs-d'oeuvre; la ville qui possèdeun échantillop
de tous les trésors du monde.
Que les autres villes n'en soient point jalouses : elle est
àla France ce que le coeur est au corps ; et, si elles lui
SEPTEMBRE 1812 . 557
apportent le tribut de leurs travaux , elle leur donne en
échange celui de son industrie . Si leurs denrées l'alimentent,
les productions du génie les vivifient, les ennoblissent
, embellissent et charment l'existence de leurs nombreuxhabitans
. Sans elle la langueur etla monotonie s'étendraient
bien au-delà des bornes de l'Empire , et l'étranger
même ignorerait une multitude de jouissances .
D'ailleurs , le même génie qui vivifie la ville par excellence
, n'étend-il pas sa main protectrice sur toutes les
autres? Jugeons de ce qu'il fera par ce qu'il a déjà fait ,
malgré le fracas continuel d'une guerre que voudraient
éterniser les implacables ennemis de la France. Son uni- .
que pensée est de conquérir la paix. Il ne peut l'obtenir
durable sans accablerde tout le poids de sa puissance ces
fiers rivaux, dont l'ambition furibonde est de nous épuiser
et de nous dévorer. C'est alors que , se consacrant tout entier
à la prospérité générale , et que , secondé par tous les
hommes généreux témoins de ses efforts et de sa gloire , il
saura bieny mettre le comble en faisant germer de toutes
parts le bonheur qu'une paix constante peut seule assurer
sans mélange.
,
Les embellissemens de la capitale doivent rendre tout
Français orgueilleux de l'être , parce qu'elle est le plus bel
ornementde sa patrie , parce qu'elle est la ville de tous ,
parce que , s'il vient , excité par une louable curiosité , en
examiner les beautés en admirer les musées , les spectacles
, les bibliothèques , les temples , et généralement tout
ce qu'elle renferme de prodiges , il s'en retournera profondément
pénétré de l'idée qu'il ne peuty avoir qu'un Paris
dansle monde, et que la nation qui peut se vanter de cette
cité colossale , doit avoir sur tous les peuples une grande
prééminence , et peser plus qu'aucune autre dans labalance
éternelle de l'histoire .
Travaux du Luxembourg.
Parmi les embellissemens nombreuxdontParis se décore
successivement depuis peu d'années, onremarque les réparations
rapides qui se font au jardin du Sénat. Nous avons
à ce sujet recueilli quelques détails dont la publication ne
peut que satisfaire la curiosité de nos lecteurs .
Sans la chute de l'ancien couvent des Chartreux , cejardin
autrefois borné par d'énormes murailles , aurait bien
moins d'étendue et serait encore réduit à son étroit horizon.
Peut-être aurait-on pu tirer dès le principe unbien meil
558 MERCURE DE FRANCE ,
leur parti du vaste terrain qu'offraient pour l'agrandir celui
qui appartenait à ces riches religieux , et la destruction
totalede l'ancien couvent qu'ils habitaient.
On aurait pu , en faisant disparaître quelques maisons
de mauvais goût et qui bornent la vue du côté de la partie
gauche de la levée qui mène actuellement au boulevard ,
lui donner cette régularité sans laquelle l'oeil , continuellement
offensé , ne sera jamais entièrement satisfait des embellissemens
nouveaux qu'on y fait, parce qu'il ne souffre
point de difformités trop choquantes .
Si tout l'argent dépensé pour la pépinière , que tout le
monde désire voir disparaître , l'eût été pour en rendre le
sol au jardin dont on n'eûtjamais dû le séparer, on aurait
dans cette enceinte un magnifique supplément au jardin.
Nul emplacement dans Paris n'était plus favorable. Un
homme de génie peut créer là tout ce qu'il voudra ; un
jardin pittoresque, un parc, de nouveaux Champs-Elysées.
Supposez en effet , à la place de cette espèce de désert
où la jaunisse dévore presque tous les arbrisseaux qu'on y
voit languissans , une promenade variée plantée d'arbres
vigoureux tant étrangers qu'indigènes , des bosquets entourés
de treillages , des eaux jaillissantes, etc. quel tableau
vivant et animé ne présenteraient pas ces lieux désormais
fréquentés , lorsque dans les beaux jours la foule y serait
attirée ! Aucun de nos jardins publics n'offre un plus beau
bassin d'air. Dans une ville aussi populeuse ,les prome
nades ne sauraient être trop multipliées et trop vastes. Le
Jardin des Plantes est bien beau sans doute , mais placé à
une des extrémités de Paris, il n'est pas aussi fréquenté
qu'il le serait ailleurs , tandis que la foule abonde aujardin
du Sénat.
TA
Ce qui s'y fait aujourd'hui donne des espérances pour le
complément long-tems désiré qui doit en faire un lieu du
réunion très-attrayant. Ces espérances sont fondées sur
l'empressement louable que MM. les préteurs du Sénat ont
mis à adopter les plans qui leur ont été présentés , er les
ordres qu'ils ont donnés pour leur prompte exécution.
Avec d'aussi bonnes intentions pour cequi peut contribuer
à l'agrément du public , on peut assurerque cejardin sera,
dans quelques années, l'un des plus beaux, comme il est
déjà l'un des plus fréquentés de Paris. Honneur à deux
qui cherchent ainsi à multiplier nos jouissances !
Les jours de fête , ce jardin est un vrai jardin de famille
Des groupes nombreux d'enfans , des danses de jeunes
SEPTEMBRE 1812. 559
置分
ec
des
Te
filles , des courses de jeunes gens , des jeux innocens et
champêtres l'animent et répandent l'hilarité dans toutes les
ames.
Mais parlons de ce qui s'y fait aujourd'hui.
L'architecte , M. Baraguay , homme aussi recommandable
par le zèle qui l'anime que par ses talens, pour diminuer
autant qu'il était possible l'enfoncement dans lequel
le palais du Sénat était comme englouti par l'exhaussement
dutalus et de la plate-forme transversale qui terminaient le
parterre , a cru essentiel de faire disparaître la balustrade
qui entourait cet édifice, dont le couronnement était élevé
d'un mètre au-dessus du sol d'une terrasse qui était ellemême
de 50 centimètres au-dessus du sol du jardin. Mais
cequi remplit mieux encore son but, c'est la pente douce
qu'il a donnée à la chaussée qui conduit du jardin au boulevard
et à l'Observatoire , que l'homme de génie qui le fit
construire a placé dans la plus exacte perspective avec le
palais , comme s'il eût pressenti qu'un jour de grands
changemens devaient mettre en harmonie ces deux monumens
.
La balustrade etla terrasse rendaient d'ailleurs mal sain
le rez-de-chaussée du palais destiné à être habité. On a
baissé le sol de la terrasse, et l'on y descend par un péron
de trois marches dont les murs de chiffre doivent être décorés
de deux lions . Dégagé de ce qui l'encombrait , ce monument
aura plus d'élégance. Une simple grille en fer ,
peinte en couleur de pierre , et qui se confond à l'oeil avec
les murs , ne l'empêchera pas d'embrasser la masse de
l'architecture .
Cette opération nécessaire était peu de chose en comparaison
de ce qui s'exécute. On dégage le palais des vieux
bâtimens qui l'environnaient. On abat l'orangerie qui lui
était contiguë du côté de la rue de Condé, et du côté opposé
celui qui le liait avec le palais du petit Luxembourg ; de
sorte que l'édifice sera entièrement isolé. Les pignons extérieurs
seront décorés comme ceux de la terrasse, et le vide
que laissera ladémolition sera fermé par une grande grille
en fer avec deux ouvertures de chaque côté qui conduiront
au jardin ; ce qui fera un très-bel effet , car cette opération
augmente l'élégance primitive de ce palais qui , probablement
, n'avait pas été isolé , puisqu'aucunes traces n'indi
quent que les pignons aient été terminés .
Mais en faisantdisparaître la masse énorme de terre qui
terminait le parterre , l'architecte a su tirer le plus grand
560 MERCURE DE FRANCE ,
!
parti de la position de l'Observatoire que cette habile opé
ration lie avec le palais du Sénat .
Ce travail considérable a été exécuté presqu'aussitôt que
conçu . Une pente dotice et presque régulière a été établie
depuis la première marche de l'Observatoire jusqu'à la
première du palais du Sénat. Le talus qui terminait transversalement
le parterre n'existe plus . Un grand bassin octogone,
très - solidement construit, remplace le petit bassin
carré long qui ressemblait à un vivier ou à un lavoir. Il
est déjà rempli d'eau et de poissons dorés. Il se trouve
placé entre deux grandes pièces de gazon : ce qui donne à
tout l'ensemble du parterre plus de majesté et une régula
rité qu'il n'avait pas . Il sera fermé par une balustrade circulaire
terminéepar deux piédestauxornés degrandsvases ,
entrelesquels seront trois degrés dontle développement sera
de la longueur de l'avenue. La grille qui fermait le jardin
est supprimée . On dirait maintenant que l'Observatoire et
le jardin du Sénat ont été faits l'un pour l'autre et qu'ils
sont comprisdans le même local.
Si l'on doit des éloges à celui qui conçoit un vaste plan,
on en doit également à ceux qui le secondent. Il était
réservé au jardinier en chef , M. Charpentier , aux soins
et à l'intelligence duquel on doit déjà les plantations qui
font le plus bel ornement du jardin , de créer , en quatorze
jours , cette avenue presque magique , composée de deux
cents arbres , dont plusieurs de 8 pouces de diamètre,
déplantés et replantés avec autant de précaution que d'activité.
Le même a été chargé de faire le déblai de 7300 mètres
cubes environ de terre ou gravats pour établir la nouvelle
pente. Les arbres ont été plantés à un mètre de profondeur
dans des trous de quatre mètres carrés remplis de terre
passée à la claie. Ileût terminé bien plus tôtson opération
sans les anciennes constructions qu'il a fallu démolir , et
sans quelques jours de mauvais tems qui ont retardé ses
travaux. Le déblai entre la grille et le parterre a été de
13,600 mètres cubes de terre environ. La grande pièce
de gazon ensemencée est déjà toute verdoyante et peut être
fauchée dans un mois.
Si quelques arbres de l'avenue paraissent languir , il est
bon de faire observer qu'ils avaient des racines pivotantes
qu'on a été obligé de couper , et qu'ils avaient très-peu de
racinės secondaires; mais la végétation en assure le succès,
Tout ceci est l'ouvrage de quatre mois. L******
ف ل ا
SEPTEMBRE Sia.
VARIÉTÉS .
DEPT
DE
LA
SEIN
5611501
Programme d'un Prix pour le meilleurprocédé à employer
pour la
destruction des termès ou termites , proposépar
la société de littérature ; sciences et arts de Rochefort ,
pour 1813.
QUELQUES maisons de la ville de Rochefort , quelques -unes même
de celles éloignées de cette ville ; des magasins , des ateliers situés
dans l'arsenal ; les bois employés à leur
construction , ceux employés
dans certaines parties du port avant d'être mis en oeuvre , ceux qui
forment des calles , ou qui sont fixés en terre pour d'autres usages ;
les chanvres , les toiles et autres substances végétales placées dans
des magasins , dans ces maisons , sur la terre ; la terre elle-même ,
quelques -uns des végétaux vivans qu'elle nourrit , renferment un
insecte que l'on connaît , dans la ville de Rochefort , sous le nom de
termite; c'est le termes des naturalistes , pou de bois de quelques
voyageurs .
Les dégats que fait cet insecte ayant appelé toute la sollicitude des
premières autorités de ce port , la Société de littérature , sciences et
arts de Rochefort , a été invitée à proposer un prix de six centsfrancs,
qui sera décerné à celui qui aura le mieux fait connaître ,
5.
icen
1º . L'espèce d'insecte connu à Rochefort sous lenom de termite ,
ses moeurs , sa reproduction , les dégats qu'ilfait , les substances sur
lesquelles il exerce ses ravages, etc.
2º. Un procédé dont le résultat soit certain pour la destruction des
termites , partout où ils se trouvent , et dont l'efficacité aura été démontrée
par une expérience authentique,
Ce concours sera ouvert à toutes personnes et à celles même qui
composent la Société. Les Mémoires écrits en français ou en latin
devront être adressés (frane de port) avant le 1er mars 1813 , au
secrétaire-général de la Société de littérature , sciences et arts de
Rochefort ; ils porteront une épigraphe , laquelle sera aussi écrite
sur un billet cacheté , renfermant le nom de l'auteur.
Les procédés indiqués par l'auteurdu Mémoire qui aura mérité la
préférence , seront soumis à une expérience authentique , et ce ne
•sera que d'après le rapport de la commission qui aura répété les expériences
, que la Société prononcera.
Leprix qui sera une médaille d'or de deux hectogrammes , (ou sa
valeur , 600 francs ), sera décerné dans une séance publique extraordinaire
, en 1813 .
Nn
502 MERCURE DE FRANCE ,
La Société se réserve la propriété du Mémoire qui aura remporté
leprix.
Pour favoriser les concurrens , le Mémoire fait sur les termites .
d'après la demande de M. le préfet maritime , par l'un des membres
de la Société , et qui est déposé aux archives , pourra être communiqué
aux personnes qui désireraient le connaitre.
Programme d'un prix d'encouragement pour un nouveau
genre d'industrie , proposé par la Société de littérature ,
sciences et arts de Rochefort, pour 1814 , aux propriétaires
de marais salans et sauniers du département de
la Charente-Inférieure .
* UNE des branches les plus importantes de la prospérité des anciennes
provinces d'Aunis et de Saintonge , a été , presque de tout
tems , le commerce du sel , produit des nombreux marais salans
qu'elles exploitaient sur les bords de l'Océan .
Le sel de nos contrées était presque tout expédié pour le nord de
l'Europe.
La difficulté d'une navigation lointaine , les frais considérables
qu'exige l'entretien des marais salans , d'autres circonstances enfn ,
rendent presque nul , pour le propriétaire , l'avantage qu'il avait
droit d'attendre d'un genre d'industrie ,autrefois source d'une grande
richesse.
Ne serait-il pas possible, sans nuire à l'intérêt général , d'augmenter
les ressources du particulier?
Telle est la question que s'est proposée la Société de littérature ,
sciences et arts de Rochefort, et tels sont les motifs qui l'ont déterminée
à adopter , comme sujet d'un prix qu'elle décernera dans sa
séance publique de 1814 , la proposition suivante :
•Déterminer le meilleur procédé pour convertir en soude , sur le
> lieu même de l'extraction , et sans établissement accessaire , le pro-
>duithabituel (sel marin) des marais salans . »
Sous le nom de soude , tout le monde connait the matière alcaline,
précieuse dans les arts ; la teinture , la médecine , l'économie domestique
l'emploient fréquemment : elle est sur-toutrecherchéedans les
savonneries et les verreries .
En indiquant , sur le lieu même de l'extraction et sans établissement
accessoire , la société précise assez qu'elle ne vent pas parler de ces
opérations longues , difficiles et dispendieuses , au moyen desquelles
on supplée , en France , à cette matière fournie primitivementpar le
commerce da levant et de l'Espagne.
• SEPTEMBRE 1812 ," 563
Com
Elle exprime le désir de voir notre pays s'approprier un nouveau
genre d'industrie , en imitant les procédés que la nature emploie ,en
Egypte , pour produire le natron ..
Voici les données qu'elle a recueillies à ce sujet , et qu'elle crois
pouvoir présenter , comme bases du travail , à la méditation des culr
tivateurs de marais salans ou autres habitans des bords de Focéan..
1 °, Le lac Natron , en Egypte , fournit abondamment de la soude ,
par le mélange naturel de la craie (carbonate de chaux ) , et du sel
marin(muriate de soude ) , (I) ,
2º. Sur toutes les constructions neuves en pierre, et dont le mor
tier ou ciment est fait avec de l'eau de mer , on voit des efflorescences
salines qui donneut plus ou moins de carbonate de soude(2).
1. 3°. Quelques marais salans dont la sole est trop près d'un fond
calcaire , saunent mal , et donnent , dit-on , dans nos quartiers , un
sel plus sapide.
4°. Il est reconnu que dans les salines des îles Antilles , pratiquées
dans des gorges de rochers , on obtient un selun peu corrosif et peu
propre à la salaison des viandes (3).
5°. Cette conversion de sel marin en soude s'opère souvent sur
quelques terres calcaires qui avoisinent les eaux de la mer ; elle se
fait chaque jour par l'acte de la végétation ; et enfin toutes les plantes
marines du genre des soudes , fucus , varecs , etc. , etc., cultivées ou
croissant naturellement en Espagne ( Alicante et Carthagène ) , en
France ( Languedoc , Normandie et même sur nos côtes à Arvers ,
Saint-Justet autres lieux de l'arrondissement de Marennes ) , que
l'on fait brûler , donnent des cendres qui contiennent plus ou moins
cette matière alcaline .
Dans presque tous ces faits on voit le concours d'un sol limoneux ,
naturellement calcaire , favoriser , au moyen de la chaleur , la décompositiondu
sel marinqui lui est présenté dissous par les eaux de
lamer.
sol de nos
Quenedoit- on pas attendre d'essais qui amèneront le
marais à partager les avantages de terrains en partie calcaires ?
:
Faisons donc des soudières artificielles , comme on a fait des nitrières
artificielles .
:
• (1) Berthollet , mémoires sur l'Egypte . :
نا
نا
(2) Ces efflorescences observées à Dieppe, à Fécamp , auHavre, etc.
et consignées dans plusieurs mémoires , se rencontrent souvent dans
nos egatrées,
(3) Encyclopédie méthodique , art. Salines ..
Nn 2
564 MERCURE DE FRANCE ,
Le prix sera une médaille d'un hectogramme d'or ou sa valeur
(300 franes).
Il sera décerné à celui qui offrira , comme preuve de labontédes
procédés employés , dix kilogrammes de soude , et qui indiquera en
même-tems tous les détails relatifs à cette extraction .
Une médaille d'encouragement sera décernée au propriétaire qui
pourra livrer , aux mêmes conditions , un kilogramme au moins , de
soude , également obtenue sur les lieux et par le procédé désiré.
Ou enfin à celui qui , sans avoir encore un produit satisfaisant ,
prouvera avoir fait des dispositions qui tendent à assurer ce genre
d'exploitation.
Tous les propriétaires de marais salans , sauniers ou habitans des
bords de la mer du département de la Charente-Inférieure , peuvent
aspirer au prix proposé.
Ceux qui croiront avoir des droits , ne pourront les établir indépendamment
de la présentation d'un produit avec le mémoire explicatif
, qu'en constatant par certificats authentiques délivrés par le
Maire et visés par le Sous-Préfet , l'étendue de marais salans convertis
en soudière , les procédés employés ou les modifications apportées
à la fabrication habituelle du sel .
La société sé réserve la faculté de faire vérifier , par une commis
sion nommée dans son sein , les faits avancés par les concurrens.
Elle se réserve aussi la propriété des mémoires qui lui seront
présentés.
Les pièces relatives à ce concours doivent être remises avant le
10 avril 1814, époque de rigueur , au Sécrétariat de la société.
'Académie des sciences , agriculture , commerce , belleslettres
et arts du département de la Somme .
L'ACADÉMIE a tenu sa séance publique le 16 août dans la grande
sallede l'hôtel de la Mairie .
M. de Rainneville , directeur , a ouvert la séance par un discours
dans lequel il aprésenté le tableau des objets qui ont occupé l'Académie
dans le cours de l'année .
L'Académie avaitproposé pour sujet du prix de poésie la translationdes
cendres de Gresset. Elle a adjugé le prix à la pièce ayant
pour épigraphe : Et celebrare domesticafacta. L'auteur est M. Natalis
de la Morlière , d'Amiens. Elle a accordé une mention honorable à
la pièce qui a pour épigraphe : Dumjuga montis aper , etc. L'auteur
est M. Berville fils , d'Amiens.
SEPTEMBRE 1812 . 565
L'Académie a retiré le sujet du prix de prose proposé pour cette
année. Elle lui substitue la question suivante :
Indiquer un régime propre à soustraire les enfans abandonnés à une
mort presque certaine par le régime actuel , où ils sont confiés à des
meneurs et à des nourrices qui en font l'objet d'une spéculation d'argent,
et qui trouvent dans la mort de ces malheureux le moyen de
renouveler plus souvent un lucre aussi infame que criminel.
Le sujet du prix de poésie est l'hommage rendu dans la cathédrale
d'Amiens , le 6 juin 1329 , à Philippe de Valois , roi de France , par
Edouard III , roi d'Angleterre .
Ces prix , consistant en une médaille d'or , seront distribués le 16
août 1813 .
Les ouvrages destinés au concours seront adressés , franc de port ,
au secrétaire perpétuel avant le rer juillet,
Les académiciens résidans sont seuls exclus du concours .
L'Académie propose pour sujet d'un des prix qu'elle distribuera le
16 août 1814:
Exposer les avantages et les dangers de l'emploi de l'arsenic dans
les maladies cancéreuses .
M. Limonas , secrétaire perpétuel , a lu l'éloge de M, d'Esmery , et
eelui de M. Lequien de Moyenneville.
M. Morgan-Béthune a fait un rapport sur les pièces de vers envoyées
au concours.
M. Dijon , dans son discours de réception , a démontré combien il
est nécessaire , combien il est utile d'étudier les anciens .
M. de Rainneville lui a répondu ,
M. de Roger a lu quelques fables .
M. Morgan-Béthune a terminé la séance par la lecture de trois
contes en vers ,
L'Académie des Belles-Lettres , Sciences et Arts de la Rochelle
propose unprix consistant en une médaille d'or de trois cents francs ,
ou sa valeur , au meilleur mémoire sur cette question :
Existe-t-il des rapports entre les différens caractères des peuples et
leurs idiomes ?
Ce prix sera adjugé dans la séance du mois dedécembre 1813. Les
mémoires devront être envoyés , franc de port , à son secrétaire
avant le rer octobre , terme de rigueur.
,
Chaque mémoire doit porter en tête une devise répétée sur un
billet cacheté qui contiendra le nom et l'adresse de l'auteur.
----
POLITIQUE.
LES Bulletins nos 16 et 17 de la Grande-Armée ont
paru au Moniteur : comme c'est en eux que se renferme
véritablement la politique de l'Europe , comme les destins
de tant d'Etats divers se balancentdans les champs moscovites
, et que toutes les questions pour lesquelles tant de
nations se débattent, sont peut-être maintenant résolues sur
lés bords du Volga , c'est par ces Bulletins que nous devons
nous empresser de satisfaire la cutiosité du lecteur,
et c'est de la hauteur où ils nous placent qu'il convient le
mieux de prend e notre pointde vue pour cet aperçu politique
hebdomadaire .
16 BULLETIN DE LA GRANDE-ARMÉE.
Viazma , le 31 août 1812.
Le quartier-général de l'Empereur était le 27 à Slaskovo . le 28
près de Semloro . le 29 dans un château à une lieue en arrière de
Viazma , etle 30 àViazma ; l'armée inarchant sur trois colonnes , la
gauche formée par le vice-roi , se dirigeant par Kanouchkino , Znatheuskoi
. Kosterechkovo et Novoé; le centre formé par le roi de
Naples , les corps du maréchal prince d'Eckmuhl , du maréchal due
d'Elchingen , et la garde , marchant sur la grande route , et la gauche
par le prince Poniatowski , marchant sur la rive gauche de l'Osma ,
par Volosk , Louchki , Pokroskoé et Slouchkino.
Le 27. l'ennemi voulant coucher sur la rivière de l'Osma , vis-àvis
du village de Riebké , prit position avec son arrière- garde. Le roi
de Naples porta sa cavalerie sur la gauche de l'ennemi , qui montra
7 à 8000 hommes de cavalerie. Plusieurs charges eurent lieu,toutes
ànotre avantage. Un bataillon ennemi fut enfoncé par le 4º régiment
de lanciers. Une centaine de prisonniers fut le résultat de cette petité
affaire. Les positions de l'ennemi furent enlevées , et il fut obligé dé
précipiter sa retraite.
Le 28 , l'ennemi fut poursuivi. Les avant-gardes des trois colonnes
françaises rencontrèrent les atrière-gardes de l'ennemi ; elles échangèrent
plusieurs coups de canon. L'ennemi fut poussé par-tout.
Le général comte Caulincourt entra dans Viazma le 20 à la pointe
dujour.
L'eaneini avait brûlé les ponts et mis le feu àplusieurs quartiers
de la ville. Viażma est une ville de 15.000 habitans ; il y a 4000
bourgeois , marchands et artisans ; on y compte 32 églises . On a
trouvé des ressources assez considérables en farine , en savon , en
drogues , etc. , et de grands magasins d'eau- de-vie .
:
MERCURE DE FRANCE , SEPTEMBRE 1812. 567
LesRusses ont brûléles magasins etles plus belles maisons de la
ville étaient en feu à notre arrivée . Deux bataillons du 25e se sont
employés avec beaucoup d'activité à l'éteindre . On est parvenu à le
dominer et à sauver les trois quarts de la ville. Les Cosaques . avant
de partir, ont exercé le plus affreux pillage , ce qui a fait dire aux
habitans que les Russes pensent que Viazma ne doit plus retourner
sous leur domination , puisqu'ils la traitent d'une manière si barbare.
Toute la population des villes se retire à Moscou. On dit qu'il y a
aujourd'hui 1.500,000 ames réunies dans cette grande ville ;oncraint
les résultats de ces rassemblemens . Les habitans disent que le général
Kutusow a été nommé général en chef de l'armée russe , et qu'il en
a pris le commandement le 28.
Le grand-duc Constantin , qui était revenu à l'armée , étant tombé
malade . l'a quittée .
Il est tombé un peu de pluie qui a abattu la grande poussière qui
incommodait l'armée . Le tems est aujourd'hui très-beau ; il se souz
tiendra , à ce qu'on croit , jusqu'au 10 octobre ; ce qui donne encore
quarante jours de campagne.
17º BULLETIN DE LA GRANDE-ARMÉE .
Ghjat . le 3 septembre 1812.
Le quartier impérial était , le 31 août , à Velitchéro ; le 1er et lea
septembre . à Ghjat.
Le roi de Naples avec l'avant- garde avait le rer , son quartiergénéral
à dix verstes en avant de Ghjat ; le vice-roi , à deux lieues
sur la gauche , à la même hauteur; et le prince Poniatowski , à deux
lieues sur la droite . On a échangé par-tout quelques coups de canon
et des coups de sabre , et l'on a fait quelques centaines de prisonniers.
La rivière de Ghjat se jette dans le Volga. Ainsi nous sommes sur
lependant des eaux qui descendent vers la Mer Caspienne. La Ghjat
est navigable jusqu'au Volga.
La ville de Ghjat a 8 ou 10 mille ames de population ; il y a beaucoup
de maisons en pierres et en briques .plusieurs clochers et quelques
fabriques de toile. On s'aperçoit que l'agriculture a fait de grands
progrès dans ce pays depuis quarante ans. Il ne ressemble plus en
rien aux descriptions qu'on en a. Les pommes-de-terre , les légumes
et les chouxy sont en abondance , les granges sont pleines ; nous
sommes en automne , et il fait ici le tems qu'on a en France au commencement
d'octobre .
Les déserteurs , les prisonniers , les habitans, tout le monde s'accorde
à dire que le plus grand désordre règne dans Moscou et dans
l'armée russe, qui est divisée d'opinions et qui a fait des pertes énormes
dans les différens combats. Unepartiedes généraux a étéchangée;
il parait que l'opinion de l'armée n'est pas favorable aux plans du
général Barclai-de-Tolly , on l'accuse d'avoir fait battre ses divisions
en détail.
devant lui.
Le prince Schwartzemberg est en Volhynie ; les Russes fuient
Des affaires assez chaudes ont eu lieu devant Riga ; les Prussiens
ont toujours eu l'avantage.
1
568 MERCURE DE FRANCE ,
Nous avons trouvé ici deux bulletins russes qui rendent compte des
combats devant Smolensk et du combat de la Drissa. Di Ils ont parų
assez curieux pour que nous les joignions ici. Lorsqu'on aura la suite
de cesbulletins , on les enverra au Moniteur. Il paraît par cesbulletins
que le rédacteur a profité de la leçon qu'il a reçue de Moscou ,
qu'il ne faut pas dire la vérité au peuple russe . mais le tromper par
desmensonges . Le feu a été mis à Smolensk par les Russes; ils l'ont
mis aux faubourgs le lendemain du combat , lorsqu'ils ont vu notre
pont établi sur le Borysthène. Ils ont mis le feu å Doroghobouj , à
Viasma , à Ghjat ; les Français sont parvenus à l'éteindre. Celase
conçoit facilement. Les Français n'ont pas d'intérêt à mettre le feu à
des villes qui leurappartiennent . età se priver des ressources qu'elles
leur offrent. Par-tout on a trouvé les cares remplies d'eau-de- vie ,
de cuir et de toutes sortes d'objets utiles à l'armée.
Si le pays est dévasté, si l'habitant souffreplus que ne le comporte
la guerre , la faute en est aux Russes .
L'armée se repose le 2 et le 3 aux environs de Ghjat.
On assure que l'ennemi travaille à des camps retranchés en avant
de Mojaisk , et a des lignes en avant de Moscou.
Au combat de Krasnoi , le colonel Marbeuf , du 6e de chevaulégers
, a été blessé d'un coup de baïonnette à la tête de son régiment,
au milieu d'un carré d'infanterie russe qu'il avait enfoncé avecuns
grande intrépidité.
Nous avons jeté six ponts sur la Ghjat.
Au 17º Bulletin se trouvent joints les deux rapports
russes indiqués. Dans le premier nous avons , dit-on ,
brûlé Smolensk , nous avons perdu 20,000hommes devant
ses murs ; 60 escadrons de cavalerie , ayant en tête le roi
deNaples , ont été culbutés par trois régimens de cosaques .
Nous citons et ne commentons pas.
Dans le second , le général Wigenstein parle de l'affaire
du 17 devant Polosk . Il annonce moins de morts , moins
de blessés français. Il ne saitmême pas encore la blessure
du duc de Reggio et ne la mentionne pas ; par conséquent
il ne parle pas de la manière dont sa marche sur la Drissa
a été arrêtée par le général Gouvion Saint-Cyr, aujourd'hui
maréchal de l'Empire. Nous attendons le rapport sur la
suite de l'affaire du 17 et celle du 18 avec impatience. Il
faudra voir comment le général Wigenstein s'arrangera
pour se donner le 18 les honneurs de la victoire.
Avec de tels rédacteurs de rapports militaires , il n'est
pas étonnant que les églises innombrables de RussieretentissentdeTeDeum;
mais il estfâcheux que l'armée française
arrive toujours à tems pour les interrompre , et que le lec
teur, la carte à la main , suivant l'ordre des dates et les
marches des corps , soit toujours obligé , avec son épingle,
SEPTEMBRE 1812. 569
i
de placer le quartier-général français quelques lieues en
avant de la place où les Russes ont écrasé notre armée.
Cette guerre confond ainsi toutes les notions acquises jusqu'à
ce jour sur le but, les principes et les résultats des
combinaisons militaires : les Russes ayant constamment et
complettement battu les Français sur tous les points d'attaque
( aux termes de leurs bulletins et des journaux anglais
) , il semble qu'ils auraient dû raisonnablement en
profiter , marcher sur la Vistule , au lieu d'abandonner le
Niémen , prendre Dantzick au lieu de laisser menacer
Riga , et brûler Varsovie au lieu de Smolensk la forte . Tel
n'est point leur plan militaire . Ils commencent par exterminer
les Français , et ensuite ils se retirent devant ce qui
reste de leurs bataillons; et si leurs tambours battentla
charge pour le combat , c'est pour battre la retraite après
lavictoire. Dans ce système , si les Français eussent été
vainqueurs , les Russes seraient à Berlin , mais ils ont été
battus , et ils sont devant Moscou. C'est une nouvelle
tactique : ce n'est pas là précisément l'école de guerre de
César , de Frédéric ou de Napoléon , mais c'est un système
nouveau qui peut avoir des avantages , notamment
celui de se réserver à soi-même le plaisir de dévaster
son propre pays . Les mémoires et les commentaires sur
de tels plans de campagne , mériteront sans doute d'être
médités . Ce système et les proclamations de sou auteur ,
M. Barclay-de-Tolli , doivent s'appuyer mutuellement , et
lui établir une réputation à-la-fois militaire et politique ,
qui n'appartiendra qu'à lui .
Passons des Russes aux Anglais , et du Volga au Tage .
Nous trouvons , d'après les journaux anglais , lord Wellington
dans la position où nous l'avons indiquée , in
certain si sa gloire lui ordonne d'avancer , ou si sa sùreté
lui ordonne la retraite sur le Portugal. L'armée française
du nord a reçu des renforts considérables ; elle a
repris des mouvemens offensifs , et fait reculer devant elle
le corps d'observation que lord Wellington lui avait opposé.
Le général Foy a marché sur Astorga. On sait que
lemaréchal Soult a concentré toutes ses forces , et se dist
pose à un mouvement concerté. Le maréchal Suchet ,
réuni au général Decaën et à l'armée ducentre , attendent
l'expédition sicilienne pour la rejeter sur ses vaisseaux , et
coopérer ensuite avec les autres corps : lord Wellington
se trouve au centre de cette sphère d'activité , dont les cer
570 MERCURE DE FRANCE ,
:
cles l'enveloppent, etpeuvent le presser, si leur ensemble
égale leurs forces .
Toutes les nouvelles reçues d'Espagne , dit le Star,
s'accordent à dire que Soult centralise ses forces. Ala
date du 20juillet , tout était à Zafra in statu quo . Le 18 ,
le général Drouet poussa une reconnaissance jusqu'à Ri
biera avec cinq escadrons de cavalerie et 2000 hommes
d'infanterie. Le général Skerret est débarqué à Ayamonte
avec le secours de 2000Anglaiset de 4000 Espagnols quiy
était attendu .
Les opérations et les mouvemens du corps quecommandait
le maréchal Marmont, réuni aux troupes qui étaient
dans le nord de l'Espagne , doivent attirer de nouveart
toute notre attention . Un corps ennemi, fort de 12 à
14,000 hommes d'infanterie et 2000 chevaux, sous les or
dres du général baron Foy , s'est porté du côtéd'Astorga:
Nous apprenons que le corps d'observation de la sixième
armée a été obligé de se retirer; mais il a fait sa retraite
en bon ordre et sans éprouver une perte notable dans
une petite affaire de cavalerie. Nos troupes , qui étaient
placées sur les routes de Galice et des Asturies , s'avancèrentpour
soutenir le corps d'observation : mais des ren
forts de France sont arrivés à Burgos , et la garnison
de cette place est partie pour rejoindre l'armée fran
çaise. »
"Il est impossible à aucunjournaliste (ditleMorning chro
nicle) de raisonner pertinemment sur la probabilité des
opérations des armées respectives dans la péninsule, car
leurs forces sont tellement balancées , que le succès doit
en grande partie dépendre de leurs manoeuvres , et en
grande partie aussi des premiers renforts qui arriveront à
l'une d'elles : or , ici sans doute , tout l'avantage est du
côté de la France , et l'on conviendra qu'il nous est impossible
de faire de nouveaux efforts . Quant aux Espagnols
, il y a long - tems que nous aurions regardé leur
cause comme désespérée , si son succès dépendait de lent
coopération . Le comte de March , venant de la péninsule,
nous a apporté la désagréable nouvelle que l'armée de
Marmont était beaucoup trop forte pour permettre à lord
Wellingtonde continuer de seporter en avant , et qu'en
conséquence Soult serait maître de ses mouvemens avec
ses forces qui , réunies , doivent être très-considérables.
On peut compter sur la prudence et l'habileté de lord
Wellington ; mais il ne peut faire l'impossible : si les mi-
!
SEPTEMBRE 1812 . 571
nistres ne peuvent lui donner les moyens de garder son
allitude offensive , s'ils ne peuvent lui faire passer des renforts
qui balancentjusqu'à un certain point les secours que
les généraux francais recoivent journellement de France ,
nous ne pouvons imputer au noble lord de voir la guerre
se prolonger , et de tromper malgré lui toutes nos espérances.
Pouvons-nous en effet nous considérer comme une
nation militaire et redoutable sur le continent , quand il
nous a fallu un mois pour mettre un seul régiment des
gardes en état de débarquer ? Nous ne croyons pas que les
princes , formés à l'école de Napoléon , passent leur
tems à étudier la forme d'un bonnet , ou diffèrent d'un
mois la marche d'une brigade pour changer la forme de
son équipement. Encore m ins souffre-t-il lui-même que
les projets mercénaires de ceux qui l'environnent , fassent
échouer on détournent un armement de l'objet principal
auquel il était destiné. Par exemple , nous sommons les
éternels avocats des ministres de justifier , s'ils le peuvent ,
les délais criminels apportés à l'armement sicilien
d'excuser , d'une manière plausible , le défaut de cette utile
diversion sur laquelle lord Wellington devait compter pour
lami-juillet . »
,
et
S'il est vrai , comme toutes les lettres de la côte de
Baïonne l'annoncent , ajoute le Statesman, que des renforts
considérables passent par cette ville et se dirigent sur
Burgos , nous allons revoir bientôt l'armée française du
Portugal assez forte pour offrir de nouveau la bataille àlord..
Wellington. On ne peut guères conjecturer , avec quel
qu'espèce de certitude, quel serait le résultat d'un engage.
ment général , puisque nous ignorons quels renforts peut
de son côté recevoir l'armée alliée qui a beaucoup souffert.
Quoi qu'il en soit , nous espérons que les Espagnols et les
Portugais prendront à cette lutte une part plus active
qu'ils ne l'ont fait jusqu'à présent; autrement toutes nos
forces militaires pourraient se consumer en combats , qui,
quand même nous y aurions l'avantage , finiraient promp
tement par détruire entièrement notre armée . »
Les Américains sont entrés en Canada et ont pris la ville
de Sandswick. Le général Hullles commande . Trois mille
hommes forment le premier corps de l'armée américaine .
Le parlement du bas Canada s'est réuni à Québec , une
assemblée a aussi été convoquée à Halifax . Les gouverneurs
de S. M. Britannique ont demandé trois chefs aux Canadiens
pour les défendre , du zèle , des hommeset sur-tout
572 MERCURE DE FRANCE ,
beaucoup d'argent. Du zèle , les habitans en auraient davantage
pour la cause de leurs anciens compatriotes; des
hommes , les levées de milice ne se font qu'à la peinte
de la baïonnette ; de l'argent , la ruine du commerce anglais
a entraîné celle de ses possessions lointaines. La proclamation
du général Hull aux Américains est vigoureuse
à-la-fois et bienveillante : il promet aux Canadiens protection
et sûreté ; mais s'ils résistent , si sur-tout ils appelaient
le secours des sauvages , au premier coup de casse têtela
guerre serait d'extermination ; un blanc combattant auprès
d'un sauvage ne pourrait être prisonnier , et la mort serait
son partage.
a
La nouvelle du rapport des ordres du conseil est parvenue
au gouvernement américain ; mais on ne sait encore
quelle sensation elle produite : toutefois nous avons à
retracer une scène affreuse qui ne semblerait appartenir
qu'aux jours les plus affreux des plus sanglantes révolutions
, mais qui prouve à quel point le parti dela paix avec
l'Angleterre est odieux au peuple américain. On sait que
l'éditeur du Federal Républicain , journal opposé au gouvernement
, et rédigé dans le sens des Fédéralistes, a déjà
été menacé ; dans les derniers jours de juillet , sa maison
a de nouveau été assaillie ; renfermé avec bon nombre
d'amis , il a fait feu , tué ou blessé nombre d'assaillans.
Des détachemens de troupes sont arrivés ; alors M. Han
son et ses amis ont de leur consentement été conduits en
prison . On croyait la scène terminée , mais aumilieu de la
nuit la populace s'est portée à la prison; les troupes onf
refusé de la défendre , et les vingt-six prisonniers arrêtés
dans la journée ont été assomés : très-peu ont conservé
quelques signes de vie ; un petit nombre s'est échappé, on
croit qu'ils seront assassinés dans leur fuite . Les meurtriers
avaient pour cri de ralliement , mort aux Torys ......
Terminons par une image consolante , et par untableau
que nous étions loin d'esperer pouvoir présenter àtantde
malheureux dont il intéresse la fortune et la vie. Les journaux
anglais publient la lettre suivante écrite des Cayes
(Saint-Domingue ) , le 20 juin .
« Je vous envoie uu rapport d'une série d'événemens
agréables dont la continuation peut faire espérer de voir
rétablir la prospérité dans cette île. Un courrier est arrivé
hier matin avec des lettres adressées au commandant. Le
général Péthion s'est emparé de Saint-Marc, du cap Saint
Nicolas et des Gonaïves ; il marche rapidement à la tête de
SEPTEMBRE 1812 . 573
12,000hommes pour prendre possession du Cap-Français ,
du fort Dauphin, et detoute la partie septentrionale. Tous
les soldats de Christophe ontdéserté et ont rejoint l'armée
du Sud pour terminer de suite cette conquête ; Christophe
s'est sauvé dans les montagnes avecune poignée d'hommes ;
les officiers de son état major l'ont abandonné et sont allés
rejoindre Péthion. Il est très -heureux que cela soit arrivé
ainsi; car si Christophe avait réussi à entrer au Cap , ce
chef cruel eût mis tout à feu et à sang. Il était poursuivi
de près au moment où il s'est réfugié dans les mornes.
Toute la partie du nord se réjouit de la défaite de ce
monstre , et envoie des députés aux Gonaïves pour prier le
général Péthion d'avancer; il compte être au Cap la semaine
prochaine , et il al'intention d'y établir le siége de l'autorité.
L'île respire , et on attend le plus heureux résultat de ces
événemens . Déjà plusieurs envois sont arrivés des îles voisines
, de la Jamaïque et de Saint-Thomas .
>>Comme le Cap sera désormais le siége de l'autorité ,
nous pouvons nous attendre tous les jours à voir paraître
les proclamations qui rappellent tous les habitans blancs
appartenans à cette île; on dit que déjà une proclamation
de ce genre a été publiée aux Gonaïves , mais elle n'est pas
encore parvenue jusqu'à nous ; aussitôt que la partie du
nord sera reconquise , on fera de nouveaux réglemens , et
en peu de tems l'île peut se relever de ses pertes , et devenir
plus florissante qu'elle ne l'a été depuis le commencement
de la révolution.n
Accueillons ces heureux présages; qu'ils portent quelqu'espérance
dans l'ame des infortunées victimes des révolutions
des colonies , et laissons à la prudente activité du
gouvernement le soin de les réaliser. S....
ANNONCES .
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géographiques,historiques et commerciaux. Avec une carte , etdes
notices détaillées sur le mouvement général du commerce , sur les
ports les plus importans , sur les monnaies , poids et mesures ; par
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Paris, contenant les noms anciens et nouveaux des rues , ruelles
culs-de-sac , passages , places , quais , ports , ponts , avenues , boulevarts
, etc. , et la désignation des arrondissemens dans lesquels ils
sont situés . On y trouve aussi le nombre des numéros contenus dans
chaque rue , etc .; la disposition de ces numéros dans les deux séries
des pairs et des impairs , en couleur rouge ou noire , donnant une
manière sûre de se diriger; l'étymologie ancienne et nouvelle de
chaque rue ; les principales curiosités de Paris; une mention abrégée
de tous les monumens civils et religieux anciens et modernes que
leur architecture ou leur destination ont rendus ou rendent remarquables
; par J. de la Tynna , de la Société d'encouragement pour
l'Industrie nationale , propriétaire- rédacteur de l'Almanach du Commerce.
Un vol. in- 12 , avec le plan de Paris. Prix , 5 fr . Chez l'Avteur
, rue Jean-Jacques-Rousseau , nº 20 .
Lemême , un vol. in-8°, 7 fr .; pap, vélin , 10 fr.
LePassagedu Niéinen, le Rétablissement de laPologne , l'anniversaire
de la Naissance du roi de Rome , odes , suivies defragmens traduits
de Juvénal , de Claudien et de Senèque ; par J. B. Barjaud. Brochure
in-80 . Prix , 75 c . , et 1 fr. franc de port. Chez P. Blanchard ,
libraire , Palais -Royal , galerie de bois .
5.5
Ephémérides politiques , littéraires et religieuses, présentant pour
chacun des jours de l'année un tableau des événemens remarquables
qui datent de ce même jour dans l'histoire de tous les siècles et de
tous les pays , jusqu'au 1er janvier 1812. Troisième édition , revue ,
corrigée et augmentée. Douze vol. in-8º. Prix , 48 fr. , et 60 fr . frane
deport. Chez Lenormant , imprimeur-libraire , rue de Seine , nº 8 ,
près le pont des Arts ; et chez Arthus-Bertrand, libraire , rue Hautefeuille
, no 23 .
Nota. Il parait dans ce momentneuf volumes, le dixième va paraitre
incessamment.
576 MERCURE DE FRANCE , SEPTEMBRE 18124
Dictionnaire de Synonymes anglais , expliqués par des Synonymét
français ; par G. Poppleton. Seconde édition , totalement refondue et
augmentée . Un vol. in- 12 , imprimé sur papier fin d'Auvergne. Prix,
3 fr. , et 4 fr. frane de port. Chez F. Louis , libraire , rue de
Savoie , n" 6.
Les Pandectesfrançaises, ou Commentaires raisonnés sur les Codes
Napoléon , de Procédure civile , de Commerce , d'instruction crimi
nelle , Pénal , Rural , Militaire et de la Marine; formant un traité
succinctet substantiel, mais complet, de chaque matière ; par M. J.B.
Delaporte , ancien avocat. Seconde édition , soigneusement corrigée
par l'Auteur, qui a fait usage de la jurisprudence, en rapportant les
décisions intervenues dans les Cours sur les questions les plus impor
tantes auxquelles ces Codes ont donné lieu jusqu'à présent. Un vol.
in-8° . Prix , 6 fr . , et 7 fr . 50 c. franc de port. Chez d'Hautel, libraire,
rue de la Harpe , nº 80.
Expériences sur le principe de la vie ,notamment sur celui des mouvemens
du coeur , et sür le siége de de principé , suivies du Rapport
fait à la première classe de l'Institut sur celles relatives aux mouvemens
du coeur; par M. Le Gallois , docteur en médecine de la Facuité
de Paris , membre adjoint de la société des professeurs de cette
Faculté, membre de la société Philomathique, médecin du Bureau de
Bienfaisance de la division du Panthéon . Un vol. in-8° , orné d'une
planche gravée en taille-douce. Prix , 6 fr. Chez d'Hautel , libraire,
rue de la Harpe , nº 80.
Histoire de quelques affections de la colonne vertébrale etdu prolongement
rachidien de l'encéphale ; par Alexandre Demussy, né à Janina
, en Épire. Prix , 2 fr . 50 c. , et 3 fr. franc de port. Chez le
même libraire.
Notice biographique sur Horace Walpole , comte d'Orfort , traduit
de l'anglais . In-8°. Prix, 1 fr. Chez Galignani, libraire, rue Vivienne,
° 17.
- Les
LE MERCURË paraît le Samedi de chaque semaine , par Cahier
de trois feuilles . Le prix de la souscription est de 48 fr. pour
l'année; de 24 fr . pour six mois; et de 12 fr. pour trois mois,
franc de port dans toute l'étendue de l'empire français.
lettres relatives à l'envoi du montant des abonnemens , les livres ,
paquets , et tous objets dont l'annonce est demandée , doivent être
adressés ,francs de port , au DIRECTEUK GÉNÉRAL du Mercure de
Frence , rue Hautefeuille , N° 23 .
DE
LA
SEINE
MERCURE
DE FRANCE.
N° DLXXXIV.- Samedi 26 Septembre 1812.
POÉSIE.
VERS SUR LA MORT DE LE GOUVÉ.
Lugete , o veneres !
SOYEZ en deuil , pleures , cour d'Idalie ,
Hélas ! il vient de terminer ses jours ,
L'auteur rival de l'amant de Julie !
A son convoi j'ai vu tous les Amours .
O Le Gouvé , souris à mes hommages !
Du genre humain aimable précepteur ,
De la beauté poëte adorateur ,
Tes vers vaincront et l'envie et les âges.
Le sentiment qui fait valoir les vers ,
Qui bien avant pénètre dans notre ame ,
Dans tous les coeurs à ses leçons ouverts ,
Brille à nos yeux , comme une vive flamme ,
Dans tes écrits en tous lieux publiés ,
Lus une fois , et jamais oubliés .
Lorsqu'il parut sur la tragique scène ,
La mort d'Abel étonna Melpomene.
Od
১.
:
578 MERCURE DE FRANCE ,
1
Mais il n'est point l'aquilon orageux
Dontla fureur bouleverse les ondes ,
Mais ce n'est point ce Vésuve orgueilleux
Qui s'indignant sous ses voûtes profondes
Vomit dans l'air des tourbillons de feux .
Non , ce n'est point cet aigle audacieux
Qui soulevant sa superbe paupière
Ose braver le dieu de la lumière ;
C'est la colombe au timide regard ,
C'est Philomèle à la voix douloureuse ,
Sur ses malheurs soupirant à l'écart ,
C'est la fauvette , inquiète , amoureuse.
Lorsqu'on le voit dans ses écrits divers ,
Toujours aimant et cherchant la nature ,
De simples fleurs composer sa parure ,
Peindre d'un sexe , honneur de l'univers ,
Et les vertus , et les grâces légères ,
Neuves toujours et jamais étrangères ,
En le lisant qui ne l'admire pas ?
Que de tableaux brillans et délicats !
De la beauté chantre aimable et fidèle ,
Ce tendre époux trop sensible au malheur ,
Lorsque la mort lui ravit son Adèle ,
Vit sa raison victime de son coeur.
Tel fut Orphée : il en avait la lyre ,
Il eut peut- être un plus touchant délire.
Mon oeil le suit aux bords de l'Achéron ,
Il vient d'entrer dans l'heureux Elysée .
J'ai vu de loin le vieil Anacreon ,
Dieu des plaisirs , plein d'une grâce aisée ,
Le recevoir dans ces aimables lieux
Et l'installer dans ces bosquets heureux ,
Le rendez -vous des talens , du génie ;
J'ai vu Catulle et l'amant de Délie ,
Chaulieu . Bertin , Bernard et Colardeau ,
Ason aspect quitter les frais ombrages
Pour le conduire à l'immortel berceau
Temple sacré des amans et des sages .
Pour nous , qui peut signaler nos douleurs ?
Toi qu'immola l'amour et la folie ,
SEPTEMBRE 1812 . 579
Auteur touchant de la Mélancolie ,
Ente lisant nous verserons des pleurs ;
Toi qui si bien chantas la sépulture ,
Tonmonument au Pinde est élevé
Et l'Hippocrêne , avec un doux murmure ,
Répétera le nom de Le Gouvé !
,
Toi qui vantas les dons de la mémoire ,
Ah! pour transmettre aux siècles à venir
Tous tes écrits , tes vertus et ta gloire ,
Tu nous appris l'attrait du souvenir.
H. DE VALORI.
L'ÉMIGRÉ .- ÉLÉGIE .
DANS cesmomens de haine et de vengeance ,
Où l'aveugle et sombre terreur
Vint désunir et déchirer la France
Guidé d'un faux instinct d'honneur ,
Un jeune chevalier déjà couvert de gloire ,
Loindu sol paternel court chercher la victoire.
Cet exil glorieux est pour lui plein d'attraits ;
En délaissant sa famille chérie ,
Il croit que le succès
Va le rendre bientôt au sein de sa patrie.
Vain espoir , desseins superflus !
Ah! jeune infortuné , tu ne la verras plus !
Cependant par degrés s'augmente la tempête ;
Déjà du repentir parle la voix secrète ....
:
Plus de retour ; un pouvoir trop cruel
Aprononcé son exil éternel ;
Chaque instant sous ses pas creuse le précipice ;
L'espoir fuit : dans son coeur glissent les noirs regrets ;
Ses voeux si chers , et ses nobles projets ,
Ases yeux dessillés se changent en supplice .
Loin de ce qu'il aima , rebuté , sans secours ,
Dans un morne abandon il traine ses beaux jours .
Le noir chagrin lentement le dévore ;
Telle , loin du climat qui l'avait fait éclore ,
Une fleur arrachée à son riant verger ,
Se flétrit aux rayons d'un soleil,étranger.
002
580 MERCURE DE FRANCE ;
Pour la troisième fois déjà la pâle automne
Ases regards souffrans effeuille sa couronne ,
Le deuil de la nature ajouté à ses douleurs ;
Chaque objet sur ses pas prend une teinte obscure ,
Les champs sont dépouillés de leur douce parure ,
Les rameaux desséchés laissent tomber les fleurs ;
Tout se tait : des oiseaux les troupes fugitives
Avec Zéphir vont chercher d'autres rives ;
Et le soleil penché vers des cienx plus lointains
N'offre plus qu'à regret ses rayons presqu'éteints.
L'infortuné , dans cette sombre image ,
De son destin voit par-tout le présage .
Hélas ! ainsi que lui le feuillage des bois
Revoit l'éclat du jour pour la dernière fois!
Enfin à ses maux il succombe ,
L'astre levé sur lui doit éclairer sa tombe.
Parun instinet secret
Il vient porter sa trainante misère
Vers les confins de cette heureuse terro
Que son coeur adorait.
Des monts blauchis par l'aube matinale
L'aspect frappe ses yeux.....
Ah ! peut-être du haut de leur cime inégale
Il peut revoir encor ces bords délicieux ,
Ces bords qui l'ont vu naître , où dorment ses aïeux.
Par cet espoir sa force se ranime ,
Il essaye , il gravit , il touche enfin leur cime ;
Charme consolateur ! ...
Son ivresse un instant a calmé sa souffrance ,
Il voit ... il voit au loin les rives de la France ....
Dans les champs paternels s'est élancé son coeur.
Il dévore , il parcourt eet aspect pleinde charmes ,
Etdesesyeux mourans coulent encor des larmes ;
Vers tout ce qu'il chérit par un tendre retour
Le doux ressouvenir le porte tour-a-tour.
«O rive où mon enfance ,
> Dit-il , avu couler sa douce insouciance ,
> Et ses chagrins naissans , et ses fuibles désirs.
> Oùje connus la peine et les premiers plaisirs !
› Bois enchanteurs , abri calme et champêtre ,
• Où des mains de l'amour je pris unnouvel être ,
SEPTEMBRE 1812 . 58.
› Lieux si chéris , je ne vous verrai plus ! ...
› Ma cendre va languir sur ces bords inconnus ....
>Et toi dont la vieillesse
• A fondé sur moi seul sa gloire et son appui ,
›Monpère , de quel coup gémira ta tendresse I
> Ah ! peut-être aujourd'hui
› Tu demandes aux cieux le fils qui te délaisse ,
> Il meurt , et ton regard n'est point tourné sur lui ;
> Je ne puis dans tes bras , au sein de ma patrie ,
› Te presser sur mon coeur , quïr ta douce voix
> Hélas ! et moins à plaindre en terminant la vie ,
› Te regarder encor pour la dernière fois !
Il dit : ces mots échappés avec peine
Se sont mêlés au souffle de la mort ;
Et l'ange du trépas , de sa faulx inhumaine ,
Aterminé son sort.
ENIGME .
Par M. DE PONGERVILLE.
SANS être encore universelle
Lecteur , je préside en tous lieux ;
Sur l'Olympe , parmi les Dieux ,
Je commande , quoique mortelle .
Onme vante pour ma douceur ;
Je suis méchante à faire peur ,
Tantôt morte , tantôt vivante ;
Je suis riche , pauvre , abondante ;
Desmodernes Mignots je dirige le goût ,
Ces ingrats néanmoins me mettent en ragoût.
Je suis , dit-on , stérile et je suis mère ,
Car je compte plus d'un enfant
Dans les échelles du Levant.
Aux orateurs enfin je suis si nécessaire
Que le meilleur d'entre eux sans moi devrait se taire.
V. B. ( d'Agen. )
LOGOGRIPНЕ.
Je suis une coupe sacrée
Au culte des autels en tout tems consacrée :
582 MERCURE DE FRANCE , SEPTEMBRE 1812 .
J'enferme en moi le lieu qu'habite l'Eternel ,
L'espace circonscrit que parcourt un mortel
Qui , luttant à la course , aspire à la couronne
Que la force ou l'adresse . ou l'agilité donne ;
Le lieu qu'entoure un amas d'eau ,
Etquand le vin est bu , ce qui reste au tonneau.
:
CHARADE .
S........
RIEN n'est pour les humains ni réel , ni constant.
Mon premier , de ceux qui sommeillent ,
Et très-souventde ceux qui veillent ,
Faitle bonheur ou le tourment.
Aussi l'expérience et le raisonnement
L'ont-ils nommé l'image de la vie.
Ainsi l'a décrété la sagesse infinie .
Ne soyez point embarrassé
Pour chercher mon second, un vers va vous le dire:
On le voit aussitôt que l'on trouve un fossé.
Ce mot est clair et doit suffire.
Mon entier , d'un penseur profond ,
Soit qu'il ait de l'esprit ou non ,
Soit qu'il parle ou veuille se taire
Possède , ou feint , parfois , d'avoir le caractère ,
Avec l'attitude et le ton.
Je vais m'expliquer mieux encore ,
En ajoutant qu'avec nombre de contredits ,
Monnom devint celui d'un des poudreux écrits
D'un vieil auteur bouffon qui s'appelait Gringore .
JOUYNEAU-DESLOGES ( Poitiers ).
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernierNuméro.
Le mot de l'Enigme est la lettre N.
Celui du Logogriphe est Vésuve (le ) .
Celui de la Charade est Mer-lin .
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS .
HISTOIRE DES CROISADES. Première partie , contenant
l'histoire de la première croisade ; par M. MICHAUD.
Avec une carté de l'Asie Mineure , les plans d'Antioche,
de Jérusalem , et ceux des batailles de Dorylée
et d'Ascalon . Ior VOLUME , in-8°. - Prix , 7 fr . ,
et 9 fr . franc de port.-A Paris , chez Michaud frères ,
imprimeurs -libraires , rue des Bons-Enfans , nº 34 .
-
It me semble que l'on a tort de se plaindre , comme
on le fait si communément, 'de la disette des bons ouvrages
. Ils ne furent abondans à aucune époque de la lit
térature , et si l'on veut y regarder de près on trouvera
que celle où nous sommes est assez riche en livres utiles
et intéressans. Il s'en faut de beaucoup sans doute qu'ils
me passent tous par les mains , et cependant , dans une
espace de tems assez court , j'ai eu à rendre compte dans
le Mercure de plusieurs petits ouvrages de M. Schoell,
où l'on trouve une instruction solide ; j'ai annoncé les
Noces de Thétis et de Pelée , traduites de Catulle par
M. Ginguené , avec une rare élégance, et enrichies d'un
travail d'érudition digne d'un membre de l'Académie
des belles-lettres : j'ai donné deux articles sur l'histoire
de Gibbon et sur les notes excellentes qu'y a jointes
M. Guizot , notes qui seules ont exigé autant de recherches
et de savoir que beaucoup de longs ouvrages. Mon
bonheur m'adresse aujourd'hui l'Histoire des Croisades
de M. Michaud , et c'est encore un titre nouveau dont il
faudra parer notre littérature actuelle.
Pour apprécier convenablement le mérite de cet ouvrage
, il est bon de se faire une idée des difficultés qu'il
présentait. Dans quelque esprit qu'on voulût l'écrire , il
exigeait d'abord des recherches pénibles et assez ingrates
dans ce grand nombre d'historiens superstitieux et cré
dules qui ont écrit en latin barbare , en gree corrompu ,
584 MERCURE DE FRANCE ,
ou en français suranné. Il ne fallait même pas négliger
les auteurs orientaux ,afin de confronter le témoignage
des musulmans avec celui des fidèles . Les recherches
faites et tous les matériaux rassemblés , ce pouvait être
un nouvel embarras pour l'auteur que de savoir dans
quel esprit il en composerait son édifice , Se livrerait-il à
l'enthousiasme qui dirigea ces expéditions ? Il est bien
difficile de s'en pénétrer aujourd'hui , et plus encore de
le communiquer aux autres . Devait-il entrer dans la discussion
des faits et de leurs circonstances , fixer péniblement
la date et les détails de tous les événemens?
C'était s'engager dans le territoire épineux de la critique
et risquer d'être abandonné de ses lecteurs. Fallait-il
écrire l'histoire des croisades en philosophe? Ce parti,
fort bon peut- être dans un tableau rapide , devenait dangereux
dans une histoire détaillée, car il tendait à en
détruire l'intérêt. Il y avait donc des écueils de tous
côtés ; il fallait louvoyer pour ne pas les rencontrer sur
șa route , et c'est ce que M. Michaud a fait avec assez de
bonheur. Ilnous apprendlui-même, dans la courte exposition
qui ouvre ce volume , qu'il ne prétend ni concilier
les assertions souvent contradictoires des Grecs , des
Latins et des Sarrasins , ni démêler dans l'histoire des
croisades ce qui appartient au fanatisme religieux , à la
politique et aux passions humaines . Il abandonne les
dissertations aux érudits , les conjectures aux philosophes.
Il ne veut point s'élever au- dessus de son sujet ,
mais se livrant à la naïveté de nos vieux historiens qui
fait revivre pour lui les personnages et les caractères
qu'ils décrivent , il va , dit-il, raconter de bonne foi ce
qu'il croira la vérité ; et sans ajouter foi à tous les récits
de ses auteurs , il ne dédaignera pas toutes leurs fables ,
car on les croyait de leur tems , et ce qu'on croyait alors ,
dit fort bien M. Michaud , sert à faire connaître les
moeurs de nos aïeux et forme une partie essentielle de
P'histoire des vieux âges .
C'est avec cette sage modestie, avec cette réserve prudente
que notre auteur a entrepris d'écrire l'histoire dont
il nous donne aujourd'hui les quatre premiers livres.
Tout le monde sait que les pélerinages à la Terre-Sainte
SEPTEMBRE 1812 . 585
donnèrent naissance aux croisades qui ne furent d'abord
en quelque manière que des pélerinages armés .
M. Michaud débute naturellement par nous exposerl'origine
de cette coutume pieuse , et par en tracer l'histoire
depuis les premiers siècles de l'église jusqu'à l'époque
où les Sarrasins et les Turcs , maîtres des saints lieux ,
l'auraient détruite par leur tyrannie , si les pélerins
n'avaient saisi le glaive au lieu du bourdon . M. Michaud
ne dissimule point l'opinion des premiers pères de
l'église qui n'était rien moins que favorable à ces voyages
dévots ; mais l'intérêt de son sujet exigeait qu'il insistat
bien davantage sur le but utile que les prélats leur donnèrent
dans la suite, en les prescrivant aux grands criminels
comme un moyen d'expiation. Il nous montre les
plus grands seigneurs de cette époque humiliant ainsi
leur orgueil sur les marches du Saint-Sépulcre pour obtenir
la rémission de leurs péchés , et doutant quelquefois
de l'avoir méritée , même après l'avoir obtenue .
L'esprit barbare et religieux du siècle se développe dans
ce tableau avec toute sa singularité , et lorsqu'on le voit
ensuite contrarié dans ses affections les plus chères par
les cruautés inquies des Tures , on n'est plus étonné ni
de l'enthousiasme qui saisit l'ermite Pierre à l'aspect des
souffrances des pélerins , ni de la contagion de cet enthousiasme
lorsque Pierre prêcha la croisade au concile
de Clermont. L'histoire de cette assemblée , qui termine
le premier livre, peut être pour le lecteur philosophe un
vaste sujet de méditations . On peut y remarquer dans le
pape Urbain cette politique profonde qui n'abandonna
jamais la cour de Rome dans les siècles même les plus
grossiers . On remarquera encore que la prudente Italie
ne s'était point laissée entraîner au concile de Plaisance
à cette fougue guerrière et dévote qui entraîna la France
au concile de Clermont . On admirera l'adresse du pape à
profiter de la circonstance pour faire adopter , avant la
croisade , divers réglemens très-sages relatifs à l'ordre et
au bienpublic : mais on s'étonnera sans doute de l'audace
et de la puissance du pontife qui levait des armées en
France en excommuniant le faible monarque dont luimème
avait été le sujet.
;
586 MERCURE DE FRANCE ,
Les événemens qui ouvrent le second livre n'offrent
point un spectacle honorable pour les croisés . Leurs
premières armées , conduites par des aventuriers ou par
des ermites , ressemblent bien mieux à des nuées de
brigands qu'à des troupes de pélerins. Leur indiscipline;
leur présomption , leur mauvaise conduite éclatent plus
tôt ou plus tard. Les chefs ne peuventy mettre ordre ,
et les plus heureux de ces premiers libérateurs du Saint-
Sépulcre sont ceux qui parviennent à passer le Bosphore
pour expirer sur ses bords . Déjà même , dans ces premières
expéditions , on aperçoit le germe de l'indigne
abus que l'on fit ensuite des croisades en les dirigeant
contre des peuples soumis à l'évangile , mais que l'église
rejetait de son sein; et le massacre des Juifs par le comte
Emicon et sa bande préludait visiblement à la croisade
contre les Albigeois .
Heureusement pour l'historien et pour le lecteur on
quitte bientôt cette triste époque pour arriver à la véri
table croisade , à celle qui remit en effet les saints lieux
au pouvoir des guerriers chrétiens . M. Michaud en commence
le récit comme le Tasse , par le dénombrement
des peuples et de leurs chefs ; on n'y voit point , il est
vrai , ce fabuleux Renaud dont les exploits n'ont existé
que dans l'imagination de l'Homère de Sorrente ; mais
les caractères de Godefroi et de ses frères , de Raymond,
comte de Toulouse , des deux Robert de Flandre et de
Normandie , du loyal Tancrède , de l'astucieux Bohemond
, sont peints avec autant de vérité que d'énergie.
Après avoir passé son armée en revue , M. Michaud la
met en marche. Elle a à lutter à Constantinople contre
la politique de l'empereur Alexis , à Dorylée contre le
nombre et la valeur d'une armée de Musulmans , dans
toute sa route contre les difficultés du climat et des
lieux , contre la rareté des vivres , contre sa propre désunion.
Ses guerriers ne savaient que vaincre, mais ils
savaient vaincre. Ils sont dupés par Alexis , ils souffrent
la faim et des fatigues incroyables en traversant l'Asie
mineure; ils sont vingt fois au moment de se faire la
guerre entr'eux : mais ils triomphent dans tous les combats
; leur désunion même est cause que Baudoin, frère
SEPTEMBRE 1812 . 587
de Godefroi , fonde à Edesse une principauté latine ,
qui devient pour eux un point d'appui ; et malgré leurs
pertes et leurs malheurs , ils arrivent encore dans un état
très-imposant sous les murailles d'Antioche .
Le siège et la prise de cette ville , la bataille qu'il
fallut livrer ensuite pour s'en assurer la possession occupent
le troisième livre. Ici les caractères et les moeurs se
développent toujours davantage ; le merveilleux agit
puissamment , et l'histoire semble de plus en plus empiéter
sur le domaine de l'épopée. Les faits d'armes de
Godefroi et de ses guerriers rappellent ceux des héros
d'Homère ; mais les opérations du siége d'Antioche ne
décèlent pas moins d'ignorance que celles du siége de
Troie . Antioche comme Troie ne succombe qu'à la ruse
et à la trahison. Bohemond est l'Ulysse des chrétiens ,
Phirouz le Sinon des Musulmans . La ville est enfin prise
et pillée . Cependant aux délices de ce beau climat qui
avait amolli les croisés , succédèrent bientôt la misère et
la famine . Godefroi lui-même sacrifia son dernier cheval
de bataille pour échapper aux horreurs de la faim .
L'armée des croisés ne ressemblait plus qu'à une armée
de fantômes , et ce fut alors qu'une nuée innombrable
de Sarrasins se présenta pour leur dérober une conquête
qu'ils avaient payée si chèrement. Ce moment ne semblait
plus leur offrir d'autre choix que la mort ou l'esclavage;
mais ce fut alors aussi que le ciel vint à leur
secours , touché de leurs maux et de leur pénitence. On
découvrit miraculeusement sous un autel le fer de la
lance qui perça le flanc de J. C. On observa des signes
célestes ; encouragé par ces saints prodiges , on sortit
pour livrer le combat, et dans le moment le plus critique
de l'action , les saints martyrs Georges , Démétrius et
Théodore vinrent combattre pour les chrétiens aux bords
de l'Oronte , comme les dieux d'Homère avaient combattu
sur les bords du Xanthe pour les Troyens et pour
les Grecs ; mais ici le ciel ne divisa point son assistance ;
il ne s'opéra point de prodige en faveur des Musulmans ,
et la victoire des croisés fut aussi complète que miraculeuse.
C'est dans son quatrième livre que M. Michaud nous
588 MERCURE DE FRANCE ,
conduit enfin à Jérusalem. U décrit avec beaucoup
d'exactitude et de clarté , aux diverses époques de son
histoire , l'état de cette ville de Dieu qui changea tant de
fois de maîtres. Sa conquête et la nouvelle bataille qui
en fut la suite sont sans doute les plus beaux exploits
des croisés. Ils n'arrivèrent sous ses murs qu'au nombre
de cinquante mille hommes , et laville, s'il faut encroire
nos historiens , en avait soixante mille pour défendre ses
remparts ; mais telle était la terreur qu'avaient inspirée
les exploits des chevaliers , que les assiégés , supérieurs
en nombre , n'osèrent se hasarder en pleine campagne
contre les assiégeans . Jérusalem fut prise d'assaut ,
inondée de sang , puis sanctifiée par la pénitence et par
la prière. Mais à peine le pieux Godefroi avait-il été
porté par le voeu unanime de l'armée sur le trône de
David et de Salomon , que les Infidèles accoururent encore
pour lui arracher la garde du Saint-Sépulere. Le
calife du Caire parut dans les plaines d'Ascalon à la tête
d'une armée si nombreuse , que Dieu seul , disent les
contemporains , en savait le nombre. Godefroi ne put
leur opposer que vingt mille combattans , mais ils étaient
l'élite des fidèles , ceux qui avaient résisté à tous les
dangers moraux et physiques du climat, dontrienn'avait
ébranlé la foi ni abattu le courage. Le ciel se déclara
encore pour eux. Les saints combattirent pour leur
cause; les infidèles furent vaincus et leur formidable
armée dispersée ou détruite.
Tels sont les principaux événemens que M. Michand
a fait entrer dans son premier volume. Le récit en est
clair et animé; le style se fait remarquer par une élégante
simplicité et par une correction soutenue. Quoique
l'auteur ait déclaré ne pas vouloir se jeter dans les
digressions ni dans la critique , il cite souvent ses auteurs
, et distingue les faits qui sont attestés par tous ,
de ceux qui ne sont appuyés que d'un ou deux témoignages.
On voit même , qu'outre les historiens déjà connus
, il a appelé à son secours Mathieu d'Edesse , auteur
arménien , dont on ne connaît encore que quelques fragmens
traduits en français , par MM. Martin et Chahan
de Girbied, sur un manuscrit de la Bibliothèque impéSEPTEMBRE
1812 . 589
riale. M. Michaud y a puisé les détails d'une expédition
de Zimiscès dans la Palestine qui précéda les expéditions
des croisés . Aboul Féda lui en a fourni sur une des
cente des Génois et des Pisans en Afrique , véritable
croisade qu'aucun historien des croisades n'avait rapportée
avant lui. Il n'a pas négligé non plus la géographie
; il restitue à Semlin son véritable nom que tous les
historiens français avaient changé en celui de Malleville,
et il a inséré dans ses pièces justificatives une notice intéressante
de M. Walckenaer sur l'Itinéraire de Bordeaux
à Jérusalem . Son ouvrage , en un mot , sans étaler
l'érudition , paraît être fondé sur une érudition trèssolide.
Voilà sans doute assez et d'assez grands avantages
pout le recommander au public , et nous pouvons , sans
nuire ni à l'auteur ni à l'ouvrage , exposer nos doutes
sur ce qu'il peut laisser encore à désirer. Nous avons
parlé de l'extrème réserve , de l'impartialité dont M. Michaud
s'est fait une loi comme du meilleur parti qu'il
eût à prendre ; mais ceparti n'a-t-il pas encore ses inconvéniens?
Notre historien sème sa narration d'aperçus
délicats , de remarques fines , d'observations ingénieuses ;
mais les traits énergiques , les observations vigoureuses,
l'éloquence male de la muse de l'histoire ne se montreraient-
elles pas plus souvent dans son ouvrage , s'il l'eût
écrit décidément dans telle ou telle opinion ? Passons
sur ce défaut peut-être inévitable dans la position de
l'auteur. Nous pourrons demander encore si , même
dans cette position , l'historien des croisés ne s'est pas
trop arrêté à l'histoire des pélérinagės ; s'il n'a pas été
injuste envers l'empereur Alexis ; il le traite de monar
que faible , et prononce qu'il aurait pu se mettre à la
tête de la croisade pour reconquérir l'Asie mineure sur
les Turcs. Alexis fut le monarque artificieux d'un Empire
très - faible, et la conduite des croisés à Constantinople
, en prouvant qu'il n'aurait jamais pu se faire
obéir de cette milice indocile , justifie peut-être la politique,
dont il se servit avec eux. Il me semble que M.
Michaud ne s'est pas assez détaché de ses héros, en jugeant
ainsi unde leurs adversaires, etje crois que dans
i
590 MERCURE DE FRANCE,
une autre occasion il est resté trop fidèle à leurs pre
miers historiens. Il s'agit des massacres qui eurent lieu
à Jérusalem , la ville étant entièrement soumise , et où
la politique des croisés fit périr en trois jours soixantedix
mille ames , sans excepter les femmes enceintes ni
les enfans nouveau-nés . M. Michaud n'a pu sans doute
retracer ces horreurs sans indignation , mais nous aurions
voulu qu'il la fit retomber aussi sur ceux qui les ordonnaient.
A la fin de son volume il a place un parallèle
entre l'expédition d'Alexandre et celle de Godefroi ,
où il nous semble également que son impartialité l'abandonne.
Pourquoi cherche - t - il à diminuer la gloire
d'Alexandre , en avançant , sans aucune apparence de
preuve , que ses historiens ont diminué le nombre de
ses soldats ? Pourquoi cherche-t-il tant de raisons de la
différence de ses succès à celui des croisades , lorsqu'une
seule suffisait ? le pouvoir absolu , le génie extraordinaire
du héros macédonien , et l'excellence de ses troupes
, opposés à l'autorité précaire de Godefroi , à l'enfance
où l'art militaire était tombé de son tems , et à
l'insubordination de son armée. Lorsque tout diffère des
deux côtés , le parallèle est impossible. Ilne fautpas plus
blâmer Godefroi de ce qu'il n'a pas renouvelé avec ses
moyens les conquêtes d'Alexandre , que chercher à atténuer
la gloire d'Alexandre pour relever celle de Godefroi.
Nous soumettons , au reste , ces observations à M.
Michaud lui-même , et nous nous plaisons à répéter
qu'elles ne doivent diminuer en rien l'idée favorable que
nous avons cherché à donner de son travail : il instruit
et il intéresse. Il fait très-bien connaître les opinions et
les moeurs du tems ; et lorsque M. Michaud aura à décrire
l'établissement des croisés dans leurs conquêtes ,
il tracera sans doute un tableau aussi curieux que fidèle
de leurs institutions et de leurs lois . Nous l'attendons
avec impatience dans le second volume , ainsi qu'à la
fin de l'ouvrage, le résumé des biens et des maux qu'ont
fait les croisades à l'Europe et à l'Asie. L'auteur , indépendamment
de ses propres lumières , trouvera des ressources
précieuses dans les deux mémoires sur cette
SEPTEMBRE 1812 . 591
sd.
11
question , qui ont été couronnés par la troisième classe
de l'Institut. Espérons donc qu'avec de pareils secours ,
et encouragé par l'accueil que le public ne peut manquer
de faire à son ouvrage , M. Michaud ne nous en
fera pas attendre trop long-tems la suite et la conclusion .
C. V.
,
L'ERMITE DE LA CHAUSSÉE D'ANTIN ou Observations
sur les moeurs et les usages parisiens au commencement
du dix- neuvième siècle . - A Paris , chez Pillet , imp.-
libraire , rue Christine .
SEMBLABLES à la boutique du libraire Martinet , les
voitures publiques offrent chaque jour des caricatures
nouvelles , et pour certains badauds les caricatures , je
ne dis point pensantes , mais parlantes et agissantes , ne'
sont pas celles qui présentent le moins d'intérêt. Aussi ,
je l'avouerai , la plus chétive guimbarde vaut mieux , à
mon gré , que la plus élégante calèche. J'y trouve toujours
du plaisir , et , comme on va le voir , quelquefois
du profit .
Invité à passer quelques jours dans une maison de
plaisance des environs de Paris , je n'eus garde de manquer
si belle occasion de voyager en compagnie. Il restait
une place vacante dans un de ces petits cabriolets
auxquels on a donné un surnom très -étrange ; je m'empressai
de la prendre , et je me trouvai entassé avec trois
autres personnes dans un espace de trois pieds cubes . En
voiture , l'étiquette n'est point rigoureuse ; la familiarité
s'établit sur-le-champ ; personne ne craint de s'y montrer
dans tout son ridicule . Ce fut une dame qui engagea
la conversation et qui en fit long-tems tous les frais .
Elle était accompagnée de sa femme de chambre et d'un
fort beau garçon qu'elle appelait son jeune parent. Je
ne tardai point à savoir quels étaient ses goûts , ses habitudes
, sa naissance , son rang : pour son âge , elle n'en
parla pas ; mais sur ce point je savais à quoi m'en tenir.
Avec quelques restes de beauté , les débris d'une fortune
considérable et le prestige d'un grand nom , elle s'était
1
5ga MERCURE DE FRANCE,
1
retirée dans une petite terre où elle avait encore le bon
heur de faire du bruit une ou deux lieues à la ronde.
Presque toutes les femmes pensent comme César : « Il
>>vaut mieux être le premier dans un village' que le
» second dans Rome.>>>
Celle dont je parle faisait de tems à autre un petit
voyage à Paris pour se mettre au courant des modes et
du bon ton. Cette fois elle était venue uniquement pour
apprendre àfaire de lafrivolité , et pour prendre quelques
leçons de diable chez Mlle *** , au passage du Panorama
. Avec ces petits talens acquis en deux ou trois
jours , elle espérait bien faire , pendant un mois , le
désespoir et l'admiration de toutes ses voisines. Dès demain
, nous dit-elle , toutes voudront avoir un diable et
une navette ; mais qui leur apprendra à jouer avec l'un
et à se servir de l'autre ? ce sera moi , et je m'y prendrai
de telle sorte que leurs progrès ne seront pas rapides .
Vous rappelez-vous , mon ami , ajouta-t-elle en s'adressant
au jeune homme qui était assis près d'elle , vous
rappelez-vous combien l'album que vous m'avez donné
l'année dernière , a causé de dépit à toutes nos dames?
Cette circonstance me le rend plus cher encore. Croyez
que je n'oublierai jamais une attention si délicate. Malgré
les sarcasmes de l'Ermite de la Chaussée d'Antin ,
je tiens l'invention des album comme l'une des plus
belles découvertes de ce siècle , et je ne donnerais pas le
mien pour le plus précieux de tous les manuscrits de la
Bibliothèque. En vérité , c'est une chose bien singulière
que cette manie de vouloir tourner tout en ridicule , de
né respecter aucun goût , aucun usage. Heureusement
les gens du bon ton font peu de cas de ces auteurs qui ...
Ici je me permis d'interrompre la Dame, et alors s'éta
blit entre nous le dialogue suivant :
Mor. Eh quoi ! Madame , pour quelques mots innocens
, pour de simples plaisanteries, vous traitez si dure
ment un auteur qui , sans doute , vous a fait rire plus
d'une fois ?
LA DAME. J'en conviens ; mais aussi pourquoi sé mơ
quer des album et de l'éducation qu'on donne aux
demoiselles ? excepté ces deux griefs , j'avoue queje lai
DE LA SEIN
SEPTEMBRE 1812 . 595
A
passerais tout le reste. Puisqu'il faisait tant que de re
cueillir en un volume les articles qui avaient déjà paru 5.
xdans la Gazette de France , l'Ermite pouvait bien reftan-cen
cher ceux qui avaient causé du scandale dans la
compagnie.
bonne
Mor. Peut-être son libraire n'aurait-il pas voulu y
consentir .
LA DAME. Son libraire ! Croyez -vous , Monsieur ,
qu'on soit dupe de ce stratagème ?Tous ces libraires qui
forcent la main à un auteur pour obtenir la permission
d'imprimer son ouvrage , n'ont jamais existé que dans les
préfaces .
Mor. Que cela soit ou non , peu importe , Madame.
Il suffit que l'ouvrage soit piquant pour que le libraire
ou l'auteur aient sagement faitde le mettre en lumière.
LADAME. Piquant, soit, puisqu'il fronde les habitudes
etles moeurs de plusieurs classes de la société : mais pour
intéressant je ne saurais en convenir. Que contient donc
ce livre ? Des observations que tout le monde aurait pu
faire.
Mor. Songez donc , Madame , que vous faites là le
plus bel éloge de l'auteur. Ce n'est point en effet une
tâche si aisée que de présenter dans un cadre original
des travers , des ridicules dont nous sommes tous les
jours témoins , que nous n'apercevons que confusément,
et seulement assez pour mieux sentir le mérite de celui
qui les met au grand jour. Permettez-moi , Madame , de
vous raccommoder avec ce pauvre Ermite. J'ai dans la
poche un exemplaire de son ouvrage. Je répondrai par
quelques citations aux critiques que vous paraissez trèsdisposée
à faire , et vous finirez par lui pardonner ses
railleries sur les album et sur les pensionnats de demoiselles
. 1
LA DAME. J'accepte la proposition. Ce sera d'ailleurs
un moyen de passer le tems ; mais je doute que votre
Ermite me convertisse. Je ne vous ai parlé que de ce
qui me déplaisait le plus : maintenant je vais vous entretenir
de tout ce qui m'a choqué . Je trouve en général
que fauteur va prendre trop souvent ses personnages
dans les dernières classes . Peu nous importe de savoir
Pp
6
594 MERCURE DE FRANCE;
ce qui se passe dans l'anti-chambre , de connaître les
habitudes des artisans , etc.
Mor . De grace , arrêtez-vous , Madame , ne perdez
point de vue le but ques'est proposé l'Ermite ; il a voulu
peindre les moeurs parisiennes ; toutes les classes lui
offraient des modèles , il ne devait refuser son pinceau
à aucune ; et après tout, puisque j'emploie ici le langage
de la peinture , n'avez-vous dans votre château que des
tableaux de Raphaël , du Dominiquin , des Carraches ?
Comme Louis XIV, ne sauriez-vous accorder dans votre
galerie une petite place à Teniers ? Ou je me trompe
fort , ou l'Ermite, en nous offrant le tableau des plaisirs
d'une certaine classe d'artisans , semble avoir pris la palette
du peintre Anversois . C'est dans le coloris, lemême
brillant ; dans les caractères , les attitudes des personnages
, c'est la même naïveté. Souffrez , Madame , que je
vous relise cet article :
<< Il est une classe d'hommes à Paris dont les habitudes,
les goûts et les plaisirs sont presqu'aussi invariables que
les moeurs des habitans du Gange ou du fleuve Jaune;
nous voulons parler des artisans de la classe inférieure.
De tems immémorial , le dimanche est par eux consacré
à dépenser le superflu qu'ils ont pris sur le nécessaire
du reste de la semaine. Leur prévoyancenes'étend point
au-delà de huit jours , et ils ne connaissent d'autre avenir
que le dimanche. Les spectacles , dont le goût est si
généralement répandu dans toutes les autres classes du
peuple , n'ont aucun attrait pour eux. La Courtille, les
Porcherons , un coin de table au Grand-Salon ou chez
Desnoyers , voilà leurs cercles , leurs théâtres , leurs promenades
, leurs athénées. On aurait tort de croire que
ces réunions soient aussi étrangères aux bonnes moeurs
qu'elles le sont au bon ton et au bon goût. Les habitudes
de ces gens -là sont basses , mais leur conduite n'a rien
d'essentiellement repréhensible , et l'on trouverait sans
aucun doute plus à reprendre dans les cabinets du Cadran-
Bleu , de la Galiote , que dans les tavernes de l'Arc-en-
Ciel ou de l'Isle-d'Amour.
>>Ces réunions d'artisans sontle plus ordinairement des
fêtes de famille : tout y est public; le père, la mère et
SEPTEMBRE 1812. 595
اقف

15
les enfans se rassemblent pour manger une matelote ou
un civet de lapin, au milieu de vingt autres familles que
les mêmes plaisirs attirent dans les mêmes lieux. Le vin
de Brie et de Surenne coule à grands flots ; on boit, on
rit , on chante , on s'enivre , et la femme , qui s'arrête ordinairement
tout juste au degré de raison dont elle abesoin
pour ramener son mari , ne le force pourtant à
quitter la table que lorsque la bourse est tout-à-fait
épuisée. Tous les comptes soldés , la famille se remet en
marche, et bras dessus , bras dessous, détonnant un pontneuf,
redescend vers minuit le faubourg du Temple , et
rentre au logis où elle ne trouvera le lendemain que le
pain qu'elle aura gagné dans la journée, sans regretter
l'argent si follement employé la veille . »
LA DAME . Ouf , Monsieur , vous ne donnez pas le
tems de placer un mot. Avouez que femme ne fut
jamais plus complaisante , ni plus discrette , d'écouter
de si longues citations . J'avais mille remarques à vous
faire sur ce passage qui , du réste , est plus piquant que
je n'avais trouvé d'abord ; mais vous m'avez tout fait
oublier. Je me bornerai à vous dire maintenant , et vous
serez forcé d'en convenir , que l'auteur ne change point
assez souvent de ton. Il est malin , enjoué ; il manie
avec dextérité l'arme du ridicule , mais c'est la seule
dont il sache se servir , et nouveau Dom Quichotte , il
en frappe tout ce qu'il découvre , hommes et choses .
Mor . Devait-il done traiter nos travers comme des
vices ? Que diriez-vous donc , madame , si , moraliste
fâcheux , l'auteur s'était continuellement répandu en
reproches et en invectives contre les folies du siècle ? Le
parti le plus sage , comme le plus amusant , c'était de
rire , et sur-tout de faire rire ses lecteurs . Toutefois je
ne conviendrai point qu'il ne change pas de ton , et si je
ne craignais d'abuser de votre patience , je vous citerait
encore un morceau de son article sur les morts .
LA DAME . Cette fois je suis de votre sentiment , cet
article m'a beaucoup plu , sur-tout le passage où l'Ermite
jette quelques fleurs sur le tombeau de Me Cottin .
Relisez donc ce passage .
Mor . Volontiers , Madame.
Ppa
596 MERCURE DE FRANCE ,
:
« Quel est l'homme sensible , l'ami des lettres , dut
talent et de la vertu , qui pourrait se décider à quitter
l'enceinte où repose l'auteur de Claire dAlbe et d'Amélie
de Mansfield , sans payer à sa cendre un douloureux
tribut de regrets ? mais c'est en vain qu'il cherchera la
place qui la renferme : nul épitaphe ne l'annonce , nul
monument ne l'indique. Celle dont la réputation fut le
chagrin de sa vie , qui s'affligea de s'être placée à son
insu au premier rang des écrivains de son sexe , n'a
révélé qu'à ses amis le secret de sa tombe , et leur a
recommandé de pleurer en silence .>>>
J'allais continuer, quand la voiture s'arrêta . Le cocher
m'avertit que j'étais au terme de mon voyage. Je pris
congé de la Dame dont je n'ai jamais su le nom. Adieu ,
monsieur , me dit- elle , vous ne m'avez point convertie ;
mais je suis un peu ébranlée , je l'avoue . -Avant de
vous quitter , lui répliquai-je , je dois vous faire des
remercimens . J'avais à rendre compte dans un journal
de l'ouvrage , objet de notre discussion ; je réfléchissais
sur la forme que je devais donner à mon article ; vous
m'avez tiré d'embarras . Je rapporterai notre conversation.
Je ne veux cependant point vous quitter sans
vous engager à lire et relire les Observations de l'Ermite :
c'estune recommandation que je ne manquerai point de
faire encore à nos lecteurs . Κ.
AMÉLIE ET JOSEPHINE , OU LA SURPRISE.
NOUVELLE .
AMÉLIE , jeune , belle , noble , ayant le plus aimable
caractère , une éducation soignée , de la fortune , avait bien
des droits au bonheur ; mais tant d'avantages réunis n'y
conduisent pas toujours , et trop souvent même sont des
écueils qui en éloignent. Amélie fut mariée à seize ans
sans consulter son coeur , qui n'avait fait encore aucun
choix , avec un homme dont le caractère n'avait rien de ce
qu'il fallait pour l'attacher ; c'était un de ces êtres insignifians
, sans vices ni vertus , qu'il est aussi impossible
d'aimer que de hair , et qui la laissa dans une parfaite indifférence.
Cet état eût été dangereux pour toute autre
SEPTEMBRE 1812. 597
Wald
femme de cet âge , mais si Amélie n'aimait pas son mari,
elle aimait la vertu et par goût et par principes ; elle avait
besoin de sa propre estime et de celle de ceux qui l'entouraient
, et le devoir lui tint lieu d'amour pour la préserver.
L'état de langueur où tomba le baron de Waldorf quelques
années après leur mariage , y joignit encore une tendre
pitié : elle le soigna comme s'il eût été l'époux de son
choix , et l'aima réellement davantage ; car un coeur généreux
s'attache par ses bienfaits. Le baron écoutait et suivait
tous les conseils des médecins , ily en eut qui lui ordonnèrent
les bains de Carlsbad : il s'y rendit avec Amélie , qui
ne le quittait point ; il en éprouva d'abord quelque soulagement,
et il eut le plaisir d'y retrouver un ancien camarade
d'université , le baron Edouard de Lindau , qu'il avait perdu
de vue depuis bien des années. Tous les deuxs'étaient mariés
, mais Edouard n'avait pas été aussi heureux que son
ami, et cependant l'amourseul avait décidé son choixet forme
son union avec une jeune fille d'une naissance très-inférieure
à la sienne. Josephine Botler , fille d'un pasteur de
village , lui avait tourné la tête par une figure enchanteresse;
libre de disposer de sa main, il avait surmonté tous les
préjugés de son état pour la donner à celle qui possédait
son coeur , et sa récompense avait été l'infidélité la plus
odieuse par ses circonstances. Il existait une intrigue criminelle
entre Josephine et le chasseur du baron , qui s'était
formée déjà avant son mariage , et qui avait continué depuis
dans le plus grand mystère ; il l'avait découverte , et convaincu
par ses propres yeux de cette indignité , il fut sur
le pointd'immoler sa perfide épouse à sa rage , mais l'excès
de son mépris la sauva ; il n'avait pas d'enfans , il se contenta
de la renvoyer à son père , et depuis lors il plaidait
avec elle pour obtenir un divorce auquel elle se refusait
avec opiniâtreté , préférant sans doute le titre de baronne
de Lindau à la liberté de s'unir avec un homme au-dessous
d'elle , que la crainte avait fait disparaître et que sou
père ne lui aurait jamais permis d'épouser .
Telle était la situation du baron de Lindan , lorsque
M. de Waldorf le trouva à Carlsbad , succombant sous le
poids de son chagrin , sombre , misanthrope , fuyant la
société : il ne fut pas insensible cependant au plaisir de
retrouver un ami ; mais M. de Waldorf occupé de ses
maux , aussi languissant au physique que M. de Lindau au
moral , n'était guère propre à le distraire de ses peines : il
en confia le soin à Amélie, et lui demanda de recevoir
:
598 MERCURE DE FRANCE ,
son malheureux ami. Amélie y consentit: son coeur sen
sible était ouvertà tous les malheureux , l'ami de son époux
avait plus de droits qu'un autre à sa compassion , et bientôt
il en acquit de réels à son amitié ; sa figure intéressante ,
sa douce tristesse commencèrent d'abord à l'attacher peuà-
peu. Dans les divers entretiens qu'elle entamait pour
chercher à l'égayer , elle découvrit un esprit très-agréable et
beaucoup d'instruction ; elle aurait voulu pouvoir verser
sur les plaies de son coeur le baume de l'amitié , mais le
sujet de ses peines était trop délicat pour qu'elle osât solliciter
son entière confiance. Elle savait qu'il avait été trahi
par son épouse , à qui il avait donné les plus grandes
preuves d'attachement , et qu'il travaillait à dissoudre leur
lien; mais elle ignorait les détails dont nous avons instruit
le lecteur , et ne les demanda pas à son nouvel ami ; il lui
disait seulement qu'il avait été le plus malheureux et le plus
trompé des hommes : elle voyait combien il souffrait encore
, il n'en fallait pas davantage pour l'intéresser. Dans
lespremiers tems de leur connaissance, la société d'Amélie,
ses soins pour son époux malade redoublaient la tristesse
d'Edouard plutôttque de la calmer ; ce tableau du bonheur
conjugal, dont il avait espéré jouir et qui lui avait été
enlevé si indignement, était pour lui un supplice. Ses amis
cherchaient à le consoler, à lui persuader que ce bonheur
n'était pas perdu pour lui sans retour , et que , lorsque ses
honteux liens seraient brisés, il pourrait en former de nouveaux
sous de plus heureux auspices ; il secouait la tête , et
Ieurdisait ; Trouvez-moi une autre Amélie.-Viens passer
l'hiver avec nous à Berlin , lui répondait Waldorf , là tu
trouveras facilement à faire un meilleur choix ; ton malheur
vient de t'être adressé à une jeune fille sans éducation ,
sans principes , dont les inclinations se ressentaient de la
bassesse de sa naissance ; ce n'est qu'avec ses égales qu'on
peut trouver sûreté et bonheur. Nous nous connaissions
a peine Mme de Waldorfet moi , mais nos naissances , nos
fortunes se convenaient , nos parens arrangèrent notre
union ; elle n'a pas été malheureuse , si ce n'est du déran
gement de ma santé , qui se remettra , j'espère : n'est-ce
pas , Amélie , vous avez été contente de votresort , quoique
l'amour, peut- être , n'y soit jamais entré pour rien ? Amélie
soupira sans avoir la force de répondre ; jamais l'idée du
contentement et celle de son sort ne s'étaient réunies danssa
pensée. Edouard soupira plus profondement encore , ilavait
connu l'amour et le bonheur dans toute leur plénitude,etil
SEPTEMBRE 1812 .
599
ne pouvait se représenter l'un sans l'autre ; il ne comprenait
pas que le possesseur d'Amélie pût les séparer. Ces deux
soupirs furent comme un talisman qui attira leurs deux
coeurs l'un vers l'autre ; la tristesse de Lindau ne se dissipa
point , mais elle changea de nature : ilne pouvait se passer
de la société d'Amélie , et bientôt il s'avoua à lui-même
que le sentiment le plus tendre l'attachait à cette femme
adorable , mais ce ne fut qu'à lui-méme; il la respectait
trop pour prononceravec elle d'autre mot que celuid'amitié,
et encore ily associait toujours Waldorf , et se permettait
seulement de répéter à l'un ou à l'autre , lorsqu'on lui parlait
d'un nouveau choix : Trouvez -moi une autre Amélie .
Pour celle-ci qui aimait pour la première fois de sa vie , elle
n'eut aucun soupçon de la nature de son sentiment ; elle
se disait bien qu'Edouard de Lindau étaitl'homme le plus
aimable qu'elle eût rencontré ; elle sentait bien qu'elle
n'était heureuse qu'avec lui , mais elle croyait seulement
lui rendre justice et le plaindre ; elle aimait et soignait son
mari , exactement comme elle l'avait toujours aimé et soigné
, ne trouvant aucune différence dans son coeur à cet
egard; elle fut tout-à-fait rassurée sur ce qui s'y passait
d'ailleurs , et continua à voir son aimable ami sans crainte
et sans défiance , et à l'aimer tous les jours un peu davantage.
On avait ordonné au baron de Waldorf l'exercice du
cheval , et dans l'espoir de guérir il s'y livrait avec ardeur ,
et faisait tous les jours des promenades sur un cheval assez
vif. Un jour son cheval s'emporta , le baron n'eut pas la force
de rester en selle ; il tomba , rencontra une pierre , et reçut
une blessure qui dans peu dejours unit fin à sa languissante
vie. Amélie fut d'abord atterrée; ce genre de mort avait
en lui-même quelque chose d'effrayant et de frappant qui
devait l'émouvoir. Dans les commencemens elle erut de
bonne foi avoir tendrement aimé celui qu'elle pleurait sincérement
; mais Lindau était à côté d'elle , pleurait avec
elle, la consolait à son tour , et bientôt elle sentit qu'il y
parviendrait facilement. M. de Waldorf, soigné par eux
dans les derniers jours de sa vie , avait paru désirer leur
union ; sa tête n'était pas libre , et il parlait avec difficulté ,
il ne put donc que prononcer souvent leurs deux noms , et
serrer dans ses mains défaillantes leurs deux mains réunies ;
c'en fut assez pour donner à Edouard l'espoir de pouvoir
être son heureux successeur , et à Amélie la douce idée
qu'elle pourrait une fois, sans blesser la mémoire de son
:
MERCURE DE FRANCE ,
600
époux défunt , s'unir à celui que son coeur avait nommé:
Il n'en fut cependant point question encore , tous les deux
avaient trop de délicatesse pour ne pas respecter les convenances;
mais le momentde la séparation arriva , Lindau
était rappelé chez lui par son procès avec son indigne
épouse , qui se poursuivant vivement. Jusqu'alors il l'avait
suivi avec lenteur, plus pour l'honneur de sa famille que
pour lui-même , il lui était assez égal d'être libre ; mais
depuis qu'Amélie était veuve , il persécutait son avocat de
presser le divorce , et au défaut du consentement de Joséphine
, qu'on ne pouvait obtenir , de faire enfin valoir les
preuves qu'il avait en main , et de faire entendre les témoins
. Ily avait toujours répugné , par un reste d'égards
pour celle qui avait porté son nom , et dans l'espoir de la
décider à des moyens plus doux; mais son obstination se
joignant à ses autres torts avérés , il résolut de ne plus la
ménager , sur-tout à présent que le bonheur de toute sa
vie en dépendait , et d'obtenir, par la force de la loi , une
liberté qui ne pouvait lui être refusée. Son avocat lui en
donnait la certitude , et l'invitait à se trouver à la première
séance du tribunal où cette affaire était portée, sa présence
et peut-être un serment étant nécessaires pour la
terminer.
Il vint chez Amélie pour prendre congé d'elle , et pour
luí parler de ses futures espérances : elles seules , lui dit-il ,
peuventme donner la force de m'éloigner de vous. Oh!
monamie ! je vous disais une fois , trouvez-moi une autre
Amélie ; j'ose à présent vous demander si je l'ai trouvée.
Amélie lui tendit la main en rougissant, et lui dit avec la
plus noble franchise : Amélie , mon cher Lindau , se trou
vera heureuse de pouvoir un jour vous rendre le bonheur
dont vous êtes si digne , et vous raccommoder avec les
femmes et avec le mariage ; emportez cette assurance , si
elle peut adoucir vos peines . Quand vous serez tout-à-fait
libre , quand mon deuil será fini , alors revenez , et vous
trouverez , non pas une autre Amélie , mais celle qui sera
toujours la même pour vous ; jusqu'à ce moment nous
serons séparés , mais nous nous écrirons. Je veux passer
le tems de mon deuil chez un digne ecclésiastique , qui
forma ma jeunesse , et que je regarde comme un père ; il
est pasteur au joli village de Weissenberg; je lui ai demandé
de me recevoir; ily consent , etje pars en même
tems que vous. Carlsbad me serait insupportable après
votre départ.
SEPTEMBRE 1812 . 601
Lindau enchanté baisa tendrement la main de son amie ,
et lui demanda, la permission de l'accompagner jusqu'à
Weissenberg. Ce sera pour moi une consolation , lui dit-il,
dans l'exil où vous me condamnez , de pouvoir au moins
me représenter le lieuque vous habitez , les personnes avec
qui vous vivez , et de vous suivre en idée dans vos promenades
, dans votre appartement , partout où vous serez .
Le coeur d'Amélie était trop sensible pour ne pas comprendre
ce désir , elle le partageait elle-même , et consentit
à ce qu'il lui demandait. Deux jours après ils partirent ensemble
, et arrivèrent à Weissenberg chez l'ancien insti
tuteur d'Amélie. Détestant tout ce qui pouvait avoir l'air
de la défiance ou du mystère , elle lui présenta le baron de
Lindau comme un ami à qui elle donnerait un jour un nom
plus tendre. Le pasteur connaissait de réputation le baron
et ses malheurs , et son noble caractère ; il approuva le
choix d'Amélie , et fut bien aise de penser qu'un second
hyménée mieux assorti la dédommagerait des ennuis du
premier; il avait vu avec peine son aimable pupille sacrifiée
àun homme incapable de l'apprécier et de la rendre
heureuse; il la vit avec plaisir sur la route du premier des
bonheurs , celui d'être unie à l'homme qu'on aime , à un
mortel aimable et vertueux . Plus il fut infortuné dans son
premier choix , pensait-il , et plus il sentira la valeur du
trésor qu'il possède; et combien celle qui s'est conduite
sans reproche avec un mari qu'elle ne pouvait aimer , rendra-
t-elle heuteux celui que son coeur a choisi ! Au moment
où le baron prit congé de lui en lui recommandant sou
Amélie , il réunit leurs deux mains dans ses mains vénérables
: Je vous conserverai ce précieux dépôt , lui dit-il ,
et le jour où je vous le rendrai , oti j'unirai ces deux mains
en face de l'Eternel , sera aussi le plus beau de ma vie .
Lindau se jeta au cou du vieillard , Amélie pressa sa main
contre son coeur , et celle de son ami en même tems ; ils se
séparèrent avec regret , avec attendrissement , mais plutôt
comme deux amis bien tendres , que comme deux amans
bienpassionnés. Lindau avait aimé si vivement son épouse
pendant les deux années qu'il avait passées avec elle , que
son coeur n'était plus guère susceptible d un sentiment de
la même force ; il chérissait Amélie : cette réunion si rare
et si touchante d'attraits , d'esprit et de vertus , avait excité
d'abord son admiration , son estime , et enfin sa tendre
amitié , et l'amitié entre un homme et une femme également
aimables , touche de si près à l'amour , qu'il estbien
1
602 MERCURE DE FRANCE ,
:
difficile de les distinguer . Avant que d'avoir rencontré
Amélie , il était le plus malheureux des hommes ; près
d'elle toutes ses peines s'étaient adoucies , elle l'avaitramené
à des sentimens plus doux. Cette haine du genre
humain , cette aigreur générale , suites bien naturelles d'une
perfidie aussi atroce que celle qu'il avait essuyée, s'étaient
insensiblement calmées dans la société d'Amélie ; il avait
de nouveau cru à la vertu , à la possibilité du bonheur ;
une noble confiance , une espérance consolante avaient
remplacé le sombre désespoir et la farouche misanthropie;
et celle à qui il devait cet heureux changement dans tout
son être , avait dû nécessairement lui devenir bienchère;
vivre avec elle et pour elle était le voeu de son coeur , mais
ce sentiment n'avait rien de tumultueux , et ne ressemblait
pas à celui que lui avait inspiré la coupable Joséphine.
Amélie , de son côté , n'ayant jamais exalté ni son coeur
ni son imagination , ayant suivi jusqu'à vingt-cinq ans la
ligne exacte du devoir sans s'en écarter une minute, mettait
de la raison même dans son amour. Lindau était le
premier homme qu'elle eût aimé ; elle ne pouvait donc
comparer ce sentiment à aucun autre , il remplissait son
coeur sans l'agiter , ne se l'étant avoué à elle-même que
lorsqu'il n'y avait presque plus d'obstacle à vaincre. Elle
ne connaissait ni la crainte , ni le remords , ni le doute , ni
ce
Fille
trouble de l'ame qui caractérise les grandes passions ;
mais elle aimait Lindau avec une véritable tendresse , et se
promettait de le dédommager de tout le bonheur qu'il
avait perdu , qui devait être bien grand à en juger par la
tristesse où elle l'avait vu plongé. Lorsqu'il l'eut quittée ,
elle arrangea sa vie au milieu dela famille du bonpasteur
comme si elle en faisait partie , et se fit bientôt adorer de
tout ce qui la composait ; ce fut pour eux tous un charmant
épisode que l'arrivée d'une femme aussi aimable ,
qui prit toutes leurs habitudes , et se trouva parfaitement
heureuse au milieu de ce petit cercle de vrais et simples
amis . Le charmant village de Weissenberg était situé le
plus agréablement possible , sur les rives d'un lac d'une
assez grande étendue ; un vaste horizon laissait voir une
quantité de beaux villages et de maisons de campagne ,
dispersées sur une grande et riche plaine , coupée de
champs , de prairies et de bouquets d'arbres fruitiers. De
l'un des côtés s'élevait en amphithéâtre une forêt majestuense
; de l'autre des montagnes de formes les plus pittoresques.
La maison du pasteur , à l'un des bouts du vil
SEPTEMBRE 1812 . 603
1
lage , était entourée de vergers et d'un jardin qui réunissait
legoût et la simplicité. On entrait de là dans des bosquets
touffus et naturels ; un sentier sinueux suivait les détours
d'un ruisseau qui descendait de la montagne en formant
une cascade , et venait en serpentant se jeter dans le lac .
C'était une des promenades les plus romantiques qu'il fût
possible d'imaginer. Amélie s'égarait sous ces beaux ombrages
avec un vrai délice , pensant à son ami , lisant les
lettres qu'il lui écrivait tous les deux jours . Elle venait ensuite
y répondre dans sa jolie chambre boisée et ornée de
belles gravures , ayant la vue sur le lac et sur le jardin
rempli de fleurs odorantes . Acôté était la bibliothèque du
pasteur , peu nombreuse , mais bien choisie , où elle passait
de doux momens . Le reste de la journée était employé
à sa harpe , à son pinceau , à son aiguille , à des
entretiens amicals avec la femme et les filles de M. Winder
, excellentes personnes , qui , sans gêner Amélie , sentaient
le prix de sa société et contribuaient à l'agrément de
sa vie . Malgré l'absence de l'objet aimé , Amélie n'éprouva
pas un instant d'ennui dans sa retraite , et le tems passait
avec une incroyable rapidité ; c'est ce qui arrive dans une
vie à-la-fois occupée et monotone ; rien ne variait ni ses
occupations , ni ses pensées ; rien n'y marquait un jour plus
qu'un autre , tous s'écoulaient aussi tranquillement que
l'eau limpide d'un ruisseau sur les bords duquel elle promenait
ses douces rêveries , et dont elle entendait à peine
le murmure. Cette vie paisible lui paraissait si douce ,
qu'elle attendait sans impatience la fin de son deuil et celle
du procès de son ami. Il lui mandait qu'il s'était présenté
de nouvelles difficultés par l'absencede l'un des témoins
et par l'obstination de Joséphine. Il aurait pu les surmonter
en paraissant lui-même et prêtant un serment , qu'il pouvait
prêter en conscience , puisqu'il avait été convaincu
par ses propres yeux de l'infidélité de sa femme , dont il
avaitd'ailleurs les preuves les plus positives ; mais au moment
de remplir cette formalité , une répugnance invincible
pour affirmer lui-même son déshonneur et la honte de
celle qu'il avait tant aimée , s'était emparée si fortement
de son esprit qu'il n'avait pu s'y résoudre . Il avait fait encore
de nouvelles tentatives auprès de Joséphine et des
nouveaux sacrifices d'argent , et il commençait à espérer
qu'elle céderait , et que dans peu de jours son procès serait
terminé.
,
Cette lettre fit une impression singulière sur le coeur
604 MERCURE DE FRANCE ,
d'Amélie ; elle avait ignoré jusqu'alors que les difficultés
sur le divorce vinssentde la femme du baron : elle croyait
que les tribunaux , si lents quelquefois , traînaient la chose
en longueur , et que la seule délicatesse du baron mettait
obstacle au jugement ; mais lorsqu'elle apprit cette circonstance
, il s'éleva dans son ame comme une espèce de
reproche d'être la cause que ce lien fût brisé malgré celle
qui l'avait formé. Il est vrai , pensait-elle alors , que c'est
elle qui l'a déchiré par sa conduite , ainsi que le coeur de
son époux , et qui continue à prouver combien elle était
peu digne de lui appartenir , puisqu'elle cède à l'appåt
d'un peu plus d'argent. Amélie commençait àcraindre de
s'être laissée trop facilement entraîner à aimer un homme
qui n'était pas encore libre .
Elle se livrait à ces idées pénibles en faisant une promenade
sur les bords du lac , et en relisant les lettres qui les
avaient occasionnées . Elle rentra dans sa chambre embarrassée
pour la première fois d'y répondre. Elle allait cependant
s'asseoir à son bureau , quand le pasteur entra et
lui apprit qu'une jeune femme , qui paraissait avoir au
plus vingt-ans , l'attendait et désirait lui parler. Qui estelle
, et que me veut-elle ? M. Winder ne put répondre à
ses questions; il lui dit seulement qu'elle était extrêmement
belle , quoi qu'il fût aisé de voir sur son visage les traces
d'un profond chagrin : elle était venue à pied depuis un
village à quelques lieues de Weissenberg , accompagnée
d'une fille et d'un petit enfant qu'elles portaient tour-àtour
, qui paraissait avoir tout au plus une année. Amélie
surprise , et même émue sans savoir pourquoi , pria le
pasteur de lui amener l'inconnue . Il sortit et rentra bientôt
avec cette étrangère qui tenait l'enfant dans ses bras.
Amélie fut , en effet ,, frappée de sa figure :: une taille
noble et svelte , un teint éblouissant de blancheur , des
traits réguliers , entourés de beaux cheveux bruns bouclés
naturellement , et deux grands yeux bleus pleins de douceur
et de sensibilité , dont l'expression allait jusqu'an
fond de l'ame , mais qui paraissaient fatigués de pleurs.
Amélie fut d'abord prévenue en sa faveur , mais elle tremblait
, sans savoir pourquoi , en lui demandant ce qu'elle
voulait.
Les lis du teint de l'étrangère se couvrirent d'un rouge
assez vif. Je désirerais , madame , répondit-elle avec le son
de voix le plus touchant , avoir l'honneur.... pouvoir...
vous dire quelques mots... en particulier. Amélie s'inclina
SEPTEMBRE 1812 . 605
en silence , avança une chaise , et fit signe à cette dame de
s'y placer et au pasteur de les laisser : il sortit. La belle
inconnue resta quelques instans en silence , le regard
attaché sur Amélie , dont l'émotion augmentait à chaque
moment ; les beaux yeux de l'étrangère se remplirent de
larmes . Oui , dit-elle enfin avec effort , oui , ainsi devait
être celle qui efface mon image dans le coeur de Lindau ,
et je vois , je sens qu'il est perdu pour moi. Dieu ! dit
Amélie , vous seriez , vous êtes ....
- La malheureuse épouse du baron de Lindau , la
pauvre délaissée , abandonnée avec cet enfant qui est
son fils .
-Son fils ! le baron de Lindau n'a point d'enfant.
-Celui -ci est son fils , ah ! oui , son fils , quoiqu'il ne
veuille pas le reconnaître , quoiqu'il ne l'ait jamais vu .
-Impossible ! s'écria Amélie , non , non , Lindau ne
peut pas m'avoir trompée .
-Oh! non , non , madame , il ne vous a pas trompée , il
en est incapable ; lui-même est trompé , indignement
trompé , puisqu'il peut croire que sa Joséphine l'a trahi ....
lui ! .. moi ! ah ! c'est bien cela qui était impossible . Mais ,
Madame , je ne suis venue ni pour me justifier , ni pour
arracher Lindau de votre coeur ; non , j'ai voulu me convaincre
que votre main pourrait le rendre heureux ; longtems
je me suis flattée que ,dans mon coeur seulement , il
pourrait trouver.... tout ce qu'il croit que je lui ai ôté ....
mais je vous vois et cette belle chimère est évanouie.
Quoi ! reprit Amélie , vous croyez , vous pouvez penser.....
Que vous ferez son bonheur , et mon coeur vous en
remercie. Pour moije ne demande plus rien de Lindau ,
non , rien pour Joséphine ; mais , madame , dit- elle en
saisissant la main tremblante d'Amélie , pour ce malheureux
enfant j'ose vous demander un père .... Oui , vous
comprenez , je le vois , la douleur d'une mère : Lindau
vous croira , dit-elle avec une espèce d'égarement , en
appuyant sa tête sur le sein d'Amélie , et en l'embrassant
avec contraction .
Le coeur d'Amélie était serré au-delà de toute expression
; le combat qui se passait dans son intérieur était trop
violent pour pouvoir le cacher. Je vous fais du mal ,
s'écria Joséphine en se reculant doucement; le ciel sait
que ce n'était pas mon intention .
-
Il est vrai , Mme la baronne , dit Amélie en hésitant ,
606 MERCURE DE FRANCE ,
:
L
:
i
vous venez vous placer entre tous mes sentimens. Je ne
sais.... je ne puis m'expliquer votre étrange apparition ;
vous meparlez de rapports qui m'étaient inconnus; jamais
jen'entendis parler de cet enfant , et le baron de Lindau....
Vous aimez Lindau , s'écria Joséphine avec une expres
sion déchirante ! Oui , vous devez l'aimer , dit-elle après
une pause et un profond soupir , et il mérite un coeur tel
que le vôtre ; dès ce moment les liens qui m'unissaient à
lui sont déchirés ; mais , madame , quand je cède toutes
mes prétentions sans murmurer , puis-je céder de même
celles de cet être innocent , celles qu'il tient de la nature?
Puis-je dérober un fils à son père , même quand son regard
trompé ne veut pas le reconnaître ?
Non , non , s'écria Amélie , non , vous ne devez céder
aucune de vos prétentions ; si du moins vous en avez de
réelles , vous devez ....
Rien , plus rien pour moi , répondit Joséphine : j'ai
éprouvé un cruel et long combat , mais j'ai triomphé de
moi-même ; le sentiment de l'innocence opprimée est venu
au secours de mon coeur déchiré. Ah ! il est cruel, il est
affreux de devoir renoncer à tout ce qui faisait aimer la
vie , au bonheur , à l'amour. Votre propre coeur doit vous
le dire .... N'importe , je cède , mais mon fils !
-Mettez-moi en état de prouver à Lindau que cet enfant
est son fils, et fiez-vous à moi .
Oh ! oui , oui , je le veux , s'écria Joséphine en embrassant
de nouveau Amélie , tandis que de l'autre main elle
essuyait les larmes qui coulant de ses yeux , baignaient
les joues de l'enfant endormi sur ses genoux ; oui , dès le
premier regard que j'ai jeté sur vous , j'ai vu que mon fils
retrouverait son père , j'ai vu que vous seriez aussi une
bonne mère pour lui.
De grâce , madame , dit Amélie en lui serrant la main ,
expliquez-moi par quel enchaînement de circonstances ,
par quelle étonnante complication .....
-Est-ce que Lindau ne vous ajamais raconté le singulierhasard
qui nous avait rapprochés l'un de l'autre, et l'affreuse
énigme qui nous a séparés ?-Non, dit Amélie , son
coeur (permettez-moi de vous le dire ) était trop profondément
blessé , et blessé par vous , à ce qui m'a été raconté
par d'autres , pour qu'il n'y eût pas de l'inhumanité à
chercher à rouvrir cette blessure avant qu'elle fût entièrementcicatrisée
; il m'a dit qu'il était bien malheureux , et
SEPTEMBRE 1812: 60,7

2
jel'ai vu, j'en savais la cause et je n'ai pas dû la lui demander
: aujourd'hui seulement j'ai su que ....
Blessé par moi ! interrompit Joséphine douloureusement
, elle semblait n'avoir écouté que ce mot. Je vais
donc , madame ,, vous raconter ma triste histoire , et j'atteste
et le ciel , et cet enfant dont l'existence m'est si chère ,
que je vous dirai la vérité ; hélas ! il n'existe rien que je
doive cacher .
:
ISAB . DE MONTOLIEU.
( La suite au prochain numéro.)
VARIÉTÉS .
SPECTACLES. - Académie impériale de musique.-
Première représentation de Jérusalem délivrée , opéra en
cinq actes , paroles de M. Baour Lormian , musique de
M. Persuis .
,
Il faut beaucoup de talent pour faire écouter aujourd'hui
un opéra en cinq actes ; l'entreprise était hardie
M. Lormian a réussi , et je dois commencer par l'en féliciter.
Je remarquerai , en passant , qu'il n'y a qu'un seul
opéra en cinq actes qui soit resté au courant du répertoire ,
et cet opéra c'est Armide , qui mérite bien une exception.
Je ne suis embarrassé que de la multitude de choses qui
se présentent sous ma plume ; mais pour agir avec méthode
commençons par faire connaître le poëme.
Au premier acte le théâtre représente le camp des croisés
; dans le fond on aperçoit Jérusalem. Roger , ami de
Tancrède , lui reproche son amour pour Clorinde ; Arsès
qui a élevé cetteguerrière ,et qui a été fait prisonnier par
Tancrède , lui apprend que la mère de Clorinde était chrétienne
; Tancrède espère que son amante ouvrira enfin les
yeux à la lumière , et que le ciel ne réprouvera plus son
amour. Godefroi paraît suivi de ses chevaliers ; ilestinstruit
que les Arabes , sous la conduite du sultan , veulent
pénétrer dans Solime , il charge Tancrède de s'opposer à
leur passage. On annonce en ce moment l'arrivée de deux
envoyés d'Aladin. Clorinde etArgant viennent au nom du
roi demander la paix: Godefroi ne peut se prêter à aucun
arrangement tant qu'il ne sera pas maître de Jérusalem.
Cet acte est terminé par un beau choeur dans lequel les
chevaliers s'excitent au combat et jurent de délivrer le saint
tombeau .
(
608 MERCURE DE FRANCE ,
: -
;
Ausecond acte , la Discorde , pour empêcher Tancrède
de s'opposer au passage des Arabes , rassemble les dé
mons , les nymphes et les furies ; elle crée une fausse
Clorinde et les envoie peupler la forêt où le chevalier doit
se rendre. Cependant Tancrède et Roger paraissent , ils
sont disposés à combattre les Arabes ; Tancrède quí se
rappelle que c'est dans ces lieux qu'il a vu Clorinde, veut
se livrer à toute la mélancolie que lui inspire ce souvenir,
et il fant convenir qu'il choisit mal son tems : il s'agit de
combattre et nonde pousser des soupirs . Le complaisant
Roger le laisse seul; Tancrède chante une romance dont
le refrein est répété par une voix qui est celle de Corinde;
cette voix porte le trouble dans l'ame de Tancrède; bientôt
il croit voir Clorinde elle-même , alors il oublie son devoir
, il se précipite sur les pas de sa maîtresse , et les
Arabes profitent de son absence pour pénétrer dans Solime.
L'honneur le ramène , mais il n'est plus tems : Gode.
froi paraît , lui reproche sa trahison , et ordonne qu'il soit
désarmé ; les chevaliers n'osent exécuter cet ordre ; Tancrède
lui-même remet son épée à Godefroi qui , content de
sa soumission , lui rend ses armes , et lui confie l'honneur
*de se battre contre Argant.
La scène est à Solime au troisième acte. Clorinde , jalousede
la gloire d'Argant , forme le projet de le dévancer
et de se battre à sa place contre Tancrède. Arsès , qui a
été renvoyé sans rançon par le chevalier , cherche à la détourner
de ce funeste projet; soins superflus ! son destin
P'emporte, et Clorinde court se revêtir d'une armure noire
qui l'empêchera d'être reconnue. Aladin , roi de Solime ,
donne une fête pour célébrer l'arrivée des Arabes ; Clorinde
, déjà armée , vient interrompre cette fète , et propose
à Argant d'aller tous deux seuls incendier les tours
et autres ouvrages que les chrétiens ont préparéspourl'assant;
Argant saisit cette idée avec transport,et les deux
guerriers partent pour cette entreprise périlleuse.
Le quatrième acte se passe dans la forêt. Clorinde , après
avoir incendié les tours , s'est séparée d'Argant; elle cherche
Tancrède , et le fait prévenirque lJee guerrier quila
provoqué , l'attend pour se mesurer avec lui. Tancrède ,
qui croit rencontrer Argant , vole où l'honneur l'appelle ;
le combat, comme on le pense bien , a lieu dans la coulisse;
mais on entend le bruit des armes ,'ce cliquetis
d'épées est d'un mauvais effet , cela tient du mélodrame.
Clorinde , blessée mortellement, vient expirer sur
SEPTEMBRE 1812 . 609
SEIND
:
lascène. Tancrède la suit : quelle est sa douleur , lorsqu'il
reconnaît qu'il a tué celle qu'il aime ! Il veut se percer de
son épée , mais Roger l'arrête , lui montre Jérusalem. Le
chevalier se console un peu vite , et part pour venger
Argant le trépas de Clorinde .
sar VE
Au cinquième acte , nous revenons à Solime . Roger est
envoyé pour instruire Argant de la méprise de Tancrede;
Argant, contre le droit des gens, le fait prisonnier. Cette 5
conduite d'Argant est d'autant moins compréhensible , que
la veille même il avait éprouvé de Godefroi un traitement
bien différent , lorsqu'il avait été envoyé avec Clorinde au
camp des chrétiens pour proposer la paix . La décoration
change , on aperçoit le temple et le saint tombeau ; Roger
et quelques chrétiens y sont renfermés : si les croisés
pénètrent dans la ville , on doit les immoler. On entend
déjà les coups du bélier qui renverse les murailles , etje
ne dois pas oublier d'avertir ici le machiniste que le bruit
du bélier est très - mal imité par le gros tambour qu'on appelle
, je crois , le tambour de Panurge. Avant qu'on ait eu
le tems d'exécuter les ordres d'Aladin , les croisés s'emparent
de la ville , pénètrent dans le temple , et déposentleurs
armes sur le tombeau du Sauveur .
Le poëme est généralement bien écrit , mais il manque
d'intérêt, et c'est un terrible défaut. Quel personnage intéresse
vivement dans cette action ? Ce n'est pas Clorinde
qui en retour de l'amour de Tancrède , et dont elle est instruite
, se bat contre son amant. La conception du Tasse
estbien mieux calculée dans ce poëme Clorinde ne connaît
pas l'amour de Tancrède , elle ne voit en lui qu'un
ennemi redoutable; alors rien de plus naturel que le désir
qui la porte à provoquer en combat singulier un des ennemis
les plus dangereux de son parti : mais dans l'opéra
de M. Baour, Arsès l'ainstruite de l'amour de Tancrède; en
morale de théâtre , et sur-tout à l'Opéra , on ne peut excuser
une femme qui répond à coups de sabre à l'amour qu'elle a
inspiré . La passion de Tancrède est tellement romanesque
qu'il intéresse peu , car encore faut-il quelque vraisemblance
, et l'on s'imagine difficilement qu'une femme qu'il
n'a fait qu'apercevoir , puisse l'emporter dans le coeur d'un
preux chevalier sur son Dieu et sur l'honneur. Godefroi ne
court aucun danger personnel , et par conséquent n'est pas
intéressant.
L'intérêt est l'ame d'un opéra ; moins que tout autre ou
vrage, il peut s'en passer. Les beautés du style font vivre au
14
610 MERCURE DE FRANCE ,
théâtre plusieurs tragédies et comédies dénuées d'intérêt ,
mais une composition lyrique ne saurait obtenir de succès
durable si l'intérêt n'y domine. Si l'on me demande quelle
fut une des principales causes du succès immense et mérité
de la Vestale , je répondrai que c'est l'intérêt que l'auteur
nous force à prendre à l'infortunée prêtresse de Vesta. Il
faut aussi reprocher à M. Baour- Lormian d'avoir mêlé le
sacré et le profane ; mon esprit ne peut s'accoutumer à
voir sur la même scène les anges, ladiscorde personnifiée,
les nymphes , les démons et les diables du paganisme. Si
l'on peutrelever quelques défauts sous le rapport de la conduite
de cet ouvrage , il faut convenir que la versification
en est noble , élégante et coupée d'une manière favorable
à la musique : ce mérite est bien rare sur une scène où
nous avons vu pendant quelques années représenter, préférablement
à tous autres ouvrages, des opéras aussi pitoyablement
écrits que Don Juan et les Mystères d'Isis.
La musique est de M. Persuis , à qui nous devons déjà
Trajan. Cette nouvelle composition se distingue plus par la
force et l'harmonie que par la mélodie et la grâce ; ony
trouve quelques réminiscences ; j'y ai reconnu sur-tout une
marche du bel opéra des Deux Journées , avec sa reprise
toute entière. Après avoir fait cette faible part à la critique ,
je citerai avec plaisir des morceaux nombreux qui ont été
vivement applaudis. Au premier acte , un air parfaitement
chanté par Lays qui représente Roger , un duo entre Tancrède
etRoger , et un beau choeur final. Au deuxième acte,
la romance de Tancrède . Au troisième , un duo expressif
entre Clorinde et Arsès . Au quatrième , un air de Roger
pendant le combat de Tancrède et de Clorinde, un duo
entre Roger et Tancrède après que celui-ci a reconnu qu'il
a tué sa maîtresse. La musique du cinquième acte dans le
temple se recommande par une couleur locale et religieuse,
elle est suave et céleste. Cette production fait le plus grand
honneur à M. Persuis ; elle est du nombre de celles qui gagnent
à être entendues plusieurs fois .
Dérivis , dans le rôle d'Argant, madame Branchu , dans
celui de Clorinde , et Lays , dans celui de Roger , se sont
montrés dignes de leur réputation. Lavigne joue le rôle de
Tancrède ; la manière forte dont il le chante , fait oublier
même Laisnez . Lavigne a une belle voix , mais il en abuse.
Il a entendu dire à de prétendus amateurs , qu'on ne remplacerait
jamais Laisnez , et déjà ilmet dans son chant et
dans sonjeu l'exagération qui , chez ce dernier , ne servait
SEPTEMBRE 1812 . 611
qu'à couvrir le manque de moyens . Lavigne n'a vu Laisnez
quedans ses dernières années ; mais moi qui l'ai vu débuter,
je me rappelle que , sans être doué d'une voix très-douce ,
ilpouvait chanter sans discordance à côté de Cheron , Lays
et Rousseau . Sur la fin de sa carrière dramatique et pour
déguser une voix tremblotante , fruit de longs services , il
criant au lieu de chanter et devait nécessairement monter
ses gestes à la hauteur de sa voix; de là cette prétendue
chaleur qui avait trouvé quelques partisans , mais qui fut
toujours blâmée par les personnes d'un goût délicat , qui
pensent que la première condition d'un chanteur est de
chanter , comme la première condition d'un acteur du
Théâtre-Français estde savoir parler. M. Lavigne estjeune :
de mauvais conseils , l'envie d'arracher quelques applaudissemens
peuvent l'avoir conduit dans une fausse route;
mais avec lesbeaux moyens que la nature lui a donnés , il
serait plus coupable qu'un autre de ne pas en bien diriger
l'emploi. Je lui propose pour exemple Mme Branchu,
Dérivis et Nourrit qui ont su se préserver de toute exagération,
et qui par-là se sont assuré des succès durables .
Le défaut d'espace me force de renvoyer à un autre article
ce que j'ai à dire sur les ballets et les décorations . B.
Théâtre Français .-Nous avons remarqué avec plaisir
que les conseils que nous avions donnés à Mlle Regnier ne
lui ont pas été inutiles . Les progrès de cettejeune et intéressante
actrice ont été sensibles dans chacun des rôles qu'elle a
joués successivement. Son talent s'est singulièrement développé
dans les rôles de Camille , d'Alzire , et sur-tout dans
celui de Clytemnestre , qu'elle a représenté , pour la première
fois , le mardi 22. Sa voix , qui nous avait paru avoir
de la force , mais un peu de roideur et de sécheresse , a
acquis , par l'usage et l'étude , plus de rondeur et de flexibilité.
Tout nous fait espérer que cette débutante , douée
d'intelligence et de sensibilité , grâce à la nature qui la sert
bien , et au travail qui est toujours nécessaire même au
grand talent , se rendra digne de remplacer les actrices
célèbres dont elle brigue la brillante succession.
Qq 2
POLITIQUE.
LES ambassadeurs russe , anglais et français sont en
présence à Constantinople. La Porte n'est plus réduite à
n'écouter que de dangereuses suggestions , de faux rapports
, d'insidieuses propositions . Le ministre de son ancien
et fidèle allié est devant elle ; il lui apporte le tableau
vrai des événemens européens , que ses antagonistes ont
eu le tems de défigurer à leur gré : il peut opposer aux
bulletins russes , aux rapports anglais , la simple indication
des lieux occupés par l'armée française , des dates de ses
marches et de ses campemens ; il peut montrer , arrivée
aux portes de Moscou , l'armée invincible dont le chef
magnanime a débarrassé , par cette puissante invasion , le
territoire ottoman de la présence de ses ennemis; il peut
prouver que l'Empereur Napoléon a réalisé , par la force
de ses armes , cette noble garantie, stipulée par lui dans le
traité avec l'Autriche , de l'inviolabilité du territoire ottoman.
Il semble que secourir la Porte , la dégager , la rendre
à son alliance naturelle , ait été une partie de ses vastes
desseins , et du plan médité par son génie. Il faut donc
croire que l'équité , la reconnaissance , une véritable politique
dicteront au divan la conduite qu'il va tenir envers
les ambassadeurs des puissances belligérantes. LesAnglais
lui demandent sans doute le commerce de la Mer-Noire ,
c'est-à-dire l'oppression du commerce du Levant , le privilége
d'une compagnie nouvelle , un monopole dont la
Turquie s'est affranchie jusqu'à ce jour, peut-être même
des concessions plus onéreuses encore . LaRussie prétend
conserver , par l'adresse de ses négociations , ce que la
marche de l'Empereur Napoléon lui a fait perdre des provincesottomanes
qu'elle occupait; elle veut se maintenir
dans une position d'où elle puisse un jour reprendre ses
avantages , menacer de nouveau les places du Danube , ef
se rendre maîtresse de son commerce . L'ambassadeur
français au contraire ne vient parler que d'union , de paix ,
de garantie ; il vient stipuler dans les intérêts de la Porte
łe maintien de traités qui lui servent de rempart et d'appui.
-Nous verrons qui l'emportera auprès de cette cour, oudes
19
1
MERCURE DE FRANCE , SEPTEMBRE 1812. 613
ennemis qui se disputent ces dépouilles , ou de l'ami qui ,
en triomphant pour sa propre cause , sert si puissamment
celle des Musulmans fidèles , attachés au principe sacré de
l'inviolabilité de leur territoire .
Toutes les feuilles allemandes sont consacrées aux volumineux
rapports que font à leurs souverains respectifs ,
les généraux commandant les corps autrichiens , bavarois
, wurtembourgeois , westphaliens , polonais . Les cours
deVienne , de Munich , de Stutgard , de Cassel , de Dresde,
s'empressent de donner à ces rapports la plus grande publicité
. L'ensemble intéresse éminemment notre cause ,
et il nous est connu par les bulletins français ; mais les
détails n'intéressent particulièrement que les pays d'où
sont sortis ces braves auxiliaires . Nous nous bornerons à
dire que les Prussiens à Riga , les Autrichiens au-delà des
frontières de la Wolhynie où ils ont , avec le 7º corps de
France , rejeté Tormazow et ses Russes ; les Bavarois à
Polosk , dignement commandés par le brave général Deroy
, mort glorieusement à leur tête ; les Wurtembourgeois
, les Westphaliens et les Polonais à Smolensk , se
sont montrés les dignes compagnons d'armes des Français .
En portant les armes contre ncus avant que la victoire ne
les eût attachés à notre cause , ils avaient montré un courage
et une fidélité dignes d'un meilleur sort. Suivant
aujourd'hui ces mêmes aigles autrefois leur terreur , leur
courageapris quelque chose du caractère français ; l'enthousiasme
pour le chefsuprême de l'armée , la confiance sans
bornes qu'inspire son nom , le dévouement à cette grande
cause continentale pour laquelle il est armé , voilà les sentimens
nouveaux de ces soldats qui ont cessé d'être pour
nous des étrangers ; voilà de ces révolutions , dans la position
comme dans les esprits des nations , qui signalent
dans l'histoire l'apparition , les plans et les succès d'un
homme fait pour dominer son siècle , et pour être l'éternel
entretien de la postérité . Ce ne sont pas là quelques batailles
gagnées , quelques villes prises , quelques provinces enlevées
; c'est l'Europe que la barbarie avait précipitée sur la
France , et que le génie de la France précipite à son tour
contre la barbarie. Quel historien pourra prendre un vol
assez élevé pour embrasser un tel sujet? à quelle époque
se trouvera-t- il un autre Montesquieu digne d'opposer au
magnifique tableau de la grandeur et de la décadence des
Romains , le tableau plus sublime encore des périls , de la
614 MERCURE DE FRANCE ,
lutte , de la gloire , de l'agrandissement et de l'immense
prépondérance de l'Empire français ?
Les Américains ont avec autant d'énergie que de franchise
embrassé contre l'Angleterre le système politique
hors duquel il n'y avait pour eux qu'oppression et avilissement.
Ils ne dissimulent pas qu'ils ont été fréquemment
les victimes des représailles que la France a été obligée
d'exercer par ses décrets opposés aux ordres du conseil ,
mais ces décrets ont été rapportés pour eux ; un témoignage
éclatant de bienveillance et du désir d'entretenir une parfaite
intelligence avec eux , leur a été donné par le gouvernement
français , et s'ils ont encore quelqu'interêt à débattre
avec nous, la discussion ne peut plus en être qu'amicale
: avec les Anglais , au contraire , c'est le fer à la main ,
c'est le pied sur le territoire canadien , que les Américains
parlent avec fierté du redressement de leurs griefs contre
le ministre britannique. Leurs forces se sont avancées sur
les possessions anglaises ; des postes importans qui facilitent
leurs débouchés ont été occupés , quelques actions préliminaires
ont eu lieu : les bâtimens de guerre américains protègent
leurs établissemens ; leurs corsaires inondent les mers
voisines des possessions anglaises ; le gouvernement reste
fidèlement attaché au principe qu'il a établi , au plan qu'il
a embrassé ; quelques obstacles que le parti fédéraliste lui
oppose , quelques réclamations de compagnies anglaises
cachées sous une dénomination américaine , ne lui imposent
point : il se montre le représentant des Etats-Unis , de la
confédération générale , de la nation américaine , et non
pas seulement l'appui de tel ou tel port, de telle ou telle
branche d'industrie et de commerce; il vent sauver à-lafois
le sol et le commerce , l'indépendance et l'honneur de
la nation entière. Il fait plus : tandis qu'il attaque les Anglais
au nord , il lie au midi d'importantes négociations; il
ouvre des communications inconnues jusqu'à ce jour , et
de sa Louisiane il a l'oeil sur les différents qui divisent au
Mexique les Américains et les défenseurs de la Vieille-
Espagne. Il prétend affermir son ponvoir , assurer son indépendance
dujong anglais , en aggrandissant ses relations
et en offrant à ses voisins des rapports de commerce plus
avantageux que les Anglais ne peuvent ou ne veulent les
établir. Le ministère anglais voit avec une vive inquiétude
ce qu'on pourrait appeler avec raison les progrès du continent
américain . En effet , si dans son état actuel ce continent
résiste,, que ne fera-t-il pas contre l'oppresseur insu
!
SEPTEMBRE 1812 . 615
laire , s'il a pour auxiliaires les hommes qui se sont armés
pourune nouvelle cause américaine, et pour l'indépendance
du midi , proclamée à l'exemple de l'indépendance du nord?
Aussi avec quel empressement le ministère anglais n'at-
il pas sacrifié l'orgueil britannique à la difficulté des circonstances
! avec quelle rapidité est parti le bâtiment chargé
de proclamer l'humiliation des Anglais , leurs rétrocessions .
le désaveu de leurs prétentions , le rapport enfin des ordres
du conseil! Avec quel empressement le gouverneur d'Halifax
n'a-t-il pas fait demander une suspension d'armes ! On
le voit assez , il n'est pas prêt à combattre , ses milices ne
sont pas disposées à le servir , les Indiens restent neutres ,
l'argent manque, les forces britanniques appelées sur tant de
points n'arrivent que par faibles détachemens . On veut gagnerdu
tems à Halifax et à Québec , mais si l'on se repose
sur lesentiment énergique qui a dicté la dernière proclamation
du général américain Hull , lepiége sera reconnu , etlon
pressera la guerre d'autant plus vivement que l'Angleterre
demande plus humblement la paix. C'est ce qu'annoncent
toutes les lettres de Washington, de Philadelphie , de New-
Yorck, de Boston; elles portent que l'arrivée de la révocation
des ordres du conseil anglais n'a rien changé aux dispositions
du cabinet , et les fédéralistes , triste objet d'un ressentiment
si féroce à Baltimore , n'ont plus d'espérance que
dans un changement de président. Tant que M. Maddisson
sera en place , ils ne pensent pas que les Anglais leurs amis
soient écoutés . Or, le terme du pouvoir de M. Maddisson
n'est pas encore près d'expirer , et d'ici à ce tems itse pourrait
qu'un changement du gouvernement eût lieu , mais à
Québec et à Halifax .
Le Moniteur a publié le rapport du maréchal duc de
Raguse sur l'affaire de Salamanque. Ce rapport confirme
dans toutes ses parties la note préliminaire que nous avons
publiée. Le maréchal attendait des secours promis de l'armée
du Nord , mais auxquels des obstacles imprévus n'ont
permis d'arriver qu'à la fin de la bataille , et lorsque l'ordre
de battre en retraite était donné . Il attendait aussi des renforts
de l'armée du centre , qui n'ont également paru que
trop tard. Le seul général Bonnet s'est réuni à lui , et le
renfort qu'il apportait a déterminé le maréchal à profiter
d'un mouvement rétrograde qu'il apercevait dans l'armée
anglaise. Toutes ses dispositions annoncent un calcul
long-tems étudié de ses forces , de celles de l'ennemi , des.
avantages et des inconvéniens des diverses positions sur
1
ز
1.
616 MERCURE DE FRANCE,
1
:

lesquelles il avait à combattre. On voit combien de jours
le maréchal a passés à se préparer et à attendre. On voit
qu'il n'a attaqué qu'au moment où toutes les combinaisons
possibles semblaient lui promettre la victoire. Elle ne lui
est échappée qu'au moment où il a été frappé lui-même ,
et que le commandement passant à un général mis également
hors de combat , l'ennemi a pu profiter de l'indécision
et du défaut d'ensemble de nos mouvemens . Les
expressions par lesquelles le maréchal peint sa situation
physique et morale dans l'instant fatal où il fut obligé de
quitter le lieudu combat , mériteront d'être conservées , et
on aimera à lui entendre dire combien il aurait préféré
recevoir un coup mortel après avoir assuré sa victoire . Ces
expressions sont dignes d'un général français , qui méritait
d'être plus heureux. Toutefois la contenance de l'armée
française après l'affaire , dans laquelle le maréchal établit
sa perte à 6000 hommes tués , blessés ou prisonniers , a tel-
Iement imposé à l'ennemi , qu'il n'a pas cru devoir tenter
de l'empêcher de reprendre sa position. Sa cavalerie ayant
fait un mouvement a été si vivement repoussée , qu'elle n'a
pas récidivé son attaque , et lord Wellington renonçant à
forcer nos nouvelles lignes , a suivi une autre destination .
Le Moniteur , après ce rapport , a publié la note sui
vante :
u«D'après les premiers mouvemens de l'armée anglaise ,
S. M. C. , sous les ordres de laquelle se trouvent placées
toutes les armées françaises en Espagne , s'était déterminée
à réunir ce qu'ily avait de disponible en troupes appartenant
à l'armée du centre , pour se porter en même tems que
Son Exc. M. le maréchal duc de Raguse au-devant de
l'ennemi .
>>A l'époque du 20 juillet , S. M. avait effectivement
rassemblé un corps considérable , à la tête duquel elle
s'était avancée du 21 au 24 juillet , jusques à Arevalo. La
retraite de l'armée de Portugal ayant eu lieu avant que
S. M. pût la joindre , elle dut se borner àcontenir l'armée
du lord Wellington ; ce qu'elle fit avec succès par cette
diversion. La majorité des forces ennemies se dirigeant sur
l'armée du centre , S. M. C. a cru d'abord devoir couvrir
Madrid , et en faire sortir les personnes les plus affection
nées à son service , et les objets les plus importans. Un
convoi considérable , escorté par les divisions Darmagnac
et Palombini , a été conduit heureusement jusqu'à Valence.
Le roi avait son quartier-général le 18 août à Villa
1
SEPTEMBRE 1812 . 617
!
Robledo. L'intention de S. M. était de réunir les troupes
de l'armée du centre , selon les circonstances , soit à l'armée
du midi , soit à l'armée d'Aragon , pour combattre les Anglais
avec avantage . "
Les dernières nouvelles anglaises font connaître par les
faits qu'elles énoncent combien les avantages du général
Wellington lui ont conté cher. Il a sans doute réclamé de
puissans renforts , car la pote des corps embarqués précipitamment
pour le rejoindre est considérable , et l'on est
arrivé aux derniers bataillons des régimens des gardes . Le
général anglais a aussi exprimé qu'il éprouvait un besoin
absolu d'argent , et le ministère a été obligé de recourir.
aux plus onéreuses négociations pour lui envoyer des fonds
en espèces . Aussi les mêmes journaux annoncent-ils qu'il
n'est plus question d'une expédition dans le nord , d'un
envoi d'hommes dans la Baltique : ce bruit , disent-ils ,
avait été répandu exprès . Ce bruit et cet exprès peuvent
s'entendre en ce sens qu'on eût désiré pouvoir agir au nord
et an midi , mais que le midi a exigé de nouveau trop de
sacrifices pour que le nord pût attendre ceux qu'il avait
imprudemment espérés .
D'après la lecture des extraits des journaux anglais publiés
par le Moniteur , on peut croire à Paris comme à
Londres qu'un engagement est prochain entre lord Wellington
quia marché sur Cordoue , et les maréchaux Suchet
et Soult qui paraissent manoeuvrer de concert. Les Anglais
se montrent trop alarmés de la position aventurée du
général Wellington pour que nous ne fondions pas de
grandes espérances sur le parti décisif et tranchant qu'a
pris le maréchal Soult. Ce maréchal a réuni toutes ses
forces éparses sur les divers points de la côte et de l'Andalousie
, et il marche à l'ennemi au centre de la péninsule ,
après avoir donné , à son armée reposée , bien entretenue ,
forte et impatiente de combattre , la proclamation que l'on
va lire ; on verra par les premiers mots à quelle date et
sous quels auspices elle a été écrite .
« Soldats , nous célébrons aujourd'hui l'anniversaire de la naissance
de S. M. l'Empereur et Roi notre souverain. Cet anniversaire
offre à notre esprit des idées agréables , et nous rappelle nos devoirs .
Notre Empereur est à l'autre extrémité de l'Europe : il combat pour
obliger nos ennemis à faire la paix , et à respecter dorénavant les
traités qu'ils aurent signés.
Placée à cette énorme distance , S. M. a jeté les yeux sur son
618 MERCURE DE FRANCE ,
armée du Midi; elle a prévu les résultats et pris des mesures pour
nous faire connaitre la confiance qu'elle met en nous. Nous allons
marcher pour venger l'échec éprouvé par une de ses armées dans
une partie de la péninsule.
► Soldats , obéissez à la voix de vos chefs. Votre courage surmontera
tous les obstacles , et résistera à toutes les fatigues .
> Respectez les personnes et les propriétés : les habitans du Midi
ont admiré votre discipline : donnez un semblable exemple partout
où vous porterez vos pas . Le jour viendra où les Espagnols actuellement
armés contre nous , deviendront nos amis .
> Leurs véritables intérêts , le tems , la réflexion opéreront un
salutaire changement dans leurs idées . Il n'est pas naturel de penser
qu'ils puissent conserver leur amitié pour les ennemis de leur prospérité
et de leur indépendance.
D Aucun établissement ne sera détruit , pas même nos nombreux
magasins . Les Andalous savent bien comment ils pourront nous les
conserver , et se rappelleront que nous reviendrons leur demander
compte de la manière dont ils auront été conservés .
> Que tout ce qui n'est pas utile pour la marche ou le combat disparaisse.
Les mouvemens de l'armée doivent être libres de tout ce qui
serait súperflu . Il doit être publié un réglement à ce sujet , ainsi que
sur la discipline et sur l'ordre de la marche .
> Quiconque manquera sur ces points , sera puni suivant toute la
rigueur des lois ; une commission militaire sera établie à cet effet.
■ Séville , le 15 août 1812 .
> Signé , SOULT , duc de Dalmatie. >
Cependant, l'armée du Portugal a déjà signalé la reprise
de ses opérations par divers mouvemens offensifs ; elle est
entrée à Valladolid , en battant le corps d'armée anglais
chargé de l'observer ; elle a fait un autre mouvement sur
Astorga . Dans le même moment l'armée française du nord
a repris Bilbao après un combat glorieux , et a rouvert des
communications importantes. Ainsi , lorsque les papiers
ministériels anglais nous présentent lord Wellington placé
au centre , appuyé à droite par le général Hill, et au midi
par l'expédition d'Alicante,, nous pouvons opposer à leur
raisonnement un raisonnement égal , et leur montrer leur
général imprudemment avancé et évidemment compromis,
ayant derrière lui l'armée de Portugal , en face l'armée entière
du maréchal Soult , à gauche les armées du centre ,
d'Aragon et de Valence. Ces positions sont extraordinaires
sans doute ; elles exigent de part et d'autre une combinai
SEPTEMBRE 1812. 619
son savante , de marches et de mouvemens; elles promettent
dans un bref délai un engagement décisif , dont la
nouvelle est attendue avec une impatience égale à ses
résultats .
Une des parties les plus remarquables de ce tableau ,
sera sans doute le plan hardi qui se développe en ce moment
, qui déjà a délivré une nation généreuse et lui a
rendu son nom , et qui conduit le vainqueur aux portes de
l'une des capitales de son ennemi .
Maître de Smolensk , et après avoir emporté la redoutable
position de Valontina , l'Empereur a marché surMoscou.
Le7 de ce mois , le mouvement de retraite des Russes
a été moins rapide ; l'Empereur a pu les attaquer à cinq
heures du matin. Il paraît que l'engagement a été général ,
et les lettres du quartier-général annoncent que la victoire
a été décisive . A trois heures , l'Empereur était encore à
cheval poursuivant les fruits de cette journée . On a chanté
le Te Deum à Wilna , et la ville a été illuminée .
Au moment où nous écrivons , on attend d'heure en
heure le 18º Bulletin de la Grande-Armée . S...
ANNONCES .
Cours de Tachygraphie ou de l'art d'écrire aussi vîte qu'on
parle ; par M. COULON DE THÉVENOT.
LA Tachygraphie présente de si grands avantages à tous ceux qui
désirent faire de rapides progrès dans les sciences , qu'on a droit de
s'étonner de ce qu'elle ne fait pas encore une partie obligée de l'éducation.
Il serait à désirer que ce genre d'écrire , cultivé avec tant de
succès par les Grecs et les Romains , fût plus répandu chez les Français.
Les connaissances se sont multipliées à un tel point , que l'on
doit trouver très-commode le moyen qui permet d'en recueillir le
plus grand nombre.
La vie entière de trois hommes ne suffirait pas pour transcrire en
caractères vulgaires ce que j'ai tachygraphié depuis vingt-ans ; beaucoup
de mes élèves ont retiré de cet art les plus grands avantages . Je
connais une famille respectable qui s'en sert , non-seulement pour sa
correspondance , mais encore pour consigner sur le papier ses actions ,
ses pensées et les évènemens qui se passent sous ses yeux : elle fait
faire à ses enfans l'analyse de leurs journées , de leurs lectures et de
leurs observations . Ce travail qu'il serait impossible de faire dans
notre écriture . parce qu'il exigerait une demi-journée , tandis qu'une
demi-heure , au plus , suffit pour l'achever , a singulièrement développé
leur raison. On sent que ces souvenirs ne peuvent avoir d'intérèt
que pour ceux qui les ont rédigés , mais ils n'en sont pas moins
utiles pour former l'esprit et s'accoutumer à réfléchir.
620 MERCURE DE FRANCE , SEPTEMBRE 1812 .
LesAnglais auraient retiré plus d'avantages de leurs shorthands ,
s'ils avaient moins sacrifié la lecture à la rapidité . Ce dernier point
est le plus essentiel , une Tachygraphie illisible est un corps sans
ame; le tems qu'on a économisé pour écrire , se trouve plus que doublement
perdu par celui qu'on emploie à déchiffrer. On peuts'amuser
unmoment à deviner des énigmes , mais la patience se lasse s'il faut
perpétuellement chercher des significations de mots , sur-tout si l'on
abesoin de retrouver à l'instant les notes qu'on a recueillies . Aussi
la Tachygraphie , en Angleterre . n'est- elle cultivée que par ceux qui
en font un métier pour recueillir les débats du Parlement, les discours
, qu'ils vendent ensuite à des imprimeurs. Le savant , l'homme
de lettres , le voyageur , ne s'en servent point ,parce qu'il faut toujours
déchiffrer et jamais lire.
C'est cet inconvénient si grave que j'ai cherché à éviter dans la
méthode que j'enseigne depuis tant d'années. Si elle a survécu à tous
les systèmes qui ont paru depuis c'est parce qu'elle réunit l'avantage
de la lisibilité à celui de la rapidité . Ma collection Tachygraphique
est nombreuse , et jamais ni moi , ni mes élèves , n'avons hésité un
moment à la lecture .
Il arrive une époque où l'on ne fait plus usage de cette écriture
pour copier les démonstrations d'un professeur , mais alors elle devient
plus utile dans le cabinet , dans les bibliothèques , lorsqu'on
voyage ; tenant beaucoup de choses dans peu d'espace , pouvant dans
une heure transcrire ce qui demanderait une demi-journée par l'autre
moyen , on sent toute l'économie de tems qu'on peut en retirer.
J'ai trouvé le moyen de faire participer à mon cours de Paris les
personnes des départemens par la voie de la correspondance . Rien
ne formant mieux que la lecture , je me charge de copier on faire
copier en Tachygraphie , et à des prix très- modérés , les ouvrages
intéressans et rares qui se trouvent dans les bibliothèques , qu'on ne
pent se procurer dans le commerce. Je sais que cette proposition
fera plaisir à beaucoup de personnes. Le Mercure , très-répandu
parmi celles qui sont véritablement studieuses , leur fera parvenir cet
avis , et je ne doute pas que son rédacteur n'ait pour moi cette obligeance,
COULON DE THÉVENOT , auteur de la Tachygraphie ,
rue du Faubourg- Saint -Honoré , nº 30.
En annonçant , dans le dernier No du Mercure , le Dictionnaire des
Sciences medicales , etc., nous aurions dû prévenir que le sieur Crapart
est aussi éditeur et propriétaire de cet ouvrage, et qu'il se vend
également chez lui , rue du Jardinet , nº 10 .
Les
LE MERCURE paraît le Samedi de chaque semaine , par Cahier
de trois feuilles . Le prix de la souscription est de 48 fr. pour
l'année ; de 24 fr. pour six mois ; et de 12fr. pour trois mois ,
franc de port dans toute l'étendue de l'empire français.-
Lettres relatives à l'envoi du montant des abonnemens , les livres ,
paquets , et tous objets dont l'annonce est demandée , doivent être
adressés . franes de port , an DIRECTEUR GÉNÉRAL du Mercure de
France , rue Hautefeuille , N° 23 .
1
TABLE
:
DU TOME CINQUANTE - DEUXIÈME.
:
E Le Lievre
POÉSIE .
et les Amis. Fable ; par M. Auguste de Belisle. Page 3
L'absence. Romance ; par M. F. de Pussy.
La Bouteille de Grégoire. Fable; par M. Lefilleul.
Ode sur les bienfaits qui ont signalé le passage de S. M. l'Empereur
à Montauban ; par M. R. B. Maison .
Le bonheur d'un homme de quatre-vingts ans ; par M. M....
Le Banquet des Fées ; par M. Fé.
A Cynthie , traduction de Properce ; par M. de Saint-Amand.
Romance ; par Mme Le G. de M....
LeRossignol et les Oiseaux. Fable ; par M. Gabriel Moyria.
5
6
49
53
97
99
100
145
A Azelie ; par M. René Tredos.
147
Dialogue ; par M. Eusèbe Salverte . 149
La Paresse. Epitre ; par M. Richard de Lucy.
193
Le Vieillard Polonais ; par M. de Cormenin.
241
Stances à Florian ; par M. Frédéric Ratré,
243
Le Siége de Palmyre , ou Zénobie ; par M. Sabatier.
289
L'Ombre de Sobieski ; par M. de Cormenin .
337
L'Homme et la Belette. Fable ; par M. Félix Nogaret.
341
Invitation à souper. Imitation de Martial ; par M. de Kérivalant. 343
Le Polonais au tombeau de ses Pères ; par M. J. M. Bernard. 385
Les Adieux sous le Saule pleureur ; par Mme de Montanclos.
389
Ode sur le rétablissement de la Pologne ; par M. Lalanne.
433
La Bataille d'Eylau ; par M. Auguste Rigaud.
436
La Nécessité d'un Etat ; par M. R. D. Ferlus.
481
La Rose et la Violette; par M. T**.
487
622 TABLE DES MATIÈRES .
Goffin , ou le Héros liégeois ; par M. Millevoye. 529
Le Retour du Bien-Aimé. Romance ; par Mme de Montanclos. 534 |
Vers sur la mort de Le Gouvé ; par M. H. de Valori. 577
L'Emigré . Elégie ; par M. de Pongerville.
579
Enigmes , 7,54 , 101 , 149 , 196, 245 , 295 , 343 , 390 , 439 , 487,
535 , 581 .
i
Logogriphes . 8,55 , 102 , 150 , 197 , 246 , 295 , 344 , 390 , 439 ,
488 , 536,581 .
Charades , 8 , 57 , 102 , 150 , 198 , 246, 296, 344,391 , 440 , 489 ,
536 , 582 .
SCIENCES ET ARTS.
Sur quelques découvertes géologiques des savans français , et
sur la nouvelle introduction à la géologie de M. Scipion
Breislak ; par M. Louis-Aimé Martin .
Des Dispositions innées de l'ame et de l'esprit ; par F. T. Gall
etG. Spurzheim. ( Extrait . )
9
199
De l'opération de la cataracte ; par M. A. L. Tartra. (Extrait.) 297
Le dentiste des Dames ; par Joseph Lemaire. ( Extrait. )
Mémoire sur cette question : Est-il vrai que le médecin puisse
rester étranger à toutes les sciences et arts qui n'ont pas pour
but d'éclairer sa pratique ? ( Extrait. )
355
392
Dictionnaire des sciences médicales ; par une société de médecins
et de chirurgiens . ( Extrait. ) 537
:
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS .
Sur le nouveau poëme de M. Delille. (Extrait . )
Adriana , ou les Passions d'une italienne ; par J. Durdent.
17
(Extrait. ),
28
Fantasmagoriana , ou Recueil d'histoires d'apparitions de spectres
, revenans , fantômes , etc. ( Extrait. )
Théâtre de l'Opéra-Comique , ou Recueil des pièces restées à ce
théâtre. (Extrait. )
32
58
Extrait du rapport sur les travaux de la classe d'histoire et de
littérature anciennes de l'Institut ; par M. Ginguené. 68,117
Eloges de Mme Geoffrin; par MM. Morellet, Thomaset d'Alembert.
(Extrait. ) 104
TABLE DES MATIÈRES .
623
Etat actuel de la Turquie; par Th. Thornton . ( Extr. )
La Leçon. Anecdote ; par Mme Dufresnoy.
Eloge historique de C. S. Sonnini ; par Arsenne Thiebaut-de-
113
122
Berneaud. (Extrait. ) 151
Histoire de la décadence et de la chute de l'Empire romain ,
traduite de l'anglais de Gibbon. ( Extrait. ) 160,499
OEuvres de Le Brun ( Extrait. ) 167,408
Essais sur l'art du comédien-chanteur ; par M. F. Boisquet.
(Extrait.)
176
Essai d'instruction morale , ou les devoirs envers Dieu , le prince
et la patrie , etc. ( Extr. ) 208
Les chevaliers de la Table ronde, poëme en vingt chants ; par
M. Creuzé de Lessert . ( Extrait. ) 215
Histoire de France pendant le 18e siècle ; par M. Charles Lacretelle.
(Extrait . ) 247
Voyage pittoresque du nord de l'Italie ; par T. C. Bruun -Neergaard.
( Extrait. ) 255
Agatoclès , ou Lettres écrites de Rome et de Grèce , traduites de
l'allemand de Mme Pichler , par Mme Isabelle de Montolieu .
(Extrait .) 258
Satire des voeux de Juvénal , traduite en vers français ; par A.
de la Ch** . ( Extrait. )
Poésies nationales ; par M. L. Damin . ( Extrait. )
Etudes sur La Fontaine ; par feu M. Gaillard. ( Extrait. )
Correspondance littéraire , philosophique et critique ; par M. le
baron de Grimm et Diderot . ( Extrait. )
✓De l'Amour et de l'Amitié ; par Ch . de Saint-Amand.
Choix d'éloges . ( Extraits .)
Loisirs champêtres , ou Recueil de poésies fugitives ; par Mme de
Mandelot. (Extrait. )
LaRenonciation , ou la plus belle personne de Berlin. Nouvelle ;
par Mme Isabelle de Montolieu.
36г
265
271
301
310
317
345
362
Tableau des peuples qui habitent l'Europe , etc.; par Frédéric
Schoell . ( Extrait. )
401
Description de l'Egypte . ( Extrait . )
Charlemagne , poëme héroïque en dix chants ; par Ch . Millevoye. 445
De l'Effet général des lumières ; par M. de Sen** .
L'Héroïsme de la pitié filiale . Nouvelle ; par M. L. de Sévelinges . 461
Voyage de Kang- Hi , ou Nouvelles Lettres chinoises ; par M. de
Levis.
441 ,490
454
505
Essai sur le Journalisme depuis 1735 jusqu'à l'an 1800. ( Extr. ) 537
624 TABLE DES MATIÈRES.
Le Portrait. Nouvelle; parAuguste Lafontaine. (Extrait.)
Embellissemens de Paris ; par M. L**.
553
555
Histoire des Croisades ; par M. Michaud. ( Extrait. )
L'Ermite de la Chaussée d'Antin , ou Observations sur les moeurs
583
et les usages parisiens au commencement du dix-neuvième
sièele. ( Extrait. ) 591
Amélie et Joséphine , ou la Surprise . Nouvelle ; parMme Isabelle
de Montolieu . 596
VARIÉTÉS .
Extrait de la correspondance littéraire de Grimm.
35
Nécrologie. 469
Chronique de Paris. 513
Spectacles. 77, 127 , 226 , 321 , 372 , 425 , 517 , 607
Institut impérial de France.
229,516 )
Sociétés savantes et littéraires . 129, 326,470, 561
Université impériale. 323
۱
POLITIQUE .
Evénemens historiques. 43 , 81 , 133 , 182, 231 , 275, 329, 374, 429,
473 , 520 , 566 , 612 .
ANNONCES .
Livres nouveaux. 48 , 141 , 192 , 239 , 288 , 335 , 384,432,479 ,
526,573 , 619 .
Fin de la Table du tome cinquante-deuxième.
Qualité de la reconnaissance optique de caractères
Soumis par lechott le